Chapitre premier La lune était haute dans le ciel, ronde et pleine comme une de ces boules à neige avec lesquelles les enfants humains aimaient jouer durant les fêtes de Noël. Je la distinguais à peine au-dessus de moi, tandis que, le pas léger sur le sol gelé, je me frayais un chemin dans l’herbe touffue. La nuit était claire mais glaciale, transformant mon souffle en vapeur tourbillonnante. Le froid mis à part, j’étais mieux ici qu’à la maison où Maggie aimait couvrir mon pelage de baisers baveux et où Iris m’enfermait dans cet horrible sac pour me couper les griffes. Après, mes ongles ne ressemblaient plus à rien. Et je ne laisserais personne gâcher ma manucure qui m’avait coûté cinquante dollars au salon du coin. Alors que je contournais le pavillon près du chemin qui menait à l’étang des bouleaux, un mouvement dans les arbres m’alerta. Aussitôt, je m’arrêtai pour écouter. Le bruit se répéta : bruissement de feuilles, brisement de brindilles dans les sous-bois. O grande Bastet… par pitié, faites que ça ne soit pas Rapido, le chien du voisin. Ce petit emmerdeur était le basset hound le plus tenace que j’avais rencontré. Enfin, pour être franche, c’était le seul que je connaissais. Dès que j’apparaissais à quatre pattes, il adorait me prendre en chasse, en aboyant comme un troglodyte poivrot. Même si je pouvais facilement échapper au corniaud, je ne lui faisais pas confiance. Évidemment, il ne s’agissait pas d’un garou, mais d’un chien comme on en voit tous les jours. En y réfléchissant, c’était probablement pour le mieux, puisqu’il lui manquait une case ou deux. Pourtant… J’observai les alentours, en particulier l’arbre le plus proche. Mieux valait être prudente. Au bout d’un moment, alors que Rapido ne venait toujours pas à ma rencontre et que les bruits continuaient, je commençai à me poser des questions. Peut-être s’agissait-il d’un opossum, ou d’une moufette. Ça ne serait pas génial, mais au moins, cette fois, je me forcerais à me contrôler pour ne pas lui courir après. La première fois, j’avais pu blâmer l’animal, mais si je me retrouvais encore aspergée de cette puanteur, mes sœurs se moqueraient de moi pendant des semaines. Toutefois, mon instinct me disait que je n’étais pas suivie par un animal. Du moins, pas un de ceux que l’on croise habituellement dans les forêts. Je n’étais peut-être pas une sorcière comme ma sœur Camille, mais je possédais ma part d’intuition et elle me murmurait très clairement que je n’étais pas seule. Relevant la tête, je pris une grande inspiration. Là-bas. Une odeur subtile de gros chat, à laquelle s’ajoutait une senteur plus forte… Voilà donc ce que je décelais : de la magie féline ! Avec prudence, je m’approchai du pavillon et me faufilai en haut de l’escalier. Pas question de me faire attraper désarmée dans l’herbe. Si un démon décidait de m’attaquer, je ne pouvais pas faire grand-chose sous cette forme. À part me transformer en boule de poils et lames de rasoir. Mais étant donné ma taille, me défendre ne me promettait qu’une mort rapide et douloureuse. Une fois dans le pavillon, je pourrais me poster sur la balustrade qui me procurerait un meilleur point d’observation. Me préparant à sauter, je me baissai et tortillai de l’arrière-train. Pourtant, avant d’atteindre la troisième marche, ma bonne vieille queue touffue décida de faire la maligne et de s’acoquiner avec un buisson de ronces pleines d’épines. Oh merde !pensai-je alors que je tombais par terre, sur le ventre, les pattes écartées, comme dans un épisode de Titi et Grosminet. Je clignai des yeux. Ma dignité venait d’en prendre un coup. Tandis qu’en secouant la tête, je me remettais à quatre pattes, je découvris – mauvaise surprise – que ma queue était toujours accrochée à la plante épineuse. Je laissai échapper un grognement de frustration. Pourquoi avais-je des poils aussi longs ? Même s’ils faisaient de moi la plus belle chatte du quartier, dans des moments comme celui-là, l’apparence ne me semblait pas très importante. J’essayai de me libérer en tirant, sans succès. Mon pelage était coincé. Un insecte qui avait survécu au froid bourdonna autour de ma tête. Battant des oreilles, je résistai à l’envie de le chasser à coup de patte. Non, laisse-le tranquille, pensai-je. Tu as des choses plus importantes à faire que t’occuper d’un moucheron… comme te libérer de cette putain de plante. Sous ma forme de chat, j’avais beaucoup plus de mal à me contrôler. Les scarabées distrayaient mon attention, ainsi que les araignées, les feuilles emportées par le vent, un pissenlit qui se désagrégeait… tout ce qui me promettait une bonne course-poursuite. Quand je tirai de nouveau, une douleur intense à la base de ma queue m’informa que ce n’était peut-être pas une très bonne idée. Et maintenant ? Je ne pouvais pas me retransformer pendant la pleine lune, du moins pas avant le lever du jour. De plus, comme Camille s’adonnait à la Chasse dans les bois et que Menolly assistait à sa réunion des Vampires Anonymes, ma famille ne viendrait pas à mon secours. En soufflant, j’essayai encore. Cette fois, je faillis m’arracher une touffe de poils. Et puis merde ! Frustrée, je m’accroupis, en prenant soin de ne pas m’accrocher davantage. La nuit allait de mal en pis. Pour commencer, je n’avais pas eu ma dose journalière de télé-poubelle. À la place, Menolly et moi nous étions fait les ongles, j’avais mangé du pop-corn, et nous avions parlé de Camille et de ses amants jusqu’à ce qu’elle aille travailler. Après, j’avais chopé une souris qui grignotait la consoude de Camille. Entre mes pattes, le rongeur avait réussi à me mettre la larme à l’œil en me parlant de la flopée de bambins qui l’attendait à la maison. Camille disait toujours que j’étais trop compatissante. Elle n’avait pas tort. J’avais laissé la souris s’en aller, en rajoutant quand même un « Sors d’ici ou tu es cuite » menaçant. Mes sœurs ne savaient pas que je pouvais parler aux animaux sous ma forme de garou. Il s’agissait de mon monde à moi, auquel elles n’avaient pas accès. Camille était connectée à la Mère Lune et Menolly guidée par sa soif de sang… même si cette dépendance était relativement récente : le clan d’Elwing l’avait transformée en vampire contre sa volonté. Ce n’était pas comme si elle avait voulu devenir un buveur de sang. Toute ma vie, j’avais gardé le secret sur mon don. C’était le mien. Je n’avais pas envie de le partager. Une fois la souris partie, j’avais pris le temps de faire ma toilette, pour m’apercevoir que j’avais attrapé des puces ! J’allais avoir besoin d’un shampooing ou d’une pipette antipuce. En plus de jurer avec mon parfum au bois de rose, ça me rendait la peau sèche et me donnait de l’urticaire. Ce qui nous ramenait au présent : moi, hôtesse d’un cirque de puces, accrochée à des ronces et épiée depuis les bois par un intrus qui possédait une bonne dose de magie féline. Voilà qui promettait d’être drôle ! Youpi ! Ça m’énervait que les gens pensent que les garous passaient leurs nuits de pleine lune à faire la fête ou à exprimer leur côté obscur. Si c’était ça, faire la fête, je préférais largement un bon livre et un bol de lait chaud. Dans les bois, un autre craquement attira mon attention. Quoi que je décide de faire, je devais me dépêcher. Sans grand espoir, j’essayai de nouveau de me dégager. Pas de changement : les épines me retenaient prisonnière. Même si ça allait faire un mal de chien, je devais me sortir de là. Je ne pouvais pas compter sur l’espoir que l’intrus soit un ami. Fermant les yeux, je me préparai mentalement à laisser une touffe de poils derrière moi, quand, soudain, un bruit sur ma gauche me fit sursauter. Les nerfs en pelote, je me retournai. Là, illuminée par le clair de lune, se tenait la souris que j’avais épargnée. Debout sur les pattes arrière, elle fronça le museau et les moustaches tout en m’observant. Combattant mon instinct qui m’ordonnait de lui faire sa fête, j’essayai de lui adresser un sourire avenant, du genre : « Hé ! Comment ça va ? » — Tu as besoin d’aide ? demanda-t-elle d’une voix aiguë. — D’après toi ? Est-ce que j’ai l’air d’avoir besoin d’aide ? rétorquai-je. Elle m’adressa un regard grave. — Je n’ai pas de temps à perdre. Mes enfants ont faim. Est-ce que tu as besoin d’aide ? Oui ou non ? Par la Sainte Mère ! Que les dieux me viennent en aide ! C’était déjà assez humiliant de l’avoir laissé partir, alors accepter un coup de main d’un hors-d’œuvre ! — Je suppose que je n’ai pas le choix, marmonnai-je tandis que j’envoyais mon ego faire un tour en enfer. Une étincelle illumina son regard. Elle se redressa et bomba le torse. — Alors dis-le. — Dire quoi ? — Les souris sont les meilleures, les chats, des emmerdeurs. — Quoi ? Tu crois vraiment que je vais dire ça ? râlai-je. Hé ! Attends ! (Face à ma réaction, elle m’avait tourné le dos et se préparait à décamper.) Reviens. S’il te plaît ! — Tu vas le dire ? demanda-t-elle par-dessus son épaule. Je tressaillis. Je n’avais pas vraiment le choix. Espérant que personne n’aurait vent de cet épisode, j’acquiesçai d’un hochement de tête. — Les souris sont les meilleures, les chats, des emmerdeurs. Et voilà. L’humiliation ultime. La nuit atteignait son apogée. Satisfaite, elle renifla avant d’examiner lentement ma queue. Un coup de dent par-ci, un coup de dent par-là, et elle réussit à détacher les poils retenus par les ronces. Je battis alors la queue. Les quelques morceaux encore attachés me pesaient un peu, mais j’étais libre et c’était tout ce qui importait. Alors que la souris décampait, je la remerciai du bout des lèvres. J’allais l’imiter lorsqu’un nouveau bruissement s’éleva des sous-bois. Un garou se cachait peut-être dans la forêt, toutefois, il existait également des démons capables d’utiliser la magie féline. Dans les deux cas, je n’avais aucun moyen de savoir si celui qui me suivait aimait les chats. Après avoir pris une grande inspiration, je traversai le carré d’herbe jusqu’à la maison. La porte de derrière était fermée, mais j’y avais installé une chatière. Camille l’avait ensorcelée pour quelle reconnaisse mon aura, de sorte qu’une alarme se déclenche si quelqu’un d’autre venait à la franchir. Une fois à l’intérieur de la véranda, je grattai à la porte de la cuisine pour qu’Iris m’ouvre. Elle me prit alors dans ses bras et me gratta sous le menton. Je me laissai faire sans protester. Iris adorait les chats et elle me traitait comme le sien. La Talon-haltija était petite et rondelette, avec un sourire à faire fondre un glacier. Elle avait été liée à une famille finlandaise jusqu’à leur mort, à la suite de quoi elle avait rejoint l’OIA – la CIA outremondienne – pour laquelle ma sœur et moi travaillions. On lui avait demandé de rester sur Terre pour nous assister. Au début, elle se contentait de travailler au magasin de Camille, mais après avoir malencontreusement croisé le chemin de Luc le Terrible, elle s’était installée chez nous. Elle s’occupait de la maison et nous aidait quand nous en avions besoin. Sa présence faisait penser à celle d’une tante préférée. — Pauvre minette. Tu as passé une mauvaise nuit ? demanda-t-elle en examinant mon pelage. Qu’est-ce que c’est que ça ? Une queue pleine d’épines ? Et des puces ? (Elle fronça le nez.) Où est-ce que tu t’es encore fourrée, ma fille ? Viens, Delilah, on va nettoyer tout ça. Il faut couper ces bourres avant que tu te transformes, mais quoi que je fasse, tu auras sacrément mal aux fesses… Je me débattis. Même si je voulais lui parler de mon escapade, je savais qu’elle ne me comprendrait pas. Sous ma forme de chat, je pouvais entendre et comprendre les humains et les fées, mais nous n’avions toujours pas trouvé une manière de communiquer dans les deux sens. Quand elle me déposa sur le comptoir et sortit une paire de ciseaux, je me calmai. Tant qu’elle n’essayait pas de me couper les griffes, elle pouvait s’occuper de moi autant qu’elle le voulait. A leur retour, Camille et Menolly seraient peut-être capables de retrouver l’odeur que j’avais sentie et d’en faire quelque chose avant que la signature magique s’estompe. Au coucher de la lune, j’étais roulée en boule devant la cheminée, ronronnant au rythme de mon souffle. J’avais essayé d’attendre Camille et Menolly, mais la chaleur des flammes était trop agréable. Dès l’instant où je m’étais installée sur le coussin que Camille m’avait offert pour mon anniversaire, j’avais sombré dans les bras de Morphée. Ce qui expliquait pourquoi je m’étais réveillée avec une patte poilue et l’autre se transformant rapidement en main. Personne ne me croyait quand je leur disais que ce n’était pas douloureux. Oh, ça l’était peut-être si l’on était victime d’un sort. Cependant, pour moi, c’était aussi simple que de changer de vêtements. En parlant de ça, mon collier venait de disparaître. Je me retrouvai habillée d’un pantalon de survêtement et d’un débardeur. Iris avait raison : j’avais mal aux fesses. — On dirait que notre petit chat est de retour parmi nous ! La voix de Menolly résonna dans mes oreilles tandis que je me laissais glisser du coussin sur le sol. Mes dernières moustaches s’évaporèrent et je fus alors entièrement transformée. Je clignai des yeux en regardant par la fenêtre. Les premiers rayons du soleil apparaîtraient dans une heure. — Tu profites jusqu’à la dernière minute, pas vrai ? dis-je d’une voix rauque. Comme mon estomac gargouillait, je me rendis compte que j’avais un peu faim. En y réfléchissant, qu’avais-je mangé durant la nuit ? Certainement pas Mère Souris-au-foyer. Ça, c’était le chat qui parlait. La femme, elle, irait déposer quelques morceaux de fromage à l’endroit où la petite famille vivait. Pauvre bête. Même si elle avait profité de la situation, j’avais dû lui faire une belle frayeur. — Tu n’as pas l’air dans ton assiette, s’enquit Menolly. Elle s’était assise sur le canapé avec Maggie sur les genoux. Le bébé crypto lapait de la crème mélangée à de la cannelle, du sucre et de la sauge dans un bol que ma sœur tenait pour elle. La gargouille et Camille étaient devenues inséparables depuis que ma sœur avait sauvé Maggie d’un démon. Elles avaient lié l’amitié la plus étrange que j’avais jamais vue. Nous ne saurions pas avant des années si l’intelligence de Maggie se rapprochait de celle d’un chat rusé ou d’un dauphin un peu lent, mais peu nous importait. Elle était adorablement exubérante et nous étions toutes sous son charme. — J’ai une bonne excuse, répondis-je en me massant l’arrière-train. J’ai fini avec les fesses pleines d’épines, la nuit dernière. — Merveilleux. Je n’ai pas fait mieux. J’ai le ventre vide et j’ai faim. (Quand je grimaçai, elle me châtia d’un geste de la main.) Au moins, je suis toujours belle, moi, dit-elle en observant mon allure débraillée. Même après la chasse. Mais toi, tu as l’air d’un as de pique. (Je lui jetai un regard assassin.) Quoi ? Ton sens de l’humour a disparu pendant la nuit ? — Laisse-moi tranquille, rétorquai-je. (Mon ventre gargouilla. J’avais vraiment besoin de manger quelque chose.) J’ai faim, j’empeste, et Iris a dû me couper quelques touffes de poils quand je suis rentrée. (Je n’étais jamais très belle à voir après la pleine lune. Généralement, je montais prendre une douche et passais la journée dans mon pyjama Hello Kitty.) Et puis, je suis sûre que tes victimes ne te trouvent pas si jolie que ça, ajoutai-je. — La plupart de mes repas sont tellement ensorcelés qu’ils viennent d’eux-mêmes, répondit Menolly, en souriant. Crois-moi, ils adorent ça. Même si Camille l’avait convaincue de rejoindre les Vampires Anonymes, le sarcasme de Menolly demeurait intact. Sœur ou non, j’étais consciente qu’elle était dangereuse. Très belle, certes, mais monstrueuse à ses heures perdues. — Ouais, ils adorent ça jusqu’à ce qu’ils comprennent que tu les as vidés de leur sang. En secouant la tête, j’attrapai la boîte de doughnuts posée sur la table basse. Chase, qui se prenait pour mon petit ami parce que nous couchions ensemble une fois par semaine, me les avait envoyés. Lorsqu’on me les avait livrés, accompagnés d’une douzaine de roses et d’un jouet pour chat, mon cœur s’était emballé. Il me comprenait vraiment très bien. — Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? Aucun pervers de sortie ? Tandis que je m’étirais, je tressaillis. Mes muscles avaient besoin d’un peu d’exercice. J’irais à la salle de gym en fin d’après-midi. On m’y avait offert une carte d’adhérent à vie parce que les hommes s’inscrivaient simplement pour me regarder transpirer. Être à moitié fée dans un monde ensorcelé par notre présence avait ses avantages. — En tout cas, je n’en ai trouvé aucun. J’ai bu un petit peu sur un gars avant de lui effacer la mémoire et de le laisser partir. Je lui ai pris juste assez de sang pour apaiser ma soif, mais d’ici quelques nuits, je vais avoir besoin d’une chasse digne de ce nom. Ses yeux bleu glacier juraient avec ses tresses cuivrées à la Bo Derek. Lorsqu’elle secoua la tête, les perles en ivoire qu’elle avait glissées dans ses cheveux s’entrechoquèrent comme les os d’un squelette dansant. Menolly ne faisait aucun bruit, sauf quand elle le décidait. Les perles lui rappelaient qu’autrefois, elle avait été vivante, qu’elle n’avait pas toujours été un vampire. — Tu as besoin de tuer, tu veux dire, lançai-je. Le téléphone sonna une fois, puis s’arrêta. Iris l’avait sûrement décroché. — Exactement, répondit Menolly en haussant les épaules. Toutefois, malgré son air désinvolte, sa voix trahissait sa faim. En tant que jeune vampire, elle avait encore besoin de boire beaucoup et souvent. En la regardant, il était difficile d’imaginer que ma sœur était une buveuse de sang, si l’on exceptait son teint de porcelaine. Menue, elle ne dépassait pas le mètre soixante, et encore. Pourtant, elle pouvait porter un démon sur une épaule comme s’il s’agissait d’un enfant, ou vider une personne de son sang sans ciller. Même si elle était la plus jeune, parfois, elle paraissait aussi vieille que les montagnes. Camille, l’aînée, était une sorcière d’un mètre soixante-dix aux formes généreuses. Avec ses boucles brunes et ses yeux violets parsemés de paillettes argentées, elle était pourtant la plus pragmatique d’entre nous. C’était difficile à croire quand on la voyait : ses goûts vestimentaires frôlaient le fétichisme. Et moi ? J’étais la cadette… même si Camille et Menolly s’entêtaient à me traiter comme le bébé de la famille. Au moins, je les battais toutes les deux au niveau de la taille : un mètre quatre-vingt-cinq et finement musclée. Je n’avais rien d’un chat de salon, à part pendant mes marathons télé nocturnes. Mes cheveux étaient raides comme des baguettes et, jusqu’à récemment, ils m’arrivaient à la taille. Fatiguée de l’entretien qu’ils demandaient, je les avais coupés au niveau des épaules. Autant dire que nous ressemblions autant à des sœurs qu’à des gobelins. Notre mère était humaine et notre père sidhe : nous étions le résultat hasardeux du mélange. Malheureusement, notre métissage dérangeait le peuple de mon père. Pire, il dérangeait notre horloge interne. La magie de Camille s’était révélée chaotique et aussi fantasque que ses goûts en matière d’hommes. Quant à Menolly, malgré sa capacité à escalader un arbre de trente mètres de haut, elle était tombée d’un simple perchoir lorsqu’elle espionnait un clan de vampires renégats. Ils l’avaient alors torturée et transformée en l’une d’entre eux. Pour ma part… mon changement de forme se révélait parfois imprévisible, je ne pouvais pas toujours le contrôler. Et même si j’étais un garou, je ne me transformais pas en belle lionne, mais en un chat doré à poil long, dont la queue s’accrochait de temps à autre à des ronces ou qui attrapait des puces. Putain. Je sentais le produit antipuce et un début d’urticaire me grattait le dos. Apparemment, Iris n’avait pas lésiné sur la dose. Je devais absolument prendre une douche avant d’être couverte de boutons. — Où est Camille ? Je dois lui parler de quelque chose que j’ai trouvé dans les bois cette nuit. Je cherchai autour de moi un signe qui trahirait sa présence dans la maison. Pas de talons aiguilles ou de corset jetés par terre. Pas d’odeur de soufre engendrée par un sort raté. — Elle a dit qu’elle passait voir Morio avant de rentrer, répondit Menolly. Iris apparut alors dans l’encadrement de la porte. — Camille a appelé. Elle arrive. Je m’occupe de la boutique, elle devrait se reposer un peu avant de me rejoindre, nous informa l’esprit de maison. Vous pouvez lui dire que je l’attends pour 13 heures ? Tandis qu’elle s’éloignait, j’acquiesçai d’un hochement de tête. En apparence, Le Croissant Indigo, une librairie de Belles-Faire, le mauvais quartier de Seattle, appartenait à Camille. En réalité, il s’agissait d’une couverture de l’OIA – la CIA d’Outremonde –, pour laquelle nous travaillions. Pour tout vous dire, ils nous avaient envoyées sur Terre parce qu’ils pensaient que nous étions des bimbos sans cervelle. Empotées peut-être, mais potiches ? Jamais. Nous étions intelligentes ! Nous étions belles ! Nous étions… les pires agents du service. Pourtant, au lieu de nous mettre de côté, l’OIA nous avait placées au beau milieu de l’autoroute menant en enfer. Quelques mois auparavant, nous avions eu la malchance de rencontrer une escouade de Degath, un trio de démons des Royaumes Souterrains en mission d’éclairage. Ils étaient à la recherche des sceaux spirituels – des artefacts anciens qui, une fois réunis, ouvriraient les portails et permettraient à l’Ombre Ailée et ses sbires d’envahir la Terre et Outremonde. Nous avions à peine réussi à sortir vivantes de la bataille. Puis, quand nous étions revenues en Outremonde pour informer les nôtres de la situation, nous avions découvert notre ville natale en proie à une guerre civile. Après avoir fait le point sur les possibilités qui se présentaient à nous, nous avions frappé à la porte de la reine des elfes. En voyant les démons morts et d’autres surprises du genre, la reine Asteria avait aussitôt décidé que nous travaillerions désormais pour elle, que ça nous plaise ou non. Oh, et un autre détail – infime, vraiment –, nous n’avions pas le droit d’en parler à l’OIA. Règle n° 1 : ne jamais contredire une puissante reine millénaire. Au moins, nous étions sûres d’une chose : un démon en cachait toujours un autre. Une escouade de Degath cachait davantage d’éclaireurs de l’enfer, et, à long terme, toute une armée. Même avec l’aide des amants de Camille, Trillian et Morio, celle d’un très bel homme-dragon que nous connaissions sous le nom de Flam, et de Chase Johnson, mon petit ami, nous allions avoir du mal à nous défendre. La porte s’ouvrit pour révéler Camille. Elle avait sorti le grand jeu : jupe flottante prune, bustier noir à dentelle, bottes noires en imitation cuir lacées le long de ses mollets avec des talons de trois kilomètres de haut. Ses yeux brillaient d’un éclat argenté. Elle avait fait de la magie, ça sautait aux yeux. Son glamour était si fort que j’étais étonnée de ne pas trouver une horde d’hommes à sa suite. De nous trois, c’était elle qui attirait le plus les humains au sang pur. Son odeur les invitait au jeu et ses formes généreuses ne laissaient pas beaucoup de place à l’imagination. Toutefois, Camille possédait une autre facette. A la mort de notre mère, elle nous avait prises en charge. À cette époque, sans être encore un vampire, Menolly évoluait dans son propre monde, mais Camille, elle, était devenue le pilier de la famille, autant pour notre père que pour nous deux. — Quelque chose a désactivé les protections, dit-elle. Je peux le sentir. Qu’est-ce qui s’est passé ce soir ? Je me redressai aussitôt. — Justement, j’attendais que tu rentres. (Je jetai un coup d’œil par la fenêtre. Il allait bientôt faire jour.) J’aimerais que tu viennes dehors avec moi. J’ai senti de la magie féline hier soir. Je pense qu’un garou se promène, mais je n’en suis pas sûre. J’étais sous ma forme de chat, et la pleine lune peut obscurcir mon jugement. Elle passa sa main dans mes cheveux, une habitude que j’aimais et détestais à la fois. — Allons voir ça, chaton. (En se tournant vers Menolly, elle ajouta :) Tu devrais descendre. Le ciel s’éclaircit, il va bientôt faire jour. Je suis surprise que tu ne sois pas fatiguée. — Si, je le suis, dit Menolly en se frottant les yeux. Je vais coucher Maggie dans son carton et je vais dormir. Contrairement à beaucoup de vampires, Menolly dormait dans un vrai lit. Son nid douillet – à la Martha Stewart – était caché au sous-sol, derrière le passage secret que nous avions créé pour éviter les intrus. A part Iris, personne ne savait que la bibliothèque de la cuisine s’ouvrait pour révéler les marches qui menaient aux appartements de Menolly. Camille me suivit dans le jardin de derrière. J’attrapai une truelle en chemin. Sous ma forme humaine, tout semblait différent. Pourtant, à l’instant où j’aperçus les ronces, je sentis la colère monter en moi. Je m’arrêtai et m’accroupis pour les arracher. — Qu’est-ce que tu fabriques ? me demanda Camille. — Cette saloperie s’est accrochée à ma queue hier soir, grognai-je. Je vais appeler un jardinier pour qu’il me débarrasse de tout ça. Après avoir planté la truelle sous les racines, je déterrai la plante et la jetai sur un tas de compost. — Bien sûr… Ça va repousser, idiote ! Enfin, fais attention à ne pas te débarrasser de ma belladone et de mon aconit, dit-elle en réprimant un ricanement tandis que je lui montrais le chemin où j’avais senti l’intrus. J’en conclus que tu as mal aux fesses ? — Pire qu’une irritation de couche, répondis-je. Tes protections ont détecté quelque chose ou est-ce qu’elles sont tombées par accident ? Comme il s’agissait des sorts de Camille, elle était la seule capable de décrypter la raison de leur déconnexion. Elle ferma les yeux. — Pas de démon. Mais ça ne veut pas dire grand-chose. Luc le Terrible a bien recruté Wisteria. (Elle s’arrêta brusquement.) Tu savais que Trillian emménageait chez Chase en attendant de trouver un appartement ? Il s’est installé hier. Je clignai des yeux. Chase n’avait rien mentionné de tel la dernière fois que je lui avais parlé. — Non. Tu crois que la cohabitation va durer longtemps ? Trillian était un Svartan, un cousin des elfes à l’âme sombre. Il courait après Camille depuis des années. Ils étaient redevenus amants, même si elle ne l’appréciait pas vraiment. — Je ne sais pas, mais c’est toujours mieux que ce que Menolly suggérait, dit Camille en frissonnant. Notre fauteuse de trouble de sœur avait proposé que Trillian loge chez Morio. Bien sûr, elle souriait à pleines dents en même temps, mais Camille et moi savions que Menolly adorait les confrontations. Son idée d’une bonne soirée, c’était une bagarre au Voyageur. — Je n’aurais pas dû la forcer à regarder Jerry Springer…, lançai-je en levant les yeux au ciel. Morio, un yokai-kitsune – démon renard-tiret-esprit de la nature –, était l’autre amant de Camille. Suite à un sort de luxure près du mont Rainier, ils n’avaient pas perdu de temps pour se retrouver au lit. Camille avait un faible pour les hommes dangereux. En raison de leur intérêt commun pour Camille, Trillian et Morio avaient établi une trêve, mais ils rivalisaient clairement pour son affection. Une bonne chose que les Fae ne soient pas de nature monogame… Dans le cas contraire, vu la quantité de testostérone impliquée, nous aurions déjà assisté à un bain de sang. — Au moins, il ne tuera pas Chase puisque c’est mon petit ami, mais quand même… j’espère pour eux, et pour nous, que Trillian va vite se trouver un appartement. (Avec un sourire taquin, j’ajoutai :) Je te parie que leur colocation ne va pas durer plus de deux semaines, dis-je en sortant un billet de 20 dollars de ma poche pour l’agiter sous son nez. — Je te suis, répondit Camille en ricanant. Je leur en donne trois, au mieux. (Soudain elle s’arrêta et releva la tête.) Arrête-toi. Je sens quelque chose par ici. Très faible… mais bien là… Elle s’enfonça dans les buissons puis s’agenouilla devant un grand chêne qui surplombait la forêt derrière notre maison. Pendant qu’elle examinait l’arbre, j’observai les alentours et trouvai des empreintes. Comme la nuit avait été claire, la pluie ne les avait pas effacées. Elles menaient à l’arbre puis en repartaient pour disparaître dans un amas de myrtilles, de ronces, de mahonias et de fougères. A ce moment-là, un geai me bombarda depuis la branche d’un sapin, m’engueulant à tue-tête. Petit emmerdeur, pensai-je en essayant de le chasser. Il sentait sûrement le chat sur moi. Fronçant le nez, je feulai. Il cria encore plus fort. Un autre oiseau le rejoignit sur la branche, et, ainsi perchés, tous deux m’observèrent. — Vous n’avez pas intérêt, marmonnai-je. Sauf si bien sûr, vous voulez me servir de petit déjeuner. — Delilah ! (La voix de Camille me fit me désintéresser de ma confrontation silencieuse. Son expression trahissait la surprise et la fatigue.) Je sais ce qui rôdait ici. — Vraiment ? C’était quoi ? demandai-je en m’appuyant contre le tronc du chêne pour attendre sa réponse. Tout sauf un démon. Pitié, faites que ça ne soit pas un démon, pensai-je. J’en avais ma claque. Même si j’étais capable de me battre, je détestais les conflits. Pour tout vous dire, lorsque mes sœurs se chamaillaient, le stress me transformait en chat. — Tu avais raison. C’était bien un garou, dit-elle alors que ses yeux révélaient leur éclat argenté. Et, sauf erreur de ma part, je pense qu’il s’agissait d’un puma. (Elle leva les yeux vers moi.) Il a marqué son territoire sur l’arbre. — Beurk ! m’exclamai-je en fronçant le nez. J’espérais vraiment qu’il s’était soulagé sous sa forme animale. Un puma-garou ? J’observai le tronc, puis notre maison que l’on pouvait à peine distinguer depuis cet endroit. Pourquoi avait-il marqué son territoire ? Nous étions propriétaires de cette terre, pas lui. Faisait-il partie des sbires de l’Ombre Ailée ? Ou travaillait-il seul ? Et s’il n’était pas de mèche avec nos amis infernaux, que voulait-il ? Chapitre 2 Mes sœurs et moi vivions dans une vieille maison de style victorien à deux étages dans la banlieue de Belles-Faire, l’un des quartiers les plus miteux de Seattle. Bien sûr, le voisinage laissait à désirer mais notre terrain était assez grand pour nous procurer l’intimité dont nous avions besoin. L’appartement de Menolly se trouvait au sous-sol, Camille vivait au premier étage, moi, au second, et nous partagions le rez-de-chaussée. Quant à Iris, nous lui avions aménagé une chambre à côté de la cuisine. La pièce était petite, c’est vrai, mais elle lui convenait. De plus, nous la laissions vivre avec nous gratuitement en échange de tâches ménagères. Quelques jours après la pleine lune, alors que je finissais de préparer une omelette aux trois fromages, Camille entra dans la cuisine d’un pas léger. — Le petit déjeuner est prêt ? demanda-t-elle, les yeux brillants. Je hochai la tête. Avec Iris, nous préparions les repas tour à tour. — J’ai fait une omelette. Le pain grillé est sur la table. Après avoir séparé les œufs, je les déposai sur les assiettes vides. — Ça sent bon, me dit Camille. Comme toujours, au niveau vestimentaire, ma sœur ne faisait jamais les choses à moitié. Ce jour-là, elle portait une robe dos nu rouge vif avec un décolleté plongeant, une ceinture argentée qui tombait sur ses hanches et des escarpins aussi tape-à-l’œil que magnifiques. Je l’examinai des pieds à la tête. — Tu as un nouveau mec en vue ? demandai-je en souriant. — Comme si je n’avais pas assez de problèmes avec les miens, me répondit-elle en riant. Non. Si tu veux tout savoir, le club des observateurs de fées se réunit dans ma boutique aujourd’hui. Je fais un petit effort quand ils viennent me rendre visite. Ils apprécient le spectacle et ça me donne une excuse pour me pomponner : tout le monde y gagne. Même si je l’avais voulu, je n’aurais jamais pu porter la garde-robe de Camille. Mon placard à moi renfermait des tonnes de jeans à taille basse, de caracos, de cols roulés, et de pull-overs. En guise de couverture, l’OIA m’avait nommée détective privé, et, comme je travaillais sur de vrais cas, je devais pouvoir bouger dans mes vêtements. Impossible de me cacher dans un buisson ou de grimper un escalier de secours avec une robe moulante. Et puis, avec mon mètre quatre-vingt-cinq – bien quinze centimètres de plus que Camille –, je n’avais vraiment pas besoin de talons aiguilles. Côté chaussures, j’avais une préférence pour les bottes de motard. Iris se joignit alors à nous. — C’est prêt, l’informai-je en lui désignant son assiette. Elle se hissa sur un tabouret de bar qui lui permettait d’atteindre le niveau de la table. Du haut de son mètre vingt, elle ne paraissait pas très intimidante. Pourtant, elle avait une droite capable de mettre KO un homme adulte. Ou une bête. Mieux valait ne pas chercher de noises à un esprit de maison en colère. — Qu’est-ce que vous voulez que je fasse aujourd’hui ? demanda-t-elle. Camille ouvrit son agenda. — J’aimerais que tu m’aides à la boutique cet après-midi, pendant la visite des membres du COF. Ils arrivent à 15 heures. Si tu peux venir vers 14 h 45, ça me rendrait service. — Pas de problème. (Iris avait une mémoire incroyable qui lui permettait de retenir aussi bien les images que les conversations.) Quoi d’autre ? — Est-ce que, dans la matinée, tu pourras emmener Maggie jouer dehors ? Ça lui fera du bien de prendre l’air, lui expliquai-je. Mais sois prudente. On ne sait pas qui est ce garou et il se promène sûrement encore autour de la propriété. Alors, ne t’éloigne pas trop de la maison. — OK, acquiesça-t-elle. A propos, Delilah, je ne veux pas me plaindre, mais tu n’as pas nettoyé ton bac à litière. — Oui, j’ai remarqué, moi aussi, ajouta Camille. Aux dernières nouvelles, on n’avait toujours pas de femme de ménage, alors n’oublie pas qu’on doit tout faire nous-mêmes. Comme elle m’ébouriffait les cheveux, je lui attrapai la main et lui mordis légèrement le pouce, juste assez fort pour y laisser une vague empreinte de mes crocs. Quand elle cria de surprise, je souris. — Je n’ai même pas fait de marque, n’essaie pas de me faire culpabiliser. Tu me décoiffes tout le temps, j’en ai marre. Quoi qu’il en soit, je suis désolée pour la caisse. Je n’arrive pas à croire que je l’ai oubliée. Je m’en occuperai en priorité à mon retour. Lorsque, pour se débarrasser de nous, l’OIA nous avait brusquement envoyées sur Terre, mes sœurs et moi avions passé un accord. Sans femme de ménage pour nous aider, nous devions chacune nettoyer après notre passage. Quand je pensais aux nombreuses parties de chasse de Menolly, j’étais secrètement contente de n’avoir à m’occuper que de ma litière. Je jetai un coup d’œil à la bibliothèque qui dissimulait l’entrée de son antre. Nettoyer sa pièce spéciale sang dans laquelle elle se lavait après s’être nourrie était la dernière chose dont j’avais envie. A côté, enlever les tâches douteuses des draps ridiculement chers de Camille semblait un jeu d’enfant. Tout ça m’incitait à respecter ma part du marché. — Je sais à quoi tu penses, dit Camille en ricanant. Moi aussi, je suis bien contente de ne pas avoir à nettoyer son repaire, même si j’ai l’estomac plus solide que toi. — Hé, je n’ai rien dit… Je n’avais pas encore tout à fait accepté la transformation de Menolly, contrairement à Camille qui avait réussi à passer outre son dégoût pour le sang et la créature que notre sœur était devenue. Je n’aimais pas réagir de cette manière, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Je me retournai vivement vers la fenêtre. — Allons-y. Iris, passe une bonne journée. Tu sais où nous joindre si quelque chose ne va pas. Prenant Maggie dans mes bras, je déposai un baiser sur son front duveteux. Camille se joignit à moi, si bien qu’au bout d’un moment, Iris dut nous reprendre la gargouille de force. — Vous pouvez y aller. Je m’occupe de la petite, dit-elle en déposant Maggie dans son parc. Après avoir revêtu un élégant manteau noir, Camille sortit dans l’air glacé du matin. Quant à moi, j’enfilai ma veste en cuir et vérifiai que mon couteau en argent était bien rangé dans sa gaine à l’intérieur de ma botte. J’avais essayé de porter un revolver pendant quelque temps, mais je n’avais pas supporté le fer qu’il contenait, alors que le Glock que Chase m’avait fait faire sur mesure n’en possédait qu’une faible quantité. Je n’avais encore jamais eu l’occasion de m’en servir, et, de toute façon, ça n’aurait eu aucun effet sur les démons. Par contre, Chase, lui, avait des balles spéciales. Certaines renfermaient du fer pour blesser les Fae hors-la-loi. D’autres contenaient de l’argent, capable de tuer les lycanthropes, mais pas les autres garous. En ce matin de décembre, je descendis les marches du porche. Les nuages brillaient d’un éclat qui annonçait la neige. Même si Seattle n’était pas l’endroit le plus enneigé du monde, il en tombait parfois une bonne couche. Après m’avoir envoyé un baiser, Camille sauta dans sa Lexus et disparut dans l’allée. Je marchai alors bruyamment dans l’herbe gelée jusqu’à ma Jeep Wrangler. Pendant que je faisais chauffer le moteur, mes pensées dérivèrent de nouveau vers le garou qui s’était introduit sur nos terres. Depuis que nous avions découvert ses empreintes, nous faisions chaque nuit le tour de notre propriété. L’odeur de magie féline était toujours là, mais ni Camille ni Menolly ne sentaient d’énergie démoniaque. Toutefois, ça ne voulait pas dire qu’il n’y en avait pas. Avec l’Ombre Ailée dans la nature, sans doute furieux, mon optimisme avait été ébranlé par la dure réalité. C’était peut-être ça, grandir. Je ne pouvais plus jouer à Bulle des Supernanas. Le problème avec la vie, c’était qu’elle gâchait toujours nos rêves les plus fous. Le Croissant Indigo se trouvait au beau milieu de Belles-Faire. J’avais mon bureau au deuxième étage du même immeuble, dans lequel je jouais au détective privé entre deux missions pour l’OIA. Grâce à un escalier à l’extérieur, les clients pouvaient venir me consulter en dehors des heures d’ouverture de la librairie. Je réussis à dénicher une place de parking à un pâté de maisons, mais il faisait tellement froid que j’avais du mal à respirer en marchant à vive allure. Comme d’habitude, la Lexus de Camille était garée juste devant la boutique. Je connaissais son secret et, croyez-moi, ça n’avait rien à voir avec la chance. En fait, comme elle en savait des vertes et des pas mûres sur les dieux du stationnement, ces derniers lui réservaient toujours une bonne place. Ça faisait des mois que je lui demandais de me fabriquer une amulette, mais elle le remettait toujours à plus tard. Je commençais à croire qu’elle le faisait exprès. Lorsque j’entrai dans la boutique, mon souffle toujours visible, je fus accueillie par Erin Mathews, présidente du club des observateurs de fées, et son ami Cleo Blanco. Un sourire illumina mon visage. Cleo et Erin étaient deux des humains les plus cools que nous connaissions. J’adorais passer du temps avec eux. Surtout avec Cleo. Erin était propriétaire de La Courtisane Écarlate, un magasin de lingerie à quelques pas. Quant à Cleo, il travaillait en tant que sosie de stars féminines-tiret-drag-queen. Son alter ego s’appelait Tim Winthrop, étudiant en informatique de génie et père d’une petite fille avec laquelle il passait tous ses week-ends, quoi qu’il arrive. Erin et Cleo étaient de parfaits opposés. Même si elle vendait de la lingerie, Erin préférait les jeans, les tee-shirts en flanelle et les bottes de randonnée, qui reflétaient parfaitement sa personnalité terre à terre. Par contre, lorsque Cleo s’habillait en drag, il avait des goûts vestimentaires – et un tempérament – très extravagants. Même s’il mesurait presque la même taille que moi, il portait des cuissardes en imitation cuir à talons compensés, aussi rouges qu’un camion de pompier, et qui lui arrivaient presque à l’entrejambe. Il avait l’air d’un sapin de Noël avec son legging vert forêt qui lui remontait les fesses et son pull tunique rayé. Dessous se cachait sûrement un soutien-gorge rembourré à mort, à moins qu’il se soit fait poser des implants. Il avait aussi une perruque blond platine et des faux cils. Comme Camille discutait avec Erin, je m’assis sur le comptoir à côté de Cleo et lui tapai dans la main. — Quoi de neuf ? A part tes nouveaux airbags ? demandai-je en désignant sa poitrine et en souriant. Où est-ce que tu les as dégottés ? Chez Lolos’R’Us ? C’est des vrais au moins ? Ou est-ce que tu es plein de rembourrage ? — Oh, mais qui voilà ? Serait-ce Delilah, notre PD… Private Detective ? s’exclama Cleo d’un ton moqueur en se redressant. Tu peux remercier Erin pour mon look, c’est elle qui l’a concocté. Je le teste avant mon spectacle de ce soir. En entendant son nom, Erin se retourna. Cleo lui fit un clin d’œil. — J’expliquais simplement que tu étais l’auteur de mon joli décolleté, expliqua-t-il avant de reporter son attention sur moi. Au fait, je t’ai déjà dit à quel point j’aimais tes dents ? C’est hypersexy ! Les mecs doivent se bousculer pour recevoir un suçon. Contrairement à ceux de Menolly qui se rétractaient, selon la norme vampirique, mes crocs, eux, étaient toujours visibles. — Ça fait partie de ma nature, mon gars. Mais ils ne sont pas pratiques quand je m’énerve, je me suis déjà percé la langue plusieurs fois. Pas la peine de dire que j’avais aussi mordu celle de Chase une ou deux fois. Et après une tentative désastreuse, j’avais décidé de ne plus lui faire de pipe. Étrangement, il ne s’était pas empressé de me contredire… A cause de cette mésaventure, nous avions enduré deux semaines de célibat forcé, et douloureux, pour lui. Contrairement à Camille, j’avais longtemps préservé ma virginité, du moins sous ma forme humaine. Après un début de vie sexuelle peu convaincant, j’avais enfin compris pourquoi on en faisait tout un plat. Désormais, il m’était de plus en plus difficile de contrôler mes hormones. Secouant la tête pour me remettre les idées en place, je reportai mon attention sur les seins de Cleo. — Erin t’a gâté ! Je parie que c’est un bonnet F ! — Miaou. Catwoman serait-elle jalouse ? Cleo m’adressa un grand sourire pour me montrer qu’il plaisantait. Il n’était pas encore habitué à nous, mais il avait plus de cran que la plupart des humains que nous avions rencontrés, je devais au moins lui accorder ça. — Crois-moi, répondis-je en ricanant, si je devais être jalouse des seins de quelqu’un, ça serait de ceux de Camille : E ! Et c’est naturel… — Hé ! Je ne suis pas sourde, vous savez ? Camille glissa un bras autour de la taille de Cleo. Avec un sourire lubrique, il lui donna un coup de langue dans le cou. — Salut, mademoiselle la petite sorcière. Tu sais, je pourrais penser à changer de bord pour toi, ma belle. — Pas de précipitation, chéri, répondit Camille en s’étirant pour lui embrasser le menton. Mon lit est déjà rempli à craquer. Cleo éclata d’un rire chaud et rauque qui me fit sourire. — De toute façon, Jason me tuerait. Il est délicieusement possessif. — Et canon, ajoutai-je. Jason était son petit ami. Ils formaient un couple des plus insolites. Contrairement à Cleo, il avait le teint mat et les cheveux noirs, et il possédait un garage où il croulait sous le travail. Leur futur s’annonçait prometteur. — Alors, à quand le mariage ? demandai-je en désignant le gros caillou que Cleo portait à son annulaire gauche. Il me fit un clin d’œil. — Qui sait ? — Bon, c’est l’heure de l’ouverture, annonça Camille après avoir jeté un coup d’œil à l’horloge. Delilah, tu montes travailler à l’étage ou tu comptes rester un peu ici ? La façon dont elle me regardait laissait présager qu’elle me donnerait du boulot si je choisissais la seconde possibilité. — J’y vais, j’y vais. (Je descendis du comptoir, réticente à quitter la chaleur de la boutique pour mon bureau.) Il fait superfroid là-haut. La chaleur ne monte pas. Pour ne pas geler, j’avais dû investir dans un chauffage d’appoint. Heureusement, l’OIA s’occupait des factures. Et comme nous étions très remontées contre eux, je saisissais toutes les occasions pour les emmerder. — Tu peux rester ici pour m’aider à ranger les livres, me proposa Camille en poussant une pile dans ma direction. — Merci, mais je ferais mieux d’aller travailler. J’ai rendez-vous avec un nouveau client dans dix minutes. S’il entre ici, envoie-le-moi. — A tout à l’heure, chaton. Elle me fit signe de la main pendant que je montais les marches deux à deux. En haut de l’escalier, un petit couloir menait à trois portes : les toilettes, un placard à balais où nous rangions nos produits d’entretien, et mon bureau. Il ne fallait pas compter sur l’OIA pour nous envoyer une femme de ménage et nous ne pouvions pas prendre le risque d’engager une inconnue. Aussi, nous avions eu de la chance lorsque Iris avait proposé de nous aider. Payée à l’heure, elle venait une fois par semaine pour passer la serpillière, faire la poussière et sortir les poubelles. Je redoutais le jour où elle rencontrerait quelqu’un, se marierait et cesserait de travailler pour s’occuper d’une maison pleine de petits esprits. Ouvrant la porte qui menait à mon bureau, je jetai un coup d’œil à l’intérieur avant d’entrer. Notre famille n’était pas connue pour sa prudence, mais j’avais eu la chance de prendre cette habitude quelque part. Un jour, cette fraction de seconde se révélerait peut-être utile et me sauverait la vie. Ma salle d’attente était modestement meublée avec un vieux canapé, deux chaises, et une table sur laquelle se trouvaient quelques magazines, une lampe et une sonnette. Je retournai le panneau de la porte pour qu’il indique : « Ouvert — Sonnez en entrant ». Tandis que j’observais la pièce austère, je me rendis compte à quel point je me sentais seule, coincée ici, sur Terre. Bien sûr, je résolvais des cas, je découvrais des secrets pour des femmes au cœur brisé et des maris cocus, mais, en fin de compte, étais-je vraiment utile à quelqu’un ? Si nous retournions en Outremonde… Putain, en y réfléchissant, je ne savais même pas ce que nous ferions si nous retournions en Outremonde. Avec la guerre civile qui se préparait, nous serions sans doute enrôlées dans l’armée. Surtout avec nos états de service. Au moins, nous savions nous battre et avions survécu pour raconter notre histoire. Une fois dans mon bureau à proprement parler, je retirai ma veste et allumai le chauffage. Un grand bureau en chêne que j’avais trouvé dans un dépôt-vente trônait dans la pièce, ainsi qu’un fauteuil en cuir rafistolé avec du ruban adhésif et deux chaises pliantes pour les clients. La seule chose qui abondait ici était des plantes capables de supporter le froid et l’ombre. Grâce à elles, j’avais l’impression de mieux respirer. Au mur, la photographie d’une clairière me rappelait la maison et Iris avait déniché assez de babioles pour mettre de petites touches de lumière ici et là. Elle avait aussi nettoyé à fond l’unique fenêtre, de telle sorte que je puisse apercevoir le ciel dans cette jungle de briques et de mortier. Je m’arrêtai près d’une console où était posée une statuette de la déesse égyptienne Bastet sur un linge vert et or. Autour d’elle, j’avais placé un collier de perles de turquoise, un vase rempli de fleurs fraîches, un sistre et une pyramide de verre bleu cobalt. Un bougeoir en bronze soutenait un grand cierge vert. J’expirai longuement en l’allumant. — Dame Bastet, guidez mes pas. Protégez mon chemin. Mon cœur réside pour toujours à vos côtés. Je récitais cette simple prière chaque matin et chaque soir. Bastet veillait sur tous les félins. Elle représentait l’équivalent de la Mère Lune pour Camille. De meilleure humeur, je m’assis dans mon fauteuil pour ouvrir mon courrier. Deux factures. Une invitation à un séminaire sur les procédures de la police et des détectives privés, un rappel afin que je n’oublie pas de faire réviser ma Jeep… Bref, rien d’important. Au moment où je balançais les lettres sur le bureau, la sonnette de ma salle d’attente retentit. Mettant de côté ma déprime grandissante, je jetai un coup d’œil à l’horloge. Mon nouveau client – ou plutôt un client potentiel – était pile à l’heure. Tandis que je traversais mon bureau pour aller à sa rencontre, sans crier gare, un sentiment de vertige m’envahit. Qu’est-ce que… ? Clignant des yeux, je tentai de reprendre mes esprits avant d’ouvrir. L’homme qui se tenait dans la salle d’attente mesurait bien dix centimètres de plus que moi. Il portait une veste en cuir cloutée qui mettait en valeur sa taille fine et laissait deviner des épaules larges et des bras musclés. Ses cheveux blonds effleuraient son col. Il me suffît de croiser son regard pour savoir qui il était. La tête légèrement penchée sur le côté, il me tendit la main. — Zachary Lyonnesse, pour vous servir. Quand ses doigts touchèrent les miens, j’en eus le souffle coupé. Sa chaleur corporelle contenait de la magie féline : je la sentais remonter le long de mon bras. De plus, une odeur familière me révélait tout ce que j’avais besoin de savoir. Bon, OK, peut-être pas tout, mais c’était un début. Me redressant, je lui fis signe d’entrer dans mon bureau. — Delilah D’Artigo. Alors dites-moi, Zachary Lyonnesse, vous voulez bien me dire ce que vous fabriquiez à espionner ma propriété ? La tête rejetée en arrière, il laissa échapper un rire bref. — Je savais que vous alliez me démasquer. Je l’ai dit à Vénus, l’enfant de la lune, mais il n’en était pas aussi sûr que moi. Je suis content de ne pas vous avoir sous-estimée, dit-il en baissant la voix. Eh bien, au moins, il n’avait pas essayé de me mentir… Je m’éclaircis la voix. — Et si vous répondiez à ma question, monsieur Puma ? En entendant la pointe de défi dans ma voix, je sus que j’allais au-devant de nombreux problèmes. Je commençai alors à lui tourner autour. Mon instinct m’incitait à me transformer pour défendre mon territoire. Dieux merci, je réussis à me contrôler suffisamment pour me rappeler qu’un chat ne faisait pas le poids contre un puma. Le regard de Zachary s’illumina tandis qu’un léger sourire se dessinait sur ses lèvres. — Ne gonfle pas la queue, ma jolie. Je ne te veux aucun mal et contrairement à ce que tu crois, je ne suis pas non plus un voyeur. Tu veux savoir pourquoi je t’espionnais ? C’est parce que je veux t’engager. Mais avant, je voulais vérifier à qui j’avais affaire. Pour tout te dire, je ne sais plus à qui faire confiance… alors que de nos jours, la confiance est plus importante que n’importe quoi. Je passai ma langue sur la pointe de mes crocs. Son arrogance m’agaçait mais il était plus gros et plus dangereux que moi, du moins sous sa forme animale, et je respectais la hiérarchie. — Qu’est-ce que tu veux ? demandai-je en passant moi aussi au tutoiement. Quand il soupira, ses épaules s’avachirent et il laissa tomber son attitude cavalière. — Je fais partie de la troupe de pumas du mont Rainier. Nous avons besoin d’un détective, de quelqu’un capable de comprendre notre situation… spéciale. C’est un sujet délicat. Nous avons entendu parler de tes sœurs et toi. Je sais qu’en plus d’être à moitié Fae, tu es un garou. Ça me paraissait naturel de demander de l’aide à un semblable. En plissant les yeux, il porta la main à son front. — Tu as de la fièvre ? Tu veux une aspirine ? (Je n’avais pas l’intention de baisser ma garde devant un inconnu plus fort que moi, mais il avait l’air si inquiet que je ne pouvais m’empêcher de ressentir de la sympathie à son égard.) Viens t’asseoir. Je l’attrapai par le bras pour le guider jusqu’à la chaise face à mon bureau. Son regard perdit son éclat et se fit sombre et tourmenté. Il se laissa alors tomber dans le siège. — Quelqu’un tue les membres de notre troupe, murmura-t-il. Pas étonnant qu’il ait l’air bouleversé ! M’approchant de mon bureau, je lui fis signe de continuer. — Dis-m’en plus. Zachary se gratta le menton. Je ne pus m’empêcher de penser que le look mal rasé lui allait comme un gant. — Nous voulons savoir qui est derrière tout ça. Nous avons essayé de mener notre propre enquête mais ça n’a servi à rien. Nous arrivons toujours trop tard, toujours avec un train de retard. Cinq de nos membres ont été tués ces cinq dernières semaines et je n’ai pas honte de te dire que nous sommes terrifiés. — Est-ce que vous êtes allés voir la police ? demandai-je même si je connaissais déjà la réponse. — Ça ne les regarde pas. Ils ne sauraient même pas comment s’y prendre. Les victimes n’ont pas été tuées par un humain, je peux te l’assurer. Le regard rivé au sol, il triturait le tapis avec la pointe de sa botte. Il me vint à l’esprit que la brigade Fées-Humains du CSI pourrait nous venir en aide. Je pris mentalement note d’en parler à Chase. — Une tasse de thé ? proposai-je. Dans mon bureau, j’avais installé un four à micro-ondes à côté duquel je gardais tout un stock de nouilles instantanées, de thé, de chocolat… Je fis chauffer deux tasses d’eau pendant deux minutes. — Merci, me répondit-il en essayant de réprimer un bâillement. J’ai l’impression de ne pas avoir dormi depuis des jours… et je dois en avoir l’air. Je lui souris. — Tu es très bien, dis-je en déposant les sachets de thé dans les tasses d’eau bouillante. Tiens, laisse-le infuser encore un peu. La menthe devrait te faire du bien. (Me rasseyant derrière mon bureau, j’attrapai un stylo. Je comptais recopier mes notes sur mon ordinateur plus tard.) Dis-moi tout et n’omets aucun détail, aussi infime qu’il puisse être. Zachary porta la tasse à son nez, laissant la fumée envahir ses poumons. Confortablement installé sur la chaise, il laissa échapper un long soupir. — Le premier meurtre a eu lieu le mois dernier. Sheila n’est pas rentrée à la maison le matin suivant la pleine lune. — Sheila ? demandai-je. Elle a un nom de famille ? — Non, je t’expliquerai après, dit-il. Au début, on a cru qu’elle s’était simplement endormie dans les bois, mais à midi, on a commencé à s’inquiéter. Alors, on a envoyé un groupe la chercher : ils l’ont retrouvée morte près d’un ruisseau, sous sa forme animale. — Ça signifie quelle a été tuée avant le lever du soleil. — Exact, dit-il en se penchant en avant, la voix brisée. Elle n’avait plus une goutte de sang dans le corps et… tout avait disparu… à l’intérieur. Elle était complètement desséchée. Et apparemment, son cœur a été arraché. On ne l’a jamais retrouvé. Je tressaillis. Que pouvais-je dire après avoir entendu une histoire pareille ? Comme « Je suis désolée » était loin de faire l’affaire, j’optai pour une question : — Vous avez une idée de qui aurait pu la tuer ? Et comment est-ce que vous avez expliqué sa disparition aux autorités ? Zachary haussa les épaules. — Nous ne savons pas. Aucune des victimes n’avait de vrais ennemis. Elles étaient toutes appréciées dans notre communauté. Quant à la police… certains membres de notre tribu vivent encore en dehors de la société. Ils ne sortent pas de notre territoire, contrairement à d’autres, comme moi, qui ont un numéro de sécu, un boulot et paient leurs factures. C’est nous qui finançons le terrain et nos besoins matériaux. Ceux qui ne veulent pas intégrer la société aident d’une autre manière. Sheila ne possédait pas de certificat de naissance, ni de numéro de sécurité sociale. Elle n’apparaît sur aucun ordinateur, ni aucun dossier. Personne ne s’apercevra de sa disparition. (Il se massa les tempes.) Il n’y a que nous qui l’aimions. Pendant qu’il parlait, je pris quelques notes. C’était l’affaire la plus sérieuse qu’il m’avait été donné de traiter. De plus, c’était la première fois qu’un garou terrien me demandait de l’aide. — Tu peux me donner le nom de toutes les victimes, s’il te plaît ? — Je t’ai déjà parlé de Sheila. Ses parents ont rejoint notre clan il y a des années. Ils sont encore en vie. Après, il y a eu Darrin et Anna Jackson, de jeunes mariés. Ils ont disparu pendant qu’ils campaient. — Du camping ? En cette saison ? demandai-je en regardant par la fenêtre qui donnait sur l’allée de derrière. Les nuages avaient un éclat argenté et la température devait avoisiner les 0 °C. — Les pumas-garous sont robustes. Nous sommes la troupe de pumas du mont Rainier, après tout. La fierté qu’on percevait dans sa voix me donna presque envie de me redresser et de me mettre au garde-à-vous. — Nous sommes habitués aux températures froides, poursuivit-il, donc le camping à cette période de l’année ne nous gêne pas. Quoi qu’il en soit, nous avons découvert leurs corps au même endroit que celui de Sheila : à côté de l’arrastra d’une mine désaffectée près de Pinnacle Rock. Le terme ne m’était pas familier. — Un arrastra ? — Une sorte de moulin que les prospecteurs utilisaient, généralement construits près de rivières. Ils servaient à moudre les minerais pour chercher plus facilement l’or. Tu verras, si tu viens jeter un coup d’œil. Zachary aurait pu être prospecteur : il était taillé à coups de serpe. Mes pensées s’éloignèrent alors de notre problème pour dériver vers les muscles dissimulés sous sa veste. Regagnant rapidement mes esprits, qui prenaient une direction à laquelle je n’étais pas préparée, je demandai : — Est-ce que tous les corps ont été trouvés au même endroit ? Il hocha la tête. — La rivière coule à côté de la montagne. Quant à Todd Veshkam, il a disparu alors qu’il coupait du petit bois. Encore une fois, nous l’avons découvert près de l’arrastra. Et tous les corps étaient dans le même état : desséchés, le cœur arraché. — Sheila, Darrin, Anna, Todd… Tu n’avais pas parlé de cinq victimes ? demandai-je en patientant avec le stylo au-dessus de mon carnet. — Oui, répondit-il, les yeux fermés. La dernière s’appelait Hattie… Hattie Lyonnesse. Sa voix était empreinte de colère. Relevant aussitôt la tête, je m’aperçus que ses yeux brillaient d’un éclat dangereux et sauvage. — Lyonnesse ? Ce n’est pas ton nom de famille ? Zachary hocha la tête. — Hattie était ma sœur. Et je veux que tu trouves le connard qui l’a tuée pour que je puisse mettre fin à sa misérable existence. Chapitre 3 — Ta sœur ? (Je posai mon stylo. Je me sentais vraiment mal. D’instinct, je me penchai en avant pour lui prendre la main.) Oh, Zachary, je suis terriblement désolée. Je n’avais pas compris… Pendant un instant, il observa ma main tendue sans rien dire, puis la caressa du bout des doigts. — S’il te plaît. Ne fais pas ça. Il n’y a rien que tu puisses dire. Elle s’est éteinte, tu ne peux plus l’aider. Par contre, ce que tu peux faire, c’est trouver le fils de pute qui l’a tuée. Ça ne nous apaisera pas, mais c’est tout ce que ma famille peut espérer. Ne sachant pas quoi dire, je m’éclaircis la voix. — Comment était-elle ? Hattie ? Parle-moi d’elle. Il sourit alors, très légèrement, mais assez pour illuminer son visage morose. — Hattie faisait partie de ces femmes nées pour être mère. Tu vois ce que je veux dire ? Elle n’avait pas encore d’enfants mais tout le monde savait qu’un jour, elle fonderait un foyer où elle élèverait sa portée. Hattie vivait avec notre mère. Notre père est mort. Il a été abattu par un idiot il y a trois ans, à la pleine lune. Cet imbécile s’est sûrement retrouvé entre papa et son repas et il a cru que mon père voulait s’en prendre à lui. Il lui a tiré trois balles dans le corps. Papa a réussi à se cacher dans les fourrés, où il est mort. Le gars a dû se carapater sans un regard en arrière, pensant avoir échappé à une mort certaine. — Qui a trouvé ton père ? demandai-je, le regard rivé sur mon bureau. La vie en Outremonde était difficile, mais ici, l’art de vivre se révélait parfois aussi périlleux. — Hattie et moi, le matin suivant. Il s’était vidé de son sang, répondit-il en soupirant longuement. Quoi qu’il en soit, après cet accident, Hattie est retournée chez notre mère. Elle fréquentait l’un des nôtres qui s’appelle Nathan Joliet. Il n’a jamais appris à vivre dans la société humaine et je ne pense pas qu’il en ait envie. Il s’occupe de divers travaux dans la communauté en échange de nourriture et autres nécessités… ce dont il a besoin. — Elle était fiancée…, murmurai-je. — Oui, Hattie n’a jamais eu de grandes ambitions. Elle se contentait d’une vie simple. Elle était fière de ce qu’elle était : un membre de la troupe de pumas du mont Rainier. Elle tenait beaucoup à préserver notre lignée et notre héritage. (Il se leva et se dirigea vers la fenêtre pour observer la ruelle.) Elle aurait dû se marier le mois prochain, mais les meurtres ont commencé. D’abord Sheila, puis Darrin et Anna. Et Todd. — Et quand Hattie est morte à son tour, tu as pris conscience que ça ne pouvait plus continuer. Tandis que je traçais un cercle sur la feuille de mon carnet, je me demandai s’il serait assis dans ce bureau si la dernière victime n’avait pas été un membre de sa famille. Quand il se retourna, je lus sur son visage que je l’avais blessé. — C’est vraiment ce que tu penses ? Que je ne suis ici qu’à cause de ma sœur ? C’est l’opinion que tu as de moi ? Un peu déboussolée, je secouai la tête. — Je suis désolée. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Enfin si, mais je n’allais pas le lui avouer. Comme beaucoup de personnes égoïstes franchissaient le seuil de ma porte, on ne pouvait pas me reprocher de tirer les mauvaises conclusions. — Je ne voulais pas te prendre à la gorge, s’excusa-t-il en grimaçant, mais je suis tendu ces derniers temps. Je sais que tu ne pensais pas à mal. Bref, la réponse à ta question est « non ». Je voulais venir te voir après avoir découvert Anna et Darrin, quand j’ai compris que le meurtre de Sheila n’était pas un accident isolé, mais les anciens me l’ont interdit. A la mort de mon père, j’ai pris sa place dans le conseil. Mais malgré mes idées, ils pensent que je suis encore trop jeune pour être pris au sérieux. Ah. Encore cette histoire de hiérarchie. Zachary était en bas de l’échelle féline. Il allait devoir faire son chemin à coups de griffes et de crocs. — À la mort de Todd, poursuivit-il, ils ont mentionné la possibilité d’en parler à une personne extérieure. Puis, un jour, Hattie est sortie se balader et elle n’est jamais revenue. Après ça, le conseil a finalement reconnu que nous avions besoin d’aide. Quelqu’un s’en prend à notre peuple. Nous devons découvrir le coupable et l’arrêter. Merde, je ne peux plus rien faire pour Hattie, dit-il en frappant sur mon bureau en chêne, mais on peut peut-être faire quelque chose pour la prochaine victime. M’enfonçant dans ma chaise, je pivotai pour placer mes pieds sur le rebord de la fenêtre. — Vous avez besoin de quelqu’un qui a de l’expérience. Qu’est-ce qui te fait penser que j’en ai la carrure ? Je te le dis tout de suite : je suis relativement nouvelle dans le métier. Zachary m’adressa un léger sourire. — Je pense que tes affaires sont bien plus sérieuses que tu veux bien l’admettre. Ça m’étonnerait que tu passes ton temps à traquer les épouses infidèles. D’après les rumeurs, un métamorphe aurait mordu la poussière près de chez vous. Et on a pisté des odeurs de démons jusqu’à votre porte, mais aucun n’est jamais ressorti. Je vous ai observées, tes sœurs et toi. Vous ne passez pas aussi inaperçues que vous le croyez. Tu peux dire à Camille que ses protections marchent parfaitement, notre chaman n’arrive pas à les faire tomber. Le souffle court, je me demandai qui avait craché le morceau, mais, en y réfléchissant, c’était difficile de cacher la mort d’une harpie, d’un ensorceleur, et d’un démon comme Luc le Terrible. En particulier ici, sur Terre. Nous étions en haut de la liste des tabloïds. Comme, en plus, les Fae faisaient vendre, nous avions tout pour leur plaire. Puisque je ne répondais pas, il en conclut que j’étais d’accord. — Alors ? Tu vas venir jeter un coup d’œil ? Je soupirai. Au fond de moi, quelque chose me disait que cette affaire n’avait rien à voir avec un chasseur de lions de montagne : c’était bien plus sérieux. Généralement, les tueurs en série suivaient un mode opératoire personnel, et ça semblait être le cas ici. Toutes les victimes avaient été retrouvées au même endroit et mutilées de la même façon. Si on prenait en compte l’état des cadavres, cela ne pouvait être l’œuvre d’un simple psychopathe. Peut-être s’agissait-il d’une parle-aux-morts hors-la-loi ? Après tout, les cœurs avaient été arrachés… — D’accord. Je viendrai, mais je ne te promets rien. À présent venait la partie la plus difficile de l’entretien. J’avais du mal à demander de l’argent, surtout à un autre garou. Heureusement, Zachary aborda le sujet avant que j’aie pu rassembler mon courage. — Est-ce qu’une avance de cinq cents dollars suffit ? Tu n’auras qu’à venir pour te rendre compte de la situation. Si tu penses pouvoir nous aider, nous discuterons de tes honoraires. Sinon, ça te remboursera le temps que tu auras perdu. Alors qu’il remettait une mèche de ses cheveux derrière son oreille, son odeur corporelle me parvint. J’en eus le souffle coupé. Fiévreuse, la gorge serrée, je l’observai pendant qu’il posait cinq billets sur le bureau. Reprenant mes esprits, je lui dis : — Ça marche. Je peux passer samedi ? Vers 18 heures ? j’emmènerai mes sœurs. Si je fixais le rendez-vous assez tard, Camille et Menolly pourraient m’accompagner toutes les deux. Pas question d’aller là-bas toute seule. Nous n’avions pas affaire à un vulgaire emmerdeur. Celui qui traquait la troupe de pumas était un dangereux meurtrier. — Aucun problème, répondit-il. Je te donnerai l’adresse plus tard. Au fait, dit-il d’une voix rauque, tu peux m’appeler Zach. Tout en remplissant la facture, je gardais un œil sur lui. Il ne portait pas d’alliance, mais ça ne voulait rien dire. Je ne savais pas comment marchaient les relations amoureuses et les mariages dans leur clan. Les chats n’étaient pas monogames, mais ces garous terriens, eux, avaient passé toute leur vie auprès d’humains, alors il m’était impossible de savoir comment ils menaient leur vie privée. Lorsqu’il attrapa le bout de papier, sa main s’attarda sur la mienne, la caressant doucement. Bouleversée, entraînée dans un tourbillon d’émotions que je n’avais pas prévu, je relevai les yeux et mon glamour de Fae échappa à mon contrôle. Le souffle court, il se pencha en avant. Tandis que j’entrouvrais les lèvres, il s’arrêta, le visage à quelques centimètres du mien. — Tu as les plus beaux yeux que j’aie jamais vus, Delilah D’Artigo. Puis, aussi silencieux que la neige tombant dans l’eau, il sortit de mon bureau et disparut. Lorsque je rentrai à la maison, Camille était pelotonnée sur le canapé avec Trillian, son amant numéro un. Par « numéro un », j’entendais « obsession dévorante » et par « amant », Svartan… grand, ténébreux et dangereux. Avec sa peau noire de jais légèrement lumineuse, ses longs cheveux argentés et ses yeux couleur banquise, Trillian était plus beau qu’aucun homme ne devrait en avoir le droit. Et il le savait. Comme Camille l’avait appris à ses dépens, il était impossible d’échapper au lien sexuel qui l’unissait au Svartan. Il l’autorisait à avoir d’autres amants, mais au bout du compte, elle lui appartenait toujours, retenue par une magie vieille comme le monde. Je n’aimais pas beaucoup Trillian. Pourtant, je m’étais rendu compte que sous son apparence froide et distante il tenait vraiment à Camille. — Menolly est réveillée ? demandai-je en mangeant une poignée de chips de maïs. Même si la maison me manquait, j’adorais manger des cochonneries, regarder des émissions débiles, et beaucoup d’autres aspects de la culture humaine. Camille désigna la cuisine d’un geste de la tête. — Elle donne à manger à Maggie. Si tu as faim, Iris a fait des spaghettis, il en reste plein. Moi, j’ai déjà dîné. Je m’éclaircis la voix. En voyant l’expression de Trillian, je devinai ce qu’elle avait eu comme dessert. — Je reviens tout de suite, annonçai-je en me dirigeant vers le couloir. A côté de la cuisinière, Menolly berçait Maggie pendant qu’elle lui donnait le biberon. Elle parlait affectueusement à la petite Crypto écailles de tortue. Mince, pourquoi je n’avais jamais mon appareil photo sous la main ? Si j’arrivais à prendre un cliché, je pourrais la faire chanter pendant des années ! En y réfléchissant, ça ne servirait pas à grand-chose : Menolly ne pouvait pas être photographiée. Certaines légendes avaient leur part de vérité. Au lieu de ça, appuyée contre le placard, je m’éclaircis la voix. — Comment va notre petite fille aujourd’hui ? Lorsque Menolly sursauta, ses yeux virèrent un instant au rouge sang avant de reprendre leur teinte pâle habituelle. — C’est pas vrai ! Tu ne peux pas faire du bruit quand tu rentres dans une pièce, chaton ? Avec Camille, on t’a déjà dit plusieurs fois qu’il ne fallait pas me surprendre ! J’aurais pu te faire mal, ou à Maggie ! Et voilà, j’avais recommencé. J’étais une des rares personnes à pouvoir surprendre Menolly, mais je prenais des risques à le faire : la cicatrice sur le bras de Camille en était la preuve. Toutefois, je n’avais pas pensé à la sécurité de Maggie. Le visage fermé, je baissai les yeux. — Désolée. — Camille et moi t’avons déjà mise en garde…, poursuivit-elle après avoir déposé la gargouille dans son parc. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Retirant ma veste, je la balançai sur la table. — J’en ai marre que vous me disiez ce que je dois faire ! J’ai fait une bêtise et j’en suis désolée. Je ferai plus attention, alors arrêtez de me considérer comme une gamine ! Putain, Menolly, je suis plus vieille que toi ! Je ne suis peut-être pas aussi forte que toi, ni capable de lancer des éclairs comme Camille, mais ça ne veut pas dire que je suis naïve. J’ai cru que j’avais fait assez de bruit en entrant dans la cuisine. Stop. Apparemment, je suis plus silencieuse que je le pensais. Stop. Je ferai en sorte que ça n’arrive plus. Stop. Alors arrête de me traiter comme une attardée. Fin du message. — Toi, tu n’es pas de bonne humeur… (Je laissai échapper un soupir exaspéré. Menolly haussa les épaules.) D’accord, d’accord, dit-elle. Je suis désolée, je n’avais pas l’intention de te blesser, chaton. Elle ne comprenait pas ma réaction et ça ne serait sans doute jamais le cas. Parfois, mes sœurs étaient vraiment des boulets. — Ce n’est pas grave, répondis-je, les sourcils froncés, en mangeant une chips. Écoute, j’ai des informations qui pourraient vous intéresser, Camille et toi. Tu peux venir dans le salon ? Ce fut au tour de Menolly de grimacer. — Trillian est là, dit-elle comme si elle avait un mauvais goût dans la bouche. (Quand je lui adressai un regard d’avertissement, elle capitula.) Bon OK, allons-y… Avant de la suivre dans l’autre pièce, je me remplis une assiette de spaghettis et attrapai une fourchette et une serviette. Assise sur le piano, Menolly regardait Trillian d’un air mauvais. Elle ne faisait aucun effort pour cacher ses sentiments, pourtant Camille et Trillian n’y prêtaient pas attention. Alors que je m’installais dans un fauteuil, prête à leur parler de Zachary, la sonnette retentit. Menolly alla répondre et revint presque aussitôt, le visage vide d’expression. Derrière elle marchait quelqu’un revêtu d’une cape, tellement silencieux que même avec mon ouïe développée, je ne l’entendais pas marcher. — Est-ce que nous pouvons vous aider ? demandai-je. Après avoir posé mon assiette sur la table basse, je me levai. Il ne s’agissait pas d’un HSP : un humain au sang pur. Ni d’un Fae commun. Nous ressentions tous la présence tangible et forte d’une magie liée à la terre remplir la pièce. — Au contraire, c’est moi qui vais vous aider, répondit une voix douce. Lorsque la créature repoussa sa capuche, nous nous retrouvâmes face à un elfe au teint pâle, mince comme un roseau. Ses cheveux avaient la couleur d’un rayon de soleil matinal. Sur son front se trouvait le symbole d’Elqavene, la Cour de la reine Asteria. Nous avions devant nous Trenyth, le conseiller de la reine. Ça faisait longtemps qu’il n’était pas venu nous voir. Je retins mon souffle. Était-il arrivé quelque chose au sceau spirituel ? Ou à Tom Lane ? — Je vous en prie, asseyez-vous, dis-je en lui désignant le fauteuil le plus proche. Trenyth déclina mon invitation d’un mouvement de la tête. — Merci, je préfère rester debout, dit-il sans quitter Menolly du regard. Je ne peux pas m’attarder, Sa Majesté requiert mes services. Je suis venu vous offrir un cadeau de la Cour… de la part de nos sorciers. La reine Asteria l’a fait faire pour vous. Il sortit une bourse vert forêt qu’il me tendit. Pendant un instant, j’observai le petit sac. Son tissu était étonnamment doux. De plus, de la magie s’en échappait… une magie écrasante, née de la terre, de la pierre, de l’os et du cristal. Le sceau de la reine y avait été brodé. Sans un mot, je le tendis à Camille. Quand elle l’ouvrit, une flèche étincelante en cristal poli tomba dans sa main. Un autre matériau brillait en son centre, comme un rayon de soleil emprisonné dans la glace. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. — Une amulette de feu et de glace. (Trenyth désigna le soleil à l’intérieur du quartz.) Ce cristal détecte les techniques d’espionnage : pièges, dispositifs de sûreté, barrières protectrices, mises sur écoute. La reine a demandé à ses mages de travailler dessus juste après votre audience, il y a deux mois. Voici ce qu’ils ont créé. Camille laissa échapper un soupir de soulagement. — Merci, et remerciez la reine de notre part. Nous n’avons pas beaucoup d’informations à vous communiquer en ce moment, mais nous gardons l’œil ouvert. — Ne me remerciez pas encore, je suis aussi chargé de vous donner un avertissement, poursuivit-il. Nos informateurs sur Terre nous ont appris qu’une escouade de Degath avait traversé le portail d’une élémentaire il y a quelques jours. Avant de mourir, elle a eu le temps de parler de l’attaque à Pentangle, mère de toute magie. Celle-ci a essayé de retrouver la trace des démons, en vain. Mais elle a toutes les raisons de penser qu’ils se dirigent vers Seattle. Alors tenez-vous prêts. — Oh grands dieux, encore une escouade de Degath ? Et ils ont déjà tué ? Vous savez de quels démons il s’agit ? demandai-je, l’estomac noué. Une nouvelle bataille se préparait. — C’est là tout le problème, répondit Trenyth en secouant la tête. Nous ne sommes pas sûrs qu’ils soient tous des démons, mais ils portent le sceau de l’Ombre Ailée sur leur bouclier ainsi que la marque des éclaireurs de l’enfer. Néanmoins, nous sommes sûrs qu’il y a un démon Jansshi parmi eux. Par contre, les gardiens du portail n’ont pas pu identifier les deux autres. J’eus beau fouiller ma mémoire, je ne parvins pas à trouver la moindre référence. — Je ne crois pas savoir ce qu’est un Jansshi. Camille s’éclaircit la voix. — Ils sont similaires aux Jiangshi mais je ne pense pas qu’ils aient déjà pris une forme humaine. Les Jiangshi sont aussi connus sous le nom de « cadavres sauteurs », dit-elle. Ils viennent de Chine. L’elfe acquiesça d’un hochement de tête. — Cependant, les Jansshi sont plus dangereux. Ce ne sont pas des zombis, mais des démons à part entière, stupides et vicieux. Ils prennent le cœur de leurs victimes en guise d’offrande, et le mangent. En quelque sorte, il s’agit de la racaille des Royaumes Souterrains. L’Ombre Ailée a dû le recruter pour sa force. Les Jansshi ont une apparence humaine, avec un ventre horriblement déformé et un torse enfoncé. — Le cœur ? m’exclamai-je. Celui des amis de Zachary avait été arraché. Peut-être qu’il ne s’agissait pas de l’œuvre d’une parle-aux-morts hors-la-loi en fin de compte. Toutefois, que ferait l’escouade de Degath sur les terres des pumas ? — Oui, ceux des gardiens du portail ont disparu, me répondit Trenyth. L’estomac noué, je levai la main. — Encore une chose : est-ce que les corps étaient desséchés ? Comme si leurs entrailles… avaient été momifiées ? Je ne voulais pas être trop imagée. — Non, dit-il en secouant la tête. Pourquoi ? — Je ne sais pas… Ça n’a peut-être rien à voir. Lorsque mes yeux se posèrent sur mon assiette de spaghettis, j’eus un haut-le-cœur. Je me précipitai aussitôt dans la cuisine pour m’asperger le visage d’eau froide. Tandis que j’observais l’évier qui se vidait, tous mes espoirs que Luc et ses sbires n’aient été qu’un cas isolé s’écoulèrent avec les dernières gouttes dans la canalisation pour finir dans les égouts. Camille avait raison. Nous étions à l’aube d’une guerre, où nous devrions nous battre afin d’éviter l’extinction de masse. Tant que l’Ombre Ailée nous enverrait une équipe à la fois, nous serions sûrement capables de nous défendre, mais que se passerait-il s’il augmentait la donne ? Quand je revins dans le salon, Trenyth était sur le point de partir. — Gardez le cristal en sécurité. La reine Asteria vous contactera bientôt. (Il s’arrêta devant la porte.) Vous ne recevrez pas beaucoup d’aide de la part d’Y’Elestrial, croyez-moi, ajouta-t-il, sans développer. En quelques secondes, il avait disparu dans la nuit comme un fantôme. De nouveau seuls, nous nous regardâmes en chiens de faïence, ne sachant que dire. Enfin, Camille prit la parole. — On dirait qu’on va encore devoir mettre la pâtée à des démons. Au moins, on est prévenus cette fois. Je renforcerai les protections avant d’aller me coucher ce soir. Menolly, s’il se passe quoi que ce soit d’inhabituel au Voyageur, rapporte-le-nous immédiatement. Gardez tous votre téléphone à portée de main. — Je crois que j’ai déjà une piste, mais je ne sais pas trop de quelle manière les deux événements sont liés, dis-je, tandis que je m’installais dans un de nos fauteuils bien moelleux en croisant les jambes. Aujourd’hui, j’ai rencontré le garou qui se baladait dans la forêt. J’ai découvert pourquoi il nous espionnait. C’est mon nouveau client. — Vraiment ? me demanda Camille en fronçant les sourcils. Comment est-ce qu’il s’appelle ? Qu’est-ce qu’il voulait ? Je leur rapportai la conversation que j’avais eue avec Zach. — Celui qui a tué ces cinq victimes leur a arraché le cœur. — Je croyais que les démons avaient traversé le portail il y a quelques jours seulement ? Alors que les premiers meurtres remontent à plus d’un mois…, intervint Menolly. On ne peut pas laisser notre paranoïa nous jouer des tours. — Tu as raison, dis-je en haussant les épaules. J’ai aussi pensé à un groupe de parle-aux-morts hors-la-loi, à cause des cœurs manquants. Par contre, pour ce qui est de la momification, je n’ai aucune idée. Camille fronça les sourcils. — C’est une bonne hypothèse. Les parle-aux-morts prennent toujours le cœur. — Oui, acquiesçai-je en tremblant. (Nous avions déjà vu ces créatures à l’œuvre. Chaque fois, j’avais ressenti une vague nausée et de la peur.) Une chose est sûre : quelqu’un abat les pumas de son clan. J’aimerais que vous m’y accompagniez samedi soir. — Bien sûr, répondit Camille. Menolly hocha la tête. Trillian, lui, fit la moue jusqu’à ce que je lui dise qu’il était le bienvenu. Alors, il déclina. — Je voulais juste être invité, avoua-t-il en clignant des yeux. Quand Camille le gifla, il lui jeta un regard qui m’aurait fait trembler de peur. Ma sœur, elle, éclata de rire. — On ferait mieux de faire des recherches sur les démons Jansshi. Il faut qu’on trouve leurs points faibles, s’ils en ont, dit Menolly. Ce qui m’inquiète, c’est que Trenyth a dit qu’ils étaient stupides. Si le Jansshi représente les muscles de l’escouade, qui joue le rôle du cerveau ? En ce qui me concerne, je ne suis pas pressée de savoir à qui d’autre nous avons affaire. — Comme ça, on est deux, marmonnai-je. Tout à coup, le son d’un carillon résonna depuis l’étage au-dessus. Ça ne pouvait signifier qu’une chose. — Le miroir des murmures ! s’exclama Camille en se relevant d’un bond. Tandis qu’elle montait l’escalier en courant jusqu’à son bureau, nous la suivions de près. Créé par la communauté des sorciers, le miroir des murmures était une sorte de visiophone qui nous permettait de communiquer avec la maison. Étant donné qu’Y’Elestrial était au bord de la guerre civile, nous n’étions pas étonnées de voir les informations arriver au compte-gouttes. L’OIA ne nous avait pas contactées depuis un mois terrien. En fait, nous étions tellement inquiètes que nous avions même envisagé de rentrer pour vérifier que notre père allait bien. Membre de la garde, il était fidèle à la Cour et à la Couronne mais sa loyauté avait été mise à l’épreuve par notre troll de reine. Enfin, ce n’était pas vraiment un troll. Non, elle était beaucoup plus jolie, et ne vivait pas sous un pont. Mais Lethesanar était sous l’emprise de l’opium et avait un goût cruel pour la torture. La dernière fois que nous lui avions parlé, notre père faisait de son mieux pour rester neutre, mais bientôt, il devrait faire un choix. S’il décidait d’obéir à sa conscience, il courrait un grave danger. La façon dont la reine se chargeait des traîtres ressemblait à celle qu’utilisait Menolly avec les pervers qu’elle surnommait ses Happy Meals. Camille se glissa sur la chaise devant le miroir des murmures, incrusté dans le mur et recouvert par un voile de velours noir. Tandis que nous nous penchions par-dessus son épaule, elle le retira. Trillian, lui, s’adossa contre le montant de la porte. Encadré d’argent magique extrait des mines les plus profondes des montagnes de Nebelvuori en Outremonde, le miroir étincelait d’une légère lumière bleutée. A l’intérieur, de la brume tourbillonnait, vortex chaotique attendant que la bonne voix ouvre le lien entre les deux dimensions. — Camille, dit ma sœur. Le miroir fonctionnait un peu sur le même principe que la reconnaissance vocale des ordinateurs. Après avoir vécu sur Terre, je commençais à croire que les HSP nous rattrapaient à grands pas. J’étais fascinée par leur technologie… enfin, notre technologie, puisque notre mère était humaine. Les ordinateurs me plaisaient autant que les champs d’herbe à chat. Au bout d’un moment, la brume disparut et nous nous retrouvâmes face à notre père. Camille et lui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Moi, j’avais pris du côté de ma mère. Quant à Menolly, elle avait hérité des gênes d’un ancêtre inconnu. De taille moyenne, mince, Père avait la même couleur de cheveux que ceux de Camille – noir corbeau –, mais lui les rassemblait en une tresse serrée. Leurs yeux étaient également similaires. Violets avec des touches argentées. Il ne portait pas d’uniforme. D’après ce que je voyais derrière lui, il était à la maison. La plupart des anciens membres de la Garde Des’Estar possédaient un miroir des murmures chez eux. Je m’approchai et lui envoyai un baiser. — Hé, nous nous faisions du souci pour toi ! Qu’est-ce qui se passe ? Il cligna des yeux un instant avant de sourire. — Tu ressembles de plus en plus à ta mère, que son âme repose en paix. (Il observa nos visages inquiets les uns après les autres. Son front était plus marqué que l’année dernière.) Menolly ? Comment vas-tu mon enfant ? Il n’avait pas encore réussi à s’habituer à la nouvelle nature de Menolly. Sa haine ancestrale pour les morts-vivants ne s’était adoucie qu’après la transformation de sa fille. Elle ne lui adressa qu’un léger signe de la tête mais je savais qu’ils étaient heureux de se revoir. — Je n’ai pas à me plaindre, pas trop en tout cas. Camille s’éclaircit la voix. — Ça fait plaisir d’avoir de tes nouvelles, ajouta-t-elle, rassurée. Nous étions sur le point de rentrer à la maison pour te voir. — Qu’est-ce qui se passe ? l’interrompis-je. Tu vas bien ? Est-ce que la guerre a des chances de se terminer avant même de commencer ? Même si j’étais optimiste, je connaissais déjà la réponse à ma dernière question. Mais après tout, l’espoir faisait vivre. — Se terminer ? Non, mes filles, ce n’est que le début. Les camps se sont formés. Les gobelins ont forgé un traité avec Lethesanar et envoient leurs troupes. Les Svartan et les elfes supportent Tanaquar. La reine des fées a officiellement signé la trêve avec le roi de Svartalfheim, qui lui a offert sa puissance militaire. Comme vous pouvez l’imaginer, sa décision a fait grand bruit. — Pas étonnant, murmurai-je. Ennemis ancestraux, les Svartan et les elfes étaient pourtant issus de la même race. Des millénaires auparavant, leurs lignées s’étaient séparées : les Svartan avaient choisi l’obscurité tandis que les elfes étaient restés dans la lumière. Si aujourd’hui ils formaient une alliance, nous étions vraiment dans la merde. Père ne savait pas que la reine Asteria nous avait engagées. Techniquement, ça faisait de nous des traîtres à la Cour et à la Couronne. Toutefois, quand on était coincé entre un précipice et un démon, sauter dans le vide semblait une bonne idée. Il poussa un long soupir. — Je n’ai pas beaucoup de temps aujourd’hui et il y a des choses que vous devez savoir. Vos vies en dépendent peut-être. Ses paroles eurent l’effet d’une douche froide. — Ne me dis pas qu’ils ont trouvé le moyen de ressusciter Luc le Terrible ! m’exclamai-je. Démons, zombis, goules, ça suffit ! — Je suis sérieux, Delilah, dit Père en regardant par-dessus son épaule. (Derrière lui, je pouvais distinguer l’horloge que Mère avait apportée en Outremonde lorsqu’elle avait épousé notre père.) Je dois bientôt y retourner alors écoutez-moi attentivement. — Oui, chef, dis-je, les yeux baissés. Il s’éclaircit la voix. — D’après les rumeurs, Lethesanar s’apprêterait à mener une attaque de front contre Svartalfheim. Ma conscience m’empêche d’y prendre part. Je suis fidèle à la Cour et à la Couronne, pas à une belliciste assoiffée de pouvoir et dépendante de l’opium qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Si elle compte vraiment attaquer Svartalfheim, alors… Son expression dévoilait tout ce qu’il n’osait pas dire. Notre père avait l’intention de déserter la garde. Si on le capturait, c’était l’exécution assurée. — Qu’est-ce que tu comptes faire ? demandai-je. — Pour être franc, commença-t-il en secouant la tête, je n’en ai pas la moindre idée. Je trouverai un moyen de vous contacter. J’ai déjà placé vos affaires dans un lieu où elles seront en sécurité. Votre tante Rythwar sait où elles se trouvent. Elle a été obligée de quitter Y’Elestrial. Elle vit bien au-delà des frontières de la ville désormais. Sa tête a été mise à prix. Tandis que Camille laissait échapper un cri de surprise, Menolly et moi observâmes notre père, bouche bée. Notre tante était une amie de la reine et vivait à la Cour. — Oh merde, qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je. — Elle travaillait pour Tanaquar. (Père prit une grande inspiration avant d’expirer lentement.) Lethesanar en a eu vent. Elle l’a condamnée à mort. Rythwar se cache. Et… (Il s’arrêta, l’air incertain.) Je ne sais pas comment vous dire ça. — Ne t’en fais pas pour nous, dis-le. Quelle que soit la nouvelle qu’il avait à nous apprendre, j’avais le sentiment que ça ne serait pas une partie de campagne. — A cause de la relation que Camille entretient avec Trillian, vous allez peut-être vous retrouver au chômage. Dans ce cas-là, repassez le portail avant que la reine décide de tous les fermer. Vous risqueriez d’être coincées sur Terre. Je toussai. — Il y a toujours les portails des élémentaires, comme ceux de Grand-mère Coyote et Pentangle. Ils ne sont pas sous la juridiction de l’OIA. (Cette pensée me ramena aux démons qui approchaient.) Au fait, il y a une nouvelle escouade de Degath dans la nature. Pendant une fraction de seconde, Père ferma les yeux. — Je suis désolée, mes filles. J’ai l’impression qu’il faudra beaucoup de temps avant que les choses redeviennent normales. Tandis qu’il se frottait les paupières, il avait l’air bien plus vieux et fatigué que d’habitude. — Vous pouvez dire adieu à l’aide de l’OIA, dit Trillian d’un ton grave. Peut-être que vous devriez suivre les conseils de votre père et rentrer à la maison. — Nous ne pouvons pas partir comme ça, l’interrompit Camille. L’Ombre Ailée est une trop grande menace. S’il trouve les sceaux, la Terre et Outremonde seront perdus. Nous ne pouvons nous cacher nulle part. — Elle a raison, marmonnai-je. Qu’est-ce qui te fait penser qu’Outremonde sera en sécurité si l’Ombre Ailée a le champ libre sur Terre ? Il faut être réaliste : on est tout seuls et dans la merde jusqu’au cou. — Pas tout à fait, intervint Père. Vous m’avez dit que la reine Asteria vous croyait au sujet de l’Ombre Ailée. Lui jetant un coup d’œil en coin, je me demandai ce qu’il savait. Camille pensa sûrement la même chose car elle m’adressa un regard qui signifiait : « Tu crois qu’on devrait lui dire ? » Je secouai la tête. Même si j’en mourais d’envie, on ne pouvait pas prendre de risque. Trop de choses dépendaient de notre discrétion. — Oui, elle nous croit, dis-je finalement. (Je soupirai avant de poser la question qui nous démangeait tous :) Pourquoi est-ce que tu ne nous rejoindrais pas ? Ton aide ne serait pas de trop. Il secoua la tête. — Je ne peux pas. (Un bruit retentit du côté de Père.) On frappe à la porte. Je dois y aller. Je ne pense pas que je pourrais vous contacter avant un bout de temps. Rappelez-vous que votre tante Rythwar est au courant de tout. Elle vit dans une petite maison à côté de la Riellsring, la rivière qui mène aux montagnes Nebelvuori. Juste avant les chutes de Sandstone, il y a une clairière au milieu des chênes. Derrière, vous trouverez des buissons de baies sauvages. Elle habite dans la direction des montagnes, à un peu moins de deux kilomètres. Ne cherchez pas de chemin ; il n’y en a aucun. Et surtout, n’en parlez à personne. Le bruit s’amplifia. Quelqu’un martelait la porte. Puis une voix retentit : — Capitaine ! La reine demande votre présence à la Cour. L’offensive contre Svartalfheim a été décidée pour ce soir, monsieur ! Père nous jeta un dernier regard empli de désespoir. — Ça a commencé, dit-il. Si quelque chose m’arrivait, n’oubliez jamais que je vous aime. Et que votre mère aussi. Suivez votre conscience et faites ce que vous pensez être juste, sans vous soucier du résultat. Je suis tellement fier de vous… — Père ! cria Camille en approchant la main du miroir. Quant à moi, je fus incapable de détacher les yeux de la glace qui s’obscurcissait pour se remplir de nouveau de brume. — Par Bastet, soit il part en guerre, soit il devient un traître. Qu’est-ce qu’on va faire ? Menolly soupira. — Ce qu’il nous a dit : obéir à notre conscience. Delilah, on serait totalement impuissantes à la maison. Pire, on finirait en prison. Alors autant faire de notre mieux ici et prier les dieux pour qu’ils veillent sur Père et tante Rythwar. En attendant, dit-elle en jetant un coup d’œil à l’horloge, on ferait mieux de reprendre nos habitudes, au cas où on nous espionnerait. Je dois aller travailler. La nuit, Menolly gérait Le Voyageur. Je fronçai les sourcils. Avec tout ça, comment pouvais-je me concentrer sur mon travail ? Quand on nous avait mutées sur Terre, ce n’était pas la joie, mais maintenant, c’était carrément un cauchemar. Enfin, Menolly avait raison. Même si je mourais d’envie de rentrer et de tout arranger, je savais que nous ne pouvions rien y faire. — Si un jour je mets la main sur Lethesanar…, marmonnai-je sans aller jusqu’au bout de ma pensée. Alors que nous redescendions au rez-de-chaussée, Camille posa la main sur mon épaule. — Tout ira bien. Tu verras. Père est intelligent. Tante Rythwar aussi. Et puis, si jamais on se fait virer, je t’assure qu’il y a plein de choses qui me plairaient plus que de travailler pour ce cauchemar bureaucratique. Je lui adressai un léger sourire puis éclatai de rire. — Et après c’est moi, l’optimiste ? Merci. Une dose de « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » me fait toujours du bien. Nous étions de retour dans le salon, mais nos pensées, elles, étaient en Outremonde. Chapitre 4 Le lendemain, la situation ne s’était pas améliorée. Nous étions tous à fleur de peau. Bien sûr, être prise à part par Trillian dans le couloir menant à la cuisine n’avait pas arrangé les choses. Toujours soigné, le Svartan portait un jean noir, un pull à col roulé gris et des bottes de motard à talonnettes. Sa veste en cuir, ornée de clous et de breloques, mettait en valeur sa taille fine. Camille et lui faisaient vraiment la paire. A mi-chemin entre le pirate et le ninja urbain, Trillian était un bel homme, je devais au moins lui accorder ça… Un connard arrogant, certes, mais un bel homme quand même. — Bonjour, le saluai-je en bâillant. (Comme d’habitude, j’étais restée éveillée une bonne partie de la nuit. Je comptais faire la sieste dans mon bureau plus tard. Pour l’heure, l’odeur des saucisses et des pancakes me chatouillait les narines.) Tu es prêt pour le petit déjeuner ? Apparemment, Iris est aux fourneaux ce matin. — Elle fait très bien la cuisine, acquiesça Trillian avant de m’arrêter, en posant la main sur mon bras. Avant d’y aller, j’aimerais que tu me promettes de faire quelque chose pour moi, Delilah… Ses yeux avaient la couleur de la glace liquide en fusion. Si j’avais été faible, j’aurais aussitôt accepté, sans lui demander aucune explication. Mais je le connaissais trop bien pour ça. Il y avait anguille sous roche. — Qu’est-ce que tu veux ? — Tu ne me fais toujours pas confiance ? demanda-t-il avec un léger sourire en coin. (Cette expression faisait fondre Camille… Moi, elle me donnait la chair de poule. Le Svartan était rusé et plein de ressources, on ne pouvait pas le lui enlever.) J’aimerais que tu m’aides à convaincre Chase que je ne vais pas le voler, l’attacher, le castrer ou saccager son appartement. (Les mains jointes derrière son dos, il se balança sur ses talons. Son sourire ressemblait à celui d’un crocodile prêt à sauter sur sa proie.) Ton petit copain refuse de me laisser seul chez lui. — Ah ça, c’est du Chase tout craché, dis-je en ricanant. J’en conclus que votre petit arrangement ne se passe pas très bien ? Pourquoi est-ce que tu ne te dépêches pas de déménager ? — Je ne veux pas prendre n’importe quoi, répondit-il d’un ton impatient. — Tu veux dire que tu n’as pas les moyens de t’offrir autre chose qu’un taudis…, rétorquai-je. Désolée, je n’ai pas l’intention de me mêler de vos affaires. Avec Camille, on vous avait prévenus que c’était une mauvaise idée, mais bien sûr, vous n’en avez fait qu’à votre tête. Et à peine quelques jours après, tu te plains déjà. Même si je voulais couper court à la conversation, la curiosité me démangeait. — Au fait, Trillian, comment tu as fait pour que Chase accepte ? Je n’arrivais vraiment pas à comprendre. Chase n’était pas idiot et il aimait avoir son intimité. En plus, il ne se laissait pas facilement faire et je savais qu’il n’avait aucune confiance en Trillian. Alors, la raison pour laquelle ces deux-là s’étaient retrouvés colocataires – même temporairement – me passait au-dessus de la tête. Sans répondre, le Svartan commença à se diriger vers la cuisine. Trop tard : son regard l’avait trahi. Je l’attrapai par l’épaule pour qu’il se retourne. — Tu l’as ensorcelé, c’est ça ? Tu t’es servi de ce satané magnétisme que les Svartan suent par tous les pores ! Tu savais qu’il ne pourrait pas y résister ! (Les mains sur les hanches, je me penchai en avant – j’étais légèrement plus grande que lui – pour lui régler son compte.) C’est le coup le plus bas et le plus arrogant qui existe et… — Est-ce que je dois te rafraîchir la mémoire ? m’interrompit-il en examinant ses ongles. C’est grâce à ton sang de demi-fée que l’inspecteur est dingue de toi, alors n’essaie pas de me faire culpabiliser. Comment est-ce que Camille a réagi quand elle a appris que tu avais charmé notre illustre inspecteur ? Soudain muette, je fis un pas en arrière. Trillian avait compris que j’avais usé de mon glamour lors de ma première nuit avec Chase, alors que celui-ci n’en savait toujours rien. Le lendemain, je m’étais sentie tellement coupable que je n’en avais pas parlé à Camille. Pour elle, Chase avait fait le premier pas. Pour Chase aussi. Et Menolly. En toute franchise, je n’avais pas l’intention de leur dire la vérité. Trillian laissa échapper un bref éclat de rire. — Elle n’en sait rien, pas vrai ? Tu ne lui as pas dit que tu avais ensorcelé ton petit copain ? Je lui jetai un regard assassin. — Chase n’arrêtait pas de courir après Camille et elle n’était pas intéressée alors j’ai juste… — Tu l’en as débarrassée ? C’est trop drôle, dit-il en souriant. Allez viens, mon chaton, on va prendre notre petit déjeuner. Toi et moi, on se ressemble plus que tu veux bien l’admettre. Même si elle peut être impitoyable, Camille attaque toujours de face. Alors que toi, tu n’as l’air de rien mais en réalité, tu n’es pas un petit chat sans défense… Je gardai le silence et me contentai de serrer les dents. Connard ou non, Trillian avait un don pour l’observation. Et il avait lu en moi aussi clairement que dans du cristal. Bien que je ne veuille pas l’admettre, Chase m’avait intéressée parce que j’étais curieuse du sexe. Il était mignon et libre. Pourtant, même si elle n’en voulait pas, je savais que je devais le piquer à Camille. Aussi, à la première occasion, j’avais utilisé mon glamour sur lui. En utilisant mon charme pour parvenir à mes fins, j’étais aussi coupable que Trillian. — Je n’en ai pas parlé à ma sœur parce que… — Oh, tu n’as pas à te justifier devant moi. Je m’en moque totalement. Au moins, à partir de maintenant, tu cesseras peut-être de te plaindre de ma relation avec Camille ou de la façon dont j’use de mes charmes. Je mourais d’envie d’effacer son sourire satisfait et de lui dire que nous n’avions rien en commun. Que je ne descendrais jamais aussi bas qu’un Svartan. Mais je ne ferais que me mentir à moi-même. — Je ne savais même pas que Chase me plaisait avant d’être certaine que Camille n’en avait rien à faire, continuai-je. J’ai été surprise quand il a répondu à mes avances. Trillian me laissa passer. En secouant la tête, j’entrai dans la cuisine où Iris faisait cuire des pancakes et des saucisses. Alors qu’il me suivait, je me retournai vivement, si bien qu’il me rentra dedans. — Si tu as un problème avec Chase, débrouille-toi, murmurai-je. Mais écoute-moi bien : si tu lui fais du mal, je demanderai à Menolly de te tomber dessus. Tu sais qu’elle ne t’aime pas. Elle n’attend que notre autorisation, tu peux me croire. Trillian se contenta de ricaner. Me dépassant dans la cuisine, il alla déposer un baiser sur la joue d’Iris. Celle-ci lui tendit une assiette. — Mange autant que tu veux, dit-elle, il y en a encore plein. Après s’être assis au bout de la table, il tartina généreusement un pancake de beurre et de miel. Iris m’adressa un sourire plein de malice. Elle était la seule à pouvoir parler sur ce ton à Trillian et à lui donner des ordres. D’après Camille, Iris lui rappelait sa mère. Personnellement, je trouvais cette théorie un peu difficile à croire… Je me remplis une assiette et me versai un verre de lait. En me voyant manger, Iris eut un air satisfait. — Qu’est-ce que tu as prévu aujourd’hui ? lui demandai-je. Après avoir débranché les plaques chauffantes, elle grimpa sur son tabouret. Au même moment, des bruits de pas dans l’escalier nous informèrent de l’approche de Camille. Lorsqu’elle entra dans la pièce, sur son trente et un, comme toujours, un sourire illuminait son visage. — Manger ! s’exclama-t-elle avant d’embrasser Trillian. Le contact de leurs lèvres créa des étincelles. L’espace d’un instant, j’aperçus les liens qui les unissaient. Iris les rompit. — Dépêchez-vous de manger pour que je puisse débarrasser. C’est bientôt le solstice d’hiver, il faut commencer à préparer les fêtes. Je jetai un coup d’œil à Camille. — Sans Père, ce ne sera pas pareil… Est-ce que ça en vaut vraiment la peine ? Camille haussa les épaules. — Je me suis posé la même question, mais c’est la tradition, Delilah. Mère aurait aimé qu’on le fête et, pour être franche, me rappeler la maison me fera du bien. En Outremonde, la veille du solstice d’hiver, on se rendait au lac Y’Leveshan près des chutes d’Erulizi. A cette période de l’année, tout était gelé et étincelait comme du cristal. On se rassemblait sur la berge pour le rituel de minuit en l’honneur de l’ascension de la reine des neiges et du roi du houx. La magie y était aussi douce que le miel et, au lever du soleil, les champs glacés scintillaient sous le poids de la neige fraîchement tombée. Notre mère avait adopté les traditions d’Y’Elestrial et les avait mélangées aux siennes. En plus de participer aux célébrations de la ville, nous décorions aussi notre maison de houx et de feuillages. Elle avait même convaincu notre père de couper un sapin tous les ans pour que l’on puisse l’orner de cristaux et d’amulettes. En ce temps-là, la maison resplendissait. Tout à coup, j’avais envie de recréer le festival du solstice d’hiver ici, dans ce monde oublié des dieux. — On pourrait… Peut-être qu’on pourrait faire le rituel près de l’étang aux bouleaux ? Iris me regarda en souriant. — Je trouve que c’est une merveilleuse idée, répondit-elle. On décorera la maison ce soir. Je m’occupe de tout, si vous voulez bien me faire confiance. Rassurée, Camille se laissa aller contre sa chaise. — Merci. Après tout, tu fais partie de la famille maintenant. — En parlant de ça, Delilah, est-ce que tu aurais le temps de passer au Conte de Fée pour récupérer ma tenue ? me demanda Iris. Je l’ai déjà payée. Jill m’a appelée pour me dire qu’elle était prête. Je hochai la tête. — Pas de problème, tu l’auras ce soir. Camille jeta un coup d’œil à l’horloge. — Ah ! Il faut qu’on se dépêche. Je verrai ce que je peux trouver sur les démons Jansshi au boulot. Je la suivis dans le salon avec Trillian. Tandis que nous enfilions nos manteaux, le Svartan se tourna vers moi. — Tu parleras à Chase ? demanda-t-il, triomphant. Je soupirai en regardant Camille. Malgré ma menace de lui flanquer Menolly aux trousses, il savait qu’il me tenait. — Oui, dès que je peux. Quand nous sortîmes dans l’air glacé du matin pour rejoindre nos voitures respectives, je ne pus m’empêcher de me réjouir lorsque Trillian glissa sur un tas de feuilles gelées et se retrouva à plat ventre aux pieds de Camille. Ricanant, je lui marchai délicatement dessus avant de monter dans ma Jeep. Lorsque j’atteignis mon bureau, le vent glacé avait fait chuter la température au-dessous de zéro. Mon sac posé sur la table, j’ouvris mon carnet d’adresses, puis m’assis dans mon fauteuil pour observer le ciel nuageux par la fenêtre. Argenté… Un temps de neige, comme disait Camille. Elle pouvait le sentir dans le vent. Et s’il y avait une chose qu’elle connaissait parfaitement, c’était l’odeur de la foudre, de la neige et de la pluie. Après avoir trouvé le numéro que je cherchais, je décrochai le combiné. Je connaissais un garou bien informé qui vivait en ville. Elle n’était pas encore sortie du placard mais elle possédait des tonnes de renseignements sur la communauté des garous de Seattle. Si quelqu’un pouvait me parler de la troupe de pumas du mont Rainier, ça serait Siobhan. Je composai son numéro. Siobhan était une selkie, un phoque-garou, qui vivait sur la trente-neuvième avenue dans un appartement avec vue sur la mer. Ainsi, elle pouvait facilement se glisser dans l’eau quand elle en avait besoin. — Oui j’écoute ? dit-elle d’une voix haletante qui donnait l’impression qu’elle venait de courir un marathon. — Miaou. Elle rit. — Delilah, ça me fait plaisir de t’entendre ! Qu’est-ce qui se passe ? — Je me demandais si je pouvais passer chez toi pour te parler d’un clan de garous du mont Rainier. J’espérais que tu pourrais m’apprendre des choses à leur sujet. Une mouche se posa sur mon nez. Je la chassai. Même dans le froid de décembre, l’immeuble regorgeait d’insectes, de rongeurs et de toutes sortes de créatures merveilleuses. — De quel clan s’agit-il ? — La troupe de pumas du mont Rainier, répondis-je. Il y eut une pause au bout de la ligne. — Tu peux venir dans une heure et demie si tu veux. Je les connais un peu. C’est un groupe très soudé. Jusqu’à présent, tout allait bien pour eux, mais récemment, il y a eu du grabuge dans la communauté garou. Tu ferais peut-être mieux d’être au courant avant de te mêler de leurs affaires. Après avoir vérifié son adresse, j’attrapai mon manteau et sortis. Je m’occuperais de la course d’Iris avant de rendre visite à Siobhan. Tandis que je montais dans ma Jeep, je me demandai si le grabuge dont elle parlait avait été causé par la mort des pumas. Si tel était le cas, que se passait-il ? La place du marché fourmillait de gens qui faisaient leurs courses de Noël. Ce marché semi-ouvert était la fierté de Seattle, avec plus de deux cents petits commerçants, un nombre astronomique de marchands qui louaient leur emplacement à la journée, des musiciens de rue, des mimes, des magiciens et une pléthore d’artistes. Tout ceci nous rappelait la maison. Menolly n’avait jamais vraiment eu l’occasion de le voir – en général, le marché était déjà fermé à son réveil –, mais Camille et moi adorions y faire des achats. Je faisais juste attention à éviter les poissonniers. Beaucoup trop tentants. Pendant que je me faufilais entre les étals des maraîchers, je respirai à pleins poumons l’odeur des herbes – il n’y avait pas beaucoup de légumes en cette saison – et des couronnes fraîchement tressées. Trois petites filles arrivèrent alors en courant vers moi. La plus jeune, qui ne devait pas avoir plus de sept ans, me percuta de plein fouet. Les filles s’immobilisèrent aussitôt. Celle qui m’était rentré dedans releva la tête, les yeux écarquillés, avant de reculer vivement. — Vous êtes une fée ! murmura-t-elle, d’une voix trop faible pour que les autres passants l’entendent. Je lui fis un clin d’œil. — C’est exact. Je m’appelle Delilah. Je ne lui tendis pas la main ; être amicale avec un enfant terrien pouvait facilement être mal interprété. Même si ça m’attristait, je comprenais très bien pourquoi. Elle posa sa main sur sa bouche. Ses amies étaient aussi stupéfaites. Finalement, une fille aux cheveux roux et courts, qui semblait être couverte de taches de rousseur, m’adressa la parole : — Bonjour ! Je m’appelle Tanya. Est-ce que vous êtes une princesse ? J’ai toujours rêvé de rencontrer la princesse des fées ! s’exclama-t-elle en humant l’œillet qu’elle tenait dans la main. Désolée de la décevoir, je secouai tout de même la tête. — Non, Tanya, je ne suis pas une princesse. Je suis juste une fée normale. Tu sais, pour la plupart d’entre nous, nous ne sommes pas très spéciales. — Vous êtes une méchante femme, m’interrompit celle qui m’avait percutée. Ma maman, elle dit que toutes les fées sont des salopes. C’est pour ça que papa nous a quittées. Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que j’étais censée répondre à ça ? Et puis, cette petite connaissait-elle vraiment le sens du mot «salope » ? J’espérais que non. Soupirant, je lui répondis : — Certaines fées causent des problèmes, d’autres non. Comme les humains… Je m’arrêtai. Je ne savais pas comment expliquer ce que je voulais dire, ni si je devais m’embêter à le faire. Tanya, la rousse, m’adressa un grand sourire puis se tourna vers son amie. — Janie, c’est comme les garçons qui nous embêtent à l’école. Ce n’est pas parce que Billy m’a tiré les cheveux que les autres garçons sont méchants. — Tu as raison, acquiesçai-je quand soudain, une grande femme mince approcha. Janie, celle qui avait décidé que j’avais détruit sa famille, se cacha derrière elle. Mère et fille : aucun doute là-dessus. Elles me fusillaient du regard. — Ne t’approche pas de ma fille, sale pute, marmonna la femme, juste assez fort pour que je l’entende. Je jetai un coup d’œil à Janie. Quel gâchis de devoir grandir avec un tel sentiment de haine ! Mais comment pouvait-elle y échapper avec un modèle pareil ? — Je ne voulais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas…, commençai-je avant de me raviser. Inutile de perdre mon temps. Alors que j’étais sur le point de partir, Tanya m’attrapa par la veste et me tendit son œillet. — Je suis quand même persuadée que vous êtes une princesse, murmura-t-elle. Je lui fis un clin d’œil. — Peut-être… mais je suis ici incognito, alors ne le dis à personne, OK ? Elle s’éloigna en pouffant, rayonnante. OK, j’avais menti. Mais dans le cas présent, ça ne pouvait pas faire de mal. Le Conte de Fée était un magasin spécialisé dans les vêtements d’époque dont la propriétaire, Jill Tucker, était une couturière hors pair. Elle vendait des vêtements de confection et du sur mesure. Durant ces derniers mois, Iris l’avait engagée plusieurs fois pour lui créer ses tenues. Penchée sur le comptoir, je souris à la vue des dragons en étain qui paradaient sur l’étagère à côté de la caisse enregistreuse. Camille devrait peut-être en acheter un à Flam… Non, c’était une mauvaise idée. Quelqu’un d’aussi vieux que lui trouverait sûrement ça stupide. Pour ce que j’en savais, il possédait peut-être des statues en or quelque part dans sa clairière. — En quoi puis-je vous aider ? demanda Jill en se retournant, un sourire contagieux aux lèvres. Elle tenait un mètre ruban à la main et une étoffe qui semblait tissée à partir d’une aurore boréale. — Je viens chercher la tenue d’Iris. Iris Kuusi. Iris utilisait le nom de la famille finlandaise pour laquelle elle avait travaillé jusqu’à leur mort. Quand nous nous réunissions autour d’un feu avec un grand plat de pop-corn, elle nous racontait souvent des anecdotes sur ces années qu’elle avait passées à leurs côtés. Jill déposa le mètre et l’étoffe sur le comptoir. — Ah oui, elle m’a dit que quelqu’un passerait aujourd’hui. J’ai l’impression que nous nous sommes déjà rencontrées…, dit-elle en me tendant la main. Je la lui serrai doucement. — Une fois. J’avais accompagné Iris lorsqu’elle était venue vous commander plusieurs tabliers sur mesure. Je suis Delilah D’Artigo. — Je m’en souviens ! Sa robe est prête. Attendez un instant, je reviens tout de suite. (Elle disparut dans une réserve pas plus grande qu’un placard avant de réapparaître avec une boîte blanche ornée d’un gros ruban rouge.) Voilà. Qu’elle me contacte si je dois la retoucher. Ravie de vous avoir revue, dit-elle en reprenant ses instruments. Comme elle s’était remise au travail, je m’emparai de la boîte. Avant les fêtes de fin d’année, tout le monde était occupé. — Bonne journée, lui souhaitai-je de tout cœur. — Vous aussi, me lança-t-elle alors que je quittais la boutique et me dirigeais vers la sortie du marché. Pour aller chez Siobhan, je dus traverser Discovery Park qui consistait en deux cents hectares de prairie protégée, de fourrés, et de forêt. Il comprenait aussi une réserve marine sur trois kilomètres de côte. Avec Camille, nous venions souvent ici pour nous balader ou réfléchir. À marée basse, le cri des mouettes se répercutait contre le sable mouillé. J’avais toujours l’impression de mieux respirer quand je regardais le mont Olympus depuis la baie. Pour ma part, je préférais marcher dans les bois, tandis que Camille aimait se promener sur la plage. Le parc offrait de nombreuses possibilités. Après avoir emprunté les rues sinueuses qui l’entouraient, je m’arrêtai devant un bâtiment à un étage. Il s’agissait d’une grande villa, transformée en quatre appartements séparés. Loin des tours de verre de la ville, la maison de Siobhan avait gardé l’atmosphère des temps passés. Elle avait l’air accueillant d’une pension de famille. Descendant de ma Jeep, je me dirigeai vers l’escalier sur le côté droit du bâtiment. Il y avait deux appartements à chaque étage avec des escaliers de chaque côté conduisant aux résidences supérieures. Une chose était sûre, le bâtiment avait besoin d’un bon ravalement de façade. Détériorée par le vent et la pluie, la peinture se craquelait. Des arbustes et des buissons entouraient la maison, du lierre grimpait sur les murs. Derrière, un carré de pelouse surplombait la baie. Une fois en haut des marches, je frappai à la porte blanche qui portait l’inscription B2 en couleur or. Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit pour révéler Siobhan, grande et mince, avec de longs cheveux noirs. Comme elle portait une jupe en lin gris pâle et un pull à col roulé, elle me fit penser au clair de lune filtrant à travers la fenêtre lors d’une froide nuit d’automne. — Salut ! Entre ! dit-elle en refermant la porte derrière moi. Siobhan se mouvait comme une ombre ; je pensais la voir d’un côté de la pièce, puis soudain elle se trouvait de l’autre. Sa maison reflétait sa nature. Des tableaux représentant la mer, les vagues impétueuses et écumeuses de l’océan, ornaient les murs. Le canapé et la causeuse étaient en daim argenté et en bois gris, rappelant les branches rejetées par la mer. Même les fleurs qu’elle avait achetées portaient les couleurs de l’océan : des roses et des orchidées blanches et violet pâle avec des touches de rose. — Tu veux manger quelque chose ? demanda-t-elle en me présentant un plateau de saumon fumé sur des biscuits salés. Mon estomac gargouilla. Je mordis avec appétit dans un hors-d’œuvre puis m’essuyai la bouche avec une serviette en papier. Assise ainsi dans le salon avec vue sur la baie, je me demandai depuis combien de temps elle vivait en ville. Les Fae terriens vivaient aussi longtemps que leurs homologues outremondiens. Siobhan pouvait aussi bien avoir cent ans que cinq cents. — Quand es-tu arrivée à Seattle ? demandai-je en observant que le vent se renforçait et dessinait des lignes d’écume sur la mer. Elle m’adressa un léger sourire. — Je suis arrivée à Ellis Island il y a très longtemps. Je n’étais pas encore une femme à l’époque, mais on m’avait donné l’ordre de quitter la maison et de refaire ma vie ici. Je la jaugeai du regard. — Pourquoi ? — Notre lignée était en péril. Les unions consanguines posaient problème, alors les anciens de notre clan ont choisi cinquante d’entre nous, parmi les plus jeunes, pour que nous émigrions vers le Nouveau Monde. Ils voulaient que nous menions une nouvelle vie, que notre lignée continue au-delà des mers et qu’elle se renforce grâce au sang des selkies nord-américains. Les clans les plus importants se trouvent ici, tu sais. Je hochai la tête. Je savais que les garous terriens rencontraient des problèmes à cause de la consanguinité. Tandis que la population humaine augmentait, la leur s’amenuisait. Si l’on y ajoutait la difficulté à trouver un territoire, cela causait des dégâts considérables à leur démographie. — La vie d’un garou terrien est dure, pas vrai ? demandai-je. Elle hocha la tête. — Nous n’avons pas beaucoup de choix. Contrairement aux autres Fae, pour se reproduire, les selkies sont obligés de s’accoupler entre eux. Ce n’est pas comme dans les films, où il suffit d’être mordu par un loup-garou pour en prendre toutes les caractéristiques. Sur Terre, les loups-garous issus de morsure étaient stériles et beaucoup moins nombreux que le disait la légende. C’était pareil en Outremonde. Dans mon cas, à cause de mon sang mêlé, je ne pourrais jamais porter un enfant garou. Mon côté félin relevait de l’accident génétique. Pour le peuple de mon père, il s’agissait même d’une tare. — Donc, quand les anciens nous ont envoyés par-delà les océans, poursuivit-elle, j’ai fait mon chemin jusqu’à la côte. Mais ils auraient dû envoyer quelqu’un d’autre à ma place. Je n’arrive pas à tomber enceinte et ici, il n’y a pas de guérisseur pour mon espèce. Du moins, aucun du calibre dont j’ai besoin. J’espérais avoir des enfants. Mon petit ami s’est montré patient, mais j’ai bien peur que nous ne fondions jamais de famille. Comme sa voix tremblait, j’eus envie de la prendre dans mes bras. Tout à coup, une pensée me traversa l’esprit. — Écoute, ça te dirait que je parle aux médecins de l’OIA pour qu’ils t’examinent ? Ils arriveront peut-être à trouver ce qui ne va pas. Ta couverture n’en souffrirait pas et on découvrirait peut-être pourquoi tu ne peux pas concevoir. Le regard de Siobhan s’illumina. Pour la première fois depuis que je la connaissais, l’ombre d’un sourire se dessina sur ses lèvres. — Oh, Delilah, ça me changerait vraiment la vie ! J’aime Mitch et l’imaginer avec une autre femme… Notre population a chuté à un point que tous les selkies fertiles – des deux sexes – doivent contribuer à l’accroissement de notre pool génétique. Si je ne peux pas avoir d’enfant, Mitch devra mettre enceinte une autre selkie et la garder sous sa protection. Peut-être qu’à force de côtoyer des humains, je commence à penser comme eux, mais je ne veux pas le partager. — Je ne peux rien te promettre… si ce n’est de faire tout mon possible, dis-je. Rayonnante, elle se rassit. — Alors, qu’est-ce que tu voulais savoir sur les pumas de Rainier ? Après avoir englouti un autre morceau de saumon, je me penchai en avant, les coudes posés sur les genoux. La tête baissée, je répondis : — Zachary Lyonnesse est passé à mon bureau. Je ne peux pas te dire pourquoi – clause de confidentialité oblige –, mais je voulais en savoir plus sur la réputation de ce clan. Comment sont-ils ? Est-ce qu’ils ont des ennemis ? Siobhan fronça les sourcils en se concentrant. — Il s’agit d’un très vieux clan. Ils ne se mélangent pas et sont respectés dans la communauté des garous. Je ne connais personne qui pourrait leur en vouloir, sauf… En fait, je ne vois que deux possibilités. Il y a une troupe de pumas moins importante à l’est de Washington qui ne les aime pas beaucoup, mais ils ne sont pas assez forts pour les affronter. Pour eux, tout dépend de la force et de la ruse. — Tu connais le nom de ce clan ? Elle plissa les yeux en regardant par la fenêtre. Au bout d’un moment, elle me répondit : — Je crois que c’est la troupe d’Icicle Falls, mais je n’en suis pas sûre. Il y a une autre possibilité. Je ne sais pas pourquoi, mais un autre groupe considère les pumas comme ses ennemis. — De qui s’agit-il ? demandai-je en sortant mon carnet de notes. — D’après mes sources, murmura-t-elle en se penchant en avant, les pumas du mont Rainier ont eu un accrochage avec le clan des chasseurs de la lune. À ce que j’ai compris, cette querelle a causé plusieurs morts ces dernières années. Par contre, je ne sais pas s’ils se font la guerre. — Le clan des chasseurs de la lune ? Ça ne me dit rien. Ce sont bien des garous ? Elle croisa les bras en frissonnant. — Ils se font appeler comme ça, mais ils ne sont pas des garous naturels. D’après les rumeurs, ils tireraient leurs pouvoirs du chaman démoniaque qui les a créés il y a plus de mille ans. Ce sont des créatures de l’ombre, des traîtres qui refusent de suivre les règles de notre communauté. Mais ils sont tellement dangereux que personne n’ose agrandir le fossé qui sépare nos tribus. Pendant qu’elle parlait, la pièce semblait s’assombrir. Un picotement à la base de ma nuque m’informa que nous nous engagions sur un terrain glissant. Nous avions été tellement occupées à nous adapter à la vie sur Terre et à combattre Luc le Terrible et ses sbires que j’avais complètement oublié mon intention d’en apprendre plus sur les garous de ce monde et de me créer une base de données. Heureusement, Chase m’avait donné libre accès à ses dossiers. — Donc c’est un sujet délicat… Comment sont-ils ? Après m’avoir demandé d’attendre, Siobhan se dirigea vers la porte pour observer dehors. Au bout d’un moment, elle la referma à clé et s’adossa contre elle, en prenant une grande inspiration. Puis, elle inspecta le plafond et les murs avant de venir se rasseoir sur le canapé. — Comme tu as dû t’en apercevoir, je n’aime pas parler d’eux. J’essaie – de la même manière que tous les membres du clan des phoques de ce port – de ne pas avoir affaire à eux. Ils peuvent se révéler dangereux de bien des manières. (Elle se pencha vers moi.) Le clan des chasseurs de la lune est un nid d’araignées tégénaires. — Des araignées ? Des araignées-garous ? Elle haussa les épaules. — Je te l’ai déjà dit, ce ne sont pas des garous naturels, mais oui, ils font partie des métamorphes. — Oh merde, m’exclamai-je. Mon estomac se souleva. Les araignées-garous existaient en Outremonde. Certains nids ne causaient aucun problème, mais d’autres étaient cruels et tordus. En général, ils se cachaient au plus profond de la forêt pour construire des cités géantes. Si le clan des chasseurs de la lune n’avait rien de naturel, ils seraient peut-être encore pires. Et pour ne rien arranger, il s’agissait d’une espèce d’araignées venimeuses qui s’était implantée dans le nord-ouest du Pacifique. Sous leur forme animale, elles avaient mené la guerre aux autres espèces pour éliminer la compétition. Je pouvais facilement les imaginer faire la même chose avec les différents clans. — Où vivent-ils ? demandai-je, tandis que je comprenais pourquoi Siobhan avait examiné les murs et le plafond avant de parler. Quiconque pouvait se transformer en un animal aussi petit qu’une araignée avait beaucoup plus de facilité à espionner son ennemi sans être vu. Siobhan secoua la tête. — Je n’en sais rien, répondit-elle. Quelque part dans les bois, je suppose, mais je me trompe peut-être. Je mordis de nouveau dans le biscuit salé surmonté d’un morceau de saumon. — C’est délicieux. OK, quelqu’un d’autre pourrait en vouloir aux pumas ? Elle m’adressa un faible sourire. — Peut-être la meute Loco Lobo, un groupe de lycanthropes du sud-ouest. Les loups et les pumas ne s’entendent pas très bien. A part ça, tout va bien ? Tu as prévu quelque chose pour les fêtes ? Tandis que je me lançais dans une vague description de ce que nous allions faire, la tension de la pièce se dissipa. Le clan des chasseurs de la lune effrayait Siobhan. Pas de doute là-dessus. Je lui promis alors de l’appeler aussitôt après avoir contacté les médecins de l’OIA. Dehors, le vent de la baie était violent et l’odeur de neige riche et vivifiante. En cet après-midi, le ciel brillait d’un éclat argenté. Soudain, j’eus l’impression qu’on m’avait poignardée en plein cœur, comme si une stalactite s’était détachée du toit et m’avait transpercée. Je ne savais pas ce qui me terrifiait, mais tout à coup, je n’avais qu’une idée en tête : être en sécurité à la maison et appeler Zachary pour lui dire que je refusais l’affaire. Pourtant, ça m’était impossible, du moins pas tant que l’escouade de Degath ferait partie du tableau. Pendant que je démarrais ma voiture, je sursautai en sentant quelque chose me chatouiller. Une araignée, pas plus grande que l’ongle de mon petit doigt, se promenait sur le dos de ma main. Sans aucune hésitation, je l’écrasai et la jetai par la fenêtre. — Ça t’apprendra, murmurai-je. Si tu étais un espion, tu viens de comprendre ce que les sœurs D’Artigo font à leurs ennemis. M’essuyant la main sur mon jean, je pris la route. Une fois à la maison, je demanderais à Iris de nettoyer la Jeep. Chapitre 5 Quand je m’arrêtai au McDonald’s pour commander un coca, il était presque 15 heures. Je jetai un coup d’œil à mon téléphone portable. Pas de message. Appuyant sur le 4, le numéro enregistré de Chase, j’attendis que ce dernier décroche. — Salut ma belle, me salua-t-il d’une voix douce et agréable. Qu’est-ce qu’il y a ? — J’aimerais que tu fasses des recherches sur quelques personnes, répondis-je. (Puis, comme sa voix m’était étrangement réconfortante, j’ajoutai :) On peut se voir cet après-midi ? Je serai occupée ce soir, et tu me manques… Après s’être éclairci la voix, il me répondit : — J’ai envie de te voir moi aussi. Je n’ai pas grand-chose à faire aujourd’hui, je peux m’absenter pour une heure ou deux. On se retrouve chez moi ? — OK, dans une demi-heure, s’il n’y a pas trop de monde sur la route. Chase habitait à Renton, au sud de Seattle, où les loyers étaient plus abordables, mais le voisinage moins sûr. Ça lui permettait de s’offrir les costumes haute couture dont il raffolait. Tandis que je naviguais à travers le dédale de rues à sens unique ou en travaux, je repensais aux derniers mois que nous avions passés ensemble. Chase demeurait une énigme pour moi. Je ne pouvais pas dire que je l’aimais, pas vraiment. Ou du moins, je ne le pensais pas. Mais j’avais plus d’affection pour lui que pour n’importe qui dans ma vie. Il avait réussi à gagner mon respect grâce à la dévotion qu’il avait pour son travail. Toutefois, la loyauté qu’il me témoignait m’avait stupéfaite. Et inquiétée. Même si je n’étais pas aussi sexuellement active que Camille, du moins, pas ouvertement, je n’étais pas dingue du concept de monogamie. Aussi, je l’avais prévenu que je ne cherchais rien de sérieux et, pour l’instant, tout allait pour le mieux. La première fois que nous avions couché ensemble, ce n’avait pas été une révélation. Je voulais simplement comprendre pourquoi tout le monde en faisait tout un plat. Sous ma forme de chat, j’avais déjà perdu ma virginité avec Tommy, un magnifique chat gris à poil long. Mais, pour tout vous dire, les chats sont assez égocentriques, et comme Tommy n’était pas un garou, notre relation n’avait pas beaucoup d’avenir. Ses conversations tournaient essentiellement autour de la chasse aux souris et aux papillons et des chiens du voisin auxquels il voulait donner une bonne leçon alors qu’il avait trop peur pour s’en approcher. J’avais beaucoup d’affection pour lui, mais au bout d’un certain temps, notre vision du monde nous avait séparés. Pourtant, après deux ou trois tours dans le lit de Chase, quelque chose s’était déclenché. Peut-être les hormones, ou mon sang de Fae. Quoi qu’il en soit, mes orgasmes étaient devenus tellement intenses qu’ils menaçaient de me submerger, comme un contre-courant soudain, qui, une fois piégée à l’intérieur, m’avait attirée en pleine mer. Alors que je me garais devant son immeuble, les premiers flocons de neige commencèrent à tomber sur mon visage, brillants comme des diamants emportés par le vent. Tremblante, je montai les escaliers en courant. Avec pour seuls vêtements un boxer et une veste de smoking en velours chocolat, Chase m’attendait en souriant. En le voyant ainsi, adossé au bar, les yeux brûlants de désir, je sentis mon souffle se couper. Pour un HSP, il ne se débrouillait pas si mal. — Salut, ma belle, dit-il d’une voix aussi douce que la peau de son visage. Que désirez-vous aujourd’hui ? J’aurais voulu lui parler de Trillian, ou de mon enquête. J’aurais voulu lui confier mes inquiétudes quant à l’escouade de Degath et au clan des chasseurs de la lune, mais toutes mes pensées s’évaporèrent. — Baise-moi, demandai-je en laissant tomber mon sac par terre avec ma veste. Quand il s’approcha lentement de moi, des picotements parcoururent mon être. Puis, d’un geste fluide, il passa un bras autour de ma taille et enfouit sa main dans mes cheveux. Une fois dans la chambre, il me plaqua contre le mur où il glissa ses doigts sous mon caraco pour caresser mes seins à travers mon soutien-gorge. Comme il mesurait la même taille que moi, nos regards se rencontrèrent pour ne plus se quitter. J’adorais mesurer ma force à la sienne. Et même si je pouvais le battre à mains nues, il ne se laissait pas faire pour autant. Il me déposa alors sur le lit avant de retirer le reste de ses vêtements. Allongée sur le dos, je caressai doucement mon ventre tandis qu’il m’observait, musclé, érigé, rigide de désir. Son regard me fit chavirer. — Lève les jambes, m’ordonna-t-il. Lui obéissant langoureusement, je lui permis d’enlever une de mes bottes, puis l’autre. Je retins ma respiration lorsqu’il se pencha sur moi pour tracer un cercle autour de mon nombril avec ses lèvres avant d’ouvrir lentement mon jean. Le seul bruit que l’on pouvait entendre dans la pièce était celui du tissu rugueux glissant sur mes cuisses puis tombant à terre. Quand il m’attrapa par la main et s’assit derrière moi, les jambes autour de ma taille, le torse contre mon dos, j’en eus le souffle coupé. Les bras levés, je frissonnai pendant qu’il m’était mon caraco. Lorsque vint le tour de mon soutien-gorge, je me laissai aller contre lui et sentis la douceur de ses poils de torse caresser ma peau. Il me massa alors les seins avant d’en pincer les mamelons. Avec un cri de surprise, je me sentis mouiller davantage tandis que ses doigts descendaient le long de mon ventre pour venir jouer avec les poils dorés et bouclés entre mes jambes. — Oh, pour l’amour du ciel, ne t’arrête pas, dis-je d’une voix rauque. Tu me rends dingue. Chase rit. — C’est l’idée, ma belle, me murmura-t-il à l’oreille. Te rendre folle de désir pour pouvoir abuser de toi. — Toi ? Abuser de moi ? répondis-je sur le même ton. Aussi rapide qu’un chat, j’inversai notre position. Assise juste au-dessus de lui, sans pour autant le toucher, je lui lançai un grand sourire avant de caresser mes seins du bout des doigts en m’attardant sur mes mamelons. — Vous avez envie de moi, inspecteur ? Vous voulez jouer avec la petite chatte ? Avec un ricanement, il croisa les bras derrière sa tête. — Tu sais très bien ce que je veux, chérie. — Alors, il faut dire «s’il te plaît », le taquinai-je, oscillant des hanches au-dessus de lui. Je ne pouvais rien faire d’autre pour me retenir, tant il me paraissait appétissant. Quand il m’adressa un sourire faussement timide, je savais que je le tenais. — Si tu me fais attendre plus longtemps, je vais exploser. Je descendis alors doucement vers lui, mouillée par anticipation, et il releva ses hanches pour me rencontrer à mi-chemin, s’enfonçant ainsi profondément en moi. La tête rejetée en arrière, je suivis le rythme de ses va-et-vient. Tandis que je le chevauchais, Chase vint caresser mon clitoris du bout des doigts. Sa main libre se posa sur mes seins. — Oh, par pitié, ne t’arrête pas, murmurai-je alors que des vagues successives de plaisir m’envahissaient. Plus fort, baise-moi plus fort ! Il inversa alors nos positions et je me retrouvai sous lui, ses hanches allant et venant contre les miennes, me pénétrant si profondément qu’il me donnait envie de crier. J’ouvris la bouche pour supplier, tant le besoin de délivrance était puissant. Pourtant, tout à coup, quelque chose me désarçonna : Zachary Lyonnesse se trouvait au-dessus de moi, me regardant dans toute sa splendeur de jeune premier comme si je m’étais réveillée d’un merveilleux rêve. Je l’entendais haleter sous l’effort, tandis qu’il s’enfonçait encore et encore en moi. — Qu’est-ce que… ? m’écriai-je. Je clignai de nouveau des yeux : Chase me regardait, inquiet, mais le plaisir le rendait incapable de m’interroger. Au bord du gouffre, prête à sombrer dans le royaume de l’obscurité et du feu, je mis mes doutes de côté et le forçai à se baisser pour insinuer ma langue entre ses lèvres. Nous nous embrassâmes alors, retrouvant notre rythme, jusqu’à ce que le monde disparaisse au profit d’un unique moment de plaisir. Allongée sur le lit avec un plateau de fromage, biscuits salés et beurre de cacahouète, je contemplais le dessus-de-lit, perdue dans mes pensées. Chase posa la main sur mon épaule. — Quelque chose ne va pas ? me demanda-t-il. Tu en veux encore ? Je lui souris. — Tout va bien. C’était fantastique. Je suis juste un peu inquiète. C’était la vérité. Je ne savais pas si ma vision relevait du rêve ou de la connexion psychique. Comme nous étions tous les deux garous, nos énergies s’étaient peut-être touchées. Quoi qu’il en soit, je me sentais vaguement coupable, parce que ça avait été le facteur déclencheur de l’orgasme le plus puissant que j’avais jamais connu : sauvage, presque animal. Il me vint à l’esprit que faire l’amour avec un autre Fae devait ressembler à ça. Je comprenais soudain pourquoi ils n’aimaient pas se mêler aux humains. Toutefois, comment parler à Chase de ce que je ressentais ? Avec un soupir, je repoussai les mèches qui me tombaient devant les yeux et décidai de mettre l’incident de côté pour le moment. Nous avions des sujets plus importants à aborder. Fini de tergiverser. J’informai Chase de la visite de Zachary – sans lui révéler l’attirance que j’avais éprouvée à son égard – et de ma conversation avec Siobhan. — Donc, d’abord, j’aurais besoin que tu fasses des recherches sur Zach dans ta base de données, ainsi que sur les victimes. Je suis prête à parier que tu ne trouveras rien sur au moins trois d’entre elles. Je ne crois pas que leur naissance ait été déclarée. Est-ce que tu pourras aussi interroger tes informateurs à propos du clan des chasseurs de la lune ? Après avoir pris des notes, il se rassit et but une gorgée d’eau. J’aperçus un nouveau patch antitabac sur son épaule. Camille et moi ne supportions pas la fumée de cigarette… la fumée, en général. Elle troublait nos sens. Menolly, elle, n’en avait rien à faire. C’était un vampire. Chase aurait pu fumer comme un pompier à côté d’elle sans qu’elle s’en plaigne. Mais, pour moi, il avait arrêté. En fait, depuis notre première nuit ensemble, il n’avait pas allumé une seule cigarette ni un seul cigare. Et grâce aux chewing-gums et aux patchs, il avait tenu parole. Encore une raison pour laquelle je ne voulais pas le blesser. — Aucun problème, ma belle. Autre chose ? — Oui… Est-ce que tu pourrais demander aux médecins de l’OIA d’examiner Siobhan ? Elle a besoin de savoir à quoi sont dus ses problèmes d’infertilité. Elle m’a aidée alors qu’elle était morte de peur, et j’aimerais lui rendre la pareille. — Ça sera fait. Oh, au fait, j’ai quelque chose pour toi, dit-il avec une lueur d’excitation dans le regard. — Quoi ? Même si Chase m’offrait toujours de petits cadeaux, ça n’avait jamais été pour m’acheter ou se faire pardonner. — Tiens, ouvre-le ! Il me tendit une petite boîte avec une rose rouge attachée dessus. Après avoir senti la fleur, je la mis de côté. Puis, curieuse, j’ouvris le paquet et jetai un coup d’œil à l’intérieur. — Tu n’as pas osé ? m’exclamai-je en riant. — Hé ! Personne ne connaît ma petite amie aussi bien que moi ! dit-il en souriant. En ricanant je sortis les souris en herbe à chat de leur emballage. — Je t’ai déjà dit que tu étais génial ? demandai-je. Et, nue dans son lit, à observer les petits jouets, je pensais chaque mot. N’importe qui pouvait offrir des diamants. Chase était un amour pour avoir pensé à ce avec quoi j’aimais jouer. Tandis que je me rhabillais, je me souvins de l’autre promesse que j’avais faite. Je soupirai longuement. — Écoute Chase, Trillian était chez nous ce matin. Il m’a dit que tu ne le laissais pas rester ici tout seul et que ça l’énervait. J’enfilai mon caraco et mon jean en retenant mon souffle. Alors que je me passais une main dans les cheveux et que je vérifiais mon maquillage, Chase s’assit près de moi sur le lit, en haussant les sourcils. Il avait remis son pantalon à plis et boutonnait sa chemise. Je ne comprenais toujours pas comment il pouvait préférer ses costumes aux jeans, mais il était comme ça. Il ricana. — Tu penses vraiment que je vais laisser Trillian ici tout seul ? Je ne sais même pas ce qui m’a pris de l’inviter chez moi. Je ne devais pas être dans mon état normal. Après avoir noué sa cravate, il se recoiffa. Quant à moi, je me mordis la langue. J’aurais pu lui dire pourquoi il avait accepté mais ça creuserait un fossé entre les deux hommes, alors que, maintenant plus que jamais, nous avions besoin qu’ils coopèrent. De plus, si Trillian découvrait que j’avais craché le morceau, il se ferait un plaisir de raconter à Chase que je l’avais charmé aussi. Quelque part, je me doutais qu’il n’apprécierait pas d’avoir été trompé par nous deux. — Il va bientôt trouver un appartement, j’en suis certaine. Je pense simplement qu’il a envie d’amener Camille ici… de la sortir un peu de chez elle de temps en temps. À l’instant où je prononçais ces mots, je sus qu’ils n’étaient pas les bons. Trop tard. Chase pâlit à vue d’œil. — Tu veux dire qu’il veut la baiser ici ? Je… Je crois que ça me ferait bizarre de savoir que Camille a… enfin, que Camille et Trillian… Je haussai un sourcil. J’en étais sûre. Ma sœur plaisait toujours autant à l’inspecteur. — Tu peux parler d’elle, si tu en as envie, lui dis-je. Ça ne me dérange pas que tu sois attirée par elle, mais je te préviens, n’essaie même pas de proposer un plan à trois, parce que ça n’arrivera jamais. Chase m’observa avec une expression indéchiffrable sur le visage. — Est-ce que je t’ai déjà parlé de ménage à trois ? Non. Est-ce que j’en ai l’intention ? Pas du tout. En plus, dit-il en m’adressant un grand sourire, vous pourriez me mettre en pièces si je vous mettais en colère. Dis-moi, qu’est-ce qu’elle lui trouve à ce gars-là ? Pour ma part, il ne m’inspire pas confiance. Les sourcils froncés, j’essayai de trouver le moyen d’expliquer au mieux les rouages de la vie sentimentale de ma sœur. — Trillian est un Svartan. Ça ne te suffit pas ? Au mieux, les pratiques sexuelles des Svartan et des Fae sont compliquées, et au pire, cruelles et sombres. Les nains et les elfes ressemblent beaucoup plus aux humains dans leur façon d’appréhender le sexe que nous. — Qu’est-ce qui rend les Svartan si spéciaux ? Et est-ce que ça ne s’applique qu’à leurs hommes ? (Après m’avoir guidée jusqu’à la cuisine, Chase sortit deux bouteilles d’eau minérale du réfrigérateur. Il en ouvrit une et me la tendit, avant de s’emparer de l’autre.) J’ai déjà posé la question à Camille, mais elle ne m’a pas répondu. Elle a dû croire que j’essayais de me mesurer à monsieur Suave. Adossée au comptoir, je bus une gorgée de San Pellegrino. Comme les bulles me chatouillaient le nez, j’éternuai. — Ce ne sont pas que les hommes. Tous les Svartan possèdent le même magnétisme sexuel. Quand tu couches avec l’un d’eux, le lien forgé est plus difficile à briser que n’importe quel contrat humain. Camille appartient à Trillian : la magie qui les lie est si forte que je doute qu’autre chose que la mort puisse les séparer. — Tu veux dire qu’ils sont liés à un niveau magique en plus d’être sexuel ? demanda Chase. — Exactement. Quand elle l’a quitté, la séparation l’a rendu fou. Et elle, elle a bien failli se détruire. Normalement, Trillian devrait être capable de se libérer de ce sortilège. — Alors pourquoi ne le fait-il pas ? Est-ce qu’il est amoureux d’elle ? Je haussai les épaules. — Difficile à dire, mais je ne crois pas qu’il soit capable de partir. Je pense qu’il y a quelque chose chez elle – peut-être la combinaison de la magie de la lune et de son sang – qui change la donne. Trillian est aussi accro à Camille qu’elle l’est à lui. Je suis presque sûre qu’il ne la laissera plus s’échapper. (Visiblement, Chase tentait de comprendre la situation, mais il avait du mal.) Pourquoi est-ce que ça t’intéresse autant ? — J’ai envie de savoir, c’est tout, alors raconte-moi. — Pourquoi ? Qu’est-ce que peut te faire la manière dont Camille voit Trillian ? La pensée que je lui servais de substitut me traversa l’esprit. Autant dire que ça ne me plaisait pas du tout. Heureusement, Chase me rassura aussitôt. — Parce que c’est ta sœur. Si elle est importante pour toi, elle doit aussi l’être pour moi. Pareil pour Menolly… même si je ne suis pas rassuré par le fait qu’elle est un vampire. Mais j’essaie. J’essaie de comprendre ton monde, y compris tout ce qui y touche. Je fais de mon mieux pour m’intégrer dans ta vie. Prise au dépourvu, je concentrai mon attention sur la bouteille que je tenais. Je ne m’attendais pas à cette réponse. — Désolée, je ne voulais pas te parler aussi sèchement. (Quand je posai la main sur son bras, il me regarda longuement. Je souris.) Je suis juste un peu susceptible. Bon, OK, je vais tout te dire. Trillian n’est pas un Svartan ordinaire. Il ne suit pas les règles et, par le passé, il a fait beaucoup de choses inavouables. Pourtant, il fond complètement devant Camille. Et ce qui est étrange, c’est qu’il a l’air de se moquer de son métissage alors que les Svartan sont élitistes. Il est peut-être vraiment amoureux d’elle. Crois-moi, ce n’est pas courant chez les membres de son peuple. Chase se mordit la lèvre. — Apparemment, les Fae nouent un lien grâce au sexe que nous, les humains, ne pouvons pas comprendre, dit-il, pensif. Et toi ? Ça te manque… d’être avec les tiens ? Voilà donc où il voulait en venir. Chase essayait de savoir si j’avais envie de coucher avec un Outremondien. Quelqu’un qui n’était pas humain. Ce qui signifiait qu’il tenait vraiment à moi. Dans le cas contraire, il ne se serait même pas posé la question. En repensant à ma réaction face à Zachary, je me rendis compte que Chase avait des raisons de s’inquiéter. Putain. Je n’avais vraiment pas envie d’y penser aujourd’hui. Je voulais tout mettre de côté et lui dire : «Du calme, pas besoin de se prendre la tête ! », mais je savais que Chase ne s’en contenterait pas. Il cherchait des réponses. La question était donc : comment allait-il réagir à celles que je lui donnerais ? Frustrée, je tentai de me dérober. — Le sexe est une source d’énergie pour les Fae, mais pour les Svartan, c’est bien plus profond. Le sexe fait partie intégrante de leur essence. Tous leurs partenaires s’exposent à une dépendance. Camille, elle, a accepté ce lien volontairement. C’est dans sa nature. Menolly et moi ne pourrions pas le faire, même si nous avons nos propres excentricités au lit… Je n’avais pas dit à Chase que j’avais fait l’amour avec des chats sous ma forme animale. Quelque part, je me doutais qu’il n’était pas encore prêt à l’entendre. Quant à Menolly, Camille et moi ignorions comment elle prenait du plaisir maintenant qu’elle était un vampire. Pour être franche, je n’étais pas certaine de vouloir le savoir. La réponse risquait de me traumatiser à vie. Après une pause, je continuai : — Chase, tu sais que le sexe est nouveau pour moi. Tu sais que je n’ai encore jamais couché avec quelqu’un du peuple de mon père. Ça arrivera sûrement. Mais pour l’instant, je suis avec toi et j’en suis satisfaite. Je ne peux pas te promettre de te rester fidèle éternellement. Pas encore. En revanche, je suis honnête quand je te dis que j’adore passer du temps avec toi. Tu es quelqu’un de bien, tu es sexy et j’aime ce que nous avons. Il grogna. La conversation touchait à sa fin. — Bon, comment est-ce que je me débarrasse de la vermine sans y laisser ma peau ? demanda-t-il. Il me rend nerveux. — Tu n’as qu’à l’aider à dénicher un appartement. Trillian est très intelligent, mais il ne sait pas comment trouver un logement qui siée à ses besoins et à son budget. Chase ricana. — J’adore quand tu utilises des mots vieillots, femme. «Siée » ; ça fait une éternité que je ne l’avais pas entendu. Enfin, tu as sûrement raison… sauf pour son intelligence. Je l’aiderai avec les petites annonces. Peut-être que ça hâtera son départ. Comme c’est un Svartan, il pourra utiliser son charme pour convaincre les propriétaires de baisser leur loyer. J’allais rétorquer « Ça va pas ! » quand je me ravisai. Après tout, Chase et Trillian se sentiraient mieux une fois qu’ils seraient chacun chez soi. — Je ferais mieux de rentrer, dis-je en regardant l’heure. Et vous, ne devriez-vous pas vous remettre au travail, inspecteur ? Il m’adressa un sourire coupable. — Oui… Il ne se passe pas grand-chose en ce moment. À ce que je sais, tout le monde se tient correctement. Je vais faire une recherche sur les noms que tu m’as donnés. Je t’appellerai dans la soirée pour te dire ce que j’ai trouvé. Oh… et comment s’appelle ton amie déjà ? Pour que je donne son nom aux médecins ? — Siobhan Morgan. Son numéro est le 555-7325. Il le nota. — Siobhan, c’est ça. Je demanderai à un médecin de l’appeler pour voir s’ils peuvent l’aider. Après avoir déposé un baiser sur mon front, il m’attira contre lui pour m’embrasser en bonne et due forme. Quand j’eus retrouvé mon souffle, il m’accompagna jusqu’au parking. La neige commençait à tomber plus fort. Je frissonnai. L’hiver était une saison difficile qui suivait la dentelle de givre laissée par le seigneur de l’automne. Baissant les yeux, je m’aperçus que le sol était recouvert d’une fine couche blanche. — Je me demande combien de temps ça va durer, dit Chase. — Camille pourrait te le dire. Elle est connectée à la météo : aux éclairs, à la neige, à tout ce qui est porté par le vent. (J’ouvris la porte de ma Jeep et m’installai à l’intérieur.) À plus tard. Tandis que je démarrais et m’éloignais, Chase me fit signe de la main. Les flocons continuaient à tomber du ciel et j’avais le sentiment qu’un orage bien plus important se préparait à l’horizon. Lorsque je me garai dans l’allée, la Lexus de Camille était déjà là, ce qui signifiait qu’elle avait fermé la boutique plus tôt. Une fois à l’intérieur, des rires me parvinrent depuis le salon. En effet, Iris et Camille décoraient un sapin d’au moins trois mètres de haut : il touchait presque le plafond. Elles l’ornaient de lunes en cristal, de soleils à visage, et de boules ivoire ornées de lignes dorées étincelantes. — Iris, j’ai ton paquet du Conte de Fée, dis-je en lui montrant la boîte. — Fantastique ! me répondit-elle. C’est ma robe pour le solstice d’hiver. Tu peux la poser sur la chaise ? Qu’est-ce que tu en penses ? Après avoir posé la boîte où elle me l’avait demandé, j’observai le salon magnifiquement décoré. Une guirlande de canneberges serpentait autour de l’arbre. Des rameaux, rassemblés grâce à des rubans bordeaux, et des guirlandes dorées ornaient le plafond. L’air béat, Iris recula pour admirer son travail. Lorsqu’elle frappa dans les mains, une décoration s’éleva dans les airs pour aller s’accrocher dans les branches les plus hautes. — Toi et ta magie du foyer, dis-je en souriant. C’est vraiment pratique. Elle hocha la tête. — Du moment qu’un objet est lié à la maison, je peux l’ensorceler. Camille rayonnait. Comme elle tendait la main vers moi, je la rejoignis et passai un bras autour de sa taille. Elle posa la tête sur mon épaule. — J’aimerais tant que Mère soit vivante… qu’elle puisse voir ça, remarquai-je avec nostalgie. C’est tellement beau. Elle aurait adoré. — Tu as raison, répondit Camille. Et Père aussi. J’aurais aimé avoir de ses nouvelles. Je n’aime pas me faire du souci comme ça. Trillian est reparti en Outremonde pour voir ce qu’il pouvait apprendre. Il va chercher tante Rythwar pour être sûr qu’elle est en sécurité et savoir si elle a des informations à nous transmettre. Mon agacement à l’égard de Trillian s’atténua. Si l’on passait outre ses tendances naturelles, il n’était pas si mal. Il nous avait aidées plus d’une fois. En fait, il était presque mort pour nous. Et visiblement, il continuerait à se battre à nos côtés. Dehors, la lumière commença à disparaître. Dans la cuisine, une porte coulissa et se referma. Quelques instants plus tard, Menolly nous rejoignit dans le salon. Son réveil sonnait à la tombée de la nuit et il lui fallait très peu de temps pour se réveiller et s’habiller. Ce soir-là, elle portait un pantalon large noir avec un pull à col en « V » bleu cobalt. Elle était magnifique. — Je vois que vous avez été occupées pendant que je dormais, dit-elle en souriant. A la vue de ses canines à moitié sorties, je combattis un sentiment de gêne. — On voit tes crocs, remarquai-je. Clignant des yeux, elle se passa la langue sur les dents. — Oups, désolée. Je suis morte de faim, ce soir. Je partirai sûrement un peu plus tôt pour aller me nourrir. Camille hocha la tête. Quant à moi, mon attention avait été attirée par autre chose. L’une des décorations du sapin représentait un magnifique paon couleur ivoire avec une longue queue étincelante. Il y avait quelque chose dans ses plumes qui me coupait le souffle. Je fronçai le nez. Oh, merde ! J’essayai de me retourner pour prévenir Camille mais il était trop tard. La pièce commença à tournoyer et je me sentis tomber dans le vortex. Tourbillon chaotique, entremêlement incontrôlé de corps et de formes : tout cela tournait autour de moi tandis que je me repliais sur moi-même, traversais les dimensions et les réalités. Flash. Grande blonde à deux jambes, ni humaine ni Fae mais un mélange étrange devenu troisième race. Mes mains devinrent des pattes, mes ongles des griffes. Mon squelette changea, ainsi que mes oreilles. Je rejetai la tête en arrière, acceptant une transformation que je ne pouvais combattre. Flash. Pelage doré, quatre pattes. Pas un chat, ni tout à fait un garou, mais un mélange de lignages et de magie. Tout changeait. La pièce devenait plus grande à mesure que je rapetissais. Les couleurs s’évanouissaient car je rentrais dans un monde où les seules constantes étaient des teintes de gris. L’air s’emplissait de multiples odeurs : le parfum de Camille, les chewing-gums à la cannelle d’Iris, les aiguilles du sapin, le fumet du repas mijotant dans la cuisine… Tout sentait tellement plus fort que ma tête se mit à tourner. Puis je clignai de nouveau des yeux et ce fut terminé. J’observai mes pattes, mes poils dorés qui ondulaient sous l’effet de la brise la plus faible. J’étais de retour à la maison. A certains moments, j’aurais voulu rester ainsi pour toujours. La vie était plus facile, les choix plus simples, et le monde semblait beaucoup moins compliqué. « Changeline ». Voilà comment les enfants m’appelaient à l’école. « Changeline », disaient-ils pour se moquer de moi. « Changeline ». D’une certaine façon, ils m’enviaient parce qu’ils savaient à quel point mon alter ego me procurait du plaisir et que je n’avais jamais envie de revenir. Tout à coup, l’instinct reprit le dessus et balaya les souvenirs. La pièce m’apparaissait comme un grand terrain de jeu avec ses jouets brillants qui pendaient à ma portée. Les rameaux qui descendaient le long des murs étaient tellement tentants ! Et le sapin… le sapin ! Il m’attirait, comme une montagne glorieuse, empli de jouets qui n’attendaient que moi. Le nez froncé, je laissai échapper un mélange de ronronnement et de miaulement. Incapable de me retenir plus longtemps, je m’élançai à travers la pièce dans une frénésie qui, à cet instant, me paraissait la meilleure chose à faire. Aussitôt, Camille se précipita vers moi, mais comme elle était plus grosse et maladroite, je l’évitai en grognant, masse indistincte de poils dorés. Hors de question qu’elle sabote mes plans, quels qu’ils soient-j’en déciderais une fois sur place. Après m’être faufilée entre ses jambes, je lui fis perdre l’équilibre et j’entendis un vague « Oh, merde ! » Quand ses tibias entrèrent en contact avec la table basse, le sol trembla, puis elle tomba avec un « ouf » sonore. Ce fut alors au tour de Menolly de se mettre sur mon chemin. Ses réflexes étaient meilleurs que les miens. Au lieu d’essayer de la contourner, je freinai en catastrophe, mes pattes glissant sur le sol, et je me retournai pour me diriger directement vers le sapin. Iris se joignit à la course. Toutefois, un chat de ma trempe pouvait aller plus vite que n’importe quel esprit de maison. Sautant par-dessus sa tête, j’atterris dans les branches les plus basses de l’arbre. A l’instant où je sentis le bois sous mes pattes, j’entrepris de me frayer un chemin à travers les branches sans me soucier des ornements qui tombaient et se brisaient. Alors que je continuais frénétiquement mon ascension – à présent, je ne savais plus très bien ce que j’avais prévu de faire –, la résine et la sève commencèrent à coller à mon pelage. Merde ! Tout le monde allait être en colère après moi ! Paniquant de plus en plus, je redescendis légèrement et trouvai un endroit où je pouvais me cacher, juste en dessous d’une fragile étoile à cinq branches qui éclairait la pièce comme un feu d’artifice. Anxieuse, je jetai un coup d’œil à travers les aiguilles. Dans mon petit abri, je me sentais en sécurité. De plus, d’ici, je pouvais observer toute la pièce. Contente de moi, je me mis à ronronner. En dessous, Camille et Iris s’agitaient. L’esprit de maison semblait proférer des insanités en finlandais tandis que Camille pointait son doigt vers moi. — Delilah ! Descends de là tout de suite ! Tu m’entends ? Je sais que tu comprends ce que je dis ! Les mains sur les hanches, elle me jeta un regard assassin. Passablement énervée, je laissai échapper un léger grognement. Puis, tout à coup, un bruit me fit sursauter. Je tournai la tête pour découvrir Menolly qui flottait près de moi. Satané… vampire… silencieux… ou un truc dans le genre… Lorsqu’elle essaya de m’attraper, elle murmura : — Viens avec moi, mon chaton. Je décidai de décliner l’invitation. Elles voulaient que je descende de l’arbre ? Pas de problème… Mais je le ferais à ma manière. Avec précaution, je tentai d’avancer sur la branche. Malheureusement, elle était trop fine et je perdis l’équilibre, si bien que je me mis à dévaler le long du mont Sapin, décrochant toutes les décorations qui se trouvaient sur mon passage. J’entendis Iris et Camille hurler avant que j’atterrisse violemment par terre. Le choc me secoua tellement que je commençai à me retransformer. Trop rapidement visiblement, car j’étais toujours accrochée aux branches du sapin. Lorsque mes jambes grandirent, j’eus la mauvaise idée de les tourner. — Oh, merde ! Attention ! La voix de Menolly réussit à atteindre mon cerveau embrumé. Allongée dans un amas de verre brisé et de rameaux, je regardai par-dessus mon épaule au moment où l’arbre de trois mètres de haut penchait gracieusement dans ma direction. — Poussez-vous de là ! cria Camille avant de courir vers le couloir avec Iris. Menolly, elle, tomba par terre après avoir perdu sa concentration. Quant à moi, j’avais l’impression d’être coincée dans un cauchemar : quelque chose d’horrible allait arriver et je me retrouvais paralysée, incapable de bouger tandis que l’action se déroulait au ralenti. Me protégeant la tête avec les bras, j’enfouis mon visage dans le tapis tandis que le sapin, accompagné de tous ses ornements, me tombait sur le dos et me recouvrait d’épines râpeuses et de verre brisé. La barrique d’eau dans laquelle l’arbre se trouvait se renversa également et vint mouiller mes pieds et mes jambes. En attendant que tout revienne à la normale, je tentai de calmer ma respiration. — Delilah ! Delilah, tu vas bien ? Depuis le côté gauche du sapin, la voix affolée de Camille ressemblait à un cri enroué. — Chaton ? Chaton ? (Menolly écarta les branches du côté droit, en faisant attention d’éviter celles qui auraient pu servir de pieu naturel.) Tu es vivante ? — Qu’est-ce que tu ferais si je ne l’étais pas ? réussis-je à articuler. Tu me transformerais en vampire ? — Ce ne serait pas possible si tu étais déjà morte, mais peut-être que Camille arriverait à te zombifier… — C’était une blague, bordel ! (Je tentai de m’extirper de dessous l’arbre. Pour l’instant, rien ne semblait cassé.) Aidez-moi à sortir de là. Pendant que Menolly soulevait le sapin, Camille m’aida à me lever et m’épousseta. Couverte de sève et d’égratignures, je bougeai mes bras et mes jambes avec précaution. — Rien de cassé, dis-je. — On aurait dû y penser avant…, dit Camille d’un ton affligé en observant l’arbre à terre. — Si je me souviens bien, Mère avait l’habitude d’accrocher le sapin au plafond quand on était petites, non ? demanda Menolly. Je rougis, gênée et rebelle à la fois. Ce n’était pas ma faute si les jouets brillants étaient si tentants. Petite fille, ça avait été encore pire. — Eh bien, je suppose que je ferais mieux de ne pas trop faire d’emplettes pour les fêtes de Noël où les choses vont empirer assez rapidement. L’idée de recevoir une dizaine d’arbres sur la tête ne m’enchantait guère. Au moins, l’accident avait eu lieu à la maison où je pouvais aller me cacher dans ma chambre sans que les citoyens bien intentionnés de Seattle me pointent du doigt en criant « Grinch ! » Tandis que nous inspections les dégâts, le téléphone sonna. Les larmes aux yeux, Iris alla décrocher. Je soupirai pendant que Menolly redressait le sapin. Après avoir trouvé du fil de fer et un crochet à vis, Camille les lui tendit. Notre sœur s’éleva alors jusqu’au plafond et se mit à attacher l’arbre – qui n’avait pas beaucoup souffert – pour éviter toute autre bévue. J’allais chercher le balai et la balayette lorsque Iris refit son apparition. — Delilah, téléphone. Je vais nettoyer et demain, j’achèterai de nouvelles décorations, dit-elle. Je pouvais voir qu’elle était énervée. Après tout, elle s’était décarcassée pour décorer le salon et, en cinq minutes, j’avais détruit son univers enchanteur. Je ne faisais aucun progrès. — Je vais répondre dans la cuisine, répondis-je en passant devant elle. Je suis désolée, ajoutai-je doucement. En attrapant le téléphone, j’observai par la fenêtre la neige qui tombait. Je fus surprise d’entendre la voix de Zachary à l’autre bout du fil. — Delilah ? Il avait l’air hors d’haleine, ce qui était inhabituel pour un garou en aussi bonne forme. — Oui, c’est moi. Qu’est-ce qu’il y a ? Sa voix me donnait des frissons qui étaient loin d’être déplaisants. La pensée qu’il m’appelait pour me demander un rendez-vous me traversa l’esprit, mais je la repoussai aussitôt. — Tu viens toujours demain, pas vrai ? — Oui, répondis-je. (Son ton insistant me fit comprendre que quelque chose ne tournait pas rond.) Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qui s’est passé ? — Il y a eu un nouveau meurtre, dit-il. Un des gardes qui surveillaient notre domaine a été tué. Il a été trouvé près de l’arrastra, comme les autres. Delilah, il faut à tout prix trouver le coupable, sinon il va tous nous tuer ! Tandis que j’observais le téléphone, j’aperçus une araignée sur le mur. Sans y réfléchir à deux fois, je l’écrasai. — On viendra, le rassurai-je en essuyant le sang et les entrailles de l’arachnide avec une serviette en papier. Zachary, ne laisse plus sortir personne tout seul. Si j’étais toi, je rassemblerais tout le monde pour la nuit. — Oui, dit-il d’une voix qui trahissait sa frustration, c’est juste que je déteste laisser nos frontières sans protection. Nous surveillerons quand même l’entrée principale, mais au lieu de deux gardes, il y en aura quatre. (Il fit une pause avant de reprendre :) A demain soir, alors. — À demain, répondis-je en raccrochant. Il fallait que j’en découvre davantage sur le clan des chasseurs de la lune. Je connaissais un moyen infaillible, mais, rien que d’y penser, j’étais terrifiée. Il s’agissait de rendre visite au seigneur de l’automne, souverain de la saison du sacrifice, des araignées et des chauves-souris, des feuilles mortes et de la brume nocturne. Il vivait dans un palais de feu et de glace, loin dans les royaumes du nord, uniquement accessible par le vent nordique. Personne n’était mieux placé que lui pour nous parler des araignées-garous. Évidemment, le prix à payer pour son aide serait important. Chapitre 6 L’estomac noué, je revins dans le salon. L’idée de rendre visite à un seigneur élémentaire me foutait la frousse, et je savais déjà ce que Camille et Menolly en penseraient. Même s’il était lié à la Terre, le seigneur de l’automne vivait également dans le monde des élémentaires. De plus, il avait un lien de parenté avec le seigneur des flammes, maître du royaume des morts, mais je ne savais pas vraiment lequel. Toutefois, en y réfléchissant, tomber dans les bras d’un habitant des enfers me semblait plus réjouissant que m’occuper des criminels des Royaumes Souterrains. Au moins, l’enfer pouvait être très beau et calme, à certains endroits, alors que les Royaumes Souterrains étaient simplement repoussants. Iris passait le balai dans le salon. Ou plutôt, le balai faisait le travail pendant qu’elle le supervisait. Menolly avait accroché le sapin au plafond. À présent, elles discutaient toutes les trois des nouveaux ornements qu’il fallait utiliser. — D’après toi, Delilah, qu’est-ce qui a le moins de chance de t’exciter ? demanda Camille à mon entrée dans la pièce. Je clignai des yeux. Voilà bien une chose à laquelle je n’avais pas pensé. Retardant avec appréhension l’explosion qui suivrait mes explications à propos du coup de fil de Zachary et de mon plan, j’y réfléchis un instant. — J’aime ce qui brille et ce qui pend. Tout l’inverse de ces boules en satin, par exemple : elles ne brillent pas et ne cassent pas. Enfin, sauf si on marche dessus. — Bonne idée ! intervint Iris. Je pense que des décorations en résine marcheront aussi. A moins que j’érige une barrière anti-animaux autour de l’arbre… c’est peut-être la solution. — Tu peux faire ça ? lui demandai-je. Elle hocha la tête. — À l’origine, ma famille se servait de ce sort pour éloigner les chiens et les chats du garde-manger, mais je pourrais facilement l’adapter au sapin. Ça ne te fera pas mal, je te le promets. C’est un peu comme un répulsif. — Et sous ma forme humaine ? — Je pense que ça n’aura pas d’effet si tu n’es pas sous ta forme de chat, répondit-elle avec les sourcils froncés. Je ne peux pas le promettre, mais j’en suis presque certaine. Comme il avait terminé sa tâche, le balai tomba à terre, bientôt imité par la balayette qui venait de vider une dernière fois son contenu dans la poubelle. Observant les éclats des boules et des ornements en verre, je soupirai. — J’ai vraiment tout flanqué par terre, pas vrai ? Iris, tu devrais placer les décorations les plus fragiles en haut, celles en résine et en satin en bas, et jeter ton sort. J’essaierai de me contrôler. Je ne voulais pas gâcher les fêtes. Dans mes souvenirs d’enfance, notre mère s’y était prise ainsi pour limiter les dégâts. — OK, acquiesça Iris, j’espère que tu seras sage. Je vais mettre de l’eau à bouillir pour le thé. Nous avons eu assez d’émotions pour ce soir, dit-elle en emportant la poubelle hors de la pièce. Je fis alors signe à Menolly et Camille de me rejoindre sur le canapé. — J’aurais aimé qu’Iris ait raison et que nous n’ayons pas plus d’émotions pour la soirée, mais ce n’est pas le cas, commençai-je avec un regard assassin pour le sapin. — Qu’est-ce qui se passe ? Camille baissa la musique — Casse-noisette de Tchaïkovski – avant de s’installer à ma gauche. Menolly, elle, se blottit contre mon flanc droit et nous nous tînmes la main comme lorsque nous étions petites. Ainsi, je leur rapportai ma conversation avec Zachary et ma visite à Siobhan. — Alors comme ça, le clan des chasseurs de la lune est un gros nid d’araignées-garous ? Des araignées tégénaires, qui plus est… Camille paraissait sur le point d’avaler sa langue. — Je n’ai pas peur des araignées, mais là, on ne parle pas de l’araignée Gypsy qui monte à la gouttière. Normalement, les araignées ne réfléchissent pas, alors que les araignées-garous, elles, ont l’habilité de l’espèce en plus de l’intelligence. Et si elles sont une abomination, qui sait ce qu’elles sont aussi capables de faire ? Beurk ! s’exclama-t-elle en frissonnant. — Ne m’en parle pas… J’étais sur le point de leur parler du seigneur de l’automne quand le téléphone sonna encore. Je décrochai le sans-fil du salon. C’était Chase. — Salut chaton, j’ai les renseignements que tu m’avais demandés. Ou, du moins, ce que j’ai pu dénicher. — Deux secondes, je prends un stylo, l’arrêtai-je. — Si tu veux, mais je ne pense pas que ça sera nécessaire. — Je te mets sur haut-parleur, dis-je en faisant signe à Menolly et Camille pour attirer leur attention. (Après avoir appuyé sur le bouton, j’attrapai un stylo et un carnet.) Tu m’entends ? On t’écoute. Depuis le combiné, la voix de Chase semblait lointaine. — D’accord, voilà le topo. J’ai trouvé quelque chose sur Zachary Lyonnesse : il a été arrêté il y a deux ans, à la suite d’une bagarre dans un pub. Il a accusé l’autre personne d’avoir commencé, mais comme aucun des deux n’a porté plainte, l’affaire a été close et ils ont été relâchés avec un simple avertissement. — Avec qui s’est-il battu ? demandai-je. J’écrivais les informations pour ne pas les oublier. Mieux valait être prévoyante ; je ne tenais pas à faire une erreur irréparable. — Geph von Spynne. — Tu peux me l’épeler, s’il te plaît ? Après s’être exécuté, Chase continua : — Il est grand avec les cheveux courts coiffés en brosse. Lui et Lyonnesse ne se sont pas ratés. Zachary a reçu un méchant coup de couteau à l’épaule. Le doc a compté trente points, mais apparemment, il a refusé d’être anesthésié. Il n’a pas voulu de calmant non plus. Les témoins disent que c’était un combat à mort. Geph von Spynne. Je ne reconnaissais pas ce nom, mais il me paraissait vaguement familier, comme si je l’avais déjà entendu et que j’aurais dû m’en souvenir. — Tes informateurs t’ont dit quelque chose sur le clan des chasseurs de la lune ou sur ce von Spynne ? Chase s’éclaircit la voix. — Euh, non… Dès que j’ai prononcé son nom – et parlé du clan des chasseurs de la lune –, les trois se sont refermés comme des huîtres et je n’en ai plus rien tiré, même en leur promettant un billet de 20 dollars, alors que ces gars-là seraient prêts à vendre leur mère pour un verre de whisky. A mon avis, ils savent quelque chose mais ils ont trop peur pour parler. Si vous pensez en découvrir plus, allez-y. On ajoutera ces renseignements à notre base de données. Je clignai des yeux. — On va faire notre possible. Au fait, quelqu’un a parlé à Siobhan ? — Sur ce point, répondit-il d’un ton plus enjoué, j’ai de meilleures nouvelles. Jacinth lui a donné un rendez-vous pour qu’elle subisse un examen complet. Avec un peu de chance, elle sera capable de résoudre le problème de ton amie. Avec un peu de chance… — Merci, mon cœur, dis-je. A demain. Quand je raccrochai, je me rendis compte que j’avais une boule au ventre de la taille d’une balle de base-ball. — Bon, ça ne nous avance pas beaucoup, remarqua Camille en fronçant les sourcils. On commence par où ? — Je peux toujours interroger la racaille du Voyageur, proposa Menolly. Peut-être que l’un d’eux saura quelque chose. — Deux secondes ! dis-je en levant la main. Une idée m’a traversé l’esprit cet après-midi. Les chasseurs de la lune sont des araignées. Ils pourraient avoir des espions partout. Dans les recoins du bar, dans la maison…, murmurai-je avec un coup d’œil au plafond. — On n’est même pas sûres qu’ils soient impliqués dans les meurtres de la troupe de pumas de Rainier, alors pourquoi est-ce qu’ils auraient des espions au Voyageur ? (Menolly s’éleva dans les airs pour s’assurer que l’attache qui retenait le sapin tenait bien.) Voilà, ça devrait être bon, dit-elle en redescendant. — C’est un pressentiment, répondis-je. Faites-moi confiance ; je suis certaine qu’ils sont impliqués dans l’affaire. Et je sais à qui nous pouvons nous adresser pour en apprendre plus sur leurs secrets, mais vous n’allez pas apprécier… C’est risqué, mais je crois que ça en vaut la peine. — De qui est-ce que tu parles ? demanda Camille. Et de quels risques ? Menolly m’observait de ses yeux bleu glacier. — Moi, je le sais. Tu es complètement folle. Me redressant, je soutins son regard. — Je suis parfaitement consciente des risques que l’on encourt, Menolly, mais il ne s’agit pas d’un simple tueur en série qui a décidé de s’en prendre à des pumas-garous ! Pour une fois, j’aimerais que tu me fasses confiance, ainsi qu’à mon instinct. — Chaton, murmura-t-elle. (Son regard sembla me transpercer. Le fait que Menolly ne clignait presque pas des yeux me mettait encore mal à l’aise. Secouant la tête, je rompis notre contact visuel. Un truc de vampire : avant, je ne ressentais pas cette sensation.) Ce n’est pas que nous ne te faisons pas confiance, c’est juste que… — Ça suffit ! J’en ai assez ! (Les mains sur les hanches, je me levai pour faire face à mes deux sœurs.) Vous pensez toutes les deux que je suis une blonde sans cervelle, pas vrai ? Que je suis le bébé de la famille, incapable de penser par elle-même ? — Delilah, s’il te plaît, bafouilla Camille en essayant de rattraper les choses, on n’a jamais dit ça. Aucune de nous ne pense que tu es stupide… — Tais-toi pour une fois, et écoute-moi, d’accord ? Comme je m’agitais, je sentis les contours devenir flous. Les yeux fermés, je tentai de me contrôler. Je n’avais vraiment pas besoin de me transformer une deuxième fois en l’espace d’une soirée. Pendant qu’elles m’attendaient, je pris trois grandes inspirations. — Bon. Voilà ce que je pense, repris-je. Vous agissez comme si je vivais dans une bulle, où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Mais c’est faux ! Ou du moins, ce n’est plus le cas ! Vous avez raison, j’aimais penser que les gens avaient un bon fond… et j’adore le soleil, les fleurs et chasser les souris, mais tout ça a changé après notre rencontre avec Luc le Terrible. Wisteria n’a pas arrangé les choses. J’en suis encore dingue de rage. J’avais gardé une cicatrice dans le cou, à l’endroit où la floraède m’avait mordue en essayant de m’ouvrir l’artère. Toutefois, comme elle était maintenant prisonnière en Outremonde dans le donjon de la reine des elfes, j’essayai de ne plus y penser. — Compris, dit Camille avant de se tourner vers Menolly. Si elle a un pressentiment, je le crois. Après tout, elle a de la magie féline dans les veines. Si son instinct lui dit que c’est le chemin qu’il faut emprunter, alors allons-y. J’aimerais que mes tripes me parlent aussi bien que les siennes… Grâce à mon apprentissage de la magie, je peux me servir de la clairvoyance, mais je ne suis pas née avec. Et toi… Elle s’arrêta puis ferma la bouche. Contrairement à Camille et moi, Menolly n’avait jamais eu de sixième sens. — Et moi… je ne possède rien de la sorte, hormis mes réflexes. Par contre, depuis que je suis un vampire, mon ouïe s’est décuplée et je suis devenue un détecteur de morts-vivants sur pattes, dit Menolly en souriant. C’est la vérité, alors ne sois pas gênée. Tu as raison. J’ai tendance à oublier que les chats peuvent sentir des choses que nous ne pouvons pas. Pour tout vous dire, je ne serais pas surprise d’apprendre que notre chat a plus de tours dans son sac que ce qu’elle veut bien nous faire croire. Comme elle m’adressait un regard entendu, je tournai la tête. Même si elle avait visé juste, je n’étais pas encore prête à leur en parler. Après tout, je découvrais à peine les nouvelles choses que je pouvais faire et j’avais moi-même du mal à les comprendre. Elles étaient apparues après avoir couché avec Chase et combattu les démons. — Alors, d’après toi, qu’est-ce qu’on doit faire ? demanda doucement Camille. Se penchant par-dessus le canapé, elle posa ses mains laiteuses sur mes épaules. A travers elle, je pouvais sentir l’emprise de la Mère Lune. Nous étions toutes en train de changer… d’évoluer. Le pouvoir de Camille était différent. Légèrement, mais assez pour que je m’en aperçoive. Je pris une grande inspiration puis expirai lentement avant de répondre : — Il faut que nous nous rendions dans les royaumes du nord à la rencontre du seigneur de l’automne. Il est maître de tout ce qui rampe, y compris des araignées. Si quelqu’un connaît le clan des chasseurs de la lune, c’est bien lui. D’après Siobhan, une rumeur raconte qu’un chaman malfaisant aurait créé le clan il y a un millier d’années. Si c’est la vérité, le clan a eu autant de temps pour construire son nid et se renforcer. Ce que j’aimerais savoir c’est pourquoi il n’a pas attaqué avant. Qu’est-ce qui l’en empêchait ? Et s’il est derrière ces meurtres, quelles sont ses motivations ? Est-ce que ça a un rapport avec l’Ombre Ailée ? Tandis que l’écho de mes paroles flottait dans la pièce, Iris entra dans le salon avec un plateau sur lequel se trouvaient une théière fumante ornée de fleurs et trois tasses. Elle avait aussi apporté une coupe de sang pour Menolly et une assiette de biscuits. Après avoir délicatement posé le plateau sur la table basse, elle se tourna vers moi, les mains sur les hanches. — Tu es folle ? Tu crois que tu peux débarquer comme ça dans le royaume du seigneur de l’automne pour lui dire : « Hé mon pote, si tu me parlais des araignées… » ? Le mot « pote » était si étrange sorti de la bouche d’Iris que j’éclatai de rire, imitée par mes sœurs. En haussant les sourcils, elle prit son regard le plus sévère pour nous dire : — Si vous n’êtes pas sages, je vais mettre de la poussière de fée dans vos lits. Ça vous démangera pendant des semaines. — Bien madame, répondit Menolly avec un semblant de sourire. Iris était l’une des rares personnes avec lesquelles elle ne discutait pas ou n’était jamais désagréable. De mon avis et celui de Camille, Iris et Maggie apportaient à Menolly une stabilité qu’elle avait perdue depuis sa transformation. L’innocence du bébé gargouille et la domesticité de l’esprit de maison lui rappelaient sa vie d’avant. Acceptant une tasse de thé, je humai l’odeur qui s’en échappait : miel et fleur d’oranger. — Hmm, du thé aux fleurs de Richya ? Iris hocha la tête. — Je suis allée en Outremonde la semaine dernière pour faire quelques emplettes. Comme je sais que vous aimez ce thé, j’en ai profité pour en faire une provision. (La question que nous n’osions pas poser restait en suspens. Iris soupira avant de s’asseoir avec sa tasse.) Non, je ne suis pas allée à Y’Elestrial. Donc, je ne peux pas vous dire ce qu’il s’y passe. Mais votre père a raison ; la guerre a sûrement éclaté, maintenant. Tous les signes annonciateurs étaient là. Pendant un instant, le seigneur de l’automne fut oublié et des pensées au sujet de la maison remplirent notre cœur. — Où es-tu allée ? demanda Camille d’un air nostalgique. — A Aladril, la cité des prophètes. Ils ont décidé de rester neutres par rapport au conflit qui oppose Tanaquar et Lethesanar. Ils refusent de prendre parti, et, heureusement pour eux, ils ont assez de magie pour effrayer quiconque essaierait de les y forcer. En clignant des yeux, Iris but une gorgée de thé. Aladril était splendide, avec ses flèches et ses minarets qui s’élevaient vers le ciel. Elle était sculptée dans un marbre étincelant et personne ne savait depuis quand elle existait. Elle était sortie de la brume d’Outremonde peu de temps après la Grande Séparation, intacte et déjà ancienne. Il s’agissait d’une cité magique. Même si les visiteurs étaient les bienvenus, la plupart des affaires se faisaient derrière des portes closes. En tout cas, personne ne savait si ces prophètes étaient humains ou non. Ils en avaient l’air, mais ils vivaient beaucoup plus longtemps qu’eux. De plus, à l’exception des commerçants et des gardes de la ville, ils ne se mêlaient pas aux autres peuples. Nous nous étions installées avec notre tasse de thé, ou un verre de sang dans le cas de Menolly. — Revenons à nos moutons… Donc, tu crois qu’on devrait aller dans les royaumes du nord ? demanda Menolly en levant son verre comme pour porter un toast. C’est un voyage difficile. Comment est-ce qu’on s’y rendrait ? Il n’y a pas de portails… du moins, pas à ma connaissance. Iris secoua la tête. — Vous feriez mieux de ne pas vous frotter à ce genre de force. Le seigneur de l’automne est un élémentaire. C’est une race dangereuse. A cause de Robyn, le prince des chênes, les humains et les Fae pensent que les élémentaires sont aimables avec les êtres de chair et de sang, mais c’est complètement faux ! (Un gémissement en provenance de la cuisine l’arrêta. Iris posa sa tasse de thé et se leva.) Maggie est réveillée. Je vais la chercher. Lorsqu’elle quitta la pièce, Camille laissa échapper un profond soupir. — Je crois savoir comment nous introduire dans ce royaume. Par contre, si j’ai vu juste, on va avoir une dette… une très grosse dette. — Comment ? demandai-je tandis que je me laissais aller contre le canapé et repliais mes jambes sous moi. La chaleur du feu et du thé me donnait envie de dormir. Presque l’heure de la sieste. Camille s’éclaircit la voix. — Flam pourrait nous y emmener sur son dos. Le silence retomba. Puis, Menolly faillit recracher son sang et je me redressai d’un bond. — Merde, Camille ! m’exclamai-je. Tu es consciente qu’il pourrait nous demander n’importe quoi en échange ? Flam est peut-être honnête – pour un dragon –, mais il adore se jouer de nous. Il nous le fera payer, tu peux en être sûre ! Camille haussa les épaules. — Si tu veux parler au seigneur de l’automne, Flam est la meilleure solution. Il a vécu dans les royaumes du nord. Peut-être qu’il peut voler à travers les mondes pour s’y rendre. Je savais qu’elle avait raison. Apparemment, Menolly aussi, car elle but son verre cul sec avant de le reposer. — Et si on faisait un compromis ? On va chez Zachary pour voir ce qui s’y passe et après, on prend une décision. S’il y a le moindre doute que le clan des chasseurs de la lune soit impliqué, on demande de l’aide à Flam. (Elle s’arrêta avant d’ajouter :) Grand-mère Coyote ne pourrait pas nous aider par hasard ? Ce serait moins risqué. — Moins risqué ? Tu rigoles ? Rappelle-toi ce qu’elle m’a demandé pour les renseignements sur l’Ombre Ailée ! dit Camille. Enfin, je suis d’accord avec Delilah. Les élémentaires accepteront sûrement plus facilement de se mêler des affaires terriennes que les sorcières du destin. Je réfléchis à la proposition de Menolly. — OK, on fait comme ça. Pas la peine de se précipiter tant qu’on ne saura pas à quoi on a affaire. C’est juste que j’ai ce… ce pressentiment. En cherchant dans mon esprit, je le trouvai : ce sentiment que le clan des chasseurs de la lune était impliqué. A l’instant où Siobhan m’avait parlé d’eux, une alarme s’était déclenchée dans ma tête. — Bon, si on a fini, je vais aller me coucher, nous informa Camille en se levant. — Quoi ? Pas de Trillian ni de Morio ? demanda Menolly en souriant. — Pas ce soir. Trillian est en Outremonde, tu as oublié ? Quant à Morio… j’ai préféré ne pas le voir. (Après l’avoir prise dans ses bras, Camille se tourna vers moi. Je la serrai fort en lui caressant le dos.) Je suis trop fatiguée pour réfléchir, et encore plus pour écarter les jambes. — Moi, je vais faire une sieste de quelques heures. Je redescendrai plus tard, dis-je à Menolly qui attrapait sa veste. Tu vas au Voyageur ? Elle hocha la tête. — Oui, je travaille ce soir, mais je pars un peu plus tôt pour manger quelque chose avant d’y aller. Évitant de tressaillir, je lui fis un clin d’œil. — Ne bois pas trop, plaisantai-je, et appelle-nous si tu as le moindre problème, nos portables sont allumés. Après avoir acquiescé, Menolly disparut par la porte. Une fois que le bruit de sa voiture se fut éloigné, Camille bâilla. A ce moment-là, Iris revint de la cuisine avec une Maggie rassasiée et contente dans les bras. — Je l’ai mise dehors et elle a fait ses besoins. Vous allez déjà vous coucher ? On pourrait jouer à Trivia Mania sur les Fae. Elle fit glisser Maggie sur son autre hanche pour nous montrer la boîte qu’elle avait apportée. Par deux fois, la gargouille nous adressa des « mouf mouf ». Quand Outremonde était sorti au grand jour, il n’avait pas fallu longtemps à la société de consommation pour s’adapter. Désormais, il existait des tonnes de Figurines, de jeux, de déguisements, et autres produits dérivés à notre effigie. Au moins, les créateurs du Trivia Mania avaient pris le temps de nous parler pour vérifier la véracité de leurs questions. C’est pour cette raison que des Fae importants installés sur Terre, connus du grand public, avaient approuvé ce jeu. Camille me jeta un regard qui signifiait que la soirée allait être longue, puis elle se mit à nettoyer la table basse. Maggie passait de bras en bras. Son pelage soyeux était agréable sous mes doigts. Je lui caressai la tête, la grattant entre les oreilles. Son haleine parfumée à la cannelle m’aidait à relâcher la tension de mon corps. Même si j’étais fatiguée, ça me faisait du bien de penser à autre chose qu’aux meurtres des pumas et au clan des chasseurs de la lune. La nuit suivante, le trajet jusqu’au territoire des pumas se fit dans le silence. La journée avait été longue. Camille n’avait toujours pas de nouvelles de Trillian et nous nous inquiétions toutes pour Père et tante Rythwar. Quant à Menolly, elle n’avait rien appris au Voyageur sur le clan des chasseurs de la lune, Geph von Spynne ou Zachary Lyonnesse. Et aucune de nous n’avait trouvé quoi que ce soit sur les démons Jansshi ou la façon de les éliminer. Quand je l’avais appelé à midi, Chase ne m’avait pas parlé longtemps. Il travaillait sur une affaire qui risquait d’éclater au grand jour : un nain outremondien avait été tué près du port de Seattle. D’après ce qu’il m’avait confié, Chase craignait que les chiens de garde aient finalement mis leurs menaces à exécution. Si c’était le cas, on était dans de sales draps. Les Fae ne resteraient pas sans rien faire s’ils savaient qu’une espèce de parano avait flingué l’un des leurs. Chase ne disposait pas de beaucoup de temps pour trouver le coupable et le juger. Et l’OIA se fichait totalement de l’affaire. Quelque chose me disait qu’à partir de maintenant, nous devrions agir seuls sur Terre. Une guerre civile en Outremonde, des démons débarquant des Royaumes Souterrains… L’année écoulée avait été « fantastique ». Camille conduisait avec Morio à ses côtés. Il était beau, aujourd’hui. Même si je l’aimais bien, il ne m’avait jamais attirée de cette façon-là. Ce jour-là, ses cheveux longs étaient attachés en queue-de-cheval et son bouc et sa fine moustache étaient parfaitement taillés. Soigné sans être efféminé. — Tout le monde est prêt ? demanda Camille. — Oui, répondis-je en changeant de position. J’avais mis un legging sous une tunique qui m’arrivait au-dessus des genoux et des bottes en cuir. Tout comme la jupe et la tunique que portait Camille, mes vêtements étaient tissés avec du fil d’araignée et me tiendraient chaud tout en me permettant de me déplacer sans problème dans les sous-bois. Lorsque nous atteignîmes la jonction qui menait à Elkins Road, Camille tourna à gauche. Il n’était que 17 h 30 et pourtant il faisait déjà nuit. Ces temps-ci, le soleil se couchait vers 16 h 30. La nuit la plus longue de l’année approchait à grands pas. Menolly adorait l’hiver avec ses nuits qui semblaient durer une éternité et qui lui permettaient de parcourir le monde plus longtemps. Pendant que je lisais à l’aide d’une lampe-torche la carte que Zachary m’avait donnée, je jetai un coup d’œil par la fenêtre. La lune ne s’était pas encore levée, mais je la sentais quand même. Camille et moi étions attirées par la force de ses marées. Je me demandai alors à quoi ressemblaient les nuits de pleine lune au sein de la troupe de pumas lorsque tout le monde se transformait. Soudain, l’envie de me trouver auprès de ceux qui comprendraient ma double personnalité me frappa et le visage de Zachary m’apparut. Avec un soupir, je regardai la route, me sentant tout à coup à part. Alors que j’essayai de reporter mon attention sur la carte, je levai les yeux. Morio m’observait dans le rétroviseur, comme s’il savait à quoi je pensais. Même s’il n’était pas un garou, lui aussi était un métamorphe. Il pouvait ainsi me comprendre sur certains points. — C’est ici, dit Camille en coupant le fil de mes pensées. À gauche de la route, deux poteaux soutenaient un portail. Devant chacun d’eux se trouvait un homme armé. Une fois la voiture arrêtée, j’en sortis pour m’adresser au plus proche. — Je suis Delilah D’Artigo et voici mes sœurs. Nous avons rendez-vous avec Zachary, dis-je en me méfiant de l’arsenal qu’ils portaient. En plus de ne pas être très accueillants, ils avaient des vêtements de camouflage, ce qui me rendait encore plus nerveuse. J’avais apporté mon couteau avec moi, mais je doutais qu’il me soit d’une grande utilité, surtout face à deux montagnes de muscles prêtes à tirer… face à deux garous, tout simplement. Après m’avoir observée, ils jetèrent un coup d’œil à la voiture. — Qui est-ce ? demanda le plus grand des deux, qui avait le crâne rasé. — Morio, un ami. Sa magie est liée à la Terre, dis-je. J’étais certaine qu’ils allaient me fouiller et j’aurais piqué ma crise s’ils l’avaient fait. Pourtant, l’homme se contenta de grogner et me fit signe de remonter en voiture. — Une fois à l’intérieur, roulez tout droit jusqu’à une grande maison sur la montagne. Garez-vous et frappez à la porte de devant. N’allez pas ailleurs sans notre permission, pigé ? Ça vaut pour tous les quatre, ajouta-t-il. Je clignai des yeux. Pas très amical tout ça…, pensai-je. Pour leur défense, plusieurs d’entre eux avaient été assassinés. La prudence paraissait de rigueur. — Pigé, répondis-je. Camille leur sourit pendant que Menolly regardait par la fenêtre et que Morio gardait le silence. Il n’était pas très bavard, sauf avec Camille. Les gardes reculèrent pour nous laisser passer. La voiture avança sur la route en terre et se dirigea vers le cœur de la troupe de pumas de Rainier. À l’idée de revoir Zachary, mon cœur s’emballa. Pour me calmer, je visualisai Chase, mais je ne pouvais m’empêcher de penser que ma rencontre avec Zach n’était pas fortuite, que le destin m’avait envoyé le puma-garou. Le long de la route, d’autres maisons apparurent. Certaines étaient petites – des cottages – alors que d’autres étaient de grandes fermes à étages. Depuis quand les pumas vivaient-ils ici ? Il ne faisait aucun doute que les couguars trouvaient en ces lieux un refuge contre les chasseurs et les braconniers. La route nous mena par-dessus un monticule jusqu’à un parking en terre où plusieurs voitures et camionnettes étaient déjà garées. Camille coupa le moteur. La maison se dressait devant nous. Avec ses deux étages, elle était énorme et paraissait être l’œuvre d’artisans plutôt que de maçons. L’escalier qui menait au porche était fait main et récemment ciré. La porte et les cloisons étaient en bois. Pendant que nous observions ce palace qui semblait incongru dans un lieu comme celui-ci, Camille prit une grande inspiration. — Ces murs contiennent des sorts de protection, dit-elle. De la magie. Il y en a un ici qui a bien appris ses leçons. Nous avions à peine gravi les marches que la porte s’ouvrit. Zachary se précipita à notre rencontre, l’air inquiet. Il posa ses mains sur mes épaules et me regarda dans les yeux, au bord des larmes. — Delilah, je suis tellement content de te voir ! Nous avons encore perdu l’un des nôtres. Shawn, un cousin. Tu dois nous aider à trouver ce psychopathe. Chapitre 7 Zachary s’appuya contre le mur. Trois hommes nous rejoignirent à l’extérieur. La peur émanait d’eux comme des vagues de chaleur estivale. Comme ils se ressemblaient tous, je m’interrogeai un instant sur les liaisons consanguines de la troupe de pumas. Les cheveux blonds, les yeux couleur topaze, avec un grand nez, ils étaient grands et musclés. Ils paraissaient plus âgés que Zachary et l’un d’eux boitait. Je frissonnai, sans en connaître la cause, jusqu’à ce que je comprenne que mon corps réagissait à la proximité des garous mâles. Bien qu’ils soient des pumas et moi un chat, un félin restait un félin. Nos sangs se reconnaissaient. Camille, Menolly et Morio avancèrent pour couvrir mes arrières. Le regard plongé dans celui de Zachary, je les désignai par-dessus mon épaule. — Voici mes sœurs, Camille et Menolly. Et Morio. Un très bon ami. Zachary se reprit et secoua la tête. — Merci d’être venus. — Je suis désolée pour ton cousin, dis-je. Mes paroles n’étaient que d’un faible réconfort dans la nuit froide et enneigée. L’orage s’était levé un peu plus tôt et, désormais, le sol était recouvert de plusieurs centimètres de neige. Quand Camille lui tendit la main, Zachary la serra avec hésitation. — Je regrette d’avoir à vous rencontrer dans ces circonstances. Est-ce que votre cousin… est toujours là où vous l’avez trouvé ? Après avoir hoché la tête, Zachary passa sa main devant ses yeux. — Oui, j’ai réussi à convaincre le conseil de l’y laisser jusqu’à votre arrivée. J’ai pensé que vous trouveriez peut-être quelque chose qui nous a échappé. — Tu peux nous y conduire ? demandai-je. Il nous fit alors signe de le suivre de l’autre côté de la maison. Les trois hommes qui étaient sortis avec lui fermèrent la marche. L’un d’eux feula face à Menolly qui se contenta de lui adresser un regard agacé. Elle garda le silence et ne leva pas les yeux pendant tout le trajet. Comme le bâtiment était énorme, il nous fallut marcher de longues minutes avant qu’il disparaisse de notre champ de vision. Zach nous mena jusqu’à la lisière de la forêt. Une fois à l’intérieur, il nous devança de plusieurs mètres. Je le rattrapai. — J’aurais voulu venir plus tôt, mais nous devions attendre le coucher du soleil. Je voulais que Menolly nous accompagne. Elle a les sens très développés. — C’est un vampire, pas vrai ? demanda-t-il sans quitter le sentier enneigé des yeux. La lune se lèverait dans une heure, mais, à cause du temps, elle serait sûrement dissimulée derrière les nuages. La lueur de la neige se reflétait sur la couverture nuageuse. Le ciel scintillait d’une manière qui annonçait toujours la chute de neige. Mais comme tous les membres de notre troupe étaient des êtres surnaturels, nous arrivions à nous frayer un chemin dans l’obscurité. Je poussai un profond soupir. — Menolly est encore un jeune vampire. Elle a été transformée il y a douze années terriennes. Mais elle a subi un entraînement intensif pour apprendre à contrôler ses pulsions. Tu n’as rien à craindre d’elle, à part si tu la cherches ou si tu es un pervers. Camille et moi la protégeons, au fait. Donc, si tu penses que c’est nécessaire, parles-en à tes hommes. Si quelqu’un lève la main sur Menolly, il creusera sa tombe. Même si Zachary allumait une flamme cachée à l’intérieur de moi, ma loyauté envers ma famille passait en premier. — Compris, répondit-il. Personne ne lui fera de mal. Par contre, je te préviens tout de suite : Tyler n’aime pas les vampires. Mais il se tiendra à carreau. (Avant de sortir de la forêt, il nous fit signe de nous arrêter.) On revient tout de suite, dit-il en demandant à ses amis de le rejoindre. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Camille. Je leur adressai un sourire voilé. — Je pense qu’il leur interdit de poser leurs pattes sur nous. J’ai entendu le feulement, expliquai-je en jetant un regard contrit à Menolly. J’ai rappelé à Zach que nous regarder de haut n’était pas une façon polie d’accueillir des invités auxquels ils ont demandé de l’aide. Menolly ricana. — Comme si ces garous maigrelets pouvaient me faire peur ! Mais merci, chaton, dit-elle doucement, tu sais que je te protégerai aussi. — Notre bébé grandit, s’enorgueillit Camille. — Je vous ai déjà dit que je ne suis pas la petite sœur que vous pensez avoir, rétorquai-je. Leur adressant un clin d’œil, je me retournai pour voir Zachary revenir avec ses hommes. — J’ai oublié de vous présenter mes collègues : Tyler Nolan, Ajax Savanaugh et Vénus, l’enfant de la lune. Vénus était celui qui boitait. Quelque chose me disait qu’il ne se montrait pas souvent en public. Il avait l’air plus sauvage que les autres. En fait, il ressemblait plus à un garou outremondien que terrien. Lorsqu’il sourit, j’aperçus la pointe de ses crocs. Les garous terriens avaient évolué de sorte que leurs dents changeaient en même temps que leur corps à la pleine lune. Par contre, les garous outremondiens, comme moi, conservaient certains aspects de leur forme animale dans la vie de tous les jours. Tyler, celui qui avait feulé face à Menolly, nous fit un signe de la tête mais resta sur ses gardes. Ajax l’imita. En revanche, Vénus, lui, nous adressa un sourire inquiet. — Bienvenue, mes amis, nous vous remercions d’être venus nous aider, dit-il en s’inclinant. (Même s’il s’adressait à nous tous, son regard ne quittait pas Menolly.) La première fois que Zachary a proposé d’aller vous parler, nous n’étions pas tous d’accord. Aujourd’hui, si vous le voulez bien, je pense que nous avons besoin de votre aide. Faites comme chez vous sur nos terres. Quand il avança, les autres reculèrent, y compris Zachary. Visiblement, Vénus possédait un rang élevé dans la communauté. Son autorité était presque palpable. Je me demandai s’il était leur chef, leur dirigeant, peu importait son titre. Puis, je sentis que l’on touchait mon aura, qu’on l’inspectait. Lorsqu’il plongea son regard dans le mien, je sus qui il était. Vénus, l’enfant de la lune, était bien le leader de cette troupe de pumas, sans pour autant être leur roi, mais plutôt leur chaman. Il utilisait la magie de la même manière que Camille, comme une flèche d’argent venue de la lune. Camille sembla s’en apercevoir elle aussi, car, à son approche, elle pencha légèrement la tête. — Patriarche, dit-elle, vous courez auprès de la Mère Lune, n’est-ce pas ? Il lui fit un sourire ridé et lui tendit sa main qu’elle prit sans hésitation. — Oui, mon enfant, je cours auprès de la lune, tout comme toi. Mais tu es liée à elle avec ton âme. La Mère Lune a toujours été à tes côtés depuis ta naissance. — C’est ce que ma mère déesse a dit à ma naissance, lorsque mon futur a été lu dans les runes, répondit-elle d’un air interrogateur. Vénus hocha la tête. — Tu vois ? Alors que moi, ma loyauté à son égard est due à mon sang de garou et à la magie que j’ai apprise sur les genoux de mon père. La lune m’autorise à me servir de sa magie pour la troupe, mais je ne suis pas son fils, comme tu es sa fille. (Se penchant en avant, il déposa un baiser sur son front ; une faible lueur continua à briller là où il avait posé ses lèvres.) Te voilà protégée en tant qu’amie sur notre terre, sauf si tu nous trahis. Elle hocha la tête et fit la révérence tandis que Vénus se tournait vers Morio. — Mon frère renard, nous sommes de natures différentes, pourtant, comme nous, tu te transformes. Tu comprends donc un aspect de notre nature. Sois notre invité et notre ami aussi longtemps que tu te plieras à nos coutumes. De nouveau, il se pencha pour déposer un baiser sur le front de Morio. Un éclair passa entre ses lèvres et la peau du yokai-kitsune. — Patriarche, je ferai de mon mieux pour me montrer à la hauteur, déclara-t-il avec son manque habituel d’expression. Toutefois sa voix chancela suffisamment pour que je comprenne qu’il ressentait le pouvoir de Vénus. En fait, la magie du chaman était plus puissante que toutes les nôtres réunies. Pourtant, il n’avait pas réussi à résoudre leur affaire de meurtres… Nous étions vraiment dans de sales draps. Quand vint son tour, Menolly tendit ses mains à Vénus avec hésitation. Après avoir tourné ses paumes vers le ciel, il releva les manches de son pull pour révéler les cicatrices laissées par le clan du sang d’Elwing lorsqu’ils l’avaient torturée. Comme elles n’avaient pas eu le temps de guérir avant sa mort, elles ne disparaîtraient jamais. Tout son corps en était marqué. — Oh, ma fille, que t’ont-ils donc fait ? (Vénus releva la tête pour croiser le regard de Menolly, empli d’une patience inhabituelle.) On te considère comme un démon, et pourtant tu es bien plus que ça : Fae, humaine, vampire… Aucun de ces titres ne rend grâce à ton histoire, n’est-ce pas ? Tandis qu’il parlait, ses paroles semblaient nous envelopper d’une douce musique. Je pouvais entendre le grondement des nuages sombres qui avançaient au-dessus des champs et des forêts. La neige tombait de plus en plus fort, virevoltant autour de nous comme un tourbillon de danseurs blancs, demandant un dernier baiser avant de disparaître dans le néant. Menolly sembla prise au dépourvu. Mais au lieu de dire quelque chose qui nous aurait bannis de ces terres, comme je le pensais, elle me surprit en gardant le silence. Elle se contenta de laisser Vénus l’embrasser sur le front. Quand ses narines se dilatèrent, je sus qu’elle pouvait sentir son sang, entendre les battements de son cœur. Toutefois, elle resta immobile, comme une statue de porcelaine, alors que la neige tombait sur sa peau glacée. — Sois la bienvenue sur nos terres en tant qu’invitée et amie, fille de la nuit, mais ne te nourris pas de notre peuple ni de nos animaux, auquel cas nous devrions te tuer. Tu comprends ? Le chaman soutint son regard et elle hocha la tête, toujours en silence. Finalement, il s’approcha de moi. Lorsqu’il prit mes mains dans les siennes, un sentiment familier m’envahit, me clouant au sol avant de me propulser contre son aura. J’eus alors la vision d’un Vénus plus jeune, dans les montagnes, se transformant en puma puis en homme, à la recherche d’une chose si abstraite qu’elle ne portait aucun nom. Il avait pris des amants à sa guise, hommes et femmes sans distinction et il avait dansé nu dans la végétation dense de la forêt. De par sa nature sauvage, il faisait partie de l’essence du mont Rainier, il appartenait à cette terre. Je commençais à comprendre pourquoi la troupe avait acheté autant d’ares pour bâtir sa propre communauté. Sa place se trouvait près de ce volcan auquel les pumas étaient liés par le sang. — Changeline, tu es perdue, je me trompe ? Tu n’as pas de troupe. Tu as ta famille, mais pas de clan, aucun lieu que tu peux appeler ta maison. (Il parlait lentement, m’enveloppant de ses murmures.) N’aie pas peur d’être une marche-au-vent. Je tressaillis. Marche-au-vent… Comme je détestais ce nom et les enfants qui s’en étaient servi contre moi quand nous étions petits ! Les marche-au-vent parcouraient le monde, sans jamais s’installer nulle part, toujours seuls, errants. L’idée de devenir l’une d’entre eux m’avait effrayée. A la mort de notre mère, je m’étais accrochée à Camille, mais, malgré tout l’amour qu’elle me donnait, elle ne pourrait jamais la remplacer. Vénus me prit les mains, les serrant doucement. — N’aie pas peur du chemin qu’il te faudra emprunter, mon enfant. Le sort de certains d’entre nous est de se laisser porter par le vent, pour servir les dieux et le destin. Toi et tes sœurs êtes à cheval entre deux mondes… et plus, à dire vrai, mais ce n’est pas encore pour tout de suite. Cesse de t’inquiéter. Désormais, tu es une amie de notre clan et tu peux circuler à ta guise sur nos terres. De plus, si tu en ressens le besoin, tu seras la bienvenue lorsque la Mère Lune sera pleine pour parcourir la forêt avec notre espèce, même si, par rapport à nous, tu as la taille d’un chaton. Quand ses lèvres frôlèrent mon front, une vague de pouvoir me submergea. Il me fit un clin d’œil et me serra de nouveau les mains. — Tu es plus spéciale que tu le penses, mon chaton. Je crois que tu seras surprise de ce que tu découvriras, caché au plus profond de ton âme. Curieuse, mais sachant que je l’apprendrais bien assez tôt, je me forçai à reporter mon attention sur le groupe. Tout le monde patientait. Il était clair que Zachary, Ajax et Tyler avaient déjà assisté à ce rituel, car ils se tenaient bien droits, l’air solennel, les mains serrées devant eux. Vénus fit un pas en arrière. — Nous sommes prêts. Menons-les au corps de Shawn. Zachary paraissait sur le point de craquer mais comme il était un garou – et un homme de surcroît –, il devait faire bon profil. Je ne savais pas si Tyler et Ajax faisaient partie des anciens de la troupe. Par contre, personne ne discutait les ordres de Vénus. Après avoir pris la main de Zach, j’avançai à ses côtés en silence. Derrière nous, Camille et Vénus échangeaient des chuchotements et, pour une fois, je ne cherchais pas à écouter ce qu’ils disaient. Menolly et Morio les suivaient, devant Ajax et Tyler qui fermaient la marche. Les pins étaient couverts de neige, les troncs envahis par les myrtilles et les bruyères. En Outremonde, les forêts abondaient de vie, mais celles de la Terre me rendaient nerveuse. Secrètes, elles n’essayaient jamais de toucher ceux qui les traversaient, à l’inverse de chez nous… sauf quelques fourrés plus sombres que la plupart des Fae évitaient. Ici, les bois avaient leur conscience propre et considéraient les êtres humains comme inutiles. Les esprits des forêts et les dryades étaient tolérés, mais seuls les animaux s’y trouvaient vraiment en sécurité. Cependant, ces vieilles sentinelles avaient leurs raisons de se montrer prudentes, de cacher leurs secrets à l’intérieur de leur tronc et leurs cercles. Ils étaient en guerre avec les grandes entreprises, ces promoteurs qui commettaient des génocides contre les anciens géants. Ce n’était pas surprenant qu’ils se soient éloignés de tous les êtres à deux pattes de ce monde. Depuis les buissons obscurs et les feuilles mortes, les yeux brillants d’une centaine de créatures de la forêt nous observaient. En passant devant eux, je les entendais bourdonner. Devant nous, le bruit d’un cours d’eau brisait le silence. Au milieu de la rivière, je pouvais distinguer la forme de l’arrastra. Actionné par un âne, il s’agissait d’un moulin dont on se servait pour moudre les minerais et ainsi récupérer l’or précieux qui emplissait les rêves et les espoirs des prospecteurs. En tout cas, ce n’était pas ici qu’ils auraient pu trouver quelque chose, pensai-je. À ce que j’avais cru comprendre, les montagnes avaient grouillé de mineurs des siècles auparavant. Les Fae préféraient l’argent, mais nous comprenions l’attrait que pouvaient susciter les autres métaux précieux. Camille et Vénus cessèrent de parler. Je sentis les poils de ma nuque se hérisser ; nous approchions sans doute de la scène du crime. Zachary désigna une trouée dans la forêt d’un mouvement de tête. — Nous allons suivre la rivière dans cette clairière. C’est là que nous avons découvert les corps. Nous y avons installé des pièges et placé des gardes. Pour tout vous dire, Shawn était l’un d’eux, mais quelque chose l’a pris par surprise. — Je croyais que vous aviez dit à Delilah que vous ne mettriez des gardes qu’aux abords de vos maisons, demanda Menolly derrière nous. — Nous en avions l’intention, répondit Vénus à la place de Zach, mais Shawn nous a convaincus qu’il ne risquait rien si quelqu’un l’accompagnait. Apparemment, Jesse s’est éloigné un instant et le meurtrier en a profité pour s’en prendre à ce pauvre Shawn. Quand Jesse l’a trouvé, il était déjà mort. Zach secoua la tête. — Nous sommes au bout du rouleau. Le conseil a finalement reconnu que nous avions besoin d’aide. Si ça continue, la troupe de pumas de Rainier n’existera bientôt plus. Nous sommes sur le point d’envoyer les femmes et les enfants auprès de la tribu de la Route bleue sur le mont Baker jusqu’à ce qu’on ait trouvé le malade qui s’en prend à notre peuple. — La tribu de la Route bleue ? demanda Camille. C’est un autre groupe de pumas-garous ? — D’ours, répondit Vénus. Un groupe d’Indiens. Nous avons formé une alliance avec eux, au cas où l’une de nos montagnes décidait d’exploser, pour ne pas répéter la catastrophe du mont St Helens qui a décimé les troupeaux d’élans. — Assez perdu de temps, intervint Ajax. Je veux ramener mon fils à la maison pour le laisser reposer en paix. Sa voix ne trahissait aucune émotion, toutefois, je compris pourquoi l’homme avait l’air tellement distant. Si Shawn était le cousin de Zach, alors Ajax devait être son oncle, et il s’agissait de son fils, étendu, sans vie, sur la neige. Camille se retint de dire quelque chose tandis que Zachary nous menait jusqu’à la vallée près de la rivière. L’eau n’avait pas gelé, mais les pierres qui la bordaient étaient recouvertes de neige et de glace. Au centre de la clairière, il y avait les restes d’un grand feu de camp. Je me rappelai alors que Zach m’avait parlé d’un couple de jeunes mariés venu dormir ici. Ce lieu devait être destiné au camping et aux rassemblements. Le vent nous apportait une odeur de sang. Je jetai un regard à Menolly et Camille par-dessus mon épaule. Visiblement, elles s’en étaient aperçues elles aussi. En fait, le visage de Menolly trahissait une telle soif que j’étais contente qu’elle se soit nourrie avant de venir. Près de la rivière, à côté d’un gros rocher, reposait le corps d’un jeune homme. Ou du moins ce qu’il en restait. Ses cheveux de la couleur des blés étaient éclaboussés de sang séché. Sa peau ressemblait à du vieux cuir parcheminé, comme s’il avait été momifié. Sa gorge était tranchée et sa tête tombait en arrière. Je détournai le regard en tressaillant. Je ne voulais pas voir l’expression de terreur figée sur ses traits à jamais. Un courant d’air fit vaciller un tourbillon de flocons et dispersa les nuages quelques instants. La lune apparut alors, se reflétant sur la neige fraîchement tombée et sur le visage du jeune Shawn. Zach et lui se ressemblaient beaucoup. Pourtant, ce dernier était encore un adolescent. Désormais, il ne grandirait jamais, ne se marierait jamais, n’aurait pas d’enfant, ni de profession. Prenant une grande inspiration, je tentai de dissimuler mon émotion. — Qui aurait pu agir en aussi peu de temps ? Son partenaire se soulageait dans les buissons ? Ça n’a pas dû lui prendre plus de quelques minutes ! Pourtant, tous les fluides de son corps semblent avoir été aspirés, dit Menolly en secouant la tête, agenouillée près du corps. Même un vampire ne peut pas faire ça ! — Toutes les victimes étaient dans cet état-là. Au début, nous avons pensé qu’il s’agissait d’un processus naturel, puisque nous n’avons pas trouvé les corps tout de suite, répondit Vénus. Vous comprenez pourquoi nous avons si peur ? Le meurtrier a le pouvoir de vider ses victimes de l’intérieur, de leur arracher le cœur et de disparaître avant qu’on puisse l’attraper. Ou même l’apercevoir. Il s’assit par terre, dans la neige, et prit doucement la main de Shawn dans les siennes. — J’ai essayé de voir le tueur dans mes rêves, mais la brume obstrue constamment ma vision. Tous les sorts et les pièges magiques que j’ai lancés n’ont eu aucun effet. Rien ne marche. Ajax se tenait près de Menolly, le regard rivé sur le cours de la rivière. — Si vous pouvez faire quelque chose – quoi que ce soit qui pourrait nous aider –, vous aurez mon infinie gratitude, dit-il d’un ton bourru. Je vous aiderai, vos sœurs et vous ; je paierai ce que vous voudrez. Mais, par pitié, trouvez celui qui a tué mon fils ! L’homme s’effondra alors. Des larmes coulèrent le long de ses joues tandis qu’il pleurait en silence, baigné dans la lumière de la lune. En se baissant près de Vénus, Camille se rapprocha du corps de Shawn pour sentir sa chemise. — Il y a une odeur que je ne reconnais pas… — Nous avons remarqué la même chose, dit Vénus. Je pensais connaître l’odeur de toutes les créatures du coin, mais celle-ci est nouvelle pour moi, alors qu’elle déclenche tous mes signaux d’alerte. Je n’arrête pas de penser que je devrais la reconnaître. M’asseyant à côté de Menolly, je frissonnai lorsque mes fesses se posèrent sur le sol enneigé. — Ce n’est pas l’odeur d’un mort-vivant que je connais, déclara Menolly au bout d’un moment. Quant à un démon… presque, mais ce n’est pas tout à fait ça. Qu’est-ce que tu en penses, Camille ? Camille se pencha pour observer les yeux vitreux de Shawn. — Je regrette que les parle-aux-morts ne puissent rien faire pour les garous, mais à moins qu’il ait du sang de Fae dans les veines – même quelques gouttes –, ça ne sert à rien d’en amener une. Elle se tourna vers Zach qui secoua la tête. — Aucune chance. Il était cent pour cent terrien. — C’est bien ce que je pensais, dit-elle en continuant à examiner le corps de Shawn. (Elle toucha ses lèvres d’un doigt avant de le porter à son nez.) Tu as raison, Menolly : une très faible odeur de démon. Mais il y a quelque chose d’autre… quelque chose qui le recouvre. C’est très étrange. Alors que j’observais la clairière alentour, ma concentration flancha et je me retrouvai au bord de la rive, à l’endroit qui se jetait dans la rivière. La berge s’arrêtait, mais laissait place à une pente rocheuse escarpée qui menait à un plateau au-dessus : Pinnacle Rock. Mon instinct me disait d’aller l’inspecter. A l’instant où je posai ma main contre la pierre – sans doute un ancien gisement –, je sus que je devais l’escalader. — Où est-ce que ça mène ? demandai-je par-dessus mon épaule. Zachary et Tyler me rejoignirent, suivis de Menolly. Vénus, Camille et Morio préparaient le corps de Shawn pour le transporter. Ajax, quant à lui, regardait toujours l’eau qui s’écoulait. Zach leva la tête. — Je ne sais pas. Je crois que je n’y suis jamais allé, répondit-il. — Et vous, Tyler ? demandai-je. Tyler secoua la tête. — Vous ne devriez pas vous en occuper. — Eh bien, je pense le contraire, dis-je. Il y a quelque chose là-haut. Menolly s’avança. — Je viens avec toi, chaton, lança-t-elle. Elle commença à escalader immédiatement. A cet instant, j’eus l’impression de regarder l’ancienne Menolly, avant sa transformation. Elle évoluait avec agilité, utilisant ses ongles pour trouver la moindre prise. Je pris une grande inspiration. J’étais sportive, je devais en être capable. — Bon, à mon tour… — Vous êtes sûres de vouloir essayer ? Vous risquez de finir dans le fossé ! nous avertit Tyler. Je pourrais aller vous chercher de l’équipement pour éviter de vous faire mal. — Pas besoin. Je serai prudente. Je n’aime pas l’eau, mais j’adore la hauteur. Suivant Menolly, j’utilisai mon intuition pour trouver des prises. Plaquée contre la roche, je sentais l’odeur de la terre gelée qui m’emplissait le nez. Un pied à la fois, une main après l’autre. Trouver une prise. Ici, un rocher. Et là, un léger renflement. Chercher un endroit où poser mon pied, une branche, une pierre, une brindille sur laquelle appuyer mon talon. Je me servais de toutes mes forces pour rester contre le flanc de la montagne. Lorsque la neige se mit à tomber plus fort, je ne distinguais plus que les flocons et la terre en dessous. Au-dessus de moi, Menolly était hors de mon champ de vision ; elle ne faisait plus qu’un avec la pente. Même si elle aurait pu facilement léviter jusqu’au sommet, elle avait choisi le chemin le plus difficile… pour se tester, pour se raccrocher à celle qu’elle avait été plutôt qu’au vampire qu’elle était devenue. Aucune plainte, mais un choix. Après tout, nous en faisions tous, pensai-je en tâtonnant un instant avant de trouver un appui pour mon pied. Nous vivions tous avec les choix que nous avions faits. Tante Rythwar avait décidé de tourner le dos à Lethesanar, Père de servir la Couronne et non la reine et mes sœurs et moi avions choisi de rester sur Terre pour protéger nos deux mondes du mieux que nous le pouvions. — J’ai trouvé une corniche ! cria Menolly. — C’est encore loin ? demandai-je. — Plus que trois mètres et tu y es, me répondit-elle. Elle avait raison. Quelques minutes plus tard, ma main trouva la corniche et Menolly m’attrapa par le poignet pour m’aider à la rejoindre. Le souffle court, je restai allongée et observai les alentours. D’environ trois mètres de large, la corniche ne dépassait que de quelques centimètres hors de la roche, si bien que d’en dessous, il était pratiquement impossible de la repérer, même en plein jour. Ce rebord se poursuivait sur les côtés de la montagne, recouvert de vigne vierge et de ronces. Je m’approchai. Sous le feuillage enneigé se trouvait l’entrée d’une grotte. — Une grotte ? demandai-je. — Apparemment, l’accès a été obstrué par la végétation d’années en années, dit Menolly. Mais regarde par là, les ronces ont été déplacées. Et ici, ajouta-t-elle en désignant une petite ouverture, quelque chose les a cassées. On devrait aller y jeter un coup d’œil. Nous retirâmes la neige et les branches qui nous bloquaient le chemin. Quelques-unes cédèrent aussitôt. Elles avaient déjà été tordues et brisées. Je regardai à l’intérieur. — J’aurais aimé avoir une lampe. Je peux y voir un peu et toi aussi, mais on risque de manquer quelque chose. — Reste ici et n’entre pas sans moi, dit-elle avant de marcher jusqu’au bord de la corniche d’un pas léger. Comme un cerf-volant pris dans le vent, elle fut emportée par un courant avant de tomber à la manière d’une plume dans la brise. Menolly ne pouvait pas vraiment voler, sauf quand elle se transformait en chauve-souris, mais elle ne maîtrisait pas encore tout à fait ce pouvoir vampirique. Par contre, elle savait très bien flotter et planer. A moins que quelque chose la surprenne, elle descendrait doucement vers le sol. Ce pouvoir avait ses limites et elle n’en avait pas fini l’apprentissage, mais il se révélait très utile. Pour accrocher le sapin au plafond, par exemple, ou pour m’attraper par la peau du cou quand je montais au rideau. Quelques instants plus tard, elle réapparut avec Camille qui l’étreignait de toutes ses forces. Elles atterrirent dans la neige avec un bruit étouffé. Après avoir allumé sa lampe-torche, Camille la dirigea vers la grotte. — Qu’est-ce qu’on a ? — Je n’en suis pas certaine, répondis-je. Allons voir. Je repoussai de nouveau les branches pour entrer dans la caverne. Lorsque quelque chose de collant tomba sur mon visage, je sursautai, surprenant Camille qui se trouvait juste derrière moi. — Qu’est-ce qui se passe ? Ça va ? demanda-t-elle. Je m’essuyai le visage d’une main. Des fils de soie. Merde. — Ça va, mais je n’aime pas ça du tout, dis-je en pénétrant entièrement dans l’antre. Camille me suivait à tâtons avec sa lampe-torche et Menolly fermait la marche. La grotte brillait sous la lumière artificielle, miroitant sous le poids de milliers de toiles d’araignées. Pures et cristallines, elles avaient été tissées dans tous les sens, telle une vision chaotique de soie. Il n’y avait aucune symétrie, seulement une beauté kaléidoscopique délirante. — Des araignées, murmura Camille. Est-ce que ce sont… ? Tandis qu’elle se faufilait entre les toiles, Menolly les repoussait comme des moucherons. Arrivée au centre de la grotte, elle nous demanda de la rejoindre. J’attrapai un bâton pour me frayer un chemin jusqu’à elle. Nous la trouvâmes accroupie près d’une enveloppe sèche, bien trop grosse pour du maïs ou tout autre légume. — Tu ferais mieux de demander à Zachary si un autre membre de sa troupe n’a pas disparu… Quelqu’un dont personne ne se souciait, dit-elle. — Euh… (Je n’avais vraiment pas envie de savoir, mais je devais le lui demander.) Est-ce que c’est… ? — Oui, c’est un cadavre, dans le même état que les autres. Je crois qu’à présent, on ne peut plus avoir de doutes sur l’implication du clan des chasseurs de la lune. Visiblement, le territoire des pumas est devenu leur garde-manger. Chapitre 8 Je mis un instant à comprendre les paroles de Menolly. Puis tout sembla plus clair. Le clan des chasseurs de la lune se nourrissait de la troupe de Zachary. Existait-il une meilleure façon de vaincre son rival ? — Par la Sainte Mère ! C’est de la folie ! m’exclamai-je en frissonnant. Je jetai un coup d’œil aux alentours : nous étions seules. Du moins, à ce que je pouvais voir. — C’est un bon moyen de se débarrasser de ses ennemis… façon tribus du vieux monde. Pas exactement du cannibalisme, mais ça s’en rapproche beaucoup, dit Camille. La question est : pour quelle raison en sont-ils arrivés là ? Et pourquoi maintenant ? Soudain, à notre droite, un mouvement dans une toile m’interpella. Je levai la main. — Chut, dis-je, en me penchant en avant. (Le mouvement se répéta. Je me relevai d’un bond.) On s’en va ! On prend le corps et on se tire d’ici ! — Des araignées ? murmura Camille. Je lui répondis d’un hochement de tête. Menolly attrapa alors le corps et, ensemble, nous nous dirigeâmes vers l’ouverture de la grotte. Toutefois, en chemin, mon talon se prit dans quelque chose et je m’étalai par terre. — Merde, pestai-je en me frottant le menton, certaine de m’être égratigné la jambe. (Camille me tendit sa lampe-torche. En fait, j’avais trébuché sur un bouclier d’os reliés entre eux par des bandelettes de cuir. Avec une grimace, je le ramassai.) On ferait mieux de le prendre avec nous. On en apprendra peut-être quelque chose. Après avoir acquiescé, Camille s’en empara. Elle était moins impressionnable que moi. — Tu as raison, dit-elle. Dépêchons-nous de sortir d’ici. Je n’ai vraiment pas envie de finir comme… ce pauvre gars. Une fois de retour sur la corniche, il fallait à présent trouver un moyen de descendre. Heureusement, c’était toujours plus facile que de monter. Ou plus rapide, du moins. Après avoir passé le bouclier par-dessus son épaule, Camille passa ses bras autour de la taille de Menolly. — Je déteste l’altitude, marmonna-t-elle, les yeux fermés. Pas le temps de se disputer. Nous ne savions pas si quelqu’un – ou quelque chose – avait été avec nous dans cette grotte. A l’heure qu’il était, une armée d’araignées se mettait peut-être déjà en marche pour nous faire taire. — Taïaut ! s’exclama Menolly. Avec le cadavre sous le bras et notre sœur accrochée à la taille, elle se laissa tomber dans le vide. Camille cria alors qu’elles flottaient ensemble jusqu’à la terre ferme, un petit peu plus rapidement, il est vrai, que si Menolly avait été seule. Vu la réaction de Camille, je fus contente de ne pas avoir amené Chase avec nous. Il avait peut-être une plus grande résistance à nos bizarreries que la majorité des HSP, mais, même pour lui, cette petite aventure aurait été la goutte de trop. Pour être franche, c’était presque le cas pour moi. Cependant, Menolly les guida jusqu’en bas sans anicroche et déposa le corps par terre. Sa force ne cessait d’augmenter. Chaque mois, elle devenait un peu plus puissante, pensai-je tout en les suivant, moitié glissant, moitié roulant le long du remblai. En bas, Morio et Zachary nous attendaient. Vénus, Ajax et Tyler, eux, avaient ramené le corps de Shawn au village. — Il faut qu’on parle, dis-je à Zach en désignant le chemin. On ferait mieux d’aller dans un endroit sûr et éclairé. Vous êtes dans un sacré pétrin. Zach observait le cadavre que portait Menolly. — Encore un ? Il vacilla et prit appui sur un rocher à proximité. — Apparemment. Quelqu’un d’autre a disparu ? Quelqu’un dont on n’a pas découvert le corps ? demanda Camille. Les lèvres serrées, il secoua la tête. — Non. Retournons au bâtiment principal. Il proposa de porter la dernière victime, mais Menolly refusa. — Je peux le… la… peu importe, porter. Par contre, Delilah a raison. On doit tout de suite partir d’ici. Même en groupe, on n’est pas en sécurité, dit-elle en ouvrant la marche. La neige avait continué à tomber. J’avais l’impression que l’on se préparait à un hiver d’enfer. Étrange. Dans la région, le climat était humide mais pas si froid que ça et, avec le réchauffement planétaire, les hivers auraient dû être plus doux, pas le contraire. J’espérais vraiment ne pas me retrouver dans un remake de Ragnarok. Mettant la météo de côté, je me concentrai sur l’action présente : monter les escaliers à la hâte et franchir la porte pour me retrouver baignée dans la chaude lumière du chandelier du hall d’entrée. Le vestibule était spacieux, avec un carrelage en marbre marron qui continuait dans le couloir. Un grand escalier aux marches larges et polies menait aux deuxième, troisième et quatrième étages. D’un blanc éclatant, la rambarde était ornée de feuilles d’or. Malgré une certaine austérité, j’avais l’impression que la troupe de pumas était un ancien clan fortuné. De chaque côté de l’escalier, nichés dans d’immenses pots en pierre, se dressaient des figuiers. A gauche, comme à droite, un couloir menait à une lourde porte à deux battants. — Amenez le corps ici, dit Zachary. Surtout, ne faites pas de bruit, je ne tiens pas à ce que tout le monde l’apprenne pour l’instant. On va l’examiner. L’enveloppe desséchée sur l’épaule, Menolly le suivit d’un pas vif. Camille, Morio et moi les imitâmes tandis que Zach nous menait vers la porte de gauche. Après avoir jeté un coup d’œil à l’intérieur, il nous fit signe d’entrer. Nous nous retrouvâmes dans un autre couloir. — La porte du fond, indiqua Zach. Une fois certain que la pièce était vide, il nous laissa entrer. Nous y découvrîmes une bibliothèque gigantesque avec des étagères couvrant les murs du sol au plafond, un bureau, un canapé en cuir et plusieurs fauteuils et repose-pieds par-ci par-là. Le bois semblait massif, sûrement du merisier, et le travail de menuiserie très détaillé. Morio s’assit sur un tabouret à côté de Camille. Pendant que Menolly déposait le corps sur le divan, Zachary ferma la porte à clé. Puis, il alluma une lampe pour examiner le mort tandis que nous nous mettions à l’aise. Agenouillé près de lui, il le regarda longuement avant de secouer la tête et de se tourner vers nous. — Je n’ai aucune idée de l’identité de cet homme. Il n’est pas d’ici, j’en suis persuadé. — Bon alors… Peut-être qu’il traversait votre propriété ? Est-ce qu’il porte une veste de chasseur ? Même si nous n’avions pas trouvé de revolver près de lui, son meurtrier avait pu s’en emparer. — Non, ça y ressemble, mais c’est un coupe-vent, répondit Zach. Autrefois, nous passions notre temps à expulser les chasseurs de nos terres. Aujourd’hui, seuls des étrangers franchissent nos clôtures par erreur. Il ne ressemble à aucun de nos voisins. Je n’ai vraiment aucune idée de qui il est. Était. (Se grattant la tête, il s’assit.) Alors, qu’est-ce que vous avez trouvé là-haut ? Et qu’est-ce que vous avez dans le dos ? demanda-t-il à Camille. Ma sœur retira le bouclier de son dos et le posa sur le bureau pour pouvoir l’examiner de plus près. Les os paraissaient humains, sûrement des tibias et des humérus, et, ainsi rassemblés, ils formaient une sorte de symbole. La couleur familière des bandelettes de cuir séché me souleva l’estomac. J’avais le sentiment qu’elles provenaient du même endroit que les os. Après y avoir jeté un coup d’œil, Morio tressaillit. — C’est bien ce que je pense ? — Je ne reconnais pas ce symbole, commençai-je mais Camille m’arrêta d’un signe de la main. — Moi oui, dit-elle. Ces derniers mois, j’ai passé beaucoup de temps à lire de vieux textes sur la magie. (Elle m’adressa un regard las.) J’ai pensé qu’ils pourraient nous être utiles, alors j’ai demandé à Iris de m’en rapporter quelques-uns d’Outremonde. L’air inquiet, elle observa Zach du coin de l’œil. Il ne quittait pas le corps des yeux. Baissant la voix, elle continua : — L’un des textes traitait des démons. Ce symbole est celui de l’escouade de Degath. Trenyth avait raison ; nous allons devoir faire face à une nouvelle bande d’éclaireurs de l’enfer. Et, même sans ça, le bouclier empeste le démon. L’Ombre Ailée est impliqué dans cette affaire… D’après moi, il a rallié les araignées-garous à sa cause. — L’Ombre Ailée ? L’escouade de Degath ? Qu’est-ce que c’est que tout ça ? demanda Zach. Merde, son ouïe était aussi bonne que la mienne. — Vous avez dit « araignées-garous » ? Vous parlez du clan des chasseurs de la lune ? Avant de lui répondre, il fallait que je sache jusqu’à quel point je pouvais lui faire confiance. — Tu en as entendu parler ? lui demandai-je. Son visage s’assombrit. — Beaucoup trop. Vous pensez qu’ils sont derrière tout ça ? — Oui, répondis-je doucement. Écoute-moi bien. A quand remonte la dernière dispute entre le clan des chasseurs de la lune et la troupe de pumas ? Ça nous aiderait aussi de savoir pourquoi vous vous êtes battus… Il y réfléchit les yeux fermés. Au bout d’un moment, il prit la parole : — Je ne sais pas trop. La dernière attaque remonte à… Eh bien, lors de la dernière véritable attaque, j’étais encore un enfant. Nous les avons chassés de nos terres après avoir trouvé un petit nid dans les bois. Mais c’était il y a vingt ans. Quant à la raison pour laquelle nous sommes ennemis, je n’en ai pas la moindre idée. Personne ne mentionne le clan des chasseurs de la lune, sauf nécessité absolue. Dès la naissance, on nous apprend à obéir et à garder le silence. Je peux essayer d’en savoir plus, si vous le voulez, mais ça va prendre du temps. — Essaie. En attendant, tu devrais peut-être nous dire pourquoi tu t’es battu avec Geph von Spynne il y a deux ans, dis-je en me penchant pour soutenir son regard. — Tu es au courant ? demanda-t-il, tendu. On s’est battus, c’est vrai, mais à part quelques os brisés, ça n’a eu aucune conséquence. Après avoir consulté Camille et Menolly du regard, je hochai la tête. — Oui, on est au courant… ne me demande pas comment. Qu’est-ce qui s’est passé ? Zach tressaillit. — Il a attaqué l’une de nos femmes et a essayé de la violer. On m’a désigné pour le punir, mais il était plus fort que je le pensais. Il m’a donné un coup de couteau. Moi, je me suis servi de mes poings. Il a disparu peu de temps après. J’ai pensé que j’avais peut-être réussi à le tuer. (Il regarda le corps sur le canapé du coin de l’œil.) Alors, d’après vous, le clan des chasseurs de la lune aurait signé un pacte avec un groupe de démons ? Je soupirai longuement. — Nous n’en sommes pas certains. Disons que tout porte de plus en plus à le croire. Mais n’en parle à personne ! Pas encore, du moins. Pas la peine d’affoler tout le monde, surtout si on a tort… comme c’est souvent arrivé. — Pas de problème, répondit Zachary, les lèvres pincées, comme s’il réfléchissait à ce qui venait d’être dit. Je ne serais pas surpris qu’ils soient de mèche avec des démons. C’est une bande de dérangés. Depuis mon plus jeune âge, on m’a appris à me méfier d’eux. Visiblement, mon père avait raison. Ils ne nous veulent pas du bien. — Ne va pas créer d’ennuis jusqu’à ce qu’on soit certains de savoir à quoi on a affaire, compris ? — A propos, pourquoi est-ce que des démons s’associeraient au clan des chasseurs de la lune ? demanda-t-il, déconcerté. D’accord, c’est une bande de cinglés et de tordus, mais les démons sont plutôt rares par ici, non ? Qu’est-ce que le clan peut bien leur apporter de si important ? — C’est la question à un million de dollars, répondit Menolly. Je me tournai vers Camille. — Finalement, tu vas devoir aller rendre visite à Flam, marmonnai-je. (D’un mouvement de tête, elle désigna Zach afin de me faire comprendre de ne pas trop en dire en sa présence. Elle avait raison. Nous n’en savions pas assez sur lui et sa troupe pour leur faire confiance. Après avoir acquiescé, je reportai mon attention sur Zach.) Écoute, tant que l’on n’aura pas résolu cette affaire, je crois qu’il vaudrait mieux que vous évitiez la forêt. N’y allez pas, à moins d’être en groupe de trois minimum et armés jusqu’aux dents. Quand on en saura plus, je t’appellerai. Je me levai et époussetai mon jean. Menolly nous rejoignit. — Vous devriez appeler votre chaman. Peut-être qu’il reconnaîtra la victime, dit-elle en désignant le corps sur le canapé. Zachary s’exécuta. Une fois qu’il fut sorti, Morio nous intima le silence d’un doigt sur la bouche et désigna un coin de la pièce. Derrière un vase de fleurs se trouvait une caméra de surveillance que l’on distinguait à peine. Nous gardâmes donc le silence jusqu’au retour de Zach, accompagné de Vénus, l’enfant de la lune, qui examina la dépouille. Au bout d’un moment, il se redressa et commença à aller et venir dans la pièce. — C’est l’homme que nous avons engagé pour inspecter la station d’épuisement près de la rivière, annonça-t-il, où l’on prend l’eau pour arroser nos vergers. — Un HSP ? Ça risque de compliquer les choses, dit Camille. — C’est le moins que l’on puisse dire, confirmai-je. Si ça avait été une créature surnaturelle, nous aurions pu nous occuper de l’affaire sans faire de bruit et sans impliquer d’autres personnes. Mais la mort d’un humain allait nous poser problème. — Il faut en parler à Chase, dis-je. On ne peut pas étouffer l’affaire. Cet homme a sûrement une famille. Si le nom de votre réserve était marqué sur son agenda, les flics vont finir par vous rendre visite. Vous devriez nous laisser contacter la brigade Fées-Humains du CSI. — Elle a raison, acquiesça Morio. Quand est-il arrivé ici ? D’après l’expression de Vénus, il avait pleinement conscience des dangers auxquels la troupe de pumas s’exposait. L’exposition médiatique était inévitable. Peut-être pire. — Nous avions rendez-vous à 15 heures cet après-midi. Je lui ai montré le verger principal, mais je ne pensais pas qu’il se promènerait. Il a sûrement suivi les tuyaux jusqu’à la rivière. Je croyais qu’il était parti après avoir fini son inspection. Camille fit un rapide calcul. — Donc il vous reste quelques heures, une nuit au mieux, avant que les flics viennent frapper à votre porte. Et même si vous leur dites qu’il n’est jamais venu, vous savez qu’ils ne lâcheront pas le morceau. Est-ce que vous voulez vraiment que cette affaire s’ébruite ? Une chose était certaine, ma sœur savait se montrer convaincante. Vénus secoua la tête et répondit : — Appelez toutes les personnes dont vous aurez besoin. Il ne faut pas que les gens apprennent qu’un humain est mort sur nos terres. Personne ne doit savoir que nous sommes des garous, à cause de l’état du corps en particulier. Je regrette de ne pas vous avoir demandé de l’aide quand Sheila est morte. Zachary grogna. — Si tu m’avais apporté ton soutien devant le conseil, nous l’aurions fait et les autres seraient toujours en vie. Ma sœur et mon cousin compris. — Arrêtez de vous chamailler. Ça ne sert plus à rien, les réprimandai-je. Camille hocha la tête. — Elle a raison. Delilah, appelle Chase. Ou je peux le faire si tu préfères… Je soupirai longuement. — Non, je vais m’en charger. Toutefois, quand je sortis mon téléphone, je m’aperçus que je ne captais pas. Ce n’était peut-être qu’une impression, mais j’avais le sentiment que les pumas s’étaient arrangés pour que les communications avec l’extérieur soient limitées au strict nécessaire. — J’ai besoin de téléphoner, s’il vous plaît, leur dis-je en replaçant mon portable dans ma poche. Zach désigna l’autre côté du bureau. — Là-bas. Appuie sur le 9 pour sortir de notre réseau. — Vous êtes vraiment bien équipés ici, m’exclamai-je en décrochant le combiné. Après avoir tapé sur le 9, je composai le numéro de Chase. Quand son répondeur se déclencha, je raccrochai et essayai de le joindre au bureau. J’avais vu juste : il était encore au boulot, mais de bien meilleure humeur que plus tôt dans la journée. — On l’a attrapé ! On a attrapé notre tueur de nains ! Ou devrais-je dire nos tueurs ? C’étaient deux ados d’un gang local. Ces salopards tuaient des nains en guise de rite d’initiation pour un culte douteux. Tu as déjà entendu parler des anges de la liberté ? — Pas que je me souvienne, répondis-je. — Apparemment, c’est une branche des chiens de garde, mais je ne suis pas sûr de savoir comment les deux sont reliés. J’ai mis un homme sur l’affaire. Par contre, j’ai envoyé mon rapport à l’OIA, et je n’ai toujours pas de nouvelles. On va les garder jusqu’à ce qu’on reçoive des ordres du QG. Ils demanderont peut-être leur extradition, ce qui compliquera les choses, mais au moins, on leur a mis la main dessus. Et toi, comment ça va, ma belle ? me demanda-t-il, reprenant ainsi son souffle. Même si je m’en voulais de gâcher sa bonne humeur, je lui racontai brièvement ce que nous avions découvert. — Les garous veulent se charger de leurs morts, et, vu la situation, c’est sûrement la meilleure solution. Par contre, cet homme… c’était un HSP. (Je lui fournis le nom que Vénus m’avait indiqué.) Nous avons toutes les raisons de croire que des araignées-garous l’ont tué. — Des araignées-garous ? Ce satané clan des chasseurs de la lune dont tu m’as parlé ? — Hmm hmm, marmonnai-je, au cas où on écouterait notre conversation. Écoute, fais ce que tu as à faire et rejoins-nous. Dépêche-toi, surtout. Chase eut l’air comprendre mon problème. — Tu as trouvé quelque chose sur… tu sais quoi ? demanda-t-il à voix basse. — Malheureusement oui. On en parlera plus tard. Amène l’équipe médicale du FH-CSI. Même si ce sont des garous terriens, ils sont probablement les plus qualifiés pour cette affaire. Nous avons besoin d’en savoir plus à propos du corps de cet homme et quelqu’un va devoir chercher s’il avait une famille, des proches auxquels il faudrait apprendre sa mort… des choses comme ça. Avec un peu de chance, il serait célibataire, sans enfant, ni parents. Tandis que nous attendions Chase, Vénus demanda à Zachary de nous apporter à boire. Comme je ne savais pas encore si je pouvais leur faire confiance, je refusai, et bien sûr, Menolly m’imita. Toutefois, Camille et Morio acceptèrent un chocolat chaud. Tous deux sentirent leur boisson avec attention avant d’y porter les lèvres et de la boire, signe qu’il n’y avait aucun danger. Je m’approchai de la baie vitrée donnant sur le chemin qui menait à la forêt et ouvris les rideaux de velours. Les flocons tombaient toujours, mais à présent, de la neige fondue s’y mêlait. Avant l’aube, la pluie ferait son apparition. Les routes seraient dans un sale état. Zachary se plaça derrière moi. Je l’appréciais, mais je n’aimais pas que quelqu’un regarde par-dessus mon épaule. Lorsque je me retournai, je me cognai la tête contre la sienne. — Oups, désolée, m’excusai-je. Même si la situation me gênait, je me forçai à sourire. Une partie de moi avait envie de partir loin d’ici et d’oublier l’existence des pumas. Il se pencha vers moi, me murmurant à l’oreille : — Est-ce que tu sors avec quelqu’un ? Son souffle contre ma nuque me fit frissonner. — Oui… J’ai quelqu’un, répondis-je. (Puis, sans savoir ce qui me prenait, j’ajoutai :) Mais je suis demi-Fae. Nous ne sommes pas vraiment exclusifs. (J’allais au devant des ennuis, je le savais, surtout avec Chase qui arrivait. Comme une pointe de remord me tiraillait, je continuai :) L’inspecteur qui va nous rejoindre est mon amant. C’est un homme bien. Zachary garda un instant le silence puis hocha la tête. — Je comprends. On en parlera plus tard. Il rejoignit alors Vénus qui lui faisait signe. Pourtant, il était encore présent dans mon aura et mes pensées. Lorsque Chase et son équipe arrivèrent à la réserve, nous mourions d’envie de rentrer à la maison. Camille et Morio s’étaient pelotonnés dans un large fauteuil. Elle était assise sur ses genoux pendant qu’il déposait des baisers délicats sur ses joues et lui murmurait à l’oreille. Menolly, elle, attendait et observait, dans un coin du plafond où elle flottait. Tyler mena le FH-CSI dans la pièce. Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, Chase ne cacha pas sa surprise lorsque Zachary se présenta. Puis, même s’il semblait curieux vis-à-vis de Vénus, il se contenta de demander : — Où est le corps ? Tout à coup, j’étais vraiment contente qu’il soit avec nous. Il m’apportait sécurité et familiarité. Ravie d’avoir quelqu’un sur qui porter mon attention, je le rejoignis. Menolly descendit jusqu’au sol avant de s’asseoir sur un coin du bureau, les jambes et les bras croisés. Même si elle n’aimait pas beaucoup Chase, elle était assez polie pour ne pas jouer à la chauve-souris en sa présence. Pendant que l’équipe médicale examinait le corps, je me rapprochai de l’inspecteur pour lui murmurer : — Ne dis rien de confidentiel ici. Il y a quelque chose qui cloche, mais je ne sais pas quoi. Du moins, pas encore. Il acquiesça d’un hochement de tête et m’embrassa sur la joue. Du coin de l’œil, j’aperçus Zachary qui nous observait. Ses yeux dorés s’étaient assombris et teintés d’agacement. Je reculai, avec le sentiment qu’aucun d’entre nous ne se trouvait en sécurité ici : mes sœurs et moi, Chase et son équipe, ou même les pumas-garous qui, pourtant, y habitaient. La nuit débordait de danger et nous étions tous des cibles vivantes. Quelques minutes plus tard, Sharah, une elfe médecin, s’approcha pour nous parler. — Cet homme était bien un HSP. Visiblement, tous les fluides de son corps, tous ses organes internes ont été… Chase l’interrompit d’un geste de la main. — Je sais que vous avez besoin de plus de temps pour pratiquer une autopsie et arriver à de vraies conclusions, dit-il d’un ton appuyé. (Sharah cligna des yeux, avant de comprendre et de hocher la tête.) Ramenez le corps au QG et faites ce que vous avez à faire. Je veux votre rapport sur mon bureau demain matin à la première heure. — Oui, monsieur, répondit Sharah avant de s’adresser à ses hommes. Vous avez entendu l’inspecteur. On se dépêche, les gars, on n’a pas toute la nuit. Sous les regards scrutateurs de Tyler, Zach et Vénus, l’homme fut préparé au voyage et emporté. Aussitôt, mes sœurs, Morio, Chase et moi nous dirigeâmes vers la porte. Une fois devant les trois pumas, Chase passa un bras autour de ma taille. — Nous vous tiendrons au courant, dis-je. — Bien, répondit Zachary en jetant un regard appuyé à Chase. Merci d’être venu si rapidement, inspecteur. Surtout pour une affaire qui ne fait pas partie de votre juridiction. Le défi était tellement peu perceptible que je me demandai si Chase allait s’en apercevoir. Pourtant, la testostérone devait avoir un langage à elle seule qui transcendait les races et les espèces, car il le regarda des pieds à la tête. — Je suis certain que votre shérif ne m’en voudra pas de m’être mêlé de cette affaire. Vous voulez que je m’arrête à son bureau en chemin pour lui en parler ? Pendant que j’y suis, je peux aussi lui dire que vous êtes tous des garous. De toute manière, il me faudra une bonne excuse pour expliquer pourquoi je m’occupe du meurtre d’un HSP sur vos terres. Zach s’éclaircit la voix. — Ça ne sera pas nécessaire, dit-il, les sourcils froncés. Après une pause glaciale, il nous accompagna jusqu’à la porte. Tyler se joignit à lui pour nous ramener à nos voitures. — Je t’appelle demain, dis-je à Zach, d’une voix aussi neutre que possible. L’intéressé hocha la tête, silencieux comme la nuit. Pourtant, tandis que je montai dans la voiture et que je refermai la porte, je pouvais sentir son regard dans mon dos. Tyler, lui, avait l’air mécontent. J’avais l’impression qu’il n’appréciait pas notre aide ni notre présence. Camille attendit que Chase soit parti pour démarrer la voiture et le suivre. Sur le chemin du retour, avant que quiconque ouvre la bouche, j’écrivis un message sur une feuille de papier. « Ne parlez que de la pluie et du beau temps, disait-il. Je suis sûre que la voiture a été mise sur écoute. Je m’en occuperai demain. » C’est ainsi que nous nous retrouvâmes à parler du repas de Noël pendant tout le trajet. Lorsque nous arrivâmes devant la maison, nous nous aperçûmes que Chase nous avait devancés. Il était déjà à l’intérieur. Aussi, nous descendîmes sans attendre. — Mon dieu, c’était fatigant ! s’exclama Camille en montant les marches de l’entrée, le bouclier à la main. On peut laisser ce truc dehors ? Je n’ai pas envie de le voir à l’intérieur, ajouta-t-elle. Tu es sûre que la voiture est sur écoute ? Je hochai la tête. — A cent pour cent. Quelqu’un nous écoutait. Demain matin, avant de partir, rappelle-moi de passer ta voiture au crible avec le cristal que Trenyth nous a laissé. — Bonne idée, acquiesça-t-elle. La reine Asteria avait vu juste. Sans elle, on serait à la dérive à l’heure qu’il est. Morio ouvrit la porte pour nous laisser entrer les premières. Pendant que Menolly se dirigeait directement vers la cuisine, le reste d’entre nous s’affala sur la première chaise venue. Chase secoua la tête. — Ce corps… Qu’est-il arrivé à cet homme ? demanda-t-il. — Digestion externe, répondit Morio. Tous les regards se braquèrent sur lui. — Digestion externe ? m’exclamai-je. Beurk ! — Comment est-ce que tu le sais ? demanda Chase. Morio tritura le col de sa chemise. — Hé, ce n’est pas ma faute si j’ai eu un diplôme de biologie par Internet ! D’après moi, ils vont trouver une sorte d’enzyme digestive dans son corps. Si le clan des chasseurs de la lune est impliqué, ils l’ont probablement empoisonné avec une neurotoxine paralysante qui a aussi liquéfié ses organes internes. Après, ils n’ont eu qu’à les sucer par… eh bien… par un trou déjà existant ou en en faisant un eux-mêmes. — Merci beaucoup pour les détails. Je m’en serais passé, marmonna Chase, un peu vert. Pourquoi est-ce qu’il a fallu que tu me racontes ça ? Je vais en faire des cauchemars, maintenant ! C’était tellement plus simple avant que vous traversiez le portail. J’espère que vous en êtes conscients ! Je ris alors, de façon sincère pour la première fois de la soirée. — Chase, les araignées-garous se trouvaient sur Terre bien avant notre arrivée. Tout comme les membres de la troupe de pumas, et Morio et son espèce. Il faut que tu acceptes le fait qu’il y a toujours eu un tas de créatures surnaturelles ici. La différence, c’est qu’avant, tu ne croyais pas en leur existence. — Parfois, j’aimerais revenir en ce temps-là, marmonna-t-il tout en me rendant mon sourire. Oublie ça, je ne t’aurais jamais rencontrée sinon. Menolly revint dans la pièce. Elle avait revêtu un jean propre et un pull bleu pâle avec des talons aiguilles. Ses tresses cliquetèrent lorsqu’elle enfila sa veste en cuir. Elle jeta un coup d’œil à l’horloge. — Je dois aller au Voyageur. Ça nous a pris beaucoup plus de temps que je le pensais. N’oubliez pas que demain, il y a la réunion des V.A. J’ai besoin que l’une d’entre vous m’accompagne, dit-elle avec un regard appuyé pour Camille et moi. Vous avez promis à Wade que vous l’aideriez à augmenter le nombre d’accompagnateurs. — Tu essaies juste d’obtenir une subvention pour aider le financement de l’association, ce qui ne peut pas se faire sans membres vivants, lança Camille. OK, OK, l’une d’entre nous t’accompagnera, et avec le sourire en plus. Menolly ricana. — Tu me connais par cœur, dit-elle. Iris nous a laissé un mot dans la cuisine. Elle a nourri Maggie et le repas est dans le frigo. Elle a fait du ragoût de bœuf. J’ai vérifié, il y en a assez pour Morio et Chase, ajouta-t-elle. Chase leva les yeux vers elle. — Merci, dit-il, surpris. Menolly haussa les épaules. — Je ne serai pas là de toute façon, expliqua-t-elle. Elle avait disparu avant que nous ayons pu lui dire « bonne nuit » ou « sois prudente ». La porte s’était à peine fermée derrière elle qu’un bruit en provenance de la cuisine nous informa de la présence d’Iris. Elle jeta un coup d’œil dans le salon. — Vous voilà enfin ! Je viens de prendre mon bain et j’étais sur le point de me mettre au lit, mais maintenant que vous êtes là, je vais vous réchauffer votre dîner avant que vous alliez vous coucher. — On peut le faire, Iris…, commença Camille, mais Iris l’interrompit. — Ne dis pas de bêtises, tu sais que ça ne me dérange pas. Et puis, vous avez tous besoin d’une bonne douche. Allez vous laver, ça sera prêt à votre retour. (Elle regarda autour d’elle.) Menolly est déjà partie ? — Oui, répondis-je. Elle devait aller travailler. Avec un hochement de tête, Iris disparut dans la cuisine. J’observai Camille, Morio, puis mon propre corps. Nous avions l’air de sortir d’un bain de boue. — Bon, elle a raison. À part Chase, on est tous sales. On ferait mieux d’aller prendre une douche et de se retrouver plus tard dans la cuisine. Chase, pourquoi est-ce que tu ne tiens pas compagnie à Iris en attendant ? La pensée de lui demander de se doucher avec moi m’avait traversé l’esprit, mais, pour être franche, j’étais bien trop fatiguée pour faire autre chose que me prélasser sous de l’eau chaude. Camille se dirigea vers sa chambre avec Morio. Il allait se joindre à elle, pas de doute là-dessus. — Ne soyez pas trop longs, vous deux ! leur lançai-je avant de continuer vers ma chambre. Mon appartement se situait au deuxième étage de notre maison. Il n’était pas aussi grand que celui de Camille mais il était à moi et je l’aimais : trois pièces et une salle de bains. Je les avais aménagées en chambre, bureau et salle de jeux pour chat lorsque j’avais envie – ou ne pouvais m’empêcher – de me transformer. J’avais rempli cette pièce d’arbres à chat et de coussins. En fait, je préférais y faire la sieste. C’était plus confortable que mon lit. La salle de bains était pleine de gels douche et d’accessoires. Sans être aussi coquette que Camille, j’aimais les bulles, les crèmes et les poudres en tout genre. Une fois déshabillée, je déposai mes vêtements dans la panière à linge et entrai dans la baignoire. Même si je n’avais pas le temps de me prélasser, l’eau chaude contre ma peau était une sensation merveilleuse. Je me frottai le dos avec une brosse adéquate, sans me préoccuper des dégâts qu’avaient causés les ronces quelques nuits plus tôt. Les plaies avaient cicatrisé et les poils de la brosse étaient assez doux pour ne pas les rouvrir. En sortant de la baignoire, je séchai mes cheveux et les secouai pour qu’ils se remettent en place. Après avoir enfilé mon pyjama préféré, un peignoir et des pantoufles, je redescendis en direction de la cuisine. Iris et Chase étaient assis à la table. Maggie sur les genoux, Chase buvait une tasse de thé pendant qu’Iris lui racontait sa vie au sein de la famille Kuusi en Finlande. L’inspecteur appréciait Iris. Pour être précise, la plupart des hommes l’aimaient. Elle était intelligente, jolie, avenante et rendait les invités tellement à l’aise qu’ils en enlevaient leurs chaussures, posaient les pieds sur la table et faisaient comme chez eux. Je me servis une tasse de thé avant de les rejoindre et de prendre Maggie dans les bras. D’abord surprise, la gargouille entoura ensuite mon cou de ses bras et me lécha la joue. Puis, elle posa sa tête contre mon épaule, sa fourrure duveteuse me chatouillant le menton. Évitant Maggie, Chase déposa un long baiser sur mes lèvres. Sans rien demander en retour, il se contentait de m’accueillir. Je frissonnai. Comment pouvais-je lui parler de Zachary ? Est-ce que ça en valait vraiment la peine ? Un éclat de rire nous informa de l’arrivée de Camille et Morio. Elle portait un peignoir violet et lui une robe de chambre bleue par-dessus un pantalon de pyjama bleu nuit. Ils s’assirent à la table avec une tasse de thé pendant qu’Iris s’activait aux fourneaux, réchauffant notre repas et préparant rapidement une fournée de biscuits. — Nous devons parler de beaucoup de choses, commença Camille. Demain, j’aimerais regarder ce bouclier de plus près. Je veux savoir ce que le clan des chasseurs de la lune fait avec. Ce truc empeste l’énergie démoniaque. — Il y a beaucoup de choses que nous devons savoir, répondit Chase. J’ai appelé Sharah pendant que vous étiez sous la douche. La victime s’appelait Ben Jones. On a de la chance. Il n’avait aucune famille proche qui se rendra compte de sa disparition. Il travaillait pour une entreprise de plomberie. On va les informer qu’il ne reviendra pas. Comme Morio le disait, on l’a vidé de tous ses organes internes, sauf pour son cœur qui semble avoir été enlevé en premier… arraché pour être exact, ajouta-t-il. C’est horrible comme affaire. Vous pensez qu’il y a une chance pour que l’OIA s’en occupe ? Je sais que les pumas-garous sont terriens mais… — Mais on aura besoin de toute l’aide qu’on peut trouver, finis-je pour lui. J’ignore ce que l’OIA compte faire. Trillian nous en dira plus à son retour. Quand est-ce qu’il rentre, Camille ? Elle haussa les épaules. — Je croyais qu’il rentrait aujourd’hui, j’ai dû me tromper. Mais étant donné ce que nous a dit Père l’autre jour, il vaut mieux ne pas compter sur l’agence. — Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi une escouade de Degath s’en prendrait à une troupe de pumas… Et pourquoi est-ce qu’ils se servent du clan des chasseurs de la lune pour faire leur sale boulot ? L’Ombre Ailée n’a pas l’air du genre à rester en retrait et à jouer les marionnettistes. (Me laissant aller contre le dossier de ma chaise, je caressai Maggie d’un air absent.) Je pense toujours que le seigneur de l’automne est notre meilleur atout. Nous devons en apprendre le plus possible sur le clan des chasseurs de la lune et il est le mieux placé pour nous en parler. — Je n’aime pas beaucoup cette idée, mais je crois que tu as raison, répondit Camille. Lorsque les démons s’en mêlent, nous aussi. J’irai en parler à Flam demain pendant que tu iras à la réunion des V.A. avec Menolly. Je suis certaine qu’il pourra nous aider. J’espère seulement que son prix ne sera pas trop élevé, ou nous pourrions le regretter. Chapitre 9 A mon réveil, le soleil était déjà levé. Merde, j’avais dormi plus que prévu. Heureusement, nous étions dimanche, donc je n’avais pas à me dépêcher d’aller au boulot. Pour être franche, comme je décidais de mes horaires, j’étais beaucoup plus libre que Camille qui devait ouvrir la librairie à heures fixes, sauf quand Iris l’aidait, ou que Menolly qui s’occupait du Voyageur. Je pouvais organiser ma journée à ma guise. En revanche, je gagnais beaucoup moins qu’elles, mais ça ne me dérangeait pas. Un coup d’œil par la fenêtre m’informa que le temps était sec et froid, sans pour autant être glacial. Il faisait environ trois degrés. La neige commençait doucement à fondre, se mélangeait à la terre pour former de la boue. Je fis une série d’étirements pour mon dos et mon cou avant de prendre une douche rapide. Dans mon placard, j’attrapai un pantalon de survêtement noir et un joli tee-shirt sur lequel la fée Clochette prenait la pose de Betty Boop avec écrit dessus « Rien ne vaut les Fae ». Cette pauvre Clochette avait pris une claque quand nous avions traversé les portails et que les humains s’étaient rendu compte de notre véritable apparence. Après m’être brossé les cheveux, je me lavai le visage et les dents, puis je descendis au rez-de-chaussée où l’odeur du petit déjeuner emplissait l’air. Dans la cuisine, Camille et Iris remplissaient la table de pancakes à la myrtille, de saucisses au sirop d’érable, d’œufs brouillés, et de sauce à la pomme avec de la crème fouettée. Iris m’avait préparé une tasse de lait chaud rehaussé d’une pincée de cannelle et de sucre. Je me léchai les babines. — Vous avez été bien actives de bon matin. Envie de jouer aux femmes d’intérieur ? Camille me fit un sourire préoccupé qui me rappela notre excursion de la veille et vint gâcher ma bonne humeur. — Tu penses encore à hier soir ? demandai-je en tirant une chaise. Je goûtai mon lait : parfait. Je l’avalai d’un trait. J’avais peut-être perdu beaucoup de mon optimisme, de ma naïveté et de mon côté « tout va bien se passer » depuis notre arrivée sur Terre, mais, araignées-garous ou non, rien ne s’interposerait entre mon petit déjeuner et moi. — Oui, et je n’ai toujours pas de nouvelles de Trillian, répondit-elle. Je fronçai les sourcils. — Peut-être que le roi des Svartan lui a demandé de rester. Ou Tanaquar ? Je ne sais pas quel est son rôle dans cette guerre. Il n’a jamais pris la peine de me l’expliquer. Pour être franche, je ne lui avais jamais demandé… mais ce n’était pas la question. Camille déposa les derniers pancakes sur la table puis Iris et elle s’assirent. Nous étions seules – sans petits copains – et Menolly dormait à poings fermés dans son antre. Quant à Maggie, elle s’amusait par terre, contente de pouvoir taper sur un bol en plastique avec une cuiller en bois qu’Iris lui avait donnée. Le tambourinement chaotique qu’elle en tirait la faisait rire. Les gargouilles se déplaçaient sur deux pattes. Toutefois, durant leurs premières années, le poids de leurs ailes, pourtant encore petites, les déséquilibrait. Aussi Maggie marchait-elle à quatre pattes, comme un bébé humain. Nous avions demandé à un médecin de l’OIA de l’examiner. Sans être spécialiste des Cryptos, celui-ci pensait qu’elle se développait normalement. Ou aussi normalement que possible, étant donné son passé. — Trillian s’occupe de transmettre des messages entre Tanaquar et le roi des Svartan. Je crois qu’il s’appelle Vodox, m’informa Camille. Je pensais que Trillian était retourné à Svartalfheim quand je l’avais quitté, alors qu’en fait, il faisait des allers et retours entre sa ville natale et Y’Elestrial. Maintenant que Svartalfheim a déménagé en Outremonde, son job est plus facile… Par contre, si Lethesanar l’attrape, c’est un homme mort. Iris secoua la tête. — Ce garçon n’est pas facile à vivre, mais il n’a qu’une parole. Si j’étais son ennemie, je ne me sentirais pas en sécurité à moins de cent kilomètres de lui, alors qu’en tant qu’amie, je le veux à mes côtés, dit-elle en levant les yeux vers Camille. Je suis surprise que l’OIA ne t’ait pas renvoyée à cause de votre relation. — Moi aussi, et ça m’inquiète, répondit ma sœur. J’attends toujours que la sentence tombe. Enfin bref, pour en revenir au boulot de Trillian, il a des relations haut placées, mais elles sont toutes officieuses. Il n’a pas de titre, il est payé sous la table et très peu de gens sont au courant de son existence. Ça paraissait logique. Trillian avait la carrure d’un espion de première classe. — Qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui ? lui demandai-je. Elle haussa les épaules. — Attendre son retour, je suppose. Morio passera dans la matinée pour regarder le bouclier de plus près et après, on ira faire un tour chez Flam. (Son expression se fit plus sérieuse.) Ça nous prendra sûrement tout l’après-midi. — Je sais que le prix à payer va être élevé, mais je ne vois pas d’autre moyen de nous rendre aux royaumes du nord. Et avec ce qu’on a découvert hier…, ajoutai-je en repensant à la grotte et au corps du plombier. Je frissonnai. Camille secoua la tête. — Je comprends. Les araignées n’ont vraiment pas raté ce pauvre gars. Je n’aime pas penser qu’elles peuvent être n’importe où. Est-ce qu’elles sont capables de prendre des formes plus grandes ? Je haussai les épaules. — Aucune idée, et personnellement je n’ai pas envie de le savoir. Camille fronça les sourcils. — Moi non plus, mais comme ils ont la taille d’araignées normales, je ne me sens pas très en sécurité. Je vais essayer de trouver un sort insecticide. — Pourquoi tu n’en achètes pas en bombe ? demanda Iris, les yeux pétillant de malice. Ça sera sûrement plus efficace. Je réprimai un ricanement. Malgré son regard assassin, Camille ne put s’empêcher de sourire. — Ça risquerait d’être nocif pour Maggie. Je sais que ma magie est parfois incontrôlable, mais Morio fait de son mieux pour m’aider à maîtriser l’énergie bancale qui sabote mes sorts. — Tu es sûre que tu ne veux pas qu’on t’accompagne – avec Morio – cet après-midi ? Je n’avais pas vraiment envie d’aller supplier Flam de me prendre sur son dos, mais j’étais prête à faire un effort si Camille le voulait. Pour être franche, ce dragon me terrifiait. Même s’il était canon sous sa forme humaine, et impressionnant en dragon, il était aussi très ancien et possédait tellement de pouvoirs qu’il ne savait plus quoi en faire. Un faux pas pouvait nous propulser au menu du soir. Camille ne se laissait pas faire ; et ça semblait amuser Flam. Par contre, si quelqu’un d’autre essayait de le provoquer, il n’en ferait qu’une bouchée. Elle secoua la tête. — Merci, mais comme Flam a l’air de m’apprécier, je vais y aller toute seule. Tu n’as qu’à aider Iris ici et te reposer un peu. J’ai le sentiment que bientôt, on n’aura plus une minute à nous. Rassurée, je décidai d’offrir un rameau d’olivier à l’esprit de maison. — D’accord. Iris, pourquoi est-ce qu’on n’irait pas faire du shopping cet après-midi ? Je te dois bien ça, avec toutes les décorations que j’ai cassées. Iris releva la tête. — Shopping ? Tu as dit shopping ? Tu me promets de te contrôler et de ne pas te transformer en plein milieu du centre commercial ? Je hochai la tête en rougissant. — Je ferai de mon mieux. Je ne peux rien te promettre, mais au moins, tu es prévenue. Je ferai attention autour des décorations. — Tu veux dire que je vais devoir distraire ton attention ? demanda Iris en reniflant. Comme pour un enfant dans le rayon des jouets ? — C’est un peu la même chose, oui, dis-je en me tournant vers Camille. Bon, j’ai fini de déjeuner ; je vais aller jeter un coup d’œil à ta voiture. Après avoir enfilé ma veste, je sortis dans le froid engourdissant. Le jardin s’était endormi pour l’hiver, mais dès le printemps il regorgerait de couleurs éblouissantes. Iris s’en était occupée. Elle avait semé des sorts de jardinerie, et planté des bulbes et des fleurs qui pousseraient l’année prochaine. Pourtant, même sous cette couche de boue gelée qui recouvrait le parking et transformait le devant et les côtés de la maison en pataugeoire, nos terres possédaient une beauté sauvage. Nous n’avions jamais eu un jardin parfaitement entretenu, avec des haies bien taillées, comme les adoraient les humains et les elfes. Les Fae préféraient la nature incontrôlée. Visiblement, nous avions assez de sang de notre père dans les veines pour conserver cette habitude, quel que soit l’endroit où nous vivions. Je jetai un coup d’œil au bois qui s’étendait au-delà de notre pelouse. Le chemin qui menait à l’étang aux bouleaux m’appelait, mais j’avais du travail à faire. Pas le temps de vagabonder. Je n’avais jamais été un chat des villes. Les promenades dans la rue ne me satisfaisaient pas. Non, moi, ce que je préférais, c’était la campagne. Sur deux jambes ou à quatre pattes, il n’y avait rien de tel que les petites routes. Refrénant l’envie d’aller me balader, je concentrai mon attention sur la voiture de Camille. Sa Lexus était une beauté. Elle l’entretenait parfaitement, parfois au mépris de l’état de son compte en banque. Au moins, ça lui donnait une bonne occasion de se servir de son sex-appeal : elle obtenait toujours une réduction sur le service et les pièces au garage. Au point que lorsque Menolly ou moi avions besoin de faire réparer nos voitures, nous l’emmenions avec nous pour en profiter. Après avoir sorti le cristal que la reine Asteria nous avait donné, je fermai les yeux en le serrant dans la main. Je sentis la magie palpiter en un rythme constant qui me réchauffait la peau. Je n’étais pas sorcière, pourtant l’énergie me semblait étrangement familière. La magie elfique remontait bien plus loin que celle de la plupart des sorciers. Camille était liée à la lune et l’origine de ses pouvoirs se perdait dans le labyrinthe de l’histoire, alors que les elfes puisaient les leurs dans les arbres, les bois, les grottes sombres et profondes, ou d’anciennes rivières qui traversaient des terres sauvages. Ils foulaient le sol forestier et même Elqavene, leur capitale, était fermement ancrée dans le sol d’Outremonde, après l’avoir été sur Terre. Lentement, à pas mesurés, je me mis à tourner autour de la voiture, en observant le cristal avec attention. Il changeait légèrement de couleur, passant du bleu pâle au blanc pur, jusqu’à ce que j’atteigne le coffre. Tout à coup, une tache rose commença à se former à l’intérieur du rayon de soleil. Bingo ! Quand j’ouvris le coffre, le cristal étincela. Je m’arrêtai. Je ne savais pas pourquoi – sûrement l’instinct ou un poids sur l’estomac –, mais je retirai ma main et m’emparai de la lampe-torche que j’avais mise dans ma poche. Tandis que je l’allumai, je me félicitai de l’avoir fait. Au fond du coffre était attaché un disque de métal de la taille d’une pièce de monnaie. Un mouchard, pas de doute. Cependant, il y avait un autre problème : deux araignées marron à longues pattes le protégeaient. Il aurait pu s’agir de simples araignées domestiques, mais je savais que ce n’était pas le cas. Ni des garous. Il s’agissait de gardiennes, ensorcelées pour résister au froid. Des sentinelles. Si je n’avais pas fait attention, elles m’auraient mordue. Pour ne pas les alarmer, je retirai lentement la main. Si elles disparaissaient sous le tapis, on ne les retrouverait plus. Après avoir doucement refermé le coffre, je m’empressai de regagner la cuisine où Iris et ma sœur remplissaient le lave-vaisselle. — Il y a bien un mouchard, leur dis-je, mais il est surveillé par deux sentinelles. Apparemment, elles ont été ensorcelées, ce qui veut dire que l’insecticide ne leur fera rien. La seule solution, c’est de les attraper et de les tuer, on ne peut pas se permettre de les laisser s’enfuir. — Je connais un sort qui pourrait fonctionner, dit Iris en fronçant les sourcils, mais j’ai besoin d’une plume de charognard et d’un bout de toile d’araignée. — J’ai la toile, répondit Camille. De quelle sorte de plume parles-tu ? — Corbeau, corneille, quelque chose comme ça. (Iris plia le torchon.) Je vais chercher ma baguette. Lorsqu’elle disparut dans sa chambre au fond de la cuisine, je me tournai vers Camille. — Iris nous aide de plus en plus. Je suis contente qu’elle vive avec nous. — Moi aussi. Par contre, je me demande combien de ces bestioles ont élu domicile dans ma voiture. Je ne suis pas sûre d’avoir envie de la prendre pour aller chez Flam. Va savoir ce qui se cache dedans ! — Le clan des chasseurs de la lune a sûrement des espions un peu partout chez les pumas. Comme ils voulaient connaître la raison de notre présence, ils ont profité de notre escapade dans les bois pour placer ce micro. Heureusement qu’on n’a rien dit pendant le trajet du retour ! J’observai le plafond en fronçant les sourcils. Ma peau me démangeait. Même si je savais que c’était psychosomatique, je me grattai le bras. — Et on peut se demander s’ils n’ont pas aussi placé des espions dans la maison. Camille, je commence à avoir la trouille ! Elle me prit dans ses bras. — Ne t’en fais pas. Tout va bien se passer, murmura-t-elle. Aucune alarme ne s’est déclenchée. (Elle fit une pause.) Maintenant que j’y pense, c’est bizarre. Mes protections n’ont pas bougé quand on est rentrés hier soir, alors que ces araignées sont assez dangereuses pour être détectées. Je me demande bien ce qui a pu se passer… — Aucune idée, mais plus j’en sais sur les membres du clan des chasseurs de la lune et moins je les apprécie. — On demandera son avis à Trillian dès son retour, dit Camille. Il connaît bien la magie noire. (Avec un soupir, elle prit son téléphone.) J’appelle Morio pour qu’il vienne me chercher. Sa voiture à lui ne devrait pas contenir de mouchard, mais laisse-moi le cristal au cas où. En attendant, tu devrais peut-être contrôler ta Jeep et la Jaguar de Menolly. Mieux vaut être prudent. Je vais chercher la plume et la toile d’araignée pour Iris. Je redescendis alors les escaliers et recommençai le même rituel autour de ma voiture et de celle de Menolly. Jusque-là, aucun problème. Rien. Quand je relevai la tête vers la maison, Camille et Iris se dirigeaient vers moi. L’esprit de maison portait une fine robe verte qui épousait ses formes. Même si elle avait l’âge de notre tante et était beaucoup plus petite que nous, elle était aussi sexy qu’une jeune femme, un matin d’été. Tandis qu’elles approchaient, je lançai les clés à Iris. Elle les attrapa et s’en servit pour ouvrir le coffre avant de me les rendre. Camille lui tendit la toile d’araignée. L’esprit de maison l’avala aussitôt. Puis vint la plume qu’elle exposa au vent, et sans fanfare ni grandes pompes, elle disparut. Iris se mit alors à marmonner des paroles incompréhensibles. Elle souffla sur le micro et les araignées. Du givre emplit l’air qu’elle expirait, gelant tout sur son passage. J’en fus tellement étonnée que je faillis tomber à la renverse. L’intérieur du coffre semblait avoir subi une tempête de neige. Les araignées s’étaient figées. Iris sortit un bocal et les y poussa du bout de sa baguette magique avant de refermer le couvercle. Lorsqu’elle se tourna vers nous pour nous montrer sa prise, nous étions vraiment impressionnées. Pourtant, même si les araignées avaient gelé, j’avais le sentiment qu’elles n’étaient pas mortes. — Je les ai eues ! Maintenant, occupez-vous du mouchard pendant que je les expédie en enfer. Après, j’irai me préparer pour aller faire du shopping. Tandis qu’elle remontait vers la maison, je secouai la tête. — Elle est vraiment épatante. Comment est-ce qu’on faisait sans elle ? En plus, je suis sûre que l’OIA la sous-paie. Ils font toujours ça avec les esprits de maison et leurs semblables. Camille fronça les sourcils. — Oui, et elle a refusé d’aller vivre en Outremonde. Après tout, c’est une Fae terrienne, elle préfère rester ici. (Elle m’embrassa sur la joue.) Merci d’avoir trouvé le mouchard. Après l’avoir serrée dans mes bras, je me dirigeai vers ma voiture et m’installai côté conducteur. Camille, elle, s’assit sur le siège passager en attendant Morio. — Qu’est-ce qu’il y a ? Quelque chose te travaille ? me demanda-t-elle. — Non, pas vraiment, répondis-je en regardant dehors. Je suis juste un peu secouée par toute cette histoire. Je suis inquiète pour Père et tante Rythwar. Et pour compliquer les choses, je suis attirée par Zach alors qu’il me met mal à l’aise. Pour être franche, la troupe entière des pumas me met mal à l’aise. Ils nous cachent quelque chose, Camille, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Je suis sûre que c’est important. Pendant que je parlais, je me rendis compte que ce sentiment ne m’avait pas quitté depuis que j’avais posé le pied sur les terres des pumas. La troupe dissimulait un secret si profondément enfoui qu’il nous faudrait un bulldozer pour le déterrer… Un secret qui les tuait les uns après les autres. — Tu penses que les pumas sont de mèche avec les démons ? Avec l’Ombre Ailée ? demanda Camille. J’y réfléchis un instant. — Non, ça n’a pas de sens. Je ne crois pas qu’ils soient les méchants de l’histoire. Le bouclier n’était pas très loin de chez eux mais je pense qu’il appartient au clan des chasseurs de la lune. En fait, je suis persuadée que les araignées en ont après les pumas et on ferait mieux de découvrir pourquoi avant qu’elles les tuent tous. Dans l’espoir de me débarrasser de ma peur, je secouai la tête. — Les clans et les tribus de garous terriens accordent beaucoup plus d’importance à leurs territoires que ceux d’Outremonde, dit Camille. C’est peut-être une simple histoire de vengeance, sans rapport avec l’escouade de Degath. Peut-être que les démons n’ont rien à voir avec nous. Est-ce que le clan des chasseurs de la lune aurait pu leur demander de l’aide pour vaincre les pumas ? Je n’y avais pas pensé. — Je suppose que c’est possible. En Outremonde, les clans ont l’air de mieux s’entendre. Ils sont parfois à cran autour de la pleine lune, mais au moins, ils sont un peu plus ouverts aux autres qu’ici. Bien sûr, chez nous, la société les reconnaît comme des citoyens à part entière, alors les clans n’ont pas la même signification. Iris réapparut en haut des escaliers, vêtue d’une jupe et d’un pull. Tout en avançant vers nous, elle enfila un manteau en velours. — Je me suis débarrassée des araignées. Ce n’étaient pas des garous, seulement des tégénaires ensorcelées. Vous n’avez plus à vous inquiéter, je les ai carbonisées. Soudain, j’eus une vision d’horreur. — Tu ne les as quand même pas mises dans le four ? — Comme si je pouvais faire une chose pareille ! s’exclama-t-elle, choquée. Ça aurait été un sort bien trop cruel. Non, je les ai mises au micro-ondes. Je la dévisageai en clignant des yeux. Camille ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais la referma aussitôt. Iris haussa les épaules. — Quoi ? Les écraser n’aurait servi à rien ; quelqu’un aurait pu les ranimer. Je voulais m’en débarrasser pour de bon. Et comme les micro-ondes et la magie ne font pas bon ménage, j’ai trouvé que c’était la meilleure solution. Ne vous inquiétez pas, j’ai pensé à les mettre dans un sac pour éviter qu’elles salissent le four. Même si je mangeais des souris, des rats et des papillons, j’eus du mal à retenir mon petit déjeuner. Vu la tête de Camille, je compris qu’elle avait le même problème. — Oui, eh bien… merci, lui dit ma sœur avant de sortir de la voiture. Je descendrai Maggie chez Menolly avant de partir avec Morio, nous lança-t-elle en revenant vers la maison. Après lui avoir fait signe de la main, j’aidai Iris à grimper dans la Jeep et à attacher sa ceinture. — Bon, c’est parti ! J’aimerais ne pas rentrer trop tard, me dit-elle. Contente qu’Iris soit de notre côté, je démarrai et pris la route de la grand-place de Belles-Faire, un des quartiers commerçants les plus importants du coin. Deux heures plus tard, je garai de nouveau la voiture devant la maison. Je jetai un coup d’œil à Iris qui fulminait toujours. — Tu boudes encore ? demandai-je en souriant. Je me suis déjà excusée. Les bras chargés de sacs, elle sortit de la Jeep. Je la suivis en essayant de la calmer. — Je ne l’ai pas fait exprès ! Ce n’était pas ma faute ! expliquai-je, tandis que je tentais de l’aider avec les paquets. Elle m’arracha un sac particulièrement brillant des mains. — Je n’arrive pas à croire que tu aies fait ça ! s’écria-t-elle en montant l’escalier. Je ralentis pour ramasser ce qu’elle faisait tomber. — Écoute, un jour, j’arriverai à mieux contrôler ma nature, mais en attendant, il va falloir que tu acceptes que je ne sois pas toujours aux commandes. J’essayai de ne pas me laisser distancer. Pour une femme aussi petite, elle était incroyablement rapide. Elle se retourna vivement en laissant tomber les sacs sous la véranda. — Et comment est-ce qu’on aurait expliqué aux enfants pourquoi tu as tué cette dinde ? Tu l’as pratiquement scalpée ! J’aime peut-être en manger à Thanksgiving ou à Noël, mais au moins, moi, j’attends qu’elle soit morte ! Regarde-toi ! Tu… tu as des plumes partout. Tu n’es pas présentable ! Sur ce, elle enfonça la porte. Attristée, je baissai les yeux vers mon pull sur lequel étaient disséminées des plumes en piteux état. Oups. Avec un soupir, j’entrepris de les retirer une à une. Ce n’était pas ma faute s’ils vendaient des animaux à Gosford Plazza, ni si cette grosse dinde paraissait si appétissante. — Écoute, je vais m’arranger avec le magasin, d’accord ? dis-je en la suivant. Je vais les appeler pour leur dire que ce n’était pas ta faute et qu’ils ne doivent pas t’en interdire l’accès, OK ? — C’est encore un autre problème ! Gosford est mon magasin préféré ! Je ne tiens pas à en être virée ! (Elle déposa en soufflant les sacs sur le comptoir de la cuisine.) Bref. Essaie seulement de… Oh, et puis rien ! J’aperçus le coin de ses lèvres se retrousser. — Tu dois admettre que c’était drôle, lui lançai-je. — Pas pour l’oiseau, rétorqua-t-elle, avant d’éclater de rire. OK, c’était drôle, mais ça ne change rien au fait que j’ai été expulsée du nirvana du shopping. — Eh ! Tu as dit toi-même qu’on avait tout ce qu’il nous fallait. Et j’ai tout payé, alors tu ne devrais pas être aussi remontée contre moi ! marmonnai-je en fouillant dans le frigo. (J’avais envie de volaille. Tout de suite. Sur l’étagère du haut, il y avait des restes du KFC. Je m’en emparai en souriant et me mis à les déguster.) Tu en veux ? demandai-je en lui offrant une aile. — Non merci ! répondit Iris en ricanant tandis qu’elle défaisait les paquets. Au moins, elle souriait. Elle sortit toutes les décorations et les bougies, puis plia les sacs et les porta derrière la maison pour les jeter. Tout à coup, je l’entendis crier. Ni une ni deux, je laissai tomber la cuisse de poulet et courus vers la porte. Figée, Iris avait le regard rivé sur une énorme toile d’araignée qui s’étendait sous la véranda. Le fil était épais comme de la corde. Je n’en avais jamais vu de pareil. Au centre, retenu par des brins aussi solides que de l’acier, se trouvait un vieux matou qui aimait se balader dans le bois de derrière : mon ami, Cromwell. Il était complètement desséché et une feuille de papier pliée en deux était attachée à son cou par un élastique. Je m’approchai en frissonnant. Mon cœur me faisait mal. Je le libérai avant de le porter jusqu’à la table où Iris rangeait son matériel de jardinage. Là, je retirai le papier. J’avais des envies de meurtre. Cromwell était un chat de gouttière dont la vie avait été remplie de batailles. Nous discutions souvent lors de mes virées sous la pleine lune. Seul depuis son plus jeune âge, il n’aimait pas beaucoup la compagnie des hommes. Il préférait aller de maison en maison. La plupart des voisins lui laissaient à manger tous les soirs. Parfois, les ratons-laveurs le devançaient, mais il lui suffisait alors de se rendre à la maison suivante. Il était vieux et malade, peut-être même mourant. Pourtant, il s’accrochait à la vie avec entêtement, animé par la volonté de vivre, de triompher du destin. — Il ne méritait pas ça, murmurai-je, les larmes aux yeux. Je me tenais au-dessus du corps en serrant les poings, ne désirant rien de plus que montrer à ses meurtriers ce que ça faisait de perdre sa vie et sa dignité. Iris s’approcha de moi et me frotta le dos. — Je suis désolée. Je l’ai déjà vu dans le quartier. C’était un ami à toi, pas vrai ? Je la regardai en me demandant ce qu’elle savait de ma vie de chat. Après avoir hoché la tête, j’attrapai un sac en toile pour le couvrir. Toutefois, Iris posa une main sur la mienne pour m’arrêter. — Je reviens tout de suite. Surveille-le. Pendant que je l’attendais, je reportai mon attention sur la feuille de papier. L’écriture en pattes de mouche disait : « La curiosité est un vilain défaut. Éloigne-toi de la troupe de pumas du mont Rainier ou tes sœurs et toi subirez le même sort que ton petit copain. » Iris réapparut avec une taie d’oreiller en soie, brodée de tulipes et de marguerites. Une des siennes. Je lui adressai un regard reconnaissant. Sans bruit, je glissai le mot dans ma poche, avant de déposer Cromwell à l’intérieur de son linceul de soie. Iris le ferma à l’aide d’un ruban de velours violet, puis releva la tête vers moi, attendant la suite. Quand je me retournai vers la toile, je laissai échapper un feulement. Iris me poussa alors du chemin et agita les mains. Les fils de la toile d’araignée gelèrent et se fracassèrent. Je pris une pelle puis fis signe à Iris de me suivre avec Cromwell. Dans le jardin de derrière, sous un jeune chêne, je creusai un trou. Iris y déposa le petit corps. — Tu veux dire quelques mots ? demanda-t-elle. J’y réfléchis un instant, avant de secouer la tête. Cromwell n’aimait pas les cérémonies. Ce n’était pas un chat domestique, mais un battant, un vrai matou. S’il avait été humain, il aurait été soldat ou guerrier. Il n’aurait pas voulu de belles paroles ou d’au revoir fleuris. Alors, je me contentai de lui envoyer un baiser. — Puisse Dame Bastet t’accueillir dans ses bras, mon ami, murmurai-je avant de recouvrir sa tombe de terre. Sur le chemin du retour, je montrai la lettre à Iris. Elle ne sembla pas inquiète. — Ce n’est pas ça qui va t’arrêter, j’espère ? — Ils ont fait une erreur en s’en prenant à moi et en tuant Cromwell, dis-je en grognant. Nous avons vaincu des démons. Ce n’est pas un nid d’araignées qui va nous faire peur ! Pourtant, une fois sous la véranda, je ne pus m’empêcher de regarder les murs, le plafond et tous les recoins de la pièce pour vérifier que nous n’étions pas observées. Chapitre 10 A 16 h 30 précises, Menolly se réveilla et me rejoignit, accompagnée de Maggie. Pendant que je lui racontais ce qu’il s’était passé, elle s’installa dans le rocking-chair pour jouer avec elle. Camille et Morio n’étaient toujours pas rentrés, mais un message sur le répondeur nous avait informées de leur retard. — J’en conclus que tu m’accompagnes à la réunion ? me lança Menolly. Elle n’avait fait aucun commentaire sur les araignées et Cromwell. Je savais qu’il lui faudrait du temps pour tout encaisser et qu’elle réfléchissait tout en me parlant. Je hochai la tête. — Je dois d’abord aller me changer. J’ai encore des plumes de dinde partout. — De la dinde ? demanda Menolly à Iris qui gloussait. Je hochai de nouveau la tête en faisant le dos rond. — Allez vas-y, dis-lui… Tu en meurs d’envie ! m’exclamai-je en quittant la pièce. Tandis que je gravissais l’escalier, je les entendis rire ensemble. Sans aucun doute à mes dépens. Après avoir jeté mes vêtements sales dans la panière à linge, je décidai de prendre une douche rapide. La réunion commençait à 20 heures. Par prudence, au printemps et en été, les Vampires Anonymes se retrouvaient à 23 heures, mais durant les longues nuits d’hiver, en particulier en décembre, lorsque tout le monde était occupé à la préparation des fêtes, ils se réunissaient plus tôt, pour permettre aux membres de raccompagner leurs proches avant de se nourrir. Quand, une fois habillée, je redescendis au rez-de-chaussée, je découvris que Menolly avait aussi changé de vêtements. À présent, elle portait un pull par-dessus une jupe longue, tous deux bleu-vert, avec des bottes en cuir marron à talons hauts. Ses cheveux roux contrastaient avec la couleur tilleul. Elle avait également essayé de donner de la couleur à ses joues, mais le résultat laissait à désirer. En fait, la moindre trace de blush sur sa peau d’albâtre donnait l’impression d’un maquillage de clown. Quand je me mis à le lui enlever avec ma salive, elle leva les yeux au ciel. — OK, OK… j’ai compris le message ! Je vais me démaquiller ! s’écria-t-elle. — Ton brillant à lèvres te va bien, c’est juste que le blush… Elle me donna Maggie avant de se rendre dans la salle de bains. À son retour, elle était de nouveau normale. Après avoir laissé le bébé gargouille sous la surveillance d’Iris, je suivis ma sœur dehors. La nuit était claire et froide, et la température tombait rapidement. Même avec la veste fermée, l’air glacé ôtait toute chaleur à mon corps. Menolly, elle, ne s’encombrait pas de manteau. Le climat n’avait aucun effet sur elle. À moins qu’il pleuve ou que la veste fasse partie de sa tenue, elle avait fait une croix sur ce genre de vêtements. Comme elle insistait pour conduire, je sautai sur le siège passager et me laissai aller contre l’appuie-tête en pensant à Cromwell le chat, Zachary et les chasseurs de la lune. Participer à un groupe de soutien pour une bande de vampires était la dernière chose que j’avais envie de faire. Après tout, sucer le sang d’un Happy Meal sur pattes ne semblait pas très différent d’aspirer des organes internes déjà digérés… Pourtant, je n’allais pas faire des histoires alors que Menolly acceptait volontairement notre soutien. — Bon, commençai-je tandis qu’elle montait à son tour et bouclait sa ceinture. C’est parti ! À notre arrivée, la réunion battait déjà son plein. Mon moral remonta un peu. La majorité des vampires qui assistaient au groupe de Wade faisaient de leur mieux pour cohabiter avec les vivants de manière pacifique. En s’opposant ainsi à leur nature, ils avaient choisi de continuer leur vie – ou mort ? — aussi bien qu’ils le pouvaient. Certains travaillaient, ou étaient mariés, d’autres avaient gardé leur vie sociale intacte et faisaient du bénévolat. La plupart étaient des HSP. Bien sûr, ils se nourrissaient tous de sang, toutefois, ils faisaient de leur mieux pour être prudents : leurs repas se réveillaient toujours le lendemain, avec quelques gorgées de sang en moins. Ces deux derniers mois, Menolly avait travaillé main dans la main avec Sassy Branson, une people-devenue-vampire, pour rendre plus présentables les morts-vivants qui assistaient à la réunion. Par exemple, les gothiques, qui avant se présentaient couverts de crasse et de sang séché, étaient désormais propres et soignés, même s’ils continuaient à s’habiller en noir. Il y avait aussi deux fanas de Microsoft qui avaient appris à se coiffer et à changer de tee-shirt. Tad Radcliffe était mignon, avec sa queue-de-cheval qui lui arrivait jusqu’aux fesses. Sa petite amie bien vivante l’accompagnait, l’air plus nerveux qu’un chat enfermé dans un chenil. L’autre geek, Albert, était un jeune homme potelé qui me rappelait le vendeur de comics dans Les Simpson. Lui passait son temps à se plaindre de sa condition. Ça pouvait se comprendre : il ne pouvait plus boire ni manger ce qu’il voulait — Budweiser, hamburgers et nachos – et garderait pourtant sa bedaine pour l’éternité. Lui aussi avait amené son quota de vivant : son meilleur ami, un gars à l’air bourru, qui portait un sweat-shirt de Red Dwarf. Pourtant, d’autres restaient encore dans l’ombre : une jeune femme qui semblait se demander ce qu’elle faisait là, un vampire de la vieille école affublé du déguisement de Dracula pour terroriser ses victimes, et une très belle femme qui ressemblait à une hôtesse Scandinave. Aucun d’entre eux ne parlait beaucoup et ils avaient l’air d’être énervés ou de s’ennuyer. Pourtant, ils revenaient semaine après semaine, attirés par la vie sociale que la société actuelle leur refusait. Sassy Branson était une habituée, elle aussi. D’ailleurs, à l’instant où nous franchîmes le pas de la porte, elle nous envoya un baiser. — Vous n’avez pas oublié ma fête de Noël, pas vrai ? demanda-t-elle d’une voix riche, voilée, enivrante. Personnalité en vue de Seattle, Sassy n’avait pas parlé à ses amis de sa condition. Ils la croyaient toujours vivante. Comme elle ne quittait pas sa maison de la journée, elle cultivait une image de recluse excentrique qui sortait seulement la nuit pour organiser des soirées. — On l’a notée sur notre calendrier, répondis-je en souriant. C’est bien le 22 ? Le lendemain du solstice ? Ça nous permettait de faire notre propre fête en famille. Menolly adressa un sourire à Sassy en guise de bonjour mais pendant qu’elles discutaient, ses yeux parcouraient la pièce. Je savais très bien qui elle cherchait : Wade Stevens, l’organisateur des Vampires Anonymes. Depuis leur rencontre, Menolly et lui sortaient de temps en temps ensemble. Quand elle releva la tête, je jetai un coup d’œil vers le podium. Il se tenait là avec ses cheveux en brosse et décolorés pour l’éternité. Il mesurait un mètre soixante-quinze, costaud mais pas trop. Il portait des lunettes – même s’il n’en avait plus besoin – ainsi qu’un jean classique avec un tee-shirt blanc sous une chemine hawaïenne ouverte. — Oh, non, murmura Menolly. — Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je. Tout le monde semblait calme. Pas de signe de bagarre, de feulement, ni de canines. Et comme il s’agissait de la nuit « famille-et-amis » mensuelle, tous les vampires – imitateur de Vlad compris – se tenaient bien. — Regarde par là, à côté de Wade, me répondit-elle, sans quitter l’endroit des yeux. Près de Wade se trouvait une femme vampire qui ne ressemblait à aucun de ceux que je connaissais. Petite et trapue, elle avait une coiffure bouffante et portait un bas de survêtement. Son sac semblait assez gros pour assommer un voleur à l’arraché. Apparemment, Wade avait hérité de ses yeux et de son nez. — Oh, mon dieu ! C’est sa mère ? demandai-je, incapable de détourner mon attention du couple. Ne me dis pas qu’elle est aussi… — Un vampire ? Si, si. J’espérais ne pas avoir à la rencontrer, mais visiblement, elle a décidé de venir voir ce que Wade faisait ici, dit-elle en fronçant les sourcils. Wade avait l’air un peu énervé, lui aussi. Sa bonne humeur avait l’air forcée et il était encore plus pâle que d’habitude. Toutefois, lorsqu’il releva la tête et nous aperçut, tout cela disparut. Il nous fit signe d’approcher. Tandis que nous nous frayions un chemin parmi les chaises, Menolly poussa un long soupir. — Qu’on en finisse, dit-elle. Elle va peut-être tout gâcher. — A ce que je sache, je suis la seule à qui elle peut faire du mal… — Tu ne comprends pas, dit-elle. Tu n’as jamais entendu Wade parler de sa mère. Je n’arrive pas à croire que quelqu’un l’ait transformée en vampire. Si un jour je croise cet imbécile, je lui arrache les couilles. Je faillis m’étouffer. Elle m’assena une grande tape dans le dos mais il était trop tard. La mère de Wade m’avait entendue tousser et s’était tournée vers nous. En quelques secondes, elle était à nos côtés et farfouillait dans son énorme sac. Quand finalement, elle trouva ce qu’elle cherchait – un cachet contre la toux à la menthe –, elle me le tendit. — Tiens, ma petite chérie, tu es en train d’attraper froid. Prends-le. Allez, j’insiste ! continua-t-elle quand je refusai. J’en ai des tas, alors que toi, tu… tu es encore vivante. Si tu ne le prends pas, tu vas attraper une pneumonie et, crois-moi, une jolie fille comme toi n’a pas envie de se retrouver clouée au lit. Tu ne possèdes pas notre immunité contre les maladies, tu sais. Tiens, ça te fera du bien. Prends-le ! (Après avoir déposé le cachet de force dans ma main, elle se tourna vers son fils pour lui donner une tape sur le bras.) Eh bien ! Ne reste pas planté là ! Fais les présentations ! Wade ferma brièvement les yeux, sûrement pour se persuader qu’il était en train de faire un cauchemar et qu’à son réveil, sa mère aurait disparu. Quand il les rouvrit, elle était toujours là. Il se força à sourire. — Maman, je te présente Delilah D’Artigo. Et voici sa sœur, Menolly. Je t’ai déjà parlé d’elle, tu te rappelles ? Les filles, je vous présente ma mère, Belinda Stevens. La mère de Wade nous regarda de la tête aux pieds comme si nous étions des chats abandonnés que son fils aurait ramenés à la maison. En particulier Menolly. Malgré son sourire éclatant, son regard demeurait glacial. Si sa réaction était liée à sa condition de vampire, je n’en avais aucune preuve. Avec langueur, elle nous tendit la main. L’idée de nous toucher ne semblait pas l’emballer. Lorsque Menolly lui serra la main, elle laissa échapper un hoquet de peine ou de surprise. Quant à moi, je me contentai de hocher la tête. — Enchantée de vous rencontrer, les filles, dit-elle en s’approchant. Wade m’a dit que vous étiez à moitié fées. (Avec le ton nasillard qu’elle lui insuffla, le mot « fées » aurait tout aussi bien pu désigner une maladie honteuse.) Vous avez une autre sœur, pas vrai ? C’est celle qui porte des corsets si serrés qu’on se demande comment ses seins ne s’en échappent pas, c’est ça ? Menolly toussa et eut l’air sur le point de dire quelque chose, mais je l’en empêchai d’un coup de coude dans les côtes. Elle détourna la tête. Belinda Stevens faisaient partie des femmes les plus redoutées de Terre et d’Outremonde, peu importait que l’on soit Fae, garou, vampire ou humain : la belle-mère. — Camille est une force de la nature, déclarai-je pour m’interposer. Elle est dynamique et pleine de vie. Sans elle, on serait perdues. Wade se rapprocha de sa mère et posa une main sur son bras. — Range tes canines, maman. Ce sont mes amies. — Dans le cas de Menolly, c’est plus qu’une amie, d’après ce que tu m’en as dit. (Belinda haussa un sourcil en une très bonne imitation de monsieur Spock avant de déposer son sac sur une chaise.) Alors dites-moi, les filles, depuis combien de temps êtes-vous sur notre planète ? — Nous préférons parler de «monde », plutôt que de «planète ». Après tout, nous ne sommes pas des extraterrestres, remarqua Menolly d’un ton sec. Outremonde et la Terre étaient reliés dans le passé. Il y a très longtemps. — Je vois…, répondit Belinda. (Visiblement, il n’en était rien.) Et donc, depuis combien de temps êtes-vous sur notre monde ? — Environ sept… peut-être huit mois. Les yeux de Menolly se mirent à briller d’un éclat qui ne me plaisait pas. En général, elle réservait ce regard à ce qu’elle considérait comme une plaie : Trillian, le vin pétillant ou encore les cafards… — Et depuis quand est-ce que tu es un vampire, ma chérie ? demanda-t-elle d’une voix mielleuse. Menolly soupira. Visiblement, Wade n’avait pas prévenu sa mère qu’il y avait des sujets à ne pas aborder, sinon elle n’aurait pas été aussi curieuse. — Douze années terriennes, madame Stevens. Et vous ? Quand avez-vous été tuée ? Belinda cligna des yeux, comme si elle était surprise qu’on lui pose une question aussi intime, puis haussa les épaules. — Il y a deux ans, et j’en remercie le ciel. Maintenant, je pourrai m’occuper de mon fils pour l’éternité ! L’intéressé grimaça et j’entendis Menolly prendre une grande inspiration… simple réflexe, puisqu’elle n’avait pas besoin de respirer. Je posai ma main sur son épaule et je serrai fort. Elle se tendit avant de se calmer. — Comme c’est adorable ! s’exclama-t-elle tandis que Wade lui jetait un regard désespéré. Désormais, rien de ce qu’il ferait n’empêcherait sa mère de mener à bien son plan pour rassembler des renseignements personnels. Belinda s’arrêta un instant avant de reprendre : — Douze ans ? Tu étais sûrement très jeune quand c’est arrivé ! Une si courte expérience de la vie… Quel dommage ! Ce fut la remarque de trop pour Menolly. — En réalité, je suis sûrement aussi vieille que vous l’étiez à votre mort… en plus jolie. Je suis la plus jeune de la famille, donc, selon votre calendrier – en comptant les douze dernières années –, j’ai environ cinquante-cinq ans. Y a-t-il autre chose que vous voulez savoir ? Le nombre d’hommes avec lesquels j’ai couché ? Ma taille de soutien-gorge ? Oups. Préférant éviter les retombées du feu d’artifice, je me rapprochai de Sassy Branson. Elle m’aimait bien. Si quelque chose se passait, elle me protégerait. Sans aide, je n’aurais pas la moindre chance de m’extirper d’une salle pleine de vampires surexcités. Soudain, je trébuchai et me retrouvai sur ses genoux : elle était assise juste derrière moi. Elle m’enlaça alors pour me murmurer à l’oreille : — Je parie que Menolly rêverait d’enfoncer un pieu dans le cœur de cette femme. Dommage qu’elle ne puisse pas le faire. Du moins, pas ici. Écoute, si les esprits commencent à s’échauffer, ne t’éloigne pas de moi, d’accord ? me dit-elle en frissonnant. Je compris qu’elle pouvait entendre les battements de mon cœur. Je mourais d’envie de m’échapper, mais je savais que c’était la pire chose à faire. Alors, je me contentai de hocher la tête. Le reste de la pièce sembla se figer, les autres invités – vivants – battaient lentement en retraite vers la sortie. Nous n’avions vraiment pas besoin qu’un crêpage de chignon dégénère. Même si Belinda n’avait pas vraiment le profil mannequin, une bagarre entre deux femmes suffirait peut-être à exciter les autres, surtout en présence de repas sur pattes, comme moi, dans la salle. Heureusement, Wade s’interposa à temps entre Belinda et Menolly pour les séparer. — Maman, Menolly, ça suffit. On ne se bat pas ici, dit-il en les regardant l’une après l’autre. Parle pour toi, le psy, pensai-je. Menolly adorait se battre. Et apparemment, Belinda n’aimait pas se laisser faire non plus. — S’il te plaît, maman, poursuivit-il d’une voix si basse que je l’entendis à peine. (Je dus me fier à mon ouïe de chat pour le reste.) C’est mon groupe. Ne me fais pas honte devant eux. A ces mots, elle lui jeta un regard glacial propre aux mères furieuses, avant de soupirer. Elle secoua la tête et prit un siège. — Comme tu veux. Oublie que je t’ai donné naissance et que mon accouchement a duré trente-deux heures. Oublie que je t’ai permis d’étudier la médecine alors que ton bon à rien de père a disparu et que j’ai toujours fait de mon mieux pour que tu aies assez à manger et de vêtements. Tu es un adulte maintenant. Je n’ai jamais voulu que ton bonheur. Mais quand j’essaie d’en savoir davantage sur cette fille dont tu es tombé amoureux, vous voulez tous les deux me planter un pieu dans le cœur à cause de mes questions. Ne t’en fais pas pour moi : je suis une vieille femme, mes sentiments ne comptent pas… Les lèvres serrées, Wade leva les yeux au plafond et secoua la tête. — Je suis désolé, maman. Je suis reconnaissant pour tout ce que tu as fait pour moi… — Et tout ce que je fais toujours ! Et je serai ta mère pour l’éternité, si ton manque d’attention ne me réduit pas en poussière avant ! Menolly se mordit les lèvres si fort que je pus y voir les traces de ses dents. Elle posa une main sur le bras de Wade. — Je crois qu’il est temps de commencer la réunion. Sans prêter aucune attention à Belinda, elle s’éloigna. Prends ça dans les dents ! Je fis alors volte-face, essayant désespérément de ne pas exploser de rire. Quand elle s’en aperçut, Sassy fit la dernière chose à laquelle je m’attendais : elle planta ses lèvres pulpeuses contre les miennes et me caressa les seins. Étonnée du plaisir que me procuraient son baiser et ses caresses, je la laissai faire. Je n’étais pas contre l’idée de rentrer avec elle plus tard pour aller plus loin. Cependant, entre deux frissons, je me rendis compte du danger auquel je m’exposais. Tâchant de ne pas paniquer, je fis de mon mieux pour repousser Sassy. Menolly n’avait pourtant pas arrêté de me le répéter : « Tu n’es jamais en sécurité avec un vampire. Ne deviens jamais intime avec eux. Et surtout, ne te propose jamais d’être leur banque de sang personnelle. » Ne vous méprenez pas, l’idée de coucher avec une femme n’avait rien à voir là-dedans – ça m’avait traversé l’esprit et je comptais bien le faire un jour –, mais Sassy était un vampire et une HSP. Pour être franche, avoir sa langue dans ma bouche était un peu trop pour moi. Malgré ma première réaction purement charnelle, je n’avais pas l’intention d’aller plus loin avec elle. Au moment où je commençais à m’inquiéter de ne pas l’avoir rejetée assez vite, elle recula. Ses yeux brillaient. Elle m’attrapa la main et m’entraîna au fond de la pièce. — Désolée, marmonna-t-elle. Je voulais simplement t’empêcher de rire. Ça n’aurait rien apporté de bon. La plupart des vampires se prennent un peu trop au sérieux, alors les rires ne leur plaisent pas. — Ce n’est pas ton cas ? dis-je avant de m’en empêcher. — Bien sûr que non, répondit-elle en souriant et en se recoiffant. Ma chérie, je n’ai pas atteint mon âge en me prenant au sérieux. Dans la vie, il faut savoir lâcher prise et rire de tout. C’est une leçon que j’ai apprise à mes dépens quand j’étais vivante, et j’espère ne jamais l’oublier dans la mort ou la « non-mort ». — Merci, murmurai-je, encore secouée par ma réaction. Enfin, je crois. (Une fois éloignée du mélodrame joué par Wade et sa mère, j’ajoutai :) J’étais certaine que Belinda et Menolly allaient s’entre-tuer. Sassy réprima un éclat de rire. — Je trouve ça drôle. Menolly essaie de se faire accepter dans le nid de Wade, en gagnant le respect de sa mère. A mon avis, Menolly se foutait complètement d’être acceptée par Belinda Stevens. Toutefois, je gardai le silence. — Par contre, je plains ce pauvre garçon, poursuivit Sassy. Je suis certaine que quelqu’un lui en voulait pour transformer sa mère en vampire. Wade et elle ne se sont jamais bien entendus, même quand ils étaient vivants. Et maintenant, il va l’avoir sur le dos pour l’éternité. Je peux t’assurer que les femmes dans son genre n’abandonnent jamais le contrôle qu’elles ont sur leur fils. J’observai le trio par-dessus mon épaule et je tressaillis. Encore une raison pour laquelle je ne voulais pas me marier. Ma famille était déjà un cas, alors si on en ajoutait une autre, ça deviendrait cauchemardesque. Je reportai mon attention sur Sassy. — Nous attendons ta fête avec impatience, dis-je pour changer de sujet et remettre un peu de normalité dans la conversation. Son expression s’illumina. — Ma chérie, ça va être l’événement de la saison ! Je suis contente que tu viennes, ajouta-t-elle en écartant les mèches qui me tombaient devant les yeux. Tu es vraiment jolie, dit-elle d’une voix rauque. Je compris alors que Sassy cachait plus que sa nature de vampire. Il ne faisait aucun doute qu’elle était une femme à femmes. Lorsque son regard me détailla des pieds à la tête, je sentis mon estomac se nouer. Le plus effrayant, c’était que je me sentais prête à répondre à son invitation. Les vampires pouvaient charmer les Fae, mais pas aussi bien que les humains. — Mon petit ami me le dit souvent, dis-je. Chase avait certaines utilités que je n’avais pas encore testées. Couper court aux avances d’un vampire serait peut-être l’une d’elles. Après m’avoir jeté un regard empli de curiosité, Sassy secoua la tête et se détourna. — La réunion a l’air sur le point de commencer, dit-elle. Au fait, pour ma fête, souviens-toi que la plupart de mes vieux amis ne savent pas que je suis un vampire, alors motus et bouche cousue. En pouffant, elle replaça une de ses mèches argentées dans son chignon parfait. Sa robe prune et son étole couleur sable ne semblaient pas à leur place dans ce sous-sol. Pourtant, quand je croisai son regard, je me rendis compte à quel point elle devait se sentir seule à cause de son refus de se révéler pour de multiples raisons. Elle était une femme solitaire, qui avait conservé sa conscience. Sassy Branson : une marginale, comme les autres. C’était peut-être la raison pour laquelle je l’appréciais. Lorsque Menolly gara la voiture devant la maison, elle avait enfin décidé de recommencer à parler. Après la réunion, à l’instant où j’avais ouvert la bouche, elle m’avait ordonné de la fermer. Sur le trajet du retour, je l’avais sentie bouillir à côté de moi. Elle conduisait à près de cent kilomètres à l’heure malgré mon insistance pour qu’elle ralentisse. Elle n’avait même pas remarqué que j’avais mis un CD de CCR, un groupe qu’elle détestait, dans l’autoradio. La Subaru de Morio et la Harley de Trillian étaient déjà là. Alors que nous nous apprêtions à entrer, Menolly m’arrêta. — Chaton, je suis désolée d’avoir été aussi désagréable avec toi. J’avais besoin de me calmer. Je ne pensais pas que la mère de Wade serait une telle garce ! — Elle aurait sa place chez Jerry Springer, remarquai-je en pouffant. Ma remarque eut le mérite de lui arracher un sourire. Elle passa un bras autour de ma taille. — Tu as raison, dit-elle, et c’est justement la raison pour laquelle Wade et moi allons rester amis. Je ne pense pas que je pourrais supporter les visites de sa mère, même s’il était le meilleur amant du monde. Ce qui n’est pas le cas. Je l’aime bien, je continuerai à l’aider avec son groupe, mais sortir avec lui ? Hors de question. Allez viens, on va voir quelles mauvaises nouvelles le trio infernal nous a rapportées. A l’intérieur, Camille et ses amants se prélassaient sur le canapé. Trillian était assis à gauche de ma sœur et avait posé une main sur sa cuisse. Quant à Morio, il était à sa droite et avait passé un bras autour de ses épaules. — Vous vous êtes bien amusés pendant notre absence ? demandai-je avant d’avoir pu m’en empêcher. Camille m’adressa un regard empli de malice, mais son sourire avait un air de résignation que je ne lui connaissais pas. Morio et Trillian, eux aussi, avaient l’air inquiets. Enfin, pour être franche, Morio semblait inquiet. Trillian, lui, tirait une tronche de trois mètres de long. Menolly s’installa sur le repose-pieds pendant que je me laissai tomber dans le fauteuil. — OK, père, la guerre, le bouclier, Flam… dites-nous tout, dis-je. Trillian ricana avant de prendre la parole : — Votre père est en sécurité, d’après ce que je sais. Il a disparu dans le bois où votre tante s’est réfugiée. Sa tête est mise à prix, c’est vrai, mais il n’a pas été attrapé. Et votre tante n’est pas en danger non plus. (Mon expression dut trahir mon soulagement car il ajouta :) Ne te fais pas d’illusions. La guerre bat son plein. Y’Elestrial a attaqué Svartalfheim : la bataille a commencé. Quand Trillian soupira, je compris qu’il était aussi mécontent de la situation que nous. — Que fait l’OIA dans tout ça ? demanda Menolly. — L’agence a été réquisitionnée par l’armée. S’il arrive quelque chose, la cavalerie ne viendra pas à notre secours. Au moins, notre père et notre tante étaient en sécurité. Je jetai un coup d’œil à Menolly. — Et le bouclier ? Et Flam ? À ces mots, le visage de Trillian s’assombrit légèrement, mais assez pour que je comprenne que le dragon était la source de sa colère. Camille se mordit la lèvre. — Comme nous le pensions, le bouclier regorge d’énergie démoniaque. Je parierais qu’il appartient à l’un des éclaireurs de l’enfer. On l’a confié à Flam. Je préférais ne pas le garder ici. Je n’avais pas vraiment envie de connaître la réponse à ma prochaine question, mais il fallait que je la pose. — Qu’est-ce que Flam pense de tout ça ? Camille se leva et se dirigea vers la fenêtre. Elle contempla la nuit noire. — Un vent nauséabond souffle. Il murmure nos noms. Je peux le sentir, aussi clairement que les battements de mon cœur. (Elle se retourna.) Flam a accepté de nous aider, mais nous n’avons pas besoin de nous rendre dans les royaumes du nord ; il peut ouvrir un portail qui nous mettra en contact avec le seigneur de l’automne. D’après lui, c’est la meilleure solution. La seule, en fait. — Que veut-il en échange ? demanda Menolly. Il y a forcément un prix. Surtout quand on fait affaire avec un dragon aussi vieux que lui. Soudain, Trillian se leva d’un bond et entra en trombe dans la cuisine. D’après les bruits qui nous parvinrent, il devait farfouiller dans le réfrigérateur. Étrange. Trillian ne piquait jamais de crise. Il était plutôt du genre froid et intimidant qui ne laissait pas transparaître ses émotions. Mon regard croisa celui de Menolly. Camille s’éclaircit la voix. — En échange de son aide, j’ai accepté d’être sa… compagne pendant une semaine. On s’occupera des détails plus tard, après avoir réglé l’affaire des pumas. Il fera ce qu’il veut de moi, du moment que ça n’interfère pas avec mes engagements envers vous et la reine des elfes. Concubine. Même si elle n’avait pas osé utiliser ce terme, il résonnait dans mon esprit. D’une manière ou d’une autre, Flam comptait bien parvenir à ses fins, et il avait trouvé l’excuse parfaite. Bien joué. Il était un dragon, nous ne devions surtout pas l’oublier. Un grand fracas, suivi d’un « Où est passé ce putain de ketchup ? », nous informa que Trillian était vraiment en colère. Morio secoua la tête. — Le prix est élevé, mais la décision t’appartient. Devenir la maîtresse d’un dragon ne sera sûrement pas facile. Mais je crois qu’il tiendra sa promesse. Autant que possible. Cela dit, il a été très clair quant au genre de services que tu devras lui rendre. Si j’étais toi, je me reposerais avant cette semaine, Camille, dit-il avec un léger sourire. Tu vas être une femme très occupée. Surprise, je me retournai. Morio avait presque l’air d’apprécier la situation. Quand je croisai son regard, il me fit un clin d’œil. Je reportai aussitôt mon attention sur Menolly qui se contenta d’accepter d’un hochement de tête, comme si le sujet était clos. — Et en retour ? Qu’a-t-il promis exactement ? demanda-t-elle. — En retour, il ouvrira le portail qui mène aux royaumes du nord pour entrer en contact avec le seigneur de l’automne. Menolly, tu ferais mieux de nous laisser y aller seules. Le sort doit être jeté pendant l’après-midi. Flam a insisté pour que Delilah, Zachary, Morio et moi soyons présents. Par contre, il n’a pas invité Trillian, remarqua Camille, le sourire aux lèvres. Je ne crois pas qu’il aime l’idée de… — Il n’aime pas le fait que tu m’appartiennes et que je ne fais que te prêter à lui. Et encore, seulement s’il promet de te rendre en un seul morceau, déclara Trillian en déboulant dans la pièce. Le sandwich qu’il tenait dans les mains était en piteux état. Pendant qu’il tentait de ne pas mettre de la moutarde partout sur la table basse, je m’approchai de lui. — Franchement, je sais que tu n’es pas content, mais ça devient ridicule. Donne-moi ça, je vais t’en faire un autre. Si Iris n’était pas couchée, elle l’aurait fait pour toi. Malgré son air renfrogné, Trillian me confia l’énorme sandwich. Je me dépêchai alors de l’emporter dans la cuisine, le tenant à bout de bras pour éviter que la sauce tache mon pull. Après l’avoir jeté à la poubelle, je me lavai les mains. Puis, avant de lui en refaire un – plus un pour moi –, je jetai un coup d’œil dans la chambre d’Iris pour être sûre que Maggie et elle dormaient bien. À mon retour, Trillian critiquait Flam et engueulait Morio d’avoir laissé Camille accepter leur accord. — Qu’est-ce que j’étais censé faire ? demanda Morio. Elle ne m’appartient pas. Si elle a envie de se taper un dragon, ce n’est pas moi qui vais l’en empêcher. Pour tout te dire, après avoir examiné ce bouclier, je n’essaierai même pas. Si quelques galipettes dans l’herbe avec Flam peuvent nous fournir les renseignements dont nous avons besoin, je l’accepte. Et puis, ça n’a pas l’air de gêner Camille, alors pourquoi est-ce qu’on devrait s’inquiéter ? Camille ne semblait pas perturbée du tout par cette perspective. En fait, d’après le rouge de ses joues, j’aurais dit que ma sœur l’attendait plutôt avec impatience. Connaissant Flam, je savais qu’il s’arrangerait pour qu’elle apprécie leur liaison. Lorsque Trillian grogna, Menolly lui jeta un regard exaspéré. — Oh, fais-toi une raison ! Tu n’as pas peur qu’il lui fasse du mal. Ce qui t’inquiète, c’est qu’elle préfère son équipement au tien. Franchement, même sous sa forme humaine, tu peux être sûr qu’il sera bien monté… et impressionnant. La compétition va être dure… — Je ne me rappelle pas t’avoir demandé ton avis, Vampirella. Va jouer avec un pieu ! Il accepta en soupirant le sandwich que je lui avais préparé. Menolly siffla mais ne bougea pas. Je secouai la tête. — Arrêtez de vous chamailler, vous deux. On doit le faire. Il n’y a pas d’autre solution : Camille a fait son choix, c’est comme ça. Vous croyez qu’on peut emmener Chase avec nous ? A son tour, Camille secoua la tête. — Non, Flam a clairement spécifié les personnes qu’il acceptait. Par contre, il a insisté pour que Zach vienne… comme son peuple se fait massacrer, il lui doit bien ça. Ce qui me ramenait à Cromwell et à l’avertissement. — Avant que l’on décide de ceux qui viennent, il faut que je vous dise quelque chose. Est-ce qu’Iris vous en a parlé ? Quand on est rentrées tout à l’heure… — Elle nous a parlé du chat et du message, m’interrompit Morio. (Ses yeux brillaient.) Je suis désolé pour Cromwell. — Heureusement que Maggie était au sous-sol avec Menolly ! murmura Camille, m’offrant ainsi une nouvelle raison de m’inquiéter. Il ne faut plus la laisser seule, même si, pour ça, elle doit passer ses journées au sous-sol ou à la boutique avec Iris. — Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On demande à Zachary de nous accompagner ? demanda Menolly. Est-ce qu’il y a autre chose que l’on doit savoir sur votre petite visite au seigneur de l’automne ? Camille fronça les sourcils. — Je vais demander à la Mère Lune. Je reviens tout de suite. Lorsqu’elle fit mine de sortir, Morio et Trillian se levèrent comme un seul homme pour la suivre. Toutefois, avant qu’ils aient atteint la porte, Menolly les repoussa dans leur siège. — Je la protège. Vous, vous restez ici, ordonna-t-elle en s’éclipsant tandis qu’ils lui jetaient un regard assassin. Heureusement, ils n’étaient pas assez stupides pour la contredire. Pendant que nous attendions leur retour, le téléphone sonna. Je décrochai pour découvrir Chase à l’autre bout du fil. Je lui racontai rapidement ce que nous avions découvert. Visiblement, il n’appréciait pas le fait que Zachary nous accompagne chez Flam et pas lui, mais il essayait de ne pas le montrer. Parfois, les hommes ne méritaient vraiment pas que l’on s’inquiète pour eux, qu’ils soient HSP, Svartan ou dragon… — Je t’appellerai dès que j’en saurai plus. En attendant, n’essaie pas de contacter l’OIA. Outremonde est sens dessus dessous. Si nous avons besoin d’aide, il faudra nous en remettre à la reine Asteria. — Qui ? demanda-t-il. — La reine des elfes. Je t’en ai parlé, tu t’en souviens ? Lorsque Menolly et Camille réapparurent dans le salon, je lui envoyai un baiser bruyant et raccrochai. Camille allait et venait dans la pièce. — La Mère Lune refuse de me parler, mais je sais que c’est la meilleure solution. Il y a quelque chose à apprendre… et à gagner. J’ignore seulement quoi. Les yeux fermés, je sondai les recoins de mon esprit. Le voilà ; encore ce murmure porté par le vent. Nous devions y aller. Moi en particulier. Même s’il s’agissait de l’histoire de Zach, nous y étions mêlés, pour le meilleur et pour le pire. — Tu as raison. J’appelle Zach, dis-je en décrochant le téléphone. — Attends, m’interrompit-elle. Il y a autre chose. Je reposai le combiné aussi sec. — Ceux qui ont tué Cromwell ont désactivé nos protections. Quand on est rentrés, j’étais trop préoccupée pour le remarquer, mais maintenant, je le sens clairement. Ils ne les ont pas déclenchées, ils les ont fait tomber, ce qui explique pourquoi on ne s’en est pas aperçus tout de suite. Ceux qui ont fait ça possèdent un grand pouvoir magique. Après minuit, quand la lune sera à son apogée, j’irai les reconstruire et voir si je peux trouver autre chose. — Tomber ? Ça n’annonce rien qui vaille. Pour pouvoir désactiver les protections de Camille, ils devaient vraiment être forts. Elle n’était peut-être pas toujours très douée avec les sorts, mais les barrières magiques étaient son dada. J’eus une réminiscence de la première visite de Zachary à mon bureau. Il m’avait dit que leur chaman n’en avait pas été capable, ce qui signifiait que nos ennemis étaient plus puissants que Vénus. Nous étions dans de sales draps : la magie de Vénus paraissait déjà bien assez forte. Je décrochai de nouveau le téléphone. — Comme Menolly ne vient pas, on partira le plus tôt possible. À quelle heure est-ce que Flam nous attend ? — Il nous a dit de venir vers 15 heures demain, répondit Camille. Je vais aller réveiller Iris pour lui dire de s’occuper de la boutique. Et d’emmener Maggie avec elle. Si tu pouvais demander à Chase de passer les voir dans la journée, ça me rassurerait. Pendant que je composais le numéro de Zachary, j’acquiesçai d’un hochement de tête. La vision de Cromwell accroché à la toile, complètement desséché, me hantait. Les amis de Zachary étaient importants, mais je ne les avais pas connus, alors que Cromwell était un innocent qui s’était retrouvé au milieu d’un jeu dangereux. Au mauvais endroit, au mauvais moment. J’allais faire de mon mieux pour que personne – humain, garou ou animal – ne finisse plus jamais dans cette situation. Chapitre 11 Le lendemain, tandis que je descendais l’escalier après avoir fait la grasse matinée – et pris ma douche encore plus tard –, Zachary frappa à la porte. Sa barbe de quelques jours lui donnait un air viril qui me fascinait. Même si je n’étais pas certaine de ce que je ressentais pour cet homme, je devais admettre que, dans le genre bûcheron, il n’était pas mal du tout. Lorsqu’il me frôla pour se rendre dans le salon, les battements de mon cœur accélérèrent. Je retins mon souffle. Zachary sentait le musc, la vanille et la cannelle. Ça me donnait envie de l’attraper par le bras et de passer la matinée à m’en enivrer. — Je ne suis pas sûr d’être d’un grand secours, dit-il. Pour tout te dire, je n’avais jamais entendu parler des royaumes du nord ni du seigneur de l’automne avant ça. (Après avoir retiré son manteau, il s’installa dans un fauteuil.) Tu as du café ? demanda-t-il. Je dors debout. Je reniflai l’air. L’arôme du café s’échappait de la cuisine. — Je pense que Camille en prépare. De la crème et du sucre ? — Non. Noir comme de l’encre et épais comme de la boue. Merci. Quand il étira les bras au-dessus de sa tête, son tee-shirt moula les muscles de son torse et sa taille étroite. J’essayai de ne pas regarder, mais je me retrouvai fascinée. L’odeur de sa transpiration me parvint alors et je frémis, hésitant sur ce que je devais dire ou faire. Il plissa les yeux. — Tu as l’air différente ce matin, remarqua-t-il. — Dans quel sens ? demandai-je. Je sentais son regard me caresser, à la manière de doigts chauds contre ma peau en ce matin d’hiver. Zach éclata de rire. — Je ne sais pas trop. Tu as l’air plus vieille. Plus vivante, pleine d’énergie. Mais comme je suis fatigué, c’est peut-être juste une impression. Pourtant… tu es si… Après quelques minutes de gêne, où je ne sus pas quoi dire ou faire, je me forçai à balbutier : — Je vais chercher ton café. Au fait, ajoutai-je devant la porte, les royaumes du nord ne figurent sur aucune carte terrienne ou outremondienne. Ils existent au-delà de nos deux mondes et on ne peut les atteindre qu’à travers un portail céleste. Mais ça n’a aucune importance puisque nous n’allons pas y aller. Flam invoquera le seigneur de l’automne sur Terre. Le laissant digérer ces informations, je me rendis dans la cuisine. Camille se tenait près de la cuisinière, en train de boire son café. Elle portait une jupe longue de randonnée, un pull à col boule couleur prune, et une paire de bottes en cuir qui lui arrivait aux genoux, pratiques pour la marche, même avec leurs talons de sept centimètres. Je n’avais jamais pris la peine de lui demander comment elle pouvait marcher en forêt avec des talons ; ça paraissait naturel pour elle. Pour ma part, j’avais préféré un jean bien confortable, un pull à col roulé aussi turquoise que les eaux tropicales et une paire de baskets. Je m’adossai contre l’évier à côté d’elle et je fermai les yeux pour réfléchir à ce qui me liait à Zach. Il était évident que l’attirance était réciproque, mais je devais décider de ce que je voulais en faire. Si je voulais en faire quoi que ce soit… — Ça va ? me demanda Camille, l’air inquiet. — Oui, je crois. Zach est arrivé. Il m’a demandé une tasse de café. A cause de mon ton hésitant ou de ses qualités d’observatrice, ma sœur posa sa tasse pour se tourner vers moi avec un sourire entendu. — Tu as envie de lui ? Avoue ! Je haussai les épaules. — C’est tout mon problème. Je n’en sais rien. Depuis le début, je ne sais pas si c’est une histoire d’hormones ou s’il m’attire vraiment, mais dans tous les cas, ce sentiment grandit de plus en plus. Avec un soupir, Camille lui versa une tasse de café. — Il prend de la crème et du sucre ? (Quand je secouai la tête, elle poursuivit :) Je trouve que sur le plan sentimental, tu ressembles beaucoup à notre mère. — Peut-être, mais je ne me sens pas coupable par rapport à Chase pour autant… (Je m’interrompis pour jauger ce que je ressentais. Je disais la vérité, pourtant, quelque chose me rendait hésitante. Je repris :) Zachary est sexy, en plus d’être un garou, et visiblement un type bien. C’est normal que je sois attirée par lui. Ça tombe sous le sens. Mais justement, je n’arrête pas de penser que je ressens tout ça parce que c’est ce qu’on attend de moi. Ce que je partage avec Chase n’a rien de logique. Il n’a pas une once de magie en lui, il est possessif même s’il essaie de faire croire le contraire, il vieillira et mourra bien avant moi et pourtant… je me sens bien avec lui. — Alors peut-être que tu ressembles plus à Père qu’à Mère, lança Camille. Avec un long soupir, je m’assis sur le comptoir, et me mis à battre des jambes. — Quand je suis à côté de Zachary, je me sens gênée, comme si je ne me contrôlais plus. Je ne me sens pas à l’aise, mais je ne sais pas pourquoi. — Tu veux un conseil ? (Quand j’acquiesçai, Camille continua :) Ne te prends pas la tête. Laisse venir. Pour le moment, on doit penser à des choses plus importantes, alors mets tout ça de côté. Si Zach et toi êtes destinés à devenir amants, ça se fera naturellement. Je regardai fixement le café. Le liquide sombre fumait et une mousse légère s’était formée à sa surface. — Je crois que je ne peux rien faire d’autre. (Tandis que je m’emparais de la tasse, je remarquai une assiette en carton près du four à micro-ondes.) Qu’est-ce que c’est ? — Quelque chose d’important. J’allais t’en parler, mais on s’est éloignées du sujet. Une autre raison pour ne pas sauter tout de suite sur Zach. Je jetai un coup d’œil à l’assiette. Elle contenait des morceaux collants de toile d’araignée, celle qui avait retenu Cromwell. — Qu’est-ce qui se passe ? — J’ai examiné cette toile avant l’aube. En fait, je me suis réveillée tôt et, comme je n’arrivais pas à me rendormir, je suis allée voir si les nouvelles protections fonctionnaient bien. Après, je suis allée voir la véranda… avec tout ça, j’avais oublié de le faire hier soir. Elle s’arrêta, visiblement inquiète. — Et ? — Et… bien sûr, j’y ai trouvé de l’énergie arachnéenne, mais il y avait autre chose derrière : comme si ça avait été l’œuvre de deux magiciens. Alors, j’ai examiné la toile de plus près pour découvrir qui était le second. Je hochai la tête. — Qu’est-ce que tu as trouvé ? De l’énergie démoniaque ? Le démon Jansshi ? — C’est bien le problème, dit-elle en secouant la tête. Ce n’était pas de l’énergie démoniaque mais celle d’un puma-garou. De la magie féline. Il me fallut un moment pour assimiler ses paroles. — Tu plaisantes ? Ça ne pourrait pas être d’anciennes traces à moi ? Elle secoua la tête, et poursuivit dans un murmure : — Non. Et pour m’en assurer, j’ai examiné le corps de Cromwell. Il y avait de fortes vibrations de magie féline sur lui. — Comment tu peux le savoir ? Je l’ai enterré. (Elle ne pouvait pas avoir raison ; ça impliquait… beaucoup trop de choses auxquelles je ne voulais pas penser.) Peut-être que le puma-garou suivait le meurtrier de Cromwell ? Peut-être qu’il essayait de l’arrêter ? Elle s’appuya contre le comptoir en fronçant les sourcils. — Après avoir senti la magie féline derrière la maison, j’ai exhumé le corps de Cromwell. (Elle m’adressa un regard désolé.) Crois-moi… Je ne l’aurais pas fait, si la situation ne l’avait pas exigé. C’était la seule solution pour remonter jusqu’à l’énergie. Sous le choc, je me laissai aller en arrière. Elle avait déterré Cromwell ? Un puma-garou de mèche avec le clan des araignées ? Soudain, je me retournai pour observer le couloir qui menait au salon. — Ça pourrait être Zachary ? Est-ce qu’il essaie de nous piéger ? Tu crois qu’il est de mèche avec les araignées ? Ou les démons ? Ça serait un coup monté ? Je me mis à trembler. Et si c’était vraiment le cas ? Et si on nous menait tout droit à l’Ombre Ailée ? Camille posa sa main sur mon épaule. — Je ne pense pas que Zachary soit coupable. Sinon, Flam n’aurait pas suggéré qu’on l’emmène avec nous. Quand j’ai recréé les barrières de protection, je les ai programmées pour qu’elles se déclenchent au contact de ces énergies. Comme elles sont silencieuses, Zach n’y est pour rien. — Alors peut-être qu’il s’agit d’un puma d’un autre clan, dis-je en y réfléchissant. Il en existe d’autres, même si, d’après ce que je sais, celui de Rainier est le plus actif et de loin le plus respecté. (Je poussai un long soupir. Jusqu’où allions-nous sombrer ?) Est-ce que tu as… Est-ce que Cromwell… — Je l’ai enterré de nouveau, avec une couronne de fleurs autour de son corps et des pièces sur ses yeux pour que le passeur lui permette de traverser la rive jusqu’à Dame Bastet. Fais-moi confiance, j’ai récité des prières pour le repos de son âme. Il est de nouveau en sécurité dans les bras de la Mère Chat. (Elle s’interrompit avant de continuer :) À propos de Zachary… je suis presque sûre qu’il n’a rien à voir là-dedans, mais au cas où quelqu’un se servirait de lui, ne baisse pas ta garde. Et ne lui parle pas de l’avertissement ni de Cromwell. On ne sait jamais, il pourrait en avertir nos ennemis sans le vouloir. Sur ce, elle déposa les tasses de café sur un plateau avec une assiette de biscuits avant de se diriger vers le salon. Je la suivis plus lentement. Un puma-garou s’était trouvé sous la véranda. Sur la scène du crime de Cromwell. Je voulais croire qu’il ne faisait que suivre le cinglé qui avait assassiné le chat, mais Camille avait raison. Tant que nous n’en saurions pas plus, mieux valait ne pas en parler. Ça signifiait aussi que je devais garder mes distances avec Zachary. Au moins, je n’aurais plus à me prendre la tête avec cette attirance naissante. Il fallait voir le bon côté des choses. Cette fois, le destin traçait un chemin obscur devant nous. Malheureusement, nous ne pouvions rien faire d’autre que le suivre. Si nous tournions le dos à l’affaire, nous nous demanderions toute notre vie ce que nous avions raté. Peut-être aussi que nous deviendrions des cibles faciles. Quoi qu’il en soit, personne ne pouvait rien y faire. Zachary était assis à l’arrière avec moi pendant que Morio conduisait. Nous avions pris son 4x4. Sur le siège passager, Camille observait le paysage en gardant le silence. Comme à son habitude, Morio paraissait imperturbable. Il avait toujours l’air calme : sauf quand il se battait, auquel cas il se déchaînait. Plus par curiosité que par intérêt, je me demandai ce qu’il donnait au lit, mais repoussai aussitôt l’idée. D’une, il était dévoué à Camille, et de deux, eh bien… je l’aimais bien, mais il n’était pas mon genre. Je jetai un coup d’œil par la fenêtre. Nous arrivions bientôt au virage qui menait à l’ancienne propriété de Tom Lane. Lorsque nous l’avions emmené à Elqavene pour le laisser aux soins de la reine des elfes Asteria, Flam s’était révélé assez riche pour s’occuper de la maison. Ça m’attristait que personne ne regrette Tom. Excepté Titania, bien sûr, et ceux d’entre nous qui avions eu la chance de le rencontrer. Il était perdu, hors du temps et hors de la raison. En payant tous les impôts pour le terrain et la maison de Tom, Flam avait empêché qui que ce soit de s’y installer et de découvrir son secret. Morio ralentit pour tourner à gauche. Des graviers recouvraient la route et des buissons de myrtilles et de ronces effleuraient la voiture sur notre passage. De toute leur hauteur austère, les pins veillaient sur les terres en silence. Les fleurs étaient encore endormies, dans l’attente du baiser du printemps qui les réveillerait comme de nombreuses princesses ensommeillées. Pour le moment, l’hiver était à son apogée. Une fine brume flottait au sol, glissant par-dessus les monticules de neige qui n’avaient pas fondu. Nous nous rapprochions des montagnes. Nul doute que cette terre revêtirait de nouveau son manteau blanc dans les prochains jours. Après le virage, on voyait une maison devant un parking circulaire. La vieille camionnette de Tom était toujours là, immobilisée et rouillée. L’endroit donnait un sentiment de vide. — Quelqu’un vit ici, remarqua Camille en se redressant. Regardez : de la fumée s’échappe de la cheminée. Morio se gara et coupa le moteur. — Flam ? Il aime peut-être s’asseoir devant un bon feu sous sa forme humaine. — Peut-être, répondit ma sœur, mais on ne sait jamais. Zach déglutit bruyamment. Malgré son expression neutre, son inquiétude était perceptible. — Est-ce que les dragons aiment les pumas ? demanda-t-il d’une voix légèrement tendue. — Euh… Est-ce qu’ils aiment manger les pumas, tu veux dire ? demandai-je. Il hocha la tête. — Oui, c’est ce que je voulais dire… Camille se retourna. Elle souriait. — Les dragons préfèrent les vaches en guise de repas, et les vierges, pour d’autres choses. Tu n’es pas une vache, donc pour le compte, tu n’es pas en danger. Par contre, en ce qui concerne les vierges… Laissant sa phrase en suspens, elle lui adressa un clin d’œil qui le fit rougir. — Pour tout te dire, Flam n’est pas un dragon ordinaire, l’informai-je en riant. Camille se dirigea vers la maison. — Oui, mais je doute qu’un dragon ordinaire existe vraiment. Bon, allons voir qui se cache à l’intérieur ! Morio et Camille passèrent devant, au cas où nous aurions affaire à un squatter indésirable. Se retrouver entre la magie de ma sœur et sa cible n’était jamais une bonne idée. Aussi, je fermai la marche avec Zachary. En approchant, je me rendis compte que l’endroit était beaucoup mieux entretenu qu’avant. Quelqu’un avait pris le temps de planter une rangée de fleurs qui courait le long de la maison, et les marches du porche avaient été réparées. Flam ? Non, le bricolage n’était pas son truc. Pas vrai ? Camille sembla penser à la même chose car elle m’adressa un regard étonné avant de hausser les épaules. Tandis que Morio et elle gravissaient les marches, la porte s’ouvrit en grand pour laisser apparaître un homme à l’allure étrange, portant ce qui ressemblait à une tunique par-dessus un caleçon de l’ancien monde. En nous voyant, son regard s’illumina et il tendit les bras vers nous. — Les sœurs D’Artigo sont venues rendre visite à Georgio ! Mais où est votre sœur ? Ah oui, c’est vrai, elle est malade, elle ne peut pas sortir en plein jour, dit-il en se précipitant pour nous accueillir. — Si ce n’est pas ce bon vieux Georgio Profeta ! m’exclamai-je en souriant. Comment ça va, saint George ? Saint George, comme il pensait l’être, nous adressa un sourire chaleureux. — Je surveille toujours le dragon, bien sûr. C’est un malin, rusé et discret, mais je sais qu’il se promène, et un jour, quand il s’y attendra le moins, j’agirai. En attendant, je le fais marcher. Je lui fais croire que je ne sais pas pourquoi il m’a fait emménager ici. Fait emménager ici ? Grands dieux, qu’est-ce que Flam avait fait ? Si nous avions bien compris la situation, Georgio Profeta, tueur de dragon autoproclamé, lui courait après depuis des années maintenant. Bien sûr, il n’y avait aucune chance pour qu’il arrive ne serait-ce qu’à égratigner le petit doigt du dragon, et encore moins à « tuer la bête ». Pourtant, Flam semblait avoir pitié de cet homme sauvage qui avait perdu le sens des réalités depuis longtemps. Après m’avoir jeté un regard entendu, Camille alla à sa rencontre. — Saint George ! Comme vous êtes malin ! Je suis persuadée qu’il ne se doute de rien. Vous avez restauré la maison vous-même ? demanda-t-elle. Il secoua la tête. — Non, à la mort de ma grand-mère, le mois dernier, le dragon m’a appâté jusqu’ici et m’a offert son amitié dans l’intention de contrôler mes faits et gestes. Alors je profite de sa ruse. Il m’a aidé à réparer la maison et m’a dit que je pouvais rester ici aussi longtemps que j’en avais besoin. Bien sûr, il fait ça pour garder un œil sur moi. J’ai tué des dragons, partagé la couche de princesses… Soudain, quelque chose détourna son attention et il se retrancha derrière le voile silencieux de ses pensées. On aurait dit que quelqu’un avait actionné un interrupteur. Au même moment, Flam apparut à l’orée de la forêt. Il avait revêtu sa forme humaine, ce qui était une bonne chose car le devant de la maison n’aurait pas été assez spacieux pour accueillir un dragon. Il nous rejoignit d’un pas léger. Grand, les cheveux longs, avec des yeux de glace, Flam était très beau, éternel dans ce monde où tout allait trop vite. Une arrogance volontaire émanait de sa démarche. Après nous avoir adressé un regard d’avertissement facile à déchiffrer – pas un mot, sinon… -, il attrapa Georgio par la main. — Je vois que saint George a encore fait une fugue, dit-il en accompagnant l’homme à l’intérieur. Camille et moi nous regardâmes avant de hausser les épaules et de le suivre. Zachary et Morio fermèrent la marche. À l’intérieur, l’esprit de Tom était toujours présent dans les meubles et la décoration, toutefois, Georgio se les était appropriés. Des reproductions représentant saint George dans son combat contre le dragon tapissaient les murs, et, dans un coin du salon, sa cotte de mailles en plastique reposait sur un mannequin. Après l’avoir mené jusqu’à un fauteuil, Flam aida Georgio à s’asseoir. Puis, il se mit à siffler une étrange mélodie. Au bout d’un instant, une dame âgée sortit de la cuisine. Elle portait un tablier par-dessus une robe d’intérieur fleurie et ses cheveux longs et gris étaient rassemblés en un chignon soigné. — J’aimerais te présenter des amis à moi, dit Flam. Estelle, voici Camille, sa sœur Delilah, Morio et… Zachary, je présume ? Il inclina la tête vers ce dernier qui semblait complètement déconcerté. — Eux dragons aussi ? demanda Estelle. — Non, répondit Flam. Ce ne sont pas des dragons. S’ils le désirent, ils peuvent te faire part de leur nature, mais rien ne les y oblige. Georgio est reparti dans une de ses fugues. Tu peux l’accompagner dans sa chambre et t’assurer qu’il a tout ce dont il a besoin ? En acquiesçant, Estelle attrapa Georgio par le bras pour l’emmener avec elle. Flam les observa qui s’éloignaient. — Vous êtes pile à l’heure. Très bien. — Une minute, l’interrompis-je. Pas si vite. Qui est Estelle et pourquoi est-ce que Georgio vit ici ? Il me jeta un regard long et froid. — Je ne vois pas en quoi ça te concerne. Mon sang se figea dans mes veines. Imaginez : un chaton qui donne une tape à une bête monstrueuse pour se rendre compte que ce n’est pas une si bonne idée. Au bout d’un moment, Flam reprit : — Si vous voulez vraiment le savoir, Estelle a travaillé au service de la grand-mère de Georgio. Elle a été son aide-soignante pendant des années. Quand je l’ai trouvé dans le jardin il y a quelques semaines parce que sa grand-mère était morte, je suis allé en ville pour discuter avec Mlle Dugan. Elle a alors accepté de venir habiter ici pour s’occuper de Georgio. Sa grand-mère ne lui a pas laissé d’héritage et il ne lui reste aucune famille. Comme Georgio ne peut pas se prendre en charge, je leur ai offert un toit, un peu d’argent de poche pour la nourriture et les vêtements, ainsi qu’un salaire pour Estelle qu’elle peut mettre de côté pour ses vieux jours… ou du moins ce qu’il en reste. (Il indiqua la porte.) » Allons-y. Les voiles doivent être écartés pendant l’après-midi. (Tandis qu’il prenait place à côté de Camille, il jeta un œil par-dessus son épaule.) Et avant que vous me posiez la question, oui, elle sait que je suis un dragon. Et non, ça ne l’a pas étonnée. Après avoir passé un bras autour des épaules de Camille dans un geste possessif, il nous mena jusqu’au jardin. Le sujet était clos. Je n’étais pas stupide, je savais quand m’arrêter. Ainsi, nous suivîmes Flam à travers les fourrés. — Tu es sûre de vouloir faire ça ? me demanda Zachary, en se rapprochant de moi tandis que nous pénétrions dans les bois. — Après être arrivée jusque-là, je ne vais pas rebrousser chemin. (Au bout d’un moment, avec hésitation, je me décidai à aborder un sujet sensible :) Zach, j’ai quelque chose à te demander. Surtout, ne le prends pas mal. Est-ce que tu connais bien les membres de ton clan ? Y a-t-il des nouveaux ? Est-ce que tu mettrais ta vie entre les mains de tous ? Il cligna des yeux. — Pourquoi ? Tu soupçonnes quelqu’un de ne pas jouer franc-jeu avec nous ? — J’ai simplement besoin de savoir. Fais-moi confiance… c’est important. J’aurais voulu lui parler de l’énergie de puma-garou que nous avions trouvée derrière la maison, mais Camille me l’avait déconseillé. Zachary avait l’air fatigué et désorienté. Il gardait les yeux rivés au sol. — Franchement ? Je ne sais pas. Je ne sais plus… Des nouveaux sont arrivés ces derniers mois, de la famille éloignée qui habitait dans d’autres clans. On ne pouvait pas leur dire « non ». J’aimerais simplement savoir ce qui se passe. Comme ça, je pourrais sûrement mieux répondre à ta question. A la lumière de nos propres problèmes familiaux en Outremonde, je répondis : — Parfois, tu ne peux faire confiance à personne d’autre qu’à toi-même. Parfois, quand le monde est mis sens dessus dessous, la seule chose que tu peux faire, c’est t’accrocher pour essayer d’en sortir en un seul morceau. Il m’adressa un regard interrogateur. — Je dois comprendre que vous avez des problèmes, vous aussi ? Il marcha sur une ronce qui avait poussé sur le chemin. — Crois-moi, on est tous dans la merde jusqu’au cou. J’observai les alentours. La végétation était plus dense que la dernière fois que nous étions venus. Peut-être qu’après le départ de Titania, elle avait pu pousser à sa guise. Ou peut-être était-ce l’œuvre de Flam. Je secouai la tête. — Ne t’inquiète pas pour nous. On a l’habitude. Pour l’instant, il faut qu’on se concentre sur ton problème. Tu m’as dit que vous aviez de nouveaux membres. Est-ce que tu es certain de tout savoir sur eux ? Est-ce qu’ils auraient pu se mettre le clan des chasseurs de la lune à dos avant de vous rejoindre ? Quel était le rapport entre les démons, les araignées-garous et les récentes attaques des pumas ? — Aucune idée, mais je peux leur poser la question, répondit Zach. — On peut venir leur expliquer la situation, si tu veux. Il me vint à l’esprit qu’en rencontrant davantage de membres de la troupe, nous serions peut-être capables de repérer le collaborateur. Pourtant, Zach refusa mon idée en bloc et piétina mon ego d’un coup d’un seul. — Delilah… euh, commença-t-il, le rouge aux joues. Plusieurs de nos membres ont demandé que vous ne soyez plus invitées chez nous. Même avec l’accord de Vénus, certains se sont opposés à votre présence sur nos terres. Je suis désolé. J’ai essayé d’arranger les choses… — Quoi ? m’exclamai-je. (Je m’arrêtai et me retournai pour lui faire face.) Si j’ai bien compris, ils ne veulent pas de nous, parce que nous sommes des étrangères… ou à cause de ce que nous sommes ? Il refusait de croiser mon regard. — Ne crois surtout pas que je pense comme eux. Ce n’est pas le cas. Mais ils ont jasé… certains de nos membres pensent que vous n’êtes… pas de bonnes influences. Ils n’aiment pas les vampires, ils ne font pas confiance à Camille parce qu’elle est sexy, et… — Vas-y, continue, le pressai-je, attendant le coup final. — Eh bien, ils ne t’aiment pas parce que… parce que tu n’es pas une vraie garou. (Il se mit à bégayer.) Tu es seulement un garou à cause d’une anomalie génétique, donc tu n’as pas le même sang que nous dans les veines. Vénus et moi avons essayé de leur parler, mais les plus vieux refusent d’entendre raison. Il s’arrêta et donna des coups de pied dans la terre. Estomaquée par leur rejet, je pris une grande inspiration, surprise de sentir mes yeux se remplir de larmes. — Je vois, répondis-je de mon ton le plus glacial. (La colère montait en moi. J’avais envie de retourner à la voiture sur-le-champ. Qu’ils se démerdent avec leurs problèmes !) Si je comprends bien, continuai-je quand je fus sûre de ne pas pleurer, vous voulez notre aide, mais vous ne voulez pas nous voir. Comme c’est généreux de votre part ! Comme c’est gentil de nous mettre en danger pour votre putain de troupe tout en nous regardant de haut ! Eh bien, laisse-moi te dire une chose. Après ce que je viens d’entendre, si je m’écoutais, je me laverais les mains de cette affaire. Débrouillez-vous ! Après tout, jusqu’à présent, vous avez été tellement efficaces… — Non ! s’exclama Zach. (Il paraissait désespéré, et franchement j’espérais qu’il l’était.) Je te l’ai dit, ce n’est pas ce que je pense du tout… — Oh oui, pardon ! Tu parles au nom de ton clan ! Ta précieuse famille veut bien de notre aide parce que ce sont des bons à rien, mais on ne peut pas venir sur vos terres parce qu’on est de la vermine ? Eh bien, laisse-moi te dire une chose : j’ai beau regarder Jerry Springer, je viens quand même d’une lignée familiale dont je suis fière. — Delilah… s’il te plaît, dit-il d’une voix remplie de panique. — Oh, la ferme ! Comme je te l’ai dit, je ferais bien demi-tour, sauf que votre problème est devenu le nôtre. Un ami à moi, un chat de gouttière du voisinage, a été assassiné en guise de mise en garde. Je l’ai retrouvé desséché avec un message m’ordonnant de cesser l’enquête. — Ne mets pas sur le dos de mon peuple les actes du clan des chasseurs de la lune, commença-t-il. J’en avais plus qu’assez. — Les araignées n’étaient pas les seules impliquées ! Il y avait une grosse dose de magie féline sur la scène du crime ! Un puma-garou accompagnait le taré qui a tué Cromwell ! Mon explosion soudaine alerta le reste du groupe. Lorsqu’ils se retournèrent, je me rendis compte que je venais juste de révéler l’un de nos secrets, mais ça m’était égal. Désormais, la seule chose qui comptait, c’était de sortir de ce foutoir sans trop de dommages. Nous avions une escouade de Degath à attraper. Son lien avec le clan des chasseurs de la lune passait au second plan. Pour l’instant, il fallait trouver les démons et les tuer. Zach agrippa mon bras et bafouilla : — Un puma-garou ? Tu ne m’en as pas parlé ! C’est pour ça que tu m’as demandé si je faisais confiance à tout le monde ? Je le repoussai. Des souvenirs d’enfance dans lesquels on nous insultait à cause de notre héritage remontaient à la surface, les images et les injures étaient toujours aussi fraîches dans mon esprit. — Allez vous faire voir, ton clan et toi ! Lorsque nous aurons trouvé votre meurtrier, vous nous paierez et nous ne viendrons plus jamais salir vos terres. Soudain, Flam approcha et nous attrapa par l’oreille. — Ça suffit maintenant. Vous pourrez vous disputer plus tard, compris ? Je levai la tête vers le dragon. Son regard était aussi froid qu’une mer de glace. J’avais l’impression qu’il n’hésiterait pas à recourir à la force si nous ne lui obéissions pas. — Bien, répondis-je. Allons-y. Je me dégageai et repris la marche. L’envie de me transformer était forte, mais je devais tenir bon. Même si je rêvais de pouvoir m’échapper pour chasser les mites et oublier tout ce stress et cette tension, c’était le mauvais endroit pour laisser un chat sortir. Alors, je me forçai à regarder le paysage, à penser à l’arbre de Noël à la maison et aux belles décorations qu’Iris y accrocherait, à penser aussi à Chase et à ses sentiments pour moi. Tout ce qui pouvait détourner mon attention. Finalement, après avoir pris une dernière grande inspiration, ma colère disparut et je me promis de massacrer la troupe de pumas à notre retour. Sur le chemin, Zach essaya de me parler, mais je pressai le pas jusqu’à me retrouver juste derrière Camille et Morio. Au-dessus de nous, l’entrelacement de branches de sapins géants et de cèdres formait une voûte dentelée qui bloquait pratiquement toute la lumière du coucher du soleil. Au pied des troncs s’amoncelaient myrtilles, genévriers et salais. Toutefois, ils paraissaient fanés et balafrés. Le sol de la forêt était recouvert de feuilles gelées et d’aiguilles marron. Par-ci, par-là, une plaque de neige étincelait encore où l’ombre l’avait empêchée de fondre. Partout sur le chemin, les racines des arbres s’échappaient de la terre gravillonneuse. À mesure de notre progression, les arbres s’assombrissaient, comme si, depuis notre dernière visite, la forêt avait acquis une conscience propre. Cette entité paraissait omniprésente, ancienne et sauvage comme toujours dans les forêts terriennes. Elles étaient beaucoup moins accueillantes que celles d’Outremonde. Même si j’adorais la nature, je ne pouvais m’empêcher d’être sur mes gardes lorsque je me promenais ici. Notre propriété recélait également de cette énergie inquisitrice et méfiante. Sur le chemin, à plusieurs reprises, je crus apercevoir des créatures féeriques, dissimulées derrière un tronc couvert de mousse ou un morceau de bois mort tombé à terre. Chaque fois que je me retournais dans leur direction, il n’y avait plus rien, excepté les feuilles qui frissonnaient sous une brise légère. La plupart des HSP confondaient les Fae et les esprits de la nature. Malgré nos origines communes, nous étions très différents. Le peuple de mon père ressemblait beaucoup plus aux humains que les esprits de la nature, qui se révélaient souvent imprévisibles et étranges. De plus, leur aspect ne rappelait en rien l’espèce humaine. En fait, ils ressemblaient généralement aux plantes auxquels ils étaient liés, dont beaucoup étaient étrangères aux Fae comme aux humains. Après avoir pris une grande inspiration, je me forçai à rejoindre Camille. Flam était en tête pour nous indiquer le chemin. Morio s’était rapproché de Zach. Je pouvais les entendre chuchoter. Je me demandai de quoi ils parlaient. Toutefois, ma fierté m’empêchait de le leur demander. Un bruissement dans les fourrés nous alerta de la présence d’un coyote ou d’un chien, mais je ne sentis aucune magie. L’animal à quatre pattes le resterait probablement toujours. Lorsque nous nous enfonçâmes plus profondément dans les bois, la température baissa. Aussi, je fermai ma veste. Le ciel promettait encore de la neige. — Hé, chaton ! Courage ! Camille n’utilisait pas souvent le surnom que m’avait donné Menolly, sauf quand elle était inquiète. — C’est juste que… je l’aimais bien, Camille. Je l’aimais bien, et maintenant j’apprends que tous ses potes pensent qu’on est des moins-que-rien. Comme chez nous. Des marche-au-vent, on nous verra toujours comme ça. Ces mots me laissaient encore de profondes blessures, et un arrière-goût amer. — Tu te souviens de ce que Vénus t’a dit ? N’aie pas honte d’être une marche-au-vent. Nous sommes les sœurs de la destinée, ma belle, ce n’est pas un rôle facile. Pour une raison quelconque, nous avons été choisies pour contrer l’Ombre Ailée. Alors oui, c’est terrifiant, mais nous n’aurions pas eu le courage de l’affronter si notre enfance avait été toute rose. Nous avons appris à nous battre parce que nous n’avions pas d’autre choix. Et maintenant, nous nous battons contre des démons parce que nous sommes nées pour ça. Elle passa un bras autour de ma taille et me serra légèrement contre elle. — Delilah, quoi qu’il arrive, tu pourras toujours compter sur Menolly et moi. On sera toujours là pour toi et on t’aimera éternellement. Nous sommes ta famille, peu importe ce que la vie te réserve. Père t’aime aussi. Ainsi que tante Rythwar. Et Iris et Maggie. Je baissai la tête vers elle. Même s’il lui arrivait d’être égocentrique, lorsque Camille parlait avec son cœur, il était difficile de mettre en doute ses paroles. Je me penchai pour déposer un baiser sur son front. — Tu as toujours été mon modèle, murmurai-je. Tu prends les choses comme elles viennent, tu rigoles face aux insultes, et je suis jalouse de ta façon de te moquer de ce que les autres pensent. — J’ai entendu ce que Zach a dit, dit Camille en soupirant. Si les démons n’étaient pas de la partie, je leur dirais d’aller se faire voir, mais malheureusement, ce n’est pas le cas. Je lui pris le bras. — Putain, pourquoi est-ce que tout est si compliqué ? Au moins, Chase me respecte, lui. C’est quand même la moindre des choses ! Camille hocha la tête. — Finalement, Chase est meilleur que ce que je pensais. Je ne comprends toujours pas ce que tu lui trouves, mais après tout, toi, tu ne toucherais même pas Trillian avec une lance de dix mètres, dit-elle en rigolant. — Plutôt vingt, rétorquai-je en souriant. Bon, mettons tout ça de côté en attendant d’en avoir fini ici. Après, je réfléchirai à ce que je ferai de Zach. Au même moment, nous atteignîmes le bout du chemin et nous nous retrouvâmes face à la clairière qui servait de repaire à Flam. Les arbres se balancèrent et crissèrent lorsque leurs branches frottèrent les unes contre les autres. Bientôt, des éclats de givre étincelant se mirent à en tomber, en une tapisserie dentelée si complexe que je pouvais à peine suivre le mouvement des flocons tombant par terre. Je cherchai un signe qui trahirait la présence de Titania, mais il n’y en avait aucun. Pas la peine de demander à Flam. J’avais déjà épuisé mon quota de questions pour la journée. Après tout, même si nous pensions qu’il ne mangeait pas les gens, il ne nous l’avait jamais confirmé de vive voix. Perché sur le tumulus, Flam nous fit signe de nous arrêter. — Je vais écarter les voiles entre ce monde et le royaume du seigneur de l’automne pour l’appeler. Il viendra – ou non – selon son bon désir. Toutefois, s’il vient, souvenez-vous que je n’ai aucun pouvoir sur ses actions. Ne vous approchez pas du voile de flammes. Au moindre contact, il vous réduirait en cendres. Sur ces paroles, il nous adressa un sourire enjôleur. Puis, toute trace d’humanité le quitta. Comme une colonne de glace, il se tenait là, étincelant, froid, fascinant. J’entendis Camille haleter de surprise tandis qu’elle portait une main à son cou, pétrifiée à la vue de son futur amant. Soudain, Flam rejeta la tête en arrière et son rire éclata comme un coup de tonnerre dans la forêt. Pendant un instant, je crus qu’il avait été possédé, jusqu’à ce qu’il nous jette un regard perçant. Ses yeux – brillants comme des diamants dans le velours noir de la nuit – s’illuminèrent à la manière de l’aurore qui ondulait dans le ciel nocturne. Lorsqu’il leva sa main gauche vers la voûte étoilée, un éclair se précipita vers son bras, l’entourant d’une aura flamboyante bleue et blanche. Camille s’effondra à genoux. Son visage reflétait son admiration et son désir. Mais Flam ne lui prêta aucune attention. — Dracon, dracon, dracon… Je sollicite le feu des dieux, les flammes de mes pères, la lame glacée de Hel depuis le royaume des morts. Brûlez le portail. Flammes de mon sang, ouvrez la barrière ! (De la main droite, il traça un pentagramme au-dessus du tumulus. Au centre de la rune, un voile de lumière se mit à briller.) Tenez-vous prêts, lança-t-il d’une voix tonitruante. Lorsque je reportai mon attention sur lui, sa nature de dragon semblait l’entourer d’une brume vaporeuse, comme s’il avait repris sa forme naturelle tout en conservant son apparence humaine. Pendant que nous nous rapprochions les uns des autres, Flam récita une incantation dans un langage que je ne comprenais pas. Ses paroles furent alors portées par une cadence, comme des percussions effrénées, ses mots battant au rythme d’un staccato tandis que des flammes commençaient à danser au-dessus de la rune. Se mélangeant, se troublant, formant un voile, les lumières azur, cobalt et saphir tournoyaient dans la fin de l’après-midi. Tout à coup, sa voix se fit plus forte et le rideau de feu s’écarta. — Seigneur de l’automne, je t’appelle parmi nous. Apparais maintenant ! Alors, au milieu des flammes, se dessinèrent les contours d’une silhouette. Le seigneur de l’automne avait répondu à notre appel. Chapitre 12 Une botte, puis une seconde, traversèrent le rideau de flammes. Cirées, les chaussures étaient d’un noir de jais, sans aucune éraflure. À chaque pas, du givre tombait de leur talon. Puis, la traîne d’une cape apparut dans un tourbillon de feuilles mortes qui se gonflaient comme des plumes. Tandis que le seigneur de l’automne quittait son monde pour entrer dans le nôtre, je me sentais à la fois terrifiée et pétrifiée. Lorsqu’il descendit du tumulus, le silence était si palpable que je pouvais entendre la respiration de toutes les personnes présentes dans la clairière. Le seigneur de l’automne. Aucun doute possible. C’était donc lui le seigneur des flammes, le seigneur des vents automnaux qui faisaient trembler les fenêtres, le seigneur des citrouilles, de la terre odorante et des feuillages rougissants. L’odeur d’incendies lointains portée par les vents du nord précédait ce personnage silencieux. Il s’approcha de nous. Aussi noirs que ses chaussures, ses cheveux encadraient un visage pâle, presque translucide. Ses yeux, comme des flammes surnaturelles, me contemplaient, avaient traversé toutes mes barrières de protection, pour me mettre à nu et me rendre vulnérable. C’était la première fois que je me sentais aussi exposée. — Écarte-toi, dragon ! (Passant à côté de Flam, il tendit les mains vers moi, dix dagues de glace incurvée pointées dans ma direction.) Tu as fait appel à moi. Dis-moi ce que tu désires. Après l’avoir observé, Flam recula. Quant à moi, je ravalai les restes de mon repas de midi. Si un dragon obéissait sans poser de question, alors celui qui donnait les ordres devait être extrêmement puissant. Je me forçai à avancer. Aussitôt, Camille se plaça derrière moi. — Je surveille tes arrières, murmura-t-elle, d’une voix tremblante. Je repensai à la visite de Camille à Grand-mère Coyote et je me demandai comment elle avait pu trouver la force d’y aller toute seule. Je n’aurais pas voulu faire face au seigneur de l’automne sans eux à mes côtés. Pour rien au monde. Je n’étais pas assez courageuse pour ça. Je regardai ses mains sans savoir si je devais les prendre. Une petite voix à l’intérieur de moi m’y incitait. Aussi, suivant mon instinct, je m’exécutai. Le feu et la glace. Sous le choc, je manquai de m’évanouir. Une main était brûlante et l’autre glaciale. Lorsque les deux forces opposées remontèrent le long de mes bras pour se rencontrer au niveau de ma nuque, je me sentis tomber vers lui. Il m’entoura alors de sa cape de feuilles et me serra contre lui. Sous l’épaisseur du vêtement, j’entendis Camille et Flam crier puis un bruit fit trembler la clairière, comme le grondement du tonnerre, et tout redevint calme. Je tentai de me dégager mais son étreinte était trop forte. Je pouvais à peine respirer. J’essayai alors de me transformer, sans succès. Sa magie était trop puissante. Autant me concentrer sur ma respiration. Inspire… … Une odeur humide de décomposition, de moisissure et de feux de joie nocturnes m’entoura. Portée par le vent nordique et boréal, elle fredonnait des paroles de glace et de givre. Caresse glaciale de l’automne. Expire… … Lentement, je vidai l’air de mes poumons et un peu de froideur. Encore une fois. Inspire… … Le goût de la terre des charniers et de la chair des morts se posa sur ma langue. Le seigneur se pencha pour déposer un baiser sur mon front, me marquant ainsi à l’aide d’une flamme qui me consumait de l’intérieur. Expire… … Lorsque j’expirai pour la deuxième fois, il me relâcha. Vacillant, je me pris les pieds dans une racine et tombai sur les fesses. Je m’éloignai du mieux que je le pouvais en rampant à moitié. Camille s’agenouilla près de moi, elle avait le souffle coupé. Quand je me redressai, je m’aperçus que nos compagnons secouaient la tête, comme s’ils venaient de se réveiller. Flam avertit Zach et Morio de ne pas baisser leur garde. Je reportai mon attention sur le seigneur de l’automne qui patientait en silence. Lorsque Camille m’aida à me relever, je me rendis compte que mon front avait l’air bizarre, comme si quelque chose y avait été incrusté. J’allais demander à Camille si elle voyait ce que c’était, mais elle écarquilla les yeux avant que j’aie pu dire quoi que ce soit. — Chaton, s’exclama-t-elle, ton front ! — Qu’est-ce qu’il y a ? Je sens quelque chose, mais je ne sais pas ce que c’est. Son expression me faisait peur. Avais-je été changée en grenouille ? Ou en une de ces créatures du lagon noir – semblables à des lémuriens –, sortes de Cryptos d’Outremonde ? Camille me caressa doucement le front. — Delilah, tu as une faux noire tatouée sur le front. — Quoi ? Pourquoi ? (Je me redressai et me tournai vers le seigneur de l’automne qui gardait le silence.) Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Ma colère était plus forte que ma peur. Le seigneur de l’automne baissa les yeux vers moi – il mesurait facilement deux mètres – et m’adressa un sourire moqueur, les lèvres légèrement retroussées. — Tu es venue me demander des renseignements. Il y a toujours un prix à payer lorsque tu fais appel aux fondateurs de ce monde. Tous ceux qui ont besoin de mon aide me paient pour mes services. J’hésitai. Je voulais lui dire que ce n’était pas juste, qu’il ne m’avait pas laissé de choix, mais il me suffit de croiser son regard pour comprendre que ce n’était pas une bonne idée. On ne pouvait plus revenir en arrière, ni s’enfuir. — Qu’est-ce que vous m’avez fait ? demandai-je de nouveau. Il haussa les épaules. — Tu le sauras bien assez tôt. Maintenant, pose-moi ta question avant que je décide de partir. Il nous ordonna de nous asseoir sur un arbre tombé à terre. J’hésitai de nouveau, avant de m’exécuter, me demandant ce qui m’était arrivé. Allions-nous sortir de là en un seul morceau ? Je m’installai sur le tronc recouvert de mousse. Lorsque le seigneur de l’automne s’assit à côté de moi, je m’éloignai autant que la politesse me le permettait. Il m’observa. — Il y avait longtemps que personne n’avait été assez stupide, ou courageux, pour m’appeler, remarqua-t-il. Que veux-tu savoir ? Je pris une grande inspiration. Enfin, pas trop grande, car je pouvais encore sentir la fumée, la terre des charniers et les feux de joie sur lui, mais suffisamment pour me calmer. — Nous sommes à la recherche de renseignements à propos d’un groupe d’araignées. Des araignées-garous. Le clan des chasseurs de la lune. Comme vous régnez sur les arachnides, nous avons pensé que vous seriez peut-être en mesure de nous aider. Ils semblent qu’ils se soient associés à des démons des Royaumes Souterrains. Nous craignons qu’ils travaillent pour l’Ombre Ailée. Zachary me surprit alors. Surmontant sa peur, il prit la parole : — Savez-vous pourquoi ils tuent les miens ? Je fais partie de la troupe de pumas du mont Rainier. Les araignées nous tuent les uns après les autres. Le seigneur de l’automne cligna des yeux. C’était la première fois qu’il montrait un signe de surprise. Quand il entrouvrit les lèvres, un nuage de givre s’échappa de sa bouche et vint former une tablette de neige dans ses mains. J’étirai le cou pour voir s’il y avait quelque chose écrit dessus, mais tout ce que je pouvais distinguer était des caractères inconnus. Au bout d’un moment, la tablette fondit. — Vous êtes tous en danger. Kyoka est revenu à la vie ; il a trouvé un nouveau corps. — Kyoka ? demandai-je. Le seigneur de l’automne s’éclaircit la voix. — Il y a des milliers d’années, Kyoka était un chaman du continent nord-américain. Il régnait sur son peuple avec une poigne de fer. Son ambition l’a mené à sa perte. Il ne faisait plus cas de l’équilibre et de l’ordre naturel des choses. Il se servait de sa magie pour transformer les siens en abominations. C’est pour cela que je l’ai banni et que j’ai fait de lui un paria. Il a déshonoré les araignées et leur nature. Il se tourna vers Zach. — Einarr, un de tes ancêtres, a traversé les mers pour rejoindre le Nouveau Monde. Il s’est heurté à Kyoka. — Mon ancêtre ? s’exclama Zach. Perplexe, il se redressa et concentra toute son attention sur le seigneur de l’automne. Il était clair que ses racines comptaient beaucoup pour lui. — Tu es le descendant direct d’Einarr aux mains de fer. Lorsqu’il a atteint les côtes de l’Amérique du Nord, Einarr a perdu sa femme et plusieurs compagnons à cause des araignées-garous. Il a alors juré de retrouver Kyoka et de le tuer. Et, plusieurs années plus tard, il a réussi à venger les siens. — Pourquoi n’avez-vous pas tué ce Kyoka alors que vous saviez qu’il était dangereux ? demanda Zach. Le seigneur de l’automne lui adressa à peine un regard. — Pourquoi l’aurais-je fait ? Kyoka n’est pas le premier ni le dernier à avoir troublé l’équilibre. Si je devais intervenir chaque fois que la toile est déchirée et recousue, je n’aurais jamais un moment de tranquillité. En posant une main sur l’épaule de Zach, Morio lui fit signe de ne pas contredire le seigneur. Visiblement mécontent, le garou garda le silence. — Poursuivons, reprit le seigneur de l’automne. Pour récompenser sa bravoure, j’ai offert un cadeau à Einarr. Je lui ai donné le pouvoir de se transformer en lion des montagnes. Ainsi, tous ses descendants naissent avec la même capacité, sans savoir qu’ils vivent dans mon ombre. Pumas, panthères, lions des montagnes : ce sont tous mes enfants. Je compris alors le secret que le seigneur de l’automne ne nous avait pas révélé. — Est-ce que vous avez donné autre chose à Einarr ? Un pendentif peut-être ? Lorsque nos regards se croisèrent, je me sentis de nouveau attirée vers lui. J’avais envie de m’enfouir dans sa cape et d’y dormir pendant des millénaires. — Tu vois trop de choses pour ton propre bien, rétorqua-t-il. Oui, je lui ai donné un des sceaux spirituels, mais je ne sais pas où il se trouve maintenant. C’était il y a des milliers d’années. Je pense que le clan des chasseurs de la lune n’a aucune idée du but de leur entreprise. Par contre, les démons pour lesquels ils travaillent, eux, savent parfaitement ce qu’ils cherchent. Vous pouvez en être certains. J’avais l’impression d’avoir reçu un grand coup sur la tête. L’escouade de Degath n’était donc pas là pour s’amuser à saccager la planète. Ils étaient à la recherche du deuxième sceau spirituel et ils avaient de l’avance sur nous. Je me tournai vers Camille. — Ils croient sûrement que la troupe de pumas du mont Rainier possède toujours le sceau, hérité d’Einarr. — J’aurais voulu que tu aies tort, pour une fois, marmonna Camille avant de se tourner vers le seigneur de l’automne. Et le retour de Kyoka a suffi pour que les araignées pactisent avec les démons ? Le seigneur de l’automne hocha la tête et souffla une autre tablette de neige puis la lut lentement. Lorsqu’il prit la parole, sa voix ressemblait au tonnerre grondant à travers la clairière. — Apparemment, il n’a pas pris l’apparence de l’un des siens. Les démons sont bien plus vicieux. Lorsque Einarr a détruit Kyoka, l’âme de ce dernier a été envoyée dans les profondeurs des Royaumes Souterrains. Elle y est restée jusqu’à la prise de pouvoir de l’Ombre Ailée. Celui-ci lui a alors donné un nouveau corps ainsi qu’une mission : rassembler les siens pour détruire les descendants d’Einarr. Au même moment, les démons sont partis à la recherche du deuxième sceau spirituel. Kyoka a bien repris une forme humaine. Il est de nouveau un garou, mais pas une araignée. — J’en étais sûre ! m’exclamai-je. L’araignée-garou qui a tué Cromwell était accompagné d’un puma. C’était sûrement Kyoka ! (Me retournant tout à coup, j’attrapai Zach par les épaules.) Il est sous nos yeux, Zach, parmi les tiens. Il essaie de découvrir l’emplacement du sceau tout en tuant les membres de la troupe de pumas. Zachary pâlit à vue d’œil. — Ça signifie que le traître est l’un des nouveaux arrivants. Je dois retourner à la réserve. Et si j’arrivais trop tard ? En l’observant, je me rendis compte que sa panique n’allait pas s’arranger lorsqu’il apprendrait ce qu’étaient les sceaux spirituels. Zach ne savait pas encore à quel point la situation était désespérée. — Encore une question, dis-je en me tournant de nouveau vers le seigneur de l’automne. Où se trouve le clan des chasseurs de la lune ? Est-ce que vous savez où ils ont fait leur nid ? Il cligna lentement des yeux. — Par-delà une ville à l’est, où l’eau tombe sur des rochers, vous trouverez des contreforts recouverts d’arbres gigantesques. Là, cherchez la route dorée, elle vous mènera à leur nid. (Le seigneur de l’automne se leva et s’approcha du rideau de flammes avant de s’arrêter pour nous adresser un dernier regard.) Il n’est pas trop tard. Pas encore. Mais vous devez faire vite. Détruisez-les. Ce sont des abominations. Ils n’ont plus leur place dans mon monde, ni parmi mes enfants. Sur ces paroles, il disparut à travers le pentagramme et le portail se referma. Nous nous retrouvâmes seuls face à notre peur. Flam fut le premier à prendre la parole. — Le deuxième sceau spirituel ? demanda-t-il en regardant Camille. Nous avions fait de notre mieux pour qu’il ignore l’existence des sceaux spirituels, mais lorsqu’il nous avait accompagnés chez la reine des elfes, il avait tout découvert. Et comme la mémoire des dragons est longue et précise, surtout quand il s’agit de trésors, nous n’avions pas beaucoup d’espoir qu’il les oublie. Je me demandai s’il allait nous trahir pour les trouver lui-même. Car, même s’il nous aidait, nous ne devions jamais oublier que les dragons étaient avant tout des mercenaires. — Vous n’avez pas entendu ce qu’il a dit ? s’écria Zach en désignant le chemin du doigt. Il y a un traître dans ma réserve ! Il est peut-être en train de tuer l’un des miens au moment où nous parlons ! Il faut que je rentre. — Attends, intervint Flam. Je reviens tout de suite. Et n’essayez pas de repartir sans moi ! Il disparut à travers une porte que je n’avais pas remarquée dans le flanc du tumulus. Camille leva la tête et salua la Mère Lune dissimulée derrière les nuages. Elle soupira. Son regard se posa sur Zach puis sur moi. — Zach, nous ferions mieux de tout t’expliquer, dit-elle. Tu as le droit de savoir contre quoi tu te bats. Mais avant toute chose, tu dois nous promettre de ne le répéter à personne. Il cligna des yeux avant de se tourner vers moi. Je hochai la tête. J’étais toujours en colère, mais je devais mettre mon ego de côté. — Elle a raison. Tu ne dois parler à personne de ce que tu vas entendre. — D’accord, répondit-il d’une voix hésitante. Je vous le promets. — Ce n’est pas suffisant, l’informa Camille. Tu dois prêter serment avec ton sang. On ne peut pas prendre de risque. Tu n’as aucune idée du nombre de vies en danger. Il cligna de nouveau des yeux. — OK, allons-y. Je sortis mon couteau d’argent de ma botte. — Je recevrai ton serment, dis-je. (Lorsqu’il me jeta un regard interrogateur, j’ajoutai :) Nous sommes tous les deux des garous… même si je suis une anomalie génétique. Alors qu’il tressaillait, je levai la lame. Elle étincelait contre sa peau. La vue du sang et des blessures ne m’incommodait pas, sauf si quelqu’un décidait de les lécher. Une ligne rouge se dessina sur sa paume. Je la pressai pour que le sang coule plus rapidement. Zach grimaça mais ne retira pas sa main. — Par le sang de ton corps, par le sang de tes ancêtres, jures-tu de tenir ta promesse ou de subir un châtiment si tu nous as menti ? — Vous avez ma parole, répondit-il lentement. Un serment scellé par le sang avait la même valeur qu’un contrat, du moins pour les Fae et la communauté surnaturelle terrienne. Si Zach brisait sa promesse, nous aurions tous les droits de le traquer et de le tuer sans en être inquiétés, à moins que la police s’en mêle. — Racontez-moi tout, demanda-t-il. — Souviens-toi que tu as juré de garder le silence. Je laissai échapper un long soupir. Avec l’aide de Camille et de Morio, je parlai à Zach de ce qui se passait dans les Royaumes Souterrains et de ce que les sceaux spirituels représentaient pour la Terre et Outremonde. À la fin de mon récit, il se laissa tomber par terre, perplexe. Au même moment, Flam sortit du tumulus et nous fit signe de le suivre. Il s’était changé et portait maintenant un jean blanc qui lui faisait un joli petit cul et un pull à col roulé gris pâle. Ses longs cheveux avaient été tressés. Pour la première fois, je me rendis compte qu’il n’était pas mal du tout. Avant même de comprendre ce que je faisais, je jetai un regard envieux à Camille. N’emprunte pas ce chemin, pensai-je, où tu ne pourras plus t’arrêter. — Allons-y. Ce sentier est dangereux pour vous pendant la nuit, dit-il, suivi de près par Camille et Morio. J’attrapai la main de Zach, mais je n’eus pas le temps d’avancer qu’il me fit me retourner. Sans un mot, il m’attira à lui et posa ses lèvres contre les miennes. Surprise, je le laissai m’embrasser. Ce premier contact avait la saveur d’un porto sombre, sirupeux et chaleureux. Zach laissa échapper un grognement en me serrant plus fort contre lui. Il glissa une main dans mon dos et l’autre vint me caresser les fesses. Lorsque je me rendis compte de ce qui se passait, je le repoussai. — Non, Zach… Pas ici. Pas maintenant. Il me reprit dans ses bras et déposa un baiser sur mon oreille. — Tu en as autant envie que moi, murmura-t-il. — Je ne suis pas un vrai garou, alors tu ferais mieux d’arrêter tout de suite avant que ton clan l’apprenne, rétorquai-je en me dégageant. Nous devons rattraper Flam et sortir d’ici. Zach acquiesça en marmonnant avant de me laisser tranquille. Comme je ne savais pas quoi ajouter, je me dépêchai de courir vers Camille et Morio. Je pouvais entendre Zach marcher derrière moi. — Delilah ? Delilah ! m’appela-t-il mais je ne répondis pas. Mon corps désirait Zachary Lyonnesse. Mais ce que la troupe de pumas pensait de nous résonnait encore à mes oreilles. Mon ego en avait pris un coup. Je ne pouvais pas faire comme si de rien n’était. Pas encore. Lorsque le chemin nous ramena à la cour derrière la maison de Georgio, la réalité se rappela à moi et je repoussai toute pensée concernant Zach dans un coin de ma tête. Même si nous rentrions chez nous, arriverions-nous à temps pour empêcher Kyoka et le clan des chasseurs de la lune de mettre la main sur le sceau spirituel ? Lorsque nous atteignîmes le 4 x 4 de Morio, tout ce dont j’avais envie, c’était de prendre une bonne douche, de faire la sieste et de manger. Flam décida de nous accompagner en ville. Troublée par les événements de l’après-midi, je demandai : — Est-ce qu’on ne devrait pas faire un tour chez les pumas avant de rentrer ? C’est sur la route. Zach soupira. — Merde, j’ai envie de rentrer chez moi. Mais si nous tombions dans un piège ? — Est-ce que tu as parlé à quelqu’un de notre escapade ? demanda Camille. Elle ferma les yeux. Je savais qu’elle priait pour qu’il ait tenu sa langue. Zach laissa échapper un soupir. — Oui, j’en ai parlé à Vénus, l’enfant de la lune. C’est tout. — On a peut-être encore une chance, alors, intervint Morio. Vénus n’est pas un traître. — Il ne fait pas partie des nouveaux venus, pas vrai ? demandai-je. Zachary secoua la tête. — Non. Dans le cas contraire, il ne pourrait pas être notre chaman. Nous avons eu trois nouveaux, ces six dernières semaines. Shannon et Dodge, du clan de la Cascade de l’Oregon. Ils faisaient déjà partie de notre troupe avant de déménager vers le sud, donc ça ne peut pas être eux. Après, il y a… Tyler. Tyler ? Les pièces du puzzle se mettaient en place et je n’aimais pas du tout la forme qu’il prenait. — D’où a-t-il dit qu’il venait ? Qui a donné ses références ? — Il est arrivé du sud, du Nouveau-Mexique. Il nous a dit qu’il faisait partie du clan des Coureurs du désert. Il avait même une lettre de présentation. Par contre… je ne sais pas qui a vérifié ses références, je peux essayer de l’apprendre, dit-il. Alors, est-ce que vous voulez vous arrêter à la réserve d’abord ? Ou me ramener chez vous ? Ma voiture est là-bas. Camille secoua la tête. — Rentrons d’abord à la maison. Pas la peine de mettre la puce à l’oreille de Tyler en vous accompagnant, s’il est notre homme. De toute façon, nous devons d’abord décider d’un plan d’action. Morio prit place derrière le volant. Flam ouvrit la porte arrière et fit signe à Camille de le rejoindre alors qu’elle allait s’asseoir à côté du démon renard. — Assieds-toi derrière avec moi. Zachary se mettra devant, dit-il d’un ton sans appel. Ma sœur lui jeta un regard assassin, mais lorsqu’il lui murmura quelque chose à l’oreille, elle se dépêcha d’obéir. Comme Morio l’observait dans le rétroviseur, Flam se contenta de lui adresser un sourire satisfait. Le sujet était clos. Il passa un bras autour des épaules de Camille qui s’installa confortablement contre lui. Je n’arrivais pas à savoir si elle était énervée ou à son aise. La connaissant, c’était sûrement les deux. En ce qui me concernait, la meilleure façon de réagir face à un dragon pressant était de ne pas prêter attention à son arrogance et de me concentrer sur nos problèmes. — Bon, on est prêts, dis-je. Ramène-nous à la maison, Morio. Appuie sur le champignon. Morio démarra la voiture et nous prîmes la route pour le trajet de retour qui allait durer deux heures. Trois, s’il y avait du monde. Personne ne parlait, comme si chacun était perdu dans son propre monde. Zach était sûrement sous le choc, et pour de bonnes raisons. Je pouvais à peine imaginer ce qu’il avait ressenti en découvrant qu’une personne à laquelle il faisait confiance était en fait le pire ennemi de son clan revenu à la vie. Camille, elle, semblait éreintée et mourait sûrement d’envie d’un massage. Quant à Morio, il se contentait de regarder la route tandis qu’il se frayait un chemin à travers le trafic. Et moi ? Je repensais à la marque sur mon front et à sa signification. Je me sentais différente, mais je ne savais pas vraiment de quelle manière. Maintenant que nous étions dans la voiture, je sortis mon miroir de poche et l’ouvris. Pétrifiée, je contemplai mon reflet. Une faux noire, de la forme d’un croissant de lune, avait été incrustée au centre de mon front, brillante comme un tatouage adhésif pour enfant. Doucement, je la dessinai du bout des doigts. Un frisson me parcourut l’échine et je retins mon souffle. Tout à coup, je me retrouvai attirée par cette même énergie que j’avais ressentie sous la cape du seigneur de l’automne. Une voix résonna dans ma tête. Quelqu’un riait. Tu m’appartiens désormais. Mon temps est le tien. — Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? J’essayai de parler mais les mots restèrent bloqués dans ma gorge. De nouveau, mon regard croisa le sien : deux flammes d’obsidienne. Perdue dans ce feu éternel, je le laissai me prendre par la main. L’odeur de la terre fraîchement retournée envahit mes sens. Je me tenais au bord du précipice, prête à faire le grand saut quand soudain, je repris mes esprits et me débattis en essayant de m’échapper. Il caressa alors mon front avant de me forcer à relever le menton. — Je te laisse partir, Changeline, me dit-il avec un rire rauque, mais je sais que tu me reviendras. Tous ceux qui m’appartiennent finissent par trouver leur chemin jusqu’à moi. En attendant, chaque fois que tu regarderas dans un miroir, vérifie que je n’y suis pas. Chaque fois que tu verras de la fumée, tu te souviendras de l’odeur et de la caresse de l’automne, car je suis ta destinée. Sur ces paroles, il disparut, et je me retrouvai seule devant mon miroir de poche. Toutefois, je pouvais l’apercevoir par-dessus mon épaule, qui m’observait. A peine visible, comme un fantôme dans ma mémoire, mais bien là. Je sursautai et retirai mes doigts de la marque sur mon front. Camille me dévisageait. — Qu’est-ce qui se passe ? Delilah ? Tu vas bien ? Nous n’étions pas sœurs pour rien. Elle savait que quelque chose se tramait. — Je t’en parlerai plus tard, lui répondis-je. (Je n’avais pas envie d’avoir cette discussion devant les autres.) Est-ce que vous avez ressenti des choses anormales depuis notre visite au seigneur de l’automne ? Comme des visions par exemple ? Camille secoua la tête et m’adressa un regard scrutateur. — Tu as raison. Remettons cette conversation à plus tard, quand nous serons en sécurité derrière nos protections. — Est-ce que vous pouvez parler un peu moins fort ? demanda Morio. La neige tombe de plus en plus et il y a du monde sur la route : il faut que je me concentre. Dans le rétroviseur son expression était sévère. Cependant, son attention ne se portait pas sur les voitures derrière nous. Il avait les yeux rivés sur le bras de Flam qui entourait les épaules de Camille. Finalement, le démon renard pouvait se révéler jaloux, lui aussi. Lorsque nous atteignîmes enfin la maison, nous sortîmes de la voiture comme des serpents en mousse de farces et attrapes. En observant les alentours, je me rendis compte qu’Iris avait été bien occupée. Le porche était recouvert de guirlandes lumineuses et une énorme couronne avait été accrochée sur le mur près de la porte. Décorée de rubans rouges et de perles dorées étincelantes, elle sentait tellement bon que j’aurais pu la manger. En montant l’escalier, j’essayai de me remémorer ce que nous avait dit le seigneur de l’automne à propos du clan des chasseurs de la lune. «Au-delà d’une ville à l’est, où l’eau tombe sur les rochers, sur les contreforts d’une montagne. » Cette ville à l’est était sûrement dans la banlieue de Seattle, au bord du lac Washington. Un paysage urbain à perte de vue, sans séparation entre les différentes villes, leurs économies supportées par Microsoft, Nintendo et des dizaines d’autres entreprises d’informatique et de jeux vidéo. Quant à la cascade, je ne savais pas quoi en penser. Nous n’avions pas eu le temps d’explorer les merveilles naturelles grâce auxquelles j’étais contente d’avoir été mutée ici. Après tout, nous aurions pu tomber sur un désert où l’eau et les arbres n’étaient que de lointains souvenirs. Je fronçai les sourcils et je décidai d’appeler Chase pour lui demander son avis. Lorsque nous entrâmes dans la maison, Iris se dépêcha de venir nous accueillir avec Maggie dans les bras. Son expression inquiète s’apaisa quand elle vit que nous étions tous entiers. — Dieux merci, vous êtes sains et saufs. Nous nous sommes fait tellement de souci pour vous ! — Nous ? (En me retournant, j’aperçus la voiture de Chase.) Chase est ici ? — Oui, il est en train de se ronger les sangs. Il s’est précipité ici dès qu’il a quitté son bureau. Oh, et Trillian est rentré. La soirée a été intéressante, je peux vous l’assurer. Son expression était plus parlante que des milliers de mots. J’eus l’impression que Chase et Trillian avaient été intenables. — J’imagine leur conversation, dis-je avant de m’arrêter. Tout va bien, Iris ? — Oui, enfin, certaines choses se sont passées ce soir. (Le ton de sa voix ne laissait rien présager de bon. Elle m’observa un moment avant de pencher la tête.) Delilah, qu’est-ce que tu as sur le front ? — Ça fait partie des nouvelles… mais je ne sais pas si elles sont bonnes ou mauvaises, répondis-je en désignant la pièce voisine du doigt. Trillian et Chase sont au salon ? Elle hocha la tête. — Je vais aller vous préparer quelque chose dans la cuisine. Allez vous asseoir, mais ne commencez pas sans moi ! s’exclama-t-elle avant de s’éloigner. Une fois dans le salon, il me vint à l’esprit qu’au moins, je n’aurais pas à appeler Chase à propos de la cascade. Par contre, il faudrait que je lui parle du baiser que j’avais échangé avec Zach. Je n’en avais pas envie, mais je lui devais au moins ça. Dépitée, je le cherchai du regard. A ma grande surprise, Trillian et lui étaient assis à la table de jeu et jouaient aux échecs. Trillian avait pris les noirs et Chase les blancs, ce qui tombait sous le sens. Ils étaient tellement concentrés qu’ils ne nous avaient pas entendus entrer. Après m’avoir adressé un sourire amusé, Camille avança à pas de loup pour les surprendre, mais elle dut faire du bruit car, soudain, Trillian se leva et l’attrapa. Il l’entoura de ses bras puis il jeta un regard assassin à Flam avant d’embrasser fougueusement ma sœur. — C’est bon de t’avoir à la maison, à ta place, dit-il, assez fort pour que tout le monde l’entende. Avec moi. Son regard ne quittait pas Flam, comme pour lui demander : « Qu’est-ce que tu comptes faire de ça ? » Sans un mot, le dragon se contenta de s’asseoir sur le canapé en croisant les jambes. Morio fit un signe de la tête à Chase et Trillian avant de s’effondrer sur le repose-pieds en soupirant. Zach, lui, observait l’inspecteur. Si nous n’agissions pas rapidement, nous allions nous retrouver au beau milieu d’une guerre de testostérone. Chase me tendit les bras. — Ma chérie, je suis si content que tu sois rentrée saine et sauve. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire ? Camille arrivait à gérer ce genre de situation et ses amants savaient qu’ils partageaient ses attentions. Ce n’était pas mon cas. Après avoir pris une grande inspiration, je m’approchai de Chase et l’embrassai chaudement pour lui montrer que j’étais contente d’être de retour. Lorsqu’il m’entoura de ses bras, un sentiment de sécurité m’envahit et apaisa mes nerfs à vif. Mais était-ce suffisant ? Quand Iris entra dans la pièce avec un plateau rempli de fromage, de sauces et de pain, je fis signe à tout le monde de s’asseoir. — Où est Menolly ? demandai-je en jetant un coup d’œil à l’horloge. La nuit était tombée depuis deux heures. Où pouvait-elle bien être ? — Ici, répondit une voix familière depuis la porte. (Je me retournai pour me retrouver face à ma sœur.) Vous n’avez rien ! dit-elle rassurée, avant de sursauter. Chaton, viens ici. (Il ne s’agissait pas d’une demande, mais d’un ordre. Je m’approchai d’elle et me baissai comme elle me le demandait. Elle suivit du doigt les contours de la marque qui ornait mon front puis elle souffla et recula.) Qui t’a fait ça ? — Le seigneur de l’automne, murmurai-je. Pourquoi ? Qu’est-ce que tu as senti ? Ses yeux avaient pris une teinte rouge sang et, lorsqu’elle reprit la parole, je me rendis compte que ses canines s’étaient allongées. — Il t’a marquée. Comme sa propriété. Qu’est-ce que tu as fait ? Dis-moi que tu ne t’es pas promise à lui ! C’est la marque des fiancées de la mort, chaton. Et il n’existe aucun moyen de l’effacer. — Que les dieux aient pitié de nous ! s’exclama Iris. — Non, murmurai-je, c’est impossible. Je ne lui ai rien promis de tel ! Il m’a dit qu’il s’était octroyé un paiement, mais il ne m’a pas dit de quoi il s’agissait. Toutefois, dans mon cœur, je savais que j’étais foutue. Iris avait raison : les seigneurs élémentaires étaient terrifiants. Ils n’avaient rien en commun avec les humains ou les Sidhes. Ils obéissaient à leurs propres règles qu’ils inventaient suivant leur bon vouloir. Chase se releva d’un coup. — Qu’est-ce qui se passe ici ? Comment tu peux dire ça ? Delilah n’aurait jamais fait une promesse pareille ! Menolly le regarda d’un air méprisant. — Bien sûr que non. Mais il faut que tu comprennes quelque chose, Chase. Écoute bien parce que je ne me répéterai pas : les élémentaires se moquent de ce que les humains ou les Fae pensent. Ils font partie de l’essence même de la Terre et d’Outremonde. Ils incarnent le pouvoir sauvage à l’état pur. Aucune de tes règles ou des nôtres ne s’applique à eux. Ils peuvent mettre n’importe qui en leur pouvoir. Seuls les dieux peuvent intervenir. Pâle, presque choqué, Chase se rassit lentement. — Que va-t-il t’arriver ? me demanda-t-il. Je croisai le regard de Menolly. — Je ne sais pas, mais je ne me laisserai pas faire. Je crois… Commençons par le début. Nous avons découvert que notre ennemi ne se limite pas à un groupe d’araignées-garous sous la coupe d’une escouade de Degath. Camille prépara deux sandwichs en silence. Elle m’en tendit un avant de s’asseoir sur le bureau, les jambes dans le vide. Menolly s’éleva pour s’installer en haut de l’échelle, près du sapin de Noël. J’observai les décorations étincelantes, pourtant je ne ressentais pas l’envie de les approcher. Visiblement, le sort d’Iris fonctionnait. J’engloutis mon repas sans le savourer. J’étais épuisée. Après avoir jeté un coup d’œil à Camille, je repris la parole : — Allons-y. Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir rester éveillée. Elle hocha la tête. — Moi non plus. (Puis, en se tournant vers Trillian, elle ajouta :) Et même si je meurs d’envie de savoir ce qui se passe chez nous, on va commencer par notre petite escapade pour que Zachary puisse rentrer chez lui. À nous cinq, nous relatâmes les événements de la journée. J’omis le baiser que j’avais échangé avec Zach et, heureusement, personne ne le mentionna. Pourtant, lorsque je parlai de ma vision du seigneur de l’automne dans la voiture, Camille, perplexe, se tourna vers Menolly qui hocha simplement la tête. — Tout concorde. Il t’a faite sienne. — Aurais-tu l’amabilité de me dire ce qu’est une « fiancée de la mort » ? Mon sandwich formait désormais une boule sur son chemin vers mon estomac. J’espérais qu’il atteindrait les sucs gastriques avant que je me couche, sinon, j’allais me réveiller avec un horrible mal de ventre. — Tu ne vas pas aimer ça, me prévint-elle. — Merci, mais je m’en serais doutée… C’est déjà le cas alors que je ne sais pas de quoi on parle. Dépêche-toi de me dire ce qui se passe pour que je puisse trouver une solution ! À bout de nerfs, je m’essuyai les mains sur une serviette et m’assis en position du lotus. Un mal de tête carabiné menaçait de s’ajouter à la douleur déjà présente dans mon corps. Impassible, Menolly redescendit au niveau du sol. Ses yeux étaient emplis de larmes de sang. Ça ne présageait rien de bon. — Chaton, le seigneur de l’automne n’est pas un simple élémentaire. Il est aussi un faucheur. J’ai fait quelques recherches en vous attendant ce soir. Le seigneur de l’automne collectionne les âmes dans son palace où il se fait servir par des femmes appelées les « fiancées de la mort ». Elles ressemblent aux Valkyries. La veille de Samain, elles récoltent les âmes qu’il a marquées. Le souffle court, je sentis mon cœur s’emballer. — Je vais mourir ? — Non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire ! (Elle s’agenouilla devant moi et me prit la main.) Reste avec nous, Delilah. Ne te transforme pas. Ce n’est pas ça. J’essayai de me raccrocher à ses mots, de ne pas changer de forme, mais la magie féline m’appelait à elle. Quelque chose était différent. Tandis que je glissais dans le vortex où mes deux natures se rencontraient pour échanger leur place, mon corps me semblait étrangement lourd. Le parfum des fleurs tropicales était entêtant. Tout autour de moi, je pouvais apercevoir des vignes, des vrilles et des arbres tellement grands que je ne distinguais pas le ciel. Là, perchée sur une branche, je guettais une proie. Tout à coup, en contrebas, quelque chose attira mon attention. Un cochon sauvage se baladait sur le chemin recouvert de feuilles mortes. A la vue de la créature, une faim dévorante se réveilla en moi, si bien que je ne pus y résister. Je me relevai. Je devais au moins faire cinq kilos. Puis, en l’espace d’un instant, je me transformai de nouveau. Désormais, mes pattes étaient énormes et d’un noir de jais, étincelantes. Tandis que je sautais de l’arbre pour atterrir près du cochon, un éclair de puissance me traversa. L’animal cria et s’échappa. Je lui courus après, galvanisée par l’excitation de la chasse. Je m’apprêtai à bondir lorsqu’une voix m’interrompit, traversant la brume qui entourait mes pensées. Malgré mon indifférence, elle insista. Je dus me résigner à me retourner, prête à déverser ma colère sur la personne qui m’avait dérangée. Là, sous le clair de lune, se tenait un puma au pelage doré. — Delilah, reviens parmi nous. Il le faut. Ce n’est pas toi, Delilah, pas encore. Le temps n’est pas encore venu. Reviens, m’ordonna-t-il. J’aurais voulu ne pas l’écouter et retourner chasser, mais j’en étais incapable. Le puma avait l’odeur d’un mâle dominant. Je ne pouvais qu’obéir. A contrecœur, je le suivis donc à travers la jungle. Tandis que ma faim s’apaisait, je vacillai, incapable de me concentrer. Où étais-je ? Que se passait-il ? J’essayai d’appeler à l’aide, mais les mots ne voulaient pas sortir de ma bouche. Puis, les ténèbres m’engloutirent. Chapitre 13 — Par Bastet ! Qu’est-ce qui m’est arrivé ? demandai-je en me redressant. Je n’étais pas certaine de m’être transformée. Tout ce dont je me souvenais, c’était l’odeur du sang et un cochon… Quand Iris s’agenouilla devant moi, j’essayai de me lever, tremblante. Elle m’aida alors à m’asseoir sur le canapé. Je regardai autour de moi et je sentis les battements de mon cœur s’affoler. — Zach ! Où est Zachary ? Est-ce qu’il va bien ? Même si je ne savais pas pourquoi j’étais inquiète, la peur que quelque chose lui soit arrivé m’envahissait. — Il est juste là, me répondit Iris en se dirigeant vers la cuisine. Au même moment, un énorme puma sortit de derrière le sapin. Ma gorge se serra. C’était Zach. Il s’approcha du canapé et me renifla avant de se retourner et de suivre Iris. Morio lui emboîta le pas. — Je l’accompagne au cas où il aurait besoin d’aide après sa transformation, nous informa-t-il. J’étais nauséeuse et je ne comprenais pas très bien ce qui venait de se passer. Aussi, je me laissai aller contre les coussins et me massai les tempes. Chase me rejoignit, l’air inquiet. Il posa une main sur mon épaule. Reconnaissante, je ne protestai pas lorsqu’il plaça un coussin derrière ma tête ni lorsqu’il me prit la main, m’aidant ainsi à rester ancrée dans mon corps. Menolly s’assit près de lui et lui adressa même un hochement de tête approbateur. — Voilà, mets ça sur ton front, ma chérie, dit Iris tandis qu’elle revenait dans la pièce avec un linge humide. Quand elle le déposa sur mon visage, la fraîcheur me calma et je pus enfin penser plus clairement. — Bois, ordonna Camille en me fourrant une bouteille d’eau dans les mains. Finis-la. Tu es sûrement déshydratée. L’eau te fera du bien. Je pris une gorgée, ravie de m’apercevoir qu’il s’agissait d’eau gazeuse parfumée au cassis. J’avais l’impression d’être entourée de brouillard, que la brume avait soudain surgi pour obscurcir ma vision. Près de la cheminée, Flam et Trillian m’observaient. L’expression du dragon était indéchiffrable, tandis que le Svartan, lui, semblait vaguement inquiet. Au bout d’un moment, je fus capable de respirer de nouveau normalement et la pièce cessa de tourner autour de moi. Je me redressai et j’essayai de mettre de l’ordre dans mes idées. Puis, Morio réapparut, suivi de Zach dont les yeux étaient illuminés d’un éclat sauvage. Il était de nouveau humain, comme si rien ne s’était passé. Pourtant, la forte odeur de musc qui flottait dans l’air me crispa. Chase regarda Zach puis moi, mais il garda le silence. Iris, quant à elle, affichait une expression qui en disait long. — Je ferais mieux d’aller préparer du thé et des biscuits, dit-elle en regagnant la cuisine. Maintenant que je me sentais mieux, l’embarras prenait le dessus. Les yeux rivés au sol, je toussai. — Désolée pour tout ça, marmonnai-je. Est-ce que… Est-ce que je me suis transformée ? Je ne m’en souviens pas. Menolly secoua la tête et répondit d’un air sérieux : — Non, chaton, tu ne t’es pas transformée, mais tu as eu des convulsions. Tu te souviens de ce qui s’est passé ? Tu te sens bien ? Des convulsions ? Voilà qui était nouveau et pas très rassurant. La seule chose que je ressentais pour le moment, c’était de l’embarras et de la honte à m’être fait remarquer. Mon ventre me faisait un peu mal, j’avais l’impression de m’être cogné la tête par terre, mais à part ça, tout semblait en ordre. Sauf que je n’avais aucun souvenir de la demi-heure qui venait de s’écouler… Je haussai les épaules. — Je crois, répondis-je finalement. Je pris une grande inspiration que je bloquai avant d’expirer lentement. Non. Rien du tout. En fait, étrangement, je me sentais plus forte qu’avant… avant quoi ? Je l’ignorais. — Zachary, pourquoi est-ce que tu t’es transformé ? demandai-je en clignant des yeux. L’air mécontent, Zachary soupira. — Je ne sais pas. Je me rappelle t’avoir vue tomber par terre et avoir senti la magie féline envahir la pièce. J’ai eu un vertige. Puis, je me suis réveillé dans la cuisine, à côté de Morio. Je n’aime pas ça du tout. C’est la première fois que j’oublie ce que j’ai fait sous ma forme animale. — Je n’aime pas ça non plus, dis-je en fronçant les sourcils. Est-ce que j’ai dit ou fait quoi que ce soit avant de m’évanouir ? Camille et Menolly se regardèrent avant de se tourner vers moi. — Menolly était en train de te parler de la marque sur ton front et des fiancées de la mort. Merde ! Je lâchai Chase pour me prendre la tête entre les mains. — J’avais oublié. J’ai dû paniquer ou quelque chose comme ça. Même si je n’étais pas de nature hystérique, une telle nouvelle aurait choqué n’importe qui. Me tournant vers Menolly, je continuai : — Je t’ai sûrement déjà posé la question, mais je ne m’en souviens pas. Est-ce que ça veut dire qu’il a mis ma tête à prix ? Est-ce que je vais mourir ? — J’ai essayé de t’en parler avant ta crise. La majorité des fiancées de la mort sont des Fae, à l’exception de quelques HSP. Elles ressemblent à des Valkyries, sauf qu’elles ne sont pas scandinaves. La nuit du Samain, elles collectent les âmes choisies par le seigneur de l’automne et les conduisent en enfer. Les fiancées de la mort appartiennent au seigneur de l’automne. Elles jouent aussi bien le rôle de femmes que de compagnes. Quoi ? C’était une blague ! — Pas question ! Je ne le ferai pas. Seigneur élémentaire ou non, je n’ai pas l’intention d’épouser un gars aussi effrayant. (Je m’interrompis lorsqu’une pensée désagréable me traversa l’esprit.) Euh… Qu’est-ce qu’il me fera si je n’obéis pas ? — Je ne suis pas certaine de vouloir le savoir, répondit-elle. D’après ce que je sais, tu dois être morte avant qu’il t’emmène dans son royaume, mais je peux me tromper. Il ne va pas te tuer. Il t’a simplement marquée. Pour l’instant, ne t’en préoccupe pas. On a du temps devant nous. On trouvera un moyen de te sortir de là. Génial. A ma mort, je ne rejoindrais pas mes ancêtres. Au lieu de ça, je reviendrais au seigneur de l’automne, comme un trophée. Passer l’éternité à son service ne me donnait pas envie de rire, loin de là. — Tu peux me dire de ne pas m’inquiéter autant que tu veux, ronchonnai-je. Toi, tu ne peux pas mourir. Du moins, pas une seconde fois. Menolly haussa les épaules. — On a des problèmes plus importants à régler pour le moment. On te libérera de son emprise, je te le promets. Je m’assis en grognant. Camille m’adressa ce regard qu’elle avait toujours quand elle ne savait pas quoi faire. Je fronçai les sourcils. — D’accord, mais je veux qu’on trouve une solution le plus vite possible. Imaginez que j’aie un accident ou qu’un démon de l’escouade de Degath me descende ! Qu’est-ce que je ferais après ? Zachary se leva et s’éclaircit la voix : — Désolé de vous interrompre, mais je dois rentrer chez moi pour vérifier que tout va bien. Je vais faire quelques recherches sur Tyler et voir ce qu’il est en train de faire. Je vous tiens au courant. Il se dirigea vers la porte. Je ne savais pas si je devais me sentir offensée. Après tout, je venais juste d’apprendre que j’étais promise à l’une des créatures les plus terrifiantes : un sous-fifre de la Mort. Ça aurait dû susciter plus qu’un battement de cils et un « à plus » chez quelqu’un qui me désirait. Mais Zach n’avait pas vraiment pris conscience de ce qui s’était passé. Il allait avoir un choc une fois qu’il comprendrait où il avait mis les pieds. Je l’accompagnai jusqu’à la porte. Dehors, sous le porche, je plaçai mes mains sous mes bras pour les garder au chaud. La pluie s’était de nouveau transformée en neige et la température ne cessait de baisser. En fait, l’air froid me donnait mal au nez. — Ça va aller ? demandai-je. Il haussa les épaules. — Je ne sais pas. Ça ira mieux quand on aura attrapé Kyoka. Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris à propos des sceaux spirituels et des démons, à part qu’ils sont dangereux. Je suis peut-être une créature surnaturelle, mais je suis lié à la Terre. Je me rends compte que je vois le monde de façon trop humaine. (Il s’interrompit avant de continuer :) Le monde de tes sœurs et toi est vraiment différent, avec ses démons, ses guerres, ses rois, ses reines… Soudain, il s’arrêta, les yeux rivés sur le sol. Je fis un pas vers lui. L’odeur du puma l’entourait encore. Cette magie féline éveillait en moi un désir si fort que j’avais du mal à rester indifférente. Je le détaillai alors des pieds à la tête en commençant par ses jambes mises en valeur par son jean. Quand j’atteignis ses larges épaules, un miaulement m’échappa. Puis suivirent les cheveux ébouriffés et les yeux couleur topaze. Mon cœur battait la chamade mais je me forçai à lui répondre. — Zach, nous ne sommes pas si étranges que ça. Bon OK, peut-être un peu, mais nous aspirons aux mêmes choses que les Terriens : l’amour, l’amitié, la famille, la paix, une vie sans problème. Ce n’est pas très différent, pas vrai ? Peut-être que j’essayais de lui faire comprendre que nous n’étions pas des bêtes de foire, ou peut-être que je voulais me persuader que je n’étais pas une marche-au-vent, que j’étais normale, avec une famille et des amis, comme tout le monde. Quoi qu’il en soit, Zachary s’en rendit compte et me tendit les bras. Je vins me lover contre lui, sachant pertinemment que ce n’était pas le bon endroit, ni le bon moment. En toute franchise, ça m’était égal. — Je ne sais pas ce qui s’est passé après ma transformation, murmura-t-il. En revanche, quand j’ai repris ma forme humaine, j’étais tellement excité que j’avais l’impression que j’allais exploser. Il posa ses lèvres contre mes cheveux, et murmura : — J’ai envie de toi, Delilah. Je me fous de savoir si tu es un vrai garou, ou demi-Fae ou même demi-zèbre ! Et je n’ai rien à faire de ce que disent les membres de mon clan. Je te veux, tout simplement… sous moi, dans mon lit, dans mes bras. Je veux voir ton visage en pleine extase, en sachant que j’en suis la cause. La décision t’appartient, mais ne me fais pas attendre trop longtemps. Puis ses lèvres rencontrèrent les miennes, et je perdis la faculté de penser. Me plaquant contre le mur, il couvrit chaque centimètre de mon corps avec le sien. Je pouvais sentir son désir pour moi… dur et pressant. Et pourtant… Pourtant, je savais qu’il s’arrêterait immédiatement si je le lui demandais, alors pourquoi n’ouvrais-je pas la bouche ? Soudain, le bruit de la porte nous fit sursauter. Je me retournai pour me retrouver nez à nez avec Chase. Je n’arrivais pas à déchiffrer son expression et, pour être franche, je n’étais pas sûre de le vouloir. Pourtant, son air blessé me frappa comme un poignard dans le cœur. Le sang de ma mère s’était réveillé dans mes veines. Je m’éloignai alors de Zach qui, sans un mot, descendit l’escalier et se dirigea vers sa voiture. Lorsqu’il y monta, je me tournai vers Chase. — Chase… il faut qu’on parle. Il ne s’est rien passé… — Rien ? Apparemment, on n’a pas la même définition du mot « rien ». (Il fronça les sourcils et continua :) J’aurais dû m’en douter. Pour une fois que je suis fidèle à une femme, je me fais baiser. Son ton me fit sortir de mes gonds. — Pardon ? Aux dernières nouvelles, il n’a jamais été question d’une relation exclusive entre nous. Pour ce qui est de Zachary, je l’ai embrassé, c’est vrai. Deux fois, si tu veux vraiment le savoir. C’est tout. — C’est le moment où je dois applaudir ? Être rassuré que tu n’aies fait que t’amuser avec ce mec ? (Il m’attrapa par les épaules et me serra dans ses bras.) Delilah, il ne pourra jamais t’offrir ce que je te donne. Ce type est un danger ambulant. Il ne te connaît pas autant que moi. Je n’avais pas envie de parler de tout ça maintenant, surtout avec les démons et les araignées-garous qui se promenaient dans la nature. — Ça suffit, murmurai-je en le repoussant. Tu as raison. Tu me connais. Tu sais tout ce qu’il y a à savoir sur mes ancêtres, mon héritage et tout ce que ça implique. Et tu es censé savoir que je ne couche pas avec le premier venu. Mais avec Zachary, il y a quelque chose… Je n’arrive pas à l’expliquer. Chase m’adressa un regard noir avant de soupirer. — Oui, je sais. Mais ce n’est pas pour autant que ça me fait plaisir. Après l’avoir observé un instant, je décidai de l’interroger un peu. — Et toi ? Tu es fidèle à tes petites amies d’habitude ? Tu as déjà trompé quelqu’un ? Il cligna des yeux puis tourna la tête. — Ça t’est déjà arrivé, pas vrai ? Même si tu leur as dit que tu étais fidèle, je suis sûre que tu as été infidèle plus d’une fois. Il prit la mouche. — Non, c’est pas vrai ! (Lorsque je fronçai les sourcils, il haussa les épaules.) Bon, OK, j’ai été infidèle une fois ou deux. Mais je n’avais jamais ressenti l’envie d’être avec une seule femme avant. Je n’avais pas rencontré la bonne. Jusqu’à aujourd’hui. Même s’il ne les avait pas prononcés, j’entendis ses mots très clairement. Les bras croisés, je m’adossai à la rambarde. — Alors on ferait mieux d’établir des règles tout de suite, qu’est-ce que tu en penses ? Je ne te demanderai pas d’être fidèle et vice versa, mais pas question de se cacher ou de mentir. Si je couche avec quelqu’un, je t’en parlerai. Pareil pour toi. J’attendis sa réponse. Les choses seraient tellement plus faciles si les humains parlaient plus honnêtement de leurs relations amoureuses et du sexe. En s’adossant à son tour contre la rambarde, Chase observa la neige qui commençait à tomber. — D’accord. Pour le moment. En revanche, si tu couches avec Zachary, je ne veux pas connaître les détails sordides. Je ne suis pas aussi libéré que ça. Je ne veux pas savoir combien de fois il t’a fait monter au rideau, ni la taille de sa bite, OK ? Il se dirigea alors vers la porte. Notre relation venait de prendre un tournant décisif et je n’étais pas sûre que ce soit pour le mieux. — OK, répondis-je en le suivant. En tout cas, j’espère que tu sais à quel point j’aime être avec toi, parce que c’est la vérité. Malheureusement, il avait déjà disparu à l’intérieur. Lorsque j’entrai de nouveau dans le salon, Trillian était adossé au bureau et admirait le sapin de Noël. Il jouait la carte de l’indifférence tandis que Flam avait passé son bras autour des épaules de Camille. Morio parlait avec Menolly et Iris faisait la vaisselle. Une fois qu’elle eut terminé, elle nous rejoignit avec Maggie, à moitié éveillée, dans les bras. Elle s’installa dans le rocking-chair pour que la gargouille se rendorme. Quand il me vit, Trillian soupira bruyamment. — Tu as fini, maintenant ? Je peux changer de sujet ? J’ai des nouvelles qui concernent ta famille et la guerre et il faut à tout prix que je vous en parle avant que Menolly aille travailler. Il avait l’air tellement agacé que je décidai de ravaler ma repartie. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Camille en essayant de se lever. L’air vaguement amusé, Flam la retint. Trillian haussa les sourcils mais garda le silence. Il craignait le dragon et il avait bien raison. Un petit ami jaloux qui oublierait que ce beau gosse à l’expression sardonique n’était autre qu’un Crypto capable de ne faire qu’une bouchée de lui serait un idiot. Un idiot mort, qui plus est. Trillian le savait parfaitement, même si, visiblement, il se faisait violence pour ne pas intervenir. — Votre père et votre tante vont bien. Par contre, un de vos cousins a été arrêté, dit Trillian. — Qui ? demandai-je au même moment que Camille. Trillian releva la tête. — Shamas. Ils ont découvert qu’il était un espion pour le compte de Tanaquar. Shamas. Il avait toujours été un fauteur de troubles, sourd aux mises en garde de ses proches. Si on l’accusait de trahison, il était perdu. Les traîtres connaissaient une mort lente et douloureuse. Quand la libération arrivait enfin, ils n’étaient plus en état de l’apprécier. — C’est fini alors, murmurai-je, la tête baissée. — Il ne souffrira pas, dit Trillian d’un air sombre, je vous le promets. Tanaquar est bonne avec ses loyaux serviteurs. Le roi de Svartalfheim a mis à sa disposition une triade de l’ordre de Jakaris pour toute la durée de la guerre. Je me tournai vers Camille, puis vers Menolly. Nous savions ce que ça signifiait. Le sort de Shamas était jeté. Les moines de Jakaris, dieu svartan de la mort et des vices, étaient des assassins hors pair, détachés en triades. Ils pourchasseraient Shamas puis lui transperceraient le cœur d’un coup rapide et précis. Il mourrait mais il ne souffrirait pas. Du moins, pas très longtemps. Chase se pencha en avant et se prit la tête entre les mains, les yeux rivés au sol. Les sourcils froncés, Morio jouait avec les franges du repose-pieds. Camille échappa à l’étreinte de Flam pour rejoindre Trillian. — Tant mieux alors, dit-elle comme pour se convaincre. Shamas ne souffrira pas. Il mourra dans la dignité. Est-ce que Père est au courant ? Trillian lui adressa un regard sombre et appuyé. — Oui, je suis allé le voir avant de traverser le portail. J’en ai aussi parlé à ta tante. Tante Rythwar était la mère adoptive de Shamas. Tante Olanda, sa génitrice, vivait dans la lointaine vallée de Saulovent, une petite communauté de Fae arboricoles. — Qu’as-tu appris d’autre ? Tremblante, Camille jouait avec une décoration du sapin. Enfants, Shamas et elle avaient été bons amis. Malheureusement, désormais, nous ne pouvions rien faire pour lui. Trillian se dirigea vers la fenêtre pour contempler la nuit orageuse. — La guerre déchire Y’Elestrial. Lethesanar enrôle les Fae mâles à peine pubères. Les familles éloignent leurs enfants pour les mettre à l’abri. Les officiers démissionnent à droite et à gauche et, pour les remplacer, la reine a nommé des nobles assoiffés de pouvoir. La liste des traîtres ne cesse de s’allonger, croyez-moi. Estimez-vous heureuses que votre père et votre tante se soient échappés à temps. Il y a des espions partout. — Autre chose ? demandai-je, même si je n’avais pas vraiment envie de le savoir. Y’Elestrial était une ville magnifique, mais dans peu de temps, elle serait repeinte avec le sang de ses ennemis. — Oui, répondit-il en se tournant de nouveau vers nous. L’OIA a été dissoute pour la durée de la guerre. Les portails ne seront plus surveillés. Cette information eut le mérite de nous faire réagir. Les yeux de Menolly virèrent au rouge. Camille se redressa et laissa échapper une bordée de jurons qui fit rougir Chase. Ne sachant que faire, je me levai doucement. — C’est ridicule, intervint Iris. C’est dans ces moments-là que je suis contente d’être liée à la Terre. Vous ne pouvez pas rentrer, les filles, sinon qui va s’occuper de l’Ombre Ailée ? — Elle a raison, dit Menolly. Tu es en train de nous dire qu’ils vont laisser ce dévoreur d’âmes débarquer ici et tout réduire à néant ? Pourquoi est-ce que personne ne nous a prévenues ? Trillian contempla ses ongles, avant de prendre la parole d’un air nonchalant : — Le messager n’a jamais traversé le portail. J’ai rapporté l’information à Tanaquar, après quoi elle a eu une petite discussion avec le chef de l’OIA. — Le chef a parlé avec elle ? Je n’arrivais pas à y croire ; c’était trop étrange pour être vrai. — C’est un agent double. Ne me demandez pas comment ni pourquoi. Faites-moi simplement confiance. Il a accepté un compromis. Il ne rappellera que les agents que la reine connaît. Elle ne saura jamais que vous – et certains autres qui ne la soutiennent pas – avez été laissés en arrière. Ils sont déjà au courant. Un agent double ? Le grand chef travaillait pour l’ennemi ? Les choses étaient encore pires que je le pensais. Pendant un bref instant, j’eus l’idée que si nous rentrions dans les plus brefs délais, nous pourrions arranger la situation, mais je refrénai l’envie de suggérer un tel plan. Je fronçai les sourcils et demandai : — Combien d’agents vont rester ici ? Suffisamment pour garder les portails ? — Non. Ni pour combattre les démons. Je m’en veux de vous dire ça, mais vous êtes les seules à pouvoir repousser les éclaireurs de l’Ombre Ailée jusqu’à ce que Tanaquar prenne le contrôle d’Y’Elestrial. Génial. La reine des elfes et Tanaquar espéraient toutes les deux que nous arrangerions les choses. Nous devions rapidement nous améliorer… Trillian secoua la tête. — Je sais à quoi vous pensez, mais tout dépend vraiment de vous trois et de vos alliés. Je vous aiderai, bien sûr. Je serai là autant que possible lorsque Tanaquar n’aura pas besoin de moi. — Nous le savons, répondit Camille, l’air sombre. J’aimerais simplement savoir sur qui nous pouvons compter. Chase fronça les sourcils. — Ça serait peut-être une bonne idée de contacter les agents restés sur Terre. Ils pourraient se révéler de précieux alliés. — Encore une chose, intervint Trillian en se tournant vers Chase. Désolé de te dire ça, mais tu n’as plus de boulot. Du moins, en ce qui concerne l’OIA. Ils n’ont plus de contact avec les agents sur Terre. — Au cas où tu n’aurais pas remarqué, j’avais déjà compris, rétorqua l’inspecteur. Comme ils semblaient sur le point de se disputer, je les interrompis : — Et nous ? Qu’est-ce qu’on devient ? Trillian haussa les épaules. — Vous devriez être en sécurité ici. Vous avez acheté cette maison avec l’argent de votre père et pas celui de l’OIA. De toute façon, personne de l’agence ne traversera les portails de sitôt. Par précaution, n’utilisez pas le miroir des murmures pour contacter l’OIA ou la garde d’Y’Elestrial. Ou, si vous revenez en Outremonde, ne vous faites pas remarquer à Y’Elestrial. Nous le regardâmes. Nous savions tous ce qui allait suivre, mais nous n’avions pas le courage de le demander. Finalement, Camille murmura : — Pourquoi ? Pour la première fois, je vis de la peur dans le regard de Trillian. — Parce que votre tête a été mise à prix. — Nous encourons la peine de mort, alors, dis-je. Chase sursauta. — Votre tête a été mise à prix ? C’est quoi ce bordel ? Votre reine est complètement folle ! s’écria-t-il. Sa colère sembla se dissiper lorsque je lui pris la main. — Lethesanar ne pense plus clairement. Comme elle n’a pas d’enfant, il n’y a pas de princesse pour prendre sa place. J’ai l’impression qu’elle veut régner le plus longtemps possible. — Mais Tanaquar, elle, a deux filles, intervint Trillian, et elle sait garder la tête froide. Elle peut réussir à changer les choses. — Où mène le portail du Voyageur ? demanda Flam, se joignant soudain à la conversation. — Il est directement connecté à Y’Elestrial, répondit Menolly en s’élevant jusqu’au plafond. Nous ferions mieux de trouver un moyen de changer sa destination. En attendant, pour nous rendre en Outremonde, il faudra utiliser le portail de Grand-mère Coyote qui nous mènera sans encombre aux abords de la cité elfique d’Elqavene. — Bon, lançai-je, on est tous au chômage ! Et les autres agents ? Tu as leurs noms ? Trillian nous tendit un dossier. — J’ai pensé que ça pourrait vous être utile. J’ai répertorié leurs noms et leurs lieux de résidence. Autre chose : ils ne savent rien au sujet de l’Ombre Ailée. Apparemment, l’OIA n’a jamais reconnu officiellement que les démons essayaient d’envahir la Terre, donc aucun autre agent n’a été mis au courant. Et merde ! Ça signifiait que tous les agents restés sur Terre se retrouvaient en danger sans le savoir. Il me tendit le dossier. — Je crois qu’ils ont le droit de savoir ce qui les attend. A mon retour en Outremonde, je contacterai votre père et votre tante pour leur dire que vous êtes saines et sauves. — Merci, murmurai-je d’un air maussade. Mis à part ce que nous pouvions gagner avec nos boulots de couverture, nous étions coincées en terre étrangère sans ressource et sans le moindre espoir de recevoir de l’aide de notre monde natal. Enfin, ce n’était pas tout à fait vrai. Nous avions des alliés, mais ils ne pourraient pas répondre à notre appel immédiatement. Soudain, une idée me traversa l’esprit et je relevai la tête. — Vous pensez que l’on pourrait reprogrammer le miroir des murmures pour contacter la Cour de la reine Asteria ? Ça serait plus pratique que de devoir envoyer ou attendre ses messagers. Camille applaudit. — Très bonne idée ! Mais est-ce que c’est faisable ? Ma magie n’est pas assez puissante. Je ne veux pas prendre un tel risque. — Je partirai à l’aube pour me rendre à Elqavene. J’essaierai de les convaincre de vous envoyer un de leurs mages, répondit Trillian en bâillant. Le décalage astral est en train de me tuer. Des voyages trop fréquents ou prolongés à travers les portails pouvaient avoir des conséquences : insomnies, déséquilibre du métabolisme, etc. Depuis sa rémission de l’attaque du métamorphe, Trillian avait fait la navette entre la Terre et Outremonde plusieurs fois par semaine. — Viens dans ma chambre, lui dit Camille en le prenant par la main. — Avec joie, mon amour. (Il lui fit signe de passer en premier avant de se tourner vers Flam.) N’oublie jamais ça, lança-t-il, aussi calme et mortel qu’une vipère, je te prête seulement Camille. Je me fous de savoir si tu es un dragon ou un gecko. Elle est à moi. Compris ? Flam ricana. — Comme tu veux, je ne me mettrai pas entre vous deux, répondit-il. Mais je doutais de sa sincérité. Tandis que Camille éloignait Trillian, Menolly jeta un coup d’œil à l’horloge. — Je ferais mieux d’aller au Voyageur. (Elle attrapa ses clés et son sac, une jolie petite pochette en cuir. Je ne savais pas où elle avait pu le dénicher : il avait la forme d’une chauve-souris avec les ailes déployées. Peut-être un costume d’Halloween pour enfant.) Je vais devoir économiser ce que je gagne là-bas maintenant. — En tout cas, tu ne pourras plus l’envoyer en Outremonde, répondis-je. Elle hocha la tête. — Ça me fait penser… Je suis sûre que l’OIA ne s’est pas occupée de tout ce qui est administratif. On ferait mieux de vérifier s’il y a un loyer ou un crédit à payer pour Le Voyageur et Le Croissant Indigo. Si c’est le cas, il faudra le faire à la place de l’OIA. Du moins, pour le bar. On ne peut pas s’en séparer à cause du portail. Je grimaçai et je pris des notes dans mon carnet. — Bonne idée. La dernière chose dont nous ayons besoin, c’est d’avoir les huissiers aux trousses. Morio se leva pour s’étirer. — Je vais raccompagner Flam, annonça-t-il. Je reviens tout à l’heure, si ça ne vous dérange pas que je dorme dans votre petit salon. — Pas du tout, répondis-je. Je vais laisser un mot à Iris pour l’en avertir. Sur ces paroles, les deux hommes prirent congé, me laissant seule avec Chase. Je levai les yeux vers lui et soupirai. — Je n’y comprends plus rien, m’exclamai-je, si fatiguée que je pouvais à peine penser. Tant de choses nous échappaient ! Pourrions-nous seulement survivre à tout ça ? De nouveau, je regrettai l’époque de mon enfance où tout semblait plus simple. En silence, Chase me tendit les bras. Je me serrai alors contre lui. — Je suis désolé, murmura-t-il. Je suis désolé de m’être comporté comme un imbécile tout à l’heure. Je sais qui tu es et je t’aime comme ça. Je ne veux pas que tu changes pour moi, mais c’est difficile, tu sais. C’est la première fois que j’ai de tels sentiments pour une femme. Je ne m’y attendais pas. Passant mes bras autour de sa taille, je posai la tête contre son épaule. — Ma mère et mon père ont réussi à faire fonctionner leur relation, Chase, mais je ne suis pas sûre d’en être capable. Je suis… je suis une marche-au-vent. Je n’ai ma place nulle part. Est-ce que tu es sûr de pouvoir supporter l’incertitude ? Est-ce que tu peux vivre en sachant que je peux coucher avec d’autres personnes ? Je ne suis pas comme Camille. Je n’ai pas assez d’expérience pour savoir ce que je veux. Le sexe est encore une nouveauté pour moi, mais mes hormones se sont réveillées, et, pour une Fae, il n’y a pas de force plus puissante. Chase déposa un baiser sur mon front avant de soulever mon menton pour pouvoir m’embrasser sur les lèvres. — Je vais devoir m’y habituer. Je me suis toujours demandé comment Trillian et Morio pouvaient partager Camille, mais je crois que je comprends, maintenant. Je préfère n’avoir qu’une partie de ton temps plutôt que de ne plus jamais pouvoir te toucher, t’embrasser ou te faire l’amour. J’avalai la boule qui s’était formée dans ma gorge. Je voulais me promettre à lui, lui dire ce qu’il voulait entendre, mais j’en étais incapable. En lui mentant, je me mentirais à moi-même. Alors, je choisis la solution qui s’en rapprochait le plus : l’attrapant par la main, je l’emmenai dans ma chambre. Chapitre 14 Une fois la porte de la chambre fermée, Chase m’adressa un regard empli de désir. Je me sentis fondre. D’habitude, c’était Chase qui menait la danse, mais cette fois, j’avais envie de prendre les choses en main. Je le poussai alors sur mon lit avant qu’il ait pu ouvrir la bouche. Surpris, il écarquilla les yeux, tandis que je m’asseyais sur lui. Puis, il m’adressa un grand sourire. Visiblement, la situation ne le dérangeait pas le moins du monde. Bouton après bouton, j’ouvris sa chemise et, à mesure que je dévoilais sa peau, je me penchai pour déposer des baisers le long de son torse. Savourant son goût salé sur ma langue, je descendis de plus en plus bas, baiser après baiser. Lorsque je défis sa ceinture, je me rendis compte que mon travail avait porté ses fruits. Il gémit quand je l’aidai à retirer son pantalon. — Delilah…, commença-t-il, mais je savais comment le faire taire. Lentement, du bout de la langue, je léchai son membre érigé de la base jusqu’au gland. Je ne pouvais pas le prendre dans ma bouche – nous avions essayé une fois, mais nous avions abandonné à cause de mes crocs –, alors je me contentai de le titiller, le lapant de haut en bas. Tandis que ses doigts s’emmêlaient dans mes cheveux, son odeur musquée me montait à la tête. Reculant, j’enlevai mon pull à col roulé. Le regard fiévreux de désir, Chase suivait le moindre de mes mouvements tandis que je dégrafais mon soutien-gorge. Je descendis du lit pour retirer rapidement mon pantalon. Puis, les mains croisées derrière la tête, Chase me regarda faire glisser ma culotte au sol. Comme il avait compris que les choses se feraient à ma manière, il patienta. Agenouillée à ses pieds, je lui ôtai ses chaussures puis l’aidai à se débarrasser de son pantalon. Lorsqu’il se redressa, je m’assis sur ses genoux et il m’entoura de ses bras. Aussitôt, sa bouche se posa sur mes seins. La sensation de sa langue contre ma peau me fit frissonner. Alors, je sentis ses doigts se glisser entre mes jambes et me pénétrer doucement. La tension devenait de plus en plus forte. Le voir en sueur et le souffle court fut trop pour moi. Repoussant sa main, je baissai mon corps sur le sien, m’empalant sur lui, l’accueillant aussi profondément que je le pouvais. Puis, je poussai Chase en arrière et me penchai pour l’embrasser. Passant les bras autour de ma taille, il me serra contre lui. Nous trouvâmes un rythme qui nous convenait à tous les deux. J’en oubliai le seigneur de l’automne, la guerre, tout ce qui n’avait pas trait au corps ondulant contre le mien. Après, tandis que je sirotais de la bière de racine, allongée dans le lit, Chase changea son patch antitabac. A contrecœur, je me forçai à repenser au présent et à nos problèmes. — Chase, tu te souviens quand je t’ai parlé de ce qu’avait dit le seigneur de l’automne au sujet du clan des chasseurs de la lune ? Je fouillai à l’intérieur de ma table de nuit, à la recherche d’une barre chocolatée. Gagné ! Un Snickers se cachait derrière le carnet que je gardais près de moi au cas où des idées me viendraient pendant la nuit. Chase remonta la couverture – un épais patchwork bleu – sur son torse. — Putain, il fait froid ! Est-ce que la neige s’est arrêtée ? — Aucune idée, je vais voir, dis-je en me levant. Malgré la froideur de la pièce, je m’approchai de la fenêtre. Dehors, la neige avait recommencé à tomber. À vue de nez, il y en avait sept ou huit centimètres sur le toit. — Non, et apparemment, c’est parti pour durer. Je crois qu’on ne va pas échapper à la tempête. Alors, tu t’en souviens ? — De quoi ? Ah oui, les araignées-garous ! Non, pas vraiment. J’ai perdu le fil à partir du moment où Menolly a mentionné les fiancées de la mort. (Une fois son nouveau patch collé, il jeta l’ancien à la poubelle.) Hé, je baisse le dosage demain, je vais finalement perdre cette mauvaise habitude grâce à toi, ma chérie. Je lui adressai un sourire radieux. La fumée de cigarette me gênait tellement que j’allais très loin pour l’éviter. Et puis, ça lui ferait du bien, à lui aussi. — C’est génial ! Je suis contente pour toi ! m’exclamai-je en déchirant l’emballage de ma barre chocolatée, prête à l’engloutir en une seule bouchée. (Malheureusement, Chase me lança un regard de chien battu et je me sentis obligée de lui en offrir la moitié.) Je te demande ça pour une bonne raison : la cascade dont nous a parlé le seigneur de l’automne est censée se trouver dans une ville à l’est de Seattle. Ça te dit quelque chose ? Après avoir avalé la dernière bouchée de chocolat, je sautai hors du lit pour enfiler mon pyjama. Contrairement aux croyances populaires, dans notre maison, la chaleur ne montait pas : elle s’échappait à travers la moindre fissure. Du coup, mon étage était toujours le plus froid. Chase réfléchit un moment à ma question. — Oui, je crois savoir de quoi il parlait : la ville de Snoqualmie, à l’est d’Issaquah et ses chutes. Elles sont magnifiques : ils les ont montrées dans Twin Peaks. Je pensais que c’était une série bizarre à l’époque, mais la vie réelle l’est bien plus depuis votre arrivée. Bref, il y a un pavillon là-bas, un très bel endroit. Une fois dans Snoqualmie, tu dois passer par la montagne pour atteindre la cascade. Tout est resté à l’état sauvage. — Des montagnes… Ça colle. Le seigneur de l’automne nous a dit que l’on trouverait leur nid au pied des montagnes près de la cascade. C’est parfait : proche de la ville, comme ça, ils n’ont pas à conduire longtemps, et assez éloigné pour que personne ne s’en aperçoive. (Je pris un moment pour réfléchir.) Chase, il faut que tu les retrouves. Zachary va garder un œil sur Tyler. S’il est mêlé à cette affaire, il doit se rendre au nid de temps en temps, surtout s’il pense que personne ne le suspecte. À la mention de Zach, Chase tressaillit, mais garda le silence. — Je serais tenté de m’infiltrer au sein de la troupe de pumas et de le suivre à l’instant où il quitte la réserve. Je lui jetai un regard en coin. — Je peux m’en charger. Ou Morio. Ou tous les deux ensemble. Sous ma forme de chat et celle de renard pour Morio, ça sera facile de ne pas se faire repérer. — Mais ils savent que tu es un chat-garou, pas vrai ? demanda-t-il en secouant la tête. Ce serait plus prudent d’envoyer Morio. Je n’aime pas l’idée que tu suives un puma au pas de course. Morio peut courir beaucoup plus vite sous sa forme de superhéros, non ? Je ricanai. —« Superhéros » ? Elle est bien bonne. Je vais le lui répéter. Mais c’est vrai, tu as raison. Sous sa forme de renard, Morio frise la vitesse de la lumière. On peut l’envoyer à la réserve et lui demander de nous appeler quand Tyler en sort. En bâillant, Chase se laissa aller contre la tête du lit et se mit à jouer avec les pierres du collier que je lui avais offert. Il s’en servait pour s’occuper les mains et penser à autre chose que tenir une cigarette. — Je voulais te demander : d’après toi, quels sont les liens qui unissent les victimes ? Je sais qu’elles font toutes partie de la troupe de pumas, donc pas la peine de le mentionner, mais après ? Pourquoi elles ? Pourquoi est-ce qu’on les a tuées en particulier ? (Il fronça les sourcils.) Je ne comprends pas la logique du tueur. Je pliai mes jambes devant moi et laissai échapper un léger rot. Chase avait le chic pour poser les questions qui me passaient complètement à côté. Bien sûr, son boulot d’inspecteur était sa vocation, tandis que pour moi, mon statut d’agent de l’OIA relevait davantage du hobby. J’avais appris les ficelles du métier de détective privé, mais en Outremonde, la majorité de mes cas se limitait à sauver des gens, ou à remonter la trace de criminels et les descendre. L’OIA était plus connue pour ses exterminations que pour ses captures. — Je ne sais pas trop. Certains d’entre eux ne figuraient dans aucun fichier, si tu te rappelles. Ils n’essayaient même pas de se mêler à la société humaine et préféraient rester parmi les leurs. Chase soupira doucement. — Une vie bien trop solitaire, si tu veux mon avis. Ça ne devait pas être facile d’être un garou sur Terre avant votre arrivée. Ils devaient se cacher sans cesse. J’ai de la peine pour eux. — Les humains régnent sur ce monde, ou du moins, c’est ce qu’ils pensent, mais les minorités existent depuis la nuit des temps. Il y a toujours un groupe plus puissant que les autres, qui souvent est arrivé à sa position en les écrasant, car ils n’ont pas assez de force ou ne sont pas assez nombreux pour riposter. (Je sortis des couvertures.) Attends deux secondes, je reviens. Je me rendis dans mon bureau pour récupérer mon ordinateur portable puis me dépêchai de revenir au lit. Après l’avoir branché près de ma table de nuit, je l’allumai et attendis que le démarrage se termine. Une fois mon mot de passe validé, je cliquai sur le navigateur. — Qu’est-ce que tu fais ? demanda Chase en regardant l’écran par-dessus mon épaule. — Je veux jeter un coup d’œil à mes notes sur les victimes. (Je cliquai sur le dossier intitulé « Troupe de pumas », puis sur la section que j’avais créée pour les notes à propos des victimes.) Elles ont deux choses en commun : elles sont toutes membres de la troupe… — Pas toutes, m’interrompit Chase. N’oublie pas le plombier. Ben Jones ? — Tu as raison. Pourtant, Ben semble être l’intrus. Peut-être que le meurtrier pensait qu’il était membre de la troupe ? Quoi qu’il en soit, l’autre point commun est l’endroit où les victimes ont été découvertes : l’arrastra de Pinnacle Creek. Juste en dessous de Pinnacle Rock, où l’on a découvert la grotte habitée par les araignées. J’y réfléchis un instant avant de reprendre. — Tu sais ce que je pense ? Je ne crois pas que les araignées aient d’autre motif que l’appartenance à la troupe de pumas. Les victimes étaient simplement au mauvais endroit, au mauvais moment. Personne n’est en sécurité sur ces terres à présent. Si Tyler est lié à tout ça, le clan des chasseurs de la lune sait que sa cachette a été découverte. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils prennent les maisons d’assaut. Ils tuent tous ceux qui se mettent sur leur chemin dans leur quête du deuxième sceau spirituel. A mon avis, Tyler tue les pumas pour se venger. En réduisant la troupe à néant et en dérobant le sceau spirituel, il fait d’une pierre deux coups. — Si j’ai bien compris, l’Ombre Ailée a ressuscité Kyoka en puma-garou ? demanda Chase, visiblement perdu. Je ne comprends pas comment ça marche. — Moi non plus, mais je ne pense pas que Kyoka ait ressuscité. Je crois qu’il a volé un corps. Les chamans en sont capables s’ils sont assez forts, et Kyoka devait l’être pour pouvoir transformer sa tribu en araignées-garous. Si l’on regarde tous les nouveaux venus, ce ne peut être que Tyler. Enfin, Tyler est sûrement le nom de celui à qui appartenait le corps avant que Kyoka en devienne le passager. Les passagers étaient des âmes dont la mission consistait littéralement à s’emparer de corps. Elles pouvaient posséder ou détruire une autre âme, imposant leur volonté aux hôtes d’origine. Il s’agissait d’un pouvoir effrayant et, heureusement, rare, mais ça arrivait de temps en temps. Tyler avait sûrement été un homme faible, malade ou consentant… à moins que Kyoka soit un chaman incroyablement fort. — Des passagers ? demanda Chase. J’en ai déjà entendu parler, mais je ne savais pas qu’ils existaient vraiment. Bien sûr, je ne croyais pas à grand-chose avant votre arrivée…, déclara-t-il en riant. Ah ça, j’en ai appris de belles ! Et ce n’est pas fini. Au moins, je ne m’ennuie jamais au boulot. — En parlant de boulot, avec la dissolution de l’OIA, tu ne vas pas te retrouver au chômage ? — Non. Même si Devins donnerait son bras droit pour me faire retomber au rang de contrevenant… Mais il n’y a pas de risque, j’en ai trop fait pour cette brigade. Ils vont sûrement me muter ailleurs. A la crim’ par exemple. — Hmm, marmonnai-je, pensive. Officiellement, qui est-ce qui communique avec l’OIA dans ta brigade ? Chase fronça les sourcils. — Moi, pourquoi ? — Bien, lui répondis-je en souriant. Est-ce qu’ils communiquent avec d’autres personnes ? Mon idée me plaisait de plus en plus. Nous pouvions créer notre propre OIA et avoir accès aux dossiers de la brigade. — Seulement les médecins – attends un peu, je crois comprendre où tu veux en venir. Tu veux que je continue comme si de rien n’était ! (Roulant hors du lit, il se dirigea vers la salle de bains.) C’est ridicule ! On va se faire prendre ! — Comment ? demandai-je après l’avoir suivi et m’être postée derrière la porte fermée. Devins ne te demande jamais de comptes. Tu m’as dit toi-même qu’il se foutait de vos missions si elles ne faisaient pas de lui un héros. Les médecins te font leur rapport, et ce sont tous des elfes. Ils ne nous laisseront pas tomber. C’est parfait. On va réinventer l’OIA ! Une fois que l’on aura contacté les autres agents restés sur Terre, on pourra les rallier à notre cause. Comme ils sont tous pro-Tanaquar, ils ne se feront pas prier pour nous aider. J’en suis sûre ! Après avoir fini son affaire, Chase sortit de la salle de bains, essuyant ses mains sur une serviette. J’appréciais sa propreté. Il avait la même odeur que le savon aux fleurs sauvages posé à côté du lavabo. — Tu le penses vraiment ? (Les sourcils froncés, il avait le regard rivé sur le lit.) Tu crois qu’on peut y arriver ? — Si on n’y arrive pas, la Terre est foutue, lui rappelai-je d’un air sombre. Et Outremonde aussi. Les démons trouveront un moyen de nous envahir et de tout détruire sur leur passage. Chase soupira longuement. — Si tu veux mon avis, tu es dingue. Mais si ça marche… On peut peut-être réussir à former une équipe avec les moyens du bord. On pourrait établir notre base à Seattle et engager nos propres agents parmi les humains et les créatures surnaturelles. — Par contre, comment est-ce qu’on va les payer ? Il ne faut pas que Devins découvre qu’ils ne sont pas envoyés d’Outremonde. Et on doit aussi changer la destination du portail du Voyageur, ce qui va forcément soulever des questions… à moins qu’on prétexte une panne. (Je soupirai.) Il y a plein de choses à régler, mais je ne vois pas d’autre solution. — On peut peut-être trouver des bénévoles ? suggéra Chase. Des gens à qui on pourra dire la vérité et qui voudront donner de leur temps dans la lutte contre l’Ombre Ailée ? Des médecins ne seraient pas de trop, surtout s’ils connaissent le métabolisme des Fae. Et on aurait aussi besoin d’un as de l’informatique pour se tenir au courant des allées et venues de tout le monde. Je souris. Un programmeur ? Pas de problème ! — Pour ça, je peux t’aider. Je connais la personne qu’il nous faut. — On en reparlera demain, me dit-il en s’installant dans les couvertures. (Quand je me rapprochai de lui, je souris en sentant son érection contre mon ventre.) Ça te dit, une autre partie de chat perché ? — Je m’occupe de la perche, occupe-toi bien du chat, murmurai-je. Et je ne fus pas déçue. À mesure que j’avançais dans la jungle, la cacophonie des oiseaux devenait de plus en plus faible. La pluie dégringolait du ciel déposant des gouttelettes de diamant sur la canopée arborescente, l’entrelacement de végétation qui surplombait le chemin. La nuit venait de tomber. Bientôt, mon ennemi se mettrait en chasse. Je m’arrêtai pour tendre l’oreille au moindre mouvement, aux sons des créatures se déplaçant à travers les feuilles. Tandis que j’avançais lentement sur le sol ardent, je sentais l’odeur aigre des feuilles en décomposition se mélanger à celle de la moisissure dont les veines fragiles s’étendaient sur la terre et des champignons qui poussaient dans la mousse. Sans bruit, je me guidais grâce à mon odorat. Je savais que mes ennemis étaient proches mais je n’avais aucun souvenir de leur identité ou de la raison pour laquelle je les suivais. Cependant, mon but était de les pourchasser, de les anéantir et de les purifier avant de les envoyer à mon maître qui m’attendrait les bras ouverts. Les plantes ondulaient sur mon passage, vivantes. Je pouvais presque les entendre murmurer dans une langue qu’elles seules connaissaient. Toutefois, comme leurs âmes étaient sombres, je ne m’arrêtai pas pour les écouter ou les interrompre. Contrairement aux arbres des forêts du nord et aux fleurs sauvages de la campagne, les attrape-mouches et les arums titans n’hésitaient pas à vous dévorer tout cru si vous vous promeniez près d’eux. Enfin : l’embranchement qui menait à leur repaire. Tournant à droite, je me frayai un chemin à travers les sous-bois et me retrouvai devant un champ de lumière étincelant. Lorsque je le franchis, la jungle disparut pour laisser place à une cascade cristalline. Ici, les arbres étaient des cèdres, des sapins et des érables. La cascade grondait en se jetant dans la rivière, couverture d’eau pure qui étincelait comme de la glace. Le rivage rocailleux des deux côtés du ravin était recouvert d’une légère couche de neige. Je m’arrêtai. Que faire à présent ? Je pris une grande inspiration, emplissant mes poumons d’air froid. C’est alors que je la sentis : faible, portée par le vent, l’odeur de ma proie, au-delà de la cascade, sur un chemin pavé qui sinuait à travers les bois. Jetant un coup d’œil par-ci, par-là, je me précipitai à sa poursuite, mais il n’y avait personne à l’horizon. J’aperçus alors d’autres chemins se dirigeant vers la forêt. Comme la neige me gelait les pattes, je frissonnais à chaque pas. Après une quête qui sembla durer des heures, l’odeur devint tellement forte que je pouvais presque la goûter. J’ouvris la bouche pour sentir le goût du sang sur ma langue, métallique et doux. Du sang frais. Ils avaient tué quelqu’un depuis peu. J’allais continuer ma route lorsque quelque chose m’arrêta. Je relevai la tête vers un panneau qui représentait un bâton doré. L’envie de me dépêcher redoubla. Je me mis à courir, tournant et tournant encore, tandis que le chemin sinuait au milieu des sapins alourdis par la neige. La route se sépara en deux mais je n’eus aucune hésitation. Petit à petit, elle se mit à monter, avec une pente boueuse d’un côté et un ravin de l’autre. Je jetai un coup d’œil en biais. En dessous, une rivière coulait, entraînant des morceaux de glace à une telle vitesse que j’avais l’impression de me trouver près de la rivière tygerienne lors de la fonte des neiges. Des ronces recouvraient les pentes du ravin, abruptes et escarpées. Comme elles avaient perdu leurs feuilles pour l’hiver, leurs épines ressortaient parfaitement contre la neige et promettaient un atterrissage douloureux pour ceux qui se révéleraient assez malchanceux pour glisser et tomber. Le nez froncé, je reportai mon attention sur la piste que je suivais. La tempête de neige se calma et les nuages se dispersèrent pour dévoiler la lune. Tout à coup, une voix inconnue et impartiale murmura : — Jadis, notre peuple vivait sur ces terres. Nous étions les serviteurs de la lune. Surprise, j’observai les alentours et découvris un homme, étincelant, près de moi. Il n’était pas grand, toutefois, il avait l’air robuste. Ses cheveux noirs étaient coiffés en deux longues tresses qui tombaient sur ses hanches. Il portait également une sorte de robe. Aussitôt, je compris qu’il s’agissait d’un Indien… d’un esprit indien. — Où vas-tu, mon amie ? me demanda-t-il. Je ne pouvais pas parler – du moins pas avec des mots –, alors je créai une impression mentale de l’odeur et de mon envie de chasser, puis la lui envoyai. Il sembla comprendre car il hocha la tête avant de désigner une crevasse dans le flanc de la montagne. — Tu les trouveras ici, mais tu ne peux y aller seule. Pas comme ça. Ces abominations souillent nos terres. Ton aide est la bienvenue. Cependant, tu devras revenir sous ta forme humaine. Tu comprends ? Tu ne peux pas les affronter ainsi. Comme il paraissait inquiet, je pris un moment pour réfléchir. Je devais être sur le plan astral, me déplaçant hors de mon corps. Ça m’arrivait rarement — Camille y était bien plus habituée –, mais, pour une raison que j’ignorais, on m’avait amenée ici. Il fallait que j’en voie le plus possible, ce qui signifiait que je devais continuer. Après l’avoir remercié, je m’approchai de l’ouverture d’un pas vif. Elle était assez haute pour qu’un homme y passe et assez large pour trois. J’hésitai un instant. L’odeur du sang devenait de plus en plus forte. Tous mes sens me criaient : « Suis-la, suis-la ! » La fissure donnait sur une grotte. J’avançai doucement, les sens en alerte. Des centaines d’yeux rouges étincelants m’observaient depuis les arbres environnants. Soudain, patte en l’air, j’interrompis ma course : quelque chose sortait. Un homme, du moins en apparence, apparut. Au plus profond de moi-même, je sentais qu’il n’avait rien d’ordinaire. Grand et dégingandé, les yeux brillants, il se déplaçait comme un arachnide. Et lorsqu’il prononça un mélange de chuintement et de bruits secs, sa voix déclencha une alarme à l’intérieur de moi : Le mal ! Cet homme est le mal incarné ! Les yeux rouges disséminés dans les arbres s’approchèrent alors, scintillant comme des lucioles. Même si je me trouvais sur le plan astral, je fis un pas un arrière. Aussitôt, l’homme regarda dans ma direction. Le sourire aux lèvres, il se mit à avancer vers moi. Merde ! Il pouvait me voir ! Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire maintenant ? — Nous avons un visiteur, annonça-t-il d’une voix bien trop forte. Oh non ! Il ne se trouvait pas entièrement sur le plan physique, il était en partie sur le plan astral ! Reculant de nouveau, je me demandai si j’étais capable de me battre contre lui. Puis, une centaine de pattes velues apparurent et je compris que nous étions tous sur le même plan. L’esprit avait essayé de me mettre en garde, mais je ne l’avais pas écouté. — Que diriez-vous d’un festin, mes enfants ? demanda l’homme. Soudain, au moins une dizaine de créatures sombres émergèrent de derrière les sapins. Leur corps était celui d’une araignée bouffie et leur torse celui d’un homme maladivement maigre. Leurs pattes articulées étaient pliées de manière inquiétante. Avec un rugissement, je me retournai pour m’échapper dans la direction opposée. Quand je rencontrai de nouveau l’esprit, il me fit signe de me dépêcher. Une lumière aveuglante apparut alors derrière moi. D’après les cris que je percevais, les araignées n’avaient pas l’air d’apprécier leur sort, mais je ne m’arrêtai pas pour le vérifier. Je courus jusqu’au panneau représentant un bâton doré. Le souffle court, je me retournai. Personne. Du moins, pas encore. Mon petit doigt me disait qu’il ne me restait plus très longtemps avant que ces créatures me rattrapent. Tandis que je me dépêchais de retourner près de la cascade, la terre se mit à trembler sous mes pieds et le ciel devint noir de jais. — Delilah ! Delilah ! Réveille-toi ma belle ! Delilah ? La voix de Chase fendit le brouillard qui retenait mes pensées en otage. Clignant des yeux, je l’aperçus penché au-dessus de moi, la lumière allumée derrière lui. Il m’aida à rajuster les couvertures et à m’asseoir. — Est-ce que ça va ? Tu as dû faire un sacré cauchemar ! (Il attrapa la bouteille d’eau que je gardais sur ma table de nuit et me la tendit.) Tiens, bois un peu. Le liquide apaisa ma gorge sèche et ma soif. Au bout d’un moment, les battements de mon cœur se calmèrent également et je secouai la tête. Les éléments de mon rêve commençaient à devenir flous, mais ils étaient encore bien présents. — Par Bastet, je n’arrive pas à y croire… M’essuyant la bouche, je me laissai aller contre la tête du lit. Passant les bras autour de mes jambes pliées, je posai mon menton sur mes genoux. — Qu’est-ce que c’était ? Enfin, si tu ne veux pas en parler…, demanda Chase tandis qu’il relevait les couvertures pour éviter que nous gelions. A présent, la température de la pièce devait se rapprocher de celle de l’ère glaciaire. Il me frotta doucement le dos. — Je crois savoir où trouver le clan des chasseurs de la lune, dis-je en essayant de comprendre mon rêve. (À l’intérieur, j’étais une panthère noire, pas un chat. Sans doute mon imagination. Le reste, par contre, ne l’était pas.) Il y a une route près de la cascade. Snoqualmie, c’est ça ? Il hocha la tête. — OK, il faut qu’on trouve un chemin dans les bois par là-bas qui mène à un embranchement qui s’appelle la route… ou l’allée ou l’avenue du bâton doré. Il y a une grotte dans un flanc de la montagne. C’est là que les chasseurs de la lune ont fait leur nid. Tu te rappelles de cet homme dont tu nous as montré la photo ? Geph… — Geph von Spynne, le gars qui s’est battu avec Zachary ? Il bâilla avant d’attraper son carnet pour y prendre des notes. — C’est ça, répondis-je. Il a l’air de les diriger, ou du moins d’être impliqué. Crois-moi, ce type est dangereux. — Et si on rajoute Kyoka et les deux autres membres de l’escouade de Degath… — On obtient une combinaison mortelle. Me glissant hors des couvertures, j’attrapai le paquet de chips de maïs qui traînait sur ma commode. D’habitude, quand je me réveillais en pleine nuit, je regardais Jerry Springer, mais mon rêve avait semblé tellement réel que je n’arrivais pas à penser à autre chose qu’à ces yeux rouges m’observant depuis la forêt. Ainsi qu’à l’esprit qui m’avait guidée. Qui était-il ? Pourquoi m’avait-il aidée ? Les questions étaient plus nombreuses que les réponses. Quand je m’approchai de la fenêtre, Chase me rejoignit un instant. Puis, je l’embrassai sur la joue et il retourna au lit et éteignit la lumière. Quant à moi, j’observai la neige recouvrir doucement le sol de son voile blanc hivernal. Chapitre 15 A mon réveil, le monde me parut beaucoup plus grand. Clignant des yeux, je me rendis compte que j’étais couchée en boule sur le coussin à côté de Chase qui me regardait avec un léger sourire aux lèvres. Il me gratta derrière les oreilles puis me caressa le dos. C’était tellement bon que je ne voulais pas qu’il s’arrête. Je lui donnai de légers coups de tête pour qu’il continue. Puis, je fis mon chemin jusqu’au pied du lit d’où je sautai. Une fois par terre, les yeux fermés, je me concentrai pour me transformer. Après être redevenue moi-même, habillée de mon pyjama et les cheveux ébouriffés, je relevai les yeux vers Chase. En me voyant à genoux sur le parquet, il se mit à rire. — Je commence à m’y habituer, dit-il en se levant du lit pour s’étirer. Au bout d’un certain temps, ça n’a plus l’air aussi étrange. Je me relevai en bâillant. — Bien, parce que ça ne risque pas de changer. Quand je passais la nuit avec Chase, je me réveillais une fois sur deux sous ma forme de chat, en boule sur l’oreiller à côté de lui. En général, il me caressait un peu avant que je me transforme. À mon avis, le chat à l’intérieur de moi aimait tellement ses petites attentions qu’il faisait exprès de se montrer plus que de raison. — Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ? demanda-t-il. J’ai décidé de creuser ton idée. Je vais voir si je peux dissimuler ce qui se passe avec l’OIA. Nous avons besoin de temps et de tous les renseignements possibles, ce qui deviendra compliqué si la brigade disparaît. — OK, répondis-je en l’observant. (Chase ne se laissait vraiment pas aller. Il avait le ventre plat avec des tablettes de chocolat qui auraient rendu jaloux n’importe quel homme. En fait, le voir nu me faisait complètement perdre la tête. Je jetai un coup d’œil à l’horloge : 6 heures. Encore tôt.) Dis, murmurai-je en déboutonnant mon haut de pyjama. Et si on commençait la journée par un peu d’exercice ? Lorsque je laissai mon pyjama tomber à terre, le regard de Chase croisa le mien et plus aucune parole ne fut nécessaire. Quand nous descendîmes au rez-de-chaussée après nous être douchés et habillés, Iris avait déjà préparé le petit déjeuner. Camille l’aidait et Maggie, assise dans sa chaise haute faite sur mesure, lapait son bol de crème sucrée à la cannelle et à la sauge. — Laisse-moi faire, dit Chase en prenant les assiettes des mains de Camille pour mettre la table. — Merci, répondit-elle. Tu sais, tu n’es pas si mal, finalement. — Je prends ça comme un compliment. Assieds-toi pour discuter avec ta sœur. Il lui lança un grand sourire, mais ses yeux avaient perdu l’éclat de désir qu’ils avaient autrefois pour elle. Camille s’assit à la table et me fit signe de la rejoindre. — Menolly nous a laissé un mot avant d’aller se coucher, m’informa-t-elle en me tendant un papier. Elle a fait quelques recherches et je suis heureuse de t’annoncer que Le Voyageur et Le Croissant Indigo ont tous les deux été achetés par l’OIA, donc on n’a pas à s’en faire pour de quelconques remboursements. On a juste à payer les taxes d’habitation et faire comme si de rien n’était. Comme ils sont à nos noms, il ne devrait pas y avoir de problème. Avec un peu de chance, l’OIA – ou ce qu’il en reste – nous oubliera. — Enfin de bonnes nouvelles ! m’exclamai-je après avoir accepté l’assiette remplie de pancakes, d’œufs et de bacon que me tendait Chase. Où est Trillian ? Aucun des amants de Camille ne semblait dans les parages. — Il est reparti en Outremonde tôt ce matin. Tanaquar est en train de l’épuiser… Il voulait aussi faire part à Père de nos plans. Morio, lui, est allé en ville. Il a dit qu’il voulait vérifier quelque chose. Elle tendit un jouet à sifflet à Maggie qui se mit à faire un boucan d’enfer en frappant avec sur sa chaise haute. Après avoir terminé de préparer le petit déjeuner, Iris se joignit à nous. — Je crois qu’il est temps qu’on commence à lui donner des aliments solides à manger en plus de son mélange à la crème, remarqua-t-elle en attaquant son assiette. (Pour une si petite personne, Iris mangeait énormément. En fait, c’était le cas pour la plupart des fées. Comparées aux humains, nous nous goinfrions comme des cochons.) Quelques grammes de viande hachée une fois par jour, pour commencer. Au bout d’un mois, on pourra passer à deux repas. — Très bien. Quel type de viande mangent les gargouilles ? demanda Camille. — Qu’est-ce que vous avez ? rétorqua Iris en souriant. Oh, j’allais presque oublier ! s’exclama-t-elle en glissant de son tabouret pour atteindre la bibliothèque qui cachait l’entrée de la chambre de Menolly. Attendez de voir ce que Menolly m’a demandé de ramener de mon dernier voyage en Outremonde. Apparemment, elle a fait des recherches et a trouvé que c’était le meilleur ouvrage sur le sujet. (Elle nous tendit un livre à la couverture de cuir.) Comment soigner et nourrir une gargouille des bois. N’est-ce pas parfait ? — Comment est-ce qu’on peut être sûres que Maggie est une gargouille des bois ? demandai-je. Après tout, techniquement, elle est née dans les Royaumes Souterrains. Secouant la tête, Iris feuilleta le livre. — Selon ce qui est dit ici, les gargouilles des bois sont les seules à avoir un pelage écaille de tortue. C’est une stratégie d’autodéfense pour passer inaperçues dans la forêt. Chase s’éclaircit la voix. — Une sorte de camouflage ? — Exactement, répondit-elle. En fait, les espèces les plus courantes, noires et grises, vivent dans les montagnes et les brun rouge, dans le désert. Bien sûr, ils peuvent tous s’accoupler entre eux, mais en général, l’enfant prend la couleur de la mère. Ce qui signifie que les ancêtres de Maggie vivaient dans les bois. — Est-ce que le livre dit à quel rythme elle devrait se développer ? demandai-je, le sourire aux lèvres. Le fait que Menolly ait pris le temps de chercher un livre sur les gargouilles montrait à quel point elle s’était rapprochée de Maggie. Iris le feuilleta. — Eh bien, elle ne marche pas encore, mais ça ne veut pas dire grand-chose. Il peut s’écouler jusqu’à cinq années terriennes avant qu’elle fasse un pas. Après tout, on ne connaît pas son âge exact. Elle n’a encore rien dit, à part ses « mouf ». Encore une fois, ça dépend vraiment de l’âge qu’elle avait quand vous l’avez recueillie et si elle a été allaitée. Du point de vue de sa composition, le lait de gargouille ressemblait à de la crème à laquelle on aurait ajouté de la sauge, du sucre et de la cannelle. C’est pour cela que ce mélange était recommandé pour les gargouilles orphelines. — On verra bien, dis-je en me tournant vers Chase. Et si tu leur parlais de notre plan pour l’OIA terrienne ? Marmonnant, Chase s’exécuta, pendant que j’établissais une liste des choses à faire. D’abord, je devais contacter Zach pour lui demander ce qu’il avait trouvé sur Tyler et, avec un peu de chance, sur le deuxième sceau spirituel. Je jetai un coup d’œil à Chase. — Tu m’as bien dit que l’OIA avait besoin d’un autre expert en informatique, pas vrai ? Il hocha la tête. — Oui, et tu m’as fait comprendre que tu connaissais quelqu’un ? Je crois que ça serait mieux si c’était un humain, ou, du moins, un terrien. — Pour tout te dire, je connais bien quelqu’un, répondis-je en adressant un grand sourire à Camille. Et si on embarquait Cleo dans l’aventure ? On peut le payer un peu, je sais qu’il ne dira pas non à un salaire supplémentaire. Ou alors, on pourrait le laisser manger et boire gratuitement au Voyageur. Camille laissa échapper un rire enthousiaste. — C’est une bonne idée ! Je pense que Cleo sera parfait. Après tout, il prépare un diplôme d’informatique et il ne dit jamais non à un peu d’animation. — Qui est Cleo ? demanda Chase. — Cleo Blanco… Enfin, techniquement son nom est Tim Winthrop – il utilise les deux. Cleo est son nom de scène. Étudiant sérieux le jour, il se transforme en sosie féminin le soir. Il est aussi fiancé à notre garagiste, Jason Binds. — Est-ce qu’on peut lui faire confiance ? demanda Chase en finissant son dernier pancake et son bacon. — Je crois, répondit Camille. — Ça ne fait aucun doute ! s’exclama Iris. J’ai parlé plusieurs fois avec lui à la boutique. C’est un homme bien et un bon père pour sa petite fille. J’ai même rencontré son ex-femme. Tu devais être en train de faire du shopping ou quelque chose dans le genre…, dit-elle à ma sœur. Il est venu me la présenter. Une très belle femme… mais le manque d’affinité était flagrant. Je crois avoir vu un diamant à son annulaire. Elle a dû se fiancer ou se remarier. Je lui adressai un regard rempli d’admiration. — Quelles facultés d’observation ! Je pris note d’aller lui parler. — Ça me va, intervint Chase. Je ferais mieux de rentrer chez moi pour me préparer. Je dois aller mettre tout ça en place au boulot. Comme tous les médecins de l’OIA sont des elfes, on n’aura pas de problème de ce côté-là. (Après s’être reculé de la table, il me prit dans ses bras.) Sois prudente, ma chérie. Je ne veux pas qu’il t’arrive quoi que ce soit. Quand nos regards se croisèrent, je ne pus douter de sa sincérité. Peut-être l’avais-je sous-estimé. Me penchant en avant, je pressai mes lèvres contre les siennes avant d’écarter les mèches de cheveux qui tombaient devant ses yeux. — Seulement si tu me promets de surveiller tes arrières, toi aussi. Il rit et déposa un baiser baveux sur mon nez. — Appelle-moi dans la journée pour me tenir au courant. Je vais commencer à faire des recherches sur Snoqualmie et ses alentours. Je vais voir si je peux trouver la route du bâton doré. Lorsqu’il referma la porte derrière lui, je parlais de mon rêve à Camille et Iris. — Je ne suis pas certaine de ce qui se passe, expliquai-je. J’étais sur le plan astral, mais je n’étais pas sous ma forme animale normale. Dans tous les cas, on sait où chercher le clan des chasseurs de la lune, à présent. Je vous parie que Chase aura trouvé cette route avant la fin de la journée. Camille commença à débarrasser la table. — Tu sais, finalement, Chase se rend beaucoup plus utile que je le pensais. Un coup sur la porte l’interrompit. Pendant qu’Iris et Camille continuaient à ranger la cuisine, j’allai ouvrir. Une bourrasque d’air glacé me frappa alors de plein fouet. Le monde avait revêtu son manteau blanc durant la nuit. Zach se tenait là, avec des flocons de neige dans les cheveux. Tremblant, l’air affolé, il avait les mains fourrées dans ses poches et exhalait de la fumée à cause du froid. — Dieux merci, vous êtes là, dit-il pendant que je me poussais pour le laisser entrer. J’espérais ne pas avoir à vous chercher en ville. Ses vêtements étaient froissés et on aurait dit qu’il n’avait pas dormi de la nuit. — Qu’est-ce qui s’est passé ? Je le conduisis jusqu’à la cuisine où Iris, après lui avoir jeté un coup d’œil, prépara du thé. — Nous avons de gros problèmes, expliqua-t-il en se laissant tomber sur une chaise. (Il posa ses coudes sur la table, visiblement épuisé.) Nous avons besoin de votre aide. Le conseil des anciens m’a demandé de venir vous supplier. Ils vous donneront tout ce que vous voulez. — Qu’est-ce qui se passe ? répétai-je, pendant que Camille et moi nous asseyions. (Ça ne présageait rien de bon. Je sentais la panique m’envahir.) Reprends tout depuis le début. — J’ai téléphoné au clan dont Tyler prétend venir. Selon eux, Tyler est mort il y a quatre mois. (Les yeux injectés de sang, Zach se pencha en avant.) Son corps a été dérobé peu de temps avant son enterrement. Ils ne l’ont jamais retrouvé. C’est vrai qu’il avait l’intention de venir nous rejoindre et qu’ils lui ont donné des références, mais ils n’ont pas récupéré les papiers à sa mort. — Et personne ne vous a jamais appelés pour vous en informer ? En comparaison, l’OIA demandait beaucoup trop d’informations, mais au moins, ce genre de situation ne se produisait pas. — Nous ne savions pas qu’il allait nous rejoindre, continua Zach. En général, une lettre de références est suffisante pour accepter quelqu’un. Nous ne sommes pas très à cheval là-dessus. Alors, quand Tyler est arrivé avec ces documents, nous avons supposé que tout était en ordre. Nous n’avons même pas pris la peine de vérifier, puisqu’il était en règle. — Mais est-ce que ça n’ouvre pas la porte à des imposteurs ? demanda Camille en secouant la tête. Vous n’avez jamais pensé que quelqu’un pourrait s’immiscer parmi vous ? — Jusqu’à présent, ça n’a jamais été un problème, répondit Zach en fronçant les sourcils, mais je pense que notre politique d’admission va changer. — Merde ! s’exclama Iris. Ça veut dire que Tyler est un zombi ? — Un passager, ça ne peut être que ça ! lançai-je. Mais Kyoka ne s’est pas contenté de mettre l’âme de Tyler de côté, il l’a carrément tué. Est-ce qu’ils t’ont dit comment il est mort ? — Il n’y a pas eu d’autopsie. Ça va à l’encontre de nos croyances religieuses. Apparemment, il avait une bronchite. Quand ils l’ont retrouvé mort, ils ont conclu qu’il avait eu une insuffisance respiratoire. — Kyoka a dû lui voler son âme, dis-je. Je vous parie tout ce que vous voulez qu’il a jeté l’essence de Tyler aux oubliettes, laissant derrière lui une carapace vide. Le cœur s’arrête, mais le corps, lui, a l’air de dormir. Comme Tyler était malade et que les garous refusent de pratiquer une autopsie, c’était le plan parfait. — En réalité, m’interrompit Camille, techniquement, Tyler est quand même un zombi, à ce détail près que l’âme de Kyoka vit à l’intérieur de lui. Menolly ne le classerait pas dans la catégorie des morts-vivants. — Les morts-vivants n’ont pas d’âme ? demanda Zach. — Certains seulement, répondit Camille. Les vampires, par exemple. Quand on les tue, leur âme continue son chemin, ce qui n’est pas le cas des zombis ou des goules. On ne peut pas vraiment parler de transformation. Ils sont plutôt utilisés, comme des marionnettes. L’âme de Tyler est allée rejoindre ses ancêtres. Elle n’a plus aucun lien avec le corps. — Ça paraît logique, dis-je en jetant un coup d’œil à Zach qui se tortillait sur son siège. Zach, ne me dis pas que Tyler sait que tu le suspectes ? Il baissa la tête. — Si. Il m’a surpris au téléphone et s’est enfui avant que j’aie pu réagir. Quand j’ai raccroché, il avait déjà disparu. Comme je n’ai pas réussi à le trouver, j’ai réuni le conseil en état d’urgence. Vénus n’est pas venu. Nous avons découvert que sa maison avait été saccagée. Il s’est certainement défendu. Nous avons cherché partout, mais impossible de mettre la main sur eux. — Par tous les saints ! Tu crois qu’ils ont Vénus ? Les choses allaient de mal en pis. Il hocha la tête. — Nous n’avons pas trouvé son corps, et Tyler connaît ses pouvoirs. — Si quelqu’un sait où se trouve le sceau spirituel, c’est sans doute lui, dis-je, tremblante. Le clan des chasseurs de la lune et les démons utiliseraient n’importe quel moyen pour le faire parler. Seules, les araignées étaient dangereuses, mais alliées à l’Ombre Ailée, l’éventail de tortures en leur possession devenait étourdissant. Si on ne parvenait pas à le sauver – et vite –, Vénus mourrait dans d’atroces souffrances. — Oui, j’y ai pensé, dit Zach en se laissant aller contre le dossier de sa chaise. (Il prit une grande inspiration tandis qu’Iris posait une tasse de thé devant lui.) Merci, lui lança-t-il. J’ai tout raconté au conseil. Tout ce qui pouvait les convaincre que le clan des chasseurs de la lune était de mèche avec les démons. Ils m’ont demandé de venir vous voir. — Qu’est-ce que fait la troupe de pumas au moment où l’on parle ? — Les anciens évacuent les femmes et les enfants. Nous avons aussi demandé de l’aide à la meute des loups de l’Olympe. Ils nous envoient une vingtaine de membres demain pour former des patrouilles. (Les épaules de Zach s’affaissèrent.) On ne sait pas quoi faire d’autre. Le conseil vous sera à jamais reconnaissant si vous pouvez nous aider. Nous aurions besoin de Menolly. Et de Chase. Et de tous ceux que nous pourrions rassembler. Nous avions peut-être combattu Luc le Terrible tout seuls, mais face à un nid entier d’araignées-garous, à Kyoka et aux démons, nous n’avions aucune chance de nous en sortir. Camille dut penser à la même chose car elle demanda : — Qui est-ce qu’on peut contacter ? Il y a Morio. J’aurais voulu que Trillian soit là, il est doué au combat. Flam, bien sûr. Tu vois quelqu’un d’autre ? — N’oublie pas Chase, lui lançai-je. Tu penses que Grand-mère Coyote accepterait de nous aider ? Elle secoua la tête. — J’en doute. Elle n’a pas l’habitude de se mêler des affaires des autres, à part si l’envie lui prend… et je suis sûre qu’elle sait parfaitement ce qui se passe. Peut-être que Menolly connaît quelqu’un au Voyageur digne de confiance ? Zachary s’éclaircit la voix. — Je peux vous promettre l’aide de l’un de nos meilleurs membres. Elle fait partie de nos gardes les plus courageux. (Son œil gauche tiqua.) Elle s’appelle Rhonda. — Rhonda ? demandai-je. C’est aussi un puma-garou ? Zach hocha la tête. — Oui, ainsi que mon ex-fiancée. Nous nous sommes séparés l’année dernière. Cette information me figea. Mes pensées avaient été tellement occupées par nos problèmes que je ne m’étais même pas imaginé qu’il avait une petite amie. Du moins, l’idée ne m’avait pas effleurée plus de quelques secondes. Je commençai alors à me demander à quoi elle ressemblait, mais m’arrêtai. La situation empirait. Je ne pouvais pas me permettre de me déconcentrer. — Parfait, répondit Camille. Elle nous sera utile. (Je lus dans son regard qu’elle savait à quoi je pensais.) Je crois que c’est tout, finit-elle en comptant sur ses doigts. — Et maintenant ? demandai-je en m’étirant. (J’avais l’impression d’avoir des fourmis partout. Dans les moments de stress, j’avais besoin de bouger.) On ne peut pas partir avant le réveil de Menolly et l’arrivée des hommes. Qu’est-ce qu’on fait pour la boutique ? — Iris, ça te dérangerait de t’en occuper aujourd’hui ? demanda Camille en se levant. — Pas de problème. Je vais aller me changer. Je prendrai Maggie avec moi. Iris s’éclipsa de la pièce. — Et nous ? Qu’est-ce qu’on va faire jusqu’à ce soir ? Camille soupira longuement. — Je vais aller faire un tour chez Flam pour lui demander son aide. — OK, mais ne te laisse pas distraire, la taquinai-je, tout sourires. (Lorsqu’elle blêmit, je compris qu’elle redoutait de devenir la maîtresse du dragon, même pour une petite semaine.) Zach, tu peux aller nous attendre dans le salon ? J’aimerais parler avec Camille seule à seule. — Ça vous dérange si je pique un somme sur votre canapé ? s’enquit-il. Je suis épuisé. Je secouai la tête. — Pas du tout, lui dis-je tandis qu’il emportait sa tasse de thé avec lui. Tu peux prendre la couverture qui est sur le fauteuil. Lorsqu’il sortit de la pièce, je reportai mon attention sur Camille. — Tu es sûre que tu veux toujours le faire ? Je parle de ton marché avec Flam. Elle ricana. — Comme si j’avais le choix. Il est très beau, et il y a vraiment une alchimie entre nous, mais… — Mais c’est un dragon, murmurai-je. — Oui, c’est un problème de taille, acquiesça-t-elle. Et j’espère que ça sera le seul. Je n’arrête pas de penser : « Et s’il était trop gros ? Est-ce que ça va me faire mal ? » (Elle observa le jardin à travers la fenêtre.) Tu crois qu’on devrait mettre une mangeoire ? Les oiseaux ont l’air d’avoir faim. Je la rejoignis et, ensemble, nous regardâmes la neige s’accumuler pour former un épais manteau blanc. — Euh… une mangeoire pourrait me donner de mauvaises idées, Camille. Réfléchis un instant. Soudain, son rire franc emplit la pièce. — C’est ce que j’aime chez toi, chaton. Tu arrives toujours à me faire sourire. Ne t’inquiète pas pour moi. Tout va bien se passer. Je suis certaine que Flam fera attention. Et toi ? Comment ça va ? — Je ne sais pas trop. Je ne sais toujours pas ce que je ressens pour Zach, à part le fait qu’il me plaît physiquement. Par contre, je ne suis pas sûre de… — Et pour Chase ? — On en a parlé et on s’est disputés. En tout cas, on s’est accordés sur le fait qu’on pouvait aller voir ailleurs, mais je ne sais pas ce qu’il fera si je couche avec Zach. (Je jouai avec les feuilles de la plante posée sur le rebord de la fenêtre, qui ressemblaient à des pattes d’araignée.) Ce n’est pas important pour l’instant. On doit se concentrer sur les démons et Kyoka avant que les choses se compliquent davantage. Combien de temps Trillian va-t-il passer en Outremonde ? Je me sentirais plus rassurée s’il nous accompagnait à Snoqualmie. Camille était sur le point de me répondre lorsqu’un mouvement attira mon attention. Relevant la tête, j’aperçus une araignée marron sur la fenêtre au-dessus de nous, en partie dissimulée par les tresses de citronnelle que Camille avait placées près de l’évier. Après lui avoir donné un coup de coude, je lui montrai l’arachnide. Était-ce une araignée tégénaire ? Un espion ? Ou une simple araignée de maison marron ? Au même moment, Iris entra de nouveau dans la cuisine. — Maggie est dans ma chambre. Si vous la voyiez jouer avec… Lorsque je lui fis signe de se taire, elle s’interrompit. Attrapant un tabouret, elle se hissa dessus. Ainsi, elle me dépassait de quelques centimètres. Quand elle se pencha en avant, l’araignée s’échappa vers le placard. Surprise, Iris perdit l’équilibre. Je m’élançai aussitôt dans sa direction pour la rattraper, mais il était trop tard. Elle atterrit par terre dans un grand fracas. — Iris ! Iris, tu vas bien ? s’enquit Camille en s’agenouillant près d’elle tandis que j’essayais de retrouver la trace de l’araignée. Une fois assise, Iris leva la main et s’écria : — Piilevä otus, tulee esiin ! Il y eut un éclair aveuglant puis son sort frappa la bête de plein fouet et la fit tomber au sol. Quelques secondes plus tard, l’air se mit à étinceler autour d’elle. Je connaissais cette sensation par cœur ! La créature changeait de forme ! — Par la Sainte Mère ! C’est un garou ! Jusqu’à présent, je croyais qu’il s’agissait d’une autre sentinelle, comme celles qui se trouvaient dans le coffre de la voiture de Camille. Je ne pensais pas que nous avions affaire à un membre du clan des chasseurs de la lune. Me retournant d’un geste vif, j’attrapai l’arme la plus proche, qui se révéla être un hachoir. Camille leva les bras au ciel, et je sentis toute la puissance de l’énergie lunaire qu’elle invoquait. Au moment où l’araignée disparut pour laisser place à un homme, je m’élançai vers lui. Cependant, il se redressa bien trop vite à mon goût. Il devait avoir des réflexes meilleurs que la normale pour être capable de bouger aussi rapidement après une transformation – surtout forcée. Il était grand et mince, peut-être un peu trop. Vêtu d’un jean, d’une tunique noire et de mocassins, il se mit en position d’attaque. Je fis mine d’approcher, regrettant de ne pas avoir mon long couteau avec moi. Le hachoir n’était pas fait pour le combat. — Abandonne, lui lançai-je. Si tu te rends, on te laissera la vie sauve. Il s’agissait bien évidemment d’un mensonge. Je savais pertinemment qu’on ne pouvait pas le laisser partir. Camille avait fini par me faire comprendre que nous étions en guerre et que nous ne devions pas faire de cadeau aux ennemis. — C’est ça, répondit-il d’une voix grave. Je te crois pas une seconde, blondasse. D’un geste tellement rapide que je parvins à peine à le suivre, il extirpa quelque chose de sa botte. Iris se tenait à présent derrière moi. Je l’entendis murmurer un sort, mais je gardai les yeux rivés sur notre adversaire. — Attaque et soumets, lança alors Camille. Un éclair d’énergie fusa par-dessus mon épaule pour toucher l’homme à la jambe. Merde ! Elle se servait de la foudre dans la maison ! — Qu’est-ce que tu fous ? Tu vas tout faire griller ! m’écriai-je. Soudain, je m’arrêtai. Le coup qu’elle lui avait porté ne lui avait rien fait. Il l’avait écarté d’un revers de la main. — Qu’est-ce que…, marmonna Camille, déconcertée. Laissant échapper un rire bref, l’homme porta une main à ses lèvres. Au même moment, Iris brisa sa concentration pour se jeter contre les jambes de Camille et la faire tomber. Un bruit sourd résonna : une flèche venait de se planter dans le mur derrière nous. Une sarbacane miniature ! Merde ! — Si tu crois t’en tirer après t’en être pris aux sœurs D’Artigo…, criai-je en m’élançant vers lui de façon à ne pas être dans son champ de tir. Lorsqu’il se tourna vers moi, silencieux dans ses chaussures en daim, j’aperçus un éclat d’amusement dans son regard. — C’est ça, la blonde, viens me chercher, murmura-t-il en levant de nouveau sa sarbacane. Pas le temps de réfléchir à un plan d’action : je lui rentrai dedans de plein fouet. Cependant, il avait anticipé mon mouvement. Quand je me retrouvai au-dessus de lui, il jeta son arme pour m’attraper. Aussitôt, il renversa nos positions, les mains sur mes poignets. Pour quelqu’un d’aussi maigre, il était incroyablement fort ! — Eh bien, voilà qui est intéressant, dit-il en souriant. J’aperçus alors ses crocs. Ils n’étaient pas aussi longs que ceux de Menolly ou les miens, mais pouvaient sûrement faire des dégâts. Il porta un de mes poignets jusqu’à sa bouche. Merde ! Ce taré allait me mordre ! De ma position sur le sol, je pouvais voir de légères gouttes briller sur ses crocs : du poison ! Après tout, il était une araignée tégénaire. Même sous sa forme humaine, sa morsure serait venimeuse. — Je ne crois pas, non ! criai-je en relevant mes genoux sur ma poitrine. Surpris, il ne para pas à temps le coup que je lui assenai dans les bijoux de famille. Je renversai de nouveau nos positions et me retrouvai au-dessus de lui. J’appuyai alors mon genou le plus fort possible entre ses jambes. Le combat était terminé. Tandis qu’il se débattait, Iris le frappa calmement sur la tête avec une poêle à frire. Interloquée, je la dévisageai. Bien sûr, je savais qu’elle était capable de se battre, mais sa rapidité d’action m’avait étonnée. — Ça doit faire mal, dis-je en m’éclaircissant la voix. Tu sais manier la poêle ! — Il faut savoir improviser, répondit-elle avec un sourire. J’ai eu mon lot de bagarre, de mon temps. En Finlande, je protégeais les plus jeunes de la famille. De temps en temps, on recevait la visite d’un spectre, d’un kobold ou de toute autre créature prête à semer le chaos. (Elle soupira.) Ça me manque parfois, avoua-t-elle. Même s’ils n’étaient pas toujours faciles à vivre, c’étaient des gens bien. J’aurais donné n’importe quoi pour que cette famille continue à vivre, mais à présent, la lignée s’est éteinte. Pendant qu’Iris s’étendait sur son passé, Camille ramena une corde pour attacher notre ennemi – pieds et mains – à une chaise. Pour ne pas répéter la même erreur qu’avec Wisteria quelques mois auparavant, nous le bâillonnâmes également. En fouillant dans ses poches, Camille découvrit un portefeuille. — Pas grand-chose : 10 dollars… Attendez, j’ai sa carte d’identité. Horace von Spynne. Von Spynne… Ce n’est pas le nom du type qui s’est battu avec Zach il y a deux ans ? — C’est son nom de famille, oui, répondis-je. Geph von Spynne. Ils sont sûrement de la même famille. Ils se ressemblent beaucoup. Qu’est-ce qu’on fait de lui ? — Pour l’instant, on n’a qu’à l’enfermer dans le placard. Nous le portâmes alors avec la chaise et l’enfermâmes à clé. Notre cagibi se transformait de plus en plus souvent en cellule de prison. Wisteria aussi y avait séjourné. Observant notre jardin, Camille fronça les sourcils. — Je me demande pourquoi mon attaque ne lui a rien fait. Elle a rebondi contre lui, comme s’il avait un bouclier d’énergie. Et comment est-ce qu’il a pu traverser mes protections sans déclencher l’alarme ? Je reviens tout de suite. Je veux m’assurer qu’elles sont toujours actives. Grommelant, Iris ramassa la poêle. Elle était en acier inoxydable. Nous ne pouvions pas nous permettre d’avoir de la fonte dans la maison, alors nous limitions sa présence. L’instrument de cuisine était tellement large qu’Iris aurait pu s’asseoir dedans. Elle devait être très forte pour avoir pu se battre avec. Je lui adressai un grand sourire. — Je suis vraiment contente que tu habites avec nous, mais tu es sûre de vouloir rester ici ? C’est dangereux, parfois. — Pour aller où ? demanda-t-elle. L’OIA a été dissoute et ma famille finlandaise est morte depuis longtemps. Je suis un agent libre. Et puis, je vous aime bien, vous êtes drôles et j’ai le sentiment qu’on a besoin de moi. Ses mots me rappelèrent que les esprits de maison avaient besoin de se sentir comme des membres à part entière d’une famille. Encore de nos jours, si vous les considériez comme tels, ils vous restaient fidèles jusqu’à votre mort. — Tu peux en être sûre, répondis-je, nous avons besoin de toi. Et Maggie aussi. — Ça me suffit largement, dit-elle en rigolant légèrement. Qu’est-ce qu’on fait de Monsieur Huit-jambes ? (Son regard s’assombrit.) Delilah, tu sais qu’on ne peut pas le laisser partir. Il s’empresserait d’aller tout répéter à son clan. On ne peut pas risquer qu’ils découvrent nos forces et nos faiblesses. Sur le long terme, on n’a pas beaucoup de choix : il faut l’éliminer. Ah ça oui, elle était aussi adorable qu’implacable. — Je sais. Je n’aime pas l’idée de le tuer mais je suis d’accord. D’après toi, pourquoi est-ce que l’attaque de Camille ne l’a pas touché ? Elle s’est beaucoup améliorée, ce sort ne rate presque plus… alors qu’est-ce qui s’est passé ? Les sourcils froncés, Iris jeta un coup d’œil dans le cagibi. — Il est toujours dans les vapes, dit-elle en lui touchant le bras. (Elle referma la porte et se tourna de nouveau vers moi.) Je pense qu’il est naturellement protégé contre la magie de la lune. Je désignai son arme et la flèche qui s’était fichée dans le mur. — Il avait une sarbacane et pourtant, il ne s’en était pas servi. À mon avis, il venait d’arriver. Sinon, si le poison est aussi dangereux que je le pense, nous serions déjà mortes. (La porte s’ouvrit pour révéler Camille et Morio.) Alors ? Les protections sont toujours là ? Elle secoua la tête. — Non. Et pour une raison que j’ignore, je ne m’en suis pas aperçue. — Je sais pourquoi, intervint Morio. J’ai parlé à quelques personnes en ville, en insistant sur certains points. Apparemment, les membres du clan des chasseurs de la lune ne craignent pas la magie lunaire grâce à leur créateur tristement célèbre. Lorsqu’il les a créés, Kyoka s’est servi de la lune. Ça leur a donné une sorte d’immunité qui s’est transmise de génération en génération. Ils peuvent aussi se balader dans votre jardin sans problème puisque vos protections relèvent du pouvoir de la Mère Lune. — Merde, s’exclama Camille. Qu’est-ce que je suis censée faire alors ? Je ne suis pas Wonder Woman ! Je ferais mieux de m’entraîner à l’épée… — Je suis la seule à me rendre compte que Zach ne s’est pas réveillé ? demandai-je en me rappelant soudain sa présence. Iris pâlit. — Personne n’aurait réussi à dormir avec le boucan qu’on a fait. — C’est ce que je pense aussi, répondis-je avant de me précipiter vers le salon. Le teint vert, Zach était à moitié allongé sur le sofa, presque par terre. M’élançant vers lui, j’examinai son cou et ses bras. Là, à peine visibles : deux petits trous dans son cou, minuscules, précis et bien trop réels. — Il a été mordu ! Vous croyez qu’il y a d’autres membres du clan dans la maison ? Maggie ! Je m’apprêtai à retourner dans la cuisine, mais Camille et Iris me devancèrent. J’entendis l’esprit de maison ouvrir vivement la porte, puis je tendis l’oreille pour savoir ce qu’il se passait tout en cherchant le pouls de Zach. — Elle va bien, m’informa Camille lorsqu’elle revint dans le salon avec Maggie dans les bras. Et Menolly ne peut plus mourir. Pas empoisonnée en tout cas. — Non, mais ils peuvent toujours lui enfoncer un pieu dans le cœur. — Merde, je n’y avais pas pensé ! Je vais demander à Iris de la surveiller. Comment va Zach ? Bien que faibles, les battements de son cœur s’étaient emballés. Sûrement à cause du choc. — Il me faut une couverture. Et envoie-moi mon téléphone. Je vais appeler Chase et l’équipe médicale. Ce sont les seuls à pouvoir quelque chose pour lui. Il me vint à l’esprit que nous devions trouver plus de médecins capables de soigner les créatures terriennes. Pendant que Camille allait chercher Iris, je téléphonai à Chase tout en essayant de ne pas perdre mon sang-froid. Morio vint se poster derrière moi et plaça une main froide sur mon épaule. — Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demandai-je. On passe la maison à l’insecticide ? Il hocha la tête. — Oui. On va avoir besoin d’une énorme bombe de Raid. Tandis que je serrais la main de Zach dans la mienne, je priai pour que Chase arrive à temps. Que nous réservait le clan des chasseurs de la lune à présent ? Avec les démons dans leur camp, qu’allaient-ils pouvoir inventer pour faire de notre vie un enfer ? À moins qu’ils nous y envoient directement… Chapitre 16 — J’aurais voulu t’aider à t’occuper de Zach, mais quelqu’un doit aller convaincre Flam de nous prêter main-forte, dit Camille. Iris est au sous-sol avec Maggie et Menolly. Elle réfléchit à un sort de protection contre le venin d’araignée. — Dépêche-toi de revenir. Et réfléchis à ce qu’on va faire avec le type dans le placard. Même si je ne voulais pas qu’elle s’en aille, il y avait trop de choses à faire en trop peu de temps. Le clan des chasseurs de la lune venait de placer la barre plus haut avec leur remake des Envahisseurs à huit pattes. Camille et Morio s’apprêtaient à sortir lorsque Chase et son équipe entrèrent en trombe dans la maison. Deux des médecins de l’OIA l’accompagnaient, dont Sharah, une nièce de la reine Asteria. Elle nous présenta son collègue. Pâle et mince, Mallen semblait à peine en âge de se raser et encore moins de devenir un guérisseur, mais chez les elfes – davantage que chez les Fae –, l’apparence se révélait souvent trompeuse. Il était sûrement beaucoup plus vieux que nous. — Vérifiez qu’il n’y a pas d’araignée ! m’écriai-je tandis qu’ils s’agenouillaient près de Zach, qui était toujours inconscient et respirait difficilement. — Les elfes ont une immunité naturelle contre leur venin, nous informa Sharah avec un léger sourire. Tu m’as dit qu’il était un puma-garou ? Je hochai la tête. — De la troupe du mont Rainier. Il a été mordu par une araignée-garou tégénaire. On a enfermé l’un de leurs espions dans notre cagibi. Alors que je m’éloignais pour leur laisser la place de travailler, Chase passa un bras autour de ma taille. — J’ai du nouveau à propos de la route du bâton d’or et de Snoqualmie. — Attends, murmurai-je. Je voulais d’abord connaître l’état de Zach. Sharah et Mallen vérifièrent sa tension, son pouls et écoutèrent son cœur. Au bout d’un moment, ils échangèrent quelques mots que je n’entendis pas. Mallen sortit un sac de leurs affaires et le tendit à sa consœur. Celle-ci prépara une seringue et injecta le produit dans le bras de Zach, puis elle recommença. Quand elle se rendit compte que le garou ne réagissait pas, elle secoua la tête et prépara une troisième injection. Je commençais à croire que le nom de Zach allait s’ajouter à la liste des victimes du clan des chasseurs de la lune, lorsque son bras bougea. Il revenait à lui ! Mais soudain, avant que l’un d’entre nous ait eu le temps de réagir, son corps se raidit et il se mit à convulser. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites. De l’écume mêlée de sang s’échappa de sa bouche. Je m’élançai alors vers lui, prête à le maintenir en place. — Pousse-toi de mon chemin ! s’écria Sharah, me coupant dans mon élan. (Elle se retourna vers Mallen.) Donne-lui du glassophan ! Dépêche-toi ! Mallen déchira le tee-shirt de Zach pendant que Sharah extirpait une deuxième seringue d’une pochette stérilisée, pleine à ras bords et incroyablement large. Elle la tendit à son collègue qui la planta sans douceur dans le torse du garou. Je ne pus m’empêcher de tressaillir. Mallen injecta le produit dans le corps de Zach, puis ses horribles tremblements se calmèrent. Il se raidit et retomba en arrière. — Oh, mon Dieu ! Il est mort ? demandai-je en m’agenouillant à ses côtés. (L’écume qui sortait de sa bouche était légèrement rose.) Est-ce qu’il a des lésions internes ? L’elfe hocha la tête. — Le venin de cette araignée est très dangereux. Si nous étions arrivés plus tard, il aurait détruit ses organes vitaux et l’aurait tué. Le glassophan est un sérum conçu par nos technomages. Il permet de neutraliser les neurotoxines. — Des technomages ? lui demandai-je, étonnée. S’asseyant, elle essuya la sueur de son front. — La reine Asteria a nommé plusieurs de nos mages pour qu’ils apprennent les méthodes de travail des techniciens terriens. Ils ont réussi à mélanger notre magie à la technologie pour aider les elfes qui traversent les portails. On les appelle les technomages. Ils avaient sûrement créé le cristal dont nous nous étions servis pour trouver le micro dans la voiture de Camille. Je m’en souviendrais pour plus tard. Je désignai Zach d’un geste de la main. — De quoi avez-vous besoin ? De couvertures ? D’eau ? Dites-moi ce que vous voulez, je vais le chercher. Lorsqu’elle posa la main sur son front, il gémit doucement. — Il ne faut pas qu’il ait froid ou qu’il se déshydrate. Réveille-le toutes les heures pour lui faire boire un verre d’eau. Mais il a surtout besoin de dormir. Il ne faut pas le déplacer, ajouta-t-elle d’un ton d’avertissement. Empêche-le de faire le moindre effort durant les prochains jours. Ses organes internes ont besoin de temps pour guérir des dommages que leur a infligé le venin. Nous reviendrons l’examiner demain, pour voir comment il s’en sort. Je laissai échapper un grognement. Nous avions besoin de son aide pour attaquer le nid des araignées. Cependant, à l’expression de Sharah, je savais qu’il n’en était pas question. — Aucun problème, répondis-je finalement. (Puis, comme je ne pouvais pas m’en empêcher, j’ajoutai :) Vous restez sur Terre avec nous ? Rangeant son stéthoscope, elle aida Mallen à rassembler leurs affaires. — Après avoir discuté avec Chase, nous avons décidé d’intégrer votre nouvelle agence. Nous n’obéissons pas à Lethesanar, et, au vu de la situation actuelle, si la reine Asteria nous donne son consentement, nous resterons ici. Nous lui avons envoyé notre requête ce matin même. — Maintenant que Zach est hors de danger, qu’est-ce qu’on fait de l’espion ? demanda Chase. Laisse-moi le voir. Je le menai jusqu’à la cuisine et ouvris la porte du cagibi. L’homme était toujours inconscient. Visiblement, Iris ne l’avait pas raté. Chase l’observa des pieds à la tête. — Il ressemble beaucoup à Geph von Spynne, non ? Ils sont peut-être de la même famille. — Oui, je me suis posé cette question. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de lui ? L’interroger bien sûr, mais après ? — Pourquoi ne pas le laisser à Menolly ? suggéra-t-il en évitant mon regard. Je ne pense pas que ça la dérangerait de s’occuper de son sort. L’idée me secoua plus que je le pensais. J’avais toujours pensé que Menolly ne tuait jamais sans regret. Mais c’était seulement ma vision des choses. Je ne savais pas du tout ce qu’elle ressentait. — J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? demanda Chase. Tu as l’air d’avoir reçu une claque. — Non, non…, répondis-je. C’est seulement que… Ça pourrait marcher. On en parlera à Camille à son retour. Au fond de moi, je savais qu’elle allait accepter, tout comme Menolly. Seulement, je n’étais pas sûre de savoir comment réagir. Me mordant les lèvres, j’essayai de me rappeler que nous ne devions pas avoir de compassion pour l’Ombre Ailée et ses sbires, qu’ils soient des humains, des démons ou des créatures surnaturelles. Me redressant, je refermai la porte sur Horace. — Nous l’interrogerons au retour de Camille. Il sera sûrement réveillé. On frappa à la porte. Je l’ouvris et me retrouvai face à Trenyth. Derrière lui se tenait un elfe qui paraissait avoir soixante ans, ce qui signifiait qu’il en avait plus de mille. Malgré ses airs de rat de bibliothèque, lorsque mon regard croisa le sien, j’eus envie d’aller me cacher dans un trou de souris. Puissant. Très puissant. Et intelligent aussi. Trenyth déroula le parchemin qu’il tenait. — Trillian nous a remis votre message quant à la possibilité de régler votre miroir des murmures pour pouvoir contacter la Cour elfique. Sa majesté pense que l’idée est intéressante. C’est pour cela qu’elle vous envoie un de ses technomages, Ronyl, pour travailler sur votre miroir. (Il me tendit le parchemin.) J’ai besoin de votre signature pour le remettre à Sa Majesté. Acceptant le papier, je cherchai un stylo. Le seul que je trouvai était rose à paillettes. Je souris. Quoi de plus adéquat pour répondre à la reine des elfes ? Après avoir signé, je rendis le parchemin au messager. — Je vous montre le miroir ? demandai-je. Ronyl hocha brièvement la tête tandis que je me tournai vers Chase. — Surveille Zach, et fais attention aux araignées. Un empoisonnement suffit largement. — Empoisonnement ? (La voix de ténor du technomage n’était pas aussi grave que je l’avais imaginée.) Vous avez des problèmes d’araignées ? — Avec des garous et leurs animaux de compagnie : des araignées tégénaires extrêmement venimeuses. Mes sœurs et moi n’en souffrirons sûrement pas beaucoup, mais comme nous sommes à moitié humaines, on ne sait jamais… En tout cas, pas question de jouer les cobayes pour vérifier. (Je désignai Zach d’un mouvement de la tête.) Malheureusement, nos ennemis possèdent un venin amélioré et comme ils peuvent se transformer en araignée, il est très difficile de les repérer avant qu’il soit trop tard. Ils ont également développé une immunité à la magie de la lune. Mon ami – un puma-garou terrien – a été mordu. On a failli le perdre. Ronyl sembla y réfléchir un instant. — Je peux vous aider à éloigner la vermine. Avant de partir, je lancerai un sort autour de votre propriété. Ça devrait suffire à éloigner les araignées naturelles ou non pendant trois ou quatre mois. Qu’est-ce que vous en dites ? Je faillis faire une danse de la joie. — Bastet vous bénisse, répondis-je. Est-ce que vous avez besoin de quelque chose en particulier ? Il m’adressa un léger sourire. — Faites-moi confiance. Pour jeter des sorts, je n’ai besoin de rien de plus que la puissance qui réside dans mon cœur. À présent, si vous voulez bien me mener jusqu’au miroir, je vais commencer à travailler. Après l’avoir accompagné jusqu’aux appartements de Camille, je retirai le voile qui couvrait le miroir des murmures. Il l’examina avec précaution, parcourant le cadre puis la glace du bout des doigts. — Très bel ouvrage. Son concepteur connaissait son travail. Je vais le régler pour que vous puissiez joindre Trenyth. Par contre, il ne réagira plus à la voix mais à un mot de passe. Est-ce que cela vous convient ? — Très bien, répondis-je. Un mot de passe n’était pas aussi sûr que la reconnaissance vocale, en revanche, cela permettrait à Iris, Morio et Trillian de l’utiliser. — J’ai besoin de solitude. Laissez-moi, s’il vous plaît. Sur ces paroles, il se retourna, comme si j’étais invisible. Je sentis de la magie commencer à entourer le miroir et je décidai de m’exécuter. Tous les sorciers possédaient leurs petits secrets. Je ne désirais pas assister à quelque chose que je n’étais pas censée voir. Parfois, le savoir pouvait se révéler dangereux. Quand je rejoignis Chase et les autres, je m’aperçus que Trenyth examinait Zach. Je m’agenouillai près de lui. — Il a été gravement blessé. C’est grâce à nos guérisseurs qu’il a pu s’en sortir, dit-il d’un air grave. Ces créatures contre lesquelles vous vous battez… elles ont un lien avec l’Ombre Ailée ? Je hochai la tête. — Nous allions en faire part à la reine Asteria, mais notre seul moyen de communiquer avec elle est de lui envoyer Trillian. De plus, nous ne savions pas si elle allait le croire car… Je m’arrêtai, hésitant à parler des préjugés envers les Svartan. Les traiter de sectaires ne semblait pas vraiment poli, surtout avec ce qu’ils faisaient pour nous. Trenyth se tourna vers moi. — Les temps deviennent dangereux. Les vieilles alliances, comme les vieilles inimitiés, doivent être mises de côté. Tant qu’il ne fera pas de faux pas, Trillian sera le bienvenu à notre Cour. En attendant Ronyl, vous pouvez me faire votre rapport. (Il sortit un carnet de notes et sourit devant mon air étonné.) Nous apprenons des autres, même si nous fabriquons les nôtres sans que l’environnement en pâtisse… Nous n’avons rien contre emprunter les idées humaines. Après tout, les carnets et les stylos sont vraiment pratiques. Je lui appris alors tout ce qui s’était passé depuis sa dernière visite. À la fin de mon récit, il resta un instant silencieux à contempler ses notes. — Je n’arrive pas à croire que vous ayez fait appel au seigneur de l’automne ! Je n’arrive pas à décider si vous êtes la femme la plus folle ou la plus courageuse que j’aie rencontrée. (Il regarda mon front.) Et maintenant, vous portez sa marque. Mais il y a plus que ça. Quelque chose a changé en vous depuis notre dernière rencontre, Delilah D’Artigo. Je le sens au plus profond de mon être. Vous n’avez pas conscience de vos pouvoirs, comme un lion endormi qui, une fois réveillé, se rendra compte de sa puissance. L’observant, je me demandai de quoi il parlait. — Vous avez le don de clairvoyance ? — Non, mais je sais lire les énergies. C’est pour cela que Sa Majesté m’utilise comme messager. Je peux voir ce qui se cache derrière les mots et ainsi lui rapporter les véritables faits. Vous permettez ? Quand j’acceptai, il prit ma main dans la sienne et ferma les yeux. J’avais l’impression qu’une plume me chatouillait la peau. Je me demandai alors s’il avait une femme, une famille, un foyer. En général, ceux qui avaient des postes vitaux pour la Cour et la Couronne abandonnaient l’idée d’avoir une vie personnelle et se dédiaient corps et âme à leur fonction. Comment quelqu’un pouvait-il faire un tel choix ? Je ne pouvais pas imaginer abandonner ma famille, même si parfois – comme nous l’avions appris à nos dépens – le destin était un amant cruel. Pendant que Trenyth examinait mon énergie, je liai ma conscience à la sienne. Tout à coup, une faille me révéla les secrets de son cœur. Il était amoureux de la reine. Il l’aimait au-delà du désir et de tout espoir d’être avec elle. Il l’idolâtrait comme une déesse. Elle était sa lune et ses étoiles. Envahie par une vague d’émotion, j’essayai de me libérer. Je ne voulais pas qu’il sache que j’avais violé ses pensées les plus intimes. Il ouvrit soudain les yeux. — Vous avez tout ce qu’il faut pour être une experte de l’empathie, remarqua-t-il. Saviez-vous que vous possédiez deux visages qui sont tous les deux liés à votre âme et ne sont ni humains ni féeriques ? Vous êtes une jumelle, je me trompe ? — Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? Je n’avais aucune idée de ce dont il parlait. Lâchant ma main, il se rassit. — Delilah, il y a très peu de jumeaux parmi les garous. Et encore moins parmi les Fae, mais ça arrive parfois. Surtout à la suite de mariages mixtes. Votre jumelle est morte, pas vrai ? Et elle était un garou comme vous ? Quoi ? Perdue, je clignais des yeux. Si j’avais eu une sœur jumelle, Mère me l’aurait dit. — Pas que je sache. Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? Il parut surpris. — Vous avez des ombres jumelles en vous – une cachée dans l’obscurité et l’autre exposée à la lumière. Des ombres de garous. C’est pour ça que j’ai cru que votre jumelle était morte. Il arrive souvent que celle qui continue à vivre hérite de la forme de l’autre. Elle devient alors un garou à deux visages, capable de prendre les deux formes selon son bon plaisir. L’estomac noué, je me redressai d’un coup et me rendis dans la cuisine pour me servir un verre d’eau. Tandis que j’observais le jardin à travers la fenêtre, Chase me rejoignit et posa une main dans mon dos. — Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il. — Je ne sais pas. Ce que Trenyth a dit… Chase, dans mon rêve, j’étais sous ma forme animale, mais ce n’était pas un chat. Je suis incapable de m’en souvenir… Et s’il avait raison ? Si une nouvelle forme se développait à l’intérieur de moi ? Et puis, qu’est-ce que je dois penser de mes convulsions ? Qu’est-ce qu’elles signifient ? Ça ne m’était jamais arrivé. — Quand est-ce que ça a commencé ? demanda Chase. J’y réfléchis un instant. — Après avoir reçu la marque du seigneur de l’automne. Quelque chose a changé, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. (Je me retournai vers lui.) J’ai peur, avouai-je, incapable de le cacher plus longtemps. Il déposa un baiser sur mon front, puis sur mes lèvres, les caressant doucement du bout de la langue. Puis, il me serra contre lui. — Ne t’en fais pas. Tout va bien se passer. Tu penses que tes parents auraient pu te cacher l’existence d’une jumelle ? Parfois, les humains n’avouent pas ce genre de chose, pour une raison ou pour une autre. J’essayai de me mettre à la place de ma mère, mais ça m’était impossible. Même si je lui ressemblais beaucoup, j’étais incapable de savoir ce qu’elle aurait fait dans cette situation. — Ma mère était humaine ; elle ne voulait peut-être pas que je le sache – pour m’éviter de ressentir de la culpabilité. En revanche, Père me l’aurait dit. Ou Camille. Enfin, si elle était au courant. Me dégageant, je m’assis à la table et me pris la tête entre les mains. — Je ne sais pas quoi faire. Si j’ai vraiment une seconde forme de garou, quand se manifestera-t-elle ? Est-ce que je serai capable de la contrôler ? Chase soupira avant de me rejoindre. Il poussa une assiette de biscuits vers moi. — Mange quelque chose. En ce qui concerne tes parents, je n’en ai pas la moindre idée. Tu devrais poser la question à ton père la prochaine fois. Quant à ta seconde forme… tu verras bien. Il avait raison, je le savais. Ça ne servait à rien de s’inquiéter. Et pourtant, c’était plus facile à dire qu’à faire. Tout à coup, la porte d’entrée claqua. Camille pénétra dans la pièce, suivie de près par Morio et Flam. Je les observai. — C’était rapide, dis-je en jetant un coup d’œil à l’horloge. — On était sur le point de prendre l’autoroute quand on a aperçu Flam sur le bas-côté. L’intéressé se contenta de nous adresser un sourire suffisant. — Pendant toute la durée de notre contrat, je saurai quand tu penses à moi, expliqua-t-il doucement. (Camille se mit à rougir et à bafouiller. Il leva la main pour l’arrêter.) Je voulais vous éviter de faire tout le chemin, alors je vous ai rejoints à mi-parcours. — Vous voulez dire que vous pouvez savoir où se trouve Camille tant qu’elle vous devra votre semaine de débauche ? demandai-je. Même si ça avait un côté indécent, ça pourrait se révéler utile si quelque chose lui arrivait. Il secoua la tête. — Pas tout à fait. Il faut qu’elle pense à moi. Aujourd’hui par exemple, comme elle pensait à venir me voir, j’ai pu savoir où elle se trouvait et vous faire gagner un peu de temps, dit-il en lui adressant un clin d’œil. Je ne peux pas vraiment lire tes pensées et c’est bien dommage. Elle secoua la tête. — Tu es incorrigible. — Je suis un dragon. Tu ne peux pas en attendre moins de moi. Son ton trahissait une pointe de menace qu’il semblait adorer. C’était lui qui dictait les règles. — Je suppose, répondit-elle. Je verrai bien, de toute façon, pas vrai ? — Chaque chose en son temps, dit Flam en se détendant. Chaque chose en son temps. Je leur parlai rapidement du travail de Ronyl sur le miroir et de l’état de Zach. — Avec Zach qui se remet de ses blessures, ça nous fait un homme en moins. Avant que l’on interroge notre espion, j’aimerais parler à Camille en privé. Chase se leva et fit signe à Flam et à Morio. — Venez, les gars, on va voir ce que font Zach et les médecins. Quand ils sortirent de la pièce, Camille m’adressa alors un regard curieux. — Qu’est-ce qui se passe ? Chase s’est dépêché de les faire partir. — J’ai quelque chose d’important à te demander et je veux une réponse franche. — Bien sûr, qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle en clignant des yeux. — Est-ce que j’avais une jumelle ou un jumeau ? Mort-né ? Je retins ma respiration, espérant et craignant à la fois qu’elle me dise « oui ». Ça voudrait dire que mes parents m’auraient menti et que Camille m’aurait caché la vérité pendant toutes ces années. Ça signifierait que j’avais perdu une part de moi-même, en un sens, à la naissance. En revanche, un « oui » impliquerait que ce jumeau vivait à l’intérieur de moi, du moins en partie. — Est-ce que tu avais quoi ? Où est-ce que tu es allée chercher ça ? — Dis-moi oui ou non. Je voulais la vérité, pas la peine de tourner autour du pot. — Et si je te disais que je n’en sais rien ? Je ne pense pas, mais je ne peux pas en être certaine non plus. Personne ne m’en a jamais parlé, en tout cas. (Elle ne mentait pas. J’étais au moins sûre de ça.) Bon, et si tu me disais ce qui se passe ? Quand je lui rapportai les paroles de Trenyth, son expression se fit tour à tour étonnée puis inquiète. — Donc je me pose des questions : quelle est la seconde nature cachée à l’intérieur de moi ? Et est-ce que j’avais une jumelle ? Comme le silence de la pièce étouffait mes pensées, j’attendis que ma sœur réagisse. Les secondes passaient. Je repensai à mon enfance, essayant de savoir si quelqu’un me manquait. Bien sûr, j’avais toujours eu l’impression de ne pas être à ma place, mais c’était notre cas à tous. Je rêvais d’un endroit qui m’accepterait telle que j’étais. Cependant, il y avait un écart entre être rejetée et avoir une sœur disparue. J’avais beau chercher, je ne trouvais pas de preuve à l’intérieur de moi qui prouverait que j’avais eu une jumelle. Enfin, Camille secoua la tête. — Je ne sais pas, Delilah. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs d’avant ta naissance. Oh, je me rappelle vaguement de nos parents et de notre maison… et un peu des vacances… mais quand Mère a eu ses premières contractions, ils m’ont envoyée chez tante Rythwar. Mère a eu des grossesses difficiles à cause du mélange de son sang et du nôtre dans le placenta. — J’espère simplement que cette seconde forme, quelle qu’elle soit, ne décidera pas de faire son apparition au mauvais moment. (Je me levai de ma chaise.) J’en parlerai à Père la prochaine fois. Camille me prit dans ses bras et posa sa tête sur mon épaule. — J’espère qu’il y aura une prochaine fois, murmura-t-elle en brisant le silence qui emprisonnait nos peurs. Je jetai un coup d’œil à l’horloge. — Plus qu’une heure et demie avant le réveil de Menolly. On ferait mieux d’établir une liste de questions à poser à l’espion. J’ai l’impression qu’on aura notre lot d’araignées ce soir, alors autant lui soutirer des renseignements utiles. Sur ces mots, nous rejoignîmes les autres au salon. La nuit promettait d’être sanglante et meurtrière. Cette seule pensée me donnait envie de m’enfermer à clé et de tout oublier. Lorsque nous entrâmes dans le salon, Zach était réveillé et Sharah et Mallen s’apprêtaient à partir. — Faites en sorte qu’il reste au calme, qu’il boive de la soupe, du jus, beaucoup de liquides, et surtout, ne le laissez pas se faire mordre encore une fois. Ça lui serait fatal. Après les avoir raccompagnés jusqu’à la porte, j’observai le ciel. Camille vint se placer derrière moi. — On va encore avoir de la neige, remarqua-t-elle. — Tu es sûre ? demandai-je en regardant la pellicule blanche qui recouvrait le sol. Il en est déjà tombé dix centimètres ! — Seattle est peut-être connue pour sa pluie, mais crois-moi, je peux le sentir dans l’air et au plus profond de mon être. La tempête qui se prépare va isoler la ville pendant quelques jours. Elle arrive, et elle arrive vite. Je suis contente qu’Iris ne soit pas allée à la boutique finalement. — Si tu as raison, on doit se tenir prêts à partir à la minute où Menolly se réveillera, dis-je. Au moment où je me retournais, j’aperçus le technomage qui descendait calmement l’escalier. — Votre miroir des murmures est maintenant relié au bureau de Trenyth, dit-il en désignant le messager de la reine. Personne ne devrait s’apercevoir de la différence, sauf après examen minutieux, auquel cas, ils découvriraient de la magie elfique et sauraient que quelque chose ne tourne pas rond. Si votre ville essaie de vous joindre, ils penseront sûrement que le miroir ne fonctionne pas. (Il jeta un coup d’œil à Zach.) Ah oui, le problème des araignées. Je vais y travailler dehors. Ça ne prendra pas longtemps. Comme Camille faisait mine de vouloir le suivre, il secoua la tête. — Merci, mais je travaille seul, expliqua-t-il d’un ton presque arrogant. — Bien, répondit-elle. Je savais qu’elle se retenait de lui lancer une repartie cinglante. Même s’ils vous snobaient, mieux valait ne pas se fâcher avec ses alliés. Heureusement, le téléphone sonna et elle se précipita pour répondre. Tandis que Ronyl sortait, je me tournai vers Zach, lui aussi en pleine conversation téléphonique. Lorsqu’il raccrocha, je m’assis près de lui et lui pris la main. — Comment tu te sens ? — Comme quelqu’un à deux doigts de se transformer en soupe pour araignée. Pendant que vous étiez dans la cuisine, Trenyth, Sharah et Mallen ont fouillé la pièce. Ils ont trouvé l’araignée qui m’a mordu et l’ont écrasée. — On a un espion ligoté dans le cagibi, lui dis-je. Ton araignée est sûrement arrivée en même temps. Avec qui parlais-tu ? — J’ai appelé la troupe pour leur dire que tout allait bien, expliqua-t-il avant de m’adresser un regard contrit. Rhonda ne va pas tarder à arriver. Le cœur battant, je le dévisageai. De quoi aurait-elle l’air ? Est-ce qu’elle serait belle ? Plus forte que moi ? Est-ce qu’il lui avait parlé de moi ? Et qu’est-ce que ça pouvait bien me faire ? Pendant que je demeurais immobile, un sourire figé sur le visage, Chase s’agenouilla près de moi. Je savais qu’il jaugeait Zach ainsi que ma réaction. Qu’allais-je bien pouvoir faire d’eux ? Chapitre 17 — Bon, et si on sortait Horace du cagibi ? s’exclama Camille en nous menant à la cuisine. — Avant ça, quelqu’un aurait une idée pour le décider à parler ? Après tout, il n’a aucune raison de le faire, murmurai-je, le regard rivé sur le placard. Trenyth et Iris étaient restés dans le salon pour garder un œil sur Zach et Maggie. Flam et Chase, eux, nous rejoignirent. Le dragon s’appuya contre la table. — Faites-le sortir. Je vais le faire parler, faites-moi confiance, nous dit-il. Je sortis alors la chaise d’Horace du cagibi. Il était réveillé et l’odeur de sa peur emplissait l’air. J’étais fière de constater que mes nœuds n’avaient pas cédé. Depuis l’incident avec Wisteria, je m’étais entraînée avec Camille. Même s’il essayait de se débattre, Horace avait surtout l’air fatigué par les heures qu’il avait passées attaché et le coup qu’Iris lui avait assené sur la tête. Flam se pencha vers lui en souriant. — Nous avons quelques questions à te poser. Mais avant que tu refuses de parler, écoute ce que j’ai à te dire : si tu restes silencieux, nous ne te tuerons pas. Je t’emmènerai chez moi et tu deviendras mon jouet. Je suis sûr qu’on trouvera plein de jeux amusants. Oh, et si tu te poses la question : oui, je suis un dragon. Bien… Tu coopères ? En tout cas, sa menace aurait très bien marché avec moi. Pour sa part, Horace pâlit et s’enfonça un peu plus sur sa chaise. Flam continua : — C’est ton choix. Que ce soit maintenant ou plus tard, crois-moi, tu parleras. Mais plus vite tu le feras et moins tu souffriras. Un… deux… trois… Horace finit par hocher la tête. Flam allait lui enlever son bâillon lorsque la porte d’entrée s’ouvrit. Camille, qui en était la plus proche, s’écria : — Qui est là ? Au même moment, Trillian déboula dans la pièce. Horace commença alors à paniquer. Flam comprit aussitôt la situation et la tourna à notre avantage. Levant la main, il jeta un regard à Trillian : — Attends, on va lui poser quelques questions avant de te le laisser. Le Svartan se contenta de hausser les épaules. — OK, mais s’il ne coopère pas, je serai ravi de m’occuper de lui. (Il plaça une main sur l’épaule de Camille et lui désigna le salon.) Il faut qu’on parle. Fronçant les sourcils, elle observa l’espion. — D’accord. Delilah, note tout ce qu’il a à nous dire, demanda-t-elle avant de suivre Trillian hors de la pièce. Flam retira doucement le bâillon. — Le moindre mouvement suspect ne serait pas une bonne idée. Compris ? Horace hocha la tête. — Oui, j’ai compris ! Par pitié, ne me livrez pas à cette abomination ! supplia-t-il. Je préfère encore être votre jouet. Je sais de quoi ils sont capables et je ne veux pas en faire l’expérience. Étrange. D’où venait sa peur des Svartan ? Il était né sur Terre. Comment connaissait-il seulement leur existence ? — Tu t’appelles Horace von Spynne ? commença Flam. J’attrapai un carnet et un stylo. — Oui, c’est ça, cracha-t-il. Les bras croisés, Chase se laissa aller en arrière, le regard rivé sur le garou. — Est-ce que tu es de la même famille que Geph von Spynne. Horace hocha la tête. — C’est mon cousin. Je m’approchai. — Est-ce que tu es déjà venu ici avec Kyoka ? demandai-je. Visiblement, il ne s’attendait pas à cette question car il me dévisagea avec une expression incrédule. — Qui vous a parlé de lui ? — Ça ne te regarde pas, répondis-je en me penchant vers lui. Nous savons beaucoup de choses. Nous sommes au courant pour Kyoka et les démons qui prêtent main-forte au clan des chasseurs de la lune. Tu as conscience de n’être qu’un pion dans le plan de l’Ombre Ailée pour envahir la Terre ? Qu’il ne vous laissera pas en vie, malgré toutes ses promesses ? Horace cligna des yeux. — Le démon Jansshi nous l’a promis et Kyoka ne nous laissera pas tomber. — Il l’a déjà fait, intervint Flam. Il t’a envoyé en mission suicide. Tu crois vraiment qu’il ne sait pas que nous le surveillons ? Il ne pense qu’à lui. Le clan des chasseurs de la lune n’est qu’un instrument pour parvenir à ses fins. Je commençais à comprendre la tactique de Flam. Si Horace pensait que Kyoka privilégiait les démons, il nous dirait peut-être ce que nous voulions savoir. — Il a raison, continuai-je. Kyoka sait parfaitement que nous le surveillons. Pourtant, il t’a quand même envoyé ici, sans espoir d’en sortir vivant. Qu’est-ce qu’il t’a promis en échange ? De l’argent ? Une vie plus longue ? Du pouvoir ? Lorsque Horace tressaillit, je sus que j’avais visé juste. — Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu étais sur le point de prendre la tête du clan quand Kyoka a débarqué ? Il t’a volé ton rêve ? (Comme il ne répondait pas, je me tournai vers Flam.) On ferait mieux d’appeler le Svartan pour qu’il vienne le chercher. Horace, j’espère que tu es prêt à faire face à ton pire cauchemar… — Non ! Je vais tout vous dire ! cria-t-il quand Flam s’approcha de la porte. Je vais tout vous dire. Je sais ce que les Svartan sont capables de faire. Lianel en est le meilleur exemple. Je ne veux pas en rencontrer un autre. Lianel ? Qui était donc ce Lianel ? — OK, mais raconte-nous tout ce que tu sais et dépêche-toi. Face à mes menaces, Horace frémit. — Qu’est-ce que vous voulez savoir ? murmura-t-il. — Pourquoi est-ce que tu ne commences pas depuis le début ? demandai-je en reprenant mon stylo. Dix minutes plus tard, il nous avait déballé tout ce qu’il avait sur la conscience. A la fin de son récit, il suait comme un bœuf. Il avait raison d’avoir peur : si nous ne le tuions pas, Kyoka s’en chargerait. Après avoir averti Flam et Chase, je me rendis dans le salon où Trillian et Camille discutaient avec Zach. — Trillian, l’espion nous a donné des informations que tu devrais rapporter en Outremonde le plus vite possible. Un Svartan s’est allié à l’Ombre Ailée. Il a peut-être un rôle dans cette guerre, mais je n’en suis pas certaine. Il s’appelle Lianel… — Lianel ? s’exclama Trillian en se relevant d’un bond. Tu as dit Lianel ? — Oui, c’est ça, dis-je avant de m’écarter de son chemin. Pourquoi ? Qui est-il ? — Il est recherché pour viol et meurtre à Svartalfheim. Il a enlevé une nièce du roi et l’a violée avant de la découper en morceaux. Elle était toujours vivante pendant… l’opération. Il a aussi tué ses gardes du corps. La fille était… jeune, expliqua-t-il l’air nauséeux, vraiment très jeune. Lianel vénère Jakaris. L’évocation de ce nom suffit à me faire tressaillir. Il s’agissait du dieu svartan des vices et de la cruauté – j’avais hâte de le rencontrer… — Eh bien, il est de mèche avec Kyoka et le démon Jansshi. C’est pour ça qu’on a eu du mal à les repérer cette fois. L’escouade de Degath ne comporte qu’un démon. — Lianel est pire qu’un démon. Il connaît plus de façons de torturer un homme qu’il devrait en exister. Secouant la tête, Trillian se laissa tomber sur une chaise. — Horace a dit autre chose ? demanda Camille. — Il nous a confirmé la localisation du nid et nous a donné une approximation du nombre d’araignées que l’on aurait à combattre. Et Vénus l’enfant de la lune se trouve bien là-bas. Donc on devra faire attention pour qu’il ne s’en serve pas contre nous… S’il est encore vivant, bien sûr. Camille jeta un coup d’œil à l’horloge. — Menolly ne va pas tarder à se réveiller. Tu peux libérer la cuisine ? Je ramenai tout le monde dans le salon, y compris Flam qui avait remis Horace dans le cagibi après l’avoir de nouveau bâillonné. Au même moment, Ronyl réapparut. Malgré la couche de neige qui le recouvrait, il semblait content de lui. — Les protections contre les araignées fonctionnent. Vous auriez dû les voir se carapater ! Je ne sais pas combien il y avait d’araignées tégénaires parmi elles, mais en tout, il y en avait plusieurs centaines ! Ça devrait fonctionner pendant quelques mois. En attendant, je vous suggère d’investir dans une tapette à mouches, dit-il en se retournant vers Trenyth. Bien, il est temps de rentrer. Son collègue hocha la tête. — Oui, je dois rapporter tout ça à ma reine. Je vous contacterai demain à travers le miroir des murmures pour savoir comment s’est passée votre bataille. — Vous croyez vraiment en nous, remarquai-je. — C’est vrai, répondit-il avec un sourire. Mais je me fie seulement à ce que vous avez accompli jusque-là. Ne perdez pas confiance. Ça risquerait d’être un handicap sur le champ de bataille. Alors que Ronyl et lui s’éloignaient dans la nuit, j’aurais voulu qu’ils se portent volontaires pour nous aider dans notre combat. Cependant, ils devaient s’occuper de leur propre guerre. Je refermais la porte derrière eux quand Menolly fit son apparition, clignant des yeux. Iris et Maggie la suivaient de près. — Qui est enfermé dans le placard ? demanda-t-elle. Je peux sentir sa peur à des kilomètres à la ronde ! Ça attise ma faim ! Oh, non. Elle avait besoin de se nourrir, c’était évident, et nous avions un plateau-repas tout prêt dans le cagibi. — Assieds-toi, lui dit Camille. Nous avons beaucoup de choses à te dire, et très peu de temps devant nous. Tandis que Menolly s’élevait près de l’arbre de Noël – elle semblait apprécier de se trouver près des décorations étincelantes –, nous lui fîmes le récit de ce qui s’était passé, ponctué par ses « Si seulement j’avais été réveillée » ou « On peut vraiment contacter les elfes avec notre miroir des murmures ? » — Alors qu’est-ce qu’on fait de lui ? demanda-t-elle enfin. — Pourquoi tu ne prendrais pas un bon repas ? suggéra Trillian, aussi naturellement que s’il lui proposait un sandwich au rosbif. Je serrai les dents. Camille, elle, hocha la tête. — C’est la meilleure solution. Nous ne pouvons pas lui faire confiance. Si nous l’enfermons quelque part, il finira par sortir et nous causer du tort. Il nous vendra au plus offrant à la première occasion. Wisteria nous aura au moins appris une chose. Ils avaient raison, je le savais, mais ma conscience me jouait des tours. Cependant, quand le souvenir des victimes me traversa l’esprit, je sus que la compassion n’était pas de mise. Les chasseurs de la lune n’en auraient aucune. Au bout d’un moment, je relevai la tête. — Menolly, tu as besoin d’aide ? Elle secoua la tête. — Non, répondit-elle d’un air triste. (Je lus dans ses yeux que cette tristesse m’était destinée à moi, pas à Horace von Spynne.) Nous sommes des soldats, chaton, murmura-t-elle. Tout comme Père… Parfois, on doit faire des choses qui ne nous plaisent pas. Pendant qu’elle se rendait dans la cuisine, je me retournai vers Zach. — Dans combien de temps est-ce que Rhonda sera là ? — Bientôt. Elle ne va pas tarder, répondit-il. Je pense que tu vas l’aimer. Personnellement, je n’en étais pas si sûre. Des bruits de lutte nous parvinrent depuis la cuisine. Et si j’allais me changer ? — Je vais m’habiller pour notre excursion. Camille, tu devrais y aller, toi aussi. La nuit va être froide. Nous avons besoin de vêtements chauds et qui ne nous trahissent pas. Allez, viens. Elle me suivit dans l’escalier. Arrivées devant sa porte, elle se retourna vers moi. — Je sais à quel point cette situation te pèse, dit-elle. Moi aussi, ça me fatigue. J’avalai la boule qui s’était formée dans ma gorge. — Je ne supporte pas d’être impliquée dans tous ces meurtres. Ou de ne pas pouvoir rentrer à la maison parce qu’il s’y passe la même chose. Ou de savoir que notre père et notre tante sont en danger. — En parlant de famille, Trillian m’a dit que les prêtres de Jakaris lui ont parlé de Shamas… — Il est mort, c’est ça ? murmurai-je. Elle secoua vivement la tête. — Non ! C’est ce que je voulais te dire. Les moines étaient sur le point d’arrêter son cœur lorsqu’il a… Je ne comprends pas comment il s’y est pris. Quoi qu’il en soit, il s’est servi de leur sort pour… eh bien… disparaître. Ils ne savent pas s’il est vivant, et personne ne sait où il a bien pu aller. — Merde, m’exclamai-je, incapable de détourner le regard. (C’était la première bonne nouvelle que j’entendais depuis une éternité.) Tu ne crois pas qu’il aurait pu… imploser, pas vrai ? Même si cette pensée me rendait malade, je ne pouvais pas en nier la possibilité. Utiliser la magie de quelqu’un d’autre pour réaliser son propre sort se révélait parfois très dangereux. Mais dans son cas, il n’avait pas grand-chose à perdre. Camille grimaça. — C’est possible. Les dieux savent que ça pourrait m’arriver, mais Shamas ? Non, il est très puissant. Je ne me rappelle pas quels pouvoirs il a hérités de tante Olanda et oncle Tryys. Dans tous les cas, ils doivent être prodigieux pour lui avoir permis de s’échapper. Lethesanar était furieuse quand elle l’a appris. D’après l’informateur de Trillian, la scène dans la salle du trône n’était pas belle à voir. Dans sa colère, la reine a tué trois servants et le messager qui lui avait apporté la nouvelle. Elle leur a arraché le cœur. — Oh, par la Sainte Mère, murmurai-je. (Comme tous les Fae, Lethesanar était impulsive : la race de notre père n’avait jamais été docile. Pourtant, cette pensée me souleva l’estomac.) A mon avis, plus personne n’osera lui rapporter de mauvaises nouvelles. — Tant pis pour elle, répondit Camille en haussant les épaules. J’espère que Tanaquar prendra rapidement le pouvoir. On ferait mieux de se dépêcher. Je vais m’habiller. On se rejoint en bas ? On partira dès que l’amie de Zach sera là. Il faut mettre un point final à tout ça. Ce soir. Après avoir acquiescé d’un hochement de tête, je gravis les marches deux à deux jusqu’à mon appartement. Camille avait raison. Il était temps d’arrêter le clan des chasseurs de la lune. Anéantir l’escouade de Degath ne contrecarrerait peut-être pas les plans de l’Ombre Ailée, mais si nous parvenions à récupérer le deuxième sceau spirituel, nous aurions un avantage sur lui. Enfin une raison de se réjouir. J’enfilai un jean par-dessus mes collants. Je portais également un caraco en coton sous mon pull à col roulé vert sapin. La superposition était parfaite pour ce genre de mission : contrairement à une parka, ces vêtements me permettraient de me déplacer à ma guise tout en me tenant chaud. Je mis mon placard sens dessus dessous pour retrouver ma veste en daim noire, plus chaude que celle en cuir qui n’était pas doublée. À cette tenue, j’ajoutai des gants, un bandana noir et des chaussures de randonnée fines. Avec ça, je pourrais affronter le mauvais temps et traverser la forêt sans problème. Pendant que je m’habillais, je m’efforçai de ne pas penser à Rhonda. Pas la peine de souffrir inutilement. Quand je la rejoignis, Camille me laissa perplexe. A la place de sa jupe longue habituelle, elle avait opté pour un caleçon épais et un pull tunique avec un grand col. La maille moulait les courbes de son corps. Elle portait également des bottines à lacets, des gants en cuir et sa cape en soie d’araignée. Même ainsi, elle avait l’air de sortir tout droit d’une publicité de Vogue, avec un peu plus de formes que la plupart des mannequins. — C’est la première fois que je te vois porter des vêtements aussi… pratiques, remarquai-je en souriant. Ça change. — Ça ne m’enchante pas, mais on a affaire à des araignées qui mordent, alors… Je ne veux pas les tenter en leur montrant trop de peau, répondit-elle en levant les yeux au ciel. Allons-y. Lorsque nous entrâmes dans le salon, Rhonda s’y trouvait. Je m’arrêtai net. C’était une bombe : belle, élégante, l’air dominant. Plus petite que moi, elle était mince et athlétique. Elle avait tressé ses longs cheveux dorés et sa tenue était parfaitement coordonnée. En revanche, sa carrure la trahissait : elle savait se battre, ça paraissait évident. Cependant, je n’étais pas déstabilisée par sa seule apparence, mais plutôt par la façon dont elle se tenait – comme si elle était la reine de la troupe. Et c’était peut-être le cas. Quand elle me tendit la main, je la lui serrai par obligation. Sa poigne était ferme et chaude. Sans m’en apercevoir, je me rapprochai d’elle, désirant faire partie de son cercle. Mais je me rendis compte de la ligne invisible qui nous séparait. Il ne s’agissait pas de snobisme de sa part. Elle appartenait simplement à un rang plus élevé que le mien et ça ne changerait jamais. Lorsque je reculai, nos regards se croisèrent. — Nous sommes contents de vous voir, dit Camille en se plaçant devant moi. Comme elle ne semblait pas affectée par le glamour de Rhonda, celle-ci parut perplexe. — Oui, acquiesça Menolly après nous avoir rejoints. Merci d’être venue. Votre aide ne sera pas de trop. A son tour, elle ne prêta aucune attention à l’allure du puma-garou. Après l’avoir saluée, elle s’éclipsa dans la cuisine. Rhonda jeta un coup d’œil à Zach. — Est-ce qu’il va survivre ? demanda-t-elle. Je hochai la tête. — L’équipe médicale est intervenue à temps pour neutraliser le poison. Par contre, il ne doit pas faire d’efforts pendant quelques jours. Il est coincé ici ce soir. Il ne peut pas nous accompagner. — Est-ce que les garçons vous ont parlé de la situation ? s’enquit Camille. Acquiesçant, Rhonda observa Trillian qui lui rendit son regard d’un air calme. Au bout d’un moment, elle cligna des yeux et tourna la tête. J’avais l’impression qu’elle avait l’habitude d’être le centre d’intérêt, ce qui n’était pas le cas ce soir. Je me levai de mon fauteuil. — Bon, avant de partir, nous devrions décider d’un plan. Camille, étant donné que la magie de la lune ne marche pas sur les araignées-garous, de quelle arme vas-tu te servir ? Elle tapota le fourreau accroché à sa ceinture. — Mon épée. Et je connais quelques sorts qui ne nécessitent pas l’énergie de la lune. J’arriverai peut-être à convaincre un élémentaire de nous aider – un élémentaire du vent ou de la terre, par exemple. Si on les énerve, ils risquent d’aider les araignées, mais bon… — On s’en servira en dernier recours, lançai-je. Comme d’habitude, je me battrai. Et toi, Chase ? — J’ai mon revolver, bien sûr, et mes nunchakus, répondit-il en levant l’arme. Les balles en argent ne marchent que sur les lycanthropes alors je ne les ai pas apportées. — Très bien. Flam, Trillian, Morio ? Morio haussa un sourcil. — Mon répertoire contient de nombreux sorts et illusions. Et si rien ne marche, je les combattrai sous ma véritable forme. Crois-moi, mon côté démoniaque n’est pas beau à voir. Son ton posé me fit sourire, jusqu’à ce que je me rappelle que nous ne connaissions pas vraiment son aspect démoniaque. Flam, quant à lui, se contenta de ricaner. — Je suis un dragon. Je ferai ce que je fais le mieux. Trillian nous présenta une épée en dents de scie avant de la ranger de nouveau dans son fourreau. Rien d’autre à ajouter. — Bien, maintenant que c’est fait, on ferait mieux d’y aller, dit Flam en se levant. Au même moment, Iris entra dans la pièce avec un bol de bouillon de poulet et un sandwich sur un plateau. Maggie s’était roulée en boule aux pieds de Zach sur le canapé. — Soyez prudent. Je n’ai pas envie d’avoir à venir vous sauver, lança Iris. Camille la prit dans ses bras. — On revient le plus vite possible. Dans tous les cas, Menolly sera là avant le lever du soleil. S’il y a le moindre problème, utilise le miroir des murmures pour contacter Trenyth. Tandis que nous nous dirigions vers la porte, Iris hocha la tête. — Compris. Ne prenez surtout pas de risques inutiles. Il suffit d’un faux pas pour… Sa voix s’évanouit et elle nous fit «au revoir » de la main. Nous descendîmes les marches de l’entrée, nos bottes s’enfonçant dans la neige fraîche. Nous nous séparâmes en deux groupes. Chase, Rhonda et Menolly montèrent avec moi dans la Jeep. Camille, Trillian et Flam, eux, accompagnèrent Morio dans sa Subaru. Quand Rhonda insista pour s’asseoir à l’avant, à la place de Menolly, je ne pus refuser. Même si je préférais avoir ma sœur à mes côtés, je ne voulais pas commencer le voyage par une dispute. Tandis que je démarrais la voiture et commençais à rouler, je me demandai si nous serions encore en vie au lever du jour… Et si nous arriverions à trouver Vénus, l’enfant de la lune, et le deuxième sceau spirituel avant l’Ombre Ailée. Pour aller à Snoqualmie depuis Belles-Faire, il faut traverser le plus long pont flottant du monde qui sépare Seattle de Minneapolis et St Paul, puis prendre l’autoroute 405 et la I-90. La sortie qui mène à Snoqualmie ne se trouve pas très loin après. A 20 heures, le trafic était redevenu fluide. Il n’y avait pas trop de voitures sur les routes, et l’on pouvait circuler assez facilement. La neige et le verglas ralentissaient tout le monde, à part les conducteurs qui confondaient leur 4 x 4 avec une autorisation de rouler dangereusement en hiver. Par deux fois, nous aperçûmes des voitures sorties de la route. La neige continuait à tomber, recouvrant le monde d’une couverture de cristal. Cette tempête avait quelque chose d’étrange, de magique. Si nous sortions indemnes de cette aventure, je demanderais à Camille de poser la question aux esprits de la météo. En général, ces créatures ne prêtaient pas attention aux mortels et préféraient la compagnie des élémentaires, mais elles faisaient une exception pour les sorcières qui utilisaient la magie des éléments. Quand je bifurquai sur la I-90, je vérifiai que Morio me suivait. Nous nous dirigions vers la chaîne de montagnes des cascades. Bien sûr, nous allions nous arrêter bien avant le col de Snoqualmie, mais, même dans le noir, je sentais la différence. Nous nous rapprochions de volcans en activité et d’anciennes montagnes, de sommets nés des mouvements des plaques tectoniques. De la souffrance de la Terre. Le trafic était fluide. La plupart des gens faisaient leurs courses de Noël ou restaient au chaud chez eux. Ainsi, nous avions pratiquement la route pour nous tout seuls. — Qu’est-ce qu’on va faire, déjà ? demanda Rhonda. — Rien de plus simple, répondis-je. On trouve Kyoka et les araignées-garous et on les tue. Puis on libère Vénus l’enfant de la lune. — Si je comprends bien, vous n’avez pas de vrai plan, lança-t-elle d’un air méprisant. Je resserrai ma prise sur le volant. Même si sa remarque me tapait sur les nerfs, je n’avais pas l’intention de me laisser déstabiliser. — Nous avons déjà de la chance d’avoir trouvé leur nid. Nous ne savons pas ce que nous allons faire avant d’y être. Alors le mieux, c’est d’y aller et d’improviser. Si tu as une meilleure idée, n’hésite pas, parce que, ma jolie, ton clan ne peut plus se permettre d’attendre. Elle la ferma aussitôt. Je savais que je l’avais blessée, mais je m’en moquais. À mesure que nous nous approchions de Snoqualmie, je pouvais sentir les toiles tissées par le clan des chasseurs de la lune, comme une ombre grandissante dans la brume et qui prendraient racine si nous ne faisions rien. Mes sens se mettaient en alerte. Chase me demanda de prendre la route de Parson’s Creek. Elle était à deux voies. Alors que la Jeep roulait sur le bitume verglacé, je me laissai envahir un peu plus par ma transe. Tout à coup, Menolly, qui jusqu’à présent était restée silencieuse, se raidit et se pencha en avant. — Ça sent le démon. Je ne sais pas quand, mais un démon est passé par là, dit-elle. Je l’observai à travers le rétroviseur : ses yeux étaient rouges et ses canines allongées. Elle me fit un clin d’œil en me souriant. — Un démon Jansshi, continua-t-elle. Ce sont des charognards, ils mangent tout ce qu’on leur balance. Cette escouade d’éclaireurs de l’enfer est sûrement dirigée par Kyoka. Lianel et lui sont plus intelligents que le Jansshi, qui n’est qu’un démon empestant le soufre. Rhonda s’éclaircit la voix. — Je n’ai jamais combattu de démon, avoua-t-elle. Soudain, elle semblait beaucoup moins sûre d’elle. — Nous oui, répondis-je avec un léger sourire. Ils peuvent être terrifiants, mais, dans le cas présent, Lianel et Kyoka nous poseront davantage de problèmes que le Jansshi. Et n’oublie pas les araignées. Dans mon rêve, Geph von Spynne était extrêmement puissant. De plus, il peut se déplacer dans le plan astral. J’en suis certaine. — Il faudra que tu tournes dans un kilomètre, intervint Chase, pour prendre la route du bâton d’or. Mon pouls s’accéléra. Je me concentrai davantage sur la conduite. Le paysage me paraissait familier. J’en eus le souffle coupé. Merde, alors tout était vrai ! — Ils se cachent dans une grotte. Je n’ai pas envie de tomber dans un piège, mais en même temps, ça m’étonnerait qu’ils nous accueillent à l’extérieur. Il va falloir aller les chercher. Ça ne promet rien de bon. Chase sortit son téléphone et composa un numéro. Quand il commença à parler, je lui lançai un regard interrogateur dans le rétroviseur. Il couvrit le micro avec sa main et me murmura : — C’est Camille. Je lui explique. Je reportai mon attention sur la route quand tout à coup je me retrouvai face au panneau « Route du bâton d’or » dont j’avais rêvé. Dans ma vision, j’étais arrivée par l’autre côté, mais ça n’avait aucune importance à présent. Prenant une grande inspiration, je tournai à gauche, suivie de près par Morio. Pendant que nous avancions sur la route accidentée, j’essayai de me rappeler quel chemin j’avais pris pour me rendre au nid. Les virages semblaient plus difficiles en voiture, surtout à cause de la neige et du verglas. Soudain, j’aperçus l’endroit que je cherchais. Je m’arrêtai aussitôt sur le bord de la route, coupant le moteur. — C’est ici, expliquai-je. Tu vois le point noir entre les deux sapins là-bas ? C’est le chemin. A contrecœur, je défis ma ceinture de sécurité et descendis de la voiture. Les autres m’imitèrent. Chase sortit les affaires que nous avions préparées. Après avoir enfilé mon sac à dos, je vérifiai que mes couteaux étaient bien accrochés dans ma botte et à mon poignet. Au même moment, Morio gara sa voiture derrière la mienne. Quand ils sortirent à leur tour, nous nous rassemblâmes au bord de la route. — Vous avez tout ce qu’il vous faut ? demanda Camille. (Comme tout le monde hochait la tête, elle leva les yeux vers les nuages, les paupières baissées.) Mère Lune, sois avec nous, surveille nos arrières. — Dame Bastet, guide-nous et protège-nous, ajoutai-je. Aide-nous à survivre à la bataille, renforce notre magie et ensorcelle nos lames. Je relevai les yeux. L’heure était venue. — Bien, allons-y ! Le deuxième sceau était en jeu, nous ne pouvions pas attendre plus longtemps. Je m’enfonçai alors entre les sapins qui nous surplombaient. Lorsqu’une bourrasque de vent fit grincer les branches, la marque sur mon front se réveilla. Mon pouls s’accéléra, et, comme une rivière en crue, je sentis une vague de feu se déverser dans mes veines. Secouée mais plus forte que jamais, je me redressai. Quelqu’un avait entendu nos prières et une partie de moi se demandait qui avait bien voulu répondre. — C’est parti ! m’exclamai-je en m’enfonçant dans la forêt tandis que les autres me suivaient en silence. Chapitre 18 Dans les sous-bois, ma vision changea soudain. Je pouvais à présent voir comme si je portais des lunettes infrarouges. Surprise, je vacillai. Camille, qui était juste derrière moi, me rattrapa. — Ça va ? murmura-t-elle. Je clignai des yeux, pour être certaine qu’ils ne me jouaient pas des tours. Mais ce n’était pas le cas : tout m’apparaissait aussi net qu’en plein jour, les couleurs en moins. — Je ne sais pas, répondis-je avant de lui expliquer la situation. Au moins, ça me donne un avantage. Où est Menolly ? ajoutai-je en me retournant. — Là-haut, regarde. Tu la vois ? Camille me montra une chauve-souris qui volait bas. Petit à petit, Menolly apprenait à contrôler ses transformations, même si, pour l’instant, elles ne duraient que très peu de temps. — Waouh ! Elle devient douée ! m’exclamai-je. Mais elle ne va pas pouvoir rester là-haut très longtemps. Je crois qu’elle n’a pas encore dépassé les dix minutes sous cette forme. — Au moins, elle essaie. C’est le moment ou jamais. Elle pourra peut-être se cacher dans un arbre quand on arrivera devant la grotte. Elle nous servira d’élément de surprise. Même si elle essayait de paraître enthousiaste, son expression la trahissait. Elle savait aussi bien que moi que beaucoup de choses allaient se jouer dans les prochaines heures. Notre ascension nous mena au chemin au bord du ravin dont j’avais rêvé. Penchées au-dessus du précipice, Camille et moi observâmes l’eau qui déferlait dans la rivière en contrebas. — Je n’aimerais pas tomber dans ces ronces, dit-elle en désignant les buissons épineux qui recouvraient les flancs. — Qu’est-ce qu’il y a en haut de cette colline ? demanda Chase depuis l’autre côté du chemin. Tu as eu le temps d’y faire un tour ? Nous les rejoignîmes. Flam observait la direction indiquée d’un air préoccupé. — Vous ne devriez pas aller par là, dit-il en secouant la tête. Je pourrais m’en sortir, mais vous non. — Pourquoi ? Qu’est-ce que vous en savez ? demandai-je. — Cette partie de la forêt est habitée par des Indiens qui se font appeler le peuple de la lune. Il y a sûrement un de leurs cimetières sacrés près d’ici. Je sens bouger des esprits, expliqua Flam. — Mon guide ! Il a parlé des siens comme du peuple de la lune ! A ces mots, le vent se leva et le silence tomba autour de nous. Une silhouette translucide apparut alors, son aura étincelant dans la nuit. C’était l’esprit de mon rêve ! À présent, il observait Flam, Morio et Trillian d’un air interrogateur. Je m’inclinai, en espérant qu’il s’agissait de la bonne manière de payer mes respects au gardien des terres. — Nous nous rencontrons de nouveau, dis-je. Génial, maintenant je parlais comme une héroïne des années 1940. Il pencha la tête sur le côté. — Est-ce que je vous connais ? demanda-t-il, avant de m’adresser un grand sourire. Ah oui, je me souviens de vous, mais ce soir-là, vous étiez sous votre forme animale. J’acquiesçai d’un mouvement de tête sans lui avouer que je ne savais pas en quoi je m’étais transformée. — Nous sommes venus nous occuper des araignées-garous. Pouvez-vous nous aider ? — Je ne peux pas quitter cet endroit, répondit-il en secouant la tête. Allez-y, mes amis, et que les esprits soient avec vous. Après avoir prononcé ces paroles, il disparut. — Qu’est-ce qu’on doit faire de ça ? demanda Rhonda. — Rien, rétorquai-je, j’ai appris à ne plus me préoccuper de ces choses-là, c’est une perte de temps. Venez, il faut se remettre en route. Tandis que je les guidais à travers les fourrés jusqu’à la grotte, la neige reprit de plus belle et le vent recommença à souffler. Après avoir atterri près de nous, Menolly se retransforma aussitôt. — Je n’arrive pas à voler sous ma forme de chauve-souris avec ce vent, ni comme ça d’ailleurs, dit-elle. Je ne vais pas pouvoir vous aider beaucoup à ce niveau-là. Par contre, s’il y a quelque chose à escalader, aucun problème. — Au moins, tu auras essayé, lançai-je. Je ne vois personne d’autre que nous, et toi ? — On pourrait faire de la lumière dans la forêt pour voir si des yeux la reflètent, mais ça trahirait notre présence. (Chase vint se placer près de moi, accroupi devant les buissons de myrtilles qui recouvraient les lieux.) C’est toi qui décides, Delilah. Qu’est-ce qu’on fait ? Je jetai un coup d’œil à Camille qui secoua la tête. — Chase a raison. C’est ton rêve, c’est toi qui décides. Merde. J’avais espéré qu’elle accepterait de prendre la relève. Camille savait mener les opérations. Moi, pas trop. Toutefois, son expression me disait clairement qu’elle ne comptait pas changer d’avis. Après avoir pris une grande inspiration, je regardai autour de moi. — On ne doit pas y aller tous en même temps ; s’ils ont une arme à longue portée, on est morts… — Un AK-47, par exemple ? demanda Chase. Je lui adressai un regard noir. — Je pensais plus à un sort ou un champ de protection qui nous affecterait tous. Menolly, je sais que tu ne peux pas voler, mais tu es silencieuse et tu n’as pas de chaleur corporelle. Est-ce que tu pourrais te rapprocher de l’orée de la forêt pour vérifier qu’il n’y a personne caché à l’extérieur de la grotte ? Dans mon rêve, ils étaient très nombreux. — Qu’est-ce que je fais si j’en vois ? — Abats-les aussi silencieusement que possible, répondis-je froidement. — D’accord, dit-elle avant de s’éloigner. Je fronçai les sourcils. — Flam, passez devant avec moi. Trillian, Chase et Rhonda, derrière nous. Morio ? Est-ce que tu connais un sort d’invisibilité ? Comme ça, tu pourrais passer devant en éclaireur avec Camille. Morio se gratta la tête. — Je dois pouvoir y arriver. Viens par là Camille, je vais voir si ça marche. Par contre, rappelle-toi qu’on fera quand même du bruit, donc essaie de rester silencieuse lorsqu’on s’approchera de la grotte. Ça ne va pas durer longtemps, mais ça devrait nous permettre d’entrer sans problème. Une fois sur le côté, Morio murmura une incantation. Puis, Camille et lui disparurent. Soulagée, je patientai un instant pour leur laisser le temps de pénétrer à l’intérieur de la grotte, avant de faire signe aux autres. — Bon, allons-y, dis-je. Ne posez pas de questions, ne faites pas de prisonniers. Nous devons accomplir deux choses : libérer Vénus l’enfant de la lune, et tuer Kyoka, Lianel et le démon Jansshi. Doucement, le plus silencieusement possible, je me rapprochai de la grotte avec Flam. Jusque-là, personne ne nous avait barré le chemin. A mesure que nous nous rapprochions, je commençai à trouver ça suspect. Tout à coup, un bruit provenant de l’intérieur attira mon attention et je fis signe à mes compagnons de s’arrêter. Deux hommes avec un très fort air de famille Von Spynne apparurent à l’entrée de la grotte. Apparemment, les grands, maigres et dégingandés semblaient être la marque de fabrique des chasseurs de la lune. En nous voyant, ils s’arrêtèrent et nous dévisagèrent comme si nous étions des clowns dans une garden-party ou si nous portions de la fourrure à un meeting de protection des animaux. Je décidai alors de profiter de leur surprise. Sortant mon long couteau, j’allais m’élancer vers eux, quand Flam s’interposa. Il les attrapa par la gorge et cogna leur tête l’une contre l’autre. Après les avoir examinés, il se tourna vers moi : — Ils sont seulement inconscients. Tu devrais finir le boulot. Tremblante, je les observai. Trillian sembla percevoir mon hésitation car il me poussa et s’accroupit pour leur trancher rapidement la gorge. Tandis que je regardais leur sang s’écouler, mon horreur se changea petit à petit en fascination à cause de son odeur. Un sentiment de désir m’envahit alors, un pouvoir aussi vieux et sombre que les montagnes. Effrayée, je me dépêchai de rejoindre Flam dans la grotte. L’entrée du tunnel était assez large pour laisser passer trois hommes côte à côte et ronde comme l’intérieur d’un tube. Ça me rappelait un documentaire de Planète Animale sur les mygales maçonnes. Oui, ça y ressemblait beaucoup. Plus qu’un magicien dérangé, Kyoka avait sûrement aussi joué avec la génétique. Le passage était très long, avec des ouvertures de chaque côté. Je sentais encore le sang à l’extérieur, mais à présent d’autres odeurs venaient s’y mêler, entêtantes. Le mélange piquant de transpiration, d’urine et d’excréments me fit tressaillir. Je pouvais également discerner l’odeur du sexe, de pourriture et de nourritures avariées. Sur le point de vomir, je tentai de me calmer. — Delilah ? Tout va bien ? me demanda Chase en m’attrapant par le coude pour me soutenir. — Je crois que oui, répondis-je. Tandis que nous pénétrions dans le nid, je m’efforçai de rester concentrée et de mettre un pied devant l’autre. Nous étions presque arrivés à la première intersection, lorsque, tout à coup, un cri résonna. En proie à une souffrance soudaine, je portai une main à ma tête et m’aperçus que Rhonda faisait la même chose. — Qu’est-ce que c’était ? demanda Trillian en passant devant moi, Flam et Chase sur les talons. J’étais sur le point de les suivre quand quelqu’un m’attrapa par le coude. — Delilah, c’est moi, murmura une voix à mon oreille. — Camille ? (Devant l’absence de réponse, je fronçai les sourcils.) Si tu as hoché la tête, je te rappelle que je ne peux pas te voir… — Ah oui, c’est vrai ! s’exclama-t-elle. Écoute, Morio et moi, on va aller faire un tour dans les coins qui sentent la magie féline. Tu veux nous accompagner ? — Je ne peux pas vous suivre sans vous voir, répondis-je. (Quand une ombre se détacha de la paroi à côté de moi, je sursautai.) Putain, qu’est-ce que c’est, ce truc ? — Chut, c’est moi, me rassura Menolly en s’approchant. Je vais te guider, je peux entendre Camille et Morio marcher. Mon ouïe est meilleure que la tienne. Je jetai un coup d’œil à Rhonda. — Tu veux venir aussi ? lui proposai-je. Malgré la peur que je lisais dans ses yeux, elle se contenta de répondre : — Je couvre vos arrières. Pendant que Menolly nous ouvrait le chemin, des cris s’élevèrent dans le passage où avaient disparu Trillian, Flam et Chase. Une voix inconnue appelait à l’aide. Tout ce que nous pouvions faire, c’était espérer que nos amis restent sains et saufs. Après avoir passé deux entrées, nous tournâmes à gauche. Toutefois, avant de m’engager dans le tunnel, j’aperçus des hommes accourir de la direction opposée, probablement en réaction aux plaintes de leur camarade. Le chemin nous mena à une grande pièce. Là, les murs étaient arrondis et creusés à la main dans de la roche étincelante. Le plafond s’élevait au moins à six mètres de haut. En levant la tête, je pouvais distinguer des toiles d’araignées dans la pénombre, qui, attachées les unes aux autres, formaient une voûte au-dessus de nous. Je déglutis, essayant de ne pas penser à ce qui pouvait se cacher là-haut. Plusieurs ouvertures menaient à d’autres tunnels qui s’enfonçaient sous la montagne. Tout à coup, mon regard se posa sur l’estrade au centre de la pièce, que je n’avais pas encore remarquée. Pas étonnant que Morio ait senti de la magie féline. A côté de ce qui ressemblait à un œuf géant, se trouvait Vénus l’enfant de la lune, attaché par les poignets et les chevilles, debout, contre une roue en pierre. Nu, il était penché en avant. Du moins, autant que ses liens le lui permettaient. Des brûlures et des lacérations encore suintantes lui striaient le torse. Son nez était cassé et il avait les yeux au beurre noir. Incapable de détourner le regard, j’avalai la boule qui s’était formée dans ma gorge. Trois hommes l’entouraient. L’un deux jouait avec un fouet. Un autre faisait chauffer un tisonnier dans un feu. Quant au troisième, il était adossé à une stalagmite et avait l’air de s’ennuyer. Menolly laissa échapper un léger grognement. Aussitôt, ses yeux prirent une teinte écarlate, tandis que des larmes de sang coulaient le long de ses joues. Sans un mot, elle s’élança vers l’homme au tisonnier. Je me tournai vers Rhonda. — Ils savent que nous sommes là, maintenant. Au boulot ! Après avoir attrapé un bâton, elle se jeta dans la bataille. Armée de mon couteau, je l’imitai. — Qu’est-ce que… ? s’exclama notre ennemi en apercevant Menolly. Toutes dents dehors, elle ne chercha pas à esquiver le tisonnier qu’il agitait dans sa direction. Sans flancher, elle se saisit du fer incandescent et le lui arracha des mains pour le lancer de l’autre côté de la salle. — Putain de merde ! cria-t-il. Il ne put rien dire d’autre car elle était déjà sur lui. En quelques secondes, sa tête s’affaissa et Menolly le laissa tomber sans ménagement à terre. Pas de pitié. Ne passez pas par la case départ. Ne touchez pas 20 000 francs. Pendant que Rhonda s’occupait de Monsieur Je-m’ennuie, je m’approchai de l’homme au fouet. Après m’avoir observée des pieds à la tête, il fit passer son arme d’une main à l’autre. — Où est ton papa, ma petite ? dit-il, visiblement amusé par la situation. Si tu es sage, je te baiserai avant de t’apprendre à ne pas te mêler des affaires des hommes. En réponse, je sentis un grognement s’échapper de ma gorge, puis résonner dans la pièce. Qu’est-ce que c’était ? D’où l’avais-je sorti ? Malgré son air décontenancé, mon adversaire leva son fouet. — Tu aimes avoir mal, petite chatte ? murmura-t-il. Viens faire joujou avec ton maître. — Tu parles beaucoup pour quelqu’un qui se cache derrière un rocher. Parfait. Il ne faut pas qu’il bouge. Je m’élançai alors en avant et me servis du rocher en guise de trampoline. Après un salto arrière, j’atterris directement sur lui, façon Bruce Lee. Puis, sans lui laisser le temps de se retourner, je lui enfonçai mon couteau dans le flanc gauche pour lui transpercer le cœur. Il murmura quelque chose qui ressemblait à « Va te faire foutre ! » avant de s’effondrer. Je dégageai mon arme. — Merci pour ton aide, dis-je en essuyant la lame sur mon jean. Le sentiment de satisfaction qui m’envahit tout à coup me décontenança. Prise au dépourvu, je jetai un coup d’œil vers Rhonda qui était également venue à bout de son adversaire. Menolly, elle, détachait les liens qui retenaient Vénus. Quand il s’affaissa dans ses bras, elle l’allongea avec précaution contre la pierre. — Il vivra, nous annonça-t-elle. Il a appris à endurer la douleur. En revanche, il va garder d’énormes cicatrices. Sa voix vacilla. Je la suspectais de repenser à sa propre expérience de la torture. Certaines cicatrices s’estompent avec le temps. D’autres ne disparaissent jamais, même si elles sont invisibles. Celles de Menolly – physiques, comme morales – seraient éternelles. Rhonda accourut au côté de Vénus. — Je suis aide-soignante. Laissez-moi l’examiner. — Où sont passés Camille et Morio ? demanda Menolly en se retournant. — Je suis juste là, répondit Morio. (De nouveau visible, il réapparut dans l’un des tunnels sur notre gauche.) Camille et moi nous sommes séparés pour explorer ces deux passages. De mon côté, j’ai trouvé tout un tas de toiles d’araignées et d’œufs. On devrait les brûler. — Si je comprends bien, vous nous avez abandonnées avec ces malades ? m’exclamai-je tout en cherchant Camille du regard. Je pouvais sentir son parfum. Elle ne pouvait pas être loin. — On savait que vous vous en sortiriez. Delilah, où est Camille ? Elle n’est pas encore revenue ? Je secouai la tête. — Non. Je commence à m’inquiéter. Des bruits de lutte nous parvinrent depuis le tunnel principal. Apparemment, les garçons avaient réussi à déclencher une bataille générale. Au milieu des cris, j’entendis une voix qui ressemblait à celle de Chase. J’espérais qu’il était sain et sauf. — Il lui est arrivé quelque chose, j’en suis sûr, continua Morio. — Qu’est-ce qu’on fait de Vénus ? demanda Rhonda, d’un air affolé. — On reviendra le chercher, répondit Morio. En attendant… (Se penchant au-dessus du chaman, il murmura quelques mots avant de souffler sur son visage. Quelques secondes plus tard, Vénus avait disparu derrière l’illusion d’un tas de rochers.) Ça devrait suffire à les maintenir éloignés. Sur ces paroles, il se précipita à l’intérieur du tunnel que Camille avait emprunté. Après un dernier regard pour cette salle, nous le suivîmes. Le passage était étroit et bas. Menolly n’avait aucun problème pour avancer, mais moi, je devais me baisser pour ne pas me blesser à la tête. Tandis que nous suivions Morio, le parfum de Camille devint de plus en plus fort. Nous arrivâmes alors dans une autre salle qui faisait la moitié de la précédente et qui débouchait sur un gouffre. Je jetai un coup d’œil par-dessus. Sur le côté de la paroi, un escalier de pierre descendait. Même avec ma vision affûtée, je distinguais à peine le fond. Il semblait y avoir une mare, une rivière ou une crique souterraine. Je me retournai vers Menolly. — Est-ce que tu entends de l’eau couler ? Elle ferma les yeux et nous nous efforçâmes de rester silencieux. Au bout d’un moment, elle hocha la tête. — On dirait une crique. Ce n’est pas assez grand pour être une rivière. J’humai l’air. Pas de doute : Camille était passée par là. Où avait-elle pu aller ? — Essayons de descendre, commençai-je, avant qu’un bruit m’interrompe. En me retournant, je me rendis compte que trois silhouettes nous bloquaient la sortie. L’une d’entre elles était Geph von Spynne. L’autre était un Svartan et avait son bras autour de la taille de Camille, la serrant si fort qu’elle semblait avoir des difficultés à respirer. Si Trillian paraissait dangereux, le regard de ce Svartan me donnait la chair de poule. Lianel. Geph avança. — Je te connais, dit-il en agitant un doigt devant mon visage. Je t’ai déjà vue quelque part ! Lorsque je fis mine de lever mon couteau, Lianel secoua la tête. — Si j’étais toi, je ne ferais pas ça. Du moins, si tu veux que ta sœur reste en vie. (Quand il enfouit sa tête dans son cou, elle se débattit. Il resserra alors son étreinte.) Elle est mûre à point. J’aimerais tellement être dans mon temple à Svartalfheim. Mes frères et moi pourrions prendre du bon temps. Le désir que trahissait sa voix suintait comme l’odeur d’une rose fanée, pourrie jusqu’à la moelle. Déstabilisée, je jetai un regard interrogateur à Menolly. Elle était tellement en colère que je pouvais voir les muscles de son cou se contracter. — Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle. Geph adressa un grand sourire à son compagnon. — Ils sont prêts à négocier, dit-il. C’est dommage qu’ils n’y aient pas pensé avant de lancer cette attaque ridicule contre notre nid. Lianel était sur le point de répondre lorsque Camille profita de son moment d’inattention. Elle se laissa tomber de toutes ses forces en arrière, lui faisant ainsi perdre l’équilibre. Une fois sur lui, elle lui assena un coup de coude dans l’estomac avant de rouler sur le côté. Puis, sans lui laisser le temps de bouger, elle lui flanqua son poing dans la figure, le mettant hors d’état de nuire. Geph s’élança alors vers elle avec un couteau rouillé à la main. — Non ! s’écria Menolly. Cependant, Rhonda réagit plus rapidement : rentrant dans la bataille, elle lui donna un coup de bâton dans le ventre. Gémissant, il se plia en deux. L’enfer était sur le point de s’abattre sur nous. Geph se remit très vite de l’attaque, tandis que Rhonda levait de nouveau son bâton, exposant ainsi sa poitrine aux yeux de son adversaire. Aussi rapide que l’éclair, il y plongea son couteau. Elle cria avant de lâcher son arme qui tomba par terre dans un bruit sourd. Menolly et moi accourûmes à ses côtés, mais il était déjà trop tard. Les yeux vides, elle tomba en arrière, la lame toujours enfoncée dans son cœur. Morio était sur le point de nous rejoindre lorsqu’il aperçut Camille, les bras levés vers Geph, le visage déformé par la haine qu’il lui inspirait. La seule fois où je l’avais vue ainsi, c’était lorsqu’elle avait combattu Luc le Terrible. — Mordentant, mordentant, mordentant, cria-t-elle. Une faible lueur apparut au bout de ses doigts. Il ne s’agissait pas de magie lunaire. Même moi, je pouvais sentir la différence. Non, c’était autre chose, plus vieux, plus sombre et bien plus dangereux. Quand Morio s’approcha d’elle, leurs énergies se mélangèrent et frappèrent Geph de plein fouet. Une expression de surprise passa dans ses yeux – elle disait « ce n’était pas censé se passer comme ça » – puis il laissa tomber son couteau et s’évanouit. Aussitôt, Morio assena une tape sur la tête de Camille. Surprise, elle baissa les bras. — Tu ne peux pas le mener jusqu’au bout, dit-il. (Je me demandais de quoi il pouvait bien parler.) C’est dangereux. Tu ne sais pas encore comment en sortir toute seule. Pendant ce temps, Lianel tentait de ramper sur le sol. Il avait à peine fait un mètre que Menolly coupa court à sa fuite d’escargot. Résigné, il se laissa retomber. Accroupie près de Rhonda, je vérifiai son pouls. Rien. Pas de respiration, ni d’éclat dans ses yeux. Elle s’était éteinte comme la lumière du soleil à la fin d’une journée. Je l’observai un instant. Zach l’avait aimée. Il avait même pensé l’épouser. Lorsqu’il lui avait demandé son aide, elle n’avait pas hésité à se mêler d’une affaire dangereuse avec de parfaits inconnus. Et maintenant, elle était morte. Ma jalousie mal placée s’envola tandis que je murmurais une prière pour son âme. — La vie s’estompe. Les formes disparaissent. Les chaînes de la mortalité se défont pour libérer ton âme. Puisses-tu trouver le chemin qui te mènera auprès de tes ancêtres. Que ton courage et ta bravoure soient immortalisés à travers une histoire ou une chanson. Que tes parents soient fiers et tes enfants dignes de ta lignée. Cesse d’errer à présent. Repose en paix. Des voix se mêlèrent à la mienne. Relevant la tête, j’aperçus Menolly et Camille qui priaient à mes côtés. Puis, je rejoignis Morio qui surveillait Geph. Il semblait à l’agonie. Le sort dont il avait été victime l’avait mortellement blessé. Après avoir demandé à Morio de reculer, je m’accroupis près de lui. — Tu as pris trop de vies, murmurai-je. Il écarquilla les yeux. Une vague de froideur m’envahit alors et je sentis que quelque chose essayait de changer, de sortir de mon corps. Je me transformais, mais ce n’était pas comme d’habitude. Tandis que je rejetai la tête en arrière, tentant de libérer cette chose qui luttait à l’intérieur de moi, Geph convulsa avant de s’effondrer. Je laissai échapper un rugissement qui résonna contre les murs, puis la pression retomba. Menolly accourut à mes côtés. — Tu vas bien, chaton ? Je secouai la tête. — Je ne sais pas. Mais on n’a pas le temps de réfléchir à ce qui m’arrive. On reviendra chercher le corps de Rhonda plus tard. Pour l’instant, il faut s’assurer que les autres sont sains et saufs. Mes pensées étaient dirigées vers Chase. Après tout, il était un HSP, la cible la plus facile. Effrayée à l’idée que Kyoka en ait fait une de ses victimes, je me précipitai dans le tunnel. Au moment où nous arrivâmes dans la salle principale, nous aperçûmes Trillian, Flam et Chase qui couraient dans notre direction. Le dragon n’avait pas l’air content du tout. Trillian et Chase, eux, semblaient tout bonnement terrifiés. — Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je. — On a une dizaine de chasseurs de la lune au cul ! s’écria Chase, en haletant. (Il s’arrêta devant l’estrade de pierre.) Qu’est-ce que… ? Un seul geste de Morio suffit à briser l’illusion qui dissimulait Vénus. — Nous l’avons trouvé. Il est gravement blessé, mais il vivra. — C’est très bien, mais je ne suis pas sûr qu’on puisse dire la même chose de nous d’ici quelques minutes, intervint Flam. Je ne peux pas me transformer sous terre. Il n’y a pas assez de place. Quoique dans cette pièce… Trillian regarda autour de lui. — Où est la fille ? Le puma-garou ? Je frissonnai. — Elle est morte. Lianel et von Spynne aussi. Ils ont essayé de prendre Camille en otage. Aussitôt, Trillian s’approcha de Camille. — Est-ce que ce salaud a levé la main sur toi ? demanda-t-il. — Non, répondit-elle en secouant la tête. Il n’a pas eu le temps de me faire quoi que ce soit. — J’enverrai quand même son âme en enfer. (Secouant la tête, le Svartan se retourna en direction de nos ennemis.) Espérons qu’ils n’attaqueront pas en même temps. Si seulement l’entrée n’était pas aussi grande ! Ces mots me donnèrent une idée. — On a mieux que ça ! Flam, si vous vous transformez ici, l’espace sera suffisant. Vous ne pourrez pas vous battre, mais vous prendrez de la place et ils ne pourront pas tous rentrer ! — Comme c’est charmant. C’est la première fois qu’on me demande de servir de presse-papiers géant. D’accord, acquiesça-t-il. Reculez. Je vais essayer de ne blesser personne, mais je ne peux rien promettre. Tandis que nous nous exécutions, les pas de nos ennemis se rapprochèrent. Cependant, juste avant qu’ils franchissent l’ouverture, un voile de brume étincelante se forma autour de Flam. Me couvrant les yeux, je fis un pas en arrière avec Chase. Des rochers se brisèrent, d’autres tombèrent. Quand je me décidai à jeter un coup d’œil à la scène, Flam se tenait là dans toute sa splendeur reptilienne. Au même moment, trois hommes firent leur apparition. À la vue du dragon, ils s’enfuirent en criant. J’étais sur le point de soupirer de soulagement lorsqu’un mouvement attira mon attention. Je me retournai pour faire face à Tyler/Kyoka et le démon Jansshi qui arrivaient de la pièce où se trouvait le corps de Rhonda. Nous étions dans de sales draps. Chapitre 19 Les yeux de Kyoka brillaient comme ceux d’un chien enragé dans la lumière des phares. Il jeta un coup d’œil à Flam avant de se retourner vers le démon Jansshi. — Il ne peut pas nous attaquer sans blesser ses amis, dit-il. Son compagnon hocha la tête. Grand et maigre, il avait le ventre gonflé. En fait, avec sa peau verdâtre et ses griffes qui suintaient du poison, il ressemblait à une caricature d’humain. Lorsqu’il ouvrit la bouche, j’aperçus l’éclat de ses dents pointues. Il avançait en titubant, les genoux pliés. Pas étonnant que les araignées l’apprécient : c’était leur portrait tout craché. Je pris une grande inspiration. Le Jansshi m’inquiétait moins que Kyoka. Après avoir passé plus de mille ans dans les Royaumes Souterrains, il connaissait sûrement un tas de façons de pourrir la vie de quelqu’un. Ses pouvoirs avaient probablement grandi, eux aussi, et il n’avait pas eu les meilleures fréquentations. Nul doute que Lianel lui avait donné quelques conseils. Camille, Trillian et Morio étaient les plus proches du Jansshi. Ils se placèrent en demi-cercle en attendant son attaque, tandis que Chase, Menolly et moi nous concentrions sur Kyoka, à contrecœur. Flam, lui, continuait à surveiller l’entrée. Il y avait énormément d’araignées-garous dans la grotte, mais ils étaient conscients de ce qu’un dragon pouvait leur faire. Aussi, ils n’osaient pas approcher pour venir à notre rencontre. Dans toutes les batailles, il y a ce moment de silence. Il ne dure qu’une fraction de seconde pendant laquelle les adversaires se jaugent et réfléchissent à un plan d’action. Puis le drapeau blanc tombe et le voyage en enfer commence. Nous étions au bord du gouffre, attendant cet instant insaisissable où la muse murmurerait : « Partez ! » Kyoka leva le bras. Aussitôt, comme si je venais de me réveiller d’un long sommeil, je m’élançai vers lui. À ma gauche, Chase dégaina son revolver et fit feu, mais ce n’eut aucun effet. Kyoka vivait à l’intérieur d’un corps déjà mort. Il ne s’agissait pas d’arrêter les battements de son cœur. Lorsqu’il le comprit, Chase se saisit de ses nunchakus. A ma droite, Menolly se lança dans la bataille. Se retournant vers elle, Kyoka murmura des paroles inintelligibles. Elle s’arrêta, pétrifiée comme une poupée de porcelaine. Merde ! Il connaissait des sorts qui marchaient sur les morts-vivants ! Profitant de la confusion, je lui lacérai le bras, mais il se contenta de rire et de m’assener un coup de pied dans le ventre qui me propulsa à trois mètres de là. L’atterrissage fut difficile. Lorsque je parvins à me relever, Chase était sur le point de tenter sa chance. De leur côté, Camille et Morio semblaient joindre leurs énergies pour jeter un sort au démon Jansshi. Celui-ci se battait avec Trillian qui évitait adroitement ses coups et ripostait à l’aide d’étoiles de lancer. L’une d’elles vint se ficher dans le front du démon. Il hurla en l’arrachant de sa chair, avant de la jeter par terre. Camille et Morio profitèrent de cet instant pour lancer le sort qu’ils avaient préparé. Des éclairs s’échappèrent de leurs mains, des dagues de lumière destinées au Jansshi. Quand elles le touchèrent, il porta les mains à ses yeux avec un hurlement de douleur et vacilla. — Il est aveugle ! cria Morio. Aussitôt, Trillian s’empara de son couteau et éventra la créature en remontant la lame jusqu’à sa gorge. Une pile grotesque d’intestins se déversa sur le sol. Puis le Jansshi s’effondra en arrière. De notre côté de la bataille, Chase s’était rapproché de Kyoka, maniant ses nunchakus d’une main de maître. Si nous n’étions pas dans une situation de vie ou de mort, je me serais arrêtée pour regarder. Les sourcils froncés, Kyoka leva les mains en l’air. Il se préparait à lancer un nouveau sort. J’attrapai alors la première pierre venue et visai son épaule pour briser sa concentration. Surpris, il se retourna vers moi. Tous ses plans venaient de s’envoler par la fenêtre. Chase saisit l’occasion pour le frapper à la tête. Le chaman vacilla. Tout à coup, un bruit attira notre attention. Nous nous retournâmes comme un seul homme vers la plateforme sur laquelle était assis Flam. Derrière lui, l’œuf que nous avions oublié se mit à se fissurer. Avant que nous ayons pu réagir, Kyoka s’élança vers lui et sauta pour atterrir juste à côté. Quand il s’ouvrit, un nuage de fumée et de poussière s’en échappa. Avec un cri perçant, Kyoka tomba à terre. Petit à petit, son corps se décomposa en avance rapide, comme dans un documentaire sur les médecins légistes. Qu’est-ce que c’était ? Était-il mort ? Ça ne pouvait pas être aussi simple, pas vrai ? À ce moment-là, la poussière retomba et une créature apparut parmi les restes de l’œuf de pierre. Un cauchemar sorti tout droit de mon rêve, terrifiant, avec un torse d’homme et un corps d’araignée. Des cheveux noirs comme la nuit tombaient sur ses épaules et ses yeux étincelaient, mais le reste de son corps était composé d’un abdomen bouffi et de pattes courbées qui se terminaient en pointes aiguisées. Son rire résonna dans la salle et son regard s’illumina d’un éclat de folie. Kyoka avait retrouvé sa splendeur d’antan. Et même plus. — Putain, ils lui ont créé un nouveau corps ! m’exclamai-je. Terrifiée, je fis un pas en arrière, même si j’étais consciente que je ne pouvais pas abandonner maintenant. Flam grogna lorsque le chaman murmura quelques paroles inintelligibles. Quelques secondes plus tard, il avait repris forme humaine et s’effondrait par terre. Merde ! Kyoka était assez fort pour contrer le sort d’un dragon ? — Toto, j’ai l’impression que nous ne sommes plus au Kansas, marmonna Chase. Je jetai un coup d’œil à Menolly qui pouvait de nouveau bouger. En voyant l’aspect de Kyoka, elle recula aussitôt. Nous l’imitâmes. Camille murmura quelque chose à Morio qui secoua la tête. — C’est notre seule chance, insista-t-elle. Fais-le. On n’a pas le choix. Les mains jointes, ils entonnèrent la même incantation dont ma sœur s’était servie contre Lianel. — Mordentant, mordentant, mordentant, mordentant… En attendant qu’ils soient prêts, Trillian et Menolly se placèrent devant eux pour contrer les attaques de Kyoka. Un frisson me parcourut l’échiné. Je venais de comprendre la nature de leur sort : la magie de la Mort, l’une des magies les plus anciennes et destructrices de ce monde. Tandis que leurs énergies croissaient, Kyoka avança lentement, l’air impassible. Du coin de l’œil, j’aperçus ses compagnons qui avaient pris la même forme que lui. Ils se rapprochaient de la pièce. Nous devions agir, et vite. Soudain, une sensation de vertige m’envahit depuis les tréfonds de mon âme. Un sentiment familier s’éveillait. Il avait déjà tenté de le faire à plusieurs reprises aujourd’hui, mais cette fois, je ne pourrais pas l’en empêcher. Je m’abandonnai alors à la transformation. Je ne me changeais pas en chat. Cette nouvelle forme était plus grosse, plus sauvage et possédait un pouvoir qui dépassait le monde naturel. Je rejetai la tête en arrière tandis que mes os s’adaptaient, que ma peau s’étirait et que de la fourrure sortait de tous mes pores. Puis, je tombai à quatre pattes, les bras allongés et les jambes raccourcies. Mes mains et mes pieds devinrent des pattes, grosses et noires, avec des coussinets assez épais pour courir dans la jungle. Ma colonne vertébrale s’allongea douloureusement. Mes dents et mes griffes grandirent, longues et acérées, et mon odorat s’affûta davantage. La marque sur mon front me brûla. Je le sentais près de moi. Il se tenait là, dans un nuage de fumée et de feu, avec une couronne de feuilles sur la tête qui brûlait comme les bougies de la Sainte-Lucie. Son manteau dissimulait ses pieds et, à chacun de ses pas, il laissait une traînée de gel et de flammes derrière lui. Quand je relevai la tête, je vis mon reflet dans ses yeux : une panthère noire, robuste et musclée, avec des yeux émeraude qui rappelaient la forêt chatoyante. Le seigneur de l’automne se pencha pour toucher mon front. — Accomplis la mission que je t’ai assignée, dit-il. Tue le chaman et enterre-le pour de bon avec ses enfants. Je te donne le pouvoir d’utiliser cette forme. Puis, je me retrouvai de nouveau dans la pièce, mais à présent, j’étais seule avec Kyoka. Tous les autres avaient disparu. Kyoka fit un pas vers moi. — Alors comme ça, il t’envoie pour faire le sale boulot ? demanda-t-il. La première fois, il s’est servi d’un Viking et maintenant d’une panthère ? Alors viens, mon chaton. Viens jouer avec papa, dit-il en me faisant signe d’approcher. Après avoir laissé échapper un rugissement tonitruant, je m’élançai. Aussitôt, Kyoka m’attaqua avec un éclair d’énergie. Il me toucha sur le côté, mais me traversa comme si ça avait été de la vapeur. Surpris, mon adversaire cria de frustration : — Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi est-ce que tu n’as pas… Avant qu’il ait pu finir sa phrase, je lui avais sauté dessus, essayant d’éviter les fines dagues qui lui servaient de pattes. Un coup de griffe suffit à le faire tomber par terre. C’était aussi facile que d’écraser une araignée avec une chaussure. Flash. Je lui lacérai le torse. Il se mit à saigner abondamment. L’odeur de son sang éveilla en moi une soif si intense que je savais que je ne pourrais pas la satisfaire entièrement. Flash. Il m’attrapa par la gorge, ses deux mains formant un étau, et essaya de me briser la nuque. Flash. Après avoir rejeté la tête en arrière pour prendre de l’élan, je me jetai sur lui, toutes dents dehors. Mes crocs s’enfoncèrent alors dans son visage et le goût du sang se déversa dans ma bouche, doux et chaud, aiguisant mon excitation. Flash. Il réussit à me toucher avec une de ses pattes. Une douleur intense se répandit dans ma jambe noire tandis qu’il la transperçait. Je laissai échapper un grognement. Furieuse, le cœur empli des flammes du seigneur de l’automne, je rassemblai mes forces pour le mordre de nouveau. Cette fois, mes dents pénétrèrent dans son épaule, puis dans la chair fine de son cou. Là, je donnai un coup sec. La morsure fatale. Alors que Kyoka vacillait, la pièce se mit à tourner autour de nous. Quand j’ouvris les yeux, le brouillard m’entourait. Sous ma forme humaine, ma jambe gauche saignait. Je faisais face à l’esprit de Kyoka qui planait au-dessus de son corps. Comme si je l’avais fait des milliers de fois auparavant, je tendis la main pour toucher la présence fantomatique. Des images de feu et de haine emplirent mes pensées. Des hommes mourant sous la torture, des femmes servant de pondeuses, des enfants trop normaux offerts en pâture aux jeunes araignées-garous. J’avais l’impression de regarder un film muet joué dans un cinéma désert. Il s’agissait des souvenirs de Kyoka, de sa vie de chaman lorsqu’il avait créé et perfectionné ses propres garous. Mon estomac se noua. J’étais sur le point de vomir lorsqu’une force plus puissante que la mienne me remit d’aplomb. Je redressai les épaules. — Kyoka, au nom du seigneur de l’automne, je te condamne au jugement des fiancées de la mort : la mort définitive. Disparais de ce monde et de tous les autres. Retourne dans le néant. Retourne dans la mare de feu et de glace qui nous a tous vus naître. Cesse d’exister ! Ces mots ne m’étaient pas familiers, pourtant je savais qu’il m’incombait de les prononcer. Tandis que je parlais, l’intérieur de mon corps se glaça et je dirigeai la froideur de mon souffle en direction de l’esprit. A la manière d’un flocon de neige qui fond sur le trottoir, il disparut. Kyoka était mort. Pour de bon et à jamais. Il était retourné dans le néant. Alors que la présence du seigneur de l’automne s’estompait, j’entendis ses dernières paroles : — Tu as fait du bon travail. Je fais de toi mon premier émissaire vivant. Ma fille de la tombe. Sur ces mots, il disparut à son tour et je me retrouvai au centre de la pièce pendant que mes amis criaient mon nom. — Delilah, où es-tu ? Grands dieux ! Elle est là ! Comme il était le plus proche de moi, Chase me rattrapa avant que je m’effondre par terre. Mes jambes me faisaient un mal de chien. Je clignai des yeux en les voyant accourir à mes côtés. — Tu vas bien ? demanda Camille, en s’agenouillant. Delilah, dis quelque chose. Où étais-tu ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Où est Kyoka ? J’observai les alentours. Il n’y avait aucun signe du chaman. Son corps avait disparu. Flam avait repris ses esprits et gardait de nouveau l’entrée, même si les araignées-garous semblaient avoir battu en retraite. — Combien de temps suis-je partie ? parvins-je à demander. — Plus d’un quart d’heure. Kyoka aussi. (Elle me regarda de plus près.) La marque sur ton front ! — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Menolly s’approcha à son tour. Les hommes, eux, s’écartèrent, plus par respect que par manque de curiosité. — Elle change de couleur : or, noir, rouge. Portant la main à mon front, je caressai doucement le symbole. Ma peau fourmillait. Je pouvais encore sentir la présence du seigneur de l’automne. — Je crois que ce qui vient de se passer a activé son pouvoir. — Raconte-nous tout, dit Camille, l’air inquiet. Je m’exécutai. — Vénus a besoin d’un médecin, annonça Camille après avoir écouté mon récit. Et nous devons ramener Rhonda… le corps de Rhonda auprès de sa famille. Je hochai la tête, silencieuse. Trillian alla chercher le puma-garou dans la salle à côté. Quand il revint, il la portait sur son épaule. Flam, quant à lui, souleva Vénus comme s’il s’agissait d’un enfant et Menolly s’occupa du démon Jansshi et de Lianel. Ils iraient rejoindre les précédents démons à Elqavene. Au passage, Morio et Camille enflammèrent les toiles et les œufs. Sur le chemin du retour, je posai la tête contre l’épaule de Chase. Personne ne vint à notre rencontre. En fait, il n’y avait aucun signe de vie dans la grotte, si bien que je me demandai où le reste de nos ennemis avait pu déguerpir. Le seigneur de l’automne les avait peut-être tués. Ou ils avaient peut-être admis leur défaite. Dans tous les cas, nous n’avions plus à nous en préoccuper pour le moment. Sans un mot, nous nous frayâmes un chemin à travers la neige jusqu’à la route. L’esprit gardien nous y attendait. Il hocha la tête en nous apercevant. Lorsque nos regards se croisèrent, un sourire entendu se dessina sur son visage, mais il demeura silencieux. Puis, après avoir placé le démon dans un coffre et Lianel dans l’autre, nous montâmes dans les voitures. Rhonda était à côté de moi, recouverte d’une couverture. J’avais laissé Chase conduire. Dans le 4 x 4 de Morio, Trillian et Flam s’étaient installés à l’arrière avec Vénus allongé sur leurs genoux. Et ainsi, nous repartîmes dans la nuit glacée. J’observai le corps de Rhonda. Qu’allais-je dire à Zach ? Pour l’instant, j’étais trop fatiguée pour y réfléchir. Me laissant aller en arrière, les yeux fermés, je sentis le sommeil m’envahir tandis que nous nous engagions sur l’autoroute. Après ce qui s’était passé aujourd’hui, les mots semblaient obsolètes. Lorsque nous arrivâmes à la maison, Vénus s’était réveillé. Ses blessures n’étaient pas belles à voir, mais il vivrait. Flam le porta jusqu’à la salle de bains. — Chase, est-ce que Morio et toi pouvez aider Vénus ? Pour le laver et bander ses plaies ? demandai-je. Ils hochèrent la tête avant de suivre le dragon. Après avoir déchargé Lianel et le démon Jansshi, Menolly les déposa dans la véranda à l’arrière de la maison, tandis que Camille et Morio vérifiaient l’état des protections autour de la propriété. Ma jambe s’était arrêtée de saigner. J’aurais besoin de la nettoyer et de me reposer, mais si Kyoka avait essayé de m’empoisonner, il avait échoué. Je serais de nouveau sur pied en un rien de temps. Je rejoignis alors Zach dans le petit salon et refermai la porte derrière moi. Il se reposait. M’asseyant près de lui, je pris sa main dans la mienne. — J’ai quelque chose à te dire, dis-je, sans savoir par où commencer. Nous avons trouvé Vénus. Il est blessé, mais il vivra. Par contre, la bataille a été difficile. On a perdu quelqu’un… Zach releva la tête vers moi, les yeux écarquillés. — Rhonda ? Je hochai la tête. J’avais l’impression de l’avoir poignardé dans le ventre. — Elle est morte en essayant de sauver Camille. Elle s’est battue jusqu’à la fin. Nous avons ramené son corps avec nous pour que vous puissiez lui dire au revoir. Son visage se décomposa. Désirant à tout prix apaiser sa douleur, je me penchai pour déposer un léger baiser sur ses lèvres. Quand il me prit dans ses bras et me serra contre lui, je ne trouvai pas la force de le repousser. Il avait trop souffert, je ne pouvais pas lui faire ça. — C’était une fille bien… trop bien pour moi. Nous n’étions pas prêts à nous marier. Je n’ai jamais cessé de l’aimer, avoua-t-il tandis que sa voix se brisait. Je voulais le soulager, mettre fin à la confusion et à la peur qui régnaient dans mon cœur. Tant de choses s’étaient passées. Tant de choses se passaient encore. Il nous faudrait beaucoup de temps pour tout remettre dans l’ordre, mais je ne savais pas si nous en avions suffisamment devant nous. Le deuxième sceau spirituel était toujours dans la nature. Nous devions le trouver avant l’Ombre Ailée. Tout à coup, je sentis la main de Zach se glisser sous mon pull jusqu’à ma poitrine. — Je suis sale et couverte de sang, protestai-je. Il me fit comprendre que ça lui était égal et je n’avais pas le cœur à le contredire. Aussi, je le laissai déboutonner mon jean et le faire glisser le long de mes hanches. Puis, il inversa nos positions et se plaça entre mes jambes. — Fais attention, tu es encore faible, continuai-je, mais il secoua la tête. Tandis qu’il couvrait mon visage de baisers, je m’ouvris finalement à lui. Avide de me rapprocher de la vie après avoir côtoyé la mort de si près, je frissonnai lorsqu’il pénétra à l’intérieur de moi, s’enfonçant plus profondément à chaque coup de reins, effaçant de mon esprit toute pensée, tout souvenir obscur. — Delilah, j’ai besoin de toi, murmura-t-il. Tu es la seule femme que j’ai désirée depuis ma séparation avec Rhonda. Aime-moi. Fais-moi l’amour. Mes hanches bougeaient au même rythme que les siennes ; mes seins gonflés par le désir me faisaient mal. J’avais l’impression qu’ils allaient exploser. Se penchant en avant, il prit l’un de mes mamelons dans sa bouche et le suça. Le feu attisé par sa langue me rapprocha du précipice. Partout où mon regard se posait, je ne distinguais que du feu et de la glace, des flammes et des glaciers, la passion et la mort. — Je ne peux pas t’aimer, répondis-je enfin. Même si je t’apprécie, je ne peux pas te donner mon amour. En parlant, je compris enfin ce que mon cœur me murmurait depuis le début. Contre toute attente, j’étais tombée amoureuse de Chase. Je me sentais en sécurité avec lui. Chez moi. J’avais laissé le puma apaiser ma douleur, mais mon cœur appartenait à l’HSP qui m’avait donné des racines, aussi fragiles soient-elles. — Alors accorde-moi seulement ça, dit Zach. Cette nuit. Et, avec un dernier coup de reins, il me toucha au plus profond de mon être et me fit voir des étoiles. J’attendis un instant avant de me laisser aller, de ressentir cette passion, cette énergie sauvage qui nous avait rapprochés – puma et panthère, puma et chat, garou et Fae. Réprimant un cri, j’arquai le dos tandis que des étincelles me parcouraient le corps. Quand je repris mes esprits, je le repoussai doucement. — Je dois me lever, Zach. Je dois me rhabiller. Je me mis rapidement debout et fis en sorte de me rendre présentable avant que Chase nous surprenne. — C’est le détective, c’est ça ? demanda-t-il en croisant ses bras derrière la tête. Tu es tombée amoureuse de lui et tu as peur qu’il ne comprenne pas. Surprise d’avoir été découverte, je hochai la tête. — Nous en avons déjà parlé, mais je ne suis pas sûre que, dans la pratique, il apprécie que je couche avec quelqu’un d’autre. S’il te plaît, ne lui dis rien. Je le ferai… quand je serai prête. Zachary hocha la tête. — Comme tu veux, mais, Delilah, dit-il, soudain sérieux, ne crois pas pouvoir avoir une véritable relation avec lui. Ne l’espère même pas. Sur le long terme, ça ne marchera pas. Même si tu n’en es pas consciente maintenant, il ne peut pas donner tout ce dont tu as besoin. Je ne suis peut-être pas celui qu’il te faut, mais lui non plus. Fais-moi confiance. M’essuyant la bouche, je tressaillis : ma blessure à la jambe s’était rouverte. — Je suis blessée, je dois aller me soigner, fut tout ce que je parvins à dire. Lorsque je refermai la porte derrière moi, je me mis à craindre le jour où tout serait rentré dans l’ordre et où je devrais avouer à Chase ce que je venais de faire. Chapitre 20 Menolly, Camille et Trillian étaient assis à la table de la cuisine, une tasse de thé à la main. Les yeux écarquillés, Iris portait Maggie pendant que ma sœur lui racontait ce qui s’était passé. Je m’installai avec eux. — Zach sait pour Rhonda, dis-je. En relevant la tête, je m’aperçus que Camille me dévisageait. Elle demeura silencieuse mais je savais que nous aurions une longue discussion plus tard. Je jetai un coup d’œil à l’horloge. Presque 7 heures. Le soleil allait bientôt se lever. Menolly alla se coucher. — Quand allons-nous contacter la reine Asteria ? Camille fut interrompue par l’entrée de Morio, Flam et Chase, suivis de Vénus. Le chaman était couvert de bleus, mais il paraissait beaucoup plus en forme que lorsque nous l’avions trouvé. Ils l’aidèrent à s’asseoir. — Nous avons pensé que ça pourrait vous intéresser, dit Morio. Se penchant en avant, Vénus accepta la tasse de thé qu’Iris lui offrait. — Je vous remercierai de m’avoir sauvé la vie dans un instant. Avant, j’ai des choses importantes à vous apprendre. (Les mains placées autour de la tasse, il frissonna. Puis, il prit une gorgée de la boisson chaude.) Ça fait du bien… Écoutez, je sais ce que vous cherchez. La même chose que les démons voulaient me prendre. Je peux vous dire où elle se trouve. — Le deuxième sceau spirituel ? murmurai-je. Il hocha la tête. — Oui. Il s’agit du symbole de notre clan depuis qu’Einarr aux mains de fer l’a trouvé. — Il ne l’a pas trouvé, l’interrompis-je. Le seigneur de l’automne le lui a donné en guise de récompense pour avoir détruit Kyoka la première fois. Clignant des yeux, Vénus observa mon front. — Oh, mon enfant, chuchota-t-il, tu le connais, alors… (Il tendit la main pour caresser doucement le symbole sur ma peau.) Durant mon apprentissage, j’ai subi un rituel de mort et de renaissance. Pendant mon voyage, j’ai rencontré un homme dont les pas se transformaient en givre et en flammes. Je n’ai jamais su son nom, mais lorsqu’il m’a touché, j’ai reçu mes pouvoirs actuels. J’acquiesçai d’un hochement de tête. — Nous en parlerons davantage au changement de saison, lorsque le soleil brillera et que l’ombre de la mort aura disparu. Pour le moment, que pouvez-vous nous dire sur le sceau ? Nous devons l’éloigner de ce monde pour éviter que les démons s’en emparent. — Le chaman précédent me l’a donné avant de mourir. (Vénus recula sa chaise et nous montra sa jambe, celle qui le faisait boiter.) Il m’a montré comment le dissimuler. Pendant tous ces siècles, il a été caché de la même manière. C’est pour cela que la tribu ignore son existence. Le chaman le garde en secret car il en tire son pouvoir. C’est la seule manière que nous avons trouvée pour nous protéger : une fois le sceau en votre possession, nous serons vulnérables. Après tout, il est peut-être temps que nous nous débrouillions seuls. Sans nous laisser le temps de répondre, il retroussa son pantalon et posa la main sur son mollet. Une incision apparut, à vif, saignante, mais propre. A l’intérieur, un petit cabochon rouge et or serti de bronze étincelait. Quand il me fit signe de le prendre, j’extirpai le bijou de la plaie ouverte. Vénus passa alors la main sur la coupure qui se referma aussitôt en laissant pour seule trace une cicatrice striée. J’observai le joyau. Son énergie m’envahissait comme une vague purificatrice et effaçait ma douleur et ma colère. En soupirant, je relevai la tête. Vénus ferma les yeux et se détourna. Durant toutes ses années, il l’avait eu en sa possession, mais il n’avait jamais eu l’occasion de s’en servir directement. Il lui avait servi d’abri et de gardien, comme son prédécesseur, et ainsi de suite en remontant les voiles du temps. — L’escouade de Degath pensait sûrement que vous aviez touché le bijou. Ils n’ont pas compris qu’il était à l’intérieur de votre corps, expliquai-je. — Heureusement qu’ils ne m’ont pas fouetté plus bas, murmura-t-il, les yeux pleins de larmes. — C’est bien le sceau ? demanda Zachary en entrant dans la cuisine, l’air encore secoué. Je me suis toujours demandé pourquoi tu boitais, avoua-t-il à Vénus. Ça veut dire que tous nos chamans avaient besoin d’une canne ? Vénus hocha la tête. — C’est l’une de nos caractéristiques – un échange contre nos pouvoirs. Et, dans un sens, c’était un peu le cas. Soudain, je me mis à rire. J’avais l’impression de me sentir plus légère. — On ferait mieux de contacter Trenyth à travers le miroir des murmures pour lui dire qu’on arrive. Sur ces paroles, je me rendis à l’étage avec Camille. Le miroir marchait comme un charme, mais au lieu de parler à Trenyth, nous nous retrouvâmes face à la reine Asteria en personne. — Je vais vous envoyer quelqu’un pour récupérer les démons et le sceau, dit-elle. Je vais même le faire tout de suite. (Elle se retourna pour interpeller Trenyth.) Vous devez éviter de venir à Elqavene pour l’instant, continua-t-elle. Vous n’y êtes pas en sécurité. — Nous sommes au courant pour la mise à prix…, commençai-je. La reine me coupa la parole. — Ce n’est pas de ça que je veux parler. Même s’il s’agit d’une bonne raison. Non, il s’est passé autre chose… Camille me regarda. Je le sentais, moi aussi. Les mauvaises nouvelles allaient plus vite que le vent. Ce ne pouvait pas être bon. Je réprimai mon envie de me transformer et de me cacher. — Qu’est-ce qui s’est passé ? À son expression, la reine ne se réjouissait pas de cette conversation. — Je ne sais pas comment vous dire ça, alors je vais être directe : Wisteria s’est échappée. Nous ignorons de quelle façon – quelqu’un l’a sûrement aidée –, mais elle a réussi à tuer ses gardes et à s’enfuir de sa cellule. — Bon sang ! Elle va probablement tenter de contacter l’Ombre Ailée. (Je me tournai vers ma sœur.) Visiblement, on n’aura pas le temps de se reposer cette fois. — C’est pire que ça, intervint Asteria. D’après nos informateurs, elle aurait rejoint le clan du sang d’Elwing. — Merde, c’est le clan qui a… — Oui, le clan qui a torturé votre sœur et l’a transformée en vampire, répondit la reine en prenant une grande inspiration. Il vaut mieux que vous vous teniez éloignées d’Elqavene jusqu’à ce que nous la trouvions ou que nous soyons sûrs qu’elle ne s’y trouve plus. En attendant, rendez-vous à Aladril, à travers le portail de Pentangle. Là, demandez un homme du nom de Jareth. Il connaît bien l’histoire du clan d’Elwing. Il pourra peut-être vous fournir des renseignements précieux. Mais pour l’instant, venez à notre rencontre devant le portail de Grand-mère Coyote. — La cité des prophètes ? Jareth ? Qui est-il ? demandai-je. La reine Asteria me dévisagea quelques instants avant de reprendre la parole : — Le chemin qui s’ouvre devant vous est peuplé de danger. Les seigneurs élémentaires ne se rangent pas du côté des faibles. Cependant, je doute que vous ayez le choix. Allez-y, à présent. Amenez les corps à notre point de rendez-vous et nous nous en chargerons. Trenyth, Ronyl, ainsi que plusieurs gardes à l’air robuste traversèrent le portail de Grand-mère Coyote. Ils emportèrent les corps et le sceau avec eux. Camille et moi les observâmes disparaître. — Qu’est-ce qu’on va dire à Menolly ? demanda ma sœur en secouant la tête. Que ses vieux ennemis se rangent du côté de l’Ombre Ailée ? Que les créatures qui l’ont torturée et transformée en vampire seront peut-être les prochains sur notre liste de gens à abattre ? — Je ne suis pas sûre que ça la gênerait tant que ça, répondis-je. Elle a toujours voulu se venger et je la comprends. Nous retournâmes vers la voiture où nous attendait Trillian. Chase était rentré se reposer. Je n’avais pas eu le temps de lui parler avant qu’il parte. Quant à Morio, il raccompagnait Zach et Vénus au mont Rainier. Rhonda retournait chez elle pour la dernière fois. Nous avions été invités à l’enterrement qui aurait lieu dans quelques jours. Malgré notre peine, nous nous y rendrions. Après tout, Rhonda avait sacrifié sa vie pour nous. Nous ne pouvions pas rater la chance de la remercier une dernière fois et de lui dire au revoir. — Je n’arrive pas à croire que c’est déjà le solstice d’hiver, ce soir. Et demain, c’est la fête de Sassy Branson. Je n’ai pas vraiment envie d’y aller… Camille passa à côté d’une branche basse. La neige en tomba et nous éclaboussa. — On lui a promis, dis-je. Et puis, je pense que ça nous fera du bien. Il faut aussi qu’on parle à Cleo de ce job d’informaticien au sein de notre OIA revisitée. Je sens que je vais adorer travailler avec lui. (J’hésitai avant d’aborder une question qui m’avait effleuré l’esprit lors de notre conversation avec Asteria.) Dis… Et si on parlait à Menolly du clan du sang d’Elwing après la fête de Sassy ? On a bien mérité une nuit ou deux de calme, non ? Ma sœur me dévisagea. — Elle va t’en vouloir. Menolly, je veux dire. Face à mon air implorant, elle soupira. — OK, OK, mais si elle le prend mal, tu es la seule responsable. En tout cas, j’ai vu assez d’araignées pour toute ma vie. Voilà la voiture ! Allez, viens, Iris doit nous attendre. Elle veut nous préparer un brunch de saison. Camille se mit alors à courir et se jeta dans les bras de Trillian. D’abord surpris, il la serra ensuite contre lui et la fit tourner avant de l’embrasser bruyamment. C’est sur cette note de gaieté que nous rentrâmes à la maison. Chapitre 21 Tard dans la nuit, après nous être reposées, mes sœurs et moi suivîmes Iris sur le chemin menant à l’étang des bouleaux. Le sentier à travers les bois était éclairé par des lampions, la flamme des bougies frémissant à l’intérieur des supports en papier blanc. Trillian, Chase, Flam et Morio nous suivaient à une distance respectueuse. Ils faisaient partie de notre famille à présent. Nous les voulions à nos côtés pour cette occasion. Nous avions revêtu les vêtements de fête que nous portions à Y’Elestrial pour le festival d’hiver de l’année précédente. Grâce aux fils de soie d’araignée avec lesquels elles étaient tissées, nos robes étaient aussi belles que chaudes. Il s’agissait alors de nos dernières vacances en Outremonde. Environ un mois plus tard, nous étions arrivées sur Terre. La robe de Camille imitait la couleur de la lune, brillante et argentée, brodée de perles à facettes en quartz qui changeaient de couleur à chacun de ses pas. La mienne reflétait le soleil, chaude et dorée, avec une ceinture de topazes et de citrines sur les hanches. Quant à Menolly, elle était habillée en noir des pieds à la tête. Elle portait des boucles d’oreilles en onyx et en obsidienne et sa bouche était peinte en rouge sang. pour notre terre natale, ainsi que pour le monde de notre mère. Durant l’hommage au roi saint et à la reine des neiges, mes pensées se mirent à vagabonder. Je jetai un coup d’œil à Chase. Il avait l’air radieux, content d’avoir été invité, même s’il ne comprenait sûrement pas ce que nous faisions. Qu’allais-je bien pouvoir lui dire ? Il comptait tellement pour moi. Est-ce qu’il m’abandonnerait en apprenant mon aventure avec Zach ? Est-ce qu’il serait en colère ? Et que dirait-il si je lui avouais les secrets qui se cachaient dans mon cœur ? C’était bien trop tôt pour lui annoncer que je l’aimais, pas vrai ? Je n’étais même pas sûre de savoir ce qu’était le véritable amour. Tant de choses avaient changé. Mon monde était sens dessus dessous. Je ne me reconnaissais plus vraiment. J’avais peut-être eu une sœur jumelle mort-née et, à présent, j’étais une fiancée de la mort au service du seigneur de l’automne. Avant d’inviter les autres dans ma vie, je devais d’abord comprendre ce qui m’arrivait. Tremblante, je tentai de ne pas repenser à mon duel avec Kyoka, sous ma forme de panthère, mais ces souvenirs ne cessaient de me hanter. Avec un léger cri, je laissai tomber ma bougie dans la neige et je sentis le monde se transformer de nouveau. Un tourbillon de couleurs et un clin d’œil plus tard, je me retrouvai assise par terre, entourée de mes sœurs et d’Iris. Mon pelage doré ondulait dans le vent. Rassurée, je laissai Camille me soulever pour me placer sur son épaule. Comme son odeur m’était familière, j’enfouis le museau dans sa nuque avec un ronronnement de satisfaction. Surveiller les portes de l’enfer ne devait pas nous empêcher de croquer la vie à belles dents. Après tout, une vie passée dans la crainte ne valait pas la peine d’être vécue. Peu importaient les zones d’ombres que nous rencontrerions, car nous savions qu’il y aurait aussi des jours ensoleillés. Et des nuits aussi claires et pures que celle-ci. De nouveau concentrée sur le rituel, je finis par me calmer et par retrouver ma forme humaine. Les heures passèrent, au gré de la magie des ancêtres de notre père. En cette soirée parfaite, tout paraissait beau, éclatant, étincelant à nos yeux de sentinelles de la plus longue nuit de l’année, patientant pour rendre hommage au soleil levant. Fin du tome 2