Chapitre 1 A Seattle, la météo est presque toujours déprimante, mais le mois d’octobre peut être particulièrement difficile. La pluie tombait à verse d’un ciel argenté, battant les fenêtres pour former de petits ruisseaux qui couraient le long de la vitre. En dessous, l’eau s’accumulait dans les craquelures du trottoir créées par les herbes qui y avaient poussé. Heureusement, la porte du Croissant Indigo était juste assez surélevée pour qu’on évite de se tremper en entrant dans la boutique. Enfin… si l’on ne glissait pas sur le rebord pour finir les sandales dans la boue, comme je venais juste de le faire. Une fois à l’intérieur, je m’ébrouai avant de taper le code de sécurité. Grâce à ma sœur, Delilah, l’alarme ne repoussait plus seulement les voleurs. Elle détectait aussi les espions, ce dont nous avions bien besoin, étant donné qui nous étions et d’où nous venions. En produisant un bruit humide, je me dirigeai vers ma chaise préférée où je retirai mes talons de dix centimètres. Je m’emparai alors d’une de mes sandales à lanières pour la nettoyer. Être une demie-fée avait ses petits avantages. Je n’avais pas déboursé un centime pour ces chaussures. En fait, elles m’avaient été offertes par les membres du Club des observateurs de fées qui aimaient fréquenter ma boutique. Deux jours après m’avoir vue les lorgner dans un catalogue, ils m’avaient apporté un sac de chez Nordstrom. J’avais hésité à accepter le cadeau pendant au moins trente secondes, puis l’envie l’avait emporté. J’avais donc gracieusement remercié les membres du club pour leur geste et avais enfilé les chaussures qui, je dois l’admettre, m’allaient parfaitement. Après inspection, la sandale ne me parut pas avoir souffert de dommages irréparables. Une fois secs, mes pieds retrouvèrent leurs talons préférés. Je sortis alors mon carnet de notes pour jeter un coup d’œil à ma liste de choses à faire. J’avais des livres à ranger et des bons de commande à remplir. J’avais aussi accepté de jouer les hôtesses pour la rencontre mensuelle du club littéraire des observateurs de fées. Ils arriveraient à midi. Delilah serait occupée presque toute la journée par une affaire à l’extérieur. Quant à mon autre sœur, Menolly, elle était bien sûr endormie. Autant me mettre au boulot tout de suite. J’allumai la radio et Man in the Box du groupe Alice in Chains résonna dans la pièce. Plus tard, je changerais pour du classique, mais tôt le matin, lorsque j’étais seule dans la boutique, je faisais ce que je voulais. Comme je désespérais que quelque chose d’intéressant se produise, j’attrapai un carton de livres de poche que je venais de recevoir et entrepris de les ranger sur les étagères. C’est alors que la clochette de la porte d’entrée tinta et que Chase Johnson apparut. Pas vraiment ce que j’imaginais quand je pensais « intéressant »… Il déposa son parapluie dans le porte-parapluie en forme d’éléphant près de la porte. Tandis qu’il retirait son long trench-coat et l’accrochait au portemanteau, je contemplai religieusement le livre que je glissais sur l’étagère. Génial, il ne manquait plus que ça pour illuminer ma journée… le dragueur de l’année me suivant encore à la trace ! Les compliments, c’est sympa. Les pots de colle, beaucoup moins. Chase était loin d’être mon humain préféré ; il ne faisait même pas partie de mon top 10. À la moindre occasion, je faisais tout mon possible pour le frustrer. Sympa ? Peut-être pas. Mais drôle ? Ça, c’est sûr. — Il faut qu’on parle. Maintenant, Camille. Chase fit claquer ses doigts avant de désigner le comptoir. Je battis des cils. — Quoi ? Même pas de mots doux ? Je suis blessée. Tu pourrais au moins dire « s’il te plaît ». — Fais attention à ton attitude. (Chase leva les yeux au ciel.) Tu ne peux pas arrêter ce raffut ? (Il ricana en secouant la tête.) Tu viens d’Outremonde et qu’est-ce que tu écoutes ? Cette merde de heavy metal ! — Eh ! La ferme ! rétorquai-je. J’aime ça, OK ? C’est beaucoup plus vivant que tout ce que j’ai pu écouter en grandissant. Au moins, il n’avait pas essayé de me peloter. Cet oubli aurait dû me faire comprendre que quelque chose ne tournait pas rond. Si j’avais écouté mon intuition plutôt que mon agacement, j’aurais fait mes bagages, donné ma démission et serais rentrée en Outremonde, l’après-midi même. A contrecœur, je déposai Grisham sur la table, à côté de Crichton pour qu’ils aient une gentille petite discussion, puis je me glissai derrière le comptoir et baissai la radio, sans pour autant l’éteindre. Officiellement, Le Croissant Indigo était ma librairie, mais, en réalité, il s’agissait d’une couverture pour l’OIA – l’équivalent de la CIA outremondienne – et j’étais l’un de leurs agents sur Terre. Plutôt un laquais, si vous voulez mon avis. Je regardai autour de moi. Encore tôt. Pas de clients. Quelle chance ! On pouvait parler en privé en paix. — OK, qu’est-ce qui se passe ? Je reniflai, consciente de l’odeur âcre que dégageait Chase. J’avais d’abord cru qu’il sortait de la salle de gym. Dans le passé, j’avais senti un tas de choses sur lui : désir, testostérone, transpiration après la musculation et ses éternels tacos au bœuf épicé. — Bon sang, Chase, tu ne prends jamais de douche ou quoi ? Il cligna des yeux. — Deux fois par jour. Pourquoi ? Tu as senti quelque chose qui te plaît ? — Pas vraiment, répliquai-je en haussant un sourcil. J’essayai de déterminer la nature de l’odeur quand, soudain, je me rendis compte que c’était de la peur. Pas un bon signe. Je n’avais jamais senti autant d’inquiétude sur lui auparavant. Ce qu’il avait à m’apprendre n’était sûrement pas de bon augure. — J’ai de mauvaises nouvelles, Camille. (Il entra tout de suite dans le vif du sujet.) Jocko est mort. — Tu plaisantes ? C’est impossible. Jocko était un géant, quoique relativement petit, ainsi qu’un agent de l’OIA. Il atteignait à peine les deux mètres vingt, mais, côté biceps, il n’y avait rien à redire. — Jocko est fort comme un bœuf. Qu’est-ce qui s’est passé ? Un bus l’a renversé ? — Pour tout te dire, il a été assassiné. Chase avait l’air extrêmement sérieux. Je sentis mon estomac se soulever. — Et alors ? Que s’est-il passé ? Un mari jaloux a découvert qu’il se tapait sa femme et l’a buté ? C’était la seule solution. Aucun humain normal n’aurait pu se mesurer à un géant, même de la taille de Jocko, sans un énorme pétard. Chase secoua la tête. — Tu ne vas pas le croire, Camille. (Il jeta un coup d’œil dans la pièce.) On est vraiment seuls ? Personne ne doit être au courant avant qu’on sache à quoi on a affaire. D’habitude, lorsque Chase voulait parler en privé avec moi, c’était pour essayer de se faufiler sous ma jupe, mais je n’avais aucun mal à résister à son charme. Chase n’était pas mon genre. D’une, parce qu’il était particulièrement odieux, et de deux, parce qu’il était un HSP – un humain au sang pur. Je n’avais jamais couché avec un HSP et ce n’était pas maintenant que j’allais commencer. Habillé en Armani de la tête aux pieds, cheveux bruns ondulés, nez aquilin, Chase mesurait un mètre quatre-vingt-dix. Il avait cette beauté nonchalante, propre aux hommes suaves. Aussi, à notre première rencontre, mes sœurs et moi avions pensé qu’il avait un peu de sang de fée dans les veines. Une vérification minutieuse de ses origines avait prouvé le contraire. Plus humain que lui, tu meurs. Pour couronner le tout, c’était un bon détective. Il était seulement très lourd avec les femmes, y compris avec sa mère, qui l’appelait constamment sur son téléphone portable pour lui demander quand il deviendrait un bon fils et lui rendrait enfin visite. — Ou est Delilah ? Son regard s’alluma. Je lui adressai un grand sourire. Je savais ce qu’il pensait de mes sœurs, même si Delilah le faisait sursauter plus qu’elle l’effrayait. Menolly, en revanche, terrorisait le pauvre garçon et, en général, elle le faisait exprès. — Elle est sur une affaire à l’extérieur. Pourquoi tu veux le savoir ? Tu as peur qu’elle sorte de nulle part en criant « bouh » ? Delilah ne cherchait pas à surprendre les gens, mais elle marchait si doucement qu’elle pouvait passer à côté d’un aveugle sans qu’il l’entende. Chase leva les yeux au ciel. — J’ai vraiment besoin d’en parler avec vous trois. — Ouais, OK, ça paraît logique, admis-je en lui souriant. Par contre, tu sais qu’on va devoir attendre le coucher du soleil. Menolly ne peut pas venir jouer avant. Tu as déjà contacté l’OIA à propos de Jocko ? Pas que j’espérais vraiment une réponse digne de ce nom de leur part. Lorsque le quartier général nous avait ordonné, à Delilah, Menolly et moi, de vivre sur Terre, on avait compris qu’on était à deux doigts du licenciement. Même si l’on travaillait dur, nos antécédents laissaient beaucoup à désirer. Une chose était certaine : aucune de nous ne serait jamais nommée employée du mois. Pourtant, les semaines avaient passé sans contact ni mission majeure de leur part et on avait commencé à décompresser. Nous avions même fini par nous entendre. Cette relocation involontaire ne présentait pas que des inconvénients. Au moins, on s’amusait bien en s’initiant aux coutumes terriennes. Mais, maintenant que Jocko était mort, on nous chargerait de nettoyer la pagaille. S’il s’agissait bien d’un meurtre, l’OIA exigerait des réponses. Des réponses que l’on n’était pas près de trouver, étant donné notre manque de résultats par le passé. — Le quartier général n’en a rien à faire, dit lentement Chase, les lèvres retroussées. Je les ai contactés ce matin et tout ce qu’ils m’ont répondu c’était de vous refiler l’affaire. Je suis censé vous assister dans tout ce que vous pourriez vouloir. — C’est tout ? (Je clignai des yeux.) Aucune marche à suivre ? Pas de règlement de bureaucrate à respecter dans notre enquête ? Chase haussa les épaules. — Apparemment, ils ne considèrent pas la mort de Jocko comme une priorité. En fait, la personne à laquelle j’ai parlé était tellement sèche que j’ai presque cru que j’avais dit quelque chose de mal. Même si ce n’était sûrement pas la première fois que Chase pouvait avoir mis les pieds dans le plat, la réaction du QG était assez étrange pour que je la remarque. Je jetai un coup d’œil aux allées vides. Même s’il n’y avait toujours pas de clients, dans peu de temps, la boutique fourmillerait d’experts littéraires observateurs de fées. Distraire une bande de fans aux yeux avides et fous d’appareils photo ne faisait pas partie du top 10 de mes activités préférées, mais, en plus de payer les factures, ça améliorait les relations entre Outremonde et la Terre. Et puis les femmes étaient sympas, bien qu’un peu frivoles. — Si on discutait un peu ? Le contingent du COF n’arrive pas avant midi, alors j’ai du temps à perdre. — Le Club des observateurs de fées ? (C’était au tour de Chase de sourire.) C’est pas vrai ! Ne me dis pas que tu as fini par leur céder ? Avoue que tu adores être une star ! — Bien sûr, grommelai-je, j’adore être mise dans le même panier qu’Anna Nicole Smith. Sur Terre, toutes les fées vivent à Tabloïd land, tu sais. (En fait, la presse à sensation avait connu un grand boom lorsque nous étions apparues, notre présence apportant du sang neuf à l’Informateur, le Star et autres tabloïds.) Hé, ça pourrait être pire ! J’aurais pu avoir les chiens de garde à mes trousses. — Prie pour que ça n’arrive pas, murmura Chase. Pour les chiens de garde, un groupe d’autodéfense et de surveillance, tous ceux qui n’étaient pas des HSP étaient des « extraterrestres ». Ils se faisaient appeler les « enfants de la Terre » et considéraient tous les habitants d’Outremonde comme une menace pour la société, leurs enfants et la morale en général. Ils auraient été surpris d’apprendre ce qu’il y avait tapi dans l’ombre bien avant que l’on ouvre les portails de notre côté. La Terre avait aussi son lot de vampires, fées, et autres créatures absentes des livres de contes. Les chiens de garde pensaient que leur mission consistait à consigner tous les incidents impliquant les Sidhes et leur peuple et de tirer parti de ces observations. Ils étaient beaucoup plus effrayants que les observateurs de fées, qui se contentaient de nous aveugler avec leurs flashs chaque fois que l’on se retournait et de nous demander sans cesse des autographes. — Dis, tu ne penses pas qu’ils ont quelque chose à voir avec la mort de Jocko, pas vrai ? Les chiens de garde, je veux dire ? demandai-je en guidant Chase vers une table pliante près d’une étagère remplie d’obscurs romans étrangers. Après avoir poussé les restes de mon muffin œuf-saucisse et mon mocha du matin, dont je ne pouvais plus me passer, je lui fis signe de s’asseoir. — Je ne crois pas, répondit Chase. Ils parlent beaucoup mais ne font pas grand-chose, à part leurs éternelles manifestations et leurs banderoles. Assise, jambes croisées, pieds sur la table, je vérifiai que ma jupe couvrait tout ce que Chase voulait voir. — Est-ce que tu as la moindre idée de qui a tué Jocko ? Et de la façon dont il s’y est pris ? — Nouvelles chaussures ? demanda Chase, en levant un sourcil. — Ouais, répondis-je, sans pour autant révéler d’où elles venaient. Alors ? Qu’est-ce que tu sais sur Jocko ? Chase soupira longuement. — Il a été étranglé. Étranglé ? Je me redressai, retirant mes pieds de la table. Quelque chose clochait. — Tu es sûr d’avoir dit au QG comment il était mort ? Et ils n’en ont rien à faire ? — Je te l’ai déjà dit. (Il se laissa aller contre la chaise et glissa les mains dans ses poches.) Mais j’ai un sentiment étrange. Je ne crois pas qu’on ait affaire à des humains. Je ne peux pas t’expliquer pourquoi. Juste une intuition. — S’il a été étranglé, tu as sûrement raison. Des fois, la racaille d’Outremonde traverse les portails. Et les gens de mon peuple ne respectent pas tous les règles humaines. (Je fronçai les sourcils.) Peut-être que quelqu’un a une dent contre les géants ou s’est saoulé avec du mauvais vin de gobelins ? Ou peut-être que quelqu’un était de mauvaise humeur et a décidé de s’en prendre au barman ? Ça pourrait être un casseur d’Outremonde passant sa frustration sur Terre ? — Possible, acquiesça Chase en hochant lentement la tête. Mais je ne pense pas. Je regardai la table en clignant des yeux. Chase avait raison. Je savais que je faisais fausse route. — D’accord, on va considérer ça de façon logique. Sur Terre, personne n’a la force d’étrangler Jocko. Du moins, personne d’humain. Est-ce que tu as trouvé le moindre indice qui prouverait qu’un Sidhe soit impliqué ? — Je n’ai rien remarqué. Mais je ne sais peut-être pas quoi chercher. Par contre, j’ai trouvé la corde qui a servi à l’étrangler. Tiens. (Chase lança un lien de cuir tressé sur la table. Il était plein de sang.) Chaque fois que je le touche, je ressens un truc bizarre… J’ai pensé que tu pourrais découvrir quelque chose. Je compris alors que Chase avait un petit don de clairvoyance. Saisissant le lien, je fermai les yeux. Une faible odeur de soufre flotta jusqu’à mon nez, tandis qu’un miasme sombre commençait lentement à s’échapper des brins tressés, se répandant sur mes doigts comme du pétrole brûlé. Je reculai vivement. La corde retomba sur la table et je pris une grande inspiration. — Ce n’est pas bon. Ce n’est pas bon du tout ! — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? J’avalai la boule qui s’était formée dans ma gorge. — Un démon. La moindre fibre de cette corde est remplie d’énergie démoniaque. Chase se pencha vers moi. — Tu es sûre, Camille ? Je croisai les bras avant de reculer. — Certaine. Rien n’est comparable à l’énergie démoniaque. Cette corde empeste ! Le mystère était résolu. On n’avait pas affaire à une fée ou à un nain mécontent ou à tout autre des nombreux habitants d’Outremonde faciles à capturer et à expulser. Chase eut la même pensée. — Je croyais que les démons avaient été chassés d’Outremonde. — Ils l’ont été, pour la plupart. Oh, on a aussi des diablotins, des lutins, une bande de simples vampires, entre autres choses. En revanche, aucun d’entre eux n’est capable de produire une telle aura. (J’observai l’arme du crime.) Je n’ose même pas y penser, mais il y a des chances qu’un démon soit remonté des royaumes souterrains et ait traversé le portail. — C’est censé ne pas être possible ! Chase eut l’air si dépité que j’en fus presque désolée pour lui. — Non, tu as raison. Lorsque l’on avait accepté notre poste, l’OIA nous avait assuré que les démons des royaumes souterrains ne pouvaient pas s’en échapper. Tous les rapports montraient que, en des centaines d’années de surveillance des portails, pas un seul démon ni goule n’avaient réussi à remonter. Pourtant, là encore, l’OIA faisait souvent des promesses qu’elle ne tenait pas. Les humains n’ont rien à envier aux Sidhes, niveau bureaucratie. Chase tenta de nouveau sa chance, d’un autre point de vue. — Tu es sûre que ton… horloge… magique interne marche ? — » Horloge magique interne »? Tu n’as pas trouvé mieux ? Écoute, Chase, tu m’as posé une question, je t’ai répondu. Cette corde appartient à un démon. Que tu me croies ou non, c’est ton choix. — OK, OK, dit Chase en grimaçant. C’est juste que ça m’inquiète. Qu’est-ce que je fais pour l’OIA ? Je leur parle de la corde et de ce que tu as senti ? — Essaie toujours, grommelai-je. On verra si ça leur met un coup de pied au cul. Je te conseille de les contacter le plus vite possible. La confrérie des sorciers, les spécialistes en communication d’Outremonde, avait mis en place un réseau pour les agents de l’OIA sur Terre. Le problème, c’était que, lorsque le QG ne voulait pas prendre un appel, il se contentait d’ignorer le message. En revanche, quand eux avaient besoin de nous contacter, on était dans la merde si on ne répondait pas. Chase regarda autour de lui. — Tu es sûr qu’on peut parler en toute sécurité ici ? Je n’imagine même pas ce qui se passerait si la presse annonçait qu’il y a un démon dans la nature. C’est déjà assez difficile avec vous, les fées, et autres. Je ne pris pas la peine de lui rappeler que j’étais à moitié humaine et que j’avais donc autant le droit d’être sur Terre qu’en Outremonde. — Tu ressembles à une vieille mère poule, quand tu t’agites, Chase. Calme-toi. Pas plus tard qu’hier, j’ai protégé la boutique contre les espions. On devrait être en sécurité. — Oui, c’est ça. Tu es certaine de ne pas avoir transformé l’endroit en haut-parleur par erreur ? Son rire était si fort qu’il se transforma en grognement. — Pardon ? (Je me penchai par-dessus la table pour lui pincer le nez.) J’y avais déjà droit à la maison et, maintenant, il faut que je supporte ça de la part d’un HSP ? Je ne crois pas, non ! J’ai un pouvoir magique limité, c’est vrai, ça te pose un problème ? — »  Un pouvoir magique limité » ? Tu appelles ça comme ça ? Je ne veux pas te faire de peine, mais ce n’est pas moi qui me suis retrouvé complètement nu devant tout le monde, dit-il avec un sourire jusqu’aux oreilles, son regard parcourant mon corps. — Arrête de fantasmer, Johnson. Et pendant que tu y es, pourquoi tu n’essaierais pas de faire un peu de magie ; rétorquai-je. Montre-moi ce que tu as dans le ventre, Superman ! Ça eut le mérite de le faire taire. Une des choses que j’avais découvertes depuis mon arrivée à Belles-Faire, une ville miteuse de la banlieue de Seattle, c’était que Chase avait soif de pouvoir. Il ne pouvait pas manier la magie donc, lorsqu’il avait connu l’OIA, il s’était rabattu sur ce qui s’en rapprochait le plus : travailler pour eux. Parfois, j’avais l’impression qu’il adorait que je rate mes sorts. Il leva la main pour me tenir à distance. — Désolé ! Je ne voulais pas toucher un point sensible. On fait la paix ? Je laissai échapper un long soupir. Manque de tact ou non, il avait raison. Et si on considérait les implications induites par cette corde, mon ego était le cadet de nos soucis. — Ouais, OK. On fait la paix. Pour ma protection, n’en fais pas tout un plat. En plus de ma magie, Delilah a installé un système de surveillance électronique. Elle adore vos technologies et elle l’a réglé pour qu’il détecte le moindre micro ou tout autre appareil d’écoute qui aurait pu être placé ici. J’omis le fait qu’elle avait fait griller un fusible et avait pris le jus. L’éclair d’électricité produit l’avait projetée de l’autre côté de la pièce. Mais Delilah n’était pas du genre à abandonner. Elle avait fini par comprendre le fonctionnement et l’avait mis en route. — Tu es une bonne fille. Je savais que tu ne nous laisserais pas tomber. — Une fille ? (Je lui lançai un regard appuyé.) Chase, je pourrais être ta mère. Il cligna des yeux. — J’ai tendance à l’oublier. Tu ne le parais pas. — Gare à toi si tu dis le contraire, l’avertis-je, en haussant un sourcil. J’étais superfière de mon apparence et faisais des efforts pour mettre en valeur mes points positifs. Voilà un avantage de la vie sur Terre : le maquillage y est fantastique. Surtout parce qu’il ne fait pas des taches comme les cosmétiques à base d’herbes et de baies. En Outremonde, j’avais souvent eu l’air d’une Picte lorsque j’utilisais de la guède pour me maquiller. Plus jamais ça. Avant de retourner à la maison, je ferais un stock de cosmétiques, en particulier des tubes de rouge à lèvres et de l’ombre à paupières marron clair. Je prenais soin de mes petites futilités. Chase toussa. Je pouvais lire l’amusement dans son regard. — D’accord, dit-il. Voilà comment ça s’est passé. Ce matin, j’ai reçu un coup de fil d’un sans-abri qui habite dans la ruelle derrière Le Voyageur. C’est lui qui a trouvé le corps de Jocko. Il m’a déjà servi d’informateur sur quelques affaires. Donc je suis arrivé là-bas en premier, ce qui est une bonne chose parce que Jocko n’était pas joli à voir. Et, bien sûr, j’ai tout de suite mis le FH-CSI sur le coup. Je réprimai un sourire. La brigade Fées-Humains du CSI était une invention de Chase. Elle regroupait des agents humains et outremondiens, spécialement entraînés pour faire face au crime contre les citoyens d’Outremonde. Chase savait faire preuve d’initiative et de prévoyance, je devais l’admettre. Pas de chance qu’il doive rendre des comptes à Devins, un vrai salaud, quelques grades au-dessus de lui. Mais en général, il parvenait à lui cacher des choses. — On a fait appel à un médecin légiste de l’OIA. Toutes les informations ont été mises sous scellés. Je vacillai. Tout à coup, tout semblait trop réel. La pensée de Jocko mourant dans une ruelle me donnait envie de rentrer sous terre. Même s’il n’avait pas inventé la poudre, il se rattrapait sur la sympathie. Je l’appréciais vraiment. — Jocko était le géant à l’humeur la plus égale que je connaissais. C’est pour ça qu’il avait eu le boulot, tu sais. Quand il était en colère, il pouvait parler avec les gens sans les marteler à coups de poing. C’était un homme bon qui faisait de son mieux. Il va me manquer. — Ce n’était pas un homme, rétorqua Chase, le nez plissé. C’était un géant. Il était grossier, rustre, et se moquait de mes costumes. — Tu l’as dit toi-même, « c’était un géangéant ». Ils sont tous comme ça, mais en pire. Tu t’attendais à quoi ? Chase me jeta un regard exaspéré. — Aucune idée. Je ne connais pas d’autres géants. Je n’avais jamais vu de vampire, ni de lycanthrope non plus, jusqu’à ce que je rencontre tes sœurs, alors ne m’en veux pas si je ne fais pas preuve d’un grand enthousiasme. Des géants, des suceurs de sang, des loups-garous… — Chat-garou. Lycanthrope veut dire loup. Ce n’est pas synonyme de garou. Delilah t’arracherait les yeux avec ses propres griffes si elle t’entendait la traiter de canidé. — C’est ça, chat-garou. Comment j’ai pu faire cette erreur ? Désolé. (Quelque chose dans sa voix me disait qu’il ne l’était pas.) « Chapitre cinq du manuel. Les garous ne sont pas tous semblables ». — Ça, c’est certain. Fais bien attention à ne pas l’oublier. Certains te trancheraient la gorge pour l’avoir seulement insinué. J’étais dure avec lui mais ça valait mieux, plutôt qu’il l’apprenne à ses dépens. La pointe d’une épée ou d’un croc était beaucoup plus acérée que ma langue. — Peu importe. Ce que j’essaie de dire, c’est que vous n’étiez que des mythes et des légendes jusqu’à ce que vous sortiez de votre trou, voilà quelques années. Même toi… tu es une sorcière ! J’ai encore du mal à m’y faire. — Tu marques un point, répondis-je, tout sourires. Je suppose que ça doit faire un choc, surtout quand on t’a appris toute ta vie que nous n’existions pas. Bon, on en était où ? Dis-m’en plus sur la mort de Jocko. Le bar et grill Le Voyageur, comme Le Croissant Indigo, appartenait à l’OIA et faisait partie d’un réseau mondial de couvertures et de portails. Le bar était aussi un lieu de rendez-vous pour les HSP qui voulaient rencontrer les Fae. Des tas d’admirateurs faisaient la queue pour avoir une chance de nous voir, nous parler ou nous baiser. La salle était toujours pleine et il y régnait en permanence une atmosphère festive. Ma sœur Menolly y travaillait la nuit. Elle écoutait les potins et les rumeurs qui pourraient être importants, parmi les voyageurs qui arrivaient d’Outremonde. Sa présence était une bonne façon de prévenir les ennuis potentiels, puisque le téléphone arabe allait toujours plus vite que les réseaux officiels. Il s’agissait aussi d’un des seuls boulots nocturnes qu’elle avait pu trouver et elle était assez forte pour remplacer le videur en cas de besoin. Chase sortit un paquet de cigarettes mais les remit dans sa poche lorsque je secouai la tête. La fumée causait pas mal de dégâts à mes poumons et, pour Delilah, c’était encore pire. Menolly n’en avait plus rien à faire. Elle était morte. Enfin… morte-vivante. Les seules choses qu’elle pouvait sentir étaient le sang, la peur et les phéromones. Je jetai un coup d’œil à l’horloge. — Je ne peux pas réveiller Menolly avant la tombée de la nuit. Delilah est sur une affaire à l’extérieur et ne sera pas de retour avant la fin de l’après-midi. Pourquoi est-ce que tu ne reviendrais pas ici vers 18 heures ? On irait ensemble à la maison. Comme ça, tu pourras encore contacter le QG et le soleil sera couché. — Tu ne peux pas réveiller Menolly maintenant ? Le temps est nuageux, ajouta Chase. — Chase, fais-toi une raison. Les vampires et la lumière du jour ne font pas bon ménage. En plus, c’est difficile pour elle d’être enfermée dans la maison toute la journée. Alors autant qu’elle dorme le plus longtemps possible ; ça lui évite d’être claustrophobe. Menolly est une jeune vampire, selon nos normes. Elle apprend encore à s’adapter et on essaie de lui faciliter les choses. Je fais de mon mieux pour l’aider mais ce n’est pas toujours facile. En fait, je lui prépare une surprise pour laquelle elle va sûrement me détester, mais c’est pour son bien. — Je vois, déclara Chase, songeur. D’accord. Je vais encore essayer d’obtenir une réaction du QG en leur parlant de ce que tu m’as appris sur la corde. En revanche, si j’étais Menolly, je ferais semblant d’être malade, ce soir. S’il y a vraiment un démon derrière tout ça, il pourrait avoir une dent contre les agents de l’OIA. Et s’il a un complice à l’intérieur, il sait peut-être que Menolly est un espion. Un complice ? La pensée ne m’avait même pas effleuré l’esprit. — Génial ! Comme si je n’avais pas d’autres choses à penser…, dis-je avec un sourire. OK, à ce soir ! Chase se dirigea vers la porte. Tandis que je le regardais partir, une ombre sembla traverser la boutique. Je tendis la main pour la toucher mais elle trembla et se dissipa dans la lumière blafarde. Le meurtre de Jocko avait déclenché une série d’événements dangereux à venir. Bien que je ne puisse distinguer aucune image claire, je pouvais le sentir dans le vent. Je me remis alors au travail, me forçant à sourire pour les observateurs de fées qui débarqueraient dans moins de une heure. Chapitre 2 Après avoir rangé tous les cartons de livres sur les étagères, j’attrapai le téléphone pour composer le numéro de Delilah. Je ne savais pas sur quelle affaire elle travaillait, mais tant pis. La mort de Jocko était plus importante. Cette corde empestait le démon et je savais que mon nez ne me jouait pas des tours. Pourtant, ça me laissait songeuse : Quelle sorte de créature avait réussi à se faufiler jusqu’ici ? Dans quel but ? Delilah décrocha à la deuxième sonnerie. Je lui racontai ce qui s’était passé. — Ramène tes fesses ici à 18 heures. Et surtout, quoi que tu fasses, ne t’approche pas du Voyageur avant que l’on sache à quoi on a affaire. — Pauvre Jocko, c’était un amour, dit-elle. Tu penses qu’on l’a tué parce qu’il était un agent de l’OIA ? — J’espère que non, répondis-je. Au cas où, Menolly va rester à la maison ce soir. Même si Jocko était un gars bien, il était aussi crétin qu’un piquet de clôture. Il aurait très bien pu laisser échapper qu’ils faisaient tous les deux partie de l’agence. Pas de doute, les problèmes s’annoncent. Et on sera bientôt en plein dedans. — Tu penses aux royaumes souterrains ? Le ton de sa voix semblait me supplier de dire « non ». Delilah avait toujours été optimiste, elle voulait que tout ait une fin heureuse. Je ne savais pas du tout comment elle avait réussi à rester aussi naïve en étant agent de l’OIA. Elle semblait capable de sourire en toutes circonstances. Je plissai les yeux, éprouvant une sensation de terreur grandissante dans ma poitrine. Je puisais mon pouvoir dans le vent, les étoiles et la lune. Même si je ne pouvais pas toujours prédire l’avenir, je sentais les êtres importants qui s’éveillaient. Et quand un secret était murmuré au vent au cours d’une nuit de pleine lune, si je tendais suffisamment l’oreille, il m’arrivait de l’entendre. — Je n’en suis pas sûre, mais quelque chose se prépare. Delilah laissa échapper un couinement. — Je dois y aller ! Je suis en mission photos. Ma cible vient juste de sortir de l’école. Je grognai. — Tu prends un enfant en photo ? Dans quoi est-ce que tu t’es encore embarquée ? — Bien sûr que non, imbécile ! C’est une prof ! Son mari pense qu’elle va voir ailleurs. Il veut que je la suive. Elle est censée avoir une réunion à midi, mais elle se dirige vers sa voiture. A ce soir ! Elle raccrocha en riant. Qui suis-je ? Je m’appelle Camille D’Artigo et je suis une sorcière, mi-fée, mi-humaine. Je suppose qu’une présentation plus détaillée est de rigueur. Aînée de trois enfants, je suis née en Outremonde. Bien sûr, nous possédons notre propre nom pour notre monde, mais c’est plus facile de l’appeler ainsi sur Terre. La plupart des terriens pensaient que le pays des fées n’existait pas, jusqu’à ce que l’on se glisse derrière eux sans bruit pour crier « bouh ! ». Et lorsqu’on est sortis du placard, on n’a pas fait les choses à moitié. Un saut, un bon, une dimension plus loin, Outremonde est peuplé par les Sidhes ainsi que par toutes sortes de nains, elfes, fées, licornes, garous, vampires, dryades, nymphes et satyres, gargouilles, dragons, lutins, et autres créatures merveilleuses si étranges que la majorité des humains n’en ont pas entendu parler. Grandir en Outremonde était comme vivre dans un livre de contes, même si, parfois, notre contrée semblait davantage tenir des cauchemars des Grimm plutôt que des Contes de ma Mère l’Oye. Pourtant, nous l’aimions ainsi, monstres compris. Jusqu’à ces dernières années, nous avions rarement traversé les portails en grand nombre. Aussi, quiconque rencontrait l’un de nous le gardait pour lui ou était pris pour un fou. Ou pire. Maintenant, bien sûr, nous sommes des attractions touristiques. Les gens viennent dans ma boutique pour observer et prendre des photos. C’est bon pour les affaires. Pratiquement tout le monde achète au moins un livre à rapporter à la maison. Alors, je les gratifie d’une pose aguichante et d’un clin d’œil pour l’objectif. De temps en temps, une âme isolée se met en tête de nous prendre en chasse parce qu’elle a décidé que nous étions des suppôts de Satan. Heureusement pour nous, ça n’arrive pas souvent. Non, presque partout, nos semblables sont recherchés comme invités dans les soirées, amants ou faire-valoir. Toute cette attention peut devenir lassante, mais, au nom des relations Terre-Outremonde, il faut faire comme si de rien n’était. Avec mes sœurs Menolly et Delilah, j’ai grandi dans la cour extérieure du palais de la reine. Notre mère, Maria, était mortelle, et c’est son nom que nous portons ici, sur Terre : D’Artigo. Notre père, lui, était de lignage sidhe. J’ai dit qu’elle était mortelle… Il serait plus juste de dire qu’elle était humaine, car la plupart des habitants d’Outremonde sont mortels. Ils vivent longtemps, c’est vrai. Toutefois, ils sont tout à fait susceptibles de mourir. Les seuls véritables immortels sont les élémentaires, qui n’ont vraiment rien à voir avec les êtres de chair et de sang. Oh… et il ne faut pas oublier les dieux, même si, ces derniers temps, ils ne sont pas très bavards et préfèrent rester entre eux. J’ai entendu des rumeurs selon lesquelles Déméter aurait recommencé à se balader sur Terre. Parfois, désorientée, elle oublie que Perséphone est une femme adulte, satisfaite de sa condition de reine des Enfers. Pendant ces moments d’égarement, elle se met en quête de sa fille perdue jusqu’à ce que son frère, Zeus, la trouve et la ramène en douceur sur l’Olympe. Toutefois la plupart des dieux ont tourné le dos aux humains quand les humains ont fait de même. Le manque de vénération a froissé quelques ego. Quoi qu’il en soit, notre mère venait de Seattle. Elle était orpheline. Durant sa troisième année de fac, elle avait emménagé en Espagne pour préparer son diplôme d’art et rechercher les membres de sa famille. Puis la Seconde Guerre mondiale éclata et elle arrêta l’école pour travailler dans une usine, jusqu’au jour où elle rencontra notre père dans la banlieue madrilène où il venait d’être envoyé en mission. Ce fut le coup de foudre. Il craqua et lui dit la vérité. Après avoir fait sa valise, Mère le suivit en Outremonde où ils se marièrent sous l’œil désapprobateur de la reine. Quelques années plus tard, nous venions au monde. Mère avait une cinquantaine d’années lorsqu’elle mourut à la suite d’une chute de cheval à la chasse. Père continua à nous élever seul. Grandir en tant que mi-humain en Outremonde fut difficile. Par exemple, on se moquait sans cesse de nous. Pourtant, être mises à l’écart était la dernière de nos préoccupations. Nos parents découvrirent rapidement que les dons que nous avions hérités du lignage de notre père avaient souffert du sang humain de notre mère. Comme je l’ai déjà dit, je suis une sorcière, mais mes sorts et mes enchantements ont une fâcheuse tendance à mal tourner. Des fois, ils sont parfaits, et d’autres… pas vraiment. Prenez le mois dernier, par exemple, lorsque j’ai tenté de me rendre invisible pour éviter un client ennuyeux. Ça s’est mal passé et j’ai fini à poil. Complètement. Du genre qui ne laisse rien à l’imagination. A poil, quoi ! Pire, pendant les premières heures, je voyais toujours mes vêtements… J’étais la seule. Mon bonnet E s’est donné en spectacle, tout comme ma taille de guêpe, mes longs cheveux noirs bleutés (ma couleur naturelle… Tout le monde le sait à présent) et mes fesses façon J.Lo. Mes clients réguliers étaient plus que ravis de faire la queue pour discuter, avant que je découvre ce qui se passait. Le sort a duré une semaine durant laquelle j’ai dû confier le magasin à Iris, mon assistante… un esprit de maison finlandais. Les clins d’œil sont toujours là, mais je suis bonne joueuse. Delilah et Menolly ont leurs propres petits problèmes. Même si nos handicaps nous empêchent d’être des agents idéaux, on fait de notre mieux. Ils nous ont envoyées sur Terre pour qu’on ne fasse pas d’histoires. Eh bien, ils se sont trompés ! L’antenne locale du club des observateurs de fées devait arriver d’une minute à l’autre. J’observai la boutique, qui n’aurait pas pu être plus propre. Iris avait merveilleusement bien nettoyé et dépoussiéré, il faudrait que je l’invite à un après-midi shopping au magasin de tissu. Ces cent dernières années, les esprits de maison avaient fait du chemin. Désormais, une clause de leurs contrats stipulait qu’ils devaient recevoir de l’argent en échange de leurs services. Pourtant, Iris, elle, appréciait toujours une bonne longueur de soie. Quand, à midi précis, les portes s’ouvrirent pour laisser entrer les observateurs de fées, je jetai un coup d’œil rapide au miroir afin de vérifier que mon rouge à lèvres ne bavait pas. J’en profitai pour réduire mon glamour, des touches d’argent se mêlant au violet de mes yeux. Le sourire aux lèvres, j’avançai à la rencontre de mes visiteurs. Erin Mathews, la présidente locale, se glissa jusqu’à moi. Pour une humaine, elle n’était trop mal et j’appréciais sa compagnie. Elle tenait un magasin de lingerie à quelques pâtés de maisons du Croissant Indigo. A notre première rencontre, je lui avais acheté un bustier. Par la suite, nous avions parfois pris un café et papoté ensemble. Je trouvais ses amis un peu cinglés, mais, en y réfléchissant, la majorité des miens en Outremonde avaient des problèmes, alors qui étais-je pour juger ? Chacun ses bagages, quel que soit le côté du portail où on vit, pas vrai ? — Camille, nous nous demandions si vous nous feriez l’honneur de poser avec nous pour une photo de groupe ? Elle m’adressa un sourire plein d’espoir, étant au courant du nombre de fois où on m’avait posé cette question. — Bien sûr ! Ce n’est pas la peine de demander ! répondis-je, soudain humble devant leur enthousiasme. Les humains étaient plus généreux en amitié que le peuple de mon père. Après avoir formé trois rangs, ils me laissèrent de la place au milieu. Iris prit la photo puis regagna l’escabeau qui lui permettait de voir par-dessus le comptoir. Membre junior de l’OIA, techniquement, Iris était une Talon-haltija. Elle surveillait la boutique la nuit, tenait la caisse quand j’avais besoin d’elle et faisait du rangement. Petite et trapue, elle avait un visage clair et attirant, et une personnalité assortie. Elle savait également appâter les clients, les enchantant chaque jour avec une tasse de thé et du stollen tout juste sorti du four. Le groupe de quinze femmes – et un homme – se rassembla autour de moi. Erin prit une grande inspiration et leva le livre qu’elle tenait – un exemplaire de L’Encyclopédie des Fées par Katharine Briggs. — Alors, dites-nous, commença-t-elle. Qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Réprimant un grognement, j’attrapai le livre. Voilà ce que je détestais : jouer au professeur et expliquer où se trouvait la ligne qui séparait la légende de la réalité. Lorsque Delilah rentra, le club avait vidé les lieux. Mon seul client était Henry Jeffries, un habitué. Après nous avoir fait un signe de la main, ma sœur disparut dans l’escalier menant aux petites pièces miteuses qui lui servaient de bureau. Le bâtiment appartenait à l’OIA dans son intégralité. Ils avaient offert l’étage à Delilah pour qu’elle y installe son agence de détective. Cela peut paraître généreux de leur part mais ne vous y trompez pas : les pièces étaient sombres et crasseuses, et en échange, elle était supposée faire baisser la population de rats. Elle avait accepté, sans aller toutefois jusqu’à les manger. Tous les jours ou presque, elle ouvrait la fenêtre de son bureau qui donnait sur les bennes à ordures dans l’allée pour y jeter un rat ou deux. Comme elle le disait si bien : « Qui sait où ils ont traîné ? Manger des rats d’égout ? C’est une blague ! » — Votre sœur ne vous ressemble pas du tout, remarqua Henry en me signant un chèque. C’était un amour. Il me rappelait un de mes oncles, sauf que Henry, lui, ne parlait pas aux arbres et était plus jeune que moi, même s’il avait l’air beaucoup plus vieux. En plus, il nous traitait avec un respect courtois qui faisait tant défaut aux terriens. Une fois ses livres dans un sac – Henry était un lecteur avide de science-fiction et de Fantasy qui dévorait en moyenne une demi-douzaine de romans chaque semaine –, je les lui tendis. — Je ressemble à mon père. Elle a pris du côté de notre mère qui était humaine. Ce n’était pas seulement vrai pour l’apparence. Delilah, l’enfant d’or, serait toujours plus proche des humains que moi. Le cœur tendre, elle était persuadée qu’il y avait du bon en chacun de nous. Parfois, je m’inquiétais pour elle. Quant à notre sœur, Menolly, personne ne savait à qui elle ressemblait. Les cheveux roux étaient un trait récessif dans le lignage de chacun de nos parents, mais nous ne savions pas de quel côté elle le tenait. Sa transformation en vampire n’avait fait que compliquer les choses. Après avoir raccompagné Henry jusqu’à la sortie, je changeai le panneau « ouvert » en « fermé » et m’adossai contre la porte. Il ne pleuvait presque plus, même si les dernières gouttes éclaboussaient le trottoir. J’en attrapai une sur ma langue en sortant de sous le store et je grimaçai à cause de son goût acide. En Outremonde, l’eau de pluie était pure, remplie de minéraux, comme celle des glaciers. Encore une chose qui me manquait. Avec un soupir, je fermai la porte et me dirigeai vers le comptoir. Presque noir. Avec sa couverture nuageuse, la nuit tombait de bonne heure, au nord de la côte Pacifique… un autre avantage de la vie ici. Quand on arriverait à la maison, il serait l’heure de réveiller Menolly. Pendant que je comptais les recettes, Delilah dévala l’escalier. — Chase n’est pas encore là ? demanda-t-elle en se perchant sur le comptoir où je rangeais l’argent et fermais la caisse enregistreuse. La tête penchée sur le côté pour m’observer, elle entoura ses genoux de ses bras. J’aurais pu jurer que ses oreilles avaient bougé. Je jetai un coup d’œil vers la porte. — Non, mais tu peux parier qu’il est en route. Chase n’est jamais en retard, sauf si une urgence survient. Alors ? Comment s’est passée ta filature ? Tu l’as prise la main dans le sac ? Delilah me lança un grand sourire. — Pas du tout. Il s’est révélé que la femme fait du bénévolat à l’heure du déjeuner à l’orphelinat de Wilson Street. J’ai mené mon enquête et j’ai découvert qu’elle veut des enfants. Le problème, c’est que son mari est stérile. Je pense qu’elle aimerait adopter et qu’elle n’ose pas encore lui en parler. — Qu’est-ce que tu lui as dit ? — Qu’elle ne le trompait pas. Que sa réunion n’était pas à l’école. Qu’il devait arrêter de s’inquiéter et aimer sa femme comme elle le mérite. (Elle ricana.) Il n’a pas vraiment apprécié. Je pense qu’il espérait découvrir une liaison pour pouvoir lui rendre la pareille. Tu sais, des fois, je ne comprends pas cette culture. Si elle l’aime, il ne devrait pas douter de sa sincérité même si elle s’accouple avec un autre. Je ris. — Je ne pense pas qu’on arrivera à tout comprendre un jour. C’est impossible. Je ne sais pas comment notre mère a fait pour s’adapter à ce monde. D’accord, elle était cent pour cent humaine, surtout lorsqu’il s’agissait de fidélité, dis-je en repensant aux occasions où elle avait rappelé mon père à l’ordre. Tu sais très bien qu’elle aurait soulevé une émeute si Père avait couché avec une autre. — Ça ne serait jamais arrivé. Père n’a jamais regardé d’autres femmes. Je ne me rappelle pas une seule fois, durant toute notre enfance, l’avoir entendu parler de l’apparence d’une femme. (Delilah renifla.) Je regrette qu’il ne soit pas là. Je me sentirais plus en sécurité s’il était avec nous. Je lui adressai un grand sourire. — Toi, un agent qualifié de l’OIA, tu veux que ton papa vienne te protéger ? (En la voyant rougir, je rejetai son embarras d’un signe de la main.) Pour tout te dire, je regrette qu’il ne soit pas là, moi aussi. Les yeux de Delilah brillèrent. — Maman me manque. J’aurais aimé qu’elle vive plus longtemps. Ça ne m’aurait pas dérangé d’en apprendre davantage sur notre côté humain, elle aurait pu nous en dire beaucoup plus. — Elle aurait pu. (Je repoussai doucement les cheveux de Delilah, qui lui tombaient dans les yeux.) Pendant qu’on est ici, on peut peut-être faire des recherches sur sa famille… notre famille. Tous mes instincts me criaient que c’était une erreur à ne pas commettre, mais Delilah avait besoin d’être rassurée. De nous trois, c’était à elle que notre mère manquait le plus. J’étais l’aînée ; j’avais donc pris le flambeau à sa mort. Menolly, elle, était indépendante depuis sa plus tendre enfance. Mais Delilah… Elle était restée dans les jupes de Mère très longtemps avant d’oser s’aventurer dans le monde. Elle fronça le nez. — Les humaines ont sûrement la bravoure dans le sang, pas vrai ? Après tout, Mère a suivi Père vers un monde dont elle ne connaissait pas l’existence avant qu’il lui en parle. Il fallait du courage pour faire ça. — N’oublie pas la façon dont elle a réussi à se faire accepter en Outremonde, ce qui n’était pas facile pour une humaine au sang pur. (En fait, c’était carrément extraordinaire. Très peu de HSP avaient réussi à toucher la Cour. Je haussai les épaules dans mon manteau. Comme pour une grande partie de mes vêtements, j’aimais son côté dramatique. J’avais trouvé ce magnifique manteau d’opéra noir vintage dans un dépôt-vente de Pike Street. Une véritable affaire à trente dollars.) Tu es une romantique, Delilah. Tu l’as toujours été. Des peluches, des chatons et des cœurs partout. — Hé ! Si je veux, je peux être une vraie tigresse ! (Elle me tendit mon sac à perles, assorti au manteau d’opéra, et renifla.) Je préfère simplement rentrer mes griffes quand elles ne sont pas nécessaires. Je ris. — Oh, ma chérie, ne t’énerve pas. Tu es aussi courageuse que notre mère l’était. Nous le sommes toutes. Comme elle, nous avons quitté notre terre natale pour un autre monde. Et notre travail profite à Outremonde. — Nous sommes des exploratrices, dit-elle avec un sourire qui révéla la pointe de ses crocs. Contrairement aux canines des vampires, les crocs de Delilah ne se rétractaient pas. Elle était très populaire chez les hommes qui aimaient les femmes dangereuses. — Des aventurières ! contrai-je en lui rendant son sourire. — Des larbins pour une agence gouvernementale à deux balles qui pense qu’on est du bois mort ! Elle leva les bras en l’air en signe de victoire. Je me dégrisai. — Trop proche de la vérité à mon goût. L’OIA est aussi lente qu’un paresseux obèse, et un de ces jours ça la mènera à sa perte. Pendant qu’on en parle, n’oublie pas d’ajouter qu’on était dingues d’accepter ce poste. (Un mouvement derrière la fenêtre attira mon attention.) Voilà Chase. Il a l’air inquiet. La cloche tinta lorsque Chase se dépêcha d’entrer. — Désolé, je suis en retard, dit-il d’une voix brusque qui n’invitait pas à la conversation. J’ai recontacté le QG, mais gardez vos questions jusqu’à ce qu’on soit rassemblés dans un endroit plus sûr. — Vous êtes prêt à partir ? Il hocha la tête. Delilah sauta du comptoir et enfila sa veste d’aviateur. Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq, avec son jean moulant et ses bottes à talons aiguilles, elle avait de l’allure : à la fois impressionnante et intimidante. J’activai le système de sécurité puis chacun se dirigea vers sa voiture. Notre maison était de style victorien et comportait deux étages et un sous-sol. Menolly y dormait, à l’abri du soleil. Je vivais au premier étage et Delilah au deuxième. Nous partagions le rez-de-chaussée où nous prenions nos repas ensemble. Enfin, Delilah et moi mangions. Menolly se contentait de nous tenir compagnie. Au fin fond d’une propriété de deux hectares, près d’une bande de forêt qui menait à un grand étang, son prix avait été un peu élevé. Heureusement, Père avait amassé une coquette somme durant ses années sur Terre, placée sur un compte secret dans une banque qui avait réussi à se maintenir durant les décennies qui s’étaient écoulées. A notre nomination à ce poste, il nous l’avait offerte, gonflée par les intérêts. Avec ce que notre mère nous avait laissé, nous avions assez pour acheter la maison, la meubler et vivre simplement mais confortablement. Bien qu’elle ait été humaine, par tradition, nous avions reçu le nom de notre mère. À notre naissance, Mère avait voulu que l’on ait un numéro de sécurité sociale à tout prix. Père l’avait donc ramenée sur Terre pour remplir les papiers nécessaires. Ainsi, à notre arrivée ici, nous avions pu ouvrir des comptes en banque et – après quelques ongles rongés et de l’entraînement – passer notre permis de conduire. Grâce à la prévoyance de nos parents, nous avions évité l’un des pires sorts réservés aux agents de l’OIA sur Terre : vivre dans une suite de commodité de l’OIA. Autrement dit : une chambre premier prix dans un hôtel infesté par les cafards que possédaient et faisaient marcher des larbins de l’agence. Seuls les agents de l’OIA étaient autorisés à y vivre ; un moyen subtil de garder les humains à bonne distance, mais pas suffisamment pour faire oublier aux agents qu’ils étaient très loin de chez eux et à la merci de l’OIA. Bien sûr, certains – les géants, comme Jocko, et les gobelins – étaient ravis de ces conditions. Ils avaient l’habitude de vivre dans des abris ou des grottes qui feraient plisser le nez à un putois : les Sidhes adoraient le grunge. Le seul inconvénient de la vie à Belles-Faire était la route jusqu’à Seattle. On mettait une demi-heure pour se rendre en ville le matin et trente minutes de plus la nuit, quand le trafic était fluide. Le portail le plus proche était aussi à huit kilomètres, dissimulé dans la forêt et protégé par une des sorcières du destin. Se replier en Outremonde n’était donc pas une solution en cas de problèmes. En revanche, nous avions toute l’intimité et le confort dont nous avions besoin, ainsi qu’un endroit pour faire pousser des herbes pour mes sorts. Delilah régulait la population des souris, même si elle se plaignait toujours des indigestions qu’elles lui causaient. En outre, vivre à la limite d’une banlieue crasseuse permettait à Menolly de chasser sans être repérée. Elle faisait de son mieux pour ne s’en prendre qu’à la vermine, voleurs et autres. Si Chase avait appris comment elle trouvait ses repas, je suis certaine qu’il l’aurait mal pris. Nous lui avions dit qu’elle chassait des petits animaux. C’était relativement proche de la vérité, étant donné les salopards qu’elle attaquait. Tandis que Delilah sautait hors de sa camionnette, je me dirigeai vers le porche. Chase nous suivit. Je me retournai alors pour dire à ma sœur : — Pourquoi est-ce que tu n’offres pas un verre à Chase pendant que je vais réveiller Menolly ? L’inspecteur eut l’air de vouloir protester mais il se contenta de hausser les épaules et de suivre Delilah dans le salon. Lorsque je fus certaine qu’il ne pouvait plus me voir, je me glissai dans le passage secret de la cuisine. Pour la sécurité de Menolly, nous avions dissimulé l’entrée du sous-sol ; elle ne pouvait pas faire grand-chose pour se protéger quand elle dormait. Alors que je descendais l’escalier sur la pointe des pieds, je sentis ma peau picoter. S’introduire dans le repaire d’un vampire n’était jamais une partie de plaisir, même si le vampire en question se trouvait être ma sœur. Au moins, Menolly ne faisait pas dans le stéréotype. Les murs du sous-sol avaient été peints en ivoire mat, et elle avait choisi un tissu vert cendré pour les draps du lit et les coussins des chaises. C’était un vieil épisode d’une émission de déco qui lui en avait donné l’idée. Devant le résultat, j’étais certaine qu’elle aurait dû tenter sa chance dans la décoration d’intérieure. Après tout, Menolly avait toujours eu un penchant pour l’art. Contrairement à un bon nombre de vampires, elle évitait le tape-à-l’œil et était toujours très propre, vêtements compris. Elle ne dormait pas dans un cercueil mais dans un vrai lit. Nous avions aussi aménagé une pièce spéciale sang, accessible par une bouche d’aération, dans laquelle elle pouvait faire sa toilette après s’être nourrie, pour éviter de salir la maison. Puisque je m’occupais de la majorité des tâches ménagères, j’appréciais sa propreté. Comme par hasard, Delilah était toujours trop stressée pour faire le ménage, et Menolly faisait ce qu’elle pouvait pendant la nuit, mais elle aussi avait ses limites pour dépoussiérer et passer l’aspirateur. Je demandais sans cesse à l’OIA de nous envoyer une femme de ménage : un château en Espagne… je pouvais toujours rêver, non ? En m’approchant du lit, je calculai ma distance. De longues cicatrices sur mes bras me rappelleraient toute ma vie la force d’un vampire au réveil. Depuis, je faisais attention. Bien sûr, Menolly s’était sentie terriblement coupable, mais je n’étais pas rancunière. Toutefois, je n’étais pas stupide non plus. Désormais, je me tenais loin de son lit quand je devais la réveiller. — Menolly ? Menolly ? Son expression de cire vacilla. Jolie et délicate, elle n’avait aucune ride et n’en aurait jamais. Son teint était évidemment bien trop pâle, mais on ne pouvait rien y faire. Tester l’autobronzant n’avait pas été une bonne idée : sa peau était devenue orange, assortie à ses cheveux – mèches soyeuses nouées en une douzaine de tresses agrémentées de perles. Bo Derek chez les vampires. Nous avions regardé beaucoup de vieux films pour rattraper nos lacunes en culture terrienne. — Hein ? Elle se releva d’un coup en clignant des yeux. Je sursautai. Ma première morsure m’avait rendue nerveuse. Ses yeux devinrent rouges avant de retrouver leur bleu clair habituel lorsqu’ils se posèrent sur moi. — Camille ? C’est déjà l’heure de se lever ? (Elle jeta un coup d’œil à l’horloge.) Pas encore six heures et demie ? Le soleil est couché ? — À l’instant. Tu n’as rien à craindre. Il s’est passé quelque chose de grave, sinon je t’aurais laissé dormir plus longtemps. Chase est en haut. Le QG nous a confié une mission. Après s’être étirée, elle se glissa hors des couvertures. Alors que j’avais des formes et une poitrine généreuse, Menolly, elle, était fine et menue. Elle m’arrivait à peine sous le nez. Delilah nous battait toutes les deux avec son mètre quatre-vingt-cinq, soit quinze centimètres de plus que moi, et son corps d’athlète. Elle aurait fait de l’ombre à Sarah Connor. J’espérais seulement que la mort de Jocko n’annonçait pas notre rencontre avec notre propre Terminator. Menolly enfila un jean et un pull à col roulé vert. Pas la peine d’ajuster son jean, ni de remettre ses seins en place. En fait, elle n’avait même pas besoin de soutien-gorge. Non, elle possédait la beauté d’une poupée de porcelaine dont l’éclat ne ternirait jamais, qui ne prendrait jamais de poids et n’aurait jamais à subir le monde cruel des armatures. — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle en remettant ses tresses en place d’un mouvement de tête. Le bruit des perles la fit sourire. Elle m’avait confié qu’elles lui donnaient l’impression d’être de nouveau vivante. Le silence dans lequel évoluaient les vampires la rendait dingue. Assise sur le lit, jambes croisées, je jouais avec le bord de la couverture. — Jocko a été assassiné. Le QG nous a refilé l’affaire. Ils disent que c’est le hasard, mais je sens un démon derrière tout ça. Tu ne vas pas au bar ce soir : je les ai appelés pour toi cet après-midi. — Assassiné ? Un démon a tué Jocko ? Son expression demeura figée mais je perçus un tremblement dans sa voix. Au cours des derniers mois, Jocko et elle étaient devenus bons amis, ou du moins autant qu’un géant et un vampire pouvaient l’être. Tous les deux souffraient de leur handicap : Menolly n’avait pas demandé à devenir vampire et Jocko était né petit. Je hochai la tête. — Je suis désolée. Je me penchai pour mettre mon bras autour de ses épaules. Elle contemplait ses mains. Je devinai qu’elle essayait de retenir ses larmes ; les larmes des vampires étaient rouges comme le sang qu’ils buvaient et elle ne supportait pas les taches qu’elles laissaient. — Comment ? Et qui est le connard qui l’a tué ? Jocko n’a jamais fait de mal à quiconque sans raison. (Elle laissa échapper un long soupir.) Ça craint, c’est tout. Je déposai un baiser sur son front. — Je sais. On l’a étranglé. Une scène affreuse. Chase t’expliquera. Il est retourné voir le QG après que j’ai senti le démon sur l’arme du crime. Il a dit qu’il avait réussi à les joindre. Qui sait si ça arrangera les choses… Sinon, j’ai une surprise pour toi. Je vais t’emmener quelque part ce soir, mais je ne veux pas que tu me poses de questions. Tu promets de m’accompagner ? — Ce n’est pas encore un club de stripteaseurs, j’espère ? (Elle me jeta un regard noir.) Après le fiasco de la dernière fois, j’espère que tu as compris que corps dénudés et vampires assoiffés ne font pas bon ménage. Nous n’avions pas eu que de bonnes idées, dans nos tentatives pour embrasser la culture terrienne. Après avoir réussi à extirper Menolly du bar et l’avoir aidée à reprendre ses esprits, j’avais décidé que des corps nus étaient la dernière chose qu’elle avait besoin de voir. Ce qui signifiait pas de chippendales, clubs de strip-tease, saunas, vestiaires et autres lieux de ce genre. — Fais-moi confiance, ça ne se reproduira plus jamais. Non, ça n’a rien à voir. Promets-moi de venir avec moi ! Tandis que je la guidais dans l’escalier, elle soupira. — Bon, d’accord. C’est promis. Mais ça a intérêt à être aussi amusant que ce que je vois au boulot. Attablés dans la cuisine, Chase et Delilah nous attendaient. Chase avait une bouteille de bière devant lui, Delilah un verre de lait. Ils eurent tous les deux l’air tellement soulagés de nous voir que je laissai échapper un ricanement. — Pas grand-chose à se dire, hein ? Delilah regarda le plafond en sifflant. Chase contempla son verre. — Allons droit au but alors. Frissonnant au contact tiède du chêne, je m’assis à ma place. Chase observait Menolly et, pour une fois, son expression ne trahissait aucun désir. Un bon point pour lui. Il avait raison de la respecter. Elle aurait pu en finir avec lui en une morsure. Je me servis un verre de vin. Menolly ne buvait pas lorsque nous avions de la compagnie. Même si le sang ressemblait à du jus de tomate et que nous en gardions dans le frigo, ça pouvait être gênant. En plus, l’odeur avait tendance à écœurer les gens qui n’y étaient pas habitués. — OK, voilà le topo. (Chase s’éclaircit la voix et sortit son carnet de notes.) Camille sait déjà certaines choses mais je vais reprendre depuis le début pour que tout le monde soit au courant. Ce matin, à cinq heures trente, dans la ruelle derrière Le Voyageur, un poivrot – mon informateur – est tombé sur le corps de Jocko. Il m’a appelé et je suis arrivé dix minutes plus tard. Jocko avait été étranglé. Celui qui l’a tué devait être vraiment fort, parce que Jocko était énorme et il s’est visiblement débattu. Les médecins légistes sont d’accord avec moi pour dire qu’il a sûrement été tué à l’intérieur du bar puis jeté dehors. Il y avait une pile de chaises renversées et la porte de service était grande ouverte. Delilah grimaça. — Pauvre Jocko. Les médecins légistes ont dit quelque chose d’autre ? Chase consulta ses notes. — Pas grand-chose. Ils ont trouvé sur lui des traces de signatures énergétiques sur lui qui ne sont pas humaines. Quand Camille m’a dit qu’elle avait senti les émanations d’un démon sur la corde, je suis retourné les voir pour qu’ils l’examinent encore. Malheureusement, l’agent de l’OIA qui s’est chargé de l’autopsie ne reconnaît pas l’odeur des démons : donc on attend qu’un spécialiste le vérifie. — Savoir que quelqu’un est assez grand et fort pour étrangler un géant est une pensée terrifiante. Menolly haussa un sourcil et désigna Delilah. J’observai notre déesse blonde de sœur. De légers signes de stress se lisaient sur son visage. Elle prenait la mort de Jocko plus mal que je l’avais imaginé. Ou peut-être était-elle seulement fatiguée – ce serait la pleine lune dans quelques jours et elle souffrait toujours d’un syndrome prélunaire. Je lui donnai une tape sur l’épaule. — Bois ton lait, ma chérie, ça te calmera. Elle attrapa son verre et lapa doucement avant de prendre une grande gorgée. Les coudes sur la table, Menolly regarda longuement Chase. — Donc aucune idée de ce qui l’a tué, en dehors de l’odeur de démon ? Il secoua la tête. — Non, comme je l’ai déjà dit, j’ai contacté le QG après avoir parlé à Camille. Ils ne sont pas très bavards, mais ils ont tout de même demandé si tu avais oublié de rapporter quoi que ce soit de suspect dans le bar ? Menolly prit une grande inspiration – plus pour l’effet que par besoin d’air – puis repoussa sa chaise. — Qu’est-ce que tu insinues, au juste, Johnson ? Que j’ai fait une connerie, ou que je suis une traîtresse ? Oups ! Je pouvais distinguer les signes révélateurs d’une explosion imminente. La dernière chose dont nous avions besoin, c’était une dispute entre Chase et Menolly. Je me raclai la gorge. — Je ne crois pas qu’il insinuait quoi que ce soit. C’est le QG qui a posé la question. Je lançai à Chase un rapide regard qui signifiait « Réfléchis avant de parler ». Il cilla, se rendant compte à quel point il avait été proche de servir de dîner. — Non, non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire ! dit-il. Je ne voulais pas te vexer. — Alors, c’est le QG qui pense que j’ai mal fait mon boulot, continua Menolly qui ne quittait pas Chase du regard. Delilah sentit la tension sous-jacente. — S’il vous plaît, ne vous disputez pas ! Je déteste quand vous vous mettez en colère. Elle eut un regard paniqué. Je poussai ma chaise en arrière pour la rejoindre, mais une onde fendit l’air. Les couleurs changèrent et se mélangèrent. L’image de ma sœur se replia sur elle-même. Ses membres se raccourcirent, son corps se transforma. C’était horrible à regarder, car, même si Delilah affirmait le contraire, ça avait l’air très douloureux. Une pluie de lumière dorée étincela autour d’elle et, à sa place, un chat tigré orange se tenait calmement assis, le regard vide, mais adorable. Chapitre 3 — Par tous les dieux ! Regardez ce que vous avez fait ! (Prudemment, je m’approchai de ma sœur, puis me mis à genoux, les bras tendus vers elle.) Delilah ? Minou, minou, minou… viens ici. Comme hypnotisé, Chase observait le chat. — Oh putain ! (Même s’il avait déjà vu Delilah sous sa forme féline, il n’avait jamais assisté à sa transformation.) Qu’est-ce qui se passe ? C’est la pleine lune ? — Non, mais certaines situations stressantes – en particulier si elles concernent la famille – peuvent aussi causer son changement. Parfois, elle arrive à se contrôler, mais ce n’est pas toujours le cas. (Lorsque j’essayai de l’attraper, Delilah, apeurée, parvint à m’échapper et à grimper aux rideaux. M’adossant contre le frigo, je soupirai longuement.) Menolly ? J’ai besoin d’aide, s’il te plaît. Menolly ricana. — Bravo, Johnson, tu as fait du bon boulot ! s’écria-t-elle en s’approchant des rideaux. Delilah ? Chérie ? J’arrive, n’aie pas peur ! (Lentement, elle s’éleva comme si elle se tenait sur un coussin d’air. Delilah miaula, mais elle ne tenta pas de s’enfuir quand Menolly atteignit le haut des rideaux. D’une main ferme, celle-ci l’attrapa par son collier bleu pâle qui représentait ses vêtements de femme.) Viens ici, petite nouille, la réprimanda-t-elle affectueusement. Menolly la serra contre elle jusqu’à ce que ses pieds touchent le sol. Puis elle me la tendit. Tandis que Delilah se pelotonnait contre mon épaule, je la grattai derrière les oreilles. — Pauvre bébé, c’est fini. C’est fini, lui murmurai-je. Les yeux écarquillés, Chase se racla la gorge. — Combien de temps elle va rester comme ça ? — Jusqu’à ce qu’elle se calme. — Et c’est de naissance ? demanda-t-il. Menolly me surprit en répondant à ma place. — Oui, Delilah est née chat-garou. Contrairement à ses semblables, elle ne se transforme pas en gros chat, juste en cet adorable petit chat doré à poils longs. (Elle eut un rire profond et, après un coup d’œil à Chase, elle ajouta :) Les autres enfants se moquaient d’elle quand on était petites. Des fois, ils l’obligeaient à se transformer pour « jouer avec le joli chaton ». Au bout d’un moment, nos parents ont dû la retirer de l’école. Chase secoua la tête. — Il y a beaucoup de choses à propos de vous trois que je ne comprends pas encore. — C’est difficile de définir ce qui la fait changer, expliquai-je. Je l’ai vue faire face aux pires des criminels en Outremonde et garder son calme, mais, dès que l’on se dispute toutes les trois, elle devient une boule de poils pleine de griffes. Delilah me miaula à l’oreille. Fort. Je me retournai vers Chase et Menolly pour leur chuchoter : — Vous feriez mieux d’arrêter de vous chamailler, tous les deux, sinon, je vous ferai taire moi-même. Chase leva les yeux au ciel. — Bien sûr, et avec quelle armée ? Qu’est-ce que tu comptes faire ? Enlever tes vêtements et danser à poil, peut-être ? — Épargne-moi tes pensées mal placées, Johnson. (Il savait que, sous mon calme apparent, j’étais en fait très énervée.) Je ne suis peut-être pas capable de faire grand-chose à Menolly, par contre, toi, je peux te lancer un sort. Tu as déjà pensé à ce que ça ferait d’être un crapaud ? Ou une souris peut-être ? Tu veux savoir ce que fait Delilah aux jolies petites souris ? En voyant l’expression de Chase, Menolly dévoila ses canines en un grand sourire. — Elle ne rigole pas, Chase. Et avec les chances qu’elle a de rater son coup, si j’étais toi, je lui demanderais pardon. — Pourquoi ce serait à moi de faire des excuses ? Tu es aussi fautive… — Oh c’est pas vrai ! On ne peut pas vous laisser cinq minutes dans la même pièce sans que vous vous disputiez ? (Surprise, Delilah tenta de grimper sur mon épaule et me griffa au passage. Je lui caressai le cou pour la calmer.) Vous pouvez arrêter de vous chamailler juste une soirée ? S’il vous plaît ? J’adressai un regard appuyé à Chase qui laissa échapper un long soupir. — OK, je suis désolé. Je promets d’être sage. Menolly secoua la tête. — Comme toujours, Camille, tu es la voix de la raison. (Elle tendit la main à Chase avec grâce.) Je rentrerai mes canines. (Puis elle se pencha vers Delilah et ajouta :) Delilah chérie, ne t’inquiète pas, Chase ne me servira pas de cocktail ce soir. Chase tapota sur la table. — Ce ne sont sûrement pas mes affaires, mais, si Delilah est née chat-garou, est-ce que ça veut dire que tu es née vampire ? demanda-t-il doucement. Personne ne m’a jamais rien dit sur vous, à part que vous êtes sœurs et à demi humaines. Merde, il y a quelques années, je ne savais même pas que les vampires existaient ! Les sorcières et les chats-garous non plus d’ailleurs, ajouta-t-il, le sourire aux lèvres. Je jetai un coup d’œil à Menolly. Après avoir haussé les épaules, elle se dirigea vers la cuisine. — Tu n’as qu’à lui dire, me lança-t-elle en sortant. Chase attendit qu’elle soit hors de la pièce pour reprendre la parole. — Sujet sensible ? demanda-t-il. — On peut dire ça. Personne ne naît vampire. Il faut que l’on te transforme. Presque n’importe qui peut le devenir. Menolly était une acrobate très douée ; elle pouvait escalader n’importe quoi… la plupart du temps. À notre entrée à l’OIA, ils lui ont demandé d’espionner le clan du sang d’Elwing, un groupe de vampires hors la loi qui refusent de respecter les règles d’Outremonde. Ils protégeaient un vampire plus puissant qui devait être déporté jusqu’aux royaumes souterrains. Le groupe d’Elwing a toujours fait des histoires ; ils contribuent à la mauvaise réputation de leur race. Chase haussa un sourcil. — Les vampires ne sont pas tous mauvais ? — Ils ont leur place dans l’ordre des choses. Tu serais surpris d’apprendre combien étaient déjà sur Terre à notre arrivée. Mais, comme je l’ai déjà dit, le clan de sang d’Elwing ne respecte pas les lois. Menolly rassemblait des informations sur eux lorsque son don pour escalader les murs s’est court-circuité – encore ce problème d’humanité. Elle a glissé du mur et le clan l’a attrapée. Quand ils ont découvert pour qui elle travaillait, ils ne l’ont pas ratée. — À ce point ? — Tu n’imagines même pas ! Les techniques qu’ils ont utilisées peuvent briser aussi bien le mental que le corps. Après l’avoir torturée, ils l’ont transformée en vampire. Les yeux fermés, je me remémorai le matin où elle était rentrée à la maison, tenant à peine sur ses jambes, le corps brisé, et avec une âme qui n’était plus la sienne. Elle s’était approchée de moi avant de s’enfuir vers sa chambre et de fermer la porte à clé, en me criant d’aller chercher de l’aide. À la suite de ça, elle n’avait plus parlé pendant des semaines. L’OIA avait mis des mois à lui faire recouvrer ses esprits. — Oh mon Dieu, c’est d’un malsain. — Oui, c’est vrai. Les cicatrices qu’ils ont laissées sur son corps ne disparaîtront jamais, mais j’espère pouvoir effacer celles de son cœur. — Et, malgré tout ça, l’OIA la laisse continuer ? — C’est une longue histoire…, répondis-je dans un soupir. Un jour, je te raconterai la suite. Pour l’instant, j’essaie de l’aider à s’habituer à sa nouvelle vie. À s’amuser même si elle est… euh… morte. — Morte-vivante, tu veux dire ? Je souris. — Les définitions sont un terrain glissant. Après un nouveau silence gêné, Menolly revint de la cuisine. Elle traversa la salle à manger, ses bottes jouant un staccato sur le parquet. — OK, voilà ce que je peux te dire. J’ai rapporté tout ce qui me semblait suspect. S’il y a un infiltré, alors c’est un pro du camouflage. Je sens aussi bien les morts-vivants que tu sens les meufs… (Voyant Chase cligner des yeux, elle ricana.) Oh, ne fais pas ton regard innocent. Tu renifles le cul de Camille depuis notre arrivée ici. Du moment que tu ne la touches pas, je me fous un peu de ce que tu penses. Elle ne veut pas de toi. Plus tôt tu l’accepteras, mieux ce sera. Tout ça pour dire que je suis capable de flairer les morts-vivants. Je peux aussi repérer certains démons, même si j’ai encore beaucoup à apprendre sur le sujet. (Elle se pencha au-dessus de son épaule et ses cheveux frôlèrent sa nuque.) Je reconnais les morts-vivants parce que je suis l’une d’entre eux… Tandis qu’elle posait sa main sur son épaule, ses ongles s’y enfoncèrent de manière subtile. Chase pâlit. — Oui, c’est ce que j’ai cru comprendre. Menolly lui souffla dans l’oreille avant de la chatouiller du bout de langue. Elle lui adressa un sourire sinistre. Chase réussit à paraître terrifié et excité à la fois. — Bien. (Elle se rassit sur sa chaise.) Ce que j’essaie de te dire, c’est que je suis le seul revenant, au Voyageur. Il n’y en a pas d’autres. Et, si le meurtrier est un démon – des royaumes souterrains ou d’ailleurs –, il fait partie d’une race que je n’ai pas appris à reconnaître. La plupart sont des démons supérieurs. Encore un silence gêné. Delilah cessa de ronronner. Elle plissa la truffe et ses moustaches frôlèrent mon bras. Son pelage commença alors à onduler. Pour ne pas réitérer une erreur dont je me serais bien passée, je la déposai rapidement par terre, près de ma chaise. L’air chatoya. Puis Delilah se tint devant nous, clignant des yeux. — Désolée, dit-elle en étirant son cou. (Après un coup de langue rapide sur sa main, elle ajouta :) Je ne l’ai pas fait exprès. — Pas la peine de t’excuser, répondis-je. Menolly devrait savoir qu’il ne faut pas te faire peur. Menolly regarda le plafond, un grand sourire aux lèvres. Avec une cuiller, je tapai contre mon verre. — Votre attention – Bien, maintenant que l’agitation est terminée, si on reprenait notre conversation ? (Je relevai la tête à temps pour voir Chase qui observait Delilah, le regard sombre et indéchiffrable. Désignant ses notes, je repris :) Qu’est-ce que tu peux nous dire d’autre ? Il ouvrit le carnet. — Encore une chose. La personne avec qui j’ai parlé à l’OIA a quitté son poste un instant et quelqu’un d’autre a pris sa place. Un gars à la peau de jais et aux cheveux argentés… l’air dangereux. Il m’a donné un message qui t’est adressé, Camille. (Chase déglutit.) Il a menacé de m’arracher les couilles si tu ne le recevais pas. Même si l’expression de son visage était impayable, je n’arrivais pas à en sourire. Mon cœur s’était emballé. Une rafale d’images envahissait mon esprit, des images sombres et passionnées. Merde. Je ne savais que trop bien de qui Chase parlait. — Trillian travaille pour l’OIA ? Impossible ! Ils ne l’auraient jamais engagé ! Je jetai un coup d’œil à Delilah et Menolly qui fronçaient toutes les deux les sourcils. — Tu connais ce type ? (Sans attendre de réponse, il continua :) Il a dit, je cite : « La rumeur court qu’un grand événement se prépare dans les profondeurs. Ils ont un nouveau meneur et il est bien plus ambitieux que l’était le Beasttàgger. Ne compte pas sur l’aide de ton monde. » Je sentis un frisson parcourir mes bras. — Aux dernières nouvelles, le Beasttàgger était toujours en place. En bas, les promotions se font au détriment de la vie des supérieurs, donc le Beasttàgger a sûrement fait une rencontre avec la lame d’un assassin. Est-ce que Trillian t’a dit autre chose ? D’un côté, j’espérais qu’il m’avait envoyé un message personnel, de l’autre, faire un pas de plus vers la mare sombre et épaisse de laquelle j’avais à peine réussi à m’extirper serait chercher les ennuis. S’adossant contre sa chaise, Chase enfouit les mains dans ses poches. — Eh bien, il a ajouté : « Dis à Camille que c’est l’Ombre Ailée qui commande maintenant et qu’il est furieux. » Ça te dit quelque chose ? Menolly prit une grande inspiration. Delilah, elle, laissa échapper un faible « oh » apeuré. Quant à moi, je soutins le regard de Chase. — L’Ombre Ailée ? Tu es sûr ? Il hocha la tête. — Qu’est-ce qu’il y a ? On dirait que tu as vu un fantôme ! (Il grimaça.) Oublie ça, ton meilleur ami en est sûrement un. Toutes pensées sur Trillian oubliées, je m’effondrai sur ma chaise. Le nom de l’Ombre Ailée était très bien connu à travers tout Outremonde. Puissant chef suprême démoniaque, il avait gravi les échelons dans les profondeurs d’une façon si impitoyable qu’elle dépassait l’entendement. Rien ne pouvait l’empêcher d’avancer. Lorsqu’il désirait quelque chose, il l’obtenait toujours. Depuis des siècles, son nom était redouté en Outremonde. D’après tout ce que j’avais entendu sur lui, l’Ombre Ailée pensait clairement que les humains devaient être rayés de la carte. Père nous avait prévenus que l’OIA suppliait la Cour et la Couronne de garder un œil sur les troubles grandissants, mais la reine, égarée dans ses rêves d’opium, ne les écoutait pas. Désormais, avec l’Ombre Ailée au pouvoir, la Terre et Outremonde étaient tous deux en danger. — Je suis sûre que l’OIA ne veut même pas en entendre parler, mais est-ce qu’il y aurait une chance que la mort de Jocko ait un rapport avec l’Ombre Ailée ? Tressaillant, je me tournai vers mes sœurs. — Oh, merde. (Menolly se laissa tomber sur sa chaise.) C’est la dernière chose à laquelle j’ai envie de penser. Delilah cligna des yeux. — Peut-être qu’on dramatise trop ? Peut-être qu’il s’agit d’un coup isolé par un démon stupide coincé sur Terre ? Je lui adressai un regard appuyé. — Est-ce que tu as seulement écouté le message de Trillian ? Elle haussa les épaules. — Justement, c’était un message de Trillian… Je choisis de ne pas relever. Aucune de mes sœurs n’aimait mon ex, mais une voix à l’intérieur de moi me murmurait que nous nous tenions sur la partie visible de l’iceberg, face à un ennemi bien plus important que tout ce que l’OIA avait jamais connu. Après avoir accompagné Chase, qui se trouvait dans un état second, jusqu’à la porte, nous nous assîmes autour de la table pour réfléchir à la situation. Avec l’Ombre Ailée aux commandes des royaumes souterrains, notre job devenait dangereux. Sans parler de mon enjeu personnel. Trillian était de retour et avait choisi de s’adresser à moi seule. Comment avait-il rejoint l’OIA ? Ils n’acceptaient pas plus les Svartans que ma famille. Mon estomac gargouilla. Affamée, je me dirigeai vers le frigo pour en sortir du pain complet, un paquet de blancs de poulet en tranches, du fromage suisse et un bol de tomates. Ragaillardie, Delilah accepta un des sandwiches que je lui tendis. — Bon, on a du pain sur la planche, dis-je en me rasseyant. Je suis certaine que le meurtrier de Jocko était un démon ou, du moins, qu’il était très proche de l’un d’eux. Cette corde est imprégnée de sa puanteur. Menolly plissa les yeux. — La question est : est-ce que l’Ombre Ailée est lié à l’affaire ou est-ce que le démon a agi seul ? Et y a-t-il des mortels impliqués ? Humain, Sidhe ? Quelqu’un mécontent du statu quo ? — Personne de nouveau n’est venu au Voyageur ces derniers soirs ? Quelqu’un que l’on ne soupçonnerait pas, un métamorphe par exemple ? Tapotant sur la table avec ses ongles griffus, Menolly fronça les sourcils. — Quelques-uns mais ils venaient tous d’Outremonde. Bien sûr, ce n’est pas un gage d’honnêteté. On a aussi notre lot de personnages louches. Je hochai la tête. Même si les royaumes souterrains hébergeaient les créatures les plus grosses et les plus dangereuses, Outremonde possédait quelques mécontents et tous ne correspondaient pas aux stéréotypes. — Est-ce que Jocko avait des amis là-bas ? demandai-je. Menolly ricana. — Il avait du succès auprès des femmes. Apparemment, comme il était bien monté, les humaines au sang pur l’adoraient. Je sais qu’il passait beaucoup de temps avec l’une d’elles en particulier. Elle s’appelait… laissez-moi réfléchir une minute. Ah oui, c’est ça. Louise. Louise Jenkins. — Tu sais où elle habite ? — Pas la moindre idée, dit Menolly en secouant la tête. — OK, voilà ce qu’on va faire. Delilah, tu es notre détective. Trouve tout ce que tu peux sur cette Jenkins. Où elle habite, avec qui elle traîne, si elle a été vue avec Jocko ces derniers jours. Tout ce qui peut paraître important. Delilah m’adressa un grand sourire. Parfois, j’avais l’impression quelle aimait plus sa couverture de détective privé que son vrai travail à l’OIA. — Ça sera fait, chef ! — Et moi ? me demanda Menolly. — Il y a beaucoup de chefs de gang et de vagabonds dans les ruelles autour du bar. Je pense que tu devrais leur rendre une petite visite ce soir pour voir ce que tu peux en tirer. Je la regardai longuement. Elle savait ce que je voulais dire. Lentement, un sourire illumina son visage. — J’ai faim, murmura-t-elle. — Prends seulement ce dont tu as besoin pour apaiser ta soif, dis-je pour la mettre en garde. Efface les souvenirs des autres. Il vaudrait mieux ne pas laisser de cadavres sur une scène de crime toute fraîche, si on veut éviter d’avoir Chase sur le dos. Elle hocha la tête en riant. Les perles dans ses cheveux faisaient le même bruit que des os qui s’entrechoquent. — Et toi ? Qu’est-ce que tu vas faire ? Je fermai les yeux. — La seule chose qui me vient à l’esprit : rendre visite à Grand-mère Coyote. Bouche bée, Menolly et Delilah me regardèrent avec des yeux écarquillés. J’avortai toute protestation d’un geste de la main. — Je sais, je sais – les sorcières du destin sont dangereuses, mais nous n’avons pas le choix. Grand-mère Coyote saura peut-être nous dire si la mort de Jocko a un rapport avec l’Ombre Ailée. Menolly se leva. — Je ferais mieux de me préparer, si je veux aller chasser. — Pas si vite, l’arrêtai-je. Attends après minuit, quand il y aura moins de monde dans les rues. En plus, tu m’as fait une promesse et j’attends que tu la tiennes. Elle me regarda pendant un moment en plissant les yeux, puis elle se tourna vers Delilah. — Eh mon chaton, tu sais où Camille veut m’emmener ? Très vite, Delilah se plongea dans la contemplation de ses ongles. — J’ai besoin d’une manucure. Mes ongles recommencent à pousser trop vite, remarqua-t-elle en sifflant. Menolly s’éclaircit la voix. — Je t’ai posé une question. — Et je ne t’ai pas répondu, dit Delilah en se levant de sa chaise d’un bond. Ne m’en veux pas, Menolly – C’est l’idée de Camille ! — Traîtresse ! lui lançai-je tandis qu’elle montait l’escalier en riant. (Je me retournai vers Menolly qui me jaugeait du regard.) Prends ton manteau, on y va. — Je n’ai pas besoin de manteau, je ne peux pas avoir froid, rétorqua-t-elle. — Non, par contre, tu peux te mouiller et il pleut des cordes ! J’enfilai mon manteau d’opéra et attrapai mes clés. Silencieuse, Menolly me suivit dehors jusqu’à la voiture. Pendant que je démarrais, elle mit un CD dans l’autoradio. Bientôt, les chansons plaintives de Godsmack retentirent. Notre destination était le sous-sol d’une ancienne école transformée en foyer municipal. Je sentis la chair de poule se former sur mes bras. De nouveau, Menolly me murmura à l’oreille : — Qu’est-ce que c’est que ça ? Où est-ce que tu m’emmènes ? demanda-t-elle pour ce qui semblait être la centième fois depuis notre départ de la maison. — Tu ne veux pas te taire jusqu’à ce qu’on arrive ? (Je savais qu’elle n’allait pas être contente.) Tu le sauras bien assez tôt. S’il te plaît, joue le jeu. Pour moi. Elle laissa échapper un long soupir. — D’accord, d’accord. Mais tu me revaudras ça. — Et tu ne manqueras pas de me le rappeler, je sais. Je lui adressai un grand sourire qui lui fit lever les yeux au ciel. Au pied de l’escalier se trouvait une porte à double battant sur laquelle était collé un poster où on pouvait lire, dans la faible lumière, « Réunion V.A., 22 heures ». — J’espère que ce n’est pas ce que je crois…, commença-t-elle alors que j’ouvrais la porte. À peine à l’intérieur, après avoir balayé la pièce du regard, Menolly grogna. — Putain, Camille, à quoi est-ce que tu pensais ? — Tu veux bien arrêter de te plaindre et essayer juste une fois ? demandai-je. Trouve-nous des chaises. Et fais en sorte que l’on soit côte à côte. Je ne me sens pas vraiment en sécurité toute seule. — Ça t’apprendra, marmonna-t-elle. (Pourtant, elle m’attrapa par le bras en regardant autour.) Il y a deux places au troisième rang. Tu ferais mieux de t’asseoir près de l’allée. Tu n’es qu’un morceau de viande, dans cette réunion, tu sais ? Je savais qu’elle avait raison, mais elle ne serait jamais venue d’elle-même si je lui en avais parlé. La pièce mesurait dix mètres sur dix et comportait quatre rangées de chaises, face à un pupitre recouvert d’un linge rouge sang. Une table pliante supportait ce qui ressemblait à des bouteilles de sang chaud. Il y avait également une assiette de biscuits et du café pour les familles. Le sous-sol n’avait pas de fenêtres, et une sortie de secours menait à un trottoir, probablement une bonne idée, étant donné la nature de la réunion. Les autres invités fourmillaient dans la pièce. Quelques-uns contemplaient la scène depuis le plafond, presque en transe. Tous ceux que je voyais étaient aussi pâles que Menolly. Certains avaient la peau sale, les cheveux emmêlés, et dégageaient une odeur qui prouvait qu’ils avaient besoin d’un bon bain, alors que d’autres étaient presque trop propres. Puis mon attention se porta sur une femme aux cheveux argentés, qui était pourvue d’une silhouette à se damner. Elle portait une robe Yves Saint-Laurent Rive Gauche ainsi que des ballerines dont les rubans étaient lacés le long de ses jambes. Avec ses lèvres et ses ongles écarlates qui contrastaient avec son teint blême, elle était éblouissante. Je cillai. C’était Sassy Branson, la star recluse dont parlait le numéro de Seattle Magazine de la semaine dernière. Je lisais des magazines locaux pour me tenir au courant. Elle était apparue dans un article sur une grande collecte de fonds de charité qui avait eu lieu quelques mois plus tôt. Alors comme ça, Sassy était un vampire ? Qui l’aurait cru ? Les narines dilatées, deux ou trois vampires m’observaient avec un intérêt non dissimulé. Pourtant, quand Menolly passa un bras autour de ma taille, ils gardèrent leurs distances. L’un d’eux, aux airs de geek avec une queue-de-cheval et un léger duvet au menton, portait un tee-shirt Microsoft et un jean troué. Quand nos regards se rencontrèrent, il me fit un clin d’œil et leva sa bouteille pour me saluer. Je déglutis et me rapprochai de Menolly. — Peut-être que ce n’était pas une si bonne idée finalement… Elle ricana. — Tu crois ? Maintenant qu’on est là, pourquoi est-ce qu’on ne reste pas un peu pour en voir plus ? Son regard s’illumina. J’avais l’impression qu’elle appréciait de me voir mal à l’aise. Je m’éclaircis la voix. — Est-ce que je suis la seule en vie ici ? En réalité, j’avais imaginé qu’il y aurait davantage d’accompagnateurs. — Ne vous inquiétez pas pour ça, dit une voix derrière nous. Les membres ont interdiction de se nourrir des invités à l’intérieur des locaux. Vous êtes en sécurité, du moins physiquement parlant. Nous ne contrôlons pas les pensées des participants. Je me retournai vivement. L’homme qui avait parlé était de taille moyenne et avait les cheveux décolorés. Il portait une veste en tweed avec des ronds de cuir aux coudes, un jean élégant et des lunettes carrées aux montures en plastique. Avant de pouvoir m’en empêcher, je laissai échapper : — Je ne savais pas que les vampires portaient des lunettes ! — L’habitude, expliqua-t-il. Ce ne sont pas de vrais verres, mais je ne me sens pas bien si je ne les porte pas. Je suis toujours un nouveau vampire, après tout. En fait, c’est moi qui ai initié ces réunions. (Son regard se porta sur Menolly. Il la dévisagea.) Si je peux me permettre, vous êtes magnifique. Elle eut l’air stupéfaite. Je savais exactement ce qui lui passait par la tête. En dehors de Delilah, cela faisait très longtemps que personne ne lui avait dit une chose pareille. Les humains trouvaient les vampires irrésistibles à cause de leur charme d’outre-tombe. Être complimentée par un semblable était une autre histoire. — Merci, répondit-elle lentement. Je m’appelle Menolly et voici ma sœur, Camille. Il hocha la tête. — Et vous êtes toutes les deux des demi-fées, si je ne me trompe pas. Nous allons commencer. Je vous en prie, mesdemoiselles, prenez place. Tandis que nous regagnions nos sièges, Menolly garda le silence. J’étais pourtant sûre qu’elle ferait des commentaires sur les membres de l’audience les plus miteux, mais elle semblait préoccupée. Le vampire avec lequel nous étions en train de discuter s’installa derrière le pupitre et regarda la vingtaine de vampires devant lui. — Bienvenue à vous, enfants de la nuit, et à vos invités, à la réunion hebdomadaire des Vampires Anonymes. Pour les nouveaux, laissez-moi vous expliquer pourquoi nous sommes là. Regardant autour d’elle, Menolly se tortillait sur sa chaise. Personne ne semblait mal à l’aise, donc elle devait être la seule nouvelle. — Nous sommes un groupe de vampires récemment transformés – accompagnés de nos proches – et nous rencontrons des difficultés pour nous adapter à notre nouveau style de vie. Ou de mort, si vous préférez. J’étais psychiatre jusqu’à ce que l’un de mes patients décide que je ferais un meilleur vampire. Maintenant je conseille mes semblables. Je vais commencer les présentations. (Il leva la main et fit signe à l’assemblée.) Bonsoir, je m’appelle Wade et je suis un vampire depuis cinq ans. L’audience lui répondit à l’unisson en un tonitruant : — Bonsoir Wade ! Menolly cligna des yeux. Je voyais qu’elle luttait pour ne pas sourire. L’ambiance, qui avait manqué avant le début de la réunion, se reflétait maintenant sur les murs tandis que chaque personne – vampire – donnait son nom et le discours habituel, et qu’on lui faisait un accueil chaleureux. Lorsque vint son tour, Menolly m’attrapa par la main et m’adressa un regard qui signifiait « Par pitié, ne m’oblige pas à faire ça ». Wade dut sentir son malaise car il lança : — Je vous en prie, ne soyez pas nerveuse. Je sais que ça peut paraître stupide au début, mais avoir un endroit où l’on peut discuter de son existence de mort-vivant est un soulagement. Ces réunions hebdomadaires sont ouvertes à tous les vampires et leurs proches. Nous avons également des réunions réservées aux vampires toutes les deux semaines pour parler de sujets plus personnels. Doucement, Menolly me lâcha la main. L’air de vouloir être partout sauf ici, elle se leva, et dit d’une voix claire : — Bonsoir, je m’appelle Menolly. Je suis mi-fée, mi-humaine et je suis un vampire depuis douze années terriennes. Alors qu’elle se rasseyait, tout le monde cria : — Bonsoir Menolly ! Elle retrouva son sourire habituel. À la fin de la réunion, les vampires faisaient de leur mieux pour être civilisés avec moi et pour éviter de me considérer comme un Big Mac servi avec des frites. Menolly échangea quelques numéros de téléphone. Sassy Branson, la célébrité à la robe Rive Gauche, semblait particulièrement prévenante. Elle avait encore assez d’humanité pour être charmée par nos origines sidhes, et nous nous retrouvâmes – Delilah y compris – invitées au cocktail qu’elle organisait chaque année au début du mois de décembre. Il me vint à l’esprit qu’elle se servirait de nous pour augmenter sa cote de popularité, même si elle nous avait demandé de ne pas mentionner que Menolly et elle étaient des vampires. — Mes amis ne le savent pas et je n’ai pas envie que ça change, expliqua-t-elle l’air rusé. Ils ont seulement cru que j’avais été malade. Du coup, j’ai joué avec mes excentricités pour qu’ils continuent à se poser des questions. C’était un plaisir de vous rencontrer, les filles. Camille, tu es une bonne sœur pour avoir emmené Menolly à cette réunion. Wade s’assura également de prendre notre numéro, et Menolly sembla plus qu’heureuse de le lui donner. Sur la route du retour, je lui jetai un coup d’œil. — Tu m’en veux de t’avoir emmenée là-bas ? Elle regardait par la fenêtre. — Au début, oui, mais maintenant… je suppose que non. (Elle haussa les épaules.) Tu as peut-être raison. Ça me ferait sûrement du bien de connaître d’autres vampires qui ne jouent pas au grand moche ténébreux, comme la plupart en Outremonde. Regarde Sassy, elle ne se laisse pas aller au moins ! Et avec ça, je savais que j’étais pardonnée. Chapitre 4 Lorsque nous arrivâmes à la maison, il était presque vingt-trois heures trente. Delilah passa la tête par la porte du salon. — Je peux sortir sans me faire attaquer ? demanda-t-elle. Menolly la gratifia d’un grand sourire. — Je ne mordrai pas et Camille est en un seul morceau, alors bouge tes fesses et sors de là, chaton. (Quand Delilah nous rejoignit, Menolly ajouta :) J’ai remarqué que tu n’étais pas là pour m’apporter ton soutien éternel ce soir… Delilah laissa échapper un rire qui ressemblait à un ronronnement. — « Éternel », c’est le mot. Je pensais qu’il valait mieux que je reste à la maison pour ramasser ce qu’il resterait de Camille une fois que tu en aurais fini avec elle. Je suis contente que tu ne sois pas fâchée en tout cas. La prochaine fois – si tu y retournes – je serai ravie de t’y accompagner. — Je ne sais pas encore, dit Menolly en haussant les épaules. Peut-être. On verra. Je descends me changer. C’est l’heure de la chasse. Elle nous envoya un baiser avant de disparaître par le passage secret qui menait au sous-sol. Je la regardai s’éloigner, ressentant la soif de sang qui l’envahissait, la faim, une force palpable qui irradiait d’elle avec l’éclat d’une pierre précieuse. Plus tôt, cette sensation avait envahi la salle de réunion. C’était fascinant de sentir les différents niveaux de soif qui gravitaient dans la pièce. Au bout d’un moment, je me tournai vers Delilah. — Tu as déjà trouvé quelque chose sur cette Jenkins ? Elle se leva pour s’étirer ; son visage était semblable à un masque de plaisir lorsqu’elle roula la tête et arqua le dos. — Non. Je regardais Sex and the City. Je vais m’y mettre maintenant. Je peux chercher sur Internet avec mon portable devant Tyra. Ma sœur faisait des siestes tout au long de la journée, mais, comme tous les chats, elle passait une bonne partie de la nuit éveillée. Ainsi, elle avait développé une dépendance pour les programmes TV de nuit, un monde que j’évitais à tout prix. J’adorais le cinéma, je n’avais pas arrêté d’y aller depuis notre arrivée sur Terre. En revanche, Delilah avait un penchant pour le sinistre qui m’échappait, contraste étrange avec son caractère pacifiste. Au moins, d’habitude, la nuit, je dormais. Toutefois, au petit matin, Delilah aimait avoir de la compagnie… j’avais cessé de compter le nombre de fois où elle avait persuadé Menolly de regarder Jerry Springer avec elle. — Louise ne devrait pas être très difficile à retrouver. Quand est-ce que tu vas rendre visite à Grand-mère Coyote ? demanda-t-elle avec un léger frisson. Je ne t’envie vraiment pas. Ces élémentaires me donnent la chair de poule. — Tu n’es qu’une trouillarde, lui lançai-je affectueusement, mais je t’aime quand même. Dehors, le temps tournait à l’orage. Le vent effeuillait les arbres. Dans moins d’une semaine, ce serait la pleine lune. Cette nuit-là, Delilah ne pourrait pas nous aider, Menolly partirait en chasse et mon pouvoir atteindrait son apogée, ce qui me rendrait un peu folle. — Je ferais mieux d’y aller, repris-je. Je ne pense pas qu’elle se promène dans les bois dans la journée – un idiot avec un fusil risquerait de l’attraper. Delilah frémit. — Je ne voudrais vraiment pas être à ta place. Sois prudente, Camille. Des gens rôdent dans ces bois, tu sais que les humains peuvent se montrer aussi dangereux que les élémentaires. Il y a beaucoup d’hommes mauvais dans ce monde. Je la regardai longuement. Depuis notre arrivée sur Terre, l’optimisme à toute épreuve de Delilah avait commencé à se craqueler imperceptiblement. — Je serai prudente, je te le promets. Après avoir déposé un baiser sur son front, je me dirigeai vers l’escalier. Tout à coup, un hurlement sourd du vent attira mon attention. Je m’arrêtai pour observer par la fenêtre les feuilles qui bruissaient et virevoltaient jusqu’au sol. Delilah suivit mon regard. — Un vent moribond souffle ce soir. Je fermai les yeux. Elle avait raison. Le vent semblait charrier une odeur de terre de cimetière et l’écho des pas des morts. Tandis que je reprenais mon chemin vers ma chambre, je me remémorai les événements de la journée. Jusqu’à présent, nous n’étions peut-être pas indispensables, mais, avec la menace de l’Ombre Ailée, même s’ils ne s’en étaient pas encore rendu compte, l’OIA aurait besoin de tous les bras disponibles. Et pour l’instant, nous étions à la tête de la brigade. Mon appartement du deuxième reflétait mes différentes humeurs. Une salle de bain, quatre pièces dont l’une avait été transformée en sanctuaire magique, et le seul balcon de la maison. Avec une table et une chaise disposées sous un store, je pouvais m’asseoir à la belle étoile pour me ressourcer. Lorsque je retirai mes vêtements de travail, enveloppée dans la fraîcheur nocturne, mon corps me fit mal. Je n’avais pas fait l’amour depuis mon départ d’Outremonde. Bien trop longtemps, si vous voulez mon avis. En fait, personne sur Terre ne m’avait plu. Trillian était le dernier à m’avoir touchée. Et maintenant, il faisait de nouveau irruption dans ma vie, par le biais, même insignifiant, d’un seul message. Trillian était un Svartan, un Fae noir de Svartalfheim, cité des Royaumes Souterrains, mais il avait changé de camp et s’était installé en Outremonde. Nous nous étions rencontrés sous un ciel sans lune, un soir où je me sentais particulièrement vulnérable. Dès le premier effleurement, je sus que personne d’autre ne me ferait jamais le même effet. Trillian avait volé mon cœur aussi facilement qu’il s’était approprié mon corps. Consciente de ce qui se passait, je l’avais quitté, le cœur brisé, mais il était trop tard. Une fois que l’on a goûté aux bras d’un Svartan, on ne peut plus se satisfaire d’autre chose. Il m’avait pourchassée pendant des mois, avant que je décide de me cacher chez moi, protégée par mes deux sœurs, jusqu’à ce que je me sente capable de faire face sans elles. Toutefois, depuis lors, tous les hommes avaient pâli en comparaison et j’avais besoin de cette passion à laquelle Trillian m’avait enchaînée. Il n’était pas fréquentable, je le savais, mais il me manquait. Je fis courir mes doigts le long de mon corps, m’attardant sur mes seins, et sentis mes mamelons durcir. Le souffle court, je me forçai à retirer ma main. Je n’avais pas le temps de laisser libre cours à mes fantasmes. J’avais du travail. Je farfouillai à l’intérieur de mon placard jusqu’à ce que je trouve ce que je cherchais – une jupe noire qui m’arrivait aux chevilles, un chemisier à manches longues qui me tiendrait plus chaud qu’un manteau de fourrure, et une cape en filandre qui tombait sur mes genoux. Le tout provenait d’Outremonde, conçu pour se faufiler à l’aise dans les bois et pour tenir chaud. Après avoir enfilé la jupe et le haut, je laçai mes bottes en cuir puis inspectai mon reflet dans le miroir. Mon visage n’était qu’une ombre pâle sous la cape fluide qui me permettrait de me déplacer facilement dans la forêt, sans être ralentie par les sous-bois denses de la région. Quant à mes yeux, ils brillaient d’un violet éclatant contre mes cheveux noirs et mon teint pâle. Parfois, on pouvait y voir des touches argentées : si je faisais de la magie pendant longtemps ou si je me promenais en Outremonde. Avec un soupir, je me laissai tomber sur le lit, nostalgique. La Terre avait été le monde de ma mère, pas le mien. Outremonde non plus. Et je savais que Delilah et Menolly ressentaient la même chose. Nous étions coincées entre deux mondes, entre deux races, entre deux dimensions. Lorsque nous étions enfants, nos camarades se moquaient de nous en nous appelant « marche-au-vent » – des êtres qui ne s’installent jamais à un seul endroit et ne font partie d’aucun pays et d’aucun clan. Lorsque nous avions rejoint l’OIA, nous avions espéré nous rapprocher du peuple de notre père. Toutefois, notre étrangeté s’était accrue avec la capture et la transformation de Menolly. Désormais… Même si nous le souhaitions, il n’y avait plus de retour possible. Je me ressaisis et me dirigeai à grandes enjambées vers la porte, puis sortis dans la nuit. Après avoir sauté dans ma Lexus – une ombre gris métallisé, dissimulée dans la brume qui se formait –, je me mis en route, non sans jeter un coup d’œil à la lune au travers des nuages. Nous étions liées, elle et moi, par les serments et les épreuves que j’avais passés durant mon initiation. Je pouvais toujours compter sur la Mère Lune pour veiller sur moi, mais aussi pour me rendre folle lorsqu’elle était pleine et que la chasse était ouverte. Grand-mère Coyote vivait dans les bois à la sortie de Belles-Faire. Elle y avait été attirée à cause des portails et en gardait un sous la juridiction de l’OIA. Le jour, elle était une vieille diseuse de bonne aventure dans les mauvais quartiers de la ville. La nuit, elle redevenait elle-même, une sorcière du destin. Elle ne tissait ou ne créait aucun futur. Elle se contentait de le regarder défiler. Parfois, pour le bon prix, elle lisait l’avenir dans les fils de la vie. A l’orée de la forêt, je descendis de ma voiture et fermai les yeux, la tête penchée en arrière, pour sentir le vent. — Montre-moi le chemin, murmurai-je. Depuis leur couverture nuageuse, les étoiles m’entendirent et me répondirent. Leur chant résonna profondément sous l’étendue de cèdres et de sapins. Les branches glissaient sur ma cape. Je me déplaçai dans les buissons comme un poisson dans l’eau. Zigzaguant entre les larges troncs, j’escaladai un arbre effeuillé tombé à terre qui me bloquait le chemin et, au passage, déchirai une toile d’araignée qui se trouvait là. L’arachnide tomba sur ma main. Je lui donnai une petite tape pour qu’elle continue sa route et l’observai remonter l’un des fils restants pour recommencer son tissage. Comme le peuple de mon père, je voyais dans le noir, sûrement pas aussi bien que les Sidhes au sang pur mais suffisamment pour distinguer les couleurs et les formes sans trop de difficulté. Après quelques instants, les myrtilles et les fougères firent place à une petite clairière circulaire, pleine de mousse, à ciel ouvert. Je m’arrêtai, cherchant mon chemin à travers les énergies. La magie était puissante par ici : la magie des vieilles forêts, des seigneurs des ténèbres et des grands secrets. Certains HSP la percevaient. Des sorcières humaines et des païens s’étaient rués vers ma boutique, les yeux brillants, car ce qu’ils croyaient depuis si longtemps était devenu réel, d’une façon qui les choquait parfois. C’est alors que je sentis sa présence. Grand-mère Coyote. Elle m’observait dissimulée derrière l’un des chênes qui parsemaient la clairière. — Montrez-vous, montrez-vous, où que vous soyez. J’ai des questions à vous poser et des inquiétudes à partager, Grand-mère. J’ai besoin de vous, murmurai-je. En un instant, les sous-bois frémirent pour révéler une vieille femme. En silence elle avança sur l’herbe jusqu’à moi. Elle était vêtue d’une longue robe gris-vert. Ses cheveux étaient dissimulés sous un capuchon. Des touffes de fourrure blanche en dépassaient pour encadrer son visage tellement marqué par les rides qu’il était difficile d’imaginer qu’elle ait pu être jeune. Des fissures sur la carte de l’éternité. Peut-être était-elle née vieille. En tant qu’élémentaire, Grand-mère Coyote était liée à la Terre mais servait tous les royaumes. Elle vivait en dehors du temps, immortelle. Du moins, autant que le monde l’autorisait. Lorsque la Terre mourrait, elle la suivrait. Aucun démon ne pouvait la tuer, aucun humain ne pouvait la blesser, aucun habitant d’Outremonde ne pouvait l’ensorceler. Hors de portée, elle était pourtant connectée à tout ce qui parcourait la planète, tous les événements qui avaient lieu à sa surface. Son regard était plongé dans le mien. Je restai immobile, la laissant explorer mon être. Grand-mère Coyote parlerait ou non, selon sa volonté. Toutefois, mon comportement déterminerait l’étendue de ce qu’elle me dirait. — Que cherches-tu, fille d’Y’Elestrial et de la Terre ? Y’Elestrial… ma ville natale en Outremonde. Je m’agenouillai. — Très jolie, dit-elle d’une voix qui ressemblait à un gloussement, mais nous savons toutes les deux que les apparences peuvent être trompeuses. Toutes les bonnes manières du monde ne cacheront jamais un cœur vide. Lève-toi et laisse-moi écouter le tien. Je me relevai pour m’asseoir près d’elle, sur un arbre tombé à terre, tandis que les nuages s’écartaient pour révéler une lune gibbeuse, sa lueur argentée illuminant nos visages. — Je fais partie de l’OIA et je cherche des réponses sur un meurtre et une récente passation de pouvoir. Nous avons besoin de savoir ce qui se passe. Pouvez-vous m’aider ? Grand-mère Coyote m’observa. Son regard détaillait le moindre atome de mon être, la moindre pensée de mon âme. J’avais l’impression d’être nue, attachée à une pierre les membres écartés, dans la nuit étoilée, mes défauts et mes forces à la vue de tous. Au bout d’un moment, elle me fit signe de la suivre jusqu’au pied de l’un des arbres alentour. Le tronc était très large, on aurait pu y mettre plusieurs hommes. Lorsqu’elle s’en approcha, une porte se forma dans une lueur miroitante. Quand elle baissa la tête pour entrer, je la suivis. A l’intérieur du tronc, nous empruntâmes un chemin de terre éclairé par des lumières dansantes et voilé de chaque côté par la brume et l’obscurité. Il nous mena à une grotte dans laquelle se trouvaient une table et deux chaises sculptées dans le chêne. Alors que je m’installais face à elle, les nœuds du bois cillèrent. J’avais la désagréable impression d’être assise sur le visage de quelqu’un, mais j’essayai de ne pas y penser. Ce n’était vraiment pas le moment de se plaindre de ma chaise. Grand-mère Coyote incanta pour allumer une bougie. Sur la table de chêne reposait une boule de cristal presque aussi grosse que ma tête. Elle se pencha et souffla longuement dessus. La brume de ses poumons enveloppa le globe, comme du brouillard. Au cœur du cristal, une étincelle jaillit et se propagea. L’élémentaire ouvrit alors une bourse de velours attachée à sa ceinture avant de me la tendre. — Voyons ce que disent les osselets, dit-elle. Choisis-en trois. Avec précaution, j’enfonçai les doigts dans la bourse de velours pour toucher une surface lisse qui ressemblait à de l’ivoire poli. L’étui était rempli de phalanges de différentes races et espèces. Avalant la boule qui s’était formée dans ma gorge, j’en attrapai trois. — Pose le premier sur la table. J’ouvris ma main et le premier os, une longue et fine phalange gravée de symboles que je ne pouvais lire, tomba sur la table. Grand-mère Coyote l’observa puis se concentra sur la boule de cristal. — Un grand danger se prépare. Quelqu’un souhaite dominer les trois mondes. Né dans les flammes, la cupidité est sa nature. (Elle releva vivement la tête, et, même si je savais qu’elle ne connaissait pas la peur, j’imaginai un tremblement dans sa voix.) Un dévoreur d’âmes. Il ensorcelle les oiseaux dans les arbres, les poissons dans l’eau. Il unit ceux qui ne l’ont jamais été pour créer une puissante armée. Au moment même où nous parlons, il envoie des éclaireurs… à la recherche de… (Elle s’arrêta, et secoua la tête.) Je ne suis pas encore certaine de ce qu’il cherche. L’Ombre Ailée. Il ne pouvait s’agir que de l’Ombre Ailée. Les dévoreurs d’âmes étaient les pires de tous. Ils dévoraient l’essence même de leurs ennemis, réduisant leur âme à l’état d’oubli pendant qu’ils absorbaient leurs pouvoirs. Parmi l’ordre le plus élevé des démons, ces créatures étaient rares. En général, elles avaient obtenu leur position d’autorité à force de sortilèges. Une fois en place, elles devenaient des tyrans et leur règne finissait en bain de sang. Lorsque leurs sous-fifres s’en apercevaient, il était déjà trop tard. — Le deuxième os, demanda Grand-mère Coyote. Je le fis tomber devant elle. C’était le doigt d’un farfadet. Dans un frisson, je retirai vivement ma main, tandis qu’elle se saisissait de l’os et fermait les yeux. — Il y a très longtemps, les seigneurs élémentaires ont été nommés gardiens du sceau spirituel, brisé en neuf morceaux, transformés en pendentifs. Malheureusement, l’attention des seigneurs s’est relâchée et les joyaux ont disparu. Des mortels les ont alors trouvés et conservés. Voilà ce que cherchent les éclaireurs. Lorsqu’ils auront trouvé les sceaux, ils les rapporteront dans les profondeurs où ils seront de nouveau réunis, et le dévoreur d’âmes déchirera les portails qui séparent les mondes. (Des sceaux spirituels ? Je dus avoir l’air perplexe car elle s’arrêta.) Tu ne sais pas ce que sont les sceaux spirituels ? Je secouai la tête. — Non, je n’en ai jamais entendu parler. — On ne peut vraiment pas compter sur le système éducatif, aussi bien en Outremonde qu’ici, marmonna-t-elle. Mais ça ne me surprend pas. Chaque fois que des mortels sont impliqués, ils oublient le passé et répètent leurs erreurs. (Grand-mère Coyote semblait se demander si elle pouvait m’en dire plus. Elle leva la main.) Attends ici, me dit-elle avant de disparaître dans l’obscurité qui entourait la table. Doucement, j’ouvris ma main pour regarder l’os restant. C’était un doigt humain – féminin. C’était tout ce que je pouvais voir. Je voulus me lever pour m’étirer, quand la chaise passa une branche autour de ma taille et m’emprisonna. — Hé ! Qu’est-ce que tu fais ? Me tortillant, je tentai de me dégager mais le bois me maintenait fermement en place. Apparemment, je n’étais pas autorisée à me balader. Au moins, il n’essayait pas de me peloter. Comme je me calmai, la branche m’imita. Puis je fis encore mine de me lever et me retrouvai de nouveau clouée à mon siège. — OK, OK, tu as gagné, marmonnai-je. Grand-mère Coyote choisit ce moment pour réapparaître. — Il fait son impertinent ? Ne t’en fais pas. Je n’ai simplement pas envie que des étrangers se promènent dans mon labyrinthe. Elle sourit alors pour la première fois, ce qui me donna envie de rentrer sous terre. Ses dents étaient aiguisées, semblables à des lames de rasoir, brillantes comme du métal dans l’obscurité. En comparaison, les canines de Menolly ressemblaient à des dents de bébé. Elle ne remarqua pas mon trouble, ou choisit de ne pas en tenir compte, car elle me tendit un livre. — Je te donne ceci. Tu y apprendras l’histoire des sceaux spirituels, ou du moins, suffisamment pour comprendre à quoi tu as affaire. Acceptant le livre, je lui murmurai un « merci ». La couverture était en cuir travaillé à la main – du cuir de dragon. Je laissai mes doigts courir dessus. Des grondements graves émanaient encore de la peau. Je n’avais pas entendu parler de la mort d’un dragon depuis longtemps. Le livre devait être ancien. Avec précaution, je le mis de côté, puis déposai le troisième os sur la table. Grand-mère Coyote le toucha un instant avant de secouer la tête. — Près de Grand-mère Rainier, tu trouveras un sceau. Enfin, seulement si tu devances les éclaireurs du dévoreur d’âmes. — A quoi ressemblent les sceaux ? demandai-je, en pensant au mont Rainier et à l’étendue du parc national. Grand-mère Coyote ricana. — Un talisman d’énergie, un tourbillon d’âmes. Cherche le pendentif autour du cou de l’homme répondant au nom de Tom Lane. Ses yeux se mirent à tourner et je clignai des yeux devant leur brillance kaléidoscopique. Gardien ou acteur involontaire du destin ? — Est-il humain ? — Oui et non, mais c’est tout ce que je peux te dire. A présent, la note pour mes services. Je tressaillis. Elle avait tous les droits de demander à être payée. J’espérais seulement qu’il ne s’agissait pas de quelque chose dont j’avais besoin pour vivre. — Que voulez-vous ? Elle me lança un sourire nonchalant. — Il manque un doigt de démon à ma collection. Oh, OK. Ça paraissait faisable. Je toussai. — Je ne connais aucun démon. Et si c’était le cas, je doute sincèrement qu’ils me donneraient un de leurs doigts pour me faire plaisir. — Voici une prédiction gratuite, mon enfant. Durant les prochaines années, tu rencontreras bien plus de démons que tu l’as jamais espéré. Si tu survis au massacre qui se prépare, tu n’auras que l’embarras du choix. Rapporte-moi ton préféré, dit-elle. Si tu n’y parviens pas, alors un des tiens fera parfaitement l’affaire. Avant d’avoir eu le temps de bredouiller quoi que ce soit, je me retrouvai debout au beau milieu de la clairière, seule. Je me retournai vivement dans l’espoir de trouver Grand-mère Coyote, mais elle avait disparu et je ne savais plus quel arbre était le sien. Pendant un instant, je me demandai si je n’avais pas tout imaginé, puis, à mes pieds, j’aperçus quatre objets : trois os scintillant sous la lueur de la lune et le livre. Après les avoir ramassés, je ressentis le besoin de sortir de ces bois le plus vite possible. Je me mis alors à courir à travers les arbres, regardant la lune de temps à autre par-dessus mon épaule. À quelques nuits de la chasse, la chasseresse faisait la course avec les vents nocturnes. Avec ce bordel qui planait au-dessus de nos têtes, je ne pouvais pas me permettre de me laisser distraire par la poursuite primale, mais, quand la Mère Lune appelait, je répondais. Une fois à ma voiture, je lançai un dernier coup d’œil à la forêt. L’espace d’une seconde, une centaine d’yeux rouges apparurent dans l’obscurité et me regardèrent. C’était tout l’encouragement dont j’avais besoin : je me glissai derrière le volant et démarrai. Sur le chemin du retour, je me demandai où, en ce bas monde, j’allais pouvoir trouver un démon qui me céderait volontairement son index. Parce que je n’avais pas la moindre intention de me passer de l’un des miens. Lorsque je claquai la porte d’entrée derrière moi, la nuit déclinait déjà. Je me faufilai dans le salon, surprenant Delilah. Visiblement de retour de la chasse, Menolly était assise à ses côtés. Un seul coup d’œil à la télévision me fit tressaillir. — Blind Date ? Ma chérie, il faut vraiment que tu remettes en question tes goûts de téléspectatrice. Peut-être qu’on devrait te faire regarder le service public ? Delilah ricana avant d’attraper une autre chips dans le paquet de Fritos. — Toi et quelle armée ? Monsieur le grand méchant démon ? En riant, Menolly rota. Elle éteignit la télévision, l’air rassasié. Apparemment, elle s’était bien nourrie. Quant à Delilah, elle rayonnait et me tendit un paquet de feuilles de papier. — J’ai trouvé Louise Jenkins ! Tu veux lui rendre une petite visite demain ? — Une minute. Laisse-moi le temps de me changer, lui lançai-je en montant l’escalier à la hâte. Bénissant de nouveau les créateurs de mode terriens, je passai une longue nuisette en satin et sa robe de chambre assortie. Victoria’s Secret était mon terrain de jeu secret. Mes pensées dérivèrent un instant vers Trillian. Il adorait la soie et le satin. Avec un soupir, je me brossai les cheveux et enfilai une paire de pantoufles duveteuses. Quand je retournai dans le salon, la tension qu’avait suscitée ma rencontre avec Grand-mère Coyote commençait à s’apaiser. En revanche, mes épaules me faisaient encore beaucoup souffrir. Je m’assis sur le sol devant Menolly. — Tu me masses la nuque ? demandai-je en me penchant en arrière. (Elle fronça le nez puis sourit. Ses canines s’étaient rétractées mais elle avait oublié d’enlever une tache de sang de sa lèvre inférieure. Sans un mot, je lui tendis un mouchoir et me tapai le menton d’un doigt. Elle s’essuya la bouche.) Je dois en conclure que tu as passé une bonne nuit ? — Très bonne, répondit-elle en me massant les épaules. Elle avait une telle force dans les bras qu’il me vint à l’esprit quelle pourrait tenter une carrière de masseuse. Oubliez ça. L’image de Menolly massant la nuque d’un étranger amenait d’autres pensées – pas très plaisantes. Ce n’était pas une si bonne idée finalement. Menolly avait beaucoup de self-control mais même le meilleur d’entre nous pouvait être pris d’un moment de faiblesse. — J’ai découvert plus que ce que je pensais, et le monde compte un pervers en moins, commença-t-elle. Il était sur le point de tuer une entraîneuse dans les ruelles derrière chez Jocko. J’ai effacé sa mémoire après m’être occupée de son supposé prétendant. Non, en fait, j’ai effacé sa mémoire et lui ai dit de se trouver un job de serveuse. À son réveil, elle décidera peut-être de se sortir de la rue. Menolly avait un penchant pour la traque aux cinglés de cette planète. Depuis notre arrivée, même si les forces de l’ordre l’ignoraient, Menolly leur avait fait faire de grosses économies d’argent et d’énergie. J’attrapai la main de Menolly pour y déposer un baiser. — Bon travail, la félicitai-je. Alors, qu’est-ce que tu as découvert ? Ses yeux s’illuminèrent de rouge écarlate avant de reprendre la teinte bleu-gris qu’ils avaient depuis sa mort. — J’ai parlé à l’un des hommes qui dorment dans des cartons près du restaurant… pas l’informateur de Chase. C’est un gars qui était saoul lorsqu’il l’a interrogé. Il m’a appris ce qu’il avait oublié de lui dire. Apparemment, au petit matin, trois silhouettes sont sorties en courant par la porte de service du Voyageur, en tirant Jocko par une corde. Ils l’ont abandonné dans la ruelle et se sont enfuis. Mon homme dormait derrière une pile de cartons. J’ai de mauvaises nouvelles. De très mauvaises nouvelles. Je retins mon souffle. — C’est-à-dire ? — Un trio de démons. D’après leur description, j’ai compris à quoi l’on avait affaire, à commencer par un ensaureceleur. — Génial, il ne manquait plus que ça. Les ensaureceleurs étaient des reptiles capables de prendre l’apparence du plus beau des mortels. Ils ressemblaient aux incubes, mais eux ne perdaient pas de temps à coucher avec leurs victimes. Ils se contentaient de les ensorceler pour qu’ils aient une mort violente et sanglante. Oh, et ils étaient stupides aussi. Très stupides. — Ce n’est pas fini…, continua-t-elle avec un sourire sinistre. La deuxième est une harpie, c’est déjà dangereux, et le troisième… On a de plus gros problèmes que ce qu’on croyait. Ses narines se dilataient et ses canines s’étaient légèrement allongées. Quelque chose excitait ma sœur. Delilah posa son livre, l’air grave. Mon moral était en chute libre. Grand-mère Coyote m’avait avertie que l’Ombre Ailée avait envoyé des éclaireurs à travers les portails. Visiblement, elle ne m’avait pas menti. Peut-être que j’avais plus de chances que je le pensais de trouver ce doigt de démon, finalement. — OK, je donne ma langue au chat. Qui est le troisième homme ? — Tu te souviens du démon que Père avait combattu au cours d’une mission de reconnaissance ? Celui qui a tué oncle Therasin ? Ils nous l’avaient montré dans le miroir de cristal. — Oh merde ! m’exclamai-je, en me laissant tomber en arrière. Luc le Terrible ! Menolly hocha la tête avec vigueur, ses perles claquant bruyamment. — Vous avez bien entendu, mesdemoiselles, Luc le Terrible est en ville. Alors que je déposais les os et le livre sur la table basse, Menolly écarquilla les yeux. Delilah, quant à elle, se pencha pour mieux les observer. — Voilà, laisse-moi ajouter de l’huile sur le feu, commençai-je. Grand-mère Coyote m’a appris que l’Ombre Ailée avait envoyé des éclaireurs à travers les portails – autrement dit, notre charmant trio de scélérats. Trillian avait raison – l’Ombre Ailée est en marche. J’ai également découvert quel type de démon il est vraiment. Mesdemoiselles, nous avons un dévoreur d’âmes à la tête des royaumes souterrains ! Le silence tomba sur la pièce. Puis, soudain, les éléments se déchaînèrent et la porte s’ouvrit dans un grand fracas. En un instant, Delilah fut debout, un pistolet dans une main et un long couteau dans l’autre. Dans un souffle, Menolly s’éleva vers le plafond, les bras écartés, prête à l’attaque. Suivant mon instinct, je fis appel à la Mère Lune. Mes mains s’emplirent d’énergie crépitante tandis que je m’armais de l’éclair argenté. — Montre-toi, ou tu es un homme mort ! criai-je, espérant ainsi cacher mon manque de confiance en moi. — Avec plaisir ! Une silhouette se dégagea du tourbillon d’énergie ondoyante. Je baissai les mains. Oh putain ! Je n’avais vraiment pas besoin de ça… pas maintenant. Jamais. Les battements de mon cœur s’accélérèrent. Mes genoux devinrent du coton. Près de moi, Delilah baissa ses armes et Menolly marmonna quelque chose que je ne pus entendre. — Pitié, dites-moi que j’imagine des choses, suppliai-je, combattant mon instinct qui me criait de courir me réfugier dans les bras du Svartan. Trillian s’inclina, ses lèvres charnues faisaient la moue. J’avais une terrible envie de mordre dedans, mais je réussis à me retenir. — Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demandai-je. Qui t’a dit que tu étais le bienvenu dans cette maison ? — Ton père m’a chargé de vérifier que vous alliez bien et de vous apporter un message. Il a décidé que vous aviez besoin de quelqu’un qui ne fasse pas partie de l’agence pour jouer les coursiers et les gardes du corps. Un vent nauséabond se lève, ma douce, et tes sœurs et toi êtes en plein sur son chemin. Alors qu’il s’avançait dans la lumière, je m’aperçus que Trillian n’avait pas changé depuis notre dernière rencontre. Toujours aussi beau gosse. Les Svartan – cousins à l’âme obscure des Sidhes – étaient des créatures de toute beauté. Avec leur peau couleur obsidienne et leurs cheveux d’un gris-bleu éclatant, ils transpiraient le sexe, le pouvoir et le chaos. Et je savais parfaitement à quel point ce Svartan en particulier était beau. Je l’avais vu nu trop souvent. Ou pas assez, tout dépend du point de vue. Quoi qu’il en soit, des pieds à la tête, Trillian était simplement magnifique. Les yeux plongés dans ceux de mon cauchemar, je tâchai de reprendre mes esprits. Avec un grand sourire, il passa tranquillement un bras autour de ma taille, me serrant contre lui. J’aurais dû me débattre. J’aurais vraiment dû… Mais de son autre main il attrapa mes cheveux pour que je relève la tête, et sa langue s’insinua entre mes lèvres. Je me laissai alors envahir par mon désir pour lui tandis qu’il m’offrait le baiser le plus profond et le plus sombre que j’aie échangé depuis bien longtemps. Chapitre 5 Le baiser se prolongea encore et encore. Comme Trillian rapprochait dangereusement ses hanches des miennes, je sentis une vague de désir monter en moi : celle qui manquait à ma vie depuis si longtemps. A deux doigts de déchirer ma nuisette, je reculai pour le repousser. Il desserra son étreinte sans pour autant me relâcher. Il se contenta de me dévisager, de ses yeux qui me connaissaient par cœur. — Tu n’aurais pas dû me quitter, dit-il d’une voix rauque. J’avalai la boule qui s’était formée au fond de ma gorge. — Tu sais que je n’avais pas le choix. Tu es un Svartan. Et ça voulait tout dire. — Je n’ai pas fait le premier pas, c’est toi qui as choisi de te lier à moi. Tu es mienne, peu importent tes pensées, tes paroles ou tes actes. Je me mordis jusqu’au sang. Il se pencha pour m’embrasser encore, aspirant doucement mes lèvres. Au bout d’un instant, il fit un pas en arrière et me libéra, tremblante. Tandis que je tentais de me contrôler, Delilah rengaina son couteau et rangea son revolver, l’air sinistre. Menolly redescendit sans quitter Trillian du regard. Même si Delilah et elle n’approuvaient pas notre relation, elles attendraient que je leur demande de l’aide pour s’en mêler. Ou du moins, elles ne le feraient pas ouvertement. Incapable de détourner les yeux, je m’essuyai la bouche. Ce que je redoutais s’était vérifié. J’étais toujours sous le pouvoir de Trillian, une découverte déconcertante, c’était le moins que l’on puisse dire. Je n’étais même pas sûre de l’avoir jamais apprécié, et pourtant, j’étais tombée folle amoureuse. Il était l’un de ces sombres enfants prodiges qui semblaient promettre nuits d’ivresse et vins estivaux. — Camille ? Camille ? (La voix de Delilah me ramena au présent.) Si père a demandé à Trillian de jouer les messagers, ça ne doit vraiment pas tourner rond à la maison. Lorsque Trillian fit un pas dans ma direction, je reculai vivement, manquant, dans mon empressement, de me prendre les pieds dans la table basse. Merde ! La dernière chose dont j’avais besoin, c’était qu’il se rende compte qu’il pouvait encore me contrôler, mais j’avais le sentiment que ce n’était pas un secret que j’allais pouvoir garder très longtemps. En voyant mon expression, il éclata de rire. Un son guère plaisant. — Content de savoir que tu ne m’as pas oublié, dit-il. Au moins, je ne suis pas seul dans mon obsession. Je relevai vivement la tête. — De quoi est-ce que tu parles ? Il se passa la langue sur les lèvres, et de nouveau je dus me retenir pour ne pas lui sauter dessus. — Tu es la seule femme à m’avoir jamais quitté de son plein gré. Voilà donc ce qui l’énervait : je l’avais quitté avant qu’il puisse se lasser de moi. J’avais eu besoin de toutes mes forces pour me séparer de lui, si bien que je n’étais pas certaine de pouvoir recommencer. Lorsqu’il avait soudain disparu, j’avais pensé qu’il était retourné dans les royaumes souterrains. — Quel est le message de Père et pourquoi pense-t-il que j’ai besoin d’un garde du corps ? Si je faisais en sorte que la conversation reste sur des sujets neutres, peut-être que j’en sortirais indemne. Trillian se redressa. — Les affaires d’abord, alors… Comme ce devrait être le cas en ces… temps incertains. Menolly choisit ce moment pour nous interrompre. — Qu’est-ce que tu attends pour nous le dire, Svartan ? Il l’observa longuement. — Menolly, tu as presque l’air vivante ! Aurais-tu rencontré un bon parti chez les chauves-souris ? Elle grommela, ce qui le fit sourire. Delilah se joignit à la conversation. — Ça suffit, vous deux ! On n’a pas le temps pour vos bêtises et je n’ai vraiment pas envie de me transformer. D’abord Chase et maintenant toi, Trillian. Menolly, pourquoi est-ce que tu détestes tous ceux qui s’intéressent à Camille ? Trillian m’adressa un regard en coin mais garda le silence. Menolly soupira. — Tu n’aimes pas ce cœur sombre non plus, alors ne me fais pas la leçon, rétorqua-t-elle. Delilah commença à trembler. Je l’attrapai par le bras. — Tu n’as pas intérêt ! On a besoin que tu t’accroches, ma chérie. Je jetai un coup d’œil à Menolly qui se ravisa. — Chaton, calme-toi, murmura-t-elle. Ce n’est pas à toi que j’en veux, d’accord ? Dans un souffle, Delilah se laissa tomber sur le canapé. Menolly s’assit près d’elle pour lui prendre la main. Je fis signe à Trillian. — Tu ferais mieux de t’asseoir toi aussi, lui dis-je loin de lui. Tu pourrais commencer par nous expliquer pourquoi notre père t’a demandé de jouer les coursiers. Je sais très bien ce qu’il pense de toi. Trillian se glissa dans l’un des fauteuils rembourrés puis étira ses jambes qu’il croisa aux chevilles. — La raison est très simple. Votre père pensait que mon arrivée passerait inaperçue. Je ne suis pas suspect parce que je ne peux pas faire partie de l’OIA. (Son expression se fit sérieuse tandis qu’il se penchait en avant.) Écoutez-moi bien, les filles, Y’Elestrial a des ennuis, de gros ennuis. Votre père veut que vous sachiez que l’OIA ne sera peut-être bientôt plus en mesure de vous apporter son soutien, même si l’on vous dit le contraire. Il a entendu le rapport de Johnson, ainsi que la réponse qu’il a obtenue. — Alors Père nous croit, dis-je soulagée. (Avec notre père à nos côtés, nous avions de plus grandes chances de faire face à ce qui se préparait.) Nous avons plus d’informations. Nous sommes sûres maintenant que l’Ombre Ailée a pris le pouvoir dans les royaumes souterrains et qu’il prévoit d’attaquer la Terre et Outremonde. Le visage de Trillian s’assombrit. — Je sais. J’en reviens à peine. J’ai assisté au chaos qui s’y déroule. Comment savez-vous tout ça ? En silence, je me dirigeai vers la table où j’avais laissé les os et le livre et les ramassai. — J’ai rendu visite à Grand-mère Coyote. Trillian tressaillit. — Par les dieux, Camille ! Les sorcières du destin ? Tu sais qu’il ne faut pas plaisanter avec ça ! Ces visites ont un prix ! — Je suis au courant, lui répondis-je, sentant le doux ivoire rouler sous mes doigts. Et je lui dois… eh bien, ce que je lui dois ne va pas être facile à trouver, mais ça en valait la peine. Elle m’a donné des informations très importantes que, apparemment, l’OIA ignore – ou dont elle se fiche. (J’évitai son regard.) Trillian, tu as déjà entendu parler des sceaux spirituels ? Il fronça les sourcils puis hocha la tête. — Vaguement. Quand j’étais enfant, j’ai entendu des légendes murmurées à propos d’un immense trésor capable de réunir les trois royaumes – en paix ou par la force. Pourquoi ? demanda-t-il en se penchant en avant. Tu en as trouvé un ? — Non. L’Ombre Ailée est à leur recherche. Il veut s’en servir comme d’une clé. Avec eux, il pourra ouvrir les portails et faire entrer son armée sur Terre. Pis encore, il sait où se trouve le premier. Heureusement, maintenant, nous aussi. Donc on va s’en emparer avant lui. Je lui racontai tout ce que j’avais appris. En tant que Svartan, Trillian était doué pour dissimuler ses émotions, mais je savais qu’il était à la fois surpris et inquiet. Après avoir attrapé le livre que Grand-mère Coyote m’avait donné, je me dirigeai vers la salle à manger. Les autres me suivirent et s’assirent autour de la table pendant que je tournais les pages. Le texte était écrit à l’ancienne. Toutefois, je pouvais en lire certaines parties, suffisamment pour reconstruire ce qui était dit : Au quatrième âge de notre monde, un puissant démon supérieur, répondant au nom de Tagatty, prit le pouvoir dans les Royaumes Souterrains. Il unifia les Royaumes Inférieurs et leva une grande armée pour envahir la Terre et combattre les hommes du Nord par la neige et le feu. La guerre fit rage, menaçant de s’étendre, jusqu’à ce que les dieux supplient les seigneurs élémentaires de leur venir en aide. Ceux-ci acceptèrent mais ce ne fut pas le cas des sorcières du destin qui ne jouèrent qu’un rôle d’observatrices. Ensemble, les dieux et les seigneurs élémentaires forgèrent un puissant sceau spirituel qui sépara les trois royaumes et créèrent les portails : des points de liaisons précis qui permettaient aux voyageurs de passer d’un monde à l’autre. Delilah fronça les sourcils. — Qu’est-il arrivé au sceau ? Comment a-t-il été perdu ? — A ton avis ? demanda Trillian. Une maladresse. Il faut dire que, lorsque l’on est éternel, on doit forcément oublier certaines choses en cours de route. En plus, les élémentaires et les dieux ont tendance à être un peu écervelés. Trop de pouvoir n’est pas toujours une bonne chose. Il suffit d’observer l’histoire terrienne pour le constater : Hitler, Staline, ce bon vieux Vlad… — Vlad ne compte pas ; c’était un vampire qui se faisait passer pour un humain. Mais tu as raison, admis-je, en continuant ma lecture. Le sceau spirituel fut brisé en neuf morceaux confiés aux seigneurs élémentaires. La surveillance des portails revint à la Garde Des’Estar, qui, des milliers d’années plus tard, donnerait naissance à l’OIA. Au fil des millénaires, les seigneurs élémentaires devinrent négligents. Les grandes guerres furent oubliées et les neuf sceaux perdus. Des mortels les trouvèrent alors et devinrent leurs hôtes involontaires. Car quiconque trouve un sceau spirituel peut déverrouiller et utiliser les secrets qu’il renferme. Lorsque tous les sceaux seront retrouvés et réunis, les portails se fissureront et les trois royaumes redeviendront intimement liés. Et tous pourront passer d’un monde à l’autre. Je posai le livre. — Avant la Grande Séparation, Outremonde, la Terre et les Royaumes Souterrains interagissaient librement. Menolly dessinait avec son doigt sur la table. — Puis, pendant la grande guerre, les seigneurs élémentaires créèrent les sceaux pour protéger Outremonde et la Terre ainsi que les portails, le seul moyen pour traverser les mondes… à l’exception des points de liaison naturels. Si l’Ombre Ailée met la main sur ces sceaux, il pourra les détruire et envahir la Terre avec son armée. Tandis que les détails devenaient plus clairs, nous échangions des regards inquiets. Le potentiel de dévastation était énorme. Si nous ne pouvions l’arrêter, l’Ombre Ailée décimerait la Terre et réduirait Outremonde à néant. Les militaires terriens ne feraient pas le poids face à des démons. Quant à l’armée outremondienne, elle n’avait pas vu de champs de bataille depuis trop longtemps. Il lui faudrait du temps pour être opérationnelle. Je me raclai la gorge. — Le sceau est divisé en neuf morceaux. D’après nos informations, l’Ombre Ailée n’en a encore aucun. Grâce à Grand-mère Coyote, nous connaissons le nom de l’homme qui possède le premier et nous savons où il vit. Trillian, retourne auprès de notre père pour lui expliquer la situation. Peut-être qu’il pourra convaincre l’OIA que c’est du sérieux. Pendant ce temps, on cherchera Lane pour le ramener en Outremonde avant que Luc le Terrible s’en rende compte. — Grand-mère Coyote t’a expliqué ce qui se passait… Tu crois qu’elle dirait aux démons que tu es venue la voir s’ils le lui demandaient ? m’interrogea Delilah. Lorsque Menolly et Trillian se tournèrent vers moi, attendant une réponse, je me rendis compte que j’avais pris la tête de notre petit groupe. Je haussai les épaules. — Aucune idée. C’est difficile de deviner ce que feront les sorcières du destin : elle pourrait le leur dire pour équilibrer la situation, ou non. Elle serait même capable d’arracher un des doigts de Luc le Terrible avec ses dents ! C’est ce que je lui dois : une phalange de démon pour sa collection. Trillian toussa. — Charmant... Simple mais efficace ! — Oui et, si je ne la repaie pas, je peux dire adieu à l’un des miens. Alors je ferai de mon mieux pour lui donner ce qu’elle veut. (Je lui adressai un grand sourire et il éclata de rire, sa voix résonnant aux tréfonds de mon corps.) J’étais sûre que tu trouverais ça drôle, dis-je sans tenir compte du regard surpris de Delilah. — Et les autres sceaux ? demanda Menolly. On ne devrait pas commencer à les chercher ? Je me levai de ma chaise pour regarder derrière les lourds rideaux de velours qui séparaient la salle à manger du monde extérieur. La pluie tombait à verse sur le toit mais une lueur, à l’est, trahissait l’aube. — On s’occupera d’eux les uns après les autres. On ne peut pas faire autrement. En plus de garder espoir. Menolly, tu devrais aller dormir un peu. L’aurore n’est pas loin et je ne crois pas que tu aies envie d’assister au lever du soleil, même si on ne le voit jamais dans cet endroit paumé. — Je peux le sentir, dit-elle. Mes mouvements se font plus lents. Bonne nuit, réveillez-moi dès que vous le pourrez. Après avoir porté une main à ses lèvres, elle nous lança un baiser. Je demandai à Trillian d’attendre dans le salon. Une fois parti, Menolly se glissa en silence vers la bibliothèque contre le mur. Elle l’ouvrit, et, quelques secondes plus tard, elle avait disparu au sous-sol. La porte secrète se referma doucement derrière elle. Tandis que je rappelais Trillian dans la salle à manger, le téléphone sonna. Delilah répondit. — Non, désolée, elle sera absente toute la journée… Oui, je le lui dirai. Vous pouvez me rappeler votre nom ? (Elle écrivit un message sur le bloc-notes près du téléphone avant de reprendre :) C’est noté. Au revoir ! — Qui c’était ? lui demandai-je. — Un gars qui s’appelle Wade. Il veut un rendez-vous avec Menolly. — J’en étais sûre ! m’exclamai-je, tout sourires, en lui expliquant qui il était. Menolly rejoindra peut-être les Vampires Anonymes finalement… Les yeux embués de fatigue, Delilah bâilla. — Je suis contente pour elle… mais pour être franche, il faut vraiment que j’aille me coucher. Ma dernière sieste remonte à plusieurs heures. Bonne nuit, nous souhaita-t-elle en montant l’escalier. Je sentais la même langueur envahir mon corps. Nous étions restées éveillées toute la nuit et ma rencontre avec Grand-mère Coyote m’avait épuisée. Je me tournai vers Trillian. — Il est temps de se dire au revoir. Père t’attend. — Oui, je dois y aller, murmura-t-il. (Il s’était glissé derrière moi, les bras autour de ma taille. Son souffle me chatouillait l’oreille.) Mais d’abord, dis-moi pourquoi tu m’as quitté, Camille. Je sais que, contrairement à ta famille, tu te moques de mes origines. Est-ce que je t’ai blessée ? Je me mordis la lèvre puis secouai la tête. — Non, mais tu l’aurais fait. Un jour ou l’autre. Les Svartan sont connus pour faire du mal aux gens qu’ils aiment. Je n’avais pas envie d’attendre que tu te lasses de moi, que tu m’abandonnes comme une vieille chemise. — Alors tu es partie de peur que je te quitte ? Il pressa ses lèvres contre ma nuque en une tendre caresse. Un frisson me parcourut. — Ne fais pas ça, Trillian. Si on recommence, je ne suis pas sûre d’avoir la force de te quitter encore. Je suis tombée amoureuse de toi… Tu sais aussi bien que moi ce que ça signifie. — Alors pourquoi est-ce que tu es partie ? murmura-t-il. Pourquoi m’as-tu quitté si tu étais amoureuse ? Si tu savais que je voulais être avec toi ? Je sens ton corps m’appeler. Tu as envie de moi… de me sentir en toi, chaud et dur. Laisse-toi faire. Je te promets que tu ne le regretteras pas. Les souvenirs de notre relation envahirent mon esprit, les bons moments aussi bien que les mauvais. Les Svartan ne donnaient pas leur cœur à une seule personne. A quiconque, en fait. Et même si je ne demandais – ni ne recherchais – aucune relation exclusive, j’étais accro au pouvoir de Trillian. L’idée qu’il me rejette était terrifiante. Je pouvais supporter qu’il ait d’autres amantes mais pas qu’il me tourne le dos. Sa race était si passionnée qu’une nuit dans les bras d’un Svartan suffisait à en vouloir toujours plus. J’avais déjà du mal à imaginer quelqu’un d’autre me toucher, alors oserais-je le laisser revenir dans ma vie maintenant ? Les yeux rivés sur la porte, je m’écartai. Je voulais lui dire de s’en aller. Je voulais lui demander de partir et mettre un terme à tout ça. Bien sûr, s’il le voulait, il pouvait très bien m’ordonner de me déshabiller, de m’allonger et d’écarter les jambes, et je n’aurais pas d’autres choix que d’obéir. J’avais toujours été en son pouvoir, il le savait. Quelque part, j’espérais qu’il s’en servirait : comme ça, ce ne serait pas ma faute. Trillian se renfrogna. — Je ne te forcerai pas, me dit-il. Je n’ai jamais forcé aucune femme. Mais Camille, réfléchis un peu. Tu te rappelles comment c’était ? Les yeux fermés, j’hésitai. Est-ce que ça valait la peine que je ressente de nouveau cette inquiétude et cette peur ? Les yeux dans les siens, je lui tendis la main. — Ferme-la et viens avec moi. Baise-moi jusqu’à ce que les étoiles en tremblent. À l’étage, tandis que je m’apprêtais à retirer ma nuisette, Trillian m’arrêta. — Laisse-moi d’abord te regarder. Ça fait si longtemps… Un feu de glace brûlait dans ses yeux. À présent, je ne pouvais plus reculer. Il tourna autour de moi lentement. Ses doigts me frôlaient sans jamais vraiment me toucher. Je frissonnai. Déroutée par sa seule présence, je me sentis rougir. Mon glamour vacilla alors et je savais que mes yeux brillaient ; l’argent de la lune s’y reflétait. Trillian réveillait le sang des fées dans mes veines. Lorsque Sidhe et Svartan se rencontrent, l’énergie magique crée un tourbillon que le sang humain de ma mère ne pouvait repousser. Quand nos natures opposées se rencontrèrent et se mirent à danser ensemble, la sensation familière me rattrapa. — Enlève ta robe de chambre, demanda-t-il. (Et il était hors de question que je refuse. Je m’exécutai.) Maintenant, la nuisette, continua-t-il, les yeux dans les miens. Alors que je faisais glisser les bretelles le long de mes épaules et laissais le vêtement tomber, mes seins se firent douloureux. Le souffle coupé, j’observai Trillian se pencher pour me déposer un baiser dans le cou, si doux que je sentis à peine ses lèvres. — Qu’est-ce que tu veux ? me demanda-t-il. Ma voix trembla : — Touche-moi. Je veux sentir ta langue et tes lèvres sur mon corps. Je veux te voir nu, te sentir sous mes doigts. Comme il retirait son pantalon et son tee-shirt, qui auraient pu provenir de n’importe quel magasin en ville, je ne pus détacher mon regard de son visage, de son corps. Sa peau ressemblait à du verre poli – lisse, scintillante et noire. Il défit la tresse qui retenait ses cheveux. Ils tombèrent sur ses épaules, l’enveloppant dans la lumière miroitante de la Mère Lune. Lorsque je baissai les yeux, j’en eus le souffle coupé. Même si je l’avais souvent vu nu, j’avais oublié à quel point il était beau. — Pitié, ne me fais pas attendre… Je me détestais de le supplier, mais l’attirance était trop forte. Cela faisait si longtemps que je ne m’étais pas trouvée avec un homme – n’importe qui – et encore plus que je n’avais pas goûté au nectar de passion de mon amant ténébreux. Des larmes se formèrent dans mes yeux à la pensée qu’il pourrait jouer avec moi, me tourmenter. C’est alors que la lueur de la lune perça au travers des nuages pour baigner la pièce, me recouvrant du flux vital argenté de la Mère Lune. Son pouvoir me redonna des forces et je me redressai pour rendre son regard à Trillian. Son expression me révéla tout ce que j’avais envie de savoir. — Camille, souffla-t-il en tendant la main vers moi. Je reculai d’un pas et m’étirai. Tous les muscles de mon corps tressaillirent à cause du désir et du self-control qui se combattaient. — Est-ce que tu as envie de moi ? lui demandai-je après l’avoir stoppé. J’observai ses narines se dilater. Pendant un instant, je crus qu’il était en colère, jusqu’à ce que j’aperçoive une lueur de plaisir dans son regard. Il adorait ce jeu de dominance. — J’ai envie de toi, de tout ton être, de la moindre parcelle de ton corps. Dis-moi, Camille, est-ce que tu veux de moi ? A cet instant, alors que je m’offrais à lui, dans le sérieux le plus total, toute rébellion fut oubliée au profit de ce graal qui nous emmènerait au royaume où nos âmes fusionneraient. Ma tête enfouie dans son cou, il me porta jusqu’au lit. Nous savions tous les deux qu’après autant de temps, notre union ne serait pas tendre : le désir était trop grand, l’envie trop forte. Ses yeux étincelèrent tandis qu’il plongeait au plus profond de mon être, allant et venant, à la recherche de mon plaisir. Insatiable, ses hanches contre les miennes. Mes pensées se mirent à m’échapper, tombant dans un gouffre qui ne se refermerait qu’à l’issue de notre étreinte. Et soudain nous y étions : au bord du précipice, luttant pour garder le contrôle. Avec un dernier coup de rein, Trillian trembla. Son cri brisa les chaînes qui me rattachaient encore à ma conscience. Dans un souffle, je tombai à mon tour dans l’abysse. Lorsque j’ouvris les yeux, les rayons du soleil se déversaient au travers des rideaux et l’odeur d’œufs au bacon montait de la cuisine. Je tressaillis. Ma nuque me faisait mal à cause de mes activités tardives, mais ce n’était rien en comparaison du sentiment de satiété que je ressentais. Je m’étirai langoureusement avant de me lever. Ça faisait très, très longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien. L’autre côté du lit était vide. Après notre tête-à-tête, Trillian était retourné en Outremonde pour parler à mon père. Alors oui, je jouais de nouveau avec le feu, mais le sourire sur mon visage était bien trop éclatant pour que cette pensée ruine ma bonne humeur. Je jetai un coup d’œil à l’horloge. Dix heures. Oh merde ! La boutique ! En vitesse, j’enfilai une jupe en mousseline de soie couleur prune qui flirtait avec le haut de mes genoux ainsi qu’un pull gris pâle en cachemire. Une fois mes bottes à talons aiguilles zippées, je dévalai l’escalier en rassemblant mes cheveux rebelles en une queue-de-cheval épaisse. Les yeux brillants, Delilah m’attendait avec le petit déjeuner sur la table. — J’ai superfaim. (Je me glissai sur une chaise et commençai à me servir du bacon.) Merci, je suis en retard. Delilah fronça le nez. Elle portait une chemise en patchwork dans des teintes de bleu et d’ivoire sur un jean large. Des bottines à semelles compensées lui donnaient l’air d’être immense. — Tu devrais appeler Iris aujourd’hui. On doit commencer nos recherches sur Tom Lane. J’avais espéré qu’un message de l’OIA m’attendrait à mon réveil, mais il n’y avait aucun signe de vie de Chase ni de Trillian. — Tu as sûrement raison. Nous n’avons pas un instant à perdre. (J’attrapai le téléphone pour appeler Iris sur la ligne privée du magasin.) Salut ! Tu peux t’occuper de la boutique aujourd’hui ? L’OIA a besoin de nous. Tandis que je l’informais de ce qu’elle devait savoir, Iris prit des notes, puis elle me promit d’appeler à la fin de la journée pour me faire un rapport. Elle parlait parfaitement anglais, même si elle avait passé la plus grande partie de sa vie en Finlande, où les siens s’étaient liés à une famille humaine avec laquelle ils avaient coexisté en paix jusqu’à la mort de la dernière génération. Comme elle n’avait plus à s’occuper de personne, elle avait rejoint l’OIA qui, compte tenu de ses connaissances de la Terre, avait décidé de la garder ici. Delilah et moi nous éternisâmes au petit déjeuner. Pendant que je me maquillais, elle établissait une liste des choses à faire. Une touche d’ombre à paupière marron, un trait d’eyeliner noir autour de mes yeux, plusieurs couches de mascara sur mes longs cils. Enfin, j’appliquai du rouge bordeaux sur mes lèvres et battis des paupières. — Voilà qui est mieux, dis-je en m’observant dans mon miroir de poche. — Tu es en meilleure forme, ce matin, remarqua Delilah. Alors, d’après toi, qu’est-ce qu’on doit faire ? Stylo à la main, elle se tint prête à noter ce que je lui dirais. — Eh bien, il faut en apprendre plus sur Tom Lane, mais j’ai bien peur que ce soit un nom assez répandu par ici. — Tout à fait, j’ai déjà fait une recherche en t’attendant. Il y a plusieurs Tom Lane à Seattle et ses environs. Et s’il vit vraiment près de la montagne, il faut s’attendre qu’il n’ait pas le téléphone. Après avoir beurré une autre tartine, Delilah mordit dedans à pleines dents. Elle avait un bon appétit et aucun problème pour tout éliminer. — Peut-être qu’un Fae local en aurait entendu parler ou serait au courant de quelque chose ? Avec précaution, je léchai les traces de bacon sur mes doigts, en essayant de garder mon rouge à lèvres intact. — Tu penses que Tom et le sceau seraient devenus une sorte de légende urbaine ? demandai-je. — Pourquoi est-ce qu’on ne demanderait pas à Rina ? Elle habite à Seattle et, si mes souvenirs sont bons, elle était historienne en Outremonde. Delilah laissa échapper un ronronnement d’excitation. Elle semblait fière de sa proposition. — Rina ? Qui est-ce ? C’est alors que je me souvins. Quelques années auparavant, Rina – membre de la Cour et de la Couronne – avait couché avec le roi. Ce n’était pas un crime en soi. Le problème, c’était qu’elle n’avait pas demandé la permission de la reine avant, et Lethesanar n’était pas connue pour son indulgence envers les voleurs des trésors royaux – qu’il s’agisse de ses bijoux ou de son consort. Ainsi, Lethesanar avait banni Rina d’Outremonde et l’avait condamnée à rester sur Terre pour toujours. — Oh, je l’avais complètement oubliée, avouai-je. (Je me demandais ce qu’était devenue Rina depuis son départ spectaculaire – et flamboyant – de la Cour. Cet embrasement m’avait appris à n’emprunter les affaires de la famille royale sous aucun prétexte.) Tu sais où elle est ? Delilah ouvrit son ordinateur portable et se mit à taper, à une vitesse qui me hérissa. À l’instant où on nous avait informées de notre mutation sur Terre, elle avait appris à s’en servir. Pas moi. — La voilà, j’ai un dossier sur les expatriés. Hé ! Elle habite à côté du magasin ! Elle a une boutique d’antiquités, avec son appartement au-dessus. — C’est un membre de l’OIA ? demandai-je. — Pas du tout, répondit Delilah en secouant la tête. La reine s’étranglerait si elle apprenait qu’on a donné à Rina un quelconque poste officiel. Lethesanar ne pardonne pas facilement. J’attrapai mes clés et mon sac à main. — On va lui rendre une petite visite ? Une fois qu’elle eut éteint son ordinateur, Delilah le glissa dans sa besace. — Pourquoi pas ? Après, on peut faire un tour chez Louise Jenkins pour lui parler. Quand Menolly se réveillera, ce soir, on aura rassemblé pas mal d’informations. (Elle me suivit jusqu’à la porte sans me quitter des yeux.) Comment tu te sens ce matin ? J’ai remarqué que Trillian n’est pas resté déjeuner… Il s’agissait d’une question, pas d’une affirmation. Je lui lançai un regard noir. — Écoute, ne commence pas, d’accord ? Il est resté un peu, et on a couché ensemble, c’est vrai. Après il est retourné en Outremonde. — Oh Camille ! Tu es vraiment amoureuse de lui, hein ? me demanda-t-elle, alors que nous descendions l’escalier. Nous étions trempées avant d’avoir atteint ma voiture. D’une pression de mon porte-clés, je déverrouillai les portes. Les technologies modernes n’étaient pas très éloignées de la magie, pensai-je. Il arrivait même qu’elles la surpassent. Tandis que nous nous installions et attachions nos ceintures, je secouai la tête. — Je suis amoureuse de lui, oui, mais je ne l’apprécie pas. Pas vraiment. Il est comme une drogue, Delilah : passionné, excitant… Je m’arrêtai, ne sachant pas comment terminer ma phrase. — Et il te transporte là où personne ne peut le faire, finit-elle doucement pour moi. Je lui lançai un coup d’œil. — Oui, c’est ça. Je l’ai encore ressenti hier soir… Pour être franche, je ne sais pas si je veux abandonner tout ça. Sur la route qui menait au centre-ville de Belles-Faire, Delilah semblait chercher ses mots. Au bout d’un moment, elle prit la parole : — Peut-être que ce n’est pas si mal d’être dépendant de quelqu’un. Il te rend heureuse, Camille. Je me souviens quand vous étiez ensemble. Je ne l’apprécie pas, mais si tu l’aimes, je te soutiendrai, tu le sais. Comme les gouttes s’écrasaient sur le pare-brise, j’augmentai la vitesse des essuie-glaces. La route qui menait de notre maison au centre de Belles-Faire traversait tous les quartiers les uns après les autres. De vieilles maisons se dissimulaient derrière des allées bordées de cèdres, majestueuses mais usées par le temps, une apparence qui témoignait d’une pauvreté digne, d’héritages écoulés, de familles avec cinq ou six enfants qui essayaient d’économiser quelques sous en s’éloignant de Seattle. — Trillian est un Svartan. Il finira par me quitter et vous devrez me ramasser à la petite cuiller. Ce n’est pas dans sa nature de s’éterniser. Je gardai les yeux sur la route. Les animaux sauvages abondaient par ici. Il n’était pas rare de voir un chien – ou même un coyote – traverser. Delilah fronça les sourcils. — Ce n’est pas dans notre nature d’être monogames non plus. Nous sommes à moitié Fae, après tout. — Je n’ai pas parlé de monogamie, rétorquai-je. Ce que je ne peux pas supporter, c’est la pensée qu’il puisse me quitter alors que je lui ai donné mon cœur. Nous sommes aussi à moitié humaines, je te le rappelle. — Tu ressembles plus à Père qu’à Mère. Tournant sur Aurora Boulevard qui nous mènerait à Seattle, je souris jusqu’aux oreilles. — Malheureusement, Père semble m’avoir transmis davantage que son apparence. Je traverserais les flammes, pour un homme capable de me faire vibrer. J’aime le sexe, et le sexe avec Trillian est encore meilleur que n’importe quelle drogue que j’aie jamais testée. — Comme si tu en avais essayé beaucoup… Tu t’arrangeais toujours pour rater cette partie de l’entraînement, quand on était enfants, dit Delilah. (Elle fronça les sourcils et sa bouche se tordit en une moue adorable.) Tu sais, pour être franche, je ne pense pas être intéressée par les hommes. Ou les femmes. Je ne sais pas ce que je ferais d’un mec si j’en avais un. Pourtant, je suis curieuse. J’aimerais faire l’amour au moins une fois… pour voir pourquoi on en fait tout un plat. Surprise, je lui jetai un regard furtif. Jusqu’à présent, j’étais certaine que Delilah avait eu son lot d’aventures, mais qu’elle n’aimait pas en parler ; c’était pour ça que je ne lui avais pas posé de questions. — Tu veux dire que tu es encore vierge ? Elle rougit. — Eh bien, dans ma forme humaine, oui. Des questions plein la tête, je clignai des yeux. Même si je n’avais été avec aucun homme depuis Trillian, je n’avais pas manqué d’idées pour me satisfaire autrement. Pourtant, c’était loin d’être suffisant. D’accord, ça apaisait la tension. Mais, dans mes livres, il n’y avait rien qui pouvait remplacer un homme en chair et en os. — Tu n’en as jamais envie ? Delilah sourit. — Je n’ai pas dit que j’étais frigide. C’est juste que le faire avec quelqu’un d’autre me paraît tellement contraignant… (Elle me lança un regard de travers.) Dis-moi, comment c’est avec Trillian ? Qu’est-ce qu’il fait pour te rendre folle ? C’était la première fois que quelqu’un me demandait – sans me juger – ce qui m’attirait chez Trillian. Curieuse de ce qu’elle en penserait, je jetai ma réticence par la fenêtre et commençai à lui parler de mon amant svartan. Chapitre 6 Nous nous arrêtâmes d’abord au magasin de Rina. Au premier abord, Bella Gata semblait être situé dans un quartier malfamé de la ville, mais, malgré leurs devantures ternes, les boutiques alentour vendaient des produits assez coûteux. D’un côté se trouvait un restaurant – un escalier sombre menait à un grill en sous-sol –, et de l’autre un magasin de meubles en cuir. Dans la vitrine, je repérai une très jolie ottomane bordeaux faite main. Toutefois, un seul coup d’œil au prix étiqueté me fit passer l’envie de l’acheter. Même si nous avions encore des économies, un repose-pieds à sept cents dollars ne faisait pas vraiment partie de nos priorités. Quant à notre salaire de l’OIA, il ne nous servait à rien sur Terre. Même si je préférais Thomasville, nous aurions à nous contenter d’Ikea pour le moment. Bella Gata était ouvert. A part un ou deux clients matinaux qui regardaient le chintz et la porcelaine, la boutique était vide. Tandis que je m’approchai du comptoir, Delilah derrière moi, j’aperçus une femme. Pendant un instant, je crus qu’il s’agissait d’une humaine, jusqu’à ce que je sente le glamour qu’elle utilisait pour passer inaperçue. Elle essayait sûrement d’éviter les allumés qui aimaient nous sauter dessus, mais je ne pouvais m’empêcher de penser que ses affaires tripleraient si elle dévoilait sa vraie nature. Un bon sens des affaires ne faisait pas de vous un croque-mitaine. Pour tout vous dire, je l’avais déjà rencontré, le croque-mitaine : rien à voir avec Bill Gates. Je me penchai sur le comptoir. — Nous cherchons Rina, lui dis-je sans ciller. Comme elle tressaillit, je sus que nous l’avions trouvée. — Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle, visiblement inquiète. — Des renseignements. Nous sommes de l’OIA. A ces mots, son apparence changea et elle dévoila sa vraie beauté. A mesure que ses cheveux blondissaient et que ses yeux s’assombrissaient et s’illuminaient, je compris pourquoi la reine l’avait bannie. Rina était l’une des plus belles femmes que j’aie jamais vues. Il était facile d’imaginer qu’elle représentait une menace pour l’ego royal. — C’est Lethesanar qui vous envoie ? Ses épaules étaient crispées comme si elle se préparait à combattre. Je ricanai. — Vous croyez vraiment que la reine s’adresserait à nous ? Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous sommes à moitié humaines. Calmez-vous, nous ne vous voulons aucun mal. Nous nous sommes simplement souvenues que vous étiez historienne, en Outremonde. Nous voudrions savoir si vous connaissez une légende en particulier. Je suis Camille D’Artigo, ajoutai-je, en m’inclinant. Et voici ma sœur, Delilah. Rina cligna des yeux. — Maintenant que vous le dites, vous n’êtes pas des sang-purs, n’est-ce pas ? Je me souviens maintenant : on parlait beaucoup de vos sœurs et vous à la Cour. Certains voulaient vous envoyer sur les terres des gobelins. Apparemment, ils ont trouvé une autre solution. Sa voix contenait cette pointe d’hostilité ancestrale à laquelle nous avions eu affaire depuis l’enfance. Rina n’appréciait donc pas les métisses… Les jeux plissés, je me penchai sur le comptoir. — Écoutez, « l’amie ». Nos origines n’ont rien à voir avec la discussion. Nous travaillons pour l’OIA, que vous faut-il de plus ? Expatriée ou non, vous devez allégeance à la Cour et à la Couronne. Nous avons appris des nouvelles potentiellement dangereuses pour la Terre et Outremonde. Vous nous aidez de votre propre gré ou j’appelle le QG ? Je bluffais, mais elle n’avait pas besoin de le savoir. Elle s’arrêta. Je devinai qu’elle réfléchissait aux solutions qui s’offraient à elle. Pour être franche, elle n’avait aucune raison d’aimer la reine, ni d’aider l’OIA. Toutefois, si je la poussais un peu, elle finirait peut-être par parler. — Qu’est-ce que vous voulez savoir ? demanda-t-elle enfin. — Est-ce que vous savez quelque chose sur Tom Lane, un homme qui aurait en sa possession un sceau spirituel. Nous savons qu’il est en vie et qu’il habite près du mont Rainier. Nous devons à tout prix le retrouver. Rina jeta un coup d’œil aux quelques clients qui parcouraient les rayons. — Allez m’attendre dans mon bureau. Je vous rejoins dans un instant, dit-elle en indiquant une porte dans le couloir derrière le comptoir. Suivie de Delilah, je l’empruntai et entrai dans la pièce. Elle était peu meublée, avec une causeuse ornementée contre un mur, une bibliothèque, un grand bureau en noyer et un fauteuil en cuir. Je m’installai sur la causeuse en regardant Delilah. Un début de migraine commençait à me gagner, et j’avais la vague impression que ce n’était pas seulement dû au manque de sommeil. Quelque chose ne tournait pas rond. — Tu n’as pas une impression étrange ? demandai-je. — Étrange comment ? — Oh, l’énergie… l’odeur… il y a quelque chose qui cloche. Mais je ne sais pas quoi. Delilah s’arrêta pour renifler l’air. Elle ferma les yeux un instant, puis pencha la tête sur le côté. Ses épaules se tendirent alors et elle se précipita vers la porte, malmenant la poignée. — On est enfermées, murmura-t-elle. Qu’est-ce qui se passe ? — Aucune idée, et je n’aime pas ça du tout. Dans l’espoir de trouver une réponse, j’ouvris mon esprit. Inspirant profondément, je laissai le souffle envahir mes poumons, mais le bruit de verre brisé m’interrompit. Depuis l’entrée du magasin, un cri étouffé nous parvint. — C’est Rina ! (Je sautai de mon siège et cherchai désespérément quelque chose pour ouvrir la porte.) Il faut qu’on sorte d’ici ! Delilah me fit signe de reculer. Pendant un moment, elle contempla la porte et calcula sa trajectoire, avant de s’élancer. Le talon de ses bottines compensées frappa la poignée pile sous le bon angle. Elle s’écarta tandis que le chambranle de la porte partait en morceaux. En Outremonde, Delilah avait appris auprès du meilleur : un maître d’arts martiaux l’avait entraînée pendant des années. Aujourd’hui, ma sœur avait l’équivalent d’une ceinture noire de kung-fu. Nous nous précipitâmes alors vers le magasin. Rina était affalée sur le comptoir, morte. Des taches de sang maculaient le sol jusqu’au centre de la pièce où elles s’arrêtaient brusquement. Je reniflai. L’odeur métallique emplissait l’air. En plus de l’ozone. Quelqu’un avait utilisé un paquet de magie dans les quelques dernières minutes. Baissant les yeux, je découvris une plume marron et jaune à côté de mes pieds. Quand je me baissai pour la ramasser, Delilah feula et recula. — Un démon. Elle appartient à un démon, dit-elle. Je le sens d’ici. — C’est cette satanée harpie. (Je retournai la plume dans ma main. Elle était grasse, sale et tout autre qualifiant désagréable.) Si on met la main sur cette salope, on lui crachera dessus et on la fera rôtir sur les cendres de l’Ombre Ailée. — Tu penses qu’elle voulait les mêmes renseignements que nous ? — Je ne sais pas, j’appelle Chase. On doit lui faire un rapport et je crois qu’on ferait mieux de lui demander d’amener une parle-aux-morts. Avec un soupir, je sortis mon téléphone et appuyai sur le 7 pour composer le numéro enregistré. Pendant que nous l’attendions, j’inspectai le corps de Rina de plus près. Quelques instants auparavant, elle était une femme magnifique, capable de tourner la tête à un roi. Désormais, il ne restait pas grand-chose que l’on puisse qualifier de tel. Le sang par terre provenait de multiples lacérations sur son corps et son visage. Je détournai les yeux de son ventre éviscéré qui ne laissait rien à l’imagination. Ce n’était pas parce que j’étais habituée à la vue du sang et des entrailles que j’aimais ça. Évitant de regarder Rina, Delilah me rejoignit. Nous savions qu’il ne fallait pas couvrir le corps. Il faudrait chercher des indices. De plus, si nous employions une parle-aux-morts, nous aurions besoin de laisser le moins d’empreintes énergétiques possible. — Tu crois que Luc le Terrible était avec elle ? me demanda-t-elle. Je secouai la tête. — Je n’en ai pas l’impression. Ça sent la poule… En réalité, le vrai nom de Luc le Terrible faisait vingt-huit lettres de long et était presque imprononçable. Père nous l’avait donné, mais Lucianopoloneelisunekonekari était vraiment impossible à dire, alors il l’avait raccourci à Luc. « Le Terrible » était venu s’ajouter à cause de sa réputation bien méritée. — Non, c’est l’œuvre de la harpie. (J’observai la plume.) C’est la bonne couleur et les traces sur Rina… ont sans doute été faites par des serres. Delilah grimaça. — Ces sales créatures ! Comment est-ce qu’elles ont pu traverser les portails ? Jocko avait un garde sérieux en poste. — Ça rejoint le soupçon de Chase sur l’existence d’un complice, dis-je au moment où la porte de la boutique s’ouvrait. Quand on parle du loup… Chase jeta un coup d’œil à l’intérieur. Je lui fis signe de nous rejoindre. L’air peiné, il s’approcha prudemment du corps de Rina. Parfois j’oubliais que les HSP avaient un estomac plus fragile que le mien. — Mon Dieu, qu’est-ce qui s’est passé ici ? (Il sortit son carnet de notes en secouant la tête.) Elle a l’air de sortir tout droit d’un film d’horreur. — Harpie. Mais il faudra le faire vérifier par un nécromancien. Une parle-aux-morts, pour être précise. (Je lui tendis la plume.) Ceci appartient au meurtrier, je présume. Avec précaution, il me la prit des mains avant de reporter son attention sur moi. — Où étiez-vous ? Je grimaçai. — On était enfermées dans l’arrière-boutique. On attendait que Rina vienne nous parler lorsque quelqu’un a fermé la porte à clé. — Vous vous êtes laissé enfermer ? Et vous vous appelez des agents ? Il réprima un ricanement. — Ferme-la ! D’après toi, pourquoi est-ce qu’on nous a envoyées ici ? Quoi qu’il en soit, un peu de respect ! Cette pauvre femme vient de mourir dans d’atroces souffrances. (Avec un soupir, je me grattai derrière l’oreille. Mes boucles d’oreilles étaient censées être en argent mais j’avais l’impression que c’était du plaqué.) On était sur le point de lui poser quelques questions… Maintenant, c’est foutu. Les harpies viennent des Royaumes Souterrains, Chase. Ce sont des démons. Je reculai pour lui laisser de la place. — Merde, jura-t-il. Alors tu avais raison, un démon a vraiment réussi à passer. Ce n’est pas cette Ombre Ailée dont tu parlais, pas vrai ? Je secouai la tête. — Non. À côté de l’Ombre Ailée, cette harpie est un jouet pour gosse. À l’heure actuelle, on sait que trois démons se promènent dans la nature terrienne. Des éclaireurs. Tu as raison, ils ont sûrement un complice qui les a aidés à traverser les portails. Quelqu’un qui sait comment ouvrir les portes des enfers. Peut-être un démon infiltré ou un Fae qui travaille avec eux. Dans tous les cas, ce n’est pas une bonne nouvelle… — En parlant de nouvelles, m’interrompit Chase en sortant son téléphone portable. Le QG m’a contacté aujourd’hui. Menolly va prendre en charge le bar, il sera mis à son nom. Pour les terriens, elle est la nouvelle propriétaire du Voyageur. — Eh bien voilà qui change. Ça ne veut pas dire que ce soit une bonne chose. Menolly va devenir une des principales cibles. Tu dis que c’est une idée du QG ? — J’ai trouvé l’ordre sur mon bureau ce matin. Oh, et il y a autre chose que vous voudrez sûrement savoir. La presse a été avertie du meurtre de Jocko. Les chiens de garde vont se manifester. — Est-ce qu’ils passent devant Le Croissant Indigo ? demandai-je. Il hocha la tête. — Devant tous les commerces tenus par des Fae. Peu importe que vous soyez à moitié humaines, ils vous considèrent quand même comme une menace. La police va essayer de les calmer, mais avec cette putain de liberté d’expression et tout ça… Je fronçai les sourcils. Parfois, des muselières ne seraient pas du luxe pour faire taire les groupes réactionnaires les plus bruyants. Les chiens de garde étaient persuadés que nous précipitions les gens dans les bras du diable. Lorsque l’Ombre Ailée et ses troupes débarqueraient pour tout anéantir sur leur passage, ils changeraient de disque. À ce moment-là, ils se mettraient à plat ventre pour nous supplier de les aider. Composant un numéro sur son portable, Chase se leva. — Tu dis qu’on a besoin d’une parle-aux-morts ? murmura-t-il. Je hochai la tête. — Assure-toi qu’elle soit aussi nécromancienne, sinon on pourrait avoir affaire à quelqu’un qui n’est pas qualifié. Nous avons besoin d’elle ici avant que quiconque touche le corps. Dans les minutes qui suivirent, il avait demandé la parle-aux-morts et l’unité créée spécialement pour s’occuper des affaires concernant l’OIA. La Cour et la Couronne avaient donné des consignes très précises quant au maniement des corps outremondiens. Certains rites ne pouvaient être accomplis si le corps n’avait pas été traité de manière appropriée. Même si Rina était persona non grata en Outremonde, maintenant qu’elle était morte, l’exil serait levé et elle pourrait passer l’éternité dans les bras de ses ancêtres. Quelle bande d’hypocrites, pensai-je en secouant la tête. En attendant, avec l’aide de Delilah, j’informai Chase des origines de Rina et de la raison pour laquelle elle était venue s’installer à Seattle. — Je croyais que la monogamie n’était pas monnaie courante chez vous ? s’étonna Chase. Je ricanai. — La monogamie n’a rien à voir là-dedans. Elle a manqué de respect à la reine : offense à un souverain. Si elle avait demandé la permission de coucher avec le roi, Lethesanar aurait probablement accepté. Pour faire simple, Rina a volé la Couronne. Chase parut plus perplexe que jamais. — Mais le roi a accepté. Il ne représente pas la Couronne lui aussi ? J’eus presque envie de lui donner une tape compatissante. — Oui, ça peut prêter à confusion. Tu dois le voir comme ça : le roi appartient à la reine. Même s’il est l’un de nos souverains, il ne lève pas le petit doigt sans la permission de Lethesanar. Chase toussa. — Votre société ne privilégie pas vraiment les hommes, hein ? — Non, pas trop. Le pouvoir se transmet de mère en fille. La reine choisit son consort parmi ses cousins – il doit toujours y avoir un lien de sang – et aucun enfant né en dehors du lit conjugal ne peut prétendre au trône. — Euh… Et si la reine n’a pas de fille ? — Dans ce cas, sa sœur ou la fille de sa sœur prend sa succession. Toutes les femmes de la famille proche du couple royal sont incitées à faire des enfants. Au moins deux, ou trois si l’un d’eux est un garçon. Le roi a du pouvoir, mais la reine est souveraine. Puisqu’elle le choisit, son mari est son sujet et donc son extension. En se tapant le roi sans la permission de la reine, Rina a – en théorie – violé celle-ci. Alors que je terminais mon explication, la porte s’ouvrit dans un grand fracas. L’équipe médicale de l’OIA fit irruption, suivie de ses collègues terriens. Une personne de petite taille enveloppée dans un long voile noir les précédait, glissant sur le sol comme si elle flottait. Une lueur indigo émanait de l’étoffe qui recouvrait son corps et son visage, dissimulés derrière une multitude de couches de tissu. Je fis un pas en arrière. Les parle-aux-morts me rendaient nerveuse, pas parce qu’elles parlaient avec les morts mais parce qu’elles étaient des fées sombres et malformées qui vivaient dans les profondeurs de la Terre. Bannies de la cité d’Y’Elestrial, sauf si on les appelait, leur race ne portait aucun nom connu et personne n’avait jamais vu leurs visages. Les hommes restaient cachés dans les villes souterraines et seules leurs femmes devenaient des parle-aux-morts. Même si la majorité respectait les règles, certaines étaient devenues hors la loi et considérées comme sauvages et dangereuses. La parle-aux-morts s’agenouilla près de Rina. — Est-ce que quelqu’un l’a touchée depuis qu’elle est morte ? Depuis les replis de son vêtement, sa voix sonnait creux. Elle était presque caverneuse. Après avoir pris une grande inspiration, je me mis à genoux à côté d’elle, prenant bien soin de ne pas la toucher ne serait-ce qu’avec mon aura. Des légendes couraient sur des explosions dévastatrices qui s’étaient produites lorsque les énergies d’une fée et d’une parle-aux-morts étaient entrées en contact… et je n’avais pas l’intention de vérifier leur véracité. — J’ai cherché son pouls pour m’assurer qu’elle n’était pas encore vivante. Sinon, je crois que le meurtrier est le dernier à l’avoir touchée. (Je lui montrai la plume.) J’ai trouvé ceci sur le sol près d’elle. Je l’ai ramassé sans réfléchir. Le capuchon se tourna vers moi, et pendant un instant je crus apercevoir deux yeux d’acier me jauger, froids et brillants. — Harpie. Ce fut le seul mot qu’elle prononça mais c’était suffisant pour confirmer mon hypothèse. Au fil des années, j’avais vu plusieurs parle-aux-morts travailler. Leur passion figée et leur dévouement me déroutaient et me fascinaient à la fois. En revanche, Delilah observait la scène de derrière Chase. Elle semblait nerveuse ; quant à lui, il paniquait complètement. Heureusement pour nous, il avait assez de professionnalisme pour savoir quand ne pas l’ouvrir. La silhouette voilée se pencha sur le corps de Rina et pressa doucement son visage contre celui ensanglanté de la fée. Lèvres contre lèvres, la parle-aux-morts lui donna un profond baiser, aspirant ce qu’il restait de l’âme dans son corps. Je connaissais le topo. Lèvres contre lèvres, bouche contre bouche Voici venir l’orateur voilé Pour aspirer l’esprit, clamer sa parole Que les secrets des morts soient révélés Les vers résonnaient dans mon esprit ; une chansonnette fredonnée par les enfants pour éloigner les mauvais esprits. Mais c’était de la rigolade comparé à ces créatures – quelles qu’elles soient. Au moins, les mauvais esprits ne demandaient pas à être payés en chair. Rina reposerait auprès de ses ancêtres, sans son cœur. Nous attendions en silence. La parle-aux-morts était penchée au-dessus du corps. L’air s’alourdissait. Je jetai un regard à Chase. Il avait l’air d’être sur le point de s’évanouir. Sans un mot, Delilah – qui s’en était visiblement aperçue – lui prit la main. Surpris, il la dévisagea mais accepta le contact qui, même si je pouvais encore l’entendre ravaler son petit déjeuner, lui permit de redresser les épaules. Comme l’odeur de sa peur se mélangeait à celle du sang, j’étais rassurée que Menolly ne soit pas avec nous ; elle était encore jeune sur la scène vampirique, et la moindre coupure rendait un novice assoiffé. Au bout d’un moment, la parle-aux-morts se releva, aussi silencieuse qu’avant. J’avançai. L’heure était venue de vérifier si l’on avait atteint notre cible. — Rina ? Tu m’entends ? Avec une voix qui appartenait à Rina, sans être tout à fait la sienne, la parle-aux-morts murmura un léger : — Oui. Nous ne disposions que de quelques minutes avant que l’âme s’envole, juste assez pour une ou deux questions, après quoi, ce serait terminé. Dans certains cas, les parle-aux-morts n’étaient même pas capables de la retenir aussi longtemps. — Qui t’a tuée ? Une pause, puis un nouveau murmure : — Une harpie. — Est-ce que tu sais pourquoi ? J’observai le petit corps voilé se débattre pour conserver l’âme en lui. — Non. Génial. Bref, mais charmant. Les morts n’étaient pas toujours très bavards, ce qui était compréhensible. Il fallait trouver les bonnes questions. Je réfléchis aussi vite que je le pouvais. Nous avions encore une chance ou peut-être même deux. Qu’est-ce que je pouvais lui demander qui nous serait utile ? J’eus alors une illumination. Si poser davantage de questions sur la mort de Rina serait une perte de temps, peut-être, peut-être seulement, pouvais-je en apprendre un peu plus sur ce qui nous avait amenés ici. — Où se trouve Tom Lane ? Déstabilisée par la question, la parle-aux-morts trembla. Toutefois, elle réussit à garder le contrôle et à me dire : — Il est fou comme un lièvre, fou comme un chapelier. Rends-toi dans les bois, mais reste aux aguets. La tanière du dragon, il te faudra traverser, pour trouver les anciens qui protègent des tempêtes. Le corps de Rina convulsa. — Oh merde ! s’exclama Chase. C’est quoi, ce bordel ? Tandis que la parle-aux-morts tombait en arrière contre l’un des agents de l’OIA, Delilah enfonça ses ongles dans le bras de l’inspecteur. Je rejoignis mes compagnons. — Du calme, ça signifie seulement que le lien a été coupé. L’âme de Rina a traversé le voile. Lorsque le regard de Chase se posa sur le corps immobile, je crus voir le coin de ses yeux scintiller. — Ça va ? lui demandai-je. Il prit une grande inspiration avant de hocher la tête. — Ouais. C’est juste que… j’ai tellement l’habitude de voir des cadavres que, parfois, j’oublie que ce sont des êtres humains. Alors entendre sa voix sortir de cette… chose… voir le corps convulser… Je n’ai jamais vraiment réfléchi à ce qu’il y avait après la mort. Il ne savait pas quoi penser, peut-être même qu’il avait un peu peur. Je lui fis un sourire. — N’y pense pas trop. Nous croyons que l’âme poursuit son chemin. Rina est encore en vie, elle n’a simplement plus de corps. Elle est retournée auprès de ses ancêtres. Pendant qu’ils nettoyaient, les membres de l’équipe de l’OIA prenaient des notes. Chase jeta un coup d’œil à la parle-aux-morts et frissonna. — Comment est-ce qu’il faut la payer ? demanda-t-il. Voilà qui promettait d’être drôle. — C’est la première fois que tu travailles avec l’une d’elles, pas vrai ? — Oui, et je ne veux plus jamais avoir à le faire, même si j’ai le sentiment que ce souhait ne sera pas entendu… Prenant appui contre une table, je baissai les yeux vers mes chaussures. Elles étaient un peu usées. Je devais penser à en acheter une nouvelle paire. Chase se racla la gorge, ce qui me fit cligner des yeux. Je reportai mon attention sur nos problèmes. Mais comment étais-je censée le lui dire sans qu’il nous fasse un caprice ? Parfois, mieux vaut être direct. Je haussai les épaules. — Elle va prendre son cœur. Les infirmiers se chargeront de le lui donner. Les parle-aux-morts assimilent une partie de tous ceux avec qui ils parlent. C’est une sorte de communion. — Oh mon Dieu, j’aurais mieux fait de ne pas demander. Tandis qu’il grimaçait, je le fis se retourner pour qu’elle ne voie pas son visage. — Ne fais pas ça, murmurai-je. Son travail est sacré. Elle est aussi vénérée qu’évitée. Les parle-aux-morts ne parlent que pour faire des affaires. Nous ne sommes même pas sûrs de savoir à quelle espèce elles appartiennent ou ce qui leur donne leur pouvoir. Il s’agit d’une qualité innée chez leurs femmes, qui n’a jamais été décelée chez les Sidhes. Ne fais rien qui pourrait la vexer. C’est une gardienne des morts. Il faut l’honorer, pas la mépriser. Il cilla. — Ne me tue pas tout de suite ! Au moins, ta sœur comprend pourquoi j’ai aussi… — Peur ? — Raté. Je n’ai peur de rien. Chase me jeta un regard plein de suffisance, mais la lueur que j’y vis signifiait que son esprit était aussi concentré sur notre mission que sur mes seins. — T’es un putain de menteur, Johnson. Et regarde-moi dans les yeux quand je te parle ! En grognant, je croisai les bras et regardai par la fenêtre. Pendant qu’ils préparaient Rina pour la rapatrier en Outremonde, Delilah discutait avec les infirmiers. Après s’être éclairci la voix, Chase se pencha pour me murmurer à l’oreille : — Tu es si jolie que je ne peux pas m’en empêcher. Allez, Camille, admets-le. Tu me désires autant que moi. Avec un sourire innocent et tellement charmant, je me retournai avant qu’il ait eu le temps de réagir. J’avais appris avec les meilleurs. J’attrapai ses bijoux de famille d’une poigne ferme, sans faire trop de dommages. Lorsqu’il gémit de douleur, je le lâchai. — Continue comme ça et c’est à mon genou que tu goûteras, sale pervers ! Tandis qu’il cherchait désespérément une chaise, je m’avançai le sourire aux lèvres pour assister aux préparations du corps de Rina. Quand je revins vers lui, Chase m’assassinait du regard mais il n’avait plus l’air d’avoir mal. — Alors, commençai-je tout naturellement, tu es prêt à pister la harpie ? Elle est aussi dangereuse pour les humains que pour les Sidhes. J’avais l’impression qu’il bouillait de rage, pourtant, il me surprit. — Camille, je dois admettre que tu as plus de cran que tous les gens que je connais. Personne n’aurait eu le courage de me faire ça, et je suppose que je l’avais mérité. (Il soupira.) Je devrais m’excuser… — Oui, tu devrais, le coupai-je en souriant. Ça va ? — Ouais, je vais bien. Par contre, il faut que tu me montres comment tu fais ça. Mes officiers en auraient bien besoin. Sourcil relevé, je haussai les épaules. — Si tu veux apprendre comment attraper des couilles, pas de souci, mais on ferait mieux de revenir à nos problèmes. Je le menai vers le fond où j’avais commencé à fouiller le bureau de Rina, dans l’espoir de découvrir pourquoi la harpie s’en était prise à elle. Chase observa les objets que j’avais retirés du tiroir. — C’est comment, une harpie, exactement ? Elles ressemblent à celles de la mythologie grecque ? (Il sortit un paquet de petits sacs en papiers.) On devrait vérifier s’il y a des empreintes digitales. — Euh, Chase, les harpies n’ont pas d’empreintes digitales. Elles ne sont pas faites comme les humains et les fées. — Elles ont des doigts, au moins ? — Ouais, et, si j’arrive à mettre la main sur l’un d’entre eux, je l’apporte à Grand-mère Coyote. (Je l’interrompis avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit.) Ne me pose pas de questions. Je t’expliquerai plus tard. Quoi qu’il en soit, les harpies sont des démons. Tu dirais d’un tueur ou d’un voyou qu’il est mauvais ou immoral, mais c’est bien en dessous de ce dont sont capables ces créatures. J’attrapai un carnet de notes. Des adresses. Voilà qui pourrait se révéler utile. Je le parcourus, au cas où je tomberais sur des noms familiers, puis le tendis à Chase qui le glissa dans un sac en papier. — Y a-t-il une chance qu’elle travaille avec des humains ? — C’est possible, mais en général les humains qui s’associent avec des démons ne vivent pas assez longtemps pour qu’on s’en préoccupe. Ils ont trop lu de contes de fées. Ils croient qu’en échange de leur âme, le diable leur donnera tout ce qu’ils désirent. Ils ne se rendent pas compte que ces règles n’existent que dans leur monde. Les démons utilisent les autres à leur avantage et, quand ils en ont fini avec eux, ils se débarrassent des restes, c’est aussi simple que ça. Je m’interrompis, pensant soudain qu’il fallait mettre Chase au courant pour l’Ombre Ailée et son but. — Chase, on sait ce que les démons recherchent et pourquoi. Il fit volte-face. — Quoi ? — Si on allait boire un café ? Je te dirai tout ce qu’on a appris hier soir. Toutefois, je ne comptais pas lui dire que j’avais couché avec Trillian. Mieux valait taire certaines choses. Chapitre 7 Pendant que j’informerais Chase, Delilah irait voir Louise. Tandis qu’elle se dirigeait vers le magasin pour emprunter la voiture d’Iris, Chase et moi décidâmes de nous retrouver au Starbucks. Lorsque nous rentrerions en Outremonde, la seule chose que je redouterais serait de devoir commander mon café à travers les portails : la plante n’existait pas chez nous. Du moins, pas encore. J’eus alors une illumination. Pourquoi je n’ouvrirais pas un Starbucks à Y’Elestrial ? J’initierais les fées au frapuccino et au latte au caramel ! Avec notre période de croissance, les caféiers pousseraient très vite. Le potentiel de cette idée était hallucinant ! Après avoir contemplé le menu, je me décidai pour un très grand mocha au caramel avec un supplément de chantilly. Chase, lui, commanda un café noir. Tandis que nous nous asseyions devant une table dans un coin, il me jeta un regard penaud. — Écoute, merci de m’avoir empêché de me ridiculiser, aujourd’hui. J’ai failli m’évanouir quand ce truc a commencé à… embrasser… le corps. Il tritura un sachet de sucre avant de le déchirer pour en verser dans son café. — Ce truc, comme tu dis, est une fée hautement respectée en Outremonde, expliquai-je après un moment. Tu étais tellement transparent que même Delilah s’en est aperçue. Sinon pourquoi penses-tu qu’elle t’a tenu la main. Je pris une grande gorgée de mon mocha, frissonnant lorsque le chocolat chaud coula dans ma gorge. Avec un soupir, je levai les yeux vers Chase. — Écoute, mec, le problème c’est que tu considères encore Outremonde avec des lunettes roses. Elfes, licornes, princesses féeriques et tout le tralala. C’est vrai, les elfes et les licornes existent, et nous avons aussi des rois et des reines, mais tu oublies les vampires, les garous et les créatures qui se nourrissent de la chair de leurs victimes. C’est un monde tout en nuances de gris, Chase, comme la plupart de ceux qui y sont nés. Alors arrête de nous comparer à la fausse image que tu as des fées. Tu dormiras beaucoup mieux. — Ou le contraire, marmonna-t-il. Tu es à moitié humaine, mais tu ne penses pas du tout comme nous, pas vrai ? Quand je t’ai rencontrée pour la première fois, j’ai cru que je te comprendrais mieux que les autres agents de l’OIA… Maintenant, je me demande si le mélange humain et Sidhe ne te rend pas encore plus bizarre qu’un Sidhe au sang pur… En observant la pluie incessante tomber dans la rue à travers la fenêtre, je me laissai aller en arrière. — Pourquoi ? Parce que je refuse de coucher avec toi ? Sans tenir compte de ma question, il continua : — Tu crois vraiment que tout se rapporte à ça ? Je suppose que je t’ai donné cette impression, désolé. C’est vrai, je veux te baiser ; tu es sexy et je ne suis pas insensible à ton charme féerique. Au moins, je suis honnête. En revanche, ça n’a rien à voir avec ce que j’ai dit. (Il changea de position et plissa les yeux.) Je te donne un exemple. Lorsque la parle-aux-morts a fait son affaire, tu n’as même pas cillé. Pour toi, c’était tout à fait normal. Je commence à croire que je suis dans la merde jusqu’au cou. (Il s’arrêta un moment, puis ajouta :) J’ai même pensé à donner ma démission. Je ne sais pas si je vais tenir encore longtemps. Les chocs surviennent les uns après les autres. N’en revenant pas moi-même de ce que j’allais dire, je me penchai sur la table. — On ne peut pas se permettre de te perdre, Chase. C’est toi qui as créé la branche fées-humains du CSI. Tu es le soutien le plus important de l’OIA terrien ! Nous avons besoin de toi, et encore plus maintenant. Tu veux vraiment que ton boss prenne ta place et ruine tout ce que tu as accompli ? Cet argument fit mouche. Je savais que ça marcherait. Même si Chase s’en plaignait assez peu, Devins était un connard de première. Lors de notre rencontre, j’avais eu une furieuse envie de l’envoyer valdinguer à travers la pièce. — Merci, me dit-il d’un ton bourru. Ne t’en fais pas, je vais m’accrocher. Alors, qu’est-ce que vous avez trouvé ? Je lui parlai de l’Ombre Ailée et des sceaux spirituels. Une fois mon récit terminé, il se laissa aller contre sa chaise et se passa une main sur les yeux. On aurait dit qu’il avait pris dix ans en cinq minutes. — L’OIA nous aurait caché des informations ? Je secouai la tête. — Je ne le pense pas. Ils ne sont pas assez futés pour ça. L’OIA est lente – la bureaucratie par excellence –, et la Garde Des’Estar n’a rien à lui envier. Au fil des années, la Cour et la Couronne ont laissé les militaires à leur propre sort. La royauté est devenue paresseuse et suffisante, et les gradés de l’armée encore plus. — La plupart des agents que j’ai rencontrés semblaient qualifiés pour leur poste, me contredit Chase. — Chase, il y a une différence entre un agent et un guerrier. Les agents que je connais prennent leur travail au sérieux, mais ce ne sont pas des soldats. Et nous non plus. Pour couronner le tout, le QG nous ralentit. Mon père fait partie de la Garde. Il est témoin de l’apathie ambiante. Il était très fier de nous lorsque l’on a suivi ses traces, mais même lui admet qu’Outremonde n’est pas prêt à affronter les armées de l’Ombre Ailée, et la Terre non plus, tu peux me croire. Les démons seraient capables d’avaler vos tanks et mitraillettes sans broncher. Et ils sont des milliers, Chase, des milliers ! L’inspecteur m’observait en silence par-dessus son café. Au bout d’un moment, il reprit la parole : — Qu’est-ce qu’on peut faire ? Si tout ce que tu dis est vrai, alors nos deux mondes sont en danger. Les sourcils froncés, je réfléchis à tout ce que Trillian m’avait dit. — Attends, ce n’est pas le pire. Si nos sources sont sûres, l’OIA ne sera peut-être bientôt plus capable de nous aider. Quelque chose se trame là-bas, et j’aimerais bien savoir quoi. (Mon ventre gargouilla. Le petit déjeuner me parut soudain très lointain.) Je reviens tout de suite. Après avoir attrapé mon sac, je réfléchis à ce que je voulais manger. Un sandwich au thon et du caramel à la menthe me semblait un bon choix. À la caisse, deux quinquagénaires m’observaient avec les yeux écarquillés et la mâchoire tombante de surprise. Je leur souris d’un air absent avant de revenir à notre table. Alors que je m’asseyais, Chase secoua la tête. — Quoi ? Tu n’aimes pas le thon ? — Delilah et toi mangez comme des affamées. Ils ne vous nourrissent pas, en Outremonde ? Il me fit un clin d’œil et je me rendis compte qu’il me taquinait. — Notre métabolisme est différent du vôtre, nous avons besoin de plus de nourriture, l’informai-je en engloutissant un morceau de mon sandwich. Je roulai les yeux de délice. Le thon était aussi bon que le naori, un poisson de chez nous, mais le mercure m’inquiétait un peu. Heureusement, nos guérisseurs pouvaient l’extraire de notre sang, ce qui me rassurait légèrement. — Des tas de femmes adoreraient être à ta place. — Si elles faisaient plus d’exercices et arrêtaient de se prendre la tête, elles iraient beaucoup mieux. Je ne comprends vraiment pas pourquoi les HSP veulent tous se ressembler. Il y a des fées de toutes les formes, toutes les tailles et toutes les couleurs. Pour nous, la beauté transcende l’apparence. Je n’arrive pas à croire le nombre de terriennes qui ne sont pas heureuses. C’est triste. Je pris une nouvelle bouchée de mon sandwich, suivie d’une gorgée de mocha pour la faire passer. Chase haussa les épaules. — Nous avons notre lot de problèmes, c’est sûr, mais je doute que ça soit typiquement terrien. Enfin, revenons à nos moutons, dis-m’en plus sur ces démons. Quelle est leur place en Outremonde et à quoi est-ce qu’ils ressemblent ? Je clignai des yeux. Même si je ne m’attendais pas à faire un cours de démonologie, ça tombait sous le sens. Chase était de notre côté et il avait le droit de savoir à quoi il allait se mesurer. Même s’il risquait de détaler en l’apprenant… Je m’éclaircis la voix et je commençai : — OK, d’abord, il faut que tu saches qu’il existe trois catégories de démons qui comptent chacune de nombreuses espèces différentes. D’abord, tu as les démons supérieurs. L’Ombre Ailée en fait partie. Ce sont les plus mauvais. En tuer un dépasse toutes nos espérances. En tout cas, c’est impossible sans l’aide de sorciers et d’enchanteresses. Ensuite, il y a les démons simples dont font partie ceux que nous pourchassons : des créatures comme la harpie et Luc le Terrible. Ils vivent tous dans les Royaumes Souterrains, où ils sont nés. La troisième catégorie est celle des démons mineurs ; certains ne sont même pas si maléfiques. Il s’agit des diablotins et des vampires. Ils ne vivent pas tous dans les royaumes souterrains. — Si je comprends bien, en tant que vampire, ta sœur est un démon ? demanda Chase en regardant nerveusement par-dessus son épaule. Je ris. — Ne t’en fais pas, elle ne peut pas t’entendre et je n’irai pas le lui répéter. Oui, techniquement, maintenant, Menolly appartient à la classe des démons. Pourtant, comme je te l’ai déjà dit, les définitions peuvent être trompeuses. Les démons mineurs ne sont pas tous mauvais. Certains sont à peine malveillants. De même, tous les humains et toutes les fées ne sont pas bons. La dernière chose dont j’avais besoin, c’était d’attiser la peur que Chase éprouvait envers ma sœur. Pourtant, il me surprit. — Menolly me terrifie, mais je ne pense pas qu’elle soit mauvaise. Je le gratifiai d’un sourire reconnaissant. — Merci. Tu n’as vraiment pas à t’en faire. Inquiète-toi plutôt des démons supérieurs et simples. Pour tout te dire, la majorité des démons sont plus forts que les humains et ont accès à une grande réserve de magie destructrice. Ils sont beaucoup plus dangereux que ce que tu imagines. Pense aux boules de feu, aux éclairs et aux fumées empoisonnées qui leur sortent de la bouche. — Je vois ce que tu veux dire, concéda Chase en attrapant la moitié de sandwich que j’avais abandonnée dans mon assiette. Tu ne manges plus ? Avec un ricanement, je poussai le saucier vers son côté de la table. — Fais comme chez toi. Il rit. — La vie était tellement plus simple avant votre apparition ! Je vais m’offrir une autre tasse de café, tu veux quelque chose ? me demanda-t-il en sortant son portefeuille. — Ouais, répondis-je, prends-moi encore un mocha. Triple caramel. Glacé cette fois. Avec un croissant. — Tu es sûre ? Toute cette caféine va te monter à la tête… — Garde tes commentaires pour toi et va me chercher à boire, répliquai-je en le congédiant de la main. Avec un haussement d’épaules, il se dirigea vers le comptoir. Les deux femmes qui m’observaient un peu plus tôt en profitèrent pour s’approcher de la table. — Excusez-nous de vous importuner, dit la plus grande. (Ses yeux bleus brillaient. L’excitation émanait d’elle comme un parfum.) Avec mon amie Linda, nous nous demandions si vous étiez originaire d’Outremonde ? Elle me montra son appareil photo et le badge sur son tee-shirt. On pouvait y lire les lettres COF écrites en argenté sur fond bleu marine avec des paillettes autour. Génial, encore des observateurs de fées. Cependant celles-ci n’avaient pas l’air d’être du coin. Je ne les avais jamais vues dans le groupe d’Erin Mathews. Je les observai un instant. Elle paraissait tellement pleine d’espoir que je n’avais pas le cœur de les décevoir. — Oui, je viens d’Outremonde. Je suis propriétaire du Croissant Indigo en ville. — Qu’est-ce que je t’avais dit, Elisabeth ? Je le savais. Ses yeux… il y a des étoiles dans ses yeux ! s’exclama Linda, la plus petite des deux. — Ça aurait pu être des lentilles, répondit Elisabeth à Linda plus qu’à moi. Elle n’a pas du tout le même look que celle que l’on a rencontré à San Francisco. Enfin… Je suppose qu’ils ne sont pas tous pareils. Légèrement fatiguée que l’on parle de moi comme si je n’étais pas là, je les interrompis : — De nombreuses races et espèces vivent en Outremonde, mesdames. On ne sort pas tous du même moule. Le rouge monta aux joues de Linda. — Je suis vraiment désolée. Nous ne voulions pas paraître impolies. Nous venons d’une petite ville de l’Iowa pour rendre visite à un ami. Quand nous avons appris qu’il y avait des fées à Seattle, nous avons sauté de joie à l’idée de pouvoir en rencontrer une en chair et en os. Vous savez, chez nous, il n’y a pas beaucoup d’étrangers. Quelques Noirs, c’est tout, alors nous ne connaissons pas vraiment vos coutumes. Elle bavassa pendant de longues minutes avant que je l’interrompe d’un signe de la main. La plus grande – Elisabeth – semblait contrariée, mais resta silencieuse. Apparemment, elle avait lu les avertissements disant que les Sidhes pouvaient s’avérer imprévisibles, car elle tint sa langue. — Alors bienvenue à Seattle ! Vous voulez une photo ? demandai-je en désignant leur appareil avec un sourire. Ce n’était pas avec du vinaigre qu’on attirait les mouches… même si je n’avais jamais compris l’intérêt de cette expression. Lorsque nous étions enfants, Mère l’utilisait tout le temps. Déjà à l’époque, je me demandais pourquoi quelqu’un voudrait attraper des mouches s’il n’était pas un gobelin qui s’en servait comme croûtons. Souriant encore, Linda et Elisabeth hochèrent la tête. A ce moment-là, Chase réapparut. Après un coup d’œil à leurs badges et appareils photo, il me jeta un regard compatissant. Il avait déjà vu les observateurs de fées en action. — Chase, pourrais-tu me prendre en photo avec ces charmantes dames ? Je lui tendis l’appareil. Bien qu’il ait perçu le sarcasme, il se contenta d’acquiescer. Je me tins entre Linda et Elisabeth tandis que Chase prenait plusieurs clichés. Puis il leur remit l’objet. — Mesdames, commença-t-il en leur montrant son insigne, j’ai bien peur que mademoiselle D’Artigo et moi-même ayons des affaires officielles à traiter. Si vous voulez bien nous excuser… A contrecœur, elles s’éloignèrent en me lançant des « merci » et « ravie de vous avoir rencontrée ». Une fois parties, je me sentis infiniment reconnaissante envers Chase. — Tu sais, parfois, tu n’es pas si mal, lui dis-je avec un grand sourire. Ses dents brillèrent dans l’obscurité de l’après-midi. — Ça doit être l’enfer, remarqua-t-il en désignant les femmes qui s’éloignaient. Tu subis ça tout le temps ? — Pas autant que d’autres. Après tout, je suis à moitié humaine. Mais ouais, les Sidhes ont été élus saveur de l’année et j’imagine que ça va durer un bout de temps. (Pour être sûre de ne pas être entendue, je me penchai vers lui.) Quoi qu’il en soit, reprenons. Voici notre plan : découvrir des preuves que l’OIA ne pourra pas mettre de côté à propos des démons et de l’Ombre Ailée. Trouver ce Tom Lane et le ramener en Outremonde. Quand ils sauront ce qui se passe vraiment, ils seront obligés d’agir. Alors que je décortiquais mon croissant, je ne pus m’empêcher de me demander si nous avions vraiment des chances de nous sortir de cet enfer. Et ici, enfer était le mot-clé. L’étape suivante consistait à trouver la harpie. Mais Chase devait d’abord passer au commissariat. Quant à moi, je décidai de faire un saut à la boutique. — Rejoins-moi là-bas, lui dis-je. En attendant, je vais essayer de trouver un moyen de localiser la harpie. Je parlai avec plus de confiance que j’en ressentais vraiment, mais quelqu’un devait prendre l’initiative, et ce n’était pas Chase qui allait savoir comment traquer une femme-oiseau géante à travers la ville. Bien sûr, ça devait être difficile pour elle de se cacher. Combien de femmes-oiseaux pouvait-il y avoir à Seattle ? Quelqu’un l’avait forcément aperçue et signalée à la police ou à la fourrière. Je dus me garer à trois pâtés de maisons du Croissant Indigo, mais ça m’était égal. Entre ma place de parking et le magasin, se trouvait La Courtisane Écarlate, le magasin de lingerie d’Erin Mathews. J’avais l’intention de passer voir sa nouvelle collection et, comme Chase m’avait dit qu’il serait de retour dans une heure, j’avais le temps de jeter un coup d’œil. Derrière le comptoir, Erin avait l’air bien plus professionnel que durant la réunion du club des observateurs de fées. Au moment où je franchis le pas de la porte, ses yeux s’illuminèrent et elle me fit un grand signe. Je l’avais autorisée à afficher une photo de moi au mur, avec une légende qui disait : « Camille D’Artigo – propriétaire du Croissant Indigo – fait son shopping ici. » Cela suffisait à lui assurer sa clientèle. Oui, les fées étaient bonnes pour les affaires, je vous l’accorde. Elle sortit de derrière le comptoir à toute vitesse. — Camille ! Ça me fait tellement plaisir de vous voir ! Comment vont les affaires ? Je ne pouvais pas vraiment lui dire que je faisais la chasse aux démons, alors je me contentai de hocher la tête et de murmurer, tandis que j’observais les étalages : — Je me suis dit que je viendrais voir ce que vous avez en prune ou en magenta. En satin ou en soie. Les couleurs préférées de Trillian… mais ce n’était pas pour ça que je les avais demandées. Pas du tout. En fait, entre-temps, j’avais décidé que je ne coucherais plus avec lui. Ça avait été une erreur. Merveilleuse et passionnée, certes, mais une erreur quand même. Toutefois, Delilah m’avait apporté son soutien… Stop ! Pourquoi est-ce que je ne pouvais pas le laisser tomber une bonne fois pour toutes ? Erin me sourit. — J’ai deux ou trois tenues qui semblent avoir été faites pour vous. Attendez-moi ici. Pendant qu’elle se glissait derrière les rideaux dans le fond, je parcourais les cintres, observant l’abondance de soie, de satin, de dentelles et de coton. Parfois, Outremonde me manquait, avec ses sous-vêtements uniques cousus à la main. Personne ne possédait les mêmes… En revanche, ici, les étoffes et le choix étaient fantastiques. Pour tout vous dire, en Outremonde, l’acrylique n’existait même pas. — Tu cherches quelque chose pour recouvrir ton corps de rêve ? Surprise, je me retournai pour me retrouver face à un homme avec une perruque blonde volumineuse – ou du moins, ça y ressemblait – et une minirobe orange moulante. Sa peau était tellement bronzée qu’elle paraissait presque marron. Quant à son rouge à lèvres rose et son ombre à paupières verte, ils avaient été appliqués à la spatule. Il avait grand besoin d’une séance de relooking. — Je m’appelle Cleo Blanco, se présenta-t-il. Et toi ? Il me tendit la main. Ses ongles étaient plus longs – et manucurés – que les miens. Eh bien, voilà un retournement de situation intéressant ! En Outremonde, les drag queens n’existaient pas. Tous les goûts étaient dans la nature, de la vanille à la menthe perverse, pourtant, les fées n’aimaient pas se travestir. Enfin, étant donné que nos vêtements étaient plus audacieux que ceux des terriens, peut-être que nous ne les remarquions pas. Je lui serrai la main. — Camille D’Artigo. Je suis propriétaire du Croissant Indigo. (Curieuse de savoir ce qu’il voulait, je penchai la tête pour observer cet homme dégingandé.) Que puis-je faire pour vous ? Il éclata de rire, un trille riche et agréable qui s’échappait de ses lèvres comme du miel. — C’est plutôt l’inverse. Chérie, je connais des hommes qui paieraient des milliers de dollars pour une nuit avec toi. Ta chatte féerique peut te rapporter gros. Si j’avais été une HSP, je serais devenue rouge comme une tomate. Mais ce n’était pas le cas, alors je me contentai de lui rendre son sourire détendu et de froncer le nez. — Merci d’avoir pensé à moi… Malheureusement, je crois que je vais devoir refuser. Ma chatte est sous location individuelle et ne convient pas à toutes les tailles. Techniquement, ce n’était pas tout à fait vrai. AT – avant Trillian –, j’avais connu mon lot de géants et de nains, mais Cleo n’avait pas besoin de le savoir. En ricanant, il me tapa sur l’épaule, d’un geste amical sans être envahissant, donc je ne protestai pas. — Chérie, je t’aime bien. J’espère que tu ne l’as pas mal pris… C’est juste que je connais plusieurs filles qui profitent de leurs origines pour se faire un paquet de fric, et je n’aime pas laisser passer une bonne occasion. Des fées qui jouaient aux entraîneuses sur Terre ? Je suppose que c’était à prévoir. Avec le pouvoir que nous avions sur les HSP, il fallait s’attendre que quelqu’un en tire profit. Si l’idée de me prostituer ne m’intéressait pas, elle ne me choquait pas non plus. Sur notre monde, le sexe était sans tabou et facile à trouver, ce qui expliquait le manque de prostituées et de bordels. Parmi les Sidhes, du moins. Parfois, nous nous en servions comme d’une arme. Beaucoup de combats politiques avaient été résolus dans un lit, ainsi que certains drames et duels. Je ricanai. — Non, je ne l’ai pas mal pris. Alors Cleo, tu fais le trottoir, toi aussi ? En sifflant, Cleo leva les yeux au plafond. — Non, je suis dans le show-biz – un sosie féminin. Je travaille aux Sources du Glacier – un night-club sur East Pine, près du centre universitaire de Seattle. Le mardi et le mercredi soirs, je deviens Bette Davis, darling, et, le reste de la semaine, je me transforme en Marilyn Monroe. (Il prononça le nom de cette dernière délicatement, dans un souffle.) Le dimanche, je suis de repos, je vais voir ma fille et sa maman. Erin choisit ce moment pour débouler dans le magasin, plusieurs vêtements dans les bras. Quand elle aperçut Cleo, elle fronça les sourcils. — Encore en train d’embêter mes clients, Cleo ? lui demanda-t-elle. On comprenait à son ton qu’elle n’était pas sérieuse. Cleo lui répondit en riant. — Il ne m’embête pas, dis-je en lui prenant les cintres des mains pour y jeter un coup d’œil. Vous ne mentiez pas, c’est magnifique ! Je peux les essayer ? — Bien sûr ! Erin se rassit derrière le comptoir. Cleo se pencha dessus et sortit une bague en rubis. — Regarde ce que m’a donné Jason. C’est un vrai. Je l’ai fait estimer. (Tandis que je lui faisais signe de la main et me dirigeais vers les cabines d’essayage, il m’interpella :) Tu dis que tu travailles au Croissant Indigo ? — J’en suis la propriétaire. Passe me voir un de ces jours, proposai-je avant de disparaître derrière le rideau. Le premier vêtement – un body – était trop serré et je n’arrivais pas à y rentrer mes seins, mais le deuxième – un bustier magenta avec des roses noires brodées – m’allait comme un gant. En plus, la dentelle le rendait assez chic pour que je puisse le porter en soirée avec un boléro. Je le mis de côté pour regarder la dernière pièce que m’avait donnée Erin : une nuisette qui avait la couleur de plumes de paon. La soie était presque transparente et elle scintillait grâce aux perles dorées brodées à l’intérieur des yeux des plumes. Mon reflet me coupa le souffle. Elle m’enveloppait dans des tons de pierres précieuses et étincelait à chaque pas que je faisais. Le corsage épousait mes formes et, grâce à des baleines dissimulées, il me remontait légèrement les seins. Peu importait son prix, il me la fallait. A contrecœur, je me rhabillai et portai le bustier et la nuisette jusqu’au comptoir. — OK, vous avez gagné. Il me faut ces deux-là. Si vous pouvez m’en trouver une qui ne soit pas transparente, j’aimerais une robe dans le même tissu que cette nuisette. (En regardant autour de moi, je m’aperçus que Cleo avait disparu.) Votre ami est parti ? Il avait l’air sympa. — Cleo est génial, me confia-elle. Il est un peu perdu en ce moment – il ne sait pas qui il est vraiment –, mais il a un bon fond. Tout ce qu’il gagne va à sa fille et à son ex-femme. Comme il me l’a dit un jour, elles ne savaient pas qu’il était gay – ou bi, peu importe – alors il ne leur en fera pas payer le prix. C’est pour ça qu’il prend des cours le jour et travaille dans un club la nuit et le samedi. (Elle enregistra mes achats et les enveloppa dans du papier, avant de les glisser dans un sac rose à anses rouges.) Ça nous fera 257,34 dollars. Tandis que je faisais un chèque, je demandai : — Qu’est-ce qu’il étudie ? — La programmation. Il veut entrer chez Microsoft. (Elle me tendit mon sac.) Si vous avez besoin d’un informaticien, appelez-le. Je hochai la tête. J’essaierais de m’en souvenir. Un bon pirate informatique pourrait se révéler utile. Même si nous parvenions à vaincre Luc le Terrible et ses sbires, j’avais le mauvais pressentiment que nous nous préparions à un très long combat. Après avoir adressé un baiser à Erin, je sortis dans la rue et finis mon chemin en courant lorsque la pluie se mit à tomber à verse. Iris paraissait extrêmement contente de me voir. — On a un problème, m’apprit-elle à mon arrivée. — Ah bon, tu crois ? Je suis coincée sur Terre avec trois démons en liberté dans la ville… Bien sûr qu’on a un problème ! (Je secouai mes cheveux pour les sécher et déposai mon sac derrière le comptoir. En voyant le regard impressionné d’Iris et sa façon de tapoter sur le comptoir, je soupirai.) OK, qu’est-ce qui ne va pas ? Des termites ? Le toit fuit ? Quelqu’un a encore volé des livres ? — Pas de termites, de fuites ou de voleurs. Notre problème, c’est que, la semaine prochaine, les chiens de garde vont manifester devant le magasin. (Elle me montra un prospectus.) J’ai trouvé ça sur la porte ce matin. J’attrapai le papier. Écrite en noir sur un fond bleu et blanc criard, une « mise en demeure » nous ordonnait de faire nos bagages et de rentrer en Outremonde si nous ne voulions pas en « subir les conséquences ». Ça voulait dire qu’ils feraient le pied de grue devant la boutique avec leurs banderoles, psalmodiant des insultes à tue-tête, et nous amèneraient des clients au lieu de les repousser. — C’est bon pour les affaires, l’informai-je. Qu’ils viennent ! S’ils dérapent, j’appellerai Chase pour qu’il les fasse dégager. Iris sourit jusqu’aux oreilles. — Tu veux que je place quelques sorts dehors pour les faire tomber ? — Allons, allons, dis-je en entrant dans son jeu, ça ne serait pas très gentil. Tu sais quoi ? S’ils deviennent trop méchants, tu peux te faire plaisir avant que j’attrape le téléphone. Sans les blesser, surtout, sauf s’ils essaient de nous faire du mal. Je tournerai la tête si tu utilises un sort qui rend les vêtements optionnels ou un truc dans le genre… Avec un gloussement, elle secoua ses longs cheveux qui lui arrivaient aux chevilles et qu’elle portait en couettes épaisses. — Tu es super, c’est pour ça que j’adore travailler ici, me dit-elle. Comment se passe l’enquête ? Si je m’en réfère à ce sac, tu ne courais pas après les démons. Baissant la voix, elle me désigna Henry Jeffries qui se tenait dans une allée, parcourant plusieurs titres. J’avais l’impression que Henry en pinçait pour Iris, mais il n’arriverait jamais à faire le premier pas. — Chase me retrouve ici. Il devait aller voir son chef d’abord. Et une fois de plus, je n’ai qu’à dire son nom pour qu’il apparaisse…, ajoutai-je alors qu’il passait la porte, secouant son parapluie. (Il n’avait pas l’air très content. Je reniflai. Des tacos au bœuf épicé, rien d’anormal, saupoudrés d’une bonne dose d’agacement.) Hé ! Qu’est-ce qui ne va pas ? Il y a un nuage au-dessus de ta tête ! Il laissa échapper un grognement. — Arrête ça. Je viens de me faire passer un savon par Devins. Apparemment, les chiens de garde font encore parler d’eux et il veut savoir pourquoi je n’ai pas encore trouvé un moyen de les museler. J’ai beau lui dire que je ne suis pas un parlementaire, il pense que tout ce qui touche de près ou de loin aux fées tombe sous ma juridiction. — Arg. Ça a l’air superdrôle. Peut-être que je vais pouvoir te remonter le moral : j’ai une idée pour traquer la harpie, dis-je en brandissant la plume. — J’ai le sentiment que je vais le regretter, marmonna-t-il, mais ça ne peut pas être pire que de supporter mon chef. Va pour un tour en enfer ! Secouant la tête en guise d’avertissement, je repris : — Ne plaisante surtout pas avec ça, Chase ! Tu veux connaître mon plan, oui ou non ? Il secoua la tête. — Bien sûr, comme ça la journée sera complète. (Tandis que je fulminais, il se mit à rire.) Après toi, ma chère Camille, je n’ai jamais goûté à la harpie grillée… Chapitre 8 — Alors, ce plan ? demanda Chase. — Je vais jeter un sort de localisation sur cette plume. Ça devrait marcher. — Ah vraiment ? (Il haussa un sourcil.) Est-ce que je dois enfiler une veste pare-balles et tout ce qui me vient à l’esprit pour me protéger ? Sa voix trahissait clairement ses doutes. — Comme tu es drôle… Ma magie marche la plupart du temps. (Je lui montrai la porte du doigt.) Allez, viens. Il faut que je monte sur le toit d’un haut building pour avoir une vue panoramique de la ville. — « La plupart du temps », ce n’est pas vraiment rassurant, répliqua-t-il. Et on est obligés d’aller sur un toit ? — Non, mais il faut que je puisse me pencher. (Après avoir attrapé mon sac, je serrai rapidement Iris dans mes bras.) À plus tard ! Ne laisse personne poser ses pattes sur mes emplettes… Chase secoua la tête. — Pas de doute, je vais le regretter, dit-il en me tenant la porte. Si tu as besoin d’une bonne vue de la ville en hauteur, je connais l’endroit parfait. Mais, par pitié, ne nous fais pas tomber dans le vide. Une demi-heure plus tard, nous nous tenions devant le Space Needle. Je n’avais pas encore eu l’occasion de visiter ce symbole de Seattle. Alors que Delilah en raffolait, les gratte-ciel me terrifiaient. En Outremonde, certains châteaux étaient plus hauts que cette structure en métal austère, toutefois, comme ils semblaient plus fortifiés, je me promenais sur leurs remparts sans problème. J’observai longuement Chase. — Tu ne pouvais pas trouver plus discret ? Il me fit un grand sourire. — C’est toi qui as parlé d’altitude et de bonne vue. Le Space Needle possède une terrasse panoramique qui nous permettra de voir la ville entière. Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Tu ne vas pas allumer un feu ou brûler quoi que ce soit, pas vrai ? Je ne suis pas sûr qu’ils apprécient vraiment… — Non, je ne vais pas brûler quoi que ce soit, lui répondis-je sur un ton exaspéré. Combien ça coûte ? — C’est pour moi, dit-il en secouant la tête. Il nous acheta deux tickets et je le suivis à l’intérieur. Heureusement, en octobre et en semaine, la queue n’était pas longue. Tandis que nous attendions un ascenseur de verre, je lui proposai de prendre l’escalier. Chase m’adressa un regard qui signifiait clairement : « Tu es folle ! » — La terrasse panoramique est à plus de cent quatre-vingts mètres de haut ! Tu crois que je suis maso ? Tu es dingue. J’ai de très bonnes jambes, merci, pas besoin de leur faire subir un exercice pareil. Tout en maugréant, je le laissai me pousser dans l’ascenseur, mais je me tins le plus loin possible du bord. Chaque fois, j’oubliais que les HSP n’avaient pas autant d’endurance que les Sidhes. Même avec mon sang mêlé, j’étais capable de marcher plus vite que n’importe qui sur cette planète, ou de rester éveillée pendant plusieurs jours avant de tomber d’épuisement. Lorsque la cabine se mit en route, je fermai les yeux. En quarante et une secondes, nous parcourûmes plus de cent quatre-vingts mètres jusqu’à la terrasse panoramique. J’en sortis quelque peu étourdie. Au moins, ce niveau ne tournait pas sur trois cent soixante degrés comme le restaurant. Me contentant des petites choses de la vie, je suivis Chase à travers les portes, jusqu’à la plate-forme qui faisait le tour du Space Needle. La foule n’était pas très dense. Tout le monde semblait vouloir éviter la pluie en restant derrière les fenêtres. C’était loin d’être la saison la plus touristique. Alors que je me tenais au garde-fou pour jeter un coup d’œil par-dessus avec précaution, il me vint à l’esprit que ce n’était peut-être pas une très bonne idée. Après tout, cent quatre-vingts mètres, c’était haut… surtout si on en tombait. — Je ne vois personne du côté sud, me dit Chase avec un geste de la main. — Parce qu’il n’y a rien pour se protéger de la pluie, là-bas. Toutefois, comme j’avais besoin d’intimité, nous allions nous satisfaire d’être trempés. Avec l’envie d’en terminer rapidement, j’y allai en premier, vérifiant en chemin la solidité des barrières de sûreté qui empêchaient les suicidaires de se jeter dans le vide. Rassurée, je décompressai un peu. Si quelqu’un était vraiment déterminé, il pouvait toujours passer par-dessus, mais ce n’était pas simple. Nous trouvâmes un endroit à l’abri des regards indiscrets. Après avoir sorti la plume, je levai les yeux vers le ciel. Pas d’étoiles ni de lune, seulement un amas de nuages gris et de la pluie. Au moins, nous étions à l’extérieur, où le vent renforcerait ma magie. Priant pour ne pas me tromper, j’inspirai profondément avant d’invoquer lentement ma magie. Je la sentis alors parcourir mes veines, et le feu m’envahit. Lorsque l’étincelle de la création s’embrasa, je canalisai son énergie dans la plume. Créature de la nuit, démon harpie. Où te caches-tu ? Montre-moi le chemin. De la plume à la chair, flèche du destin. Dame Lune, révèle mon ennemie. Mon incantation terminée, Chase observa nerveusement les alentours. — Il ne s’est rien passé, me dit-il. — Non, c’est vrai ? La confiance que tu places en mes compétences me sidère. — Pas la peine d’être sarcastique. Pourtant, à voir son expression, il savait très bien qu’il m’agaçait et il adorait ça. — Écoute, rétorquai-je, d’abord tu t’inquiètes que quelque chose se passe et maintenant tu n’es pas content parce qu’il n’y a rien eu. Il faudrait savoir ! Il réprima un rire. — Camille, tu es parfaite. Simplement parfaite, avec ta magie boiteuse et… (Il s’interrompit tout à coup, les yeux rivés sur la plume dans ma main.) Qu’est-ce qui se passe ? La plume grossissait. L’aura qui s’en dégageait avait complètement changé. Avec précaution, je la déposai par terre, à l’abri du vent. — Qu’est-ce que c’est ? La voix de Chase avait l’air étranglée. Quand je levai les yeux vers lui, une étincelle de peur dansait dans son regard. — Je ne sais pas, répondis-je. Je suppose qu’on le saura bien assez tôt. Le sort n’était pas censé fonctionner de cette manière. Normalement, la plume aurait dû se transformer en flèche et nous montrer la direction dans laquelle la harpie se trouvait. Évidemment, mes sorts ne marchaient jamais aussi bien que je le voulais. Comme le disait si bien Menolly : « Fais avec ! » La plume commença alors à s’élargir et à changer de forme. Je reculai, mettant Chase derrière moi. Ratés ou non, la magie était mon domaine. Nerveuse, je n’avais qu’une envie, c’était d’oublier tout ça et de m’enfuir, mais, même s’ils n’étaient pas nombreux, il y avait des gens sur la terrasse. Je ne pouvais pas les abandonner face à ce que j’avais fait apparaître. — Oh merde ! Chase interrompit le fil de mes pensées. Je clignai des yeux alors qu’une harpie, dans toute sa splendeur, sortait du nuage d’étincelles et de brume, un sac gigotant entre les pattes. Presque deux mètres de haut, des serres en guise de pattes, le bas du corps du démon ressemblait vaguement à celui d’une autruche – avec des plumes marron et jaunes – et le haut à celui d’une femme. Des ailes ornaient son dos, ses seins étaient fermes et haut perchés, mais son visage était aussi ridé que celui d’une vieille dame. Quand elle nous aperçut, ses yeux étincelèrent. — Putain, qu’est-ce que c’est laid, ce truc ! s’exclama Chase en sifflant à travers ses dents. Nerveuse et incapable de me retenir, j’éclatai d’un rire franc. — La ferme, tu veux ? Elle est dangereuse ! Deux filles assez proches pour voir ce qui se passait hurlèrent, avant de s’enfuir dans la direction opposée. — Ce satané sort a marché ! Seulement, au lieu de nous guider à la harpie, il nous l’a amenée, marmonnai-je. — En tout cas, elle n’a pas l’air contente. Oh merde… Attention ! Le cri de Chase me sortit de mon état de choc. Ce qui était une bonne chose, car la harpie choisit ce moment pour m’attaquer. Je me baissai pour l’éviter. Ses serres avaient la taille de petits couteaux éplucheurs et étaient tout aussi aiguisées. Je n’aurais pas apprécié qu’elle me tape gentiment sur l’épaule. Rina était la preuve plus si vivante de ce dont ce démon était capable. Après avoir pris une profonde inspiration, je m’adressai à la Mère Lune. Même si je ne la voyais pas, je savais qu’elle était là, au-dessus de la couche nuageuse, derrière la lumière du jour. Je pouvais sentir son énergie répondre à mon appel. — Dame, ne m’abandonnez pas maintenant, murmurai-je, les mains levées pour attraper la boule de lumière de lune qui se formait devant moi. Attaque et soumets ! ordonnai-je à l’énergie. L’orbe brillant s’étira comme une lame lumineuse pour combattre la harpie. Dans un cri, elle recula, sans me quitter des yeux. C’est alors que Chase se jeta sur moi et qu’un coup de feu retentit. Même si j’étais totalement désorientée, je le voyais viser et tirer. — C’est pas vrai ! Tu vas me faire perdre le contrôle de l’énergie ! dis-je, mais il était déjà trop tard. La boule de lumière de lune s’était libérée de mon influence. Apparemment, elle avait jeté son dévolu sur le sac que la harpie tenait. En attaquant, la créature lâcha son fardeau. Les balles de Chase, elles, n’avaient eu aucun effet sur le démon. Après l’avoir écarté de mon chemin, je tentai de reprendre le contrôle de la lumière de lune, sans succès. Je l’avais perdue, elle continuerait à faire ce qu’elle voudrait, c’est-à-dire s’enrouler autour du sac pour le protéger. La harpie cracha, déclarant forfait. Elle se tourna alors vers moi. — Nous avons besoin d’elle vivante, Chase. Sans quitter des yeux la créature, je passai à côté du cercle étincelant, et appelai de nouveau la Mère Lune. De l’énergie courut dans mes bras jusqu’à mes doigts que je levai et pointai vers elle. — Attaque et soumets ! Un rayon de vif-argent s’échappa de mes mains, dirigé vers le démon, et cette fois il la frappa de plein fouet. L’attaque la souleva, la propulsant par-dessus les barrières. Je voulais simplement l’empêcher de bouger, mais visiblement j’y avais mis trop de cœur car la lumière l’enveloppa et paralysa ses ailes. Dans un long cri qui résonna, elle dégringola pour s’écraser au pied de l’immeuble. — Oh putain, c’est pas vrai ! Chase sur les talons, je courus vers le garde-fou pour regarder par-dessus. Après avoir percuté le trottoir de plein fouet, la harpie n’était plus qu’une grosse tache rouge. Le son de pas précipités nous informa de l’approche des agents de sécurité. Je me tournai vers Chase. — Qu’est-ce qu’on fait ? Il ne faut pas qu’ils sachent pour le démon. — Je vais leur parler. Je leur dirai qu’une fée s’est suicidée, puis j’appellerai l’OIA. Va-t’en ! Le sac de la harpie dans les bras, je fis la seule chose à laquelle je pouvais penser. Priant que ma magie ne me fasse pas défaut encore une fois, je rassemblai la lumière dans l’air qui m’entourait et me dissimulai. Les dieux soient loués, mes vêtements ne furent pas les seuls à disparaître. Me faufilant dans l’ombre aussi silencieusement que possible, je me dirigeai vers l’escalier et laissai à Chase le soin de tout arranger. À l’instant où je me glissais dans ma voiture, je me laissai aller contre le siège, les yeux fermés, en attendant que le sort s’estompe. Avec ma chance, ça prendrait toute la journée et je serais coincée ici jusqu’à ce que quelqu’un vienne me chercher. Comme les voitures ne se conduisent pas toutes seules, je n’avais pas envie d’attirer l’attention, quand deux démons rôdaient encore en ville. Nous nous étions peut-être chargés de la harpie, mais Luc le Terrible et l’ensaureceleur étaient toujours dans la nature. C’était la première fois que je me battais avec un démon. Cette confrontation m’avait troublée. Même si je ne tenais pas à ce que ça se sache, mes vœux étaient rarement entendus. Pourtant, ce jour-là, la chance était de mon côté : mes mains commençaient à réapparaître. Tandis que j’observais mes doigts, j’eus un éclair de génie et grognai. Il fallait que je me souvienne d’appeler Chase pour qu’il demande au médecin légiste de prélever une serre de la harpie. Grand-mère Coyote l’accepterait peut-être en guise de paiement. Je pensais à retourner à la boutique, lorsque le sac que j’avais pris à la harpie commença à remuer sur mes genoux. Qu’est-ce que… ? Avec précaution, je défis le nœud de tissu et l’ouvris. Qu’avait donc protégé la lumière de la lune ? Les yeux brillants comme des topazes, un bébé gargouille m’observait. Sa fourrure était douce et duveteuse, écaille de tortue et blanche, et elle avait le regard le plus adorable que j’aie jamais vu. — Bonjour toi, dis-je en la soulevant doucement. Ses ailes étaient encore trop petites pour la porter ; elle ne volerait pas avant un bout de temps. En fait, elle semblait trop jeune pour avoir été enlevée à sa mère. Les yeux rivés sur le bébé, j’eus l’un de ces flashs qui m’en révélaient toujours plus que je voulais en savoir. Les gargouilles et les licornes faisaient partie des denrées les plus appréciées de certains démons. Depuis des années, la rumeur les accusait de les élever dans les Royaumes Souterrains. Si c’était le cas, alors ce petit bout aurait sûrement servi de goûter à la harpie. Grinçant des dents, je serrai la gargouille contre moi. Avec un rot, elle se débattit. Elle laissa alors échapper un petit cri en essayant de s’agripper à ma poitrine. — Tu as faim. J’ai bien peur de ne pas avoir de lait, ma jolie, dis-je en la portant, mais je suis sûre qu’on te trouvera quelque chose à la maison. Comme elle s’était accrochée à mes cheveux, je la libérai. Puis je la plaçai sur le siège arrière, dans le linge avec lequel elle avait été transportée. Je réussis à attacher la ceinture de façon qu’elle la maintienne correctement. Enfin, quand le dernier morceau de pied qui me manquait apparut, je démarrai et pris la route du retour. — Comment est-ce que tu vas l’appeler ? me demanda Chase. Il était arrivé à la maison tout de suite après en avoir fini avec la harpie. Désormais, assis à table, il jouait avec le bébé gargouille, essayant de dissimuler son étonnement. Je pouvais lire l’amusement – et le choc – dans ses yeux. — Maggie, répondis-je. Elle ressemble à une Maggie. — Je croyais que les gargouilles étaient des statues taillées dans la pierre, remarqua-t-il en chatouillant le petit ventre velu. Je plaçai un bol sur la table près d’elle. D’abord hésitante, elle se pencha toutefois rapidement au-dessus. Ses petites pattes le maintenant en place, elle en lapa le contenu. Tandis qu’elle buvait, Chase me demanda : — Qu’est-ce que tu lui donnes à manger ? Je m’assis sur la chaise à côté de lui. Penchée en avant, j’observai la créature qui engloutissait son repas. — Un mélange de crème, sucre, cannelle et surtout de la sauge. Il faut tout de suite commencer à lui en donner. — Pourquoi ? — Parce que les gargouilles en ont besoin pour se développer. Ce bébé ne reverra plus jamais sa mère, donc je vais devoir faire tout mon possible pour qu’elle se développe aussi normalement que possible. Mais, maintenant que j’y pense, quelque chose cloche chez elle… — Tu veux dire, à part le fait qu’elle ressemble à un chat difforme avec des ailes ? Même si Chase ricanait, il ne quittait pas Maggie des yeux. Je me rendis compte qu’il était charmé. Alors comme ça, il aimait les animaux… qu’ils soient terriens ou outremondiens. Cette pensée suffit à le faire remonter dans mon estime. — Les gargouilles ne ressemblent à de la pierre que si elles sont liées à une quête. Par nature, elles sont des observatrices, des témoins. Elles sont relativement intelligentes et ont un vocabulaire limité. Par contre, elles ne pensent pas de la même façon que nous. Elles vivent aussi très longtemps, plus que les Sidhes. Certaines des gargouilles sur les murs de Notre-Dame ou d’autres cathédrales sont en stase pour observer ce qui se passe sur Terre. Cela fait tellement longtemps qu’elles font partie des statues qu’elles ne sont peut-être même plus capables de se retransformer. Je ne connais pas toute leur histoire, mais je devrais en lire davantage maintenant que Maggie est là. Chase lui caressa doucement le dos. — Elle est douce. Tu vas la garder ou l’amener en Outremonde ? Je haussai les épaules. Si je l’envoyais chez nous, je n’étais pas sûre qu’on s’occuperait d’elle. La Cour et la Couronne ne se préoccupaient pas du sort des Cryptos, excepté les licornes et les pégases. Dans un passé lointain, à Y’Elestrial, les gargouilles avaient été réduites en esclavage et déchues de leurs droits. On les considérait souvent comme des animaux, certes intelligents, mais des animaux quand même. — Maggie fait partie des Cryptos, des créatures pensées imaginaires qui font partie du folklore terrien. Pour la plupart, elles sont solitaires et ne se mélangent pas. Je crois que je vais la garder. Au moins, je sais qu’elle sera en sécurité. (Je la caressai d’un air distrait.) Raconte-moi ce qui s’est passé avec la harpie. Tu n’as pas pensé à lui couper un doigt, par hasard ? J’en aurais bien besoin… Son expression valut le coup d’œil. — Bien sûr, un doigt de harpie ! Non, désolé, ça ne m’a pas traversé l’esprit. Dis-moi, pourquoi est-ce que tu as besoin d’un putain de doigt de démon ? — Pour payer des informations. Si je n’en trouve pas, je devrai dire adieu à l’un des miens. J’ai oublié de te le demander tout à l’heure. J’étais trop pressée de sortir de ce satané Space Needle. Au fait, je ne veux plus jamais y aller, l’avertis-je en frissonnant. Au cas où tu ne t’en serais pas encore aperçu, j’ai le vertige. Bon, qu’est-ce que tu as trouvé ? Il me regardait avec des yeux écarquillés, comme si j’étais dingue. — Tu dois payer quelqu’un avec un doigt de démon pour des renseignements ? À quel jeu de cinglés tu joues, Camille ? Oh et puis, peu importe, ajouta-t-il soudain. Je ne veux pas savoir. Voici le topo : quand ils ont vu mon insigne, les flics ont fait marche arrière, après quoi j’ai appelé l’OIA, donc tout s’est bien passé. — Au moins, l’agence saura qu’il y a des démons qui se promènent, dis-je. Ça devrait les convaincre du sérieux de la menace. Est-ce qu’ils ont trouvé quoi que ce soit sur la harpie qui pourrait nous être utile ? Chase jeta un coup d’œil en direction de la cuisine. — Tu n’as pas quelque chose à boire ? J’ai apporté le rapport avec moi. J’ai tout fait pour faire avancer l’autopsie. Ils n’ont pas fait appel à une… comment ça s’appelle ? Ah oui, une parle-aux-morts… — C’est normal. Les parle-aux-morts n’ont aucun pouvoir sur les démons. — Ah, je ne savais pas, répondit-il, mais ils ont amené un sorcier avec eux. Il était là pour… laisse-moi vérifier. (Il consulta son fichier.) Ah oui, il a examiné la signature magique du démon. Ça te dit quelque chose ? — C’est la procédure standard, expliquai-je en me levant de table pour fouiller dans le réfrigérateur. Ça te va, de la limonade ? Ou tu préfères quelque chose de plus fort ? Du vin ? De l’absinthe… nectar des fées vertes ? Chase cilla. — L’absinthe est illégale. — Pas en Outremonde, et techniquement la maison d’un agent de l’OIA est considérée comme un territoire outremondien. Une sorte d’ambassade. J’ai le droit d’avoir de l’absinthe ici, mais pas d’en faire sortir. Des centaines d’années auparavant, l’absinthe, spécialité d’Outremonde, avait été apportée sur Terre par la reine des fées. Il s’agissait du cadeau des Sidhes aux mortels. — Peut-être plus tard, dit Chase. Je prendrais bien un verre de vin. Je préfère le rouge, si tu en as. Je sortis une bouteille offerte par notre père dans le dernier colis qu’il nous avait envoyé. Il était fait avec le raisin le plus raffiné d’Outremonde, aussi riche et rouge que du sang, et doux, semblable à du brandy. Après avoir rempli deux verres, j’en tendis un à Chase et pris l’autre. Alors qu’il y trempait les lèvres, ses yeux s’arrondirent comme des soucoupes. — Je n’ai jamais rien bu de pareil, s’exclama-t-il, la voix soudain plus grave. — C’est du vin de fée… Alors, cette harpie ? Je jetai un coup d’œil à Maggie qui avait fini de manger et s’était couchée en boule sur un oreiller posé sur la table. — Elle était un démon, on est d’accord. Jacinth – ce nom te dit quelque chose ? C’est le médecin légiste qui a travaillé sur la harpie ; elle s’était aussi occupée de Jocko. Je hochai la tête. Jacinth et moi nous connaissions depuis l’enfance. Elle faisait partie des gentils – elle ne nous avait jamais embêtées à cause de notre sang mêlé. Je la respectais et l’appréciais. — Jacinth affirme que la harpie n’était sur Terre que depuis quelques jours. Ce qui coïncide avec les témoignages des gens qui ont vu des démons sortir du Voyageur. (Il parcourut le rapport.) Voilà. Apparemment, elle portait un collier qui marquait son appartenance à l’escouade de Degath. Oh merde ! — L’une des fonctions principales de l’escouade de Degath est de trouver des informations en amont. Tout s’explique ! Grand-mère Coyote avait raison : l’Ombre Ailée a effectivement envoyé des éclaireurs à la recherche des sceaux spirituels ! Le regard de Chase se posa sur moi, voilé et sombre. — Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? — On trouve Tom Lane et le sceau, et on élimine les démons avant qu’ils tuent quelqu’un d’autre. J’espère juste qu’ils ne nous tomberont pas dessus en premier. — Je l’espère aussi. Delilah rentre à quelle heure ? — Je vais te dire ça tout de suite, dis-je en sortant mon portable de mon sac. (Je composai le numéro de Delilah. Elle répondit à la troisième sonnerie.) Rentre tout de suite à la maison. On a croisé la harpie et on l’a tuée. Elle parut soulagée. — Dieux merci ! Elle m’a devancée chez Louise Jenkins. Je suis en train de rentrer, je serai là dans dix minutes. — Oh merde ! Louise est morte ? Je jetai un coup d’œil à Chase qui avait soudain relevé la tête. Il glissa un bloc-notes devant moi sur lequel j’écrivis le nom de Louise. — Ouais. Chase va sûrement vouloir y envoyer une équipe, me répondit-elle. Je ne crois pas que quelqu’un s’en soit aperçu parce qu’il n’y avait pas l’ombre d’un flic. J’ai utilisé des gants et j’ai bien fait attention à ne rien toucher à mains nues. — Chase est avec moi, je vais le lui dire. C’est quoi le numéro de son appartement déjà ? (Je notai les renseignements.) OK, merci. Dis, ça ne te dérangerait pas d’acheter deux ou trois pizzas pour le dîner ? Saucisse, jambon, ananas, et tout ce que tu veux. Alors que je refermais mon téléphone, je me rendis compte que Maggie était profondément endormie et respirait fort. À peine lui avais-je donné les informations nécessaires, que Chase passait un coup de fil, et, de nouveau, l’OIA était en route. Il leur demanda de le rappeler dès qu’ils en sauraient plus. En attendant Delilah, j’arrangeai un petit carton pour la gargouille, qui s’installa avec joie dans son lit. Puis Chase et moi regardâmes le journal TV dans le salon. Il y eut un bref reportage sur une « étrange fée » tombée du Space Needle. Au moins, les reporters ne savaient pas que la harpie était un démon, mais cela ne les empêcha pas de faire des blagues de mauvais goût sur les poulets. Le nom de Louise Jenkins ne fut pas mentionné ; l’équipe devait toujours mener l’enquête. Lorsque ma sœur franchit le seuil de la porte, je mourais de faim. Je lui pris les cartons de pizza des mains pour les poser sur la table basse. — Va voir dans la cuisine ce que j’ai trouvé. Prends-la avec toi si elle est réveillée. Pendant que Delilah se dirigeait vers la salle à manger, j’ouvris l’un des cartons et humai la pizza aux champignons et saucisses, avec plein de fromage fondu dessus. — Vous avez la meilleure des nourritures, Chase. Rien que pour ça, je pourrais me faire à la vie sur Terre. Il ricana. Delilah choisit ce moment pour réapparaître, Maggie dans les bras. — Elle est adorable. Où est-ce que tu l’as trouvée ? Elle s’assit dans le rocking-chair en caressant la gargouille, bien réveillée et émerveillée, sous le menton. Nous lui fîmes un rapport de notre rencontre avec le démon. — J’ai raté mon sort, mais au moins on a pu tirer profit du résultat, expliquai-je. Elle faisait partie de l’escouade de Degath. Tu sais ce que ça signifie. Le sourire de Delilah s’évanouit. — Des éclaireurs de l’enfer. — Ouais, et, même si elle est morte, on a encore à s’occuper des deux plus dangereux. Il faut consolider notre plan pour trouver Lane. A mon avis, il ne nous reste pas beaucoup de temps. Alors, dis-nous ce que tu as appris sur Louise. Delilah leva les yeux au ciel. — Mauvaises nouvelles sur toute la ligne ! Je préférerais attendre le réveil de Menolly pour vous en dire plus. Elle se tourna vers Chase qui acquiesça à contrecœur d’un hochement de tête. Après avoir pris Maggie dans mes bras, je me dirigeai vers la fenêtre. La nuit commençait à tomber. — J’ai faim, m’exclamai-je. Chase, prends Maggie pendant que je mets la table avec Delilah. Avant qu’il ait eu le temps de protester, je lui mis la gargouille dans les bras et lui confiai la télécommande. Puis, j’attrapai les pizzas en faisant signe à Delilah de me suivre dans la cuisine. Tandis que je posais les assiettes et les serviettes sur la table, Delilah nous servit du vin et du lait pour elle. — J’ai superfaim, dit Delilah en se léchant les babines. (Elle mit le parmesan sur la table.) Chase m’a l’air étrangement sympa ce soir. Il ne m’a pas traitée comme une bête de foire. Sourire aux lèvres, je la regardai. — Peut-être qu’en voyant la harpie, il a compris à quel point tu étais normale. En riant, elle plaça un plat de brocolis dans le four à micro-ondes et régla la minuterie. — Tu sais, même si la maison me manque, commençai-je, je dois admettre que la technologie est très pratique. J’aurais du mal à me passer de l’électricité. — Nous avions des serviteurs là-bas, rétorqua Delilah, mais il faut vraiment remercier Mère ! Au moins, nous connaissions déjà la langue et la culture américaines. Dès notre enfance, notre mère nous avait appris à parler anglais et à comprendre les coutumes terriennes. — C’est vrai. Je suppose que ça a fait de nous les candidates idéales pour cette mission. Après tout, peut-être que ce n’était pas une punition du QG… La majorité des agents affectés sur Terre traversent une longue période d’adaptation, alors que nous, nous en savions déjà beaucoup sur la vie sur Terre avant de rejoindre l’OI A. — C’est rassurant. (Delilah jeta un coup d’œil dans le couloir qui menait au salon.) Chase et Maggie se sont endormis. Elle est tellement mignonne. On peut vraiment la garder ? Son ton nostalgique me fit sourire. Quand elle était petite, Delilah ramenait toujours des animaux errants à la maison. Mère avait même demandé à Père de construire un abri dans le fond du jardin pour sa ménagerie. — Oui, on peut la garder. De toute façon, sa mère doit être en train de faire encore plus de bébés pour nourrir des démons gourmands et le QG n’en voudra pas. Je ne sais pas ce qu’en pensera Menolly, mais elle s’y fera. — Tout est prêt. On peut manger. Sur ce, elle alla réveiller Chase. Tandis qu’il se lavait les mains, je montrai à Delilah comment préparer à manger à Maggie. Nous lui donnâmes son lait avant de la coucher pour pouvoir nous mettre à table à notre tour. — Est-ce que les gargouilles sont intelligentes ? demanda Chase en attrapant sa troisième part de pizza. — Certaines, répondis-je doucement, au cas où Maggie pouvait nous comprendre. Elles peuvent être géniales comme avoir le QI d’un chat. Ça dépend beaucoup de la nourriture qu’ingurgite leur mère durant la grossesse, de leur lignage, et de la façon dont elles ont été traitées à la naissance. Étant donné qu’elle était entre les mains d’une harpie, je ne suis pas sûre que Maggie devienne plus qu’un animal de compagnie. Elle ne sera peut-être jamais capable d’entrer en stase. Dans ce cas, elle ne serait d’aucune utilité pour l’OIA. Pourtant, si l’on considérait la façon dont les gargouilles étaient traitées sur Terre, ce n’était pas une mauvaise chose. Certaines, en particulier celles à l’intelligence limitée, ne possédaient pas la faculté de se changer en pierre. Lorsqu’un fort ronflement s’éleva du lit de fortune de Maggie, Chase cilla. — Des fois, elle ressemble à un chat, et d’autres, à un cochon. — Et quand elles sont contentes, elles nasillent ! l’informai-je en jetant un coup d’œil à l’horloge. C’est l’heure de réveiller Menolly, on a un plan à échafauder. — Du moment que l’on trouve Tom Lane avant Luc le Terrible…, intervint Delilah. — Et avant qu’il nous trouve, nous ! rétorquai-je. Delilah et Chase ne trouvèrent rien à répondre. Chapitre 9 Lorsque Menolly s’étira, les perles dans ses cheveux s’entrechoquèrent. — Alors ? C’est quoi le programme de ce soir ? Elle enfila un jean moulant et un caraco avant de m’adresser un grand sourire. Comme ses canines brillaient dans la semi-obscurité, je me sentis de nouveau mal à l’aise. Elle me scruta. — Qu’est-ce qui s’est passé avec Trillian ? Il est de retour dans ta vie ? Je me laissai aller en arrière contre son lit. — Ouais, je suis faible. Jette-moi la pierre. — Tu n’aurais pas pu te caser avec l’un de nos cousins ? Ou même avec un vampire ? J’en connais quelques-uns tout à fait corrects. La lueur d’amusement dans son regard la trahissait : elle se moquait de moi. — C’est ça… J’ai autant besoin d’un amant mort-vivant que d’un autre trou dans… la tête. En parlant de vampires, Wade a appelé. On dirait qu’il a été charmé…, dis-je en la taquinant à mon tour. — Tu rigoles ? Il a appelé ici ? Elle faisait de son mieux pour paraître énervée, mais je voyais bien qu’elle était intéressée. Une lueur d’excitation brillait dans ses yeux et elle tentait de réprimer un sourire. — J’ai très bien vu ton sourire. Tu ne sais pas bluffer, alors arrête ! Si tu lui as donné ton numéro, c’est qu’il ne te laissait pas indifférente. Allez, viens, on a plein de choses à te dire. Avec Chase, on s’est chargés de la harpie aujourd’hui. Malheureusement, elle avait déjà tué Louise Jenkins et une fée exilée. Après m’avoir suivie au rez-de-chaussée, Menolly regarda Chase et prit le siège en face du sien. Quand je lui présentai Maggie, elle parut étonnamment enjouée. La gargouille dans ses bras, un sourire tendre étirait ses lèvres. Chase et moi lui racontâmes alors ce qui s’était passé avec Rina et la harpie. — On a engagé une parle-aux-morts pour interroger Rina sur Tom. — Qu’est-ce qu’elle vous a dit ? demanda Menolly. — Elle nous a donné une devinette : « Il est fou comme un lièvre, fou comme un chapelier. Rends-toi dans les bois, mais reste aux aguets. La tanière du dragon, il te faudra traverser, pour trouver les anciens qui protègent des tempêtes. » Si tu sais ce que ça veut dire, n’hésite pas ! Delilah fronça les sourcils. — Un dragon ? — Pour autant que je sache, il n’y en a aucun au nord de la côte Ouest, répondis-je. Enfin, l’OIA nous avait bien dit que les démons ne viendraient jamais sur Terre, alors on peut s’attendre à tout… Menolly ricana. — Récemment, l’OIA a fait preuve de beaucoup de négligence. Je suis d’accord avec Delilah. La solution la plus probable serait qu’un dragon vive dans le coin. Peut-être même qu’il protège Tom ? Je grognai. Nous n’avions vraiment pas besoin d’un dragon ! De nature égoïste et avide, ils faisaient de très bons mercenaires et étaient presque impossibles à tuer. Si Tom en avait engagé un pour le protéger – ou que quelqu’un l’avait fait pour lui –, alors nous devrions nous préparer à nous battre. Et aucun d’entre nous n’était capable de se mesurer à une telle créature. — D’accord, disons que c’est l’étape numéro un, proposai-je. Je me demande si Luc le Terrible et l’ensaureceleur le savent. La question est : comment trouver Tom ? Il est censé vivre près du mont Rainier, à la frontière du Parc national ou à l’intérieur. — Il est trop tard pour y aller. Les routes sont difficilement praticables : certaines parties du parc sont déjà fermées pour l’hiver. On ira demain, dit Chase. Delilah, en attendant, est-ce que tu peux m’aider à faire des recherches sur lui ? On peut faire ça à mon bureau et, demain matin, on se retrouve ici. Je conduirai. Huit heures, ça vous va ? — Parfait, répondit Delilah. Bon, vous voulez savoir ce qui m’est arrivé dans l’appartement de Louise Jenkins ? Comme je l’ai déjà dit, là aussi, la harpie avait une longueur d’avance sur nous. Plus d’une en fait. Louise était dans un sale état. Son cadavre était déjà rigide. La harpie a dû la tuer avant d’aller chez Rina. J’ai fouillé son appartement, mais je n’ai rien trouvé. Après, j’ai examiné Louise ou, du moins, ce qu’il en restait. (Un frisson la parcourut et elle secoua la tête.) Il y avait beaucoup de sang. Partout… Enfin bref, j’ai remarqué une bague à son doigt. Or et diamant. — À l’annulaire ? — Tout juste. Je me demande si Jocko ne l’aurait pas épousée sans le dire à l’OIA. S’ils l’avaient su, ils l’auraient viré. — Ou peut-être qu’ils étaient fiancés, dit lentement Menolly. Il m’a répété plusieurs fois qu’il s’habituait de plus en plus à la vie sur Terre et que, finalement, ce n’était pas si mal. Ici, on le respectait à cause de sa taille alors qu’en Outremonde, c’était l’inverse. Je me tournai vers Delilah. — Tu n’as rien remarqué d’autre ? Des photos ? Quelque chose qui prouverait le lien qui unissait Jocko et Louise ? Plissant les yeux, Delilah réfléchit. Au bout d’un moment, elle me répondit : — Son appartement était sens dessus dessous, donc je n’ai pas pu cerner sa personnalité. Il n’y avait aucune photo visible et je ne voulais pas toucher quoi que ce soit. Menolly claqua des doigts. — Attendez une minute ! Jocko tenait un journal intime. Il y a quelques semaines, je l’ai vu écrire dedans. Il était petit, avec un dessin de… une sorte de carte antique, sur la couverture. Vous avez trouvé quelque chose de ce genre dans sa chambre pendant l’enquête ? demanda Menolly en se tournant vers Chase qui semblait surpris. — Non, pas du tout. En fait, on n’aurait pas dit qu’il y habitait. J’étais étonné de constater que les géants étaient si ordonnés. Est-ce que le journal pourrait être au bar ? Une équipe infiltrée de l’OIA a fouillé son bureau, mais je ne me souviens pas qu’ils aient rapporté quelque chose comme ça. Au fait, Camille t’a parlé de ta promotion ? Clignant des yeux, Menolly secoua la tête. — Une promotion ? De quoi est-ce que tu parles ? (Son teint pâle s’illumina lorsqu’elle comprit de quoi il retournait.) Oh ce n’est pas vrai ! Ils m’ont nommée à la direction du bar, c’est ça ? — Tu as tout pigé, répondit Chase. Donc je suppose que tu dois aller travailler ce soir. Pendant que tu y es, vérifie que le journal n’est pas planqué derrière le comptoir. Amène Camille avec toi, et surtout, restez vigilantes : s’il y a une taupe, on ne l’a pas encore trouvée. Et s’il sait que tu es un agent, tu es peut-être en danger. — Chase a raison, l’interrompis-je. Jocko était le seul à savoir que nous étions sœurs, donc ce soir je serai une simple libraire sortie boire un verre. Et demain, on ira au mont Rainier. Bon, Chase et Delilah, dépêchez-vous de commencer vos recherches. Deux têtes valent mieux qu’une. Tu peux le demander à n’importe quel double troll. Delilah jeta un coup d’œil à Maggie. — Qu’est-ce qu’on fait d’elle ? — Ça devrait aller jusqu’à ce que je rentre. Elle dort à poings fermés. — OK. Chase, bouge ton cul ! Chase ne put réprimer un sourire. — Avec plaisir… mais fais gaffe à ne pas te transformer sans crier gare ! Je leur fis un geste de la main. — Dehors, vous deux ! Au moindre problème, appelez-moi sur mon portable. Une fois partis, je me dépêchai de monter à l’étage pour enfiler une jupe moulante en cuir noir et lacer mon nouveau bustier noir et magenta, me trémoussant jusqu’à ce que mes seins soient sur le point de s’en échapper. Aux pieds, je mis des bottes à bouts ronds et talons aiguilles. Puis je m’admirai dans le miroir. Wahou ! Bonne à croquer ! Nous avions besoin de tous les renseignements que nous pourrions glaner. S’il y avait une taupe dans le bar, elle ne parlerait pas à Menolly, mais à moi, peut-être. En particulier, si j’abusais de mes charmes. Après avoir entouré mes épaules d’une étole en velours, je descendis l’escalier avec précaution, en évitant soigneusement de coincer mes talons dans les nombreuses fissures du bois. Lorsque j’entrai dans la cuisine, Menolly leva la tête vers moi. Mâchoire tombante, elle toussa. — Heureusement que Trillian n’est pas là pour te voir. Je n’aurais pas réussi à te faire sortir de la chambre. — Ça risque d’arriver. J’ai du mal à m’en passer. Tu es prête ? — C’est quand tu veux, me dit-elle en me montrant ses clés de voiture. — Je vais prendre la mienne. Si on nous voit entrer ensemble, la taupe se méfiera. (Je vérifiai que j’avais tout, avant d’indiquer la porte :) Après toi ! Dehors, la nuit était orageuse. Comme d’habitude, l’ambiance du Voyageur était à son comble. On avait l’impression d’être en Outremonde : les lumières ressemblaient à des lampes à pétrole et le décor paraissait rustique, mais en y regardant de plus près, il était lustré. De longs bancs et tables accueillaient les clients, ainsi que des box, pour plus d’intimité. En plus de la pression et du vin, le barman servait des curiosités telles que les bières cryptozoïque et lutine, très chères et demandées. Le long du mur du fond, se trouvait une cage d’escalier qui menait à deux étages toujours pleins. Le portail, lui, était caché au sous-sol, où un agent montait la garde jour et nuit pour vérifier les passeports de ceux qui arrivaient d’Outremonde. Nous y avions fait nos premiers pas sur Terre. Au bar, Menolly était débordée. Sous les faibles lumières, elle travaillait comme une folle. La foule de la sous-culture HSP qui se pressait au bar adorait le fait qu’elle soit un vampire. La plupart gardaient une distance respectueuse. Ce n’était pas le cas des fanatiques du morbide. Même si les morts-vivants n’étaient toujours pas acceptés, les choses changeaient petit à petit. Bien sûr, les films d’horreur et les vampires mégalomanes n’avaient pas aidé à redorer leur blason. Prenez le cas de Dracula, par exemple. Il vivait en Outremonde jusqu’à sa déportation vers les Royaumes Souterrains, durant laquelle il avait réussi à s’échapper sur Terre. À lui seul, il avait mis un frein à toute communication entre les humains et les vampires pendant des centaines d’années. Je jouai des coudes dans la foule pour m’approcher du bar. Aux tables, des groupes de femmes, habillées tellement court qu’elles me faisaient passer pour une nonne, attendaient l’apparition d’un homme sidhe. Toutefois, il ne s’agissait pas d’observateurs de fées. Non, le club préférait se concentrer sur la magie, les étincelles, les licornes. Ces femmes, elles, voulaient faire la fête et plus si affinités. Elles se faisaient appeler les servantes des fées, et certaines – souvent les plus intéressantes – avaient tellement de succès qu’elles devenaient accros au sexe avec les Sidhes. Alors, les dieux seuls savaient quelle serait leur réaction si elles couchaient avec un Svartan. Les femmes n’étaient pas les seules à chercher un peu d’action. Des hommes se baladaient dans le bar. Mais la majorité avait conscience de n’avoir aucune chance. Menolly m’avait avertie qu’ils emballaient celles qui restaient assises toutes seules à la fin de la soirée. C’était triste, vraiment, mais en général les Sidhes ne faisaient pas attention lorsqu’on leur faisait du rentre-dedans. Je m’assis sur un tabouret en observant les alentours. Ici et là, je repérai une ou deux fées. Il y avait même quelques garous dans les recoins de la salle – reconnaissables à la lueur dans leurs yeux. Lorsque leurs regards croisaient le mien, ils me saluaient de la tête ou me faisaient signe de la main, comme pour reconnaître nos origines communes. Par où commencer ? Soudain, un picotement derrière ma nuque me mit en alerte. Je fis volte-face. Dans un box en coin, je repérai un jeune homme. Il avait l’air japonais, mais je sentais le glamour qui l’entourait. — Un verre de vin blanc, murmurai-je à Menolly lorsqu’elle s’approcha finalement de moi. Tu connais ce type ? Dans le box, là-bas ? Tandis qu’elle déposait le riesling devant moi, elle observa l’homme en question. Dans un chuchotement, elle me répondit : — C’est la première fois que je le vois ici. Je suis certaine qu’il ne vient pas d’Outremonde. Il sent le démon… et je parierais mes canines qu’il n’est pas non plus originaire des Royaumes Souterrains. Après avoir pris une gorgée de vin, je me levai de mon tabouret et me dirigeai vers sa table. À mon approche, l’homme leva la tête. Il n’était pas aussi jeune que je l’avais pensé au premier abord. Son visage était peut-être lisse et dénué de rides, mais ses yeux, eux, révélaient qu’il avait bien plus d’une vingtaine d’années. Je m’appuyai contre le mur qui séparait son box du suivant. — Cette charmante dame ne veut pas s’asseoir ? demanda-t-il. J’acceptai son invitation et me glissai dans le siège en face de lui. Alors que je tenais délicatement mon verre entre les mains, je compris que cette rencontre n’était pas le fruit du hasard. Bien que je ne sache comment ni pourquoi, il m’attendait. Au bout d’un moment de silence, l’air crépita autour de lui. De la magie. Aucun doute là-dessus. — Grand-mère Coyote m’a dit que vous auriez sûrement besoin de mon aide, commença-t-il soudain. Tandis qu’il cillait, ses yeux chocolat prirent une teinte topaze surprenante. Bingo ! Je savais bien qu’il y avait quelque chose de familier chez lui. Il sentait fortement le musc, mais sous l’odeur masculine je pouvais discerner celle, plus subtile, de l’énergie de Grand-mère Coyote qui se mélangeait à son aura – comme si elle s’était penchée sur son épaule ou lui avait donné une tape dans le dos. Face à cette nouvelle tournure des événements, je pris une gorgée de vin. — Peut-être. En jouant avec mon verre, je l’observais dans l’intention de découvrir qui il était vraiment. Menolly avait raison. Il ne venait pas des Royaumes Souterrains. J’en étais sûre. Donc, aussi charmant soit-il, il ne s’agissait pas de l’ensaureceleur. Cependant, la question demeurait de savoir s’il était de mèche avec Luc le Terrible. Dans tous les cas, il était très beau. Il avait de longs cheveux noirs, lisses et brillants, qu’il avait rassemblés en une queue-de-cheval. Il n’avait pas de poils sur le visage à l’exception d’un bouc et d’une moustache très fine, et même s’il n’avait pas une carrure de boxeur, il semblait assez musclé sous son pull vert torsadé. Hmm… il était vraiment mignon. Que pouvait-il bien porter en dessous ? Je n’allais quand même pas lui demander de se lever pour voir son pantalon. Me contraignant à sortir de mes pensées, je lui dis : — Alors, qui es-tu ? Le coin de ses lèvres se retroussa en un sourire malicieux. Les battements de mon cœur s’accélérèrent et je changeai de position. Pouvait-il lire en moi ? Il laissa échapper un léger rire. — Morio. Je viens d’arriver en ville. Morio ? C’était bien un nom japonais. — Pas d’Outremonde en tout cas, remarquai-je sans réfléchir. Si tu n’es pas un Sidhe, qu’est-ce que tu es ? (Oups… Plus grossier tu meurs ! En Outremonde, la pire des impolitesses était de demander à quelqu’un ce qu’il était dès la première rencontre. J’essayai donc de me rattraper :) Désolée… je suis très impolie. Moi, c’est Camille. Alors comme ça, Grand-mère Coyote t’a envoyé vers moi ? Comment savais-tu que je serais là ce soir ? — Je t’ai suivie depuis chez toi. Il écarta de son visage une mèche de cheveux, échappée de sa queue-de-cheval. Merde, ça voulait dire qu’il savait que Menolly et moi nous connaissions. Il valait vraiment mieux qu’il soit de notre côté. — Tu m’as surveillée ? Je n’apprécie pas trop ça. Morio haussa les épaules. — Tu ne t’en serais pas aperçue si je ne te l’avais pas dit, donc ne t’en fais pas pour ça. Je suis arrivé du Japon hier. (Il observa la taverne.) Ça fait longtemps que je n’étais pas venu ici. Le géant a disparu. (Après un geste rapide vers Menolly, il se pencha vers moi.) Je ne révélerai pas ton secret. Ni le sien. Je pris une grande inspiration. Une interrogation directe ne marcherait pas avec lui. — Qu’est-ce que tu veux de moi ? Il traça un motif compliqué sur la table. Je me tendis, ça ressemblait à un sort. Toutefois, comme je ne sentais aucune magie en émaner, j’essayai de me calmer. — La question n’est pas ce que je veux de toi, mais ce que je peux faire pour toi, nuança-t-il. — Et qu’est-ce que tu peux faire pour moi, au juste ? A mon tour, je me penchai et me rendis compte des sous-entendus que j’impliquais. — Je peux t’aider à trouver ce que tu cherches, répondit-il. Je connais la forêt. Je sais suivre une piste, flairer, chasser. Il releva la tête, son regard plongé dans le mien. Désorientée, je sentis alors son sourire se déverser dans mes veines comme du bon vin, tandis que l’énergie de la forêt nous entourait. Sombre et profonde, ancienne et sauvage, elle tissait une cape autour de ses épaules. — Mais si tu veux autre chose, je suis sûr qu’on peut s’arranger. Alors que je reprenais mon souffle, je compris qu’il était un esprit terrien et qu’il faisait partie de ce monde. — Grand-mère Coyote t’a appelé de notre part ? Autre sourire, autre plongée dans le kaléidoscope tourbillonnant de feuilles, brindilles et racines profondément ancrées dans le sol. — Pas exactement. Elle m’a montré ceux qui menacent ce monde. Mon monde. Je suis à ta disposition. Donne-moi quelque chose à faire. Tandis qu’il levait son verre pour trinquer avec moi, je l’imitai, ne sachant pas quoi dire. Mon dilemme fut résolu lorsque Menolly attira mon attention. Elle n’avait pas levé le petit doigt, mais nous étions sœurs et je pouvais sentir quand elle m’appelait. Je me tournai vers le bar, où elle se tenait, un carnet à la main. Un journal de bord avec un élastique en guise de fermeture. Celui de Jocko. — Tu devrais aller lui parler, je t’attends ici, me dit Morio. Les yeux rivés sur mon nouveau compagnon, je me levai lentement. Il me vint alors à l’esprit que Morio m’avait affectée comme aucun homme n’avait pu le faire depuis ma rencontre avec Trillian. Quant à savoir si c’était une bonne ou une mauvaise chose, il faudrait attendre. Quand je m’approchai du bar, Menolly m’adressa un regard perplexe. Je lui demandai un autre verre de vin avant de me pencher sur le comptoir. — Il faut qu’on parle. — Je ne peux pas faire de pause tout de suite, et après, j’aimerais faire un tour dans la salle pour voir si je peux reconnaître la personne qui aide Luc le Terrible. Tu n’as qu’à prendre le journal. Au fait, c’est qui ce beau gosse ? Par pitié, ne me dis pas qu’il est du côté de l’Ombre Ailée ! En haussant un sourcil, je jetai un coup d’œil vers Morio qui leva son verre dans ma direction. — Je n’en suis pas encore certaine… C’est Grand-mère Coyote qui nous l’envoie. S’il est un démon, il est lié à la Terre. En tout cas, je suis certaine qu’il n’a rien à voir avec nos grands méchants démons. Je les aurais sentis sur lui. — Ah oui ? (Menolly remplit mon verre puis le poussa sur le comptoir avec le journal.) Je vous ai observés. Il se passe quelque chose d’intéressant entre vous deux. Je serais curieuse de savoir ce qu’il est… peut-être un sorcier ? Je secouai la tête. — Je ne pense pas, mais je ne peux pas en être sûre. OK, j’y vais. Je l’emmènerai sûrement avec moi. — Vous aurez besoin d’une couverture ? demanda-t-elle en ricanant. J’étais sur le point de lui lancer une repartie cinglante, quand je m’arrêtai. Qui essayais-je de persuader ? — Ça ne me dérangerait pas de découvrir ce qui se cache sous ses vêtements, je l’admets. Au fait, il s’appelle Morio. S’il m’arrive quelque chose, tu n’auras qu’à aller demander des explications à Grand-mère Coyote. Après avoir mis le journal dans mon sac et vidé mon verre, je retournai vers le box où je fis signe à Morio. — Tu viens ? Sans un mot, il se leva, glissa son sac sur son épaule et me suivit. La pluie tombait si fort que je frissonnai ; j’avais l’impression que mes jambes subissaient l’attaque d’un essaim d’abeilles. Morio, lui, n’avait pas l’air de s’en apercevoir. Par contre, il savait très bien où je m’étais garée et me guida jusqu’à ma propre voiture. Tandis que je déverrouillais les portes, je me demandai si je n’étais pas un peu folle de prendre le volant avec cette étrange créature à mes côtés. Je pris une grande inspiration pour me calmer avant d’attacher ma ceinture et attendis qu’il fasse de même. — Tu retournes chez toi ? demanda-t-il. Je lui lançai un regard furtif. — Pourquoi ? — C’est ce qui semble le plus logique. Tu as besoin de dormir pour te préparer à demain. On part à la recherche de Tom Lane, non ? Je soupirai. — Écoute, j’ignore ce que tu es, ou comment tu en sais autant, mais, impolitesse ou non, j’ai besoin de réponses franches. Tu dis que Grand-mère Coyote t’a parlé de moi, que tu as espionné notre maison, et tu connaissais ma voiture ! Qu’est-ce qui se passe ? Ses lèvres s’étirèrent alors en un sourire sincère et charmeur qui me donna envie de l’embrasser. — Camille, tu as vraiment un sale caractère… Charmée ou non, j’étais sur le point de le laisser sur le bas-côté lorsque j’aperçus quelque chose se précipiter vers nous depuis l’allée. Quand une grande ombre noire sauta sur le devant de la voiture et frappa le pare-brise avec une pierre, je restai bouche bée. La vitre trembla sans toutefois éclater. Mais une fissure s’étira sur toute sa largeur. En état de choc, je regardai bêtement la créature qui se dressait, menaçante, dans la lumière de mes phares. Du moins, jusqu’à ce que je comprenne qu’elle se dirigeait vers moi. — Putain de merde ! criai-je. Je me rendis alors compte que Morio me tirait vers son siège par le poignet. Une fois la porte grande ouverte, nous fûmes dehors en un éclair. — Cours ! me dit-il en me poussant vers l’intersection éclairée. Cours ! A peine avais-je fait quelques pas, que mon talon se coinça dans un trou du trottoir. Je tombai, tête la première, sur le béton. Le gravier mouillé s’enfonça dans mes paumes et mon menton. Je tressaillis. Après avoir enlevé mes chaussures, je me relevai. Derrière moi, je ne distinguais que des formes indistinctes. Puis, au milieu de l’orage, j’aperçus Morio. Notre agresseur avait disparu. Morio observa les alentours avant de se tourner vers moi. Il essayait de ranger quelque chose dans son sac. J’aperçus un objet rond en ivoire avec des yeux rougeoyants. Un crâne ? Je ne pouvais pas en être certaine, mais ça y ressemblait fortement. Quand il eut refermé son sac, il pencha la tête en arrière pour renifler l’air. Au bout d’un moment, il revint vers moi et me tendit la main. Encore sonnée, je l’acceptai. Il me prit alors dans ses bras avec aussi peu de difficulté que si j’avais soulevé Maggie. Visiblement, Morio était beaucoup plus fort qu’il en avait l’air. — Qu’est-ce que c’était que ce truc ? demandai-je, sans protester. Il avait probablement ses raisons et je ne pouvais faire aucune objection dans la position qui était la mienne. En fait, elle était même très agréable. — Un métamorphe. Lié à la terre, sûrement de mèche avec des forces obscures. Je l’ai repoussé mais il ne va pas tarder à revenir. Viens, il faut qu’on parte d’ici avant qu’il ramène du renfort. Il me porta jusqu’au siège conducteur. Aussitôt installée au volant, derrière le pare-brise fissuré, je démarrai et appuyai sur le champignon. En chemin, comme Morio gardait le silence, je décidai d’attendre d’être à l’abri pour poser des questions. En revanche, il fallait que je prévienne Menolly. Je sortis mon téléphone et appuyai sur le 3 pour composer le numéro enregistré. Deux sonneries plus tard, ma sœur décrocha. — Écoute, on a un problème. — Morio ? Elle avait toujours été directe et efficace. — Non. On rentre à la maison. On a été attaqués par un métamorphe après avoir quitté le bar. Il n’était pas très loin du Voyageur, alors fais attention ! Demande à quelqu’un de confiance de te raccompagner à ta voiture quand tu auras terminé. S’il le faut, appelle Chase, mais je ne suis pas sûre que les balles auront un effet sur cette chose. Appelle-moi avant de partir et de nouveau sur la route. Je perçus l’hésitation dans sa voix. — Tu es sûre que tu ne cours aucun danger avec Morio ? Même si elle ne pouvait pas me voir, je secouai la tête en riant. — Je ne suis sûre d’être en sécurité nulle part, lançai-je. À plus tard ! Le reste du trajet se fit sans anicroche. En remontant l’allée qui menait à la maison, je contrôlai les sorts de protection que j’avais disposés autour de la propriété. Ils brillaient en ses quatre coins, d’une blancheur douce qui s’estompait difficilement. Ils ne réagirent pas à la présence de Morio, donc il ne pouvait pas être si mauvais que ça. Une fois garée, je coupai le moteur. Dieux merci, nous étions rentrés en un seul morceau. Mais, si Morio avait découvert notre maison, n’importe qui pouvait le faire. Mes pensées se tournèrent vers Maggie qui était toute seule. Pieds nus, je me précipitai vers le porche. Les mains tremblantes, je parvins à ouvrir la porte et à entrer dans le hall obscur. Morio se tenait juste derrière moi. — Je vais t’aider à fouiller la maison, proposa-t-il comme s’il habitait ici. — D’accord, tu peux aider mais ne mets pas ton nez dans les affaires qui ne te concernent pas, OK ? Ne tente rien de mystérieux. Il haussa les épaules. — C’est bien, le mystère, ça garde l’âme en bonne santé. Après vous, gente dame. Ensemble, nous inspectâmes la maison de haut en bas, excepté le sous-sol. Dissimulée derrière la bibliothèque, l’entrée était suffisamment hors de portée. Le repaire de Menolly était sacro-saint. Quand nous retournâmes dans le salon, certains que personne ne se cachait dans le placard du hall ou sous les lits, Morio déposa son sac sur la causeuse avant de s’asseoir en position du lotus à côté. Très souple, pensai-je en me demandant de quelles autres façons il pouvait l’être. Mon corps avait sauté dans le train que mon esprit avait mis en marche. Je lui offris à boire, il accepta une bière. Alors que je la lui tendais, il me scruta des pieds à la tête d’une manière qui ne me déplaisait pas. Je me passai la langue sur les lèvres. J’avais l’habitude d’attirer le regard des hommes – surtout à cause de la taille de ma poitrine –, mais lui avait quelque chose de différent qui pourrait conduire à bien plus. Si tôt après la visite de Trillian, je n’étais pas sûre que ce soit une bonne idée. Je m’assis dans le fauteuil. — Toute politesse mise à part, si tu me disais qui tu es ? Il ne put réprimer un sourire. — Je vois que tu ne seras pas satisfaite d’une simple explication. — Pas à propos de toi. Accouche, comme on dit ici. Il haussa les épaules. — Tu connais mon nom – Morio – et je t’ai dit la vérité. Grand-mère Coyote m’a envoyé pour t’aider. Je suis un yokai-kitsune. — Kit quoi ? Pour ce que j’en savais, ça aurait pu être le nom d’un clan familial, d’une tribu ou d’une fraternité secrète quelconque. — Yokai-kitsune. « Démon renard » serait la traduction la plus proche. Démon ? Oh merde ! D’un bond je me levai à la recherche de l’arme la plus proche. Les épées en argent que Père nous avait offertes reposaient en sécurité dans un meuble du petit salon. Puisque la seule chose dont je pouvais me saisir était le coussin du divan, je levai les mains pour appeler l’énergie de la lune, espérant qu’elle ne me ferait pas faux bond. Il haussa un sourcil. — Tu comptes m’attaquer ? Ce n’est pas très sympa… Hésitante, je le jaugeai du regard et attendis : — Tu es sûr que tu ne viens pas des Royaumes Souterrains ? Pourquoi est-ce que Grand-mère Coyote t’a envoyé ici ? Morio ricana. — Non, je ne viens pas des profondeurs. Elle m’a envoyé parce qu’il est clair que vous ne pouvez pas gérer la situation tout seuls. Si je venais des enfers, à l’heure qu’il est, tu serais carbonisée et je jouerais avec tes os. (Il tapota le fauteuil à côté de lui.) Maintenant, arrête tes histoires et reviens ici ! Tous des arrogants, des lèche-bottes – un coup d’œil à son visage suffît à m’interrompre. Il attendait patiemment que je lui obéisse. J’avais envie d’aller bouder dans la cuisine. Toutefois, la situation allait de mal en pis. Nous aurions besoin de toute l’aide que nous pourrions trouver. Soupirant, je m’assis à ses côtés. Satisfait, il me sourit. — Bien. Tu sais écouter. Je disais donc que je suis un yokai-kitsune. Je suis originaire du Japon, mais je suis déjà venu plusieurs fois aux États-Unis. Je devais une faveur à Grand-mère Coyote, c’est pour ça qu’elle a fait appel à moi. Elle veut que je t’aide à trouver les sceaux spirituels. Maintenant que je sais ce qui se passe, je suis content de pouvoir être utile. Personne n’essaie d’envahir mon monde sans en subir les conséquences. J’observai attentivement son visage. A présent, de plus près, je m’aperçus que ses oreilles et ses dents étaient très pointues pour un humain. Toutefois, contrairement à mon père, il n’était pas une fée. — Tu dis que tu es un démon ? demandai-je. — Façon de parler. Démon, esprit de la nature : choisis celui qui te plaît. Les termes ne sont pas importants. Ce qui l’est par contre, c’est que je ne suis pas humain, même si je prends pratiquement tout le temps cette forme. — Garou ? Il secoua de nouveau la tête. — Non. Démon. Comme je compris que je ne réussirais pas à en tirer davantage, je changeai de sujet. — Je croyais que Grand-mère Coyote n’intervenait jamais. — Pas en personne, mais elle peut demander à d’autres de le faire. L’Ombre Ailée menace l’équilibre. Les sorcières du destin n’apprécient pas que l’on détraque leurs balances. (Ouvrant son sac, il sortit l’objet qu’il tenait plus tôt. Il s’agissait bien d’un crâne.) Ceci est mon familier. J’en ai besoin pour prendre mon apparence humaine. Si je le perds, à ma prochaine transformation en renard, je serai bloqué sous cette forme jusqu’à ce que je le récupère. On me l’a donné à la naissance. Je te le dis au cas où tu aurais l’idée de t’en servir pour l’un de tes sorts. Je rougis. — Je n’y avais même pas pensé, rétorquai-je. Pourtant, dans le fond de mon esprit, je me rappelai que je devais toujours un doigt de démon à Grand-mère Coyote, et l’un d’eux était assis dans mon salon. Mais j’étais une bonne hôtesse. Je n’allais pas assommer ce gars pour lui piquer son crâne et encore moins lui couper un doigt, surtout pas après avoir accepté son aide dans notre combat contre l’Ombre Ailée. Et puis, certaines parties de son corps m’intéressaient davantage… — Alors qu’est-ce qu’elle t’a dit ? — Tout ce que j’ai besoin de savoir. Vous êtes à la recherche des sceaux spirituels qui ont été perdus. Si vous ne les trouvez pas avant l’Ombre Ailée, vous serez dans de sales draps. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi l’OIA n’intervient pas avec la grosse artillerie pour régler le problème. — Parce qu’ils en sont incapables. La voix qui nous parvint de la porte d’entrée nous fit tous les deux sursauter. Le souffle court, je me relevai brusquement. Trillian. Encore. Et il n’avait pas l’air très content de voir Morio ici. Chapitre 10 — Arrête ça ! Sonne, la prochaine fois ! Tandis qu’il entrait et se glissait sur une chaise, je lui jetai un regard noir. Après s’être brièvement tourné vers Morio, il ne me quitta pas des yeux. — Pourquoi ? me demanda-t-il. Tu sais très bien que tu vas me laisser entrer, alors pourquoi perdre du temps en mondanités dépassées ? — Voilà une raison pour laquelle nous ne sommes plus ensemble ! rétorquai-je, exaspérée. — On était ensemble pas plus tard que la nuit dernière, et si je me souviens bien, tu ne t’en es pas plainte. (Il se tourna vers Morio.) Je me présente : Trillian, l’amant de Camille. — Ça suffit ! J’ai peut-être dérapé en couchant avec toi, mais tu n’es pas mon amant. Plus maintenant. (Je soupirai.) Tu es arrogant, grossier et terriblement malpoli. — Où est-ce que tu veux en venir au juste ? me demanda-t-il en me scrutant. (En colère, je me détournai pendant qu’il continuait :) L’OIA ne peut pas intervenir directement parce que la reine a tellement la tête dans le cul qu’elle ne voit pas ce qui se passe. Quant aux généraux, ils sont confortablement installés dans leurs maisonnettes avec leurs doses d’opium, leurs festins et leurs orgies. Même s’ils apprennent ce qui arrive, les troupes ne sont pas entraînées au combat. Je déteste avoir à vous dire ça, mais cette armée de pacotille se perdrait dans une boîte. Notre seul espoir est le subterfuge, car, quand la famille royale se rendra compte que quelque chose cloche, l’Ombre Ailée aura déjà trouvé les sceaux spirituels et il sera trop tard. Observant la pièce, il se laissa aller en arrière. — C’est Père qui t’a dit tout ça ? Si c’était le cas, on était vraiment dans de sales draps. — Ton père n’est pas le seul à le penser. Le vent apporte de mauvaises nouvelles pour la reine. Même après des millénaires, les vieux ennemis ne disparaissent jamais. Il faut qu’elle se souvienne de ceux qu’elle a combattus dans le passé. (Au bout d’un moment, Trillian regarda Morio.) Alors comme ça, c’est la vieille sorcière qui t’envoie ? Un louveteau venu faire le travail d’un homme ? Je suppose que c’est mieux que rien… — Yokai-kitsune, si tu veux bien. (Morio se hérissa et ses pupilles se dilatèrent.) Je sais ce que tu es. J’ai déjà croisé les tiens dans lés montagnes au nord. Ne me pousse pas à bout, Svartan ! Génial, un match de testostérone ! Tout à fait ce dont j’avais besoin. — Du calme, vous deux. Morio, j’accepte ton aide. Mes sœurs seront d’accord avec moi. Trillian, arrête un peu ! Haussant les sourcils, il me gratifia d’un long sourire sensuel. — Tu acceptes aussi mon aide ? Comme hier soir ? Ses yeux brillaient. Oh oh. Avec une grande inspiration, je me forçai à secouer la tête. L’instant d’après, Trillian s’était glissé près de moi. Ses doigts me caressaient le bras. — Arrête ! — Tes émotions sont transparentes…, commença-t-il, mais, avant qu’il ait pu finir sa phrase, Morio m’avait attrapée par le poignet pour m’extraire de l’emprise de Trillian. — Laisse-la tranquille. Il est clair que la demoiselle ne veut pas de tes avances. Le regard noir, Morio me poussa derrière lui. — Tu dépasses les bornes, le louveteau ! Tu ferais mieux de ne pas fourrer ton nez dans les affaires qui ne te concernent pas. Mains sur les hanches, Trillian se tenait prêt à l’attaque. Je savais qu’il avait un long couteau dans une botte et j’avais le sentiment qu’il utilisait des armes plus modernes maintenant qu’il venait sur Terre. La dernière chose dont j’avais besoin, c’était qu’il tire sur Morio avec un revolver volé. — Ça suffit ! (Excédée, je me plaçai entre eux et les fusillai du regard jusqu’à ce qu’ils reculent.) Calmez-vous, les mecs. Je suis sérieuse. Lorsqu’ils furent de nouveau assis, grincheux et se regardant comme des chiens bagarreurs, je me dirigeai vers la cuisine. — Je vais voir comment va Maggie. Si l’un de vous recommence, je vous massacre tous les deux. Et vous savez que vous pouvez compter sur les effets indésirables de mes sorts… Vous pourriez être transformés en boules de poils que je n’en aurais rien à faire ! Un sourire narquois aux lèvres, Trillian me regarda intensément avant de reporter son attention sur Morio. Quand je fus sûre que la trêve était établie, j’entrai dans la cuisine. Maggie dormait en boule sur une vieille couverture dans son carton. A la vue de son petit corps couvert de fourrure duveteuse rousse, noire et blanche, ma colère se dissipa. À la naissance, les gargouilles étaient petites. Elles grandissaient si lentement qu’elle mettrait des années à acquérir sa taille adulte. Je m’agenouillai près d’elle pour la caresser doucement. Elle nasilla dans son sommeil. En fait, j’avais toujours voulu avoir un chat – noir, qui n’avait pas tendance à se transformer en humain – mais les félins n’aimaient pas la compagnie de Menolly. Quant à Delilah, elle serait jalouse et défendrait son territoire. Maggie était le compromis idéal. Elle n’aurait pas peur des vampires, sauf si elle avait déjà été maltraitée par l’un d’eux, et Delilah ne se sentirait pas menacée. Nous n’avions vraiment pas besoin d’une dispute de litière. Maggie se retourna, cligna des yeux, et se rendormit aussitôt. Après avoir vérifié qu’il y avait de l’eau dans son bol, je lui découpai un peu de viande et rajoutai du pain et du lait. Alors que je posais la coupelle près de son carton, Maggie ouvrit les yeux et regarda par-dessus. Elle laissa échapper un petit « mouf » suivi d’un bâillement quand je la soulevai. Elle lapa l’eau et la nourriture. Une fois qu’elle fut repue, en lui caressant le ventre, je la portai à l’extérieur où je la posai par terre. Elle fit ses besoins dans l’herbe, près des marches. Puis je la pris de nouveau dans mes bras pour rentrer. Ses ailes ne seraient pas capables de supporter son poids avant longtemps et je ne voulais pas qu’elle crapahute dehors toute seule. Après l’avoir remise dans son carton, je me versai un verre de vin, et retournai au salon, où, je l’espérais, Trillian et Morio avaient su se maîtriser. Apparemment, ils s’étaient lassés de m’attendre et avaient commencé à discuter pour meubler le silence. — La reine ne comprendra jamais l’ampleur du danger que nous courons, expliquait Trillian. Elle est trop dépendante de ses rêves d’opium pour s’en apercevoir. Le commandant général essaie de faire bouger les choses mais on lui met sans arrêt des bâtons dans les roues. La dernière assemblée des dirigeants a été une farce. Les hommes quittent la Garde en masse à cause du manque d’organisation et de l’absence d’une direction claire. De plus, les loyautés divergent à l’OIA. — Quoi ? demandai-je. Où est-ce que tu as bien pu entendre ça ? — Je ne parle pas seulement à ton père, rétorqua-t-il en ricanant. J’ai mes propres espions. Un des membres du conseil est un ami. Je suis sérieux, Camille. N’espère pas recevoir de l’aide de la Cour et la Couronne : au fil du temps, ils ont tous sombré dans la corruption, à tel point que maintenant personne n’a assez d’autorité pour faire bouger les choses. Du moins, pas encore. Je relevai vivement la tête pour le regarder. Pas encore ? Trillian ne disait rien à la légère. Toutefois, tant que je ne savais pas de quoi il retournait, je ne ferais aucun commentaire. Ma confiance en Morio était encore limitée. Je ne pouvais être sûre qu’il ne répéterait pas ce qu’il avait entendu. Et si la reine apprenait que ses compétences étaient mises en doute, nous étions morts… ou nous prierions pour l’être. Lethesanar était une experte pour persuader ses prisonniers que la mort n’était pas une si mauvaise chose. Un certain nombre de ses ennemis choisissaient d’ailleurs cette solution : se suicidant de n’importe quelle façon avant qu’elle revienne s’amuser avec eux. — Tu veux dire que l’OIA va devoir se débrouiller seule ? Trillian baissa la tête. — Ce que je veux dire, c’est que l’OIA fera tout son possible pour vous aider, mais sûrement pas pour très longtemps. Ne leur fais pas confiance, et surtout, ne compte pas sur la Cour et la Couronne pour assurer tes arrières. Avec un long soupir, je me laissai tomber sur ma chaise. Ma famille n’avait jamais été assez proche de la Cour pour en connaître les rouages internes. La présence de Mère avait suffi à mettre Père sur le carreau. De même, en tant qu’agents non gradés, mes sœurs et moi n’étions pas au courant des relations entre la Cour et la Couronne et l’OIA. Tout à coup, je regrettai que mon père ne soit pas à nos côtés. Il savait quelque chose, sinon il ne nous aurait pas envoyé Trillian. Pourtant, j’étais bien consciente qu’il prendrait son temps pour nous dire de quoi il retournait. Père était loyal envers sa Garde bien-aimée. Ce qui se tramait devait vraiment être mauvais, pour qu’il confie à Trillian la nécessité de garder ces informations confidentielles. — Et maintenant ? demanda Morio alors que Delilah entrait précipitamment. Après avoir claqué la porte, elle se tourna vers nous et nous dévisagea. — Je vois que nous avons de la compagnie, remarqua-t-elle en posant son sac sur une chaise. Je l’observai. Quelque chose était différent, je n’arrivais simplement pas à savoir quoi. Elle avait les joues rouges, mais, comme la température commençait à baisser, c’était peut-être l’œuvre du froid. Non, il y avait autre chose. Elle marchait différemment et elle semblait à bout de souffle. Soudain, je compris. Chase et Delilah avaient couché ensemble ! Le même Chase qui me draguait depuis des mois, effrayé à l’idée qu’un chat-garou puisse exister, s’était tapé ma sœur ! Je la pris par le bras. — Viens par là, j’ai besoin de te parler. Trillian grogna. — Tu me laisses encore avec le méchant loup ? — Renard, imbécile : je suis un yokai-kitsune, pas un vulgaire lycanthrope ! rétorqua Morio en levant les mains. Sous mes yeux, ses ongles s’étirèrent en de longues griffes et ses yeux se mirent à étinceler. — Du calme, les garçons ! (Je m’interposai de nouveau.) Est-ce que je dois engager une baby-sitter pour que vous agissiez de façon civilisée ? L’espace d’un instant, Morio me scruta avec un regard insolent avant de rétracter ses griffes. — Aucun problème, Camille. Pas du genre à se laisser dépasser, Trillian se précipita pour ajouter : — On sera sages. Va faire ta pipelette ! Visiblement perplexe, Delilah les regarda, pendant que je l’entraînais dans la cuisine où nous nous assîmes à côté de Maggie. Delilah la caressa un moment puis prit une grande inspiration. Elle plongea alors ses yeux dans les miens. — Tu sais, pas vrai ? Tu t’en es aperçue ? Elle baissa la tête. — Évidemment. J’ai tout de suite senti son odeur sur toi. (L’eau de Cologne de Chase émanait encore de sa peau. Je passai un bras autour de ses épaules.) La seule chose qui m’importe, c’est que tu sois heureuse et en sécurité. Il ne t’a pas fait mal au moins ? Elle écarquilla les yeux. — Mal ? Non, pour tout te dire, je l’ai griffé sans le faire exprès. Comme elle dégrisait, une pensée me traversa soudain l’esprit. — Oh non, tu ne lui as pas… ? Je savais à quoi nous menait cette conversation, et je n’étais pas sûre de vouloir aborder ce sujet. Delilah eut l’air scandalisée. — Non ! Du moins, pas durant… Ça s’est passé après, sûrement à cause de la tension. Je me suis transformée dans ses bras. Chase a eu tellement peur qu’il est tombé du lit ! dit-elle en riant. Je réprimai un éclat de rire. Ce vieux Chase avait dû avoir un choc ! Les humains sous-estimaient le pouvoir du sexe sur les fées, même demi-fées. En Outremonde, plus de personnes avaient perdu la vie à cause du désir primal que durant toutes les guerres réunies. — Tu es fâchée ? (Delilah farfouilla dans le placard à la recherche d’un paquet de chips qu’elle ouvrit avec les dents.) Je sais qu’il te drague depuis longtemps. Je n’étais pas sûre que… — Tu sais parfaitement que Chase ne m’intéresse pas, l’interrompis-je en attrapant le paquet. (Je pris une poignée de chips.) Mais tu étais… encore… vierge. Tu vas bien ? Au moins, elle n’avait pas à s’inquiéter de tomber enceinte ou d’attraper une maladie : avant notre départ, nous avions rendu visite à la Mère Médecin pour qu’elle interrompe temporairement notre fertilité et nous protège des maladies par magie. Toutefois, son état émotionnel pouvait être en danger. Elle hocha la tête. — Oui, je vais bien. Je ferai attention, ne t’inquiète pas. C’était ma première fois, et même si je l’ai fait avec un HSP, je connais les risques. Environ un Sidhe sur dix mille devenait fou à lier à la suite de son premier rapport sexuel. En général, il passait le restant de ses jours à parcourir le monde, comme un prophète un peu cinglé. — En fait, Chase est adorable, ajouta-t-elle. Et puis, j’avais envie de savoir ce que c’était. — Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ? Il a été à la hauteur ? Après avoir sorti une bouteille de lait du réfrigérateur, je lui en servis un verre. — Je n’ai pas vraiment d’éléments de comparaison, répondit-elle en acceptant la boisson. C’était sympa, mais rien d’extraordinaire non plus, je ne comprends pas pourquoi on en fait tout un plat. Pour tout te dire, je m’amuse plus quand je chasse la souris… Bien sûr, pour ne pas froisser l’ego de Chase, je lui ai dit que c’était génial. Je l’observai. L’inspecteur devait vraiment être un mauvais coup ! D’habitude, lors de rapports sexuels, à côté des Fae, les actrices porno ressemblent à Pollyanna. Ou peut-être était-ce parce que Chase était humain et que Delilah… eh bien… ne l’était qu’à moitié. Quoi qu’il en soit, j’espérais simplement qu’elle n’aurait pas de regrets. — Du moment que tu vas bien… Nous avons des problèmes plus importants sur les bras. (Je lui expliquai ce qui s’était passé au bar et avec le métamorphe.) Donc, grâce à Grand-mère Coyote, Morio est là pour nous aider ; par contre, on ne pourra apparemment pas compter sur l’OIA et la Cour et la Couronne. Je ne sais pas ce qui se trame là-bas, mais ça ne présage rien de bon. Delilah était sur le point de dire quelque chose lorsqu’un grand fracas nous parvint depuis la porte d’entrée. Je la suivis en courant. — Idiot, ne le tue pas ! Par les dieux, il s’enfuit… tu fais tout de travers ! Je vais le chercher, criait Morio. Dans le hall, Delilah et moi entrâmes en collision. La porte était grande ouverte. Trillian se tenait sur le porche, une veste à la main, et l’air perplexe. Morio, lui, courait dans l’allée plus vite que n’importe quel humain ou fée que j’aie jamais vu. Malheureusement, je ne distinguais pas ce qu’il poursuivait. Est-ce que le métamorphe nous avait trouvés ? La créature ne portait pas de vêtements, j’en étais sûre. Sans un mot, je pris la veste des mains de Trillian. Après avoir jeté un coup d’œil à Morio qui avait abandonné la course-poursuite et revenait vers la maison, je fis signe à Delilah de me suivre. Installées dans le salon, nous trouvâmes deux choses dans le manteau : un couteau et un petit carnet. Lorsque j’enclenchai un mécanisme caché, une lame de vingt centimètres en jaillit, manquant de peu mes doigts. — Sympa, le couteau de poche, lançai-je, le regard rivé sur l’arme. (Tandis que je fermais les yeux, j’examinai son énergie. Pas d’aura dangereuse, mais elle ne semblait pas très nette malgré tout. Aucun signe de lumière démoniaque ou de feu féerique.) Je crois que nous avons eu affaire à un humain, dis-je. Le couteau n’a pas été modifié. Il n’y a pas de traces de magie à l’intérieur. Delilah parcourut le carnet. — Il y a un nom devant : Georgio Profeta. Mais pas d’adresse ni de numéro de téléphone. Tout à coup, elle eut l’air d’avoir le souffle coupé. Je me penchai par-dessus son épaule. Là, en petits caractères d’imprimerie, se trouvait un extrait de ce que nous avions lu au sujet des sceaux. En dessous, avait été scotchée une photo d’un énorme dragon, long comme un serpent, d’un blanc éclatant, à côté d’un bûcheron épuisé. La légende disait : Tom Lane. Je regardai Delilah. — C’est quoi ce cirque ? Après lui avoir pris le carnet des mains, je parcourus le reste de son contenu. À l’exception de quelques poèmes incompréhensibles, il n’y avait pas plus d’informations sur le sceau spirituel et la photo. J’observai cette dernière à la lumière. Le dragon semblait être un mélange des races occidentales et orientales : une bête blanche avec un corps de serpent, des ailes majestueuses, de longues moustaches et des cornes. Quant au bûcheron, c’était un très grand homme, au regard sauvage, à la barbe mal entretenue et aux longs cheveux flottant au vent. — Il a l’air envoûté, remarqua Delilah. Je ne sais pas, il y a quelque chose dans ses yeux… Je l’examinai de plus près. Elle avait raison. Une lueur outremondienne brillait dans son regard. C’est alors que j’aperçus une chaîne autour de son cou. — Tu veux parier que cet homme est bel et bien Tom Lane ? S’il porte ce sceau depuis longtemps, ça a sûrement eu un effet sur son esprit. Morio et Trillian choisirent ce moment pour passer la porte. Je leur fis signe de s’installer dans le salon. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — C’est ce que j’aimerais savoir, répondit Trillian. J’ai entendu du bruit sur le porche, on est allés voir et on est tombés sur cette fouine. Mais petit loup, ici présent, l’a perdu. Morio lui adressa un regard assassin. — Renard, Svartan. Je suis un renard ! C’est vrai, je l’ai perdu. Je n’ai jamais vu un humain aussi rapide et c’est la première fois que je perds une odeur aussi vite. C’est comme s’il s’était évanoui dans la nature. Et puis, ça ne se serait pas produit, si toi, tu avais réussi à le retenir ! (Il se tourna vers moi.) Cet idiot a attrapé le manteau au lieu du gars à l’intérieur ! Il s’est simplement faufilé hors de son vêtement et s’est carapaté. — Comment j’aurais pu savoir qu’il était aussi glissant ? (Trillian posa un doigt menaçant sur la poitrine de Morio.) Ce n’est pas comme si tu avais été d’un grand secours… — On recommence : du calme ! (Ma voix sembla résonner dans la pièce. Tandis qu’ils se séparaient, Trillian et Morio se lançaient des regards accusateurs. Une fois qu’ils furent chacun dans leur coin, je continuai :) Étant donné que mes protections n’ont pas bougé, il ne doit pas représenter une menace. On cherchera son identité demain. Chase pourrait mener son enquête avant de venir nous rejoindre. En attendant, Trillian, toi et Morio allez monter la garde à tour de rôle. Faites attention que personne n’entre. Delilah, avant d’aller te coucher, téléphone à Menolly pour vérifier qu’elle va bien. Le métamorphe se balade toujours. Quant à moi, j’ai besoin de dormir pour recharger mes batteries. Le combat avec la harpie m’a mise KO. J’ai du mal à garder les yeux ouverts. Tout à coup, le poids de la journée semblait me tomber dessus. J’avais vraiment besoin de m’allonger dans un endroit calme et sombre. Alors que je me dirigeais vers l’escalier, je me sentis reconnaissante qu’il y ait une rambarde, que Delilah habite au deuxième étage et pas moi, et que quelqu’un se charge de la surveillance à ma place. Une fois dans ma chambre, je me déshabillai et me glissai sous les couvertures, après avoir vérifié que la porte de la terrasse était verrouillée et que personne ne se cachait dehors. Quelques secondes plus tard, mes paupières se fermèrent et je m’endormis. Je ne sais pas combien de temps s’était écoulé lorsque je sentis une présence dans la pièce. Encore assoupie, je me débattis à travers les différents niveaux de conscience pour me réveiller, tandis que diverses images du métamorphe, de la harpie et de Luc le Terrible me traversaient l’esprit. Au moment où mes yeux s’ouvrirent et que je me relevai, le lit craqua sous le poids de la personne qui se glissait derrière moi. Affolée, j’essayai de m’asseoir mais des bras m’entourèrent pour m’en empêcher et m’obliger à m’allonger sur le dos. Je compris alors de qui il s’agissait. Trillian était penché sur moi, un bras autour de ma taille et une main me caressant les cheveux. — Oh, pour l’amour du ciel, tu ne peux attendre ? J’étais en train de dormir, lui lançai-je sans grande conviction. Trillian se contenta de secouer la tête. — Chuuut ! Tu sais que l’on est faits l’un pour l’autre. Laisse-moi te posséder. Sa voix était douce comme du velours. — Trillian, tu es incorrigible. Laisse-moi me rendormir. Alors que j’essayais de le repousser, mon corps se rebella contre mon esprit. Le Svartan parut sentir mon dilemme et en profita pour sceller ses lèvres aux miennes. Sous lui, je me laissai emporter par la passion de ce baiser qui n’en finissait pas. Sa langue rencontra la mienne comme un vif-argent. Ses yeux de glace brillaient contre le noir de sa peau. Il avait défait sa tresse. Ses cheveux argentés cascadaient autour de moi, m’effleurant de leurs douces mèches. J’énumérai toutes les raisons pour lesquelles ce n’était pas une bonne idée, pourquoi la nuit précédente avait été une erreur et celle-ci le serait aussi, mais rien ne semblait marcher. Lorsqu’il me touchait, il le faisait avec un feu soyeux et nos auras s’unissaient. Quand sa bouche s’aventura sur mes seins, je mis au placard toutes les raisons pour lesquelles je devais lui résister. Ce que nous partagions était trop bon, je ne pouvais pas le nier. Je désirais Trillian, je désirais son cœur, son corps et son sexe entre mes jambes. Je baissai la main pour le prendre entre mes doigts où je le trouvai prêt, dressé et ferme. Il m’attrapa alors par les poignets pour me maintenir les bras au-dessus de la tête et entreprit de me couvrir de baisers, s’attardant sur mes seins avant de descendre vers mon ventre. Je gémis. Les étincelles que nous créions illuminaient la pièce. Quand j’écartai les jambes, il enfouit la tête contre ma toison parfaitement épilée, puis baissa un peu plus mes cuisses pour plonger sa langue au plus profond de mon être et m’emporter dans un tourbillon de plaisir. — Pitié, ne t’arrête pas, le suppliai-je, les mains enfouies dans ses longs cheveux pendant que sa tête allait et venait entre mes jambes. Le feu qui nous unissait grandissait, la foudre et la glace, je criai une fois, deux fois, au sommet de l’extase. Une lueur de triomphe dans les yeux, Trillian releva la tête avant d’entrer profondément en moi. Réprimant un gémissement, je commençai à bouger à mon tour, rencontrant chacun de ses coups de reins. A ce moment-là, rien ni personne n’aurait pu m’arracher à lui. Moi-même au bord du gouffre, je savais qu’il ne tiendrait plus très longtemps, et, soudain, je me sentis tomber. La tête entre mes seins, Trillian laissa échapper un cri étouffé et je baissai entièrement ma garde pour ressentir la petite mort1. Tandis que les vagues de plaisir s’évanouissaient, je m’appuyai contre les coussins et savourai les ondes qui parcouraient mon corps. Trillian murmura quelque chose que je n’entendis pas. Il se contenta de m’entourer de ses bras comme une cape confortable et longuement portée. — Tu m’as tellement manqué, me confia-t-il. Rien n’était pareil sans toi. Aucune autre femme ne me fait cet effet-là, et, crois-moi, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour te trouver une remplaçante. Je le scrutai. Trillian admettait-il avoir des sentiments pour moi ? Même si je savais qu’il aimait m’avoir dans son lit, l’entendre me dire que je lui manquais était comme entendre Donald Trump dire qu’il abandonnait son empire pour un studio ! — Je t’ai vraiment manqué ? Fatiguée et satisfaite, je m’enfonçai un peu plus dans les couvertures. Bon sang que c’était agréable de dormir avec quelqu’un ! Il hésita puis hocha la tête. L’air renfrogné, il ajouta : — J’ai abandonné un bon nombre de femmes, mais tu es la première à m’avoir quitté. Tu es différente, Camille. Quand on était ensemble, je pensais sans cesse à toi, et ça n’a pas changé après ton départ. Tu es comme le vin de chèvrefeuille des dryades – une gorgée suffit pour qu’on ne l’oublie jamais. — Je croyais que c’était le risque d’aimer un Svartan, remarquai-je en m’asseyant. (Je plaçai des coussins derrière mon dos pour me caler.) Trillian, est-ce que tu sais pourquoi je suis partie ? — Tu me l’as dit, mais je n’ai pas écouté, répondit-il. C’était bien le Trillian que je connaissais qui avait parlé. A moins que la conversation porte sur son confort personnel, il n’avait pas l’habitude d’écouter les gens. Au plus profond de lui-même, il était égoïste, comme toutes les fées à des degrés différents. — Je t’ai quitté parce que je savais que tu allais le faire. Les Svartan sont bien connus pour mettre de côté leurs partenaires. En fait, la majorité de ton peuple est tellement hédoniste que, à côté, les Sidhes sont des saints. J’ai voulu protéger mon cœur, Trillian. Je suis sidhe. Je n’ai rien contre la polygamie, mais je suis aussi à moitié humaine et, quand je tombe amoureuse, je ne fais pas semblant. Je n’aurais pas pu supporter d’être rejetée. La gorge sèche, je sortis du lit pour aller prendre un verre d’eau dans la salle de bain. Les merveilles de la technologie. Un pur bonheur, pensai-je. À son tour, Trillian se leva et, de nouveau, je me retrouvai envoûtée. Il s’étira avec délice, comme un chat. Ses muscles jouèrent sous la lumière de la lune qui traversait la fenêtre. Il me lança un sourire plein de sous-entendus. — Camille, oh ma Camille… Je t’ai déjà dit que tu ne subirais pas le même destin que toutes les autres. Pourquoi est-ce que tu ne me fais pas confiance ? Alors qu’il approchait, quelqu’un frappa à la porte. Elle s’ouvrit pour révéler Morio. L’air furieux, Trillian fit volte-face. Avant qu’il ait pu crier quoi que ce soit, je m’interposai, imperturbable. La nudité me mettait mal à l’aise seulement si celui qui regardait montrait de la gêne. Ce n’était pas le cas de Morio, qui semblait plutôt apprécier ce qu’il voyait. — Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je. — Ta sœur, Menolly, est au téléphone. Elle veut te parler. Et la Gargouille pleure. Je crois qu’elle a faim. (Quand son regard se posa sur Trillian, l’ennui se lut sur son visage.) Ton tour de garde commence dans dix minutes, ajouta-t-il en refermant la porte derrière lui. Après avoir jeté un coup d’œil au lit, Trillian reporta son attention sur moi. — Tu as envie de te le faire, pas vrai ? J’ai bien vu les étincelles entre vous dans le salon. Je soupirai. — Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? C’est le premier homme que je trouve à mon goût depuis que je t’ai rencontré. Il se racla la gorge. — Amuse-toi autant que tu veux avec le renard mais ne le laisse pas s’immiscer entre nous. Le ton de sa voix me mettait clairement en garde. Je levai la main pour l’empêcher de continuer. — Habille-toi. Il a besoin de dormir. Je ne veux pas vous entendre vous disputer. Revêtant ma nouvelle nuisette – qui, comme je l’avais espéré, plaisait beaucoup à Trillian –, j’enfilai des pantoufles en fourrure, puis je descendis au rez-de-chaussée pour découvrir ce que me voulait Menolly. Chapitre 11 A peine eus-je le temps de prendre le téléphone et de dire bonjour que Menolly ricanait déjà. — Je sais ce que tu étais en train de faire, mais la question est avec qui ? (Depuis sa transformation, ma sœur avait le pouvoir troublant de sentir le sexe, que ce soit grâce à son odorat, son ouïe ou peut-être tout simplement un bourdonnement dans sa tête.) Peu importe. Tu me donneras les détails croustillants plus tard. Je t’appelle seulement pour te dire que je me rends à ma voiture. Tu m’avais dit de te prévenir lorsque je quitterais le bar. Un coup d’œil à l’horloge m’indiqua qu’il était 2 heures. Pile à l’heure. — OK. Rappelle-moi quand tu seras sur la route. Au fait, où est-ce que tu t’es garée ? Ce truc – ce métamorphe – est toujours dans la nature. En plus, quelqu’un se baladait autour de la maison ce soir. Trillian et Morio n’ont pas réussi à l’attraper. En revanche, nous avons sa veste et un carnet très intéressant. — Hmm… (Je pouvais presque entendre les rouages se mettre en place dans sa tête.) Je suis garée au garage Ayers, à l’angle de Broadway. Elle raccrocha et je replaçai lentement le téléphone sur sa base. Le quartier de Capitol Hill regorgeait de mecs bizarres tatoués et de geeks gothiques, si loin dans l’extrême qu’on ne les considérait presque plus comme des humains. Ceux-là ne m’inquiétaient pas, mais dans le coin il y avait aussi beaucoup de drogués et de crapules. Lorsque je relevai la tête, Morio était appuyé contre le mur et me dévisageait. — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je, mal à l’aise. Sourcil levé, il haussa les épaules et répondit : — Je ne comprends vraiment pas ce que tu lui trouves, mais visiblement quelque chose de fort vous unit. Si tu as envie de parler, n’hésite pas à me taper sur l’épaule. J’avais le sentiment que le mot « parler » voulait dire beaucoup de choses dans le vocabulaire du démon renard. Toutefois, il se détourna quand Trillian descendit l’escalier d’un pas léger, entièrement habillé, un sourire satisfait aux lèvres. — OK, vas-y, tu peux aller dormir, dit Trillian. Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, Morio me regarda. Je lui indiquai le petit salon que nous n’utilisions que très rarement. — Tu peux t’allonger là-bas. Le canapé est confortable et tu ne seras pas dérangé… sauf si M. Profeta décide de refaire une apparition. Il acquiesça puis se retira. Les yeux rivés sur le téléphone, je le suppliais de sonner. Surtout, Menolly, pensai-je, sois prudente. Même un vampire pouvait perdre contre les créatures que nous combattions. Trillian sembla percevoir mon inquiétude car il glissa un bras autour de ma taille pour me serrer contre lui. Pour une fois, il ne s’imposait pas. Essayant de calmer mon souffle, je posai ma tête contre son épaule. Peut-être que les choses seraient différentes maintenant. Peut-être qu’il avait changé. Mais un léopard pouvait-il vraiment perdre ses taches ? Le téléphone sonna, interrompant mes pensées. Je décrochai rapidement. — Menolly ? C’est toi ? Elle rit. — Non, c’est le Père Noël… Évidemment que c’est moi ! Je suis en sécurité dans ma voiture, sur le chemin du retour. Je serai là dans une demi-heure. Va te reposer… sauf si tu as d’autres projets, bien sûr. Qui est avec toi, au fait ? Seulement Morio ? Aha, elle essayait de découvrir si j’avais couché avec le démon renard. — Non, répondis-je lentement. Delilah dort… Morio est allé s’allonger… et il y a aussi Trillian. Elle entendit le long soupir que je laissai échapper. — Oh ce n’est pas vrai ! Tu as encore couché avec le Svartan ! (Sa voix était emplie d’exaspération et d’une pointe de colère.) Eh bien, préviens-le de ma part que, s’il te fait du mal, je boirai jusqu’à la dernière goutte de son sang, avant de le jeter en pâture aux vautours. J’avalai la boule qui s’était formée dans ma gorge. — Je ne crois pas que ce soit une bonne idée… — Fais-le ! En règle générale, lorsque Menolly voulait quelque chose, elle l’obtenait. J’étais peut-être l’aînée, mais, quand elle avait une envie particulière, on suivait tous son régime. — D’accord… Je te préviens, s’il s’énerve, ce sera ta faute. (Je me penchai en arrière pour regarder Trillian.) Menolly dit que, si tu me fais du mal, elle boira ton sang et te jettera aux vautours. Un éclair de colère illumina brièvement le visage de Trillian puis disparut. Le Svartan éclata de rire. — Passe-moi le téléphone, me dit-il. (Je le lui cédai.) Chère, charmante, mortelle Menolly, je tiens à ce que tu saches que j’ai l’intention de traiter ta sœur avec autant de respect que n’importe quelle dame de la haute bourgeoisie. (Trillian s’arrêta pour la laisser répondre et rit encore – d’une voix riche et profonde qui sembla se répercuter dans tout mon être.) Mais j’y compte bien. Par tous les saints, pensai-je en récupérant le combiné pour raccrocher. S’ils se mettaient à plaisanter ensemble, quelque chose ne tournait vraiment pas rond. Tandis que Trillian montait la garde et sortait de temps à autre vérifier qu’il n’y avait pas d’odeurs ou de bruits suspects, je me rendis dans la cuisine où se trouvait Maggie, roulée en boule, et les yeux grands ouverts. Comme elle me tendait les bras, je la soulevai et m’installai dans le rocking-chair pour somnoler quelques minutes. Le bruit de la voiture de Menolly qui remontait l’allée me réveilla. Après avoir lissé ma robe de chambre, je déposai la gargouille dans son carton et plaçai la bouilloire sur le feu. Depuis mon arrivée sur Terre, j’étais devenue accro au thé à l’orange et aux épices. J’en avais sept marques différentes dans le placard. Dans la théière, je versai l’eau bouillante sur quatre sachets. Les yeux fermés, je laissai l’arôme envelopper mes sens. Pendant que le thé infusait, je préparai le lait de Maggie et le plaçai dans un bol près d’elle. Jusqu’à ce que toutes ses dents aient poussé, elle devrait manger deux repas semi-solides et boire trois écuelles de ma concoction par jour. À peine m’étais-je installée à table avec ma tasse de thé que Menolly entra dans la cuisine, suivie de près par Trillian. Ses yeux se posèrent sur moi puis sur lui. Elle secoua la tête. — Je pense toujours que tu es dingue, dit-elle. Trillian, je ne veux pas te vexer, mais tu n’apportes jamais rien de bon. Ne le prends pas pour toi. Il ricana. — Bien sûr que non, ma chère. Je le prends à sa vraie valeur : venant d’un vampire. — Ça suffît, vous deux ! (Je levai ma tasse.) La journée de demain va être très longue et j’ai besoin de dormir un peu. Puisque tu ne pourras pas nous suivre, je voulais te mettre au courant de notre plan. Elle s’assit sur une chaise en face de moi avant de me prendre la main. La sienne était fraîche, sans circulation sanguine. Toutefois, il s’agissait de ma sœur, donc ça m’était égal. En la regardant dans les yeux, je me souvins des conversations que nous avions, tard dans la nuit, lorsque nous étions petites, parfois rieuses, excitées comme des puces, parfois taciturnes et en pleurs, à se consoler des moqueries causées par nos origines humaines. Aujourd’hui, ce qu’elle vivait était bien pire. Les vampires n’étaient respectés que dans les Royaumes Souterrains. En Outremonde, les vampires mineurs étaient à peine tolérés, et en général, sur Terre, ils étaient craints. J’étreignis sa main. Vampire ou non, je l’aimais et j’avais de la chance de l’avoir à mes côtés. Le clan Elwing aurait pu la laisser mourir. Peut-être que ça aurait été la meilleure solution, mais nous ne le saurions jamais. Elle était avec nous, et c’était tout ce qui importait. Trillian nous observait en silence. Au bout d’un moment, il se pencha. — Tu ne devais pas la mettre au courant ? Après avoir pris une grande inspiration, je lui racontai tout ce qui s’était passé, puis lui montrai la lame et le carnet. — Nous avons un métamorphe aux trousses – même si ça pourrait être une coïncidence –, et quelqu’un qui est au courant pour les sceaux spirituels se promène autour de la maison. Je ne suis pas rassurée de te savoir seule ici pendant qu’on part à la recherche de Tom Lane. — Pourtant, je ne peux pas vraiment venir avec vous, répliqua-t-elle. Trillian s’éclaircit la voix. — Je peux rester pour surveiller la maison et la gargouille. Vous avez déjà ce Chase avec vous et petit loup meurt d’envie de vous aider… — Tu ferais mieux d’arrêter de l’appeler comme ça, le réprimandai-je en jetant un coup d’œil vers le hall. Un de ces jours, Morio va s’énerver et, même s’il n’en a pas l’air, je suis persuadée qu’il est très fort. — Je suis sûr que tu ne tarderas pas à le savoir, dit Trillian avec un sourire. Quoi qu’il en soit, je vais rester là durant votre absence. Je soupirai longuement. Au moins, Trillian tenait ses promesses. Sa morale était peut-être douteuse, et il avait toujours des arrière-pensées, mais il ne nous laisserait pas tomber. — Ça me rassurerait, admis-je. Je te montrerai comment nourrir Maggie et tu pourras monter la garde. — Alors c’est réglé. (Il se pencha pour renifler mon thé.) Je ne comprends vraiment pas comment tu peux boire ce truc. — Attends une minute, nous interrompit Menolly. Tu viens de demander à ce Svartan de jouer les baby-sitters ? Hors de question ! — C’est lui ou Chase. Elle soupira bruyamment, mais cessa de protester. Pendant un instant, je me demandai si je devais lui annoncer la nouvelle à propos de Chase et Delilah. Finalement, je décidai d’en laisser l’honneur à notre petite sœur blonde. De toute manière, Menolly s’en rendrait compte bien assez tôt. — OK, je crois que c’est tout. (Je finis mon thé. Mes épaules commençaient à se dénouer. J’étais prête à dormir un peu plus.) Au lit ! Dieux merci, la pleine lune n’est que dans quelques jours, sinon on aurait été dans un sale état demain. Bonne nuit, Menolly. Elle hocha la tête. — Et Maggie ? Elle sera en sécurité, ici ? — Trillian va monter la garde jusqu’au matin. Tout ira bien. Pendant que je m’étirais, Menolly se pencha au-dessus du carton et murmura quelques mots à l’oreille de Maggie. La gargouille lécha le visage de ma sœur qui laissa échapper un rire dénué du cynisme auquel elle nous avait habituées depuis sa transformation. Peut-être, seulement peut-être, Maggie et Menolly pouvaient-elles s’entraider pour surmonter leur triste sort ? Sur cette pensée, je remontai dans ma chambre. A peine m’étais-je endormie, qu’un crissement strident interrompit mes rêves et me fit sauter hors de mon lit. Le bruit provenait du rez-de-chaussée. Un coup d’œil à l’horloge m’indiqua qu’il était 5 heures du matin. C’était déjà l’aube, mais le soleil ne se lèverait pas avant une bonne heure. Puisque je portais toujours ma magnifique nuisette, je ne perdis pas de temps à enfiler une robe de chambre : je me contentai de dévaler l’escalier. Je faillis renverser Delilah qui descendait du deuxième étage, vêtue de son pyjama Hello Kitty. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle en me dépassant. — Je ne sais pas… Soudain, quelque chose déclencha mon alarme interne. Je dus me retenir à la rambarde pour ne pas tomber. Je me pliai en deux. Delilah m’attrapa par le bras pour m’éviter de me blesser. — Qu’est-ce qui t’arrive ? Je secouai la tête, éclaircissant le brouillard. L’alarme était si forte que je crus devenir sourde. — Quelque chose a franchi les barrières de protection pour entrer dans la maison. Pitié, faites que ça ne soit pas Luc le Terrible ! Alors que nous arrivions en bas des marches, un autre cri brisa le silence. Nous entrâmes en courant dans le salon juste à temps pour voir Morio voler à travers la pièce et s’écraser contre le mur opposé. Une énorme créature velue détourna son attention du yokai-kitsune pour se rapprocher de Trillian, allongé par terre, immobile comme la mort. — Le métamorphe ! soufflai-je. — Meurs, ordure ! cria Morio en se relevant. Ses cheveux détachés cascadaient sur ses épaules. Ses oreilles s’étaient allongées et des poils y avaient poussé. Quant à ses ongles, ils s’étaient transformés en longues griffes étincelantes, aiguisées comme des lames de rasoir. Avec une lueur dorée dans les yeux, il s’élança vers le métamorphe et le blessa dans le dos, entaillant sa chair. Le sang noir qui se déversa de la plaie imbiba sa fourrure. Détournant mon attention de Trillian, je tendis les mains. Même si je risquais d’échouer, je devais intervenir. Derrière la fenêtre, les nuages fourmillaient d’énergie. Je décidai donc d’appeler la foudre au lieu de la lumière de la lune. Pour toute réponse, un éclair traversa la pièce et le feu déferla dans mes bras jusqu’à mes mains. Je ne pouvais pas le lancer, au risque de toucher Morio. À la place, je devais toucher directement la créature. Avec un énorme fendoir dans les mains, Delilah refit son apparition dans le salon. Elle allait attaquer le métamorphe lorsque celui-ci choisit de l’attraper et de la jeter contre le canapé. J’entendis un grand fracas suivi d’un « Oh merde ! ». Tandis qu’elle se relevait, je saisis l’occasion d’avancer, les mains tendues. Au contact de la créature, l’éclair s’échappa de mes mains, et l’énergie blanche se déversa en elle. Une odeur de roussi envahit l’air. Avec un grognement, le métamorphe se tourna vers moi et me saisit le poignet avec une patte velue, pendant que l’autre s’enroulait autour de mon cou. — Kitsune-bi ! cria Morio. Un orbe de lumière se précipita alors dans ma direction. Au lieu de me toucher, il frappa les yeux du métamorphe. Dans un cri, celui-ci me lâcha et, comme la lanterne brillante du renard l’aveuglait, il tenta de se couvrir le visage. Alors qu’il se débattait, j’en profitai pour poser de nouveau mes mains sur lui. La foudre qui restait dans mon corps le frappa de nouveau de plein fouet. Le pouvoir à l’état pur finit par le faire tomber et Delilah lui enfonça profondément son fendoir dans la poitrine. Hors d’haleine, je fis un pas en arrière. — Il est mort ? Morio s’approcha pour vérifier. — Ouais, il est mort, il n’y a pas de doute. — Qu’est-ce qui se passe ? (L’air hagard, Menolly entra dans la pièce.) J’étais sur le point de m’endormir quand j’ai entendu du grabuge… Eh bien, je vois qu’on a un invité. Je rampai jusqu’à Trillian. Le métamorphe m’avait laissé un hématome dans le cou que je sentais noircir. J’étais certaine que Morio et Delilah seraient couverts de bleus, eux aussi. Pendant que Menolly s’occupait de Delilah, le démon renard s’agenouilla près de moi. — Est-ce qu’il est… ? Ses yeux posaient la question que ses lèvres refusaient de prononcer. Dans l’espoir de sentir sa respiration, je me penchai au-dessus de mon sombre amant. Là, bien réelle quoique faible. — Il respire, mais il est gravement blessé. Il a besoin d’aide sur-le-champ. Delilah ! Appelle Chase, dis-lui de nous envoyer une équipe médicale de l’OIA, c’est une urgence ! (Essayant de rester calme, je pris la main de Trillian dans la mienne et la serrai fort.) Qu’est-ce que le métamorphe lui a fait ? L’air sombre, Morio secoua la tête. — Je crois qu’il l’a touché avec ses griffes. Les métamorphes sécrètent du venin. S’il les mord ou les coupe, leurs victimes ont de grandes chances d’être empoisonnées. (Il observa l’autre bras du Svartan.) Voilà, tu vois cette entaille ? Il n’y a pas beaucoup de sang, mais regarde comme elle suinte. Bien que peu profonde, la blessure était couverte de pus. Je sentis mon estomac se retourner tandis que je le regardais couler sur la si belle peau de Trillian. — Est-ce qu’il va mourir ? murmurai-je. Les Svartans possèdent une grande immunité. Le venin de métamorphe doit vraiment être très violent. — Oui, c’est un dragon du Komodo sur deux pattes. Trillian peut s’en sortir si les secours arrivent à temps, mais il ne peut pas rester ici. Il aura besoin de soins qui n’existent pas sur Terre. Les sourcils froncés, je hochai la tête. Cette idée ne me plaisait pas. Pourtant, pour survivre, il aurait besoin d’une magie plus puissante que celle disponible ici. — Tu as raison, bien sûr. Il doit retourner en Outremonde. (Une faible odeur attira mon attention. Je me retournai vers le métamorphe et m’en approchai, encore nerveuse, même si je savais qu’il était mort.) Ce truc n’est pas un démon, il en a seulement croisé un. Il ne s’en est pas assez approché pour être totalement imprégné de sa puanteur mais… Menolly, tu arriverais à reconnaître de quel genre il s’agit ? Menolly s’agenouilla près de la créature et la renifla avec un air de dégoût. — Oui, c’est un démon. Moindre. Je parierais que Luc le Terrible est derrière tout ça. Il paie sûrement les crapules de Belles-Faire pour nous surveiller. Et nous attaquer. Ce qui signifie qu’il sait que l’on fait partie de l’OIA. Je jetai un coup œil dehors. L’aube s’étendait à l’horizon. Je pouvais apercevoir les premiers rayons du soleil. Même s’il y avait quelques nuages, nous n’aurions pas de pluie durant quelques heures. — Les premières lueurs du jour ! Menolly tu dois descendre au sous-sol ! Vas-y et bloque bien l’entrée, surtout. Elle me caressa le visage. — Je regrette de ne pas pouvoir vous aider aujourd’hui. Soyez tous prudents ! A ce soir ! Lorsqu’elle disparut dans la cuisine, Delilah vint s’asseoir près de moi. Je serrais toujours la main de Trillian. Je faisais peut-être une erreur en renouant avec lui, mais je ne l’abandonnerais pas à ses ancêtres sans me battre. — Je vais appeler Iris, dit-elle. Elle surveillera la maison et Maggie en notre absence. On peut fermer la boutique pour une fois. Incapable de parler, je me contentai de hocher la tête. Morio prit place de l’autre côté et passa un bras autour de mes épaules. Épuisée, je me laissai aller contre son torse. Tandis que, assis, nous écoutions la respiration de Trillian faiblir, le son des sirènes retentit au loin. Les secours arrivaient, mais serait-il trop tard pour le sauver ? Suivi d’une équipe d’urgence de l’OIA, Chase déboula dans la pièce. Cette scène commençait à devenir trop familière. Je me forçai à bouger pour qu’ils puissent examiner Trillian. Une infirmière, une jeune elfe, posa une main apaisante sur mon bras. Il s’agissait de Sharah, nièce de la cour impériale elfique. Si elle était dégoûtée par l’idée de soigner un Svartan, elle le garda pour elle. Aidée de Morio, je leur racontai ce qui s’était passé. Un infirmier examina le métamorphe, pendant que les autres se concentraient sur Trillian. Je reculai et, pétrifiée par l’horreur, je les observai le déshabiller pour lui planter une seringue de liquide bleu étincelant dans le bras. Cet élixir maintiendrait les battements de son cœur en attendant que son corps élimine la neurotoxine. En jetant un coup d’œil à Chase, je m’aperçus que son bras entourait la taille de Delilah. Comme ils ne faisaient pas attention à moi, je me sentis soudain très seule. Si seulement Menolly était restée plus longtemps… A ce moment, Morio s’approcha de moi et je lui attrapai la main. Ensemble, nous regardâmes l’équipe s’activer pour sauver la vie de Trillian. Finalement, l’un deux s’assit et s’essuya le front avec un mouchoir. — Son état est stable. On peut le transporter. Il faut le rapatrier en Outremonde immédiatement. Sinon, son état empirera et il mourra. Il a reçu une dose mortelle de poison du métamorphe. S’il n’était pas aussi fort, il serait déjà mort. (L’infirmier nous regarda à tour de rôle.) Est-ce que quelqu’un d’autre a été blessé ? Même une simple égratignure ? Morio secoua la tête. — Seulement des bleus, pas d’entailles. Ou du moins, pas que je sache. Camille ? Delilah ? Vous avez toutes les deux été attaquées. Vous allez bien ? Sonnée, j’examinai mon corps. Ma nuque me faisait mal mais je ne savais pas du tout si le métamorphe m’avait éraflée. — Aucune idée, répondis-je. — Viens avec moi. (Delilah se sépara de Chase pour me tendre la main.) On va aller vérifier à côté. Lançant un dernier regard à Trillian, dont les yeux étaient fermés comme s’il était profondément endormi, je suivis ma sœur. Dans la salle de bain, une fois déshabillées, chacune observa le corps de l’autre avec précaution. Il y avait quelques marques sur mon épaule, mais elles avaient été faites par Delilah sous sa forme de chat et étaient presque guéries. Pas de nouvelles griffures, entailles ou quoi que ce soit qui ressemblait à une écorchure. Pendant que ma sœur remettait son pyjama, j’enfilai de nouveau ma nuisette déchirée et m’assis sur le bord de la baignoire. Elle me prit la main en s’installant à mes côtés. — Ils vont le sauver. Dès qu’ils arriveront en Outremonde, tout ira bien. — Seulement s’il y est bien traité. Les Svartan ne sont pas vraiment appréciés là-bas, tu sais, murmurai-je, les yeux rivés sur le carrelage. — Les guérisseurs ne répondent pas tous à la Cour et la Couronne, répliqua-t-elle. Tout ira bien, Camille. Il est fort, et il est amoureux de toi. Sinon, pourquoi est-ce qu’il serait revenu ? Les Svartan ne courent jamais après leurs amantes, et pourtant, c’est ce qu’il a fait. Je secouai la tête. — Non, je ne vais pas commencer à croire quelque chose qui pourrait être faux. Surtout lorsque sa vie ne tient qu’à un fil. Il ne faut pas que j’y pense. S’il survit, on en parlera ensemble. Toutefois, dans le silence de mon cœur, je suppliais les dieux de le laisser vivre. Même si je ne le voyais plus jamais, je ne voulais pas qu’il meure. Delilah m’obligea à me relever. — On ferait mieux de retourner là-bas pour que tu puisses… lui dire au revoir avant qu’ils le rapatrient. En retournant dans le salon, je me demandai si c’était la dernière fois que je voyais Trillian vivant. Après nous avoir soignés, l’équipe de l’OIA emmena Trillian et le métamorphe. Toute sirène hurlante, ils partirent pour Le Voyageur. Ils devaient le faire passer à travers le portail le plus accessible. Même si Grand-mère Coyote pouvait les mener jusqu’au sien dans la forêt, le périple à travers les sous-bois qui y menaient suffirait à tuer Trillian. Une fois l’ambulance disparue à l’horizon, Delilah et moi montâmes nous changer. Morio et Chase, eux, se chargèrent du ménage. Tandis que je me brossais les cheveux, j’observai Delilah qui avait troqué son pyjama contre un jean et un pull. Quant à moi, j’enfilai un caraco et une veste en filandre par-dessus une jupe longue en coton. Pendant que je fermais mes bottines, Delilah me sourit d’un air tendre. — Quoi ? demandai-je. Son sourire m’avait surprise car il me rappelait beaucoup trop celui de notre mère. A cet instant, j’aurais voulu pouvoir rentrer à la maison en courant, laisser la Terre et les démons derrière moi, et me réfugier au sein de ma famille. Mais Mère était morte et notre devoir était de protéger ce monde et le nôtre. — Je me disais juste que tu étais très belle. Tu sais, tu ressembles à tante Rythwar. Tante Rythwar était l’une des femmes les plus belles de la Cour et la Couronne. Sa place y était plus stable que celle de Père parce qu’elle s’était mariée dans la haute société. Mais il lui arrivait d’être imprévisible. Les rumeurs disaient qu’elle avait tué plus d’un amant qui ne l’avait pas satisfaite. Mais sans preuves, pas de sentence. Et même s’ils arrivaient à le prouver, un simple mot de la reine suffisait à l’innocenter. Heureusement pour lui, son mari actuel se comportait bien et n’élevait jamais la voix pour se plaindre. — Ça fait des siècles que je ne l’ai pas vue. Merci, au fait. Je le prends comme un compliment. Alors dis-moi, comment tu vas t’y prendre avec Chase maintenant ? Delilah secoua la tête. — Rien ne va changer. On a couché ensemble, c’est tout. On recommencera peut-être. Ou pas. C’est aussi simple que ça. Épuisée, j’appréhendais la journée. — N’en sois pas si certaine. S’il y a une chose que j’ai apprise ces derniers jours, c’est qu’il ne faut jamais dire jamais. Surtout en ce qui concerne les amis et les amants. Après avoir attrapé mon sac, je me dirigeai vers l’escalier. Delilah me suivit avec son sac à dos. À notre arrivée dans le salon, le désordre avait été rangé et les meubles étaient de nouveau à leur place. Une bonne odeur s’échappait de la cuisine. Nous y jetâmes un coup œil. Chase faisait cuire des œufs brouillés et du bacon, pendant que Morio donnait à manger à Maggie. Touchée par la douceur avec laquelle il la caressait tandis qu’elle lapait la crème, je m’agenouillai à ses côtés pour déposer un léger baiser sur ses lèvres, auquel il répondit sans hésitation. — Merci pour tout, lui dis-je. Sans toi, nous serions morts. Morio soutint mon regard. Je ne pouvais pas lire ce qui se cachait derrière ses yeux anciens, mais il me fit un clin d’œil. — Tout le plaisir est pour moi, d’être à ton service. Si tu as besoin de moi pour quoi que ce soit… et je dis bien quoi que ce soit… il te suffit de demander. Quand Chase tendit le bras vers Delilah, celle-ci se contenta de froncer le nez et de lui adresser un baiser. — Manger, homme. Sers-nous à manger. Ça sent superbon, je meurs de faim. Un peu déboussolé, il reporta son attention sur la cuisinière. — Aucun problème. Avec ce qui s’est passé, j’ai pensé qu’on ferait mieux de partir plus tôt. Je dressai la table aidée par Delilah. Une fois le repas terminé, Chase poussa son assiette. — J’ai reçu des directives du quartier général de l’OIA aujourd’hui. Ils reconnaissent officiellement que trois démons ont réussi à passer les portails. Par contre, ils refusent d’admettre que l’Ombre Ailée y est pour quelque chose. Dans un grand bruit, je laissai tomber ma fourchette. — Les imbéciles. S’ils se bougeaient le cul, ils auraient senti le soufre depuis belle lurette. Alors ? Quelles sont leurs recommandations face à cette situation ? — Ils veulent que vous les pourchassiez et les éliminiez. Mais ils ont été bien clairs sur le fait qu’ils n’ont aucune ressource officielle à vous fournir. Voilà, c’est tout ce qu’ils ont dit. L’inspecteur m’offrit une autre tartine. Je la refusai d’un signe de la tête et la tendis à Morio. — Ils ne t’ont pas parlé des sceaux spirituels ou de Tom Lane ? demandai-je. Tu sais s’ils sont au courant de notre conversation avec la parle-aux-morts ? — Ils ne m’en ont pas parlé donc je suppose que non. — Si j’ai bien compris… notre mission consiste à éliminer des démons qui ne sont pas censés avoir traversé les portails ? Tant que nous n’aurions pas trouvé un sceau pour le leur mettre sous le nez, le QG prendrait toute cette histoire pour un canular. Pourtant, Père avait eu affaire à Luc le Terrible par le passé et il soupçonnait déjà que quelque chose ne tournait vraiment pas rond. Chase haussa les épaules. — Apparemment. Ils ont été excessivement clairs : passer par les réseaux officiels ne nous servira à rien. — OK, dis-je, les yeux rivés sur mon assiette. Delilah débarrassa la table. — Tu as trouvé d’autres choses sur Tom Lane et l’endroit où il vit ? Quand je suis partie hier soir, nous étions dans une impasse. Le rouge lui monta aux joues alors qu’un sourire naissait sur ses lèvres. Chase la déshabilla du regard comme il le faisait avant avec moi. Mais son expression était moins lubrique et plus affectueuse. — Oui, j’ai dormi quelques heures et je me suis réveillé tôt pour faire des recherches dans de vieilles archives. Il y a un Tom Lane qui habite juste à côté du Parc national. Sa maison est à une demi-heure de Goat Creek, même si, d’après ce que j’ai pu comprendre, ça ressemble plus à une cabane. Il n’a pas l’air d’avoir un emploi fixe, mais il ne perçoit pas non plus d’aides sociales. Voilà, c’est à peu près tout. — Au moins, on a une piste, remarquai-je. Chase désigna le calendrier du doigt. — On est en plein milieu du mois d’octobre. En cette saison, un bon nombre de routes du mont Rainier sont fermées. Ça va être l’enfer de traverser le parc, alors j’espère qu’on le trouvera là où il est censé être. Un coup sur la porte nous informa de l’arrivée d’Iris. Comme elle irradiait d’inquiétude et de compassion, sa simple présence me remonta le moral. À travers ses brillants yeux bleus, elle avait observé une vie entière de misère, de guerre et de famine et pourtant, peu importaient leurs manies, son amour pour les humains demeurait intact. Grâce au 4x4 que Chase avait amené, nous pourrions tous voyager ensemble. Pendant que Delilah et lui le remplissaient de ce dont nous aurions besoin et – supposai-je – discutaient de leur relation, Morio et moi montrâmes à Iris comment nourrir Maggie et surveiller la maison. Malgré sa taille, Iris était plus que capable de se défendre et, comme elle avait du sang féerique dans les veines, elle pratiquait la magie défensive à haut niveau. Une fois prêts, j’inspectai une dernière fois la maison, en espérant qu’elle serait toujours debout à mon retour. Et que Menolly serait aussi vivante que possible. Le journal de Jocko était toujours sur la table. Avec toute cette agitation, je l’avais complètement oublié. Je le mis dans mon sac avant de me diriger vers la porte. Nous montâmes dans la voiture, Chase et Morio à l’avant, Delilah et moi derrière. Ainsi commençait notre quête de Tom Lane. Chapitre 12 En chemin, nous informâmes Chase de la venue de notre mystérieux visiteur et de l’existence du carnet que nous avions trouvé dans la poche de sa veste. Lorsque je l’ouvris pour lui montrer la photo, il s’arrêta sur le bord de la route. — Merde. C’est un dragon ? Il avait l’air prêt à sauter hors de la voiture en criant : « Fuyons ! », à la manière des Monty Python. — Chase, tes facultés d’observation m’impressionnent ! (Je secouai la tête.) Bien sûr que c’est un dragon ! Tu croyais que c’était quoi ? Un lézard ? L’inspecteur me jeta un regard assassin. — J’ai changé d’avis. Je préfère ta sœur à toi. Elle est moins agressive. — Elle a couché avec toi. Pas étonnant que tu la préfères, rétorquai-je en ricanant. — Eh ! J’ai des oreilles, vous savez ? nous interrompit Delilah, le rouge aux joues. Son apparente nonchalance n’était peut-être qu’une façade après tout. Comme elle avait un regard de chat battu, je lui souris pour lui montrer que je plaisantais. — Le gars à côté du dragon est un vrai géant, continua Chase. C’est une fée ? Je haussai les épaules. — Difficile à dire. Il n’en a pas l’air mais je peux me tromper. C’est peut-être un simple humain. — Bon OK, répondit Chase. (Il me rendit le carnet et redémarra la voiture.) Qu’est-ce qu’on fait si l’on tombe sur ce gros lézard ? Comment est-ce qu’on maîtrise ces bêtes-là ? Je laissai échapper un râle de dépit. Aucun de nous n’était prêt pour une telle confrontation. — On ne va rien maîtriser du tout. Les seuls qui en soient capables sont des sorciers très puissants. Et même si mes pouvoirs n’étaient pas imprévisibles, je suis loin d’être assez forte. Si un dragon t’attaque, tu n’as pas trente-six solutions : tu peux essayer de le supplier de t’épargner, le semer, te cacher jusqu’à ce qu’il se lasse, ce qui peut prendre des semaines, ou le tuer. Morio s’éclaircit la voix. — Tuer un dragon porte-malheur. Quand les siens l’apprendront, ils te traqueront jusqu’à la mort. La seule façon de rester en vie après avoir vaincu un dragon est de disparaître. Changement d’identité, couverture, et surtout, beaucoup de chance. Penchée par-dessus l’appui-tête, je l’observai. — C’est vrai, en particulier chez les dragons occidentaux. Ils ne font pas partie de la même race que les Orientaux. Certains ont plus mauvais caractère que d’autres, mais, une chose est sûre, ils sont tous arrogants. (Me retournant vers Chase, j’ajoutai :) N’oublie pas : ne froisse jamais l’ego d’un dragon. S’il le faut, mords-toi la langue pendant qu’il t’insulte. Et ne le provoque sous aucun prétexte… C’est la meilleure façon de finir en barbecue ! Il me regarda avant de se tourner vers Morio qui acquiesça d’un hochement de tête. — Compris. Je m’en souviendrai. À ton avis, est-ce que les dragons pourraient s’allier aux démons ? — Non, répondis-je en me rasseyant correctement. J’en doute. Les dragons mangent les démons simples et mineurs. Si nous arrivions à nous en mettre un dans la poche, nous n’aurions plus aucun souci à nous faire jusqu’à ce que l’on rencontre l’Ombre Ailée, mais j’ai bien peur qu’on n’ait pas grand-chose à offrir en échange. Les dragons sont des mercenaires. Ils n’aident quelqu’un que s’ils y trouvent un avantage. S’engageant sur l’autoroute, Chase changea de vitesse. — On se dirige vers l’entrée du parc de Nisqually. Goat Creek se trouve quelque part par là, il faut repérer un chemin couvert de gravier qui mène à des buissons emmêlés. — Il a un nom ? demanda Morio. — Non, peut-être qu’il y aura une boîte aux lettres. Quoique… M. Lane va chercher son courrier à la poste. Par contre, je sais qu’il y a deux grands buissons de houx de chaque côté. Ça ne devrait pas être difficile à repérer. Je sortis le journal de Jocko de mon sac et l’ouvris. Delilah se pencha pour mieux voir. Ensemble, nous le feuilletâmes. La majorité des géants parlaient un dialecte guttural dont l’écriture était une retranscription phonétique. Jocko ne faisait pas exception. Traduire prendrait beaucoup de temps, mais, si nous transposions certains noms et verbes, nous comprendrions ce qu’il avait voulu dire. Enfin, seulement si nous parvenions à déchiffrer son écriture, bien sûr… Les entrées des premiers mois n’avaient rien d’étonnant pour quelqu’un qui vivait si loin de chez lui. Jocko se sentait seul, l’air de la montagne lui manquait, en revanche il était content que l’on ne se moque plus de sa taille. Il regrettait de ne plus voir sa mère, mais, au moins, il était loin de son père. Apparemment, Jocko senior avait des tendances violentes. Même s’il était loyal envers l’OIA, Jocko n’était pas dupe : il savait que les agents basés à l’étranger ne recevaient pas beaucoup d’aide. Puis, à peu près au milieu du journal, fut mentionné le nom de Louise. Elle est revenue aujourd’hui. J’ai osé lui demander son nom. Louise. C’est un nom étrange, mais joli. Elle est très gentille. Elle m’a avoué quelle aimait être entourée de fées. Alors je lui ai dit : « Je ne suis qu’un géant. Et loin d’être le meilleur. » Mais elle m’a répondu que j’étais mignon ! Elle m’emmène au cinéma cette semaine. Je n’y suis jamais allé. J’en ai entendu parler mais j’avais trop peur d’y aller tout seul. Tout me paraît encore si bizarre. Delilah me fit un large sourire. — Il avait le béguin pour elle ! — Et c’était peut-être réciproque. Je jetai un coup d’œil par la fenêtre. Fouiner dans les affaires personnelles de Jocko me mettait mal à l’aise. Même s’il était mort, c’était contre ma nature de lire des pensées qu’il avait voulu garder privées. Pourtant, nous devions savoir ce qui se passait et pourquoi Louise avait été tuée. — On est presque arrivés à Puyallup, annonça Chase. — Il y a une foire, c’est ça ? En septembre dernier, Chase m’avait invitée à la foire de Puyallup mais j’avais refusé. A présent, tandis que nous roulions sur l’autoroute, cette ville me rappelait une aire de repos. Des concessions automobiles la bordaient, ainsi que les éternelles stations-service, commerces, bars, casinos, tout ce qui pourrait accueillir un voyageur fatigué par des heures de conduite nocturne. — Oui. Et là-bas, c’est le mont Rainier, dit-il en indiquant le sud-est d’un mouvement de la tête. L’entrée du parc est à environ une heure d’ici. Après avoir observé le glacier pendant quelques minutes, je me replongeai dans le journal de Jocko et passai des pages pour arriver à la semaine précédant sa mort. Je trouvai une entrée intéressante : Louise a adoré la bague. Quand j’aurai mis assez d’argent de côté, je la ferai passer à travers le portail en douce. On se retrouve presque tous les soirs. Je sais que ma famille ne l’acceptera jamais, donc, à la maison, on sera livrés à nous-mêmes. Et mes supérieurs de l’0IA ne seront pas contents mais ça m’est égal. De toute façon, ils ne font rien pour moi. Hier soir, Louise a croisé Wisteria au sous-sol. Je l’ai prévenue qu’elle devait arrêter d’y descendre. Elle n’est pas autorisée à s’approcher des portails. Louise non plus, mais je sais qu’elle ne touche à rien. Wisteria m’a répondu qu’elle voulait simplement vérifier des stocks qui se trouvent en bas, donc je suppose que tout va bien. Je ne sais pas à quoi le QG pensait lorsqu’il me l’a envoyée : elle ne m’aide pratiquement pas et c’est une vraie garce. Elle refuse de travailler de nuit quand Menolly est là parce qu’elle déteste les vampires. J’ai essayé de lui faire comprendre que Menolly est différente, qu’elle est gentille avec les gens, mais Wisteria ne veut pas écouter. — Alors comme ça, Jocko prévoyait de passer le portail en douce avec Louise pour disparaître par la suite. Qui est cette Wisteria ? Menolly en a déjà parlé ? Les sourcils froncés, j’essayai de me rappeler si j’avais déjà entendu ce nom. Delilah plissa les yeux. — Je ne crois pas. Je dois avouer que je n’ai jamais fait très attention à ce qui se passe au Voyageur. Tu penses que c’est notre taupe ? — Peut-être. Ce qui est sûr, c’est qu’il faudra le vérifier dès qu’on rentrera à la maison. Je lus les dernières phrases du journal. La nuit où il était mort, Jocko voulait commander de quoi dîner avec Louise puis aller faire du bowling. Cette routine, ces sorties si banales me nouèrent l’estomac. Jocko n’avait pas la moindre idée qu’il allait mourir. Il ne s’était pas rendu compte que sa présence mettait Louise en danger. S’ils avaient su que cette nuit risquait d’être la dernière, ils auraient franchi le portail ensemble pour disparaître. J’en étais persuadée. L’ignorance de Jocko l’avait tué. Relevant la tête, je m’aperçus que nous nous étions arrêtés devant un magasin, dans une petite ville du nom d’Elbe, dont l’attraction touristique principale était une excursion sur rail du mont Rainier, un circuit de vingt kilomètres d’une durée d’une demi-heure, sur les plus bas contreforts de la montagne. Ça avait l’air sympa. Une fois que les choses se seraient calmées, il faudrait que je revienne pour le faire. Un peu plus d’énergie sauvage que ce que m’apportait la forêt autour de notre maison me ferait le plus grand bien. — Quelqu’un doit aller aux toilettes ? Ou acheter quelque chose à manger ? Chase sortit de la voiture pour faire le plein d’essence. Accompagnée de Delilah, je décidai d’aller faire un tour. Construite près du lac Aider, la petite ville vivait grâce aux nombreux touristes qui se rendaient au mont Rainier. Comme le magasin où nous nous étions arrêtés, le marché d’Ashland, donnait sur le lac, je flânai au bord de l’immense étendue d’eau. Les nuages épais menaçaient de déverser un déluge à tout moment. Le vent battait les vagues à la surface pour former une jolie écume. Delilah me rejoignit mais resta à bonne distance de la rive. Comme la plupart des félins, elle était réticente à l’idée de s’approcher trop près de l’eau. Dieux merci, prendre un bain n’était pas un problème ; en revanche, l’OIA avait dû insister pour qu’elle apprenne à nager. Toutefois, depuis qu’elle avait obtenu son certificat, elle ne s’était pas mouillée ailleurs que dans une baignoire. Les mains coincées sous les aisselles, elle serra un peu plus sa veste contre elle. — Qu’est-ce qu’il fait froid ! Je ne suis pas à l’aise ici. C’est trop sauvage et trop vieux. Je me tournai vers elle. — Trop vieux ? On vient d’Outremonde et tu trouves que cet endroit est trop vieux ? Avec un haussement d’épaules, elle me répondit : — Peut-être pas tant que ça… je suppose… c’est juste que je ressens cette nature sauvage différemment de celle d’Outremonde. Dans les forêts, là-bas, la magie fait étinceler les arbres et leur donne vie. Ici, les arbres ne parlent pas. Ils évoluent dans leur propre royaume d’obscurité. Je ne peux pas entendre ce qu’ils pensent. Elle disait la vérité. En Outremonde, la terre était tellement liée à ses habitants, que, ensemble ils formaient une communauté. Même dans les bois les plus sombres, on se sentait accueilli et compris. Sur Terre, un grand gouffre séparait la forêt et les gens, ce qui expliquait le manque de confiance que je ressentais chez la plupart des humains que j’avais rencontrés. Ils ne faisaient pas confiance à la nature, craignaient le primitif et se démenaient pour apprivoiser tout ce qui croisait leur chemin. C’était comme si les terres sauvages étaient en guerre contre l’humanité. Si seulement on pouvait parvenir à un compromis… Un faucon vola au-dessus du lac, en chasse. — Parfois, continuai-je, je me demande ce qu’il se passerait s’il n’y avait plus de barrière entre la Terre et Outremonde, comme autrefois, n’importe qui traversant n’importe quand. Qu’est-ce que ça changerait ? — Les deux mondes signeraient leur arrêt de mort, répondit Morio qui était arrivé derrière nous, tellement silencieux qu’aucune de nous ne l’avait entendu. (Surprise, je sursautai, mais il me retint d’une main sur l’épaule.) Désolé, je ne voulais pas vous faire peur. (Son regard se riva sur Delilah avant de revenir vers moi.) Avec l’évolution actuelle de la Terre, ce serait une énorme erreur que d’autoriser un libre passage. Peut-être que ce sera possible dans le futur, lorsque les deux côtés seront prêts à affronter le choc des cultures. — On peut y aller ? cria Chase, à côté du 4 x 4, l’air vaguement déconcerté. Nous regagnâmes rapidement la voiture. L’inspecteur portait un sac plein de provisions, mais quelque chose me disait qu’il ne pensait pas seulement aux chips qu’il venait d’acheter. — Qu’est-ce qui ne va pas ? Observant les alentours, je me demandai ce qui avait bien pu se passer en un quart d’heure. — J’ai discuté avec le vendeur. Il s’est produit des choses étranges dans le coin ces derniers temps. Des bâtiments abandonnés ont été incendiés, des vaches et des moutons ont disparu et on a retrouvé des traces de sang. Des OVNI ont aussi été aperçus. Qu’est-ce que tu en penses ? — Ça sent le dragon en liberté. (Je me tournai vers Morio et Delilah.) J’ai le mauvais pressentiment qu’on va rencontrer ce vieil enfumé finalement. La perspective de combattre un dragon me donnait la nausée. D’abord, qu’est-ce qu’il faisait par ici ? De quelle manière était-il lié à Tom Lane ? La photo dans le carnet de Georgio Profeta semblait indiquer qu’ils se connaissaient. Et puis, en quoi Lane était-il si spécial pour qu’il ait un sceau spirituel en sa possession ? Tandis que nous remontions dans le 4 x 4, les nuages s’assombrirent et l’orage éclata enfin. Des trombes d’eau s’abattirent sur le bitume, les grosses gouttes de pluie rebondissant à son contact. Chase conduisait prudemment. Cette route était beaucoup moins large car elle serpentait dans la campagne. — Rappelle-moi encore une fois ce que je dois faire si je me retrouve face à un dragon, dit Chase en me regardant dans le rétroviseur. — Si tu le vois en premier, fais doucement marche arrière, sans faire de bruit. Le mieux, si c’est possible, c’est de te cacher. Dans le cas où il te voit, soit il attaque immédiatement – et tu es cuit –, soit il essaie de te parler. Laisse-le faire et écoute-le, ne le contredis surtout pas. Ne laisse pas ta fierté t’aveugler, ne le menace pas, et ne lui donne jamais ton vrai nom. Tu chercherais les ennuis. Excuse-toi d’avoir pénétré sur son territoire et demande-lui poliment si tu peux partir. Quoi que tu fasses, ne dégaine pas ton flingue, fin de l’histoire. Dans le sac de provisions, je dénichai un Milky Way. Chase toussa. — Merveilleux. Si je comprends bien, un humain est perdant sur toute la ligne ? — En fait, intervint Morio en se raclant la gorge, j’ai connu un dragon plutôt amical. Je lui adressai un regard appuyé. — Tu as déjà rencontré un dragon ? — Même deux, mais ne t’emballe pas. La première fois, j’ai eu la chance de tomber sur un gentil. Il avait faim et je savais où un fermier faisait paître ses vaches. La deuxième, par contre, a été beaucoup plus sanglante. J’accompagnais un jeune prêtre qui avait décidé qu’il était plus puissant qu’un dragon. Il avait tort. — Oh putain, ce n’est vraiment pas ce que je voulais entendre, se plaignit Chase alors qu’il ralentissait pour prendre un virage. Une route de graviers nous mena à travers un enchevêtrement de broussailles. Myrtilles et fougères, ronces et genévrier empiétaient sur le chemin. Des sapins Douglas géants s’élevaient des buissons, ainsi que des pommiers sauvages, des érables circinés, et des cèdres rouges. Ici et là, se trouvaient des touffes d’épilobes dont les fleurs avaient disparu depuis longtemps. Alors que la voiture tressautait, l’énergie sauvage mentionnée par Delilah recouvrait le sol comme de la brume. Au détour d’un virage, une vieille maison apparut. La route se terminait dans une allée circulaire où reposaient deux camionnettes bonnes pour la casse. Derrière, trois cabanes semblaient sur le point de s’effondrer. Je scrutai les environs à la recherche du bûcheron. Chase se tordait le cou pour vérifier qu’il n’y avait pas de dragon. Une fois le 4 x 4 arrêté, nous en sortîmes. D’un pas léger, l’inspecteur monta les marches qui menaient à la maison, évitant une planche cassée qui menaçait de céder sous son poids. Il frappa à la porte mais ne reçut aucune réponse. Après m’être glissée sur le côté, je m’approchai des bâtisses précaires dans l’espoir d’y trouver un signe de vie. Quand je m’approchai de la plus petite, couverte de mousse, une explosion retentit et Chase hurla. — Par tous les saints ! Courant vers la maison, je vis que l’inspecteur avait été propulsé du porche. Les étincelles qui voletaient tout autour indiquaient clairement que c’était l’œuvre de la magie. Il était étendu sur le sol, Delilah agenouillée à ses côtés. Quant à Morio, il s’approchait prudemment de ce qui avait fait office de porte. Montant les marches deux à deux, je me postai près du yokai-kitsune. Il plaça un doigt sur ses lèvres. — Il y a quelqu’un à l’intérieur, murmura-t-il. Avec une grande inspiration, je rassemblai autant d’énergie que je le pouvais. Même s’il pleuvait, le tonnerre était encore très loin. En revanche, la présence de la Mère Lune – invisible derrière la couverture nuageuse et la lumière du jour – était claire et puissante. Je fis appel à son pouvoir qui traversa mon corps pour se concentrer dans mes mains. — C’est bon. (Je fis un signe de tête à Morio.) Je suis prête. Allons voir à quoi nous avons affaire. Aussitôt à l’intérieur, nous nous retrouvâmes nez à nez avec une Fae. Elle avait la peau couleur menthe pâle et ses yeux étaient semblables aux miens : lilas et lavande. De petites pousses, des vrilles de diverses plantes jaillissaient de son corps, sous une robe si transparente qu’elle paraissait plus nue que si elle n’avait rien porté. Jolie et attirante, elle nous regarda longuement avant de faire signe à Morio qui avança vers elle. Je l’attrapai par le bras. — Non. Ça sent le démon, expliquai-je. Je sus alors qui se tenait devant nous : Wisteria, mentionnée par Jocko dans son journal. A mon avis, Luc le Terrible ne devait pas être bien loin. Wisteria reporta son attention sur Morio. De nouveau, elle lui fit signe d’approcher. Je frappai le bras de Morio en voyant son air rêveur. — Réveille-toi ; elle se sert de son glamour pour t’ensorceler. Après avoir secoué la tête, Morio cligna des yeux. Le regard mauvais, Wisteria retroussa les lèvres pour révéler de petites dents acérées. Une chose au moins était claire : elle n’était pas de notre côté. À ce moment-là, Delilah et Chase passèrent la porte. À la vue de quatre assaillants, Wisteria choisit la fuite. Aussitôt, la suivant à la trace, je lui envoyai un éclair d’énergie qui vint la frapper au bas du dos. Elle fut propulsée sur trois mètres, puis, à ma grande horreur, l’éclair continua à ricocher contre les murs. Je ne pouvais pas l’arrêter. L’énergie frappa Chase de plein fouet et il s’écroula. — Merde ! Chase, tu vas bien ? Pendant que je m’agenouillais à ses côtés, Morio et Delilah se jetèrent sur Wisteria. Comme je les entendais se battre, je relevai la tête. Ils avaient réussi à l’attraper. Morio la maintenait au sol tandis que Delilah tentait de la bâillonner avec la manche de son manteau. Clignant des yeux, Chase s’assit. Heureusement, il n’avait pas reçu toute la puissance de l’attaque, ça l’aurait sûrement tué. Il baissa les yeux sur son tee-shirt déchiré et tressaillit. — Rien de cassé ? Tu as besoin d’un médecin ? lui demandai-je en l’aidant à se lever. Il épousseta son jean avant de toucher doucement son ventre où le tissu avait pris une teinte marron. — Merci infiniment. J’adorais ce tee-shirt. Putain, ça pique. On peut dire que tu as du punch ! — Et encore, tu n’as pas reçu toute la sauce. Apprends à apprécier les petits riens de la vie, dis-je, l’air sombre. Dans le meilleur des mondes, l’éclair n’aurait pas fait de ricochets, mais comme ma magie était imprévisible, il y avait toujours des chances que quelque chose se passe mal. En fait, dans le meilleur des mondes, mes sœurs et moi serions au sommet de la chaîne alimentaire de l’OIA et nous ne serions pas coincées dans une chasse aux démons de l’escouade de Degath qui avaient décidé que l’heure était venue d’envahir la Terre. Une fois que je fus sûre que Chase s’en sortirait, je me tournai vers Wisteria. Delilah et Morio l’avaient maîtrisée près d’une grande table en chêne recouverte d’une nappe en lin décolorée. Un napperon et une serviette avaient été délicatement pliés sur une chaise. M’emparant de la serviette, je m’approchai de notre prisonnière. Je plaçai le linge sur la bouche de Wisteria. Delilah retira sa main. — Elle est forte, me prévint-elle. Soudain, la fée se débattit sauvagement pour tenter de se libérer. Ma sœur la maintint contre le sol et Morio resserra sa prise. À genoux près d’elle, je me demandai à quelle race elle pouvait bien appartenir. Manifestement, elle était liée à la forêt. Les lianes et les feuilles n’étaient pas des ornements de sa robe ; elles faisaient partie de sa chair, de son essence propre. La main dans ses cheveux, je repoussai les longues mèches blondes comme le blé pour dégager ses yeux. Les contours légers d’une marque apparurent sur son front – une feuille de trèfle. — Une descendante des dryades, je pense, dis-je en essayant de me rappeler ce que j’avais appris à l’école. — Une ménade ? proposa Morio. Elle est suffisamment volatile. Je secouai la tête. — Je ne sens pas de viande alors que c’est l’aliment principal des ménades. Celle-ci n’a jamais touché de hamburger de sa vie, j’en mettrais ma main à couper. Non, je pense que Wisteria est une dryade en colère qui a de mauvaises fréquentations. Le problème, c’est que, maintenant, elle est impliquée dans deux meurtres. Chase nous rejoignit et observa la fée. — Il y a des plantes qui poussent sur elle ! — Monsieur est un génie, pas vrai ? — Eh, lâche-moi un peu. Je te rappelle que tu as failli me tuer. Avec un bref coup d’œil, je me rendis compte qu’il plaisantait. — Je sais ! m’écriai-je en claquant des doigts, elle fait partie des floraèdes, une branche plutôt rare de la famille des dryades. Ils détestent les humains. Je fronçai les sourcils. Que devions-nous faire d’elle ? Les plantes amplifiaient le pouvoir des floraèdes et nous nous trouvions en pleine forêt. Morio sembla comprendre la situation. — On ne peut pas la laisser partir. Elle nous met en danger, et la mission avec. — Tu penses qu’elle comprendra les enjeux si on les lui explique ? demanda Delilah. — J’en doute, mais on peut toujours essayer, répondis-je. (Wisteria se débattit. Je lui fis un sourire glacial.) Du calme, ma sœur. Ne bouge pas et écoute-nous. Je vérifiai qu’elle n’avait aucune arme sur elle. En général, les floraèdes n’en portaient pas. Toutefois, ça ne faisait de mal à personne de m’en assurer. Lorsque je retirai un long tube étroit et plusieurs flèches des plis de sa robe, je fus contente d’avoir pris le risque de la fouiller. Mieux valait prévenir que guérir. Je reniflai la pointe des flèches. — Du poison, mortel qui plus est. On a eu de la chance de l’attraper avant qu’elle nous attaque, ou tout serait fini. (Je fis signe à Chase.) Déchire cette nappe en bandelettes, s’il te plaît. On a besoin de quelque chose pour lui attacher les mains, parce que, si on les laisse libres, elle risque de jeter des sorts. On va l’interroger. — Pourquoi est-ce qu’on ne se sert pas de mes menottes ? demanda Chase en me les tendant. Je les observai. De l’acier. Elles ne seraient pas confortables mais elles ne la brûleraient pas comme du fer l’aurait fait. Même mes sœurs et moi, qui étions pourtant à moitié humaines, nous réagissions mal aux métaux. — Ça devrait marcher si on lui attache les mains derrière le dos. Je jetai alors un coup d’œil dans la pièce pour juger des options qui s’offraient à moi. Des piliers étaient dispersés à distance égale dans le salon. Mes compagnons maintinrent Wisteria contre l’un d’eux, le dos bien droit, tandis que je plaçais ses mains derrière son dos pour les attacher. Elle se débattit. Sa peau douce était comme de la soie sous mes doigts. Pour être certaine qu’elle ne parviendrait pas à se libérer, je vérifiai la taille de ses poignets. Elle n’était pas si fine que ça. — OK, dis-je en reculant. On ne pourra pas faire mieux. Retire le bâillon mais fais attention à ses pieds. Morio s’exécuta. Après avoir toussé plusieurs fois, Wisteria releva la tête pour me lancer un regard assassin. — Salope, m’insulta-t-elle, les yeux plissés. Tu n’as rien à faire ici. Tu n’es pas chez toi. — Ma mère était humaine. Je suis autant chez moi ici qu’en Outremonde. (Je me penchai en avant pour examiner son trèfle qui s’était mis à briller.) Calme-toi. On sait que tu es de mèche avec les démons et que tu es impliquée dans le meurtre de Jocko. Et probablement celui de Louise. Elle tressaillit. Pour de vrai. Même si la plupart des fées étaient capables de mentir sans ciller, la surprise se lisait sur son visage. Je compris qu’elle ne savait pas que Jocko avait été tué. — Qu’est-ce ça veut dire ? demanda-t-elle. Jocko et Louise sont morts ? Qui les a tués ? — Tes potes. Les cinglés que tu as aidés pour qu’ils traversent le portail. Tu leur as parlé de Louise, pas vrai ? Tu leur as dit qu’elle t’avait vue près du portail ? Je suis sûre que c’est pour ça qu’on l’a tuée. Pour la faire taire. L’expression de Wisteria m’apprit tout ce que j’avais besoin de savoir. — Fantastique, m’exclamai-je. Non seulement tu es devenue une traîtresse et, sans que tu le saches, tes actions ont mené au meurtre d’un collègue de l’OIA, mais tu as aussi joué un rôle dans la mort d’un humain. Que s’est-il passé après leur arrivée sur Terre ? Luc le Terrible et ses sbires t’ont dit de rentrer chez toi et de faire comme si tu ne les avais jamais vus ? Est-ce qu’ils t’ont promis que personne ne serait blessé ? Ils t’ont peut-être dit qu’ils redonneraient à la Terre sa gloire d’antan ? C’est ce qui s’est passé ? Même si elle ne répondit pas, j’étais sûre d’avoir visé juste. Ma colère était si grande que j’avais envie de l’exécuter sur-le-champ, mais je parvins à me contrôler. — C’est vrai ? demanda-t-elle en regardant Morio. Toi, tu es lié à la Terre. Tu ne me mentirais pas, pas vrai ? Lorsque le regard de Morio se tourna vers moi, je gardai le silence. Les démons renards étaient très doués pour les illusions et le camouflage. Même si je ne l’avais pas encore surpris à mentir, la tromperie faisait partie de leur nature. Certains utilisaient leur pouvoir pour nuire, Morio, lui, avait choisi une voie plus noble. Les bras croisés, il observa Wisteria un moment avant de parler. — Sur le battement de cœur d’Inari, je jure que je ne mens pas. Jocko est mort. Ce sont les démons qui l’ont tué. (Il leva la main en un signe que je ne reconnus pas.) Sur le souffle de la Gardienne des Rizières, je te dis la vérité. Wisteria parla en regardant ses pieds. — Je ne savais pas qu’ils allaient lui faire du mal. Il était gentil avec moi… (Je me demandai si elle regrettait suffisamment son geste pour coopérer avec nous, jusqu’à ce qu’elle relève la tête : son regard était aussi froid que l’eau des glaciers.) La mort du géant est regrettable, mais, comme le disent les humains, c’est un « dommage collatéral ». Quant à Louise, qu’est-ce que j’en ai à faire ? Elle est humaine et c’est tout ce qui importe. Le viol de la Terre sera bientôt terminé. On va la reprendre, et cette fois, on ne l’abandonnera plus si facilement. Chase s’étrangla. Je levai la main pour le faire taire. — Wisteria, quand les démons en auront fini avec ce monde, il ne restera rien à protéger. Tu sais comment ils sont, dis-je. La plupart haïssent ce qui pousse. Ils détestent la vie et l’abondance. Ils ont aussi peu de considération pour les oiseaux dans le ciel et les animaux de la forêt que pour les humains et les fées. (Je plissai les yeux.) Tu peux dire que leur conception de la nature et la même que ta conception de Louise. L’Ombre Ailée et ses sbires ne connaîtront aucun répit avant d’avoir tout rasé. La vie avec les démons sera encore pire qu’avec les humains. — Mensonges ! cria-t-elle en se débattant. Ils m’ont promis… — Tu es trop stupide pour survivre ? demanda Morio en donnant un coup de poing dans le pilier près d’elle. Tu crois vraiment qu’ils te disent la vérité ? Grand-mère Coyote avait raison : l’équilibre est menacé, et les cinglés de ton genre ne font rien pour y remédier. Bien sûr que les humains ont saccagé la planète, mais, à côté des projets de l’Ombre Ailée, c’est de la rigolade ! Avec qui tu travailles ? Qui t’a contactée pour aider Luc le Terrible ? Wisteria lui cracha au visage. Tandis que Morio s’éloignait en serrant les poings, j’approchai de nouveau. — Si tu ne le crois pas, je ne peux pas faire grand-chose d’autre. Pourtant, en refusant de nous dire ce que tu sais, tu condamnes nos deux mondes à l’enfer. (Lorsqu’elle secoua obstinément la tête, je me tournai vers mes compagnons.) Elle ne changera pas d’avis. Les floraèdes sont têtues comme des mules. Et le petit pois qui lui sert de cerveau est persuadé que les démons vont s’en remettre aux esprits de la nature et que, une fois que les humains seront morts ou ensorcelés, ils recevront les clés de la Terre. Si on échoue, j’espère que je verrai son expression lorsqu’elle comprendra ce qui se passe vraiment. Parce que ce jour-là, que les dieux m’en soient témoins, je jure que je la mettrai en pièces. Furieuse contre cette face de végétaux, je demandai à Delilah et Morio de fouiller la maison au cas où quelque chose nous indiquerait la cachette de Tom Lane. Pendant ce temps, je sortis pour voir si j’étais capable de jeter un sort utile qui ne nous mordrait pas les fesses. Un vent d’ouest s’était levé ; de frais, il était devenu glacial. La pluie menaçait de tomber encore avant la nuit. Je pris une grande inspiration, humant l’odeur des arbres couverts de mousse, des sapins Douglas, des champignons qui recouvraient le sol et le rendaient glissant. En cette saison, les érables, chênes et autres caduques étaient presque nus. Leurs feuilles avaient été balayées par les bourrasques qui soufflaient dans la région. Même si Outremonde avait son lot d’orages, parfois violents et terrifiants, je n’étais pas habituée aux intempéries incessantes du nord de la côte Pacifique qui duraient au moins neuf mois de l’année. Le soleil me manquait, mais, d’après Chase, il faudrait attendre longtemps pour qu’il pointe le bout de son nez pendant plus de quelques minutes. Debout, dans l’après-midi humide, frissonnant malgré ma veste, je commençai à ressentir la présence de la magie. Ancienne, des profondeurs de la forêt, des profondeurs de la terre. Il ne s’agissait pas du pouvoir des sorciers. Non, celui-ci venait de sous la terre, se nourrissant de l’élément qui lui avait donné naissance. La magie de la terre – riche et sombre, remplie de secrets recouverts par des années de feuilles et de branchages décomposés. Cette énergie dégageait quelque chose de solennel, tellement lourd qu’elle m’assourdissait et m’attirait vers le bas. Sombre comme la nuit profonde de l’épaisseur boisée, comme la chasse sauvage à travers le ciel. Sombre comme les anciens secrets, ni bons, ni mauvais, une force à part entière. Quand un éclat vert étincela autour de moi, je compris que j’avais contacté un élémentaire mineur de la Terre. Me dégageant d’une flaque qui se formait dans une trace de pneu, je m’agenouillai et plaçai ma main sur la terre mouillée. Écoute, me dis-je à moi-même, contente-toi d’écouter. Ne lance pas de sort, n’appelle pas le pouvoir de la lune ou des étoiles. Sois à l’écoute et demande respectueusement où l’on peut trouver le dénommé Tom Lane. Soudain, je l’aperçus – aussi clair qu’une vision. Bûcheron, peut-être, mais pas dans son essence. Il était grand et fort. Sous sa barbe grisonnante, il avait une noblesse d’un autre temps et d’un autre lieu. Ses yeux renfermaient une flamme de folie commune à ceux qui ont vécu trop longtemps et vu trop de choses. Alors qu’il me tendait la main pour me demander mon aide, je restai bouche bée. Qui diable était-il ? Et pourquoi avait-il un sceau spirituel ? Sous mes yeux, l’entrée obscure d’une grotte se matérialisa. Je compris qu’il s’y cachait. Après avoir interrogé mon radar interne, je fus contente de recevoir un fort signal qui provenait des bois. Tom Lane n’était pas loin, mais il nous faudrait un peu de temps pour l’atteindre. En outre, la pluie n’arrangerait pas notre affaire. Tandis que je me défaisais des dernières traces d’énergie, un cri rauque en provenance de la maison m’interpella. Je pris le chemin du retour en courant. Chapitre 13 Les oreilles remplies du rire de Wisteria, je découvris Chase plié en deux par terre, Delilah et Morio à ses côtés. — Qu’est-ce qu’il s’est passé ? — On aurait dû lui remettre son bâillon, me répondit Delilah. Apparemment, elle peut charmer avec la voix. Chase s’est un peu trop approché et elle a réussi à le frapper entre les jambes. Fort. Morio essayait de le remettre sur pied, mais manifestement le coup avait été efficace. Chase était si pâle que je me demandai s’il allait s’en remettre. Son visage reflétait parfaitement sa douleur. Je me retournai vers Wisteria qui arborait une expression triomphante. Furieuse, je l’attrapai par le cou pour lui cogner la tête contre le pilier. — Recommence et tu es morte. C’est aussi simple que ça. Ma sœur se fera un plaisir de venir jouer avec toi. Tu connais Menolly ? Tu sais qu’elle est un vampire ? Ton sang devrait lui plaire, tu ne crois pas ? Ma menace eut l’effet escompté. Wisteria déglutit – je sentis sa gorge bouger – et je reculai doucement, les yeux rivés sur ses jambes. — Delilah, déchire la nappe et attache ses pieds au pilier. Je lui remis son bâillon. Quand nous en aurions fini avec elle, elle serait aussi bien ficelée qu’une dinde. Tandis que Delilah s’exécutait, Morio me fit signe de le rejoindre auprès de Chase. — Je pense que ça va aller… Ce qui est sûr, c’est qu’il ne pourra pas nous accompagner dans les bois aujourd’hui. Qu’est-ce qu’on fait ? Je soupirai. — Il n’a qu’à rester ici pour surveiller Wisteria. On peut l’entourer d’une sorte de protection. Morio, tu es doué pour les illusions, pas vrai ? Il hocha la tête. — Mekuramashi. L’illusionniste. Je peux le faire passer pour un tas de linge. Comme ça, il pourra se reposer sur le canapé pendant que nous irons en chasse. — Génial. Emmène-le là-bas alors. Je sais où chercher Tom Lane… Je pense qu’il est en danger et a besoin de notre aide. Il faut qu’on le retrouve le plus vite possible. Après avoir aidé Morio à soulever Chase, nous l’installâmes sur le canapé. Chase essayait de conserver un semblant de dignité. Lorsqu’il me regarda, je lui fis un sourire incertain. — Repose-toi ici. Tout ira bien. J’ai bâillonné Wisteria. Visiblement, les floraèdes ressemblent aux sirènes, ce qui n’est pas une bonne chose lorsqu’on est humain. Delilah nous rejoignit et lui prit la main. Le coussin derrière lui me sembla tout à coup très intéressant. Je m’éloignai alors discrètement pour qu’ils puissent parler en privé. Je retrouvai Morio assis devant la table. — Je suppose qu’on est presque prêts, dis-je. De quoi as-tu besoin pour ton sort ? Hochant la tête, il me répondit d’une voix grave : — J’ai seulement besoin de mon familier mais je ne veux pas qu’elle le voie. Ce qu’elle ignore ne peut pas être utilisé contre moi. Est-ce que tu peux lui mettre un bandeau sur les yeux ? — Aucun problème, soupirai-je. Elle est beaucoup plus dangereuse que je le pensais. Je ne savais pas que les floraèdes étaient aussi puissantes. — Elle n’est pas un simple esprit de la forêt, c’est certain, admit-il. Elle est bien mystérieuse. Pour être franc, Camille, on ferait mieux de la tuer. C’est une guerre qui se prépare et elle fait partie du camp ennemi. Je sens qu’elle va nous causer beaucoup d’ennuis, des ennuis qu’on pourrait éviter. Je me mordis les lèvres. Il avait raison. Je le savais et pourtant… il ne s’agissait pas d’un démon, d’un vampire hors la loi ou d’une harpie. C’était une fée ! Maléfique, certes, mais j’avais beaucoup de mal à lever la main sur quelqu’un de mon espèce. Mais en faisait-elle vraiment partie ? Il était clair qu’elle haïssait mon côté humain. Pourtant, si j’avais été une Sidhe de sang pur, elle aurait trouvé autre chose à me reprocher. Mon hésitation était peut-être due au fait que je ne savais pas combien de violence je pouvais encore supporter. Depuis que j’avais vu le métamorphe attaquer Trillian, je tournais à vide. — Tu as raison, je le sais, mais… Je ne sais pas si j’en suis capable. — Je peux le faire, proposa-t-il. Je me mordis la lèvre inférieure en tressaillant. J’étais un membre de l’OIA et la fille de mon père. Si nous décidions de tuer la floraède, il m’incomberait de le faire. Je secouai la tête. — Laisse-moi y réfléchir. On peut peut-être en apprendre plus sur les démons. Si on l’attache avec des menottes en fer et qu’on la bâillonne, elle sera incapable de faire quoi que ce soit. — Si tu essaies de la menotter avec du fer, tu te feras mal aussi. (Clairement frustré, il se contenta pourtant de hausser les épaules.) D’accord. On décidera de son sort à notre retour. Ça te va ? — Ça me va, répondis-je, soulagée d’avoir gagné un peu de temps pour prendre ma décision. En attendant, je mis un bandeau sur les yeux de Wisteria. Morio, quant à lui, se concentra sur Chase pour créer l’illusion qui ferait du détective une pile de linge. Même avec mon petit don de clairvoyance, il aurait réussi à me tromper. — Tu es vraiment doué, le complimentai-je. La tête penchée sur le côté, Morio observa son œuvre. — Pas mal, je dois bien l’avouer. (Un sourire taquin étira alors ses lèvres.) Je suis doué pour d’autres choses, si ça t’intéresse. Très doué même. Tu sais, les Svartan ne sont pas les seuls à être passionnés. Sans attendre ma réponse, il fît signe à Delilah et se dirigea vers la porte. Me demandant s’il était sérieux et si j’étais assez téméraire pour le prendre au mot, je fermai la marche. Nous suivîmes la direction que l’on m’avait indiquée. Inquiète, Delilah jeta un coup d’œil en arrière vers la maison. — Tu es sûre que Chase ne risque rien ? Comme des gouttes de pluie dégoulinaient le long de son visage, elle mit sa capuche. Non seulement elle évitait les lacs, les mares et la mer, mais en plus, elle n’aimait pas la pluie. — Je l’espère, murmurai-je en me frayant un chemin à travers les taillis. Tant qu’il laissera Wisteria tranquille et que personne n’entrera dans la maison, tout ira bien. L’illusion de Morio est vraiment bien faite. Les sous-bois étaient tellement épais qu’ils nous ralentissaient. L’idée d’ouvrir la marche ne m’enchantait guère ; cependant, j’étais la seule à connaître notre destination. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre que c’était la seule solution. — Morio, toi qui as vécu sur Terre toute ta vie, comment fais-tu pour cacher ta vraie nature aux humains ? demandai-je en me faufilant entre un buisson de myrtille et une énorme fougère. Une feuille vint me frapper au visage et m’éclabousser les yeux. A cause de la pluie, je m’en rendis à peine compte. — Je suis né dans un petit village – il y en a encore au Japon – où j’ai vécu presque toute ma vie. Mon grand-père m’a tout appris à la maison et récemment j’ai obtenu un diplôme universitaire sur Internet. — Tu as fait ton coming-out quand les Sidhes sont apparus ? Dans un sens, notre arrivée avait rendu les choses plus faciles pour les Fae terriens et autres Cryptos. Cela leur permettait de se dévoiler. De nos jours, être différent était exotique. A travers le monde, les humains se cherchaient soudainement des ancêtres mystérieux qui auraient pu venir d’Outremonde. Bien sûr, les vampires et les morts-vivants n’étaient pas encore acceptés de la même façon, mais c’était compréhensible. Il haussa les épaules. — À quelques personnes seulement. Je ne compte pas l’annoncer au monde entier. — Tu aurais préféré qu’on ne se montre pas ? demandai-je. Très près de moi, il répondit : — C’est une question à double tranchant. Non, parce qu’il était temps que les humains apprennent notre existence. Et oui, parce que la magie et le mystique sont devenus un cirque commercial. Je ricanai. — Comme si ça n’était pas le cas avant ! Depuis la nuit des temps, les gens rêvent de magie. Je crois qu’une mémoire commune se souvient des jours où Outremonde n’était qu’à un pas et où Avalon n’avait pas encore disparu dans la brume. Le Seigneur des Anneaux, Harry Potter… tous les livres que j’ai lus me confortent dans l’idée que le peuple de ma mère a besoin de nous. Il faut qu’il réapprenne à s’émerveiller devant son monde et à développer les pouvoirs que tous les mortels possèdent. Et peut-être que nous, nous avons besoin que les humains nous rappellent ce que c’est qu’être faible et vulnérable. — Je crois que les HSP peuvent beaucoup nous apporter, intervint Delilah. La compassion, par exemple, est davantage un trait de caractère humain que Sidhe. Tu ne peux pas le nier. Je réfléchis à ce qu’elle venait de dire. Bien que fougueuse et soupe-au-lait, notre mère avait un cœur d’or. Comme mon père partageait cette qualité, il contrastait avec les autres membres de la Cour et la Couronne. — Tu as sûrement raison, sœurette. Soudain, les taillis firent place à une large clairière entourée de cèdres. Marquée par la magie, elle était sûrement dédiée à un dieu ou toute autre créature. Tandis que nous franchissions l’anneau d’arbres, j’eus l’impression de profaner les lieux. Des champignons vénéneux formaient un cercle intérieur et un monticule herbeux s’élevait en son centre. — Un tumulus ? s’étonna Delilah, les sourcils froncés. Je ne savais pas qu’ils étaient encore utilisés, et encore moins sur ce continent. — Si j’en crois ce que j’ai lu, la plupart ont été abandonnés après la Grande Séparation. Mais celui-ci… celui-ci dégage la même énergie qu’un portail. Pas d’Outremonde, pourtant. Où sommes-nous ? Et quel est cet endroit ? (Doucement, je m’approchai de la pente recouverte d’herbe, à la recherche d’une entrée.) J’entends de la flûte de Pan. Et en écoutant attentivement, je me rendis compte que j’entendais vraiment de la musique. Là – un murmure porté par le vent – une mélodie envoûtante, tellement enrobée de magie que chaque note frétillait dans l’air, vivante, vibrante, et me donnait envie de danser. Mes pieds m’ordonnaient de retirer mes chaussures et ma veste pour sautiller dans le pré. Après avoir pris une grande inspiration, la tête en arrière, je me mis soudain à rire, tant je me sentais grisée et légère. Derrière moi, sous sa forme de chat, Delilah bondissait. À travers la clairière, elle chassait les gouttes de pluie et des souris imaginaires. Pour une raison quelconque, il me vint à l’esprit que je devais l’arrêter, mais la musique était si entraînante que je reportai mon attention sur le tumulus. Si je parvenais à trouver l’entrée, je découvrirais celui qui jouait de la flûte. — Camille – Camille ! Tu m’entends ? Morio se tenait à mes côtés, l’air sauvage. Je le regardai des pieds à la tête. Une chose était sûre, il était vraiment très beau. Je sentis des fourmillements quelque part sous mon nombril. En fait, tout mon corps bourdonnait. Je compris que la seule solution pour y remédier était de… Humectant mes lèvres, je lui tendis la main. — J’ai besoin de toi. Ici. Tout de suite. Je l’attirai à moi. Ma respiration s’accéléra, comme les battements de mon cœur qui se lancèrent dans un staccato de désir, se répercutant dans ma poitrine, mon ventre et mes cuisses. Ses cheveux noirs et ses yeux envoûtants attisaient ma passion. Je n’avais qu’une envie : l’entraîner à terre pour le chevaucher. Avec un grognement, Morio s’approcha de moi. — Réfléchis bien, me prévint-il d’une voix rauque, parce que je vais te prendre au mot. Je ne joue pas. Si tu me veux, je suis à toi, mais une fois lancé, je ne pourrai plus m’arrêter. Son odeur musquée parvenait jusqu’à mes narines. Il était prêt – pas besoin de le voir nu pour le savoir. L’imaginer au-dessus de moi suffisait à me faire trembler d’impatience. Mon esprit se révoltait, me demandait ce que diable j’étais en train de faire, tandis que mon corps, lui, m’incitait à continuer. Alors, je décidai que mon cerveau avait besoin de faire une pause et repoussai mes dernières réserves. Ce n’était pas comme si elles étaient nombreuses. — Je n’ai pas besoin de douceur. Prends-moi tout de suite. Par-devant, par-derrière, peu importe, murmurai-je. Au bord de l’explosion, je frissonnai lorsque ses yeux s’illuminèrent d’un éclat primal. — Voyons jusqu’où tu es capable d’aller, dit-il avant de se jeter sur moi. Ses lèvres contre les miennes, il m’attrapa par le poignet. Je répondis à son baiser, succombant au brasier que nous attisions. Un bras autour de ma taille, il me serra fort contre lui. Alors que je me démenais avec ma robe, Morio écarta mes mains et me poussa par terre. Là, il releva ma jupe et ouvrit son pantalon. Après avoir déchiré mon vêtement, il prit mes seins dans sa bouche, laissant des marques qui ne faisaient que nourrir mon désir. Tandis qu’il plissait dangereusement les yeux, je me sentis emportée par la vague de passion qui balayait la clairière. Lorsque Morio fut enfin prêt, je m’ouvris à lui, m’enfonçant dans la terre si riche comme il s’enfonçait profondément en moi, toujours plus fort. Je me soumettais à cet homme, à la musique, à mes besoins. Toutes les illusions et les réserves du démon renard disparurent alors. Les yeux brillants, la tête rejetée en arrière, il laissa échapper un glapissement de satisfaction. La musique se fit plus forte. Morio sourit, révélant des dents acérées, et ses ongles se transformèrent en griffes. Quand il me mordilla l’épaule, mon esprit embrumé par le sexe se rendit compte à quel point il était différent. Un sentiment d’appréhension m’envahit. Un Fae ? En quelque sorte, tout en étant lié à la Terre et connecté aux énergies primaires de ce monde. Soudain affolée, je me débattis, me demandant ce qui m’avait pris, mais plus je me tortillais, plus ses gestes devenaient violents. Alors que j’essayais de me libérer, un retour d’énergie me frappa. Comme je m’abandonnais à elle, elle m’emporta plus haut que Trillian l’avait jamais fait. Je flottais, incapable de respirer, de me rappeler mon nom. L’odeur de rose sous la pluie me submergea pendant que je regagnais mon corps, avec une sensation de puissance que je n’avais pas ressentie depuis longtemps. J’en voulais plus. Tout de suite. Morio s’était sûrement aperçu lui aussi de cette escalade de désir car, le souffle court, il me murmura à l’oreille : — Arrête. (Sa voix se cassa.) Il faut qu’on arrête tout de suite – c’est l’œuvre d’un glamour très dangereux. (Il se força à rouler sur le côté. Visiblement, il lui était difficile de garder ses mains pour lui.) Descends du monticule, sors du cercle de champignons ! Surprise par son éclat de voix, je me levai sans tarder. Les yeux éclatants, Morio fit un bond. — Je t’ai dit de courir – dépêche-toi ! Et c’est ce que je fis. Je courus jusqu’au cercle de cèdres. Au moment où mes pieds dépassèrent les champignons, j’eus l’impression de sortir d’une matrice hédoniste. M’arrêtant soudain, je tombai à genoux. J’avais l’impression que quelqu’un me martelait la tête. Mon corps aussi l’avait été, mais d’une tout autre manière. Pendant que le monde tournait autour de moi, je pris plusieurs grandes inspirations, jusqu’à ce que la réalité reprenne sa place. — Qu’est-ce que… ? marmonnai-je. De mon point d’observation, je pouvais voir Morio courir après Delilah. Soudain, il disparut, et à sa place se tenait une souris. Battant la queue, Delilah la prit en chasse. Les moustaches frétillantes, elle avança doucement vers sa proie. Lorsqu’elle attaqua, l’illusion s’évanouit. Morio réapparut pour l’attraper par la peau du cou. Il accourut alors vers moi. A l’instant où il traversa le cercle, Delilah commença à trembler. Il la déposa sur le sol à quelques pas, près des cèdres. Une fois retransformée, la surprise qui se lisait sur son visage me donna presque envie de rire. Presque. L’auteur de cette barrière avait fait du sacré bon boulot. — OK, qu’est-ce qui s’est passé ? Le rouge aux joues, j’acceptai la main que Morio me tendait pour m’aider à me relever. Lorsqu’ils entrèrent en contact, nos doigts créèrent des étincelles. Nous nous étions fourrés dans de sales draps. Une chose était sûre : nous allions nous arracher les cheveux pour démêler tout ça. En particulier parce que nous nous étions sentis attirés l’un par l’autre dès notre première rencontre. Durant un instant, Morio soutint mon regard, puis il reporta son attention sur le monticule. — C’est de la magie sidhe, quelque peu différente de la tienne. Combien de Sidhes sont restés sur Terre lorsque Outremonde a rompu le contact ? Je secouai la tête. — C’était il y a si longtemps que personne ne s’en souvient. Beaucoup d’esprits de la nature vivent ici et de nombreux Cryptos ont été laissés derrière… ou ont choisi de l’être. Même si nous avons des ancêtres communs, la séparation est très ancienne. Tu penses que c’est la maison de Wisteria ? — Comme elle travaille au Voyageur et qu’elle fait partie de l’OIA, elle vit probablement dans un arbre du côté de Seattle. Non, cette magie est trop puissante pour elle. La musique ressemble à celle de Pan lui-même, mais d’après la rumeur, cette vieille bique n’a pas quitté la Grèce. Lorsque je fis un pas vers lui, nos regards se croisèrent. Je me réfugiai dans l’étreinte qu’il m’offrit. Il m’embrassa alors, longuement, lentement, en un baiser tendre, dénué de la violence dont débordaient les précédents. — Il faudra qu’on parle tout à l’heure, dis-je. Mes pensées dérivèrent vers Trillian. Même si je m’inquiétais pour sa vie, mon corps, lui, agissait à sa guise. La passion avec laquelle j’avais répondu aux avances du démon renard m’effrayait. Pour ne rien arranger, j’appréciais Morio. Trillian me faisait vibrer. Je l’aimais autant que je le haïssais. Mais je ne l’appréciais pas vraiment. Ce qui ressortirait de cette pagaille se révélerait très intéressant. — Je sais, répondit Morio dans un long soupir. Pour l’instant, on doit se concentrer sur notre mission et éviter de succomber à ce sort de malheur. — Excusez-moi, nous interrompit Delilah, qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? Après m’être écartée de Morio, je désignai le talus d’un geste de la tête. — Pendant que tu t’amusais sous ta forme de chat, on s’est retrouvés dans une étreinte qui aurait pu être classée triple X. Tu n’as pas remarqué la jolie couche de boue que j’ai décidé d’ajouter à mon ensemble ? Malheureusement, ce n’était pas une blague. Grâce à la chevauchée sauvage de M. Renard, le dos de ma veste et de ma jupe était couvert de rosée, de boue et de feuilles trempées. — Je me posais la question, mais j’étais trop polie pour demander, répondit Delilah en toussant. Oh oh, j’ai hâte de savoir comment tout ça va se terminer ! (Un sourire sadique étira ses lèvres.) En tout cas, je suis contente que vous m’ayez attrapée avant que je me perde dans les bois. — De rien, l’enfant sauvage. Revenons à nos moutons. Si ce n’est pas l’œuvre de Wisteria, qui est derrière ce sort ? Il s’agit de magie sidhe liée à la Terre, pas à Outremonde. Morio s’agenouilla pour observer les champignons vénéneux. — Camille a raison. C’est une magie très puissante, un vrai danger si elle est laissée à elle-même. Delilah observa le tumulus en fronçant les sourcils. — Alors la question est : comment briser l’illusion ? J’ai envie de savoir ce qui se cache derrière. — Je peux sûrement y faire une brèche ; par contre, lorsque ma magie et la barrière entreront en contact, il y a de grandes chances qu’une explosion se produise. Je ne suis pas sûre que ça vaille le coup d’essayer. Peut-être qu’on peut la contourner ? Morio pencha la tête sur le côté. — Je peux essayer de retirer le champ de forces, mais je ne sais pas si j’en suis capable. Ce n’est pas une simple illusion. Pourquoi est-ce qu’on n’essaie pas ensemble ? Peut-être que je peux empêcher ta magie de mal tourner, Camille. — Quel courage ! (Je me massai le dos. J’avais vraiment été martelée. Morio était plus fort que je l’avais imaginé. J’allais devoir faire beaucoup d’étirements pour détendre mes cuisses.) Tu es sûr ? Si quelque chose tourne mal, je ne peux pas garantir ta sécurité. Il remarqua ma gêne. — Besoin d’un massage ? demanda-t-il avec un clin d’œil. (Tandis que je bafouillais, il ajouta :) Ne t’en fais pas, je pense pouvoir me protéger de n’importe lequel de tes sabotages. — Sympa, merci, moi aussi je t’aime. (Je fronçai les sourcils. J’avais l’impression qu’une aiguille me transperçait la peau du dos.) Qu’est-ce que… ? Delilah, il y a quelque chose sous mon haut ? Je le relevai pour qu’elle puisse regarder dessous. Comme Morio ne fit même pas semblant de se détourner, je lui tirai la langue. — Oui, un morceau de ronce s’est accroché. D’un geste vif, elle me le retira. Quand les épines sortirent de ma peau, je poussai un petit cri. — Voilà ce que c’est de faire des galipettes en forêt, marmonnai-je. Bien sûr, ce genre de chose n’arrivait pas en Outremonde où les ronces restaient dans de jolies parcelles bien délimitées. — OK, on reprend. Si on ne se dépêche pas, Chase va commencer à se demander ce qu’on fait, dis-je en observant le tumulus. Je vais me concentrer pour faire tomber la barrière. Toi, tu te chargeras de dissiper toute illusion liée à elle. Mets-toi là-bas, à quelques pas. Pendant que Delilah montait la garde, nous nous mîmes en position. Je levai les bras pour faire appel au pouvoir de la Mère Lune. L’énergie de la clairière crépita. La pluie cessa et le vent se leva, faisant danser les arbres. Focalisant toutes mes pensées sur le trou que je souhaitais former, je devins un concentré de pouvoir magique. Quant à Morio, il agissait à mes côtés pour disperser les illusions et briser leur influence sur les terres. Lorsque la barrière faiblit et se craquela, un grondement grave fit vibrer l’air et le sol trembla comme des vagues sous nos pieds. Je tentai de garder l’équilibre mais la secousse s’intensifia, et Morio et moi tombâmes. Le champ de forces se brisa en milliers d’éclats invisibles, puis le silence retomba sur la clairière. — Eh bien, on peut dire que ça déménage, marmonnai-je en me relevant. — Qu’est-ce que c’était que ce truc ? On est dans une zone en guerre ? demanda Delilah. À la place de la jolie étendue de verdure se trouvait désormais un talus charbonneux, au centre d’un cercle d’arbres mal en point qui murmuraient de sombres désirs et pensées. Le sol avait été brûlé, les troncs d’arbres carbonisés. — Putain de merde ! Vous avez vu les dégâts ? s’exclama Delilah, les yeux écarquillés. — Ça résume bien la situation. (Je cherchai Morio du regard. Il se massait l’épaule à l’endroit où le tremblement l’avait propulsé.) Qu’est-ce qui s’est passé ici ? — Regarde, dit-il en m’indiquant un trou sombre dans le tumulus. (Il menait dans les profondeurs de la terre.) C’est une grotte ? La pluie – qui avait recommencé – me força à plisser les yeux. Il avait raison. C’était bien une grotte. LA grotte. Je savais que quelque part à l’intérieur se trouvait Tom Lane. — C’est notre destination. OK, les gars. On y va. Mais, alors que je m’apprêtais à avancer, le bruit du vent attira mon attention. Avant que nous ayons pu faire un pas de plus, une ombre s’éleva de derrière le talus. Un énorme dragon au corps de serpent se dressa devant nous dans toute sa blancheur lactée. Et il avait l’air d’avoir faim. Chapitre 14 — Dragon ! s’écria Delilah en tombant en arrière, l’air terrifié. — Pas la peine de crier, je l’ai vu. Comment est-ce qu’on allait se sortir de ce merdier ? Le paysage bucolique s’était tout à coup transformé en champ de mines. Toute envie de danser m’était passé. A la place, j’aurais volontiers pris mes jambes à mon cou. Mais ça n’aurait rien arrangé à nos affaires. Les dragons étaient gros et forts. Ils étaient rapides. Et surtout… ils mangeaient les sorcières comme moi. Celui-ci était un mélange des races orientale et occidentale. Son corps était long, semblable à celui d’un serpent, et ses ailes étaient larges bien qu’ornementales ; il n’en avait pas besoin pour voler. Sur son front, se dressaient des espèces de cornes qui étaient en fait des antennes. Il nous dominait de sa grâce reptilienne. Sa couleur était laiteuse, nacrée, entre le rose pâle et l’ivoire. Tandis que j’observais ses yeux gris métallisé, cerclés de noir avec un diamant en guise de pupille, je ne pus m’empêcher de le trouver magnifique. Cela faisait des années que je n’avais pas vu un dragon et jamais d’aussi près. Une partie de moi se serait contentée de l’observer, ensorcelée, mais je repris mes esprits. Il était bien connu que ces créatures hypnotisaient leurs proies… c’était plus pratique pour préparer le barbecue. Peut-être que je ne lui rendais pas service. Après tout, les dragons ne crachaient pas tous du feu. Mais à en juger par l’aspect de la campagne alentour, je n’aurais pas parié dessus. La clairière avait été rasée et le cercle parfait de débris indiquait que ce n’était pas le résultat d’un feu de forêt. Avec précaution, je reculai, un pied après l’autre. Les yeux rivés sur la bête, je me préparai à courir ou à arrêter le temps, tout ce qui pourrait me sauver la vie. Le dragon émit alors un grognement grave qui ressemblait à s’y méprendre à un rire. Mauvais présage. En général, les blagues des dragons se faisaient aux dépens de ceux qui les écoutaient et rien de bon ne pouvait en ressortir, si ce n’était son propre amusement. Je jetai un coup d’œil à Morio. Lui aussi essayait de se faire passer pour une statue. Quant à Delilah, je ne la voyais nulle part. Avec un peu de chance, elle avait réussi à se cacher derrière un arbre. Loin des yeux, loin du cœur, et surtout loin de l’estomac. — Vais-je vous manger ici ou vous garder pour plus tard ? (Sa voix était la plus grave que j’aie jamais entendue.) Vous avez eu droit à votre dernier festin – l’un l’autre –, c’est à mon tour maintenant. Je tentai de me rappeler tout ce que je savais. Qu’avais-je dit à Chase ? Ne pas essayer d’éclipser un dragon, ne pas se montrer plus vaniteux que lui. Ces créatures étaient si arrogantes qu’elles ne faisaient qu’une bouchée de ceux qui osaient défier leur supériorité, etc., etc. D’un autre côté, certains semblaient apprécier le courage. Les lâches n’étaient pas connus pour survivre à un festin de dragon, du moins pas entier. Je m’éclaircis la voix. — Nous vous présentons nos excuses. Nous n’étions pas conscients d’être entrés sur votre territoire. Pitié ! Si vous nous laissez partir, nous vous promettons de ne jamais revenir. Faire des compromis… c’était peut-être la solution. On a fait une erreur, on a déconné, ayez pitié de nous et laissez-nous reprendre la route. L’art de se mettre à plat ventre. Le dragon gronda. De la fumée s’échappa de ses narines. — Tu espères me faire avaler ça, petite sorcière ? Alors que tu es une de ces satanés Sidhes ? Comme ses yeux lumineux se mirent à tourbillonner, je me surpris de nouveau à les fixer. Mais lorsque son esprit entra en contact avec le mien, je reculai vivement. Il rit encore. — Pas tout à fait Sidhe en fait. Une métisse. Humaine et fée… délicieuse combinaison. Mon dessert, voilà ce que tu es. Mais dis-moi, petite sorcière, que viens-tu faire par ici ? Contrairement à ton compagnon, tu n’es pas liée à la Terre. Le long cou se tourna vers Morio. Je relâchai enfin la respiration que j’avais retenue si longtemps que j’avais l’impression de retirer un corset. Nonchalant, Morio glissa les mains dans ses poches avant de faire un signe de la tête au dragon. Il tentait l’approche « d’homme à homme ». Je lui souhaitai bonne chance. — Mes salutations, vénérable ancien. Nous sommes vraiment désolés de vous avoir dérangé. Nous nous sommes égarés pendant que nous cherchions quelqu’un. La voix de Morio était douce et suave. Il n’essayait tout de même pas d’utiliser une illusion pour tromper la créature ? Aucun charme ne marchait sur les dragons, ou presque. Toutefois, je me contraignis à garder le silence. Morio savait ce qu’il faisait. Ou du moins, je l’espérais. Le dragon hoqueta. Un autre nuage de fumée s’échappa de sa gueule qui sentait indubitablement la viande rôtie. Je ne tenais vraiment pas à rencontrer son dernier repas. Je priai pour que Tom Lane ne soit pas dans son ventre avec le sceau spirituel ! Éventrer un cerf était déjà dur, alors un dragon… ça frôlait la chirurgie monstrueuse, et surtout, il faudrait le tuer. Après un moment de silence, la bête reprit la parole : — Homme-renard, cesse d’essayer de m’ensorceler ou tu seras le premier à mourir et je me servirai de tes os comme cure-dents. Maintenant, dites-moi la vérité, pourquoi êtes-vous sur mon territoire ? Morio me questionna du regard. Nous avions à peu près trois minutes avant que ce vieil enfumé passe à l’attaque. S’il était de mèche avec les démons, nous étions morts. S’il jouait en solo – très probable –, alors qui savait ce qu’il pouvait arriver ? En revanche, ce dont j’étais sûre, c’était que les dragons étaient très doués pour sentir les mensonges. Finalement, je haussai les épaules et dis : — Nous sommes à la recherche d’un dénommé Tom Lane. Nous avons besoin de lui parler. Les yeux de Flam le dragon s’illuminèrent. — Vous voulez parler à cet imbécile qui fourre son nez partout ? Oh oh. À en juger d’après le ton de sa voix, il était évident que Tom n’était pas son ami, mais je ne sentais aucune aura démoniaque autour du dragon. Peut-être que Tom et lui avaient des différends. Dans ce cas, pourquoi Flam ne les avait-il pas résolus en crachant du feu ? Il n’aurait pas été très diplomate de poser la question. — Nous devons le trouver, continuai-je, quand un éclair de génie me frappa. Si vous nous dites où il se trouve, nous l’emmènerons et il ne vous causera plus aucun problème. Le dragon s’enroula sur le tumulus. Sa tête dansa comme celle d’un cobra royal dans le panier d’un charmeur de serpents, avant de se tourner vers moi. Ses yeux de glace étincelants se trouvaient à moins de trois mètres, sa tête était énorme comparée à la mienne. Pendant qu’il me dévisageait, je fis de mon mieux pour paraître innocente, en écarquillant les yeux. — Quel est ton nom, petite sorcière ? Pas question. Ne jamais donner son nom à un dragon. Ce n’est vraiment pas une bonne idée. Je secouai la tête. — Je ne suis pas stupide. Vous savez très bien que je ne vous le donnerai pas, alors ne vous fatiguez pas. Un grondement emplit l’air lorsqu’il souffla et se mit à rire. — Je t’aime bien. Des drôles et courageuses à la fois, je n’en vois pas tous les jours. Celui que vous cherchez s’est terré dans cette grotte ce matin. Je l’ai poursuivi aussi loin que j’ai pu mais il s’est enfui. Si vous l’emmenez avec vous, je vous laisserai la vie sauve et libre passage sur mes terres. Si vous échouez, vous me servirez de petit déjeuner. Je soupirai. Pourquoi est-ce que j’avais l’impression de toujours me faire avoir ? « Si tu ne m’apportes pas un doigt de démon, je prendrai l’un des tiens. Si tu ne tues pas les démons, ils détruiront le monde. Si tu n’emmènes pas Tom Lane loin d’ici, je te mangerai au petit déjeuner. » — Je suppose que nous n’avons pas le choix. Marché conclu. (Que pouvais-je dire d’autre ?) Toutefois, vous devez nous laisser entrer dans la grotte pour qu’on le retrouve. Et surtout, ne l’effrayez pas pendant qu’on essaie de l’attraper. Pas d’entourloupe ! J’entendis Morio réprimer un ricanement et je sus ce qu’il pensait. Cette fois, nous nous étions vraiment fourrés dans de sales draps. En plus, je ne sentais toujours pas la présence de Delilah. Le dragon imita un haussement d’épaules. — Vous avez ma parole. Je vous le jure sur mes flammes et mes moustaches, petite sorcière. Sa parole. Comme les dragons étaient très doués avec les mots, je n’accordai aucun crédit à son ton jovial. Pourtant, faute de sorcier plus puissant que moi, c’était le mieux que l’on pouvait espérer. Tête baissée, il indiqua la grotte dans le talus. — Je l’ai chassé jusqu’ici. Dépêchez-vous de le trouver, je ne suis pas de bonne humeur aujourd’hui. Tandis que Morio et moi nous approchions de l’entrée avec précaution, je me contraignis à regarder droit devant moi. J’aurais voulu chercher Delilah, mais le dragon se serait douté de quelque chose. Avant d’entrer, je me retournai. — Dites-moi, pourquoi n’avez-vous pas encore capturé Tom ? Pourquoi ne l’avez-vous pas encore mangé ? Les yeux de la créature étincelèrent, scintillèrent. — Je n’ai pas envie d’avoir une indigestion, fut sa seule réponse. Je pouvais sentir son souffle réchauffer l’air ambiant. En fait, comparé à la pluie, c’était assez agréable. Une partie de moi-même avait envie de rester là un instant pour me sécher… Je repris mes esprits. Après tout, un dragon qui vous donnait un surnom comme « petite sorcière » ne pouvait être qu’une source d’ennuis. L’odeur de charbon et de viande était tellement forte que je frissonnai avant de repartir. Une main sur mon épaule, Morio se tenait juste derrière moi. J’essayai de marcher sans me presser. Pas la peine d’énerver le dragon, je risquerais de le regretter. En revanche, une fois à l’intérieur, tremblante, je me laissai aller contre la paroi. — Voilà une rencontre que je ne pensais jamais faire. Et je n’ai aucune envie qu’elle se reproduise. Bon, où se cache ce satané Tom ? On lui met la main dessus et on se casse, dis-je en secouant la tête et en observant les alentours. Les murs de la grotte brillaient. Phosphorescence ? Feu féerique ? Les yeux fermés, j’essayai de déceler un signe de vie. Là… une lueur, un esprit, au bout du tunnel à droite. — Il y a quelqu’un ici, j’en suis certaine, informai-je Morio. Je ne sautais pas de joie à l’idée d’avancer dans le noir. Je détestais les grottes. Je leur préférais le plein air, ou même une maison dans laquelle je ne risquais pas de finir au fond d’un puits de mine, écrasée sur des pierres ou par un éboulis. Morio me jeta un coup d’œil. — Tu es claustrophobe ? Je haussai les épaules. — En quelque sorte. J’ai aussi le vertige et je ne supporte pas de changer les couches d’un bébé. Totalement irrécupérable. (Avec un soupir, je m’adossai à la paroi de la grotte.) Pour tout te dire, je ne suis pas claustrophobe dans le vrai sens du terme, mais, comme ma magie provient de la lune et des étoiles, je n’aime pas être coincée sous terre. En Outremonde, je ne suis jamais allée visiter la cité des nains parce qu’elle est en grande partie construite sous la montagne. Mon père y a emmené Delilah et Menolly. Moi, je n’ai pas pu. — Et ta mère ? demanda Morio. — Non plus, je suis restée avec elle. Du coup, on s’est offert une semaine de shopping à Aladril, la cité des prophètes, au bord de la mer. Même si nous avions fait des affaires, Père s’était étouffé devant la note. Toutefois, il avait payé sans un mot. Il ne savait pas dire « non » à ma mère. — J’aimerais visiter Outremonde un jour, dit Morio en inspectant la grotte. Aide-moi à trouver une branche ou une brindille pour l’enflammer. — Avec le feu du renard ? Les yeux plissés, je scrutai les alentours. Voilà. Une branche qui mesurait dans les trente centimètres. Je la lui tendis. En quelques secondes, il avait lancé le sort et éclairé tout autour de nous. La bille étincelante à l’extrémité du bâton était plus lumineuse qu’une bougie, mais pas autant qu’une lanterne au kérosène. — Le « feu du renard » est son nom le plus répandu, même s’il n’est pas tout à fait exact, répondit Morio. Au japon, on l’appelle le « Kitsune-bi ». Allez viens, je passe devant. Tandis qu’il me frôlait, l’odeur de sa transpiration me fit frémir. Je combattis de nouveau l’envie de le toucher. Génial, qu’allais-je faire au retour de Trillian ? S’il revient, songeai-je avec tristesse. S’il survit. Cette pensée eut sur moi l’effet d’une douche froide. — Tu aimerais Outremonde, dis-je en le suivant avec précaution dans le passage. La grotte était humide et fraîche. La moiteur de l’air se condensait sur les parois, si bien que je pouvais voir des taches de moisissures visqueuses sur la roche, ainsi que des champignons blancs démesurés et des tas de bestioles rampantes. Les insectes ne me dérangeaient pas – j’y étais habituée depuis l’enfance –, en revanche, la moisissure, elle, me rendait nerveuse. En Outremonde, elle était vivante, avec une conscience limitée, et se révélait dangereuse pour les voyageurs imprudents. Même si c’était différent ici, je ne pouvais m’empêcher de m’écarter des murs. — C’est comment ? demanda Morio. — Outremonde ? Vaste. La Cour et la Couronne règnent sur Y’Elestrial, la capitale sidhe, mais il y a bien d’autres terres et cités. Les villes sont magnifiques, pour la plupart. Par contre, on ne peut pas dire la même chose des villages. La majorité sont très pauvres et leurs habitants vivent au jour le jour. — Est-ce qu’il y a un gouvernement global ? Je secouai la tête. — Non, chaque État est autonome. Pourtant, les habitants d’Y’Elestrial sont ceux qui ont le plus de contacts avec les humains, et c’est nous qui contrôlons les portails. Outremonde possède aussi de nombreuses forêts sauvages et des terres obscures où demeurent d’autres espèces de fées. Elles n’ont pas grand-chose à voir avec les Sidhes. Ou avec n’importe qui d’ailleurs. De nouveau, je regrettai de ne pas être à la maison, au lieu d’explorer cette grotte terrienne à la recherche d’un homme mystérieux pourchassé par les démons. A ce point, un changement de carrière me semblait une très bonne idée, mais je savais pertinemment que je ne le ferais pas. Mon père n’était pas du genre à baisser les bras et c’était dans cet esprit de loyauté qu’il nous avait élevées. Comme Morio ne disait rien, je me demandai s’il pouvait lire mes pensées. — Il y a un embranchement dans dix mètres. On prend à gauche ou à droite ? me demanda-t-il en désignant la fin du passage. — Arrête-toi un instant, je vais te le dire. Hésitante, je me penchai contre la paroi, évitant avec précaution les champignons blancs. Les yeux fermés, je tentai de retrouver l’étincelle que j’avais ressentie plus tôt. Derrière le mur ? Non, il s’agissait seulement de deux rats qui cherchaient à manger. A ma droite, je perçus le mouvement d’un spectre… un fantôme ou un esprit. Sûrement les restes d’un repas de Flam. Au bout d’un moment, j’entendis un battement lent mais régulier. Une magie puissante, sur notre gauche. Ancienne, si forte qu’elle me mit presque au tapis. De la magie de la terre, profonde et résonnante, qui émanait des profondeurs du monde. Toutefois, quelque chose d’autre la recouvrait, la lumière des étoiles, le vent dans les arbres. Connecté à cette force d’une façon que je ne comprenais pas, se trouvait le cœur d’un homme. Lui aussi paraissait vieux… bien plus que moi. Tom Lane. Il ne pouvait s’agir que de lui. — Par là, dis-je, comme hypnotisée. Pendant que nous avancions, j’expliquai à Morio ce que j’avais ressenti. — Si c’est bien Tom, alors l’autre énergie doit appartenir au sceau spirituel, remarqua Morio. L’histoire ne dit pas qu’ils ont été donnés aux seigneurs élémentaires ? Que chaque seigneur élémentaire en a reçu un puis l’a perdu au fil des millénaires ? Une profonde énergie terrestre pourrait vouloir dire que ce sceau était celui de Robyn, prince des chênes. Bien sûr ! Robyn, le seigneur des forêts terriennes, qui dansait dans les bois et était capable de passer d’un monde à l’autre. — Ça semble logique. Le prince des chênes avait passé plus de temps avec les humains que tous les autres élémentaires. Il adorait les mortels et prenait soin d’eux. En contrepartie, la destruction de la jungle et de la forêt lui brisait le cœur. Je l’avais rencontré une fois, il y avait bien longtemps, lorsqu’il était venu rendre ses hommages à la Cour et la Couronne. Torche à la main, Morio s’apprêtait à tourner lorsqu’il s’arrêta. — Attends. Je sens une illusion dans le coin. Laisse-moi voir ça. Tandis qu’il avançait à tâtons, je restai en arrière. Il vérifiait le sol devant lui avant de poser le pied. Soudain, il vacilla et faillit tomber. Je bondis pour le retenir par le bras. — Qu’est-ce qui s’est passé ? Je ne voyais rien qui aurait pu lui faire perdre l’équilibre. — Il y a un gouffre devant nous, au milieu du passage. Il a été caché derrière une illusion, mais il est bien là et sûrement assez profond pour qu’on se brise la nuque. Je vais essayer de dissiper le mirage. Après m’avoir donné la lumière, il murmura une incantation qui sembla se poursuivre à l’infini. Au bout d’un moment, le sol se mit à trembler et j’aperçus les vagues contours d’un abysse. L’illusion cessa alors pour révéler le gouffre qui nous faisait face. — Eh bien, ça a l’air dangereux, chuchotai-je. Morio récupéra la branche pour la pointer vers le trou. Il regarda par-dessus. — Ça l’est. Fais attention où tu mets les pieds. Je m’approchai du bord avec prudence. Le sombre précipice devait faire trente mètres de profondeurs, voire plus. Au fond, on pouvait entendre le murmure de l’eau. Un ruisseau souterrain quelconque. La chute aurait été mortelle. — Oh joie ! C’est le signe que nous ne sommes pas les bienvenus. Au moins, je ne sens pas Tom dedans. Je ne pense pas qu’il y soit tombé. Le gouffre s’étendait sur les deux tiers du passage ; il serait difficile de passer à côté. La seule pensée de marcher sur le bord me donnait la chair de poule. Morio l’observa. — Je me demande si ce n’est pas lui qui a créé l’illusion. Est-ce qu’il sait que les démons le cherchent ? Est-ce qu’il essaie de se cacher ? Le dragon n’avait pas l’air de se soucier de lui, et de toute façon il n’arriverait jamais à se glisser jusqu’ici, alors qu’un démon… — Un démon pourrait. Mais Tom est humain. Comment est-ce qu’il aurait pu créer une illusion comme celle-ci ? La plupart des humains qui font de la magie n’ont qu’une technique limitée. Certains arrivent à la maîtriser, mais ils ne sont pas nombreux. (Les yeux rivés sur le gouffre, je tentai de comprendre la situation.) Est-ce que l’illusion pourrait faire partie de la grotte ? Peut-être que Tom la connaissait ? Morio secoua la tête. — Les illusions s’estompent au fil du temps. Le trou est probablement ancien, mais l’illusion, elle, ne peut pas avoir plus de quelques heures. Allez, viens, il faut qu’on avance. Si Tom croit que les démons sont proches, alors ils le sont sûrement. La dernière chose dont j’aie besoin, c’est un combat à mort sous terre. — Je n’aime pas ces mots, marmonnai-je. — Lesquels ? — « A mort ». Ils désignent quelque chose d’irrévocable alors que Delilah et Menolly ne sont pas à mes côtés. En parlant de Delilah, je me demande ce qu’elle fait. J’espère simplement qu’elle a réussi à éviter Flam. — Elle est sûrement revenue à la maison pour vérifier que Chase allait bien. Elle est intelligente, ne la prends pas pour plus naïve qu’elle l’est, me réprimanda Morio. Je haussai les épaules. — Intelligente, oui. Prudente ? Pas vraiment. Bon, comment est-ce que tu comptes me faire passer de l’autre côté ? En riant, Morio avança avec légèreté sur les bords, sans vaciller à aucun instant. Une fois de l’autre côté, il déposa le bâton lumineux sur le sol et s’adossa contre le mur, le bras gauche tendu vers moi. — Mets-toi face au mur et prends ma main. Maintenant avance. Si tu tombes, je suis assez fort pour te retenir. — Bien sûr, et moi, je rentre dans du 38. Mais comme je n’avais pas d’autre choix, je pressai mon visage contre la pierre et commençai à avancer lentement. La main de Morio dans la mienne me donna assez d’équilibre pour parcourir le reste du chemin sans incident. Je n’étais pas pressée de faire le trajet en sens inverse. Morio ramassa la torche, puis nous reprîmes notre progression. À chaque pas, il s’assurait que le sol n’était pas une illusion. Après tout, un piège en cachait souvent un autre. Une trentaine de mètres plus loin, le chemin se scinda encore en deux. Nous avions le choix entre continuer tout droit ou bifurquer vers la droite, pour nous enfoncer plus profondément dans la montagne. De nouveau, je fis appel aux énergies. Cette fois, la présence était plus forte sur la droite. — Par là, informai-je Morio. Nous nous remîmes en route. Mais Morio s’arrêta presque aussitôt. — Regarde… droit devant. Tu vois la lumière ? Ce n’est pas une illusion. En effet, un faible rayonnement filtrait à travers une fissure de la roche. Nous nous engouffrâmes dans le passage, mais celui-ci s’arrêta brusquement. Un cul-de-sac. Terminus. — Il doit y avoir un passage secret quelque part, dit-il en passant les mains le long de la fissure. Je ne détecte aucune illusion. Du moins, aucune qui me soit familière. Derrière lui, je réfléchissais à notre problème. S’il n’y avait pas de porte au bout du tunnel, nous l’avions sans doute dépassée. L’oreille aux aguets, je tâtonnai autour de moi. D’abord, je n’entendis que le faible murmure du courant d’air, puis une respiration me parvint… lente et saccadée. Les mains contre la pierre, je sentis un souffle effleurer ma peau. Le granit était froid et rugueux. Les yeux plissés, j’essayai d’apercevoir les contours de la porte. Ici – légers mais visibles dans la pénombre. Elle mesurait environ deux mètres de haut sur un de large. La question était : comment l’ouvrir ? Je fis signe à Morio. Tandis que je traçais les contours, il m’éclaira avec sa torche pour chercher une découpe, un loquet dans la roche. Près du sol, nous découvrîmes une poignée. Je respirai fort en insérant ma main dans l’ouverture obscure. Mes doigts rencontrèrent un levier glacé… merde ! Je les retirai vivement pour les observer à la lumière. De petites ampoules rouges commençaient à se former sur mes phalanges. Du fer. Même si la brûlure du métal faisait un mal de chien, je parvins à garder le silence. Morio me fit signe de reculer. A son tour, il s’empara de la poignée. Avec un faible « clic », la porte s’ouvrit lentement. Comme le bloc de pierre tournait sur ses gonds, nous nous écartâmes de sa trajectoire. Aussitôt que le passage fut ouvert, nous nous faufilâmes de l’autre côté. Je restai bouche bée. L’endroit était immense. Les stalagmites et les stalactites formaient une forêt de colonnes à travers la caverne, mais le reste était vide et miroitant. Des cascades de calcaire recouvraient les murs de leur brillance glacée. Sur le côté, empli de perles de calcite, un bassin cerclé de rochers avait l’apparence d’une baignoire minérale aux bulles de pierre rutilante. Enfin, les murs diffusaient une faible lueur. — Toto, j’ai l’impression que nous ne sommes plus au Kansas, marmonnai-je en jetant un coup d’œil à la porte derrière nous. Comme pour confirmer mes dires, une barrière étincelante était apparue, preuve que nous nous trouvions désormais dans un autre royaume. Cette partie de la grotte ne se trouvait sur aucune carte ou guide topographique. Nous avions franchi un portail naturel qui menait… Où ? En Outremonde ? À un lieu totalement différent ? — On est où ? murmurai-je. Même ainsi, le son de ma voix résonna à travers la caverne. Je me rapprochai de Morio qui observait les murs d’albâtre. D’un geste protecteur, il passa un bras autour de mes épaules et déposa un tendre baiser sur le haut de ma tête. — Je n’en suis pas sûr, Camille. C’est la première fois que j’entre en contact avec ce type d’énergie, ça me rend nerveux. Tu es sûre que Tom est là ? Je hochai la tête. — Oui, je le sens. Comment a-t-il pu trouver un tel endroit ? Le portail ne figure pas dans les plans de l’OIA, j’en suis certaine. Me serrant davantage contre lui, je frissonnai. Ici, l’air n’était pas humide. Mais la magie me picotait les bras de haut en bas. Ce – ou celui – qui était à l’origine de ce lieu possédait un immense pouvoir. Avant que Morio ait pu me répondre, un bruit attira notre attention. M’éloignant, je me préparai à l’attaque, mais nous n’avions pas affaire à un démon. Au centre de la caverne, une femme voluptueuse et éblouissante, de plus d’un mètre quatre-vingts, sortit de derrière les colonnes de calcaire. Sa robe tombait de ses épaules comme une toile d’araignée et elle arborait un air serein et majestueux. — Qui êtes-vous ? (Les mots m’échappèrent avant que j’aie pu les retenir.) Et où se trouve Tom Lane ? Elle cilla, puis un sourire illumina son visage. — Vous parlez de mon animal de compagnie ? Mon pauvre et précieux garçon ? Je jetai un coup d’œil à Morio qui secoua la tête, aussi perplexe que moi. — Je ne comprends pas. Votre animal de compagnie ? Qui êtes-vous ? Quand elle sourit, j’aperçus des lueurs argentées dans ses yeux. Était-elle une Sidhe ? Soudain, un lointain souvenir me revint en mémoire et je sus qui elle était. Les légendes étaient réelles ! Lorsque Outremonde avait coupé toutes relations avec la Terre, elle avait refusé de partir. — Vous êtes Titania, n’est-ce pas ? Tandis qu’elle penchait doucement la tête sur le côté, mon cœur fit un bond. Reine des fées émérite, Titania était aussi dangereuse qu’imprévisible. Même si elle était restée ici, elle était moins humaine que les Sidhes de mon monde. Elle continua à me dévisager. — Alors maintenant, commença-t-elle, dites-moi ce que vous voulez à mon pauvre lièvre de mars, mon Tam Lin ? Chapitre 15 Tam Lin ? Tom Lane ? Tout était clair désormais ! Mais Tam Lin était supposé avoir retrouvé le monde des mortels des siècles auparavant. Tom ne pouvait pas être Tam Lin, dont la légende disait qu’il avait fini sa vie auprès de sa femme et de ses enfants. N’est-ce pas ? — Comment est-ce possible ? Tam Lin est mort il y a des siècles ! Lentement, je me déplaçai vers la gauche. Je ne faisais pas confiance à Titania. D’après les rumeurs, elle aurait perdu la raison. — Tu en es sûre ? me demanda Titania. Ses paroles m’étaient adressées ; toutefois, ses yeux ne quittaient pas Morio, ce qui ne présageait rien de bon. Le démon renard dut le sentir aussi car il sembla grandir, devenir plus imposant. — Laissez-nous parler à Tom, lança-t-il. Elle baissa la tête, le sourire aux lèvres. Du glamour, pensai-je. Elle devenait de plus en plus séduisante, le visage plus lisse et les yeux plus lumineux. Quant à ses seins, ils grossirent juste assez pour donner l’impression qu’elle retenait son souffle. — Notre petite sorcière refuse de me dire son nom, mais je sais qui elle est. Camille, n’est-ce pas ? Je clignai des yeux. Au temps pour la discrétion. — Comment est-ce que vous l’avez découvert ? Elle ne tint pas compte de ma question et se concentra sur Morio. — Toi, en revanche, j’ignore qui tu es. Aurais-tu l’amabilité de me donner ton nom ? Je lui jetai un coup d’œil. La voix de Titania vacillait. Peut-être était-elle ivre, ou la magie de la pièce avait voilé sa vision. Ou bien les années de solitude loin d’Outremonde avaient été difficiles à supporter. Ou alors Titania avait vraiment perdu la tête. Dans tous les cas, je ne me sentais pas en sécurité à ses côtés. Visiblement, Morio pensait la même chose car il résistait. — C’est un piège. Il ne peut pas être Tam Lin. La fée mordit à l’hameçon. — Oserais-tu me traiter de menteuse, mortel ? — Alors prouvez-nous le contraire ! Le gant était jeté. Morio était un bel homme, comme Titania les aimait. Après un instant d’hésitation, elle plissa les yeux. — Vous savez que je n’ai ni le moyen ni le besoin de prouver une telle chose. Ici, je suis la reine des fées, ne l’oubliez pas. Lorsque les élémentaires ont divisé les royaumes, j’ai choisi de rester dans ce monde auprès de mes racines. — Parlez-nous de Tom, demandai-je doucement. S’il vous plaît ? Dans un soupir, elle s’effondra sur un banc de calcaire comme une noyée s’accrochant à une bouée, avant de prendre la parole. Apparemment, il ne lui restait que très peu d’amis ou compagnons auxquels elle pouvait se confier. — Je savais qu’après quelques années passées auprès d’une femme et d’enfants geignards vieillissant de jour en jour, Tam Lin me reviendrait. Et j’avais raison. Un matin, je l’ai trouvé dehors dans la clairière, qui m’attendait. Alors, je l’ai gardé ici pendant des centaines d’années, en le nourrissant de pain de fée et de nectar de vie. Au fil du temps, Tam Lin a perdu sa mortalité. Désormais, il m’appartient, tout entier et pour toujours, ajouta-t-elle, et sa voix se brisa. — Quelque chose est allé de travers, n’est-ce pas ? demandai-je. Que s’est-il passé ? Elle me jeta un regard sournois, puis son expression s’adoucit. — Sorcière, à demi humaine ou non, tu as hérité du don de double vue et d’un pouvoir non négligeable. Comme tu es née entre deux mondes, tu sais comment gérer les années qui défilent et le poids de tes pensées qui s’alourdissent. Tam Lin, lui, est né mortel. Il n’a simplement pas réussi à s’y faire. Je hochai la tête pour lui signifier que je comprenais. Mon père avait proposé à ma mère de boire du nectar de vie pour prolonger son existence, mais elle avait été assez intelligente pour comprendre l’enjeu. Elle avait refusé. Après une chute de cheval, la mort était venue la chercher. — Que lui est-il arrivé ? demanda Morio d’une voix douce. Lui aussi comprenait les conséquences de ce que Titania avait fait. Une larme roula le long de sa joue, étincelante comme un diamant composé de cent prismes parfaits. — Il a perdu la raison. Il s’est mis à courir dans les bois avec les animaux pendant des mois. Un jour, le prince des chênes l’a trouvé et l’a ramené ici. Il m’a réprimandée… moi, Titania ! La reine des fées ! Il m’a fait la morale comme à un enfant capricieux. (Sa voix s’amplifia alors que le rouge lui montait aux joues. Elle s’arrêta un instant avant de reprendre :) Il m’a fait promettre d’aider Tam à s’adapter en me donnant un pendentif qui le protégerait. Ainsi, Tam Lin est devenu Tom Lane, et tous les siècles, il vit pendant un certain temps dans le monde. Je fais appel à mes contacts pour lui créer une identité dans la société humaine. C’est devenu plus difficile aujourd’hui, avec tous les papiers d’identité requis. On lui trouve aussi un travail pour qu’il s’occupe. A la fin de chaque cycle, lorsqu’il commence à se fatiguer ou quand quelqu’un devient suspicieux, mon bien-aimé revient vers moi et j’efface les souvenirs de cette vie. Lorsqu’il se réveille dans mes appartements, une nouvelle existence l’attend. Muette de stupéfaction, je la dévisageai. Comment pouvait-on être aussi égoïste ? D’abord, elle avait arraché Tom à son monde pour le garder prisonnier. Puis il s’était échappé et était rentré chez lui, mais elle l’avait incité à revenir auprès d’elle. Au lieu d’effacer ses souvenirs et de le renvoyer dans sa famille, elle lui avait offert une espérance de vie à laquelle son esprit ne pouvait s’adapter. — Par tous les saints ! Pourquoi est-ce que vous ne l’endormez pas ? Mettez-le en stase jusqu’à la fin des temps ! Il serait sûrement plus heureux ! Elle pouvait m’attaquer si elle le voulait. Ce qu’elle avait fait allait à l’encontre de tous mes principes. Malheureusement, un grand nombre de mes semblables se contenteraient de rire de la situation. Titania fit valser le banc. Comme une aura de colère l’avait entourée, j’eus le réflexe de me réfugier derrière un champ protecteur. — C’est vrai que tu es tellement droite et vertueuse ! Tu empestes le Svartan ! Ne fais pas l’effarouchée. De quel droit te permets-tu de me juger, quand tu joues à la maîtresse du diable, bâtarde ? Je suis Titania, reine des fées. Tremble devant moi ! La magie illumina son regard, mais le feu d’artifice tourna court. Les illusions et les souvenirs étaient tout ce qu’il restait à Titania. Une reine de beauté fanée, se raccrochant à de vieilles photos. — Mes actions ne compromettent personne d’autre, rétorquai-je en avançant. Je n’ai trompé personne. (Je la fis tomber sur le banc et me penchai par-dessus.) Écoutez-moi bien. Vous avez choisi d’abandonner la couronne pour rester sur Terre. Eh bien, j’ai une grande nouvelle pour vous : la reine des elfes l’a très bien pris. Il y a aussi une nouvelle reine sidhe qui vous dévorerait toute crue. A ces mots, le glamour de Titania vacilla. Eh oui, je savais comment faire impression. — Vous êtes seule, Titania. Votre temps est révolu. Vous feriez mieux de vous éclipser dans l’ombre avec grâce, avant que je signale vos actions en Outremonde. Maintenant, laissez-nous parler à Tom. Par les pouvoirs d’Y’Elestrial, l’OIA et la Garde Des’Estar, je l’emmènerai avec moi. Morio se rapprocha. À la vue de mon insigne, la reine émérite baissa la tête. Il était en cuir et ensorcelé de telle sorte qu’il s’autodétruirait si je le perdais. Le tenir était une preuve suffisante de son authenticité. Tandis qu’elle se tordait les mains, elle me fit presque pitié. Pendant toute une période de l’histoire, elle avait été la plus belle créature sur Terre, à la tête de milliers de Fae. Désormais, tout le monde l’avait oubliée. Un dinosaure. — Pourquoi est-ce qu’on ne l’emmène pas…, commença Morio mais je l’arrêtai, sachant ce qu’il allait proposer. — Elle ne trouvera pas sa place en Outremonde, murmurai-je après l’avoir attiré sur le côté. Elle a perdu la tête depuis bien longtemps, tout comme Tam Lin. Titania est trop fière pour admettre que son temps est révolu. Certains Sidhes vivent des milliers d’années… Toutefois, la majorité décide de quitter le monde des mortels bien avant, à cause de la fatigue ou de l’ennui. — Je vais appeler Tom, nous informa Titania en relevant la tête. (J’avais l’impression qu’elle nous avait entendus.) Faites-en ce que vous voulez. Nous avons joué à ce jeu pendant des millénaires, je suppose qu’il est temps de déclarer forfait. Elle glissa jusqu’au mur le plus éloigné de la grotte pour atteindre un tunnel. Je pouvais entendre son souffle porté par le vent demander à Tom de venir nous rejoindre. De retour à nos côtés, elle me regarda dans les yeux, sans artifices. — Il faut que je te remercie, petite sorcière. Tu m’as rappelé qui j’étais vraiment. Je ne deviendrai pas une ombre, ni le sujet d’une reine blasée qui a tourné le dos à son monde natal. Prenez Tam Lin et partez. Le dragon vous laissera passer si vous lui montrez ceci. Elle me tendit un sigil en argent, forgé sous les rayons de la lune. Je pouvais sentir le pouvoir que renfermait le talisman. Je relevai la tête vers elle. — Vous n’êtes pas obligée de faire ça, dis-je et elle comprit que je ne parlais pas de Tom. — Bien sûr que si, répliqua-t-elle. Le monde est devenu top petit. Maintenant qu’Outremonde se mélange à la Terre, il n’y a plus de place pour moi. Même si je le souhaitais, je ne pourrais pas me fondre dans la ville, et les terres sauvages sont trop rares et dispersées. Je retournai le talisman dans ma main. Une rune de Dragon. Ainsi, Flam avait formé une alliance avec Titania. Sans ce sceau, elle n’aurait aucun moyen de se protéger. Alors que je le glissais dans ma poche, j’aperçus Tom qui se tenait sous l’arche de la caverne. Grisonnant et las, il ressemblait plus à un bûcheron qu’au chevalier qu’il avait été autrefois. Ses yeux étaient vides. Je compris qu’il avait quitté ce monde depuis bien longtemps. Je n’étais pas sûre de savoir où se trouvait son âme, mais il était blessé, diminué. Son esprit ne subsistait que dans les fragments que la reine des fées lui avait procurés. Un pendentif brillait à son cou, un cabochon d’émeraude entrelacé d’or et d’argent. Chaque fois que je le regardais, le bijou changeait, créant un nouveau motif. Le premier sceau spirituel. — Mon cher Tom, écoute-moi, commença Titania d’une voix douce. Je croisai le regard de Morio. Malgré ses choix irresponsables, Titania avait des sentiments pour Tom. Elle l’avait aimé autrefois. A présent, après avoir vécu des centaines de vies différentes, j’avais l’impression qu’il était devenu comme un animal de compagnie, un vieux chien bien-aimé dont on s’occupe jusqu’à la fin. — Tu vas suivre ces gens. Ils vont bien s’occuper de toi. Il eut l’air perplexe. — Où est-ce que je vais dormir ? Qui me donnera à manger ? Morio s’avança pour lui donner une tape amicale sur l’épaule. — Nous nous assurerons de ton confort, Tom. Tu veux bien venir avec nous ? Tom hésita, mais, comme Titania insistait, il hocha la tête. — D’accord, je vous suis. Je pris Morio à part. — On pourrait se contenter de prendre le pendentif. C’est lui que nous cherchons. Maintenant que j’ai vu Tom, j’ai des scrupules à les séparer. Morio secoua la tête. — Je pense que le sceau est connecté à lui. Si on les sépare sans l’aide d’un sorcier, nous pourrions aggraver sa folie. Il faut l’emmener avec nous. — C’est de pire en pire. Qu’est-ce que le prince des chênes avait en tête ? (La situation actuelle ne pouvait mener qu’au chaos et à la destruction.) De nombreux innocents vont souffrir avant qu’on en finisse. Je reportai mon attention sur Tom et Titania. Tandis qu’elle retirait une mèche qui tombait sur son front, il lui avait attrapé la main pour y déposer un baiser. — Je n’ai pas envie de faire ça, dis-je. J’ai eu tort de lui parler si durement, mais maintenant, on ne peut plus reculer. — Tom oubliera, me répondit Morio en m’attrapant par le menton pour me regarder dans les yeux. C’est ce qu’il fait chaque fois qu’elle efface sa mémoire. Peut-être que vos guérisseurs parviendront à le désintoxiquer du nectar de la vie ou peut-être même à lui offrir le repos éternel. Rip Van Winkle, endormi pendant des millénaires au lieu de vingt ans. Ou ils pouvaient simplement le tuer – rapidement, sans peine. La Cour et la Couronne ne se préoccupaient pas du sort des humains. Ça ne serait qu’une tâche de plus à notre histoire, lorsque la vérité apparaîtrait au grand jour. — OK, on l’emmène et on rentre à la maison. Je lui servirai d’escorte jusqu’en Outremonde. Je regrette que Trillian ne soit pas là, dis-je en me massant les tempes. (Mon règne pour un Ibuprofen !) Je me sentirais plus en sécurité s’il était à mes côtés. Pour sa défense et celle de ceux qu’il avait promis de protéger, Trillian ne s’embarrassait d’aucun scrupule. Mais désormais, ce n’était même pas sûr qu’il survive. Morio eut l’air de comprendre. — Même si je le hais, j’espère qu’il va aller mieux. On en saura plus sur son état, je te l’ai promis. S’il le faut, je t’accompagnerai en Outremonde pour amener Tom à l’OIA. Nous reportâmes alors notre attention sur Titania qui s’était mise sur la pointe des pieds pour embrasser doucement Tom sur les lèvres. — Adieu, mon preux chevalier. Après toutes ces années, la pièce est terminée, le rideau est tombé. Il est temps que les acteurs rentrent chez eux. (Elle pencha la tête sur le côté pour me regarder.) S’il vous plaît, prenez bien soin de lui. Faites en sorte que rien ne lui arrive. Je hochai la tête. Mon moral dégringolait encore. — Je ferai de mon mieux pour le protéger, Titania. Sachez qu’en nous le cédant, vous nous aidez à sauver deux mondes. Même s’il l’ignore, il est porteur d’un secret qui nous est vital. Je vous donnerai de ses nouvelles. — Non, il vaut mieux que je l’efface totalement de ma vie. Allez-y maintenant, laissez-moi avec le silence. Doucement, Morio prit Tom par le bras et me suivit jusqu’à la sortie de la caverne, laissant l’ancienne reine derrière nous. Je ne l’avais pas crue capable d’aimer. Peut-être était-ce le cas. Visiblement, elle était plus sensible que je l’aurais pensé. Le chemin du retour me parut plus court qu’à l’aller où nous avions dû chercher notre route. Les gouffres étaient toujours un obstacle, mais nous aidâmes Tom à les traverser sans incident. Même si je mourais d’envie de toucher le sceau spirituel, de sentir le pouvoir qu’il renfermait, j’étais assez intelligente pour ne pas glisser la main dans la boîte à biscuits. Sa séparation avec sa bien-aimée semblait donner de l’entrain à Tom. Au début, il agissait comme s’il avait été drogué. Toutefois, plus on s’éloignait de Titania, plus il devenait alerte. À quelques pas de la sortie de la grotte, il s’arrêta pour observer l’extérieur. — Je ne veux pas aller dehors, dit-il. — Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? — Ils vont m’attraper, répondit-il. Je jetai un coup d’œil à Morio. Que se passait-il ? — Qui va t’attraper, Tom ? Quelqu’un te veut du mal ? Après un moment d’hésitation, il haussa les épaules – comme un enfant qui décide de faire confiance à une figure autoritaire. — Je ne sais pas qui ils sont, mais, tôt ce matin, quelqu’un rôdait autour de la maison alors j’ai eu peur. J’ai couru vers les bois pour me réfugier chez Titania. Je le dévisageai un instant. Il n’était pas aussi fou que je le pensais, finalement. Peut-être que la présence de Titania agissait sur lui de la même façon qu’une drogue. — Est-ce que tu as vu à quoi ils ressemblaient ? Combien ils étaient ? Pensif, Tom se mordilla les lèvres, puis prit la parole : — Je crois qu’ils étaient trois. Deux hommes et une femme. Deux hommes et une femme. Je me tournai vers Morio. — Sûrement Luc le Terrible, l’ensaureceleur et Wisteria. Après la mort de la harpie, ils l’ont sans doute recrutée. Je parierais qu’ils ont menacé de la tuer si elle ne leur obéissait pas. — Tu as sûrement raison, acquiesça-t-il en se tournant vers Tom. Ils étaient en dehors de la maison ? — Oui, répondit l’homme avec un mouvement de tête. Je suis sorti dans les bois pour pêcher mon déjeuner. Les truites abondent dans la rivière que j’ai trouvée. À mon retour, j’ai entendu un bruit bizarre dans l’allée. J’ai d’abord suivi la trace pour savoir de qui il s’agissait. Je n’aime pas les étrangers. Il y avait trois personnes à côté de chez moi, mais il faisait trop sombre pour bien les voir et je ne suis pas resté plus longtemps parce qu’ils avaient l’air louche, dit-il en paraissant presque s’excuser. Je soupirai. Visiblement, les démons étaient venus le chercher. Nous avions de la chance que Tom soit sorti pêcher. Sinon, ils se seraient emparés du sceau spirituel et l’auraient rapporté dans les Royaumes Souterrains. Où étaient-ils maintenant ? Wisteria attendait à la maison, mais qu’en était-il de Luc le Terrible et de l’ensaureceleur ? Parviendrions-nous à ramener Tom en ville avant qu’ils nous tombent dessus ? Je me mordis la lèvre. Qu’allions-nous faire ? Morio jeta un coup d’œil à l’extérieur de la grotte. — Flam est toujours là, nous informa-t-il. J’observai le dragon. — Je me demande… Titania nous a donné un emblème pour passer en tant qu’amis. Je me demande si ça serait suffisant pour le convaincre de nous protéger le temps qu’on ramène Tom à la voiture ? — On ne perd rien à essayer. Ou du moins, on n’a pas trente-six solutions, donc autant le lui demander. Est-ce que tu as peur du dragon ? demanda Morio à Tom. Celui-ci secoua la tête. — Non. Il est gentil, pour un dragon. Quand je me sens seul, je sors pour discuter avec lui. Il menace souvent de me manger, mais, comme j’appartiens à Titania, il ne le fera pas. — Bon, on ne va pas rester ici toute la journée, les pressai-je. Attendez-moi ici pendant que je vais parler à M. Haleine-de-feu. (Je sortis de la grotte en sifflant.) Hé, le dragon ! Il tourna la tête pour me regarder. — Où est la peste ? — Dans la grotte. (Je lui montrai le talisman.) Titania m’a dit de vous montrer ça. Cela eut l’effet escompté. Il cligna des yeux et recula. — Elle t’a donné son sauf-conduit ? Dans ce cas, petite sorcière, tu dois vraiment être spéciale. Vous pouvez partir, vous ne me servirez pas de dîner. Toute cette discussion autour de dîners et de desserts commençait à m’ennuyer. — Écoutez, Flam… — Comment est-ce que tu m’as appelé ? (Il se pencha et je me retrouvai face à un œil géant qui ressemblait à un mur de glace.) Petite sorcière, ne sois pas trop arrogante. — Je ne connais pas votre nom. Il faut bien que je vous appelle autrement que « Hé, vous » ou « Dragon », non ? Donc tant que vous ne me donnerez pas votre nom, je vous appellerai Flam, soupirai-je. Cela ne menait à rien, ou pis : nous pourrions bien recevoir une invitation à dîner. Mais il se mit à rire : — Dommage que tu ne puisses pas rester jouer avec moi. — Écoutez, nous aurions vraiment besoin de votre aide, lui confiai-je. Cela nous arrangerait beaucoup si vous pouviez nous prêter main-forte. — Alors maintenant vous avez besoin de moi ? (Il cilla ; le courant d’air engendré me décoiffa.) Qu’est-ce que tu veux ? Je m’éclaircis la voix. — Nous emmenons Tom avec nous, mais nous aurions besoin d’une escorte jusqu’à chez lui. Il y a des démons qui rôdent dans les bois pour le capturer. Et ils n’ont pas l’intention de le convier à un pique-nique. S’ils le kidnappent, le monde entier en paiera les conséquences. C’est vrai, les dragons pouvaient être très méchants quand ils le voulaient et les passants leur servaient souvent d’en-cas. Pourtant, ils n’étaient pas démoniaques. Et puis, heureusement pour nous, ils n’aimaient généralement pas les démons. J’avais bien étudié à l’école. Flam fronça les sourcils… ce qui n’était pas facile pour un dragon. Après un moment de silence qui sembla durer une éternité, il prit la parole : — Des démons, hein ? Une chose est sûre, ils ne sont pas les bienvenus sur mes terres. Venez, je vais vous escorter jusqu’à la maison. Pendant que le dragon reculait, je sifflai pour prévenir Morio et Tom. Un brillant éclat de lumière m’aveugla. Lorsqu’il se dissipa et que je pus voir de nouveau, un grand homme dans un long manteau blanc se tenait près de moi. Ses cheveux argentés tombaient jusqu’à ses mollets et sa peau ressemblait à de l’albâtre. Mais ses yeux avaient toujours le même éclat glacial. On m’avait dit que les dragons pouvaient prendre forme humaine, du moins les plus anciens, mais je n’avais jamais su si c’était la vérité. Voilà qui répondait à ma question. A la vue du géant, Morio écarquilla les yeux. — Vous êtes… — Flam, apparemment, répondit l’homme avec un léger sourire. Venez, retournons chez Tom avant que je commence à m’ennuyer. Flam en tête, nous parcourûmes les bois. Je restai un peu en retrait pour observer la créature devenue humaine. Malgré son air sévère, il était très beau, mais son aura en disait plus que son physique. Son énergie de dragon ancien lui conférait une allure majestueuse. Alors qu’il pouvait me manger sous sa forme de dragon, en tant qu’humain, il ne serait jamais impoli ou grossier. S’il dérobait un objet ou une personne sans se préoccuper des conséquences, il le ferait avec courtoisie. — Tu me trouves déconcertant ? me demanda-t-il sans se retourner. Le rouge me monta aux joues. Il s’était rendu compte de ma fascination. — Seulement… différent, répondis-je en butant sur les mots. Tout mon charme, mon sang-froid et mon expérience semblaient s’être écoulés dans le siphon. Avec l’eau du bain, comme un bébé. Morio le dévisagea carrément. — Dites-moi, si un humain tombait sur vous dans les bois et que vous l’ayez entendu approcher, qu’est-ce qu’il verrait ? — Moi, bien sûr ! Tel que vous me voyez maintenant : un gentil randonneur excentrique. Bien sûr, je porterais un jean et une veste en cuir. À moins que j’aie faim et qu’il soit seul et que je ne craigne pas d’être pris sur le fait. Il laissa échapper un rire qui me rappela que je parlais à un dragon et non à un homme. — Vous mangez beaucoup de gens ? demandai-je, sans être certaine de vouloir une réponse. — La question est : qu’est-ce que tu entends par « beaucoup » ? Lorsque je me tournai vers lui, il me fit un sourire éclatant. D’accord, les dragons savaient user de leur charme. — Je chasse en fonction de mes besoins, répondit-il finalement. Je n’arriverais pas à avoir une réponse claire de sa part. Qu’importait la question. Les dragons adoraient les énigmes. Quand nous arrivâmes au bord du chemin qui menait à la maison de Tom, je sentis la nervosité me gagner. Qu’allions nous y trouver ? Est-ce que les démons seraient là-bas ? Chase et Delilah étaient-ils saufs ? Flam ouvrit la marche. Son long manteau blanc s’enroulait autour de ses jambes. — Eh bien, il n’a pas peur…, murmura Morio. — Il n’a aucune raison, répondit Tom. Je ris. — C’est bien vrai, Tom. Écoute-moi une minute, lui dis-je, dégrisée. Il va falloir que tu restes avec nous. Ne suis personne d’autre, à moins qu’on te l’ait demandé, ok ? De même, ne te laisse pas distancer. Tu dois tout le temps être à nos côtés. — Très bien, mais j’aimerais bien savoir pourquoi vous avez besoin de moi. Je n’ai rien de spécial. Il fronçait les sourcils et avait l’air vaguement déconcerté. J’essayai de trouver une explication satisfaisante jusqu’à son rapatriement en Outremonde. Pour le moment, mieux valait ne rien lui dire sur le pendentif qu’il portait autour du cou. Il pourrait avoir l’idée de jouer les héros et de se servir des autres pouvoirs que renfermait le sceau. Je sentais qu’il s’y cachait des forces dont le livre de Grand-mère Coyote ne faisait pas mention. Flam nous signala de sortir des sous-bois. A peine avions-nous mis un pied dans la clairière que la porte de la maison s’ouvrit. Delilah et Chase sortirent, apparemment remis. Ils observèrent nos deux nouveaux compagnons avant de descendre les marches. — Tout va bien, commençai-je, lorsqu’un bruit nous parvint de derrière un vieux cèdre. À l’unisson, nous nous retournâmes pour voir un homme en sortir. Décoiffé, une lueur de folie dans les yeux, il ressemblait à Albert Einstein vêtu d’une sorte de cotte de mailles. À y regarder de plus près, elle avait l’air faite en papier alu. — Oh putain, marmonnai-je. Juste ce dont on avait besoin : encore un cinglé ! — Cinglé, c’est certain, rétorqua Flam en regardant notre visiteur qui tentait désespérément de retirer le long couteau du fourreau attaché à sa jambe. Mon petit copain est de retour. — Votre copain ? demanda Morio après s’être placé devant Tom. Vous connaissez ce type ? — Ce n’est pas un démon, l’interrompis-je. Flam ricana. — Un démon ? Bien sûr que non. Ce petit gars me rend visite de temps en temps. Il a bien dû essayer vingt fois maintenant. — Essayer vingt fois ? demandai-je, perdue. Essayer quoi ? — De me tuer, répondit Flam en avançant. Petite sorcière, je te présente Saint George. Ce bon vieux George a passé les quinze dernières années à essayer de tuer un dragon et, visiblement, il m’a choisi pour cible. Chapitre 16 Saint George ? Perplexe, je le dévisageai, puis claquai des doigts. — Georgio Profeta ! C’est comme ça qu’il s’appelle, n’est-ce pas ? A ce moment-là, Delilah accourut vers nous. Georgio, ou Saint George, peu importait son nom, ne remarqua pas sa présence avant qu’elle lui ait sauté dessus pour le faire tomber. Moins rapide, Chase arriva derrière elle. Il avait encore le teint un peu vert et quelque chose me disait que ses bijoux de famille reposeraient sur de la glace à la fin de la journée. Une chose était certaine, Delilah ne prendrait pas du bon temps ce soir. Flam s’approcha du pseudo-héros. Accroupi, il observa rapidement ma sœur puis reporta son attention sur l’homme sous elle. — George, George, George… Qu’est-ce que je vais faire de toi ? Je t’ai déjà dit d’abandonner. Tu n’arriveras pas à me tuer, rentre chez toi, oublie tout ça et, la prochaine fois, va chasser des moulins. Il semblait s’être pris d’affection pour cet homme. À mon approche, Delilah sursauta. — Qui sont ces gens ? demanda-t-elle. Je cillai. — Eh bien, je pense que tu connais déjà M. Profeta, sa veste du moins. Et lui, dis-je en désignant Flam (ce dernier se tenait les bras croisés et paraissait s’amuser de la situation), c’est Flam le dragon. — Comme le Capitaine Flam ? ricana-t-elle. — Non, non, non. D-r-a-g-o-n, dragon. Donc pas de noms, OK ? Elle se plaqua une main sur la bouche. — Ah… ah, j’ai compris ! Les dragons étaient rusés. Même si je commençais à apprécier Flam, lui donner nos noms n’était pas une bonne idée. — Tu es dure, petite sorcière, dit-il en déposant un léger baiser sur mon front. Au contact du tourbillon d’énergie créé par ses lèvres, je faillis me pâmer devant lui. Heureusement, je réussis à m’ôter cette idée de la tête à temps pour éviter de m’humilier. Lorsqu’il fit signe à Delilah qui nous observait, incrédule, un sourire étirait ses lèvres. — Toi, là, aide-le à se relever. Il ne peut pas me faire de mal et il ne te fera rien. Quand Delilah me questionna du regard, je hochai la tête. Alors, elle attrapa Georgio par le bras pour le mettre debout. Tandis qu’il essayait de lisser sa pseudo-cotte de mailles, elle l’aida à secouer son armure. Chase nous rejoignit, la main sur son revolver. Je secouai la tête. — Ce n’est pas une bonne idée, lui dis-je en désignant Flam. Celui-ci le regarda longuement puis lui fit un grand sourire. — Enchanté. Vous devez être… ? demanda-t-il. Sa voix était charmeuse, chaleureuse, elle vous donnait envie de confier vos plus noirs secrets. Comme Chase ouvrait la bouche, je l’attrapai par le bras pour l’attirer à moi. Il laissa échapper un « Aïe » de protestation. — Désolée, je sais que tu as encore mal. Crois-moi, tu ne dois pas donner ton nom à cet homme. Quoi que tu fasses, ne prononce aucun des nôtres devant lui. Tu te souviens du dragon dont on parlait tout à l’heure ? Bienvenue dans son monde ! — Dragon ? L’expression de Chase passa de la perplexité à : « Oh non, pas encore ! » — Oui, j’ai bien dit « dragon ». Très puissant, qui plus est. Flam ressemble peut-être à un homme mais, fais-moi confiance, sous cette belle apparence se cache un véritable cracheur de feu. Et s’il apprend ton nom, il pourrait l’utiliser contre toi. Chase jeta un coup d’œil à Flam avant de reporter son attention sur moi. — Belle apparence, hein ? Il n’a pas l’air d’un dragon, c’est vrai. Par contre, je dois admettre que l’aura d’arrogance qui l’entoure est une preuve suffisante. — Oui, eh bien, il y a une heure, il était assez gros pour écraser ta maison. — Ce qui veut dire que les dragons peuvent se transformer en humains ? gémit-il. Génial, donc j’ai peut-être parlé à l’un d’eux… disons il y a vingt ans, sans le savoir ? — Ça résume bien la situation, répondis-je, même si la majorité ne passe pas son temps dans la rue à faire la conversation avec les passants. Ils ont plutôt tendance à… hmm… les manger. Ou à les réduire en esclavage. Chase me fit un autre sourire narquois qui révélait un soupçon de crainte. Visiblement, il me croyait. — Dis, reprit-il (Ses manières étaient si décontractées qu’il ne s’agissait sans doute que d’une façade.). Tu penses que Delilah le trouve mignon ? Je réprimai un sourire. — Chase, mon gars… Redescends sur terre. Est-ce que tu baves sur les top models ? Heidi Klum ? Tyra Banks ? Pour une fois, le rouge lui monta aux joues et il baissa la tête. — Ou…i… — C’est bien ce que je pensais. Donc dis-toi que, dans le monde des fées, Flam est un top model. Beau, sexy, le summum du mâle alpha. A côté, Trillian ressemble à un boy-scout, et crois-moi, c’est difficile à imaginer. Je manquai de suffoquer en pensant à mon amant Svartan entre la vie et la mort, mais je parvins à éviter de me laisser submerger par la peine. Le chagrin pouvait attendre. Pour l’instant, il fallait s’occuper de notre affaire. Chase grimaça. — D’accord, d’accord. Et qui c’est le gars par terre ? — Georgio Profeta, le mystérieux visiteur avec une photo de Tom Lane dans son carnet. Au fait, on a découvert quelque chose sur Tom : il s’agit du légendaire Tam Lin. Il a été ensorcelé par la reine des fées il y a des centaines d’années et, depuis, il a vécu une vie bien remplie. Par contre, il ne se rappelle pas qui il était à l’origine ou de son âge. — Oh, c’est de mieux en mieux, marmonna Chase. En gros, il ressemble aux personnages de Highlander ! Je fronçai les sourcils avant de comprendre la référence : un film que l’inspecteur nous avait recommandé. Je l’avais regardé avec Delilah, mais la seule chose qui nous avait impressionnées, c’était la voix de Christophe Lambert. — Eh bien pas exactement. Tom ne régnera pas sur la Terre et il n’est pas immortel, même si, grâce au nectar de vie, il est l’être humain le plus vieux qui ait jamais vécu. — Le nectar de vie ? (Chase fronça les sourcils.) Il faudra vraiment que l’on ait une longue discussion. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Les démons sont là ? Qu’est-ce qu’on fait de la face de végétaux qui est toujours attachée à l’intérieur ? D’après nos règles, il faudrait la ramener en Outremonde pour l’interroger. — On l’emmène avec nous. Ça veut dire qu’il faut s’assurer qu’elle est bien attachée et bâillonnée. Une vraie partie de plaisir… Je vais aller poser quelques questions à Georgio, histoire de savoir ce qu’il faisait chez nous. Tu devrais aller préparer Wisteria pour notre voyage avec Morio et Delilah. Chase lança un coup d’œil à Flam. — Tu es sûre d’être en sécurité avec ce truc ? — Ouais, je crois qu’il m’aime bien, répondis-je tout sourires. Par contre, je ne sais pas encore si c’est une bonne ou mauvaise chose. Dépêche-toi, il faut qu’on soit partis avant que Luc le Terrible et Cie reviennent. Et j’aimerais bien mettre Flam de notre côté. Après que Chase leur eut fait signe, Morio et Delilah l’accompagnèrent jusqu’à la maison. Quant à Tom, assis, il frappait la terre avec sa botte. Flam me lança un regard presque indéchiffrable. Le peu que je compris me rendit nerveuse. Parfois, les dragons prenaient forme humaine pour attirer les femelles – ils étaient aussi libidineux que puissants. Même si aucun enfant ne naissait de ces unions, elles pouvaient se révéler déconcertantes et terrifiantes. Je ne parlais pas par expérience, bien sûr – mais face à la beauté de la forme que Flam avait adoptée, je comprenais la tentation. Je secouai la tête pour éclaircir mes pensées. Apparemment, Trillian et Morio avaient réveillé ma libido que je croyais endormie. Cependant, je m’aventurais vers un territoire dangereux – quoique sûrement amusant. Je m’approchai de Georgio qui s’était affalé par terre et observait le dragon. Agenouillée près de lui, je lui donnai une tape sur l’épaule. Il avait l’air d’un petit garçon qui a réussi à monter dans le carrousel mais a perdu son ticket. L’air à la fois doux et perplexe, il leva la tête dans ma direction. — Oui ? — Vous vous appelez Georgio, n’est-ce pas ? Georgio Profeta ? Il cilla, comme s’il réfléchissait à la question, puis hocha la tête. Pas très causant. Je fis une nouvelle tentative. — Qu’est-ce que vous faisiez autour de notre maison ? Nous avons votre carnet et votre veste. Après un moment de silence, il me répondit : — Je me trouvais dans le bar lorsque vous avez discuté de Tom Lane avec le Japonais. Je pensais que vous alliez venir tuer le dragon. Je devais vous en empêcher ! C’est ma destinée à moi ! Je vous ai suivis pour découvrir qui vous étiez. Alors comme ça, il pensait qu’on voulait vaincre Flam ? — Georgio, on ne connaissait même pas l’existence du dragon avant de tomber sur votre carnet. Depuis quand est-ce que vous savez qu’il est là ? — Très longtemps, dit-il en évitant mon regard. Je levai la tête vers Flam qui nous écoutait avec intérêt. — Combien de personnes vous connaissent au juste ? Il me lança un clin d’œil avec un sourire en coin. — Trop, répondit le dragon, j’habite ici depuis longtemps. Heureusement, la plupart ne retrouvent pas ma trace. Je suis doué pour les illusions, comme ton petit copain et toi pouvez en témoigner. — C’est juste un ami, répliquai-je. — S’il n’est qu’un ami, j’aimerais bien savoir comment tu traites ton amant, ricana-t-il. (Un filet de fumée s’échappa de ses narines. Je clignai des yeux. Où se trouvait donc la limite entre l’homme et le dragon ?) Tu n’as pas de petit ami, petite sorcière ? — Arrêtez avec ce sourire, rétorquai-je. (Pour la première fois, je compris que Flam avait assisté à mes ébats avec Morio. Dans ce cas-là, il en avait eu pour son argent.) Oui, j’ai un petit ami. Pour tout vous dire, c’est un Svartan, alors soyez sage parce qu’il ne le sera sûrement pas s’il apprend que vous m’embêtez. Ses yeux s’illuminèrent de rage. — Ne me menace pas ! N’oublie jamais à qui tu t’adresses ! Je frémis. Mauvais, très mauvais. Chaleureux ou non, un dragon restait un dragon, quelle que soit son apparence. — Je suis désolée, dis-je d’une toute petite voix. Ne me faites pas rôtir. — Ces fées… toutes des pestes, grogna-t-il. (Après un moment de silence, il ajouta :) Si je comprends bien, ton petit ami est un Svartan et tu couches avec un démon renard ? Elle est bien bonne. Je ne répondis rien. Parfois, le silence se révèle une vertu. — Quoi qu’il en soit, continua-t-il, on m’a pris plus d’une fois pour une soucoupe volante, ce qui montre que les humains ne voient que ce qu’ils ont envie de voir. Ils ont beaucoup d’imagination. — Écoutez, dis-je en me tournant de nouveau vers Georgio, nous ne sommes pas venus tuer Flam. Nous étions à la recherche de Tom, c’est tout. Mais… vous ne pouvez pas continuer comme ça. C’est dangereux, vous allez finir par être mangé. Les lèvres de Georgio se mirent à trembler. — Je suis Saint George ! Exécuter des dragons est ma destinée ! Le regard plongé dans le sien, je me rendis compte qu’il pensait ce qu’il disait. Toutefois, contrairement au passé prestigieux de Tom, Georgio n’était pas le saint qu’il prétendait être. S’il tentait de tuer le dragon, il serait mort avant de dégainer son épée. Il fallait qu’il rentre chez lui et que quelqu’un le surveille. Je laissai courir mes doigts sur sa cotte de mailles. Il s’agissait bien d’une imitation en plastique peinte à la bombe – pas confortable et d’aucune utilité. Tandis que je me levais pour m’approcher de Flam, je plissai le nez. L’odeur de fumée et de musc emplissait l’air. Je redressai les épaules. — Dites-m’en plus sur lui, demandai-je en désignant Georgio qui s’amusait avec les anneaux de son armure. Sourcils froncés, Fumerolle eut un regard de dégoût. — Il pense être un tueur de dragons. La première fois qu’il m’a défié, je me suis méfié. Et puis, comme quelque chose en lui m’a fasciné, je lui ai laissé la vie sauve. Après sa deuxième visite, j’ai pris apparence humaine pour faire quelques recherches en ville. Apparemment, Georgio a quelques cases en moins, mais il n’est pas dangereux. Il vit avec sa grand-mère et travaille sur un marché. On lui donne des tâches simples. Nettoyer par terre, par exemple. N’importe quel autre dragon l’aurait fait rôtir depuis belle lurette. Sans me rendre compte de ce que je faisais, je posai la main sur le bras de Flam. — Vous avez pitié de lui, c’est ça ? C’est pour ça que vous ne l’avez pas tué. Son regard se posa sur mes doigts, puis il me repoussa. — Je ne ressens de pitié pour aucun homme, rétorqua-t-il, même si son expression me disait le contraire. En plus, il doit être dur et filandreux. — Vous n’avez pas non plus tué Tom alors que vous en avez eu l’occasion, lançai-je. Avouez-le, vous avez un faible pour les humains. À quand remonte la dernière fois que vous en avez mangé un ? Soudain, le dragon m’attrapa par la taille pour me serrer contre lui. Mes pieds ne touchaient plus le sol. Le souffle haletant, il pressa son front contre le mien et me regarda dans les yeux. — Petite sorcière, je te mets encore en garde : fais attention à ce que tu dis. Je tentai de me dégager mais sa poigne était d’acier. Comme j’avais vraiment été stupide, je bafouillai des excuses : — Je suis désolée, vraiment. Lâchez-moi s’il vous plaît. Flam resserra sa prise. — Je pourrais t’emporter avec moi, murmura-t-il, le nez dans mes cheveux. Personne n’oserait m’arrêter. Après tout, vous êtes redevables de ma protection. — Flam, répondis-je, espérant que ma voix ne tremblait pas. Lâchez-moi, s’il vous plaît. Beaucoup de choses dépendent de la sécurité de Tom. Je ne comptais pas lui dire que le pendentif de Tom renfermait un immense pouvoir – pour sûr, Flam se le serait approprié aussitôt. Ses yeux revêtirent alors un panel de couleurs vertigineux, tourbillon glacé, et lorsqu’il m’attira à lui, je sentis toute résistance me quitter. Le nez enfoui dans ma chevelure, il entreprit de me lécher l’oreille avec une lenteur délibérée. Tandis que, perdue dans la sensation, je fermais les yeux, il me relâcha et me posa doucement à terre. — Merci de m’avoir relâchée, dis-je, tremblante. Encore toutes mes excuses. Le regard du dragon se fixa sur moi, calme et distant. — Pars, m’ordonna-t-il. Ne t’inquiète pas pour George ; je ferai en sorte qu’il rentre chez lui sans une égratignure. Mais petite sorcière, on se reverra bientôt. Je peux te l’assurer. D’un geste vif, je reculai. — Allez viens, Tom, il faut qu’on se dépêche, lançai-je. Sur le chemin de la maison, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. À l’orée du bois se tenait Flam, à surveiller chacun de mes pas. Quand il sentit mon regard, il me fit signe de la main avant de disparaître dans la forêt. George le suivit comme un chiot. Du côté de la maison, Delilah et Chase aidaient Morio à descendre l’escalier car il portait Wisteria sur son épaule. La floraède était aussi ficelée qu’une dinde de Noël et fermement bâillonnée. — Allons-y, leur dis-je devant l’urgence de la situation. Le temps presse, je le sens dans le vent. Nous nous entassâmes dans la voiture. Comme Chase se remettait toujours de ses blessures, Delilah proposa de conduire. Wisteria avait presque fait en sorte qu’il n’ait jamais d’enfant. Une fois engagés sur la route gravillonneuse, je remerciai ma bonne étoile d’avoir réussi à enlever Tom à Titania. Dans l’ensemble, les choses s’étaient mieux passées que je l’avais imaginé, mais c’était loin d’être terminé. Sur la route du retour, l’ambiance était pesante. D’une part, parce que nous avions avec nous une floraède ligotée et bâillonnée, désireuse d’aider les démons à rayer les humains de la surface de la Terre. D’autre part, parce que Luc le Terrible savait que nous avions Tom. Un murmure dans le vent m’avait appris qu’il l’avait découvert et nous maudissait. Plus j’y pensais, plus je m’inquiétais. Frustrée, je laissai mon regard vagabonder au-dehors. — On ne peut pas aller plus vite ? Sur le siège à côté du mien, Chase secoua la tête. — Ce n’est pas une bonne idée, Camille. Si l’on se fait arrêter, j’ai mon insigne, mais avec Wisteria attachée derrière, on aura des problèmes. Il avait raison. Je jetai un coup d’œil à Morio, assis à l’arrière avec la floraède. Ses yeux étaient fixés sur elle, prêts à détecter le moindre sale coup qu’elle préparerait. Il fallait mettre l’OIA au courant de la présence d’un espion au sein de l’agence. De plus, Wisteria pourrait nous en apprendre beaucoup sur les plans de l’Ombre Ailée. — Je vais directement au Voyageur ? demanda Delilah. J’y réfléchis un instant. Ce serait le plus rapide ; cependant, il y avait de grandes chances que les deux derniers démons nous y attendent. Je secouai la tête. — Non. Menolly m’a dit qu’il existait des entrées secrètes. On aura besoin d’elle pour les trouver. Le mieux serait de se cacher à la maison en attendant son réveil. Comme ça, elle pourra nous guider. — Nous avons peut-être tué le métamorphe, mais je suis certain que les démons ont d’autres alliés que cette femme-plante, m’interrompit Morio. Il faut s’attendre à devoir leur faire face. — Très juste, répondis-je. Delilah, rentre à la maison par les petits chemins et gare-toi derrière. Pas la peine d’annoncer notre arrivée. Lorsque nous remontâmes l’allée qui menait à la porte de derrière, les premiers rayons de l’aube pointaient à l’horizon. Tandis que je sondais les environs, un frisson me parcourut de la nuque jusqu’aux bras. Une aura démoniaque. — Il y a quelqu’un, murmurai-je. J’espère que tout le monde va bien. Delilah se gara près du grand chêne qui surplombait notre maison. Sans couper le contact, elle se tourna vers moi. — Qu’est-ce qu’on fait ? On entre ? Je réfléchis à nos options. — Je vais y aller en premier. Chase, accompagne-moi. Delilah, Morio, restez ici pour surveiller Wisteria et Tom. Si quelque chose nous arrive, allez directement au Voyageur. Alors que nous sortîmes sur le sol boueux, Chase semblait souffrir encore un peu, mais il allait déjà beaucoup mieux. Comme il avait sorti son arme de sa veste, je m’approchai de lui. — Les balles ne feront rien aux démons, sauf si elles sont recouvertes d’eau consacrée. — De l’eau bénite ? demanda-t-il en cillant. Je secouai la tête. — Consacrée – l’eau bénite marcherait peut-être mais l’eau consacrée est enchantée par des sorciers qui savent comment maîtriser les démons. Chase s’éclaircit la voix. — Tu n’en aurais pas sur toi, par hasard ? — Non, répondis-je, et je n’ai pas non plus un sorcier de ce calibre sous la main. Crois-moi, j’aurais bien voulu ; ça nous aurait facilité les choses. L’OIA est devenue tellement négligente ces dernières années que nous ne sommes pas préparés à ce genre de situation. Par contre… (Je m’arrêtai en pensant au Voyageur.) Peut-être qu’il y en a une bouteille ou deux au bar. J’en doute, mais on pourrait avoir de la chance. — On va voir ? demanda Chase, hésitant sur le porche. Alors, je compris qu’il avait peur. Faire partie de l’OIA avait été cool, il s’était senti puissant et important. Toutefois, maintenant que nous étions face à l’ennemi, son job avait perdu de son attrait. Je passai devant lui dans l’escalier. — On ne peut pas se le permettre, ça les avertirait de notre présence. Allez viens, Chase. Reprends tes esprits. Après tout, peut-être que c’est l’aura d’une créature moins dangereuse, que j’ai sentie. Un lutin ou un truc dans le genre. Avec précaution, j’ouvris la porte grillagée. À l’arrière de la maison, nous entreposions beaucoup de notre équipement de jardin, ainsi qu’un congélateur et d’autres choses incongrues – comme une famille humaine. Même si je devais admettre que la plupart des familles ne possédaient pas de sacs de sel de cinquante kilos, ni de litière pour sa sœur. Chase me suivait sans me quitter des yeux. Il me faisait confiance sur ce coup-là. J’espérais ne pas le décevoir. La porte de la cuisine était fermée à clé. Pendant que je la déverrouillais, je tentai de regarder à l’intérieur par un espace entre les rideaux. De ce que je voyais, la pièce semblait vide, mais ça ne prouvait rien. Les démons pouvaient se fondre dans le décor. Avec une grande inspiration, je fis appel au pouvoir de la Mère Lune. Quand l’électricité crépita dans mes mains, je poussai la porte avec mon épaule et entrai dans la cuisine, la balayant du regard. Tout était calme, et pourtant, quelque chose clochait. Tandis que j’essayais de comprendre de quoi il s’agissait, je me rendis compte que le carton de Maggie avait disparu. Pas de signe d’Iris non plus, alors qu’elle passait son temps dans le réfrigérateur. Les esprits de maison aimaient manger. Mince, que leur était-il arrivé ? Chase me rattrapa. — Recule de deux pas, j’ai assez d’énergie dans les mains pour te couper en deux. Crois-moi, tu ne veux pas qu’un accident se produise, murmurai-je. Le revolver pointé vers le plafond, il s’exécuta, nerveux. — Et maintenant ? — Je veux savoir où sont Maggie et Iris, répondis-je, les yeux plissés. Je pensais les trouver toutes les deux ici mais ce n’est pas le cas. Même s’il y a une explication logique, je n’aime pas les énergies qui se promènent dans l’air. Lorsque je me concentrais, c’était comme s’il y avait des parasites sur les ondes. Je ne parvenais pas à sentir Maggie, Iris ou même Menolly. Je jetai un œil au couloir qui menait au salon. L’aura démoniaque en provenait et son intensité ne cessait d’augmenter. Notre ennemi avait plus de pouvoir que je souhaitais en trouver au bout d’une baguette magique. Pendant un instant, j’hésitai à appeler Delilah et Morio. Cependant, on ne pouvait pas laisser Tom seul, ni l’amener à l’intérieur avant que la maison soit sûre. Il me vint à l’esprit que les démons s’étaient séparés – ça serait bien leur genre. Auquel cas, en battre un au lieu de deux serait plus simple… Par contre, il nous faudrait rester sur nos gardes plus longtemps. Lentement, j’avançai le long du couloir en priant pour que les démons n’aient pas trouvé Iris et Maggie. Ce matin, je n’avais pas pensé qu’elles puissent être en danger – après tout, notre maison était protégée. Malgré tout, quelque chose avait réussi à entrer. A cette pensée, mon estomac se souleva. Je priai pour que mon imagination me joue des tours. J’avais été stupide de les laisser seules. Comme Chase était derrière moi, je pouvais sentir sa peur aussi bien que son impatience. Une partie de lui prenait plaisir à la situation. La chasse, la traque. Je ne le comprenais que trop bien. La Mère Lune et tous ceux qui la suivaient – sorcières de la lune, garous ou membres de la Chasse – se révélaient parfois sanguinaires. Elle n’était pas une gentille déesse qui surveillait ses enfants et leur murmurait des contes de fées, mais une maîtresse froide et sévère qui réclamait son dû. Au bout du couloir, je perçus du mouvement. Je pris une grande inspiration et me tins prête à l’action. Tandis que je pénétrais dans le salon, je vis qu’un homme grand se tenait au centre de la pièce. Ses cheveux d’un blond criard étaient coiffés en brosse et ses yeux écarlates ne possédaient pas de pupilles. Il portait une chemise en soie sur un pantalon marron, qui se confondait avec son corps. Une illusion. Si Morio avait été à mes côtés, il aurait été capable de la dissiper pour révéler la véritable forme de la créature. Chase, lui, s’arrêta, ensorcelé. — Il est magnifique, commença-t-il. — Non, l’interrompis-je, c’est une illusion. C’est l’ensaureceleur, il te charme. Fais attention. Le blond éclata d’un rire peu sympathique. Décidément, il ne s’agissait vraiment pas du Père Noël. Pour tout vous dire, je l’avais rencontré : un vrai saint avec des habits rêches. Par contre, cet homme… non, pas un homme – un démon –, ce démon, joliment enveloppé, était le mal incarné. Si je perdais ma concentration, il en profiterait. Et nous signerions notre arrêt de mort. — Ne le regarde pas dans les yeux, dis-je à Chase en fixant les mains de l’ensaureceleur. Soudain, je me rendis compte que je ne connaissais pas les pouvoirs de cette créature, en dehors de sa capacité à nous charmer. Pour autant que je sache, il aurait pu être aussi puissant que Flam. Je regrettais de ne pas avoir le dragon à mes côtés. — Si vous me donnez l’homme, je vous laisserai la vie sauve, lança le démon. — Quel homme ? Celui-ci ? demandai-je en désignant Chase, comme si je ne comprenais pas. J’aurais voulu lui demander où étaient Maggie et Iris mais, si elles avaient réussi à se cacher, je ne voulais pas prendre le risque de lui dévoiler leur présence. Après avoir observé Chase, la créature ricana. Durant un instant, l’illusion vacilla pour me laisser voir sa véritable apparence. Il était large et sombre, avec une peau de reptile. En fait, il ressemblait à un lézard à deux pattes avec des défenses qui lui sortaient de la bouche, une sorte de phacochère. Ses doigts, eux, se terminaient par des griffes aussi affûtées que des lames de rasoir. Un coup m’éventrerait. — Merde. Chase, sors d’ici et va chercher Morio et Delilah. Enferme-toi dans la voiture à leur place. (Je me plaçai entre les deux hommes. Comme l’inspecteur hésitait, je criai :) Dépêche-toi ! Fais ce que je te dis, ou tu vas mourir. Fais-moi confiance ! Pendant que Chase se mettait à courir, je me concentrai sur les boules de lumière de lune qui apparaissaient au bout de mes doigts. Assez discuté. — Brûle ! hurlai-je en visant l’ensaureceleur. L’énergie s’échappa de mes mains pour le frapper de plein fouet à la poitrine. Lorsqu’il recula, de la fumée s’éleva de sa peau et l’illusion qu’il avait créée s’évanouit. Cachée derrière l’arche qui menait au salon, j’en profitai pour rassembler plus de pouvoir. Tandis que la lumière de la lune m’envahissait, je passai en revue tous les sorts que je connaissais. Toutefois, aucun n’était aussi radical que la boule d’énergie, et c’était aussi ce que je ratais le moins. Aux aguets, j’essayai d’entendre la respiration du démon, sans succès. Voilà qui était étrange. Avec les protections entourant la maison, j’aurais dû percevoir quelque chose. Je n’étais pas assez stupide pour jeter un œil, mais je devais savoir où il était parti. S’il se tenait de l’autre côté de la porte, un seul coup me serait fatal. Cependant, il avait très bien pu sortir par la fenêtre. Rassemblant mon courage, je m’approchai avec précaution de l’ouverture pour regarder à l’intérieur. Les fenêtres étaient fermées ; pourtant, il n’y avait aucun signe du démon. Où était-il donc passé ? Même s’il ne serait pas très dur à pister, cela me rendrait vulnérable car je ne pouvais pas le chercher et me tenir prête à l’attaque en même temps. À contrecœur, je me concentrai sur la recherche de sa signature aurique. Là-bas ! Il s’était dirigé vers le centre de la pièce, où des étincelles violettes et écarlates étaient aussi visibles que des traces de pas dans du sable mouillé. Mais, tout à coup, elles disparurent. Merde ! Soit il avait utilisé la téléportation, soit il avait brouillé la piste. Il pouvait se trouver n’importe où. Frustrée, je baissai ma garde. Première erreur. La seconde manqua de me tuer. Prise dans ma réflexion, je n’avais pas entendu le bruissement derrière moi. Avant que j’aie pu faire quoi que ce soit, les mains puissantes du démon se refermèrent autour de ma taille pour me soulever. — Donne-moi l’homme ou je te mets en pièce, menaça-t-il d’une voix râpeuse. Alors qu’il parlait, je perçus un autre bruit. L’ensaureceleur laissa échapper un cri bref, puis me laissa tomber. Une fois relevée, je me retournai. Iris avait poignardé la créature dans le dos avec une paire de cisailles. Quand celle-ci fit un pas vers elle, l’esprit de maison recula, terrifiée. Chapitre 17 — Sauve-toi, Iris ! Va chercher de l’aide ! Avant qu’il ait pu l’atteindre, je me laissai tomber par terre pour le frapper dans les jambes de tout mon poids. L’ensaureceleur vacilla et s’affala, me maudissant en langue hellanique – à ne pas confondre avec « hellénique ». Pendant qu’il s’effondrait par terre, accroupie, je fis venir la foudre. Pas le temps d’attendre qu’elle grandisse lentement et sûrement, la charge viendrait du ciel dans sa toute-puissance. Avec un claquement de langue, le démon se releva. Sa peau ressemblait à une armure de cuir et d’écaillés, couleur rouille cuivrée. Lorsqu’il ouvrit la bouche, j’aperçus des gouttelettes brillantes sur ses dents et ses défenses. Génial, le gars avait du venin dans la salive ! C’était courant chez les démons mineurs. — Toi, tu es vraiment très moche… Quand je sentis le baiser persistant de la foudre, j’ouvris mon esprit à l’énergie. Tandis qu’elle me frappait de plein fouet, je me débattis pour rester consciente. Si je m’évanouissais, le pouvoir se retournerait contre moi et me carboniserait. Tremblante, je me relevai. L’ensaureceleur m’imita. Prêts à l’attaque, comme des combattants de Jukon des pays insulaires d’Outremonde, nous attendions un signal pour nous élancer. Et comme eux, nous nous battrions jusqu’à la mort. Toutefois, contrairement aux guerriers de l’océan, je ne me sentais pas prête à mourir tout de suite. — Abandonne, sorcière. Tu sais que tu ne peux pas me vaincre, dit le démon d’une voix pâteuse et sifflante, autour de sa grande langue traînante. Ignorant sa menace, je concentrai mon attention sur l’énergie qui s’intensifiait en moi. Je me sentais grandir, devenir terrifiante alors que des flammes commençaient à apparaître sur mon corps. Dans une grande inspiration, je priai la Mère Lune. Elle me répondit, puissante. Son sang vif-argent s’écoula dans mes veines, sang contre sang, souffle contre souffle, peau contre peau. Après une dernière inspiration, je levai les mains. Il était peut-être un démon, mais j’étais à moitié fée et sorcière. Même si mes pouvoirs me jouaient parfois des tours, je pouvais contrôler la lune et la foudre. Les yeux plissés, il s’arrêta : — Sorcière… — Tout juste, répondis-je, et tu as oublié la leçon de politesse numéro 101. Ne jamais, au grand jamais, mettre une sorcière en colère. Alors, l’énergie m’échappa. Des éclairs fusèrent de mes mains pour le toucher en pleine poitrine. Il grogna et vacilla, tandis que l’odeur de peau brûlée me parvenait. Aussitôt, je me tins prête pour une autre attaque. Lorsque le démon se précipita sur moi et tenta de me frapper d’une de ses grosses pattes, je l’évitai avec agilité. Il recommença. Cette fois, il me manqua de peu. Tout en essayant de ne pas perdre l’équilibre, je me jetai sur le côté. Si personne ne venait m’aider rapidement, j’allais finir en kebab. L’oreille aux aguets, je guettai tout signe de renfort. Nada. Puis j’entendis quelque chose – un faible « clic » provenant de la cuisine. Au-dehors, grâce à l’épaisse couverture nuageuse, le soleil s’était couché plus tôt. — Yo ! Démon ! Viens me botter le cul, résonna une voix familière. Au moment où l’ensaureceleur se retourna, j’aperçus les yeux rouges de Menolly et ses canines. Tandis qu’elle sautait vers lui, je lui assenai une nouvelle décharge d’énergie dans les jambes. Sa peau était si épaisse que le coup ne fit que des dégâts superficiels. Le tonnerre grondait dans la pièce alors que la foudre parcourait son corps. Menolly grogna – les éclairs ne la blesseraient pas mais elle détestait ça. Et le démon encore plus. Il se retourna. Ses griffes me manquèrent de peu. Toutefois, il parvint à me plaquer contre terre. Quand je vis ses dents près de mon visage, je criai. Heureusement, Menolly, ma petite sœur toute menue, le souleva d’une main comme une marionnette tenue par des fils. Je reculai pour lui laisser le champ libre. La bouche ouverte, Menolly pencha la tête en arrière. Ses canines étincelaient pareilles à des aiguilles mortelles. Envahie par la soif de sang, elle se laissa tomber sur le sol avec le démon pour le mordre dans le cou. L’ensaureceleur se débattit, mais sa prise était ferme. J’entendais les bruits de succion qu’elle faisait en buvant. Nauséeuse, je l’observais avec une fascination morbide. Je n’avais jamais vu ma sœur se nourrir – du moins, pas comme ça. Lorsqu’elle prenait le sang d’étrangers en ma compagnie, elle ne les tuait pas, ni ne les blessait. À cet instant, son but n’était pas de se nourrir : c’était de tuer. Je ne savais pas que les vampires étaient aussi forts. Même s’il s’agissait d’une situation de vie ou de mort, cette vision me dérangeait. Pourtant, j’essayai de passer outre à mon dégoût. Je n’avais pas le droit de ressentir de la compassion ou de la pitié. S’il en avait eu l’occasion, l’ensaureceleur nous aurait tous tués. De plus, j’avais mes propres problèmes à régler. Sous l’effet de crampes, je me mis à trembler. Faire appel à la foudre, surtout une grande quantité en si peu de temps, avait ses inconvénients. Lorsque je m’appuyai contre la porte, Morio se précipita dans la pièce. Après avoir observé la situation, il s’approcha de moi. — Tu vas bien ? me demanda-t-il. Je hochai la tête puis frissonnai en entendant le démon s’étrangler et s’évanouir. Penchée au-dessus de lui, Menolly se tenait sur la pointe des pieds, surnaturelle. Du sang dégoulinait le long de son menton… du sang foncé, presque noir, mais du sang quand même. Une lueur sauvage dans les yeux, elle leva une main pour que l’on ne vienne pas près d’elle. — Ne m’approchez pas tout de suite, dit-elle d’une voix rauque. Je reviens. Elle retourna dans la cuisine. — Elle va bien ? murmura Morio. — Il faut qu’elle contrôle son envie de sang, répondis-je, tressaillant lorsqu’une crampe me brûla le dos. Putain, ça fait mal. Menolly reviendra lorsqu’elle se sera calmée. En attendant, on devrait jeter un coup d’œil à l’ensaureceleur. Le dos cambré, je m’étirai pour détendre mes muscles. — Prête ? demanda Morio. Après avoir hoché la tête, suivie de Morio, je m’approchai de la créature et lui donnai un coup de pied afin de vérifier qu’elle n’était plus vivante. — Je crois qu’il est mort. Morio s’agenouilla près du démon. Avec précaution, il tourna sa tête sur le côté. De deux incisions s’écoulaient encore quelques gouttes de sang, mais apparemment Menolly l’avait achevé en lui brisant la nuque. Et comme il n’avait pas bu de son sang à elle, il ne se relèverait pas. Deux en moins. Il ne restait plus que Luc le Terrible. — Voilà qui règle encore un de nos problèmes, dis-je en me laissant tomber sur un banc. Maintenant, on peut aller chercher Tom et réfléchir au moyen de le faire entrer au Voyageur. Après tout, Luc se promène toujours dans la nature et, crois-moi, il est bien pire que la harpie ou l’ensaureceleur. Il a failli tuer mon père, et une garnison entière n’a pas réussi à en venir à bout. Un bruit me fit sursauter. Heureusement, ce n’était que Menolly qui passait la tête par la porte. — Il est mort ? demanda-t-elle d’une voix sombre. — Oui. Ça va ? Elle paraissait encore plus pâle que d’habitude. Je me demandai quel effet avait le sang des démons sur les vampires. En haussant les épaules, elle me répondit : — Je pense. Cette créature était infecte. Elle m’a donné la nausée. Je vais aller m’en débarrasser. Sur ce, elle partit vers le sous-sol. Même si j’avais envie de l’accompagner, elle avait besoin d’être seule. Vampire ou non, personne n’aimait qu’on le regarde vomir. — Morio, fais entrer les autres. Je vais chercher Maggie et Iris. — Iris va bien. Elle s’est précipitée vers la voiture quand tu lui as demandé de sortir. (Il donna de nouveau un coup de pied au démon par précaution. L’ensaureceleur ne bougea pas.) Je reviens, me lança-t-il en se dirigeant vers la porte. En espérant que personne ne viendrait réclamer le corps – comme Luc le Terrible –, je me rendis dans la cuisine. Le passage secret qui menait au sous-sol était ouvert. Lentement, je descendis l’escalier. Dans l’appartement de Menolly, j’entendis quelqu’un vomir dans la pièce spéciale sang. Génial, pensai-je en sentant mon estomac se retourner. J’étais à ça de l’imiter. Penser au goût du sang d’un démon me donnait mal au cœur et, pour une raison étrange, j’étais soulagée que Menolly ne l’aime pas non plus. Enfin, je n’aimais pas la voir malade mais… — Mouf mouf ! Le son provenait de l’autre côté du lit de Menolly, près du mur. Je m’y précipitai. Dans son carton, bien réveillée, Maggie jouait avec un Rubik’s Cube. Elle ne l’avait pas réussi, mais elle semblait prendre plaisir à le mordiller. Lorsqu’elle me tendit les bras, je la soulevai. — Coucou ma chérie, c’est Iris qui t’a amenée ici ? — J’ai pensé qu’on serait plus en sécurité ici, lorsque le démon est entré. Iris se tenait au pied de l’escalier. A part nous trois, elle était la seule à connaître l’existence du passage qui menait jusqu’ici. Bien sûr, elle avait promis de garder le secret. — Tu as eu raison, lui dis-je. Je suis si contente qu’aucune de vous ne soit blessée ! Qu’est-ce qui s’est passé ? (Avant qu’elle ait pu répondre, je levai la main.) Attends, tu nous diras ça quand on sera tous réunis. Viens, Menolly nous rejoindra dans quelques minutes. Faisant attention à bien refermer l’antre de ma sœur, nous retournâmes dans le salon. Là, Delilah et Chase étaient assis sur le canapé avec Wisteria, toujours ficelée et bâillonnée à leurs pieds. Morio, lui, montait la garde devant la fenêtre. Quant à Tom, il se trouvait dans le rocking-chair, l’air confus et un peu fatigué. Tandis que je m’installais sur le sol près de Delilah avec Maggie dans les bras, j’étirai doucement mon cou. Si j’avais été une HSP, j’aurais probablement eu un os ou deux de cassés, ou pire, la nuque brisée. Pour ma part, j’allais avoir besoin d’une bonne masseuse dans les plus brefs délais. Lorsque je m’appuyai contre les jambes de ma sœur, elle me massa les épaules. Avec un petit cri de contentement, Maggie se blottit davantage dans mes bras. Au départ, personne n’osa dire un mot, puis tout le monde sembla vouloir parler en même temps. — Ouh là, du calme ! Un à la fois, lançai-je. Je commence à avoir mal à la tête. La prise de catch de l’ensaureceleur m’a mise mal en point. Après avoir donné Maggie à Delilah, je me levai. À ce moment-là, Menolly revint dans la pièce. Son regard plongea dans le mien. Sans parler, nous nous comprîmes. Une fois que les choses se seraient tassées, nous aurions une longue discussion à propos de la mort du démon. En attendant, je lui fis signe de s’asseoir. Menolly jeta un coup d’œil à Wisteria. — Qu’est-ce qu’elle fait ici ? Et pourquoi est-ce que vous l’avez ligotée ? Je secouai la tête. — Attends un peu, répondis-je. Il fallait que nous discutions de ce que nous avions appris, mais le faire devant Wisteria aurait été une erreur stupide – et potentiellement mortelle. Nous devions la cacher quelque part sans pour autant prendre le risque que Luc le Terrible ou ses sbires la trouvent. — On ne peut pas garder Wisteria ici, dis-je en la désignant du doigt. À la façon dont ses yeux s’illuminèrent, j’étais persuadée qu’à la première occasion elle prendrait un grand plaisir à nous tuer les uns après les autres. — Je pense toujours qu’il faut la tuer, intervint Morio, impassible. Elle représente un danger pour nous et notre mission. On ne peut pas se permettre de la laisser s’échapper. Je savais qu’il avait raison ; pourtant, il m’était difficile d’affronter davantage de mort et de destruction. Je jetai un coup d’œil à Menolly qui observait la floraède avec un air perplexe. Les sourcils froncés, Delilah secoua la tête. — Même si ça paraît logique, on ne peut pas faire ça. Le mieux, c’est de laisser l’OIA s’occuper d’elle. Ils arriveront peut-être à lui soutirer des informations sur d’autres espions. — Une espionne ? C’est ça ? demanda Menolly en se tournant vers Wisteria. Depuis le début, tu es une espionne ? Jocko te faisait confiance ! Si tu as quoi que ce soit à faire avec sa mort… (Elle souffla et ses canines s’allongèrent.) Je te préviens, tu n’as peut-être pas du sang chaud dans les veines, mais je peux te tuer aussi facilement qu’une mouche. — Assez ! criai-je. (Mon mal de tête avait empiré, si bien que je n’avais qu’une envie : me glisser sous la couette.) Menolly, même si elle est complice de la mort de Jocko, je ne pense pas qu’elle était au courant. Elle nous est plus utile vivante que morte. Par contre, il faut trouver un endroit où la planquer pendant qu’on discute. — Facile, me répondit ma sœur de porcelaine avant d’assener un coup sur la tête de Wisteria suffisamment fort pour lui faire perdre connaissance. Voilà. Le problème est résolu. Mets-la dans le petit salon, si tu t’inquiètes encore de sa présence. En haussant un sourcil, Delilah tendit Maggie à Chase. Toutefois, elle resta silencieuse tandis que Morio et elle portaient la floraède dans la pièce adjacente. Regrettant de n’avoir personne pour monter la garde, je les suivis pour fermer les rideaux et laisser la porte entrouverte. Alors que nous retournions dans le salon, Delilah me prit à part. — Menolly est sur les nerfs aujourd’hui. Qu’est-ce qui s’est passé ? — Elle a tué l’ensaureceleur. Peut-être que c’est dû au sang du démon ? De retour dans le salon, je continuai à y réfléchir. Quels autres effets pouvait-il avoir sur un vampire ? Menolly se nourrissait des rebuts de la société. Est-ce que leur sang avait des effets négatifs sur elle ? Je n’y avais jamais vraiment pensé auparavant. Une fois que tout serait terminé, il faudrait que je lui en parle. Avec l’aide de Morio, j’expliquai ce qui s’était passé chez Tom et le présentai à Menolly. Celle-ci lui fit un bref signe de la tête. Iris, quant à elle, s’approcha de lui. — Est-ce que vous voulez une tasse de thé ? demanda-t-elle, toujours à s’occuper du bien-être des autres. Avec un mince sourire, il hocha la tête. — Merci. Je veux bien. — D’abord, Iris, raconte-nous ce qui s’est passé, après tu pourras faire du thé pour tout le monde, si tu veux bien. Quand je lui fis un clin d’œil, elle me répondit avec un grand sourire. C’était agréable d’avoir quelqu’un autour de soi qui jouait à la maman. Ça faisait si longtemps que notre mère à nous était morte. Et même si elle paraissait très jeune, Iris était beaucoup plus âgée que nous. Elle prit une grande inspiration puis expira lentement, les mains croisées sur les genoux, comme si elle se préparait à passer un oral. — Je finissais de donner son petit déjeuner à Maggie quand j’ai entendu du bruit dans le salon. J’y ai jeté un coup d’œil. Il y avait un démon. Alors avant qu’il puisse me sentir, j’ai attrapé Maggie et son carton et… (Elle s’arrêta pour regarder Chase et Morio.) Je me suis cachée où vous m’avez trouvée. Lorsque les bruits de bagarre sont arrivés jusqu’à moi, je suis sortie vous aider. Les Talon-haltija possédaient une très bonne ouïe ; ils pouvaient localiser une souris à une centaine de mètres. Ainsi, je n’étais pas surprise qu’elle m’ait entendue, même si elle se trouvait dans le passage secret. Reconnaissante qu’elle n’ait pas dévoilé la cachette de Menolly, je me raclai la gorge. — Je suis quasiment sûre que l’ensaureceleur était seul, dis-je. Ça signifie que Luc le Terrible nous attend sûrement au Voyageur. Je me demande s’il sait que son sbire a mordu la poussière. — Tu crois qu’ils sont liés par télépathie ? demanda Chase. Je haussai les épaules. — Aucune idée. Ça fait longtemps que personne de l’OIA n’a eu affaire à un démon, à l’exception de notre père et de son régiment, mais il est le seul survivant. Les démons ont tout un panel de pouvoirs et ils adorent s’en servir au détriment des autres. Je regrette de ne pas avoir écouté plus attentivement l’histoire de Père sur son combat avec Luc. Un détail aurait peut-être pu nous aider. (Je me tournai vers mes sœurs.) Vous vous rappelez quelque chose qui pourrait nous être utile ? Avec un peu de chance, elles avaient été plus attentives. Bien installée dans sa chaise, Menolly plissa les yeux. — Seulement qu’il a failli mourir, répondit-elle en se mordillant la lèvre. Hé ! Tu te souviens ? Il nous avait dit que l’épée du démon avait une lame de feu. Une lame de feu ? Hein ? La mémoire me revint alors. Père avait bien mentionné Luc et son épée ardente. — Tu as raison. Père nous a raconté que Luc avait tué dix soldats d’un coup – tous des anciens Sidhes qui avaient survécu à des batailles où avaient péri nombre de leurs semblables. Cependant, Luc, lui, avait réussi à les tuer de son épée. Une lame de feu étincelante sur une garde taillée dans de l’os. — Merde, s’exclama Delilah, épaules avachies. J’avais oublié tout ça. La seule chose dont je me souvienne, c’est que, chaque fois que Père tentait quelque chose, Luc semblait savoir ce qu’il préparait. (Elle leva les yeux vers moi.) Ce n’est pas très rassurant, pas vrai ? — Pas vraiment, marmonnai-je. (Une lame de feu ? La capacité de prévoir les attaques de l’adversaire ? Séparément, ces éléments étaient décourageants. Ensemble, ils me terrifiaient. Je toussai en essayant de trouver quelque chose de rassurant à dire, mais le seul truc qui me vint fut :) Peut-être qu’on devrait tout remettre en cause ? Et si l’Ombre Ailée cherchait simplement un endroit où passer les vacances ? — Ça serait bien, répondit Morio. Tu arriverais à contacter l’OIA d’ici pour leur parler de l’ensaureceleur ? Chase me jeta un coup d’œil. — Tu as un miroir des murmures, non ? Je désignai l’escalier d’un signe de la main. — Dans mon bureau. On ferait mieux de se dépêcher. Par contre, quelqu’un devrait rester ici pour surveiller Wisteria et Tom. La tête en arrière, notre invité s’était endormi dans le rocking-chair et ronflait. Morio leva la main. — Iris et moi, on montera la garde. Allez-y. Il ne faut pas s’éterniser dans cette maison. Pendant qu’il se mettait en position près de la fenêtre, Iris se rendit dans la cuisine pour vérifier que la porte de derrière était bien fermée à clé et par un sort. Si les Talon-haltija étaient des créatures aux multiples talents, Iris faisait partie des plus doués. Pour un esprit de maison, elle avait une force magique d’enfer. Delilah, Chase et Menolly me suivirent à l’étage. L’inspecteur observait notre intérieur avec curiosité. Je devais le féliciter. Depuis qu’il avait découvert le plaisir avec Delilah, il n’avait pas essayé de me draguer. Il avait plus de classe que je lui en aurais donné quelques jours plus tôt. Mon bureau était l’endroit où je faisais de la magie, concoctais mes potions et passais énormément de temps à lire, pelotonnée dans un fauteuil bien douillet. Recouvert d’un voile noir, mon miroir des murmures se trouvait dans un coin de la pièce. Je retirai le velours. Pareil à une coiffeuse, le cadre avait été sculpté dans de l’argent des montagnes de Nebelvuori – la terre des nains. Façonné en un motif entrelacé, le métal était décoré de roses et de feuilles. Grâce à la guilde des sorciers, le miroir était plus solide qu’il y paraissait. En fait, si l’enchantement n’était pas brisé, il durerait jusqu’à la fin des temps. A l’intérieur, la glace était épaisse, même si une créature magique pouvait la mettre en pièces. Le miroir ne répondait qu’à nos voix – mes sœurs et moi étions les seules à pouvoir l’utiliser. Chase en possédait un similaire chez lui. L’OIA avait pensé qu’il y serait plus en sécurité que dans un commissariat et lui avait demandé de le cacher aux yeux des civils. Je savais qu’il l’avait rangé dans un placard fermé à clé, protégé par un système d’alarme. Une fois assise, je dis : — Camille. Le miroir devint brumeux. Avec Delilah, Menolly et Chase derrière moi, nous patientâmes. Au bout d’un moment, une voix nous parvint de l’autre côté : — Qui désirez-vous joindre ? — La division terrienne souhaiterait faire un rapport. Comme je l’ai déjà dit, les Sidhes n’ont rien à envier aux humains sur le plan de la bureaucratie. Lorsque la brume se dissipa, mon reflet disparut pour être remplacé par un visage qui me manquait depuis trop longtemps. — Père ! m’exclamai-je. Je faillis tomber de ma chaise, mais, comme ce n’était pas très protocolaire, je m’efforçai de ne pas bouger. Après tout, il était un officier supérieur auquel nous devions le respect. Il me ferait un sermon si je ne suivais pas la procédure. La dernière chose dont j’avais besoin était de rajouter des blâmes à mon dossier. Cependant, Delilah ne put s’en empêcher : elle se mit à sauter et à lui faire signe de la main derrière moi. Quant à Menolly, elle se pencha par-dessus mon épaule pour observer avidement les images d’Outremonde. La maison lui manquait, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. A cet instant, je me rendis compte qu’elle avait sacrifié beaucoup plus que Delilah et moi en venant ici. — Camille ! Tout sourires, Père se pencha en avant, les yeux plissés. Très beau, selon les critères humains, il paraissait jeune, et pourtant, il était bien plus âgé que tous les hommes du monde entier. À l’exception de Tom Lane évidemment. De taille moyenne, il était en très bonne condition physique, musclé tout en finesse, et ses cheveux noir bleuté étaient rassemblés en une longue tresse. J’avais hérité de cette couleur ainsi que de ses yeux violets. En fait, j’étais surprise qu’il n’ait pas recommencé à fréquenter d’autres femmes. Depuis la mort de Mère, des années auparavant, il ne se mélangeait au sexe opposé que dans des soirées mondaines ou au travail. — Je suis content de vous voir, les filles, dit-il. Je me suis porté volontaire pour répondre aux communications aujourd’hui parce que j’ai attrapé froid. Je ne pensais pas avoir la chance de vous parler. (Son regard se promena sur nous tous.) Comment allez-vous ? Je laissai échapper un long soupir. — Tu as vu Trillian ? Il est vivant ? Est-ce qu’il t’a raconté ce qui se passe ici ? Pitié, pitié, pensai-je. Pitié, dis-moi qu’il est vivant. Père hocha la tête. — Oui. Il a été gravement blessé mais il a survécu. Les médecins ont réussi à combattre le poison. (Après avoir jeté un coup d’œil derrière lui, il s’approcha du miroir et parla plus doucement.) Tu peux les remercier d’avoir fait tout leur possible – y compris passer outre leur haine – pour le sauver. Nous avons des problèmes ici, Camille. Je ne pense pas qu’il sera en sécurité très longtemps. Dans quelques jours… aucun de ses semblables ne le sera. Je plissai les yeux. — Que se passe-t-il ? Le QG n’a pas l’air de se préoccuper de la menace qui plane ici. Outremonde – la Terre – nos deux mondes sont en danger. Les démons s’introduisent sur Terre à la recherche des sceaux spirituels qui les aideront à détruire les portails. L’Ombre Ailée a commencé à avancer et il compte bien envahir la Terre puis Outremonde. En plus, on est en train de se battre avec Luc le Terrible. Père eut un bref mouvement de la tête. — Je sais. Trillian me l’a dit. Que s’est-il passé après votre combat avec le métamorphe ? Dépêchez-vous et n’oubliez aucun détail. (Je lui racontai tout ce que je savais.) Tom est avec vous ? — Oui, répondis-je. Il est en bas. Morio le surveille – c’est un yokai-kitsune qui travaille avec nous, avec les compliments de Grand-mère Coyote. Remercie les dieux qu’elle s’en soit mêlée parce qu’il nous a sauvés plus d’une fois. Par contre, Luc le Terrible se promène dans la nature et il va sûrement essayer de nous empêcher de faire passer Tom à travers le portail du Voyageur. Les sourcils froncés, Père y réfléchit. Je jetai un coup d’œil à Delilah qui observait le miroir avec attention. Menolly aussi. Toute la colère que lui avait inspirée la réaction de notre père face à sa transformation en vampire avait disparu. Le visage de Père nous rassurait, et nous avions toutes besoin de l’être depuis des jours. Quant à Chase, dans le fond, je me rendis compte que je ne l’avais pas encore présenté. — Je suis désolée, j’en oublie mes manières, repris-je. Père, je te présente Chase Johnson. Chase est le coordinateur des affaires terriennes de l’OIA. Chase, voici notre père, Sephreh ob Tanu. Il fait partie de la Garde ainsi que de la Cour, au poste de délégué auxiliaire. Père salua Chase d’un bref mouvement de tête. — Notre système de nom de famille ne doit pas être facile à comprendre pour vous. Appelez-moi capitaine Sephreh. L’inspecteur se racla la gorge, puis redressa les épaules. — Enchanté de vous rencontrer, monsieur. J’aurais préféré que les circonstances soient différentes. Nerveux, il se passa une main dans les cheveux. Je ne pus m’empêcher de rigoler. Rencontrer ses beaux-parents est toujours embarrassant. — Qu’est-ce que l’on devrait faire, selon toi ? demandai-je. Est-ce que tu sais comment vaincre Luc ? S’il est plus fort que l’ensaureceleur, on est dans de sales draps. Mal à l’aise, Père changea de position sur sa chaise. Finalement, il se pencha vers le miroir pour murmurer : — Je ne savais pas si je devais vous en parler, mais je suppose que je n’ai pas le choix. La Cour et la Couronne sont en effervescence. L’OIA n’en reçoit plus aucune directive. — Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je alors qu’un frisson me parcourait l’échiné. Tu es en sécurité au moins ? Il hocha la tête. — Ne t’en fais pas pour moi. Tout va bien. Quelque chose vient de chambouler toutes les branches du gouvernement, y compris l’armée. L’Ombre Ailée a choisi le meilleur moment pour attaquer. M’humectant les lèvres, j’hésitai. Toutefois, je savais que je devais poser la question. — Quelque chose ? demandai-je. — Le chaos règne sur la Cour. La sœur de la reine veut s’emparer de la couronne. Tanaquar l’accuse d’être trop droguée pour régner, et elle a de nombreux partisans, en particulier ceux qui ont été punis ou blessés par Lethesanar. Nous sommes au bord de la guerre civile. Jusqu’à ce que tout rentre dans l’ordre, je doute que qui que ce soit, excepté les plus vieux de la Garde, se préoccupe des démons et de leur invasion. Bouchée bée, je le dévisageai. — Une guerre civile ? Mais… la reine est la Cour ! m’exclamai-je. — Qui soutient Tanaquar, en plus des victimes de la reine ? demanda Delilah. — C’est une bonne question, observai-je en me tournant vers elle. Qui ? Père soupira longuement. — C’est la raison pour laquelle je vous renvoie Trillian dès que possible. La ville entière de Svartalfheim se réfugie en Outremonde pour échapper à l’Ombre Ailée dans les royaumes souterrains. Les Svartan ont informé Tanaquar de ce qui se passait là-bas. Elle leur a promis de s’occuper des démons s’ils l’aidaient à s’emparer de la couronne. Ils ont formé une alliance. Trillian m’en a informé il y a quelques jours. Il voulait me donner le temps de m’échapper. Incapable de digérer ses paroles, je pris une grande inspiration. — Est-ce que tu en as parlé à la Cour ? Mon père était le garde le plus loyal qui soit. S’il avait gardé cette information pour lui, alors c’était vraiment la fin de tout. Il secoua la tête. — Camille… Les filles… Je suis fidèle à la Cour et à la Couronne, mais Lethesanar a jeté le déshonneur sur notre cité. Elle a souillé le nom d’Y’Elestrial en délaissant son peuple. Depuis votre départ, les choses ont empiré. Tous les opposants à la reine sont torturés et les orgies d’opium ruinent le royaume. Ce n’est pas la couronne à laquelle j’ai prêté serment. En tant qu’homme d’éthique, il resterait fidèle à la Cour, mais pas forcément à celle qui portait la couronne. — Hier, Tanaquar a fait une déclaration publique. C’est à ce moment-là que les émissaires svartans ont fait leur apparition. La reine est furieuse. Même si elle les a bannis de la ville, elle ne peut pas les empêcher de venir en Outremonde. Ils ont déjà formé une alliance avec les nains. Tu sais à quel point les elfes haïssent leurs frères sombres… Pourtant, leur reine a dû prendre les histoires sur l’Ombre Ailée au sérieux, car elle a signé une trêve avec le roi de Svartalfheim. Les yeux dans le vide, je n’arrivais pas à assimiler ce que j’entendais. Une telle alliance était sans précédent. — Merde. Père, il faut que l’on ramène Tom en Outremonde. Lui et les sceaux spirituels ne sont pas en sécurité ici. Il secoua la tête. — Je peux te dire quelles sont les faiblesses de Luc. Par contre, n’apportez surtout pas les sceaux à Y’Elestrial ! La reine serait capable de les utiliser contre sa sœur, aussi futile que ce soit. Une vague d’impuissance m’envahit. — Alors qu’est-ce qu’on peut faire ? Où est-ce qu’on peut le cacher ? Le visage vide d’expression, il me répondit : — Demande à Grand-mère Coyote l’autorisation de traverser son portail. Ici, il est gardé par Grand-mère Ours, en dehors de la juridiction de l’OIA. Là-bas, tu amèneras le sceau à Asteria, la reine des elfes. C’est elle qui en aura le moins d’utilité. Je crois qu’on peut lui faire confiance. Ne mets personne de l’OIA au courant. Tuez Luc et reportez-le comme un accident isolé. Je savais qu’il n’aimait pas agir dans le dos de l’agence. Il ne nous aurait pas ordonné de faire une telle chose si nos vies n’étaient pas en danger. Hochant la tête, je me laissai aller contre le dossier de ma chaise. — Tout ce que tu veux, Père. À présent, parle-nous de Luc. Est-ce qu’il a des faiblesses ? Mon père ferma les yeux. Il paraissait fatigué, au bout du rouleau. — Je vais de nouveau vous raconter notre combat, mais j’ai bien peur que tuer ce démon soit la chose la plus difficile que vous ayez jamais faite. Chapitre 18 Lorsque la communication toucha à sa fin, nous avions tous l’air aussi las que mon père. Visiblement, Chase était secoué. Avant de rejoindre l’OIA, il respectait les procédures à la lettre. Maintenant, on lui disait que son agence bien-aimée était corrompue et qu’une guerre civile menaçait tout ce qu’il avait construit sur Terre au cours de ces dernières années. Pendant que Delilah et Chase préparaient des sandwiches, je partageai nos nouvelles informations avec Iris et Morio. Nous avions traîné Wisteria dans le salon, où il était plus facile de la surveiller sans qu’elle nous entende. Pour Tom, c’était une autre histoire. Il ne parlait pas beaucoup et se contentait de fredonner. Toutefois, à la vue de Maggie, son visage s’éclaira et il demanda à la porter. Je les observai, pelotonnés dans le rocking-chair, près de la cuisinière. Jouant avec ses petites mains, il souriait lorsqu’elle attrapait ses doigts avec ses griffes. Fatiguée et triste, je me passai la main sur les yeux. L’ennemi que nous combattions menaçait les Tom et les Maggie de ce monde. Il les mastiquerait, puis les recracherait, sanguinolents, sans un remords. Voilà pourquoi nous devions nous battre. — On aura besoin de l’aide de Grand-mère Coyote et de son portail pour faire passer Tom en Outremonde. (Tapant des doigts sur la table, j’essayai d’établir un plan.) Après quoi il faudra traquer Luc et nous en débarrasser le plus vite possible. Un éclat d’appréhension dans les yeux, Morio secoua la tête. — J’ai le sentiment que Luc se mettra sur notre chemin avant que l’on ait pu entrer dans les bois de Grand-mère Coyote. Son petit copain aurait déjà dû le contacter mais il est raide mort dans votre salon. De plus, à présent, il sait sûrement que Tom est avec nous. — Est-ce que tu arriverais à te faufiler dans les bois pour demander à Grand-mère Coyote de nous aider – de nous laisser utiliser le portail ? Alors que je le dévisageais, des images de notre petite aventure sur le tumulus me traversèrent l’esprit. Au retour de Trillian, j’allais marcher sur une corde raide : je ne comptais renoncer à aucun des deux. Il jeta un coup d’œil à Delilah qui finissait de préparer notre déjeuner. — Dès que j’aurai fini de manger. En attendant, tu ferais mieux de jeter un sort de localisation pour trouver Luc. Je te parie tout ce que tu veux qu’il est en route vers ici. La dernière chose dont vous avez besoin, c’est d’être pris au dépourvu. — Génial, juste ce qu’il me fallait, rétorquai-je. Si ce sort marche aussi bien que celui que j’ai utilisé contre la harpie, alors tous nos problèmes seront résolus parce que ce bon vieux Luc apparaîtra au beau milieu du salon. Tandis que Chase ricanait, Delilah laissa échapper un rire franc. Cependant, je savais que Morio avait raison. Nous ne pouvions pas rester les bras croisés à attendre que Luc vienne jusqu’à nous. Après avoir accepté le sandwich à la dinde que Delilah me tendait, je mordis dedans d’un air morose. — OK, OK, je mérite qu’on se moque de moi, dis-je ; pourtant, Morio marque un point. Je vais essayer, mais avant, il faut qu’on se prépare. Si mon sort marche de travers et que Luc se retrouve dans le salon, il faudra l’affronter illico. C’est un combat à mort, les amis. Chase se glissa sur la chaise à côté de moi. — Camille, cela fait combien de temps que la guerre civile se prépare à Y’Elestrial ? demanda-t-il. Je haussai les épaules. — Qui sait ? Probablement des centaines d’années. Lethesanar se drogue à l’opium – on le sait depuis notre enfance. — Nous devrions détacher Wisteria, dit Delilah. Elle s’était assise sur le bar, les jambes pendant dans le vide. — Hein ? Pourquoi est-ce qu’on ferait une chose pareille ? Cette garce est dangereuse ! m’exclamai-je en me demandant où elle avait la tête. — Ça fait des heures qu’elle est attachée, elle doit avoir des crampes. Ma sœur… toujours pleine de compassion. Je soupirai. Même si ses intentions étaient bonnes, le risque était trop élevé. — Delilah chérie, réfléchis cinq minutes. Wisteria a essayé de nous tuer. Elle est de mèche avec les démons. Elle nous déteste ! Et toi, tu veux qu’on la détache ? Rappelle-toi ce qu’elle a fait à Chase ! — Sur ce coup-là, je suis d’accord avec Camille, Delilah, lança l’intéressé, pas très content de devoir m’apporter son soutien. On ne peut pas prendre un risque pareil. Avec tout ce qui se passe, on court un grand danger si on la libère – ne serait-ce que quelques minutes. Delilah regarda Menolly qui n’eut qu’à secouer la tête pour donner son avis. — Je comprends, seulement, ça me semble cruel de la garder attachée sans faire de pause. Est-ce qu’on peut au moins lui demander si elle veut de l’eau ? Les lèvres serrées, je ne voulais pas jouer au mauvais flic. Quand Chase se tourna vers moi, je vis que l’idée ne l’emballait pas non plus. Menolly chassa un moucheron. — Ce n’est pas une princesse, mon chaton, dit-elle. C’est un esprit de la forêt sanguinaire qui a perdu la tête. Elle te trancherait la gorge sans hésitation. (Delilah la dévisagea de ses grands yeux innocents. Finalement, Menolly haussa les épaules.) Fais ce que tu veux, mais ne te plains pas si les choses tournent mal. Viens, je vais t’aider, on va lui offrir un peu d’eau. Je te préviens, si elle bouge le moindre muscle, je lui brise la nuque. — Je ne sais pas si ça doit me rassurer, marmonna Delilah tandis qu’elles se dirigeaient vers le petit salon. Debout sur un tabouret, Iris faisait la vaisselle. J’allais lui dire d’arrêter, mais je me ravisai. Après tout, les esprits de maison adorent aider leurs amis. Cela fait partie de leur nature, comme l’intelligence limitée de Jocko ou le sarcasme de Trillian. Elle se retourna pour s’essuyer les mains avec un torchon. — Qu’est-ce que je dois faire pendant que vous combattez le démon ? — Cache-toi avec Maggie et Tom et protège-les, même si on fera tout notre possible pour l’éloigner de vous. Réfléchissant à notre situation, je triturais mon dernier sandwich. Si notre père avait pu venir se battre à nos côtés, je me serais sentie bien plus en sécurité, mais il n’en était pas question. Alors que je me demandais si le rôle de Trillian – quel qu’il soit – avait été découvert par la reine, j’essayai de trouver une solution pour rentrer, une fois que Tom serait entre les murs de la cité elfique. Si l’on retournait à Y’Elestrial, l’OIA nous enrôlerait pour combattre Tanaquar. Et franchement, si j’étais sincère avec moi-même, j’espérais que Tanaquar vaincrait. La plus jeune sœur de la reine était intelligente et puissante et, même si elle avait des côtés cruels – comme la plupart des Sidhes –, son sens de la justice rendait son jugement plus fiable que celui de Lethesanar, voilé par l’opium. Quoi qu’il en soit, nous n’étions pas à la maison, pas encore. Pour le moment, il fallait se concentrer sur la bataille qui se préparait. Sortant de mes pensées, je me levai. — Chase et Morio, sortez de la cuisine, s’il vous plaît. Je vais cacher Iris, Tom et Maggie. Après, je jetterai un sort de localisation pour trouver Luc le Terrible. — De toute façon, il faut que j’aille parler à Grand-mère Coyote, dit Morio en m’embrassant rapidement. Porte-toi bien jusqu’à mon retour. Lorsqu’il sortit, je le regardai s’éloigner par la fenêtre de la cuisine. Tout à coup, l’homme fut remplacé par un renard roux qui courait vers la forêt. Quand Chase quitta la pièce, je m’avançai doucement vers Tom. — Prends Maggie, d’accord ? murmurai-je à Iris. Elle s’exécuta tandis que, dans son rocking-chair, Tom relevait la tête vers moi avec le sourire le plus doux que j’aie vu depuis bien longtemps. — Vous avez été très gentille avec moi, mademoiselle. Est-ce que je peux faire quoi que ce soit pour vous aider ? Sa question fit croître mon affection pour lui. Je commençais à comprendre pourquoi Titania l’avait gardé auprès d’elle. — Crois-moi, Tom, même si tu ne t’en rends pas compte, tu nous es d’une grande aide. À présent, j’aimerais que tu t’allonges et que tu fermes les yeux. C’est l’heure de la sieste. (Je me remémorai le sort en priant les dieux pour ne pas faire d’erreur. Lorsqu’il m’obéit, je plaçai une main sur son front et une autre sur son épaule.) Entends mais oublies. Marche mais dors… Mère Lune, je fais appel à toi. Pendant un instant, les mots s’attardèrent dans l’air et l’entourèrent comme un voile. Pas de confusion cette fois. En quelques secondes, la respiration de Tom avait ralenti. Je me penchai vers lui pour lui murmurer à l’oreille : — Suis-moi, Tom, mais fais attention où tu mets les pieds. Il se leva. Après l’avoir pris par la main, je le guidai à travers le passage secret qu’Iris avait ouvert. Maggie dans ses bras, elle attendait que j’aide Tom à descendre l’escalier pour fermer la marche. Une fois dans le salon de Menolly, je fis s’asseoir Tom dans un fauteuil. Iris le recouvrit d’une couverture en laine. — Il va dormir plusieurs heures, l’informai-je. Quoi que tu fasses, surtout, ne l’amène pas en haut avant notre retour. Si quelque chose se passe mal ou que tu sens un danger, prends son pendentif et Maggie, et cache-toi le mieux possible. Au cas où l’on ne reviendrait pas, rends-toi chez Grand-mère Coyote pour traverser le portail avec le pendentif. Confie-le à la reine des elfes. Je la pris dans mes bras ainsi que la gargouille endormie, puis je retournai dans la cuisine et refermai la bibliothèque derrière moi. J’allais me rendre dans le salon lorsque Menolly s’engouffra dans la pièce en jurant. Visiblement, elle était en colère. Ses yeux rouges étincelaient et ses canines s’étaient allongées. — Oh, oh… Qu’est-ce qui s’est passé ? — Wisteria a essayé de jouer au vampire, répondit Menolly en lançant un regard noir par-dessus son épaule. À son tour, Delilah entra plus lentement, une main contre son cou. Du sang coulait le long de ses doigts. — Au nom des sept étoiles, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Je me jetai sur elle pour retirer sa main de la blessure. Menolly avait raison. Wisteria avait bien plaqué ses lèvres sur le cou de ma sœur, mais rien à voir avec un suçon. Du sang s’échappait de la plaie et un étrange pus vert se formait déjà sur les bords. — Haleine-de-choux a accepté le verre d’eau, mais elle a attaqué Delilah quand elle le lui a apporté. Menolly se laissa tomber sur une chaise, les jambes croisées avec élégance. — Tu l’as tuée ? demandai-je. Maintenant que j’avais vu ma sœur en pleine action, je n’avais pas beaucoup d’espoir. Pourtant, la réponse de Menolly me surprit. — Non, j’ai laissé la vie sauve à notre précieux otage. Par contre, elle n’arrivera jamais à se libérer toute seule, dit-elle avec un sourire mutin. Je sais faire des nœuds, et crois-moi, ses muscles vont la faire souffrir pendant des jours. A mon insistance, Delilah me laissa nettoyer et bander la plaie. Comme, elle n’était pas très jolie à voir, j’y avais appliqué une poudre antibactérienne que les guérisseurs d’Outremonde nous avaient donnée, avant de la recouvrir de gaze. — Je pourrais très bien dire « Je te l’avais dit », marmonnai-je. Quand apprendras-tu à m’écouter ? — Eh ! La ferme ! s’exclama Delilah, un sourire au bord des lèvres. Ne t’inquiète pas, je n’ai plus pitié d’elle maintenant, ajouta-t-elle. Je n’arrive pas à croire qu’elle ait essayé de prendre une bouchée de mon cou. — Tu as l’air surprise. — Je pensais seulement… Je ne pensais pas que… Comme ma sœur évitait de me regarder dans les yeux, je sus ce qui la tracassait. — Chaton, tu es peut-être fair-play, mais Wisteria est notre ennemie, n’oublie jamais ça, dis-je en tapotant avec précaution les bords du pansement. Ces démons sont sanguinaires. Ils veulent envahir ce monde, notre monde. Ils ne vont pas faire les gentils et épargner les femmes et les enfants. On ne peut pas les laisser gagner. Ses lèvres tremblèrent. Ma sœur au grand cœur, qui voulait toujours croire au meilleur, était toujours positive et ignorait tout aspect négatif, commençait à comprendre le côté sordide de la guerre. La leçon était dure, mais elle devait l’apprendre. — Tu as sûrement raison, répondit-elle. Seulement, je n’arrive pas à imaginer comment des gens de notre espèce peuvent se joindre à eux. Est-ce que Wisteria ignore que les démons la tueront ? Quand j’ai essayé de le lui dire, elle a rigolé. — Avant ou après t’avoir mordu ? (Je rangeai le matériel médical puis me lavai les mains.) Écoute-moi. Les gens – les humains et les fées aussi bien que les Sidhes – entendent ce qu’ils veulent entendre et croient ce qu’ils veulent croire. C’est la vie. Maintenant, il faut planquer Wisteria quelque part pour que je puisse jeter mon sort de localisation. Toutes les suggestions seront grandement appréciées. — Il faut éviter de la mettre dehors. Si Luc se montre, il la libérera et on aura deux cinglés sur les bras, dit Menolly en fronçant les sourcils. Pourquoi pas le placard à balais ? Tu pourrais l’y enfermer avec un de tes sorts. — Non, non, ça ne risque pas de marcher, répondis-je. (Les tentatives de mon prof pour m’apprendre à créer des verrous magiques avaient été une perte de temps, pour nous deux. Aujourd’hui, en m’y mettant sérieusement, je réussissais en moyenne trois fois sur cent.) Je peux essayer… Je ne te garantis pas le résultat, c’est tout. — C’est rassurant… Mais bon, il y a une chance quand même ! Ça ne nous prendra pas longtemps pour vérifier que ça marche, dit-elle en se levant. Si tu veux tenter le coup, je suis volontaire pour porter le monstre. Je secouai la tête. — Menolly, soit tu as beaucoup trop confiance en moi, soit tu es persuadée de pouvoir te défendre si je fais une bêtise. D’accord, va la chercher. Par contre, je ne te promets rien. Lorsqu’elle amena Wisteria, bâillonnée et ligotée, dans la cuisine, Delilah fit la grimace mais ouvrit avec joie la porte du placard à balais. Menolly y jeta la créature avec un manque certain de délicatesse. Elle était sur le point de l’enfermer lorsqu’un coup sur la porte de la cuisine l’arrêta. Chase et Delilah sortirent leur revolver. Menolly s’arrêta et attendit que je m’approche du rideau pour jeter un coup d’œil au-dehors. Morio. J’ouvris la porte avec précaution pour qu’il puisse se faufiler à l’intérieur. A la vue de la floraède en colère dans le placard et du bandage de Delilah, il se figea, surpris. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Wisteria s’est essayée au vampirisme. On allait l’enfermer dans le placard. Tu arrives juste à temps pour nous aider. Après, je jetterai le sort de localisation pour trouver Luc. (Je fermai la porte de derrière à clé.) Tu as pu parler à Grand-mère Coyote ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? — Ma forme de renard est plus rapide, répondit Morio. Et oui, je l’ai trouvée. Elle accepte que l’on utilise son portail. Je suppose que l’un d’entre vous sait comment s’en servir ? Menolly leva la main. — Moi. J’ai appris au Voyageur. En parlant de ça, je pourrai sûrement dire adieu à mon boulot quand l’OIA s’apercevra que je n’y suis pas allée ce soir. — J’en doute, puisque… (Devant l’air intéressé de Wisteria, je m’interrompis.) Chut ! Notre espionne prend des notes. Sur ce, ma sœur claqua la porte du placard, puis recula. — Fais-toi plaisir, me lança-t-elle. — Merci, madame la vampire. (Je n’arrivais pas à croire que j’allais encore essayer. J’avais abandonné l’idée de réussir il y avait bien longtemps.) Comme je te l’ai déjà dit, je le rate tout le temps, donc vous feriez mieux de vous mettre à couvert au cas où les choses tourneraient mal. Une fois tout le monde retiré dans le salon, je me concentrai pour faire appel à la magie capable de figer, de verrouiller et barrer les portes, et d’enfermer les secrets. Au début, elle s’écoula dans mes veines, épaisse et claire. Mon père maîtrisait parfaitement ce sort – chez lui, c’était inné, mais, moi, j’avais hérité d’une version quelque peu pathétique. J’essayai d’éviter de penser à l’échec et, à la place, de me concentrer sur la réussite. Toutefois, je ressentis une secousse familière, comme si l’énergie se bloquait à un certain point. Soudain, la force qui s’échappait de mes mains enveloppa la porte du placard. Les gonds explosèrent et une énorme écharde vint se planter dans mon bras. — Putain de merde ! Ça faisait un mal de chien ! Je mis la main sur mon avant-bras où s’était logé un bout de métal de cinq centimètres. Libérée de tout mécanisme, la porte vacilla puis tomba vers moi. J’eus à peine le temps de me déplacer qu’elle touchait déjà le sol dans un grand fracas. Voilà qui réglait la question de l’enfermement magique de Wisteria. Aussitôt, les autres déboulèrent dans la cuisine. À la vue du sang, Morio m’attrapa le bras pour l’inspecter. Pendant qu’il me demandait de m’asseoir à table, Delilah alla chercher les produits dont je venais de me servir pour soigner sa blessure. — Si tu étais jalouse de mon bandage haute-couture, il fallait le dire, me taquina-t-elle. Je ricanai. — Bien sûr, c’est la dernière mode à la Cour cette année. D’après ce qu’on dit, la reine en portera un semblable quand Tanaquar en aura fini avec elle, dis-je en soupirant, déprimée. Ma magie marchait pourtant bien ces derniers jours. Je deviens douée pour foudroyer les gens. Enfin… Toutes les bonnes choses ont une fin. Menolly extirpa Wisteria du placard. Comme la floraède avait un éclat victorieux dans le regard, j’eus envie de la frapper, mais je me retins. — Je vais escorter notre invitée jusqu’au débarras, dit Menolly. Il n’y a pas de fenêtre. On fermera la porte à clé, en priant pour que tout marche comme sur des roulettes. La femme renversée sur l’épaule comme une batte de base-ball, ma sœur s’éloigna. — Bonne idée, marmonnai-je. J’espère juste ne pas faire le même flop avec la localisation de Luc. Morio s’approcha de moi avec une pince qui ne m’inspirait guère. — Prends une grande inspiration, puis expire d’un coup au moment où je te retirerai ce truc du bras. Je m’exécutai. Cependant, lorsqu’il arracha le bout de métal de ma peau, je ne pus retenir un hurlement. — Tu aurais pu être un peu plus doux, dis-je, mais il se contenta de secouer la tête. — Tu aurais eu encore plus mal. Ça va brûler un peu en nettoyant. Je dois vérifier qu’il ne reste pas de petits éclats. Tandis qu’il versait de l’eau sur la plaie, je serrai les dents, en me promettant de ne pas crier. Lorsqu’il la sécha pour y appliquer la poudre antibiotique, je décidai de mettre ma dignité de côté. — Pour l’amour de Dieu, tu essaies de me torturer ? — Respire, respire, dit-il en me caressant la paume de la main. Sa peau contre la mienne, je commençai à oublier la peine. Quand il remonta jusqu’à mon poignet, elle n’était qu’un mauvais souvenir, remplacé par les mouvements gracieux de ses doigts sur moi. — C’est ça, concentre-toi sur ma voix, expire la douleur, ne ressens que du plaisir. Comme son regard plongeait dans le mien, je n’avais qu’une envie : lui sauter dessus sur-le-champ. Avec difficulté, je détournai les yeux. — Tu vas mieux ? me demanda-t-il avec un sourire en coin. La chaude sensation de son corps s’éloigna de mon aura. Autour de moi, Delilah et Chase m’observaient. Savaient-ils que je venais de frôler l’orgasme ? Morio avait utilisé son pouvoir de mekuramashi sur moi. — Tu devrais en faire un concentré et le vendre, dis-je d’une voix rauque. J’en achèterais une caisse entière. — Ravi de t’être utile. Je t’en redonnerai plus tard, murmura-t-il pour que je sois la seule à l’entendre. Je déglutis avec difficulté. Une fois qu’on en aurait fini avec Luc, il n’y aurait qu’une solution pour nous débarrasser de cette tension. — Quand on aura plus de temps, lui répondis-je. Il se pencha vers moi pour déposer un baiser sur mes lèvres. À ce moment-là, Menolly revint dans la cuisine. — Wisteria est enfermée et je garde la clé en sécurité. (Elle nous la montra avant de la glisser dans une de ses poches.) Maintenant, qu’est-ce qu’on fait pour Luc ? Très bonne question. — Pas la peine de perdre plus de temps, dis-je en les emmenant au salon où nous nous installâmes autour de la cheminée. Si ça marche comme pour la harpie, on est dans de sales draps. Delilah dégaina son long couteau. Les armes à feu n’avaient pas d’effet sur Luc. À part les AK-47, mais ils ne faisaient pas partie de l’arsenal de Chase. Les ongles de Menolly s’allongèrent. Les yeux fermés, Morio fit appel à sa magie. Je pouvais la sentir grandir autour de lui. Quant à Chase, il sortit une arme de sa veste, qu’il n’avait jamais utilisée devant moi. Des nunchakus en métal. Je lui lançai un regard interrogateur. Il sourit. — J’ai appris à me défendre autrement qu’en appuyant sur une détente, Camille. Fais-moi confiance, je sais m’en servir. Tu m’as dit que les balles ne faisaient rien aux démons du calibre de Luc et je doute que des baffes aient plus d’effet, non ? J’éclatai de rire. — Tu as raison. Bon, on est prêts. Je regrette que Trillian ne soit pas avec nous – on aurait bien besoin de ses talents. Voyons, dis-je en regardant autour de moi. Il me faut mon bol en cristal et une bouteille d’eau de source claire. — Je vais les chercher, s’écria Delilah en montant les marches deux à deux. — Je peux faire quelque chose ? demanda Chase tandis qu’il observait la pièce. Il ne faut pas bouger les meubles, par exemple ? — Non, merci. D’habitude, j’allume des bougies, mais, comme le feu est l’élément de Luc, je ne veux pas qu’il y en ait en sa présence. Il pourrait s’en servir pour nous attaquer et faire flamber la maison plus facilement. (Les sourcils froncés, je réfléchissais à ce dont nous avions besoin.) Je sais ! Tu peux aller chercher l’extincteur dans la cuisine. On pourra l’aveugler avec. Du moins, pendant un certain temps. La vérité, c’était que je ne savais pas du tout ce que la mousse ferait au démon. Cependant, ça ne coûtait rien d’essayer. Après un tour dans la cuisine, Chase revint avec l’extincteur. Alors qu’il le déposait près de moi, je lui pris la main. — J’espère que Delilah et toi profiterez de votre relation – peu importe combien de temps elle durera, murmurai-je. (De ce que je savais, Menolly et Morio nous écoutaient peut-être. Cependant, Chase n’avait pas besoin de savoir que nous avions tous une ouïe plus développée que les HSP.) » Ces derniers mois, j’ai été désagréable avec toi, continuai-je, mais Delilah t’aime beaucoup, et toi, tu n’as plus peur de te tenir à côté d’elle. — Je sais que je n’ai fait que t’emmerder depuis notre rencontre, répondit-il, les yeux brillants. Tu es tellement… je ne sais pas. Pleine de vitalité ? De vie ? Pourtant, la dernière fois, quand Delilah et moi, on travaillait tous les deux, il s’est passé quelque chose. Je ne l’avais jamais regardée de cette façon auparavant. Loin de toi, j’ai pu la voir pour ce qu’elle est vraiment. Je mourais d’envie de lui dire qu’il ne le connaissait pas et que ce qu’il avait vu n’était que la surface. Et j’aurais eu raison. Toutefois, je savais que c’était à lui de le découvrir et à Delilah de se dévoiler. — Rappelle-toi simplement quelle est à moitié sidhe. On a peut-être l’air humaines, mais ce n’est pas le cas. (Comme son expression semblait me dire que j’avais dépassé les bornes, je m’éclaircis la voix pour changer de sujet.) Bon, il faut mettre la table basse devant le fauteuil et – tiens revoilà Delilah avec le bol ! Ma sœur bondit dans la pièce avec le récipient dans une main et une bouteille d’eau dans l’autre, qui provenait de la rivière tygerienne d’Outremonde. Le puits tygerien était une source sainte apparue dans les montagnes. Elle s’était écoulée si rapidement qu’elle s’était transformée en rivière. Régulièrement, un groupe de prêtres, vivant dans un ancien monastère sur les plus hauts flancs de la montagne, bénissait l’eau et le lieu. L’ordre de la dague de cristal était l’une des plus vieilles fraternités spirituelles d’Outremonde. Les moines y étaient aussi reclus que dangereux. Toutefois, ils n’interdisaient à personne de se servir de l’eau bénite, du moment que l’on ne menaçait pas la rivière, la montagne ou le monastère. Après avoir versé l’eau dans le bol, je le posai sur la table et attendis que les ondulations cessent. Quelques éclats de lumière jouaient à la surface. Je demandai à tout le monde de s’asseoir. — Ne dites plus rien, une fois que j’aurai commencé. Si Luc emprunte un passage infernal, vous devrez l’attaquer en premier, car je mettrai un peu de temps à sortir de ma transe. Vous êtes prêts ? Tout le monde hocha la tête. Les yeux fermés, je pris une grande inspiration. Comme je n’avais rien qui appartenait à Luc, je devais utiliser une variation du sort de localisation. Quand je me glissai dans le tourbillon d’énergie, de l’argent liquide emplit mes veines. Je formai alors une question dans mon esprit. — Où se trouve le démon Lucianopoloneelisunekonekari ? Où se trouve-t-il à l’instant même ? Je rouvris les yeux pour regarder l’eau. Au bout d’un instant, une brume se forma à sa surface, dont le mouvement ressemblait à celui d’une hélice d’ADN. Alors que des tornades miniatures balayaient le bol, l’eau commença à bouillonner pour créer un cadre ovale au-dessus de la table. À l’intérieur, une parade éblouissante de fées du feu dansait. Dans un frémissement, je me levai lentement. J’avais déjà utilisé ce sort plusieurs fois, mais je n’avais jamais reçu une telle réponse, si bien que je ne savais pas à quoi m’attendre. Devais-je crier à tout le monde de se mettre à couvert ou serais-je finalement capable d’un tour de force magique dont mon professeur serait fier ? Cinq secondes passèrent, puis dix, une demi-minute. La brume continuait à onduler, à imiter l’ovale des lumières. Alors que je m’étais persuadée que ce n’était qu’un joli spectacle, les flammes féeriques se regroupèrent. Une scène se dessina, comme un écran de télévision, mais aucun présentateur connu n’apparut. Au loin, se dressait une maison que je reconnus tout de suite comme la nôtre, importante sous la pleine lune. De gros nuages s’amoncelèrent, menacèrent de recouvrir le ciel. Derrière, s’élevait une haie de cèdres, bouleaux et sapins. Une mangeoire pour oiseaux pendait de la branche d’un des arbres les plus larges qui ouvraient le chemin de terre menant à la clôture de la maison. Je claquai des doigts. — Bien sûr ! On regarde la maison à travers les bois. De derrière. (Pendant que je parlais, un sentiment de colère m’envahit puis s’envola – sûrement celle de Luc. Il était quelque part, là-dehors.) Je sais ce qui se passe ! Au lieu de nous montrer sa position, le sort nous montre ce qu’il voit. (Dans l’excitation, je perdis ma concentration et la brume se dissipa.) Il est derrière, dans les bois. — Il se cache dans le bosquet de cèdres, ajouta Delilah. Je sais exactement où. Tu vois le chemin qui va à l’étang des bouleaux ? C’est là-bas. Je reconnais la mangeoire. Comme elle eut un air coupable, je compris qu’elle avait souvent parcouru les bois sous sa forme féline. Devant mon expression, elle sourit. Le chat ne se gênait pas pour manger les oiseaux. — On y va, dis-je. S’il s’approche de la maison, il pourra la détruire et je ne veux pas que ça arrive. — Oublie la maison cinq minutes. Tant qu’il ne nous détruit pas nous, c’est l’essentiel, marmonna Menolly. (Elle s’étira, légèrement cambrée.) OK, alors on amène la bagarre jusqu’à lui ? Résignée quant à notre futur sort funeste, je hochai la tête. — Allons-y. Nous étions sur le point de sortir lorsque la sonnette retentit. Avec précaution, je jetai un œil à travers le judas. Luc le Terrible ne sonnerait quand même pas à la porte comme une représentante d’Avon, pas vrai ? Surprise, j’ouvris la porte d’un coup. — Qu’est-ce que… ? Devant moi se tenait Flam, tout sourires. — J’ai pensé que vous auriez besoin d’aide, dit-il. J’ai eu le sentiment que quelque chose se tramait, alors je vous offre mes services. Bouche bée, je dévisageai le dragon. L’homme. L’homme dragon ? Tandis que je le poussais vers le salon, son regard ne quitta jamais le mien. Chapitre 19 — Qu’est-ce que vous foutez ici ? m’écriai-je une fois ma voix retrouvée. — Ah Camille, répondit-il, je suis ravi de te revoir, moi aussi. Je me crispai. Il connaissait mon nom ? Pas bon, pas bon du tout. — Comment avez-vous… ? — Appris ton nom ? Ce n’était pas bien difficile. J’ai eu une petite discussion avec Titania. Elle peut être très bavarde lorsqu’elle se sent seule et qu’elle a trop bu. Comme Tom lui manquait, elle s’est rabattue sur le nectar. Elle ne tient plus très bien l’alcool, ajouta-t-il. Derrière ses yeux glacés, je n’arrivais pas à savoir s’il plaisantait ou non. Pour une raison que j’ignorais, Titania avait su mon nom et maintenant, bien sûr, Flam aussi. En fait, à l’heure qu’il était, il connaissait sûrement tous nos noms, mais il ne s’en servirait pas contre nous. Du moins, pas avant que Luc soit bel et bien éliminé. Par la suite, nous devrions être prudents. — Vous allez nous aider à tuer Luc ? — Je suppose… même si j’ai entendu dire que le démon qui se promène dans votre jardin est de la rigolade. (Il ricana face au regard noir que je lui lançais.) Ne crois pas que j’ignore ce qui se passe. Je ne serais pas capable de prendre ma forme de dragon en pleine forêt, seulement dans une clairière. En revanche, j’ai quelques tours dans ma poche qui pourraient vous être utiles. Après que je l’eus présenté à Menolly, nous nous dirigeâmes vers la porte. Très haute dans le ciel, la lune était presque pleine, si bien que je pouvais sentir l’attraction qu’elle exerçait sur moi. Sur Delilah aussi ; son apparence vacillait comme si elle avait du mal à la maintenir. Tout irait bien pour aujourd’hui, mais demain était une autre histoire. Le combat devait être terminé à l’aube. Derrière notre jardin, le bois s’étendait sur presque vingt mètres, avec un chemin qui menait à l’étang des bouleaux. Laissée à l’abandon, la haie contenait essentiellement des cèdres, des sapins, des bouleaux, des myrtilles et des fougères. Des érables rouges s’y faufilaient, ainsi que quelques chênes ici et là. Cependant, la végétation était si dense qu’il était impossible d’avancer en dehors du chemin. — La mangeoire est loin ? demandai-je. Comme il regardait notre maison, Luc était forcément près. A vrai dire, il y avait de grandes chances qu’il guette notre approche. Nous ne pouvions pas y faire grand-chose. Chaque seconde qui passait lui donnait l’occasion de rassembler ses forces. — À une dizaine de mètres, répondit Delilah. Pas très loin. J’espère qu’il n’a pas eu l’idée de passer par les sous-bois pour pénétrer dans la maison en notre absence. Je fronçai les sourcils. Je n’avais pas pensé à cette possibilité. — Espérons que le Terrible n’est pas aussi intelligent que toi. Les yeux fermés, je sondai les alentours en quête d’une activité démoniaque. Trouvée ! Près du pavillon. Il n’était plus dans les bois. En fait, il se dirigeait vers la maison. Changeant de direction, je me mis à courir et criai aussi fort que je le pouvais. Pas la peine d’essayer de le surprendre. Par contre, nous pouvions peut-être l’arrêter avant qu’il entre chez nous pour tout saccager. Pris au dépourvu, mes compagnons s’efforcèrent de me suivre. Tandis que nous nous approchions, j’entendais leurs pas marteler l’herbe humide. Tout à coup, Luc apparut de derrière une pagode ornementale. Comme je m’arrêtais net, Flam me rentra dedans. Même si je sentis sa main sur mes fesses, je n’avais pas le temps de le repousser. Luc le Terrible n’était pas un nom qui lui convenait. « Luc le Terrible » faisait penser à un footballeur ivrogne ou à un motard bagarreur. Toutefois, Lucianopoloneelisunekonekari n’avait rien à voir avec un humain. Du haut de ses deux mètres cinquante, l’apparence de Luc ressemblait peut-être à celle d’un homme, mais la comparaison s’arrêtait là. Il n’était pas non plus un simple démon. Ses yeux vides reflétaient les flammes du royaume des enfers. Ses bras et ses jambes grouillaient de veines saillantes, musclés au-delà d’un rêve stéroïdien. Complètement nu, sa masculinité était évidente. Il paraissait assez fort pour arracher la tête d’un taureau à mains nues. Si ce pauvre Jocko n’avait pas fait le poids, comment allions-nous le vaincre ? Submergée par la peur, je me figeai. Comme Flam s’éloignait, je me demandai s’il allait nous laisser en plan, mais je compris qu’il prenait de la distance pour pouvoir réintégrer sa forme de dragon. Lentement, Morio vient se poster à mes côtés tout en observant le monstre qui avançait vers nous. — Qu’est-ce qu’on fait ? Oh bordel ! Comment est-ce qu’on peut battre un truc pareil ? Il est immense ! s’écria Delilah, au bord de la panique. Lorsque Luc ouvrit la bouche, une volute de fumée s’en échappa. Delilah gémit. — Du poison ! cria Morio. Il se sert d’un poison, je le sens d’ici. Restez derrière lui, il ne faut pas qu’il vous souffle dessus. Par la sainte mère des montagnes ! Il ne manquait plus que ça. De la fumée empoisonnée et des bras assez puissants pour nous broyer. Une fois calmée, j’appelai la Mère Lune. — J’ai besoin de vous ce soir, Mère Lune. Emplissez-moi de toute votre énergie, même si je risque d’en mourir. Dame, transmettez-moi votre pouvoir ! Tandis que je levais les bras au ciel, les nuages qui cachaient la lune se dispersèrent. Des rayons argentés vinrent caresser mes doigts, puis l’énergie s’engouffra dans mes bras jusqu’à mon cœur, me faisant chanceler dans la nuit sauvage. Chase sortit son nunchaku, une extrémité dans la main et l’autre pendue au bout de la chaîne qui les reliait. Il fit un pas vers la gauche. — Si nous nous dispersons, il ne pourra pas nous tuer en un seul coup, dit-il d’une voix tremblante de peur. Je m’étonnai qu’un HSP puisse faire face à un tel ennemi sans courir se cacher dans le buisson le plus proche. — Tu as raison – écartez-vous ! Pas le temps de douter ou d’avoir peur. Nous avions une mission à accomplir pour la Terre et Outremonde. Menolly passa devant moi. — Son poison ne me fera rien, dit-elle sans s’arrêter. Quand je l’attrapai par le bras, elle me repoussa. Je ne pus que la regarder s’élancer vers Luc. Celui-ci s’arrêta pour observer la petite femme pâle qui se tenait devant lui, tête baissée. — On m’envoie la plus faible du groupe pour ouvrir le bal ? demanda-t-il d’une voix qui résonna dans le jardin. Toutefois, lorsque Menolly releva la tête, son rire s’arrêta net. De ma position, je ne voyais pas son visage, mais je savais à quoi elle ressemblait lorsqu’elle se mettait en chasse. Je l’avais vue attaquer l’ensaureceleur. Des yeux incandescents. Les lèvres retroussées pour révéler de longues canines étincelantes. Le démon fit un pas en arrière et prit une grande inspiration. — Vampire ? L’air décontenancé, il pencha la tête sur le côté durant une fraction de seconde. Ce fut tout le temps dont Menolly avait besoin. A une vitesse à couper le souffle, elle s’élança dans les airs. Dans un cri, Luc essaya de l’éviter, cependant, ma sœur fut plus rapide. Elle atterrit sur son torse, s’accrochant à lui avec ses griffes. Puis elle rejeta la tête en arrière avant de plonger ses canines directement dans son visage. Brave fille, pensai-je. Ainsi, il ne pourrait pas cracher son poison sur nous. Les mains sur ses hanches, Luc tentait désespérément de s’en débarrasser, mais, les dents enfoncées dans sa joue, elle tenait bon. Lorsqu’elle lui griffa les yeux, le démon grogna de nouveau. Je me précipitai à sa droite. Pendant que je concentrais mon pouvoir dans mes mains, je vis que Flam avait trouvé un endroit assez grand pour se transformer. À présent, un majestueux dragon blanc se tenait dans notre jardin, où il piétinait les rosiers. Prenant Luc pour cible, de la fumée s’échappa de ses narines. Au lieu de cracher du feu – qui n’aurait pas servi à grand-chose –, il grogna et tapa la queue par terre. Le sol trembla. Tout le monde vacilla. De nouveau stable, je lançai un éclair d’énergie sur le démon, qui le toucha en plein dos. Ajoutée au tremblement causé par la queue de Flam, l’attaque obligea Luc à lâcher Menolly. Une fois à terre, elle s’éloigna pour vomir. Encore ce bon vieux sang de démon… À l’instant où ma sœur n’était plus sur son chemin, Morio cria « Kitsune-bi !» et une boule de feu du renard toucha Luc au visage. Dans un mugissement, il secoua la tête. La lumière aveuglante éclairait la nuit. Tandis qu’il se frottait les yeux, Delilah entra en scène. Au lieu de lui donner un coup de couteau, comme je le pensais, elle l’aspergea avec le contenu d’une bouteille qu’elle sortit de sa poche. À son contact, la peau de Luc fondit – de l’eau bénite tygerienne ! Dans un grognement, vacillant, le démon l’attrapa par la taille et l’envoya six mètres plus loin. Delilah se retourna dans les airs pour atterrir accroupie. On pouvait compter sur un chat pour retomber sur ses pattes. Au même moment, Luc se retourna vers moi, furieux. Terrifiée car sa vue n’était plus obstruée et rien ne l’empêchait de cracher son poison ou de me massacrer à poings nus, je battis en retraite vers les bois. À l’instant où j’atteignais les premiers arbres, je sentis une vague de chaleur derrière moi et entendis le crépitement des flammes. Même si je n’avais pas le temps de vérifier par-dessus mon épaule, je savais que Luc avait dégainé son épée ardente. Après avoir sauté par-dessus un buisson de ronces, je m’enfonçai dans de la boue jusqu’aux chevilles. Pendant que je me dégageais, le bruissement des arbres m’informa de l’approche du démon. M’élançant dans une autre direction, à travers les feuilles mortes et les branches, je me retrouvai face à une souche d’un mètre cinquante de diamètre. Couverte de mousse, elle était glissante. Alors que j’essayais de l’escalader, je pouvais entendre Luc jurer dans la forêt. Que devais-je faire ? Père nous avait appris que le feu ne marchait pas contre les démons, ni les sorts ou les armes à feu. À moins d’avoir un tank ou un énorme canon sous la main, la chance n’était pas avec nous. Une fois que j’eus trouvé une prise, je grimpai sur la souche pour me cacher derrière elle, à plat ventre. Pas la meilleure des cachettes, mais toujours mieux que rien. Silence. Je me forçai à respirer doucement, suffisamment pour passer inaperçue. Au bout d’un moment, je l’entendis faire un pas, puis deux. Il ne m’avait sûrement pas vue me glisser derrière l’arbre qui l’empêchait de repérer ma chaleur corporelle. Me baissant un peu plus, je réfléchis aux choix qui s’offraient à moi. Un éclair d’énergie ne le tuerait pas. Qu’est-ce qui pouvait annihiler le feu d’un démon ? L’eau… de l’eau bénite. Toutefois, il nous en faudrait une piscine entière. Quoi d’autre pouvait l’affecter ? Je me creusai la tête, quand… tout à coup, je sus ce que je devais faire. L’unique faiblesse du démon. Mon père avait été le seul survivant parmi les gardes qui avaient attaqué Luc. Il les avait tous tués avec son poison, sauf mon père qui s’était tenu hors de portée. S’il avait réussi à s’échapper, c’était seulement parce qu’il avait poignardé Luc avec son épée. Le démon allait se jeter sur lui lorsque Père avait tenté sa chance. La pointe de sa lame s’était enfoncée dans la chair du démon. Plié en deux, son adversaire l’avait relâché et il s’était enfui. Père n’avait jamais compris ce qui s’était passé car l’épée n’avait touché aucun organe vital ni causé aucun dommage important. Cependant, il n’était pas resté pour en trouver la cause. En fait, il s’était échappé de justesse. Enfant, je nettoyais l’arme de mon père. Avec précaution, j’étalais le mélange d’huile et de cire d’abeille sur la lame et l’astiquais jusqu’à ce qu’elle brille. Comme elle était en argent, elle se ternissait facilement. Voilà ce qui avait importé – pas le coup de mon père, mais le métal dans lequel son épée était forgée. Luc était aussi vulnérable à l’argent que les Sidhes au fer ! J’en étais persuadée. Nous avions donc besoin d’armes en argent. Ou de balles d’argent. Si un coup pouvait le blesser, une rafale pourrait peut-être le tuer. Je devais partager cette information avec les autres, mais comment ? Et si je me transformais ou me rendais invisible ? Près de moi, un mouvement attira mon attention. Un chat, à la fourrure dorée pour être exacte, vint se lover sur mes genoux. Il portait un collier bleu. Même sous cette forme, Delilah pouvait me comprendre. Aussi, je me penchai vers elle et lui murmurai à l’oreille : — Des armes en argent tueront Luc si on le touche assez de fois. Clignant des yeux, le chat me lécha le visage avant de disparaître dans la nuit à travers les arbres. Un autre coup m’informa que Luc s’impatientait. — Sors de ta cachette, je te promets que tu ne sentiras rien, dit-il. Je décidai d’ignorer sa charmante invitation. Peut-être pouvais-je me transformer en insecte ou quelque chose – n’importe quoi – d’assez petit pour m’échapper sans être vue. Cependant, qu’est-ce que je ferais si ça ne marchait pas ? Si je devenais la cible parfaite ou si je n’arrivais qu’à produire un peu de fumée ? Je signerais mon arrêt de mort. Alors, la forêt trembla sous le grognement des arbres et le craquement des branches. Quoi encore ? — Grrmph ? s’exclama Luc comme s’il avait reçu un mauvais coup dans le dos. Lorsque je me redressai, l’enfer s’ouvrit devant moi. Les bois étaient aussi éclairés que Washington un 4 juillet. À mon grand désarroi, une branche enflammée tomba près de moi. Une fois debout, je me retournai vers le champ de bataille. Luc était engagé dans un combat avec Flam, qui avait réussi à pénétrer dans la forêt après avoir fait tomber de nombreux arbres. Le démon avait lancé des flammes qui n’avaient fait que griser les flancs en cuir de Flam. À présent, le dragon l’attaquait avec ses griffes dans une scène qui n’était pas sans rappeler celle de Godzilla contre King Kong. Au même moment, Delilah, Chase et Morio apparurent avec l’épée en argent que nous gardions dans la vitrine du salon. Ils l’attaquèrent aussitôt, les deux hommes par-derrière. Flam laissa passer Delilah, l’arme à la main. Après avoir escaladé la souche dans l’autre sens, j’appelai de nouveau la foudre. Lorsque Luc se baissa, ils le poignardèrent. Grâce à l’argent, les coups courts et tranchants causaient plus de dommages que la perte de sang. Je sus alors ce que je devais faire. Au lieu de lui envoyer des éclairs d’énergie, je les rassemblai pour former une flèche géante de lumière d’argent et visai ses yeux. Elle vint se planter profondément au beau milieu de son front. Dans un cri, Luc s’effondra par terre. Delilah se précipita alors pour lui transpercer le cœur avec son épée. Le démon convulsa avec un grognement avant de retomber. Tout était terminé. — Il est vraiment mort ? demanda Delilah en le tâtant du bout de sa lame. L’apparence de Flam vacilla, puis il reprit sa forme humaine. Il se pencha au-dessus de Luc pour faire quelques vérifications auxquelles je n’avais pas envie de participer. — Il est mort, dit-il alors qu’il se relevait et essuyait ses mains dans de la mousse. —j’ai cru que nous allions tous y passer. (Les yeux fixés sur l’épée, Delilah s’assit sur la souche la plus proche.) Grâce à Dieu, Père nous l’avait offerte pour notre mutation sur Terre. Me rapprochant, je tombai à genoux près du dragon. — L’épée de Père était en argent. Tu te souviens comment il avait semé Luc ? En y réfléchissant, la seule solution que j’aie trouvée, c’était que le métal l’avait blessé. Ce ne pouvait être le coup en lui-même, pas après ce que la créature avait supporté. (Soudain, une pensée me traversa l’esprit. Je me retournai vers Morio.) Je peux avoir l’épée ? Comme s’il savait ce que j’allais faire, il me la tendit. J’écartai une main du démon pour couper quatre de ses doigts d’un coup sec. Chase grimaça. Même Flam détourna le regard. — On ne sait jamais, j’en aurai peut-être encore besoin ! expliquai-je en les tapotant. Un pour Grand-mère Coyote et trois pour mon armoire à magie. — Oh putain, je ne voulais vraiment pas voir ça, marmonna Chase. Lorsque Delilah se glissa près de lui, il passa automatiquement un bras autour de sa taille. Je lui lançai un grand sourire. — Attends un peu de voir Delilah attraper une souris. Tu vas adorer. — Qu’est-ce qu’on fait du corps ? Et de celui de l’ensaureceleur ? demanda Morio. — On devrait les emmener à travers le portail avec nous pour les livrer à la reine des elfes. Si Lethesanar est trop occupée pour prêter attention à la mission sacrée de l’OIA qu’est la garde des portails, alors nous devons convaincre quelqu’un d’autre en Outremonde de la gravité de la situation. — Mais nous avons tué les démons et trouvé le sceau ! intervint Chase. — Un sur neuf, lui rappelai-je. (Une vague de peur me submergea mais je parvins à la repousser. Nous avions survécu au combat ; il fallait fêter ça.) Chase, ce n’est pas encore fini. Même si nous avons empêché l’Ombre Ailée de mettre la main sur le premier sceau, il y en a huit autres, et chacun d’eux peut lui donner un avantage significatif sur la Terre et Outremonde. — D’accord. Qui veut le traîner jusqu’à la maison ? demanda Chase en donnant un coup de pied à Luc. Je ne suis pas sûr de pouvoir le bouger du tout. — Oh, ce n’est pas vrai ! Pousse-toi de là ! lui ordonna Menolly. En un clin d’œil, elle s’était mise en route vers la maison, Luc sur l’épaule. Chase me lança un regard empli de surprise. — Elle est vraiment forte. — C’est un vampire, rétorquai-je. — Tous les vampires sont aussi forts ? demanda-t-il, l’air un peu vert. Je lui souris doucement. — Chase, mon cher, Menolly est encore jeune et faible. Au fil des siècles, elle deviendra encore plus puissante. Pour l’instant, elle n’est qu’une néophyte. C’est pour ça que je te dis de ne jamais faire face à un vampire sans ail dans la poche ou de l’argent autour du cou. — Et une croix ? — Une belle légende, rien de plus. Sur ce, je me tournai pour suivre ma sœur. Nous avions un portail à traverser. Tant que nous ne serions pas dans le royaume des elfes, je ne me sentirais pas en sécurité. Lorsque nous arrivâmes à la maison, Menolly avait déjà averti Iris que tout allait bien. Maggie sur les genoux, les yeux grands ouverts, la Talon-haltija était assise dans le rocking-chair, prête à entendre notre récit. Une fois fini, je jetai un coup d’œil à l’horloge. Bien après minuit. — Menolly, si tu traverses le portail avec nous, tu risques de devoir revenir ici en plein jour. Je pense que c’est trop risqué. — Aucun problème. Prenez la floraède avec vous, si vous ne voulez pas qu’elle me serve d’apéritif. — Au fait, tu as rappelé Wade ? demandai-je tout à coup. — Tu crois vraiment que c’est le moment ? répliqua-t-elle, même si je pouvais imaginer le rouage de son esprit s’actionner. Je le ferai avant de me coucher. Il a l’air gentil et je devrais apprendre à connaître les vampires du coin. Assise contre le bureau, elle regarda l’horloge à son tour. — Il faut que je me nourrisse de quelque chose de plus appétissant que l’ensaureceleur. Son pote et lui m’ont rendue malade. Je veux aussi faire un saut au Voyageur, peut-être que je peux encore sauver la mise. — Alors tu devrais te dépêcher. Il ne reste plus que quelques heures avant le lever du jour. Surtout, sois prudente, il y a encore beaucoup de choses que nous ignorons. Dans un hochement de tête, elle se glissa à travers la porte, silencieuse comme la mort. Après son départ, je me tournai vers Delilah. — Il faut qu’on trouve un moyen de transporter ces démons avec nous. On ne peut pas les porter à la manière de Menolly. — Vous non, mais moi oui, intervint Flam. (Je lui lançai un regard interrogateur.) Même si je sais beaucoup de choses dessus, je n’ai jamais vu Outremonde, expliqua-t-il, Je viens avec vous. Si vous vous occupez de la floraède, je peux porter les deux démons sans problème. Son expression ne laissait place à aucune discussion. — D’accord, le problème est réglé. Chase et Iris, restez ici jusqu’au retour de Menolly. Morio, j’aimerais que tu nous accompagnes chez Grand-mère Coyote, puis que tu reviennes garder la maison. Avec l’aide de Delilah et Flam, j’escorterai Tom et le sceau. À vrai dire, je n’avais pas envie de retourner me promener dans les bois. Toutefois, plus nous gardions Tom ici et plus les chances qu’un tueur des mondes souterrains s’en prenne à lui augmentaient. Pendant qu’Iris se dépêchait d’aller le chercher, Delilah et moi montâmes à l’étage pour nous rendre présentables pour la cour de la reine. Tandis que je revêtais une robe argentée sous une cape de la couleur d’un paon, il me vint à l’esprit que le voyage serait bien différent de ce que j’avais espéré. Même si j’avais hâte de revoir mon père, avec le chaos ambiant, il valait mieux éviter Y’Elestrial comme la peste. A la place, nous irions directement à Elqavene, la cité des elfes. Il était simplement trop dangereux de rentrer à la maison maintenant. De plus, si Lethesanar découvrait ce que nous tramions, nous finirions dans son donjon, pire destin que la mort. Devant l’expression de Delilah, je compris qu’elle pensait à la même chose. Elle avait revêtu une tunique dorée par-dessus ses plus beaux collants de soie, le tout agrémenté d’une ceinture turquoise. — Je ferais mieux de laisser mon revolver ici, dit-elle en attachant son épée en argent autour de sa taille. — Prête ? demandai-je. Elle hocha la tête et ensemble, nous redescendîmes au rez-de-chaussée. Avec Flam qui portait les deux démons sur le dos et Morio qui nous aidait à surveiller Wysteria, nous nous enfonçâmes dans la forêt. Chapitre 20 Voyager au travers d’un portail, c’est un peu comme s’endormir pendant un millième de seconde sous l’effet d’un somnifère pour se réveiller avec la gueule de bois et le sentiment très clair que les lois de la nature ont été violées une fois de trop. Comme Grand-mère Coyote avait accepté le doigt de démon avec joie, ma dette était payée. Elle nous mena jusqu’à l’arbre qui contenait le passage. Tandis que nous nous glissions dans le faisceau de lumière qui oscillait à l’intérieur du tronc, je me raccrochai à l’espoir que Père s’était trompé et que la reine des elfes nous apprendrait que tout allait bien à Y’Elestrial. Le voyage en lui-même ne dura qu’un instant, mais de l’autre côté du portail – une grande grotte au beau milieu des monts des quatre saisons, à la limite d’Elqavene – le soleil s’était déjà levé et inondait les alentours de lumière. L’air dénué de pollution contenait une charge magique unique à Outremonde. La campagne regorgeait de vie ; chênes et hêtres, pierre et cristal : tout avait une âme. Même si c’était aussi le cas sur Terre, il était difficile de s’en apercevoir à cause des parasites que causaient les hommes, l’électricité et le boucan de la vie de tous les jours. Les gardes nous repérèrent rapidement puis nous menèrent à travers la foule de curieux. Une fois dans la ville, les démons et Wysteria furent placés dans un chariot tiré par des chevaux. Les rues d’Elqavene étaient pavées et bordées de fleurs. La nuit, des lumières féeriques chatoyantes guidaient ceux qui ne possédaient pas de vision nocturne. De nombreux vendeurs criaient les mérites de leurs marchandises. Visiblement, nous débarquions en plein jour de marché. Les femmes emmenaient leurs enfants à l’école. Les lutins et les esprits de maison faisaient les courses. Les elfes avaient aussi des serviteurs, mais pour la plupart ils les traitaient avec égard. Tout le monde se retournait sur notre passage. Même s’ils étaient polis et réservés, je sentais qu’ils retenaient une foule de questions. Ils s’étaient tout de suite aperçus que Delilah et moi étions à moitié sidhe. Tom, lui, était humain, sans vraiment l’être. Quant à Flam… il ne leur faudrait pas longtemps pour comprendre qu’il s’agissait d’une créature magique déguisée. Les yeux brillants comme ceux d’un enfant qui aurait découvert un tiroir secret rempli de bonbons, Tom observait les alentours. La maison qu’il avait partagée avec Titania avait dû ressembler à ça. Même s’il ne pouvait pas s’en souvenir, la magie lui avait sûrement insufflé une étincelle de souvenir. Au pied du palais, je fus étonnée de l’apparence modeste de la Cour royale comparée à celle d’Y’Elestrial. Lethesanar adorait faire les choses en grande pompe. Ici, par contre, même si le palais était imposant et en albâtre étincelant, son architecture était simple. De plus, à la place de statues fantaisistes et de la cour extérieure, des jardins l’entouraient. Les gardes nous guidèrent jusqu’au grand hall où l’on vérifia que nous n’avions pas d’armes, puis ils nous escortèrent vers les appartements de la reine. Brillante comme la lune, vieille comme le monde, Asteria était assise sur son trône de chêne et de houx. Son règne datait d’avant la Grande Séparation. Durant le millénaire qui venait de s’écouler, il n’avait jamais été question qu’elle abandonne sa place. À notre arrivée, elle se leva. A côté de moi, je sentis Tom trembler. — Vous ne m’apportez pas de bonnes nouvelles, commença-t-elle. Des démons morts et un esprit de la forêt ligoté qui semble avoir perdu la tête ? Je fis la révérence. — Pourrions-nous vous parler en privé ? Nous avons tant de choses à vous dire ! Elle nous mena jusqu’à une pièce close où, devant un conseiller et trois gardes, nous l’informâmes de tout ce que nous savions, y compris ce que Père nous avait appris sur Y’Elestrial. À la fin de notre récit, carrée dans son fauteuil, elle tapotait sur la table. Son expression oscillait entre peur et dégoût. — Je craignais qu’une telle chose se produise, dit-elle. Les royaumes souterrains sont actifs, tellement actifs que nous avons été obligés de signer une trêve avec nos ennemis jurés. Je déteste être dans cette situation. Tout est de la faute de l’Ombre Ailée. Lethesanar est une idiote. Son plaisir lui importe plus que son peuple. Elle sera remise à sa place le jour où sa sœur s’emparera du trône. Si elle refuse… Je m’éclaircis la voix. Je savais très bien ce qu’elle insinuait mais je demeurai silencieuse. Je ne voulais pas acquiescer, au cas où il s’agirait d’un piège pour tester notre loyauté à la Cour et la Couronne. Et dans le cas contraire, je ne pouvais pas non plus m’y opposer. Au bout d’un moment, la reine frappa le sol de son bâton à pommeau d’argent. Les elfes et les fées aussi vieillissaient au fil des siècles. Leurs os devenaient fragiles et cassants. — Très bien. Nous allons voir ce que nous pouvons faire, reprit-elle. En attendant, vous devriez retourner sur Terre. Une fois que j’en saurai plus sur ces sceaux, j’enverrai mes propres hommes pour surveiller les démons. Vous serez nos agents en plus d’appartenir à l’OIA. — Des agents doubles ? demandai-je, livide. C’était de la trahison. Pourtant, nous n’avions pas notre mot à dire. — Tout à fait. Lorsqu’il sera guéri, envoyez-moi ce Trillian. Il sera notre intermédiaire. S’il sait ce qui est bon pour lui, il acceptera. Ah ça oui, Trillian allait adorer, pensais-je. Delilah me donna un coup de coude et un clin d’œil. La reine ignora notre communication silencieuse. — Vous pouvez disposer. Un émissaire prendra contact avec vous dans quelques jours. Ce n’est pas terminé, mesdemoiselles. L’Ombre Ailée va envoyer de nouveaux éclaireurs. Il ne s’arrêtera pas tant qu’il y aura des sceaux en ce monde. Non, cette confrontation d’où vous êtes sortis victorieux n’était qu’une escarmouche. La bataille, elle, ne fait que commencer. — Qu’allez-vous faire du sceau spirituel ? demandai-je. La reine des elfes serra les lèvres. — Nous l’enfermerons dans un refuge de notre connaissance. Je ne vous dirai pas où il se trouve, pour assurer notre sécurité à tous. Vous ne pouvez pas révéler ce que vous ne savez pas. Malgré son sourire, une menace voilée flottait dans l’air. Si nous étions capturés et torturés par l’Ombre Ailée, nous ne pourrions rien lui dire. Cette pensée me fit l’effet d’une douche froide. Je baissai les yeux. L’Ombre Ailée apprendrait forcément la mort de ses sbires. Nous allions bientôt devenir ses cibles principales. — Allez-y à présent, murmura la reine. Ne pensez pas à ce qui pourrait arriver. Concentrez-vous sur votre mission. Les sorcières du destin prédisent l’avenir, mais le libre arbitre existe. C’est ce qui nous sauvera, mes chers. Sur cette phrase, elle nous donna congé. Avant de sortir, je jetai un coup d’œil à Tom. — Que va-t-il lui arriver ? demandai-je. Elle m’offrit un sourire qui se voulait rassurant. — Il passera un agréable séjour parmi nous pendant que nous chercherons un moyen de renverser l’effet du nectar de vie. Le repos l’attend, comme tout être vivant quand son heure arrive. Il a dépassé la légende depuis bien longtemps. — Vous ne lui ferez pas de mal, n’est-ce pas ? dis-je en la regardant dans les yeux. Il n’a rien fait pour le mériter. De plus, il a protégé le sceau durant des centaines d’années. Sa sagesse et son intelligence semblèrent l’illuminer. Je compris alors pourquoi son peuple l’aimait tant. — Nous ne lui ferons aucun mal. Je vous en fais la promesse. A présent, passez de nouveau le portail avec votre ami dragon – oui, je sais ce que tu es, jeune bête. Tant de travail nous attend ! Aussi longtemps que Lethesanar ignorera notre accord, je serai votre alliée. Tandis que Delilah et moi acquiescions, Flam eut l’audace d’envoyer un baiser à la reine. Puis on nous ramena jusqu’au portail. En chemin, je m’arrêtai pour refaire mon stock d’eau tygerienne, mais nous nous retrouvâmes rapidement devant le passage. Regardant par-dessus mon épaule, je n’avais pas envie de partir. Mon père se trouvait en Outremonde. Je voulais y rester. Pourtant, la Terre était le monde d’origine de ma mère. Mes sœurs et moi lui devions allégeance. De plus, elle avait besoin de nous. — Prête ? demandai-je à Delilah. Elle hocha la tête mais je pouvais voir les mêmes émotions conflictuelles passer sur son visage. Main dans la main, nous traversâmes tous les trois le portail pour nous retrouver de nouveau dans la forêt battue par la pluie. Tremblante, je serrai ma cape contre moi. La voiture nous attendait là où Morio l’avait laissée pour nous. Lorsque des gouttes tombèrent sur mon visage, je tressaillis. Oui, nous étions autant chez nous sur Terre qu’en Outremonde, car, malgré la pollution, les armes destructrices et le sentiment de désespoir ambiant, elle possédait une magie bien à elle. Si nous pouvions repousser les démons en nous en servant, alors peut-être que le monde de notre mère survivrait. — Vous savez, même si je connais vos noms, je vous promets que je les garderai pour moi, me murmura Flam avant de s’asseoir sur le siège arrière. Je ne m’en servirai pas contre vous. Me sentant soudain plus légère, j’attachai ma ceinture. — Rentrons à la maison, dis-je. Trillian nous rejoindra ce soir. Nous avons tous besoin de repos. Dans la journée, il faudra contacter Père pour savoir ce qui se passe à Y’Elestrial. Quant à Menolly, elle doit arranger les choses au Voyageur… Asteria a raison. Nous avons une tonne de travail devant nous. Delilah s’attacha à son tour. — Je ne crois pas que ce soit ce qu’elle voulait dire. Mais tu as raison, on a du pain sur la planche. On devrait aménager une chambre dans le petit salon pour Maggie, pour qu’elle ait un peu d’intimité. — Ce n’est pas une mauvaise idée, répondis-je en allumant la radio. Je suis sûre qu’elle va adorer. Tu as remarqué comme Menolly s’est attachée à elle ? — Oui… C’est une bonne chose pour toutes les deux, dit-elle en augmentant le volume. Alors que nous prenions la route, les premières notes de Démon Days des Gorillaz retentirent dans la voiture. Je jetai un coup d’œil à ma sœur. — Notre nouvel hymne ? lui demandai-je. La tête renversée contre le siège, elle laissa échapper un long soupir. — Oui, et un présage pour l’avenir. Mon petit doigt me disait qu’elle avait raison. Fin du tome 1 1 En français dans le texte. (NdT) ?? ?? ?? ??