WILLIAM GIBSON GRAVÉ SUR CHROME Je glissai le fusil dans le sac Adidas, planqué sous quatre paires de chaussettes de tennis pour caler, pas du tout mon style, mais c’était le but visé : si on vous croit primaire, faites dans le technique ; si on vous croit technique, donnez dans le primaire. Moi, je suis du genre hypertechnique. Alors j’avais décidé d’être le plus primaire possible. Quoique, de nos jours, il faille être sacrément technicien, ne fût-ce que pour aspirer simplement à jouer les primaires. J’avais dû tourner moi-même dans un jet de laiton les douilles de 12 et les charger moi-même ; et pour ce faire, aller dénicher une vieille microfiche sur la manière de remplir à la main les cartouches ; j’avais dû me bricoler une presse à balancier pour emboutir les amorces – délicat, tout ça. Mais j’étais sûr que ça marcherait. Le rendez-vous était fixé à 23 : 00 au Drome, mais je descendis trois arrêts après la station la plus proche pour revenir sur mes pas à pied. Impeccable, la méthode. Je me mirai dans la paroi latérale d’une machine à café : visage classique de Blanc, taillé à la serpe, avec une touffe de cheveux raides et noirs. À Sous-le-Scalpel, les filles ne juraient plus que par Sony Mao et ça devenait de plus en plus dur de les empêcher de vous brider un rien les yeux, pour faire plus chic. Ça ne tromperait sans doute pas Ralfi Face mais ça me permettrait peut-être au moins d’approcher de sa table. Le Drome est une salle unique, étroite – le bar d’un côté et les tables de l’autre –, bourrée de macs, d’arnaqueurs et de tout un assortiment de dealers. C’étaient les Sœurs Chiennes Magnétiques qui officiaient comme videuses ce soir-là, et j’appréciais modérément la perspective de devoir leur filer entre les doigts si jamais ça tournait mal. Elles faisaient deux mètres de haut et étaient élancées comme des lévriers. L’une était noire, l’autre blanche, mais à part ça, elles étaient aussi semblables que peut le permettre la chirurgie esthétique. Elles étaient amantes depuis des années et dans une bagarre, ce n’était pas la joie. Je n’ai jamais bien su laquelle des deux avait été le mâle, à l’origine. Ralfi était installé à sa table habituelle. Il me devait un sacré paquet de fric. J’avais des centaines de méga-octets planqués dans la tête selon la technique idiot/savant, des informations auxquelles je n’avais consciemment aucun accès. Ralfi les avait laissées. Il n’était pas non plus revenu les chercher. Lui seul pouvait récupérer les données, à l’aide d’une phrase-code de son propre cru. En temps de stockage, je ne suis déjà pas bon marché mais, en cas de dépassement, mes tarifs deviennent franchement astronomiques. Et Ralfi avait eu tendance à se faire oublier. Et puis voilà que j’avais appris que Ralfi avait commandité un tueur pour m’éliminer. D’où mon idée d’organiser cette rencontre au Drome avec lui. Sauf qu’en l’occurrence, j’étais un certain Edward Bax, importateur clandestin, officiant naguère à Rio et Pékin. Le Drome puait le trafic : arrière-goût métallique de tension nerveuse. Des malabars éparpillés dans la foule jouaient des biceps en échangeant de minces sourires glacés et certains étaient noyés sous de telles masses de muscles greffés qu’ils n’avaient presque plus figure humaine. Pardon. Pardon, les gars. Moi, je ne suis qu’Eddie Bax, Fast Eddie, le roi de l’Import, avec son sac de sport tout bête, et non, ne faites pas attention à cette fente, tout juste assez large pour y glisser la main droite. Ralfi n’était pas seul. Quatre-vingts kilos de bœuf californien blond étaient juchés avec aisance sur la chaise voisine, un vrai catalogue d’arts martiaux. Fast Eddie Bax s’était installé dans la chaise en face, avant que l’autre bovidé n’ait levé les mains de la table. « Z’êtes ceinture noire ? », m’enquis-je avec curiosité. Il acquiesça, trajet machinal des yeux bleus, de mes yeux à mes mains, pour me scruter. « Moi aussi, répondis-je. J’l’ai même dans mon sac. » Et, glissant la main par la fente, je relevai le cran de sûreté. Clic. « Calibre douze à double canon avec détentes couplées. — Ça, c’est du flingue », apprécia Ralfi, retenant son gorille en posant une main potelée sur les pectoraux qui tendaient le nylon bleu. « Notre Johnny se trimballe avec une arme de collection dans son sac. » Au temps pour Edward Bax. Je suppose qu’il avait toujours été Ralfi Machin ou Truc, mais son nom, il le devait à une singulière vanité. Bâti plus ou moins comme une poire extra-blette, il avait arboré les traits jadis fameux de Christian White pendant vingt ans – Christian White de l’Aryan Reggae Band, le Sony Mao de sa génération, l’ultime champion de Race Rock. Question conneries, je suis un vrai puits de science. Christian White : l’archétype de la pop star, muscles bien définis et pommettes ciselées du chanteur. Angélique sous un certain angle, élégamment dépravé sous un autre. Mais les yeux de Ralfi vivaient derrière ce visage, et ces yeux étaient petits, froids et noirs. « Je vous en prie, fit-il, réglons tout ceci en hommes d’affaires. » Sa voix était imbibée d’une horriblement gluante sincérité et les coins de sa jolie bouche de Christian White étaient perpétuellement humides. « Lewis ici présent » (signe de tête en direction du bovidé) « est un tas de barbaque. » Lewis ne broncha pas, il avait un peu l’air d’un kit mal monté. « Vous, Johnny, vous n’êtes pas un tas de barbaque. — Bien sûr que si, Ralfi, un joli tas de barbaque bourré d’implants où fourrer votre linge sale pendant que vous allez faire votre marché, choisir les gens pour me liquider. Vu de mon côté du sac, Ralfi, m’est avis que ça mériterait un minimum d’explications… — C’est à cause de cette dernière livraison, Johnny. (Gros soupir.) En tant que courtier… — Receleur, rectifiai-je. — … que courtier, je suis généralement très prudent, en ce qui concerne mes sources. — Vous n’achetez qu’aux meilleurs voleurs. Pigé. » Nouveau soupir. « J’essaie, reprit-il d’un ton las, de ne pas acheter à des imbéciles. Cette fois, j’en ai peur, j’ai commis cette erreur. » Troisième soupir, signal pour Lewis d’enclencher le disrupteur neural qu’ils avaient scotché sous mon côté de la table. Je bandai toute mon énergie à crisper l’index de la main droite, mais il semblait ne plus m’appartenir. Je pouvais sentir le métal de l’arme, le ruban caoutchouté dont j’avais enveloppé la crosse sciée, mais mes mains étaient comme de la cire froide. Distantes. Inertes. J’espérais que Lewis était bien un tas de barbaque, assez stupide pour se ruer sur le sac de sport et tenter de décrocher mon doigt crispé. Mais non. « On s’est fait beaucoup de mauvais sang pour vous, Johnny. Beaucoup. Voyez-vous, ce que vous avez là est la propriété du Yakuza. Un crétin leur avait piqué, Johnny. Un crétin mort. » Lewis gloussa. Soudain, tout se tenait. Et c’était plutôt moche. L’effet d’avoir la tête prise entre deux sacs de sable mouillé. Tuer, ce n’était pas le style de Ralfi. Lewis non plus, ce n’était pas son style. Mais il s’était retrouvé pris en tenaille entre les Fils du Chrysanthème de Néon et un truc qui leur appartenait – ou, plutôt, qu’ils détenaient mais qui appartenait à un tiers. Bien entendu, Ralfi pouvait toujours utiliser la phrase clé pour me faire basculer en phase idiot/savant : je leur débiterais tout le programme sans m’en souvenir d’un iota. En temps normal, pour un receleur comme Ralfi, ça aurait dû suffire. Mais pas pour le Yakuza. D’abord, le Yakuza connaissait l’existence des Pieuvres et, d’autre part, ils apprécieraient modérément qu’on s’amuse à venir me piquer dans la tête les traces en mémoire rémanente de leur programme. Je ne savais pas grand-chose sur les Pieuvres, mais j’avais entendu des rumeurs et mettais un point d’honneur à ne pas les répéter à mes clients. Non, le Yakuza n’apprécierait sûrement pas ; ça ressemblait trop à une preuve. Et ils n’étaient pas arrivés où ils étaient en laissant traîner des preuves. Surtout vivantes. Lewis était hilare. Je crois bien qu’il visualisait un point juste derrière mon front en s’imaginant comment y parvenir sans ménagement. « Eh, dites donc, les cow-boys, dit une voix sourde, féminine, quelque part derrière mon épaule droite, z’avez pas l’air de vous amuser des masses. — Dégage, salope », dit Lewis. Son visage buriné n’avait pas bougé. Ralfi avait l’air décontenancé. « On se calme. Personne ne veut un peu de base extra, sans intermédiaire ? » Elle avait pris une chaise et s’était assise avant qu’aucun des deux hommes n’ait eu le temps de l’en empêcher. Elle entrait de justesse dans mon champ visuel figé, une fille mince avec des lunettes réfléchissantes, une touffe de cheveux bruns hirsutes. Blouson de cuir noir, ouvert sur un T-shirt à rayures diagonales rouges et noires. « Huit mille le gramme. » Lewis grogna avec exaspération et voulut la relever de force. Sans doute s’y prit-il mal, car ce fut elle qui leva la main, comme pour lui effleurer le poignet au passage. Une tache de sang vermeil s’étala sur la table. Il agrippait son poignet à en avoir les phalanges livides. Le sang gouttait entre ses doigts serrés. Mais la fille n’avait-elle pas eu la main vide ? Il allait avoir besoin de se faire recoudre le tendon. Il se leva précautionneusement, évitant de renverser sa chaise. Qui bascula néanmoins tandis qu’il sortait de mon champ visuel sans avoir prononcé un mot. « Vilaine coupure, dit la fille. Vaudrait mieux qu’il se fasse examiner par un toubib. — Vous n’avez pas idée, dit Ralfi, d’une voix soudain très lasse, de la profondeur du tas de merde dans lequel vous venez de vous fourrer. — Sans blague ? Une énigme ? J’adore les énigmes. Par exemple, pourquoi votre copain, là, est si calme ? Comme qui dirait congelé. Ou alors, à quoi sert ce truc, là ? » Sur quoi elle brandit la petite télécommande qu’elle était parvenue à subtiliser à Lewis. Ralfi avait l’air très mal. « Vous… euh… voudriez pas un quart de million pour me rendre ça et mettre les bouts ? » D’une main boudinée, il caressa nerveusement sa figure pâle et maigre. « Ce que je veux » (scintillement de la télécommande qu’elle faisait tournoyer du bout des doigts), « c’est du travail, un boulot. Votre petit gars s’est fait bobo au poignet. Mais un quart de million, ça ira, comme acompte. » Ralfi éructa bruyamment puis se mit à rire, révélant une denture qui n’était plus du tout à la norme Christian White. À cet instant, la fille coupa le disrupteur. Je mis alors mon grain de sel : « Deux millions. — Voilà mon genre d’homme ! » Et elle rigola. « Qu’est-ce qu’il y a dans le sac ? — Un flingue. — D’un primaire ! » On pouvait prendre ça pour un compliment. Ralfi ne disait toujours rien. « Je m’appelle Millions. Molly Millions. Tu veux pas sortir, chef ? Les gens commencent à nous reluquer. » Elle se leva. Ses jeans de cuir avaient la couleur du sang séché. Je m’aperçus alors que ses verres-miroirs étaient en fait des implants chirurgicaux : leur surface argentée saillait en courbe douce des pommettes haut placées, scellant les yeux dans leurs orbites. J’y voyais le reflet de mon nouveau visage dédoublé. « Moi, c’est Johnny. On emmène avec nous monsieur Face. » Il attendait dehors. L’allure du touriste techno classique : sandalettes en plastique et chemise hawaiienne ringarde avec, en guise de motifs imprimés, des agrandissements du microprocesseur le plus vendu par sa boîte ; le petit mec insipide, le genre à finir saoulé au saké dans les bars qui servent des petites croquettes de riz garnies d’algues. Le genre à bramer l’hymne de sa boîte, les larmes aux yeux, en serrant interminablement la main au barman. Les macs et les dealers lui foutaient la paix ; ils l’avaient rangé dans la catégorie des pères tranquilles de naissance : pas de gros besoins et, de toute manière, pas de ceux qu’ont la carte à puce qui les démange. J’ai cru comprendre par la suite qu’on avait dû l’amputer d’une partie du pouce gauche, quelque part sous la première phalange, pour y installer une prothèse, puis évider le moignon pour y installer une bobine montée sur une crapaudine en diamant synthétique Ono-Sendaï. Ensuite, ils n’avaient plus eu qu’à délicatement enrouler sur la bobine trois mètres de filament monomoléculaire. Molly s’était lancée dans une vague discussion avec les Sœurs Chiennes Magnétiques et j’en profitai pour faire sortir Ralfi, lui appuyant discrètement mon sac de sport dans le creux des reins. Elle semblait les connaître : j’entendis rigoler la Noire. Je levai les yeux, simple réflexe, peut-être parce que je ne suis jamais arrivé à m’y faire, à ces hautes arches lumineuses et aux ombres du dôme au-dessus. Sans doute est-ce ce qui m’a sauvé la vie. Ralfi avait continué d’avancer, mais je ne crois pas qu’il essayait de s’enfuir. J’ai l’impression qu’il avait déjà renoncé. Peut-être qu’il avait déjà une idée de l’envergure de notre adversaire. Je baissai les yeux juste à temps pour le voir exploser. Récapitulons la scène : Ralfi avance au moment où le petit techno jaillit de nulle part, tout sourires. Juste une esquisse de courbette et son pouce gauche se barre. Le vrai tour de magie. Le pouce reste suspendu. Le coup du miroir ? Des ficelles ? Et Ralfi s’immobilise, toujours le dos tourné, la sueur dessine des croissants sombres aux aisselles de son costume clair d’été. Il sait. Il a dû savoir. Et puis le pouce de farces et attrapes, lourd comme du plomb, décrit un fulgurant arc de cercle, comme un yo-yo, et le fil invisible qui le relie à la main du tueur traverse latéralement le crâne de Ralfi, juste au-dessus des sourcils puis, arrivé à bout de course, redescend en découpant de biais le torse piriforme, de l’épaule à la cage thoracique. Des coupures si fines que pas une goutte de sang n’en jaillit jusqu’au moment où les synapses se mettent en court-jus et que les premières convulsions livrent le corps à la pesanteur. Ralfi tombe en pièces dans un nuage rose de fluides, les trois sections dépareillées viennent bouler sur le carrelage du trottoir. Dans un silence total. Je ramène vers moi le sac de gym, ma main se crispe. Le recul faillit me briser le poignet. Il avait dû pleuvoir ; des rubans liquides cascadaient d’un dôme fissuré, éclaboussant le carrelage derrière nous. Nous étions tapis dans l’étroite fissure entre une boutique de chirurgie et un magasin d’antiquités. Elle venait de glisser un œil-miroir dans l’encoignure et me signala la présence d’un unique module Volks devant la porte du Drome, gyrophares rouges allumés. Ils ramassaient Ralfi à la pelle. Tout en posant des questions. J’étais couvert de fragments de peluche blanche. Les chaussettes de tennis. Du sac de sport ne subsistait plus qu’un lambeau de plastique : la poignée, autour de ma main. « Merde, je vois vraiment pas comment j’ai pu le rater. — C’est qu’il est rapide, si rapide. » Accroupie sur ses talons bottés, elle oscillait d’avant en arrière, serrant les genoux. « Son système nerveux est accéléré. De la bidouille industrielle. » Elle sourit, poussa un petit gloussement ravi. « Ce mec, je vais me le faire. Cette nuit. C’est le meilleur, le numéro un, le grand prix, la classe. — Si tu veux te faire quelque chose, pour avoir tes deux briques, c’est la paire. Ton petit copain, là-bas, a quasiment grandi dans une cuve à Chiba. C’est un tueur du Yakuza. — Chiba. Ouais. Vois-tu, Molly aussi, elle est passée par Chiba. » Et elle me présenta ses mains, les doigts légèrement écartés. Elle avait les doigts minces, effilés, d’un blanc que faisait ressortir la laque rouge de son vernis. Dix lames jaillirent de leur gaine sous les ongles, chacune était un fin scalpel d’acier bleuté à double tranchant. Je n’ai jamais passé beaucoup de temps dans la Cité de la Nuit. Personne là-bas n’avait de quoi m’acheter mes souvenirs et la plupart devaient au contraire payer régulièrement pour oublier. Des générations de fines gâchettes avaient fait des cartons sur les rampes fluorescentes jusqu’à ce que le service d’entretien finisse par jeter l’éponge. Même en plein midi, les arbres étaient d’un noir de suie sur un vague fond nacré. Où iriez-vous quand l’organisation criminelle la plus riche du monde vous suit à la trace, de ses doigts calmes et lointains ? Où se cacher du Yakuza, si puissant qu’il possède ses propres satellites de communications et pas moins de trois navettes ? Le Yakuza est une vraie multinationale, au même titre qu’ITT ou Ono-Sendaï. Cinquante ans avant ma naissance, le Yakuza avait déjà absorbé les Triades, la Mafia et l’Union corse. Molly avait une réponse : se planquer dans la Fosse, le dernier cercle, là où toute influence extérieure engendre aussitôt des ondes concentriques de menace pure. Se planquer dans la Cité de la Nuit. Mieux même : se planquer au-dessus, parce que la Fosse est inversée, son tréfonds touche le ciel, ce ciel que la Cité ne voit jamais, qui transpire sous son propre firmament de résine acrylique. Là-haut, où les Lo Teks se tiennent tapis dans l’ombre comme des gargouilles, la cigarette de marché noir pendue au bec. Elle avait également une autre réponse. « Alors comme ça, t’es bel et bien verrouillé, Johnny-san ? Pas moyen d’accéder à ce programme sans le mot de passe ? » Elle me guidait vers les ombres qui attendaient au-delà du quai de métro brillamment éclairé. Les murs de béton étaient couverts de graffitis, des années entières de griffonnages enchevêtrés en un unique métaparaphe de rage et de frustration. « Les données à stocker sont introduites par l’intermédiaire d’une série modifiée de prothèses antiautisme microchirurgicales. » Je lui débitai une version machinale de mon baratin habituel de représentant. « Le code du client est mis en mémoire sur une puce spéciale ; en dehors des Pieuvres, dont on évite de causer dans la profession, il n’existe aucun moyen de récupérer la phrase clé. Ni par la drogue, ni par le bistouri, ni par la torture. Moi-même, je ne le sais pas, je ne l’ai jamais sue. — Des pieuvres ? Ces trucs pleins de tentacules ? » Nous émergeâmes dans une rue du marché déserte. Des ombres nous surveillaient de l’autre côté d’un étal de fortune jonché de têtes de poisson et de fruits pourris. « Piégeurs d’Interférences En Ultra-Vide par Repérage d’Effet Supraconducteur[5]. On s’en servait pendant la guerre pour repérer les sous-marins ennemis, en détectant leurs systèmes cybernétiques. — Ouais ? Du matos de la Marine ? Des surplus de guerre ? Et tu dis que ces Pieuvres pourraient décoder ta puce ? » Elle s’était arrêtée et je sentis ses yeux me scruter derrière leurs miroirs jumeaux. « Même les modèles les plus primitifs seraient capables de mesurer un champ magnétique d’un milliardième du champ magnétique terrestre ; l’équivalent d’isoler un soupir au milieu des clameurs d’un stade en délire. — Ça, les flics savent déjà le faire, avec des micros à réflecteur parabolique et des lasers. — Mais les données n’en sont pas moins en sécurité. » (Toujours l’orgueil professionnel.) « Aucun gouvernement ne se risquerait à laisser des Pieuvres dans les mains des flics, pas même les barbouzes de la sécurité. Trop de risques de crocs-en-jambe entre les services ; avec un nouveau Watergate à la clé. — Du matos de la Marine », répéta-t-elle, et son sourire luisait dans l’ombre. « Du matos de la Marine. J’ai justement un pote, dans le coin, qui a servi dans la Marine. Jones, il s’appelle. Je crois que t’aurais intérêt à le rencontrer. Encore que… c’est un junkie. Faudra lui apporter quelque chose. — Un junkie ? — Un dauphin. » C’était plus qu’un dauphin, même si, du point de vue de ses congénères, il l’aurait sans doute été plutôt moins. Je le regardais s’ébattre mollement dans sa cuve en galvanisé. L’eau qui en débordait me mouillait les chaussures. C’était un surplus de la dernière guerre. Un cyborg. Il jaillit de l’eau, nous révélant les plaques incrustées le long de ses flancs : comme un calembour visuel, sa grâce naturelle quasi annihilée sous cette armure articulée, balourde et préhistorique. De part et d’autre du crâne, deux excroissances avaient été ménagées artificiellement pour abriter les capteurs. Des lésions luisaient sur les sections visibles de son épiderme blanc grisâtre. Molly siffla. Jones battit de la queue, provoquant de nouvelles gerbes d’eau. « On est où, ici ? » J’apercevais de vagues formes dans le noir, maillons rouillés et trucs planqués sous des bâches. Au-dessus de la cuve était suspendue une charpente de bois grossière, où s’entrecroisaient des rangées de guirlandes de Noël poussiéreuses. « Le parc d’attractions. Zoo et manèges. “Venez parler avec la Baleine guerrière.” Tout le tremblement. Tu parles d’une baleine, Jones… » Jones se dressa de nouveau sur la caudale et me fixa de son œil de vieux sage triste. « Comment ça, il parle ? » Soudain, j’étais pressé de partir. « C’est ça, tout le truc. Jones, dis bonjour. » Et toutes les ampoules s’allumèrent simultanément. Éclats rouges, violets, blancs. « Il est fort, question symboles, vois-tu, mais le code est limité. Dans la Marine, ils l’avaient connecté sur un affichage audiovisuel. » Elle sortit un paquet mince d’une poche de son blouson. « C’est de l’extra, Jones. T’en veux ? » Le dauphin se figea dans l’eau et se laissa soudain couler. Je ressentis comme une étrange panique, me rappelant que ce n’était pas un poisson, qu’il pouvait se noyer. « On veut la clé de la banque de Johnny, Jones. Ça urge. » Les lumières vacillèrent, s’éteignirent. « Allez, viens chercher, Jones ! » Ampoules violettes, en croix. Obscurité. « C’est de la pure ! Im-ma-cu-lée. Allez, viens, Jones. » Un éclair blanc de magnésium délava les traits de la fille, monochrome éblouissant, découpant ses pommettes en ombres dures. Les branches du svastika rouge se reflétaient, déformées, dans le miroir de ses yeux. « Donne-lui, Molly. Ça y est, on l’a. » Ce Ralfi Face. Aucune imagination. Jones hissa sa masse cuirassée par-dessus le rebord de la cuve et je crus le métal bien près de céder. Le bras tendu, Molly le piqua avec l’injecteur, enfonçant l’aiguille entre deux plaques. Le gaz propulseur siffla. Explosion spasmodique de motifs lumineux sur le cadre en bois, puis fondu au noir. Nous laissâmes Jones dériver et rouler avec langueur dans l’eau sombre. Peut-être qu’il revivait en rêve sa guerre du Pacifique, les cybermines qu’il avait désamorcées, se frayant délicatement un passage dans leurs circuits grâce à la Pieuvre qui lui avait servi à copier le pathétique mot de passe gravé par Ralfi sur la puce au fond de ma tête. « J’arrive encore à imaginer que la Marine ait fait la gaffe de le démobiliser en lui laissant tout son attirail intact, mais tu m’expliqueras comment un dauphin cybernétique a pu se retrouver camé ? — La guerre. Camés, ils l’étaient tous. Ils les droguaient. Comment auraient-ils travaillé pour eux, sinon ? » « Je suis pas sûr que ça s’annonce comme une bonne affaire », dit le pirate, histoire de faire monter les enchères. « Chercher les coordonnées d’un comsat qui n’est même pas catalogué… — Tu me fais encore perdre mon temps et y aura plus rien à annoncer », et Molly se pencha par-dessus le comptoir de plastique éraflé, brandissant un index menaçant. « Alors, t’aimes p’t-être mieux acheter tes microondes ailleurs ? » C’était un coriace, derrière sa gueule à la Mao. Un natif de la Cité, sans doute. En un éclair, la main de Molly griffa de haut en bas son blouson, sectionnant entièrement un revers sans même froisser le tissu. « Alors, marché conclu, oui ou non ? — Marché conclu », répondit-il en fixant son revers fichu avec – espérait-il – tout au plus la marque d’un intérêt poli. « Marché conclu. » Pendant que je vérifiais le fonctionnement des deux magnétos que nous venions d’acheter, elle fit glisser la fermeture de sa poche de manche et en sortit le bout de papier que je lui avais donné. Elle le déplia, le lut en silence en remuant les lèvres, haussa les épaules. « C’est ça ? — Accouche », dis-je tout en pressant la touche ENREGISTREMENT sur les deux appareils simultanément. Elle récita : « Christian White et son Aryan Reggae Band. » Fidèle, le Ralfi. Fan du groupe jusqu’à sa dernière heure. La transition vers le mode idiot/savant est toujours moins abrupte que je ne m’y attends. La couverture de l’émetteur pirate était une agence de voyages à la dérive installée dans un cube pastel qui arborait royalement un bureau, trois chaises et une affiche délavée pour une station thermale suisse en orbite. Un couple d’oiseaux pêcheurs au corps en verre soufflé et aux pattes métalliques plongeaient avec monotonie le bec dans une tasse en polystyrène expansé, sur une corniche près de l’épaule de Molly. Quand je me phasai sur le mode, ils se mirent à accélérer graduellement jusqu’à ce que leurs crêtes fluo deviennent des arcs-en-ciel solides. Les diodes luminescentes qui marquaient les secondes sur l’horloge murale en plastique s’étaient muées en un réseau pulsant incompréhensible tandis que Molly et Gueule de Mao devenaient flous, leurs bras esquissant à l’occasion l’ombre d’un battement rapide comme une aile d’insecte. Puis tout s’effaça dans le brouillard gris froid des parasites et l’interminable mélopée d’un langage artificiel. Assis là, je leur chantai le programme piqué par feu Ralfi durant trois heures d’horloge. Le mall[6] s’étire sur quarante kilomètres de bout en bout, sous un amoncellement déchiqueté de dômes Fuller qui recouvrent ce qui naguère avait été une artère de banlieue. Si le ciel est clair, quand ils éteignent les arcs, une grise approximation de lumière solaire filtre à travers les couches d’acrylique, révélant un paysage analogue aux croquis des prisons de Piranèse. Les trois derniers kilomètres vers le sud surplombent la Cité de la Nuit. La Cité ne paie ni taxes ni impôts. Les arcs de néon sont morts, et les géodes sont depuis longtemps noircies par des décennies de fumée de réchauds. Dans la quasi totale obscurité qui règne à midi dans la Cité, qui remarquerait quelques douzaines d’enfants fous accrochés aux charpentes ? Cela faisait deux heures que nous grimpions, par des escaliers de béton et des échelles d’acier aux barreaux perforés dépassant des grues abandonnées et des outils couverts de poussière. Nous étions partis de ce qui était apparemment un dépôt désaffecté du service d’entretien, encombré de sections de toiture triangulaires. Tout y avait été recouvert d’un bombage uniforme : noms de bandes, initiales, dates remontant au début du siècle. Les graffitis nous accompagnaient dans notre ascension, se raréfiant graduellement jusqu’à ne laisser qu’un seul nom, répété à intervalles réguliers : LO TEK. En capitales noires baveuses. « Qui est Lo Tek ? — Pas nous, chef. » Elle escalada une échelle d’alu vacillante et s’évanouit par un trou percé dans une feuille de plastique ondulé. « “Low technics, low technology” : des minimalistes de la technologie. » Le plastique étouffait sa voix. Je grimpai derrière elle, évitant de forcer sur mon poignet douloureux. « Ton coup du flingue, les Lo Teks, ils trouveraient ça décadent. » Une heure plus tard, je me hissais par un autre orifice, grossièrement découpé celui-ci dans une feuille de contre-plaqué affaissée, et rencontrais mon premier Lo Tek. « L’est okay », dit Molly en me caressant l’épaule. « C’est juste Dogue. Eh, Dogue ! » Éclairé par le fin pinceau de la torche de la fille, il nous considéra de son œil unique puis, sortant lentement une impressionnante longueur d’épaisse langue grisâtre, pourlécha ses canines démesurées. Je m’étonnai que la transplantation de crocs de doberman soit considérée chez eux comme de la technologie minimaliste. Que je sache, les immunosuppresseurs ne poussaient pas spécialement sur les arbres. « Moll. » L’accroissement du volume dentaire entravait son élocution. Un filet de salive coulait de sa lèvre inférieure déformée. « T’avais entendue v’nir. D’puis longtemps. » Il devait avoir dans les quinze ans, mais les crocs et la mosaïque écarlate des cicatrices s’associaient à l’orbite béante pour lui donner un masque de parfaite bestialité. Il avait certainement fallu du temps et une certaine forme de créativité pour le composer, ce masque, et sa posture m’indiquait avec éloquence qu’il ne se déplaisait pas, derrière. Il portait une paire de jeans en loques, noirs de crasse, aux plis luisants. Il avait le torse et les pieds nus. Il plissa la bouche en une approximation de sourire. « Z’avez été suivis, vous. » Loin, tout en bas dans la Cité de la Nuit, un porteur d’eau hélait le chaland. « On joue les Tarzans, Dogue ? » Molly avait détourné sa lampe sur le côté, et je découvris dans le faisceau de fines cordes fixées à des mousquetons boulonnés, des cordes qui partaient du bord et se perdaient dans la nuit. « Éteins c’te putain de lampe ! » Elle obtempéra. « Comment ça s’fait que votre suiveur n’ait pas de lampe ? — Y peut s’en passer. C’est un client sérieux, Dogue. Tes sentinelles lui cherchent des crosses, elles rentrent chez elles en pièces détachées. — Çui-là, c’est un ami-ami, Moll ? » Il paraissait mal à l’aise. Je l’entendais racler des pieds sur le contre-plaqué usé. « Non. Mais il est pour moi. Et celui-ci (elle me tapa sur l’épaule), c’est un ami. Pigé ? — Bien sûr », fit-il sans grand enthousiasme, gagnant d’un pas traînant le bord de la plate-forme où étaient arrimés les mousquetons. Il se mit à transmettre une espèce de message en jouant sur les cordes tendues. La Cité de la Nuit s’étendait en dessous de nous comme un village miniature réservé à des rats ; des fenêtres minuscules laissaient apercevoir la lueur de chandelles avec, à de rares endroits, des carrés brillants illuminés par l’éclat de lampes à piles ou à acétylène. J’imaginai des vieillards occupés à d’interminables parties de dominos, sous l’averse grasse et tiède du linge humide tendu à sécher entre les baraques en contre-plaqué. Puis j’essayai d’imaginer l’autre, en train d’escalader patiemment dans l’obscurité, avec ses sandales et son infâme liquette de touriste, peinard, sans se presser. Comment faisait-il pour nous repérer ? « Bien, dit Molly. Il nous suit à l’odeur. — Une clope ? » Dogue sortit de sa poche un paquet écrasé dont il tira avec précaution une cigarette aplatie. Je lorgnai la marque lorsqu’il me l’alluma à l’aide d’une allumette de cuisine. Des Yeheyuan filtre. Manufacture de Tabacs de Pékin. J’en conclus que les Lo Teks faisaient du marché noir. Dogue et Molly étaient repartis dans leur discussion, qui semblait tourner autour du désir de cette dernière d’utiliser un fragment du domaine Lo Tek. « Je t’ai déjà rendu un tas de services, mec. Je veux ce plancher. Et la musique. — T’es pas une Lo Tek… » Ça a bien dû s’éterniser durant presque tout le kilomètre tortueux, sous la conduite de Dogue, de passerelles branlantes en échelles de corde. Les Lo Teks collent leurs filets et arriment leurs planques contre la charpente de la cité à grand renfort d’époxy, et ils dorment au-dessus du vide dans des hamacs en toile. Leur territoire est si évanescent que, par endroits, il se réduit au mieux à quelques prises pour les mains et les pieds, taillées à la scie dans les poutrelles des coupoles. Le Plancher qui Tue, c’était l’expression de Molly. Tout en la suivant tant bien que mal, trahi par mes chaussures neuves d’Eddie Bax qui dérapaient sur le métal usé et le bois humide, je me demandais bien ce qu’il pouvait avoir de plus létal que le reste du territoire. En même temps, je sentais que les protestations de Dogue n’étaient que rituelles et qu’elle était déjà certaine d’obtenir ce qu’elle voulait. Quelque part en dessous de nous, Jones devait tournicoter dans sa cuve, en proie aux premières affres du manque. La police devait harceler les habitués du Drome avec des questions sur Ralfi. Que faisait-il ? Avec qui se trouvait-il avant de sortir ? Et le Yakuza devait être en train de recouvrir de son ombre spectrale les banques de données de la cité, à l’affût de vagues reflets de mon image sur des comptes numérotés, des transactions boursières, des quittances de taxes. Nous sommes dans une économie de l’information. C’est ce qu’on vous apprend à l’école. Ce qu’ils oublient de vous dire, c’est qu’il est impossible de se déplacer, de vivre, d’agir à quelque niveau que ce soit sans laisser des traces, des éléments, des indices, des fragments d’informations personnelles anodins en apparence. Fragments qu’il est toujours possible de récupérer, d’amplifier… Mais depuis le temps, notre pirate devait avoir balancé notre message sur la file d’attente de l’émetteur crypté vers le comsat du Yakuza. Un message simple : Rappelez vos chiens ou on diffuse partout votre programme. Le programme. Je n’avais aucune idée de son contenu. Je n’en ai toujours aucune. Je me contente de chanter l’air, sans rien piger aux paroles. C’étaient sans doute des données ayant trait à de la recherche, le Yakuza se consacrant aux formes les plus élaborées d’espionnage industriel. Tout dans la dentelle : l’air de rien, on pique à Ono-Sendaï des trucs qu’on leur restitue bien poliment contre rançon, en faisant peser la menace de flamber l’avance technologique du conglomérat en balançant son produit dans le domaine public. Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas y jouer à plusieurs ? Ne seraient-ils pas encore plus ravis d’avoir quelque chose à revendre à Ono-Sendaï, plus contents que d’avoir sur les bras un cadavre de Johnny ramassé à Memory Lane ? Leur programme était en route vers une adresse à Sydney, une boîte aux lettres qui, contre modeste contribution, tenait lieu de poste restante à ses clients, sans leur poser trop de questions. En courrier lent, par bateau. J’avais effacé la majeure partie de l’autre copie et enregistré notre message dans l’espace vacant, ne laissant subsister que le minimum d’instructions pour qu’on l’identifie comme le programme d’origine. Le poignet me faisait mal. J’avais envie de m’arrêter, m’allonger, dormir. Je savais que je ne tarderais pas à lâcher prise et dégringoler, que les élégantes chaussures noires achetées tout exprès pour jouer les Eddie Bax allaient déraper et m’envoyer m’aplatir sur la Cité de la Nuit. Mais voilà que l’image de l’autre m’apparut en esprit, scintillant comme un hologramme religieux de pacotille, l’agrandissement de la puce imprimé sur sa chemise hawaiienne pareil à la vue aérienne d’un centre urbain promis aux démolisseurs. Je me remis donc à suivre Dogue et Molly dans le dédale du paradis Lo Tek, bricolé et rafistolé à partir de rebuts que même la Cité ne voulait pas. Le Plancher qui Tue faisait huit mètres de côté : l’œuvre d’un géant qui aurait entrelacé des câbles d’acier à travers une décharge, puis tendu le tout. Il grinçait chaque fois qu’il bougeait et il bougeait sans cesse, oscillait et tressautait à mesure que les Lo Teks s’installaient sur le banc de contre-plaqué disposé tout autour. Le bois avait avec les ans pris une teinte argentée ; il était poli par l’usure et profondément gravé d’initiales, de menaces, de déclarations enflammées. Cette tribune était elle-même suspendue à un autre jeu de câbles qui allaient se perdre dans les ténèbres par-delà l’éclat blanc cru de deux antiques projecteurs suspendus au-dessus du Plancher. Une fille aux dents semblables à celles de Dogue atterrit à quatre pattes sur le Plancher. Elle avait les seins tatoués de spirales indigo. Puis, riant, elle traversa le Plancher en diagonale pour aller s’accrocher à un garçon en train de se descendre à la régalade un litron de breuvage de couleur foncée. Le style Lo Tek allait des cicatrices aux tatouages ; en passant par les dents. Le recours à l’électricité qu’ils détournaient pour éclairer le Plancher qui Tue semblait une exception à leurs principes esthétiques dictés par des considérations… rituelles, sportives, artistiques ? Je n’aurais su dire. Toujours est-il que le Plancher apparaissait comme quelque chose de spécial. Sa construction semblait avoir mobilisé les efforts de plusieurs générations. J’étreignais toujours mon arme inutile. Sous ma veste, son contact dur et massif était réconfortant, même si je n’avais plus de balles. Et la pensée me vint soudain que je n’avais pas la moindre idée de ce qui était en train de se passer – ou de ce qui était censé se passer… À vrai dire, c’était précisément mon lot puisque j’avais consacré l’essentiel de mon existence à jouer les réceptacles aveugles destinés à recueillir le savoir d’autrui pour être ensuite vidangé, crachant un flot de langages synthétiques à jamais incompréhensibles pour moi. Le gars hypertechnique. Pas de doute. Et puis, je remarquai soudain à quel point les Lo Teks étaient devenus silencieux. L’autre était là, au ras de l’ombre, jaugeant l’arène et le public de Lo Teks muets avec le calme apparent d’un simple touriste. Et lorsque nos regards se croisèrent pour la première fois dans un éclair de reconnaissance mutuelle, me vint en un déclic le souvenir de Paris, des longs électrocars Mercedes glissant sous la pluie vers Notre-Dame, serres itinérantes aux vitres garnies de visages japonais avec leurs cent Nikon qui se dressaient avec ensemble, fleurs d’acier et de cristal, en un aveugle phototropisme. Derrière ses yeux, quand ils me trouvèrent, je vis glisser les lames du même obturateur. Je cherchai du regard Molly Millions, mais elle avait disparu. Les Lo Teks s’écartèrent pour lui permettre d’enjamber le banc. Il s’inclina, souriant, et quitta prestement ses sandales qu’il disposa, bien rangées côte à côte, avant de descendre sur le Plancher. Il s’avança vers moi, traversant cet ondulant trampoline de gravats comme un banal touriste foule la peluche synthétique d’un hall d’hôtel anonyme. Molly se laissa choir sur le Plancher. Qui gémit. Il était bourré de micros et d’amplis : capteurs fixés sur les gros ressorts à boudin disposés aux quatre coins et pastilles de contact collées au hasard sur des fragments de machinerie dévorés de rouille. Quelque part, les Lo Teks avaient installé un ampli couplé à un synthé et je distinguais à présent les contours de haut-parleurs arrimés en surplomb, derrière l’éclat blanc cru des projecteurs. Une boîte à rythme démarra, tel un cœur amplifié, battant avec la régularité d’un métronome. Elle avait ôté son blouson de cuir et ses bottes ; son débardeur laissait voir, tatoués sur ses bras maigres, les vagues contours de circuits électroniques de Chiba. Son jean en cuir luisait sous les projecteurs. Elle se mit à danser. Elle fléchit les genoux, pieds blancs crispés sur un réservoir d’essence aplati, et le Plancher qui Tue se mit à pulser en mesure. Le fracas engendré était un bruit de fin du monde, comme si les filins qui le retenaient au firmament lâchaient et partaient s’enrouler jusqu’à l’autre bout du ciel. Durant quelques mesures, l’autre accompagna le rythme, puis il avança, jaugeant à la perfection le mouvement du Plancher, comme un homme qui saute de dalle en dalle dans un jardin d’agrément. Il fit sauter le bout de son pouce avec dans le geste la grâce d’un homme rompu aux usages mondains et lança cette extrémité de phalange vers Molly. Sous les projecteurs, le filament réfractait la lumière en un arc-en-ciel filiforme. Molly plongea, roula, se releva en faisant un saut de carpe au-dessus du fouet monomoléculaire. Ses griffes avaient jailli dans la lumière, traduisant sans doute un réflexe de défense. La pulsation de la batterie s’accéléra et elle bondissait au même rythme, toison brune échevelée encadrant les lentilles d’argent opaque, la bouche réduite à un simple trait, lèvres crispées par la concentration. Le Plancher tonnait et grondait tandis que la troupe des Lo Teks hurlait d’excitation. Il rétracta le filament en un cercle spectral et polychrome d’un mètre de diamètre qu’il fit tournoyer devant lui, la main au pouce tranché tenue à hauteur du sternum : un bouclier. Alors, ce fut comme si Molly laissait quelque chose se libérer en elle et c’est à ce moment que sa danse de chien enragé commença pour de bon. Elle sautait, se tordait, se cabrait, se cambrait et finit par atterrir à pieds joints sur un bloc-moteur en alu, directement arrimé à l’un des ressorts à boudin. Je me plaquai les mains sur les oreilles et tombai à genoux, aspiré dans le vertige de la sono, certain que les bancs et le Plancher allaient dégringoler et s’abîmer sur la Cité de la Nuit ; je nous voyais déjà fracasser les baraques, traverser le linge tendu à sécher pour venir exploser sur le pavé comme des fruits pourris. Mais les suspentes tinrent bon et le Plancher ondulait comme une mer de métal en folie. Et sur cette mer, Molly dansait. Puis, à la fin, juste avant que l’homme projette une dernière fois le filament, je vis sur ses traits quelque chose, comme une expression incongrue. Pas de la peur ; encore moins de la colère. Je crois plutôt que c’était de l’incrédulité, une incompréhension abasourdie, mêlée d’une totale répulsion d’ordre esthétique pour le spectacle qu’il voyait, qu’il entendait, face à ce qui lui arrivait. Il rétracta le filament tournoyant dont le disque spectral se réduisit au diamètre d’une assiette tout en ramenant le bras au-dessus de la tête avant de l’abattre enfin, l’extrémité du pouce ainsi propulsée en direction de Molly comme une véritable créature vivante. Le Plancher s’incurva sous elle et le filament monomoléculaire lui frôla le crâne, puis le rebond de la surface élastique ramena l’homme dans la trajectoire du filin tendu. Alors qu’elle aurait dû lui repasser tranquillement au-dessus de la tête avant de venir réintégrer sa cuvette cémentée dure comme le diamant, la mèche lui trancha la main au ras du poignet. Devant ses pas, une fissure s’ouvrit dans le Plancher, à travers laquelle il plongea délibérément avec une étrange grâce, kamikaze vaincu choisissant de se jeter sur la Cité de la Nuit. S’il fit ce plongeon, c’est je crois en partie pour s’accorder la dignité de quelques secondes de silence : en fait, c’était d’abord le choc culturel infligé par Molly qui l’avait tué. Les Lo Teks rugirent, mais quelqu’un coupa l’ampli et c’est dans le silence que Molly, le visage pâle, figé, laissa s’amortir les oscillations du Plancher, ralentir le balancement, ne laissant plus subsister qu’un infime cliquetis de métal torturé et le crissement de la rouille raclant contre la rouille. On eut beau fouiller les lieux, on ne retrouva pas la main tranchée, mais seulement une courbe gracieuse inscrite sur une plaque d’acier oxydée, à l’endroit où le filament l’avait traversée. Les bords de la découpe rutilaient comme un chrome neuf. Nous n’avons jamais su si le Yakuza avait accepté nos conditions ou même s’il avait reçu notre message. Pour autant que je le sache, leur programme attend toujours Eddie Bax sur un rayon dans la réserve d’une boutique de cadeaux au troisième niveau de Sydney Central-5. Il y a sans doute plusieurs mois qu’ils en ont revendu l’original à Ono-Sendaï. Mais peut-être qu’ils ont quand même mis la main sur la transmission pirate car personne encore n’est venu me chercher et cela fait bientôt un an. S’ils s’avisent de venir, ils devront entreprendre une longue escalade dans l’obscurité, franchir le barrage des sentinelles de Dogue et, ces derniers temps, je n’ai plus tout à fait le look Eddie Bax. J’ai laissé Molly s’en charger, aidée d’un anesthésique local. Et mes nouvelles dents ont à présent quasiment pris racine. J’ai décidé de rester là-haut. C’est alors que je regardais de l’autre côté du Plancher avant que notre homme arrive que j’ai compris combien j’étais vide et creux. Que j’en avais assez de n’être qu’un vulgaire récipient. Alors maintenant, je descends rendre visite à Jones ; presque tous les soirs. Nous sommes désormais associés, Jones et moi. Molly Millions aussi est dans le coup. Molly s’occupe de mes intérêts au Drome. Jones est toujours au Parc d’attractions, mais il dispose d’un bassin plus grand, renouvelé en eau de mer par camion-citerne chaque semaine. Et il a sa came, quand il en a besoin. Il continue de causer aux gosses avec son cadre de lampions, mais moi, il me parle grâce à un nouvel affichage installé dans un hangar que je loue sur place, un écran bien meilleur que celui dont il disposait naguère dans la Marine. Et tous, on gagne plein d’argent, bien plus en tout cas que je n’en ai jamais gagné jusque-là, parce que la Pieuvre de Jones est capable de relire les moindres bribes de tout ce que l’on a pu me stocker en mémoire, et il me restitue l’information sur son écran, retranscrite enfin dans des langages qui me sont compréhensibles. De sorte qu’on a pu apprendre tout un tas de choses sur mes anciens clients. Et un de ces quatre, je demanderai à un chirurgien de m’extraire toutes ces puces de silicium encartées dans mes amygdales et je vivrai alors avec mes propres souvenirs, ma mémoire à moi, et celle de personne d’autre, comme tout le monde. Mais pas tout de suite. En attendant, c’est vraiment le pied, ici, de vivre collé au plafond dans la nuit, à écouter la condensation goutter des dômes, tout en se fumant une chinoise filtre. Le calme total – enfin, quand un couple de Lo Teks ne décide pas d’aller danser un coup sur le Plancher qui Tue. Et puis, c’est éducatif. Avec l’aide éclairée de Jones, je suis bien parti pour devenir, côté technique, le mec le plus branché du coin. FRAGMENTS DE ROSE EN HOLOGRAMME Cet été-là, Parker avait des insomnies. Il y avait des coupures de secteur ; et les soudaines défaillances de l’inducteur delta ramenaient de brusques et douloureux retours à la conscience. Pour y remédier, il bricola des cordons de liaison avec des pinces crocodile miniatures et du ruban électrique pour raccorder l’inducteur à une platine PSA alimentée sur batterie. Toute baisse de puissance sur l’inducteur déclenchait automatiquement le circuit de lecture de la platine. Il s’acheta une cassette PSA qui commençait avec le sujet endormi sur une plage tranquille. Elle avait été enregistrée par un jeune yogi blond doté d’une acuité visuelle de 10/10 et d’un sens chromatique anormalement développé. On l’avait fait venir par avion à la Barbade rien que pour lui faire faire un somme et son exercice matinal sur une superbe étendue de plage privée. La microfiche sur la jaquette pelliculée du boîtier transparent de la cassette expliquait que le yogi était capable de passer volontairement de phase alpha en phase delta sans avoir recours à un inducteur. Parker, qui depuis deux ans ne pouvait plus trouver le sommeil sans inducteur, se demandait si c’était possible. Il n’avait pu tenir jusqu’au bout qu’une seule fois, même si maintenant il connaissait par cœur la moindre sensation des cinq premières minutes subjectives. Pour lui, la partie la plus intéressante de la séquence était cette légère bavure au montage intervenant au début du savant exercice de respiration : dans cette esquisse de regard vers l’extrémité de la longue plage blanche qui révélait la silhouette d’un garde en patrouille le long d’une clôture grillagée, le fusil-mitrailleur passé à l’épaule. Pendant que Parker dormait, il y eut une baisse de secteur sur le réseau de la cité. La transition du delta naturel au delta PSA se traduisait par la pénétration implosive et noire dans la chair d’un autre. L’habitude amortissait toutefois le choc. Il sentit le contact du sable frais sous ses épaules. Les revers de son jean usé battaient ses chevilles nues sous la brise matinale. Bientôt, le garçon n’allait pas tarder à s’éveiller totalement et commencer son Ardha-Matsyendra-machinchose ; avec d’autres mains, Parker chercha dans le noir à tâtons la console PSA. Trois heures du mat’. Se faire un café dans le noir, juste un coup de lampe-torche pour verser l’eau bouillante. Le rêve matinal enregistré qui s’efface derrière d’autres paupières, panache sombre d’un cargo cubain – qui s’efface avec l’horizon qu’il parcourt sur l’écran gris de l’esprit. Trois heures du mat’. Laisse hier se redisposer autour de toi en images plates et schématiques. Ce que t’as dit, ce qu’elle a dit, pendant que tu la regardais remballer, appeler le taxi. T’as beau les retourner dans tous les sens, elles recomposent le même circuit imprimé, convergence d’hiéroglyphes vers un même composant central : toi, debout sous la pluie, et qui gueules après le taxi. La pluie était acide et âcre, couleur de pisse, presque. Le chauffeur t’a traité de connard ; t’as dû en plus payer double tarif. Elle avait trois valises. Derrière son respirateur et ses lunettes, le type avait l’air d’une fourmi. Il est parti sous la pluie en pédalant comme un malade. Elle ne s’est pas retournée. La dernière vision que tu gardes d’elle, c’est cette fourmi géante, qui t’adresse un geste obscène. Sa première unité PSA, Parker l’avait découverte dans un bidonville texan, la Jungle à Judy : une volumineuse console sous un habillage toc de plastique chromé. Un billet de dix dollars glissé dans la fente vous payait cinq minutes de gymnastique en apesanteur dans une station thermale orbitale suisse, des sauts de trampoline de vingt mètres au périhélie en compagnie d’un modèle pour Vogue âgé de seize ans – programme de rêve dans la Jungle où il était plus aisé de se payer une arme qu’un bain chaud. Un an plus tard, il était à New York muni de faux papiers quand deux grosses firmes avaient sorti les premières consoles portables et fourni les grands magasins à temps pour Noël. Les salles de PSA porno qui avaient fugitivement fleuri sur toute la Californie ne devaient jamais s’en remettre. L’holographie arriva dans la foulée, et les dômes Fuller grands comme des pâtés de maisons qui avaient été les holotemples de Parker dans son enfance se reconvertirent en supermarchés sur plusieurs niveaux, quand ils n’abritaient pas de poussiéreuses galeries de jeux où l’on pouvait encore trouver les vieilles consoles, sous des néons fatigués palpitant : PERCEPTION SENSORIELLE APPARENTE derrière une brume bleue de fumée de cigarette. Aujourd’hui, Parker a trente ans et il écrit des scripts pour les émissions de PSA, programmant les mouvements oculaires des caméras humaines de l’industrie. Les baisses de tension continuent. Dans la chambre, Parker caresse la façade d’alu brossé de son Sleep-Master Sendaï. La lampe témoin clignote puis s’éteint. Le café dans la main, il traverse la moquette pour rejoindre la penderie qu’elle a vidée la veille. Le faisceau de sa torche sonde les rayonnages à l’affût d’une preuve d’amour, trouve une bride de sandale en cuir, cassée, une cassette de PSA et une carte postale. La carte postale est un hologramme par réflexion en lumière blanche, l’hologramme d’une rose. Sous l’évier de la cuisine, il jette la bride dans le broyeur d’ordures. Ramolli par la baisse de secteur, l’appareil râle mais déglutit et digère. Puis, tenant délicatement l’hologramme entre le pouce et l’index, il l’approche des mâchoires en rotation. L’unité pousse un petit cri quand les dents d’acier entament le plastique pelliculé et pulvérisent la rose en mille fragments. Plus tard, il est assis sur le lit défait et fume. Il a glissé sa cassette dans la platine, prête à défiler. Certaines bandes féminines le désorientent, mais il doute que ce soit la raison pour laquelle il hésite maintenant à lancer la machine. En gros, un quart des utilisateurs de PSA sont incapables d’assimiler de manière confortable l’image corporelle subjective du sexe opposé. Les années passant, certaines vedettes de la PSA sont devenues de plus en plus androgynes pour tenter de capter cette tranche du public. Pourtant, les bandes personnelles d’Angela ne l’avaient jamais intimidé. (Oui, mais imagine qu’elle ait enregistré un amant ?) Non, ça ne peut pas être ça… c’est simplement que la cassette est une donnée parfaitement inconnue. Quand Parker avait quinze ans, ses parents l’avaient mis en apprentissage dans la filiale d’un cartel japonais de plastiques. À l’époque, il s’était estimé heureux ; le nombre de candidats par rapport aux bourses disponibles était énorme. Trois ans durant, il avait vécu avec sa promo dans un dortoir, chantant en chœur tous les matins les hymnes de la compagnie et réussissant en général à faire le mur du complexe au moins une fois par mois pour retrouver les filles de l’holodrome. Son apprentissage devait se terminer pour son vingtième anniversaire, lui laissant alors l’option d’être pleinement titularisé. Une semaine avant ses dix-neuf ans, muni de deux cartes de crédit volées et d’habits de rechange, il fit le mur pour la dernière fois. Il débarqua en Californie trois jours avant que le Nouveau Régime sécessionniste s’effondre dans le chaos. À San Francisco, les rues étaient parcourues par des groupes de guérilleros. Tous autant qu’ils étaient, les quatre gouvernements municipaux « provisoires » avaient accumulé des stocks de vivres avec un tel zèle qu’il était devenu impossible de trouver quoi que ce soit pour l’homme de la rue. Parker passa la dernière nuit de la révolution dans un faubourg incendié de Tucson, à faire l’amour à une adolescente maigre du New Jersey qui lui expliqua les points délicats de son horoscope entre deux crises de larmes presque silencieuses qui semblaient n’avoir aucun rapport avec ce qu’il pouvait dire ou faire. Des années plus tard, il devait réaliser qu’il n’avait plus la moindre idée de ses raisons initiales de rompre son contrat. Les trois premiers quarts de la cassette avaient été effacés ; il fallait se traverser en avance rapide une brume de parasites magnétiques où le goût et l’odorat se mêlaient dans le flou d’un canal unique. La sortie audio ne délivrait que du bruit blanc – le non-bruit de l’obscur océan primordial… (le contact prolongé avec une bande vierge peut induire des symptômes d’hallucination hypnagogique). Tapi dans les fourrés sur le bas-côté d’une route du Nouveau-Mexique à minuit, Parker regardait un char brûler sur la nationale. Les flammes léchaient la ligne blanche discontinue qu’il avait suivie depuis Tucson. L’explosion avait été visible à trois kilomètres de distance, voile blanc d’éclair de chaleur qui, sur le fond de ciel nocturne, avait transformé les branches pâles d’un arbre dénudé en leur propre négatif : bras de carbone tendus sur un ciel de magnésium. Bon nombre de réfugiés étaient armés. Le Texas devait l’accumulation de bidonvilles fumant sous les pluies chaudes du Golfe à la difficile neutralité qu’il avait maintenue face aux tentatives sécessionnistes de la Côte. Ces villes étaient bâties de carton, de contre-plaqué, de feuilles de plastique gonflées par le vent et de carcasses de véhicules. Elles s’appelaient Jump City ou Sugaree et possédaient des gouvernements et des limites vaguement définis qui variaient constamment sous les vents furtifs d’une économie de marché noir. Les troupes fédérales comme celles de l’État, dépêchées pour nettoyer les villes de leur pègre, trouvaient rarement quoi que ce soit. Mais à l’issue de chaque fouille, quelques hommes manquaient à l’appel. Certains avaient revendu leurs armes et brûlé leur uniforme et d’autres s’étaient approchés trop près des contrebandiers qu’ils avaient été chargés de débusquer. Au bout de trois mois, Parker avait envie de se tirer de là, mais les transports de marchandises étaient le seul passage sûr à travers les cordons militaires. Sa chance ne survint que par accident : tard, un après-midi, alors qu’il contournait le voile de fumée de cuisine qui se traînait au-dessus de la Jungle, il trébucha et faillit s’étaler sur le corps d’une femme échoué dans le lit asséché d’un ruisseau. Une nuée de mouches furieuses s’éleva du cadavre avant de se reposer, l’ignorant. Il se mit à fouiller le lit du cours d’eau, en quête d’un bout de bois. Dans le dos du blouson, juste sous l’omoplate gauche de la femme, il y avait un trou rond du diamètre d’un crayon. L’étoffe avait été rouge naguère, mais à présent elle était noire, raide, luisante de sang séché. Le vêtement pendu au bout de son bâton, il partit chercher de l’eau. Il ne devait jamais laver le blouson ; dans la poche gauche, il découvrit près de trente grammes de cocaïne, soigneusement emballés dans un sac de plastique fermé par du ruban chirurgical. La poche droite contenait quinze ampoules de Mégacilline-D ainsi qu’un cran d’arrêt à manche de corne avec une lame de vingt-cinq centimètres. L’antibiotique valait deux fois son poids en cocaïne. Il enfonça le couteau jusqu’à la garde dans une souche pourrie délaissée par les ramasseurs de bois de la Jungle, puis y suspendit le blouson ; quand il s’éloigna, les mouches étaient revenues tourner autour. Cette nuit-là, dans un bar au toit de tôle ondulée, alors qu’il attendait l’un des « hommes de loi » qui arrangeaient des passages à travers le cordon sanitaire, il essaya sa première machine PSA. Un appareil énorme, tout en chrome et néon, dont le propriétaire était très fier ; il avait participé personnellement au détournement du camion. « Si le chaos des années quatre-vingt-dix reflète un changement radical dans les paradigmes de l’appréhension du langage visuel, le basculement définitif hors de la tradition Lascaux/Gutenberg propre à la société préholographique, que devrions-nous attendre alors de cette nouvelle technologie, avec sa promesse de codage discret et de reconstitution subséquente de la gamme complète des perceptions sensorielles ? » Roebuck et Pierhal, Histoire américaine contemporaine : une approche systématique Avance rapide à travers le non-temps bourdonnant de la bande effacée… … pour te retrouver dans son corps. Soleil européen. Les rues d’une étrange cité. Athènes. Enseignes en caractères grecs et odeur de poussière… … et odeur de poussière. Contempler par ses yeux (en songeant : cette femme ne t’a pas encore rencontré ; c’est à peine si t’es sorti du Texas) le monument gris, chevaux courant dans la pierre, autour duquel les pigeons s’envolent et tournoient… … et la neige s’empare du corps de ton amour, l’efface, mouchetis gris. Des vagues de bruit blanc se brisent sur une plage absente. Et la bande s’achève. Le voyant de l’inducteur brille à présent. Allongé dans le noir, Parker se remémore les mille fragments de la rose en hologramme. Un hologramme a cette propriété : une fois illuminé, chacun de ses fragments récupérés révélera l’image entière de la fleur. Alors qu’il tombe vers le delta, il voit lui-même la rose et chacun de ses éclats révèle un tout qu’il a toujours ignoré – cartes de crédit volées – une banlieue incendiée – conjonctions planétaires d’un étranger – un char en flammes sur une nationale – un sachet de drogue aplati – un cran d’arrêt aiguisé sur le béton, fin comme la douleur. Réflexion : nous sommes chacun les fragments de l’autre, en a-t-il toujours été ainsi ? Cet instant d’un voyage en Europe, largué dans l’océan gris de la bande vierge… Lui est-elle plus proche maintenant, ou plus réelle, parce qu’il y est allé ? Elle l’avait aidé à avoir ses papiers, lui a trouvé son premier emploi dans la PSA. Leur histoire se réduisait-elle à cela ? Non, l’histoire, c’était le boîtier noir de l’inducteur delta, le placard vide, et le lit défait. L’histoire, c’était son mépris pour le corps parfait dans lequel il s’éveillait si le jus baissait, sa fureur après le vélo-taxi, sa peine de ne pas la voir refuser de se retourner sous la pluie contaminée. Mais chaque fragment révèle la rose sous un autre angle, se souvint-il alors, seulement le delta vint le submerger avant qu’il ait pu se demander ce que cela pouvait bien dire. LE GENRE INTÉGRÉ John SHIRLEY et William GIBSON Ça aurait pu être au Club Justine, au Jimbo’s, chez Sad Jack ou aux Rafters ; Coretti n’aurait jamais su dire au juste où il l’avait vue pour la première fois. Ça aurait pu se passer n’importe quand, dans n’importe lequel de ces bars. Elle traversait à la nage la demi-vie sous-marine des bouteilles et de la verrerie, entre les lents tourbillons de fumée de cigarette…, s’y mouvait comme dans son élément naturel, un bar après l’autre. Et voilà que Coretti se rappelait leur première rencontre, comme s’il la voyait par le mauvais bout d’un puissant télescope, nette et minuscule, image très lointaine. Il l’avait remarquée tout d’abord à L’Arrière-Salle. Ainsi dénommée car on y accédait par un étroit passage noir. Les murs du passage grouillaient de graffitis, les hublots des appliques étaient piquetés de papillons. Des éclats de ses briques peintes en blanc crissaient sous les pas. Et puis l’on pénétrait dans un espace obscur où traînait la vague et déroutante présence de la demi-douzaine d’autres bars qui avaient en vain essayé de s’installer dans la même salle sous diverses directions. Coretti s’y rendait parfois parce qu’il aimait le sourire las du serveur noir et parce que les rares clients étaient en général peu liants. La conversation avec les étrangers, ce n’était pas son fort, ni dans les soirées, ni dans les bars. Il était à l’aise au collège de la communauté où il occupait une chaire d’introduction à la linguistique ; il savait fort bien discuter avec son chef de département des enchaînements et diverses options pour amorcer une conversation. Mais restait en revanche incapable de parler à des étrangers dans les bars et les soirées. Il n’allait pas à beaucoup de soirées. Il fréquentait quantité de bars. Coretti ne savait pas comment s’habiller. Le costume était un langage et Coretti une manière de bègue vestimentaire, incapable d’instaurer par sa tenue le genre de déclaration cohérente et fondamentale qui saurait mettre les étrangers à l’aise. Son ex-épouse lui disait qu’il s’habillait comme un Martien ; qu’il n’avait absolument pas l’air d’être du coin. Il n’avait pas apprécié, car c’était vrai. Il n’avait jamais vu de fille comme celle qui était assise, le dos légèrement arqué, sous la lumière sous-marine qui se déversait sur le comptoir de L’Arrière-Salle. La même lumière se vrillait dans les lentilles des verres du barman, s’insinuait dans le col des bouteilles alignées, éclaboussait le miroir terni. Sous cet éclairage, sa robe avait le vert des jeunes épis de maïs, avec l’enveloppe à moitié épluchée, révélant le dos, la naissance des seins et par ses fentes une bonne longueur de cuisse. Ce soir-là, ses cheveux avaient une teinte cuivrée. Et ce soir-là, elle avait les yeux verts. Il s’avança d’un pas décidé entre les tables vides en chrome et Formica pour gagner le bar où il commanda un bourbon sec. Il retira son duffle-coat et finit par le garder sur les genoux en s’installant sur le tabouret voisin. Super, se hurla-t-il, elle va croire que tu planques une érection ! Et, non sans surprise, se rendit compte que tel était le cas. Il étudia son reflet dans la glace derrière le bar ; la trentaine, cheveux bruns qui se clairsemaient, visage étroit et pâle au bout d’un long cou, trop long pour le col ouvert de la chemise en nylon imprimée de gravures de voitures modèles 1910 en trois couleurs éclatantes. Il portait une cravate à grosses rayures diagonales marron et noires, trop étroite, sans doute, pour les becs de son col – il le voyait bien maintenant – grotesquement trop longs. Ou alors, c’était la couleur qui n’allait pas. Enfin, quelque chose. À côté de lui, dans la sombre clarté de la glace, la femme aux yeux verts avait des faux airs d’Irma la Douce. Mais de plus près, en scrutant son visage, il eut un frisson : comme les traits d’un animal. Un visage beau mais simple, trompeur, bidimensionnel. Sitôt qu’elle décèle qu’on la regarde, songea Coretti, on a droit au sourire, au dédain amusé – comme on voudra. Coretti bafouilla : « Puis-je, hum… vous offrir un verre ? » En des moments pareils, Coretti était pris d’un épouvantable tic de langage, le genre instituteur coincé : Hum. Il grimaça. Hum. « Vous voudriez, hum, m’offrir un verre ? Eh bien, comme c’est aimable », lui répondit-elle à son grand étonnement. « Oui, ce serait fort aimable. » Vaguement, il remarqua que sa réponse était aussi empruntée et dépourvue d’assurance que la sienne. Elle ajouta : « Un Tom Collins, pour l’occasion, conviendrait à merveille. » Pour l’occasion ? À merveille ? Déconcerté, Coretti passa commande et régla. Une grosse femme en Jean et chemise cow-boy à broderies se traîna jusqu’au comptoir près de lui pour demander de la monnaie au barman. « C’est ça, ouais », lança-t-elle. Puis, la démarche imposante, gagna le juke-box où elle programma « C’est ta faute si nos gosses sont moches », de Conway et Loretta. Coretti se tourna vers la femme en vert et murmura, d’un ton hésitant : « Appréciez-vous la musique country ? » Appréciez-vous… ? Il grogna en secret devant son style et essaya de sourire. « Oui, bien sûr », répondit-elle, une infime tension dans la voix. « Certainement. » La cow-girl revint s’asseoir près de lui et demanda à la fille, avec un clin d’œil : « C’te p’tite terreur t’embête, poupée ? » Et la dame en vert aux yeux d’animal répondit : « Oh, bigre non, mon chou, j’l’ai à l’œil. » Et elle rit. Juste ce qu’il fallait. La fraction de Coretti qui était dialectologiste se trémoussa, mal à l’aise ; trop parfait, ce changement de style et de ton. Actrice ? Imitatrice de talent ? Le mot mimétisme lui vint soudain à l’esprit, mais il l’écarta pour étudier plutôt son reflet dans la glace : les rangées de bouteilles occultaient ses seins comme une robe de verre. « Moi, c’est Coretti. » Son poltergeist verbal adoptait, impromptu, un genre mec à la coule qui était tout sauf convaincant. « Michael Coretti. — Enchantée », fit-elle, trop bas pour être entendue de l’autre femme, en reprenant sa parodie bancale d’Emily Post[7]. « Conway et Loretta », dit la cow-girl, à personne en particulier. « Antoinette », dit la femme en vert, avec une inclinaison de la tête. Elle finit son cocktail, fit mine de consulter sa montre, dit merci-pour-le-verre foutrement bien trop poliment et sortit. Dix minutes plus tard, Coretti la suivait sur la Troisième Avenue. Il n’avait jamais suivi personne de sa vie et ça le terrifiait et l’excitait à la fois. Quinze mètres lui semblaient un écart discret, mais qu’était-il censé faire si jamais il lui prenait de regarder derrière elle ? La Troisième Avenue n’est pas précisément une rue sombre et c’est là, éclairée par un réverbère comme par un projecteur de scène, qu’elle se mit à changer. La rue était déserte. Elle était en train de traverser. Elle descendit du trottoir, et ça commença. D’abord, la couleur de ses cheveux – au début, il crut que c’étaient des reflets. Mais il n’y avait pas de néon pour jeter les taches de couleur qui étaient apparues, des couleurs qui glissaient et se fondaient comme des flaques d’huile. Puis les taches s’évaporèrent et trois secondes après, elle était blond cendré. Il resta persuadé que c’était un jeu de lumière jusqu’au moment où sa robe commença de se ratatiner, se rétracter sur son corps comme une feuille d’emballage thermoplastique. Une partie se détacha franchement, petit tas de lambeaux sur le pavé, abandonné telle la mue de quelque fabuleux animal. Lorsque Coretti passa devant, ce n’était plus qu’une mousse verte en train de se dissoudre en grésillant. Il porta de nouveau les yeux sur la fille et sa robe en était devenue une autre, satin vert, celle-ci, aux reflets moirés. Ses souliers avaient également changé. Elle avait les épaules nues, en dehors des fines bretelles qui se croisaient dans le bas du dos. Ses cheveux étaient devenus courts, hérissés. Il s’aperçut qu’il était en train de s’appuyer contre la vitrine d’une joaillerie, le souffle rauque et court, à cause de l’humidité du soir d’automne. Une pulsation de disco lui arrivait, provenant de deux immeubles plus loin. Lorsqu’elle approcha de la boîte, les mouvements de la fille prirent subrepticement un nouveau rythme – une accentuation dans le balancement des hanches, une façon différente de poser les talons sur le trottoir. Le portier de l’établissement la laissa passer avec un vague hochement de tête. Il arrêta Coretti, lorgna son permis de conduire, regarda de travers son duffle-coat. Anxieux, Coretti scrutait impatiemment les profondeurs éclaboussées de lumière d’un escalier en plastique laiteux, juste derrière le gorille. C’est là qu’elle s’était évanouie, dans l’éclat robotique et le tonnerre redondant. À contrecœur, l’homme enfin le laissa passer et il gravit pesamment les marches, dérangeant, dans sa hâte, le jeu subtil des lumières sous les degrés de plastique translucide. Coretti n’était jamais encore entré dans une discothèque ; il se retrouva dans un environnement conçu pour la satisfaction-totale-par-la-distraction. Il rama, nerveux, happé par ce brassage des corps, des modes et des incantations urbaines mécaniques pulsées par les énormes haut-parleurs. Il la chercha, presque à l’aveuglette, sur la piste de danse, galerie de poses figées par la lumière stroboscopique. Et la trouva au bar, en train de boire quelque atroce mixture servie dans un grand verre, tout en écoutant parler un jeune homme vêtu d’une ample chemise de soie pâle et d’un pantalon noir très serré. Elle hochait la tête, à ce que Coretti estima être des intervalles appropriés. Coretti commanda, en désignant une bouteille de bourbon. Les grands verres, elle en descendit cinq, puis suivit le jeune homme sur la piste. Elle évoluait en accord parfait avec la musique, adoptant une succession de poses ; elle parcourut en entier la séquence exigée, avec grâce mais sans outrance, parfaitement à l’aise. Et toujours, toujours, parfaitement à l’aise. Son cavalier en revanche dansait de façon mécanique, parcourant le rituel avec effort. Quand la danse s’acheva, elle se retourna brusquement et plongea dans le gros de la foule. La masse ondulante se referma derrière elle comme une pâte en fusion. Coretti s’y engouffra sur ses pas, sans jamais la quitter des yeux – et il fut le seul à suivre sa métamorphose. Le temps d’avoir atteint les marches, elle était devenue châtaine et portait une robe longue bleue. Une fleur blanche s’épanouissait dans sa chevelure, derrière l’oreille droite ; ses cheveux étaient à présent plus longs et raides. Ses seins étaient légèrement plus volumineux, ses hanches un soupçon plus lourdes. Elle descendit les marches quatre à quatre, et Coretti s’en inquiéta. Avec tout ce qu’elle avait bu ! Mais l’alcool semblait n’avoir aucun effet sur elle. Toujours sans la quitter des yeux, Coretti la suivit, sentant son cœur palpiter plus vite que la pulsation de la disco derrière lui, certain qu’à tout moment elle allait se retourner, le fusiller du regard, appeler à l’aide. Deux carrefours plus bas dans la Troisième, elle tourna pour entrer au Lothario’s. Il y avait à présent quelque chose de différent dans sa démarche. Le Lothario’s était composé d’une succession de salles tranquilles envahies de fougères et de glaces Arts déco. Des imitations de lampes Tiffany étaient accrochées au plafond, en quinconce avec des ventilateurs à pales de bois qui tournaient trop lentement pour agiter les colonnes de fumée stagnant autour du doux murmure des conversations. Venant après la discothèque, le Lothario’s était un lieu familier et réconfortant. Un pianiste de jazz en chemise rayée et cravate dénouée rivalisait en sourdine avec les discussions et les rires étouffés d’une douzaine de tables. Elle était au bar ; la moitié seulement des tabourets étaient occupés, mais Coretti choisit une table près du mur, à l’ombre d’un palmier miniature, et passa sa commande. Il but le bourbon et en commanda un autre. Ce soir, l’alcool ne lui faisait pas grand-chose. Elle était assise près d’un jeune homme, encore un jeune homme, avec le sempiternel visage à l’air affable, aux traits réguliers. Il portait une chemise de golf jaune et un jean repassé. Elle le frôlait de la hanche, à peine. Ils n’avaient pas l’air de parler, mais Coretti sentit que, quelque part, ils étaient en communion. Légèrement penchés l’un vers l’autre, silencieux. Coretti se sentait bizarre. Il se rendit aux toilettes, s’aspergea d’eau le visage. Au retour, il s’arrangea pour passer à moins d’un mètre d’eux. Leurs lèvres restèrent figées tant qu’il ne fut pas à portée d’oreille. Chacun son tour, il les entendit alors murmurer en palabres réalistes : « …vu ses derniers films, mais… — Mais enfin, il ne se refuse rien, vous ne trouvez pas ? — Certes, mais au sens où… » Et pour la première fois, Coretti sut ce qu’ils étaient, ce qu’ils devaient être. Ils étaient de cette espèce qu’on voit dans les bars, qui semblent être nés sur place, s’y trouver authentiquement chez eux. Pas des ivrognes, non : du mobilier humain. Des piliers de bar. Le genre intégré. Quelque chose en lui le poussait à la confrontation. Il regagna sa table mais se découvrit incapable de s’asseoir. Il pivota, respira un bon coup et se dirigea, très raide, vers le bar. Il avait envie de la taper sur sa douce épaule et de lui demander qui elle était et précisément, ce qu’elle était, et de souligner la froide ironie du fait que c’était lui, Coretti, le décalé, le fringué comme un Martien, le chien dans le jeu de quilles, celui dont la tenue et la conversation ne collaient jamais, qui avait en fin de compte deviné leur secret. Mais il craqua et se contenta de prendre le tabouret à côté d’elle et de commander un bourbon. « Mais vous ne croyez pas, demandait-elle à son compagnon, que tout ceci soit relatif ? » Les deux sièges après son voisin furent bientôt occupés par un couple qui parlait politique. Antoinette et la Chemise de golf enchaînèrent sans hiatus sur le même thème, le recyclant à voix juste assez haute pour être entendus. Lorsqu’elle parlait, son visage demeurait inexpressif : un oiseau qui fait des trilles sur sa branche. Elle était juchée avec une telle aisance sur son tabouret, comme s’il était un nid. Chemise de golf payait chaque tournée. Il avait toujours exactement l’appoint, sauf quand il voulait laisser un pourboire. Coretti les regarda se descendre méthodiquement six cocktails chacun, comme des insectes qui se gorgent de nectar. Mais à aucun moment ils ne haussèrent le ton, nulle rougeur ne leur vint aux joues, et quand enfin ils se levèrent, ce fut sans montrer la moindre trace d’ivresse – une faiblesse, estima Coretti, une faille dans leur camouflage. Ils ne lui prêtèrent pas la plus petite attention tandis qu’il les filait dans trois bars successifs. Lorsqu’ils entrèrent chez Waylon, leur métamorphose fut si rapide que Coretti eut du mal à en suivre les phases. C’était le genre de boîte où les portes des toilettes étaient marquées respectivement Pointers et Setters, où les pots de hachis et de saucisses à cocktail étaient surmontés d’une petite plaque en simili-pin : La Maison a passé un accord avec les banques : là-bas, on ne sert pas de bière, ici, on ne prend pas les chèques. Chez Waylon, elle était grassouillette, avec des cernes sombres sous les yeux. Il y avait des taches de café sur ses jambes de combinaison en polyester. Son compagnon était en jean, T-shirt et casquette de base-ball rouge ornée de l’insigne rouge et noir des camions Peterbilt. Coretti prit le risque de les perdre lorsqu’il dut filer en hâte se soulager une minute chez les « Pointers », louchant avec perplexité sur une pancarte en carton qui rappelait : LE SERVICE EST BIEN, ÇA VOUS PLAÎT ? ALORS VISEZ BIEN, S’IL VOUS PLAÎT ! La Troisième Avenue allait se perdre près des quais dans un dédale pétrifié de bâtisses en briques. Après le dernier carrefour, des traces luisantes de vomissures maculaient régulièrement la chaussée, et l’on voyait des vieux somnoler devant l’écran de téléviseurs noir et blanc, à jamais scellés derrière les baies embuées d’hôtels défraîchis. Le bar qu’ils dénichèrent n’avait pas de nom. Un as de carreau s’écaillait graduellement sur la vitrine mal tenue et le serveur avait une tronche de poing fermé. Une radio FM en plastique ivoire déversait de la soupe rock sur les rangées inégales de tables désertes. Ils alternaient alcool et bière. Ils étaient vieux à présent, deux zéros qui s’imbibaient et fumaient sous l’éclat d’ampoules nues, crachaient leurs poumons autour d’un paquet froissé de Camel qu’elle avait extrait de la poche d’un imper brun crasseux. À deux heures vingt-cinq, ils étaient dans la salle installée au dernier étage, sur le toit du nouveau complexe hôtelier dominant les quais. Elle portait une robe du soir et lui un costume sombre. Ils buvaient du cognac en faisant semblant d’admirer les lumières de la ville. Ils avaient bu chacun trois fines alors que Coretti les surveillait derrière ses deux doigts de Wild Turkey servis dans un grand verre en cristal de Waterford. Ils burent jusqu’à la fermeture. Coretti les suivit dans l’ascenseur. Ils sourirent poliment, mais sinon l’ignorèrent. Deux taxis attendaient devant l’hôtel ; ils prirent le premier, Coretti le second. « Suivez cette voiture », murmura Coretti d’une voix rauque, jetant son dernier billet de vingt au chauffeur, un hippie sur le retour. « Pas de problème, mec, pas de problème… » Ils filèrent l’autre taxi, traversèrent six intersections, jusqu’à un autre hôtel, plus modeste. Le couple descendit de voiture et s’engouffra dans l’établissement. Coretti sortit lentement du taxi, le souffle court. Il était jaloux à en avoir mal : jaloux de cette incarnation de la conformité, de cette femme qui n’était pas une femme, de ce papier peint humain. Coretti avisa l’hôtel… et perdit sa superbe. Il se détourna. Il rentra chez lui à pied. Seize rues plus loin. À un moment donné, il se rendit compte qu’il n’était pas saoul. Absolument pas saoul. Dans la matinée, il téléphona pour annuler son premier cours. Mais la gueule de bois ne fit pas mine de venir. Il n’avait pas la bouche sèche et, lorsqu’il s’examina dans le miroir de la salle de bains, il vit qu’il n’avait pas les yeux injectés de sang. L’après-midi, il dormit et rêva de gens à tête de mouton qui se reflétaient dans des glaces derrière des rangées de bouteilles. Ce soir-là, il sortit dîner, seul – et ne mangea rien. L’impression, quelque part, que la nourriture au fond de l’assiette lui rendait son regard. Il la touilla vaguement pour donner le change, régla l’addition, sortit, entra dans un bar. Puis dans un autre. Et un autre encore, toujours à sa recherche. Il avait à présent recours à sa carte de crédit, bien qu’il eût déjà salement entamé son découvert chez Visa. S’il la vit, il ne la reconnut pas. Parfois, il observait l’hôtel où il l’avait vue pénétrer. Il examinait soigneusement chacun des couples qui y entraient et en sortaient. Non pas qu’il eût été capable de la repérer à son seul aspect – mais il aurait dû y avoir quelque chose, une reconnaissance intuitive. Il observait les couples et n’était jamais sûr. Au cours des semaines suivantes, il visita systématiquement jusqu’au moindre troquet du patelin. Muni d’abord d’un plan de la ville et de cinq pages jaunes arrachées à l’annuaire, il progressa graduellement pour finir par les plus obscurs établissements, les gargotes non inscrites au répertoire professionnel. Certaines n’avaient même pas le téléphone. Il s’inscrivit à des clubs privés douteux, découvrit des retraites sans licence, ouvertes hors des heures légales, où l’on venait avec ses munitions, et s’assit dans des arrière-salles obscures dévolues à des sexualités marginales dont il avait jusqu’à présent ignoré l’existence. Mais il n’en poursuivit pas moins ce qui était devenu son circuit nocturne. Il l’entamait toujours par L’Arrière-Salle. Elle n’était jamais là, ni dans les deux bars suivants. Les barmen le connaissaient et ils aimaient bien le voir venir, parce qu’il buvait continuellement sans pour autant jamais avoir l’air saoul. D’accord, il reluquait un peu les autres clients… et après ? Coretti perdit son boulot. Il avait trop raté de cours. Il s’était mis à surveiller l’hôtel chaque fois qu’il pouvait, y compris dans la journée. On l’avait vu dans bien trop de bars. Apparemment, il ne se changeait jamais. Il refusait les cours de nuit. Il abandonnait en plein milieu une de ses conférences pour se tourner vers la fenêtre, l’œil vacant. En secret, il n’était pas mécontent d’avoir été viré. Ses collègues de faculté le lorgnaient d’un drôle d’air à la cantine quand il refusait de manger. Et puis, maintenant, ça lui laissait plus de temps pour son enquête. Coretti la retrouva à deux heures quinze du matin le mercredi, dans un bar pour homos appelé L’Étable. Entre les frises de bois brut où s’accrochaient licous et outils de ferme rouillés, la boîte résonnait de rires dans une atmosphère de parfum et de bière. Elle jouait les frangines gloussantes, en robe de strass bleu, une plume verte plantée dans sa moumoute brune. Envahi d’une espèce de soulagement presque cellulaire, Coretti ressentait comme une admiration pour l’orgueil étrange qu’il percevait à présent en elle… et ceux de son espèce. Ici aussi, elle s’intégrait. Elle y était un type caractéristique, la vieille toupie qui ne constitue aucune menace pour les folles et leurs machos. Son compagnon était devenu un type sans âge aux tempes soigneusement argentées, en chandail angora et trench-coat. Ils burent et burent encore, et sortirent en riant aux éclats – riant du rire parfaitement adéquat. Dehors, les essuie-glaces du taxi qui attendait sous la pluie dupliquaient les battements du cœur de Coretti. Enjambant maladroitement les flaques sur le trottoir, Coretti se glissa dans la voiture, craignant leurs réactions. Coretti était à l’arrière, à côté d’elle. L’homme aux tempes argentées parla au chauffeur. Celui-ci marmonna dans son micro, engagea une vitesse et démarra dans la pluie et les rues sombres. Le paysage urbain ne laissa aucun souvenir à Coretti qui s’imaginait déjà que le taxi s’arrêtait, que l’homme en gris et la femme hilare le poussaient dehors en désignant, avec le sourire, la porte d’un hôpital psychiatrique. Ou bien : le taxi s’arrêtait, le couple se retournait en hochant tristement la tête. Et une douzaine de fois, il lui sembla voir le véhicule s’immobiliser dans une ruelle vide où ils l’étranglaient méthodiquement. Coretti laissé pour mort sous la pluie. Parce qu’il était un étranger. Mais ils arrivèrent en fait à l’hôtel de Coretti. À la lueur blafarde du plafonnier, il examina soigneusement l’homme tandis qu’il cherchait dans son manteau l’argent de la course. Coretti avait une vue parfaite sur le revers du manteau et découvrit qu’il était d’une pièce avec le chandail. Nulle saillie de portefeuille et nulle poche. Mais une sorte de fente s’ouvrit. Elle s’élargit quand les doigts de l’homme pesèrent dessus, dégorgeant de la monnaie. Trois billets, repliés, furent rejetés en douceur de la fente. Les coupures étaient légèrement humides. Elles séchèrent quand l’homme les déplia, telles les ailes d’un papillon qui vient d’émerger de la chrysalide. « Gardez la monnaie », dit l’homme en descendant du taxi. Antoinette se glissa dehors et Coretti suivit machinalement, l’esprit obnubilé par la fente. La fissure moite, bordée de rouge, comme une branchie. Le hall était désert et le réceptionniste penché sur ses mots croisés. Le couple traversa lentement le hall en direction de l’ascenseur, Coretti sur ses talons. À un moment, il essaya de capter son regard, mais elle l’ignora. Et à un autre moment, alors que la cabine montait sept étages au-dessus de celui de Coretti, elle se pencha pour renifler le cendrier mural chromé, comme un chien flaire le sol. Les hôtels, tard dans la nuit, ne sont jamais tranquilles. Les corridors jamais parfaitement silencieux : ce sont d’innombrables soupirs à peine audibles, le froissement des draps, et des voix étouffées murmurant des bouts de phrases en plein sommeil. Mais dans le couloir du neuvième, Coretti avait l’impression d’évoluer dans un vide parfait, sans le moindre bruit ; ses souliers étaient totalement inaudibles sur la moquette sans couleur et même les battements de son cœur d’intrus étaient absorbés dans le motif vague qui décorait le papier peint. Il essaya de compter les petits ovales de plastiques vissés sur les portes, chacun gravé de ses trois chiffres, mais le corridor semblait s’étirer à l’infini. Enfin, l’homme s’immobilisa devant une porte, une porte comme les autres, laquée d’une imitation bois de rose, et posa la main sur le verrou, la paume à plat contre le métal. Il y eut comme un vague raclement, puis le mécanisme émit un déclic et la porte s’ouvrit. Lorsque l’homme retira sa main, Coretti vit une écharde d’os en forme de clé, gris rosâtre, se rétracter avec un glissement humide dans la chair pâle. Aucune lumière ne brillait dans la chambre, mais le halo pâle des néons de la cité qui filtrait à travers les stores vénitiens lui permit d’apercevoir les traits de la douzaine ou plus d’individus juchés sur le lit, le divan, les fauteuils et les tabourets du coin-cuisine. Au début, il crut qu’ils avaient les yeux ouverts, mais il se rendit compte que leurs pupilles ternes étaient cachées derrière des membranes nictitantes, ces troisièmes paupières qui reflétaient les pâles teintes des enseignes derrière la fenêtre. Tous portaient encore ce qu’avait exigé le dernier bar visité : les pèlerines informes de l’Armée du Salut côtoyaient la tenue de week-end du banlieusard, les robes du soir frôlaient le bleu de travail poussiéreux, le cuir de motard le tweed Harris brossé. Avec le sommeil, s’était évanoui tout semblant d’humanité. Ils étaient perchés. Son couple s’installa au bord du comptoir en Formica du coin-cuisine, et Coretti hésita, planté au milieu de la moquette vide. Des années-lumière de cette moquette semblaient le séparer des autres, mais quelque chose l’appelait malgré la distance, promesse de repos, de paix, d’intégration. Et pourtant, il hésitait, tremblant d’une indécision qui semblait naître du noyau génétique de chaque cellule de son corps. Jusqu’à ce que tous ouvrent les yeux, simultanément, glissement latéral des membranes qui révélaient le calme inhumain d’habitants des abysses océaniques. Coretti hurla et s’enfuit, dévalant des corridors et de résonnantes cages d’escalier en béton pour retrouver la pluie fraîche et les rues quasi vides. Coretti ne revint jamais à sa chambre au troisième étage de cet établissement. Un détective d’hôtel blasé récupéra les textes de linguistique, l’unique valise de vêtements et le tout finit vendu aux enchères. Coretti prit une chambre dans une pension de famille tenue par une propriétaire lugubre, baptiste et abstinente, qui faisait prier ses locataires au début de chaque dîner, régulièrement trop cuit. Elle ne se formalisa pas que Coretti ne se joignît jamais à ces repas ; il expliqua qu’il était nourri gratis sur son lieu de travail. Il mentait à présent sans gêne aucune et avec adresse. Il ne buvait jamais à la pension et ne rentrait jamais saoul. Monsieur Coretti était un peu bizarre, mais réglait toujours son loyer à terme. Et il était très calme. Coretti cessa de la chercher. Il cessa de fréquenter les bars. Il buvait dans des gobelets de papier en se rendant au travail ou bien au retour, un boulot dans l’entrepôt d’une maison d’édition, dans un quartier où la reconversion en zone industrielle avait laissé peu de place aux bars. Il travaillait la nuit. Parfois, à l’aube, perché au bord de son lit défait, encore aux portes du sommeil – il dormait rarement allongé, à présent –, il songeait à elle. Antoinette. À eux. Le genre intégré. Parfois, il spéculait, rêveur… Peut-être étaient-ils l’analogue de ces souris des maisons, un genre de petit animal que l’évolution destinait à vivre exclusivement dans les murs des structures faites par l’homme. Une espèce d’animal vivant exclusivement de boissons alcoolisées. Dotés d’un métabolisme particulier, ils convertissent l’alcool et les diverses protéines présents dans les mixtures, cocktails, vins ou bières en tout ce qui leur est nécessaire. Et ils sont capables de modifier leur apparence extérieure, comme un caméléon ou une rascasse, pour se protéger. De façon à pouvoir vivre parmi nous. Et peut-être, songeait Coretti, se développent-ils par étapes. Dans les premières phases, ressemblant à des hommes, mangeant la même nourriture que les hommes, et ne percevant leur différence que comme un vague malaise, l’impression d’être décalé. Un genre d’animal doté de son intelligence propre, de son propre corpus d’instincts urbains. Et avec la capacité de reconnaître ses semblables quand ils sont à proximité. Peut-être. Et peut-être pas. Coretti glissa dans le sommeil. Un mercredi – il avait son nouveau boulot depuis trois semaines –, sa propriétaire ouvrit sa porte – elle ne frappait jamais – pour lui dire qu’on le demandait au téléphone. Un soupçon inhabituel crispait sa voix, et Coretti la suivit le long du couloir sombre jusqu’au salon du second où se trouvait l’appareil. Lorsqu’il approcha de son oreille le combiné noir démodé, il n’entendit tout d’abord que de la musique, puis un brouillard sonore qui se résolut en un amalgame de conversations fragmentées. Des rires. Personne ne lui parla sur le fond de bruits de salle, mais la chanson à l’arrière-plan était « C’est ta faute si nos gosses sont moches ». Puis il y eut la tonalité, quand le demandeur eut raccroché. Plus tard, seul dans sa chambre, écoutant le pas décidé de la propriétaire dans la pièce du dessous, Coretti réalisa qu’il n’avait nul besoin de rester là où il était. L’appel était venu. Mais la propriétaire exigeait pour tout départ trois semaines de préavis. Cela voulait dire que Coretti lui devait de l’argent. L’instinct lui dicta de lui en faire cadeau. Dans la chambre voisine, un travailleur chrétien toussait dans son sommeil lorsque Coretti se leva et descendit téléphoner dans le hall. Il annonça au contremaître de l’équipe de nuit qu’il quittait son boulot. Il raccrocha, remonta dans sa chambre, verrouilla la porte derrière lui et, lentement, se déshabilla pour se retrouver tout nu devant la litho criarde de Jésus dont le cadre était accroché au-dessus du bureau d’acier marron. Puis il compta neuf billets de dix. Qu’il déposa soigneusement à côté de la plaque-autel décorant le dessus du meuble. C’étaient de très jolis billets. Parfaitement valables. Il les avait faits lui-même. Cette fois, il ne se sentait pas d’humeur à faire la causette. Elle sirotait un margarita, il commanda la même chose. Elle régla, sortant la monnaie en glissant prestement la main entre ses seins qui pigeonnaient sous sa robe au décolleté profond. Il entrevit la branchie qui se refermait. Une excitation naquit en lui – mais cette fois, sans se traduire par une érection. Après le troisième margarita, leurs hanches se frôlaient et il sentit s’épancher en lui quelque chose comme de lentes vagues d’orgasme. Le point de contact était collant ; une zone large comme le gras du pouce, à l’endroit où s’était ouverte l’étoffe. Il était deux hommes : celui, à l’intérieur, en train de fusionner avec elle dans une communion cellulaire totale, et celui de la coquille extérieure, négligemment installé sur un tabouret, accoudé au bar, tournant du bout des doigts la pique dans son verre. Souriant dans le vide, l’air badin. Tranquille, dans la pénombre fraîche. Et à un moment, mais un moment seulement, quelque chose en lui de lointain, d’inquiet, le poussa à baisser les yeux vers l’endroit où palpitaient les tubes de rubis rose, les vrilles aux lèvres acérées à l’œuvre dans l’ombre entre eux deux. Pareils aux tentacules emmêlés de deux anémones étranges. Ils étaient en train de s’accoupler, à l’insu de tout le monde. Et le barman, quand il leur apporta leurs deux nouveaux verres, avait un sourire las et leur dit : « Qu’est-ce qui tombe, pas vrai ? Et ça fait pas mine de se lever. — Ça a été comme ça toute la semaine, répondit Coretti. Comme vache qui pisse. » Et il l’avait dit à la perfection. Comme un homme, un vrai. HINTERLAND Quand Hiro pressa le bouton, je rêvais de Paris, rêvais de rues humides et sombres en hiver. La douleur montait en oscillant du fond de mon crâne, pour exploser derrière les yeux en un voile de néon bleu ; je sortis d’un bond du hamac en toile, en hurlant. Je hurle toujours ; j’y mets un point d’honneur. La rétroaction faisait rage sous mon crâne. L’inter de douleur est un circuit auxiliaire dans l’implant de l’ostéophone, raccordé directement aux centres de la douleur, le truc idéal pour percer la brume barbiturique d’un substitut. Il me fallut quelques secondes pour que ma vie se recompose, icebergs biographiques jaillissant du brouillard : qui j’étais, où j’étais, ce que je faisais là, et qui me réveillait. La voix d’Hiro me crépitait dans la tête via l’implant à conduction osseuse. « Bordel, Toby. Tu sais ce que ça me fait aux oreilles, de hurler comme ça ? — Vous savez à quel point je me fous de vos putains d’oreilles, docteur Nagashima ? Je m’en fous autant que de… — Pas le temps de débiter des couplets amoureux, gamin. On a du boulot. Mais qu’est-ce que c’est que ces pics de cinquante millivolts qui te sortent des temporaux, hein ? Encore en train de faire des mélanges avec tes calmants, histoire de leur redonner de la couleur ? — Ton électro déconne, Hiro. T’es cinglé. Je voudrais seulement dormir… » Je m’effondrai dans le hamac, voulus remonter sur moi le voile d’obscurité, mais sa voix était toujours là. « Désolé, mec, mais tu bosses aujourd’hui. On a un vaisseau qui est rentré, il y a une heure. L’équipe du sas est déjà sur place, en train de découper le réacteur pour que la cellule puisse passer la porte. — Qui est-ce ? — Leni Hoffmannstahl, Toby, physico-chimiste, citoyenne de la République fédérale d’Allemagne. » Il attendit que j’aie fini de grogner. « Pièce de viande confirmée. » Adorable, la terminologie de notre jargon professionnel. Il voulait dire que le vaisseau de retour avait une télémétrie médicale active et contenait donc un corps humain chaud, en état psychologique non encore confirmé. Je fermai les yeux, oscillai dans le noir. « On dirait bien que t’es bon pour être son substitut, Toby. Son profil était en synchro avec celui de Taylor mais il est en perme. » Je n’étais pas dupe des « permes » de Taylor. De sortie dans les bidons agricoles, bourré d’amitriptyline, il faisait de l’aérobic pour effacer ses derniers accès de dépression clinique. Une des maladies professionnelles des substituts. Taylor et moi, on s’entend mal. Marrant, comme c’est souvent le cas avec les mecs dont le profil psychosexuel est trop proche du vôtre. « Eh, Toby ? Mais où tu trouves donc toute cette dope ? » La question était rituelle. « Par Charmian, hein ? — Par ta mère, Hiro. » Il sait aussi bien que moi que c’est par Charmian. « Merci, Toby. Je t’accorde cinq minutes pour monter ici me prendre l’Ascenseur pour le Paradis, passé ce délai, je t’envoie les gardes-malades russes te donner un coup de main. Et les mâles, je précise. » Je restai bien peinard à me balancer dans mon hamac, jouant au jeu baptisé la Place de Toby Halpert dans l’Univers. Pas égotiste pour deux sous, je place le soleil au centre, le dispensateur de lumière, l’orbe du jour. Tout autour, orbitent gentiment les planètes, notre système natal familier. Mais précisément ici, en un point déterminé à un huitième de parcours vers l’orbite de Mars, j’accroche un gros cylindre d’alliage léger, comme un modèle à quart d’échelle de Tsiolkovsky 1, le Paradis ouvrier du point L-5. Tsiolkovsky 1 est immobile au point de libération entre la gravité de la Terre et celle de la Lune, tandis qu’il nous faut une voile photonique pour nous maintenir ici, vingt tonnes d’alu tendues sur un hexagone de cinq kilomètres d’apothème. C’est cette voile qui nous a poussés depuis l’orbite terrestre et qui maintenant est notre ancre. Elle nous sert à tirer des bords dans le courant de photons, pour nous maintenir en place près de cette chose – ce point, cette singularité – que nous avons baptisée l’Autoroute. Les Français l’appellent le Métro et les Russes le Fleuve, mais métro n’évoque pas la notion de distance et fleuve, pour les Américains, n’a pas tout à fait les mêmes résonances de solitude. Vous pouvez le baptiser Coordonnées de l’Anomalie de Tovyeski, si vous tenez absolument à parler d’Olga. Olga Tovyeski, Notre-Dame des Singularités, sainte patronne de l’Autoroute. Hiro ne m’avait pas fait confiance pour monter tout seul : juste avant que les infirmiers russes ne se pointent, il alluma la lumière dans ma cabine, par télécommande, et la laissa vaciller et crépiter comme un stroboscope durant quelques secondes avant d’illuminer d’un éclat régulier les portraits de sainte Olga que Charmian avait collés sur la cloison. Par douzaines, visage répété sur papier journal, sur couché brillant magazine. Notre-Dame de l’Autoroute. Le lieutenant-colonel Olga Tovyeski, cadette de son grade parmi les effectifs de l’effort spatial soviétique, était en route vers Mars, en solo, aux commandes d’une Saliout 6 modifiée. Les modifications lui permettaient d’emporter un nouveau modèle de filtre à air destiné à être testé à bord du laboratoire pour quatre hommes que l’URSS avait mis en orbite autour de la planète rouge. Ils auraient aussi facilement pu expédier leur Saliout en vol automatique depuis Tsiolkovsky, mais Olga voulait accumuler des heures de mission. Ils prirent soin toutefois de lui donner à s’occuper ; lui collèrent toute une série d’expériences de routine sur les sursauts radio dans la bande de l’hydrogène, reliquat d’une coopération scientifique australo-soviétique non prioritaire. Olga savait pertinemment que son rôle dans les expériences aurait aussi bien pu être tenu par un vulgaire chronorupteur domestique. Mais c’était un officier zélé ; elle presserait les boutons adéquats au moment idoine. Avec ses cheveux bruns ramenés en arrière et maintenus par un filet, elle devait ressembler à quelque camée de la Travailleuse de l’Espace idéalisée par la Pravda, en tout cas, la cosmonaute la plus photogénique de son sexe. Elle vérifia une dernière fois le chronomètre de la Saliout et posa les mains sur les boutons destinés à déclencher sa première salve. Le colonel Tovyeski ne pouvait absolument pas savoir qu’elle approchait le point de l’espace qu’on connaîtrait plus tard sous le nom d’Autoroute. Alors qu’elle entrait les six chiffres de la séquence d’allumage, son vaisseau franchit les derniers kilomètres puis émit la salve, une bouffée continue d’énergie à 1 420 mégahertz, la fréquence d’émission de l’atome d’hydrogène. Le radiotélescope de Tsiolkovsky était en écoute, prêt à relayer le signal vers les satellites de communications géosynchrones qui l’expédieraient à leur tour vers les stations de réception situées dans l’Oural méridional et en Nouvelles-Galles du Sud. Durant 3,8 secondes, l’image radio de la Saliout fut masquée par l’image rémanente de la salve. Lorsque l’image rémanente se fut dissipée des écrans de contrôle terrestres, la Saliout avait disparu. Dans l’Oural, un technicien géorgien d’âge mûr en perfora le tuyau de sa pipe d’écume préférée. En Nouvelles-Galles du Sud, un jeune physicien commença à taper sur le flanc de son moniteur, comme un finaliste de flipper déchaîné qui rage devant un tilt. L’ascenseur qui attendait pour me faire monter au Paradis ressemblait à l’archétype hollywoodien d’un sarcophage style Bauhaus : un cercueil étroit et vertical au couvercle de plexi transparent. Derrière, des rangées de consoles identiques disparaissaient à l’infini, comme sur une illustration de manuel de perspective. La foule habituelle de techniciens en costumes de clown de papier jaune grouillait partout, l’air affairé. Je repérai Hiro, en jean bleu et chemise de cow-boy à boutons nacrés ouverte révélant un maillot délavé de l’UCLA. Absorbé par les chiffres qui cascadaient sur l’écran d’un moniteur, il ne m’avait pas vu arriver. Les autres non plus, d’ailleurs. Je restai donc planté là et lorgnai le plafond, sous le plancher du Paradis. Vu d’ici, ça n’avait pas l’air terrible. Notre gros cylindre est en réalité formé de deux éléments concentriques. Ici, en bas, dans le cylindre extérieur – nous définissons notre « bas » à partir de l’axe de rotation –, sont localisés tous les aspects triviaux de notre opération : dortoirs, cafétérias, passerelle des sas où nous recueillons les vaisseaux de retour, module de transmissions – et les Pavillons, où je prends soin de ne jamais mettre les pieds. Le Paradis, le cylindre intérieur, l’improbable cœur verdoyant de ces lieux, le Paradis est le paradigme du rêve disneylien de retour au bercail, l’oreille vorace d’une économie globale avide d’information. Un flot continu de données brutes en part en salves vers la Terre, un flot de rumeurs, de murmures, de fragments de trafic transgalactique. Naguère encore, je restais allongé, figé dans mon hamac, soumis à la pression de toutes ces données, les sentant sinuer à travers les lignes que j’imaginais derrière la cloison, des lignes pareilles à des tendons, des muscles noués et saillants, prêts à se tétaniser, à m’écraser. Puis Charmian avait emménagé dans ma cabine et après que je lui eus évoqué mes terreurs, elle avait fait quelques exorcismes et posé ses icônes de sainte Olga. Et la pression avait diminué, disparu. « Je te branche sur un traducteur, Toby. Il se peut que t’aies besoin d’allemand, ce matin. » Sa voix crissait comme du sable sous mon crâne, sèche modulation de parasites. « Hillary… — En ligne, Dr Nagashima », dit une voix de BBC, limpide comme du cristal de glace. « Vous avez déjà le français n’est-ce pas, Toby ? Hoffmannstahl possède déjà le français et l’anglais. — Vous me restez hors des oreilles, Hillary. Vous parlerez quand on vous causera, pigé ? » Son silence devint une autre couche dans le grésillement complexe et continu des parasites. Hiro me lorgnait d’un sale œil, derrière deux douzaines de consoles. Je souris. Ça commençait à venir : le soulagement, la montée d’adrénaline. Je pouvais le sentir à travers les dernières brumes de barbituriques. Un gamin au visage lisse et blond de surfeur m’aida à passer un survêtement. Qui puait ; neuf mais vieilli avec soin, fripé, imprégné de sueur synthétique et de phéromones artificielles. Les deux manches étaient recouvertes, de l’épaule au poignet, d’étiquettes brodées, essentiellement les sigles d’entreprises, commanditaires secondaires d’une imaginaire expédition vers l’Autoroute, l’insigne bien plus grand du commanditaire principal étant brodé en travers de mes épaules – la firme qui était censée avoir expédié HALPERT TOBY effectuer son rendez-vous avec les étoiles. Il y avait au moins mon nom de vrai, brodé en capitales de nylon écarlates juste au-dessus du cœur. Le surfeur avait le genre athlète propre sur soi que j’associe aux jeunes stagiaires de la CIA, mais son étiquette indiquait NEVSKY et le nom était doublé en cyrillique. KGB, donc. Ce n’était pas un tsiolnik ; il n’avait pas le style ramolli aux jointures que conféraient vingt ans de séjour dans leur habitat L-5. Ce gamin était du pur Moscou, le cocheur de calepin poli qui connaissait sans doute huit manières de tuer avec un journal roulé. Nous avions maintenant entamé le rituel des drogues et des poches : il fourra une microseringue emplie d’un des nouveaux euphoro-hallucinogènes dans la poche de mon poignet gauche, recula d’un pas puis cocha une case sur son calepin. Sur son carnet spécial, le contour imprimé d’un substitut en survêtement ressemblait à une cible de stand de tir. Il sortit d’un boîtier relié par une chaîne à sa ceinture une ampoule de cinq grammes d’opium et trouva la poche correspondante. Une croix. Quatorze poches. La cocaïne venait en dernier. Hiro se pointa juste comme le Russe terminait. « Peut-être qu’elle aura recueilli des informations sérieuses, Toby ; c’est une physico-chimiste, rappelle-toi. » Ça faisait drôle de l’entendre acoustiquement et non plus par conduction osseuse à partir de l’implant. « Sérieuses, oui, on ne rigole pas, là-haut, Hiro. — Comme si je le savais pas ! » Il la sentait lui aussi, cette tension particulière. Nous semblions quasi incapables de nous regarder. Avant que le malaise pût s’accroître, il se détourna et leva le pouce à l’adresse d’un de ses clowns en jaune. Deux d’entre eux m’aidèrent à pénétrer dans le cercueil Bauhaus, puis reculèrent d’un pas lorsque le couvercle se rabattit en sifflant comme une visière géante. J’entamai mon ascension vers le Paradis et le retour au bercail d’une étrangère nommée Leni Hoffmannstahl. Un trajet bref mais qui semble toujours prendre une éternité. Olga, qui fut notre première auto-stoppeuse, la première à tendre le pouce sur la longueur d’onde de l’hydrogène, Olga revint au bout de deux ans. À Tyuratam, dans le Kazakhstan, par un gris matin d’hiver, ils enregistrèrent son retour sur dix-huit centimètres de bande magnétique. Si un homme d’esprit religieux – mais également féru de technique cinématographique – avait observé le point de l’espace où sa Saliout avait disparu deux ans plus tôt, il aurait pu imaginer que Dieu avait collé bout à bout un plan du vide de l’espace et un autre montrant le vaisseau d’Olga. Elle avait resurgi dans notre espace-temps comme par quelque atroce trucage d’amateur. Une semaine plus tard, et on ne l’aurait peut-être jamais récupérée à temps ; la Terre aurait poursuivi sa route sur son orbite, la laissant derrière elle dériver vers le soleil. Cinquante-trois heures après son retour, un volontaire crispé répondant au nom de Kurtz, revêtu d’une combinaison de travail renforcée, enjamba l’écoutille de la Saliout. C’était un spécialiste est-allemand de la médecine spatiale et les cigarettes américaines étaient son vice secret ; il avait sacrément envie d’en griller une alors qu’il négociait le sas, se frayait un passage le long de la masse rectangulaire d’un châssis de purificateur puis, d’un mouvement de menton, allumait ses lampes de casque. Même après deux ans, la Saliout semblait encore contenir de l’air respirable. Dans les faisceaux jumeaux issus du casque massif, il vit de minuscules globules de sang et de vomissure dériver lentement, onduler dans son sillage, tandis qu’il essayait d’extraire son encombrante combinaison de la coursive pour pénétrer dans le module de commande. Puis il la trouva. Elle dérivait au-dessus de la console de navigation, nue, crispée en position fœtale. Elle avait les yeux ouverts mais fixés sur quelque chose à jamais hors du champ de Kurtz. Ses poings étaient ensanglantés, serrés comme le roc, et ses cheveux bruns, à présent défaits, lui flottaient autour du visage comme autant d’algues marines. Très lentement, très délicatement, il se propulsa par-dessus les claviers blancs de la console de commande et arrima sa combinaison au module de navigation. Il estima qu’elle avait dû s’en prendre à mains nues à l’équipement de transmissions du vaisseau. Il désactiva la pince droite de la combinaison de travail ; celle-ci se déplia automatiquement, comme deux paires de pinces-étaux qui voudraient se prendre pour une fleur. Il étendit la main, encore fermée dans l’enveloppe pressurisée d’un gant chirurgical gris. Puis, le plus délicatement possible, il ouvrit de force les doigts de sa main gauche. Rien. Mais lorsqu’il ouvrit le poing droit, quelque chose s’en libéra en tournoyant au ralenti à quelques centimètres de sa visière de quartz synthétique. On aurait dit un coquillage. Olga revint chez elle, mais ne revint jamais à la vie derrière le voile de ses yeux bleus. Ils firent tout leur possible, bien sûr, mais plus ils insistaient, plus elle devenait ténue, et, dans leur soif d’apprendre, elle s’étiola de plus belle au point, dans son martyre, d’emplir de précieuses reliques les travées glacées de bibliothèques entières. Nul saint jamais ne fut si finement épluché ; rien qu’aux seuls laboratoires de Plesetsk, elle était représentée par plus de deux millions d’échantillons tissulaires, classés et numérotés dans le sous-sol d’un complexe biologique à l’épreuve des bombes. Ils eurent plus de chance avec le coquillage. L’exobiologie se trouva tout soudain des assises d’une déconcertante solidité : un virgule sept gramme d’information biologique hautement organisée, incontestablement extraterrestre. Le coquillage d’Olga engendra une sous-branche entière de la science, exclusivement dévolue à l’étude… du coquillage d’Olga. Les études initiales firent apparaître clairement deux résultats : ce n’était le produit d’aucune biosphère terrestre connue et, puisqu’on ne connaissait aucune autre biosphère dans le système solaire, la coquille devait provenir d’une autre étoile. Soit Olga avait visité son lieu d’origine, soit elle était entrée en contact, si lointain fût-il, avec une chose qui était – ou avait été jadis – capable d’accomplir le voyage. On expédia le commandant Grosz vers les coordonnées Tovyeski, à bord d’une Saliout 9 spécialement équipée. Un autre vaisseau le suivait. Il venait d’émettre la dernière de ses salves d’hydrogène quand son engin disparut. On enregistra son départ, puis on attendit. Deux cent trente-quatre jours plus tard, il revint. Dans l’intervalle, le secteur fut sondé en permanence, dans la quête désespérée de ce qui pourrait se révéler l’anomalie spécifique, le phénomène irritant autour duquel on serait susceptible de bâtir une théorie. On ne trouva rien : rien que le vaisseau de Grosz, qui tournoyait hors de contrôle. Il se suicida avant qu’on ait pu le récupérer, seconde victime de l’Autoroute. Quand ils ramenèrent la Saliout à Tsiolkovsky, ils découvrirent que leurs systèmes d’enregistrement complexes étaient vierges. Tout le matériel était en parfait état de marche ; aucun appareil n’avait fonctionné. Grosz fut congelé vite fait, puis expédié par la première navette à Plesetsk où les pelles étaient déjà en train de creuser un nouveau sous-sol. Trois ans plus tard, le matin suivant la perte de leur septième cosmonaute, un téléphone sonna à Moscou. Le demandeur se présenta. Il était directeur du Service central de renseignements des États-Unis d’Amérique. Il avait reçu l’autorisation, disait-il, de faire une offre précise. Sous certaines conditions bien spécifiques, l’Union soviétique pourrait utiliser les meilleures intelligences de la psychiatrie occidentale. Ses services, poursuivit-il, estimaient qu’une telle aide avait de bonnes chances d’être bien accueillie. Son russe était excellent. Les parasites de l’ostéophone créaient une tempête de sable subliminale. L’ascenseur glissa vers le haut et traversa dans sa cage étroite le plancher du Paradis. Je comptai les lampes bleues espacées de deux mètres. Après la cinquième, ce furent les ténèbres et l’immobilité. Dissimulé dans la console de commande vide du vaisseau d’Autoroute factice, j’attendais dans l’ascenseur, tel le secret dissimulé derrière la bibliothèque truquée des histoires policières enfantines. Le vaisseau était bidon, un décor, au même titre que ces chalets bavarois collés sur leurs Alpes de plâtre dans certains parcs d’attractions – un détail sympa mais pas franchement nécessaire. Si les revenants daignent admettre notre présence, ils la considèrent comme allant de soi ; nos décors et nos histoires montées de toutes pièces ne semblent guère faire de différence. « La voie est libre, annonça Hiro. Pas de clients dans les parages. » Machinalement, je massai la cicatrice derrière mon oreille gauche, trace de l’implantation de l’ostéophone. Le flanc de la console factice s’ouvrit pour faire entrer l’aube grise du Paradis. L’intérieur du faux astronef était familier et bizarre à la fois, comme votre propre appartement quand vous ne l’avez pas vu depuis une semaine. Une de ces nouvelles plantes grimpantes brésiliennes s’était faufilée jusqu’au hublot de gauche depuis mon dernier passage mais c’était, semblait-il, le seul changement dans tout le décor. Y en avait-il eu, des bagarres autour de ces plantes lors des réunions de biotecture avec les écologistes américains annonçant à grands cris la possibilité de pénurie d’azote ! Les Russes sont devenus susceptibles en matière de biotechnologie, depuis qu’ils ont dû réclamer aux Américains leur aide pour achever leur programme biotique aux débuts de Tsiolkovsky 1. De méchants problèmes de moisissures qui bouffaient leur blé hydroponique ; malgré toute leur superingénierie soviétique, ils étaient toujours incapables d’instaurer un écosystème fonctionnel. Peu importe que cette débâcle initiale ait frayé le chemin qui nous a menés ici avec eux. Bien au contraire, ça les irrite ; alors ils se raccrochent à ces plantes grimpantes brésiliennes, ou à n’importe quoi – tout ce qui leur fournit prétexte à discuter. Moi, je les aime bien, ces plantes : elles ont des feuilles en forme de cœur, et quand on les frotte entre les mains, ça sent la cannelle. Debout derrière le hublot, je regardais la clairière prendre forme à mesure que la lumière réfléchie du soleil pénétrait au Paradis. Le Paradis est à l’heure de Greenwich ; d’immenses miroirs de Mylar oscillaient quelque part dans le vide illuminé, suivant l’horaire d’une aube calée sur le temps universel. Les chants d’oiseaux enregistrés commencèrent, là-bas dans les arbres. Les oiseaux ne sont pas du tout à la fête en l’absence de véritable pesanteur. Nous ne pouvons en avoir de vrais, car ils finissent par devenir fous à tenter de s’accommoder à la force centrifuge. La première fois que vous le voyez, le Paradis mérite bien son nom, luxuriant, frais et lumineux, avec ses herbes hautes tachetées de fleurs sauvages. Pour entretenir l’illusion, on a tout intérêt à ne pas savoir que la majorité des arbres sont artificiels, comme à ignorer la quantité de soins nécessaires par exemple au maintien de l’équilibre optimal entre les algues bleues et les diatomées dans les étangs. Charmian dit qu’elle s’attend toujours à voir Bambi gambader au débouché d’un bois et Hiro prétend connaître le nombre exact d’ingénieurs de chez Disney tenus au secret aux termes de la loi sur le secret Défense. « Nous sommes en train de récupérer des fragments d’Hoffmannstahl », dit Hiro. Il aurait presque aussi bien pu parler tout seul ; le gestalt du substitut commençait à prendre les rênes et bientôt nous aurions cessé d’être conscients l’un de l’autre. L’effet de l’adrénaline était en train de s’atténuer. « Rien de bien cohérent. “Schöne Maschine”, quelque chose comme… “superbe machine”… Hillary la trouve plutôt calme mais complètement à côté de ses pompes. — M’en parle pas. Pas de suppositions, veux-tu ? Allons-y sans a priori. » J’ouvris le sas et respirai l’air du Paradis ; il était frais comme du vin blanc. « Où est Charmian ? » Il soupira, douce bouffée de parasites. « Charmian devrait se trouver à l’Évacuation Cinq, à s’occuper du Chilien rentré depuis trois jours, mais elle n’y est pas car elle a entendu que t’arrivais. Alors elle t’attend près du bassin aux carpes. » Et il ajouta : « Putain de tête de mule ! » Charmian était en train de jeter des galets à la carpe chinoise à grosse tête. Elle avait un bouquet de fleurs blanches fiché derrière une oreille, une Marlboro desséchée coincée derrière l’autre. Elle avait les pieds nus et boueux et elle avait découpé à mi-cuisses les jambes de son survêtement. Ses cheveux bruns étaient noués en queue de cheval. Notre première rencontre remontait à une partie organisée dans l’un des ateliers de sondage, voix avinées qui résonnent dans la sphère d’alliage creuse, vodka maison en gravité zéro. Par jeu, quelqu’un avait pris une outre à eau, en avait pressé deux bonnes poignées qu’il avait, d’une main experte, envoyées rouler sous la forme de molles balles retenues par la seule tension superficielle. Le coup de l’eau qui passe sous les ponts, rengaine connue. Mais je suis nul en gravité zéro. Je passai la main au travers quand elle m’arriva dessus. Secouai la tête pour tenter d’évacuer de mes cheveux mille petites billes d’argent, titubant, tandis que ma voisine rigolait, tournoyant en lents sauts périlleux, brune, mince et longiligne. Elle portait ces pantalons bouffants en filet que les touristes ramènent de Tsiolkovsky et un T-shirt de la NASA délavé et trois tailles trop grand. Une minute plus tard, elle me racontait ses virées en deltaplane en compagnie des ados tsiolniki et me confiait combien ils étaient fiers de cette herbe un peu fade qu’ils cultivaient en douce dans l’une des cuves à maïs. Je n’avais pas réalisé qu’elle était également un substitut jusqu’à ce que Hiro clique pour m’annoncer que la partie était terminée. Elle devait venir s’installer avec moi une semaine plus tard. « Une minute, d’ac ? » Hiro grinça des dents, un son atroce. « Une. Uno. » Puis il ne fut plus là, totalement déconnecté du circuit, même plus à l’écoute sans doute. « Comment ça se passe à l’Évacuation Cinq ? » Je m’accroupis près d’elle et me trouvai moi aussi quelques galets à tripoter. « Pas trop mal. J’ai dû m’éloigner de lui quelque temps, le bourrer d’hypnotiques. C’est mon traducteur qui m’a annoncé que tu montais. » Elle avait ce genre d’accent traînant du Texas qui confond ice – la glace – et ass – le cul. « Je croyais que tu parlais l’espagnol. Guy est chilien, non ? » Je lançai l’un de mes galets dans le bassin. « Je parle mexicain. Les vautours de la culture ont décrété qu’il n’apprécierait pas mon accent. C’est pas un désavantage. Je ne peux pas le suivre quand il parle vite. » Un de ses cailloux coula derrière le mien, créant des rides qui s’étendirent à la surface. « Ce qui est en permanence », ajouta-t-elle. Une carpe approcha, voir si son galet était comestible. « Il ne va pas s’en sortir. » Elle ne me regardait pas. Son ton était parfaitement neutre. « Le petit Jorge ne s’en sortira certainement pas. » Je choisis le plus plat de tous mes galets et tentai de le faire ricocher jusqu’à l’autre bord du bassin, mais il coula. Moins j’en saurais sur Jorge le Chilien, mieux cela vaudrait. Je savais que c’était un vivant, l’un des dix pour cent de survivants. Notre taux de décès à l’arrivée s’élève à vingt pour cent. Suicides. Soixante-dix pour cent des arrivages de viande fraîche sont bons pour le cabanon : bons pour les couches-culottes, baveux, gagas, complètement jetés. Charmian et moi sommes les substituts pour les dix pour cent restants. Si les premiers à rentrer n’étaient revenus qu’avec des coquillages, je doute qu’il y aurait un Paradis ici. On l’avait édifié après avoir découvert dans la main glacée du cadavre d’un Français un anneau de douze centimètres en acier codé magnétiquement, sinistre parodie du gamin veinard qui gagne un tour de manège gratuit. Il se peut qu’on ne sache jamais ni où ni comment il a pu l’obtenir, mais cet anneau s’est révélé être la pierre de Rosette contre le cancer. Si bien qu’à présent, c’est devenu un culte du cargo pour toute la race humaine. Nous pouvons recueillir là-haut des trucs sur lesquels nos chercheurs risqueraient de ne pas tomber d’ici mille ans. Charmian dit que nous sommes comme ces pauvres cloches dans leur île, qui passent tout leur temps à construire des pistes d’atterrissage pour que reviennent les grands oiseaux d’argent. Charmian dit que le contact avec les « civilisations supérieures » est une chose qu’elle ne souhaiterait pas à son pire ennemi. « Jamais demandé comment ils avaient monté cette embrouille, Toby ? » Elle lorgnait vers l’est, à contre-jour, notre contrée cylindrique, verdoyante et dépourvue d’horizon. « Ils ont dû réunir tous leurs pontes, l’élite des pays, bien alignés autour d’une table en authentique imitation bois de rose, fourniture Pentagone standard. Chacun avait un calepin tout neuf avec un beau crayon bien taillé tout exprès pour l’occasion. Ils étaient tous là : les freudiens, les jungiens, les adlériens, les fous des rats de Skinner, au choix. Et chacun de ces salauds savait au fond de lui que l’heure était venue de jouer son va-tout. En tant que profession, non pas simplement comme représentant d’une faction donnée. Les voilà donc ensemble, l’incarnation de la psychiatrie occidentale. Et rien ne se passe ! Des gens débouchent comme ça de l’Autoroute, morts, ou alors ils arrivent en racontant des comptines. Les vivants tiennent deux-trois jours, restent muets comme des carpes, puis se flinguent ou deviennent catatoniques. » Elle prit à sa ceinture une petite lampe-torche et, négligemment, brisa son boîtier de plastique pour en extraire le réflecteur parabolique. « Le Kremlin pousse les hauts cris, la CIA devient marteau. Et, pire que tout, les multinationales qui veulent financer le spectacle se mettent à traîner les pieds. “Des cadavres d’astronautes ? Pas de résultats tangibles ? On marche plus, les mecs.” Alors, ils deviennent nerveux, tous ces super-psys, jusqu’à ce que l’un d’eux, peut-être un tordu venu de Berkeley, lance – et son accent traînant parodia le ton moelleux du type défoncé : « Eh, dites donc, et si on installait tout simplement ces gars dans un coin vraiment chouette, avec un paquet de bonne dope, en compagnie de quelqu’un avec qui ils pourraient vraiment communiquer, hein ? » Elle rit, hocha la tête. Elle se servait du réflecteur pour allumer sa cigarette, en concentrant les rayons solaires. On ne nous donne pas d’allumettes ; le feu bousille l’équilibre oxygène-gaz carbonique. Une minuscule volute de fumée grise s’éleva du foyer chauffé à blanc. « Bon, dit Hiro, c’est ta minute. » Je consultai ma montre ; ça en faisait plutôt trois. « Bonne chance, chou », dit-elle doucement, en faisant mine de lorgner sa cigarette. « Et bon voyage. » La promesse de la douleur. Elle est là, à chaque fois. Vous savez qu’elle va arriver, mais vous ne savez pas quand ni exactement comment. Vous essayez de vous accrocher à eux ; vous les bercez dans le noir. Mais si vous cherchez à résister à la douleur, vous ne pouvez plus fonctionner. C’est le poème que cite Hiro : Enseigne-nous à nous soucier sans souci. Nous sommes des mouches domestiques intelligentes qui errent dans un hall d’aéroport international ; certaines d’entre nous parviennent à s’embarquer au hasard pour Londres ou Rio, voire à survivre au voyage et à en revenir. « Eh », disent les autres mouches, « qu’est-ce qui se passe de l’autre côté de cette porte ? Qu’est-ce qu’ils savent de plus que nous ? » Au bord de l’Autoroute, tous les langages humains s’effilochent entre vos mains – hormis, peut-être, le langage du chaman, du cabaliste, le langage du mystique absorbé dans l’établissement de ses hiérarchies de démons, d’anges et de saints. Mais l’Autoroute est gouvernée par des règles et nous en avons appris quelques-unes. Ça nous procure un minimum à quoi nous raccrocher. Règle un : une entité par voyage ; ni équipes, ni couples. Règle deux : pas d’intelligence artificielle ; qu’importe ce qui existe là-bas, il ne prêtera nulle attention à une machine intelligente, du moins pas de celles que nous savons fabriquer. Règle trois : les appareils enregistreurs constituent une perte de place. Ils reviennent toujours vides. Des douzaines de nouvelles écoles de physique sont nées dans le sillage de sainte Olga, des hérésies encore plus élégantes et bizarres, chacune espérant se frayer un chemin jusqu’au cœur du mystère. Toutes ont échoué. Dans le calme murmurant des nuits du Paradis, on peut s’imaginer entendre crépiter les paradigmes, les fragments de théorie se pulvériser en brillante poussière chaque fois que la vie de travail de l’un ou l’autre groupe de recherche industrielle se voit soudain réduite au rang de maigre note au bas des pages de l’histoire, tout cela dans le temps qu’il faut à votre voyageur déglingué pour marmonner quelques fragments dans le noir. Des mouches dans un aéroport, qui font du stop. On leur recommande instamment de ne pas trop poser de questions ; on leur recommande instamment de ne pas chercher à embrasser le Grand Projet. Toute tentative réitérée dans cette direction mène invariablement à l’inexorable et lente floraison de la paranoïa, l’esprit qui projette d’immenses et sombres motifs sur les murs de la nuit, des motifs qui ont le chic pour se concrétiser, devenir folie, devenir religion. Les plus malignes des mouches s’en tiennent à la théorie de la Boîte noire ; la Boîte noire est la métaphore consacrée, l’Autoroute demeurant le x dans toute saine équation. Nous ne sommes pas censés nous soucier de savoir ce qu’est l’Autoroute, ou qui l’a mise là. À la place, on se concentre sur ce qu’on met dans la Boîte et ce qu’on en retire. Il y a un certain nombre de choses que nous expédions par l’Autoroute (une femme nommée Olga, son vaisseau, et tant d’autres qui les ont suivis), et des choses qui nous reviennent (une folle, une coquille, des objets manufacturés, des fragments de technologies extraterrestres). Les théoriciens de la Boîte noire nous assurent que notre souci premier est d’optimiser l’échange. Nous sommes ici pour voir si notre espèce en a pour son argent. Malgré tout, certaines choses deviennent de plus en plus évidentes ; parmi elles, le fait que nous ne sommes pas les seules mouches à avoir trouvé le moyen de pénétrer dans l’aéroport. Nous avons recueilli des articles manufacturés originaires d’une bonne douzaine de cultures totalement divergentes. « D’autres ploucs », comme dit Charmian. Nous sommes comme un troupeau de rats dans la cale d’un cargo, échangeant des colifichets avec les rats des autres ports. Et rêvant des lumières éclatantes de la grande ville. Pour dire les choses simplement : une affaire d’entrées et de sorties. Leni Hoffmannstahl : à dégager. Nous avions prévu le retour de Leni Hoffmannstahl à l’Évacuation Trois, également connue sous le nom d’Élysée. Accroupi dans un bosquet de méticuleuses reproductions de jeunes pousses d’érable, j’étudiais son vaisseau. À l’origine, il avait ressemblé à une sauterelle sans ailes, le mince abdomen de dix mètres abritant le moteur à réaction. À présent, le propulseur retiré, on aurait plutôt dit une pupe blanc mat, avec la saillie des yeux larvaires encombrée de l’aussi traditionnelle qu’inutile batterie de capteurs et de sondes. L’engin reposait sur la pente douce au centre de la clairière, une colline spécialement conçue et modelée pour supporter une grande variété d’engins. Les plus récents sont plus petits, le genre machine à laver de grand prix, cosses minimalistes désormais dénuées de toute prétention à jouer les vaisseaux d’exploration. Des frigos à viande fraîche. « Je ne le sens pas, cet arrivage, dit Hiro. Non, ce coup-ci, je ne le sens pas… M’a pas l’air normal… » Il aurait pu parler tout seul. Il aurait presque pu être moi, en train de parler tout seul, ce qui signifiait que le gestalt manipulateur-substitut était quasi opérationnel. Bloqué dans mon rôle, je ne suis plus alors l’aiguilleur pour l’oreille avide du Paradis, une sonde spécialisée reliée par radio à un psychiatre encore plus spécialisé ; quand la gestalt s’enclenche, Hiro et moi fusionnons en quelque chose d’autre, une chose que nous ne pouvons ni l’un ni l’autre admettre en dehors des périodes où cela se produit. Notre relation donnerait des cauchemars à un freudien orthodoxe. Mais je savais qu’il avait raison ; il y avait cette fois quelque chose de tout à fait anormal. La clairière était grossièrement circulaire. Obligatoirement ; c’était en fait un cercle de quinze mètres de diamètre découpé dans le plancher du Paradis, la base de l’ascenseur circulaire déguisée en mini-prairie alpine. Ils avaient déjà découpé le moteur de Leni, hissé son vaisseau dans le cylindre extérieur, rabaissé la clairière au niveau de la porte du sas, puis monté le tout au Paradis sur ce plat à tarte géant agrémenté de gazon et de fleurs sauvages. Ils avaient aveuglé ses capteurs en les saturant d’émissions, scellé les hublots et les écoutilles ; le Paradis est censé être une surprise pour les nouveaux arrivants. Je me surpris à me demander si Charmian était déjà retournée auprès de Jorge. Peut-être qu’elle était en train de lui cuisiner quelque chose, un de ces poissons que nous « attrapons » sitôt qu’ils sont lâchés de leur cage au fond des bassins pour nous tomber dans la main. J’imaginai l’odeur du poisson en train de frire, fermai les yeux, et vis Charmian qui pataugeait dans l’eau peu profonde, les cuisses perlées de gouttes brillantes, une fille aux longues jambes dans un vivier au Paradis. « Vas-y, Toby ! Fonce, maintenant ! » Le volume me résonna dans le crâne ; l’entraînement et le réflexe de la gestalt m’avaient déjà propulsé à mi-clairière. « Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu… » Le mantra de Hiro, et je sus alors que tout allait effectivement complètement de travers. Hillary, la traductrice, composait un arrière-plan sonore perçant, crépitement de glace de la BBC, tandis qu’elle débitait quelque chose à toute vitesse, un truc quelconque sur les planches anatomiques. Hiro devait avoir commandé le déverrouillage de l’écoutille par télécommande, mais il n’attendit même pas que les verrous se dévissent ; il déclencha les six boulons explosifs incorporés dans la coque et envoya valser tout le mécanisme en bloc. Qui me manqua de justesse. Je m’étais instinctivement écarté de sa trajectoire. Puis je me retrouvai en train d’escalader le flanc lisse du vaisseau, de m’accrocher à la charpente en nid d’abeilles juste à l’intérieur de l’entrée ; dans l’explosion, le mécanisme du sas avait emporté avec lui l’échelle d’alu. Et je me figeai sur place, accroupi, dans l’odeur de plastic émanant des boulons, parce que c’est à ce moment précis que la Peur me trouva, vraiment, et pour la première fois. Je l’avais déjà ressentie, la Peur, avec un grand P, mais seulement les prémices, les franges extrêmes. À présent, elle était vaste, c’était le tréfonds même de la nuit, un gouffre implacable et froid. C’étaient les derniers mots, les profondeurs de l’espace, tous les longs adieux de l’histoire de notre espèce. Elle me fit reculer en gémissant. Je tremblais, rampais, pleurais. Ils nous font des conférences là-dessus, ils nous mettent en garde, tentent de l’éliminer en expliquant qu’il s’agit d’une sorte d’agoraphobie temporaire endémique à notre travail. Mais nous savons tous ce que c’est. Les substituts le savent et les manipulateurs ne peuvent pas. Aucune explication ne s’en est jamais approchée. C’est la Peur. C’est le long doigt de la Grande Nuit, l’obscurité qui offre les damnés marmonnants en pâture à la douce et blanche gueule des salles d’asile. Olga fut la première à la connaître, sainte Olga. Elle a voulu nous la dissimuler, griffant son équipement radio, s’ensanglantant les mains pour détruire la capacité d’émission du vaisseau, priant que la Terre l’abandonne, la laisse mourir… Hiro était dans tous ses états, mais il devait avoir compris et il savait quoi faire. Il me balança l’impulsion de douleur. À fond. Encore et encore, comme un aiguillon de bouvier. Il me força à pénétrer dans le vaisseau. Me força à surmonter la Peur. Au-delà de la Peur, il y avait une cabine. Le silence, et une odeur étrange, une odeur de femme. Le module exigu était usé, comme s’il portait la patine d’un chez-soi, le plastique fatigué de la couchette anti-g était recollé avec des bouts d’adhésif argent qui se décollaient. Mais tout cet environnement semblait se mouler autour d’une absence. Elle n’était pas là. Puis je vis la frise insensée de graffitis au stylo-bille : des symboles inscrits en pattes de mouches, des milliers d’ovales minuscules, déformés et superposés. Tachés de marques de pouce, pathétiques, ils couvraient la plus grande partie de la cloison arrière. Hiro était réduit à un murmure de parasites implorants : Trouve-la, Toby, maintenant, je t’en supplie, Toby, trouve-la, trouve… Je la trouvai dans le compartiment chirurgical, une étroite alcôve en retrait de la coursive. Au-dessus d’elle, la Schöne Maschine, le manipulateur chirurgical, éclatant, avec ses minces bras nickelés soigneusement repliés, crabe-araignée aux membres chromés, terminés par des pinces hémostatiques, des forceps, un scalpel laser. Hillary était hystérique, à moitié perdue sur quelque canal affaibli, parti dans une description anatomique du bras humain, les tendons, les artères, la taxinomie de base. Hillary hurlait. Il n’y avait pas une goutte de sang. Le manipulateur est une machine propre, capable de travailler sans bavures en gravité zéro, en aspirant à mesure le sang. Elle était morte juste avant que Hiro fasse sauter l’écoutille, le bras droit étendu sur le plastique blanc de la table d’opération, pareil à un dessin médiéval d’écorché, les muscles et les autres tissus étalés avec une rigoureuse symétrie, retenus par une douzaine d’épingles de dissection en inox. Elle était morte, vidée de son sang. Un manipulateur chirurgical est soigneusement programmé contre les suicides, mais il peut également opérer comme robot dissecteur, préparant des coupes biologiques à conserver. Elle avait trouvé un moyen de le tromper. On y arrive en général, avec les machines, avec le temps. Elle avait eu huit ans devant elle. Elle gisait dans le bâti rétractable, analogue au squelette fossile d’un fauteuil de dentiste ; à travers ses montants, j’apercevais l’inscription pâlie, cousue sur le dos de son survêtement, l’emblème d’un conglomérat électronique ouest-allemand. J’essayai de lui parler. Je lui dis : « Je t’en prie, tu es morte. Pardonne-nous, nous sommes venus pour essayer de t’aider, Hiro et moi. Tu saisis ? Il te connaît, vois-tu, Hiro, il est ici, dans ma tête. Il a lu ton dossier, sait ton profil sexuel, les couleurs que tu préfères. Il connaît tes peurs d’enfance, ton premier amant, le nom d’un professeur qui t’aimait bien. Et j’ai précisément les phéromones qu’il faut, je suis un arsenal de drogues ambulant, un truc qui doit te plaire fatalement. Et nous savons mentir, Hiro et moi ; nous sommes des as du mensonge. Je t’en supplie. Il faut que tu voies. De parfaits étrangers, mais Hiro et moi, pour toi, nous composons l’étranger parfait, Leni. » C’était une femme de petite taille, blonde, aux cheveux lisses prématurément marqués de gris. Je les touchai, une seule fois, puis ressortis. Alors que j’étais immobile au milieu de la clairière, l’herbe haute se mit à frémir, les fleurs sauvages à trembler et nous entamâmes notre descente, le vaisseau au centre du paysage circulaire de la plate-forme élévatrice. La clairière s’enfonça pour quitter le Paradis et la lumière du soleil fut effacée par l’éclat des énormes lampes à décharge qui jetaient leurs ombres dures sur le vaste pont du sas. Silhouettes en combinaison rouge qui courent. Une Dinky Toy rouge qui fait un demi-tour sur ses grosses roues de caoutchouc, pour s’écarter de notre passage. Nevsky, le surfeur du KGB, attendait au pied de la passerelle roulante qu’ils avaient poussée contre le bord de la clairière. Je ne le vis qu’au moment d’arriver en bas. « Je dois récupérer les drogues maintenant, monsieur Halpert. » Je restais planté là, vacillant, plissant les yeux pour chasser mes larmes. Il étendit la main pour me maintenir. Je me demandais s’il savait même pourquoi il était descendu ici à ce niveau, combinaison jaune en territoire rouge. Mais il s’en fichait sans doute ; il semblait se fiche de pas mal de choses ; il avait son calepin sous la main. « Je dois les récupérer, monsieur Halpert. » Je me défis de la combinaison, la roulai en boule, la lui tendis. Il la fourra dans un Ziploc en plastique, qu’il glissa dans une mallette retenue par des menottes à son poignet gauche, puis brouilla la combinaison. « Va pas les prendre toutes en une seule fois, gamin », l’avertis-je. Puis je m’évanouis. Tard, cette nuit-là, Charmian descendit dans ma cabine une obscurité particulière, en doses individuelles emballées dans de l’alu épais. Ce n’était rien comparé aux ténèbres de la Grande Nuit, cette obscurité intelligente qui traque les stoppeurs pour les faire échouer au cabanon, aux Pavillons, cette obscurité qui incube la Peur. C’était une obscurité pareille aux ombres qui se meuvent sur la banquette arrière de la voiture de vos parents, par une nuit pluvieuse quand on a cinq ans, qu’on est bien au chaud et en sécurité. Charmian est bien plus combinarde que moi quand il s’agit de passer le barrage des cocheurs de calepin, les gars comme Nevsky. Je ne lui ai pas demandé pourquoi elle était redescendue du Paradis ni ce qui était arrivé à Jorge. Elle ne me posa pas de questions non plus sur Leni. Hiro était parti, fin des émissions. Je l’avais vu l’après-midi au rapport, comme d’habitude, et nos yeux avaient évité de se croiser. Peu importait. Je savais qu’il reviendrait. Ç’avait été le boulot habituel, en fait. Une sale journée au Paradis, mais ce n’est jamais facile. C’est dur quand on ressent la Peur pour la première fois, mais j’ai toujours su qu’elle était là, tapie à attendre. Ils ont parlé des diagrammes de Leni et de ses croquis au stylo-bille de chaînes moléculaires qui changent sur commande. Des molécules capables de fonctionner comme des interrupteurs, des éléments logiques, et même un genre de câblage, établis en couches au sein d’une seule molécule de très grande taille, en fait un ordinateur miniaturisé. Nous ne saurons sans doute jamais ce qu’elle a rencontré là-bas ; ne connaîtrons sans doute jamais les détails de la transaction. Il se pourrait qu’on le regrette, si on le découvrait. Nous ne sommes pas la seule tribu à vivre dans l’arrière-pays, nous ne sommes pas les seuls occupants de l’Hinterland à vouloir récupérer des bricoles. Au diable Leni, au diable ce Français, au diable tous ceux qui ont ramené des objets, des remèdes au cancer, des coquillages, des machins sans nom – qui nous forcent à attendre ici, remplissent les Pavillons psychiatriques, nous amènent la Peur. Raccroche-toi plutôt à cette obscurité, tiède et proche, à la respiration lente de Charmian, au rythme de la mer. Tu te défonces suffisamment là-haut ; tu l’entendras, la mer, très loin, comme dans un coquillage, derrière le bruit de fond permanent de l’ostéophone. C’est quelque chose que l’on porte tous en nous, si loin que nous soyons de nos racines. Charmian s’agita près de moi, marmonna le nom d’un étranger, le nom de quelque voyageur brisé depuis longtemps descendu aux Pavillons. Elle détient actuellement le record ; elle a maintenu en vie un homme pendant quinze jours, jusqu’à ce qu’il s’arrache les yeux des orbites avec les pouces. Elle a hurlé pendant toute la descente, s’est brisé les ongles sur le couvercle en plastique de l’ascenseur. Puis ils lui ont donné des calmants. Malgré tout, nous avons l’un comme l’autre le virus, ce besoin spécifique, cette pulsion tordue qui nous force à retourner sans cesse au Paradis. Nous l’avons l’un comme l’autre attrapé de la même manière, à poireauter là-bas dans nos petits vaisseaux des semaines durant, attendant que l’Autoroute nous emporte. Et quand notre dernière salve eut été tirée, on nous a récupérés et ramenés ici en remorqueur. Certains ne se font jamais prendre, voilà tout, et nul ne sait pourquoi. Et vous n’avez jamais droit à une seconde chance. Ils disent que c’est trop cher, mais ce qu’ils veulent dire en vérité, tandis qu’ils lorgnent les pansements à vos poignets, c’est qu’à présent vous avez trop de valeur, vous leur êtes trop utile en tant que substitut potentiel. Ne vous tracassez pas pour les tentatives de suicide, qu’ils vous disent, ça se produit tout le temps. Parfaitement compréhensible : sentiment de rejet profond. Mais moi, j’avais voulu partir, je le voulais tellement. Et Charmian aussi. Elle a essayé avec les comprimés. Mais ils ont fait du bon boulot sur nous, nous ont un peu tordus pour redresser nos pulsions, ont implanté l’ostéophone et nous ont accouplés avec des manipulateurs. Olga devait l’avoir su, devait avoir tout vu, d’une certaine façon ; elle essayait de nous empêcher de trouver le moyen de retourner là-bas, où elle était allée. Elle savait que si on la retrouvait, on serait obligés de partir. Même maintenant, sachant ce que je sais, j’ai encore envie de partir. Je n’irai jamais. Mais je peux toujours me balancer ici, loin sous cette obscurité qui nous domine, écrasante, la main de Charmian dans la mienne. Entre nos paumes, le papier d’alu froissé de la drogue. Et sainte Olga nous sourit depuis son mur, on peut la sentir ; tous ces tirages du même cliché publicitaire, déchirés et agrafés sur les murs de la nuit, avec son blanc sourire, à jamais. ÉTOILE ROUGE, BLANCHE ORBITE Bruce STERLING et William GIBSON Le colonel Korolev gigota lentement dans son harnais, il rêvait d’hiver et de gravité. Il était de nouveau jeune, cadet, et fouettait son cheval, traversant les steppes du Kazakhstan à la fin de novembre pour gagner les paysages rouges et secs du crépuscule martien. Non, ça ne colle pas, songea-t-il. Et il se réveilla – dans le musée du Triomphe soviétique dans l’espace – aux sons émis par Romanenko et la femme du type du KGB. Ils étaient en train de remettre ça, derrière l’écran à la poupe de la Saliout, bruit rythmé par les craquements des harnais et les chocs assourdis sur la cloison capitonnée. Sabots dans la neige. Se libérant du harnais, Korolev décocha un coup de pied exercé qui le propulsa dans l’alcôve des toilettes. Se dégageant, d’un haussement d’épaules, de sa combinaison élimée, il s’arrima la chaise percée autour des reins puis essuya la condensation sur le miroir d’acier. Sa main arthritique avait encore gonflé durant son sommeil ; le poignet était fin comme un os d’oiseau par suite du déficit en calcium. Cela faisait vingt ans maintenant qu’il n’avait plus connu la pesanteur ; il avait vieilli en orbite. Il se rasa avec le rasoir à succion. Un patchwork de veines éclatées maculait sa joue gauche et sa tempe, encore un souvenir de la décompression explosive qui l’avait mutilé. Lorsqu’il émergea des toilettes, il découvrit que les amants adultères avaient fini. Romanenko se rajustait. La femme de l’officier politique, Valentina, avait retiré les manches de sa combinaison marron ; sur ses bras blancs luisait la sueur de leurs efforts. Elle avait des cheveux blond cendré qui ondulaient dans la brise d’un ventilateur. Ses yeux bleus comme les bleuets, un rien trop rapprochés, trahissaient un regard mi de conspiration, mi d’excuse. « Regardez voir ce qu’on vous a apporté, mon colonel… » Elle lui tendit une petite bouteille-échantillon de cognac. Abasourdi, Korolev avisa l’emblème d’Air France gravé sur la capsule en plastique. « Venue par le dernier Soyouz. Planquée à l’intérieur d’un concombre, à en croire mon mari. » Elle gloussa. « Il me l’a donnée. — On a décidé qu’elle devait vous revenir, mon colonel, dit Romanenko, avec un grand sourire. Après tout, nous, on peut descendre en permission à tout moment. » Korolev ignora leurs regards en coin, embarrassés, lorgnant ses jambes faméliques, ses pieds pâles et pendants. Il ouvrit la bouteille et l’arôme puissant lui fit soudain monter aux joues une rougeur pleine de picotements. Il l’éleva avec précaution et but quelques millilitres de liqueur. Elle brûlait comme l’acide. « Seigneur ! s’étrangla-t-il. Ça fait des années. Je vais être raide ! », et il rit, la vue brouillée par les larmes. « Mon père m’a dit que vous buviez comme un héros, mon colonel, dans le temps… — Oui, admit Korolev », et il but une nouvelle gorgée. « C’est vrai. » Le cognac l’envahissait comme de l’or liquide. Il détestait Romanenko. Il n’avait jamais aimé non plus le père du garçon – un apparatchik complaisant, depuis belle lurette entré dans le circuit des conférences, datcha sur la mer Noire, alcool américain, costumes français, chaussures italiennes… Le fils avait l’allure du père, les mêmes yeux gris clair que ne troublait pas la moindre parcelle de doute. L’alcool envahit le sang dilué de Korolev. « Vous êtes trop généreux. » Il donna un petit coup de pied, doucement, pour arriver à sa console. « Il faut que vous preniez quelques samizdati, des émissions câblées américaines. Interceptées tout récemment. Des raretés ! Du gâchis pour un vieux croûton comme moi. » Il inséra une cassette vierge et commanda la copie. « Je la donnerai aux mitrailleurs, sourit Romanenko. Ils pourront la repasser sur leur console de suivi de tir dans l’armurerie. » La station qui opérait le canon à particules avait toujours été baptisée l’armurerie. Les soldats qui l’occupaient étaient particulièrement friands de ce genre de bandes. Korolev effectua une seconde copie pour Valentina. « C’est cochon ? » Elle avait l’air inquiète et intriguée. « Pouvons-nous revenir, mon colonel ? Jeudi à 00 : 00 ? » Korolev lui sourit. Elle avait été ouvrière en usine avant d’être sélectionnée pour l’espace. Sa beauté la rendait utile comme outil de propagande, dans le rôle de modèle pour le prolétariat. Elle lui faisait à présent pitié, maintenant que le cognac lui courait dans les veines, et il ne put s’empêcher de lui accorder un peu de bonheur. « Un rendez-vous à minuit dans un musée, Valentina ? Comme c’est romantique ! » Elle l’embrassa sur la joue, oscillant en apesanteur. « Merci, mon colonel. — Vous êtes un prince, mon colonel », dit Romanenko en claquant le plus doucement possible l’épaule squelettique de Korolev. Après d’innombrables heures passées sur un appareil de musculation, il avait acquis des biceps de forgeron. Korolev regarda les amants s’éloigner avec précaution pour regagner la sphère d’accostage centrale, la jonction de trois Saliouts vieillissantes et de deux corridors. Romanenko prit la coursive « nord », vers l’armurerie ; Valentina la direction opposée, vers la sphère de jonction suivante et la Saliout où dormait son mari. Il y avait cinq sphères d’accostage à Kosmograd, avec trois Saliouts arrimées à chacune. Aux extrémités opposées du complexe se trouvaient les installations militaires et les lanceurs de satellites. Avec ses craquements, ses grincements, ses grondements, la station évoquait un métro, mais avec cette puanteur rance métallique d’un cargo à vapeur. Korolev but une nouvelle gorgée. La bouteille était à présent à moitié vide. Il la planqua dans l’une des pièces exposées au musée, un boîtier Hasselblad récupéré sur le site d’un atterrissage Apollo. Il n’avait rien bu depuis sa toute dernière permission, avant l’accident. Il éprouvait un agréable vertige, ballotté par un douloureux courant d’ivresse nostalgique. Revenu à sa console, il accéda à une section de mémoire où l’intégrale des discours d’Alexeï Kossyguine avaient été effacés en douce et remplacés par sa collection personnelle de samizdati, de la musique rock en numérique, les morceaux préférés dans son enfance, dans les années quatre-vingt. Il avait des groupes anglais, enregistrés sur des radios d’Allemagne de l’Ouest, du heavy metal du pacte de Varsovie, des importations américaines dénichées au marché noir. Coiffant les écouteurs, il entra l’index de Brygada Cryzis, du reggae tchèque. Après toutes ces années, il n’entendait plus vraiment la musique, mais les images revenaient le submerger avec une intensité douloureuse. Dans les années quatre-vingt, il avait été un gosse aux cheveux longs, un enfant de l’élite soviétique, la situation de son père le mettant effectivement hors d’atteinte de la police moscovite. Il se rappelait les larsens déchirant les enceintes dans l’obscurité moite d’un club au fond d’une cave, la foule dans l’ombre, tel un échiquier de jeans et de cheveux décolorés. Il avait fumé des Marlboro mélangées de hasch afghan en poudre. Il se rappela la bouche de la fille d’un diplomate américain, sur le siège arrière de la Lincoln noire de son père. Noms et visages déferlaient en lui, portés par la brume chaude du cognac. Nina, l’Allemande de l’Est qui lui avait montré ses traductions photocopiées de journaux polonais dissidents… Jusqu’à cette nuit où elle ne se pointa pas au café. Murmures de parasitisme, d’activités antisoviétiques, et menace des horreurs chimiques de la psikuska… Korolev se mit à trembler. Il s’essuya le visage et découvrit qu’il était trempé de sueur. Il retira le casque. Cela remontait à cinquante ans, pourtant il se retrouvait soudain envahi d’une peur extrêmement intense. Il n’avait pas souvenance d’avoir éprouvé une telle frayeur, pas même durant l’explosion qui lui avait broyé la hanche. Il tremblait violemment. Les lumières. Les lumières à bord de la Saliout étaient trop fortes mais il ne voulait pas aller jusqu’aux interrupteurs. Une action simple, qu’il effectuait régulièrement, pourtant… Les interrupteurs et leurs câbles isolés avaient quelque chose de menaçant. Il écarquilla les yeux, dérouté. Le petit modèle réduit mécanique du Lunakhod, la jeep lunaire, agrippé à la paroi par ses roues en Velcro, lui faisait l’impression de quelque être intelligent, tapi là, prêt à bondir. Les yeux des pionniers de l’espace soviétiques sur le portrait officiel, semblaient le fixer avec mépris. Le cognac. Ses années en apesanteur avaient bouleversé son métabolisme. Il n’était plus l’homme qu’il avait été jadis. Mais il resterait calme, essaierait de s’en sortir. Si jamais il dégueulait, tout le monde rigolerait. Quelqu’un frappa à la porte du musée et Nikita le Plombier, premier homme à tout faire de Kosmograd, exécuta un impeccable plongeon au ralenti à travers le sas ouvert. Le jeune ingénieur civil avait l’air fâché. Korolev se sentit intimidé. « Te voilà bien matinal, Plombier », lança-t-il, anxieux de montrer une vague façade de normalité. « Microfuite dans le delta trois. » Il fronça les sourcils. « Vous comprenez le japonais ? » Le Plombier sortit une cassette de l’une des douze poches qui saillaient sur son blouson de travail maculé de taches et la brandit sous le nez de Korolev. Il portait un Levi’s soigneusement lavé et des Adidas ruinées. « Nous y avons accédé la nuit dernière. » Korolev se tassa comme si la cassette était une arme. « Non, pas le japonais. » L’humilité de sa propre voix le surprit. « Seulement l’anglais et l’espagnol. » Il se sentit rougir. Le Plombier était son ami ; il connaissait le Plombier et lui faisait confiance, mais… « Vous vous sentez bien, mon colonel ? » Le Plombier chargea la bande et, de ses doigts calleux mais agiles, tapa le code d’accès d’un programme lexique. « On dirait que vous venez d’avaler une mouche. Je veux que vous écoutiez ça. » Korolev regarda, mal à l’aise. La bande clignota avant de se caler sur une pub pour des gants de base-ball. Les sous-titres en cyrillique du lexique défilaient sur le moniteur tandis qu’un Japonais en folie mitraillait son commentaire hors champ. « Les infos viennent juste après », dit le Plombier, en se mordillant une cuticule. Korolev louchait anxieusement sur la traduction qui défilait en travers du visage du présentateur nippon : UN GROUPE AMÉRICAIN POUR LE DÉSARMEMENT AFFIRME QUE… DES PRÉPARATIFS AU COSMODROME DE BAÏKONOUR… PROUVENT QUE LES RUSSES SONT ENFIN PRÊTS… À DÉMANTELER LEUR STATION SPATIALE ARMÉE, « LA CITÉ COMIQUE »… « Cosmique, marmonna le Plombier. Une erreur du lexique. » CONSTRUITE AU DÉBUT DU SIÈCLE COMME TÊTE DE PONT POUR L’EXPLOITATION MINIÈRE DE L’ESPACE… AMBITIEUX PROJET HANDICAPÉ PAR L’ÉCHEC DE LA PROSPECTION MINIÈRE… COÛTEUSE STATION AUX PERFORMANCES DÉPASSÉES PAR NOS USINES-ROBOTS ORBITALES… CRISTAUX, SEMICONDUCTEURS ET MÉDICAMENTS ULTRA-PURS… « Les salauds pleins de suffisance, hennit le Plombier. Moi, je vous le dis, c’est ce putain de type du KGB, Yefremov. Il trempe dans tout ça ! » STUPÉFIANT DÉFICIT COMMERCIAL SOVIÉTIQUE… MÉCONTENTEMENT POPULAIRE À L’ÉGARD DE L’EFFORT SPATIAL… DÉCISIONS RÉCENTES DU POLITBURO ET DU SECRÉTARIAT DU COMITÉ CENTRAL… « Ils vont nous fermer ! » Le Plombier avait les traits déformés de rage. Korolev virevolta pour s’éloigner de l’écran, pris l’un tremblement incontrôlable. Des larmes soudaines s’échappaient de ses cils, gouttelettes en chute libre. « Foutez-moi la paix ! Je peux rien y faire ! — Qu’est-ce qui ne va pas, mon colonel ? » Le Plombier l’agrippa aux épaules. « Regardez-moi en face. Quelqu’un vous a balancé la Peur ! — Va-t’en, implora Korolev. — Ce sale petit salopard ! Qu’est-ce qu’il vous a refilé ? Des pilules ? Une injection ? » Korolev haussa les épaules. « J’ai bu… — Il vous a refilé la Peur ! À vous, un vieillard malade ! Je vais lui casser la gueule ! » Le Plombier leva brutalement les genoux, décrivit un saut périlleux arrière, prit appel d’un pied contre une poignée au plafond et se catapulta hors de la cabine. « Attends ! Plombier ! » Mais le Plombier avait traversé la sphère d’accostage avec une agilité d’écureuil pour disparaître au bout de la coursive et Korolev sentait maintenant qu’il n’allait plus supporter de rester seul. Au loin, il pouvait entendre résonner des cris de colère, déformés, métalliques. Tremblant, il ferma les yeux et attendit que quelqu’un vienne l’aider. Il avait demandé à Bytchkov, l’officier psychiatrique, de l’aider à revêtir son vieil uniforme, celui avec l’étoile de l’ordre de Tsiolkovsky cousue au-dessus de la poche de poitrine gauche. Ses pieds déformés ne pouvaient plus entrer dans les bottes noires d’apparat en épais nylon molletonné avec leurs semelles en Velcro ; aussi était-il resté pieds nus. L’injection de Bytchkov l’avait remis sur pied en moins d’une heure, le laissant dans des états alternés de dépression et de colère furieuse. À présent, il attendait au Musée que Yefremov réponde à sa convocation. Ils appelaient sa cabine le musée du Triomphe soviétique dans l’espace et, tandis que sa rage s’effaçait pour laisser place à sa vieille tristesse, il avait très nettement l’impression de n’être jamais qu’une des pièces exposées. Il fixa, maussade, dans leur cadre doré, les portraits des grands visionnaires de l’espace, les visages de Tsiolkovsky, Rynine. En dessous, dans des cadres légèrement plus petits, étaient accrochés des portraits de Verne, Goddard et O’Neill. Dans ses moments d’extrême dépression, il avait cru parfois pouvoir déceler une étrangeté commune dans leur regard, en particulier dans les yeux des deux Américains. Était-ce simplement de la folie, comme il lui arrivait parfois de le croire, dans ses moments les plus cyniques ? Ou avait-il été capable de détecter la manifestation subtile de quelque force bizarre, déséquilibrée, qu’il avait souvent soupçonnée d’être l’évolution humaine en action ? Une fois, une seule fois, Korolev avait lu ce regard dans ses propres yeux – le jour où il avait posé le pied sur le sol du bassin de Copratès. Scintillant à travers le viseur de son casque, le soleil de Mars lui avait révélé le reflet de deux yeux fixes, étrangers – intrépides et pourtant soumis –, et le choc tranquille, secret, de cette révélation, il s’en rendait compte à présent, avait été l’instant le plus mémorable, le plus transcendant de toute son existence. Au-dessus des portraits, huileux, inerte, s’étalait un tableau dépeignant l’atterrissage avec des couleurs qui lui évoquaient le bortsch et la sauce : le paysage martien y était réduit au kitsch idéalisé du réalisme socialiste soviétique. L’artiste avait fait poser les silhouettes en scaphandre près du module d’atterrissage avec toute la vulgarité profondément sincère propre au style officiel. Se sentant souillé, il attendit l’arrivée de Yefremov, l’homme du KGB, l’officier politique de Kosmograd. Quand enfin Yefremov pénétra dans la Saliout, Korolev nota la lèvre fendue et les récentes ecchymoses sur la gorge de l’homme. Il portait une combinaison Kansaï bleue en soie japonaise et des souliers italiens très mode. Il toussota poliment. « Bonjour, camarade colonel. » Korolev le fixa. Il laissa se prolonger le silence. « Yefremov, dit-il enfin d’une voix lourde, vous ne me plaisez pas. » Yefremov rougit mais soutint son regard. « Parlons franchement, colonel, de Russe à Russe. Ça ne vous était pas, bien sûr, personnellement destiné. — La Peur, Yefremov ? — La bêtacarboline, oui. Si vous ne vous étiez pas prêté à leurs actions antisociales, si vous n’aviez pas accepté leur pot-de-vin, tout ça ne se serait pas produit. — Alors comme ça, je suis un mac, Yefremov ? Un mac et un ivrogne ? Vous, vous êtes un cocu, un contrebandier et une balance. Je vous dis ça, ajouta-t-il, de Russe à Russe. » Cette fois, le visage de l’homme du KGB affecta le masque officiel de la vertu impassible et narquoise. « Mais dites-moi, Yefremov, qu’est-ce que vous fricotez au juste ? Qu’avez-vous fait depuis que vous avez débarqué à Kosmograd ? On sait tous ici que le complexe doit être démantelé. Qu’est-ce qui attend l’équipage civil quand il redescendra à Baïkonour ? Une enquête pour corruption ? — Il y aura des interrogatoires, certainement. Dans certains cas, peut-être des hospitalisations. Iriez-vous jusqu’à suggérer, colonel Korolev, que l’Union soviétique serait en quelque chose responsable des échecs de Kosmograd ? » Korolev ne dit rien. « Kosmograd était un rêve. Un rêve qui a échoué. Comme l’espace. Nous n’avons rien à faire ici. Nous avons un monde entier à remettre en ordre. Moscou est la plus grande puissance de l’histoire. Nous ne devons pas nous permettre de perdre de vue la perspective globale. — Croyez-vous qu’on puisse nous écarter si aisément ? Nous sommes une élite, une élite de techniciens hautement qualifiés. — Une minorité, colonel, une minorité démodée. Quel est votre apport, en dehors de vos tonnes d’ordures américaines empoisonnées ? Cet équipage était censé être constitué de travailleurs, pas d’un ramassis boursouflé de profiteurs trafiquant en douce des cassettes de jazz et de pornographie. » Le visage de Yefremov restait lisse et calme. « L’équipage redescendra à Baïkonour. On peut très bien diriger les armes depuis le sol. Vous, bien entendu, vous resterez, mais vous aurez des invités : des cosmonautes américains, des Sud-Américains. Pour ces gens-là, l’espace conserve dans une certaine mesure son prestige d’antan. » Korolev grinça des dents. « Qu’est-ce que vous avez fait du gosse ? — Votre Plombier ? » L’officier politique fronça les sourcils. « Il a agressé un officier du Comité pour la sécurité de l’État. Il restera sous bonne garde jusqu’à son retour à Baïkonour. » Korolev hasarda un rire mauvais. « Laissez-le partir. Vous aurez vous-même trop de problèmes pour l’accabler. J’en parlerai en personne au maréchal Gubarev. Mon grade est peut-être entièrement honorifique, Yefremov, je n’en conserve pas moins une certaine influence. » L’homme du KGB haussa les épaules. « Les servants des canons ont reçu de Baïkonour l’ordre de verrouiller le module de communications. Leur carrière est en jeu. — La loi martiale, alors ? — On n’est pas à Kaboul, colonel. Les temps sont difficiles. Vous détenez ici l’autorité morale ; vous devriez essayer de donner l’exemple. — On verra », répondit Korolev. Kosmograd sortit de l’ombre de la Terre pour entrer dans la lumière crue du Soleil. Les parois de la Saliout de Korolev gémissaient et grinçaient comme un casier rempli de bouteilles. À bord d’une Saliout, songea-t-il distraitement en caressant ses tempes aux veines éclatées, ce sont toujours les hublots qui lâchent en premier. Le jeune Grichkine semblait avoir la même chose en tête. Il sortit un tube de mastic d’une poche de cheville et entreprit d’inspecter le joint autour du hublot. Il était l’assistant du Plombier et son plus proche ami. « Nous devons voter à présent », dit Korolev, d’une voix lasse. Sur les vingt-quatre civils de l’équipage de Kosmograd, onze avaient accepté d’assister à la réunion, douze s’il se comptait. Ça en laissait treize qui soit répugnaient à s’impliquer, soit étaient ouvertement hostiles à l’idée d’une grève. Yefremov et les six artilleurs portaient à vingt le nombre total des absents. « Nous avons discuté de nos exigences. Tous ceux d’accord avec la liste telle qu’elle a été établie… » Il leva sa main valide. Trois autres l’imitèrent. Grichkine, occupé à son hublot, leva le pied. Korolev soupira. « On n’est déjà pas trop nombreux. On ferait mieux d’avoir l’unanimité. Écoutons voir vos objections. — Les termes prisonniers militaires, dit un technicien biologiste du nom de Korovkine, pourraient laisser entendre que ce sont les militaires, et non le criminel Yefremov, qui sont responsables de la situation. » L’homme semblait extrêmement mal à l’aise. « Nous sommes sinon d’accord mais nous ne signerons pas. Nous sommes des membres du Parti. » Il semblait vouloir ajouter quelque chose mais finalement se tut. « Ma mère, ajouta tranquillement sa femme, était juive. » Korolev hocha la tête mais ne dit rien. « C’est de la bêtise criminelle », dit à son tour Gluschko, le botaniste. Ni lui ni sa femme n’avaient voté. « De la folie. Kosmograd est finie, nous le savons tous, et plus tôt nous serons revenus chez nous, mieux ça vaudra. Qu’a été cet endroit, sinon une prison ? » Le métabolisme de l’homme s’accordait mal avec l’apesanteur ; en l’absence de gravité, le sang tendait à lui congestionner le visage et le cou, le faisant ressembler à l’un de ses potirons expérimentaux. « Tu es un botaniste, Vassili, remarqua rudement sa femme, alors que moi, si tu veux bien te souvenir, je suis pilote de Soyouz. Ta carrière n’est pas en jeu. — Je refuse de soutenir cette idiotie ! » Gluschko donna contre la cloison un violent coup de pied qui le propulsa hors de la pièce. Sa femme le suivit, se plaignant amèrement à mi-voix sur ce ton irritant que les membres de l’équipage avaient appris à employer pour leurs discussions privées. « Cinq sont donc prêts à signer, conclut Korolev, sur un équipage civil de vingt-quatre membres. — Six », rectifia Tatiana, l’autre pilote de Soyouz, aux cheveux bruns ramenés en arrière et retenus par un bandeau en filet de nylon vert. « Vous oubliez le Plombier. — Les ballons solaires ! », s’écria Grichkine, en pointant le doigt vers la Terre. « Regardez ! » Kosmograd était à présent au-dessus des côtes de Californie, rivages nets, champs d’un vert intense, vastes cités moribondes dont les noms résonnaient avec une étrange magie. Loin au-dessus d’une toison de strato-cumulus flottaient cinq ballons solaires, sphères réfléchissantes retenues par des lignes à haute tension ; ils avaient constitué un substitut bon marché au grandiose plan des Américains de construire des satellites à énergie solaire. Ces bidules devaient marcher, supposa Korolev, car ces dix dernières années, il les avait vus se multiplier. « Et on dit que des gens vivent dans ces trucs ? » L’officier des systèmes Stoïko avait rejoint Grichkine au hublot. Korolev se rappelait le foisonnement pathétique d’étranges plans énergétiques conçus par les Américains dans le sillage du traité de Vienne. Avec le ferme contrôle instauré par l’Union soviétique sur l’approvisionnement mondial en pétrole, les Américains avaient semblé prêts à tout tenter. Puis l’accident par fusion du Kansas les avait définitivement aigris à l’égard des réacteurs. Durant plus de trois décennies, ils avaient progressivement glissé dans l’isolationnisme et le déclin industriel. L’espace, songea-t-il avec regret, ils auraient dû aller dans l’espace. Il n’avait jamais compris l’étrange paralysie de volonté qui avait paru figer leurs brillants efforts initiaux. Ou peut-être était-ce tout simplement une carence d’imagination, de vision. Voyez-vous, vous autres Américains, dit-il silencieusement, vous auriez réellement dû tenter de venir vous joindre à nous ici, dans notre glorieux futur, ici à Kosmograd. « Qui voudrait habiter dans un truc pareil ? », demandait Stoïko, enfonçant son coude dans les côtes de Grichkine et riant avec la calme énergie du désespoir. « Vous plaisantez, dit Yefremov. Nous avons certainement déjà bien assez d’ennuis comme ça. — Nous ne plaisantons pas, officier politique Yefremov, et telles sont bien nos exigences. » Les cinq dissidents s’étaient entassés dans la Saliout que l’homme partageait avec Valentina, l’acculant contre la cloison arrière. Celle-ci était décorée d’une photographie méticuleusement retouchée à l’aéro du Premier secrétaire, qui saluait de l’arrière d’un tracteur. Valentina, Korolev le savait, devait être en ce moment même au musée avec Romanenko, en train de faire craquer les suspentes. Le colonel se demanda comment Romanenko parvenait si régulièrement à éviter ses tours de garde à l’armurerie. Yefremov haussa les épaules. Il baissa les yeux sur la liste de revendications. « Le Plombier doit rester aux arrêts. J’ai des ordres directs. Quant au reste de ce document… — Vous êtes coupable d’usage non autorisé de drogues psychiatriques ! s’écria Grichkine. — C’était une affaire entièrement privée, répondit Yefremov avec calme. — Un acte criminel, dit Tatiana. — Pilote Tatiana, nous savons tous les deux que Grichkine, ici présent, est le pirate de samizdati le plus actif de toute la station ! Nous sommes tous des criminels, vous ne le voyez donc pas ? C’est la beauté de notre système, non ? » Son rictus soudain était scandaleusement cynique. « Kosmograd n’est pas le Potemkine et vous n’êtes pas des révolutionnaires. Et vous exigez de communiquer avec le maréchal Gubarev ? Il est en prison à Baïkonour. Et vous exigez d’entrer en communication avec le ministre de la Technologie ? C’est le ministre lui-même qui dirige la purge. » D’un geste définitif, il déchira la sortie d’imprimante en menus morceaux, fragments de pelure jaune qui s’éparpillèrent en apesanteur comme des papillons filmés au ralenti. Au neuvième jour de grève, Korolev se réunit avec Grichkine et Stoïko dans la Saliout que le premier aurait normalement dû partager avec le Plombier. Quarante ans durant, les habitants de Kosmograd avaient mené une guerre antiseptique contre les germes et les moisissures. Poussière, graisse et vapeur ne se déposaient pas en apesanteur et les spores flottaient dans tous les coins, envahissant le capitonnage, les habits, les conduits de ventilation. Dans cette atmosphère tiède et moite de boîte de Pétri, elles se répandaient en taches d’huile. Aussi régnait-il en permanence à présent une odeur de moisissure desséchée que surmontaient les bouffées menaçantes d’isolant cramé. Korolev avait vu son sommeil brisé par le choc caverneux du départ d’un module d’atterrissage Soyouz. Gluschko et sa femme, supposa-t-il. Au cours des dernières quarante-huit heures, Yefremov avait supervisé l’évacuation des membres de l’équipage qui avaient refusé de se joindre à la grève. Les mitrailleurs restaient cantonnés dans leur armurerie et dans l’anneau de leur casernement où ils détenaient toujours Nikita le Plombier. La Saliout de Grichkine était devenu le quartier général des grévistes. Aucun des trois grévistes mâles ne s’était rasé et Stoïko avait contracté une infection à staphylocoques qui lui couvrait les avant-bras de méchantes pustules. Entourés de pin-up lascives de la télévision américaine, ils ressemblaient à un vague trio de pornographes dégénérés. L’éclairage était bas ; Kosmograd fonctionnait à demi-puissance. « Avec les autres partis, remarqua Stoïko, notre main se renforce. » Grichkine grogna. Il avait les narines festonnées de mèches blanches de coton hydrophile. Il était convaincu que Yefremov allait essayer de briser la grève à coups d’aérosol de bêtacarboline. Les bouchons de coton n’étaient qu’un symptôme parmi d’autres du niveau général de stress et de paranoïa. Avant que l’ordre d’évacuation soit venu de Baïkonour, l’un des techniciens s’était mis à passer l’Ouverture 1812 de Tchaïkovski à plein volume des heures durant. Et Gluschko avait pourchassé sa femme, nue, couverte de bleus et glapissante, d’un bout à l’autre de Kosmograd. Stoïko avait accédé aux fichiers de l’homme du KGB ainsi qu’aux dossiers psychiatriques de Bytchkov ; des mètres de papier jaune d’imprimante s’enroulaient dans les coursives en molles spirales, ondulant dans le courant d’air des ventilateurs. « Imaginez ce que leur témoignage va nous valoir une fois redescendus au sol, grommela Grichkine. On n’aura même pas droit à un procès. Direction la psikuska, recta. » Le sinistre sobriquet des hôpitaux politiques semblait par sa menace galvaniser le garçon. Apathique, Korolev mangeottait un dessert aux algues visqueux. Stoïko récupéra une bande d’imprimante à la dérive et la lut à haute voix. « Paranoïa avec tendance à surestimer les idées ! Fantasmes révisionnistes hostiles au système social ! » Il froissa le papier. « Si on pouvait s’emparer du module de transmissions, on pourrait se relier à un satellite de communications américain et leur balancer tout le truc. Peut-être que ça leur donnerait, à Moscou, une idée de notre hostilité ! » Korolev retira une mouche égarée dans son pudding aux algues. Ses deux paires d’ailes et son thorax bifide étaient le muet témoignage du niveau élevé de radiations à Kosmograd. Les premiers insectes s’étaient échappés de quelque expérience oubliée ; depuis des décennies, leurs générations successives avaient infesté la station. « Les Américains se désintéressent totalement de nous, observa Korolev. Ce genre de révélations ne peut plus gêner Moscou. — Excepté quand doit nous être livré le blé, remarqua Grichkine. — L’Amérique a autant besoin de vendre que nous d’acheter. » Maussade, Korolev enfourna une nouvelle cuillerée de gâteau de chlorelle, mâcha machinalement, déglutit. « Les Américains seraient incapables de nous atteindre, même s’ils le voulaient. Cap Canaveral est en ruine. — Nous allons manquer de carburant, observa Stoïko. — On peut toujours en récupérer sur les modules d’atterrissage qui restent, répondit Korolev. — Et dans ce cas, comment fait-on pour redescendre, bordel ? » Grichkine avait les poings qui tremblaient. « Même en Sibérie, il y a des arbres, des flopées d’arbres ; le ciel ! le ciel ! Marre du ciel ! Qu’il tombe en morceaux ! Qu’il tombe et qu’il brûle ! » Le pudding de Korolev partit s’écraser contre la cloison. « Ô bon Dieu ! dit Grichkine. Je suis désolé, mon colonel. Je sais que vous ne pouvez pas rentrer. » Quand il entra au musée, il découvrit Tatiana, la pilote, suspendue devant la détestable croûte dépeignant l’atterrissage sur Mars, les joues humides de larmes. « Savez-vous, mon colonel, qu’ils ont un buste de vous, à Baïkonour ? En bronze. Je passais toujours devant pour aller aux conférences. » Elle avait le bord des yeux rougi par le manque de sommeil. « Il y a toujours des bustes. Les académies en ont besoin. » Il sourit et lui prit la main. « C’était comment ce jour-là ? » Elle fixait toujours le tableau. « Je m’en souviens à peine. J’ai revu les bandes si souvent qu’à présent, c’est ces enregistrements en fait que je me rappelle. Mes souvenirs de Mars sont ceux de n’importe quel écolier. » Il lui sourit à nouveau. « Mais en tout cas, ce n’était pas comme sur cette mauvaise croûte. On a beau dire, je suis encore au moins sûr de ça. — Pourquoi tout a-t-il tourné ainsi, mon colonel ? Pourquoi tout arrêter à présent ? Quand j’étais petite, je voyais tout ça à la télévision. Notre avenir dans l’espace devait être éternel… — Peut-être que les Américains avaient raison. Les Japonais ont expédié des machines à la place, des robots pour édifier leurs usines orbitales. L’exploitation minière de la Lune a été pour nous un échec, mais on a cru qu’il subsisterait au moins l’une ou l’autre installation de recherches permanente. Ce devait être une question de gros sous, je suppose. De types assis derrière leur bureau et qui prennent les décisions. — Et voilà leur décision finale à l’égard de Kosmograd. » Elle lui passa un bout de pelure plié. « J’ai trouvé ça dans la liste des ordres pour Yefremov envoyés par Moscou. Ils vont laisser la station décrocher progressivement de son orbite pendant les trois prochains mois. » Il se surprit à fixer lui aussi ce tableau qu’il détestait tant. « Ça n’a plus guère d’importance », s’entendit-il dire. Et puis voilà qu’elle se mit à pleurer des larmes amères, le visage pressé contre l’épaule mutilée de Korolev. « Mais j’ai un plan, Tatiana », dit-il en lui caressant les cheveux. « Il faut m’écouter. » Il consulta sa vieille Rolex. Ils survolaient la Sibérie orientale. Il se rappela la fois où l’ambassadeur de Suisse lui avait offert la montre dans une gigantesque salle voûtée du Grand Kremlin. Il était temps de commencer. Il dériva hors de sa Saliout pour gagner la sphère d’accostage, empêtré dans une boucle de papier d’imprimante qui voulait s’enrouler autour de son cou. Il était encore capable de travailler vite et bien de sa main valide. Il avait le sourire lorsqu’il libéra de son harnais une grosse bonbonne d’oxygène. Se retenant à une poignée, il projeta la bouteille de toutes ses forces à travers la sphère. Elle rebondit avec bruit mais sans faire de dégâts. Il alla la récupérer et la relança. Puis il toucha l’alarme de décompression. Les haut-parleurs crachèrent des nuages de poussière tandis qu’un klaxon se mettait à gémir. Déclenchées par l’alarme, les trappes d’accostage se refermèrent dans le sifflement de leurs vérins. Ses oreilles claquèrent. Il éternua, puis alla chercher encore une fois la bouteille. Les lumières s’illuminèrent à leur brillance maximale puis s’éteignirent. Il sourit dans le noir, saisissant à tâtons la bonbonne d’acier. Stoïko avait provoqué un plantage général des systèmes. Ça n’avait pas été difficile. Les banques de mémoires étaient déjà bourrées à la limite de la saturation par des enregistrements pirates de télévision. « L’affaire d’une simple pichenette », marmonna-t-il en tapant avec sa bouteille contre la cloison. Vacillante, la lumière revint en veilleuse : les cellules de secours avaient pris le relais. Son épaule commençait à lui élancer. Stoïquement, il continua de marteler la cloison, se rappelant le boucan que faisait une véritable décompression explosive. Il fallait que ce soit bon. Assez pour tromper Yefremov et l’équipe d’artilleurs. Avec un couinement, la poignée circulaire de l’une des écoutilles se mit à tourner. La porte s’ouvrit enfin dans un bruit sourd et Tatiana passa la tête, avec un sourire timide. « Est-ce que le Plombier est libre ? », demanda-t-il en lâchant la bonbonne. « Stoïko et Oumansky sont en train de raisonner le garde. » Elle claqua du poing sa paume ouverte. « Grichkine prépare les modules de descente. » Il monta derrière elle jusqu’à la sphère suivante. Stoïko était en train d’aider le Plombier à franchir l’écoutille d’accès depuis l’anneau des casernements. Le Plombier était pieds nus, le visage rendu verdâtre par ses trois poils de barbe non rasée. Oumansky, le météorologiste, les suivait en traînant le corps inerte d’un soldat. « Comment va, Plombier ? demanda Korolev. — J’ai les chocottes. Ils m’ont gardé sous Peur. Pas à grosses doses mais quand même… et j’ai vraiment cru que c’était une décompression ! » Grichkine se glissa hors du module Soyouz le plus proche de Korolev ; il traînait derrière lui un paquet d’outils et des mètres de lanières en nylon. « Sont tous vérifiés. Le plantage général les a laissés sur leurs systèmes automatiques autonomes. J’ai bidouillé au tournevis leurs commandes à distance pour les empêcher d’être reprises par le contrôle au sol. » Puis il se tourna vers le Plombier : « Comment va, mon Nikita ? C’est que tu vas te retrouver en pleine Chine centrale. » Le Plombier grimaça, se secoua, frissonna. « Je parle pas chinois, moi. » Stoïko lui tendit un listage. « C’est en mandarin phonétique : JE VEUX DÉSERTER. CONDUISEZ-MOI AU CONSULAT JAPONAIS LE PLUS PROCHE. » Le Plombier sourit et passa la main dans sa brosse de cheveux raidis par la sueur. « Et vous autres ? demanda-t-il. — Tu crois qu’on s’amuse à faire ça pour ton seul profit ? » Tatiana lui fit une grimace. « Tâche que les services d’information chinois mettent la main sur le reste de ce journal, Plombier. Chacun de nous en a une copie. Nous allons veiller à ce que le monde entier sache ce que l’Union soviétique a l’intention de faire au colonel Youri Vassilievitch Korolev, premier homme sur Mars ! » Elle envoya un baiser au Plombier. « Et que fait-on de Filipchenko ? », demanda Oumansky. Quelques sphères noires de sang coagulé dansaient devant la joue du soldat inconscient. « Pourquoi ne pas emporter le pauvre type avec vous ? demanda Korolev. — Eh bien, viens donc, tête de nœud », dit le Plombier en saisissant Filipchenko par la ceinture pour le tirer vers l’écoutille du Soyouz. « Moi, Nikita le Plombier, je vais te faire la grâce de ta vie, misérable. » Korolev regarda Stoïko et Grichkine verrouiller l’écoutille derrière eux. « Où sont Romanenko et Valentina ? », demanda Korolev en consultant de nouveau sa montre. « Ici, mon colonel », dit Valentina, ses cheveux blonds flottant autour de son visage, depuis l’écoutille d’un autre Soyouz. « Nous avons entièrement contrôlé celui-ci. » Elle riait. « Vous aurez tout le temps de faire ça à Tokyo, aboya Korolev. Hanoi et Vladivostok vont faire décoller la chasse d’ici quelques minutes. » Le bras nu et musculeux de Romanenko émergea, la tirant à l’intérieur du module. Stoïko et Grichkine verrouillèrent une nouvelle fois l’écoutille. « Des paysans dans l’espace », cracha Tatiana. Kosmograd vibra d’un son caverneux lorsque le Plombier, accompagné d’un Filipchenko inconscient, se détacha de la station. Un nouveau bang et les amants étaient partis à leur tour. « En route, ami Oumansky, dit Stoïko. Et adieu, mon colonel ! » Les deux hommes gagnèrent le bout de la coursive. « Je viens avec vous », dit Grichkine à Tatiana. Il souriait. « Après tout, vous êtes pilote. — Non, fit-elle. Chacun pour soi. On divisera les risques. Vous vous en tirerez sans problème avec le pilote automatique. Évitez simplement de toucher quoi que ce soit à bord. » Korolev la regarda l’aider à pénétrer dans le dernier Soyouz de la sphère. « Je vous emmènerai danser, Tatiana, dit Grichkine. À Tokyo. » Elle verrouilla l’écoutille. Un nouveau bang : Stoïko et Oumansky s’étaient séparés de la sphère d’accostage voisine. « Embarquez maintenant, Tatiana, dit Korolev. Dépêchez-vous. Je n’ai pas envie qu’ils vous descendent au-dessus des eaux internationales. — Ça vous laisse tout seul ici, mon colonel, tout seul avec nos ennemis. — Quand vous serez tous partis, ils feront de même. Et je compte sur votre publicité pour embarrasser le Kremlin et les contraindre à me garder en vie ici. — Et qu’est-ce que je vais leur raconter à Tokyo, mon colonel ? Avez-vous un message pour la Terre ? — Dites-leur… », et tous les clichés l’assaillirent avec une absolue justesse qui lui donna envie de partir d’un rire hystérique : Un petit pas pour l’homme… Nous sommes venus pacifiquement… Travailleurs de tous les pays… « Vous devez leur dire que j’en ai besoin, lui dit-il en pinçant son poignet ratatiné, “besoin dans la moelle de mes os”. » Elle l’étreignit puis s’éclipsa furtivement. Il attendait, seul, dans la sphère d’accostage. Le silence lui mettait les nerfs à vif ; le plantage des systèmes avait désactivé la ventilation dont le bourdonnement l’avait bercé depuis vingt ans. Au moins avait-il entendu se dégager le Soyouz de Tatiana. Quelqu’un descendait la coursive. C’était Yefremov, progressant avec maladresse en scaphandre. Korolev sourit. Derrière la visière en Lexan, Yefremov avait son faciès officiel et mielleux, mais il évita de croiser le regard de Korolev lorsqu’il passa. Il se dirigeait vers l’armurerie. « Non ! », cria Korolev. Le klaxon beugla dans toute la station le signal d’alerte générale. Lorsqu’il l’atteignit, la porte de l’armurerie était ouverte. À l’intérieur, des soldats s’agitaient à gestes saccadés, avec les réflexes galvaniques de l’entraînement constant, bouclant les larges harnais de leurs sièges de console sur la poitrine de leur encombrante combinaison. « Ne faites pas ça ! » Il agrippa le tissu accordéon raide de la combinaison de Yefremov. L’un des accélérateurs démarra dans un gémissement staccato. Sur un écran de suivi, un réticule vert vint serrer la tache rouge d’une cible. Yefremov retira son casque. Avec calme, sans changer d’expression, il s’en servit pour repousser Korolev. « Faites-les arrêter ! », sanglota Korolev. Les parois vibrèrent quand un faisceau se déclencha avec un claquement de fouet. « Votre femme, Yefremov ! Elle est là-bas ! — Dehors, colonel. » Yefremov le saisit par sa main arthritique et serra. Korolev hurla. « Dehors ! » Un poing ganté le frappa en pleine poitrine. Korolev martela vainement le scaphandre tandis qu’il se faisait repousser dans la coursive. « Même moi, colonel, je n’irais pas m’interposer entre l’Armée rouge et ses ordres. » Yefremov avait l’air mal à présent ; le masque s’était effrité. « Brave gars, fit-il. Attendez ici que ça soit terminé. » Puis le Soyouz de Tatiana heurta le complexe de tir et l’anneau des dortoirs. En une fraction de seconde de lumière crue comme sur un daguerréotype, Korolev vit l’armurerie se plisser et s’effondrer comme une boîte de bière écrasée sous une botte ; il vit le torse décapité d’un soldat quitter en tournoyant une console ; il vit Yefremov essayer de parler, ses cheveux se dresser sur sa tête lorsque le vide aspira l’air de son scaphandre par l’anneau ouvert du casque. Deux minces filets de sang s’élevèrent en arc des narines de Korolev, le rugissement de l’air qui s’échappait remplacé par un grondement plus sourd encore dans sa tête. La dernière chose qu’il se rappela avoir entendue était le claquement de l’écoutille qui se refermait. Lorsqu’il reprit conscience, ce fut dans l’obscurité, en proie à une douleur pulsante derrière les paupières, et avec d’anciennes conférences qui lui revenaient : c’était un danger tout aussi grand que la décompression explosive, l’azote qui se mettait à bouillir dans le sang, engendrant une douleur brûlante, fulgurante, incapacitante… Mais tout cela était si loin, si académique, en fait. Il faisait pivoter les volants des écoutilles par un pur sens de noblesse oblige, sans plus. Le labeur était particulièrement épuisant, et il aurait surtout voulu retourner au musée et dormir. Il pourrait réparer les fuites au mastic, mais le plantage des systèmes était au-delà de ses capacités. Lui restait toujours le jardin de Gluschko. Avec les légumes et les algues, il échapperait déjà à l’inanition ou à l’asphyxie. Le module de communications était parti, avec l’armurerie et l’anneau des dortoirs, arraché à la station par l’impact suicidaire du Soyouz de Tatiana. Il supposa que la collision avait perturbé l’orbite de Kosmograd, mais il n’avait nul moyen de prédire l’heure de la rencontre incandescente entre la station et les couches supérieures de l’atmosphère. Il était souvent malade à présent, et il se disait qu’il risquait peut-être de mourir avant le brasier final, ce qui le tracassait. Il passait d’innombrables heures à visionner l’ensemble des bandes du musée. Une tâche adéquate pour le Dernier Homme dans l’Espace qui avait été jadis le Premier Homme sur Mars. Il était devenu obsédé par l’icône de Gagarine et se repassait à l’infini les images de télévision granuleuses des années soixante, les bulletins d’information qui menaient si inexorablement à la mort du cosmonaute. Les esprits des martyrs nageaient dans l’atmosphère confinée de Kosmograd. Gagarine, le premier équipage de Saliout, les Américains brûlés vifs dans leur Apollo exigu… Il rêvait souvent de Tatiana, le regard dans ses yeux pareil au regard qu’il avait imaginé dans les yeux des portraits du musée. Et à un moment, il s’éveilla, ou rêva qu’il s’éveillait, dans la Saliout où elle avait dormi, pour se retrouver dans son vieil uniforme, avec une lampe de travail à piles accrochée au front. De très loin, comme s’il visionnait une séquence d’information sur un des moniteurs du musée, il se vit arracher de sa poche l’Étoile de l’ordre de Tsiolkovsky pour l’agrafer au brevet de pilote de Tatiana. Quand il entendit frapper, il sut que ce devait être un autre rêve. L’écoutille s’ouvrit à la volée. Dans la lumière bleuâtre et vacillante des vieux films, il vit que la femme était noire. De longs tire-bouchons de cheveux emmêlés se dressaient comme des cobras tout autour de sa tête. Elle portait des lunettes, un foulard d’aviateur en soie qui se torsadait derrière elle en apesanteur. « Andy, fit-elle en anglais, tu ferais bien de venir voir ça ! » Un petit gars baraqué, presque chauve, et vêtu seulement d’un suspensoir et d’une ceinture d’outillages pendouillante, vint flotter derrière elle et passa un œil à l’intérieur. « Il est vivant ? — Bien sûr que je suis vivant », dit en anglais Korolev, avec une trace d’accent. L’homme appelé Andy survola sa compagne. « Tu te sens bien, Jack ? » Sur son biceps droit était tatouée une structure en ballon surmontant deux éclairs entrecroisés avec la légende : SUNSPARK 15, UTAH. « On s’attendait pas à trouver quelqu’un. — Moi non plus, répondit Korolev en plissant les yeux. — On vient s’installer ici, dit la femme, en s’approchant. — On est des ballons. Des squatters, je suppose que vous diriez. On avait entendu dire que la station était vide. Savez que son orbite dégringole ? » L’homme exécuta dans les airs un saut périlleux maladroit, faisant cliqueter les outils à sa ceinture. « Cette apesanteur, c’est trop. — Bon Dieu, dit la femme. J’arrive pas à m’y faire ! C’est super ! C’est comme de la chute libre, mais sans le vent. » Korolev fixait l’homme qui avait cette allure maladroite insouciante de ceux qui sont ivres de liberté depuis leur naissance. « Mais vous n’avez même pas d’aire de lancement… — D’aire de lancement ? dit l’homme en riant. T’sais c’qu’on fait ? On hisse par les câbles ces vieux propulseurs d’appoint, des surplus, on les lâche de nos ballons et on les met à feu pendant la descente. — C’est dingue ! — Nous a quand même amenés ici, non ? » Korolev acquiesça. Si tout cela était un rêve, c’était un rêve bien étrange. « Je suis le colonel Youri Vassilievitch Korolev. — Mars ! » La femme claqua des mains. « Quand les gosses vont apprendre ça. » Elle saisit le modèle réduit de Lunakhod sur la cloison et se mit à le remonter. « Eh, dit l’homme. J’ai du boulot, moi. On a tout un tas de propulseurs à poudre, à l’extérieur. On va faire remonter ce truc avant qu’il se mette à cramer. » Quelque chose heurta la paroi. L’impact fit résonner tout Kosmograd. « Ça doit être Tulsa, dit Andy en consultant sa montre. Pile à l’heure. — Mais pourquoi ? » Korolev hochait la tête, complètement perdu. « Pourquoi êtes-vous venus ? — On te l’a dit. Pour vivre ici. On veut agrandir ce truc, peut-être en construire d’autres. Ils disaient bien qu’on n’arriverait jamais à vivre dans les ballons, mais on était les seuls à pouvoir les faire marcher. C’était notre unique chance de parvenir ici par nos propres moyens. Qui voudrait vivre ici rien que pour plaire à quelque gouvernement, à quelques galonnés, à un ramassis de ronds-de-cuir ? Il faut avoir une motivation, le désir de conquérir de nouvelles frontières… l’avoir dans la moelle, d’ac ? » Korolev sourit. Andy lui rendit son sourire. « Alors on a saisi ces câbles à haute tension et on s’est hissés en haut, voilà. Et une fois que t’es arrivé au sommet, mec, soit tu fais le grand saut, soit tu moisis là-haut. » Il éleva la voix. « Et on ne regarde pas en arrière, non, môssieur ! On a fait ce saut, et on est là pour y rester ! » La femme plaça sur le mur incurvé les roues du modèle réduit et lâcha celui-ci. Il se mit à leur filer au-dessus de la tête en ronronnant gaiement. « C’est-y pas chou ? Les gosses vont adorer. » Korolev regardait Andy dans les yeux. Kosmograd résonna de nouveau, et la secousse envoya le petit Lunakhod sur une nouvelle trajectoire. « Los Angeles Est, dit la femme. C’est celui où sont les gosses. » Elle retira ses lunettes et Korolev vit briller dans ses yeux une superbe folie. « Eh bien, dit Andy en faisant cliqueter sa ceinture porte-outils, ça te dit de nous faire visiter ? » HÔTEL NEW ROSE Sept nuits de location dans ce cercueil, Sandii. Hôtel New Rose. Comme j’ai envie de toi, maintenant. Parfois, je te remets. Me la repasse, lente, douce, méchante, je m’y sens presque. Parfois, je sors de mon sac ton petit automatique, caresse du pouce le chrome bon marché si lisse. Calibre 22 chinois, la mire pas plus large que les pupilles dilatées de tes yeux évanouis. Fox est mort à présent, Sandii. Fox m’a dit de t’oublier. Je me souviens de Fox, appuyé au comptoir capitonné, dans le salon obscur de quelque hôtel de Singapour, Bencoolen Street, ses mains en train de décrire diverses sphères d’influence, des rivalités internes, l’arc d’une carrière particulière, le point faible qu’il avait découvert dans l’armure de quelque groupe d’experts. Fox jouait les aiguilleurs dans les guerres de cerveaux, un intermédiaire pour les croisements intertrusts. C’était un soldat dans les escarmouches secrètes des zaibatsus, ces corporations multinationales qui contrôlent des économies entières. Je voyais Fox sourire, parler vite, rejeter d’un hochement de tête mes tentatives d’espionnage intercorporations. La Pointe, disait-il. Faut trouver la Pointe. Il vous faisait entendre le P majuscule. La Pointe, c’était le Graal de Fox, la fraction essentielle de son pur talent humain, non transférable, verrouillée dans le cerveau des chercheurs scientifiques les plus en pointe. Tu ne peux pas coucher la Pointe sur du papier, expliquait Fox, la mettre sur une disquette. Le fric, il était dans les transfuges des multinationales. Fox était impec, la sévérité de ses costumes sombres français compensée par une mèche accroche-cœur de gamin qui refusait de tenir en place. J’ai toujours détesté voir l’effet gâché chaque fois qu’il s’écartait du bar, cette épaule gauche de traviole avec un angle qu’aucun couturier parisien ne pouvait dissimuler. Quelqu’un lui avait roulé dessus avec un taxi à Berne et personne n’avait su le remonter convenablement. Je suppose que je l’ai accompagné parce qu’il disait vouloir chercher la Pointe. Et quelque part par là-bas, dans notre quête de la Pointe, je t’ai trouvée, Sandii. L’hôtel New Rose est un entrepôt de cercueils sur les franges déchiquetées de Narita International. Des capsules en plastique d’un mètre de haut sur trois de long, empilées comme des dents de Godzilla en surplus dans un silo de béton à l’écart de la route principale qui mène à l’aéroport. Chaque capsule dispose d’un téléviseur encastré au plafond. J’y passe des journées entières à regarder des émissions de jeux japonaises et de vieux films. Parfois, j’ai ton arme dans la main. Parfois, j’entends les jets, qui entrelacent leurs circuits d’attente au-dessus de Narita. Je ferme les yeux et m’imagine leurs sillages blancs et nets qui se dissolvent, perdent leur définition. La première fois que je t’ai vue, tu entrais dans un bar à Yokohama. Eurasienne, moitié gaijin, hanches longues et fluides dans la copie chinoise du modèle original d’un couturier de Tokyo. Yeux noirs d’Européenne, pommettes d’Asiatique. Je me souviens de toi en train de vider ton sac sur le lit, plus tard, dans quelque chambre d’hôtel, à la recherche de ton maquillage. Une liasse froissée de nouveaux yens, un carnet d’adresses en lambeaux maintenu par des élastiques, une carte à puce Mitsubishi, un passeport japonais avec le chrysanthème d’or estampé sur la couverture, et puis le calibre 22 chinois. Tu m’as raconté ton histoire. Ton père avait été cadre à Tokyo, mais à présent, il était disgracié, désavoué, renié par Hosaka, le plus grand de tous les zaibatsus. Cette nuit-là, ta mère était hollandaise, et je t’écoutai me dévider ces étés à Amsterdam, et les pigeons sur la place du Dam, comme un doux tapis brun. Je ne t’ai jamais demandé ce qu’avait pu faire ton père pour mériter sa disgrâce. Je te regardais t’habiller ; contemplais l’envol de tes cheveux bruns et raides, leur façon de fendre l’air. À présent, Hosaka me pourchasse. Les cercueils du New Rose sont empilés sur des échafaudages de récupération, tubes d’acier émaillés. La peinture brillante s’écaille quand je grimpe l’échelle, tombe à chacun de mes pas sur la passerelle. Ma main gauche compte les couvercles de cercueils, dont les autocollants multilingues avertissent des amendes encourues en cas de perte d’une clé. Je lève les yeux tandis que les jets s’élèvent de Narita, billet de retour au pays, aussi lointain à présent que n’importe quelle lune. Fox était rapide à voir comment t’exploiter, mais pas assez malin pour reconnaître ton ambition. Mais d’un autre côté, il n’a jamais non plus passé la nuit allongé près de toi sur la plage de Kamakura, n’a jamais écouté tes cauchemars, jamais entendu une enfance entièrement imaginaire changer encore sous ces étoiles, changer et basculer, ta bouche d’enfant qui s’ouvrait pour révéler quelque nouvelle tranche de passé, et bien sûr toujours, promis, juré, celle-là, vraiment, qui était enfin la vérité vraie. Je m’en fichais, les mains sur tes cuisses tandis que le sable refroidissait contre ta peau. Un jour, tu m’as laissé, pour retourner au pas de course sur cette plage en disant que t’avais oublié notre clé. Je l’ai retrouvée sur la porte et t’ai poursuivie, pour te retrouver debout dans le ressac jusqu’aux chevilles, ton dos lisse raidi, tremblant ; les yeux lointains. Incapable de parler. Frissonnante. Partie. Tremblant pour des avenirs différents et de meilleurs passés. Sandii, tu m’as laissé ici. Tu m’as laissé toutes tes affaires. Ce pistolet. Ton maquillage, les ombres et tous les fards sous le couvercle de plastique. Ton micro Cray, cadeau de Fox, avec la liste d’achats que tu y avais entrée. Des fois, je me la repasse, regardant chaque article traverser le petit écran argenté : Un congélateur. Une cuve à fermentation. Une étuve. Un appareil d’électrophorèse avec table lumineuse de lecture des bandes d’agarose. Un incrustateur de tissus. Un chromatographe en phase liquide à haute performance. Un cytomètre en continu. Un spectrophotomètre. Quatre gros tubes en borosilicate pour scintigraphie. Une microcentrifugeuse. Et un synthétiseur d’ADN, avec ordinateur intégré. Plus du logiciel. Coûteux, Sandii, mais à l’époque, Hosaka endossait nos factures. Plus tard, tu leur as fait cracher encore plus, mais tu étais déjà partie. Hiroshi l’avait dressée pour toi, cette liste. Au lit, sans doute. Hiroshi Yomiuri. Maas-Biolabs GmbH l’avait. Hosaka le voulait. Le gros gibier. Recherche de pointe et tout le toutim. Fox suivait à la trace les ingénieurs en génétique comme un fan suit son joueur favori. Fox désirait avoir Hiroshi au point d’en sentir le goût. Trois fois avant que tu n’apparaisses, il m’avait expédié à Francfort, juste histoire de me le mettre dans l’œil. Pas pour faire une passe ni même pour lui adresser un clin d’œil, un signe de tête. Non, juste pour mater. Hiroshi montrait tous les signes du type installé. Il s’était trouvé une Allemande avec un goût prononcé pour les lodens classiques et les bottes de cheval cirées marron frais. Il avait acheté une maison rénovée donnant pile sur la place convenable. Il s’était mis à l’escrime et avait abandonné le kendo. Et partout, les équipes de sécurité de Maas, lisses et lourdes, un épais sirop limpide de surveillance. Je revins et dis à Fox qu’on ne pourrait jamais lui mettre la main dessus. Tu lui as mis la main dessus pour nous, Sandii. Juste comme il fallait. Nos contacts d’Hosaka étaient comme des cellules spécialisées protégeant l’organisme parent. Nous étions des mutagènes, Fox et moi, de douteux agents à la dérive sur la face obscure de la mer intertrusts. Dès qu’on t’eut installée à Vienne, on leur offrit Hiroshi. Ils ne cillèrent même pas. Calme plat dans une chambre d’hôtel à LA. Ils dirent qu’il fallait qu’ils réfléchissent. Fox prononça le nom du rival principal d’Hosaka dans le jeu des gènes, le laissa échapper crûment, rompant le protocole qui interdit l’usage des noms propres. Il fallait qu’ils réfléchissent, avaient-ils dit. Fox leur donna trois jours. Je t’avais emmenée à Barcelone trois jours avant de te conduire à Vienne. Je me souviens de tes cheveux glissés sous un béret gris, de tes pommettes hautes de Mongole réfléchies sur les vitrines de boutiques anciennes. Descendant les Ramblas d’un pas tranquille en direction du port phénicien, longeant le Mercado sous la verrière duquel on vend des oranges d’Afrique. Le vieux Ritz, la chaleur de notre chambre, sombre, sous l’abri de l’Europe tout entière pesant doucement sur nous comme un édredon. Je pouvais te pénétrer dans ton sommeil. Tu étais toujours prête. Revoir encore tes lèvres s’arrondir en un doux O de surprise, ton visage prêt à s’abîmer dans l’épais oreiller blanc – linge archaïque du Ritz. Niché en toi, j’imaginais tout ce néon, les foules grouillant autour de la gare de Shinjuku, la nuit électrique câblée. Tu évoluais ainsi, au rythme d’un nouvel âge, rêveuse et si loin de la terre d’une quelconque nation. Quand nous eûmes rejoint Vienne en avion, je t’installai dans l’hôtel préféré de l’épouse d’Hiroshi. Tranquille, solide, le hall carrelé comme un échiquier de marbre, avec des ascenseurs en cuivre qui sentaient la citronnelle et le cigarillo. Il était aisé de l’imaginer là-bas, l’éclat de ses bottes de cheval reflété sur le marbre poli, mais nous savions l’un comme l’autre qu’elle ne viendrait pas, pas cette fois-là. Elle était partie dans quelque ville d’eaux de la vallée du Rhin, et Hiroshi était à Vienne pour une conférence. Quand les services de sécurité de Maas envahirent l’hôtel pour l’inspecter, tu avais disparu. Hiroshi arriva une heure plus tard, seul. Imagine un extraterrestre, avait un jour dit Fox, débarqué ici pour identifier la forme d’intelligence dominante de la planète. L’extraterrestre jette un œil puis se décide. À ton avis, quel est son choix ? J’ai sans doute haussé les épaules. Les zaibatsus, répondit Fox, les multinationales. Le sang d’un zaibatsu, c’est l’information, pas les individus. La structure est indépendante des vies individuelles qui la composent. L’entreprise devenue forme de vie. Pas encore ton discours sur la Pointe, lui ai-je dit. Maas n’est pas comme ça, poursuivit-il, ignorant ma remarque. Maas était petite, rapide, impitoyable. Un atavisme. Maas était complètement en Pointe. Je me rappelle Fox m’expliquant la nature de la Pointe d’Hiroshi. Son avance, c’étaient les nucléases radioactives, les anticorps monoclonaux, quelque chose à voir avec les chaînes de protéines, les nucléotides… Brûlantes, comme les appelait Fox, des protéines brûlantes. Des chaînages à haute vitesse. Il disait qu’Hiroshi était un monstre, le genre à faire éclater les paradigmes, bouleverser un champ entier de la science, amener une révision déchirante de pans entiers du savoir. Des brevets fondamentaux, poursuivait-il, la gorge serrée devant cette pure richesse, avec par-dessus l’odeur ténue des millions hors taxes accrochée à ces deux mots. Hosaka voulait Hiroshi, mais sa Pointe était assez radicale pour les tracasser. Ils voulaient le faire travailler dans l’isolement. Je me rendis à Marrakech, la vieille ville, la Médina. J’y trouvai un labo d’héroïne reconverti dans l’extraction des phéromones. Je l’achetai, avec l’argent d’Hosaka. Je traversai la place du marché Djemaa el-Fna en compagnie d’un homme d’affaires portugais en nage, discutant d’éclairage fluo et de l’installation de cages à spécimens ventilées. Derrière les murailles de la cité, le Haut Atlas. La place Djemaa el-Fna était encombrée de jongleurs, de danseurs, de conteurs, de petits garçons qui entraînaient des tours avec les pieds, de mendiants culs-de-jatte avec leur sébile en bois sous les hologrammes animés des publicités de logiciels français. Nous déambulions entre des balles de laine écrue et des bacs en plastique remplis de micropuces chinoises. Je glissai que mes employeurs comptaient fabriquer de la bêta-endorphine synthétique. Toujours essayer de leur donner quelque chose qu’ils comprennent. Sandii, je me souviens de toi à Harajuku, parfois. Que je ferme les yeux dans ce cercueil et je te revois là-bas – tout ce chatoiement, le dédale cristallin des boutiques, l’odeur des habits neufs. Je vois le reflet de tes pommettes glisser sur les étals chromés de cuirs de Paris. Parfois aussi, je te tiens par la main. Nous avions cru t’avoir trouvée, Sandii, mais à vrai dire, c’était l’inverse. Je sais à présent que tu nous cherchais, ou du moins quelqu’un dans notre genre. Fox était ravi, souriant devant notre prise : un si joli nouvel instrument, aussi brillant que n’importe quel scalpel. Le truc parfait pour nous aider à trancher une Pointe rétive, comme celle d’Hiroshi, la séparer du corps parent jaloux de Maas-Biolabs. Tu devais chercher depuis un bout de temps, chercher une sortie, toutes ces nuits dans Shinjuku. Des nuits que tu avais pris soin de couper dans le jeu mêlé de ton passé. Mon propre passé avait déjà sombré depuis des années, perdu corps et biens, sans laisser de traces. Je comprenais la manie de fin de soirée qu’avait Fox de vider son portefeuille, fouinant pour retrouver sa propre identité. Il étalait les pièces selon divers arrangements, les redisposait, attendait qu’une image se forme. Toi, tu faisais de même avec tes enfances. Au New Rose, ce soir, j’ai choisi parmi ton jeu de passés. J’ai choisi la version originale, le fameux texte de la chambre d’hôtel de Yokohama, que tu me récitas ce premier soir au lit. J’ai choisi le père en disgrâce, le cadre d’Hosaka. Hosaka. Quelle coïncidence. Et la mère hollandaise, les étés à Amsterdam, le doux tapis de pigeons dans l’après-midi sur la place du Dam. Sortant de la chaleur de Marrakech, je me retrouvai dans l’air climatisé du Hilton. Froid de la chemise moite qui me colle au creux du dos pendant que je lis le message que tu as fait transmettre par Fox. Tu étais en plein dedans ; Hiroshi quitterait sa femme. Tu n’avais aucune difficulté à communiquer avec nous, même à travers la solide pellicule transparente de la sécurité de Maas ; tu avais montré à Hiroshi le petit salon parfait pour le café et les kipferls. Ton serveur favori avait des cheveux blancs, des manières douces, marchait en claudiquant et travaillait pour nous. Tu laissais tes messages sous la serviette en lin. Toute la journée d’aujourd’hui, j’ai regardé un petit hélicoptère dessiner une trame serrée au-dessus de ma contrée, ma terre d’exil, l’hôtel New Rose. Regardé par mon écoutille son ombre patiente traverser le béton maculé de graisse. Près. Tout près. Je quittai Marrakech pour Berlin. J’y rencontrai dans un bar un Gallois et commençai les préparatifs pour la disparition d’Hiroshi. Ce devait être une affaire compliquée, aussi complexe que les rouages de laiton et les miroirs coulissants des spectacles d’illusionnisme victoriens, mais l’effet était relativement simple. Hiroshi passerait derrière un fourgon Mercedes à piles à combustible et disparaîtrait. La douzaine d’agents de Maas qui le suivaient constamment s’agglutineraient alors autour du van comme autant de fourmis ; le dispositif de sécurité de Maas se durcirait comme de l’époxy autour des points de départ. Ils savent régler les affaires promptement, à Berlin. Je fus même capable d’arranger une dernière nuit avec toi. Sans rien en dire à Fox ; il n’aurait peut-être pas approuvé. Aujourd’hui, j’ai oublié le nom de la ville. Je l’ai su pendant une heure sur l’autobahn, sous un ciel rhénan gris, pour l’oublier entre tes bras. La pluie s’est mise à tomber, vers le petit matin. Notre chambre avait une unique fenêtre, étroite et haute, d’où je regardais la pluie piqueter le fleuve d’aiguilles d’argent. Le bruit de ta respiration. Le fleuve s’écoulait sous des arches de pierres basses. La rue était vide. L’Europe était un musée vide. J’avais déjà réservé ton vol pour Marrakech, au départ d’Orly, sous ton tout dernier nom. Tu serais en route quand je tirerais l’ultime ficelle qui ferait disparaître Hiroshi. Tu avais laissé ton sac sur le vieux bureau sombre. Pendant que tu dormais, j’avais fouillé dans tes affaires, en retirant tout ce qui était susceptible de brûler la nouvelle couverture que je t’avais achetée à Berlin. Je retirai le calibre 22 chinois, ton micro et ta carte à puce. Je sortis de mon sac un nouveau passeport, néerlandais, une carte à puce de banque suisse établie au même nom, et fourrai le tout dans le tien. Ma main alors caressa quelque chose de plat. Je le sortis, tins l’objet : une disquette. Aucune étiquette. Posée là, au creux de ma main, toute cette mort. Latente, codée, prête. J’étais planté là et je te regardais respirer, regardais tes seins s’élever et s’abaisser. Voyais ta bouche entrouverte et, dans la saillie gonflée de ta lèvre inférieure, comme la vague esquisse d’une ecchymose. Je remis la disquette dans ton sac. Quand je m’allongeai près de toi, tu as roulé contre moi, réveillée, avec dans ton souffle toute la nuit électrique d’une Asie nouvelle, l’avenir qui se levait en toi comme un fluide brillant qui me lavait de tout, hormis ce moment. Telle était ta magie, de vivre hors de l’histoire, entièrement dans l’instant. Et tu savais comment m’y conduire. Pour la toute dernière fois, tu m’y conduisis. Pendant que je me rasais, je t’entendis vider ton maquillage dans mon sac. Je suis hollandaise à présent, disais-tu, il va me falloir un nouveau look. Le Dr Hiroshi Yomiuri disparut à Vienne, dans une rue tranquille donnant sur la Singerstrasse, à deux pâtés de maisons de l’hôtel préféré de son épouse. Par un clair après-midi d’octobre, en la présence de douze témoins experts, le Dr Yomiuri se volatilisa. Il traversa un miroir. Quelque part, dans les coulisses, le jeu bien huilé de la mécanique victorienne. Assis dans une chambre d’hôtel à Genève, je reçus le coup de téléphone du Gallois. C’était fait, Hiroshi était tombé dans mon terrier de lapin, direction Marrakech. Je me versai à boire en pensant à tes jambes. Fox et moi nous retrouvâmes le lendemain, dans un bar à sushi du terminal de la JAL. Il descendait tout juste d’un jet d’Air Maroc, épuisé et triomphant. Il est ravi, dit-il, parlant d’Hiroshi. Elle le ravit, dit-il, parlant de toi. Je souris. Tu avais promis de me retrouver à Shinjuku dans un mois. Ton petit pistolet bon marché dans l’hôtel New Rose. Le chrome commence à s’écailler. La facture en est maladroite, idéogrammes flous estampés sur l’acier mal fini. La crosse est en plastique rouge, avec un dragon moulé de chaque côté. Comme un jouet d’enfant. Fox mangeait du sushi dans le terminal de la JAL, tout excité par ses exploits. Son épaule lui avait fait des misères, mais il disait qu’il s’en fichait. Assez de fric à présent pour payer de meilleurs toubibs. Assez de fric à présent pour tout. Quelque part, ça ne me semblait pas très important, le fric que t’avais obtenu d’Hosaka. Non pas que j’eusse des doutes sur notre richesse toute neuve, mais cette dernière soirée avec toi m’avait laissé convaincu que tout cela devait nous revenir tout naturellement, que c’était dans le nouvel ordre des choses, comme une fonction de qui nous étions, de ce que nous étions. Pauvre Fox. Avec ses chemises bleu foncé plus impeccables que jamais, ses costumes de Paris plus sombres et plus luxueux. Assis dans le terminal JAL, trempant le sushi dans un petit ravier rectangulaire empli de raifort vert, il lui restait moins d’une semaine à vivre. L’obscurité, maintenant, et les rangées de cercueils du New Rose sont éclairées toute la nuit par des projecteurs montés sur des grands pylônes métalliques. Rien ici ne paraît servir à son usage initial. Tout est de surplus, de réemploi, même les cercueils. Il y a quarante ans, ces capsules en plastique s’empilaient à Tokyo ou à Yokohama, accessoires modernes pour hommes d’affaires en déplacement. Peut-être que ton père a dormi dans l’un d’eux. Quand l’échafaudage était neuf, il s’élevait autour de la coque de quelque tour-miroir sur Ginza, recouvert de hordes d’ouvriers. Ce soir, la brise apporte le cliquetis des machines à sous d’une galerie de patchinko, l’odeur de légumes bouillis des charrettes de l’autre côté de la route. J’étale de la pâte de krill arôme crabe sur des biscuits de riz orange. J’entends passer les avions. Ces quelques derniers jours à Tokyo, Fox et moi avions des suites contiguës au cinquante-troisième étage du Hyatt. Aucun contact avec Hosaka. Ils nous avaient payés, puis effacés des mémoires officielles de la firme. Mais Fox ne pouvait se résoudre à renoncer. Hiroshi était son bébé, son projet favori. Il avait conçu un intérêt possessif, presque paternel, envers Hiroshi. Il l’aimait pour sa Pointe. Aussi Fox m’avait-il recommandé de rester en contact avec mon homme d’affaires portugais de la Médina, qui voulait bien surveiller pour nous d’un œil très partial le labo d’Hiroshi. Quand il appelait, c’était d’une cabine sur Djemaa el-Fna, sur un fond sonore de cris de vendeurs et de flûtes de Pan de l’Atlas. Quelqu’un était en train d’amener des barbouzes à Marrakech, nous disait-il. Fox hochait la tête. Hosaka. Après moins d’une douzaine d’appels, je vis le changement chez Fox, une tension, un air distant. Je le retrouvai devant la fenêtre, contemplant cinquante-trois étages plus bas les Jardins impériaux, perdu dans des pensées qu’il ne voulut pas me confier. Demande-lui une description plus détaillée, me dit-il après un coup de téléphone bien précis. Il pensait qu’un homme que notre contact avait vu entrer dans le labo d’Hiroshi pourrait être Moenner, le principal spécialiste des gènes chez Hosaka. C’était bien Moenner, confirma-t-il après l’appel suivant. Nouveau coup de téléphone, et il croyait avoir identifié Chedanne, qui dirigeait l’équipe protéines d’Hosaka. Aucun des deux n’avait été vu hors de l’arcologie de la firme depuis plus de deux ans. Dès lors, il devenait évident que les principaux chercheurs d’Hosaka venaient s’agglutiner tranquillement dans la Médina, dans le murmure des Lear-jets d’affaires noirs abordant l’aéroport de Marrakech sur leurs ailes de fibre de carbone. Fox hocha la tête. C’était un professionnel, un spécialiste, et il voyait dans cette accumulation soudaine dans la Médina de toute cette Pointe extra d’Hosaka l’échec définitif de l’habileté commerciale du zaibatsu. Bon Dieu, fit-il en se versant un Black Label, ils ont maintenant rassemblé là-bas tout leur secteur biologie. Une seule bombe. Il hocha la tête. Une seule grenade au bon endroit, au bon moment. Je lui rappelai les techniques de saturation que la sécurité d’Hosaka employait à l’évidence. Hosaka avait des relations jusqu’au cœur du Parlement, et son infiltration massive d’agents à Marrakech ne pouvait intervenir qu’au su du gouvernement marocain et avec son approbation. Laisse tomber, lui dis-je. C’est fini. Tu leur as vendu Hiroshi. À présent, oublie-le. Je sais ce que c’est, répondit-il. Je le sais. Je l’ai déjà vu une fois, déjà. Il m’expliqua qu’il subsistait toujours un certain facteur non maîtrisable dans le travail de laboratoire. L’extrême pointe de la Pointe, c’était son terme. Quand un chercheur de pointe réalise une percée, ses collègues se trouvent parfois dans l’impossibilité de reproduire ses résultats initiaux. La chose était encore plus probable avec Hiroshi dont les travaux allaient à l’encontre des fondements conceptuels de sa branche. La réponse, bien souvent, était de faire visiter au petit génie tous les labos de la firme, pour une séance rituelle d’imposition des mains. Quelques réglages mineurs sur l’équipement, et l’expérience se mettait à fonctionner. Un truc dingue, ajouta-t-il, personne ne sait pourquoi ça marche ainsi, mais le fait est que ça marche. Il souriait. Seulement, ils sont en train de prendre un risque, remarqua-t-il. Ces salauds nous ont dit qu’ils voulaient isoler Hiroshi, l’écarter de leur axe principal de recherches. De la couille, oui. Je te parie tout ce que tu veux qu’une espèce de lutte pour le pouvoir est en train de se dérouler dans les labos d’Hosaka. Un des pontes essaie de pousser ses favoris et de les frotter à Hiroshi, pour voir. Quand ce dernier aura fait un croc-en-jambe au département d’ingénierie génétique, les troupes de la Médina seront prêtes. Il but son scotch et haussa les épaules. Va te coucher, me dit-il enfin. T’as raison, c’est fini. J’allai effectivement me coucher, mais le téléphone me réveilla. Marrakech encore, le bruit blanc de friture de la liaison satellite, un flot de portugais affolé. Hosaka n’avait pas gelé notre crédit, il l’avait fait s’évaporer. D’un coup de baguette. À un instant, nous étions milliardaires dans la devise la plus solide du monde, l’instant d’après, nous étions des pauvres. Je réveillai Fox. Sandii, fit-il. Elle a craché le morceau. Les flics de Maas l’ont retrouvée à Vienne. Nom de Dieu. Je le regardai fendre sa valise fatiguée avec un couteau suisse. Il avait trois lingots d’or collés à l’intérieur à la néoprène. Des plaques tendres, portant chacune l’estampille du Trésor de quelque gouvernement africain disparu. J’aurais dû le prévoir, dit-il d’une voix neutre. Je répondis non. Je crois que j’ai prononcé ton nom. Oublie-la, fit-il. Hosaka veut notre mort. Ils vont supposer qu’on les aura doublés. Saute sur le téléphone et vérifie notre crédit. Notre crédit avait disparu. Ils nièrent même que l’un ou l’autre ait jamais possédé un compte. Tirons-nous, dit Fox. Au pas de course. Sortie par une porte de service, pour se fondre dans la circulation de Tokyo, se perdre au fond de Shinjuku. C’est alors que je compris pour la première fois l’étendue réelle de l’influence d’Hosaka. Chaque porte était close. Les gens avec qui nous étions en affaires depuis deux ans nous voyaient venir et je voyais le rideau de fer descendre derrière leurs yeux. Nous nous éclipsions avant de leur laisser le temps de décrocher leur téléphone. La tension de surface du monde souterrain avait soudain triplé, et partout, nous nous heurtions à la même membrane rigide qui nous rejetait. Pas moyen de couler, de sombrer hors de vue. Hosaka nous laissa courir ainsi la majeure partie de cette première journée. Puis ils nous envoyèrent quelqu’un pour briser les reins de Fox une seconde fois. Je ne les ai pas vus faire, mais je l’ai vu tomber. Nous étions dans un grand magasin de Ginza une heure avant la fermeture et j’ai vu l’arc qu’il décrivit depuis cette mezzanine cirée, pour aller s’écraser parmi tous les articles de l’Asie nouvelle. Ils avaient réussi à me rater et je courus sans demander mon reste. Fox avait gardé l’or sur lui mais j’avais cent nouveaux yens dans la poche. J’ai couru. Sans arrêt jusqu’à l’hôtel New Rose. À présent, l’heure est venue. Viens avec moi, Sandii. Écoute bourdonner le néon sur la route de Narita International. Quelques papillons tardifs tracent en arrêt sur image des cercles autour des projecteurs qui illuminent le New Rose. Et le plus drôle, Sandii, c’est à quel point parfois tu peux me sembler irréelle. Fox avait dit un jour que tu étais un ectoplasme, un spectre suscité par les excès de l’économie. Spectre du siècle nouveau, se coagulant sur mille lits dans tous les Hyatt, tous les Hilton du monde. À présent, j’ai ton pistolet dans la main, au fond de ma poche de blouson, et ma main me semble si lointaine. Déconnectée. Me revient mon ami l’homme d’affaires portugais, qui oubliait son anglais, essayait de se débrouiller dans quatre langues que j’entendais à peine, et je crois qu’il voulait me dire que la Médina était en flammes. Pas la Médina. Les cerveaux de la crème des chercheurs d’Hosaka. La peste, murmurait-il, mon homme d’affaires, la peste, la fièvre et la mort. Malin, le Fox, il avait tout reconstitué pendant sa cavale. Je n’avais même pas eu besoin de dire que j’avais trouvé la disquette dans ton sac en Allemagne. Quelqu’un avait reprogrammé le synthétiseur d’ADN, m’expliqua-t-il. Le truc était prêt pour reconstruire, du jour au lendemain, précisément la macromolécule voulue. Avec son ordinateur intégré et son logiciel sur mesure. Coûteux, Sandii. Mais pas autant que tu avais finalement coûté à Hosaka. J’espère que Maas t’en aura donné un bon prix. La disquette est dans ma main. La pluie sur le fleuve. Je savais, mais sans pouvoir y faire face. J’ai remis le code de ce virus de méningite dans ton sac et l’ai reposé près de toi. Si bien que Moenner est mort, en même temps que les autres chercheurs d’Hosaka. Y compris Hiroshi. Chedanne s’en est sorti avec des dégâts irrémédiables au cerveau. Hiroshi ne s’était pas inquiété des risques de contamination. Les protéines sur lesquelles il travaillait étaient inoffensives. De sorte que le synthétiseur continua de bourdonner tout seul toute la nuit, pour construire un virus répondant aux spécifications de Maas-Biolabs GmbH. Maas. Petit, rapide, impitoyable. À l’extrême Pointe. La route de l’aéroport est longue, rectiligne. Reste dans l’ombre. Et je criais à cette voix portugaise, je l’ai forcé à me dire ce qui était arrivé à la fille, la femme qui accompagnait Hiroshi. Évanouie, me dit-il. Cliquetis des rouages victoriens. Et donc Fox devait tomber, tomber avec ses trois plaques d’or pathétiques, tomber et se rompre l’échine pour la dernière fois. Sur le sol d’un grand magasin de Ginza, sous les regards figés de tous les clients avant qu’ils se mettent à hurler. Je n’arrive vraiment pas à te haïr, baby. Et voilà l’hélicoptère d’Hosaka qui se ramène, tous feux éteints, chasseur en infrarouge, traquant la chaleur corporelle. Un sifflement assourdi quand il vire, à un kilomètre de là, pour nous revenir dessus, revenir vers le New Rose. Ombre trop rapide, sur le fond lumineux de Narita. Tout va bien, baby. Mais simplement, je t’en prie, reviens. Me tenir la main. LE MARCHÉ D’HIVER Il pleut beaucoup, ici ; il y a des jours d’hiver où l’on ne voit pas vraiment la lumière, juste un gris lumineux, indéterminé. Mais d’un autre côté, il y a des jours où c’est comme si l’on arrachait un rideau pour vous balancer trois minutes de montagnes suspendues en plein soleil, emblème au générique d’un film signé par Dieu en personne. C’était comme ça, le jour où ses agents appelèrent, du tréfonds du cœur de leur pyramide-miroir sur Beverly Boulevard, pour m’annoncer qu’elle avait fusionné avec le réseau, traversé pour de bon, que Kings of Sleep était parti pour le triple album de platine. J’avais mixé la plus grande partie de Kings, effectué le travail de cartographie cérébrale, et révisé le tout avec le module de balayage accéléré, alors j’étais sur les rangs pour ramasser ma part de droits. Non, dis-je, non. Puis oui, oui, et je leur raccrochai au nez. Pris ma veste et descendis les marches quatre à quatre, direction le premier bar et une cuite de huit heures qui s’acheva sur une corniche en béton à deux mètres au-dessus de minuit. Au-dessus des eaux de la False. Lumières de la ville, ce même couvercle de ciel gris, plus petit maintenant, illuminé par les néons et les lampes à vapeur de mercure. Et il neigeait, à gros flocons, mais pas nombreux, et quand ils touchaient l’eau noire, ils disparaissaient, plus aucune trace. Je regardai mes pieds et vis mes orteils dépasser du rebord en béton, l’eau qui coulait entre eux. Je portais des souliers japonais, neufs et chers, bottes en cuir à gants de Ginza, à embout caoutchouté sur les orteils. Je restai planté là un bon moment avant de faire le premier pas en arrière. Parce qu’elle était morte et que je l’avais laissée partir. Parce que, maintenant, elle était immortelle, et que je l’y avais aidée. Et parce que je savais qu’elle m’avait téléphoné, le matin même. Mon père était ingénieur du son, un spécialiste de la gravure. C’était un ancien, dans le métier, avant même le numérique. Son boulot relevait en partie de la mécanique, avec cette qualité propre aux vieilles bécanes quasiment victoriennes typiques de la technologie du XXe siècle. Fondamentalement, c’était un tourneur : les gens lui amenaient des enregistrements audio et il inscrivait au burin chaud leurs sons dans les sillons d’un disque de laque. Celui-ci passait ensuite dans un bain de galvanoplastie et cette matrice servait alors à presser des galettes de vinyle, ces machins noirs qu’on voit encore chez les antiquaires. Et je me souviens quand il m’avait expliqué, un jour, quelques mois avant sa mort, que certaines fréquences – les transitoires, je crois qu’il les appelait ainsi – pouvaient facilement cramer une tête, la tête de gravure, sur le plateau chauffant. Ces têtes étaient incroyablement coûteuses, alors on évitait l’incident avec un appareil appelé un accéléromètre. Et c’était à cela que je pensais tandis que j’étais là, les orteils en surplomb au-dessus de l’eau : cette tête, qui cramait. Parce que c’était ce qu’ils lui avaient fait. Et que c’était ce qu’elle voulait. Pas d’accéléromètre pour Lise. Je débranchai mon téléphone avant d’aller au lit. Je me servis pour ce faire de l’extrémité côté capteur d’un trépied de studio allemand qui allait me coûter en réparation une semaine de salaire. Me réveillai quelque drôle de temps plus tard et retournai en taxi à Granville Island, chez Rubin. Rubin, d’une manière que personne n’arrive vraiment à comprendre, est un maître, un professeur, ce que les Japonais appellent un sensei. Ce dont il est le maître, en fait, c’est du déchet, des ordures, des détritus, l’océan de pièces au rebut sur lequel flotte notre siècle. Gomi no sensei. Maître ès ferrailles. Je le retrouvai, cette fois-ci, accroupi entre deux batteries mécaniques de méchant aspect et que je n’avais jamais vues, bras arachnéens rouillés repliés au cœur de constellations déchiquetées de bidons d’acier repêchés dans les décharges de Richmond. Il n’appelle jamais son coin un studio, ne se qualifie jamais d’artiste. « Du bricolage », ainsi baptise-t-il ce qu’il fait, et il semble y voir comme un prolongement de ces après-midi d’enfance parfaitement ennuyeux au fond d’une arrière-cour. Il déambule au milieu de son antre encombré et jonché de débris, une espèce de minihangar rafistolé côté berge du Marché, suivi par les plus dégourdies de ses créations, tel quelque Satan plus ou moins bienveillant, absorbé par l’élaboration de méthodes toujours nouvelles au sein de son perpétuel enfer de gomi. J’ai vu Rubin programmer ses constructions pour qu’elles identifient et agressent verbalement les piétons portant les vêtements de tel ou tel styliste à la mode ; d’autres effectuer des missions plus obscures, tandis que certains engins semblaient montés dans l’unique but de se démonter eux-mêmes en faisant le plus de bruit possible. Il est comme un enfant, Rubin ; il vaut également un paquet d’argent dans les galeries de Tokyo ou Paris. Je lui ai donc parlé de Lise. Il me laissa faire, me vider le cœur, puis hocha la tête. « Je sais, fit-il. Un vague connard de la CBS a appelé huit fois. » Il but quelque chose dans une tasse ébréchée. « Tu veux un Wild Turkey amer ? — Pourquoi t’auraient-ils appelé ? — Parce qu’il y a mon nom au dos de Kings of Sleep. En dédicace. — Je n’avais pas encore vu la pochette. — Elle a déjà essayé de t’appeler ? — Non. — Elle va le faire. — Rubin, elle est morte. Ils l’ont déjà incinérée. — Je sais, fit-il. Et elle va t’appeler. » Gomi. Où cesse le gomi et où commence le monde ? Les Japonais, il y a un siècle, avaient déjà épuisé l’espace disponible pour le gomi autour de Tokyo, aussi pondirent-ils un plan pour créer de l’espace à partir du gomi. Dès 1969, ils avaient édifié une petite île dans la baie de Tokyo, avec le gomi, qu’ils avaient baptisée l’Ile de Rêve. Mais la cité continuait de déverser ses neuf mille tonnes d’ordures quotidiennes, si bien qu’ils remirent ça avec la Nouvelle Ile de Rêve, et qu’aujourd’hui l’ensemble du processus est coordonné et que de nouveaux Nippons sortent des eaux du Pacifique. Rubin voit ça aux informations et ne pipe pas mot. Il n’a rien à dire sur le gomi. C’est son médium, l’air qu’il respire, un truc dans lequel il a nagé toute sa vie. Son croiseur de luxe, c’est une espèce de camion variqueux bricolé à partir d’un antique aéroporteur Mercedes, le toit dissimulé sous les replis d’une vessie de caoutchouc à demi gonflée de gaz naturel. Il croise en quête d’objets correspondant à quelque plan bizarre griffonné à l’intérieur de son front par ce qui peut lui tenir lieu de Muse. Et il ramène chez lui toujours plus de gomi. Certaines de ses trouvailles sont encore fonctionnelles. D’autres, comme Lise, humaines. J’ai fait sa connaissance à l’une des fêtes de Rubin. Rubin organise des tas de fêtes. Il n’a pas l’air de les goûter particulièrement lui-même, mais ce sont néanmoins d’excellentes fêtes. J’avais perdu le compte, cet automne-là, du nombre de fois où je m’étais retrouvé sur une plaque de mousse, réveillé en sursaut par le rugissement de l’antique percolateur de Rubin, un monstre terni surmonté d’un gros aigle chromé, bruit qui résonnait outrageusement sur les parois en tôle ondulée de sa demeure, mais bruit également fort réconfortant : il y avait du café. La vie allait donc continuer. Première fois que je l’ai vue : dans la zone cuisine. On ne peut pas franchement appeler ça une cuisine : juste trois frigos, une plaque chauffante et un four à convection cassé, venu en prime avec le gomi. Première fois que je l’ai vue : elle avait ouvert le frigo spécial bière, et dans la lumière qui s’en déversait, je surpris les pommettes, le pli décidé de cette bouche, mais aussi le reflet noir de la fibre de carbone à son poignet, et la plaie lisse et brillante que le frottement de l’exosquelette y avait laissée. Trop bourré pour avaler le coup, savoir de quoi il retournait, sinon que l’heure de la fête était passée. Alors je fis ce que font en général les gens avec Lise, et me basculai sur un autre film. Me rabattis plutôt vers le vin, posé sur le comptoir à côté du four à convection. En évitant de me retourner. Mais elle me retrouva. Me courut derrière deux heures plus tard, sinuant entre carcasses et ferrailles avec cette terrible grâce programmée dans l’exosquelette. Je sus de quoi il retournait, à ce moment, tandis que je la voyais fondre sur moi, trop embarrassé désormais pour me planquer, détaler, marmonner quelque vague excuse et me dérober. Cloué là, le bras autour de la taille d’une fille que je ne connaissais pas, tandis que Lise avançait – m’était avancée, avec cette grâce moqueuse – à présent droit sur moi, les yeux brillants de wizz, et la fille à mon bras s’était tortillée pour se dégager, panique mondaine contenue, elle avait disparu, et Lise se retrouva devant moi, soutenue dans la gaine fine comme un trait de crayon de son orthèse en fibre de carbone. Vous regardiez dans ses yeux et c’était comme si vous pouviez entendre gémir les synapses, comme un cri invraisemblablement aigu chaque fois que le wizz ouvrait un circuit dans son cerveau. « Ramenez-moi », dit-elle et les mots me claquèrent comme un fouet. Je crois que je dus faire non de la tête. « Ramenez-moi. » Il y avait là des niveaux de douleur, et de subtilité, et aussi une surprenante cruauté. Et je sus alors que je n’avais jamais, non jamais, été haï aussi profondément, aussi totalement que pouvait me haïr en cet instant cette petite fille mutilée, me haïr pour l’aspect que j’avais ; me haïr avant de regarder ailleurs, à côté du frigo spécial bière de Rubin. Tant et si bien – si l’on peut dire – que je fis ce genre de truc que vous faites sans jamais comprendre pourquoi, même si quelque chose en vous sait que vous ne pouviez pas faire autrement. Je la ramenai chez moi. J’ai un deux pièces dans un vieil ensemble au coin de la Quatrième et de MacDonald, au dixième. Les ascenseurs marchent, en général, et si on s’assoit sur la balustrade du balcon et qu’on se penche en arrière, en ayant soin de se retenir au coin du bâtiment voisin, on peut apercevoir une petite fente verticale de mer et de montagne. Elle n’avait pas ouvert la bouche de tout le trajet depuis chez Rubin, et j’avais suffisamment dessaoulé pour me sentir très mal à l’aise en déverrouillant la porte pour la laisser entrer. La première chose qu’elle vit fut le balayeur portable que j’avais ramené du Pilote la veille. L’exosquelette lui fit traverser le séjour poussiéreux de cette même démarche, comme un mannequin sur une piste. Loin du bruit de la partie, je pouvais l’entendre cliqueter doucement. Elle s’immobilisa, contempla le balayeur rapide. Dans cette position, je pouvais voir les côtes de son appareil, les discerner en travers du dos, à travers le cuir noir éraflé de son blouson. Encore une de ces fameuses maladies. Soit l’une de ces anciennes qu’on n’était pas encore tout à fait parvenu à cerner, soit l’une des nouvelles – de celles trop manifestement dues à l’environnement – que l’on avait tout juste baptisées. Elle était incapable de bouger, sinon avec ce squelette extérieur qui était directement raccordé au cerveau, par interface myo-électrique. Les bagues en fibre de carbone si fragiles d’aspect mouvaient ses bras et ses jambes, mais c’était un système bien plus subtil qui manipulait ses mains fines : des implants galvaniques. L’image me vint de pattes de grenouilles tressautant sur une paillasse de travaux dirigés de sciences naturelles, puis je me reprochai d’avoir eu cette association d’idées. « Mais c’est un module de balayage rapide », dit-elle d’une voix que je n’avais pas encore entendue, distante, ce qui me suggéra que l’effet du wizz commençait peut-être à se dissiper. « Qu’est-ce qu’il fout ici ? — Je fais du montage, dis-je en refermant la porte derrière moi. — Allons bon, v’là autre chose. » Et elle rit. « Toi ? Où ça ? — Sur l’Île. Une boîte appelée Le Pilote Autonomique. » Elle se retourna ; puis, la main posée sur la hanche projetée en avant, elle se balança – il la balança – et le wizz et la haine et quelque terrible parodie de désir vinrent me clouer, jaillis de ces yeux gris délavés. « Ça te dit, le monteur ? » Et je sentis le fouet de nouveau, mais je n’allais pas me laisser avoir, pas deux fois. Alors je lui lançai un regard glacial, de quelque part au tréfonds noyé de bière de mon corps vivant, ambulant, parlant et parfaitement ordinaire et ma répartie jaillit de moi comme un crachat : « Et tu sentirais quelque chose, si c’était oui ? » Un silence. Elle cligna peut-être les yeux, mais son visage n’en trahit rien. « Non, mais des fois, j’aime bien regarder. » Deux jours après sa mort à Los Angeles, Rubin, devant la fenêtre, regarde la neige tomber dans la False. « Alors, comme ça, t’as jamais couché avec elle ? » Un de ses pushmi-pullyou, ces petits lézards d’Escher montés sur roulements à billes, traverse la table à toute vitesse, enroulé sur lui-même. « Non », dis-je. Et c’est vrai. Puis je ris. « Mais on s’est branchés direct. Dès cette première nuit. — T’étais cinglé », fait-il non sans une certaine approbation dans la voix. « Ça aurait pu te tuer. Ton cœur aurait pu s’arrêter, t’aurais pu cesser de respirer… » Il se retourne vers la fenêtre. « Elle t’a rappelé, depuis ? » On s’était branchés, direct. Je ne l’avais encore jamais fait. Si on m’avait demandé pourquoi, j’aurais répondu que j’étais monteur de profession et que ce n’était pas professionnel. La vérité devait plus ou moins ressembler à ceci : Dans le métier, le métier légal – je n’ai jamais donné dans le porno –, on appelle la matière première des rêves secs. Les rêves secs sont la sortie neurale issue de niveaux de conscience auxquels la plupart des gens ne peuvent accéder que durant leur sommeil. Mais les artistes, du genre de ceux avec qui je travaille au Pilote Autonomique, les artistes sont capables de rompre la tension de surface, plonger en profondeur, plonger pour émerger dans la mer de Jung afin d’en ramener… eh bien, des rêves. Restons simple : je suppose que certains artistes l’ont toujours fait, quel que soit leur mode d’expression, mais la neuroélectronique nous permet d’accéder à leur expérience, et le réseau diffuse le tout sur le câble, ce qui nous permet de l’emballer, le vendre, voir comment réagit le marché. Bon, bref, plus ça change… C’est un truc qu’aimait bien dire mon père. D’ordinaire, j’obtiens la matière première en studio, filtrée à travers plusieurs millions de dollars de filtres et de déflecteurs, et je n’ai même pas besoin de voir l’artiste. Le matos qu’on balance au consommateur, voyez-vous, a été structuré, équilibré, transmué en art. Il y a encore des gens assez naïfs pour croire qu’ils s’éclateront vraiment en se branchant direct avec quelqu’un qu’ils aiment. Je pense que la plupart des ados tentent le coup, une fois. Sans doute, ça n’a rien de compliqué à réaliser ; on vous vendra chez Radio Shack le boîtier, les trodes et les câbles. Mais moi, je ne l’avais jamais fait. Et maintenant que j’y repense, je ne suis pas sûr de pouvoir expliquer pourquoi. Ni même d’avoir envie d’essayer. Je sais en tout cas pourquoi je l’ai fait avec Lise, pourquoi je m’assis près d’elle sur mon divan mexicain et connectai la fibre optique à la broche sur l’échine, la lisse crête dorsale de l’exosquelette. Tout en haut, à la base du cou, dissimulée par ses cheveux bruns. Parce qu’elle prétendait être une artiste et parce que je savais que nous étions engagés, quelque part, dans un combat total, un combat qu’il n’était pas question que je perde. Cela peut n’avoir aucun sens pour vous, seulement vous ne la connaissiez pas ou vous ne la connaissiez que par Kings of Sleep, ce qui n’est pas du tout la même chose. Vous n’avez jamais ressenti cette faim qu’elle avait, réduite à un strict besoin, hideux dans son unité d’intention. Les gens qui savent exactement ce qu’ils veulent m’ont toujours terrifié, et Lise depuis longtemps savait ce qu’elle voulait, ça et rien d’autre. Et j’ai eu peur alors d’admettre que j’avais peur, et puis j’avais vu suffisamment de rêves d’étrangers, dans la salle de mixage du Pilote Autonomique, pour savoir que les monstres intérieurs de la plupart des gens sont des choses stupides, qui paraissent ridicules sous la calme lumière de sa propre conscience. En plus, j’étais encore saoul. Je branchai les trodes et tendis la main vers la touche du balayeur rapide. J’avais coupé ses fonctions de studio pour convertir de manière temporaire quatre-vingt mille dollars d’électronique japonaise en l’équivalent d’un de ces boîtiers de chez Radio Shack. « C’est parti », dis-je en effleurant la touche. Les mots. Les mots ne peuvent pas. Ou, peut-être, tout juste, à peine, si seulement je savais par où commencer à le décrire, ce qui émanait d’elle, ce qu’elle faisait… Il y a un passage dans Kings of Sleep ; vous avez l’impression d’être sur une moto en pleine nuit, tous feux éteints mais finalement peu vous importe, et vous foncez sur une route de corniche au bord de la mer, si vite que vous êtes comme en suspens dans un cône de silence, le tonnerre de la machine se perdant derrière vous. Comme tout le reste… Ça ne dure qu’un instant, sur Kings, mais c’est l’un des mille fragments qui vous restent, auxquels vous revenez, que vous intégrez à votre propre vocabulaire de sensations. Surprenant. La liberté et la mort, là, précisément, là, sur le fil, à jamais. Ce que je reçus, c’était la version grand format de cette séquence, un déferlement brut, la mégavraie matière première, brute de décoffrage, qui vous explosait à tout va au beau milieu d’un vide puant la pauvreté, l’absence d’amour et les ténèbres. Et c’était ça, l’ambition de Lise, ce déferlement, vu de l’intérieur. Cela prit sans doute quatre secondes en tout et pour tout. Et, bien entendu, elle avait gagné. Je retirai les électrodes et fixai le mur, les yeux humides ; les posters encadrés nageaient. J’étais incapable de la regarder. Je l’entendis débrancher le câble à fibre optique. J’entendis craquer l’exosquelette lorsqu’il la souleva du divan. L’entendis cliqueter timidement tandis qu’il la traînait dans la cuisine boire un verre d’eau. Puis je me suis mis à pleurer. Rubin insère une mince sonde dans le ventre en roulements à billes d’un pushmi-pullyou amorphe et inspecte ses circuits à l’aide de binoculaires munies de projecteurs miniatures montés sur les tempes. « Et après ? T’es devenu accro ? » Il hausse les épaules, lève les yeux. Il fait sombre à présent et les rayons tenseurs jumeaux viennent me clouer le visage, dans le froid humide de sa grange d’acier, tandis que résonne, solitaire, la plainte d’une corne de brume, quelque part sur l’eau. « Et après ? » À mon tour de hausser les épaules. « Je l’ai fait, c’est tout… Il ne semblait pas y avoir autre chose à faire. » Les faisceaux lumineux reviennent au cœur de silicium de son jouet en panne. « Alors, t’es okay. C’était le bon choix. Ce que je veux dire, c’est qu’elle était faite pour être ce qu’elle est. T’étais à peu près aussi responsable de sa situation d’aujourd’hui que l’était ce module de balayage rapide. Si elle t’avait pas eu sous la main, elle aurait trouvé quelqu’un d’autre… » Je passai un marché avec Barry, le responsable de la production, obtins vingt minutes à cinq heures par un froid matin de septembre. Lise vint m’asséner le même choc, mais cette fois j’étais paré, avec mes filtres et mes cartes cérébrales, et je n’avais pas besoin de le ressentir personnellement. Cela me prit deux semaines, à tout redécouper dans la salle de montage, pour réduire ce qu’elle avait fait à un truc que je puisse repasser à Max Bell, le propriétaire du Pilote. Bell n’avait pas été ravi, mais alors pas du tout, quand je lui avais expliqué ce que j’avais fait. Les monteurs non conformistes peuvent être un souci et, au bout du compte, la plupart d’entre eux, une fois qu’ils ont décidé qu’ils ont mis la main sur le bon client, le prochain monstre, se mettent à gâcher du temps et de l’argent. Bell avait hoché la tête quand j’eus fini ma tirade, puis il se gratta le nez avec le bouchon de son feutre rouge. « Hum-hum. Pigé. Le truc le plus renversant depuis que les poissons ont des jambes, c’est ça ? » Mais il l’avait passée, la maquette du programme que j’avais montée, et quand sa console Braun l’avait recrachée avec un déclic, il fixait le mur, le visage inexpressif. « Max ? — Hein ? — Qu’est-ce que t’en penses ? — Ce que j’en pense ? Je… C’est comment, son nom, déjà ? » Il cligna les yeux. « Lisa ? Elle a signé chez qui, as-tu dit ? — Lise. Chez personne, Max. Elle n’a encore signé chez personne. — Bon Dieu. » Il avait toujours le regard vide. « Tu sais comment je l’ai trouvée ? », demande Rubin, pataugeant parmi les cartons déchirés pour retrouver le bouton de la lumière. Les caisses sont remplies de gomi soigneusement trié : piles au lithium, condensateurs au tantale, connecteurs radiofréquences, plaquettes d’essai, barrettes de connexion, transformateurs toriques, bobines de fil pour barres bus… Une boîte est remplie de têtes décapitées de centaines de poupées Barbie, une autre de gants de sécurité renforcés pour l’industrie mais qui semblent provenir de scaphandres spatiaux. La lumière inonde la pièce et une espèce de mante à la Kandinsky, en fer-blanc découpé et peint, tourne sa tête en balle de golf vers l’ampoule brillante. « J’étais descendu à Granville chercher du gomi, au fond d’une ruelle, et voilà que je la trouve assise là. J’avais repéré le squelette, et comme elle n’avait pas l’air si bien que ça, je lui ai demandé si ça allait. Elle a juste fermé les yeux. Pas mon problème, que je me dis. Mais il se trouve que je repasse au même endroit quatre heures plus tard et elle n’avait toujours pas bougé. “Écoute, mon chou, que je lui dis, peut-être que c’est ton bidule qui déconne. Je peux t’aider, d’ac ?” Toujours rien. “Ça fait longtemps que t’es plantée là ?” Rien. Alors je décolle. » Il repart vers son établi et caresse d’un index pâle les fines pattes métalliques de son espèce de mante. Derrière la paillasse, accrochés à d’antiques panneaux de tableau perforé boursouflés d’humidité, il y a des pinces, des tournevis, des outils à wrapper, un chalumeau rouillé, des pinces à dénuder, des tenailles, des pinces à gaufrer, des sondes logiques, des pistolets à souder, un oscilloscope de poche, apparemment tous les outils possibles de l’histoire humaine, sans le moindre effort de classement, bien que je n’aie encore jamais vu la main de Rubin hésiter. « Et donc j’y suis retourné, poursuit-il. Je lui avais accordé une heure. Elle était HS, inconsciente, alors je l’ai ramenée ici et j’ai contrôlé son exosquelette. Les batteries étaient mortes. Elle avait rampé jusque là-bas quand elle était tombée en panne de jus, et s’était résolue à y mourir de faim, je suppose. — Et ça remonte à quand ? — À peu près une semaine avant que tu la ramènes chez toi. — Mais si elle était morte ? Si tu ne l’avais pas trouvée ? — Quelqu’un serait tombé sur elle. Elle ne pouvait pas demander quoi que ce soit, tu piges ? Juste prendre. Incapable de supporter une faveur. » Max lui trouva des agents, et un trio d’associés terriblement gommeux se ramenèrent en Lear-jet à Vancouver dès le lendemain. Lise refusa de descendre au Pilote les rencontrer, exigea qu’on les amène chez Rubin, où elle dormait encore. « Bienvenue à Couverville », lança Rubin comme ils se glissaient par la porte. Son visage allongé était maculé de graisse, avec son pantalon de bleu tout usé plus ou moins retenu par une attache-trombone tordue. Les garçons sourirent machinalement, mais il y avait à la limite quelque chose de plus authentique dans le sourire de la fille qui les accompagnait. « Monsieur Stark, fit-elle, j’étais à Londres la semaine dernière. J’ai vu votre installation à la Tate. — L’Usine à piles de Marcello, dit Rubin. Disent que c’est scatologique, les Rosbifs… » Il haussa les épaules. « Les Rosbifs. Je veux dire, qui sait ? — Ils ont raison. C’est aussi très marrant. » Les garçons étaient aussi rayonnants que des lumignons bronzés au carotène, plantés là dans leur beau costume. Ma maquette avait atteint Los Angeles. Ils étaient au courant. « Et vous êtes Lise », poursuivit-elle en négociant le passage entre les morceaux de gomi amassés par Rubin. « Vous n’allez pas tarder à devenir très célèbre, Lise. Nous avons quantité de choses à discuter… » Et Lise resta là sans bouger, dans son corset de fibre de carbone, et l’expression de son visage était la même que celle que j’avais vue ce premier soir, dans mon appartement, quand elle m’avait demandé si je voulais aller au lit. Mais si l’attachée de presse le remarqua, elle n’en montra rien. C’était une pro. Je me dis que j’étais un pro, moi aussi. Je me dis de me relaxer. Les feux d’ordures crépitent dans les braseros de tôle autour du Marché. La neige tombe toujours et les gosses se serrent autour des flammes comme des corbeaux arthritiques, sautant d’un pied sur l’autre, leur manteau noir fouetté par le vent. Tout là-haut, dans les taudis bohèmes de Fairview, le linge de quelqu’un a gelé sur sa corde, carrés roses de draps de lit raidis barrant l’arrière-plan encombré de coupoles, d’antennes-satellites et de panneaux solaires. L’éolienne en batteur d’un quelconque écolo tourne et tourne, obstinément, adressant un bras d’honneur rotatif et continu aux tarifs des compagnies hydroélectriques. Chaussé de bottes L.L. Bean pleines de taches de peinture, Rubin avance d’un pas lourd, sa grosse tête bien enfoncée dans la veste d’un bleu de travail trop grand. Parfois, l’un ou l’autre des gamins voûtés le montre du doigt au passage, le gars qui fabrique tous ces trucs dingues, les robots et tout le bordel. « Tu sais quel est ton problème ? », me dit-il quand nous sommes sous le pont, en direction de la Quatrième Rue. « T’es le genre de mec qui lit toujours la notice. Tout ce que les gens fabriquent, n’importe quelle technologie, ça doit avoir un emploi précis. C’est pour faire quelque chose que quelqu’un comprend déjà. Seulement, s’il s’agit d’une technologie nouvelle, ça ouvre des perspectives auxquelles personne encore n’a songé. Tu lis la notice, mec, et tu ne vas pas bricoler avec, pas de la même manière. Et tu te trouves l’air tout con quand quelqu’un d’autre s’en sert pour faire un truc auquel t’aurais jamais songé. Comme Lise. — Elle n’était pas la première. » La circulation gronde au-dessus de nos têtes. « Non, mais elle est fichtre bien la première que t’aies jamais rencontrée qui soit allée se transcrire en programme câblé. Est-ce que t’en as perdu le sommeil quand machin-truc a fait la même chose, il y a trois-quatre ans, tu sais, l’autre, le Français, l’écrivain… ? — Je n’y ai pas franchement réfléchi, à vrai dire. Un gadget. Un coup de pub… — Il écrit toujours. Le plus bizarre, c’est qu’il va continuer d’écrire, jusqu’à ce que quelqu’un lui court-jute l’unité centrale… » Je fais la grimace, hoche la tête. « Mais ce n’est pas vraiment lui, n’est-ce pas ? C’est juste un programme. — Point intéressant. Difficile à dire. Avec Lise, en tout cas, on a trouvé : ce n’est pas un écrivain. » Elle l’avait en version intégrale, Kings, cadenassé au fond du crâne, comme son corps était cadenassé dans cet exosquelette. Les agents la firent signer sur un label, puis firent venir du Japon une équipe de production. Elle leur dit qu’elle me voulait pour le montage. Je dis non ; Max me traîna dans son bureau et menaça de me virer sur-le-champ. Si je n’étais pas sur le coup, je n’avais plus aucune raison de faire le travail de studio au Pilote. Vancouver n’était sûrement pas le centre du monde et les agents voulaient la ramener à Los Angeles. Ça signifiait pour lui un paquet de fric, et la chance d’asseoir la réputation du Pilote Autonomique. J’étais incapable de lui expliquer pourquoi j’avais refusé. C’était trop dingue, trop personnel ; elle jouait sa dernière carte. Ou, du moins, c’est ce que je pensais alors. Mais Max était sérieux. Il ne me laissa pas vraiment le choix. Nous savions l’un comme l’autre qu’un autre boulot n’allait pas me tomber dans les mains de sitôt. Je ressortis avec lui et dis aux agents qu’on s’était mis d’accord : je marchais avec eux. Les agents nous sourirent de toutes leurs dents. Lise sortit un inhalateur bourré de wizz et s’en aspira une bonne dose. Je crus voir la femme hausser un sourcil parfaitement dessiné, mais sa réprobation s’arrêta là. Une fois les papiers signés, Lise pouvait plus ou moins faire ce qu’elle voulait. Et Lise savait toujours ce qu’elle voulait. Kings fut achevé en trois semaines, pour les enregistrements de base. Je me trouvai toutes sortes de raisons pour éviter d’aller chez Rubin, certaines même auxquelles je croyais. Elle était toujours installée là-haut, bien que les agents ne fussent pas outre mesure ravis de ce qu’ils jugeaient être un manque total de sécurité. Rubin m’avoua plus tard qu’il avait dû demander à son propre agent de les appeler et de faire du raffut, mais par la suite ils avaient paru cesser de se tracasser. J’avais ignoré que Rubin avait un agent. Il était toujours facile d’oublier que Rubin Stark était plus célèbre, à l’époque, que quiconque parmi mes connaissances, plus célèbre certainement que Lise ne semblait jamais devoir devenir. Je savais certes que nous bossions sur quelque chose de fort, mais on n’est jamais capable de dire à quel point. En tout cas, tout le temps que j’ai passé au Pilote, j’étais vraiment dedans. Lise était étonnante. C’était comme si elle était née pour ça, alors même que la technologie qui rendait la chose possible n’existait pas encore à sa naissance. Vous voyez un truc comme ça et vous vous demandez au cours des siècles combien de milliers, voire de millions, d’artistes phénoménaux sont morts en restant muets, des gens qui n’ont jamais pu être peintres, poètes ou joueurs de sax, mais qui avaient ce don en eux, ces formes d’ondes psychiques n’attendant que le circuit idoine pour s’y déverser… Incidemment, j’appris deux ou trois choses d’elle, au cours de nos séances en studio. Qu’elle était née à Windsor. Que son père était américain, qu’il avait servi au Pérou et qu’il en était revenu fou et à moitié aveugle. Que son handicap, quel qu’il soit, était congénital. Qu’elle avait ces plaies parce qu’elle refusait de retirer l’exosquelette, même un instant, sinon elle se mettrait à suffoquer et mourrait à la seule idée de cette totale impuissance. Qu’elle était accrochée au wizz et s’en envoyait quotidiennement de quoi défoncer toute une équipe de foot. Ses agents firent venir des toubibs qui mirent des rembourrages en mousse sur les tubes de carbone et lui fermèrent les plaies avec des pansements micropores. Ils la bourrèrent de vitamines, essayèrent de modifier son régime, mais jamais personne ne s’avisa de lui confisquer son inhalateur. Ils firent venir aussi des coiffeurs et des maquilleuses, des habilleuses, des conseils en image, et des attachés de presse, gentils petits hamsters articulés, et elle endura le tout avec ce qui aurait presque pu passer pour un sourire. Et durant toutes ces trois semaines, on ne parla pas. En dehors de la conversation de studio, du dialogue artiste-réalisateur, un code des plus limités. Son imagerie était si forte, si extrême, qu’elle n’avait jamais réellement besoin de m’expliquer un effet donné. Je prenais ce qu’elle sortait, travaillais dessus et le lui renvoyais. Elle disait soit oui, soit non, et en général c’était oui. Les agents le remarquèrent avec approbation ; ils claquèrent Max Bell dans le dos, l’invitèrent à dîner et mon salaire grimpa. Et je bossai en pro, de bout en bout. Prévenant, consciencieux, poli. J’étais décidé à ne pas craquer de nouveau et ne repensai jamais à la nuit où j’avais pleuré ; j’accomplissais en outre le meilleur boulot que j’eusse jamais réalisé, j’en étais parfaitement conscient, et en soi, c’est déjà le pied. Et puis, un beau matin, vers les six heures, après une longue, longue séance – celle où elle m’avait pour la première fois sorti cette inquiétante séquence de quadrille, celle que les fans ont baptisée la Danse du Spectre –, elle me parla. Un des deux agents masculins avait été présent durant la séance, toutes dents dehors, mais il était reparti maintenant et Le Pilote était d’un calme de mort, à part le bourdonnement d’un ventilateur quelque part du côté du bureau de Max. « Casey, fit-elle, la voix rendue rauque par le wizz, désolée de t’avoir fait subir un tel choc. » Je crus d’abord qu’elle voulait parler de l’enregistrement qu’on venait de mettre en boîte. Je levai la tête et, la voyant là, je découvris avec un sursaut que nous étions seuls, et que ce n’était plus arrivé depuis que nous avions réalisé la maquette. Je ne savais absolument pas quoi dire. Ne savais même pas ce que je ressentais. Soutenue par le tuteur de son exosquelette, elle semblait être en pire état que cette toute première nuit, chez Rubin. Le wizz était en train de la bouffer, sous le masque que l’équipe de maquillage ne cessait de peaufiner, et parfois c’était comme de voir une tête de mort faire surface sous les traits d’une adolescente pas très jolie. Je n’avais pas la moindre idée de son âge exact. Ni vieille, ni jeune. « L’effet de seuil, dis-je en enroulant un câble. — C’est quoi, ça ? — La façon qu’a la nature de t’avertir de faire le ménage. Plus ou moins une loi mathématique, qui dit qu’on ne peut se défoncer avec un stimulant qu’un nombre x de fois, même si l’on accroît les doses. Mais de toute façon, tu ne pourras jamais t’éclater aussi bien que les toutes premières fois. Ou, en tout cas, vaut mieux pas. C’est le problème avec les drogues de synthèse ; elles sont trop subtiles. Ce truc que tu t’envoies possède une molécule dotée d’une queue vicieuse qui t’empêche de transformer l’adrénaline, une fois décomposée, en adénochrome. Si elle ne le faisait pas, tu serais déjà schizophrène. Jamais eu de petits problèmes, Lise ? Comme de l’apnée ? Ça ne t’arriverait pas des fois de cesser de respirer quand tu t’endors ? » Mais je n’étais même pas certain de ressentir la colère que je décelais dans ma voix. Elle me fixa de ses pâles yeux gris. Les habilleuses avaient remplacé sa veste achetée au décrochez-moi-ça par un blouson de cuir noir mat plus approprié pour dissimuler les côtes en fibres de carbone. Elle le gardait, la fermeture à glissière montée jusqu’au cou, en permanence, même quand il faisait trop chaud dans le studio. Les coiffeuses avaient essayé quelque chose de nouveau la veille, et ça n’avait pas marché, ses cheveux bruns et raides explosaient de guingois au-dessus de ce visage triangulaire aux traits tirés. Elle me fixa et je la sentis de nouveau, cette unité d’intention. « Je ne dors pas, Casey. » Ce ne fut que plus tard, bien plus tard, que je me souvins qu’elle m’avait dit être désolée. Ça ne se reproduisit pas et ce devait être l’unique fois où je l’entendis dire une chose qui semblait ne pas coller avec son personnage. Le menu de Rubin se compose de sandwiches de distributeurs automatiques et de cafés express. Je ne l’ai jamais vu manger autre chose. Nous mangeons des samosas dans une boutique étroite de la Quatrième Rue, avec une unique table en plastique coincée entre le comptoir et la porte du boui-boui. Rubin engloutit sa douzaine de samosas, six à la viande, six aux légumes, avec une concentration totale, l’un après l’autre, sans même se soucier de s’essuyer le menton. Il voue un véritable culte à cet endroit. Il méprise le serveur grec ; ce sentiment est réciproque, une vraie relation. Si jamais le serveur s’en va, il se pourrait bien que Rubin ne remette pas les pieds dans la boîte. Le Grec lorgne d’un sale œil les miettes tombées sur le menton et la veste de Rubin. Entre deux samosas, il lui rend la pareille, le fusillant du regard de ses petits yeux plissés derrière les verres maculés de ses lunettes à monture d’acier. Les samosas composent le dîner. Au petit déjeuner, ce sera un sandwich salade-œufs mimosa sur du pain bien blanc, emballé dans ces triangles d’emballage plastique laiteux, avec six petites tasses d’espresso serré comme du poison pour faire passer. « Tu l’as pas vue venir, Casey. » Il me reluque derrière les profondeurs de ses verres maculés de taches de doigts. « Pasque tu sais pas pratiquer la pensée latérale. Tu colles au manuel. Après quoi encore croyais-tu qu’elle courait ? Le sexe ? Du rab de wizz ? Une tournée mondiale ? Elle était au-delà de tout ça. C’est ce qui la rendait si forte. Elle était au-delà. Et c’est pour cette raison que Kings of Sleep fait un malheur, pour cette raison que les kids l’achètent, pour cette raison qu’ils y croient. Ils savent. Ces gamins, là-bas, au fond du Marché, qui se chauffent le cul autour des braseros en se demandant où ils trouveront à dormir le soir, ils y croient. C’est le programme le plus fantastique de ces huit dernières années. Le mec d’une boutique de Granville m’a dit qu’il en part plus que de tous les autres réunis. Y dit que c’est la merde rien que pour en avoir en stock… Elle fait un malheur parce qu’elle était ce qu’ils sont, en plus fort, c’est tout. Elle savait, mec. Pas de rêves, pas d’espoir. Tu ne vois pas les cages autour de ces gosses, Casey, mais eux, de plus en plus ils commencent à piger qu’ils n’aboutiront-jamais-nulle-part. » Il ôte de son menton une miette grasse, en oubliant trois autres. « Alors elle leur a chanté, leur a dit ce qu’ils ne pouvaient pas dire, leur a dépeint un tableau. Et l’argent lui a servi à se payer une sortie, c’est tout. » Je regarde la vapeur perler et rouler sur la vitrine à grosses gouttes, filets de condensation. Derrière la vitre, je parviens à distinguer une Lada à moitié cannibalisée, les roues envolées, les essieux reposant directement sur la chaussée. « Combien de gens l’ont fait, Rubin ? T’as une idée ? — Pas tant que ça. Difficile à dire, de toute manière, parce qu’une bonne partie sont des politiciens que nous croyons être bien confortablement et sûrement décédés. » Il me regarde avec un drôle d’air. « Pas une perspective agréable. Quoi qu’il en soit, ils étaient les mieux placés pour profiter de la technologie. Ça coûte quand même encore trop cher pour le tout-venant des milliardaires, mais je sais qu’il y en a au moins vingt-sept. On dit que Mitsubishi l’avait fait subir à Weinberg avant que son système immunitaire finisse par perdre les pédales. Il était à la tête de leur laboratoire d’hybridomes dans l’Oklahoma. Bon, ils ont encore de sacrées réserves d’anticorps monoclonaux, alors peut-être que c’est vrai. Et puis Langlais, le petit Français, le romancier… » Il hausse les épaules. « Lise n’avait pas l’argent pour se le payer. Elle ne l’aurait toujours pas non plus, d’ailleurs. Mais elle a su se placer au bon endroit au bon moment. Elle était sur le point de claquer, elle était à Hollywood, et ils pouvaient déjà deviner ce que Kings allait donner. » Le jour où nous avons terminé, le groupe débarqua d’une navette de la JAL en provenance de Londres, quatre kids décharnés qui opéraient comme une machine bien huilée et affichaient un sens de la mode hypertrophié assorti d’un total manque de vergogne. Une fois rendus au Pilote, je les installai en rang, sur des chaises de bureau blanches Ikea identiques, étalai sur leurs tempes de l’électrogel, leur collai les trodes, puis fis passer la version non mixée de ce qui allait devenir Kings of Sleep. Quand ils en sortirent, ils se mirent à parler tous à la fois, m’ignorant totalement, dans la version britannique de ce langage secret que parlent tous les musiciens de studio, quatre paires de mains pâles qui s’agitaient, zoomaient et découpaient l’air. Je pus en saisir assez pour déduire qu’ils étaient impressionnés, qu’ils trouvaient ça bon. Alors j’ai pris ma veste et je me suis tiré. Ils pouvaient bien s’essuyer leur gel tout seuls, merci. Et cette nuit-là, je vis Lise pour la dernière fois, même si je ne l’avais pas prévu. Retour à pied vers le Marché, Rubin digère bruyamment son repas, reflet des feux rouges sur les pavés humides, la cité derrière le Marché est une impeccable sculpture de lumière, un mensonge, où les brisés, les paumés fouinent dans le gomi qui pousse comme humus au pied des tours de verre… « Faut que j’aille à Francfort demain, monter une installation. Tu veux venir ? Je pourrais te faire passer pour un technicien. » D’un coup d’épaule, il s’enfonce encore plus dans le haut de sa combinaison. « Pourrai pas te payer, mais tu peux voyager gratis, si tu veux… » Drôle d’offre, venant de Rubin, et je sais que c’est parce qu’il se fait du souci pour moi, me croit trop allumé par Lise, alors c’est la seule échappatoire qu’il a pu imaginer, le dépaysement. « Il fait plus froid qu’ici à Francfort, en cette saison. — T’as peut-être besoin de changer d’air, Casey. Je sais pas… — Merci, mais Max a plein de boulot au programme. Le Pilote est devenu un gros truc, à présent, les gens débarquent de tous les coins du pays… — Sûr. » Je laissai le groupe au Pilote pour retourner à la maison, remontai la Quatrième et rentrai en trolley, longeant les vitrines des boutiques que je voyais tous les jours, avec leur éclairage tapageur, lisses étalages de vêtements, de chaussures, de logiciels, de motos japonaises tapies comme des scorpions impeccablement émaillés, de meubles italiens. Les vitrines changent avec les saisons, les boutiques apparaissent et disparaissent. Nous étions à présent en période pré-estivale, il y avait plus de monde dans les rues, quantité de couples qui passaient d’un pas vif et décidé devant les vitrines brillantes, partis pour assortir ce parfait petit je-ne-sais-quoi avec je-ne-sais-qui, la moitié des filles vêtues de ces cuissardes en nylon matelassé venues de New York l’hiver d’avant, de ce modèle qui faisait dire à Rubin qu’elles souffraient d’éléphantiasis. Cette pensée me fit sourire et soudain je réalisai avec un choc que c’était bel et bien fini, que c’en était bel et bien terminé avec Lise et que désormais Hollywood allait l’aspirer aussi inexorablement que si elle avait fourré son pied dans un trou noir, attirée par l’impensable attraction gravitationnelle de la Grosse Galette. Persuadé de cela, qu’elle était partie – qu’elle l’était même sans aucun doute à présent –, je baissai en quelque sorte ma garde mentale, ressentant les franges de ma pitié. Mais juste les franges, parce que je n’avais pas envie de voir gâcher ma soirée. Je voulais m’éclater. Ça faisait un bout de temps. Je descendis à mon coin de rue et ce coup-ci l’ascenseur marcha du premier coup. Bon signe, me dis-je. En haut, je me dévêtis, pris une douche, dénichai une chemise propre, passai des burritos au micro-ondes. Prends l’air normal, conseillai-je à mon reflet en me rasant. T’as bossé trop dur. Tes cartes de crédit ont pris de l’épaisseur. Y serait temps de remédier à ça. Les burritos avaient un goût cartonneux, mais je décidai qu’ils étaient bons tant ils étaient outrageusement normaux. Ma voiture était à Burnaby, pour reconditionnement de ses piles à combustible qui fuyaient, donc je n’avais pas à me tracasser de prendre le volant. Je pouvais sortir, aller m’éclater et téléphoner demain pour me faire porter pâle. Max n’allait pas me virer ; j’étais sa vedette. Je lui appartenais. Je t’appartiens, Max, dis-je à la bouteille glacée de Moskovskaïa que j’étais allé pêcher dans le freezer. Un peu, tiens. Je viens juste de passer trois semaines à mixer les rêves et les cauchemars d’une personne particulièrement tordue, Max. Pour ton compte. Pour que tu puisses t’engraisser et prospérer, Max. Je me versai trois doigts de vodka dans un verre en plastique, reliquat d’une fête que j’avais organisée l’an passé, et retournai dans le séjour. Par moments, j’ai l’impression que personne de précis n’habite ici. Non que ce soit le foutoir ; je suis un parfait homme d’intérieur, quoique un tantinet robotique, et je songe même à épousseter le dessus des cadres et des objets, mais j’ai des périodes où l’appartement me procure une espèce de frisson de bas étage, avec sa fondamentale accumulation de biens de consommation fondamentaux. Je veux dire, ce n’est pas comme si j’avais voulu l’encombrer de chats, de plantes vertes ou de Dieu sait quoi, mais il y a des moments où je constate que n’importe qui pourrait vivre ici, pourrait posséder ces objets, et tout cela me paraît en quelque sorte interchangeable, ma vie et la vôtre, ma vie et celle de n’importe qui… Je crois que Rubin voit les choses de la même manière, lui aussi, tout le temps, mais pour lui, c’est une source d’énergie. Il vit parmi les ordures des autres, et tout ce qu’il ramène chez lui doit avoir été flambant neuf jadis, doit avoir véhiculé un sens quelconque, si bref cela fût-il, pour quelqu’un. Alors il entasse le tout dans son incroyable camion et le trimballe chez lui pour l’y laisser fermenter jusqu’au jour où il lui imagine un nouvel usage. Une fois, il m’a montré un bouquin qu’il aimait bien sur l’art du XXe siècle, et il y avait une photo d’une sculpture animée intitulée Des oiseaux morts reprennent leur vol, un truc qui faisait tournoyer de véritables cadavres d’oiseaux au bout d’une ficelle et ça le faisait sourire et hocher la tête, et je voyais bien qu’il considérait quelque part cet artiste comme un ancêtre spirituel. Mais que pourrait faire Rubin de mes posters encadrés, de mon divan mexicain de la Baie et de mon lit en mousse de chez Ikea ? Eh bien, me dis-je en buvant une première gorgée glacée, il serait bien capable de trouver quelque chose, raison pour laquelle il était un artiste célèbre et pas moi. J’allai presser mon front contre la glace de la baie vitrée, aussi froide que le verre dans ma main. Temps de partir, me dis-je. Toi, tu es en train d’afficher les symptômes d’angoisse du célibataire urbain. Ça se soigne. Bois un coup. Sors. Cette nuit-là, je n’atteignis pas le stade de la fête. Je ne montrai pas non plus le bon sens adulte qui m’aurait fait renoncer, rentrer à la maison me voir un vieux film quelconque avant de m’assoupir sur le divan. La tension accumulée au cours de ces trois dernières semaines m’actionnait comme un ressort de montre et je partis parcourir mécaniquement les rues nocturnes, lubrifiant ma progression plus ou moins aléatoire de nouveaux verres d’alcool. C’était une de ces nuits, eus-je tôt fait de décider, où l’on bascule dans un continuum alternatif, une ville qui ressemble trait pour trait à celle où vous vivez, hormis la bizarre différence qu’elle ne contient pas un seul être que vous aimiez, connaissiez ou à qui vous ayez simplement adressé la parole. Des nuits comme celles-ci, vous pouvez très bien entrer dans un bar familier et découvrir que tout le personnel vient d’être remplacé ; vous comprenez alors que votre motif réel pour y pénétrer était simplement de croiser un visage connu, celui d’une serveuse, d’un barman, n’importe qui… Ce genre de phénomène est connu pour être un antidote au goût de la fête. Je continuai malgré tout à me traîner dans sept ou huit bars pour finalement échouer dans un club de West End qui donnait l’impression de n’avoir pas été redécoré depuis les années quatre-vingt-dix. Des tonnes de chrome écaillé plaqué sur du plastique, des hologrammes flous qui vous flanquaient la migraine quand vous tentiez de les discerner. Je crois bien que Barry m’avait parlé de cette boîte, mais je n’aurais su dire pourquoi. J’avisai les lieux et souris. Si j’avais escompté être déprimé, j’avais trouvé l’endroit idéal. Oui, me dis-je en m’installant sur un tabouret au coin du bar, c’est vraiment la tasse intégrale, le trou vraiment perdu. Sinistre au point de bloquer dans son élan ma soirée merdique, ce qui était indubitablement une bonne chose. Je comptais m’en prendre un dernier, pour la route, admirer l’autre et me rentrer en taxi. Et puis, je vis Lise. Elle ne m’avait pas vu, pas encore, et j’avais encore mon manteau, col de tweed remonté contre la pluie. Elle était tout au fond du bar, au coin, deux verres vides devant elle, des grands, le genre qu’on vous sert avec des petites ombrelles chinoises ou des sirènes en plastique, et lorsqu’elle leva la tête pour regarder le garçon à côté d’elle, je vis le wizz flamboyer dans ses yeux et sus que ces breuvages n’avaient jamais contenu une goutte d’alcool car la quantité de drogue qu’elle absorbait n’aurait jamais toléré le mélange. Le gosse, en revanche, était bien parti, sourire niais, prêt à dégringoler de son perchoir, et racontant je ne sais trop quoi tout en essayant désespérément de fixer Lise, assise avec le blouson de cuir noir de ses habilleuses zippé jusqu’au menton et le crâne prêt à transpercer la peau livide de son visage comme une ampoule de mille watts. Et voyant ce spectacle, la voyant là, je compris d’un coup quantité de choses. Qu’elle était réellement en train de mourir, que ce soit du wizz, de sa maladie ou de la combinaison des deux. Qu’elle en était foutrement consciente. Que le garçon à ses côtés était trop bourré pour avoir remarqué l’exosquelette mais pas assez pour ne pas avoir noté le blouson coûteux et l’argent qu’elle avait pour payer à boire. Et que la réalité de ce que je voyais correspondait parfaitement aux apparences. Mais j’étais bien incapable d’en faire la synthèse, sur le coup, j’étais incapable de calculer. Quelque chose en moi reculait. Et elle était en train de sourire, du moins ce qu’elle devait estimer être un sourire, l’expression qu’elle pensait convenir à la situation, hochant la tête en synchronisme avec les inepties bafouillées par le garçon, et cette horrible remarque qu’elle avait faite me revint, celle à propos du plaisir des voyeurs. Et je sais également quelque chose à présent. Je sais que si je ne m’étais pas trouvé là, si je ne les avais pas vus tous les deux, j’aurais été capable d’accepter tout ce qui devait advenir par la suite. Peut-être même de trouver moyen de me réjouir de son sort, trouver moyen de croire en ce qu’elle a pu devenir depuis, ou qu’elle a du moins bâti à son image, un programme qui prétend être Lise au point de croire lui-même être elle. J’aurais pu croire ce que croit Rubin, qu’elle était passée de l’autre côté, notre Jehanne high-tech sacrifiée au bûcher hollywoodien pour l’union avec cette divinité câblée, qu’elle y était passée au point que plus rien n’importât pour elle que l’heure de son départ. Qu’elle rejetait ce triste et pauvre corps avec un cri de soulagement, enfin libérée du joug de la fibre de carbone et de la chair détestées. Enfin, peut-être qu’après tout c’est ce qu’elle a fait. Peut-être en a-t-il été ainsi. Je suis sûr en tout cas que tel était son vœu. Mais la voyant là, la main de ce gosse ivre dans la sienne, cette main qu’elle ne pouvait même pas sentir, je compris, une bonne fois pour toutes, que nulle raison humaine n’était entièrement pure. Que même Lise, avec son désir corrosif, insensé, de vedettariat et d’immortalité cybernétique, avait des faiblesses. Qu’elle était humaine d’une façon que je me haïssais d’admettre. Elle était sortie ce soir-là, je le savais, pour se faire ses adieux. Pour trouver quelqu’un d’assez ivre pour les faire à sa place. Parce que, je le compris alors, c’était vrai : elle aimait effectivement jouer les voyeurs. Je crois qu’elle m’aperçut au moment où je sortais. Je courais presque. Et si c’est le cas, je suppose qu’elle dut me haïr encore plus que jamais, pour l’horreur et la pitié qui se lisaient sur mes traits. Je ne devais plus jamais la revoir. Un jour, il faudra que je demande à Rubin pourquoi les Wild Turkey amers sont les seuls cocktails qu’il sache faire. D’une force industrielle, les amers de Rubin. Il me passe le gobelet d’alu cabossé, tandis qu’autour de nous sa piaule cliquette et bruisse de l’activité furtive de ses plus infimes créations. « Tu devrais venir à Francfort, me répète-t-il. — Pourquoi, Rubin ? — Parce qu’un de ces quatre, elle va te rappeler. Et j’ai comme l’impression que tu n’y es pas préparé. Cette histoire continue de te turlupiner et ça aura sa voix, ça pensera comme elle et ça te rendra trop mal à l’aise. Viens donc à Francfort avec moi, histoire de souffler un peu. Elle n’en saura rien… — Je te l’ai déjà dit », fis-je, me souvenant d’elle au bar dans ce club, « j’ai plein de boulot. Max… — Max, mon cul. Max t’a rendu riche, c’est tout. Max peut aller se faire foutre. Tu es riche aussi, avec les droits de production sur Kings, si tu n’étais pas trop têtu pour vouloir appeler ta banque. Tu peux te payer des vacances. » Je le regarde et me demande quand je lui révélerai l’histoire de cette vision finale. « Rubin, je suis sensible à ton offre, vieux, mais franchement, je… » Il boit, soupire. « Mais quoi ? — Rubin, si elle m’appelle, est-ce que ce sera elle ? » Il me considère un long moment. « Dieu seul le sait. » Bruit sec de sa tasse sur la table. « Je veux dire, Casey, la technologie est là, mec, alors qui, je te demande franchement, qui peut le dire ? — Et tu crois vraiment que je devrais t’accompagner à Francfort ? » Il retire ses lunettes à monture d’acier et les nettoie inefficacement sur le devant de sa chemise écossaise en flanelle. « Ouais, je crois. T’as besoin de repos. Peut-être pas tout de suite, mais plus tard, sûrement. — Comment ça ? — Quand il faudra que tu mixes son prochain disque. Ce qui ne va presque à coup sûr pas tarder, parce qu’elle a vachement besoin d’argent. Elle mobilise une quantité de mémoire morte dans l’unité centrale d’une société quelconque, et son pourcentage sur Kings est loin de couvrir les frais qu’ils ont dû engager pour la mettre là. Et tu es son producteur, Casey. Enfin, je veux dire, qui à part toi ? » Et je me contente de le fixer quand il range les verres, comme si j’étais incapable de bouger. « Qui d’autre, mec ? » Et l’une de ses constructions se met à cet instant précis à cliqueter, rien qu’un infime petit bruit bien net, et je me rends compte alors qu’il a raison. DUEL AÉRIEN Michael SWANWICK et William GIBSON Il avait eu l’intention de continuer à descendre, jusqu’en Floride. Se payer la traversée avec un trafiquant d’armes, peut-être finir engagé dans quelque milice rebelle pourrie dans la zone des combats. Ou peut-être, avec ce billet valable aussi longtemps qu’il n’arrêtait pas de rouler, il se pouvait qu’il ne descende jamais – le Hollandais Volant des Greyhounds. Il sourit à son reflet brouillé dans la vitre grasse tandis que défilaient les lumières du centre de Norfolk et que le car oscillait sur ses amortisseurs fatigués lorsque le chauffeur lui fit négocier un ultime virage. Ils s’immobilisèrent dans un dernier tremblement dans la gare routière, béton éclairé, gris et dur comme une cour de prison. Mais Deke se regardait mourir de faim, pris peut-être dans quelque blizzard du côté d’Oswego, la joue pressée contre la même vitre de car, voyait ses restes balayés à l’arrêt suivant par un vieux type marmonnant vêtu d’une combinaison délavée. De l’une ou l’autre manière, estima-t-il, il s’en contrefoutait. Hormis que ses jambes semblaient déjà mortes. Et le chauffeur annonça vingt minutes d’arrêt – Tidewater Station, Virginie. C’était un antique bâtiment en parpaings avec deux entrées pour chacune des toilettes, reliquat du siècle précédent. Les jambes comme du bois, il tenta sans grande conviction d’aller fureter au rayon mercerie, mais la jeune Noire qui officiait derrière le comptoir était en alerte, veillant sur le maigre contenu de la vitrine poussiéreuse comme si sa peau en dépendait. Sans doute, songea Deke, en se détournant. En face des lavabos, au-dessus d’un passage ouvert, le mot JEUX clignotait faiblement sur une enseigne en plastique biofluorescent. Il aperçut une masse de ploucs du coin rassemblés autour d’un tapis de billard. Désœuvré, suivi de son ennui comme d’une ombre, il passa la tête à l’intérieur. Et vit un biplan, aux ailes pas plus grandes que son pouce, cracher la fleur orange vif d’une flamme. Tombant en vrille, suivi d’une traînée de flammes, il s’évanouit à l’instant où il touchait le tapis de feutre vert de la table. « Impec, Minus, beugla un des péquenots, t’as fini par l’avoir, ce fils de pute. » Le plouc le plus proche de Deke était un grand échalas surmonté d’une casquette Peterbilt noire. « Minus défend la Max », expliqua-t-il sans quitter des yeux la table. « Ah ouais ? Et c’est quoi, ça ? » Mais alors même qu’il posait la question, il eut sa réponse : une médaille émaillée bleue en forme de croix de Malte, avec la devise en français : Pour le mérite répartie sur ses bras. La Max Bleue était posée sur le bord de la table, juste devant une masse imposante et parfaitement immobile tassée dans une chaise en tubes chromés frêles d’aspect. Alors que posée sur Deke, la chemise de travail kaki de l’homme aurait fait des plis comme une voile, elle engonçait ce torse boursouflé au point que les boutons menaçaient de sauter à tout instant. Deke revit l’image des soldats sudistes aperçus en cours de route ; revit cet étrange endotype au torse gonflé, en équilibre sur des jambes maigres qui donnaient l’air d’avoir été empruntées à un autre corps. Minus devait avoir cette allure s’il se levait mais sur une échelle encore plus grande – un jean taille cinquante avec une ceinture en tresse d’acier pour soutenir tous ces kilos de tripaille boursouflée, quand bien même Minus se levait encore –, car Deke se rendait compte à présent que cette charpente chromée était en fait une chaise roulante. Il y avait quelque chose d’étrangement enfantin dans les traits de l’homme, une terrifiante suggestion de jeunesse et même de beauté dans des traits presque noyés dans les replis et les bajoues. Gêné, Deke détourna les yeux. L’autre homme, celui qui se trouvait en face de Minus de l’autre côté de la table, arborait des rouflaquettes fournies et des lèvres minces comme un trait. Il donnait l’impression de pousser quelque chose avec ses yeux, aux coins desquels s’étiraient des rides de concentration… « T’es con ou quoi ? » Le type à la casquette Peterbilt se retourna, avisant pour la première fois le jean de prolo indo de Deke, les chaînes de cuivre à ses poignets. « Et si t’allais te faire voir ailleurs, connard ? Personne ne veut de mecs comme toi dans le coin. » Il reporta son attention sur le duel aérien. Des paris étaient lancés, encaissés. Les bouseux brandissaient du vrai fric, de l’ancien, dollars estampillés Liberté et pièces de dix cents à l’effigie de Roosevelt sortis de chez les marchands de timbres et monnaies, tandis que d’autres parieurs, plus prudents, abattaient sur la table d’antiques dollars papier plastifiés. À travers la brume apparut un trio d’avions rouges, volant en formation. Des Fokker D VII. Le silence envahit la salle. La formation de Fokker vira majestueusement sous l’orbe solaire d’une ampoule de deux cents watts. Le Spad bleu jaillit de nulle part. Deux autres plongèrent des ombres du plafond, le suivant de près. Les ploucs jurèrent, l’un d’eux gloussa. La formation éclata dans tous les sens. Un Fokker piqua presque au ras du tapis, sans parvenir à semer le Spad lancé à ses trousses. Il décrivait des zigzags furieux sur la plaine verte, mais en vain. Finalement, l’ennemi toujours collé à sa queue, il voulut faire une ressource, trop brusque – et décrocha, trop lent pour se dégager à temps. Un paquet de pièces d’argent fut ratissé. Les Fokker étaient à présent en état d’infériorité. L’un d’eux avait désormais deux Spad au cul. Fin comme une aiguille, un faisceau de balles traçantes rasa son habitacle. Le Fokker glissa en lacet sur la droite, s’inclina pour amorcer un immelmann et se retrouva derrière un de ses poursuivants. Il tira et le biplan tomba en vrille. « C’est le moment d’y aller, Minus ! » Les ploucs s’étaient agglutinés autour de la table. Deke était figé de surprise. Il avait l’impression de renaître. Le relais routier Chez Frank était situé à trois kilomètres après la sortie de la ville, sur la voie Réservée aux Véhicules Commerciaux. Machinalement, par pure habitude, Deke l’avait repéré depuis le car à son arrivée. À présent, il remontait à pied, entre le flot de la circulation et les barrières de sécurité en béton. Des semi-remorques articulés passaient en trombe, masses énormes à huit segments dont le déplacement d’air menaçait à chaque fois de le souffler. Les relais de RVC étaient des proies faciles. Quand il pénétra chez Frank d’un pas nonchalant, personne n’aurait douté qu’il venait de descendre d’un gros-cul, et il put sans problème déambuler à sa guise dans la boutique de cadeaux. Les bacs grillagés contenant les tranches de flugiciel projectif étaient installés entre une pile de chemises cow-boy coréennes et un présentoir de bavettes en caoutchouc Fuzz Buster. Un couple de dragons orientaux se tortillaient dans les airs au-dessus des bacs, en train de se battre ou de baiser, il n’aurait su le dire. Le jeu qu’il voulait se trouvait là : une tranche titrée SPAD & FOKKER. Il lui fallait trois secondes pour la piquer et moins encore pour faire passer l’aimant – que les flics de Washington n’avaient même pas pris la peine de lui confisquer – sur la pastille autocollante de l’antivol universel. Sur le chemin de la sortie, il étouffa au passage deux unités de programmation et un petit télétraiteur Batang qui ressemblait à une antique prothèse auditive. Il choisit au hasard un rayon élevé du silo et servit au loueur de l’agence son discours habituel depuis qu’il s’était fait sucrer ses droits à l’aide sociale. Personne ne vérifiait jamais : l’État se contentait de compter les chambres occupées et de payer. Le réduit sentait vaguement l’urine et quelqu’un avait griffonné sur la paroi des slogans du Front de libération radical anarchiste. Deke repoussa du pied les saletés dans un coin, s’assit par terre contre le mur, et déchira l’emballage de la tranche. Il contenait une notice pliée, pleine de diagrammes de loopings, de tonneaux et d’immelmanns, un tube d’électrogel, plus un listage des caractéristiques de fonctionnement. Et enfin la tranche proprement dite, plaque de plastique blanc présentant d’un côté biplan et titre en bleu et de l’autre, les mêmes en rouge. Il la retourna plusieurs fois dans sa main : SPAD & FOKKER, FOKKER & SPAD. Rouge ou bleu. Il se cala le Batang derrière l’oreille, après avoir enduit de gel la surface inductrice, enficha son ruban de fibre optique dans le programmateur et brancha ce dernier à la prise murale. Puis il glissa la tranche du silicium dans le programmateur. C’était une puce bon marché, indonésienne, et il sentit un désagréable grésillement dans la nuque durant le chargement du programme. Mais cela fait, un Spad bleu ciel se mit à filer infatigablement dans les airs à quelques centimètres à peine de son visage. Il scintillait presque, tant il était réel ; habité de cette étrange vie intérieure qu’ont souvent les modèles d’exposition fanatiquement détaillés, mais Deke devait mobiliser toute son attention pour maintenir son existence. Que celle-ci diminuât un tant soit peu et l’appareil perdait de la netteté, se dissolvait dans un flou pathétique. Il s’entraîna jusqu’à épuisement de la batterie de sa prise d’oreille, puis se tassa contre le mur et s’endormit. Il rêva qu’il volait dans un univers entièrement constitué de nuages blancs et de ciel bleu, sans haut ni bas, sans jamais un pré où s’écraser. L’odeur rance d’un gâteau de krill frit l’éveilla. La faim le fit grimacer. L’estomac vide, les poches aussi. Bon, ce n’étaient pas les espèces d’étudiants qui manquaient en rayon. Il en trouverait bien un prêt à négocier une unité de programmation. Il gagna le hall avec celle qu’il avait piquée en rab. Pas très loin, il y avait une porte placardée d’une affiche : IL Y A UN PUTAIN DE CHOUETTE UNIVERS DERRIÈRE LA PORTE. En dessous, un panorama étoilé avec un amas de pilules multicolores, déchiré sur une pub pour un quelconque groupe pharmaceutique et collé sur une vue d’artiste de la « colonie spatiale » qui était déjà en construction avant sa naissance. ALLONS-Y ! proclamait l’affiche, sous le collage de somnifères. Il tapa. La porte s’ouvrit, les glissières d’un entrebâilleur l’immobilisaient sur une tranche de cinq centimètres de visage féminin. « Ouais ? fit la fille. — Vous allez croire que c’est un truc piqué. » Il faisait passer le programmateur d’une main à l’autre. « Je veux dire, parce qu’il est quasi neuf, pas déballé, le code-barres encore dessus. Mais écoutez, je ne vais pas discuter là-dessus. Non. Je vous le laisse pour la moitié seulement du prix que vous paieriez n’importe où ailleurs. — Eh, waouh, vrai ? c’est pas d’la blague ? » La fraction de bouche visible se déforma en un étrange sourire. Elle tendit la main, la paume levée, le poing mollement ouvert. À hauteur du menton de Deke. « Regarde voir ! » Il y avait un trou dans sa main, un tunnel noir qui lui remontait à l’intérieur du bras. Deux petites lampes rouges. Des yeux de rat. Qui trottinaient vers lui – grandissaient, lumineux. Quelque chose de gris se rua vers son visage. Il poussa un hurlement, jetant les mains en avant pour écarter la chose. Ses jambes se dérobèrent, il tomba, brisant le programmateur sous lui dans sa chute. Des éclats de silicium s’éparpillèrent tandis qu’il se débattait, les mains plaquées contre la tête. Là où il avait mal, et ça faisait mal, ça faisait même très mal. « Ô mon Dieu ! » L’entrebâilleur se débloqua et la fille se retrouva au-dessus de lui. « Eh, écoutez, allons ! » Elle agitait un torchon bleu. « Accrochez-vous à ça, je vais vous relever. » Il la considéra derrière un rideau de larmes. Étudiante. Cet air bien nourri, le chandail trop grand, les dents si blanches et régulières qu’elles pouvaient servir de caution bancaire. Une fine chaîne d’or autour d’une cheville (recouverte, remarqua-t-il, d’un fin duvet de bébé). Coiffure hirsute, à la japonaise. Du fric. « C’te connerie représentait mon dîner », fit-il, piteux. Il agrippa le torchon et se laissa relever. Elle lui sourit mais, furtivement, battit en retraite. « Laissez-moi vous arranger ça, lui dit-elle. Vous voulez manger ? Ce n’était qu’une projection, okay ? » Il la suivit à l’intérieur, méfiant comme un animal entrant dans un piège. « Ben merde, alors, dit Deke, mais c’est du vrai fromage… » Il était assis sur un canapé à lanières, coincé entre un ours en peluche d’un mètre vingt et une pile éparse de disquettes. Sur tout le sol de la chambre, on s’enfonçait jusqu’aux chevilles dans les bouquins, les fringues et les papiers. Mais la nourriture qu’elle avait fait apparaître comme par enchantement – fromage de Gouda, bœuf en boîte et gaufrettes de pur blé de serre – sortait droit des Mille et Une Nuits. « Eh, fit-elle, la maison sait servir les prolos comme il convient, non ? » Elle s’appelait Nance Bettendorf. Elle avait dix-sept ans. Ses parents avaient tous deux un emploi – les salauds de profiteurs – et elle terminait une licence d’ingénieur à William & Mary. Où elle excellait, sauf en anglais. « Je suppose que tu dois vraiment avoir un problème avec les rats. Une espèce de phobie ? » Il lorgna en coin son lit. On ne le voyait pas vraiment ; ce n’était qu’une boursouflure parmi le tapis d’objets au sol. « Non. Ça m’a rappelé autre chose, c’est tout. — Quoi d’autre ? » Elle s’accroupit devant lui, la longue chemise remontant haut pour découvrir une cuisse lisse. « Eh bien… t’as jamais vu le… » Sa voix s’éleva involontairement puis avala les mots : « l’Obélisque de Washington ? De nuit ? Il y a ces deux petits… feux rouges au sommet, des balises d’aviation ou je ne sais quoi et je, et je… » Il se mit à trembler. « T’as peur de l’Obélisque de Washington ? » Nance s’esclaffa et se roula par terre de rire, faisant battre ses longues jambes bronzées. Elle portait une culotte de bikini rouge. « J’aimerais mieux mourir que devoir le regarder de nouveau », poursuivit-il d’un ton égal. Ce coup-ci, elle cessa de rire, se rassit, scruta son visage. Les dents blanches régulières mordillant sa lèvre inférieure, comme si elle venait de déterrer un truc auquel elle préférait ne pas trop penser. Finalement, elle hasarda : « Blocage mental ? — Ouais, admit-il, amer. Ils m’ont dit de ne jamais remettre les pieds dans le district. Et puis ces enculés se sont marrés. — Pour quoi t’avaient-ils pincé ? — Je suis un braqueur. » Il n’allait quand même pas lui dire que le véritable chef d’inculpation était le vol à l’étalage caractérisé. « Des tas de fondus d’informatique passaient leur vie à programmer des machines. Et tu sais quoi ? Le cerveau humain n’a rien à voir avec une machine, mais rien. Il ne se programme tout simplement pas de la même manière. » Deke reconnaissait ce monologue vibrant et désespéré, cette longue litanie circulaire que les solitaires débitent à leurs rares auditeurs ; le reconnaissait après une centaine de nuits froides et vides passées en compagnie d’étrangers. Nance était perdue dans son trac et Deke, dodelinant et bâillant, se demandait s’il serait encore capable de rester éveillé quand enfin ils décideraient de se mettre au pieu. « J’ai fabriqué toute seule la projection avec laquelle je t’ai frappé », dit-elle, serrant ses genoux calés sous le menton. « C’est contre les agressions, tu vois ? Il se trouvait que je l’avais sur moi et je te l’ai balancée parce que ça me paraissait marrant de te voir comme ça essayer de me fourguer ce petit programmateur indojavanais merdique. » Elle se pencha en avant et tendit de nouveau la main. « Regarde là. » Deke recula. « Non, non, pas de problème. Je te jure, c’en est un autre. » Elle ouvrit le poing. Une simple flamme bleue y dansait, parfaite, perpétuellement mouvante. « Vise-moi un peu ça, s’extasia-t-elle. Non, mais regarde. C’est moi qui l’ai programmée. C’est pas non plus de la vulgaire animation à sept plans. C’est une boucle continue de deux heures, sept mille deux cents secondes, jamais deux fois la même image, chaque instant aussi individualisé qu’un putain de flocon de neige ! » Le cœur de la flamme était un cristal glacé, scintillement d’éclats et de facettes qui se tordaient et disparaissaient, laissant derrière des images quasi subliminales si nettes, si vives qu’elles vous en écorchaient l’œil. Deke grimaça. Des gens, surtout : de jolis petits personnages tout nus, en train de baiser. « Merde, comment t’as réussi à faire ça ? » Elle se leva, pieds nus glissant sur les couvertures glacées de magazines, et, d’un geste mélodramatique, repoussa les accordéons de sorties d’imprimante posés en vrac sur une étagère de contre-plaqué. Deke aperçut, derrière, un alignement régulier de petites consoles, austères, d’allure coûteuse. Travail maison. « Ce que j’ai là, c’est du sérieux. Traitement d’image. Ici, mon module de balayage rapide. Là, un analyseur de fonction bi-univoque de carte cérébrale. » Elle chantonnait les noms comme une litanie. « Stabilisateur de scintillement quantique. Banc de montage de programmes. Assembleur d’images… — T’as besoin de tout ce fourbi pour fabriquer une petite flamme ? — Je veux. Tout ça, c’est de l’équipement de pointe, du matos professionnel de flugiciel projectif. Ça a des années d’avance sur tout ce que t’as pu voir. — Eh, fit-il, tu connais quelque chose au SPAD & FOKKER ? » Elle éclata de rire. Et puis, parce qu’il sentait le moment propice, il s’avança pour lui prendre la main. « T’avise pas de me toucher, enculé, t’avise jamais de faire ça ! », hurla Nancy et sa tête vint cogner le mur, où elle s’était plaquée, livide et tremblante de terreur. « D’accord ! » Il leva les mains. D’accord ! Je m’approche plus d’un poil. Ça te va ? » Elle tremblait devant lui. Les yeux agrandis, sans ciller ; il vit les larmes monter au pli des paupières, rouler sur ses joues couleur de cendre. Finalement, elle hocha la tête. « Eh, Deke, désolée. J’aurais dû te prévenir. — Me prévenir de quoi ? » Mais il avait un horrible pressentiment… savait déjà. Cette façon de se tenir la tête. Cette manière faiblement spasmodique qu’elle avait d’ouvrir et de fermer les mains. « T’as un blocage mental, toi aussi. — Ouais. » Elle ferma les yeux. « C’est une ceinture de chasteté. Payée par mes connards de parents. Si bien que je ne peux supporter qu’on me touche ou même qu’on soit trop près. » Les yeux se rouvrirent, aveuglés par la haine. « Je ne fais même plus rien du tout. Rien de rien. Mais ils ont tous les deux un boulot et ils bandent tellement de me voir faire une carrière qu’ils en pissent même plus droit. Ils ont trop peur que je néglige mes études si jamais je me trouvais, tu vois, tentée par le sexe et le reste. Le jour où le blocage disparaît, je file baiser le mec le plus velu, le plus tordu, le plus cradingue… » Elle se tenait de nouveau la tête. Deke bondit pour aller fouiller dans l’armoire à pharmacie. Il trouva un flacon de complexe de vitamines B, en empocha quelques-unes au cas où, et en donna deux à Nance, avec un verre d’eau. « Tiens, fit-il, prenant soin de garder ses distances. Ça arrondira les angles. — Ouais, ouais », fit-elle. Puis, presque pour elle-même : « Tu dois vraiment me prendre pour une cinglée. » La salle de jeux de la gare routière était presque vide. Solitaire, un gosse de quatorze ans au faciès chevalin était penché sur une console, manœuvrant une flotte arc-en-ciel de sous-marins sur la grille du terrain de l’Atlantique Nord. Deke entra d’un pas nonchalant, vêtu de sa nouvelle tenue de plouc, et s’adossa contre un mur de parpaings rendu lisse par d’innombrables couches de laque verte. Il avait ôté la teinture de sa crête de prolo, piqué à la Mission un jean et un maillot, et dégotté une paire de chaussures dans les vestiaires du sauna d’un clapier muni d’une sécurité au rabais. « Pas vu Minus dans le coin, l’ami ? » Les sous-marins filaient comme des guppys de néon. « Ça dépend de qui le demande. » Deke effleura la télécommande derrière son oreille gauche. Le Spad déboula en tonneau au-dessus de la console, agile et délicat comme une libellule. Il était superbe ; si parfait, si véridique qu’il ravalait la salle au rang de simple illusion. Il vint passer la grille, à quelques millimètres de la vitre, tirant profit de l’effet de sol inclus dans le programme. Le gamin ne prit même pas la peine de lever la tête. « Chez Jackman, dit-il. En bas de la route de Richmond, juste à côté du Surplus. » Deke laissa le Spad s’évanouir à mi-ressource. Le Jackman occupait presque tout le troisième étage d’une vieille bâtisse en brique. Deke trouva d’abord le Surplus militaire Au Bon Coup, puis une enseigne au néon brisée surmontant un porche non éclairé. Le trottoir devant l’entrée était jonché d’un autre genre de surplus – des anciens combattants abîmés, certains remontant à l’Indochine. Des vieillards qui avaient laissé leurs yeux sous les soleils d’Asie étaient accroupis à côté de jeunes gars agités de convulsions qui avaient inhalé des mycotoxines au Chili. Deke ne fut pas mécontent de sentir les portes cabossées de l’ascenseur se clore derrière lui. Une pendule Dr Pepper poussiéreuse accrochée tout au fond d’une longue salle spectrale lui indiqua qu’il était huit heures moins le quart. Le Jackman avait été embaumé vingt ans avant sa naissance, scellé derrière une pellicule jaunissante de nicotine, de cirage et de lotion capillaire. Juste sous la pendule, les yeux ternes d’un grand massacre de cerf, trophée d’un papy quelconque, considéraient Deke du haut d’un agrandissement encadré qui avait viré au sépia luisant des ailes de cafard. On entendait le cliquetis et le murmure d’une table de billard, le crissement d’une botte sur le lino quand un joueur se penchait pour tirer. De quelque part au-dessus des lustres à l’abat-jour vert pendait une guirlande de cloches de Noël en papier crépon couleur rose fanée. Le regard de Deke scruta les murs encombrés. Pas de trace de traiteur. « Amenez-en un, au cas où on en aurait besoin », dit quelqu’un. Il se retourna et rencontra les doux yeux d’un homme chauve avec des lunettes à monture d’acier. « Je m’appelle Cline. Bobby le Vicomte. Vous ne m’avez pas l’air d’un joueur de billard, monsieur. » Mais il n’y avait rien de menaçant dans le ton ou l’attitude de Bobby le Vicomte. Il ôta de son nez la monture d’acier et nettoya les verres épais avec un coin de mouchoir. Il rappelait à Deke un instructeur qui avait patiemment essayé de lui enseigner l’installation de biopuces rétrogrades. « Je suis un joueur », fit-il, en souriant. Il avait des dents de plastique blanc. « Je sais que je n’en ai pas l’air. — Je cherche Minus, dit Deke. — Eh bien » (rechaussant les verres), « vous n’allez pas le trouver. Il est entré à Bethesda, se faire nettoyer la tuyauterie aux frais des Anciens Combattants. De toute façon, il ne volerait pas contre vous. — Pourquoi pas ? — Eh bien, parce que vous n’êtes pas sur le circuit, sinon je connaîtrais votre tête. Vous valez quelque chose ? » Quand Deke opina, Bobby le Vicomte lança à tue-tête, vers le fond de la salle : « Eh, Clarence ! Sors-nous donc le traiteur. On a un aviateur. » Vingt minutes plus tard, soulagé de sa télécommande et du peu d’argent qu’il lui restait, Deke repassait à grands pas devant les soldats brisés du Bon Coup. « À présent, si je peux te donner un conseil, garçon », lui avait dit Bobby le Vicomte sur un ton paternel tandis que, la main sur l’épaule, il le raccompagnait à l’ascenseur. « Tu ne risques pas de gagner contre un ancien combattant – tu m’écoutes ? Moi-même, je ne suis pas spécialement bon, rien qu’un vieux con qui s’est extracamé peut-être quinze-vingt fois. L’vieux Minus, c’était un pilote, lui. Tout son temps de mobilisation, il l’a passé dans l’extracame jusqu’au cou. Depuis, il souffre d’atténuation membranaire… tu pourras jamais le battre. » C’était une nuit fraîche. Mais Deke brûlait de colère et d’humiliation. « Bon Dieu, c’est d’un primaire », dit Nance alors que le Spad mitraillait des piles de sous-vêtements roses. Vautré sur le divan, Deke retira brusquement de derrière l’oreille sa super petite télécommande Braun. « Bon, tu vas toi aussi te mettre à me faire la leçon, mademoiselle Friquée-j’attends-plus-qu’un-boulot… — Eh, faut pas te miner comme ça ! Tu y es pour rien… c’est une simple question de technique. C’est une tranche hyperprimitive que t’as là. Je veux dire, peut-être que sur le trottoir, ça tient le coup. Mais comparé au boulot que je fais à l’école, c’est… Eh, mais dis donc, tu devrais me laisser te la récrire. — Qu’est-ce t’as dit ? — Laisse-moi te la trafiquer un peu. Ces petites conneries sont entièrement écrites en hexadécimal, vois-tu, parce que les programmateurs industriels sont tous d’anciens fondus d’informatique. C’est leur façon de penser. Mais attends que je le passe au lecteur-analyseur de mon département, que j’y fasse quelques modifs, que je le retranscrive en langage fluidique moderne. En coupant tous les intermédiaires redondants. Ça va réduire ton temps de réaction, diminuer de moitié la boucle de rétroaction. Comme ça, tu voleras plus vite et mieux. Tu vas être transformé en vrai pro. L’as des as ! » Elle tira sur son narguilé, puis se plia en deux, riant et suffoquant. « Et c’est légal ? s’enquit Deke, dubitatif. — Eh, à ton avis, pourquoi les gens s’achètent-ils des commandes à câblage en or ? Pour le prestige ? Merde. Leur conductivité est meilleure, ça réduit de quelques nanosecondes le temps de réaction. Et le temps de réaction, c’est ça le truc, p’tit gars. — Non, dit Deke. Si c’était facile, les gens l’auraient déjà. Minus Montgomery l’aurait déjà. Il a ce qui se fait de mieux. — T’écoutes donc jamais ? » Nance reposa le narguilé ; une eau brune se renversa par terre. « Le matos avec lequel je bosse a trois ans d’avance sur tout ce que tu peux trouver dans le commerce. — Sans déc’ ? », fit Deke après une longue pause. « Je veux dire… Tu pourrais faire ça ? » C’était comme passer d’une Ford T à une Lotus 93. Le Spad se pilotait comme dans un rêve, répondant à la moindre pensée de Deke. Des semaines durant, il joua dans les galeries, sans une seule anicroche. Il faisait voler les Spad contre les ados du coin et les descendait en solo ou par trois. Il prenait des risques, jouait gros. Et les zincs allaient s’écraser… Jusqu’au jour où, alors que Deke était en train d’empocher ses gains, un Noir efflanqué quitta sa planque contre le mur. Il lorgna les coupures plastifiées dans la main de Deke et sourit. Une dent rubis scintilla. « Tu sais quoi, dit l’homme, j’ai entendu dire qu’il y aurait un balourd qui saurait voler, même qu’il s’en prendrait aux mioches. » « Bon Dieu », dit Deke en étalant du beurre danois sur une galette aux algues. « Je les ai ra-ti-boi-sés avec leurs Spad. Et pourtant, c’étaient pas non plus des mauvais. — C’est chouette, mon chou », marmonna Nance. Elle travaillait sur son projet de fin d’études, transpirant à entrer des données en machine. « Tu sais quoi, je crois bien que je me découvre un vrai talent pour ce genre de merde. Tu vois ? Je veux dire, le programme me file un avantage, mais j’ai la carrure pour en tirer profit. Tu sais que je commence à me bâtir une vraie réputation ? » D’un geste impulsif, il alluma la radio. Une section de cuivres Dixieland bien râpeux se mit à beugler à tue-tête. « Eh, fit Nance, ça te dérangerait pas de… ? — Non, je voulais juste… » Il tripota les boutons, tomba sur une espèce de merde lente et romantique. « Voilà. Allez, viens, lève-toi. Dansons. — Eh, tu sais bien que je peux pas… — Bien sûr que tu peux, sacré nom d’une pipe. » Il lui lança son gros ours en peluche, puis ramassa par terre une robe en patchwork de coton. Il la tint par la taille et la manche, coinçant le col sous son menton. Elle sentait le patchouli, plus faiblement la sueur. « Tu vois, moi, je me tiens ici. Et toi, là. On danse. Pigé ? » Les yeux papillotant doucement, Nance se leva, serra très fort le nounours. Et ils dansèrent alors, lentement, en se regardant dans les yeux. Au bout d’un moment, elle se mit à pleurer. Malgré tout, elle continuait de sourire. Deke rêvassait, se prenant pour Minus Montgomery, câblé à son chasseur. Imaginant la machine répondant au plus infime influx nerveux, les réflexes hyperexcités, le flot continu de l’extracame dans les veines. Le plancher de Nance devint la jungle, son lit un plateau sur les contreforts des Andes, et Deke poussait à fond les gaz de son Spad, comme s’il était une machine de combat interactive intégralement câblée. Des seringues hypodermiques pilotées par ordinateur déversaient en un lent goutte-à-goutte dans ses veines un mélange dopant à haute performance. Des capteurs lui étaient directement raccordés à l’intérieur du crâne – pour opérer des virages en supersonique dans la cuvette turquoise du ciel au-dessus de la forêt tropicale bolivienne. Minus aurait senti le flux de l’air sur les gouvernes. En dessous, les pilotes des appareils d’appui mitraillaient la jungle, la pompe à extracame fixée au-dessus du coude pour mieux leur faire danser la furia combative, danse de mort et petite giclée d’enfer liquide en flacon de plastique bleu. Ils en recevaient peut-être l’équivalent de dix minutes par semaine en tout. Seulement, quand on déboule au ras des arbres, les réflexes poussés au maxi, volant si bas que les troupes au sol n’ont pas le temps de vous repérer que vous êtes déjà sur elles, lâchant vos agents phosgènes, et reparti avant qu’elles aient pu dire ouf… il faut être constamment sous extracame rien que pour pouvoir tenir. Et l’interface neurale directe avec l’appareil fonctionnait dans les deux sens : les ordinateurs embarqués surveillaient les paramètres biochimiques et décidaient quand ouvrir les vannes pour fournir au composant humain la décharge décisive au plus fort du combat. Ce genre de dosage vous bouffait complètement. Lentement et sûrement, taillant dans les méninges, érodant les membranes des cellules nerveuses. Si on ne vous démobilisait pas de l’aviation vite fait, vous finissiez avec une atténuation neurale – les réflexes trop rapides pour être tolérés par votre organisme alors que ceux de réaction au combat étaient niqués pour de bon… « J’ai fait un sans-faute, prolo ! — Ah ? » Deke leva la tête, surpris, comme Nance entrait en coup de vent, balançant sac et bouquins sur la pile la plus proche. « Mon projet de fin d’année… Ils m’ont dispensée d’examen final. Le prof a dit qu’il n’avait jamais rien vu de pareil. Euh… Eh, baisse un peu la lumière, veux-tu ? Les couleurs me font mal aux yeux. » Il obtempéra. « Alors montre-moi. Montre-moi donc cette merveille. — Ouais, d’accord. » Elle sortit sa télécommande, monta sur le lit, dégagea du pied un espace libre et prit une pose. Une étincelle alluma une flamme dans sa main. Celle-ci remonta, trait de vif-argent, jusqu’au sommet du bras, contourna le cou pour devenir un serpent à tête triangulaire, dardant la langue. Couleurs fondues dans les oranges et les rouges. Il se glissa entre ses seins. « Je l’ai appelé un serpent de feu », dit-elle fièrement. Deke s’approcha en se penchant et elle recula en sursaut. « Excuse. C’est comme ta flamme, hein ? Je veux dire, je vois aussi dedans ces petits baiseurs. — Plus ou moins. » Le serpent de feu se coula sur son ventre. « Le mois prochain, je vais monter ensemble deux cents programmes de flammes tous différents avec une routine de combinaisons aléatoires des enchaînements visuels. Puis j’entrerai dans le serpent l’image mentale du corps pour le doter d’une orientation automatique. De sorte qu’il pourra ramper sur tout le corps sans qu’on ait à s’en préoccuper. On pourra même le porter en dansant. — Je suis peut-être con, mais si t’as pas encore fait le travail, comment se fait-il que je puisse le voir ? » Nance gloussa. « C’est la meilleure partie – j’en ai pas encore fait la moitié. Pas eu le temps d’assembler les morceaux en un seul programme. Mets cette radio, d’ac ? J’ai envie de danser. » Elle envoya valser ses chaussures. Deke chercha sur les ondes quelque chose de sympa. Puis, à la demande instante de Nance, baissa le volume presque au niveau d’un murmure. « Je me suis envoyé deux doses d’extracame, vois-tu. » Elle sautait sur le lit, ondulant des mains comme une danseuse de Bali. « Déjà essayé cette saleté ? Incroyable. Ça te donne une concentration absolue. Vise un peu ça. » Elle se mit sur les pointes. « Première fois que j’essaie. — L’extracame, dit Deke. Le dernier que j’ai connu à être accroché à cette merde en avait pris pour trois ans dans l’infanterie. Comment t’as fait pour en dégotter ? — J’avais passé un marché avec une ancienne combattante en recyclage à la fac. Elle s’est pétée le mois dernier. Ce truc me procure une visualisation parfaite. Je suis capable de maintenir la projection les yeux fermés. Le programme était assemblé dans ma tête en deux coups de cuiller à pot. — Et rien qu’avec deux doses, hein ? — Une seule. Je garde l’autre de côté. Le prof était si impressionné qu’il me chaperonne pour un entretien professionnel. Un recruteur de l’IG Feuchtwaren débarque sur le campus dans quinze jours. Cette capsule va lui vendre le programme, et moi avec. Résultat : je sors de fac deux ans plus tôt pour entrer direct dans l’industrie, je squeeze l’examen de sortie, j’évite de payer deux cents dollars. » Le serpent se lova en une tiare enflammée. Ça rendait Deke mal à l’aise, cette idée que Nance pût sortir de sa vie. « Je suis une sorcière, se mit-elle à chanter, une sorcière du flugiciel. » Elle passa la chemise par-dessus la tête et l’envoya voler. Ses petits seins hauts s’agitaient librement, gracieusement, tandis qu’elle dansait. « Je vais grimper – elle chantait à présent un air à succès – jusqu’au… sommet ! » Ses mamelons étaient petits, roses, érigés. Le serpent de feu les lécha puis s’écarta comme une lanière de fouet. « Eh, Nance, fit Deke, mal à l’aise. Calme-toi un peu, veux-tu ? — Je veux fêter ça ! » Elle glissa un pouce dans son slip doré. Le feu vint onduler autour de la main et du pubis. « Je suis la déesse vierge, baby, et je détiens la Force ! » Elle s’était remise à chanter. Deke détourna les yeux. « Bon, faut que j’y aille », marmonna-t-il. C’est ça, que j’aille chez moi me finir à la main. Il se demanda où elle avait pu planquer cette seconde dose. Ça pouvait être n’importe où. Il y avait un protocole sur le circuit, un ordre tacite de déférence et de préséance aussi élaboré qu’à la cour d’un mandarin. Peu importait que Deke fût en vue, que sa réputation s’étendît comme un feu de brousse. Même un pilote de renom ne pouvait défier comme ça qui bon lui semblait. Il devait grimper les échelons. Mais si vous voliez tous les soirs, si vous étiez constamment disponible pour relever les défis et si vous étiez bon… eh bien, il était toujours possible de grimper vite. Deke avait un zinc d’avance. C’était un combat de tournoi, trois zincs contre trois. Pas beaucoup de spectateurs, une douzaine peut-être, mais c’était un bon combat, et ils se faisaient entendre. Deke était immergé dans le calme maniaque du combat quand il se rendit soudain compte qu’ils étaient devenus silencieux. Vit les ploucs se trémousser en échangeant des regards. Tous les yeux fixaient un point derrière lui. Il entendit se refermer les portes de l’ascenseur. Froidement, il disposa du second appareil de son adversaire, puis risqua un œil par-dessus son épaule. Minus Montgomery venait d’entrer au Jackman. Le fauteuil roulant chuchotait sur le lino brunissant, guidé par les infimes crispations d’une main pas totalement paralysée. L’homme arborait une expression décidée, calme, impavide. En cet instant, Deke perdit deux appareils. L’un par perte de résolution – devenu flou et donc annulé par le traiteur – et l’autre parce que son adversaire était un vrai chasseur. Le mec décrivit un tonneau, coupant les gaz pour glisser de côté, mitraillant au passage le biplan de Deke ; celui-ci descendit en flammes. Leurs deux derniers appareils perdaient de la vitesse et de l’altitude et à force de tourner, cherchant à se positionner, ils se retrouvèrent naturellement sur une trajectoire circulaire. Les ploucs firent de la place à Minus qui vint caler son fauteuil contre la table. Bobby « Vicomte » Cline était à ses basques, dégingandé, l’air désinvolte. Deke et son adversaire échangèrent des coups d’œil et firent remonter leurs machines au-dessus du tapis de billard, pour pouvoir entendre l’homme jusqu’au bout. Minus sourit. Ses traits étaient resserrés, ramassés au centre de son pâle visage en face de lune. Un doigt s’agitait spasmodiquement sur l’accoudoir chromé. « On m’a parlé de toi. » Il regardait fixement Deke. Le ton était bas, la voix d’une douceur révoltante, une petite voix de toute petite fille. « On m’a dit que t’étais un bon. » Deke acquiesça lentement. Le sourire quitta le visage de Minus. Ses lèvres douces et charnues se détendirent en une moue naturelle, comme s’il attendait un baiser. Ses petits yeux vifs étudiaient Deke sans malice aucune. « Eh bien, voyons un peu ce que tu sais faire. » Deke se perdit dans le jeu froid de la guerre. Et lorsque l’ennemi s’abattit dans les flammes et la fumée, pour exploser et s’évanouir contre la table, Minus, sans un mot, fit pivoter sa chaise, la propulsa vers l’ascenseur et disparut. Tandis que Deke ramassait ses gains, Bobby le Vicomte s’approcha tranquillement de lui et dit : « Le gars veut jouer contre toi. — Ah ouais ? » Deke était bien loin d’être assez haut sur le tableau pour défier lui-même Minus. « C’est quoi, ce coup tordu ? — La rencontre avec un mec qui devait débarquer demain d’Atlanta a été annulée. L’vieux Minus, y s’morfondait dans l’attente d’affronter quelqu’un de nouveau. Alors, on dirait que t’es bon pour viser la Max. — Demain ? Mercredi ? Ça me laisse pas des masses de temps pour me préparer. » Bobby le Vicomte sourit aimablement. « Je ne crois pas que ça y changera grand-chose. — Comment ça, monsieur Cline ? — Garçon, t’es tout bonnement pas à la hauteur, tu me suis ? Jamais de surprise. Tu voles comme une espèce de débutant, juste plus rapide et plus agile, tu vois ce que je veux dire ? — Je n’en suis pas sûr. Vous voulez tenter le coup ? — Pour tout dire, fit Cline, c’est ce que j’espérais. » Il sortit de sa poche un petit calepin noir, lécha un bout de crayon. « Je te donne à cinq contre un. Tu trouveras personne pour t’offrir une cote aussi juste. » Il considéra Deke, l’air presque triste. « Mais Minus, il est tout naturellement meilleur que toi, et ça, elle ne peut rien y faire, gamin. Il ne vit que pour ce putain de jeu, il n’a rien d’autre. Peut pas sortir de c’te putain de chaise. Si tu crois pouvoir battre un mec qui se bat pour sa vie, tu te racontes des histoires. » Le portrait du colonel par Norman Rockwell lorgnait Deke sans passion depuis sa boutique de poulet-frites, de l’autre côté de Richmond Road, au-dessus du comptoir. Deke tenait sa tasse entre des mains froides et tremblantes. Son crâne bourdonnait de fatigue. Cline avait raison, avoua-t-il au colonel. Je peux m’affronter à Minus, mais pas question de gagner. Le colonel lui rendit un regard calme, et pas spécialement aimable, embrassant la salle du café, le Bon Coup et tout ce royaume merdique de Richmond Road. Attendant que Deke voulût bien admettre l’acte terrible qu’il lui restait à accomplir. « De toute façon, cette salope compte bien me laisser tomber », lança Deke, tout haut. Ce qui lui valut un regard torve de la serveuse noire, avant qu’elle ne détourne rapidement les yeux. « Papa a appelé ! » Nance entra dans l’appartement en dansant, claquant la porte derrière elle. « Et tu sais quoi ? Il dit que si je peux avoir ce boulot et le garder six mois, il fera annuler mon blocage mental. Non, mais tu peux croire ça, Deke ? » Elle hésita. « Eh, tu t’sens bien ? » Deke se leva. Maintenant que l’instant crucial lui déboulait dessus, il se sentait irréel, comme s’il évoluait dans un film ou Dieu sait quoi. « Comment ça se fait que tu sois pas rentré hier soir ? », demanda Nance. La peau de son visage était bizarrement tendue, un masque parcheminé. « Où as-tu planqué l’extracame, Nance ? J’en ai besoin. — Deke », dit-elle, hasardant l’esquisse d’un sourire qui s’évanouit aussitôt. « Deke, c’est à moi. C’est ma dose. J’en ai besoin. Pour mon entretien. » Il eut un sourire méprisant. « T’as du fric. Tu pourras toujours dégotter une autre capsule. — Pas d’ici vendredi ! Écoute, Deke, c’est vraiment important. Toute ma vie se joue sur cet entretien. J’ai besoin de cette capsule. C’est tout ce qui me reste ! — Chou, t’as tout le putain de monde entier ! Regarde un peu autour de toi – deux cents grammes de libanais blond ! Des petits anchois en boîte ! Surveillance médicale illimitée si t’en as besoin. » Elle s’écartait à reculons, titubant sur les vagues immobiles de draps sales et de magazines froissés dont les crêtes bordaient le pied de son lit. « Moi, on m’a jamais fait miroiter ce genre de truc. On m’a jamais offert ce genre d’occasion de m’en sortir. Alors, ce coup-ci, j’ai bien l’intention de la saisir. Il y a un match dans deux heures et, bon Dieu, je compte bien le gagner, merde ! Tu m’entends ? » Il entretenait sa colère et c’était bon. Il en avait besoin pour ce qu’il allait devoir faire. Nance leva brusquement le bras, paume ouverte, mais il s’y était préparé et l’écarta d’une bourrade, évitant de jeter ne fût-ce qu’un coup d’œil vers le tunnel noir, sans parler de ces petits yeux rouges. Puis ils se retrouvèrent tous les deux en train de tomber, lui au-dessus d’elle, sentant son souffle rapide et chaud tout contre son visage. « Deke ! Deke ! J’ai besoin de cette merde. Deke, mon entretien, c’est le seul… Y faut… Y faut… » Elle se tortilla pour détourner la tête, pleurant contre le mur. « Je t’en supplie, bon Dieu, s’il te plaît, non, ne… — Où l’as-tu planquée ? » Clouée sous son corps contre le lit, Nance était gagnée de spasmes, convulsée de peur et de douleur. « Où est-elle ? » Le sang avait quitté son visage, chair d’un gris cadavérique, et l’horreur brûlait dans ses yeux. Ses lèvres se tordaient. Il était trop tard maintenant pour reculer ; il avait franchi la limite. Deke se sentait révolté, écœuré, d’autant plus qu’à quelque niveau inattendu et bien importun, il en éprouvait du plaisir. « Où est-elle, Nance ? » Et lentement, très doucement, il se mit à lui caresser le visage. Deke appela l’ascenseur du Jackman d’un doigt aussi rapide et direct qu’une guêpe en piqué mais qui atterrit sur le bouton avec la délicatesse d’un papillon se posant sur une fleur. Il débordait d’une énergie parfaitement contenue. Pendant la montée, il retira ses lunettes d’un geste sec et gloussa devant son reflet dans le chrome maculé d’empreintes de doigts. Ses pupilles étaient comme des têtes d’épingles, pratiquement invisibles, et pourtant l’univers avait la brillance du néon. Minus attendait. Sa bouche de paralytique se releva aux coins en un doux sourire lorsqu’il remarqua les iris de Deke, le calme exagéré de ses mouvements, son infructueuse tentative pour mimer la maladresse d’un homme non drogué. « Eh bien, fit-il de sa voix de fille, on dirait qu’on m’a préparé le grand jeu. » La Max était étalée sur un des tubes du fauteuil roulant. Deke prit position et s’inclina, pas tout à fait par dérision. « Décollons. » En tant que challenger, il avait la défense. Il matérialisa ses appareils à une altitude prudente, assez haut pour piquer, assez bas pour avoir de la marge quand Minus attaquerait. Il attendit. La foule l’effleurait. Un gros mec aux cheveux brillantinés avait l’air surpris, une super-nana aux yeux caves esquissa un sourire. Des murmures s’élevèrent. Les yeux s’agitaient au ralenti dans des têtes figées par un temps de réaction qu’avait réduit l’extracame. Deke releva brusquement la tête et… Putain de merde, il était aveugle ! Les Fokker plongeaient depuis l’axe de l’ampoule de deux cents watts et Minus l’avait piégé comme un bleu en le forçant à regarder droit dessus. Sa vision passa en écran blanc. Deke pressa hermétiquement les paupières sur ses larmes qui montaient et, frénétiquement, maintint néanmoins la visualisation. Il fit éclater sa formation, deux biplans à droite, un à gauche. Pour leur faire effectuer à chacun aussitôt un demi-tour et reformer l’escadrille. Il était obligé d’esquiver au hasard, incapable de dire où se trouvaient les chasseurs ennemis. Minus pouffa. Deke pouvait l’entendre derrière les bruits de la foule, les vivats, les jurons et les jets de pièces dont le rythme syncopé semblait indépendant du flux et du reflux de leur duel. Lorsque sa vision revint un instant plus tard, un Spad était en train de tomber en flammes. Les Fokker étaient aux trousses de ses zincs survivants, un derrière le premier, deux derrière l’autre. Trois secondes de jeu et déjà un au tapis. Esquivant pour empêcher Minus de lui tirer des balles traçantes, il mit en looping celui qui n’avait qu’un poursuivant et dirigea l’autre appareil vers la tache aveugle entre Minus et l’ampoule électrique. Le faciès de son adversaire devint très calme. L’ombre infime de déception – voire de mépris – fut engloutie par la tranquillité. Il suivait les évolutions des appareils d’un air narquois, attendant que Deke entame son virage. Puis, juste avant la tache aveugle, Deke balança son Spad en piqué, dépassé par les Fokker qui durent dégager en catastrophe et boucler pour reprendre position. Le Spad fondit sur le troisième Fokker, calé en position par le premier zinc de Deke. Le feu arrosa les ailes et le fuselage écarlate. Un instant, rien ne se produisit et Deke crut avoir raté son tir. Puis le petit salaud cramoisi bascula sur la gauche et descendit, suivi d’une traînée de fumée huileuse et noire. Minus fronça les sourcils, de fines rides de déplaisir altérant la perfection de sa bouche. Deke sourit. Un partout, mais Minus avait la main. Les deux Spad étaient toujours talonnés par leurs poursuivants. Deke les fit éclater complètement, puis les ramena depuis les deux coins opposés de la table. Il les dirigeait droit l’un sur l’autre, neutralisant ainsi l’infime avantage de Minus… Aucun de ses deux appareils ne pouvait tirer sans mettre l’autre en danger. Deke lança ses deux zincs à fond les gaz l’un vers l’autre. Un instant avant qu’ils ne se percutent, Deke les fit passer l’un au-dessus de l’autre, ouvrir le feu sur les Fokker puis dégager. Minus était prêt. La fusillade emplit l’air. Puis on vit deux avions, un bleu, un rouge, grimper en chandelle, s’éloignant dans des directions opposées. Derrière, deux biplans se percutèrent de plein fouet : les ailes se touchèrent, glissèrent l’une sur l’autre et les engins s’écrasèrent. Ils tombèrent imbriqués l’un dans l’autre, presque à la verticale, pour aller s’écraser sur le tapis vert. Dix secondes et quatre appareils abattus. Un ancien combattant noir plissa les lèvres et souffla doucement. Quelqu’un d’autre hocha la tête, incrédule. Minus était raide, légèrement avancé sur sa chaise roulante, les yeux fixes, sans ciller, tapotant faiblement les poignées de ses mains molles. Plus question de déconner l’air dégagé, maintenant ; toute son attention était rivée sur le jeu. Les ploucs, la table, la salle même du Jackman auraient aussi bien pu ne plus exister pour lui. Bobby le Vicomte lui posa une main sur l’épaule ; Minus ne le remarqua pas. Les zincs étaient chacun à un bout de la salle, regagnant laborieusement de l’altitude. Deke colla le sien au plafond, à peine visible à travers le brouillard de fumée. Il jeta un bref coup d’œil vers Minus et leurs regards se croisèrent. Glace contre glace. « On va bien voir ce que t’as dans les tripes », marmonna Deke, les dents serrées. Ils dirigèrent leurs avions l’un sur l’autre. L’effet de l’extracame atteignait son paroxysme et Deke voyait les minuscules balles traçantes de Minus se traîner dans les airs entre leurs appareils. Il devait placer son Spad dans la ligne de tir pour lâcher une salve avant de dégager en s’inclinant sur l’aile pour que les balles du Fokker lui passent sous le train. Minus se montra tout aussi adroit, esquivant le tir de Deke et croisant le Spad en le frôlant de si près que leurs trains d’atterrissage faillirent s’emmêler au passage. Deke contraignait son zinc à opérer un demi-tour en looping ultra-serré quand les hallucinations le frappèrent. Le tapis se mit à onduler, se tortiller, devint l’enfer vert de la jungle bolivienne que Minus avait survolée au combat. Les murs de la salle disparurent dans le gris de l’infini, et il sentit se refermer autour de lui le confinement métallique d’un chasseur à réaction cybernétique. Mais Deke avait bien révisé ses cours. Il s’attendait aux hallucinations et se savait capable de les affronter. Jamais les militaires n’auraient homologué une drogue dépourvue d’antidote. Spad et Fokker bouclèrent une nouvelle passe. Il pouvait lire la tension sur les traits de Minus Montgomery, les échos du combat dans le ciel profond de la jungle. Ils rapprochèrent leurs deux zincs, éprouvant chacun les tensions inertielles des instruments directement raccordés au bulbe rachidien, l’enclenchement des pompes à adrénaline fixées sous les aisselles, la froide et vive liberté de l’air fuyant sur l’épiderme de l’engin mêlée aux odeurs de métal brûlant et de sueur panique. Une salve de balles traçantes lui rasa le visage et il tira sur le manche, vit le Spad frôler une nouvelle fois le Fokker, sans dommages pour les deux appareils. Les ploucs devenaient littéralement cinglés, agitant leur chapeau et tapant du pied, se comportant comme de vrais abrutis. Deke riva de nouveau son regard sur celui de son adversaire. La malice l’envahit et, alors qu’il avait tous les nerfs aussi tendus que les moustaches en fibre de carbone qui empêchaient les chasseurs de se désintégrer lors de leurs évolutions surhumaines au-dessus des Andes, il mima un sourire dégagé et cligna de l’œil, inclinant légèrement la tête comme pour dire : « Regarde un peu ça. » Minus regarda sur le côté. Ça ne prit qu’une infime fraction de seconde, mais c’était suffisant. Deke décrivit un immelmann ultra-rapide, le plus serré – tout juste à la limite des tolérances théoriques – qu’on ait jamais vu sur le circuit, et se retrouva derrière la queue de Minus. Voyons voir si tu te tires de celui-ci, connard. Minus fit plonger son zinc droit vers le tapis et Deke le suivit, retenant son feu. Il avait amené Minus exactement là où il le désirait. À la fuite. Comme lors de chacune de ses missions de combat. Allumé par l’excitation et l’extracame, peut-être, mais fuyant, terrifié. Ils étaient descendus à présent au niveau du tapis, volant au ras de la cime des arbres. Décroche, songea Deke, et il poussa les gaz. À la périphérie de son champ visuel, il apercevait Bobby Cline le Vicomte et le type arborait une drôle d’expression. Presque implorante. Quant à Minus, il avait perdu toute sa superbe : il avait les traits déformés, tourmentés. Pris à présent de panique, Minus fit plonger son appareil dans la foule. Les biplans effectuaient des acrobaties entre les ploucs. Certains reculaient machinalement tandis que d’autres les balayaient de la main en riant. Mais il y avait dans les yeux de Minus une lueur brûlante de terreur qui parlait d’une éternité de peur et de confinement, prise entre deux limites se rongeant mutuellement à l’infini… La peur était celle de la mort dans les airs, le confinement, celui de la prison de métal, d’abord de l’habitacle, puis du fauteuil. Deke pouvait lire tout cela sur ses traits : le combat était la seule issue dont disposait Minus et il avait toujours pris le maximum de risques. Jusqu’au jour où quelque nationalista anonyme avec une antique SAM l’avait fait dégringoler du ciel bolivien turquoise pour atterrir direct sur Richmond Road et le Jackman, et devant ce jeune tueur souriant qu’il affrontait pour cette ultime fois de l’autre côté du tapis vert usé. Deke ondulait sur la pointe des pieds, le visage brûlant de ce sourire à un million de dollars, marque distinctive de la drogue qui avait déjà cramé Minus avant même que quelqu’un prenne la peine de le faire tomber du ciel dans un enchevêtrement brûlant de métal et de chair ravagée. Tout se mit alors en place d’un coup : il vit que voler était la seule chose qui maintenait Minus. Cette caresse quotidienne, du bout des doigts, avec la mort, pour se lever ensuite du cercueil de métal, ressuscité. Il avait retardé l’effondrement par la seule force de sa volonté. Qu’on vînt à la briser, et la mort viendrait déferler sur lui et le noyer. Minus se pencherait pour dégueuler sur ses genoux… Et Deke fit mouche… Il y eut un instant de silence abasourdi lorsque le dernier avion de Minus disparut dans un éclair de lumière. « J’ai réussi », murmura Deke. Puis, plus fort : « Putain de merde, j’ai réussi ! » De l’autre côté de la table, Minus se tordit dans sa chaise, les bras agités de spasmes ; sa tête dodelina contre une épaule. Derrière lui, Bobby Cline le Vicomte fixait Deke, les yeux comme des charbons ardents… Le joueur saisit la Max et entortilla son ruban autour d’une pile de dollars plastifiés. Sans prévenir, il lança le paquet au visage de Deke. Sans effort, négligemment, Deke l’arrêta en plein vol. Durant alors un instant, on put croire que le joueur allait se ruer sur lui, par-dessus le tapis de billard. Il fut retenu par une traction sur la manche. « Vicomte », chuchota Minus, la voix étranglée par l’humiliation, « il faut que tu me… m’emmènes hors d’ici… » Raide, furieux, Cline vint derrière le fauteuil de son ami pour le pousser dans l’ombre. Deke rejeta la tête en arrière et il éclata de rire. Bon Dieu, comme il se sentait bien ! Il fourra la Max dans une poche de chemise où il la sentit peser, lourde et froide. L’argent, il en bourra son jean. Merde, il en aurait sauté en l’air, tant son triomphe bondissait en lui comme une bête sauvage, mince et forte comme les flancs du daim qu’il avait un jour aperçu dans les bois depuis la vitre d’un car, et durant cet instant unique, il lui sembla qu’en un sens tout cela en valait le coup, toute la douleur, toute la peine qu’il avait endurées jusqu’à la victoire finale. Mais la salle du Jackman était silencieuse. Personne pour pousser des vivats. Personne pour s’agglutiner autour de lui et le féliciter. Dégrisé, il vit les visages muets, hostiles, envahir son champ visuel. Pas un de ces ploucs n’était de son côté. Ils irradiaient le mépris, voire la haine. Durant un instant qui s’étira interminablement, l’air vibra d’une violence contenue… et puis quelqu’un se détourna, se racla la gorge, cracha par terre. La foule se dispersa et un par un, marmonnant, les spectateurs allèrent se perdre dans le noir. Deke ne bougea pas. Un muscle dans sa jambe se mit à tressauter, présage de la redescente imminente. Il avait le sommet du crâne engourdi et un goût affreux dans la bouche. Durant une seconde, il dut s’agripper des deux mains au bord de la table pour se retenir de basculer éternellement au fond du gouffre d’ombres vivantes qui s’ouvrait sous ses pieds, empalé au piège du regard mort du massacre sur la photo accrochée sous la pendule Dr Pepper. Un petit doigt d’adrénaline le sortirait de cette mauvaise passe. Il avait besoin de fêter ça. De se saouler, se défoncer, raconter ses exploits, revenir sur sa victoire encore et encore, quitte à se contredire, inventer des détails, rire et se vanter. Une superbe nuit étoilée comme celle-ci réclamait qu’on en parle d’abondance. Mais planté là, avec tout autour de lui le vide vaste et silencieux de la salle du Jackman, il se rendit soudain compte qu’il ne restait personne autour de lui pour en parler. Absolument personne. GRAVÉ SUR CHROME Il faisait torride, cette nuit où l’on avait gravé Chrome. Sur les malls et les places, les papillons venaient s’assommer contre les néons, mais dans le loft de Bobby, son atelier, la seule lumière provenait de l’écran du moniteur et des diodes rouges et vertes sur la façade du simulateur de matrice. Je connaissais par cœur toutes les puces du simulateur de Bobby ; il ressemblait à n’importe quel banal Ono-Sendaï VII, « le Cyberspace Sept », mais je l’avais reconstruit tant de fois qu’on aurait eu bien du mal à trouver un millimètre carré de circuit d’usine sur toutes ces plaques de silicium. Nous attendions côte à côte devant la console du simulateur, surveillant l’affichage de l’heure dans le coin inférieur gauche de l’écran. « Vas-y », dis-je, quand le moment fut venu, mais Bobby était déjà là, se penchant avec le programme russe pour le pousser dans son alvéole du gras de la main. Il accomplit le geste avec la grâce retenue du gosse qui glisse une pièce dans un jeu d’arcade, sûr de gagner et prêt à décrocher une série de parties gratuites. Une marée argentée de phosphènes bouillonna devant mon champ visuel quand la matrice commença à se dévider dans ma tête, échiquier tridimensionnel, infini et parfaitement transparent. Le programme russe donnait une sensation d’embardée à l’entrée dans la grille. Si un autre s’était trouvé branché sur cette partie de la matrice, il aurait pu découvrir l’écume d’une ombre tremblotante déferlant de la petite pyramide jaune qui représentait notre ordinateur. Le programme était une arme mimétique, conçue pour absorber la couleur locale et se présenter sous la forme d’une instruction à priorité expresse quel que soit le contexte rencontré. « Félicitations, entendis-je Bobby dire. On vient de se transformer en sonde d’inspection de l’Electro-Nucléaire de la Côte Est… » Cela signifiait que nous étions en train de parcourir les lignes à fibres optiques avec l’équivalent cybernétique d’une sirène de pompiers mais, dans la matrice de simulation, on avait l’impression de foncer droit sur la base de données de Chrome. Je ne pouvais pas encore l’apercevoir mais je savais déjà que ces murs nous attendaient. Des murs d’ombre, des murs de glace. Chrome : son joli visage enfantin aussi lisse que l’acier, avec des yeux qui auraient été à leur place au plus profond de quelque fosse abyssale dans l’Atlantique, des yeux gris et froids qui vivaient sous une terrible pression. On disait qu’elle mitonnait ses cancers maison pour les gens qui la croisaient, variations rococo sur mesure qui prenaient des années à vous tuer. On disait un tas de choses sur Chrome, aucune vraiment rassurante. Aussi l’effaçai-je avec une image de Rikki. Rikki agenouillée dans un rai de lumière poussiéreux qui découpe en biais l’atelier filtré par une grille de verre et d’acier : sa combinaison léopard délavée, ses sandales roses translucides, le beau contour de son dos nu tandis qu’elle fouille dans son sac de matériel en nylon. Elle lève la tête, et une boucle mi-blonde tombe pour lui chatouiller le nez. Souriante, boutonnant une vieille chemise à Bobby, coton kaki usé tendu en travers des seins. Elle sourit. « Putain de merde, dit Bobby, on vient de se présenter à Chrome comme un polyvalent du fisc armé de trois assignations de la Cour suprême… Accroche-toi à tes bretelles, Jack… » Salut, Rikki. Il se pourrait bien que je ne te revoie jamais plus. Et le noir, si noir, dans les salles de glace de Chrome. Bobby était un cow-boy et la glace était l’essence de son jeu. Glace comme GLACE : Générateur Logiciel Anti-instructions par Contre-mesures Électroniques[8]. La matrice est une représentation abstraite des relations entre les systèmes de données. Les programmateurs légitimes se branchent sur le secteur de leur employeur dans la matrice pour se retrouver entourés de structures géométriques brillantes représentatives des données de l’entreprise. Leurs tours et leurs champs s’alignaient dans le non-espace incolore de la matrice de simulation, l’hallucination consensuelle électronique qui facilite les manipulations et l’échange d’énormes quantités de données. Les programmes légitimes ne voient jamais les murs de glace derrière lesquels ils travaillent, les murs d’ombre qui protègent leurs opérations des regards indiscrets, des artistes de l’espionnage industriel et des pirates comme Bobby Quine. Bobby était un cow-boy. Bobby était un craqueur, un déplombeur, un voleur, très branché sur cette extension électronique du système nerveux humain, escamotant données et crédit dans la matrice encombrée, ce non-espace monochrome où les seules étoiles sont les concentrations denses d’informations et où brûlent, tout au-dessus, les galaxies des entreprises et les bras spiraux froids des systèmes militaires. Bobby n’était qu’un parmi ces visages ni jeunes ni vieux qu’on voit boire au Gentleman Loser, le bar chic pour fondus d’informatique, bidouilleurs, escamoteurs et autres monte-en-l’air de la cybernétique. Nous étions partenaires. Bobby Quine et Automatic Jack. Bobby, c’est le beau gosse mince pâle aux lunettes noires, et Jack la sale gueule au bras myo-électrique. Bobby côté logiciel, Jack côté matos. Bobby pianote sur les consoles et Jack bidouille tous ces petits trucs qui peuvent vous donner un avantage décisif. Ou, en tout cas, c’est ce que les péquenots du Gentleman Loser vous auraient raconté, avant que Bobby ne décide de se graver sur Chrome. Mais ils vous auraient dit aussi que Bobby perdait son avance, qu’il se faisait lent. Il avait vingt-huit ans, le Bobby, et ça fait vieux pour un consoliste. L’un comme l’autre, on était des bons, chacun dans son domaine, mais ce gros coup n’allait pas nous tomber tout rôti dans le bec. Je savais où dénicher les bonnes pièces, et Bobby savait mobiliser toute son énergie. Il vous restait assis devant ses claviers, son bandeau blanc en éponge sur le front, à pianoter plus vite que son ombre, pour s’introduire et craquer les glaces les plus tordues du circuit, mais c’était uniquement quand se produisait un truc capable de le brancher à fond, ce qui n’arrivait pas très souvent. Pas très motivé, le Bobby, c’était plutôt le genre de mec qui se contentait d’avoir juste de quoi payer le loyer et se mettre sur le dos une chemise propre. Mais Bobby avait ce penchant pour les nanas, comme si elles étaient son tarot personnel ou je ne sais quoi, le carburant qui le faisait marcher. On n’en parlait jamais, mais l’été passé, quand il est apparu qu’il commençait à perdre la main, il s’était mis à passer plus de temps au Gentleman Loser. Il s’installait derrière une table près des portes ouvertes, pour regarder passer la foule, ces soirs où les mouches tournaient autour des néons et où l’air sentait le parfum et la bouffe express. On voyait ses lunettes noires scruter tous ces visages au passage et il devait avoir décidé que Rikki était celle qu’il attendait, la carte imprévue, celle qui ferait tourner la chance. La nouvelle. Je me rendis à New York pour tâter le marché, voir ce qui était disponible comme logiciels de pointe. La boutique du Finnois avait en vitrine un hologramme défectueux, METRO HOLOGRAFIX, surmontant un étalage de mouches mortes recouvertes de pelisses en fourrure de poussière grise. À l’intérieur, le bric-à-brac vous arrivait à la taille, s’élevant par vagues pour rencontrer des murs à peine visibles sous l’accumulation de débris innommables, d’étagères en aggloméré ployant sous les piles de vieux magazines de cul et des dos jaunes d’années entières du National Geographic. « T’as besoin d’une arme », dit le Finnois. Il ressemble à un projet de recombinaison d’ADN destiné à transformer les gens en fouisseurs à grande vitesse. « T’as de la veine. J’ai le nouveau Smith et Wesson, le 408 Tactique. Tu sais, avec ce projecteur à xénon accroché sous le canon, les batteries dans la poignée ; avec ça, il te met une balle de trente dans le mille à cinquante mètres dans le noir complet. La source de lumière est si étroite qu’elle en est quasi indétectable. En combat de nuit, c’est de la vraie magie. » Clank ! Je laissai tomber le bras sur la table et commençai à pianoter des doigts ; les servos dans la main se mirent à bourdonner comme des moustiques surmenés. Je savais que le Finnois détestait positivement ce bruit. « Tu veux pas le mettre au clou ? » Il tapota l’articulation du poignet en dural du bout mâchouillé d’un stylo feutre. « Je pourrais peut-être te trouver quelque chose de moins bruyant ? » Je ne me démontai pas. « Je n’ai pas besoin d’armes, le Finnois. — D’accord, fit-il, d’accord », et je cessai de pianoter. « Tiens, je viens de récupérer ce bidule et je ne sais même pas ce que c’est. » Il avait l’air malheureux. « Je l’ai eu par ces kids des ponts/tunnels de Jersey, la semaine dernière. — Et depuis quand tu te serais mis à acheter des trucs dont tu ignores l’usage, le Finnois ? — Petit futé. » Et il me passa une enveloppe matelassée transparente contenant quelque chose qui ressemblait à une cassette audio sous les bulles de protection. « Ils avaient un passeport, reprit-il. Des cartes de crédit, une montre. Et puis ça. — Ils avaient le contenu de la poche de quelqu’un, tu veux dire. » Il acquiesça. « Le passeport était belge. Il était également faux, m’a-t-il semblé, aussi je l’ai flanqué dans la chaudière. Les cartes avec. La montre, ça pouvait aller : une Porsche ; chouette toquante. » C’était de toute évidence une espèce de programme militaire enfichable. Sorti de l’enveloppe, on aurait dit le chargeur d’un petit fusil d’assaut, recouvert d’un revêtement de plastique noir non réfléchissant. Les bords et les coins laissaient apparaître le métal brillant : le boîtier avait dû traîner pas mal. « Je te fais un prix dessus, Jack. En souvenir du bon vieux temps. » Je ne pus m’empêcher de sourire. Obtenir un prix du Finnois, c’était comme de voir Dieu annuler la loi de la gravitation quand on a une lourde valise à trimballer tout au long d’une interminable coursive d’aéroport. « M’a l’air russe, observai-je. Sans doute les commandes de secours du réseau d’égouts de quelque faubourg de Leningrad. Tout juste ce que je cherche. — Tu sais, dit le Finnois, j’ai quand même usé mes bottes un peu plus que toi. Des fois, j’ai l’impression que t’as autant de classe que ces ploucs de Jersey. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Que ce sont les clés du Kremlin ? À toi de trouver ce que ce putain de truc a dans le ventre. Moi, je me contente de le vendre, point final. » Et je l’achetai. Désincarnés, nous virons pour pénétrer dans le château de glace de Chrome. Et nous allons vite, très vite. L’impression de surfer à la crête du programme intrus, en laissant traîner en dessous de nous les systèmes générateurs de transitoires en pleine mutation. Nous sommes des taches d’huile conscientes propulsées le long de corridors d’ombre. Quelque part, nous avons des corps, abandonnés très loin, dans un atelier encombré sous un toit de verre et d’acier. Quelque part, nous avons des microsecondes, peut-être assez de temps pour nous dégager. Nous avons craqué ses portes, déguisés en polyvalents du fisc munis de trois assignations, mais ses défenses sont précisément conçues pour traiter ce genre d’intrusion officielle. Sa glace extrêmement complexe est structurée de manière à esquiver mandats, assignations et citations en justice. Dès que nous avons percé sa première porte, la masse de ses données s’est évanouie derrière un mur de glace levé par l’unité centrale, ces murailles qui nous apparaissent comme des lieues entières de corridors, un dédale d’ombre. Cinq lignes téléphoniques séparées ont aussitôt craché leurs salves de signaux d’alerte en direction de plusieurs cabinets juridiques, mais le virus avait déjà conquis la glace de protection des paramètres. Les générateurs de transitoires ont englouti les appels de détresse tandis que nos sous-programmes mimétiques balayaient tout ce qui n’aurait pas été déjà écrasé par l’unité centrale. Le programme russe prélève dans les données non protégées un numéro à Tokyo, choisi pour la fréquence des appels, leur longueur moyenne, le délai au bout duquel Chrome y répond. « D’accord, dit Bobby, nous sommes un appel brouillé en provenance d’un de ses potes au Japon. Ça devrait aider. » En route, cow-boy. Bobby lisait son avenir dans les femmes ; les filles étaient des présages de changement du temps, et il restait assis toute la soirée au Gentleman Loser, attendant que la saison vienne déposer un visage neuf devant lui, comme une nouvelle carte. J’étais en train de bosser dans l’atelier, tard le soir, à éplucher une puce, prothèse ôtée, le petit bras manipulateur directement branché sur le moignon. Bobby est entré ce soir-là avec une fille que je n’avais pas encore vue, et d’ordinaire, je me sens tout drôle quand un inconnu me voit bosser ainsi, avec ces câbles fixés aux broches de carbone qui saillent de mon moignon. Elle vint directement regarder l’image grossie sur l’écran, puis vit le bras manipulateur évoluer sous le capot étanche. Elle ne dit rien, observa simplement. Tout de suite, elle me fit bonne impression ; c’est comme ça, parfois. « Automatic Jack, Rikki. Mon associé. » Il rit, lui passa le bras autour de la taille, quelque chose dans son ton me laissant comprendre que j’allais passer la nuit dans une chambre d’hôtel sordide. « Salut », fit-elle. Grande, dix-neuf ans, vingt peut-être, et franchement bien balancée. Avec juste ce qu’il fallait de taches de rousseur sur le dessus du nez, et des yeux quelque part entre l’ambre sombre et le café français. Des jeans noirs moulants roulés à mi-mollets et une fine ceinture en plastique assortie à ses sandales roses. Mais à présent, lorsque je la vois parfois quand j’essaie de m’endormir, je la vois quelque part à la lisière de toute cette étendue de cités enfumées, et c’est comme si elle était un hologramme collé au fond de mes yeux, vêtue de cette robe claire qu’elle a dû porter un jour, quand je l’ai connue, une petite chose qui lui découvrait largement les genoux. Longues jambes nues et fines. Des cheveux bruns marqués de mèches blondes lui cachent le visage, soufflés par un vent quelconque, et je la vois faire un signe d’au revoir. Bobby s’agitait à piocher dans un tas de minicassettes. « J’arrive, j’arrive, cow-boy », dis-je en dégrafant le bras robot. Elle m’observa avec attention pendant que je réinsérais mon bras. « Vous pouvez réparer des trucs ? demanda-t-elle. — N’importe quoi, tout ce que vous voulez, Automatic Jack le répare. » Pour preuve, je fis claquer mes doigts en dural. Elle tira de sa ceinture une petite console de simstim et me montra le couvercle du compartiment à cassette dont la charnière était brisée. « Pour demain, fis-je. Sans problème. » Eh bien, ça par exemple, me dis-je, tandis que le sommeil me faisait dégringoler les six volées de marches jusqu’à la rue, quelle tournure va bien prendre la veine de Bobby avec une petite mascotte comme ça ? Si son système marchait effectivement, on devrait rouler sur l’or du jour au lendemain. Une fois dans la rue, je souris, bâillai, puis hélai un taxi. Le château de Chrome se dissout, les rideaux d’ombre de glace vacillent et s’effacent, dévorés par les générateurs de transitoires crachés par le programme russe, propulsés par l’inertie de notre logique centrale pour infecter la trame même de la glace. Les générateurs de transitoires sont les analogues cybernétiques de virus, autoreproducteurs et voraces. Ils mutent constamment, à l’unisson, absorbant et bouleversant les défenses de Chrome. L’avons-nous déjà paralysée ou bien est-ce une sonnerie qui tinte quelque part, un voyant rouge qui clignote ? Est-elle au courant ? Rikki la Zone, l’appelait Bobby, et, durant ces toutes premières semaines, elle dut avoir l’impression qu’on étalait le grand jeu tout exprès pour elle, éclatant et sublime sous les néons. Elle débarquait sur la scène, et elle avait ces kilomètres de malls et de places à arpenter, toutes les boutiques et les boîtes, et Bobby à ses côtés pour lui expliquer les dessous de la Zone, les connexions et les plans tordus courant sous la face sombre des choses, lui énumérer tous les joueurs, leurs noms et leurs jeux. Il la mettait à l’aise. « Qu’est-ce qui t’est arrivé au bras ? », me demanda-t-elle un soir au Gentleman Loser, alors que nous étions assis tous les trois autour d’une petite table, dans un coin. « En faisant du deltaplane, un accident. — Du deltaplane au-dessus d’un champ de blé, compléta Bobby. Près d’un patelin nommé Kiev. Notre Jack est là dans le noir, à pendouiller sous la voilure d’un ULM Nightwing, avec cinquante kilos de brouilleur radar coincés entre les jambes, et voilà-t’y pas qu’un vague connard de Russe, par accident, lui dégomme le bras au laser. » Je ne me rappelle plus comment j’ai fait pour changer de sujet, mais je l’ai fait. J’en étais encore à me dire que ce n’était pas Rikki qui me prenait la tête, mais ce que Bobby faisait avec elle. Bobby, ça faisait un bout de temps que je le connaissais, depuis la fin de la guerre, et je savais que les femmes lui servaient de compteurs dans un jeu, le jeu de Bobby Quine contre la Fortune, contre le temps et la nuit des cités. Et Rikki avait débarqué pile quand il avait eu besoin de quelque chose pour le motiver, d’un objectif à atteindre. Alors, il l’avait érigée en symbole de tout ce qu’il désirait sans pouvoir l’obtenir, tout ce qu’il avait eu sans pouvoir le garder. Je n’aimais pas avoir à l’écouter me dire à quel point il l’aimait, et savoir qu’il y croyait lui-même ne faisait qu’empirer les choses. Il était passé maître dans l’art de la dure chute suivie d’une récupération rapide, j’en avais été le témoin une bonne douzaine de fois déjà. Il aurait aussi bien pu avoir la mention SUIVANTE inscrite en capitales fluo vertes en travers de ses lunettes noires, prête à clignoter au premier minois intéressant qui passait devant les tables du Gentleman Loser. Je savais le traitement qu’il leur faisait subir : il les muait en emblèmes, en sceaux sur la carte de sa vie de libertin, balises de navigation qu’il suivait entre les écueils d’un océan de bars et de néons. Sur quels autres amers se guider ? Il n’aimait pas l’argent, en soi ou pour soi, pas assez en tout cas pour suivre ses feux. Il n’était pas homme à travailler pour le pouvoir sur d’autres individus ; il détestait la responsabilité qu’il engendrait. Son talent lui valait un minimum d’orgueil, mais jamais assez pour le motiver à lui seul. Alors, il se rabattait sur les femmes. Quand Rikki se pointa, il lui en fallait une de toute urgence. Il s’étiolait à vitesse grand V et du côté de l’argent rapide, on chuchotait qu’il perdait la main. Il avait besoin de ce gros coup, et vite, parce qu’il ne connaissait pas d’autre mode de vie, que toutes ses pendules étaient bloquées à l’heure des combines, calibrées à l’aune du risque et de l’adrénaline, et de ce calme surnaturel de l’aube qui descend lorsque tous vos mouvements se sont révélés justes et que la douce masse de crédit d’un tiers vient se cliquer dans votre compte personnel. Il était temps pour lui de faire ses paquets et de tirer sa révérence ; aussi Rikki se trouva-t-elle illico embarquée plus haut et plus loin que toutes les autres avant elle, même si – et je me sentais des envies de le lui crier – elle était là, et bien là, vivante, parfaitement réelle, humaine, affamée, résistante, lasse, belle, excitée, bref, tout ce qu’elle savait être… Puis il sortit un après-midi, une semaine à peu près avant que je n’effectue le voyage de New York pour voir le Finnois. Sortit et nous laissa là dans l’atelier, dans l’imminence d’un orage. La moitié du panorama des tours était plongée dans l’ombre d’un dôme à jamais inachevé et l’autre moitié révélait un ciel noir et bleu de nuages. Je me tenais près de la paillasse, les yeux levés vers le ciel, stupéfait de chaleur et d’humidité, et elle m’effleura, m’effleura l’épaule, cette lisière d’un centimètre et demi de tissu cicatriciel raide et rose que la prothèse ne recouvre pas. Quiconque me touchait là s’empressait de glisser vers l’épaule, le cou… Pas elle. Ses ongles n’étaient pas pointus mais taillés en ovale, laqués de noir, d’un vernis à peine plus sombre que le composite en fibre de carbone qui me gaine le bras. Et sa main descendit le long de ce bras, ongles noirs dessinant le tracé d’un joint du revêtement, franchit l’articulation du coude anodisée noire, jusqu’au poignet, sa main aux phalanges douces comme celles d’une enfant, les doigts ouverts pour se refermer sur les miens, la paume contre le duralumin perforé. Son autre paume remonta pour caresser les tampons des capteurs de rétroaction, et il plut tout l’après-midi, tambourinage des grosses gouttes sur l’acier et le verre maculé de suie au-dessus du lit de Bobby. Les murs de glace défilent et s’effacent comme des papillons d’ombre supersoniques. Au-delà, l’illusion d’espace infini de la matrice. C’est comme une vidéo de construction d’un bâtiment préfabriqué ; sauf que la bande est passée à l’envers en accéléré et que ces murs sont des ailes brisées. Tout en essayant de me rappeler que cet endroit et les golfes qu’il dissimule ne sont que des représentations, que nous ne sommes pas « dans » l’ordinateur de Chrome mais interfacés avec lui, et que c’est le simulateur de matrice dans l’atelier de Bobby qui génère cette illusion… je vois le bloc central de données commencer à émerger, exposé, vulnérable… C’est la face opposée de la glace, la vue de la matrice que je n’ai encore jamais contemplée, celle que quinze millions de pupitreurs légitimes voient tous les jours en trouvant cela tout naturel. Les données en mémoire centrale montent autour de nous comme des trains de marchandises à la verticale, affectées de différentes teintes selon leur code d’accès. Couleurs primaires qui claquent d’un éclat impossible dans ce vide transparent, reliées par d’innombrables horizontales en bleu et rose layette. Mais la glace dissimule toujours quelque chose au centre de toute cette structure : le cœur de toutes les coûteuses obscurités de Chrome, son cœur même… L’après-midi s’achevait lorsque je revins de ma virée d’emplettes à New York. La verrière ne laissait plus guère passer de soleil, mais une structure de glace scintillait sur l’écran du moniteur de Bobby, représentation graphique bidimensionnelle des défenses de l’ordinateur d’un individu quelconque, lignes de néon entrelacées comme sur un tapis de prière Arts déco. J’éteignis la console et l’écran s’obscurcit entièrement. Les affaires de Rikki étaient étalées sur toute ma paillasse, sacs en nylon dégorgeant vêtements et maquillage, une paire de bottes de cow-boy rouge vif, des cassettes audio, des revues de luxe japonaises sur les stars de simstim. Je fourrai tout ce fourbi sous le plan de travail, puis retirai mon bras, oubliant que le programme que j’avais acheté au Finnois se trouvait dans la poche droite de mon blouson, de sorte que je fus obligé de le sortir en tâtonnant de la main gauche pour le glisser entre les mâchoires recouvertes de feutre de l’étau de joaillier. Le bras robot ressemble un peu à une de ces vieilles platines tourne-disques, celles qu’on utilisait pour lire les disques noirs audio, avec son étau installé sous un capot transparent. Le bras proprement dit ne fait qu’un peu plus d’un centimètre de long, saillant de ce qui aurait correspondu au bras de lecture d’une de ces platines. Mais ce n’est pas ça que je regarde quand je raccorde les câbles à mon moignon ; je regarde l’écran, parce que c’est mon bras qui est là-dessous, en noir et blanc, au grossissement 40. J’opérai une vérification des instruments, puis saisis le laser. Il me donna l’impression d’être un peu lourd ; je redescendis donc la démultiplication de mon capteur de poids à un quart de kilo par gramme et me mis au travail. À 40×, le flanc du programme ressemblait à un semi-remorque. Il fallut huit heures pour le déplomber : trois heures avec le bras manipulateur, le laser et quatre douzaines de sondes, deux heures de téléphone avec un contact dans le Colorado et trois heures enfin pour entrer un disque de lexique capable de traduire du russe technique vieux de huit ans. Puis des données alphanumériques en cyrillique se mirent à défiler sur le moniteur, se déformant pour devenir des caractères anglais à mi-écran. Il y avait quantité de trous, partout où le lexique butait sur des acronymes militaires spécialisés sur la notice que j’avais achetée à mon gars du Colorado, mais l’ensemble me donnait toutefois une assez bonne idée de ce que j’avais acheté au Finnois. Je me faisais l’effet d’un punk sorti s’acheter un cran d’arrêt et qui serait rentré chez lui avec une petite bombe à neutrons. Encore baisé, mec. Quel intérêt d’avoir une bombe à neutrons dans un combat de rue ? Le truc sous le capot transparent sortait définitivement de mes compétences. Je ne savais même pas comment m’en débarrasser, où lui trouver un acheteur. Quelqu’un avait eu ce programme, mais il était mort, quelqu’un porteur d’une montre Porsche et d’un faux passeport belge, et moi, je n’avais jamais essayé d’évoluer dans ce genre de cercle. Les petits loubards du Finnois avaient braqué un mec qui avait de hautes relations dans les arcanes. Car le programme pincé dans l’étau de joaillier était un brise-glace militaire soviétique, un programme virus tueur. L’aube se levait quand Bobby rentra, seul. Je m’étais endormi avec un sac de sandwiches à emporter posé sur les genoux. « Tu veux manger ? », lui demandai-je, pas vraiment réveillé, en lui tendant mes sandwiches. J’avais rêvé du programme, de ses vagues de générateurs de transitoires et de sous-programmes mimétiques ; dans mon rêve, c’était une espèce d’animal, informe et coulant. Il se dirigea vers la console en écartant le sac, tapa sur une touche de fonction. L’écran s’illumina de la structure compliquée que j’avais déjà vue l’après-midi. Je frottai mes paupières lourdes de sommeil de la main gauche, un truc que je suis incapable de faire de la droite. Je m’étais endormi en me tâtant pour lui parler ou non du programme. Peut-être que je devrais essayer de le vendre tout seul, garder l’argent, me tirer dans un nouveau coin, demander à Rikki de m’accompagner. « Ça vient de qui ? », demandai-je. Il avait son survêtement de coton noir, un vieux blouson de cuir jeté sur les épaules comme une cape. Il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours et son visage semblait encore plus maigre que d’habitude. « De Chrome. » Mon bras se convulsa, commença à cliqueter, ma peur transférée aux circuits myo-électriques par les broches de carbone. Je flanquai par terre les sandwiches ; germes de soja mous et tranches jaune vif de fromage industriel sur le parquet poussiéreux. « T’es complètement givré. — Non, répondit-il, tu crois peut-être qu’elle s’en est doutée ? Ça risquait pas. On serait déjà morts. Je me suis branché sur elle par l’intermédiaire d’un réseau de location en triple aveugle à Mombasa et via un comsat algérien. Elle a su que quelqu’un venait jeter un œil, mais sans pouvoir remonter sa trace. » Si Chrome avait retrouvé la passe que Bobby avait effectuée à travers sa glace, on était quasiment morts. Mais il avait sans doute raison ou elle m’aurait déjà liquidé au retour de New York. « Pourquoi elle, Bobby ? Fournis-moi une seule raison… » Chrome : je l’avais vue peut-être une demi-douzaine de fois au Gentleman Loser. Peut-être qu’elle s’encanaillait, ou qu’elle venait flairer la condition humaine, une condition à laquelle elle n’aspirait pas précisément. Un gentil petit minois en forme de cœur encadrant la plus méchante paire de mirettes qu’on puisse imaginer. Du plus loin qu’on se souvienne, elle avait toujours paru à tout le monde avoir quatorze ans, affranchie de tout ce qui pouvait s’approcher d’un métabolisme normal à coups d’injections massives de sérums et d’hormones. Elle était la plus sale cliente qu’ait jamais engendrée la rue, mais la rue, elle n’y appartenait plus. Elle faisait partie des Mecs, Chrome, membre de bon niveau de la filiale locale du Crime. Le bruit courait qu’elle avait commencé comme revendeuse, du temps où les hormones pituitaires de synthèse étaient encore prohibées. Mais elle n’avait pas eu longtemps à fourguer des hormones. Aujourd’hui, elle était propriétaire de la Maison des Lumières bleues. « T’es définitivement jeté, Quine. Donne-moi une seule raison sensée d’avoir ce truc sur ton écran. Tu devrais l’écraser, et tout de suite, encore… — Une discussion au Loser », expliqua-t-il en se débarrassant du blouson de cuir. « Black Myron et Crow Jane. Jane, elle est branchée sur tout ce qui touche au sexe, prétend savoir où va le fric. La voilà donc partie à discuter avec Myron sur le fait que Chrome serait l’actionnaire principale des Lumières bleues et pas un simple faire-valoir pour les Mecs. — “Les Mecs”, Bobby, l’interrompis-je. Voilà le maître mot. T’es encore capable de voir ça ? On ne joue pas avec les Mecs, tu te souviens ? C’est même pour ça qu’on est encore dans le circuit. — C’est même pour ça qu’on est encore pauvres, mon cher associé. » Il se cala dans le fauteuil pivotant devant la console, dégrafa son survêtement et gratta sa poitrine blanche et décharnée. « Mais peut-être plus pour très longtemps. — J’ai comme l’impression que cette association vient d’être définitivement dissoute. » Et là, il me fit un grand sourire. Un sourire complètement fou, fauve et décidé, et c’est à ce moment précis que je compris qu’il s’en foutait complètement de mourir. « Écoute, dis-je, il me reste encore un peu d’argent de côté, tu sais ? Pourquoi tu le prendrais pas ? Tu descends en métro à Miami, tu sautes dans un hélico pour Montego Bay. T’as besoin de repos, mec. T’as besoin de te ressaisir. — Me ressaisir, Jack ? », fit-il en tapant quelque chose sur le clavier. « J’ai jamais été aussi d’aplomb que maintenant. » Sur l’écran, le tapis de prière en néon frémit et prit vie à l’introduction d’un programme d’animation, les lignes de glace ondulant sur une fréquence hypnotique, mandala vivant. Bobby continua de taper et le mouvement ralentit ; le motif se résolut, se fit légèrement moins complexe, devint une alternance entre deux configurations éloignées. Du boulot de première classe, et je n’aurais pas cru qu’il était encore aussi bon. « Bon, fit-il, là, tu vois ? Attends. Là. Et là, encore. Et puis là. Facile à rater. C’est pourtant ça. Il intervient toutes les heures vingt minutes avec une transmission en salve vers leur comsat. On pourrait vivre un an avec ce qu’elle leur paie chaque semaine en remboursements d’intérêts. — Quel comsat ? — De Zurich. Ses banquiers. C’est son livre de banque, Jack. C’est là que va l’argent. Crow Jane avait raison. » Je restai planté là. Mon bras en avait oublié de cliqueter. « Alors, qu’est-ce que ça a donné à New York, mon cher associé ? T’as trouvé quelque chose pour m’aider à tailler la glace ? On va avoir besoin de tout ce qu’on pourra dégotter. » Je gardai les yeux fixés sur lui, me forçai à ne pas les détourner dans la direction du bras manipulateur, de l’étau de joaillier. Le programme russe était là-bas, sous le capot. La carte imprévue, celle qui fait tourner la chance. « Où est Rikki ? », lui demandai-je en me dirigeant vers la console, l’air d’étudier l’alternance de motifs sur l’écran. Il haussa les épaules : « Des potes à elle ; des gamins. Ils sont tous dans la simstim. » Sourire absent. « Je vais faire ça pour elle, mec. — Je sors pour réfléchir à tout ça, Bobby. Tu veux que je revienne, tu retires tes pattes du jeu. — Je le fais pour elle », l’entendis-je répéter comme la porte se refermait dans mon dos, « tu le sais bien ». Et plus bas, toujours plus bas, le programme tel un toboggan de foire dans ce labyrinthe fluctuant de murailles d’ombres, gris espaces cathédralesques entre les tours éclatantes. À toute vitesse. De la glace noire. N’y pense pas. De la glace noire. Trop de récits courent au Gentleman Loser ; la glace noire fait partie de la mythologie. La glace qui tue. C’est illégal, mais enfin, chacun de nous ne l’est-il pas ? Un genre d’arme à rétroaction neurale, on ne s’y connecte qu’une fois. Comme une espèce de Mot hideux qui dévore l’esprit de l’intérieur. Comme un spasme épileptique qui se poursuit et se poursuit jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien… Et nous plongeons droit vers la base du château d’ombres de Chrome. Je cherche à me préparer à la soudaine coupure de la respiration, au malaise suivi du relâchement final des nerfs. Terreur de ce Mot froid qui attend là-bas, tout au fond dans le noir. Je sortis à la recherche de Rikki, la trouvai dans un café avec un garçon aux yeux Sendaï, avec des lignes de suture à demi cicatrisées rayonnant de ses orbites couvertes d’ecchymoses. Étalé devant elle sur la table, un luxueux catalogue avec, souriant en couverture sur une douzaine de photos, Tally Isham, la Fille aux Yeux Zeiss Ikon. Sa petite console de simstim faisait partie des objets que j’avais empilés sous ma paillasse la veille au soir, celle que je lui avais réparée dès le lendemain de notre première rencontre. Elle passait des heures branchée sur cette platine, le bandeau de contact en travers du front, telle une tiare de plastique gris. Tally Isham était sa vedette préférée et, le bandeau de contact une fois branché, elle était partie, quelque part dans le sensorium enregistré de la plus grande star de simstim. Simulation de stimuli : le monde entier – en toutes ses parties intéressantes, tout du moins – tel que perçu par Tally Isham. Tally rasait à bord d’un Fokker noir à effet de sol le sommet des mesas de l’Arizona ; Tally plongeait dans les réserves sous-marines des îles Truk. Tally aux fêtes des richissimes propriétaires d’îles grecques, la pureté bouleversante de ces minuscules ports de mer tout blancs à l’aube. À vrai dire, elle ressemblait beaucoup à Tally, même teint, mêmes pommettes. Je crois que la bouche de Rikki était plus ferme. Plus insolente. Elle ne voulait pas être réellement Tally Isham, mais elle convoitait sa carrière. C’était là son ambition, être dans la simstim. D’un rire, Bobby avait écarté l’idée. Elle m’en avait pourtant parlé. « Quelle tête j’aurais avec la même paire ? », me demandait-elle, brandissant un portrait pleine page, mettant les Zeiss Ikon bleus de Tally Isham à hauteur de ses yeux d’ambre. Elle s’était fait refaire deux fois les cornées, mais elle n’avait toujours pas 10/10 ; alors elle voulait des Zeiss. La marque des stars. Très chers. « Toujours à te chercher des yeux ? demandai-je en m’asseyant. — Tiger vient de s’en faire poser », me répondit-elle. Je lui trouvai l’air fatigué. Tiger était si content de ses Sendaï qu’il ne pouvait s’empêcher de sourire, mais je doutais qu’il eût souri autrement. Il avait ce genre de bonne mine uniforme qu’on attrape après six ou sept passages à la boutique de chirurgie ; il était sans doute bon pour passer le reste de sa vie à ressembler vaguement à la dernière coqueluche des médias de chaque saison nouvelle ; pas la copie trop évidente mais rien de bien original non plus. Je lui rendis son sourire : « Sendaï, pas vrai ? » Il acquiesça. Je le regardai s’efforcer de me lorgner avec son idée d’un regard de pro de la simstim. Il faisait semblant d’enregistrer. Je crois qu’il s’attarda trop longtemps sur mon bras. « Ils seront super en vision périphérique une fois les muscles cicatrisés », me dit-il, et je vis le soin avec lequel il saisissait son double express. Les yeux Sendaï sont tristement réputés pour leurs défauts de perception stéréoscopique et leurs problèmes de litige de garantie – entre autres. « Tiger part demain pour Hollywood. — Alors peut-être Chiba dans la foulée, non ? », lui demandai-je avec un sourire. Cette fois, il ne me le rendit pas. « On a une proposition, Tiger ? On connaîtrait un agent ? — Juste pour tâter le terrain », dit-il tranquillement. Puis il se leva et partit. Il adressa un bref au revoir à Rikki mais pas à moi. « Il y a toutes les chances que les nerfs optiques de ce gosse commencent à se détériorer dans les six mois. Tu le sais, Rikki ? Ces Sendaï sont interdits en Angleterre, au Danemark, dans plein de pays. Les nerfs, on ne peut pas les remplacer. — Eh, Jack, épargne-moi les cours magistraux ! » Elle me piqua un croissant, en grignota le bout d’une corne. « Je croyais que j’étais ton conseil, gamine. — Ouais. Eh bien, Tiger n’est pas très malin mais tout le monde est au courant pour les Sendaï. C’est tout ce qu’il peut se payer. Alors, il prend le risque. S’il trouve du boulot, il pourra toujours les remplacer. — Avec ça ? » Je tapotai le catalogue Zeiss Ikon. « Ça vaut un paquet, Rikki. T’as assez de jugeote pour ne pas t’embarquer dans un plan pareil. » Elle hocha la tête. « Je veux des Zeiss. — Si tu montes chez Bobby, dis-lui de ne pas bouger tant qu’il n’a pas de mes nouvelles. — D’ac. Le boulot ? — Le boulot », confirmai-je. De la folie, oui. Je bus mon café et elle boulotta mes deux croissants. Puis je la raccompagnai jusque chez Bobby. Je passai quinze coups de téléphone, chacun d’une cabine différente. Le boulot. Sale boulot de fou. L’un dans l’autre, il nous fallut six semaines pour monter le coup, six semaines à entendre Bobby me répéter à quel point il l’aimait. J’en travaillais d’autant plus dur, pour chercher à m’évader de tout ça. Le plus clair du boulot consistait en coups de téléphone. Mes quinze approches initiales et fort indirectes semblaient chacune en engendrer quinze nouvelles. J’étais à la recherche d’un service bien particulier que Bobby et moi imaginions l’un et l’autre comme un élément nécessaire à l’économie clandestine du monde, mais qui n’avait sans doute jamais plus de cinq clients à la fois. Le genre de service à ne jamais faire de publicité. Nous étions à la recherche du fourgue le plus balèze de la planète, d’une officine à blanchir une devise non alignée capable d’opérer en ligne un transfert de fonds d’un milliard sans laisser la moindre trace. Tous ces appels devaient se révéler du gâchis, en fin de compte, car ce fut le Finnois qui me tuyauta sur ce qu’il me fallait. J’étais monté à New York acheter un nouveau kit de boîte bleue, parce qu’on se ruinait à payer tous ces coups de téléphone. Je lui soumis le problème, de la manière la plus hypothétique possible. « Macao, me dit-il. — Macao ? — La famille Long Hum. Des agents de change. » Il avait même leur numéro. Vous voulez un fourgue, demandez à un collègue. Les méthodes Long Hum étaient si détournées qu’en comparaison ma notion d’une approche subtile prenait des allures de bombardement nucléaire tactique. Bobby dut faire deux aller et retour en navette à Hong Kong pour régler définitivement l’affaire. Notre capital fondait à vue d’œil. Je ne sais toujours pas pourquoi je m’étais finalement décidé à marcher avec lui ; Chrome me flanquait la trouille, et puis l’envie de faire fortune ne m’avait jamais spécialement travaillé. J’essayai de me convaincre que c’était une bonne idée de brûler la Maison des Lumières bleues en me répétant que cette boîte était un repaire de fripouilles, mais je n’arrivais tout bonnement pas à le gober. Je n’aimais pas Les Lumières bleues parce qu’une fois j’y avais passé une soirée suprêmement déprimante, mais ce n’était pas une excuse pour faire tomber Chrome. En fait, j’étais plus ou moins persuadé que nous allions mourir dans la tentative. Même avec ce programme tueur, les chances n’étaient pas précisément de notre côté. Bobby était absorbé dans l’écriture de la suite de commandes que nous allions graver pile au centre de l’ordinateur de Chrome. Ça serait mon boulot parce que Bobby aurait alors les mains prises à tâcher de contenir les instincts tueurs du programme russe. Celui-ci était trop complexe pour qu’on le récrive et par conséquent il faudrait qu’il essaie de le retenir durant les deux secondes qui me seraient nécessaires. Je passai un marché avec un loubard du nom de Miles. Il devrait suivre Rikki la nuit de notre passe, la garder à l’œil et me téléphoner à une heure précise. Si je n’étais pas là ou ne répondais pas de la manière convenue, je lui avais dit de s’emparer d’elle et de la faire partir par le premier métro. Je lui donnai une enveloppe à lui remettre, avec de l’argent et un mot. Bobby n’avait pas franchement beaucoup réfléchi à tout ça, savoir comment les choses tourneraient pour elle si jamais on se plantait. Il se contentait de me seriner qu’il l’aimait, et où ils allaient partir, et à quoi ils dépenseraient leur argent. « Achète-lui d’abord une paire de Zeiss, mec. C’est ça qu’elle veut. C’est du sérieux pour elle, cette histoire de simstim. — Eh, fit-il, quittant des yeux le clavier, elle aura pas besoin de travailler. On va réussir, Jack. Elle est mon porte-bonheur. Elle aura plus besoin de travailler. — Ton porte-bonheur », répétai-je. Je n’étais pas heureux. J’étais incapable de me souvenir quand j’avais été heureux. « T’as revu ton porte-bonheur dans le coin, ces derniers temps ? » Il ne l’avait pas revu, mais moi non plus. L’un comme l’autre, on avait été trop occupés. Elle me manquait. Ce qui me rappelait le souvenir de mon unique soirée dans la Maison des Lumières bleues, où j’étais allé dans le seul but d’oublier une autre absence. J’avais commencé par me saouler, puis j’avais embrayé sur les inhalations de Vasopressine. Quand votre légitime vient de décider de vous plaquer, le mélange gnôle et Vasopressine est ce qui se fait de mieux en matière de pharmacologie masochiste ; l’alcool vous rend larmoyant et la Vasopressine fait remonter les souvenirs, et quand je dis remonter, c’est au sens propre : en clinique, on l’utilise pour contrecarrer les effets de l’amnésie sénile, mais la rue lui a trouvé ses emplois propres. Je m’étais donc payé la rediffusion en ultra-intense d’une sale affaire ; le problème, c’est que vous récupérez en un seul lot le mauvais et le bon, vous retrouvez aussi bien les transports d’extase bestiale que ce que vous lui avez dit, et ce qu’elle y a répondu, et cette façon qu’elle a eue de partir sans se retourner. Je ne sais plus comment j’avais décidé de me rendre aux Lumières bleues, ou comment j’y avais atterri, les corridors assourdis et cette cascade décorative franchement ringarde qui gouttait quelque part, ou bien n’était-ce qu’un hologramme. J’avais un paquet de fric ce soir-là ; quelqu’un avait filé une grosse liasse à Bobby pour ouvrir une fenêtre de trois secondes dans la glace d’un tiers. Je ne crois pas que les gorilles à l’entrée aient apprécié ma tête, mais je suppose que mon argent leur convenait. Et j’en aurais encore plus pour boire une fois que j’aurais fait ce pour quoi j’étais venu. Puis je racontai au barman je ne sais plus quelle vanne sur des nécrophiles de placard et les choses commencèrent à tourner au vinaigre. Là-dessus, une espèce d’imposant malabar tint absolument à me traiter de Gueule Cassée, ce qui me plut modérément. Je crois bien que je lui ai montré alors à ses dépens quelques trucs avec mon bras, avant que les lumières s’éteignent et que je me réveille deux jours plus tard dans un module de sommeil quelque part ailleurs. Et c’est là qu’assis sur l’étroite plaque de mousse, je me suis mis à chialer. Il y a des choses pires que se retrouver seul. Mais le genre de chose qu’ils vendent à la Maison des Lumières bleues est si populaire que c’est quasi légal. Au cœur des ténèbres, dans le calme central, les générateurs de transitoires déchirent la nuit de leurs tourbillons de lumière, rasoirs translucides qui s’éloignent de nous en tourbillonnant ; nous sommes suspendus au centre d’une silencieuse explosion au ralenti, fragments de glace en dégringolade éternelle et la voix de Bobby me parvient à travers des années-lumière d’illusion de vide électronique… « Grave-moi cette salope. Je ne peux plus retenir le truc… » Le programme russe, qui s’élève à travers les tours de données, effaçant les couleurs de salle de jeux. Et je branche l’ensemble de commandes rédigées par Bobby au centre même du cœur froid de Chrome. La salve de transmissions s’interpose, bouffée d’informations condensées qui gicle à la verticale, dépasse les tours d’ombre de plus en plus épaisses, dépasse le programme russe, tandis que Bobby se bat pour maîtriser cette seconde cruciale. Un bras d’ombre informe jaillit en un spasme des ténèbres menaçantes, trop tard. On a réussi. La matrice se replie autour de moi comme un pliage japonais. Et dans l’atelier règne une odeur de sueur et de circuits en train de cramer. Je crois avoir entendu hurler Chrome, cri de métal torturé, mais ça ne se peut pas. Bobby riait aux larmes. Au coin de l’écran de contrôle, les chiffres du temps écoulé indiquaient 07 : 24 : 05. La gravure avait pris un peu moins de huit minutes. Et je vis que le programme russe avait fondu dans son alvéole. Nous avions distribué le plus gros du compte zurichois de Chrome à une douzaine d’organisations charitables. Il y en avait trop à déplacer et nous savions qu’il nous fallait la craquer, regraver directement ses programmes, ou sinon elle aurait risqué de nous tomber dessus. Aussi n’en avions-nous gardé pour nous que moins de dix pour cent que nous avions aussitôt balancés par la filière Long Hum à Macao. Ces derniers s’étaient pris soixante pour cent de commission sur le transfert avant de nous renvoyer le restant via l’itinéraire le plus contourné de la Bourse de Hong Kong. Il fallut une heure avant que notre argent commence à alimenter les deux comptes que nous avions ouverts à Zurich. Je regardai sur le moniteur les zéros s’entasser derrière un chiffre sans signification. J’étais riche. Puis le téléphone sonna. C’était Miles. Je faillis oublier la phrase de code. « Eh, Jack, je sais pas ce qui se passe… qu’est-ce que c’est que cette histoire avec ta nana ? S’passe plutôt de drôles de choses ici… — Quoi ? Raconte… — Je la filais, comme convenu, de près, mais sans me faire voir. Elle va vers le Loser, reste attendre à la porte, puis se prend le métro. Et rentre à la Maison des Lumières bleues… — Elle a fait quoi ? — Par la porte latérale. Réservé au personnel. Pas question que je passe leur barrage de vigiles. — Elle y est en ce moment ? — Non, mec, je viens de la paumer. C’est la folie, là-dedans. Comme si la boîte venait de fermer, et pour de bon… vingt-cinq signaux d’alarme qui sonnent en même temps, les gens qui courent dans tous les coins, les flics qui se pointent en tenue anti-émeute… Maintenant, c’est le grand chambard, des gars des assurances, de l’immobilier, des camionnettes avec des plaques municipales… — Miles, où est-elle allée ? — J’l’ai perdue, Jack. — Écoute, Miles, tu gardes le fric dans l’enveloppe, d’accord ? — T’es sérieux ? Eh, écoute, j’suis vraiment désolé. Je… » Je raccrochai. « Attends voir qu’on lui raconte ça », était en train de dire Bobby en frottant sa poitrine nue avec une serviette. « Tu lui raconteras tout seul, cow-boy. Moi, je sors faire un tour. » Et me voilà parti dans la nuit et les néons, me laissant emporter par la foule, en aveugle, avec pour seul désir de n’être plus qu’un fragment de cet organisme de masse, rien qu’une puce de conscience parmi d’autres à la dérive sous le dôme des géodes. Je ne pensais pas, me contentant de poser un pied devant l’autre, mais au bout d’un moment je me mis bel et bien à penser et là, tout s’éclaira. Elle avait eu besoin de l’argent. Je pensais également à Chrome. Au fait qu’on l’avait tuée, assassinée, aussi sûrement que si on lui avait tranché la gorge. La nuit qui m’emportait le long des malls et des places était en train de la traquer maintenant, et elle n’avait nulle part où aller. Combien d’ennemis avait-elle, rien que dans cette foule ? Et combien agiraient maintenant que ne les retenait plus la crainte de son argent ? Nous lui avions raflé tout ce qu’elle possédait. Elle était redescendue au niveau de la rue. Je doutais qu’elle pût survivre jusqu’à l’aube. Finalement, je me souvins du café, celui où j’avais rencontré Tiger. Les lunettes noires qu’elle portait étaient éloquentes, immenses caches noirs d’où dépassait la coulure révélatrice d’un maquillage couleur chair au coin d’une lentille. « Salut, Rikki », lançai-je, et j’étais prêt lorsqu’elle les retira. Bleus. Bleu Tally Isham. Le bleu ciel déposé qui fait leur célébrité, ZEISS IKON autour de chaque iris en toutes petites capitales, lettres en suspension comme des paillettes d’or. « Ils sont superbes », dis-je. Le maquillage masquait les ecchymoses. Pas de cicatrices avec un travail de cette qualité. « T’as gagné pas mal d’argent. — Ouais, c’est vrai. » Puis elle frissonna. « Mais je n’en gagnerai plus, plus de cette façon. — Je crois bien que la boîte a dû fermer. — Oh. » Pas un trait de son visage ne bougea. Les nouveaux yeux bleus étaient calmes et très profonds. « Ça n’a pas d’importance. Bobby t’attend. On vient de tirer un gros coup. — Non. Il faut que je m’en aille. Je suppose qu’il ne comprendra pas, mais il faut que je m’en aille. » J’acquiesçai, regardai mon bras s’élever pour lui saisir la main ; il ne semblait plus du tout m’appartenir, mais elle le saisit tel quel. « J’ai un aller simple pour Hollywood. Tiger connaît certaines personnes chez qui je peux descendre. Peut-être que j’irai même à Chiba. » Elle avait raison pour Bobby. Je revins avec elle. Il ne comprit pas. Mais elle avait déjà rempli son rôle à l’égard de Bobby, et j’avais envie de lui dire de ne pas s’en faire pour lui, parce que je voyais bien que c’était le cas. Il ne vint même pas la raccompagner dans le hall quand elle eut bouclé ses bagages. Je posai les sacs, l’embrassai en ruinant son maquillage, et quelque chose monta en moi comme le programme tueur était monté au-dessus des données de Chrome. Un blocage soudain de la respiration, en un endroit où nul mot n’existe. Mais elle avait un avion à prendre. Bobby était avachi dans le fauteuil tournant face à son moniteur, les yeux fixés sur une enfilade de zéros. Il avait mis ses lunettes noires et je savais qu’il serait au Gentleman Loser dès la nuit tombée, à humer le temps, tâter le terrain, avide de découvrir un signe, quelqu’un qui lui dise à quoi ressemblerait sa nouvelle vie. J’avais du mal à l’imaginer très différente. Plus confortable, mais il n’en continuerait pas moins d’attendre que sorte sa prochaine carte. Elle, j’essayai de ne pas l’imaginer dans la Maison des Lumières bleues, travaillant par tranches de trois heures en une approximation de sommeil paradoxal, tandis que son corps et un paquet de réflexes conditionnés se chargeaient du boulot. Les clients n’avaient jamais à se plaindre qu’elle simule car c’étaient de vrais orgasmes. Quant à elle, elle devait les ressentir, si même elle les ressentait, simplement comme de vagues flamboiements argentés quelque part aux franges du sommeil. Ouais, c’est si populaire, c’est quasi légal. Les clients sont déchirés entre le besoin de compagnie et simultanément l’envie d’être seuls, ce qui a sans doute été de tout temps la raison profonde de ce jeu bien particulier, avant même que la myo-électronique leur permette d’avoir les deux à la fois. Je décrochai le téléphone et composai le numéro de sa compagnie aérienne. Je leur fournis son vrai nom, le numéro de son vol. « Elle modifie sa destination, leur dis-je. Pour Chiba. C’est ça. Au Japon. » Je glissai dans la fente ma carte de crédit et tapai mon code personnel. « En première. » Bourdonnement lointain tandis qu’ils contrôlent la validité de la carte. « Et aller et retour. » Mais je suppose qu’elle se fit rembourser le billet de retour, à moins qu’elle n’en ait pas eu besoin, parce qu’elle n’est jamais revenue. Et parfois, tard le soir, je passe devant une vitrine avec des affiches de stars de la simstim, et tous ces yeux superbes, identiques, me lorgnent sur ces visages qui sont presque identiques et parfois leurs yeux sont les siens, mais aucun visage n’est jamais son visage, jamais, et je l’aperçois, très loin à la lisière de cette vaste étendue de nuit et de cités, et elle m’adresse alors un signe d’adieu. FIN * * * [1]Allusion aux « pulps » comme Astounding ou Amazing Stories, magazines américains de SF des années trente aux couvertures criardes, imprimés sur un papier de mauvaise qualité. (N.d.T.) [2]Paru aux Éditions J’ai lu, n°2325. [3]Dans l’anthologie de Bruce Sterling consacrée aux « cyberpunks », publiée dans « Présence du futur », chez Denoël. (N.d.T.) [4]Si le traducteur peut se permettre de donner son point de vue, afin d’élargir le domaine et d’offrir quelques autres points de repère, on peut dire qu’en dehors de la littérature, cet univers est à merveille illustré par les bandes dessinées de Tanino Liberatore (Ranxerox), ou l’ambiance du cinéma de « nouvelle SF » (Alien, Mad Max, Blade Runner ou Terminus) et les décors de certains vidéoclips (« TV Dinner » ou « Rough Boy » de ZZ Top) : découverte de la poésie d’un monde outrancièrement désigné (au sens propre du terme) comme étant industriel, utilitaire, mais où le fonctionnel n’a plus la beauté lisse et dépouillée des créations de Raymond Loewy, mais l’esthétique quasi organique, un peu sale, de viscères d’acier s’épanchant entre de monumentaux bricolages de récupération. En l’occurrence, cette découverte est presque une redécouverte : c’est l’esthétique de la locomotive à vapeur, des halètements érotiques et machinaux de la Pacific 231 d’Arthur Honegger, des éjaculations de vapeur que crachent les sirènes phalliques ou les bielles en folie de la Metropolis de Fritz Lang : un film qui, dans ce domaine, constitue une balise esthétique et que l’on ne cesse de redécouvrir (ce n’est certainement pas un hasard si Giorgio Moroder compositeur et aussi producteur, entre autres, d’un film comme Electric Dreams l’a remonté comme un rock-opera somptueux), de citer (le clip « Metropolis » de Kraftwerk) ou de plagier (« Cargo » d’Axel Bauer tourné par Jean-Baptiste Mondino et quantité de séquences publicitaires). Car cet univers est également fort proche de la musique comme de la thématique de certains groupes de rock « techno-pop » ou « électro-punk », une voie frayée naguère par Devo, The Residents, Talking Heads (des Américains), Kraftwerk (des Allemands) ou Yellow Magic Orchestra (des Japonais : Chiba, nous voilà), et poursuivie aujourd’hui par des groupes (pas seulement musicaux : leur approche est conceptuelle, globalisante, leur projet est de dépeindre sous toutes ses formes l’esthétique de la fin de notre siècle, pour reprendre les termes de Trevor Horn, l’initiateur des « actions » vidéo/discographiques/esthétiques de son label Zang Tuum Tumb), des groupes qui répondent à des noms aussi improbables que : Sigue Sigue Sputnik (produit, tiens tiens, par Giorgio Moroder), The Art of Noise, Propaganda, ou Frankie Goes to Hollywood (tous trois sortis du moule ZTT). Climat également évoqué par certaines chansons d’Hubert-Félix Thiéfaine, ainsi « Precox ejaculator » : « Le garçon vipère vidéo / Qui contrôlait tout mon réseau / a sauté sur la minut’rie / en câblant la copie-sosie », où, pour citer Gibson lui-même, l’on se retrouve « happé par ce brassage des corps, des modes et des incantations urbaines mécaniques pulsées par les énormes haut-parleurs ». Jean Bonnefoy [5]Ce n’est pas une invention : SQUID (calmar en anglais) est l’acronyme de Superconducting Quantum Interference Detector : l’équivalent officiel français est magnétomètre à effet Josephson. (N.d.T.) [6]Mall : Énorme centre commercial. [7]Auteur célèbre en Amérique de livres de maintien et de bonnes manières. (N.d.T.) [8]Voir Neuromancien et Comte Zéro, J’ai lu nos 2325 et 2483. Table des matières PRÉFACE JOHNNY MNEMONIC FRAGMENTS DE ROSE EN HOLOGRAMME LE GENRE INTÉGRÉ HINTERLAND ÉTOILE ROUGE, BLANCHE ORBITE HÔTEL NEW ROSE LE MARCHÉ D’HIVER DUEL AÉRIEN GRAVÉ SUR CHROME