Prologue L’homme qui venait de franchir le seuil de l’hospice en titubant était blessé. Du sang coulait entre les doigts qu’il pressait sur son front, formant de grandes traînées sombres sur son visage et ses vêtements. Quand ils l’aperçurent, les occupants du hall d’accueil se turent. Puis le bruit et l’activité coutumière reprirent de plus belle. Quelqu’un allait s’occuper de lui. On dirait que cette fois, ce quelqu’un sera moi, songea la prêtresse Ellareen en jetant un coup d’œil aux autres guérisseurs. Les prêtres comme les Tisse-Rêves étaient déjà tous occupés, même si le Tisse-Rêves Fareeh se hâtait de finir de bander le bras de son patient. Lorsque le nouveau venu vit approcher Ella, il eut l’air soulagé. —Bienvenue à l’hospice, lui dit la jeune femme. Comment vous appelez-vous ? —Mal Instrumentier. —Que vous est-il arrivé ? —J’ai été dévalisé. —Faites-moi voir ça. À contrecœur, l’homme laissa Ella lui soulever la main. Du sang continuait à couler d’une entaille profonde jusqu’à l’os. Ella reposa sa main sur la plaie. —Vous avez besoin de points de suture. Le regard de l’homme glissa vers le Tisse-Rêves le plus proche. —C’est vous qui allez me recoudre ? Réprimant un soupir, Ella lui fit signe de la suivre dans le couloir. —Oui. Venez. Il arrivait que les patients de l’hospice réclament à être traités par un guérisseur circlien, mais c’était assez rare. La plupart des visiteurs étaient prêts à accepter l’aide de n’importe qui. Ceux qui n’aimaient pas les Tisse-Rêves ou ne leur faisaient pas confiance allaient ailleurs. Entre eux, Tisse-Rêves et Circliens collaboraient assez volontiers. Ils avaient conscience de soigner des gens qui n’auraient reçu aucune aide avant la création de l’hospice. Mais un siècle de préjugés à l’encontre des Tisse-Rêves ne pouvait être effacé en quelques mois. Ella n’y comptait pas et, à vrai dire, elle ne le souhaitait pas non plus. Les Tisse-Rêves ne vénéraient pas les dieux, aussi leur âme périssait-elle en même temps que leur corps. Elle les respectait énormément en tant que guérisseurs – aucune personne travaillant à leurs côtés ne pouvait manquer d’être impressionnée par leurs connaissances et leur savoir-faire – mais la méfiance et le mépris qu’ils nourrissaient envers les dieux l’irritaient. Cela étant, je n’approuve pas non plus l’intolérance aveugle. La tendance de certaines personnes à craindre tous ceux qui étaient différents d’elles, au point de leur vouer une haine féroce, perturbait Ella bien davantage que la pauvreté et la violence ordinaires qui amenaient la plupart des patients à l’hospice. Récemment, un groupe dont les membres se qualifiaient eux-mêmes de « véritables Circliens » s’était mis à harceler le personnel de l’hospice. Leur conviction arrogante que leur vénération était supérieure à la sienne irritait Ella encore plus que l’indifférence des Tisse-Rêves. Le seul sujet sur lequel elle était d’accord avec eux, c’était les Pentadriens. Contrairement à ces derniers, les Tisse-Rêves ne prétendaient pas obéir à des dieux qui n’existaient pas, ni n’utilisaient ce mensonge pour convaincre la population de tout un continent que les Circliens étaient des hérétiques qu’il fallait exterminer. Du moins cet homme n’est-il pas trop orgueilleux pour réclamer notre aide, songea Ella en l’entraînant dans le couloir jusqu’à une salle de soins. Elle lui fit signe de s’asseoir à l’extrémité d’un banc. À l’aide d’un bol, elle puisa de l’eau dans la canalisation ouverte qui courait au fond de la pièce et la réchauffa en utilisant sa magie. Puis elle prit un chiffon propre dans un panier, y versa quelques gouttes d’huile désinfectante, le plongea dans l’eau et s’en servit pour nettoyer la plaie de l’homme. Cela fait, elle entreprit de la recoudre. Un jeune prêtre nommé Naën apparut sur le seuil alors qu’elle avait presque fini. —Votre mère vient d’arriver, prêtresse Ella. Elle se rembrunit. —Dis-lui que je la verrai dès que j’en aurai terminé avec ce patient. Yranna, fais quelle se tienne tranquille jusque-là. Et qu’elle ne soit pas d’humeur bagarreuse, pour une fois. Naën fera en sorte quelle ne t’interrompe pas, Ellareen, lui assura une voix féminine. Ella se redressa et regarda autour d’elle. Il n’y avait aucune autre femme en vue. Entendrais-je des voix, comme le vieux fou qui nous rend visite presque tous les jours ? —Non, tu n’es pas folle. Tu es aussi saine d’esprit que la plupart des mortels. Voire davantage, même si tu me parles tout le temps. —Même si je… Yranna, c’est toi ? —Oui. —C’est impossible. —Pourquoi donc ? —Tu… Tu es une déesse. Pourquoi t’adresserais-tu à moi ? —J’ai une mission à te confier. Un frisson d’excitation et de peur parcourut l’échine d’Ella. Au même moment, la jeune femme entendit un des prêtres restés dans le hall d’accueil élever la voix. —Des gens bloquent la rue dehors. Ils refusent de nous laisser quitter l’hospice. Non, nous ne pouvons pas. Mieux vaut attendre qu’ils se lassent. Pitié, pas encore ces fichus « véritables Circliens », songea Ella en nouant son dernier point. —Si. Ils encerclent l’hospice. Ella soupira. Puis son sang se glaça dans ses veines comme elle comprenait. —Ce barrage doit être différent des autres. Sans quoi, tu n’aurais pas de mission à me confier. —C’est exact. —De quoi s’agit-il ? —Je veux que tu immobilises l’homme que tu es en train de traiter. Utilise la magie ou une drogue, peu importe. Seul compte le résultat. Ella se figea et dévisagea l’homme assis à côté d’elle. Il lui rendit son regard, les yeux écarquillés. Sa nervosité n’était pas seulement due à la douleur, se rendit compte la jeune femme. Il avait peur. La bouche d’Ella s’assécha, et son cœur accéléra. Cet homme était peut-être plus Doué quelle. Et il était sans aucun doute plus fort physiquement. Si les choses tournaient mal… N’y pense pas, s’exhorta Ella. Quand les dieux me demandent quelque chose, je ne peux que faire de mon mieux pour les contenter. Sa magie plaqua l’homme contre le mur, chassant tout l’air de ses poumons. Elle le rassit sur le banc et l’y maintint, espérant qu’il était trop occupé à essayer de respirer pour utiliser ses Dons éventuels. Mais il ne tardera pas à recouvrer ses esprits. Yranna a suggéré que je le drogue… Saisissant un flacon d’huile soporifique, Ella en versa un peu sur un chiffon qu’elle plaqua sur le nez du patient jusqu’à ce que les yeux de celui-ci deviennent vitreux. Cela l’immobiliserait pendant quelques minutes, mais ensuite ? Le barrage risquait de durer des heures. J’ai besoin d’un somnifère. Ella fouilla la pièce et découvrit un bocal de dormitole presque vide. Elle dilua le peu de poudre restante et versa soigneusement la potion ainsi obtenue dans la gorge de l’homme. À demi réveillé par l’opération, celui-ci toussa, puis avala et sombra de nouveau dans l’inconscience. Ella se leva pour contempler son œuvre. Elle ignorait combien de temps dureraient les effets d’une si minuscule quantité de dormitole. Une demi-tasse assurait une nuit complète de sommeil. La dose qu’Ella venait d’administrer lui garantirait une heure, avec un peu de chance. Elle pouvait trouver un autre bocal de poudre, mais il était délicat et dangereux d’en faire prendre à un patient déjà inconscient. La potion risquait de passer dans ses poumons et de le noyer. Ella détailla l’homme affaissé sur le banc. Yranna m’a dit de t’immobiliser, pas de te tuer. Que mijotais-tu au juste, Mal Instrumentier ? Mue par une impulsion, elle saisit une poignée de bandages, attacha les mains de l’homme et le bâillonna. Puis, pour dissimuler son œuvre, elle étendit une couverture sur lui, ne laissant dépasser que le sommet de son crâne. Mais cela ne l’empêcherait pas d’attirer l’attention une fois réveillé. Les autres voudront savoir pourquoi je l’ai traité ainsi. Que leur répondrai-je ? Ella n’était pas certaine qu’ils la croiraient si elle leur disait que la déesse Yranna lui avait ordonné d’immobiliser un patient. Ils finiraient peut-être par me croire mais, avant ça, ils l’auraient détaché et laissé libre de faire… ce qu’il a l’intention de faire, quoi que cela puisse être. L’homme avait reçu un coup sur la tête ; il serait plausible de dire qu’il souffrait de vertiges et de désorientation. Malheureusement, on ne soignait ni les vertiges ni la désorientation à l’aide de somnifères. Ella devrait trouver une autre explication. —Ella !appela une voix familière depuis le couloir. La jeune femme fit volte-face. Sa mère avait dû se faufiler au nez et à la barbe du prêtre Naën. Ella sortit rapidement de la pièce, avant que sa génitrice la surprenne en compagnie d’un patient ligoté et bâillonné. Dans le couloir, une femme mince aux cheveux grisonnants, enveloppée d’une taie de belle coupe et de bon tissu, fronça les sourcils d’un air désapprobateur en la voyant approcher. —Ella. Enfin. J’ai une petite chose à te dire. —Ça tombe bien qu’elle soit petite : je n’ai pas beaucoup de temps, répliqua Ella avec une brusquerie toute professionnelle. Retournons dans le hall d’accueil. —Tu dois cesser de travailler ici, dit sa mère à voix basse en lui emboîtant le pas. C’est trop dangereux. C’était déjà assez dur de te savoir exposée à l’influence de ces hérétiques, mais maintenant… Les rumeurs vont bon train dans toute la ville. Je suis surprise que tu n’aies pas déjà eu le bon sens de… —Mère, l’interrompit Ella. De quoi parles-tu ? —Mirar est revenu. N’étais-tu pas au courant ? —De toute évidence, non. —C’était – c’est – le chef des Tisse-Rêves. Un Indompté. On disait qu’il avait été tué il y a un siècle mais, apparemment, il a survécu. Il est resté caché tout ce temps et, à présent, il est de retour. —Qui raconte ça ? demanda Ella en s’efforçant de ne pas avoir l’air trop sceptique. —Tout le monde. Et ne me regarde pas comme ça. Beaucoup de gens l’ont vu. Et les Blancs n’ont pas démenti. —Ont-ils seulement eu l’occasion de le faire ? —Bien sûr que oui. Maintenant, écoute-moi. Tu ne peux plus travailler ici. Tu dois arrêter ! —Je refuse d’abandonner les gens qui ont besoin de moi à cause d’une vulgaire rumeur. —Ce n’est pas une vulgaire rumeur ! s’exclama sa mère, oubliant qu’elle avait prononcé le mot la première. C’est la vérité ! Et si Mirar venait ici ? Songe à ce qu’il pourrait te faire ! Tu ne le reconnaîtrais peut-être pas ! Il se pourrait même qu’il travaille déjà ici sous un déguisement ! Et s’il te séduisait ? Ella dut faire un gros effort pour s’empêcher de sourire. Me séduire… Bel euphémisme. —Les Tisse-Rêves ne m’intéressent pas, Mère. Mais la visiteuse ne l’écoutait plus. Comme les menaces potentielles envers la personne de sa fille grandissaient dans son esprit, elle entraîna Ella vers un des bancs alignés dans le hall d’accueil. —Regarde ce qui se passe déjà, dit-elle en s’asseyant. Parce qu’il est revenu, nous sommes coincées ici. N’y a-t-il pas de porte de derrière dans cet hospice ? Ne pouvons-nous pas… ? —Non. En cas de problème, il y a toujours des fauteurs de troubles postés devant la porte de derrière. —Si tu étais une grande prêtresse, ils n’oseraient pas s’opposer à toi. Ella réprima un soupir. Dis-moi, Yranna, toutes les mères sont-elles comme la mienne : jamais satisfaites de leur progéniture ? Sij’étais nommée grande prêtresse, elle voudrait probablement que je devienne une Blanche. Et si par quelque miracle j’y parvenais, elle commencerait sans doute à me harceler pour que je devienne une déesse. La jeune femme fit la même réponse que d’habitude à sa mère. —Si j’étais une grande prêtresse, je n’aurais plus du tout le temps de te voir. Sa mère haussa les épaules et se détourna. —Tu ne viens presque jamais à la maison de toute façon. Seulement tous les deux ou trois jours, songea Ella. Quelle fille négligente je fais. Comme mes pauvres parents sont malheureux. Si jamais je deviens comme elle en vieillissant – pitié, Yranna : achève-moi. —Sais-tu qui va remplacer Auraya ?s’enquit sa mère. —Non. —Tu dois bien avoir entendu quelque chose, depuis le temps. Même ça, elle réussit à le présenter comme un échec. — Comme tu me l’as si souvent fait remarquer, je ne suis qu’une humble prêtresse, indigne qu’on la remarque, qu’on la respecte et, à plus forte raison, qu’on lui confie les plus grands secrets de l’ordre circlien, répliqua sèchement Ella. Elle s’attendait à se faire sermonner pour s’être montrée si sarcastique, mais sa mère ne l’écoutait pas. — Ce sera sûrement l’un des grands prêtres, marmonna-t-elle. Nous avons besoin de quelqu’un de fort, pas d’une gamine frivole avec un penchant pour les hérétiques. Les dieux ont bien fait de confisquer son titre de Blanche à Auraya. —Ils ne lui ont rien confisqué du tout, la détrompa Ella. C’est elle qui a démissionné pour aider les Siyee. —Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire. (Les yeux de sa mère brillaient d’une jubilation intense.) Il paraît qu’elle a refusé de faire ce que les dieux lui demandaient, et qu’ils lui ont retiré ses pouvoirs. Ella serra les dents. —Je parle à Yranna tout le temps, et elle ne m’en a rien dit. Et puis, une bonne guérisseuse ne perd pas son temps à écouter les ragots. Sa mère plissa les yeux et leva le menton, prête à répliquer. Mais avant qu’elle puisse le faire, quelqu’un appela Ella. La jeune femme leva les yeux et sentit son estomac se nouer en voyant approcher les prêtres Naën et Kleven. Tous deux avaient les sourcils froncés. —Qu’est-il arrivé à cet homme qui avait une entaille au front, Ella ? demanda Kleven. —Je… Il s’est mis en colère en apprenant que nous ne pouvions pas sortir d’ici. —Alors, tu l’as endormi ? Laissant sa mère assise sur le banc, Ella se leva et se dirigea vers Kleven en baissant la voix. —Oui. Il était… très agité. J’ai d’abord utilisé de l’huile soporifique et, comme il réagissait bien, je lui ai administré une toute petite dose de dormitole. —De la dormitole ? À un patient ayant reçu un coup sur la tête ? s’exclama Kleven, alarmé. Secouant la tête, il rebroussa chemin vers le couloir. Le cœur d’Ella manqua un battement, et la jeune femme se hâta d’emboîter le pas à son aîné. —Toute personne ayant reçu un coup sur la tête et présentant un comportement étrange doit être surveillée de près, dit Kleven comme ils entraient dans la salle de soins. Il rabattit la couverture, révélant le bâillon de Mal Instrumentier. —Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-il. Il arracha la couverture et poussa une exclamation consternée à la vue des entraves improvisées par Ella. —Il m’a attaquée, se justifia la jeune femme. Kleven la dévisagea, inquiet. —Tu vas bien ? Elle haussa les épaules. —Oui. Il n’a pas réussi à me toucher. —Tu aurais dû m’en parler. —J’allais le faire, mais Mère m’a sauté dessus. Kleven hocha la tête et reporta son attention sur l’homme inconscient. Un frisson courut le long de la colonne vertébrale d’Ella comme il entreprenait de défaire ses liens. —Est-ce bien sage ? l’interrogea-t-elle sur un ton hésitant. —Naën le surveillera. Combien de dormitole lui as-tu donnée ? —Pas beaucoup. L’équivalent d’une petite cuiller. Au contact de Kleven, les yeux de l’homme papillotèrent. Il ne tarderait pas à se réveiller. —Arrête, s’entendit dire Ella. Tu ne peux pas le laisser se réveiller. Il faut le droguer de nouveau. Kleven pivota vers elle avec une mine interrogatrice. —Pourquoi ? Ella soupira. —Je sais que ça paraît incroyable ; pourtant, c’est vrai. On m’a mise en garde contre lui et ordonné de l’immobiliser. —« On » ? Qui ça, « on » ?voulut savoir Kleven. Ella grimaça. —Tu vas avoir du mal à le croire, mais… Yranna. C’était Yranna. Kleven haussa les sourcils. —La déesse ? — Oui. Elle m’a parlé. Dans ma tête. Et non, d’habitude, je n’entends pas de voix. Le prêtre dévisagea sa jeune consœur d’un air dubitatif. Ella vit le doute dans ses yeux, mais ne put deviner s’il hésitait à la croire ou à risquer d’aller contre la volonté d’une déesse. —Comment puis-je savoir que tu ne me mènes pas en bateau ? —Je n’ai pas de preuve, si c’est ce que tu veux dire. Mais je te rappelle que j’ai toujours fait preuve de bon sens, et que je n’ai jamais manifesté le moindre signe de déséquilibre mental. —C’est exact, acquiesça Kleven. Mais ça n’a pas de sens qu’Yranna ait parlé à toi et à toi seule. Si cet homme constitue un danger pour l’hospice, nous devrions tous en être informés. —Moi non plus, je n’ai pas compris, avoua Ella. Le danger est peut-être passé… Néanmoins, je ne suis pas prête à courir ce risque. Et toi ? Kleven observa l’homme endormi d’un air dubitatif. —Puis-je vous aider ? Pivotant, ils découvrirent le Tisse-Rêves Fareeh debout sur le seuil. Ella réprima un grognement. Kleven n’avait pas fini de détacher le patient, et lorsque le Tisse-Rêves remarqua que Mal Instrumentier était ligoté, il haussa les sourcils. —Un patient agité ? Kleven jeta un coup d’œil à Ella. —Disons : « problématique ». Le Tisse-Rêves détailla l’homme endormi, puis le prêtre et la prê-tresse, et hocha la tête. Il commença à s’éloigner. Kleven soupira. —Ella ici présente affirme qu’Yranna lui a ordonné de l’immobiliser. Surprise, Ella se tourna vers son confrère. — Ah !fut la seule réaction de Fareeh. Pourquoi Kleven lui a-t-il raconté ça ? Puis Ella comprit. S’il ne l’avait pas fait, Fareeh aurait pensé que nous lui cachions quelque chose, et ç’aurait pu affecter son attitude vis-à-vis de nous. Elle secoua la tête. Il n’est pas si facile d’influer sur l’équilibre de la méfiance et de la confiance entre nos deux peuples. —Tu la crois ?s’enquit Kleven. Le Tisse-Rêves haussa les épaules. —Je ne crois que ce que mes perceptions peuvent confirmer. Aussi, la question n’est pas là. Ou ce que dit Ella est vrai, ou c’est faux. Dans les deux cas, il y a matière à s’inquiéter. Tout ce que je peux te suggérer, c’est de les amener, elle et son patient, dans le hall d’entrée, afin que nous puissions tous assister à la suite et vous prêter main-forte si nécessaire. Kleven acquiesça. —Bonne idée. Anxieuse, Ella regarda son aîné soulever l’homme inconscient à l’aide de ses pouvoirs et le transporter jusque dans le hall. Visiteurs et guérisseurs, qui s’ennuyaient autant les uns que les autres, observèrent les deux prêtres avec curiosité tandis qu’ils allongeaient cet inconnu sur un banc. Mais comme le temps passait sans que l’homme se réveille, ils ne tardèrent pas à se lasser. Ella dévisageait Mal Instrumentier en se demandant ce qu’il avait l’intention de faire. Comptais-tu nous attaquer ?te faufiler hors de la salle de soins pendant que nous avions le dos tourné pour aller ouvrir la porte de derrière et laisser entrer tes amis ? Chaque fois que l’homme tressaillait, le cœur de la jeune femme faisait un bond dans sa poitrine. Lorsqu’il ouvrit enfin les yeux, elle se leva, prête à affronter n’importe quel type d’assaut magique. —Assieds-toi, Ella, ordonna Kleven calmement mais fermement. La jeune femme obéit. L’inconnu lutta pour se dresser sur les coudes et promena un regard hébété autour de lui. Apercevant Ella, il frissonna. —Qu’c’qui s’est passé ? marmonna-t-il. C’te femme, elle m’a attaqué. —Calmez-vous. Vous ne courez aucun danger, dit Kleven sur un ton apaisant. L’homme continua à examiner la pièce. —T’jours là ? Je suis… pris’nnier ? —Non. Il voulut se mettre debout, mais vacilla. Kleven lui prit le bras pour le retenir. —Lâchez-moi. —Pas si vite. Vous avez reçu une petite dose de somnifère. Vous devez attendre que les effets se dissipent complètement. —De s’mnifère ? Pourquoi v’m’avez drogué ? —L’une de nous pensait que vous nous vouliez du mal. Est-ce vrai ? L’expression qui passa sur le visage de l’homme fit frissonner Ella. De la culpabilité ! Je savais bien qu’il mijotait quelque chose ! — Non, je suis juste venu pour… Il porta une main à son front et frémit comme ses doigts touchaient les points de suture. Il prit une grande inspiration et redressa le dos, puis se leva. Il vacilla un moment et, dès qu’il fut stable, fit quelques pas. Les effets du somnifère se dissipaient rapidement, et personne ne tenta de l’arrêter comme il faisait des allers et retours dans le hall d’un pas de plus en plus rapide et assuré. —Je vais bien, constata-t-il. Je peux m’en aller, maintenant ? Kleven haussa les épaules et opina. —Je ne vois aucune raison de vous garder ici… à part la foule hostile qui se masse dehors. Si vous tentez de partir, dans le meilleur des cas, vous recevrez un nouveau coup sur la tête. L’homme considéra Ella d’un air entendu. —Je prends le risque. Kleven haussa les épaules. —Nous ne vous arrêterons pas ; nous ne pouvons que vous mettre en garde. Je vais déverrouiller la porte. Personne ne bougea tandis que l’homme se dirigeait vers la sortie. Ella fronça les sourcils. Elle aurait dû se réjouir que son plan soit tombé à l’eau et qu’il s’en aille. Mais quelque chose la préoccupait. Pourquoi Yranna laisserait-elle partir cet homme s’il menaçait l’hospice ? La déesse avait dit… Tout à coup, la lumière se fit dans l’esprit d’Ella. —Arrêtez !s’exclama-t-elle en se levant d’un bond. L’homme l’ignora. —Ella…, commença Kleven. À l’instant où l’homme saisissait la poignée de la porte, Ella conjura assez de magie pour projeter une barrière invisible devant lui. Furieux, Mal Instrumentier se tourna vers elle et la foudroya du regard. —Ella !aboya Kleven. Laisse-le partir ! —Non, répliqua calmement la jeune femme. Yranna m’a demandé de l’immobiliser. Elle ne m’a pas dit pourquoi. Peut-être était-ce pour l’empêcher de nous nuire. Peut-être était-ce pour le retenir. L’homme s’écarta de la porte à reculons et se tourna vers Ella, le visage tordu par la rage. La jeune femme sentit Kleven lui prendre le bras. —Ella, nous n’avons pas le droit… Mais il n’acheva pas sa phrase, et Ella l’entendit prendre une inspiration hoquetante. Quelqu’un toqua à la porte d’entrée. Kleven lâcha Ella. —Dissipe ta barrière, murmura-t-il. Rian des Blancs est là. Ella obtempéra, et la porte s’ouvrit. Un homme portant un circ immaculé pénétra dans l’hospice. Rian, le Blanc aux cheveux roux, toisa l’inconnu d’un regard bien plus vieux que son apparence encore juvénile le laissait supposer. —Tu nous auras fait courir, Lemarn Armateur. L’homme blêmit et recula. Une grande prêtresse entra à la suite de Rian. Sur un signe de ce dernier, elle tendit le bras et fit un geste. D’un pas raide, l’homme passa devant elle et sortit, de toute évidence guidé par une force invisible. Rian pivota vers les occupants de l’hospice. —Les fauteurs de troubles ont eu le bon sens de se disperser. Vous pouvez partir si vous le désirez – ou rester ici et poursuivre votre travail. Plusieurs soupirs de soulagement résonnèrent à travers le hall. Kleven s’avança et fit le signe du cercle à deux mains. —Merci, Rian des Blancs. Rian hocha la tête et tourna son attention vers Ella. —Bien joué, prêtresse Ellareen, la félicita-t-il. Nous cherchions cet homme depuis des mois. Les dieux sont très impressionnés par ta loyauté et ton obéissance. Je ne serais pas étonné si tu recevais de l’avancement très bientôt – et juste à temps. Ella le dévisagea, stupéfaite. Mais Rian se détourna comme s’il n’attendait pas de réponse et sortit sans rien ajouter. « Juste à temps » ? Il ne veut quand même pas dire… ? Non, impossible. Mais la cérémonie d’Élection du cinquième et dernier Blanc aurait lieu dans moins d’un mois. Ça ne pouvait pas être une coïncidence… Il ne me reste qu’à attendre et à voir. Prise d’un léger vertige, Ella rebroussa chemin vers ses patients et se remit au travail. PREMIÈRE PARTIE Chapitre premier Le grondement de la cascade se répercutait sur les murs. Comme Emerahl s’enfonçait dans le tunnel, le fracas diminua, mais la lumière du jour aussi. Conjurant un peu de magie, la sorcière créa une étincelle et la projeta devant elle pour éclairer son chemin. Tout était dans l’état où elle l’avait laissé : les lits rudimentaires faits de branches et de bandes d’écorce tressées, au centre de la caverne ; les bols de pierre que Mirar avait taillés pendant sa réclusion forcée l’été précédent, alors qu’il s’efforçait d’apprendre à dissimuler son esprit aux dieux ; les bocaux, les boîtes et les sachets de remèdes, de plantes séchées et de nourriture accumulés au fil des mois que les deux amis avaient passés ici. La seule caractéristique invisible de ce lieu était aussi la plus importante. Alors qu’elle s’avançait lentement, Emerahl sentit la magie dont le monde était imprégné diminuer jusqu’à disparaître tout à fait. Elle eut un sourire plein de satisfaction. Alimentant sa lumière avec son propre pouvoir, elle continua à avancer jusqu’au centre de la caverne, où la magie l’enveloppa de nouveau. Elle se trouvait à l’intérieur du vide. Soupirant, Emerahl s’assit sur un des deux lits. En revenant ici au printemps précédent, elle avait remarqué que le vide avait rétréci depuis sa dernière visite, plus d’un siècle auparavant. Lentement, la magie du monde recommençait à le remplir. Ce qui suggérait, d’une part, qu’à l’origine ce vide avait été beaucoup plus vaste que lorsque Emerahl l’avait découvert et, d’autre part, qu’il finirait par se résorber totalement. Mais pour l’heure, il suffirait. Emerahl avait traversé les contrées sauvages de Si, un périple comportant plus d’escalade que de marche, afin d’atteindre la caverne. Un pas sur deux, elle maudissait Mirar pour l’avoir persuadée d’enseigner ce qu’ils savaient à Auraya. Et l’autre pas, elle maudissait les Jumeaux – des immortels encore plus vieux que Mirar et elle, qu’elle avait rencontrés pour la première fois quelques mois auparavant – d’avoir appuyé Mirar. —Nous devons découvrir la véritable nature d’Auraya, avait dit Tamun à Emerahl au cours d’un rêvelien, la nuit suivant celle où Mirar lui avait présenté sa requête. Si elle devient immortelle, elle pourra faire une puissante alliée. —Et si elle n’y parvient pas ? —Elle restera tout de même une puissante sorcière, avait répondu Surim avec un sérieux inhabituel chez lui. Souviens-toi : les dieux n’apprécient pas plus les sorciers indépendants qu’ils nous apprécient, nous les immortels. Si nous n’aidons pas Auraya, ils la tueront. —Vraiment ? Ce n’est pas parce qu’elle a quitté les Blancs qu’elle s’est retournée contre les dieux, avait fait remarquer Emerahl. Auraya est toujours une prêtresse, et leur servante. —Le doute la ronge, avait répliqué Tamun. En lui demandant d’exécuter Mirar sans procès préalable, les dieux ont affaibli l’estime qu’elle avait pour eux. Emerahl avait acquiescé. Elle aussi en avait conscience. Dès l’instant où Auraya avait ôté l’anneau à travers lequel les dieux lui conféraient leur pouvoir, son esprit n’avait plus été protégé. Avec l’aide des Jumeaux, Emerahl avait appris à écouter les esprits et occasionnellement perçu les pensées d’Auraya. Le problème, c’est que même si sa loyauté envers les dieux est affaiblie, Auraya éprouve toujours le besoin de rester en bons termes avec eux, à tout le moins. Si elle découvre qui je suis, elle saura que les dieux veulent ma mort. Et contrairement à Mirar, je ne pourrai pas compter sur notre amitié préalable pour retenir son bras. Pourtant, Emerahl ne croyait pas qu’Auraya l’abattrait à moins que les dieux lui en donnent l’ordre direct. Elle avait assez bien vu dans l’esprit de la jeune femme pour savoir que celle-ci répugnait à tuer. Si leur rencontre se passait bien, les dieux n’auraient même pas conscience de la présence d’Emerahl. L’immortelle promena un nouveau regard à la ronde. En tant qu’êtres de magie, les dieux ne pouvaient exister que là où il y avait de la magie. Ils ne pouvaient pas pénétrer ces vides aussi rares qu’inexpliqués, ni voir ce qui se passait à l’intérieur à moins de regarder à travers les yeux d’humains se trouvant sur place. Une fois qu’Auraya serait ici, ils ne pourraient plus lire dans son esprit. Néanmoins, il restait une bonne chance qu’Emerahl ait traversé la moitié d’un continent pour rien. Elle ne pouvait pas forcer Auraya à apprendre quoi que ce soit. Et elle devrait se montrer très prudente quant à ce qu’elle lui révélerait. Si la jeune femme quittait le vide avant d’être capable de dissimuler ses pensées, les dieux liraient dans son esprit et verraient tout ce qu’elle savait. Emerahl secoua la tête et soupira. Le risque est énorme. C’est facile pour les Jumeaux : ils sont en sécurité loin d’ici, dans les Cavernes Rouges de Sennon. Et c’est facile pour Mirar qui se planque en Ithanie du Sud. Ils n’ont pas à craindre qu’Auraya change d’avis et décide qu’il est acceptable de tuer des immortels sans qu’ils aient commis le moindre crime. Mais l’aide des Jumeaux lui était précieuse. Chaque jour et chaque nuit, ils projetaient leur esprit à travers le monde, épiant les pensées des humains, guettant les actions et devinant les intentions des puissants— un talent qu’ils avaient perfectionné au fil de plusieurs millénaires. Ils connaissaient si bien les mortels qu’ils pouvaient prédire leur comportement avec une justesse stupéfiante. Mirar avait toujours dit que les Indomptés – ou les immortels, comme les Jumeaux préféraient les appeler – possédaient chacun un Don inné. Celui d’Emerahl était sa capacité à modifier son âge. Celui de Mirar, son talent pour soigner et guérir. Celui des Jumeaux, la télépathie. Celui du Goéland… Emerahl n’en était pas sûre, mais ç’avait forcément un rapport avec la mer. Et selon Mirar, le Don inné d’Auraya était sa capacité à voler. Une étincelle de curiosité tempéra l’irritation d’Emerahl, qui en voulait aux autres immortels de lui avoir confié cette mission. Je me demande si elle peut l’enseigner à d’autres. Mirar m’a appris à soigner les gens, même si je n’obtiens pas d’aussi bons résultats que lui. Je ne pourrais peut-être pas voler aussi bien qu’Auraya, mais… Quoique, en y réfléchissant, voler n’est pas une chose qu’on peut réussir plus ou moins bien. Toute défaillance risque d’être fatale. Emerahl grimaça. Mais ça vaut le coup d’essayer. Il faut bien que je retire quelque chose de toute cette histoire. Je serais moins réticente à jouer les professeurs et à mettre temporairement de côté ma Quête du Parchemin des Dieux si cela pouvait me rapporter un bénéfice concret. Les Jumeaux lui avaient dit que, selon certaines rumeurs, il existait un récit de la Guerre des Dieux présenté du point de vue d’une déesse disparue depuis belle lurette. Emerahl avait décidé de le trouver. Ce récit pouvait contenir des informations utiles aux immortels : des informations qui les aideraient à se soustraire à l’attention des dieux, à survivre au courroux de ces derniers si jamais ils se faisaient repérer quand même… voire, à riposter. Selon les Jumeaux, des érudits d’Ithanie du Sud recherchaient ce parchemin depuis plusieurs décennies. Ils avaient bien progressé récemment, mais il leur manquait encore assez de données concernant la localisation de l’artefact pour qu’Emerahl ait le temps de former Auraya sans craindre qu’ils la coiffent au poteau. Se dirigeant vers les bocaux et les récipients de terre cuite entassés contre les murs, Emerahl procéda à un rapide inventaire de ses remèdes et de ses provisions. Mais avant ça, je dois constituer des réserves de nourriture. Puis trouver un moyen de faire venir Auraya ici et la persuader de rester un moment – tout cela, sans éveiller les soupçons des dieux. Le navire escalada le flanc d’une vague, s’interrompit un instant au sommet et plongea le long de l’autre versant. Mirar agrippa le bastingage, partagé entre la terreur et l’excitation. Malgré les éclaboussures qui l’avaient déjà trempé de la tête aux pieds, il n’avait pas l’intention d’aller se mettre à l’abri sur le pont inférieur. Les éléments déchaînés le soulageaient de la chaleur étouffante qui régnait dans sa cabine. Et le vieil homme n’a pas besoin de ma présence pour lui rappeler qu’il est mourant, songea-t-il. Il avait traité Rikken dans l’un des petits ports qui bordaient la côte avvène. Robuste et noueux, le marchand se voyait décliner avec angoisse. Il n’était pas tant préoccupé par la nouvelle de sa mort proche que par le fait qu’il risquait de trépasser hors de son pays natal. Aussi avait-il demandé à Mirar de l’accompagner dans son dernier voyage de retour à Dekkar, dans l’espoir que la présence d’un guérisseur à son côté l’aiderait à tenir jusque-là. Mû par la curiosité autant que par la bougeotte, Mirar avait accepté. Il n’avait rencontré nulle hostilité envers les Tisse-Rêves en Avven, mais la monotonie des villes commençait à l’ennuyer. Comme ceux de Sennon, les bâtiments étaient en brique recouverte de boue, mais sans aucune variation de couleur ou d’architecture. Les habitants hommes et femmes portaient des vêtements ternes et dissimulaient leur visage sous un voile. Même leurs chansons se ressemblaient toutes. Je ne cherche pas d’ennuis, se dit Mirar en se remémorant l’accusation portée par Emerahl durant leur dernier rêvelien. J’aime voyager et explorer des contrées nouvelles pour moi, c’est tout. Et ça fait très longtemps que je n’ai pas été libre de mes mouvements. Un marin le dépassa ; comme leurs regards se croisaient, l’homme lui adressa un signe de tête et lui sourit. Et les gens du Sud sont amicaux, ajouta Mirar en lui rendant son salut. Il reporta son attention sur la côte. Une falaise était apparue la veille. D’abord assez modeste, elle avait grandi jusqu’à surpasser largement celles de Toren. Mais plus loin, sa face rocheuse s’interrompait brusquement, et Mirar commençait à en distinguer la raison. Le temps s’écoulait lentement, la houle ne permettant d’entrevoir la côte que lorsque le navire franchissait une crête. Entre deux vagues, Mirar attendait patiemment. Enfin, le bout de la falaise lui apparut. L’à-pic s’effaçait soudain, cédant la place à un terrain recouvert de forêt et bordé de douces plages. Il resurgissait à l’est et s’éloignait en décrivant maints replis d’une hauteur de plus en plus vertigineuse. C’était une vision étonnante que celle de cette trouée de végétation luxuriante au milieu de la roche nue et aride. On aurait dit qu’un énorme morceau de terrain avait été découpé à l’ouest, poussé vers la droite et déposé là où il n’avait rien à faire. Est-ce un phénomène naturel, s’interrogea Mirar, ou l’œuvre d’un être supérieur qui vivait il y a bien longtemps ? —Tisse-Rêves ? Mirar chercha du regard qui l’appelait. Le marin se tenait non loin de lui, une corde à la main. De l’autre, il désignait la forêt côtière. —Dekkar, annonça-t-il. Mirar hocha la tête, et le marin se remit au travail avec une rapidité née de la pratique. Ainsi, c’était là le pays natal de Rikken : Dekkar, la plus méridionale de toutes les contrées, essentiellement connue pour ses jungles. La falaise était la frontière naturelle qui la séparait d’Avven. Comme obéissant à quelque loi locale, les flots s’étaient calmés. Les marins hissèrent davantage de toile, et le navire accéléra. Pendant les heures qui suivirent, Mirar écouta parler les hommes d’équipage en tentant de deviner ce qu’ils disaient. Une langue inconnue, c’était le genre de difficulté qu’il n’avait pas eu à surmonter depuis un millénaire. Les dialectes d’Ithanie du Sud découlaient d’une source bien plus vieille que lui, de sorte qu’ils ne comportaient que très peu de mots apparentés de façon identifiable à ceux des langues du continent. Mirar avait appris juste assez d’avvène pour se débrouiller et, grâce aux Tisse-Rêves rencontrés en chemin, il avait glané le vocabulaire basique nécessaire à un guérisseur. Ici, ses semblables étaient plus nombreux que dans le Nord. Pas aussi nombreux que jadis, mais la population semblait accepter leur présence et les respecter, tout comme les fidèles d’autres cultes. Néanmoins, Mirar avait pris soin d’éviter les rares Serviteurs dont il avait croisé le chemin. Même si les Tisse-Rêves locaux lui avaient assuré que les Pentadriens toléraient les hérétiques, il était aussi un homme du Nord. Les Pentadriens malades qui avaient eu connaissance de ses origines avaient refusé son aide, ou l’avaient acceptée à contrecœur quand il se trouvait accompagné de Tisse-Rêves locaux. Mirar n’espérait pas que leurs prêtres seraient dans de meilleures dispositions à son égard. La falaise qui bordait Avven surplombait la forêt telle une lame de fond minérale menaçant de s’écraser sur Dekkar à tout moment. Comme le navire poursuivait sa progression vers le sud, elle se retira lentement pour se changer en une simple ombre bleutée aussi rectiligne que l’horizon. Des bâtiments commencèrent à se découper le long de la côte. Perchés sur des sortes d’échasses, ils étaient essentiellement construits en bois et reliés entre eux par des passerelles aériennes – même si, çà et là, on percevait quelques structures de pierre. Celles-ci étaient toujours peintes en noir et, sur leur façade, l’étoile à cinq branches qui était le symbole des dieux pentadriens se détachait en blanc. Le soleil était déjà très bas dans le ciel quand le navire infléchit enfin sa trajectoire vers la côte. Tirant des bordées, il pénétra dans une baie encombrée d’autres vaisseaux et entourée par le plus grand groupement de bâtisses que Mirar ait contemplé jusque-là. Des ponts de cordes et de planches ou, parfois, de bois peint de couleur vive permettaient de circuler entre les larges plates-formes sur lesquelles se dressaient les habitations. Attirant l’attention du marin affable, Mirar jeta un coup d’œil interrogateur à la ville. —Kave, répondit l’homme. C’était la plus grande cité de Dekkar, et l’endroit où vivait Rikken. Mirar se dirigea vers l’écoutille du pont inférieur. Si le vieux marchand avait tenu jusqu’ici, c’était grâce à sa propre détermination autant qu’aux soins dispensés par Mirar. À présent qu’il était arrivé, il était possible que cette détermination s’estompe trop vite pour lui permettre d’atteindre le rivage. Aussi Mirar fut-il surpris de le voir émerger à l’air libre sur ses jambes tremblantes. Yuri, son fidèle serviteur qui ne le quittait jamais d’une semelle, lui tenait un bras. Mirar s’avança pour prendre l’autre. Le vieil homme balaya la ville du regard et poussa un petit soupir. —Le Sanctuaire de Kave, dit-il. Mirar reconnut le mot « Sanctuaire », mais pas les mots que Rikken marmonna ensuite. Yuri se rembrunit mais ne dit rien comme son maître se dirigeait vers le bastingage. Un marin apporta un tabouret, sur lequel le vieil homme s’assit pour attendre. Le navire se fraya un chemin à travers la baie et jeta l’ancre. Puis les marins entreprirent de descendre Rikken dans un canot en le secouant le moins possible. Mirar alla chercher son paquetage dans sa cabine et rejoignit le vieil homme. Des marins courbèrent le dos pour empoigner les rames, propulsant la petite embarcation vers la cité. Lorsqu’ils eurent atteint le quai, Mirar et Yuri aidèrent Rikken à débarquer. Mirar remarqua que les échasses qui soutenaient les maisons étaient des troncs entiers qui, dressés les uns auprès des autres, évoquaient une robuste forêt dépourvue de feuillage. Yuri demanda à deux des marins de porter Rikken dans l’escalier qui conduisait à la plate-forme la plus proche. Deux autres hommes empoignèrent une litière qui avait fait le voyage à bord du navire. Lorsqu’ils eurent atteint le niveau des habitations, Rikken s’affala sur la litière, et les quatre marins la soulevèrent. Mirar les regarda prendre la direction du Sanctuaire en adressant un adieu muet au vieil homme. Comme s’il avait entendu ses pensées, Rikken tourna la tête vers lui et fronça les sourcils. Il croassa quelque chose, et les marins s’arrêtèrent. —Vous venez avec nous, dit Yuri. Mirar hésita, puis acquiesça. Je vais les accompagner jusqu’au Sanctuaire, se dit-il. Après ça, je prendrai congé d’eux et me mettrai en quête de la Maison des Tisse-Rêves locale. Il suivit les marins qui portaient Rikken de plate-forme en plate-forme, sous le regard curieux des habitants de Kave. Ils s’engagèrent dans un dédale de ponts et de passerelles. Comme la litière ne pouvait pas emprunter les constructions de cordes et de planches les moins stables, ils furent forcés de faire un large détour. Plus de une heure s’écoula avant qu’ils atteignent le Sanctuaire. C’était une massive pyramide à degrés, qui s’élevait depuis le sol boueux en contrebas. Bien que trapue, elle dégageait quelque chose d’imposant et d’austère qui faisait paraître les maisons de bois petites et fragiles en comparaison – même les plus solides d’entre elles. Plusieurs Serviteurs s’affairaient devant la bâtisse. Mirar se rapprocha de la litière. —Ce fut un honneur…, commença-t-il. Rikken tourna la tête vers lui. Son visage était d’une pâleur mortelle, et luisant de sueur. L’adieu de Mirar s’étrangla dans sa gorge comme il comprenait que le vieil homme était sur le point de faire une nouvelle attaque. Yuri hoqueta et exhorta les marins à se dépêcher. Tandis que le groupe se dirigeait vers l’entrée du Sanctuaire, Mirar poussa un soupir et suivit le mouvement. Je suppose que le moment est venu de découvrir comment les Serviteurs dekkans vont réagir à la présence d’un Tisse-Rêves venu du Nord. Des prêtres vêtus de noir s’avancèrent pour intercepter et guider le marchand et son escorte à l’intérieur du Sanctuaire. Parvenus à l’abri d’une pénombre fraîche, les marins déposèrent la litière sur le sol. À présent, Rikken se tenait la poitrine et semblait avoir du mal à respirer. Yuri jeta un regard interrogateur à Mirar. Celui-ci s’accroupit près du vieil homme et lui prit la main. Projetant son esprit dans le corps du patient, il vit que son cœur était sur le point de lâcher. En temps normal, il l’aurait laissé mourir : la seule maladie dont souffrait Rikken, c’était le grand âge. Mais il avait été engagé pour lui permettre de rentrer chez lui, et il avait conscience que beaucoup de Serviteurs le regardaient. Alors, il conjura de la magie et l’utilisa pour renforcer légèrement le cœur de Rikken – juste assez pour calmer et stabiliser ses battements. Le visage du vieil homme reprit quelques couleurs, et sa grimace de douleur s’estompa. Il prit plusieurs grandes inspirations et hocha la tête avec reconnaissance. —Merci. Mirar leva les yeux. Un cercle de Serviteurs s’était formé autour de lui et de Rikken. Tous l’observaient avec curiosité. Un homme âgé sortit des rangs et sourit au marchand. Il dit quelques phrases en dekkan. Rikken lui répondit d’un air maussade. L’homme éclata de rire et se mit à distribuer des ordres aux autres Serviteurs. De toute évidence, c’est lui le chef, en déduisit Mirar. Une chaise fut apportée, et on aida Rikken à s’y asseoir. À en juger par l’échange qui venait d’avoir lieu, Mirar devina que le marchand et le prêtre âgé se connaissaient bien. Il fit un pas en arrière et regarda autour de lui. Il ne put se défendre contre un frisson d’excitation – et d’approbation. Les murs étaient couverts d’images fabriquées à partir de minuscules morceaux de poterie vernie, disposés si adroitement qu’ils suggéraient bien plus de détails qu’ils en fournissaient. La pièce avait cinq côtés, et sur chacun de ses murs s’affichait une représentation d’un des dieux pentadriens. Sheyr, Hrun, Alor, Ranah et Sraal. Mirar tenait leur nom des Tisse-Rêves qu’il avait rencontrés. Contrairement aux dieux circliens, ceux des Pentadriens étaient du genre discret, et ne se manifestaient que dans les grandes occasions. Ils laissaient leurs fidèles gérer eux-mêmes leurs affaires, du moment qu’ils ne s’écartaient pas trop des préceptes directeurs de leur religion. Du coup, je me demande comment les Pentadriens en sont venus à envahir l’Ithanie du Nord. Ont-ils pris cette décision de leur propre chef, ou cela fait-il partie de leurs préceptes directeurs ? Leurs prêtres sont formés à l’art du combat, donc, j’imagine que ce n’est pas impossible. Mirar se rembrunit. Si c’est le cas, ça ne présage rien de bon pour l’avenir de l’Ithanie du Nord. —Tisse-Rêves, appela Yuri. Levant les yeux, Mirar vit que le vieux Serviteur le regardait. L’homme commença à dire quelque chose, mais Yuri l’interrompit sur un ton d’excuses. Le Serviteur l’écouta, puis haussa les sourcils et reporta son attention sur Mirar. —Vous, d’Ithanie du Nord ? demanda-t-il en hanien. Surpris, Mirar cligna des yeux puis acquiesça. —Oui. —Depuis combien de temps vous en Ithanie du Sud ? —Quelques mois. —Vous aimer ? Mirar sourit. Comment un visiteur étranger pouvait-il répondre autrement que par l’affirmative ? —Oui. Votre peuple est accueillant et chaleureux. Le prêtre opina. —Je entendre dire que Tisse-Rêves pas bienvenus dans le Nord. Et maintenant encore pire. (Il jeta un coup d’œil à Rikken et sourit.) Ici, nous pas si bêtes. —En effet, approuva Mirar. Encore pire ? Je devrais peut-être contacter l’ancienne Arleej ce soir et lui demander ce qu’il veut dire. —Vous faire bon travail avec cet homme. Merci. Mirar inclina la tête. Puis le prêtre se tourna vers Rikken, et son expression se fit solennelle. Il dit quelque chose en dekkan et traça une étoile à cinq branches dans les airs. Rikken baissa les yeux tel un enfant qu’on vient de sermonner et acquiesça, l’air contrit. Mirar prit une grande inspiration et la relâcha lentement. Tout en sachant qu’il venait du nord, le Serviteur s’était montré poli et respectueux envers lui. Son statut de Tisse-Rêves suffisait peut-être à compenser le fait qu’il était originaire d’une contrée ennemie. Les Serviteurs étaient peut-être plus sensibles à ce genre de chose que les Pentadriens ordinaires. Ou, plus probablement, les Serviteurs se méfieront autant de moi que les Pentadriens ordinaires. J’ai juste eu la chance d’en rencontrer un particulièrement large d’esprit. Mirar eut un sourire grimaçant. Et plus longtemps je resterai en Ithanie du Sud, plus je risquerai de tomber sur des Serviteurs qui ne partagent pas ses bonnes dispositions. Chapitre 2 De la neige s’accrochait encore aux plus hauts pics de Si mais, partout ailleurs, les effets du réchauffement sautaient aux yeux. La forêt n’était qu’une explosion de fleurs et de bourgeons tout neufs. Dans les vallées étroites et sur les terrasses naturelles à flanc de montagne, les plantations poussaient allègrement. Les dernières journées avaient été les plus chaudes qu’Auraya ait eu à endurer. Jusque-là, elle avait toujours visité Si durant la saison froide. Chez le peuple des cieux, le climat était beaucoup plus extrême qu’à Jarime : plus froid en hiver à cause de l’altitude, plus chaud en été parce que Si se trouvait au sud de Hania, à la même latitude que la contrée désertique de Sennon. Voler soulageait quelque peu Auraya. Dans les airs, il faisait toujours plus frais. Mais ce jour-là, la jeune femme se déplaçait à peine plus haut que la cime des arbres. Ses compagnons siyee ne pouvaient pas demeurer trop longtemps exposés au froid qui sapait leurs forces et raidissait leurs muscles. Auraya détailla l’homme qui la flanquait. Bien qu’adulte, il faisait à peine la moitié de sa taille. Il avait une grosse tête et des jambes musclées. Les os de ses trois derniers doigts prolongeaient l’armature de ses ailes, soutenant une membrane qui s’étirait des deux côtés de son corps. Depuis le temps qu’elle côtoyait les Siyee, Auraya devait faire un effort conscient pour remarquer les différences entre elle et eux. Et chaque fois, elle était étonnée qu’ils lui aient offert – à elle, une terrestre – un foyer permanent parmi eux. Non qu’elle ne leur donne rien en retour. Elle mettait à leur service les Dons magiques qu’elle avait conservés depuis sa démission des Blancs : à savoir sa capacité de voler et ses talents de guérisseuse. En ce moment même, elle revenait d’un village où elle avait soigné une jeune fille blessée. Et sans elle, des centaines de Siyee auraient succombé à une épidémie de rongecœur. À présent, la pâle bande de pierre nue qui constituait l’Ouvert— le site de la principale communauté siyee – était visible droit devant elle. Auraya sentit son cœur se gonfler. Elle distinguait les tonnelles des Siyee, des habitations hémisphériques faites d’une membrane tendue sur une armature de bois flexible fixée au tronc d’un arbre massif. Un instant plus tard, elle aperçut deux silhouettes familières debout sur la plus haute des grandes marches rocheuses, les yeux levés vers elle et ses compagnons : l’oratrice Sirri, chef du peuple siyee, et son fils Sreil. Auraya piqua et atterrit à quelques pas d’eux, bientôt imitée par ses compagnons. Sirri leur sourit. — Vous rentrez de bonne heure, commenta-t-elle. Tout s’est bien passé ? —J’ai pu guérir son bras, répondit Auraya. —C’était incroyable ! s’exclama le plus jeune de ses compagnons. Tout de suite après, cette fille volait de nouveau droit comme une flèche ! Auraya grimaça. —Ce que je lui ai fortement déconseillé. Je ne serais pas surprise que son impétuosité lui vaille d’autres blessures encore plus graves à l’avenir. —Sa mère est alcoolique. Surprise, Auraya jeta un coup d’œil à l’homme qui venait de parler. L’orateur de la tribu à laquelle appartenait la jeune fille avait gardé le silence jusque-là. Il soutint le regard d’Auraya et haussa les épaules. —Nous avons tenté d’enseigner la discipline à sa fille, mais ce n’est pas facile étant donné qu’elle la laisse faire tout ce qu’elle veut. Auraya repensa à la femme hystérique qui veillait la blessée d’un air possessif. —Ça la poussera peut-être à réviser son attitude. —J’en doute, murmura l’orateur. Mais c’est possible. Je ne devrais pas… Qu’est-ce que c’est ? Auraya suivit la direction de son regard et sourit à la vue d’une petite créature qui s’approchait en bondissant, ses oreilles pointues couchées sur son crâne et sa queue touffue flottant derrière elle comme un étendard. —C’est un veez. Il s’appelle Vaurien. Elle se pencha et laissa son familier lui escalader le bras. Vaurien la renifla, puis se lova autour de son cou. —Owaya wevenue, dit-il, satisfait. L’orateur le contemplait avec stupéfaction. —Il a dit votre nom ! Il sait parler ? —Oui, mais ne vous attendez pas à avoir une conversation enrichissante avec lui. Il ne s’intéresse pas à grand-chose sorti de la nourriture et des câlins. Auraya gratta Vaurien derrière les oreilles, et le veez lui donna raison en murmurant : —Bon gwatter. Sirri gloussa. —Je crains que vous ne deviez pas tarder à le confier de nouveau à sa gardienne. Un messager de la tribu de la Forêt du Nord est arrivé ce matin. Il dit qu’il a rencontré une terrestre malade il y a quelques jours. Elle a demandé que vous la soigniez. Surprise, Auraya cligna des yeux. —Une terrestre ? —Oui. (Sirri eut un sourire dur.) J’ai demandé au messager s’il pensait que c’était une Pentadrienne. Il a répondu qu’il était certain du contraire. En fait, il dit qu’elle était déjà venue à Si pour se mettre à l’abri quand la guerre a commencé. Voudriez-vous l’interroger vous-même ? —Oui. L’oratrice se tourna vers son fils. —Tu peux aller le chercher, Sreil ? Merci. En attendant, dit-elle, reportant son attention sur les compagnons d’Auraya, vous êtes tous invités à venir prendre des rafraîchissements sous ma tonnelle. Comme ils se mettaient en marche, Auraya envisagea la possibilité que cette terrestre soit une sorcière pentadrienne déguisée. Il était probable que la nouvelle de sa démission ait atteint l’Ithanie du Sud, et qu’un des cinq dirigeants pentadriens soit venu à Si venger la mort de leur ancien chef, Kuar, qu’Auraya avait tué durant la guerre. Depuis sa démission des Blancs, la jeune femme avait conservé sa capacité de voler et de guérir, mais elle n’avait pas eu l’occasion de tester si les Dons de bataille que les dieux lui avaient conférés pour défendre l’Ithanie du Nord fonctionnaient encore. Je n’ai aucune idée de ma puissance réelle actuellement mais, jusqu’ici, elle ne semble guère diminuée. Je suppose que je découvrirai son niveau exact si cette femme se révèle être un assassin envoyé par les Pentadriens ! Auraya ne pouvait que supposer qu’elle avait perdu son immortalité. Quelques années s’écouleraient avant que les premiers signes de vieillissement viennent le lui confirmer. Cela en valait-il la peine ? La jeune femme regarda autour d’elle et acquiesça en son for intérieur. Couplée au Don de guérison que lui avait enseigné Mirar, sa capacité de se déplacer rapidement d’un village siyee à l’autre lui avait permis de sauver des centaines de vies pendant l’épidémie de rongecœur. Mais pas de les sauver toutes. Elle ne pouvait se trouver dans deux endroits à la fois et, au plus fort de l’épidémie, elle n’avait plus su où donner de la tête. Même si la raison officielle de sa démission – l’épidémie de rongecœur – n’était désormais plus qu’un mauvais souvenir, Auraya ne regrettait pas son ancienne position. Elle serait très contente de passer le reste de sa vie auprès des Siyee, à les aider autant qu’elle le pourrait. Juran l’avait autorisée à garder son titre de prêtresse ; il lui avait même fait apporter un anneau magique et un circ de rechange par un des prêtres venus rejoindre les deux déjà en poste à Si. Juran était le seul Blanc qui communiquait encore avec elle. Auraya n’avait plus de nouvelles des autres. Et les dieux ne lui rendaient plus visite, même s’il lui arrivait parfois de sentir dans la magie alentour un frémissement qui suggérait la présence de Chaia. Je me demande s’il me surveille. Il doit savoir si cette terrestre est une Pentadrienne ou non. Me préviendra-t-il si elle vient pour nous nuire ? Les apparitions de Chaia lui manquaient. Parfois, la nuit, Auraya avait soif de ses caresses et du plaisir sublime qu’il lui avait apporté du temps où ils étaient amants. Mais elle pouvait se passer de ces sensations. Ce qui lui manquait le plus, c’était d’avoir quelqu’un à qui se confier, s’ouvrir de ses inquiétudes. Même si ce quelqu’un est la source des inquiétudes en question, songea-t-elle. Arrivée à la lisière de la forêt, Sirri entraîna le petit groupe sous sa tonnelle. Celle-ci était un peu plus large que la moyenne, pour lui permettre de recevoir des Siyee en visite à l’Ouvert. À peine installés, les compagnons d’Auraya se mirent à dévorer le pain, les fruits frais et les fruits séchés que Sirri venait de leur servir. Quelques minutes plus tard, Sreil revint avec le messager, un jeune homme qu’il présenta sous le nom de Tyve et dont le visage parut familier à Auraya. —Nous nous sommes déjà rencontrés, n’est-ce pas ? Le jeune Siyee acquiesça. —Oui. J’assistais le Tisse-Rêves Wilar quand vous êtes venue dans mon village l’an dernier. Wilar. Ce nom fit courir un frisson le long de l’échine d’Auraya et jaillir un visage dans son esprit. Wilar était le nom par lequel Mirar s’était appelé durant son séjour parmi les Siyee. Wilar. Mirar. Leiard. Je me demande s’il en utilise d’autres. Auraya avait été atterrée de découvrir que l’homme qui lui avait appris la magie et la botanique quand elle était enfant – l’homme qui, plus tard, était devenu son conseiller et son amant – était en réalité le célèbre Mirar, fondateur immortel de l’ordre des Tisse-Rêves. Au début, elle s’était sentie dupée, et cela l’avait rendue furieuse. Puis Mirar lui avait ouvert son esprit pour lui montrer la vérité sur son passé, et toute la colère de la jeune femme était retombée. Elle ne pouvait imaginer ce que ça faisait d’être enseveli sous les décombres d’un bâtiment effondré, puis d’exister sans mémoire pendant que son corps atrocement mutilé guérissait très, très lentement au fil des ans. Mirar avait inventé la personnalité de Leiard et supprimé la sienne pour dissimuler sa véritable identité aux dieux. C’est un miracle qu’il ait survécu, songea Auraya. Je ne peux m’empêcher de l’admirer pour ça. Le temps qu’elle le retrouve au village de la Forêt du Nord, la véritable personnalité de Mirar avait repris le contrôle de son corps, mais, pour cela, elle avait dû fusionner avec celle de Leiard d’une façon qu’Auraya ne s’expliquait pas bien. Je venais juste de recommencer à l’apprécier quand les dieux m’ont ordonné de le tuer. —Vous vous souvenez ? demanda Tyve, hésitant. Auraya ramena son attention sur lui. —Bien entendu. Sirri m’a dit que tu avais déjà rencontré cette terrestre ? Le jeune homme acquiesça. —Oui, au même endroit où nous avons rencontré Wilar la première fois. Je pense qu’ils se connaissent. Le cœur d’Auraya manqua un battement. Se pouvait-il que cette femme soit l’amie qu’elle avait vue dans l’esprit de Mirar quand celui-ci lui avait ouvert ses pensées ? —À quoi ressemble-t-elle ? —Elle est grande, avec des cheveux couleur de sangrésine, mais plus clairs. La peau pâle. Les yeux verts. Auraya hocha la tête. L’amie de Mirar était d’un roux flamboyant. —Elle t’a dit son nom ? —Oui. Jade Danseuse. —Et de quoi souffre-t-elle ? —Elle l’ignore. Elle a mal au ventre. Pourquoi cette femme était-elle revenue à Si ? Cherchait-elle Mirar ? Avait-elle l’intention de solliciter son aide ? Auraya fronça les sourcils. Est-elle vraiment malade, ou fait-elle juste semblant pour m’attirer à elle ? Pourquoi voudrait-elle me rencontrer ? Si cette femme était bien l’amie de Mirar, les dieux n’approuvaient probablement pas son existence. Sont-ils en train de nous écouter ? Auraya sonda la magie autour d’elle mais ne sentit aucun signe de leur présence. La dernière chose que je souhaite, c’est qu’ils me demandent de nouveau de tuer quelqu’un. Plus vite je rencontrerai cette femme, plus vite elle pourra s’en aller d’ici, et mieux ça vaudra pour tout le monde. —Vous allez l’aider ?s’enquit Tyve. Elle est gentille, ajouta-t-il. Auraya acquiesça. —Oui, je vais l’aider. Même si elle n’est pas malade, je veux savoir ce qu’elle fiche ici. Et peut-être aura-t-elle des nouvelles récentes de Mirar. De légers grattements et un cliquetis de chaînes résonnaient dans le puits tandis que la cage dans laquelle Danjin avait pris place s’élevait vers le sommet de la Tour. Le vieil homme regardait défiler les étages. Parfois, il lui semblait que la cage était immobile, et que c’était le bâtiment qui montait ou descendait autour d’elle. Dans ces cas, il se demandait si Auraya avait la même impression quand elle « volait ». Elle lui avait décrit son pouvoir comme la capacité à se déplacer par rapport au reste du monde. Du coup, peut-être avait-elle parfois l’impression que c’était le monde qui se déplaçait par rapport à elle… La cage ralentit et s’arrêta au niveau d’un palier – une marche plus large que les autres de l’escalier qui s’enroulait autour du puits. La porte s’ouvrit, sans doute poussée magiquement par la femme qui se tenait près de Danjin. Le vieil homme jeta un coup d’œil à Dyara des Blancs, deuxième en termes d’âge et de puissance parmi le groupe des dirigeants circliens. Celle-ci sortit de la cage et se dirigea vers une porte de bois. Comme elle frappait, Danjin éprouva un pincement d’appréhension. Autrefois, ces appartements étaient ceux d’Auraya. Il y avait souvent rendu visite à la jeune femme. À présent, ils étaient occupés par la remplaçante d’Auraya, Ellareen des Blancs. Etre le conseiller d’Auraya n’avait pas toujours été simple, mais l’affection et le respect que lui inspirait sa maîtresse avaient facilité la tâche de Danjin. Peut-être était-ce trop demander d’espérer qu’il en irait de même avec la nouvelle Blanche. Tout en se demandant s’il lui plairait, le vieil homme se demandait aussi si cela serait réciproque. La comparer constamment à Auraya ne nous aidera ni l’un ni l’autre, se raisonna-t-il. Mais il savait que parfois, il ne pourrait pas s’en empêcher, et il savait aussi qu’elle le lirait dans son esprit. La porte s’ouvrit. Une grande femme mince s’encadra sur le seuil. Ses cheveux étaient relevés en une coiffure sophistiquée, et elle portait une tunique blanche et un circ du tissu le plus fin. Bien que digne et élégante, elle n’était pas belle, remarqua Danjin. Pas laide non plus, d’ailleurs. Elle semblait un peu plus âgée qu’Auraya, mais de quelques années seulement. —Ellareen, la salua Dyara. Je te présente Danjin Pique. —Entrez, dit la nouvelle Blanche en s’effaçant pour les laisser passer. Danjin l’observa tandis qu’elle leur indiquait des chaises et leur apportait un verre d’eau. D’après ses recherches, elle était originaire de Somrey. Son père travaillait pour un riche marchand ; lorsqu’il avait été désigné pour gérer la branche hanienne des affaires de son patron, toute la famille était venue s’installer à Jarime. Ellareen avait intégré le clergé à l’âge de douze ans, et fini par devenir guérisseuse. Elle travaillait à l’hospice depuis son ouverture. Peu de temps avant la cérémonie d’Élection, elle avait réussi à impressionner suffisamment les Blancs pour qu’ils la nomment grande prêtresse. Et elle avait également dû réussir à impressionner les dieux, puisqu’elle faisait désormais partie des Blancs. Malgré l’ampleur des responsabilités qui venaient brusquement de lui échoir, Ellareen irradiait une calme assurance. Danjin en fut surpris : la première fois qu’il l’avait rencontrée après son Election, Auraya se sentait un peu submergée. Dyara se mit à vanter les qualités du vieil homme, qui fit mine de tout nier en bloc – exactement comme quand elle l’avait présenté à Auraya, se souvint-il. Un des coins de la bouche d’Ellareen frémit, et la jeune femme leva une main pour interrompre son aînée. — Je sais que Danjin Pique est le meilleur candidat à ce poste, dit-elle en souriant à Dyara. (Elle reporta son attention sur le vieil homme.) Après tout, il est le seul qui puisse se vanter d’avoir déjà assisté une nouvelle Blanche. Dyara s’agita sur son siège, légèrement agacée par cette interruption. — C’est un avantage bien réel, lui concéda-t-elle. — De fait. (Ellareen détailla Danjin.) Comment trouvais-tu ton travail auprès d’Auraya ? Surpris par la franchise de cette question, le vieil homme hésita. Il était normal qu’Ellareen soit curieuse à propos de celle qui l’avait précédée dans ses fonctions, mais il s’était attendu qu’elle évite le sujet — ne serait-ce qu’à cause des rumeurs entourant la démission d’Auraya. —Difficile mais plaisant, répondit-il. —Tu avais de l’affection pour elle, constata la jeune femme. Danjin sourit. —Oui. Ellareen haussa les sourcils pour l’encourager à en dire davantage. —Elle était douée d’une grande empathie, même si je pense que sur certains points, cela compliquait sa tâche, déclara Danjin. Ellareen opina. —Je n’en doute pas. Pour une guérisseuse, la compassion peut être une faiblesse autant qu’une force. Ce rappel de l’occupation précédente de la jeune femme fit acquiescer Danjin. Son travail à l’hospice lui avait peut-être appris à garder son sang-froid en toute situation. —À votre avis, quelles sont vos propres forces et vos propres faiblesses, Ellareen des Blancs ? —Appelle-moi juste Ella, lui enjoignit la jeune femme. (Elle avança les lèvres en réfléchissant à sa question.) Je ne sais pas. Ma foi en les dieux, peut-être. En l’absence de réponse évidente, je fais toujours ce qu’ils me disent. Ça ressemble à un mantra personnel. Intéressant. —Une sage attitude, commenta Danjin. Ella jeta un coup d’œil à Dyara, qui eut un faible sourire, avant de reporter son attention sur le vieil homme. —Bien que, pour être honnête, les dieux ne m’aient jamais donné d’instructions jusqu’à récemment, avoua-t-elle, je leur laisse toujours une chance de se manifester avant de… régler mes problèmes moi-même. Danjin gloussa. —Je suis sûr qu’ils apprécient. Mais je ne pense pas que vous aurez de problèmes dans vos nouvelles fonctions. Vous serez entourée de tas de gens expérimentés qui pourront vous guider. —En effet. Toi y compris. D’après Dyara, tu as des espions dans toute l’Ithanie. —Des espions ? (Danjin éclata de rire.) Pas vraiment. Juste des gens haut placés que je connais, et de vieux amis marchands qui voyagent beaucoup. —Parle-moi d’eux, réclama Ella. Danjin but une autre gorgée d’eau et s’adossa de nouveau à sa chaise. Puis il entreprit de raconter à sa nouvelle maîtresse toutes sortes d’histoires sur ses connaissances, sur la façon dont elles l’avaient aidé dans le passé et dont elles pourraient encore lui être utiles. Ella parut sincèrement amusée par les plus cocasses de ses anecdotes. C’était bon signe. Son sens de l’humour contrebalancerait l’assurance presque agaçante qui émanait d’elle. Elle fera une bonne Blanche, décida Danjin. Espérons qu’elle durera un peu plus longtemps qu’Auraya. Chapitre 3 Auraya avait aperçu les chutes d’eau dans le lointain les quelques fois où elle avait volé jusqu’au territoire de la tribu de la Rivière du Nord. À présent, comme son jeune guide siyee piquait vers elles, la jeune femme vit qu’elles se composaient de plusieurs cascades, chacune plongeant par-dessus le bord d’une immense marche rocailleuse pour aller se jeter dans un bassin depuis lequel une rivière peu profonde filait vers le bord de la marche suivante. Tyve atterrit près d’une des chutes, et Auraya se posa près de lui. Les oreilles emplies par le sifflement de la cascade, la jeune femme regarda autour d’elle. C’était un bel endroit, mais elle ne voyait aucun signe de la fameuse terrestre. Tyve désigna la cascade. —Elle vit là, derrière le rideau d’eau. Il faut passer par le côté. Auraya opina. —Merci, Tyve. Tu ferais mieux de rentrer chez toi. Si j’ai besoin de quelque chose, je viendrai le chercher dans ton village. Le jeune homme acquiesça, s’élança avec légèreté le long de la corniche de pierre, bondit sur un rocher et se propulsa dans les airs. En le regardant s’éloigner, Auraya se souvint de quelque chose à son sujet. Il voulait devenir Tisse-Rêves. Elle l’avait lu dans son esprit à l’époque où elle aidait Mirar à soigner les gens de sa tribu. Mirar n’avait pas dit qu’il prendrait Tyve comme apprenti, mais il n’avait pas non plus refusé. Le départ précipité de Mirar a dû briser les rêves du pauvre garçon. Mais c’est mieux ainsi. S’il s’était détourné des dieux pour devenir un Tisse-Rêves, son âme devrait mourir en même temps que son corps. L’idée que des Siyee puissent choisir cette voie préoccupait Auraya. Quelle ironie ! Pendant qu’elle créait l’hospice de Jarime dans l’espoir, à terme, de réduire le nombre des Tisse-Rêves en attirant les candidats potentiels vers la prêtrise circlienne, un Siyee avait failli devenir un Tisse-Rêves. Auraya était presque soulagée de n’avoir plus la responsabilité de l’hospice. Selon Juran, les nouvelles étaient bonnes. La jeune femme se réjouissait que l’établissement créé par ses soins, continue à bénéficier aux citoyens de la ville, tout en permettant aux Circliens d’améliorer leurs connaissances en matière de guérison. Mais même si son but ultime était de sauver des âmes, elle avait toujours culpabilisé d’œuvrer secrètement à l’extinction des Tisse-Rêves. Désormais, elle n’avait plus à s’occuper que des Siyee. Mettant l’hospice de côté, elle se dirigea vers la cascade. Derrière le rideau liquide, la roche formait une avancée assez large pour que la jeune femme puisse se glisser entre la paroi et la chute. Là, elle découvrit un tunnel. Le soleil qui filtrait à travers l’eau ne tarda pas à se raréfier. Auraya conjura de la magie pour créer une étincelle. Le passage décrivait une courbe ; dès que la jeune femme l’eut franchie, une lumière diffuse apparut droit devant elle, la guidant jusqu’à une caverne. Des bocaux et des récipients de terre cuite s’entassaient contre un mur. Quelques meubles rudimentaires étaient disposés au centre. Assise sur un des deux lits, une femme tournait le dos à Auraya. Elle portait des vêtements ordinaires, de couleur terne, mais les cheveux épars sur ses épaules étaient d’un roux vif. Ses bras remuaient tandis qu’elle s’affairait à quelque tâche mystérieuse. —Tu es Jade Danseuse ? lança Auraya dans la langue des Siyee. Cette femme lui avait fait parvenir un message par l’intermédiaire du peuple du ciel ; elle devait donc être capable de communiquer avec eux. L’inconnue leva la tête de son ouvrage mais ne se retourna pas. —Oui. Entre. Je fais chauffer du maïta. Nous avons une longue discussion devant nous. —Vraiment ? demanda Auraya en s’avançant. La femme gloussa. —Vraiment, oui. Quelque chose dans cet endroit rendait Auraya nerveuse. Elle ne voyait rien de menaçant dans la caverne ; pourtant, elle se sentait vulnérable. Elle s’arrêta le temps de conjurer de la magie et de créer une barrière protectrice autour d’elle. La femme pivota et lui jeta un regard curieux. —Pourquoi tant de méfiance ? Je ne te veux pas de mal. Auraya lui rendit son regard, s’efforçant de déchiffrer son expression. L’inconnue avait un beau visage, mais les rides qui entouraient ses yeux et sa bouche indiquaient qu’elle avait passé la quarantaine. C’étaient des rides creusées par la bonne humeur, mais aussi par le chagrin et l’amertume. —Pourquoi n’en suis-je pas convaincue ? Jade plissa les yeux et détailla sa visiteuse d’un air pensif. Puis elle lui fit signe d’approcher. —Avance encore de quelques pas. Auraya hésita avant d’obéir. Alors, sa barrière se volatilisa. La jeune femme voulut conjurer plus de magie, mais rien ne lui parvint. Comme elle comprenait ce que ses perceptions tentaient de lui dire depuis le début, la terreur s’empara d’Auraya. Il n’y avait pas de magie autour d’elle. Elle était aussi impuissante que n’importe quel mortel dépourvu de Dons. Effrayée, elle recula et se trouva de nouveau enveloppée de magie. —Ce que tu perçois est un vide, expliqua Jade. Il ne fait que quelques pas de profondeur. (Elle agita une main devant elle, et une étincelle apparut à hauteur de son épaule.) Tu vois ? Tu peux conjurer de la magie pour te protéger pendant que tu le traverses. Auraya dévisagea la femme. Si elle avait voulu me faire du mal, elle aurait profité du moment où j’étais vulnérable. Alors, elle suivit son conseil et emmagasina de la magie en elle pour alimenter sa barrière le temps de franchir le vide. À présent qu’elle connaissait son existence, elle n’eut pas de mal à l’appréhender, mais elle ne recommença à se sentir bien qu’une fois de l’autre côté. Jade la regarda avec un sourire entendu et lui désigna l’autre lit. —Assieds-toi. Auraya obtempéra. Entre les lits se trouvait une grosse pierre dans laquelle quelqu’un avait sculpté un trou rond et lisse. De l’eau était en train d’y bouillir. À l’aide d’une louche, Jade la transvasa dans un grand bol rempli de graines. Celles-ci fondirent, teintant le liquide de rouge sombre, et l’odeur reconnaissable entre toutes du maïta parvint aux narines d’Auraya. La femme répartit la boisson dans deux petites tasses et en tendit une à son invitée. —Mirar a dormi dans ce lit l’année dernière, annonça-t-elle. Auraya hocha lentement la tête. —Donc, tu es son amie. Je m’en doutais. —C’était avant que tu essaies de le tuer, poursuivit Jade, ignorant le commentaire de la jeune femme. Mais tu n’es pas allée au bout de ton geste. (Elle plissa les yeux.) Pourquoi ? —J’avais mes raisons. Le regard de Jade était franc et direct. —Il t’a ouvert son esprit et montré la vérité. Voilà pourquoi. Il a pris un risque énorme pour que tu saches. —Ou juste pour se sauver, répliqua Auraya. Jade haussa les sourcils. —C’est vraiment ce que tu crois ? Tu n’as pas envisagé qu’il ait pu le faire par amour ? Auraya soutint le regard de son interlocutrice. —L’amour n’avait rien à voir là-dedans. Mirar voulait que je connaisse la vérité, mais il ne me l’aurait pas révélée si je n’avais pas été sur le point de le tuer. Il aurait continué à me mentir. Jade acquiesça. —Mais tu dois savoir qu’il t’aime. Et toi, l’aimes-tu en retour ? Auraya sentit revenir ses sentiments conflictuels et les repoussa dans un coin de son cœur. Pourquoi Jade lui demandait-elle ça ? Pourquoi voulait-elle savoir si Auraya était amoureuse de Mirar ? Etait-elle jalouse, ou cherchait-elle seulement à protéger son ami ? Auraya passa en revue les différentes réponses qu’elle pouvait faire et imagina les réactions potentielles de Jade. Nier risquait de la mettre en colère, et Auraya ignorait si cette étrange caverne ne lui réservait pas d’autres mauvaises surprises. —Je ne sais pas, répondit-elle honnêtement. J’en doute, dans la mesure où je ne le connais pas vraiment. Enfin, disons que je ne connais qu’une partie de lui. Et toi, tu l’aimes ? —Comme un ami, rien de plus. —Tu l’as aidé à recouvrer son identité. —Oui. (Jade baissa les yeux vers sa tasse et se rembrunit.) Je l’ai amené ici après la bataille. Il n’allait pas bien du tout. Il ne savait même plus qui il était vraiment. D’un instant à l’autre, il basculait entre la personnalité de Leiard et celle de Mirar. (Elle grimaça.) Mais il a fini par faire le tri. Je croyais qu’il serait en sécurité à Si ; malheureusement, il a le don de s’attirer des ennuis. D’abord, tu as failli le tuer, puis il a évité les Blancs de justesse à Sennon, et maintenant… Auraya la dévisagea, sceptique. —Puisque tu attends visiblement que je te pose la question : où est-il, maintenant ? Les yeux de Jade brillèrent d’amusement. —Tu crois ? Mais je ne peux rien te dire, sans quoi, les dieux le liront dans ton esprit quand tu quitteras le vide. —Quand je quitterai… Les sourcils froncés, Auraya regarda autour d’elle, même si elle ne s’attendait pas à voir de confirmation tangible de ses soupçons. —Le vide nous cerne. Comme les dieux sont des êtres de magie, ils ne peuvent pas nous atteindre à l’intérieur. Auraya réfléchit à cette révélation. Si Jade lui disait où se trouvait Mirar… Mais si Jade le savait, les dieux pourraient le lire dans son esprit dès qu’elle sortirait de la caverne. À moins, bien entendu, qu’elle soit capable de dissimuler ses pensées, comme Mirar. Auraya la dévisagea d’un regard pénétrant. Jusqu’où s’étend son pouvoir, exactement ? Se peut-il qu’elle soit immortelle, elle aussi ? —Quand je partirai, ils sauront que tu es là, fit remarquer la jeune femme. Cela aussi, ils le liront dans mon esprit. Jade écarta les mains. —Oui. Mais en quoi cela les intéresserait-il ? Je ne suis qu’une vieille guérisseuse aux fréquentations douteuses. —Si Mirar craignait de révéler ton existence, c’est que tu as des raisons de te dissimuler. Jade haussa les sourcils. —Tu n’es pas idiote. C’est une bonne chose. —Comment comptes-tu m’empêcher de partir ? —En te faisant une offre trop belle pour que tu la refuses. —Et si je la refuse quand même ?insista Auraya. —Tu ne me reverras jamais. Jade paraissait très sûre d’elle. Si c’est une immortelle, elle a réussi à échapper à l’attention des dieux pendant plus d’un siècle. Se tenir à l’écart de moi ne devrait pas lui être trop difficile. —En quoi consiste cette offre ? Jade sourit. —Je peux t’apprendre à dissimuler tes pensées aux dieux. Ainsi, j’avais raison. Elle sait le faire. Elle sait forcément le faire, si elle propose de me l’enseigner, raisonna Auraya. —Pourquoi ? —Pourquoi te l’apprendrais-je, ou pourquoi accepterais-tu de l’apprendre ? —Les deux. Jade se pencha en avant. —Et si je te disais que Mirar a des ennuis ?qu’il a besoin de ton aide ? Que répondrais-tu ? —Que je ne peux rien pour lui, répondit Auraya sans hésitation. Elle entendait encore la voix de Chaia dans sa tête : « Si tu te dresses contre nous ou contre les autres Blancs, si tu fais obstacle à nos desseins ou t’allies avec nos ennemis, nous te considérerons comme hostile. » —De quel genre d’ennuis s’agit-il ? —Le genre mortel. Le cœur d’Auraya se mit à battre plus fort. Cette femme la mettait-elle à l’épreuve, ou Mirar était-il vraiment en danger ? Et quand bien même il le serait… Auraya ne pouvait pas l’aider, pas si cela devait faire d’elle l’ennemie des dieux. Refuser de le tuer lui avait déjà coûté si cher… Jade se leva brusquement et se dirigea vers les récipients entassés contre le mur. —Je me réjouis de ne pas avoir à faire ce choix, dit-elle. Même si ça ne risque pas de m’arriver. Les dieux m’ont toujours méprisée. (Elle saisit un bocal et se tourna vers Auraya en souriant.) Mirar est à Mur, dans une petite ville côtière du nom de Bria, où les Tisse-Rêves sont acceptés par la population grâce à leurs talents de guérisseurs. Il ne court aucun danger. Auraya poussa un soupir de soulagement, mais ses soupçons revinrent très vite en force. —Tu mens – du moins, quant à l’endroit où il se trouve. Tu ne me l’aurais pas révélé avant que j’accepte d’apprendre à dissimuler mes pensées. Jade déboucha le bocal et renifla son contenu. —Vraiment ? (Elle le reposa.) Es-tu prête à courir le risque que je t’aie dit la vérité, que les dieux le lisent dans ton esprit et que cela cause sa perte ? Auraya secoua la tête. —Tu n’as pas répondu à mes questions. Pourquoi veux-tu m’enseigner ce Don ? —Parce que Mirar me l’a demandé. Il pense que tu es en danger, et je craignais qu’il vienne ici lui-même si je refusais. —Tu as pris le risque d’être découverte à cause d’une de ses lubies ? L’expression de Jade se fit grave. —Ça n’a rien d’une lubie, j’en ai peur. (Elle revint vers les lits.) Tu es réellement en danger. —À cause de quoi ? —Des dieux, idiote ! Tu les as défiés. Tu es trop puissante. La seule raison pour laquelle ils ne t’ont pas tuée au moment où tu as démissionné, c’est que tu leur étais encore utile. Maintenant que les Siyee vont mieux, ils chercheront n’importe quel prétexte pour se débarrasser de toi. Auraya repensa à la conversation entre les dieux qu’elle avait surprise le jour de sa démission. « Donnons-lui ce qu’elle veut, avait dit Saru. Ensuite, nous pourrons nous débarrasser d’elle. » « Seulement si elle se retourne contre nous », avait répliqué Chaia. —Un prétexte ? répéta Auraya en se levant. Le fait que j’aie appris à leur dissimuler mes pensées, par exemple ?ou que je fréquente une autre Indomptée ? (Contournant Jade, elle se dirigea vers la sortie.) Dis à Mirar que le meilleur moyen pour lui de me protéger, c’est de se tenir à l’écart de moi et de cesser de se mêler de mes affaires. Elle entendit un bruit de pas derrière elle. —Mirar est un imbécile amoureux. C’est pour ça qu’il t’a enseigné son Don de guérison, même s’il savait que tu finirais par en déduire que c’est ce Don qui nous rend immortels. Il t’a fourni une échappatoire. Auraya s’arrêta et retint son souffle. Si Jade disait vrai, Mirar lui avait délibérément enseigné quelque chose qui pouvait la rendre immortelle. Pas étonnant que les dieux aient interdit aux Circliens d’apprendre la guérison magique. Pourtant, ils l’avaient laissé l’apprendre, elle… —Il a décelé ton potentiel – et les dieux aussi, poursuivit Jade. Pourquoi crois-tu qu’ils t’aient confrontée à des choix si douloureux ? Ils connaissent tes faiblesses. Ils t’ont manipulée pour que tu quittes les Blancs, laissant leurs fidèles croire que tu avais tout sacrifié pour les Siyee. Maintenant, tu peux mourir dans des circonstances tragiques, et personne ne trouvera ça louche. Auraya fit volte-face et dévisagea Jade. —Tu mens. Elle ment forcément. Jade éclata de rire. —Si seulement ! Es-tu prête à courir ce risque ? Le visage de Chaia s’imposa à l’esprit d’Auraya. Même si Jade avait raison, elle ne savait pas tout. Il y a au moins un dieu qui ne souhaite pas ma mort. Si Auraya refusait l’aide de Jade, elle courait le risque que Huan et les autres l’éliminent malgré l’opposition de Chaia. Si elle l’acceptait, elle risquait de perdre le soutien de Chaia – à supposer qu’elle en bénéficie encore. Auraya se détourna. Comme elle se dirigeait de nouveau vers la sortie, Jade ne la suivit pas, mais elle lui lança : —Tu es une Indomptée, Auraya. Les dieux le savent. Ils n’attendent que le bon moment pour te tuer. —Je ne suis pas encore immortelle, jeta Auraya par-dessus son épaule. (Sentant qu’elle approchait du vide, elle conjura et stocka de la magie en elle pour alimenter sa barrière.) Et je ne suis pas obligée de le devenir, même si j’en ai le potentiel. —Tu n’es pas non plus obligée de dissimuler tes pensées. Mais si tu sais le faire et si les inquiétudes de Mirar se révèlent justifiées, ça te sera peut-être utile. Auraya ralentit et s’arrêta à l’intérieur du vide. Puis elle fit demi-tour et revint sur ses pas tandis que Jade l’observait, impassible. S’il n’y a pas de mal à posséder des connaissances susceptibles d’entraîner l’immortalité, il n’y a pas de mal non plus à savoir comment dissimuler mes pensées, songea-t-elle. Et si Mirar revient parce que j’ai refusé d’apprendre ce que Jade devait m’enseigner ; ça créera toute une nouvelle série de problèmes. —Combien de temps cela prendra-t-il ?s’enquit-elle. L’expression de Jade s’adoucit. —Quelques semaines. Moins, si tu es douée. —Les Siyee viendront me chercher. —Nous leur dirons que tu restes jusqu’à ce que je sois complètement rétablie. —Ah oui !la fameuse maladie fantôme. (Auraya se dirigea vers Jade à grands pas.) Attends-toi à guérir rapidement, parce que je n’ai pas l’intention de rester ici plus longtemps que nécessaire. Jade ricana. —Je te rassure : moi non plus. Même si emprunter une litière n’était plus une nouveauté pour elle, Reivan ne supportait toujours pas le mouvement, surtout quand les porteurs se mettaient à courir. Peut-être parce qu’elle était mal à l’aise que sa dignité et son intégrité physique reposent entre les mains de quatre criminels – car tous les esclaves étaient des condamnés. Mais ceux-ci avaient été désignés pour cette tâche à cause de leur docilité, de leur fiabilité et de leur coordination. D’un autre côté, la personne qui les a choisis a sans doute pensé que le Serviteur qu’ils transporteraient posséderait assez de Talent pour se défendre en cas d’attaque, ou se protéger en cas de chute. Mais Reivan ne maîtrisait même pas assez de magie pour agiter l’air chaud et immobile afin de se rafraîchir un peu. En principe, seuls les gens Talentueux pouvaient devenir Serviteurs des Dieux. Reivan était l’exception qui confirmait la règle. Elle avait intégré la prêtrise en récompense pour avoir sauvé l’armée pentadrienne perdue dans les mines de Sennon… Etait-ce vraiment il y a moins d’un an ? La jeune femme poussa un soupir et tenta de ne pas regarder la sueur qui ruisselait dans le dos des esclaves : les manifestations de leur effort physique la mettaient encore plus mal à l’aise. Et ma robe noire n’arrange rien, songea-t-elle en tirant sur le col. Les porteurs tournèrent sur la Parade et se frayèrent un chemin à travers la foule en direction du Sanctuaire. Vu de loin, le groupement de bâtisses qui constituait le principal lieu de culte pentadrien ressemblait à un escalier géant. Imenja avait ordonné à Reivan de revenir le plus vite possible, et la perspective de devoir gravir tous les niveaux pour rejoindre sa maîtresse ne réjouissait nullement la jeune femme. Arrivés au pied des larges marches, les esclaves posèrent la litière. Reivan adressa un signe de tête au contremaître pour le remercier, puis entama sa longue ascension. Une multitude d’arches se découpait dans l’immense façade qui accueillait les visiteurs de la plus grande construction pentadrienne d’Ithanie. Reivan franchit l’une d’elles et pénétra dans un vaste hall bien aéré. Des Serviteurs attendaient çà et là, prêts à répondre aux requêtes des visiteurs. Au-delà du hall s’étendait une cour, que Reivan contourna pour rester dans l’ombre à la fraîcheur bienfaisante. Elle s’engagea dans un large couloir qui lui permit de traverser le Bas-Sanctuaire. Les Serviteurs grouillaient partout, leurs robes noires pareilles à des tâches d’encre contre la blancheur des murs. Plusieurs intersections se succédèrent comme Reivan atteignait le Sanctuaire Médian et poursuivait son chemin vers le Haut-Sanctuaire. Sur son passage, les Serviteurs s’écartaient et hochaient poliment la tête. Le respect qu’ils lui manifestaient inspira une satisfaction ravie à la jeune femme. Leur attitude envers moi a bien changé depuis qu’Imenja et moi sommes revenues après avoir négocié le traité avec les Elaï. Quand la Deuxième Voix avait fait de Reivan sa Compagne, nul n’avait osé protester. Pourtant, je ne peux m’empêcher de guetter des signes indiquant que leur hostilité envers moi va finir par se réveiller. Les couloirs du Haut-Sanctuaire étaient larges et calmes. Des œuvres d’art décoraient les murs, et des mosaïques s’étalaient sur le sol. Des portes donnaient sur des cours privées où des fontaines assuraient la fraîcheur de l’air. Reivan disposait désormais d’une suite meublée de la même façon austère et luxueuse que celles des Voix. Tant qu’à passer l’éternité à servir les dieux, autant le faire dans le confort, songea la jeune femme. Je ne suis peut-être pas immortelle, et je n’ai pas vraiment besoin d’une suite pour moi toute seule, mais je l’apprécie parce qu’elle m’a été attribuée en récompense de mon dur labeur. —Tu es encore loin ?interrogea une voix familière dans l’esprit de Reivan. L’imagination de la jeune femme lui jouait peut-être des tours, mais il lui sembla que l’appel mental d’Imenja se teintait d’anxiété. Elle fronça les sourcils. —Non. Plus que deux couloirs, répondit-elle. À présent, elle était non seulement essoufflée et en nage, mais inquiète. De petits incidents, des sous-entendus par-ci par-là l’avaient conduite à soupçonner qu’Imenja et Nekaun, la Première Voix, s’étaient mutuellement pris en grippe. Reivan avait remarqué que sa maîtresse contredisait souvent Nekaun, et que celui-ci passait fréquemment outre aux décisions d’Imenja – tout en continuant d’observer la plus parfaite courtoisie envers elle. Reivan avait relevé d’autres signes plus subtils. Quand les deux Voix se trouvaient dans la même pièce, Imenja ne faisait jamais face à Nekaun. Elle croisait les bras ou avait un mouvement de recul quand celui-ci s’approchait d’elle. Nekaun lui souriait souvent, mais ses yeux exprimaient toujours une émotion autre que de la bonne humeur : parfois de la colère, parfois du défi. Je dois me faire des idées, se morigéna Reivan. Mais elle se sentait perturbée. Tout conflit entre deux Voix, si minuscule soit-il, suffirait à mettre n’importe qui mal à l’aise. Outre l’immense pouvoir magique dont disposent les Voix, il fautprendre en compte le bien-être du peuple sur le long terme. Les Voix devront se supporter pour le restant de l’éternité. Mieux vaut qu’elles s’entendent bien. À un niveau personnel, Reivan avait une autre raison de s’inquiéter. Elle appréciait énormément sa maîtresse, qui la traitait comme une amie. Par ailleurs, elle aimait beaucoup Nekaun, mais d’une façon très différente. Il ne la traitait pas comme une amie – même s’il se montrait extrêmement amical. Chaque fois qu’il faisait usage de son charme naturel sur elle, Reivan ne pouvait se défendre contre une bouffée d’espoir et d’excitation. Elle avait espéré que quelques mois passés en mer la guériraient de son attirance pour la Première Voix, mais tel n’avait pas été le cas. Néanmoins, le voyage avait renforcé son assurance et sa détermination à ne pas se ridiculiser. Elle ne pouvait pas éviter Nekaun dans le cadre de ses fonctions, aussi avait-elle décidé d’ignorer tout bonnement les sauts périlleux de son estomac et les pensées distrayantes qu’il lui inspirait. Avec le temps, elle finirait bien par s’habituer à sa présence et par le trouver banal et ennuyeux. Comme elle atteignait le bout du couloir qui conduisait au balcon sur lequel les Voix aimaient à se réunir, Reivan s’arrêta pour reprendre son souffle. Elle lissa sa robe, s’épongea la figure, s’éclaircit les idées et se remit en marche. Des voix parlant avec animation la guidèrent vers l’autre extrémité du couloir. Plusieurs fauteuils d’osier tressé avaient été disposés à l’endroit depuis lequel on jouissait de la meilleure vue sur la ville. Toutes les Voix et leurs Compagnons étaient assis, à l’exception de Nekaun. Fidèle à son habitude, ce dernier s’était adossé à la balustrade pour toiser ses codirigeants et leurs conseillers. Reivan fit le signe de l’étoile sur sa poitrine et adressa un signe de tête respectueux à chacune des Voix. Shar, la Cinquième Voix, sirotait de l’eau aromatisée. Sa peau pâle et ses longs cheveux clairs contrastaient avec la peau brune et les cheveux coupés court de sa voisine Genza, la Quatrième Voix. Vervel, la Troisième Voix, était plus trapu et en apparence plus âgé que les autres. Comme d’habitude, Genza avait amené un de ses oiseaux dressés, et un vorn était allongé aux pieds de Shar. Non : sur les pieds de Shar, remarqua Reivan. L’animal haletait dans la chaleur du jour. Évitant le regard de Nekaun, Reivan se tourna vers Imenja, la Deuxième Voix. Sa maîtresse était une femme mince et élégante, qui semblait approcher la quarantaine. Elle sourit à Reivan et lui désigna le siège vacant à côté d’elle. La conversation s’était interrompue à l’arrivée de Reivan, mais les Voix n’avaient pas tourné leur attention vers la jeune femme pour autant. Toutes regardaient Nekaun comme si elles attendaient quelque chose. La Première Voix sourit. —À présent que nous sommes tous là, j’aimerais vous présenter un de mes vieux amis, Heshema Guide. Il rentre juste d’Ithanie du Nord, où il a mené quelques recherches pour moi. Du coin de l’œil, Reivan vit Imenja se rembrunir. Mais son expression désapprobatrice s’évanouit comme des pas résonnaient dans le couloir adjacent. Tournant la tête, Reivan vit un homme d’âge mûr sortir sur le balcon. Elle s’était attendue que son nom typiquement sennien s’accompagne du physique propre aux hommes de ce peuple : silhouette mince et teint basané. Mais Heshema avait une allure des plus insignifiantes. Si elle avait dû le décrire, Reivan aurait été bien en peine de lui trouver un trait distinctif. Il est moyen en tout, songea-t-elle. Mais s’il cherche des informations pour Nekaun en Ithanie du Nord, c’est un espion, et un espion a tout intérêt à ne pas se faire remarquer. —Très honoré de faire votre connaissance, dit Heshema d’une voix basse et mélodieuse. Comme les Voix lui rendaient son salut dans un murmure, Reivan sourit. Son trait distinctif c’est sa voix. Mais j’imagine qu’il a appris à la moduler en cas de nécessité. — J’ai demandé à Heshema de vous résumer toutes ses découvertes, lança Nekaun. Certains d’entre vous en connaissent déjà une partie, mais vous devriez tous apprendre quelque chose de sa bouche. Il jeta un coup d’œil à Heshema, qui opina. —Je suis arrivé à Jarime à la fin de l’hiver, commença l’espion. Là-bas, le froid incite les gens du peuple à se réunir dans les tavernes pour partager la chaleur d’un feu et échanger des ragots. La plupart des conversations portaient sur la démission d’Auraya. Officiellement, elle serait partie pour s’occuper des Siyee, auxquels une épidémie venait d’infliger de lourdes pertes. » Beaucoup de gens l’admiraient d’avoir sacrifié son immortalité et sa puissance magique pour une si noble cause, mais certains doutaient de la vérité de cette explication et se demandaient si les dieux n’avaient pas plutôt renvoyé Auraya pour la punir d’une erreur ou d’un crime qu’elle aurait commis. La plus probable de ces erreurs était sa sympathie à l’égard des Tisse-Rêves. Elle avait pris ses dispositions pour que ceux-ci travaillent main dans la main avec les guérisseurs circliens, afin de venir en aide aux nécessiteux dans le cadre d’un hospice. Cette décision avait été mal accueillie, surtout par les classes les plus aisées de la population. » D’autres théories évoquaient une liaison avec un Tisse-Rêves, et la possibilité qu’Auraya ait négligé ses devoirs de Blanche dans son empressement à aider les Siyee. Une petite minorité envisageait même qu’elle soit devenue pentadrienne. Les Voix gloussèrent, et Heshema esquissa un sourire. —Certains pensaient qu’Auraya n’avait pas quitté les Blancs du tout, et que c’était une ruse pour nous pousser à les attaquer. Mais les promotions en chaîne au sein du clergé circlien m’ont convaincu du contraire. Seuls les grands prêtres sont susceptibles de devenir Blancs. Apparemment, ce sont leurs dieux qui font le choix final, mais les Blancs s’assurent qu’ils disposent d’un nombre élevé de candidats. Reivan remarqua que l’homme s’exprimait sans aucun scepticisme, et elle trouva cela curieux. —As-tu découvert quoi que ce soit pouvant te faire penser que leurs dieux sont réels ?s’enquit Imenja. Heshema jeta un coup d’œil à Nekaun. —Aucune preuve tangible. —Ce n’est pas ce que je l’ai envoyé chercher, intervint Nekaun. —Non ? (Imenja tourna la tête et sourit à son supérieur.) Bien sûr que non, mais il aurait pu voir quelque chose. (Elle reporta son attention sur Heshema.) Continue. L’homme inclina la tête. —Je doutais que les Blancs acceptent de répondre à mes questions, aussi ai-je cherché d’autres sources d’information. Je me suis fait passer pour un marchand genrien afin de rencontrer Danjin Pique, l’ancien conseiller d’Auraya. Il croit à l’explication officielle. Selon lui, les Siyee ont dérobé le cœur d’Auraya dès la première fois qu’elle a mis les pieds chez eux. Toutefois, je suis certain qu’il dissimulait un secret à propos de son ancienne maîtresse. Quelque chose de personnel, qui semblait l’avoir déçu. —Une aventure amoureuse ? suggéra Genza. Heshema haussa les épaules. —C’est possible. —Tu as dit qu’une rumeur courait au sujet d’une liaison qu’Auraya aurait eue avec un Tisse-Rêves, rappela Vervel. —Oui. Je n’y ai guère accordé de crédit jusqu’à ce que j’interroge les Siyee. J’avais entendu dire que quelques hommes ailés se trouvaient à Jarime : certains en tant qu’ambassadeurs, d’autres pour devenir prêtres circliens. Leur tolérance à l’alcool est remarquablement basse, et les deux initiés auxquels j’ai parlé n’ont été que trop heureux de me raconter toutes les rumeurs qui couraient à Si concernant les derniers mois qu’Auraya a passés là-bas en tant que Blanche. »Elle est retournée à Si pour enquêter sur la présence de vos Serviteurs, mais elle y est restée à cause d’une épidémie qui s’est déclarée au même moment. Lorsqu’elle est arrivée dans le premier village contaminé, un Tisse-Rêves s’y trouvait déjà. Elle le connaissait, et ceux qui les ont vus ensemble affirment qu’il y avait une certaine animosité entre eux – mais qu’ils ont fini par se réconcilier et qu’ils étaient en bons termes lorsqu’Auraya a quitté le village. » Ce qui s’est passé ensuite est un mystère que les Siyee souhaiteraient ardemment résoudre. Le Tisse-Rêves a disparu sans explication, tandis qu’Auraya rentrait à Jarime et démissionnait de sa position de Blanche. Les Siyee pensent que les deux événements sont liés, mais ils ignorent de quelle façon. Quand j’ai suggéré qu’Auraya aurait pu avoir une aventure avec ce Tisse-Rêves, ils m’ont affirmé que ça ne pouvait pas être la raison. —Ça y ressemble pourtant beaucoup, commenta Genza. —Ça ressemble surtout au genre de commérage que susciterait une situation de ce type, la contra Imenja. Aussi ne devons-nous pas sauter aux conclusions. Le Tisse-Rêves est-il revenu à Si après la démission d’Auraya ? —Les initiés auxquels j’ai parlé, m’ont dit qu’ils n’en savaient rien, répondit Heshema. Mais ils étaient choqués par la haine que certains Haniens nourrissent à l’encontre des Tisse-Rêves. Du coup, ils auraient pu décider de garder secret le retour de cet homme. » Pendant que je séjournais à Jarime, la crainte et la méfiance de la population envers les Tisse-Rêves n’ont fait qu’empirer. Leur paranoïa est devenue si forte que peu avant mon départ, une rumeur a commencé à circuler selon laquelle Mirar, le fondateur de l’ordre des Tisse-Rêves, n’aurait pas vraiment péri et serait revenu pour semer le trouble. Shar gloussa. —Si seulement ! Nous pourrions le recruter. —Les Tisse-Rêves abhorrent la violence, lui rappela Imenja. Mais j’imagine qu’un homme possédant ses Talents et son expérience pourrait causer de gros problèmes aux Circliens – s’il était réellement en vie. —Cette rumeur circule également ici, déclara Nekaun. Quelques-uns de mes amis en ont cherché la source, et il semble qu’elle soit apparue au sein même de l’ordre des Tisse-Rêves, simultanément à travers Avven, Dekkar et Mur. —Intéressant, murmura Vervel. —En effet. —Donc, les Blancs ne sont plus que quatre, et un de leurs anciens ennemis est peut-être réapparu, résuma Genza. Pouvons-nous en tirer parti ? —Non. (La voix de Nekaun était ferme et son expression sérieuse.) La rumeur du retour de Mirar n’est que cela : une rumeur. Et nos agents à Jarime nous ont annoncé que la remplaçante d’Auraya avait été nommée hier. Elle s’appelle Ellareen Fileuse. Les autres digérèrent l’information en silence. Puis Vervel se racla la gorge. Il regarda Nekaun et jeta à l’espion un coup d’œil éloquent. Nekaun opina. —Merci, Heshema. Tu peux te retirer. L’homme fit le signe de l’étoile et quitta le balcon. —Bon, dit Vervel quand ses pas se furent éloignés dans le couloir. Si Auraya est toujours l’alliée des Blancs, ils ont désormais l’avantage. —Oui. —Crois-tu qu’ils vont nous envahir ? —Nous ne pouvons pas prendre ce risque. Nous devons trouver un moyen de faire de nouveau pencher la balance en notre faveur, déclara Nekaun. —Dommage que Mirar ne soit pas réellement revenu, soupira Shar. —Même si c’était le cas, un sorcier qui refuse de tuer ne nous serait d’aucune utilité, fit remarquer Imenja. D’autant qu’Auraya, elle, est prête à le faire, comme elle l’a si brillamment démontré pendant la dernière bataille. —Il faut trouver autre chose, l’approuva Nekaun. (Pour une fois qu’il est daccord avec Imenja ! songea Reivan.) Réfléchissez-y soigneusement. Mes espions sont en train de rassembler autant d’informations que possible au sujet de la nouvelle Blanche. Et j’aimerais savoir quels Talents Auraya a conservés. Les Voix et leurs Compagnons acquiescèrent. Au terme d’un silence pensif, Nekaun sourit et tourna brusquement son regard vers Reivan. Un frisson parcourut la jeune femme, qui se sentit rougir. —Et maintenant, passons à autre chose. Dis-nous, Reivan, combien de navires de pillards nos amis élaï ont-ils envoyés par le fond cette semaine ? Chapitre 4 Mirar s’arrêta à l’entrée du pont. Levant les yeux vers la bâtisse sur pilotis à deux étages, il sourit. Il n’avait pas pénétré dans une Maison de Tisse-Rêves depuis un siècle… à moins de compter sa visite à celle de Somrey, du temps où il était Leiard. Les Maisons de Tisse-Rêves avaient disparu des cités d’Ithanie du Nord depuis belle lurette, aussi avait-il été agréablement surpris de découvrir qu’elles existaient encore en Ithanie du Sud. Mirar traversa le pont, s’approcha de la porte et frappa. Il entendit des pas résonner sur un plancher de bois à l’intérieur, puis la porte s’ouvrit et une femme d’âge mûr, en robe de Tisse-Rêves, apparut dans l’encadrement. Mirar hésita, en proie à l’impression que quelque chose clochait. Puis il s’aperçut qu’il n’avait pas entendu le bruit d’un verrou que l’on tire. En Ithanie du Sud, les Tisse-Rêves ne ferment même pas leur porte ! —Salutations. Je suis la Tisse-Rêves Tintel, se présenta la femme en souriant et en ouvrant la porte toute grande. Mirar ne comprit pas ce qu’elle dit ensuite, mais il perçut ses intentions amicales et vit le geste l’invitant à entrer. —Merci. Je suis le Tisse-Rêves Wilar. Il pénétra dans une petite pièce, contre les murs de laquelle s’alignaient proprement maintes paires de sandales. Enlever ses chaussures lorsqu’on se trouvait à l’intérieur était une coutume locale. Au-delà du hall, Mirar entendit résonner de nombreuses voix. Il plongea la main dans son paquetage et en sortit la bourse rebondie que Yuri lui avait donnée. Comme il refusait d’accepter une si grosse somme en paiement de ses services, l’assistant de Rikken lui avait dit d’en faire don à la Maison des Tisse-Rêves locale. —Pour la Maison, dit-il en avvène. Et il tendit la bourse à la femme en espérant que ce serait assez clair. Tintel prit la bourse et regarda à l’intérieur. Elle haussa les sourcils et dit quelque chose. Mirar secoua la tête d’un air désolé. Elle le détailla, perplexe. Puis une lueur de compréhension passa dans ses yeux. —Tu es étranger ? demanda-t-elle en avvène. —Oui. Je viens du nord. —Nous n’avons pas souvent de visiteurs de là-bas. Ça ne me surprend guère, songea Mirar. Il se pencha pour ôter ses chaussures. Quand il eut terminé, Tintel ouvrit une autre porte, révélant une pièce beaucoup plus grande et meublée de longues tables. La plupart des sièges étaient déjà occupés par des Tisse-Rêves. —Nous allions dîner. Joins-toi donc à nous. Mirar suivit son hôtesse. Tintel dit quelque chose d’une voix forte, et tous les convives tournèrent la tête vers Mirar. Devinant qu’elle venait de le présenter, celui-ci toucha son cœur, puis son front et sa bouche. Tout le monde sourit, et quelques personnes répondirent joyeusement, mais aucune ne lui retourna le salut formel des Tisse-Rêves. Tintel le conduisit à une chaise libre, et les conversations reprirent de plus belle. L’atmosphère était très détendue et, même si Mirar ne comprenait pas ce qui se disait autour de lui, il était rassuré par le rire des convives. Des serviteurs apportèrent des bols de ragoût épicé sur lesquels étaient posées des tranches de pain grillé, ainsi qu’une boisson lactée qui, au grand soulagement de Mirar, soulagea sa gorge en feu. Il remarqua que la plupart des Tisse-Rêves présents étaient jeunes. Au fur et à mesure que leur estomac se remplissait, leur conversation se fit plus calme et plus sérieuse. Tintel, qui s’était mise à parler avec les autres une fois le repas servi, reporta son attention sur Mirar. —Que sais-tu des troubles actuels à Jarime, Wilar ? lui demanda-t-elle en avvène. Il se rembrunit. —Je sais que les Circliens sont de plus en plus nombreux à protester contre le… l’hospice. Incapable de trouver un équivalent avvène, il avait utilisé le terme hanien. Tintel grimaça. —C’est bien pire que ça. Certains de nos frères et sœurs ont été agressés et battus à mort. Une Maison de Tisse-Rêves a été brûlée. —Il n’y a pas de… Mirar s’interrompit en comprenant ce qu’elle voulait dire. Il n’y avait plus de Maison de Tisse-Rêves à Jarime, mais il y avait quelques Refuges : les demeures de gens qui sympathisaient avec la cause des Tisse-Rêves et leur offraient le gîte et le couvert. Des gens comme Millo et Tanara Boulanger. Mirar frissonna en pensant au couple qui l’avait hébergé durant son séjour à Jarime. Seuls leurs amis proches savaient que leur maison était un Refuge – jusqu’à ce que je débarque. Puis je suis devenu le conseiller Tisse-Rêves des Blancs, et l’information a pu se propager. J’espère que ce n’est pas leur maison qui a été brûlée. —Je n’étais pas au courant, répondit-il. Ce soir, j’établirai un rêvelien avec des Tisse-Rêves du Nord pour leur demander ce que deviennent mes amis là-bas. —Qu’est-ce qui t’amène à Dekkar ? interrogea un jeune homme. Mirar haussa les épaules. —J’aime voyager. Je voulais voir le Sud. —Pas échapper aux troubles actuels ? Tintel fit claquer sa langue et jeta un regard désapprobateur au jeune homme, mais Mirar sourit. —C’est normal qu’il se pose la question. Je ne me doutais pas que les choses empireraient à ce point, et si rapidement. Je suis content que tout aille bien pour vous ici, mais j’aimerais pouvoir aider mes amis. Autour de la table, les convives opinèrent avec commisération. —C’est vrai qu’ici la vie est belle pour les Tisse-Rêves, déclara un jeune homme. Mirar hocha la tête. —J’ai trouvé les Serviteurs… (il chercha le mot juste)… amicaux. —Ils ne s’y connaissent pas aussi bien que nous en médecine, grimaça une jeune femme. Et ils paient bien. —Les Serviteurs vous laissent les soigner ? s’exclama Mirar. Les Tisse-Rêves acquiescèrent. —J’ai entendu dire que les rêveliens étaient interdits dans le Nord, ajouta la jeune femme. C’est vrai ? —Oui. Comme Mirar la dévisageait, un grand sourire fleurit sur ses lèvres. Les messages subtils qu’envoyaient sa posture et son expression firent accélérer le pouls du visiteur. Ah !cette fille sait ce qu’elle aime chez un homme, et elle n’a pas peur de le montrer, songea-t-il. Il ne serait pas surpris qu’elle vienne le retrouver plus tard. Toute la question était de savoir comment il réagirait le cas échéant. —Les Tisse-Rêves ne communiquent pas du tout mentalement ?s’enquit quelqu’un d’autre. Mirar se tourna vers le jeune homme qui venait de parler. —Si, mais nous nous gardons bien de le dire aux Circliens. Un murmure amusé parcourut la foule des convives. La jeune femme continuait à sourire à Mirar. —Si tu voyages beaucoup, tu n’as pas dû avoir beaucoup d’occasions de communier. On pourrait y remédier ce soir. Elle ne parle pas de communion mentale, songea Mirar. Heureusement, parce que ce serait trop risqué. J’ai beaucoup de choses à cacher…même si, grâce à Emerahl, je peux désormais dissimuler mes pensées. Donc, je devrais pouvoir lire celles d’autrui sans révéler les miennes. Mais pas ce soir. —Merci, mais j’ai davantage besoin de sommeil. Les autres Tisse-Rêves ne parurent pas vexés. Tintel jeta même un regard désapprobateur à la jeune femme, puis adressa une grimace d’excuses à Mirar comme si elle craignait qu’il se sente offensé. —Dardel parle sans réfléchir. Pardonne-lui. Tu peux participer à une communion si tu le souhaites mais, dans le cas contraire, rien ne t’y oblige. Le Nord et le Sud sont ennemis. Tu pourrais détenir des informations qui, si elles venaient à circuler et à atteindre les mauvaises personnes, risqueraient d’envenimer le conflit. Surpris par sa sagacité, Mirar la remercia de la considération dont elle faisait preuve. L’attention générale se détourna de lui, et il tenta de suivre la conversation tandis que les Tisse-Rêves passaient à d’autres sujets, se remettant à parler la langue locale. Enfin, ils se levèrent de table et commencèrent à débarrasser. —Je vais te conduire à ta chambre, offrit Tintel. (Elle l’entraîna dans un couloir et lui fit gravir un escalier assez raide.) Demain soir, si tu es encore là, tu pourras te joindre à nous après le dîner. —Merci, mais je n’aurai peut-être pas grand-chose à raconter. Je ne parle pas très bien l’avvène, et pas du tout le dekkan. —Combien de temps penses-tu rester à Kave ? —Aucune idée. Combien de temps me faudra-t-il pour visiter la cité ? Tintel sourit. —Selon certains, il faut passer au moins une année à Kave pour apprendre à la connaître ; selon d’autres, en une heure on en a fait le tour. Si tu n’as rien d’autre à faire, reste aussi longtemps que tu le voudras. (Elle s’arrêta devant une porte ouverte.) Nous y voilà. Bonne nuit. Mirar la remercia de nouveau, puis entra et referma la porte derrière lui. La pièce était étroite ; pour tout mobilier, elle ne contenait qu’un lit, des étagères et une petite table. Mirar posa son paquetage près des étagères et s’assit au pied du lit. Il était encore un peu tôt pour se coucher, mais il souhaitait désespérément contacter Arleej. Elle saurait ce qui était arrivé à Jarime. Se relevant, il entreprit de se déshabiller. Il n’avait enlevé que son gilet lorsque quelqu’un frappa à la porte. Il alla ouvrir et sourit en découvrant Dardel dans le couloir. La Tisse-Rêves n’était pas spécialement belle mais, comme un certain nombre de femmes dans le même cas, ça ne l’empêchait pas d’être attirante. C’était dû à un intérêt franc et non dissimulé pour le sexe, couplé à un corps dont les courbes généreuses invitaient au plaisir. Impossible de ne pas avoir envie d’une femme qui sait ce qu’elle veut et qui n’a pas peur de le réclamer. Dardel apportait une cuvette et un broc d’eau. —Pour nettoyer la poussière de la route, dit-elle. —Merci. Mirar les prit et se détourna pour rentrer dans sa chambre. —Si tu as besoin d’aide… D’aide ? Pour me laver ? Réprimant un éclat de rire, il pivota de nouveau vers Dardel. Appuyée contre le chambranle, les bras croisés sous son ample poitrine, la jeune femme le regardait avec un sourire entendu. Je dois parler à Arleej, se remémora-t-il. Découvrir si Tanara et Millo Boulanger sont sains et saufs. —Ça va aller, répondit-il. Le sourire de Dardel se flétrit légèrement. —Très bien, on se verra demain, dit-elle sur le ton d’une promesse en s’écartant de la porte. Dors bien. Comme le pêne cliquetait dans son dos, Mirar prit une grande inspiration et la relâcha lentement. Comment puis-je m’intéresser à cette femme alors que… ? Non. Comment puis-je me poser une question si stupide ? Je suis vivant. J’aime le sexe. Leiard a disparu ; il ne peut plus m’arrêter. Pourquoi repousserais-je cette femme à cause d’Auraya ? Pourtant, il venait de le faire. Il n’était pas si fatigué que ça, et il aurait pu contacter Arleej plus tard : ça n’aurait rien changé au sort des Boulanger. C’est idiot, se morigéna-t-il. J’aime Auraya, et je serais prêt à renoncer à toutes les autres femmes pour elle, mais je ne peux pas l’avoir. Je ne suis même pas certain qu’elle m’aime en retour. Et elle a eu au moins un autre amant que moi. Alors, pourquoi ne pourrais-je pas m’amuser aussi ? Il secoua la tête. À cause de la prostituée avec laquelle elle m’a vu après la bataille. Sur le coup, ça me paraissait justifié, mais je sais que ça lui a fait du mal. Je ne veux plus courir ce genre de risque à l’avenir. Si nous réussissons à nous retrouver sans que les dieux tuent l’un de nous —ou les deux ! –, ce serait trop bête de m’apercevoir que j’ai de nouveau tout gâché. Emerahl s’attendait qu’Auraya se révèle une élève difficile. Une ancienne Blanche devait forcément être gonflée de sa propre importance, incapable d’accepter des ordres – surtout si cette ancienne Blanche se doublait d’une Indomptée. Mais la jeune femme suivait les instructions de son professeur sans se plaindre, et ne posait que des questions sensées. Je devrais être soulagée, et ça ne réussit qu’à m’irriter. La tentation de mettre la tolérance d’Auraya à l’épreuve en lui demandant de faire quelque chose de ridicule et d’humiliant était de plus en plus forte, et cela aussi perturbait Emerahl. Elle n’aimait pas se rendre compte qu’elle pouvait être si tyrannique. Auraya était assise en tailleur sur le lit autrefois occupé par Mirar. Elle avait les yeux fermés et les mains posées dans son giron, sur sa tunique blanche. Un anneau de prêtresse ceignait son doigt ; son circ pendait sur un paravent non loin de là. Jamais Emerahl n’aurait pensé enseigner à une prêtresse circlienne, et encore moins à une ancienne Blanche. Lui apprendre à dissimuler ses pensées aux dieux était chargé d’une ironie qui n’échappait pas à Emerahl. Auraya était séduisante ; Emerahl ne pouvait pas le nier. Physiquement, la jeune femme n’aurait pas pu être plus différente de son professeur. Elle avait un visage étroit et anguleux, là où celui d’Emerahl était large, avec des traits plus doux. Elle était grande et mince, alors qu’Emerahl était plutôt petite et voluptueuse. Elle avait des cheveux bruns lisses et brillants, tandis que ceux d’Emerahl étaient roux et bouclés. Si c’est ce qui plaît à Mirar…, songea-t-elle. Elle faillit éclater de rire. Suis-je jalouse ? Est-ce pour ça qu’Auraya m’agace ? Elle réprima un soupir. J’ai passé de bons moments avec Mirar, et nous avons couché ensemble, mais je n’ai jamais été amoureuse de lui. Pas de la façon dont les gens normaux tombent amoureux l’un de l’autre et se mettent en couple. Je n’ai jamais été jalouse de ses autres maîtresses. Nous sommes juste amis. Alors, pourquoi ce ressentiment ? Peut-être était-ce juste un réflexe de protection. Mirar avait sauvé Emerahl plus d’une fois. Recommencerait-il, s’il devait pour cela choisir entre elle et Auraya ? C’est certainement elle qu’il choisirait. Et ensuite, elle le tuerait. Elle continue de servir les dieux. C’est de la folie. Pourquoi suis-je ici, en train de prendre des risques pareils ? Parce que Mirar le lui avait demandé, et parce que les Jumeaux avaient approuvé. Auraya était capable de devenir immortelle. Elle ne ferait peut-être jamais le dernier pas de peur que les dieux la rejettent, mais il y avait une chance que quelque chose – ou quelqu’un – la fasse changer d’avis. Si elle devenait une alliée, cela en aurait valu la peine. Donc, mieux vaudrait que j’évite de m’en faire une ennemie, conclut Emerahl. La respiration d’Auraya était lente et régulière depuis un moment. La jeune femme avait surpris Emerahl en lui révélant qu’elle savait se plonger dans une transe onirique : se mettre délibérément dans l’état mental requis pour établir un rêvelien avec quelqu’un – même si elle avait admis qu’elle trouvait parfois cela difficile. Toutes les formes de communion étaient interdites aux Circliens, mais Auraya jugeait cette loi obsolète et contre-productive. Leiard et elle s’étaient souvent retrouvés dans des rêveliens pendant leur liaison. Fermant les yeux, Emerahl ralentit sa propre respiration et guida peu à peu son esprit vers une transe onirique. Lorsqu’elle fut prête, elle appela Auraya. —Jade ? répondit la jeune femme. —Oui, c’est moi. Emerahl perçut le soulagement de son élève, et devina que c’était parce qu’elle avait réussi à se plonger dans la transe onirique. —Durant un rêvelien, nous pouvons communiquer, mais seulement si nous sommes toutes les deux en transe, ou en train de rêver dans notre sommeil. Je vais t’apprendre à te projeter vers un esprit conscient. Tu ne pourras pas communiquer avec lui, mais tu pourras voir dans ses pensées. —Donc, les Indomptés peuvent lire dans les pensées d’autrui ? —Oui, à condition d’être en transe. Ce qui nécessite de la concentration, de l’entraînement et de l’endurance. Au début, les pensées que tu captes sont souvent incompréhensibles mais, petit à petit, tu apprends à les déchijfrer. Nous appelons ça « écouter les esprits ». —Cette leçon n’a pas pour but de m’apprendre à dissimuler mes pensées ? —Non, mais elle t’aidera à appréhender des concepts similaires. Projette ton esprit vers la gauche. Nous trouver à Si est à la fois un avantage et un inconvénient. Il y a moins d’esprits à sonder, mais leur isolement les rend plus faciles à repérer. Il fallut plusieurs minutes à Auraya pour capter quelque chose. —Je sens… un Siyee. Il est en train de chasser. —Bien. Je le sens aussi. Comme tu peux le constater, ses pensées ne sont pas aussi ordonnées que des phrases. Elles se présentent par bribes, faites d’images autant que de mots. —Oui. Ça ressemble beaucoup à la télépathie. Emerahl éprouva une bouffée d’irritation. Comment ai-je pu oublier qu’elle lisait dans les esprits du temps où elle était une Blanche ? Elle sait déjà comment ça fonctionne. —Cherche un autre esprit. Auraya ne se tut qu’un instant avant d’annoncer : —Je vois Tyve. Il s’approche de la cascade. Il m’apporte un message. Je… Le lien se brisa comme la concentration de la jeune femme défaillait. Emerahl émergea de sa transe onirique et ne fut pas surprise de voir son élève se lever du lit d’en face. —Reste ici, lui ordonna-t-elle dans un murmure. Tu ne dois pas quitter le vide. S’il veut te parler, Tyve devra entrer. Auraya se rassit et leva les yeux vers Emerahl. —N’oublie pas de faire semblant d’être malade, répliqua-t-elle. Une nouvelle bouffée d’irritation assaillit Emerahl. Elle s’allongea et tira une couverture sous son menton. Des pas résonnèrent dans le tunnel. Tournant la tête, Emerahl vit un jeune Siyee pénétrer dans la caverne. —Tyve, le salua Auraya en se levant. Entre. Qu’est-ce qui t’amène ? Le regard du jeune homme se posa sur Emerahl. —J’ai un message pour vous. Auraya lui fit signe d’approcher, et il obtempéra. Il sourit à Emerahl. —Comment allez-vous, Jade ? Vous vous sentez mieux ? —Oui. Grâce à Auraya. Tyve rejoignit la jeune femme et lui murmura quelque chose. Auraya regarda son anneau de prêtresse, haussa les épaules et répondit à voix tout aussi basse. De quoi discutaient-ils, pour ne pas vouloir qu’Emerahl les entende ? se demanda celle-ci. Auraya reprit une voix normale pour remercier Tyve. —Dis à l’oratrice Sirri que je dois rester pour veiller sur Jade, mais que je reviendrai bientôt. Vole droit, vole vite. Le jeune homme acquiesça, fit ses adieux à Emerahl et sortit précipitamment. Quand le bruit de ses pas se fut estompé, Emerahl leva les yeux vers Auraya, qui avait les sourcils froncés. —Qu’avait-il à te dire ? Auraya soupira et se rassit. —Sirri est surprise que je ne me sois pas contentée de te guérir et de rentrer à l’Ouvert. —À ton avis, de combien de temps disposons-nous avant que les Siyee commencent à soupçonner quelque chose ? La jeune femme haussa les épaules. —Une semaine. Nous pourrons leur donner des excuses un petit moment, mais s’il se passe quelque chose qui nécessite ma présence et que je refuse de quitter cet endroit… —Notre couverture sera foutue comme une catin défraîchie, acheva Emerahl. Amusée, Auraya secoua la tête, puis redevint sérieuse. —Si les dieux nous observaient à travers les yeux de Tyve, ils nous auront vues toutes les deux quand il est entré dans la caverne. Et ils auront été éjectés de son esprit quand il a traversé le vide. Emerahl acquiesça. —Oui. Je suppose que tu aurais pu les empêcher de découvrir le vide en parlant à Tyve depuis le bord de celui-ci, mais ils nous auraient quand même vues toutes les deux, et le fait de ne pas pouvoir lire nos pensées aurait éveillé leurs soupçons. —Si ça se trouve, ils ne nous observaient pas. —Tu crois ? —Comment pourrais-je le savoir ? Ils ne m’ont pas rendu visite depuis des mois, mais ça ne signifie pas qu’ils aient cessé de me surveiller. (Les lèvres pincées, Auraya dévisagea Emerahl.) On reprend là où on a été interrompues ? Tant de détermination fit glousser Emerahl. —Commençons d’abord par déjeuner. Chapitre 5 Elia se tenait devant la fenêtre lorsque Danjin entra. Le vieil homme réprima un frisson et tenta de ne pas penser à la hauteur vertigineuse qui le séparait du sol, loin, très loin en contrebas. La nouvelle Blanche recula d’un pas et pivota vers son visiteur. Il y avait quelque chose de bizarre dans son expression, et ce fut avec des yeux légèrement écarquillés qu’elle croisa le regard de Danjin. Elle eut un sourire grimaçant et, soudain, le vieil homme comprit de quoi il s’agissait. Il éprouva une bouffée de sympathie pour sa maîtresse. Elle aussi avait le vertige. Le vide ne la terrifiait probablement pas autant que lui, mais il la perturbait quand même. —Merci d’être venu immédiatement, dit-elle en lui désignant une chaise. Danjin s’assit. —Inutile de me remercier. Ça fait partie de mon travail. Ella eut un sourire plus détendu cette fois. —Ce n’est pas une raison pour me montrer malpolie. —En quoi puis-je vous aider ?s’enquit Danjin. Le sourire de la jeune femme s’estompa. —Aujourd’hui, les autres Blancs et moi nous sommes réunis à l’Autel, et Juran m’a confié ma première mission. Une mission de portée restreinte, mais qui s’annonce difficile. J’aimerais avoir ton avis sur la meilleure façon de m’y prendre. (Elle se rembrunit.) Je dois empêcher le peuple d’attaquer l’hospice et les Tisse-Rêves. Danjin acquiesça lentement. —Il est logique que cette tâche vous échoie. Vous avez travaillé à l’hospice, et vous avez déjà eu affaire aux Tisse-Rêves comme aux manifestants. —Selon Juran, les attaques contre l’hospice ont diminué depuis mon Élection, rapporta Ella, mais celles contre les Tisse-Rêves ont augmenté. Danjin opina. —En choisissant une guérisseuse de l’hospice, les dieux ont signifié à leurs fidèles qu’ils approuvaient cet établissement. —Je doute que ce soit la seule raison de leur choix : sans quoi, mon utilité prendrait fin en même temps que les manifestations, le contra Ella, piquée au vif. —Bien entendu. (Danjin sourit.) Mais c’est exactement le genre de conclusion que peuvent tirer les gens ordinaires. —Certains d’entre eux auraient-ils tiré la conclusion que mon Election justifie un regain de violence à l’encontre des Tisse-Rêves ? —Je ne pense pas. À mon avis, d’autres facteurs sont à l’œuvre, même si je ne peux pas vous dire lesquels. C’est ce que nous devrons nous efforcer de découvrir. —Qu’est-ce qui peut bien pousser ces gens à s’attaquer aux Tisse-Rêves bien que ce soit considéré comme un crime ? Se soucient-ils le moins du monde de nous et de nos lois ? La jeune femme semblait bouleversée, mais Danjin ne savait pas si c’était à cause du préjudice subi par les Tisse-Rêves ou des infractions commises envers la loi. —Il y aura toujours des gens qui se croiront plus malins que ceux qui les gouvernent, qui penseront que les lois ne s’appliquent pas à eux, ou qui déformeront les paroles des Blancs pour leur faire dire ce qui les arrange, de sorte qu’en faisant ce qu’ils désirent ils croiront servir le véritable dessein des dieux. Ella soupira et détourna les yeux, l’air frustrée. Suivant la direction de son regard, Danjin fut surpris de découvrir un fuseau et un panier rempli de laine sur une petite table basse. C’est elle qui a fait ça ? À en juger par son expression, je dirais que oui. Filer la laine était une tâche bien terre à terre pour une Élue des dieux ; pourtant, Ella semblait y aspirer plus que tout en cet instant. Peut-être était-ce un lien avec son passé, une activité qui lui permettait de garder la tête froide face à la célébrité, au pouvoir et aux responsabilités apportés par sa nouvelle position. Elle reporta son attention sur Danjin, l’air soudain déterminée. —Que me conseilles-tu de faire pour mettre un terme à ces agressions ? Le vieil homme réfléchit. —D’abord, il faut comprendre à qui vous avez affaire. Si ces gens ont toujours détesté les Tisse-Rêves, pourquoi se mettent-ils à les attaquer maintenant ? —À cause de la démission d’Auraya ? suggéra Ella. Peut-être pensent-ils que c’est la faute des Tisse-Rêves. —J’en doute. (Danjin dévisagea attentivement la jeune femme.) Je ne vois pas de rapport avec la démission d’Auraya, même si cela ne signifie nullement que les gens n’en feront pas un. Avez-vous vu quelque chose de semblable dans leur esprit ? Ella fronça les sourcils. —Je devrais me rendre à l’hospice et tenter de lire les pensées des manifestants. —Ça ne vous aidera pas nécessairement. Vous devez lire les pensées de ceux qui provoquent les manifestations ou envisagent de tuer des Tisse-Rêves. Et comme les capacités télépathiques des Blancs sont bien connues, je doute que ces personnes se mêlent à la foule qui assiège l’hospice. —Alors, comment puis-je les trouver ? —Elles doivent bien passer aux abords de l’hospice de temps à autre pour vérifier l’avancement des choses, ou envoyer des émissaires reconnaître les lieux en quête de futures victimes, raisonna Danjin. Si vous montiez la garde dissimulée à leur vue, peut-être pourriez-vous les surprendre. Ella acquiesça lentement. —Oui, mais… ça va prendre un temps fou. (Elle soupira.) Je regrette que les prêtres ordinaires ne puissent pas lire dans les esprits. Nous débusquerions les conspirateurs beaucoup plus vite si nous étions plus nombreux à les chercher. —Si la télépathie était un Don accessible aux prêtres, elle serait également accessible aux non-Circliens et pourrait être utilisée à des fins malveillantes, fit remarquer Danjin. Ella lui jeta un regard approbateur. —En effet. Tu as raison. D’autres conseils à me donner ? —Oui. La prison de Jarime abrite en ce moment un homme qui a tué un Tisse-Rêves le mois dernier. Je crois que Dyara a lu dans ses pensées pour confirmer sa culpabilité. Si vous faisiez de même, cela vous permettrait peut-être de repérer plus facilement l’esprit d’un assassin au milieu d’une foule. Ella écarquilla les yeux. —Lire les pensées d’un assassin ? Je… Je n’avais pas pensé à ça. —Voulez-vous que je vous accompagne ?offrit Danjin. —Ça ne te dérangerait pas ? Ça risque d’être déplaisant. —J’ai déjà accompagné Auraya lors d’une visite similaire. Ella haussa les sourcils. —Pourquoi Auraya s’est-elle rendue à la prison ? —Un Tisse-Rêves était accusé de manipuler les songes de quelqu’un. Pendant que Danjin lui racontait toute l’affaire, Ella l’observa sans ciller. Surpris par le vif intérêt qu’elle manifestait pour son histoire, le vieil homme envisagea et rejeta la possibilité que ce soit parce qu’un Tisse-Rêves en était l’un des protagonistes. Non, songea-t-il. Elle est pleine de curiosité envers Auraya. —Elle a conclu qu’il était innocent, acheva-t-il. Ella se redressa brusquement, comme si elle s’arrachait à une transe. —Peux-tu prendre les dispositions nécessaires pour que je rende visite à cet homme ? —Bien entendu, acquiesça Danjin. Voulez-vous que je m’en occupe maintenant ? —S’il te plaît. Ella se leva et se frotta les mains. Danjin l’imita et la suivit jusqu’à la porte. —Quel moment vous conviendrait le mieux ? La jeune femme réfléchit. —Demain matin ? —Je verrai ce que je peux faire. (Danjin fit le signe du cercle.) Bonne journée, Ellareen des Blancs. Il sortit de ses appartements. Tout en descendant l’escalier, il repensa à l’intérêt que sa nouvelle maîtresse avait manifesté envers l’ancienne. Ce n’était pas seulement de la curiosité. De la jalousie, peut-être ? Mais qu’a-t-elle à lui envier ? Désormais, elle possède tout ce que possédait Auraya… à l’exception de son Don de vol. Se remémorant le malaise d’Ella face au vide, Danjin sourit. Et je doute qu’elle le convoite. Si ce n’était pas de la jalousie, qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Il avait vu Ella froncer les sourcils. Sûrement pas pour manifester sa désapprobation : quelle raison aurait-elle eue de désapprouver les actions d’Auraya ? Danjin secoua la tête. Je gamberge beaucoup trop. Si je commence à échafauder ce genre de suppositions, je vais finir comme les pires commères de Jarime, celles qui colportent et amplifient la moindre rumeur de scandale concernant Auraya. Ellareen était juste curieuse au sujet de celle qui l’avait précédée, voilà tout. —C’est tout ? s’exclama Auraya, incrédule. Jade sourit, ses yeux verts pétillant d’amusement. —À quoi t’attendais-tu ? —Je pensais que tu m’apprendrais à dissimuler mes pensées de la même façon que Mirar m’a appris à soigner – à travers un lien mental, avoua la jeune femme. Jade éclata de rire. —Par définition, il n’est pas possible de voir à l’intérieur d’un esprit fermé. Donc, je ne peux pas te montrer comment je fais pour dissimuler mes pensées. —Alors, il faut que je me débrouille seule ? (Auraya fronça les sourcils.) Personne ne peut m’aider ? Dans ce cas, pourquoi suis-je ici ? —Parce que tu as besoin de quelqu’un pour tenter de percevoir tes pensées et te dire si elles sont masquées ou pas. —D’accord. Mais tu ne peux lire mes pensées que quand tu écoutes mon esprit. As-tu l’intention de passer toute la semaine à venir en transe onirique ? —Tous les immortels sont capables de percevoir les émotions d’autrui, révéla Jade. Quand je ne sentirai plus les tiennes, je tenterai d’écouter ton esprit. C’était une information intéressante. Ainsi, Mirar aussi percevait les émotions des gens qui l’entouraient. Il n’avait pas pu percevoir les siennes du temps où Auraya était une Blanche mais, à présent, il le pourrait— tandis que la jeune femme ne pourrait plus lire dans ses pensées. La situation s’est complètement renversée. Dans le fond, je préfère qu’il ne soit pas là, songea Auraya. —Allez, on reprend, dit Jade. Imagine-toi tirer un voile par-dessus ton esprit. Tu peux voir à l’extérieur, mais personne ne peut voir à l’intérieur. Auraya essaya. Elle se représenta un voile, deux voiles, dix voiles et même un gros sac de jute enfoncé sur sa tête, mais, malgré tous ses efforts, Jade continuait à percevoir ses émotions. Bientôt, sa frustration eut atteint un tel niveau que même un mortel dépourvu de Don aurait pu la sentir. Plusieurs heures s’écoulèrent, improductives. Finalement, Jade soupira et reposa le panier qu’elle était en train de tresser. —Ça suffira pour aujourd’hui. Il se fait tard. Dors un peu. Sa désinvolture bourrue fit sourire Auraya. Allongée sur son lit, la jeune femme écouta Jade se diriger vers le fond de la caverne et fouiller parmi leurs provisions. Un moment, l’inquiétude l’empêcha de s’endormir. Tyve lui avait dit que les prêtres de l’Ouvert avaient essayé de la contacter par l’inter-médiaire de son anneau de prêtresse, et qu’ils n’y étaient pas arrivés. Elle avait expliqué au jeune Siyee que son anneau fonctionnait mal, mais sans lui préciser que le vide en était la cause. Je ne peux qu’espérer qu’aucun des Blancs ne tentera de communiquer avec moi, songea-t-elle. Plus tôt je pourrai partir d’ici, mieux ça vaudra. Un voile jeté sur mon esprit, hein ? On décrit parfois le sommeil en ces termes. La dissimulation de pensées serait-elle apparentée à l’endormissement ? Auraya ferma les yeux et laissa son esprit vagabonder. Lentement, elle se détendit et sentit le bouillonnement de ses pensées s’apaiser. Je suis plus fatiguée que je le pensais. C’est bon de me reposer. —Auraya ? La voix la ramena vers la conscience. Un instant, la jeune femme en fut agacée. Puis elle se rendit compte qu’elle connaissait cette voix. —Mirar ? Il y eut une pause. —Comment t’en sors-tu ? —Un rêvelien ?s’étonna Auraya. Comment est-ce possible ? Mon anneau de prêtresse ne fonctionne pas dans le vide. —Je l’ignore. Mais j’imagine que ton anneau doit avoir besoin d’un courant de magie ininterrompu entre lui et ton interlocuteur. À moins que son fonctionnement repose sur ta connexion avec les dieux. —Si je comprends bien, les rêveliens et le fait d’écouter les esprits ne nécessitent pas de courant de magie ininterrompu ? —Non. Alors, comment t’en sors-tu ? —Si tu parles de mon apprentissage de la dissimulation de pensées, pas bien du tout. Je ne vois vraiment pas comment j’y arriverais toute seule en quelques jours. (Auraya sentit sa frustration se muer en colère.) Tu te rends compte du risque que tu m’as forcée à prendre ?de la position dans laquelle tu m’as mise ? Les dieux mont autorisée à démissionner et à rester une prêtresse à condition que je ne m’oppose pas à leurs desseins ni ne m’allie avec leurs ennemis. Et il est très clair qu’ils te considèrent comme l’un d’eux. J’aurais dû repartir dès que j’ai découvert que Jade était ton amie, même si ça signifiait que les dieux allaient la découvrir – même si ça signifiait qu’ils allaient te découvrir aussi. —Mais tu ne l’as pas fait. —Non. Vous avez tous les deux abusé de moi. Vous me forcez à apprendre la dissimulation de pensées pour votre propre protection. —Nous te forçons à apprendre quelque chose qui pourrait te sauver la vie un jour. —Ou me faire tuer. —Donc, tu crois que les dieux te tueront s’ils ne peuvent plus lire dans tes pensées ? Auraya réfléchit. La colère et la fatigue lui faisaient tenir des propos illogiques. —Non. Ça rendra juste nos rapports encore plus compliqués qu’ils le sont déjà. Est-ce ta façon de te venger ? Es-tu en train de me punir, ou d’essayer de me forcer à me détourner des dieux ? —Ni l’un ni l’autre, la détrompa Mirar. J’essaie seulement de t’aider en t’apprenant un moyen de te protéger. Je veux que tu réalises ton potentiel, parce que tu le mérites. Tu es déjà une puissante sorcière, et tu pourrais devenir une immortelle. Cela ne te fait-il pas envie ? Auraya sentit un frisson la parcourir. —Bien sûr que ça me fait envie. Mais pas au point de tourner le dos aux dieux. Je ne veux pas devenir immortelle si ça signifie devenir une Indomptée – être traquée et haïe par le Cercle. La jeune femme sentit sa colère s’intensifier – mais cette fois, elle était dirigée contre les dieux. Pourquoi devrais-je en arriver là ? Pourquoi ne puis-je pas être immortelle et les vénérer quand même ? Pourquoi veulent-ils m’empêcher de réaliser mon potentiel alors que je ne les menace en rien ? Chaia le lui autoriserait peut-être, mais Huan… jamais. Elle exigeait une dévotion aveugle de la part de ses fidèles. J’ai déjà perdu sa considération en prouvant que j’en étais indigne. Mais peut-être finira-t-elle par me pardonner. Jusque-là, mieux vaudrait ne pas lui donner de raison supplémentaire de se méfier de moi. —D’après Jade, quand tu m’as enseigné ton Don de guérison, tu m’en as suffisamment appris pour que je puisse découvrir le secret de l’immortalité par moi-même, dit-elle à Mirar. Un jour, peut-être, je serai en position d’essayer sans offenser les dieux. Mais pour l’instant, ça ne me servirait à rien. Ce que vous appelez « immortalité » ne l’est pas vraiment. Vous pouvez quand même être tués. Et si je défie de nouveau les dieux, je le serai. Mirar observa un long silence avant de répondre. —La rancune des dieux peut durer très longtemps, Auraya. Ils n’ont pas besoin d’utiliser la magie pour te tuer : ils peuvent laisser l’âge s’en charger à leur place. Et dis-toi une chose : si j’avais pensé que ton immortalité potentielle était la seule raison pour laquelle ils risquaient de te tuer, jamais je n’aurais pris le risque de t’enseigner mon Don de guérison. Sur ces mots, il s’évanouit. Chapitre 6 Les gens âgés sont censés être prudents, songea Ranaan en suivant le Tisse-Rêves Fareeh dans la ruelle obscure. En principe, ce sont les jeunes qui se précipitent tête baissée vers le danger. Alors, qu’est-ce qui cloche chez nous ? Pourquoi mon professeur est-il prêt à prendre des risques tandis que je suis mort de trouille ? Les deux hommes atteignirent le bout de la ruelle, et Fareeh s’arrêta contre le bâtiment qui faisait l’angle pour jeter un coup d’œil dans la rue perpendiculaire. Parce que je suis un lâche, et pas Fareeh, répondit Ranaan à sa propre question. Évidemment, c’est facile pour lui. Il est costaud et Doué. Moi, je suis un pauvre freluquet et, en six mois, je n’ai pas réussi à apprendre assez de magie pour me défendre contre une attaque de flèmouches. Fareeh s’avança dans la rue. Ranaan prit une grande inspiration et se força à le suivre. Ils marchaient d’un pas décidé, mais en restant dans l’ombre autant que possible. Dans cette partie de la ville, les seules lampes allumées étaient celles entretenues par les occupants des maisons. La lune, en revanche, était ronde et brillante. Ranaan jeta un coup d’œil à son professeur. L’assurance tranquille de Fareeh réconfortait les patients de l’hospice. Il était tout ce que les gens aimaient chez les Tisse-Rêves : robuste, calme, instruit et patient. Malgré le danger, il se donnait quand même la peine de rendre visite aux malades qui ne pouvaient pas se déplacer, parce que c’était quelqu’un de bien. Mais j’aurais préféré qu’il ne m’oblige pas à l’accompagner. Ranaan grimaça. Moi, je ne suis pas quelqu’un de bien. Je suis un lâche qui préférerait laisser mourir un patient plutôt que prendre le risque de recevoir une raclée. Je ne mérite pas un si bon professeur. Une porte s’ouvrit un peu plus loin dans la rue. Le cœur de Ranaan se mit à battre la chamade comme trois hommes sortaient, riant à gorge déployée. Fareeh ne ralentit même pas. Il les contourna, et Ranaan l’imita. Ce fut les jambes tremblantes que le jeune homme continua à suivre son professeur. Il dressait l’oreille, guettant des bruits de poursuite. Il entendait bien des pas derrière lui, mais de plus en plus étouffés. Était-ce parce que les hommes faisaient un effort pour être discrets ? Ranaan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Ils s’éloignaient dans la direction opposée. —On y est presque, murmura Fareeh. Ranaan reporta son attention sur son professeur et surprit un sourire entendu. Il sentit son visage s’empourprer et ne répondit pas. Ils tournèrent dans une venelle. Fareeh s’arrêta pour conjurer une étincelle afin de déchiffrer les indications gribouillées sur un morceau de papier. Il hocha la tête, éteignit sa lumière et poursuivit son chemin. La venelle contournait un bâtiment en saillie et s’achevait brutalement. Fareeh ralentit et regarda autour de lui. —Ils m’ont dit qu’ils laisseraient une lampe allumée à la… Le claquement d’une porte couvrit la fin de sa phrase. Des bruits de pas résonnèrent derrière les deux hommes. Ranaan se retourna, le cœur battant à tout rompre. Il compta huit, peut-être neuf silhouettes qui se déployaient pour les encercler. —Que fais-tu ici, Tisse-Rêves ? L’accent était typique des quartiers pauvres, mais quelque chose dans la voix de l’homme sonnait de façon peu naturelle aux oreilles de Ranaan. Fareeh jeta un rapide coup d’œil aux fenêtres de la bâtisse en saillie. —Je me suis trompé d’endroit, répondit-il calmement. Les indications qu’on m’a fournies semblent erronées. —Et comment !ricana quelqu’un d’autre. Ranaan détailla l’homme qui venait de parler. Sa voix haut perchée ne collait pas avec sa stature de brute. —Nous n’allons pas vous déranger plus longtemps, dit Fareeh. Il fit un pas pour passer entre deux des hommes, puis s’arrêta net comme ceux-ci se rapprochaient pour lui barrer le chemin. Ranaan réprima un grognement de consternation et de frayeur. Ses jambes tremblaient, et il avait la nausée. Il se demanda si son cœur pouvait battre encore plus vite. Si oui, il risquait de bondir hors de sa gorge. Une étincelle apparut dans la paume de Fareeh. Quand elle s’intensifia, Ranaan put voir autre chose que le visage des hommes qui les encerclaient, et sa bouche s’assécha comme il comprenait pourquoi leur accent des quartiers pauvres lui avait paru bizarre. Il ne s’agissait pas d’un gang des rues. L’accent de ces hommes était faux. Bien que très simples, leurs vêtements étaient de bonne confection, et leur sourire grimaçant révélait une dentition sans défauts. Celui qui avait la voix aiguë n’était pas musclé, mais gras comme les gens qui ont les moyens de manger trop riche et de ne pas s’agiter beaucoup. Un blond aux cheveux impeccablement coupés fit un pas en avant. —Tu as raison, dit-il. Vous ne nous dérangerez plus jamais. Alors, un champ de magie déforma la venelle aux yeux de Ranaan. Le jeune homme entendit Fareeh lui ordonner de rester à l’abri du bouclier. Il se blottit contre son professeur tandis que les attaques pleuvaient de tous côtés. Ils sont tous Doués. Comment est-ce possible ? Les riches paient-ils une formation magique à ceux de leurs fils qui n’intègrent pas le clergé ? Fareeh poussa un grognement coléreux. Passant un bras dans son dos, il agrippa le poignet de Ranaan et le tira devant lui. —Je vais les retenir, lui chuchota-t-il à l’oreille. Toi, file à l’hospice. Va chercher de l’aide. Ranaan tituba comme son professeur le repoussait d’une bourrade. Il vit les inconnus pivoter pour l’attaquer, et la terreur le submergea, lui donnant des ailes. Il s’élança. Aucun obstacle ne lui barra le chemin ; personne ne sortit de l’ombre pour l’intercepter. Arrivé au bout de la venelle, il se jeta dans la rue adjacente et continua à courir. Un peu plus loin, il se rendit compte qu’il n’était pas poursuivi, et sa panique retomba. Il ralentit. Alors, son esprit se remit à fonctionner, et deux choses lui apparurent : Fareeh ne l’aurait pas envoyé chercher de l’aide s’il avait pensé pouvoir s’en sortir seul. Il devait être en position de faiblesse. Evidemment qu’il est en position de faiblesse ! Ces types étaient au moins huit ! Mais l’hospice se trouvait encore à plusieurs rues de là. Fareeh ne pourrait pas tenir huit sorciers à distance assez longtemps pour que son élève ramène des renforts. Je devrais rebrousser chemin et aller l’aider, songea le jeune homme. Et aussitôt : Ne sois pas stupide. Que pourrais-tu faire ? Leur réciter des recettes de potions cicatrisantes ? L’indécision le paralysait. Soudain, il entendit des voix derrière lui. Des rires triomphants. Il reconnut la voix haut perchée du gros lard et frissonna. Se rendant compte qu’il se tenait en plein milieu du rond de lumière projeté par une lampe, Ranaan fit volte-face et chercha une cachette du regard. La plus proche était le renfoncement d’une porte cochère. Il s’y précipita et, tremblant de tous ses membres, se plaqua contre le battant. Les voix se firent plus fortes. Les mots « facile », « pathétique » et « beau boulot » lui parvinrent. Puis un des hommes ordonna aux autres de la fermer. Ils se turent quelques instants. Au terme d’une rapide discussion à voix basse, des bruits de pas se dirigèrent vers la cachette de Ranaan. Le jeune homme retint son souffle. —Dépêchez-vous ! Les pas se changèrent en course. Deux hommes dépassèrent Ranaan sans lui prêter la moindre attention et disparurent au coin de la rue, tandis que leurs compagnons se séparaient et partaient dans d’autres directions. Ranaan tendit l’oreille pour écouter les bruits de la rue : le frottement qu’il espérait être produit par les pattes de petits animaux, les éclats de voix étouffés provenant de la maison voisine dont les occupants devaient se disputer, le goutte-à-goutte d’une canalisation qui fuyait… En lui, la prudence et la peur le disputaient au besoin de découvrir ce qu’il était advenu de Fareeh. Lorsqu’il fut enfin certain que les agresseurs se trouvaient loin, Ranaan émergea de sa cachette, rasa le mur jusqu’au coin de la venelle et jeta un coup d’œil de l’autre côté. Il faisait trop sombre là-dedans pour qu’il soit certain que personne ne l’attendait. Le cœur battant la chamade, il se força à avancer. Sa respiration lui paraissait surnaturellement bruyante. Il atteignit la bâtisse en saillie et se tordit le cou pour regarder de l’autre côté. Malgré l’obscurité, il distingua une masse sur le sol – une silhouette d’homme prostré. Fareeh… Ranaan déglutit avec difficulté et, lentement, se dirigea vers l’homme immobile. Celui-ci portait un gilet de Tisse-Rêves. Lorsque Ranaan l’atteignit, ses bottes émirent un son mouillé. L’apprenti baissa les yeux et vit que la chaussée brillait faiblement. Puis une odeur cuivrée parvint à ses narines. Il n’eut pas de mal à l’identifier. Oubliant que les agresseurs pouvaient revenir, il se concentra et parvint à produire une étincelle. La vision du regard fixe de Fareeh et de la mare de sang qui grandissait sous l’arrière de son crâne le choqua si fort que sa lumière s’éteignit, et que son souffle s’étrangla dans sa gorge. —Non, haleta-t-il en regardant le visage de son professeur défunt. Pas Fareeh. C’est impossible. À cet instant, une main se posa sur son épaule. Ranaan sursauta et fit volte-face, de nouveau submergé par la terreur. Un homme recula. Ranaan ne l’avait pas entendu approcher ; il n’avait même pas remarqué la lumière de l’étincelle qui planait au-dessus de sa paume. Mais son visage n’était pas celui d’un des agresseurs. C’était un visage inconnu, à l’expression compatissante. L’homme jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. —Quelqu’un vient par ici. Tu ferais mieux de m’accompagner. Ranaan hésita et se tourna de nouveau vers Fareeh. —Tu ne peux plus rien pour lui. Laisse-le ici, ou tu partageras son sort. Les jambes de Ranaan obtempérèrent à contrecœur. L’inconnu prit le bras du jeune homme et le tira vers une porte. Ils longèrent un corridor et ressortirent dans une autre venelle. Des ruelles et des passages se succédèrent. Des minutes s’écoulèrent. Ranaan avait perdu le sens de l’orientation comme la notion du temps. À un moment, il rassembla ses esprits pour demander le nom de son sauveur. —Amli. —Vous venez de Sennon ? —Du sud. —Pourquoi m’aidez-vous ? —Parce que tu en as besoin. Dans mon pays, les gens n’abandonnent pas leurs semblables aux brigands et aux assassins, pas s’ils peuvent faire quelque chose pour eux. Ranaan frémit. —Il m’a dit de courir chercher de l’aide. —Ah !grimaça Amli. Désolé, je ne parlais pas de toi mais de moi. Tu n’aurais pas pu sauver ton ami. Et moi non plus, je dois l’admettre. Ces hommes étaient trop nombreux. —Il le savait. Il savait que je ne reviendrais pas à temps. —C’est probable. Il a sans doute agi ainsi pour te sauver la vie. Ranaan secoua la tête. —Je devrais retourner à l’hospice et leur raconter ce qui s’est passé. Amli s’arrêta et posa une main sur le bras du jeune homme. —Ces malfrats t’attendront là-bas. Et je ne serais pas surpris qu’une partie d’entre eux t’attendent là où tu loges quand tu n’es pas de garde. Après tout, tu es un témoin. As-tu bien vu leur visage ? —Oui. —Alors, tu ne peux pas rentrer chez toi. Ils ne voudront pas courir le risque que tu les identifies. Ranaan frissonna. —Le patient que nous venions voir existait-il seulement ? marmonna-t-il. N’était-ce pas une embuscade ? —Vous deviez soigner quelqu’un ? —Oui. On nous avait indiqué le chemin. Amli secoua gravement la tête. —Alors, c’est bien possible. Mieux vaut te mettre rapidement en sécurité. Ils continuèrent à marcher. Ranaan ne put s’empêcher de repenser au corps de Fareeh gisant abandonné dans la venelle. Cette vision l’obsédait au point qu’il n’arrivait pas à réfléchir. Quand Amli s’arrêta et ouvrit une porte, Ranaan se laissa pousser dans une pièce brillamment éclairée. Une femme d’âge mûr se leva pour saluer Amli, qui la présenta comme son épouse. Il lui raconta l’histoire du jeune homme. Secouant la tête d’un air consterné, elle guida Ranaan vers un siège et lui fourra une chope entre les mains. La chope contenait un breuvage alcoolisé que le jeune homme ne connaissait pas mais qui l’emplit d’une douce chaleur, apaisant sa terreur et lui permettant de recouvrer ses esprits. —Merci, lâcha-t-il un peu tardivement. Merci à tous les deux. Amli et son épouse sourirent. —Je vais te préparer un lit, dit la femme en se levant. Elle monta un escalier et disparut. Ranaan promena un regard à la ronde. La pièce était étroite. Un brasero brûlait sur un côté ; les bancs disposés autour suggéraient que des gens se rassemblaient parfois ici. Ranaan devina l’existence d’une ou deux chambres d’amis à l’étage. La maison était petite, mais propre et soignée. —Depuis combien de temps vivez-vous à Jarime ?s’enquit le jeune homme. Amli remplit une autre chope d’alcool sucré. — Ça fait presque un an. J’ai un étal sur le marché. Nous importons des épices et des poteries. Quelques ornements étranges étaient accrochés aux murs. Ils paraissaient déplacés en ce lieu. Et certains des récipients de terre cuite posés près du brasero avaient une forme bizarre. Ranaan examina la chope qu’il tenait. La marque du potier, gravée sur le fond, était un dessin d’un de ces récipients bizarres, frappé d’une étoile. Une étoile. Ranaan sentit sa peau le picoter. Son regard se posa sur la gorge d’Amli. Sous le col de sa tunique, il aperçut une chaîne d’argent— une chaîne épaisse, qui devait supporter un lourd pendentif. —Vous avez dit que vous étiez originaire du Sud, commença-t-il. —En effet. —Votre femme et vous… vous êtes des Pentadriens ? Amli ne répondit pas tout de suite. Il dévisagea solennellement Ranaan, puis lui prit sa chope des mains. —Pourquoi penses-tu une chose pareille ? —Vous ne détestez pas les Tisse-Rêves. Amli gloussa. —Donc, nous ne pouvons pas être des Circliens. Donc, nous sommes forcément des Pentadriens. —Fareeh disait toujours que c’était facile de distinguer les Senniens des gens du Sud, parce que même si les Senniens tolèrent les autres religions, ils aiment à prétendre qu’elles n’existent pas, se remémora Ranaan. —Tous les Senniens ne sont pas ainsi. —Vous connaissez beaucoup d’exceptions à la règle ? Amli sourit. —Les Tisse-Rêves senniens. Et les Pentadriens senniens. (Il remplit de nouveau la chope de son jeune invité.) Nous savons tous deux ce que c’est d’être persécuté pour nos croyances. —Mais vous n’êtes pas persécuté dans votre propre pays, fit remarquer Ranaan. —En effet, admit Amli. Ainsi, c’est bien un Pentadrien, songea le jeune homme. Il se rendit compte que ça ne le dérangeait pas. Ça le surprenait un peu, mais ça ne le dérangeait pas. Amli lui rendit sa chope pleine. —Quand nous sommes arrivés ici, des marchands jaloux ont fait courir la rumeur que nous étions pentadriens afin que les gens ne nous achètent rien. Ça nous a convaincus que nous avions raison de prétendre que nous venions de Sennon. (Il secoua la tête.) Mais ce n’est rien comparé à ce qu’ils font aux Tisse-Rêves. Ces Circliens sont maléfiques. —Et les Pentadriens, non ? Vous trouvez ça bien d’envahir un autre pays ? répliqua Ranaan. —Non. (Amli détourna les yeux et soupira.) Ce n’était pas bien du tout. Mais nos dieux avaient vu les méfaits perpétrés par les Circliens, et ils nous ont ordonné d’y mettre un terme. Nous avons pensé que la guerre serait le moyen le plus efficace d’y parvenir et, au final, nous n’avons réussi qu’à tuer ceux que nous voulions sauver. Sans compter les morts dans notre camp. Il semblait terriblement triste. De nouveau, Ranaan pensa à Fareeh, et son cœur se serra. Son professeur n’avait pas été tué par des Pentadriens, mais par de simples malfrats. Des malfrats circliens. Oui, en vérité, les Circliens étaient des gens maléfiques. —Dites-m’en davantage sur les Pentadriens, réclama le jeune homme. Comment sont vos dieux ? Amli leva les yeux vers lui, et son regard s’éclaira. Il sourit. —Que voudrais-tu savoir exactement ? Les racines que pelait Auraya teintaient sa peau d’orange. Jade ne lui avait pas demandé de se charger de cette corvée ; elle lui avait simplement tendu les racines en disant : « Épluche-les » sur le ton de quelqu’un qui s’attend à être obéi. Auraya ne voyait pas l’intérêt de refuser ; ça lui occupait les mains pendant qu’elle cherchait comment dissimuler ses pensées. Du moins Jade avait-elle consenti à lui expliquer l’utilité de ces racines. Elles permettaient à la fois de teindre les cheveux et de traiter les désordres du cuir chevelu, même si, dans le second cas, le jus de la plante fraîche était plus efficace qu’une poudre mélangée à de l’eau. Parmi les autres « remèdes » préparés par Jade se trouvaient une potion à base de venin d’insecte qui remédiait à la paresse cardiaque, une écorce aux vertus stimulantes plus fortes que celles des toniques dont Leiard avait jadis enseigné la fabrication à Auraya, et des champignons dont la sorcière avait admis que leurs propriétés étaient essentiellement « récréatives ». Il était logique que l’amie de Mirar soit aussi savante que lui en matière de plantes et de médecine. Préparer les différents remèdes faisait resurgir des souvenirs d’enfance de l’esprit d’Auraya – des souvenirs du temps où elle étudiait auprès de Leiard. Le regret lui serra le cœur. Les choses étaient tellement plus simples alors… —As-tu conscience du temps que tu perds en inquiétude et en regrets ? lança soudain Jade. J’ignore si tu rumines ta démission des Blancs, si tu culpabilises d’avoir offensé les dieux ou si tu pleures sur ton grand amour perdu – voire les trois –, mais tu n’arrêtes pas. Auraya leva les yeux et grimaça un sourire. Jade lui jetait constamment ses sentiments à la figure, histoire de lui faire savoir que ses tentatives pour dissimuler ses pensées demeuraient vaines. —Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire en pelant des racines, répliqua la jeune femme. —Je dois admettre que je ne m’attendais pas à sentir autant d’autoapitoiement chez une ancienne Blanche. —Non ? À quoi t’attendais-tu ? Jade fit la moue. —À de l’arrogance. Je pensais que tu vénérerais les dieux, que tu te sentirais moralement supérieure et que tu serais gonflée de ta propre importance. —Et je ne suis pas comme ça ? —Non. Ça, j’aurais pu le supporter. Mais l’ingratitude et l’autoapitoiement, c’est une autre paire de manches. Surprise, Auraya cligna des yeux. —Quelle ingratitude ? —Je perçois tes émotions, souviens-toi. Et depuis ton arrivée, je n’ai pas perçu beaucoup de gratitude. —La gratitude n’est pas un sentiment que l’on peut se forcer à éprouver. Et il est difficile d’en ressentir spontanément quand ton professeur se montre aussi désagréable, aussi difficile à vivre que possible. —Tu n’as pas fait grand-chose pour que je te prenne en affection, répliqua Jade. —Ce qui prouve que tu te trompais du tout au tout sur moi. Même si tu avais raison sur un point. —Ah oui ? —Je vénère effectivement les dieux. Jade s’interrompit et dévisagea sa compagne avec une expression indéchiffrable. —Donc, je me suis trompée. C’est gentil à toi de me le faire remarquer, dit-elle d’une voix atone, mais dans laquelle Auraya entendit frémir de la colère contenue. —J’aime les dieux. Et toi, tu les détestes, constata la jeune femme. Pourquoi ? Jade se rembrunit, et ses coups de couteau se firent bien plus agressifs. —Je pourrais passer une journée entière à t’énumérer mes griefs envers eux. J’ai eu un millénaire pour les collectionner. Mais à quoi cela servirait-il ? Tu ne me croirais pas et, même si tu me croyais, tu continuerais à les aimer. Qu’il concerne ton amant, ta famille ou tes dieux, l’amour est aveugle. —Je sais que les dieux se sont mal comportés pendant l’ge de la Multitude, admit Auraya. C’est pourquoi ceux du Cercle ont combattu les autres. Tu as dû être contente quand ils ont péri en si grand nombre. Jade haussa les épaules. —Assez, oui. Mais ceux qui ont disparu n’étaient pas tous mauvais. —Et ceux du Cercle ? —C’étaient les pires. —Avant ou après la guerre ? —Les deux. —Qu’ont-ils fait de si terrible après la guerre ?s’enquit Auraya, les sourcils froncés. —Ils ont exécuté Mirar. —C’est tout ? —Non. (Le visage de Jade s’assombrit.) Ils ont massacré d’autres immortels et persécuté les Tisse-Rêves. —Savoir que Mirar a survécu ne diminue pas la haine qu’ils t’inspirent ?insista Auraya. Jade plissa les yeux. —Non. Ils ont donné aux Blancs l’ordre de le tuer. Que Juran ait failli dans sa mission n’y change rien. En fait, ça aggrave même leur cas, parce que je sais combien il a souffert avant de se rétablir. Auraya opina. Cela, elle ne pouvait pas le nier. —À ton avis, pourquoi ont-ils voulu éliminer Mirar et tous les autres Indomptés ? Jade baissa les yeux vers son couteau et passa un doigt le long de la lame. —Mirar œuvrait activement à affaiblir leur emprise sur les mortels, et il n’était pas le seul d’entre nous. Quant aux autres… Les dieux savent que nous les haïssons. Nous nous souvenons d’eux tels qu’ils étaient avant la guerre. Si nous révélions leur véritable nature au monde, les mortels mettraient beaucoup moins d’empressement à s’agenouiller devant eux. —Qu’ont-ils donc fait de si terrible ? demanda Auraya, perplexe. Jade regardait la planche à découper sans la voir. —Ils ont réduit en esclavage des nations et des peuples entiers, ou les ont exterminés pour se venger d’un affront minuscule commis dans un lointain passé. Ils ont prostitué leurs fidèles et sacrifié des enfants. Ils ont changé des humains en monstres juste pour voir s’ils pouvaient les faire voler, cracher du feu ou grandir anormalement. Choquée, Auraya sursauta. —Tu veux parler des Siyee ? Mais ils ont accepté de se laisser transformer par Huan. —Huan les a manipulés, la contra Jade. Comme sujets d’expérimentation, elle a choisi les plus naïfs de ses fidèles, ceux qui ne pouvaient absolument rien lui refuser. Ils ne se doutaient pas des conséquences que cela entraînerait. (Elle eut une grimace dégoûtée.) Mais lorsqu’il s’agissait de séduire des innocentes, Chaia était le plus doué de tous. Il choisissait de ravissantes jeunes mortelles comme maîtresses et, quand elles devenaient trop vieilles ou ne l’adoraient plus suffisamment, il les laissait tomber. On raconte que le plaisir qu’il leur donnait les rendait inaptes à se trouver un autre partenaire, car nul mortel ne pouvait l’égaler. Auraya regarda fixement Jade. « Le plaisir qu’il leur donnait… Nul mortel ne pouvait l’égaler. » La jeune femme frissonna. Elle pensa à toutes ces nuits où elle avait soupiré après les caresses de Chaia. Depuis, elle n’avait pas été tentée de coucher avec un autre homme. Etait-ce faute d’en avoir rencontré un qui l’intéressait, ou parce qu’elle savait qu’aucun ne pourrait la satisfaire ? Ne trouverai-je plus jamais de partenaire, moi non plus ? Jade l’observait attentivement. Auraya se força à acquiescer. —Tu as raison : j’ai du mal à te croire. —Ça viendra, répliqua Jade. (Elle posa son couteau.) J’ai… quelque chose à faire. Je reviens très vite. Comme elle se levait et sortait de la caverne, Auraya saisit une nouvelle racine qu’elle entreprit de peler. Ce fut à peine si elle remarqua ce qu’elle faisait. Au lieu de ça, elle repensa à ce que Jade venait de lui dire au sujet des dieux. Quand elle avait affronté Mirar dans l’intention de le tuer, l’immortel avait affirmé que les dieux avaient commis des crimes terribles. Il s’était bien gardé de décrire ceux-ci, mais Huan avait pratiquement admis que le Cercle était coupable de quelque chose. — L’ge de la Multitude est terminé depuis belle lurette, avait-elle déclaré. Les excès de cette époque sont oubliés. Auraya ignorait ce que la déesse avait pu faire à ses fidèles afin de créer les Siyee. C’était difficile de considérer son geste comme un crime, alors qu’il avait abouti à la création d’un peuple si merveilleux. Mais souffler du feu… Grandir anormalement… Huan a-t-elle essayé de créer d’autres races que les Siyee et les Élaï ? Auraya secoua la tête. Comment pouvait-elle juger les dieux pour des choses qu’ils avaient faites si longtemps auparavant ? Elle n’y avait pas assisté. Elle ne pouvait pas connaître la vérité… à moins que Jade ou Mirar acceptent de lui montrer leurs souvenirs. Mirar serait d’accord, pensait-elle, mais il se trouvait trop loin. Que dirait Jade si elle le lui demandait ? Elle refuserait probablement. Elle aime garder ses pensées pour elle. Et je ne peux pas lui en vouloir. Moi non plus, je ne permettrais à personne de lire dans mon esprit sans une très bonne raison. Par exemple, je ne voudrais pas que Jade découvre que j’ai eu une liaison avec Chaia. Ce que la guérisseuse avait raconté sur Chaia avait profondément perturbé Auraya. Les nuits passées avec le dieu l’avaient-elles rendue inapte à aimer de nouveau un humain ? Chaia avait-il tenté de la lier à lui par le plaisir ? Peut-être avait-elle été sage de laisser leur liaison se terminer comme elle l’avait fait. Ça alors… Il a dû te falloir du courage. Auraya sursauta et lâcha son couteau. La voix qui venait de résonner dans sa tête était ténue, mais familière. Comment puis-je entendre les pensées de Jade ? Lorsque la réponse lui apparut, la jeune femme se sentit à la fois furieuse et embarrassée. Elle épiait mon esprit ! Est-ce cela qu’elle avait à faire ? M’espionner mentalement ? Auraya sentit son esprit se recroqueviller sur lui-même, et elle regretta qu’il n’existe pas de brouillard capable de le dissimuler. La jeune femme se leva. Elle voulait sortir en trombe, mais elle ne pouvait pas quitter le vide. Alors, elle se contenta de faire les cent pas autour des lits. —Je projetais. Faisant volte-face, Auraya foudroya Jade du regard comme la guérisseuse pénétrait dans la caverne. —Comment as-tu osé… ? —Au début, je me suis demandé si tu avais réussi à percer mon bouclier ; puis j’ai compris que je projetais mes pensées comme le fait automatiquement une personne plongée dans une transe onirique. Je ne pensais pas que tu entendrais, parce que, en principe, personne ne peut capter les pensées de quelqu’un qui écoute son esprit. Personne, sauf toi. Et au fait, tu as réussi. —Réussi à quoi ? —À jeter un voile sur ton esprit. À dissimuler tes pensées. Tu ne le sens pas ? Auraya dévisagea Jade, partagée entre l’envie d’exprimer sa colère et la jubilation que lui inspirait cette nouvelle. Elle pouvait quitter le vide et partir loin de Jade ! Prenant une grande inspiration, elle se concentra et comprit qu’elle avait bel et bien créé le voile dont elle avait si ardemment souhaité l’existence. Non, pas un voile : un brouillard. —Si, répondit-elle. —Tant mieux. C’est un bonus inattendu. Je cherchais seulement un moyen de te motiver davantage. Il ne te reste plus qu’à apprendre comment maintenir ton bouclier mental en toutes circonstances, jusqu’à ce que tu n’aies même plus conscience de sa présence – jusqu’à ce que ce soit devenu aussi automatique que respirer. Je te fournirai des distractions pour mettre ta concentration à l’épreuve. (Jade s’assit, essuya son couteau et saisit une pierre sur laquelle elle cracha avant de se mettre à aiguiser la lame.) Tu n’as pas terminé, fit-elle remarquer en désignant le seau de racines. —Je ne peux pas m’en aller ? —Pas encore. Auraya prit une grande inspiration pour se calmer. Elle s’assit et se remit au travail. —Ainsi, ton autre amant, c’était Chaia, lança Jade sur le ton de la conversation. Comme sa colère rejaillissait, Auraya sentit le brouillard qui enveloppait son esprit se déliter. Elle se concentra et fut soulagée de le sentir s’épaissir de nouveau. Jade eut un sourire en coin. —Quand tu as dit que tu aimais les dieux, je ne pensais pas que c’était au sens littéral du terme. Je suis impressionnée – et crois-moi, il m’en faut beaucoup. Alors, dis-moi : Chaia est-il aussi bon amant que le prétendent les légendes ? —Je n’en sais rien, répondit Auraya. Jade haussa les sourcils. —Inutile de me mentir. Je l’ai vu très clairement dans ton esprit. —Je ne mens pas, s’obstina Auraya. Je ne peux pas nier, donc, autant tirer le meilleur parti de la situation. —Bien sûr que si. —Non. Je n’ai aucune idée de ce que racontent les légendes. Jade en resta bouche bée un instant. Puis elle rejeta la tête en arrière et éclata de rire. La nuit était douce, annonçant l’été tout proche. Reivan le sentait dans l’air. Même si elle se levait tôt pour s’acquitter de ses devoirs, la jeune femme avait toujours du mal à s’endormir par une soirée comme celle-ci. Il y avait une tension dans l’atmosphère, un sentiment d’attente et de crainte. Bientôt, la chaleur deviendrait caniculaire, et on ne pourrait plus dormir la nuit. Ce soir-là, Reivan s’était tournée et retournée jusqu’à ce que son agitation la tire du lit et la pousse vers le balcon de sa suite. Là, une brise nocturne l’avait rafraîchie. Elle baissa les yeux vers la cité baignée par le clair de lune qui s’étendait en contrebas. Des points lumineux soulignaient le tracé des artères principales, tandis que des lampes indiquaient l’emplacement des cours du Sanctuaire. Et justement, dans la cour que surplombait la chambre de Reivan, passait une silhouette familière. Une silhouette masculine qui ne se pressait pas. La jeune femme retint son souffle, se demandant s’il l’avait vue – et espérant qu’il n’avait pas senti le frisson d’excitation qui l’avait parcourue. Son cœur fit un bond dans sa poitrine comme il levait les yeux vers elle et lui souriait. Elle agita la main en retour. Par les dieux !j’espère qu’il ne croit pas que je l’observais. Elle ne put retenir un ricanement. Bien sûr que si. Il peut lire dans mes pensées. Oh !non. L’homme avait changé de direction et s’approchait maintenant d’elle. Reivan se força à conserver son sourire et à ignorer les battements désordonnés de son cœur. Il s’arrêta sous son balcon, la tête renversée en arrière. —Le clair de lune te sied à merveille, Reivan, dit-il doucement. Le cœur de la jeune femme lui remonta dans la gorge, l’empêchant de répondre. Il est juste poli, se morigéna-t-elle. Bon, d’accord : il me fait du charme. Ça ne signifie rien. Le sourire de l’homme s’estompa légèrement. —J’espère que mes divergences d’opinion avec Imenja ne vont pas gâcher notre amitié. Notre amitié ? Quelle amitié ? Je bave littéralement à sa vue, et il fait semblant de ne rien voir, comme il se doit. Cette pensée sarcastique desserra quelque peu l’étau qui comprimait la gorge de Reivan. —Bien sûr que non, répondit-elle. (Et impulsivement, elle ajouta :) Je n’ai pas l’habitude des compliments, c’est tout. Le sourire de l’homme s’élargit de nouveau. —Il va falloir y remédier de toute urgence. Reivan croisa les bras sur sa poitrine. —Et quelle impression cela va-t-il donner aux autres ? —La bonne. Tu es une femme admirable. La chaleur monta aux joues de Reivan, et l’espoir fit de nouveau accélérer son cœur. —Ne me taquinez pas, dit-elle, et le désespoir qu’elle entendit dans sa voix la fit frémir. Embarrassée, elle recula pour dissimuler son visage. —Pardonne-moi. (Dans l’obscurité, la réponse de l’homme flotta jusqu’à elle.) Je ne voulais pas te mettre en colère. En colère ? Je ne suis pas en colère : juste morte de honte. Il le voit forcément. Reivan jeta un coup d’œil méfiant par-dessus la balustrade, mais l’homme avait disparu. Où est-il passé? Elle s’avança pour scruter la cour. De Nekaun, il ne restait pas la moindre trace. Avec l’impression d’avoir dit quelque chose de mal, Reivan regagna son lit pour s’y tourner et retourner encore. Chapitre 7 Tyve était revenu deux fois au cours de la semaine écoulée, apparemment dans le seul dessein de voir si Auraya et Jade avaient besoin d’aide ou de nourriture. Jade l’avait remercié poliment et renvoyé avec quelques-uns des remèdes qu’elle avait fabriqués pour les gens de son village. Que nous avons fabriqués, rectifia Auraya en continuant à piler les feuilles séchées que Jade lui avait laissées. Même si c’était sa compagne qui rassemblait les ingrédients durant ses longues sorties quotidiennes, Auraya passait le plus clair de ses journées à les transformer. Elle se demandait si le tas de remèdes qui grossissait dans le fond de la caverne avait une destination spéciale, ou si Jade détestait simplement l’inactivité. En ce moment même, la guérisseuse était sortie. Je me demande si elle hésite chaque fois qu’elle revient-si elle appréhende l’idée que j’aurais pu la trahir en son absence, et qu’un des Blancs pourrait l’attendre à la cascade. Auraya sourit, puis redevint sérieuse. Peut-être était-ce pour cela que Jade s’était permis d’écouter ses pensées. Peut-être le faisait-elle chaque fois qu’elle s’apprêtait à rentrer dans la caverne, afin de s’assurer que son élève ne l’avait pas vendue aux dieux. Il était impossible de ne pas s’inquiéter de ce que Jade avait pu lire dans son esprit. N’ayant pas réussi à lui extorquer la promesse qu’elle ne recommencerait pas, Auraya était bien décidée à mettre en place un bouclier mental stable et solide aussitôt que possible. À présent, elle avait moins de mal à le maintenir ; parfois, elle oubliait même sa présence. Elle serait bientôt prête à partir. Mais avant ça, elle avait quelques questions à poser à Jade. Lorsque la guérisseuse revint, le bocal de poudre d’herbes séchées était presque plein. Sans rien dire, Jade posa ses seaux près de son lit et s’assit sur ce dernier. Elle saisit ce qui ressemblait à un morceau de pierre et se mit à le gratter par endroits, faisant tomber une sorte de poudre blanche dans un récipient. — Qu’est-ce que c’est ?s’enquit Auraya. — Du poison, dès qu’on dépasse une dose infime, répondit Jade. — Ça t’arrive souvent d’empoisonner des gens ? — Pas autant que tu pourrais le croire. Je ne l’ai fait que trois fois durant le dernier millénaire. C’est le genre de mort qu’on réserve aux personnes vraiment désagréables. Jade s’exprimait sur un ton si léger qu’Auraya ne savait pas si elle plaisantait ou non. La jeune femme hésita et décida qu’elle préférait ne pas savoir. —Donc, tu as vécu un millénaire, dit-elle à la place. —Au moins. —Tu ne connais pas ton âge exact ? —Non. Au début, je comptais les années mais, au bout d’un moment, il est apparu que les calendriers en usage étaient tous faux et, en recalculant, les gens n’ont réussi qu’à s’embrouiller davantage. Et puis, je bougeais tellement que j’ai fini par perdre le compte. Mais à ce stade-là, ça n’avait déjà plus d’importance. —Ça fait quoi, de vivre si longtemps ? Jade leva les yeux vers Auraya et haussa les épaules. —Ce n’est pas aussi excitant qu’on pourrait le croire, répondit-elle. La plupart du temps, tu n’y penses pas. Tu ne te préoccupes que de choses beaucoup plus terre à terre : ce que tu vas manger au prochain repas, où tu vas dormir cette nuit. Tu tiens pour acquises les connaissances accumulées au fil des ans. Quand tu en as besoin, elles sont là, et tu ne te donnes pas souvent la peine de te rappeler comment tu les as emmagasinées. » De temps en temps, quelque chose te pousse à te pencher sur le passé, et c’est là que tu prends vraiment conscience de ton âge. Tu remarques des changements si subtils qu’ils échappent même aux historiens. Tu constates aussi que certaines choses ne changent jamais. Les gens continuent à tomber amoureux et à se lasser de leur partenaire. Il y a toujours des ambitieux assoiffés de pouvoir, des hommes et des femmes cupides qui accumulent les richesses. Les mortels restent des mortels. —Donc, les immortels peuvent changer de façons inaccessibles aux mortels ? l’interrogea Auraya. Jade prit un air pensif. —Oui et non. Ce n’est pas l’immortalité qui nous rend plus intelligents : c’est l’expérience. Nous nous efforçons de ne pas commettre deux fois la même erreur, mais les souvenirs s’effacent – certains plus vite que d’autres. Et il reste toujours d’autres erreurs à faire. (Elle grimaça.) Parfois, nous brûlons d’envie de les refaire. En amour, par exemple. Quand ils tombent amoureux, les mortels prennent toujours le risque de souffrir. Pour un immortel, la douleur est garantie parce que si l’amour ne meurt pas en premier, c’est la personne aimée qui finit par le faire. Un peu d’amertume perçait dans la voix de Jade. Auraya éprouva un pincement de compassion. —Et la douleur en vaut-elle la peine ? Jade eut un sourire sans joie. —Oui, tant qu’elle ne se reproduit pas trop souvent. J’ai donné le jour à des enfants, et je les ai regardés mourir. C’était encore plus douloureux ; pourtant, je l’ai fait plus d’une fois. —Donc, les immortels peuvent avoir des enfants, en déduisit Auraya. —Bien sûr. (Jade fronça les sourcils, puis écarquilla les yeux en comprenant.) Les dieux t’avaient rendue stérile pendant que tu étais une Blanche, n’est-ce pas ? Auraya haussa les épaules. —Je n’aurais pas pu me dévouer à mon travail si j’avais dû porter et élever un enfant. Il en allait de même pour tous les autres. —Les dieux ne vous accordaient pas beaucoup de loisirs, n’est-ce pas ? Mais j’admets que des enfants t’auraient rendue vulnérable. On aurait pu les utiliser contre toi. Je sais de quoi je parle. J’en ai moi-même fait l’expérience. —Que s’est-il passé ? Jade secoua la tête. —Je préfère ne pas en parler. Il vaut mieux que certains souvenirs restent enfouis. Auraya acquiesça et chercha comment changer de sujet. —Tes enfants étaient-ils des sorciers eux aussi ? —Quelques-uns. D’autres n’avaient pas de Dons du tout. Aucun n’est devenu immortel. Ils n’étaient pas assez forts. Je ne crois pas qu’un immortel ait jamais donné naissance à un autre. —Et deux immortels ayant eu un enfant ensemble ? —Si cela s’est produit un jour, je n’en ai pas entendu parler. —Ça ferait peut-être toute la différence. Jade écarta les mains comme pour dire qu’elle n’en savait rien, puis dévisagea attentivement Auraya. —Pourquoi, tu as l’intention d’essayer un de ces jours ? J’ai eu l’impression que tu n’étais pas franchement folle de Mirar. Auraya jeta un regard désapprobateur à sa compagne, s’interrogeant sur les raisons de son brusque changement d’humeur. —En effet. —Mirar est-il au courant pour Chaia et toi ? —Bien sûr que non. —As-tu l’intention de lui en parler ? —Et toi ? Jade posa la pierre sur ses genoux. —Oui. Je sais que ça ne me regarde pas, mais il mérite de savoir que ses sentiments ne sont pas réciproques. —Oh !il le sait déjà, lui assura Auraya. —Si tu ne l’aimes pas, que t’importe qu’il connaisse l’identité de ton autre amant ? —Ex-amant, la corrigea la jeune femme. C’est personnel, voilà tout. —Ça l’était peut-être, mais c’est fini maintenant. Le secret est éventé. Mieux vaut que je le dise à Mirar avant qu’il trouve une autre idiotie à faire par amour pour toi. Auraya soupira. —Très bien, dis-le-lui. Je ne voudrais surtout pas qu’on me tienne pour responsable s’il s’attire encore des ennuis. Pour changer un peu. Jade plissa les yeux. —Tu te fiches vraiment de lui comme d’une guigne, pas vrai ? —J’étais amoureuse de Leiard, pas de Mirar. —Mais Mirar est Leiard. Leiard fait partie de lui. Auraya se força à soutenir le regard de Jade. —Leiard n’a jamais été réel. Je ne peux pas me détourner du peu qui reste de ma vie d’avant pour une personnalité inventée et enfouie quelque part à l’intérieur d’un inconnu. Tu viens de me dire toi-même que l’amour était une erreur ; pourquoi t’attends-tu donc que je réagisse différemment ? Jade la dévisagea longuement, puis détourna les yeux. —Ce qui me rend dingue, c’est que je suis d’accord avec toi, dit-elle plus bas, mais d’une voix brûlante. À ta place, je ferais la même chose. Je voudrais que tu l’aimes parce que ça me rassurerait. Si tu l’aimais, tu ne nous ferais pas de mal. Mais puisque de ton propre aveu, tu ne l’aimes pas, je suis obligée de croire Mirar quand il jure que tu ne nous nuiras pas. Si crétin qu’il puisse être, il ne s’est jamais trompé au sujet de personne, pas même quand il était aveuglé par l’amour. (Elle leva un doigt en signe d’avertissement.) Tâche de ne pas lui donner tort. Auraya ne répondit pas. Laissant retomber sa pierre dans un des seaux, Jade referma le récipient de poudre blanche. Elle se leva, alla le ranger dans le fond de la caverne et se tourna vers Auraya. —Je vais nous chercher de quoi dîner. Après son départ, un silence oppressant s’installa dans la caverne. Auraya ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle ne s’était pas montrée à la hauteur des attentes de Jade. Elle est juste déçue que je n’aime pas Mirar, se raisonna-t-elle. Et je n’ai pas à culpabiliser pour ça. Regardant autour d’elle, la jeune femme soupira. Je me sens seule, s’aperçut-elle. Je me demande comment va Vaurien. La compagnie de son familier lui manquait, tout comme son adoration inconditionnelle. Pourquoi les veez sont-ils comme ça ? S’attacher aux humains ne leur rapporte pas grand-chose… si ce n’est qu’ils n’ont plus à chasser leurs repas, et qu’ils peuvent généralement dormir au chaud et à l’abri des prédateurs. D’accord, je crois que j’ai répondu à ma propre question. Vaurien avait toujours détesté qu’elle s’absente. Si seulement elle pouvait communiquer avec lui… Je me demande si… Serait-il possible de le contacter mentalement ? Ça valait la peine d’essayer. Auraya s’allongea sur son lit, ferma les yeux et s’abîma lentement dans une transe onirique. Quand elle s’estima prête, elle projeta son esprit en direction de l’Ouvert. Elle capta d’abord les pensées de trois Siyee qui rentraient chez eux après une chasse fructueuse. Puis elle trouva tout un village et s’y arrêta pour écouter l’esprit d’une femme qui préparait un plat compliqué. La faim de la cuisinière lui fit prendre conscience des gargouillis de son propre estomac. Elle ricocha de Siyee en Siyee et fut soulagée lorsqu’elle reconnut l’Ouvert par les yeux d’un homme. Localiser Vaurien parmi la multitude des Siyee s’annonçait difficile. Mais finalement, Auraya aperçut sa tonnelle par les yeux d’un enfant. Elle projeta son esprit vers la structure hémisphérique et se concentra très fort, s’attendant que l’esprit d’un veez soit plus petit et moins vivace que celui d’un Siyee. Presque aussitôt, elle capta des pensées animales – l’esprit d’une créature tout entière focalisée sur une tâche. Fascinée, elle regarda Vaurien conjurer de la magie aussi facilement qu’il respirait et l’utiliser pour actionner un mécanisme. Lorsqu’il réussit, Auraya perçut sa satisfaction gourmande. Le veez saisit une friandise quelconque, la traîna hors du récipient dans lequel elle avait été enfermée et se mit à grignoter de bon cœur. Je ne l’avais encore jamais vu utiliser de la magie, songea Auraya, amusée. Puis quelque chose d’autre capta son attention. Quelque chose de beaucoup plus proche. Une voix. La tête d’Auraya lui tourna comme des esprits infiniment plus puissants que celui du veez submergeaient ses perceptions et la précipitaient vers un endroit situé au-dehors de la caverne. — … Envoyer un des Gardiens siyee lui donner l’ordre de me retrouver au Temple. Si Chaia a raison, elle n’osera pas nous désobéir. — Et si elle ne vient pas ? — Nous saurons que Chaia se trompe. La première voix était celle de Huan. Auraya mit un peu plus longtemps à identifier la seconde. —Et il ne pourra pas nous empêcher de l’éliminer. C’était Saru, comprit-elle. Son sang se glaça dans ses veines. Parlaient-ils d’elle ? —Il essaiera quand même, affirma Fluan. —Sans doute. À ton avis, pourquoi tient-il tant à la garder en vie ? —Pour le sexe, évidemment. —Si elle n’était qu’une de ses maîtresses parmi tant d’autres, il n’hésiterait pas à se débarrasser d’elle comme il l’a fait avec toutes celles qui l’ont précédée, lui objecta Saru. Non, cette fois, c’est différent. —Et pas en bien. Ce n’est pas juste une jolie poupée avec laquelle il veut jouer. Elle est trop puissante. (La voix de Huan s’assombrit.) Il doit avoir des plans pour elle. —Trop puissante pour être éliminée ? —Pas encore. Pas tant qu’elle ignore l’étendue réelle de ses capacités. Voilà pourquoi ça ne me plaît pas qu’elle ait disparu dans le vide pour soigner cette femme. Si mes soupçons sont exacts, il ne s’agit pas d’une vulgaire guérisseuse. En ce moment même, Auraya pourrait être en train d’apprendre tout ce que nous ne voulons pas qu’elle sache. —Tu l’y as encouragée en l’autorisant à apprendre la guérison magique. —C’était uniquement pour convaincre les autres quelle représentait un danger. —Moi, ça m’a convaincu. À ton avis, que faudrait-il pour persuader Lore et Yranna ? Huan ne répondit pas tout de suite. —La confirmation de mes soupçons, lâcha-t-elle enfin. Si elle ressort du vide en sachant ce qu’elle ne devrait pas savoir, seul Chaia s’opposera encore à son élimination. —Il sera enfin en minorité. —Oui. —Et si elle ressort sans rien savoir ? —Nous trouverons un autre moyen de convaincre les autres. Auraya finira par nous défier de nouveau. Ce n’est qu’une question de temps. —Et par qui la ferons-nous exécuter ? —Voyons… Les deux esprits filèrent à une vitesse étourdissante, laissant Auraya hébétée par son bref contact avec eux. La jeune femme s’arracha à sa transe onirique. Allongée sur son lit, elle entendit les paroles des dieux résonner dans son esprit. « … Encouragée en l’autorisant à apprendre la guérison magique. » « … Uniquement pour convaincre les autres qu’elle représentait un danger. » « … Seul Chaia s’opposera encore à son élimination. » Huan veut ma mort, songea Auraya. Elle la voulait déjà avant que je refuse de tuer Mirar. Et elle la veut tellement quelle est prête à manipuler les autres dieux pour parvenir à ses fins. La nausée l’assaillit. Peu importe que Chaia s’oppose à elle. Les autres finiront par se rallier à Huan, et il sera tout seul. La jeune femme s’assit et regarda fixement le mur de la caverne. La tête lui tournait. Le moment fatal ne tarderait pas : dès qu’elle quitterait le vide, les dieux comprendraient qu’elle avait appris à dissimuler son esprit, qu’elle le dissimule effectivement ou pas. Ils se moqueraient qu’elle n’ait jamais eu l’intention de le leur dissimuler, à eux. Le seul fait d’avoir appris à ériger un bouclier mental la condamnerait. Pourquoi ? se demanda-t-elle, partagée entre la curiosité et l’amertume. Parce que je suis trop puissante ? À quel point, au juste ? Assez puissante pour effrayer les dieux. Un frisson d’excitation parcourut Auraya et se dissipa rapidement. Je suis peut-être assez puissante pour les inquiéter, mais je doute de l’être assez pour survivre s’ils décident de me faire tuer. Pourtant, Mirar et Jade avaient tous deux survécu. S’ils en étaient capables, elle l’était aussi. Auraya se leva et fit les cent pas à l’intérieur du vide en réfléchissant. J’ai deux possibilités, finit-elle par conclure. Ou je me soumets au jugement des dieux et les laisse me tuer, ou je résiste. Je doute que Huan ou l’un des autres recueillent mon âme à ma mort, mais Chaia le fera. Le fera-t-il quand même si je résiste aux autres dieux et que j’échoue ? Je ne crois pas qu’il laisserait disparaître mon âme, mais… jusqu’où serait-il prêt à pardonner mon entêtement et mon opposition ? Pouvait-elle combattre Huan et les autres, mais pas Chaia ? Je ne veux pas le défier. Donc, je dois remettre cette décision entre ses mains. Selon ce qu’il m’ordonnera, je combattrai les autres ou je les laisserai me tuer. Avoir ainsi tranché la soulagea, sans toutefois effacer sa peur. Serait-elle vraiment capable de se soumettre si Chaia optait pour la deuxième solution ? Il ne le fera pas. Et cette pensée souleva une nouvelle question. Qui étaient les exécuteurs dont avaient parlé Huan et Saru ? La réponse était douloureusement évidente : les Blancs. Un bruit arracha Auraya à ses pensées. Levant les yeux, la jeune femme vit Jade entrer dans la caverne deux girri dans les mains. La guérisseuse brandit les oiseaux. —Nous allons bien manger ce soir. Auraya se força à sourire. Elle n’avait plus du tout faim. Son estomac était trop noué. Jade lui jeta un regard intrigué. —Tu as l’air de quelqu’un qui vient de recevoir une mauvaise nouvelle. Auraya détourna les yeux. —Écouter les esprits, c’est un peu comme lire dedans. Parfois, on découvre des choses qu’on aurait préféré ignorer. —Ah ! (Jade laissa tomber les deux girri sur la pierre de cuisson entre les lits.) Crois-moi, en savoir trop est une malédiction familière à tous les immortels. —Comme le fait de connaître le secret de l’immortalité ? suggéra Auraya. Jade leva les yeux vers sa compagne. —Non. Ça, c’est une chose que je n’ai jamais regrettée. (Elle haussa un sourcil.) Et ce secret, tu le connais aussi. Il faut juste que tu y réfléchisses encore un peu. La guérisseuse avait raison. Les dieux considéraient déjà sa connaissance de la guérison magique comme presque aussi grave que la connaissance du secret de l’immortalité. Et Huan n’avait autorisé Auraya à étudier la guérison magique avec Mirar que pour persuader les autres dieux de la tuer. —Réfléchir un peu, c’est vraiment tout ce qu’il faut ? —Oui. (Jade sourit.) Pense à ce que Mirar t’a enseigné sur la façon d’utiliser la magie pour réparer un corps. Il te suffit d’appliquer les mêmes principes au tien – de le mettre dans un état de renouvellement perpétuel pour ne jamais vieillir ou mourir. Mirar m’a dit que tu avais appris à guérir très vite ; ça ne devrait pas être difficile pour toi. Mais assez de cela. Pour l’instant, déclara la guérisseuse sur un ton très pragmatique, j’ai besoin que tu plumes et que tu vides ces volatiles pendant que je vais nous chercher des légumes pour les accompagner. Une légère odeur de sueur rance et de moisissure perçait à travers celle des herbes purifiantes. Danjin monta l’escalier en s’efforçant de respirer par la bouche. Ella avait loué quelques pièces dans une maison située face à l’hospice, de l’autre côté de la rue. Dans ce quartier pauvre, toutes les bâtisses étaient décrépites et mal entretenues. Ella et Danjin n’avaient pas d’autre choix que s’accommoder de l’état de leur poste d’observation. Et puis l’odeur ne semblait pas déranger Ella. En revanche, la jeune femme ne touchait jamais à la nourriture que leur apportait la maîtresse de maison, et Danjin considérait cela comme un avertissement sérieux. Quand une télépathe évite de manger quelque chose, mieux vaut suivre son exemple. Ella avait assuré à Danjin que le propriétaire de la maison et son épouse ne parleraient pas de leurs locataires. Ils avaient vu les émeutiers qui se rassemblaient autour de l’hospice et entendu parler des meurtres de Tisse-Rêves ; ils préféraient ne pas attirer l’attention sur eux et leur demeure. Ella avait pris ses dispositions pour qu’il n’y ait jamais de sans-abri ou d’ivrognes en train de traîner dans la ruelle qui passait derrière la maison. Chaque jour, Danjin et elle, arrivaient dans une platène ordinaire et entraient par la porte de derrière. Puis la jeune femme passait quelques heures assise près de la fenêtre, à observer les gens dans la rue en contrebas. La veille, elle avait lu dans l’esprit d’un homme un plan visant à bloquer l’entrée de l’hospice, et elle avait réussi à le déjouer en empêchant les messages destinés aux participants de leur parvenir. La nouvelle récente du meurtre d’un Tisse-Rêves et de la disparition de son apprenti l’avait plongée dans la colère et le désarroi. Elle connaissait et respectait Fareeh, même si elle ne conservait guère de souvenirs de son élève. Danjin mesurait la frustration de sa maîtresse. Ils avaient espéré qu’en surveillant l’hospice assidûment ils pourraient empêcher ce genre de crime. Depuis le meurtre de Fareeh, Ella avait une expression encore plus concentrée pendant qu’elle surveillait la rue. En arrivant sur le palier, Danjin se dirigea vers la dernière porte au fond du couloir et frappa. Il y eut un cliquetis, et le battant pivota vers l’intérieur de la pièce. Comme d’habitude, Ella était assise près de la fenêtre. —Entre, Danjin Pique, dit-elle. Le vieil homme referma la porte derrière lui. Quand il se tourna vers Ella, il vit qu’elle se massait les tempes. —Vous avez l’air de souffrir, lui fit-il remarquer. Ella grimaça. —Passer autant de temps à sonder autant d’esprits, c’est épuisant. (Elle redressa les épaules.) J’en ai tiré quelques conclusions. Assieds-toi et dis-moi ce que tu en penses. Danjin prit place sur une massive chaise de bois, rendue à peine moins inconfortable par un mince coussin. Ella reporta son attention sur la rue et plissa les yeux. —Je t’ai dit que l’assassin que nous avions interrogé détestait les Tisse-Rêves, mais qu’il les craignait aussi, tu t’en souviens ? Depuis, je cherche à comprendre ce qui fait peur aux gens chez les Tisse-Rêves. C’est assez intéressant. Ils ne craignent pas les Tisse-Rêves en tant qu’individus, ni en tant qu’ordre de manière générale. Les Tisse-Rêves ont toujours été trop peu nombreux, et trop dépourvus d’influence ou d’ambition pour représenter une menace. Ce que craignent les gens, c’est que cela change. (Elle tourna la tête vers Danjin.) Ils craignent que le retour de Mirar rende les Tisse-Rêves dangereux. —Donc, si cette rumeur s’éteint, ils se désintéresseront de l’hospice. Ella secoua la tête. —Elle ne s’éteindra pas. Mirar est bel et bien revenu. Danjin la regarda fixement, sous le choc. Mirar, le fondateur des Tisse-Rêves, vivant ? À présent, il comprenait mieux la réaction de la population. Qui ne serait pas effrayé par la pensée que le légendaire Indompté ennemi des dieux avait survécu à leur courroux ? Pour être immortel, un sorcier devait détenir d’immenses pouvoirs. Juran, le plus Doué des Élus des dieux, avait reçu l’ordre d’exécuter Mirar. Et tout le monde pensait qu’il avait réussi. Avait-il menti ou été dupé ? —Comment a-t-il survécu ? l’interrogea Danjin, hébété. —Il a été enseveli sous les décombres de la Maison des Tisse-Rêves. Tout son corps était brisé, mais il a utilisé sa magie pour se maintenir en vie et se rétablir petit à petit. En supprimant sa propre identité, il est parvenu à se dissimuler au regard des dieux. À se dissimuler pendant un siècle. Pour attendre une occasion de… de quoi ? —Pourquoi se révéler maintenant ? demanda Danjin à lui-même autant qu’à Ella. Etait-ce intentionnel ? La jeune femme sourit. —Non. —Alors, que s’est-il passé ? Elle détourna les yeux. —Je ne suis pas libre de t’en parler. Pas encore. Danjin acquiesça. —Mais il y a autre chose à dire. (Il y réfléchirait plus tard. Pour l’instant, il ne pouvait que se fonder sur les informations fournies par Ella pour la conseiller.) La plupart des gens ne savent pas si la rumeur est fondée ou non, réfléchit-il à voix haute. Votre problème, ce sont ceux qui y croient, et à qui cela déplaît suffisamment pour les pousser à attaquer les Tisse-Rêves et l’hospice. Ella opina. —Les gens ont très peur de Mirar. Certains répugnent même à accepter l’aide d’un Tisse-Rêves de crainte de tomber sur lui. Peut-être pourrions-nous demander à des artisans de peindre des portraits de lui de façon que les gens connaissent son visage et ne se méfient pas de tous les autres Tisse-Rêves hommes qu’ils pourraient rencontrer. —Les visiteurs de l’hospice ne sont pas les personnes dont vous devez vous méfier, fit remarquer Danjin. Je doute que les fauteurs de troubles envisagent seulement de faire appel aux services d’un Tisse-Rêves. Vous avez dit que les gens redoutaient que les Tisse-Rêves changent sous l’impulsion de Mirar. C’est cette peur qui les pousse à tuer. Ella s’assombrit. —Comment puis-je lutter contre cela ? Je pourrais leur dire que nous n’aurons pas de mal à arrêter les Tisse-Rêves si jamais ils se retournent contre nous, mais me croiraient-ils ? S’ils avaient la moindre foi en nous, ils n’auraient pas pris l’initiative d’éliminer les Tisse-Rêves à titre préventif. —Parfois, ça aide de rappeler aux gens qu’ils n’ont rien à craindre. Les rassurer ne pourrait pas faire de mal. L’expression d’Ella se fit pensive. —Si nous disons que nous sommes prêts à contrer les Tisse-Rêves, cela ne donnera-t-il pas l’impression que nous nous attendons à une attaque de leur part ? —Peut-être. Et peut-être n’est-ce pas une mauvaise chose que les gens deviennent soupçonneux à l’égard des Tisse-Rêves. Je vous suggérerais bien de trouver un moyen de les convaincre que Mirar ne peut pas ou ne souhaite pas influencer son peuple, mais ce serait idiot. Pourquoi ne reprendrait-il pas le contrôle de l’ordre qu’il a fondé ? Ella se rembrunit. —Il ne vivra pas assez longtemps pour ça. Son assurance était à la fois rassurante et perturbante. —Je suis ravi de l’entendre. (Danjin marqua une pause.) Et peut-être est-ce cela qu’il faut dire à la populace… sauf, bien entendu, s’il existe un risque que son exécution échoue de nouveau. Ella lui jeta un regard noir. —Elle n’échouera pas. À moins qu’il puisse se reconstituer à partir de ses propres cendres. (Un muscle se crispa au coin de sa bouche.) Mais avant de le tuer, nous devons réussir à le trouver. Chapitre 8 Dehors, les derniers rayons du couchant embrasaient la cime des arbres. Emerahl s’adossa à la paroi rocheuse, assez loin de la cascade pour que les projections d’écume ne trempent pas ses vêtements. C’était à cet endroit précis que Mirar et elle s’étaient assis autrefois pour discuter de leur avenir. À l’époque, Emerahl était pleine d’optimisme et d’enthousiasme à la pensée de chercher d’autres immortels. Quant à Mirar, il luttait pour accepter la partie de lui qui était Leiard. La partie qui aimait Auraya. C’est une bonne chose qu’il n’ait pas su alors que ses sentiments n’étaient pas réciproques, songea Emerahl. Ç’aurait été encore plus difficile pour lui d’accepter le fragment de sa personnalité qu’il avait créé de toutes pièces. Pourquoi l’intégrer à son identité si c’était juste pour se faire briser le cœur ? Désormais, Mirar était redevenu lui-même. Il avait recouvré ses forces, et il pouvait encaisser la nouvelle que Chaia avait été l’amant d’Auraya. Du moins Emerahl l’espérait-elle. Il restait un petit danger que sa personnalité se fragmente de nouveau sous le choc. Auraya ne l’avait sans doute pas envisagé. Ou peut-être que si. Peut-être était-ce pour cela qu’elle répugnait à lui en parler. Emerahl soupira. Elle pensait ce qu’elle avait dit à son élève. Dans la même situation, elle aurait probablement eu la même réaction vis-à-vis de Mirar. Elle se méfierait de ses sentiments résiduels pour quelqu’un qui s’était révélé ne pas être celui qu’elle pensait. La seule perspective de rencontrer cet homme l’aurait mise sur ses gardes. Tant d’autres choses à son sujet auraient pu se révéler fausses… Même si Leiard faisait partie de Mirar, il n’existerait plus jamais en tant que l’homme qu’Auraya avait connu et aimé. Comment avait-elle dit ? « Je ne peux pas me détourner du peu qui reste de ma vie d’avant pour une personnalité inventée et enfouie quelque part à l’intérieur d’un inconnu. » Auraya était visiblement sur la défensive mais, au-delà de ça, Emerahl avait perçu de la douleur. Elle sursauta en comprenant soudain pourquoi. Elle pleure Leiard. Elle le considère comme mort. Et elle se sent dupée et idiote d’être tombée amoureuse d’une illusion. Pourquoi ne m’en suis-je pas rendu compte plus tôt ? Toute cette affaire catastrophique n’avait fait de bien ni à Auraya ni à Mirar. Même en l’absence de complications psychiques, il y aurait eu très peu de chances pour qu’ils finissent par être heureux ensemble. Auraya était toujours loyale envers les dieux – et même si Emerahl ne partageait pas son dévouement, elle lui reconnaissait le droit de vénérer qui elle voulait. Quant à Mirar, il les haïssait, et les dieux le lui rendaient bien. Plus tôt ces deux-là seraient soulagés de leur misère, mieux cela vaudrait. Apprendre que Chaia avait été l’amant d’Auraya ferait encore plus de mal à Mirar, mais il s’était déjà remis de maintes déceptions amoureuses. Et Auraya oublierait plus facilement Leiard sans la présence de Mirar pour lui rappeler ce qu’elle avait perdu. Emerahl soupira. J’espérais qu’Auraya ressentirait quelque chose pour Mirar et que, de ce fait, nous pourrions nous sentir plus en sécurité – nous les immortels. Elle gloussa. M’attirer son inimitié ne va guère dans ce sens. Je devrais me montrer plus compatissante. Elle s’installa dans une position plus confortable et, fermant les yeux, s’autorisa à sombrer dans le sommeil. L’attraction vers la conscience et la veille était forte, mais elle résista. —Mirar, appela-t-elle. Pas de réponse. La soirée commençait à peine là où il se trouvait ; sans doute n’était-il pas encore couché. Emerahl se mit en quête d’autres esprits. —Tamun. Surim. —Oui, Emerahl ? Parfois, les Jumeaux s’exprimaient comme une seule personne durant leurs rêveliens. Ils étaient de nature si différente qu’unis de la sorte ils donnaient l’impression d’une personnalité infiniment plus complexe que celle d’un humain ordinaire – une personnalité surhumaine. Ou inhumaine. En des instants pareils, Emerahl comprenait pourquoi ils avaient suscité une telle vénération de leur temps. —Comment allez-vous, tous les deux ? —Aussi bien que d’habitude, répondit Tamun. Surim fait les yeux doux à une fille des marais, et je m’efforce de le supporter. —Tamun s’attend que je rapporte de la nourriture et de la matière première pour ses tissages, mais elle refuse que je m’amuse au passage, se plaignit Surim. Ce n’est pas juste, et… —Comment va Auraya ?s’enquit Tamun. Emerahl s’amusa de ce brusque changement de sujet. —Depuis qu’elle a découvert comment dresser un bouclier mental, elle ne l’a baissé accidentellement qu’une ou deux fois. —Mirar nous avait dit qu’elle apprenait vite, l’approuva Tamun. Peut-être parce qu’elle est encore jeune. Sa façon de penser n’a pas eu le temps de se rigidifier. —Peut-être, acquiesça Surim. —Il s’est passé quelque chose ce soir, révéla Emerahl. En épiant les esprits, elle a vu quelque chose qui l’a perturbée. —Elle ne t’a pas dit ce que c’était ? —Non. Mais je crois que je ne devrais pas traîner dans les parages. —Tu ne lui as pas encore enseigné l’immortalité. —Je vais lui proposer de le faire, mais je suis certaine qu’elle refusera. Et si elle est aussi maligne que le pense Mirar, elle finira par la découvrir toute seule. —Tu as raison, mais c’est pour ça que Mirar t’a envoyée à elle, lui rappela Tamun. Il sera déçu. —Il s’en remettra. Je ne peux pas la forcer à apprendre si elle ne veut pas. —Si elle veut, lui montreras-tu comment changer son âge ? —Mirar pense que c’est mon Don inné, et que je ne peux pas l’enseigner à quelqu’un d’autre. —Il se trompe peut-être. Son Don inné, c’est la guérison magique, et il l’a déjà enseignée à d’autres personnes. —Mais aucune ne l’utilise aussi bien que lui. Je n’aurais pas pu survivre à demi broyée comme il l’a fait. —Tu n’en sais rien. Mais si le Don inné d’un immortel est une chose qu’il peut faire mieux que les autres, peut-être Auraya réussira-t-elle à changer son âge dans des proportions moindres que toi. Peut-être pourrais-tu voler, mais pas aussi bien qu’elle. —Voler n’est pas le genre de chose que l’on aime maîtriser à moitié. Une chute pourrait être douloureuse, voire fatale. Je ne vois pas comment je poursuivrai ma Quête du Parchemin si je suis coincée à Si avec des fractures multiples. —Exact. À ton avis, que fera Auraya après ton départ ? —Elle retournera à l’Ouvert. Elle continuera comme s’il ne s’était rien passé. —Ça, c’est aux dieux qu’il appartiendra d’en décider, fit remarquer Surim avec un sérieux inhabituel. Ils ne pourront peut-être pas la tuer, mais il se peut qu’ils utilisent sa foi en eux pour lui tendre un piège. —Et quand ils auront échoué, Auraya n’aura plus que nous vers qui se tourner, poursuivit Tamun. —Elle fera une alliée puissante, acheva Surim. —Vous ne cessez de répéter qu’il est impossible de prédire l’avenir ; pourtant, on dirait bien que vous êtes en train de le faire, observa Emerahl. —Oh !nous n’avons pas ce pouvoir. Mais quand Surirn devient théâtral, je me sens obligée de l’imiter, répondit Tamun. —Tu aimes ça autant que moi, répliqua Surim. Allez, avoue-le. —Les exagérations grandiloquentes ne me procurent pas spécialement de plaisir, se défendit Tamun, mais ce serait… —Vous êtes certains que les dieux se retourneront contre Auraya ? l’interrompit Emerahl. Vous n’avez pas le moindre doute là-dessus ? —Il y a toujours un doute, admit Surim. L’avenir ne peut pas être prédit, seulement deviné. Les dieux ont l’habitude de tuer les immortels, mais peut-être feront-ils une exception pour une de leurs fidèles. —D’autant que cette fidèle est une maîtresse de Chaia, rappela Emerahl. —Ex-maîtresse, la corrigea Tamun. —D’ailleurs, je crois qu’il est temps que Mirar l’apprenne, déclara Emerahl. Temps qu’il découvre ce qu’Auraya pense de lui. Les Jumeaux gardèrent le silence un moment. —Oui. Dis-le-lui, décida enfin Tamun. Il est entouré de braves gens. Il trouvera du soutien auprès d’eux. —Et au moins une personne prête à lui offrir du réconfort, ajouta Surim. Du réconfort ?songea Emerahl, amusée. Les Jumeaux épiaient régulièrement l’esprit de tous ceux qui entouraient Mirar et Emerahl, veillant à ce que nul ne nourrisse de mauvaises intentions à leur égard. Emerahl n’avait pas pensé qu’ils pouvaient capter d’autres sortes de sentiments ou d’intentions. Ainsi, Mirar a une admiratrice à la Maison des Tisse-Rêves. Comme ça tombe bien… —Je le lui dirai ce soir, promit-elle. —Gentiment, conseilla Tamun. —Bien entendu. Pour qui me prends-tu ? —Pour quelqu’un qui connaît Mirar depuis longtemps. Tu l’as rencontré à une époque où il était fait d’un bois plus dur. Il n’est plus le même désormais. Ne l’oublie pas. —Promis. —Très bien. Bonne nuit. Fais de beaux rêves. Comme la connexion s’estompait, Emerahl projeta ses pensées vers l’esprit de son vieil ami. —Mirar, appela-t-elle. Pas de réponse. Emerahl revint à elle suffisamment pour ouvrir un œil. Le ciel était sombre, mais les lueurs du couchant s’attardaient encore à l’horizon. Il était toujours trop tôt. Va te coucher, Mirar ! Ne sais-tu pas combien il est insupportable d’attendre pour annoncer une mauvaise nouvelle ? Le réfectoire de la Maison des Tisse-Rêves était plein ce soir-là. Mirar s’était laissé recruter comme aide en cuisine. Il avait écouté le bavardage des Tisse-Rêves qui préparaient le repas, puis mangé en savourant l’atmosphère détendue du lieu – et en essayant de capter quelques mots de la langue locale. Sa faculté de percevoir les émotions l’aidait à comprendre ces gens mais, quand il s’agissait d’apprendre leur langue, c’était un frein autant qu’une béquille. Parfois, cela lui permettait de deviner ce qu’ils disaient au lieu de se donner la peine de distinguer les mots qu’ils prononçaient. Il devait se forcer à écouter ces mots et à en assimiler la signification. Il était aidé en cela par un autre Tisse-Rêves originaire d’Ithanie du Nord, qui était arrivé la veille au soir et qui maîtrisait partiellement les langues méridionales. Moore était venu à Dekkar pour ramasser ou acheter des remèdes. —Les Genriens ont la folle idée que plus l’origine d’un remède est lointaine et exotique, plus son efficacité doit être grande, avait-il expliqué à Mirar. Ils sont prêts à payer très cher pour nous les acheter, et nous en profitons pour fournir des remèdes locaux parfaitement adéquats aux patients moins aisés. Il existe beaucoup de plantes médicinales qui poussent exclusivement dans la jungle dekkane, et il en existait encore plus lors de mon dernier séjour ici. On dirait que ces gens ont décidé de raser toute la forêt. Les Tisse-Rêves semblaient attendre quelque chose avec impatience. Mirar devina qu’un rituel ou une cérémonie aurait lieu le soir même. Après le repas, il aida à débarrasser la table et à faire la vaisselle. Lorsque tout fut rangé, les convives suivirent Tintel le long d’un couloir et sur un balcon. Tintel avait montré cet endroit à Mirar le lendemain de son arrivée. C’était une sorte de cour au plancher de bois, mais surélevée. Au centre, des plantes en pot et des murets dessinaient un large cercle ; dans les coins, les espaces plus ou moins triangulaires formaient des jardins offrant une certaine intimité. Le bourdonnement des insectes était omniprésent, et si fort que Mirar sentait presque vibrer l’air moite, empli du parfum des fleurs. Il ne s’était pas encore habitué à la chaleur méridionale, qui le rendait somnolent dans la journée et l’empêchait de dormir la nuit. Les Tisse-Rêves locaux étaient affectés eux aussi, mais pas autant que leur visiteur. Ils se placèrent en rond. Reconnaissant les prémices d’une communion, Mirar envisagea de nouveau la possibilité que son bouclier mental l’autorise à y participer sans révéler ses propres pensées. Il ne le saurait pas avant d’avoir essayé… mais s’il échouait, son identité risquait d’être découverte. Les Tisse-Rêves se prirent par la main et inclinèrent la tête. Mirar éprouva un pincement de frustration et de regret. À l’exception de la communion à laquelle il avait participé à Somrey, cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas éprouvé le sentiment d’appartenance engendré par un tel lien mental. Quelle ironie du sort !songea-t-il amèrement. C’est moi qui ai inventé ce rituel, moi qui ai fondé la manière de vivre de ces gens et, aujourd’hui, j’hésite à me joindre à eux. Pourtant, j’aurais beaucoup à apprendre sur les peuples d’Ithanie du Sud. Le risque en vaut la peine. Il sentit tressaillir la femme qui se tenait sur sa gauche. Puis les doigts de l’homme qui avait pris sa main droite se crispèrent. Prudemment, sans baisser son bouclier, Mirar sonda les esprits de ceux qui l’entouraient. Bientôt, il put entendre des voix et capter des bribes de souvenirs. Il vit dans la mémoire d’un Tisse-Rêves qui avait récemment examiné un bébé malade. Celui-ci avait des organes difformes et sous-développés ; aucun guérisseur ordinaire ne pouvait rien pour lui. Son père était un Serviteur pentadrien, constata Mirar, surpris. Quand le Tisse-Rêves lui avait annoncé la mauvaise nouvelle, l’homme l’avait acceptée, disant que, si un Tisse-Rêves ne parvenait pas à soigner son enfant, personne n’y parviendrait. … Les impôts avaient été augmentés cette année, sans doute pour payer la construction du pont. Un Serviteur avait examiné les livres de comptes de la Maison et s’était déclaré satisfait. Il n’avait réclamé qu’une petite somme. Il était toujours reconnaissant pour les conseils que les Tisse-Rêves lui avaient donnés quand sa femme et lui avaient eu des problèmes conjugaux. Il ne se rendait pas compte à quel point c’était courant… … De l’eau léchait les bords de la plate-forme sur laquelle la Maison était construite. L’an dernier, la bâtisse avait failli être inondée. Qu’en serait-il cette année ? … Là où s’étaient dressés des arbres énormes ne gisaient plus que des troncs calcinés entourés de plantations. Les images de la jungle et des champs récemment défrichés se superposaient dans l’esprit du Tisse-Rêves. Oui, c’était choquant, mais les autochtones devaient se nourrir. Le problème, c’est qu’il n’avait pas réussi à retrouver cette petite plante à fleurs roses. Il espérait que ce n’était pas le seul endroit où elle poussait. … Elle est si belle. Des fragments d’un corps de femme nu, hâtivement enfouis. … Où irait-il alors ? Vers le nord, en remontant le long du golfe ? Peu probable. De nouveau dans l’Ouest ? J’en doute. Et s’il venait dans le Sud ? S’il était déjà là ? S’il se trouvait dans cette cour en ce moment même ? … Toutes ces histoires sur Mirar… Je ne suis même pas certain d’y croire. S’il est vraiment revenu, pourquoi aucun d’entre nous ne l’a-t-il encore rencontré ? Non, ce doit être une simple rumeur. Mirar réprima un éclat de rire. Même pendant une communion, les Tisse-Rêves ne pouvaient s’empêcher de spéculer sur son retour. Puis il redevint sérieux. Ils le guettaient. Il devait être prudent. Ou pas. Serait-ce si terrible s’il leur révélait son identité ? Tandis que la communion se poursuivait, Mirar écouta et observa. Comme toujours, les souvenirs d’une personne attiraient l’attention des autres. Des conseils étaient distribués, du réconfort était dispensé. Àun moment, un Tisse-Rêves se remémora un festival qui s’était déroulé récemment à Kave, et les autres regardèrent avec intérêt. Nul ne semblait réagir aux pensées de Mirar. Puis celui-ci entendit Tintel penser qu’il ne participait pas à la communion. Ça a marché, songea-t-il avec soulagement. Tintel donna le signal de la fin. Les esprits refluèrent comme les Tisse-Rêves ramenaient leur conscience à l’intérieur d’eux-mêmes et réaffirmaient leur identité. Mirar rouvrit les yeux et lâcha les mains qu’il tenait. Autour de lui, les autres participants au rituel firent de même. Il vit que l’une d’entre eux l’observait. Dardel. La jeune femme lui sourit et lui fit un clin d’œil. Toujours aussi subtile. Mais Mirar lui sourit en retour. Quelque chose effleura son esprit. Il tenta de l’attraper – trop tard. On dirait que quelqu’un essaie d’établir un rêvelien avec moi. Certains Tisse-Rêves s’attardaient sur le balcon, discutant en petits groupes. D’autres prenaient congé. Mirar se faufila à l’intérieur, regagna sa chambre et ferma la porte derrière lui. Dans le silence revenu, il sentit de nouveau un contact fugitif sur son esprit. Il s’allongea sur son lit et s’abîma dans une transe onirique. Pendant quelques minutes, il se laissa simplement dériver. Il commençait à se demander s’il ne s’était pas trompé quand une voix familière résonna à la lisière de ses pensées. —Mirar ? —Emerahl. —Enfin ! Qu’est-ce qui t’a tenu éveillé si tard ? Son ton était lourd de sous-entendus. Mirar se surprit à penser à Dardel et éprouva un pincement de culpabilité. —Une communion, répondit-il. —Une communion ? Je croyais que tu voulais les éviter ? —Je me suis contenté d’écouter les pensées des autres. —Tu as appris quelque chose d’intéressant ? —Peut-être. Comment va Auraya ? —Un véritable ami me demanderait d’abord comment je vais, moi. —Je ne suis pas un véritable ami. Comment vas-tu ? —Mieux. Je m’en irai bientôt. —Tu lui as appris le secret de l’immortalité ? —Oui et non. Je le lui ai dit, mais je ne le lui ai pas enseigné. Je ne peux pas la forcer à apprendre si elle ne veut pas. Et elle ne veut pas. —Je comprends. Pourtant, Mirar était déçu. —À mon avis, elle finira par trouver toute seule, si jamais elle change d’avis. —Oh !elle changera d’avis. Et elle y arrivera très facilement. —Je n’en doute pas. —Et toi, tu as changé d’avis à son sujet ? —Je n’ai jamais dit qu’elle n’était pas futée. —Mais tu l’apprécies davantage maintenant. —Qu’est-ce qui te fait croire ça ? —Tu as cessé de la traiter d’adoratrice des dieux et de dire qu’elle se complaisait dans l’autoapitoiement. —Vraiment ? J’en ai peut-être assez de me répéter. Je devrais trouver de meilleures insultes. —En effet. —Ou peut-être est-ce ton tour. J’ai une mauvaise nouvelle pour toi. J’ai promis aux Jumeaux que je te l’annoncerais gentiment, mais je ne sais pas trop comment faire. Difficile de savoir si Emerahl cherchait juste à le taquiner ou si elle était sérieuse. —Je suis habitué à ta brusquerie, dit Mirar après quelques instants de réflexion. Qu’as-tu donc de si terrible à m’annoncer ? Emerahl ne répondit pas tout de suite et, quand elle le fit, ce fut à voix basse. —Auraya ne t’aime pas, Mirar. Elle aimait Leiard. Et même si elle sait qu’il fait partie de toi, ça ne lui suffit pas. À ses yeux, tu es un inconnu, et elle ne te fait pas confiance. Je ne peux pas l’en blâmer : à sa place, je réagirais de la même façon. Mirar ne dit rien. Emerahl ne mentait pas, il le sentait. Et il ne pouvait pas se méprendre sur la signification de ses paroles. Tout à coup, il se sentit très vide. À l’endroit où brillait quelque chose de chaud et de magnifique, il n’y avait plus qu’un grand vide. Une dernière volute de fumée à l’emplacement d’un brasier. —Oh !écoute-toi !le morigéna Emerahl. Tu as le cœur brisé une fois de plus. Et alors ? Tu comptes te remettre à la poésie ? Je ne suis pas sûre que le monde y survivrait. Mais ce serait sans doute un bon moyen de torturer les dieux. Malheureusement, le sarcasme ne l’aidait pas. Ça ne l’avait jamais aidé. Mais il était forcé de le supporter. Il finirait bien par oublier Auraya. Ça risque quand même d’être difficile si elle devient immortelle. Si chaque fois que je la vois ou que j’entends parler d’elle, je repasse par toutes les phases de l’espoir et de la douleur. Et si… —Mirar ? —Oh ! Emerahl. Désolé. —Ça va ? — Bien sûr que non. Mais je ne compte pas non plus me jeter par la fenêtre. Si jamais Auraya et moi avions, à l’avenir, l’occasion de passer un peu de temps ensemble et d’apprendre à nous connaître, crois-tu qu’il y ait une chance pour que… ? —À ta place, je ne compterais pas dessus. J’ai autre chose à te dire. Elle a eu un amant après toi. —Je sais. Je l’ai lu dans son esprit quand je lui enseignais la guérison magique. —Mais as-tu vu de qui il s’agissait ? —Non. Une angoisse diffuse s’empara de Mirar. C’était Juran ? Ce serait compréhensible. Je pourrais l’accepter. —Ce n’était pas Juran. (Emerahl s’interrompit. Comme son silence se prolongeait, Mirar s’impatienta. Ménageait-elle son effet à la manière d’une comédienne, ou répugnait-elle vraiment à le lui dire ?) C’était Chaia. Mirar sentit tout son être se glacer. Un souvenir remonta à la surface de sa mémoire : des parents impuissants et une jeune fille qui dépérissait. Il était encore possible de déceler des vestiges de la beauté qui avait été la sienne mais, à présent, seule la folie habitait son regard. On l’avait attachée à son lit pour l’empêcher de se frotter, voire de se griffer la poitrine et l’entrejambe. À cette époque, il n’y avait pas de loi interdisant la guérison par le rêve. Mirar avait établi une connexion mentale avec la jeune fille. Il s’était attendu à découvrir quelque chose de déplaisant. Mais ce qu’il avait vu dans son esprit avait démultiplié la haine qu’il éprouvait déjà envers les dieux. Chaia. Le dieu avait pris cette jeune fille pour maîtresse, et utilisé sa magie de façon à lui procurer un plaisir exquis. Ce qu’il retirait de cette relation de son côté, Mirar ne l’avait jamais compris. Quand il s’était lassé de la jeune fille, il l’avait abandonnée ainsi, assoiffée de sensations que son corps ne pourrait plus jamais lui procurer naturellement. Mirar n’avait réussi à la tirer de sa folie qu’en bloquant une partie de ses souvenirs. À compter de ce jour, elle ne s’était alimentée qu’à contrecœur et n’avait plus jamais manifesté d’intérêt pour le sexe. Rien ne semblait pouvoir l’arracher à son ennui perpétuel ni lui procurer le moindre plaisir. Mirar avait presque regretté de ne pas l’avoir laissé mourir. C’est du passé, lui assura Emerahl. Auraya ne semble pas souffrir des conséquences habituelles. De fait, Mirar n’avait perçu aucun signe de folie en elle quand il lui avait enseigné la guérison magique à Si. Mais toutes les victimes de Chaia n’avaient pas perdu la tête : juste leur capacité à apprécier la vie, et le sexe. Pas étonnant qu’Auraya n’éprouve rien, songea-t-il. —Mirar ? Ça va ?s’inquiéta Emerahl. —Bien sûr que non, répondit-il un peu trop vivement. Désolé, Emerahl. On se parle plus tard. Il se retira de l’esprit de son amie, ouvrit les yeux et regarda fixement le mur en face de lui. Chaia. De tous les amants qu’elle aurait pu choisir… Du moins, à supposer qu’elle ait eu le choix. Quelqu’un toqua très doucement à la porte. Mirar leva lentement les yeux. Tous les soirs depuis son arrivée à la Maison des Tisse-Rêves, le petit coup plein d’espoir résonnait, assez fort pour qu’il l’entende s’il était debout, assez doucement pour ne pas le réveiller s’il dormait. Il ne se répétait jamais, comme s’il était juste destiné à lui faire savoir que son auteur était toujours intéressé. Dardel. Il aurait dû l’ignorer. Mais quelle autre perspective avait-il, sinon passer toute la nuit à gamberger ? Et à quoi cela lui servirait-il ? Mirar se leva de son lit. Lorsque sa main toucha la poignée de la porte, il hésita, mais sa conscience demeura coite. Et ses pensées retournèrent là où il ne voulait surtout pas qu’elles aillent se perdre. Chaia. Alors, il ouvrit la porte et attira une Dardel plaisamment surprise dans sa chambre. Chapitre 9 C’était si facile ! Auraya faisait les cent pas à l’intérieur du vide. Elle vy tournait en rond depuis une heure, longeant lentement la circonférence de la zone dépourvue de magie. Même si son bouclier mental était désormais permanent sans qu’elle ait besoin de se concentrer dessus, la jeune femme ne voulait pas sortir du vide tant que Jade ne lui aurait pas confirmé que c’était sans danger pour elle. Si facile… Je n’arrive pas à y croire. Et ça ne consomme pratiquement pas de magie. Après le départ de Jade, ce matin-là, Auraya avait suivi la suggestion de son aînée : elle avait réfléchi à la guérison magique et au moyen de l’appliquer à elle-même. La curiosité l’avait poussée à se focaliser sur son corps, puis à faire des tentatives prudentes. La logique des propos de Jade lui était apparue au bout de quelques instants à peine. Un raisonnement différent l’avait poussée à faire un pas de plus et à appliquer sa découverte. Si le simple fait de connaître le secret de l’immortalité la condamnait aux yeux des dieux, autant utiliser ce secret et devenir immortelle pour de bon. Ç’avait été étonnamment facile. Se rendre compte que le même Don pouvait lui servir à guérir n’importe quelle blessure infligée par les dieux ou par leurs intermédiaires avait poussé Auraya à prendre cette décision. Après tout, c’était ainsi que Mirar avait survécu à son ensevelissement sous les ruines d’un immeuble. Si Auraya voulait, avec la permission de Chaia, résister à Huan, elle en aurait bien besoin. La perspective de devenir, comme Mirar, une ennemie des dieux traquée en permanence atterrait la jeune femme, mais elle s’accrochait à l’espoir que Chaia l’autoriserait à rester sa servante. Il me pardonnera en apprenant que Huan m’a autorisée à apprendre la guérison magique pour persuader les autres de la laisser me tuer. —Tu fais de l’exercice ? Pivotant, Auraya vit Jade entrer dans la caverne avec ses deux seaux. Elle haussa les épaules et, curieuse de voir ce que la guérisseuse rapportait cette fois, la suivit vers les lits. Jade posa les seaux près de la pierre de cuisson. —Tu seras heureuse d’apprendre que tu peux désormais quitter le vide, annonça-t-elle. Je n’ai pas perçu tes émotions ni pu effleurer tes pensées depuis plusieurs jours. —Je m’en doutais un peu. (Les deux seaux étaient pleins d’eau claire, mais d’étranges créatures nageaient dans l’un d’eux.) C’est quoi ?s’enquit Auraya. —Des shrimmis, répondit Jade. Difficiles à attraper, mais délicieux. Je me disais qu’on pourrait s’offrir un bon dîner d’adieu avant mon départ. —Quand comptes-tu t’en aller ? —Demain. Auraya s’assit sur son lit. Elle brûlait de révéler à sa compagne qu’elle était devenue immortelle. Mirar excepté, elle ne connaissait personne d’autre qui l’en féliciterait au lieu d’accueillir la nouvelle avec consternation. Et Jade voulait lui enseigner ce secret depuis le début. Mais c’était justement ce qui faisait hésiter Auraya. Et si sa compagne avait une raison cachée de la pousser à apprendre le Don d’immortalité – une raison cachée et malveillante ? J’ignore à quel point je peux lui faire confiance. Elle dit qu’elle m’aide sur la demande de Mirar, mais elle pourrait avoir d’autres motivations qui me dépassent. Il n’était pas difficile de voir qu’en aidant une Servante des Dieux à apprendre un Don que ces derniers désapprouvaient Jade leur portait un coup – mais un coup mineur. Si son intention était de causer de la tension entre les dieux et une de leurs fidèles, elle n’avait fait qu’aggraver faiblement un conflit préexistant. Tout de même, si tel était son but, mieux valait le savoir que le soupçonner. Et Auraya ne voyait pas d’autre façon dont l’immortalité pourrait être utilisée contre elle. S’il en existait une, plus tôt elle la découvrirait, mieux ça vaudrait. —J’ai réfléchi comme tu me l’avais suggéré, lança Auraya. Jade leva les yeux vers elle et haussa les sourcils. —Vraiment ? Et qu’en as-tu déduit ? —Tu avais raison. C’était facile. —Facile, hein ? (La guérisseuse secoua la tête.) Une tentative, une seule. Je n’ai jamais connu personne qui y arrive si vite. Tu es sûre de toi ? Amusée par la méfiance de sa compagne, Auraya sourit. —Tout à fait sûre. Mais je savais déjà guérir par la magie. Jade acquiesça et détourna les yeux. Ramassant un des seaux, elle versa l’eau qu’il contenait dans le creux de la pierre de cuisson. —Y a-t-il d’autres façons d’exploiter ce Don ? l’interrogea Auraya. Jade leva vivement la tête vers elle. —Tu penses à quelque chose de particulier ? —Il me semble qu’on pourrait l’utiliser pour modifier l’apparence de quelqu’un. Jade dévisagea Auraya d’un air pensif. —Tu veux modifier ton apparence ? —Moi ? (La jeune femme gloussa.) Si j’ai appris une chose en lisant dans les esprits, c’est bien que les gens ne sont jamais satisfaits de leur physique. C’est vrai, j’aimerais changer deux ou trois choses chez moi. J’ai même envisagé d’essayer, mais je n’avais pas de miroir, et je préférais te demander d’abord au cas où ce serait permanent. —C’était une bonne idée, l’approuva Jade. —Et puis j’ai pensé : si je modifie mon apparence, est-ce que je me sentirai différente ? poursuivit Auraya. Est-ce que je deviendrai une autre personne ? Et une fois que j’aurai commencé, ne serai-je pas tentée de continuer ?de voir, par exemple, si je peux me transformer en Siyee ? (Elle secoua la tête.) De nouvelles possibilités ne cessaient de m’apparaître. Une personne pourrait-elle modifier son âge ou son sexe ?se rendre plus intelligente ? Qu’est-ce que tu en dis ? Jade sourit. —Tu peux modifier ton apparence. Pour le reste… je n’en sais rien. Tu fais bien d’hésiter. Oui, l’apparence affecte l’identité d’une personne, et Mirar est un bon exemple de ce qui risque de se produire quand on joue avec l’identité de quelqu’un. Auraya opina. —Puis-je t’enseigner quelque chose en échange de ce que tu m’as appris ? Jade parut amusée. —Je te demande seulement de ne pas nous livrer aux dieux. —C’est raisonnable, acquiesça Auraya. Par « nous », tu entends « Mirar et toi » ? Jade hésita. —Oui. —Donc, apprendre à voler ne t’intéresserait pas ?insista Auraya. Jade dévisagea la jeune femme avec une expression indéchiffrable. —Tu serais prête à me montrer comment faire ? —Oui. Je suis très curieuse de savoir si quelqu’un d’autre peut maîtriser ce Don. Jade baissa les yeux vers les shrimmis, puis les releva vers Auraya. —Je suppose que je peux rester un jour de plus. Dardel ouvrit les yeux et se sentit brièvement désorientée. Les meubles avaient bougé de place dans sa chambre, et il manquait des choses. Puis elle aperçut l’homme assis sur la chaise près de la fenêtre, et sourit en se souvenant qu’elle était dans la chambre du Tisse-Rêves Wilar. Celui-ci l’observait. Il avait toujours le même regard hanté mais, lorsqu’il remarqua que Dardel était réveillée, un des coins de sa bouche se releva en un sourire grimaçant. —Tintel te cherche, dit-il. Dardel regarda vers la fenêtre. D’après l’angle des rayons du soleil, elle devina que la matinée touchait à sa fin. Elle s’étira en savourant le contact des draps sur sa peau nue. —Je me demandais si j’allais réussir à dormir la nuit dernière. —Ça n’avait pas l’air de te déranger que je t’en empêche. —Pas du tout. (La jeune femme s’assit en tirant les draps sur sa poitrine et chercha ses vêtements du regard. Ils gisaient par terre près du lit.) En fait, se surprit-elle à dire, je n’avais encore jamais connu d’homme si endurant. Et je suis surprise d’avoir tenu la distance. Je devrais me sentir sur les rotules, mais ce n’est pas le cas. (Elle ramassa ses vêtements, puis hésita et leva les yeux vers Wilar.) C’était une aventure d’un soir ? L’amusement fit frémir les coins de la bouche du Tisse-Rêves. —C’est une liaison temporaire. Tout dépendra du temps que je passerai ici et de la vitesse à laquelle nous nous lasserons l’un de l’autre. Dardel gloussa. —Ça m’étonnerait que je me lasse de toi. En fait, je pense que je vais devenir très difficile sur le choix de mes amants. Tu as mis la barre très haut. (Elle le toisa d’un air moqueur.) Je n’arriverai sans doute plus jamais à m’intéresser à aucun autre homme. Tout amusement s’évapora du visage de Wilar, qui frémit. Dardel regretta immédiatement ses paroles. De toute évidence, elle venait de lui rappeler la raison pour laquelle son regard était hanté. Une maîtresse précédente, peut-être ? Cela expliquerait son hésitation initiale à coucher avec elle. Dardel laissa retomber les draps. Wilar baissa les yeux vers ses seins, et son expression peinée se dissipa. —Évidemment, si je trouve un homme disposé à apprendre, je pourrai sûrement lui enseigner une partie de ce que tu m’as montré, dit la jeune femme en commençant à s’habiller. Cela le fit sourire. Bon. Tandis qu’elle enfilait sa tunique longue, Dardel se perdit dans ses souvenirs de la nuit précédente. Comment un homme pouvait-il devenir si performant au lit ? Par moments, il lui avait presque semblé qu’il lisait dans son esprit. Visiblement, il savait comment fonctionnait le corps d’une femme. Il le savait mieux que le Tisse-Rêves moyen, qui devait lui-même le savoir mieux que le mâle moyen pour pouvoir soigner les maux typiquement féminins. Il le savait peut-être mieux que Dardel elle-même, ce que la jeune femme avait trouvé déconcertant. Wilar avait sans doute une très grande expérience sexuelle. Dardel ne voyait pas d’autre explication. Qui eût cru que ce Tisse-Rêves si discret et si réservé était un tel tombeur ? Dardel lui jeta un coup d’œil. Il regardait par la fenêtre, l’air lointain. À présent, il paraissait vieux et triste. Et un peu perdu, mais cela était compréhensible : il se trouvait si loin de chez lui ! Avait-il jamais expliqué pourquoi il était venu à Dekkar ? Dardel ne s’en souvenait plus. C’était définitivement quelqu’un de mystérieux. Mais pour la jeune femme, qui avait passé toute sa vie dans la même ville, tous les étrangers étaient mystérieux et excitants. D’un autre côté, songea-t-elle, il me paraît curieusement familier. Comme un ami que je n’aurais pas revu depuis mon enfance. Il y a quelque chose en lui… Comme elle enfilait son gilet de Tisse-Rêves, elle leva les yeux vers lui. —Tu veux que je revienne ce soir ? Wilar sourit. —Attendons de voir comment nous nous sentirons. Il se peut que tu préfères rattraper ton sommeil en retard. —C’est peu probable. Avec un clin d’œil, Dardel se détourna et se dirigea vers la porte. Quand elle jeta un coup d’œil à Wilar avant de refermer derrière elle, le Tisse-Rêves regardait de nouveau par la fenêtre avec un léger sourire. Un sourire étrange, secret. Tandis qu’elle rebroussait chemin vers sa chambre en fredonnant tout bas, Dardel croisa Nirnel et Teiwen, un jeune couple de Tisse-Rêves. Ils détaillèrent ses vêtements froissés, et elle leur adressa un sourire triomphant. —Le nouveau a fini par te céder, hein ? lança Nirnel. —Ça a pris plus longtemps que d’habitude, ajouta Teiwen. Tu perds la main, Dardel. —Tu as raison, l’approuva la jeune femme. Ça a pris plus longtemps que d’habitude. En fait, ça a duré toute la nuit. Nirnel et Teiwen levèrent les yeux au ciel. Dardel poursuivit son chemin en gloussant par-devers elle. Wilar était tel qu’elle avait toujours imaginé Mirar. Très instruit, puissamment Doué (elle savait que Wilar l’était pour l’avoir entendu de la bouche de Tintel), ni trop jeune ni trop vieux, et extraordinaire au lit. Tout ce qui l’avait attirée vers les Tisse-Rêves en premier lieu. À mi-chemin de sa chambre, Dardel ralentit comme une possibilité se faisait jour dans son esprit. Et si c’était lui ? On raconte que Mirar serait descendu dans le Sud. Et si c’était lui, se faisant passer pour un simple voyageur ? Cette idée accéléra le pouls de Dardel. Même si ce n’était pas vrai, quel mal y avait-il à fantasmer un peu ? Durant les dîners formels des Voix, planait toujours une tension sous-jacente qui ne se relâchait jamais. Mais ce soir, leur invité, l’ambassadeur et neveu de l’empereur de Sennon, semblait ne rien avoir remarqué. Reivan prit un autre morceau de racine d’épice cristallisée et mâcha lentement en écoutant les bavardages des autres convives. Genza racontait une anecdote amusante, que son Compagnon Vilvan interrompait parfois pour placer une remarque sarcastique. Quand les autres riaient, Imenja se contentait de sourire. Si l’ambassadeur s’était aperçu que Nekaun et elle n’avaient pas échangé un mot pendant tout le repas, il n’en laissait rien paraître. Imenja se joignait parfois à la conversation, mais Reivan savait qu’elle ne le faisait que pour montrer qu’elle écoutait. Elle était l’image même d’une invitée polie quand elle aurait dû jouer les hôtesses. Ou la matriarche. Ou du moins, quelqu’un qui avait son mot à dire dans les affaires d’État. Nekaun rit de la conclusion de l’anecdote, et ce son fit courir un frisson le long de la colonne vertébrale de Reivan. La jeune femme se força à penser à autre chose. Saisissant son verre, elle le vida de l’eau qu’il contenait encore. Il est tard, songea-t-elle. Et apparemment, nous ne sommes pas près de sortir de table. Parfois, j’ai l’impression que ces dîners ne finiront jamais. Soudain, Nekaun se leva. —Il est tard, déclara-t-il, et notre invité a fait un long voyage. Il doit être fatigué. Quant à nous, dit-il en balayant du regard les autres Voix, nous avons beaucoup à faire demain. Retirons-nous donc pour la nuit. Est-ce du soulagement que je vois sur le visage d’Imenja ? se demanda Reivan. Elle repoussa sa chaise et se leva, puis attendit son tour pour souhaiter une bonne nuit à l’ambassadeur. Quand le jeune homme eut quitté la salle à manger, elle suivit Imenja hors de la pièce. —Avez-vous encore besoin de moi ce soir ? lui demanda-t-elle. Sa maîtresse la regarda et sourit – avec chaleur et sincérité, cette fois. —Non. Il me reste une petite chose à faire, mais ta présence ne sera pas nécessaire. Va te coucher, Reivan. Tu as l’air fatiguée. La jeune femme fit le signe de l’étoile. —Bonne nuit. —Bonne nuit. Elle se détourna et se dirigea vers ses appartements. Elle avait toujours le sommeil agité pendant la saison chaude. Bien qu’impatiente de se mettre au lit, elle doutait de réussir à bien dormir. Ses doutes se révélèrent fondés. À peine s’était-elle allongée que Reivan comprit qu’elle allait avoir un mal fou à s’endormir. Soupirant, elle laissa son esprit passer en revue les événements de la journée et dresser une liste des tâches à effectuer le lendemain. Puis quelqu’un l’appela. La voix était celle d’un homme. Un peu plus forte qu’un chuchotement, elle provenait de la direction du balcon. Reivan sut tout de suite à qui elle appartenait. Je devrais l’ignorer, songea-t-elle. Si je ne réponds pas, il s’en ira. Mais elle ne voulait pas qu’il s’en aille. Et puis, c’était la Première Voix. On n’ignorait pas le chef des Pentadriens, le principal Serviteur des Dieux. Reivan se leva, sortit sur le balcon et baissa les yeux. Une silhouette se tenait dans l’ombre, à peine visible. Nekaun. —Bonsoir, Reivan. —Première Voix. —Inutile de faire tant de manières à présent. —Ah bon ? —Nous sommes seuls tous les deux. En privé, je préférerais que tu m’appelles Nekaun. Tu veux bien faire ça pour moi ? —Si vous voulez. —Je le veux. —Très bien, Nekaun. Il inclina la tête sur le côté. —Tu es si belle, Reivan. Le cœur de la jeune femme fit quelque chose qu’elle savait être physiquement impossible. Elle se rendit compte qu’inconsciemment elle avait pressé sa main dessus. —Me trouves-tu attirant, Reivan ? Quelle question ridicule, songea-t-elle. Quelqu’un de si beau ne peut pas ignorer que tout le monde le trouve attirant, qu’il sache lire dans les pensées d’autrui ou non. Et il sait lire dans les pensées d’autrui. Alors, pourquoi voulait-il le lui faire dire ? —Parfois, entendre ces mots de la bouche de la bonne personne… (Il soupira.) Ça rend la chose plus réelle. Et ça compte davantage. Reivan sentit son cœur se serrer. —Oui, Nekaun. Je vous trouve attirant. Trop attirant. Il haussa les sourcils. —Pourquoi « trop » ? —C’est… gênant. Je suis la Compagne d’Imenja. —Et alors ? Ça ne nous interdit pas d’être… amis. —Non. Mais c’est quand même gênant. —Tant pis. Il n’y a rien de mal à ce que nous nous fréquentions en tant qu’amis. Ou même davantage. Ou même davantage. Reivan fut incapable de répondre. —Reivan ? —Oui ?lâcha-t-elle d’une voix faible, comme essoufflée. —Si je venais frapper à ta porte, me laisserais-tu entrer ? La jeune femme prit plusieurs grandes inspirations. —Je ne vous repousserais pas. Nekaun s’éloigna. Reivan avait la gorge nouée, et son cœur battait la chamade. Qu’ai-je fait ? Je viens juste de l’inviter dans mon lit. Sa demande n’avait rien de subtil. Je ne suis pas une idiote. Je sais très bien qu’il ne vient pas seulement pour bavarder. Les bruits de pas s’estompèrent. Reivan recula à l’intérieur de ses appartements. En ce moment même, il se dirige vers ma porte. C’est une mauvaise idée. Et Imenja ? Ça ne lui plaira pas du tout. Je le sais. Reivan regarda autour d’elle, puis sortit précipitamment de sa chambre. La porte d’entrée de sa suite se trouvait quelques pas plus loin. Elle la regarda fixement, le cœur battant. Je dois le repousser. Je… Je lui dirai que j’ai changé d’avis. Il comprendra sûrement. Je ne peux pas faire ça. Il saura que je mens. Même si elle les attendait, les coups frappés au battant la firent sursauter. Déglutissant avec difficulté, Reivan se força à se diriger vers la porte. Elle saisit la poignée, prit une grande inspiration et ouvrit. Nekaun entra telle une rafale d’air chaud. Son odeur satura les perceptions de Reivan. Il s’approcha d’elle et posa ses mains chaudes sur les côtés de sa mâchoire. La jeune femme le dévisagea, incapable de croire qu’elle était l’objet de son expression de désir intense. —Je…, commença-t-elle. Un pli soucieux barra le front de Nekaun. —Quoi ? demanda-t-il gentiment. —Je ne l’ai encore jamais fait, avoua Reivan. Il sourit. —Dans ce cas, il est temps d’y remédier. Et pour ça, je ne vois pas de meilleur professeur que l’ancien Serviteur en Chef du Temple de Hrun. Ses paroles se répercutèrent dans la tête de Reivan, empêchant la jeune femme de rassembler ses pensées pour protester davantage. Elle réussit tout de même à rire quand Nekaun la prit dans ses bras et l’emporta vers sa chambre à coucher, comme dans les histoires romantiques idiotes que certaines femmes aimaient lire. Je vais le regretter, songea-t-elle tandis que Nekaun se débarrassait de sa robe et qu’elle-même ôtait sa chemise de nuit avec des gestes maladroits. Mais un peu plus tard, alors que les lèvres et la langue de Nekaun descendaient vers ses mamelons tandis que ses doigts glissaient le long de son ventre, Reivan commença à changer d’avis. Non, je ne vais rien regretter du tout. Pas le moins du monde. Chapitre 10 Emerahl observa le visage d’Auraya tandis que les deux femmes émergeaient de derrière la cascade et dans la lumière du jour. L’air renfrogné de l’ancienne Blanche s’évanouit, et elle s’arrêta pour prendre une grande bouffée d’air frais. Voyant que sa compagne la regardait, elle lui sourit. —C’est bon d’être de nouveau dehors, dit-elle. (Elle grimpa sur un rocher et s’étira.) J’ai l’impression de n’avoir pas volé depuis des mois. —Tu adores ça, n’est-ce pas ? Auraya grimaça. —Oui. C’est si… enivrant. Je me sens totalement libre. Comme elle sautait à bas du rocher, Emerahl gloussa. —C’est aussi ce que j’éprouve quand je navigue. Il n’y a que moi et mon bateau, et je n’ai plus à me préoccuper de rien hormis du temps qu’il fait. —Ah !oui, le temps, opina Auraya. Mieux vaut éviter de voler pendant une tempête. Pas seulement à cause du froid et de la pluie, mais du risque d’être frappée par la foudre ou de percuter une montagne dissimulée par les nuages. —Ça paraît aussi dangereux que de naviguer pendant une tempête, fit remarquer Emerahl avec une pointe de sarcasme. Auraya réfléchit et acquiesça. —Comment allons-nous nous y prendre ? —Je n’en ai pas la moindre idée. Cette fois, c’est toi le professeur. —C’est vrai. (La jeune femme regarda autour d’elle et se dirigea vers une zone plane et dégagée, un peu en aval de la cascade.) Et je ne sais pas du tout comment faire. Les autres Blancs n’ont jamais réussi à voler, mais j’ignore si c’était parce qu’ils ne pouvaient pas ou parce que je ne savais pas le leur apprendre. —Je te suggérerais bien de mettre ton élève dans la situation où tu te trouvais lorsque tu as découvert ton Don, mais Mirar m’a dit que c’était en tombant d’une falaise, grimaça Emerahl. Auraya reporta son attention sur elle. —On pourrait essayer, dit-elle très sérieusement. Emerahl soutint son regard. —Considérons ça comme un dernier recours, veux-tu ? répliqua-t-elle calmement. —Ce ne serait pas aussi dangereux que c’en a l’air, insista Auraya. Mais il nous faudrait une falaise plus haute que celles qui nous entourent. Tu auras besoin de temps pour te remettre du choc initial de la chute, puis comprendre le principe et l’appliquer avant de… —En fait, considérons plutôt ça comme hors de question, l’interrompit Emerahl. —Je te rattraperai si tu n’y arrives pas, promit Auraya. Tu n’auras rien à craindre. Emerahl préféra ne pas répondre. Elle n’était pas certaine d’avoir à ce point confiance en Auraya. —Comment t’y es-tu prise pour tenter d’enseigner ton Don aux Blancs ? Se sont-ils jetés du haut de la Tour ? —Non, ils ont essayé de se soulever de terre. —Dans ce cas, c’est aussi ce que je vais faire. Dis-moi comment procéder. —Tu sens la magie autour de toi ? —Évidemment. Emerahl laissa ses perceptions se déployer pour la toucher. —Et le monde ? Tu sens le monde autour de toi ? C’est plus ou moins pareil. —Le monde ? —Oui. C’est toujours plus facile quand je suis en mouvement et que ma position change très vite, expliqua Auraya. C’est pour ça que ma chute m’a servi de révélateur. Le monde défilait très vite autour de moi, de sorte que je percevais bien ma position relative par rapport à lui. Emerahl fit quelques pas en s’efforçant de percevoir autre chose que ce qu’elle voyait et entendait. Elle décrivit un cercle autour d’Auraya. —Je ne sens rien. —C’est une perception similaire à celle de la magie dans l’air. De nouveau, Emerahl fit le tour d’Auraya et n’éprouva rien de particulier. Elle secoua la tête. Auraya fronça les sourcils et promena un regard à la ronde. —Tu ne vas peut-être pas assez loin ou pas assez vite. Si tu sautais d’un rocher, ce serait déjà mieux. Mais la chute est courte ; donc, tu devras te concentrer. —Je vais essayer. Elles se rapprochèrent du cours d’eau. Emerahl jeta son dévolu sur un rocher qui lui arrivait à l’épaule. Elle se hissa dessus. Vu d’en haut, il paraissait beaucoup plus haut. Auraya recula pour lui laisser toute la place nécessaire. —Concentre-toi. Emerahl prit une grande inspiration et se jeta dans le vide. Elle se reçut de travers et fit quelques pas titubants en avant. Auraya la saisit par les épaules et la redressa. —Tu as senti quelque chose ? Emerahl fit un signe de dénégation. —J’étais trop occupée à penser à la dureté du sol. —Essaie encore, la pressa Auraya. À force, tu finiras peut-être par oublier le sol. Tu veux dire : par oublier ma peur, songea Emerahl, sarcastique. Elle grimpa de nouveau sur le rocher et sauta. Avant qu’Auraya puisse ouvrir la bouche, elle fit volte-face et escalada le rocher une troisième fois. Vingt tentatives plus tard, Emerahl était capable d’atterrir gracieusement, et même de penser à se concentrer sur le monde autour d’elle pendant sa chute. Mais elle ne sentait toujours rien. —Et ensuite ? demanda-t-elle, plus pour se reposer que parce qu’elle se sentait prête à passer à l’étape suivante. Les yeux d’Auraya brillèrent. —Tu utilises la magie pour modifier ta position par rapport au monde. Emerahl la dévisagea. Elle était consciente que son visage exprimait la plus parfaite incompréhension, mais elle s’en moquait. L’excitation d’Auraya s’évanouit. —La falaise sera peut-être le seul moyen, marmonna-t-elle. Il faut peut-être une certaine vitesse pendant une certaine durée pour que l’esprit puisse… —Je vais réessayer, l’interrompit Emerahl. Quand elle s’arrêta, ses genoux et ses chevilles lui faisaient mal. Son corps lui disait que plusieurs heures s’étaient écoulées, mais le monde qu’elle ne parvenait pas à sentir maintenait l’illusion que c’était encore le début de la matinée. —Ça ne marche pas, grommela-t-elle. Il doit y avoir un autre moyen. —Si on trouvait une pente abrupte, on pourrait peut-être y creuser une sorte de toboggan, suggéra Auraya. Ça ressemblerait assez à une chute. Une chute ?… L’excitation picota la peau d’Emerahl comme une idée lui traversait l’esprit. Pivotant, la guérisseuse regarda la cascade. Au pied de celle-ci s’étendait un bassin profond. Et enfant, Emerahl adorait plonger dans l’océan… —L’eau va être froide, la prévint Auraya, devinant ses intentions. —Si je peux me baigner dans l’océan en plein hiver, je dois pouvoir supporter de patauger dans cette mare, répliqua Emerahl. Elle alla chercher une corde dans la caverne. Grimper jusqu’au sommet de la cascade ne fut pas chose aisée. L’humidité avait encouragé la mousse à se développer dans les fissures de la roche, de sorte que les prises étaient glissantes. Arrivée en haut, Emerahl attacha la corde à un arbre, puis confectionna des boucles sur toute sa longueur pour y enfiler les pieds et les mains. Elle s’approcha de l’endroit où la rivière se jetait dans le vide et entra dans l’eau. Le courant s’empara de ses jambes, tentant de la déséquilibrer. Tout au bord du vide, il se fit encore plus insistant, comme pour la convaincre qu’il valait mieux qu’elle s’abandonne à lui et se laisse tomber. Pour cette fois, je vais juste me concentrer sur ma trajectoire, et essayer de ne pas m’assommer au fond du bassin, songea Emerahl. Elle ferma les yeux et projeta son esprit vers l’époque lointaine – très lointaine – de son enfance, quand les monstres imaginaires qui peuplaient les recoins de sa maison lui paraissaient beaucoup plus effrayants que plonger dans l’océan en furie du haut d’une falaise. Rouvrant les yeux, elle plia les genoux et poussa sur ses jambes pour se propulser le plus loin possible de la paroi. Puis elle bascula en avant. Le bassin se précipita à sa rencontre à travers l’air chargé de gouttelettes d’écume et la gifla avec une froideur choquante. Comme l’eau glacée l’enveloppait, Emerahl s’efforça de redresser son corps. Ses genoux heurtèrent le fond. D’une ruade, elle regagna la surface. Ses sandales détrempées alourdissaient ses pieds et la gênèrent pour sortir de l’eau. Une fois sur la terre ferme, Emerahl conjura de la magie et s’en servit pour réchauffer l’air autour d’elle. Auraya était assise sur un rocher non loin de là. Elle sourit et haussa un sourcil. — Je n’ai même pas essayé, dit Emerahl. Je voulais d’abord régler mon plongeon. Auraya leva les yeux vers la corde qui pendait le long de la falaise. Elle ouvrit la bouche, puis la referma et haussa les épaules. Réchauffée et tout excitée, Emerahl se débarrassa de ses sandales et se dirigea vers son échelle de corde. Si je dois sauter d’une falaise pour apprendre à voler, autant m’amuser en le faisant. Danjin ouvrit la porte et hésita. Des gouttelettes de pluie scintillaient dans les cheveux et sur les vêtements des deux Tisse-Rêves, et des flaques commençaient déjà à se former autour de leurs bottes. Raeli suivit le regard du vieil homme et eut un léger sourire. Une brise tiède effleura la joue de Danjin. Les vêtements des Tisse-Rêves se mirent à fumer. Quelques instants plus tard, ils étaient secs. — Nous sommes venus à la requête d’Ellareen la Blanche, annonça Raeli. Voici le Tisse-Rêves Kyn, remplaçant du Tisse-Rêves Fareeh. —Bienvenue, dit Danjin. Ellareen des Blancs vous attend. Il s’effaça pour laisser entrer les visiteurs. Ella était assise à la table, à quelques pas de ce qu’elle avait affectueusement surnommé sa « chaise d’espionne ». Un instant, son conseiller la vit comme les Tisse-Rêves devaient la voir : une jeune guérisseuse circlienne avec qui il avait travaillé autrefois, et de qui sa robe blanche toute simple, sa coiffure élégante et la faveur divine avaient fait un personnage imposant. —Conseillère Tisse-Rêves Raeli, Tisse-Rêves Kyn, je vous présente Ellareen des Blancs, dit Danjin. Ella sourit aux deux visiteurs. —Merci d’être venus. Je m’excuse de vous recevoir en un lieu si humble. Je vous en prie, asseyez-vous. Comme les Tisse-Rêves obtempéraient, Ella regagna sa chaise près de la fenêtre. Il n’y avait pas d’autres sièges dans la pièce, aussi Danjin resta-t-il debout. Les Tisse-Rêves paraissaient calmes et sereins. Danjin n’avait pas beaucoup vu Raeli depuis la démission d’Auraya, pas même en passant à la Tour. L’homme qui l’accompagnait devait avoir dans les quarante-cinq ans ; il avait un visage mince et portait une courte barbe. Sans savoir pourquoi, Danjin pensa à Leiard. —En quoi pouvons-nous vous aider, Ellareen des Blancs ? l’interrogea Raeli. La jeune femme sourit. —En fait, c’est moi qui espère vous aider. Il y a quelques semaines, on m’a assigné la tâche de mettre un terme aux attaques contre l’hospice et les Tisse-Rêves. Si cette nouvelle fit plaisir aux visiteurs, ceux-ci n’en laissèrent rien paraître, remarqua Danjin. —Sur la suggestion de mon conseiller Danjin Pique ici présent, j’ai enquêté sur les raisons pour lesquelles le peuple peut vouloir vous nuire. C’est dans ce dessein que j’ai loué cette chambre. (Ella jeta un coup d’œil à la fenêtre.) Pour sonder les pensées des gens qui traînent autour de l’hospice. Les deux Tisse-Rêves haussèrent les sourcils. —Avez-vous découvert quelque chose d’utile ?s’enquit Raeli. —Oui. Inutile que je vous dise que certains habitants de cette ville éprouvent une animosité irrationnelle envers les Tisse-Rêves, répondit gravement Ella. Mais il en est ainsi depuis longtemps, et cela n’explique pas les meurtres récents. Je soupçonne un événement survenu il y a quelques mois d’être la cause de l’animosité accrue du peuple. (Elle marqua une pause pour dévisager tour à tour ses deux interlocuteurs.) Cet événement, c’est la nouvelle du retour de Mirar. Raeli plissa les yeux. —Une simple rumeur, lâcha-t-elle. Ella acquiesça. —Mais une rumeur à laquelle certains croient suffisamment pour assassiner des Tisse-Rêves. —Vous voulez que nous démentions publiquement ? demanda Kyn. Personne ne nous croira. —En effet. Certaines personnes ne croiront jamais que ce qu’elles veulent croire, l’approuva Ella. Mais la plupart sont des moutons, aussi facilement ramenés dans le droit chemin qu’ils en ont été écartés. Nous devons identifier les chefs de ce mouvement et apaiser les inquiétudes de ceux qui les suivent. Or… La jeune femme s’interrompit et jeta un coup d’œil à la fenêtre. Elle fronça les sourcils et reporta son attention sur les Tisse-Rêves. —Or, reprit-elle, j’ai découvert que ce qu’ils redoutent, c’est ce qui se passera si Mirar reprend le contrôle de l’ordre des Tisse-Rêves. Ils craignent que, sous sa houlette, vous deveniez dangereux. Raeli réfléchit en faisant la moue. Elle jeta un coup d’œil à Kyn, qui fronçait les sourcils. —Vous voulez que nous rassurions le peuple sur ce point ? demanda Kyn. Là encore, personne ne nous croira. Danjin s’attendait qu’Ella affirme le contraire, mais la jeune femme ne dit rien. Il vit qu’elle regardait de nouveau par la fenêtre. Quand elle tourna la tête vers ses visiteurs, elle affichait une expression distraite qui se dissipa très vite. —Non, dit-elle en soutenant le regard de Kyn. Je veux que vous déclariez que vous ne voulez rien avoir à faire avec Mirar. Que les Tisse-Rêves se sont débrouillés sans lui pendant un siècle, et qu’ils continueront ainsi. (Elle s’adressa à Raeli, qui avait ouvert la bouche pour protester.) Avez-vous retrouvé l’apprenti disparu ? Raeli secoua la tête. —Nous pensons qu’il est mort. Ella grimaça. —Pauvre Ranaan. (Elle soupira.) Je sais que ma suggestion vous met en colère, mais laissez-moi vous poser une question : qu’est-ce qui est le plus important, la vie des vôtres, ou votre fidélité envers un homme qui vous a abandonnés pendant un siècle et qui ne peut pas vous aider à combattre la violence que son retour a… ? Excusez-moi. Les yeux écarquillés, la jeune femme se leva et pivota vers la fenêtre d’un même mouvement. Puis elle s’élança vers la porte et sortit en trombe. Les deux Tisse-Rêves jetèrent un regard interrogateur à Danjin. Celui-ci haussa les épaules pour indiquer qu’il ne savait pas ce qui se passait, puis se hâta sur les traces de sa maîtresse. Ella avait déjà atteint le rez-de-chaussée. En l’entendant descendre les marches, elle leva la tête vers lui. —Reste ici, Danjin. Et elle disparut. À contrecœur, Danjin rebroussa chemin. Raeli s’était approchée de la fenêtre et scrutait la rue en contrebas. —Je ne vois rien d’inhabituel, commenta-t-elle. Lorsque Danjin la rejoignit, elle s’écarta pour lui laisser la place. Le vieil homme regarda dehors et sursauta. Ella venait d’émerger dans la rue. Les passants s’arrêtèrent pour la dévisager, surpris, mais elle les ignora et fonça droit vers un marchand de pain affalé contre sa carriole. Quand il la vit approcher, l’homme se redressa et tourna la tête en tous sens comme en quête d’une échappatoire. Puis il lui fit face, les yeux baissés. Danjin n’entendit pas ce que la jeune femme lui dit, mais ses paroles semblèrent horrifier le marchand de pain. Ella se détourna et s’éloigna. L’homme hésita et, de nouveau, promena un regard à la ronde. Ella lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et dit encore quelque chose. Les épaules du marchand de pain s’affaissèrent ; il lui emboîta le pas en traînant les pieds. Comme tous deux sortaient de son champ de vision, Danjin recula. Elle a dû capter ses pensées et y voir quelque chose d’important. Quelque chose de très important. Sans cela, elle n’aurait pas pris le risque de révéler quelle surveillait les abords de l’hospice. Dans la chambre, le silence devenait gênant. Afin de le briser, Danjin posa des questions polies aux deux Tisse-Rêves. Comment Raeli allait-elle depuis la fin de la guerre ? D’où Kyn était-il originaire ? Comme son nom le suggérait, il venait de Dunway, mais sa mère était genrienne. C’était un mariage peu commun, et Danjin devina que son statut de Tisse-Rêves lui avait permis d’obtenir le respect que ses origines métisses ne lui auraient jamais valu ni à Dunway, ni à Genria. Quand le claquement d’une porte se répercuta à travers la maison, Danjin tendit l’oreille. Il capta des voix mais ne put comprendre ce qu’elles disaient. Puis des pas montèrent l’escalier. La porte s’ouvrit, et Ella entra. —Je vous prie d’excuser mon brusque départ, dit-elle. Je venais juste de trouver quelqu’un que je cherchais depuis longtemps, et je ne voulais pas courir le risque qu’il disparaisse avant que j’aie une chance de lui parler. (Elle s’assit et rajusta son circ.) Maintenant… Je vous ai demandé de venir pour vous faire part du résultat de mes investigations. J’espère que vous suivrez mes conseils mais, dans le cas contraire, je comprendrai. Ce n’est pas une chose facile que je vous suggère. Bien sûr, vous pourriez contacter Mirar et lui expliquer qu’il s’agit d’une mesure nécessaire autant que temporaire. Elle attendit la réponse de ses invités en souriant. Les deux Tisse-Rêves s’entre-regardèrent, puis Raeli reporta son attention sur Ella. —Merci de nous avoir fourni ces informations. Il est rassurant de savoir que les Blancs s’inquiètent autant pour nous. Je transmettrai vos conseils à l’ancienne Arleej et je vous rapporterai sa décision. Ella acquiesça et se leva. —Si nous pouvons faire quoi que ce soit pour vous, n’hésitez pas à me contacter. Les Tisse-Rêves prirent congé, et Danjin les raccompagna. Quand il remonta, Ella se tenait sur le palier. —Quelqu’un que vous cherchiez depuis longtemps ? lança-t-il. La jeune femme eut un sourire satisfait. —Oui. (Elle croisa les bras et pianota sur ses manches.) Dans un instant, nos invités sortiront de la ruelle… Là. Viens, Danjin. Nous rentrons à la Tour Blanche. Il redescendit derrière elle et la suivit dehors, jusqu’à la vieille platène couverte dans laquelle ils arrivaient toujours. Alors qu’elle tendait la main vers le rabat de toile, Ella interrompit son geste, posa un doigt sur ses lèvres et fit signe à Danjin de passer devant elle. Il y avait quelqu’un à l’intérieur, comprit le vieil homme. Deux personnes. Il monta prudemment dans la voiture. Un des occupants de celle-ci était le conducteur. L’autre était le marchand de pain, ligoté, bâillonné et l’air terrifié. La scène avait quelque chose de perturbant. Danjin tenta d’imaginer ce qui s’était passé après qu’Ella et le marchand de pain avaient disparu à sa vue. La Blanche avait-elle forcé l’homme à monter dans la platène ? Lui avait-elle attaché les chevilles et les poignets ? Non, le conducteur a dû s’en charger pour elle. Ella se hissa dans le véhicule à la suite de Danjin. Elle dévisagea sévèrement son prisonnier. Puis elle adressa un signe de tête au conducteur, qui descendit. La platène oscilla légèrement comme il grimpait sur son banc et mettait l’arem en marche. —Bagem ici présent a été payé pour surveiller l’hospice, dit Ella à Danjin. Il devait noter les déplacements des Tisse-Rêves et les suivre si possible. Pour les tuer ?songea le vieil homme en dévisageant le prisonnier. Celui-ci semblait totalement paniqué et inoffensif, mais c’était peut-être seulement parce qu’il avait été capturé par une Blanche. —Il n’avait pas pour instruction de les agresser personnellement, poursuivit Ella. Mais il se doutait que son activité déboucherait sur d’autres meurtres de Tisse-Rêves. Il peut identifier son employeur et plusieurs membres du réseau. Je dois informer les autres Blancs de ce que j’ai vu dans son esprit. (La jeune femme dévisagea Danjin, les yeux écarquillés par la détresse.) Parce qu’à moins qu’ils aient été déguisés les hommes qui ont engagé Bagem étaient des prêtres circliens. Chapitre 11 Si Kikarn, l’assistant de Reivan, avait été surpris par son comportement de ce matin, il n’en avait rien laissé paraître. La jeune femme lui avait demandé d’énumérer toutes les affaires dont elle pourrait s’occuper jusqu’à ce qu’il en trouve une qui l’éloignerait du Sanctuaire pour la journée. La façon dont il avait obtempéré sans réagir à cette modification de sa routine quotidienne avait eu quelque chose de presque perturbant. Peut-être comprend-il que, parfois, les Serviteurs doivent aller prendre l’air dehors pour préserver leur équilibre mental, songea Reivan. La jeune femme avait réussi à se concentrer sur la tâche qu’elle s’était fixée pendant l’essentiel de la journée. De temps à autre, elle s’était surprise à repenser à la nuit précédente, qui lui apparaissait comme un rêve plutôt qu’un souvenir. Ces moments de distraction étaient plaisants, mais très vite gâchés par une inquiétude récurrente : que penserait Imenja en découvrant que sa Compagne avait couché avec la Première Voix ? Que dirait-elle ? Et surtout, que ferait-elle ? Elle pourrait me renvoyer, songea Reivan. Ou m’expédier dans un lieu isolé où je passerais le restant de mes jours à traduire des parchemins. Non, ce serait encore trop plaisant. J’imagine plutôt qu’elle m’assignerait des corvées ingrates ou des travaux administratifs ennuyeux à mourir. Éviter Imenja toute la journée était aussi immature que futile, et ne lui avait valu que quelques heures d’anxiété supplémentaires avant l’inéluctable confrontation. Lorsque la tâche de Reivan avait été achevée et que les ombres avaient commencé à envelopper la ville, la jeune femme était rentrée au Sanctuaire en traînant les pieds. Tout était calme et silencieux quand elle atteignit l’escalier qui montait vers ses appartements. Elle s’arrêta et, par une arche découpée dans le mur, regarda à l’intérieur de la cour. Le crépuscule teintait de bleu les plantes et les allées, à l’exception des endroits où les lampes projetaient leur rond de lumière orange. Nekaun reviendra-t-il me voir cette nuit ? se demanda Reivan. Les battements de son cœur accélérèrent. J’espère que oui, mais… je suis très fatiguée. Se dirigeant vers l’arche, elle s’y appuya d’une épaule. Tout était si tranquille. Reivan sentit les nœuds de tension se défaire lentement en elle. Imenja ne m’en voudra peut-être pas. Au contraire, cela la poussera peut-être à aplanir ses différents avec Nekaun. Je pourrais, involontairement, être la cause de la réconciliation entre les Première et Deuxième Voix. Elle ricana tout bas. Peu probable. Je n’y connais rien en résolution de conflits, pas plus qu’en diplomatie. J’ai déjà eu assez de mal à me faire remarquer par les Penseurs, et ils m’ont jetée dehors à la première occasion. La façon dont les Serviteurs ont réagi à mon arrivée disait très clairement que, pour eux, ma place n’était pas ici. Je n’ai toujours pas le moindre ami au Sanctuaire, alors, quelle chance aurais-je de réconcilier deux personnes qui ne s’entendent pas ? —Tu as au moins une amie, lança une voix familière derrière Reivan. La jeune femme regarda par-dessus son épaule et eut une grimace d’excuses. —Deuxième Voix, balbutia-t-elle. Je, ah !… je suis désolée de… Imenja posa un doigt sur ses lèvres et lui fit signe de la suivre dans la cour. Elle se tourna vers l’un des bassins. L’eau ondula, puis un petit geyser se forma, projetant des gouttelettes dans l’air. Le son se répercuta à travers la cour. Imenja s’assit sur un banc tout proche. —Là. Ainsi, nous aurons un peu d’intimité. Mais je te déconseille de hausser la voix. Reivan acquiesça. Imenja tapota le banc près d’elle. —Assieds-toi. Comme tu t’en doutes, il faut qu’on parle. (La jeune femme obtempéra, et sa maîtresse sourit.) De quoi es-tu désolée ? —De… De vous avoir fuie toute la journée. —C’était idiot de ta part, mais je vois que tu t’en rends compte. Tu n’as pas à culpabiliser d’avoir couché avec Nekaun, Reivan. Ce que tu as fait avec lui n’a rien de honteux. —Je sais, mais… —Mais ? —Vous et lui… Imenja plissa le nez. —Nous sommes rarement d’accord ces derniers temps. (Elle haussa les épaules.) C’est vrai, mais c’est notre problème à tous les deux. Ça ne doit pas t’empêcher de prendre ton plaisir où tu le trouves. Les occasions sont si peu nombreuses ! —Je sens venir un « toutefois », grimaça Reivan. Je l’entends dans votre voix. Imenja rit doucement. —En effet. (Elle prit une grande inspiration, et toute bonne humeur s’évanouit de son visage.) Il est possible que Nekaun ait de l’affection pour toi. Je ne veux pas piétiner tes espoirs sur ce point. Mais il est également possible qu’il se contente de t’utiliser. —De toute façon, ce n’est pas comme si nous pouvions nous marier. Je n’attends rien de lui. Imenja secoua la tête. —Considère la situation sous un angle politique, Reivan. Tu ne m’as pas évitée toute la journée pour la seule raison que tu craignais que je désapprouve ton activité sexuelle. —Vous croyez qu’il pourrait se servir de moi pour vous nuire ? —Je dois envisager cette possibilité. Et toi aussi. Reivan baissa le nez vers les pavés de la cour. Si Nekaun pensait qu’Imenja s’offusquerait d’une liaison entre lui et sa Compagne, il pouvait avoir couché avec elle juste pour agacer sa maîtresse. Mais ce serait un acte petit et mesquin, sans autre but qu’agacer une personne censée être une de ses plus proches alliées. —Ça m’étonnerait, murmura la jeune femme. Ça ne lui rapporterait rien. Imenja soupira. —Rien, sinon de m’affaiblir encore un peu. Levant les yeux vers sa maîtresse, Reivan lut sur son visage une résignation qu’elle n’y avait encore jamais vue. L’inquiétude lui serra le cœur. Qu’est-ce qui avait bien pu rendre Imenja si méfiante vis-à-vis de Nekaun ? Et comment une femme si puissante pouvait-elle sembler si… vaincue ? Imenja redressa le dos et se tourna vers sa Compagne. —S’il a l’intention de me nuire, il s’apercevra que je suis plus coriace qu’il le pense. C’est pour toi que je m’inquiète, Reivan. Supporterais-tu d’être humiliée et manipulée ? Aurais-tu la force de passer outre à un cœur brisé ? Si Nekaun est animé par de mauvaises intentions, ce pourrait être très désagréable pour toi. Reivan la regarda fixement. —Vous croyez vraiment qu’il pourrait se montrer si cruel ? —Est-ce que je le crois capable de recourir à des tactiques immorales et méprisables ? Oui. Je sais qu’il n’est pas au-dessus de ça. Maintenant, est-il possible qu’il éprouve une affection sincère pour toi ? (Imenja sourit et haussa les épaules.) Tu es une jeune femme séduisante. Pas belle à proprement parler, mais ton esprit vif et ton sens de l’humour compensent largement tes imperfections physiques. Il y a beaucoup à aimer chez toi. Aussi est-il possible que Nekaun t’apprécie réellement. Reivan sentit un sourire étirer les coins de sa bouche, et tenta vainement de le réprimer. —Jamais je ne te priverai d’une occasion de connaître l’amour ou le plaisir, poursuivit Imenja. Mais si les choses tournent mal, souviens-toi que je suis ton amie. Si tu as besoin de parler à quelqu’un, j’écouterai. Si tu as besoin de t’éloigner de lui, je t’enverrai où tu voudras aller. Je ferai tout mon possible pour t’empêcher de souffrir, mais je ne peux pas te protéger contre un chagrin d’amour. Il faudra que tu sois forte de ton côté. —Je le serai, promit Reivan. —Bien. (Imenja se leva.) À présent, on m’attend pour une réunion. Je ferais mieux d’y aller. —Vous avez besoin de moi ? —Non. On se parlera demain. Dors bien. Reivan sourit. —Vous aussi. Tandis que la Deuxième Voix se dirigeait vers l’arche et disparaissait dans le couloir adjacent, le geyser retomba. Reivan prit une grande inspiration, bâilla et prit le chemin de ses appartements – fatiguée mais infiniment rassurée. Le soleil se découpait juste au-dessus de la cime des arbres, comme s’il s’apprêtait à plonger dans leur feuillage. Auraya leva les yeux vers le dispositif qu’elle avait mis au point : une corde tendue entre le sommet de la falaise et le tronc d’un arbre situé au pied de celle-ci, le long de laquelle pouvait glisser un siège de planchettes. C’était une adaptation du système que Mirar avait utilisé pour se déplacer entre les plates-formes du village sylvestre où la jeune femme l’avait rencontré, des mois auparavant. Saisie par une brusque colère, Auraya serra les poings. Qu’a-t-il obtenu en échange de l’aide apportée aux Siyee pour combattre l’épidémie ? Un ordre d’exécution. Et maintenant, Huan veut m’éliminer moi aussi. Elle prit une grande inspiration et la relâcha lentement, tout en mettant sa colère de côté. Depuis quelques jours, elle ne pouvait s’empêcher de ruminer la conversation surprise entre Huan et Saru. Elle y pensait souvent, trop souvent. La nuit, elle restait éveillée dans le noir, tour à tour furieuse contre les dieux qui l’avaient trahie et effrayée à l’idée qu’un des Blancs – probablement Rian – puisse entrer dans la caverne pour les tuer, Jade et elle. —Tiens. Auraya s’arracha à ses pensées pour prendre la tasse de maïta que lui tendait Jade. Elle en but une gorgée et poussa un soupir de bien-être comme le liquide fumant la réchauffait de l’intérieur. Jade s’assit près d’elle et leva les yeux vers le siège de bois et de corde. Celui-ci l’avait plusieurs fois emportée vers le sol à toute allure, mais sans jamais qu’elle réussisse à percevoir sa position par rapport au monde qui l’entourait. —On pourrait trouver une falaise plus haute, suggéra Auraya. Jade secoua la tête. —Non. Il me paraît clair que je ne possède pas ta capacité à percevoir le monde. Et je dois me remettre en route. —Tu vas abandonner ?s’étonna Auraya. Après une seule journée ? Jade gloussa. —Oui. Peut-être aurai-je la malchance de tomber d’une falaise un jour. Si cela se produit, je me souviendrai de tes instructions et je réessaierai. Pour l’instant, je me satisferai de garder les pieds fermement plantés sur le sol. Auraya sourit. —Tu pourrais aussi sauter volontairement d’une falaise. Ça marcherait peut-être. —Et peut-être pas. —Je te rattraperais. —Ce n’est pas que je n’aie pas confiance en toi, mais… Auraya haussa les sourcils. —Bon, d’accord, je n’ai pas suffisamment confiance en toi, admit Jade. Mais de toute façon, mon instinct de survie me dit que ce n’est pas une bonne idée de sauter d’une falaise. En toute logique, si un mouvement rapide est nécessaire pour m’aider à percevoir ma position par rapport au reste du monde, un déplacement horizontal devrait être aussi efficace qu’une chute. Si j’étais capable d’apprendre ce Don, ce serait déjà fait. —Tu as sans doute raison. (Auraya soupira). À moins que je sois vraiment nulle comme professeur. Ou que Mirar ait raison : il continue d’affirmer que voler est mon Don inné. Jade dévisagea la jeune femme. —Tu lui parles souvent ? —Nous avons partagé quelques rêveliens ces derniers temps. —Je croyais que tu ne l’aimais pas. Auraya sourit. —Je n’ai pas dit non plus que je le détestais. Jade se rembrunit et détourna les yeux. Tout était calme, comme si les créatures de la forêt devaient attendre la nuit pour trouver le courage de lancer leurs appels. Auraya déploya ses autres perceptions, prêtant attention aux choses qu’elle ignorait d’ordinaire quand elle n’était pas en train de voler : la magie qui l’entourait, sa position par rapport au monde. Tout cela lui paraissait beaucoup plus vivace depuis son arrivée à la caverne. Une légère vibration, semblable à un chuchotement, parvint à ses sens. Auraya se concentra dessus. C’était un esprit. Un Siyee volait vers les deux femmes. Tyve. Je vais juste leur rendre une petite visite avant qu’il fasse trop noir, pensait le jeune homme. —Tu ferais aussi bien de décrocher ça, lança Jade, qui n’avait apparemment pas perçu son approche. La corde ! Tyve risque de se prendre dedans ! Auraya posa sa tasse et se leva d’un bond. Conjurant sa magie, elle projeta une langue de chaleur intense vers l’extrémité attachée au sommet de la falaise. Le chanvre s’enflamma instantanément ; la corde tomba sur le sol, en partie dans la rivière. —Je suis ravie que tu m’approuves avec tant d’enthousiasme, commenta Jade sur un ton sarcastique. —Tyve arrive, expliqua Auraya. Il aurait pu ne pas la voir. —Tyve ?s’étonna Jade. Comment le sais-tu ? — J’ai vu ses… Auraya sursauta en se rendant compte de ce qu’elle était sur le point de dire. Elle se concentra sur l’esprit du jeune homme. Les pensées de Tyve lui apparaissaient très clairement. Elle se tourna vers Jade. —Je peux de nouveau lire dans les esprits. Sa compagne la dévisagea, puis pivota dans la direction du Siyee qui approchait. —Je perçois… de la fébrilité et de l’urgence. Pourquoi vient-il ? —Juste pour voir comment nous allons. Auraya fronça les sourcils comme une grande méfiance submergeait la lassitude de Tyve et son envie de rentrer chez lui au plus vite. Cette dualité mentale était étrange. Elle est enfin sortie. Nous allons découvrir ce qu’elle a fichu là-dedans, et si cette femme à l’esprit dissimulé est bien la personne que je soupçonne… La pensée s’interrompit abruptement et, soudain, Auraya ne perçut plus que la fatigue de Tyve. Mais quelque chose d’autre se précipitait vers elle. Une entité dépourvue de forme, qui se déplaçait à une vitesse incroyable. Huan. La déesse la dépassa, suivie par une autre entité. Auraya vacilla sur ses talons. C’était Saru. Ils se trouvaient derrière elle, et ils cherchaient… Où est-elle ? Je ne la vois pas ! —Qu’y a-t-il ? l’interrogea Jade. Je devrais baisser mon bouclier mental pour leur prouver que je suis digne de confiance, songea Auraya. Mais je n’ai plus confiance en eux. Huan rebroussa chemin, filant de nouveau vers Tyve. Le jeune homme ne sentit pas l’esprit de la déesse envahir le sien : il était trop occupé à descendre et à chercher un endroit où se poser. Je ne la vois pas ! Son esprit est dissimulé ! Puis les deux dieux disparurent, s’éloignant plus vite qu’Auraya pouvait les pister. C’est fait, songea la jeune femme. À présent, ils savent. Je me demande si c’est l’excuse que Huan attendait pour me tuer. —Que se passe-t-il, Auraya ?siffla Jade. La jeune femme secoua la tête, se demandant comment elle pouvait bien l’expliquer à sa compagne. —Pendant quelques instants, j’ai senti que Tyve n’était pas seul. L’esprit de Huan était en lui ; la déesse nous regardait à travers ses yeux. —Huan ?s’alarma Jade. Ici, en train de nous surveiller ? —Plus maintenant, lui assura très vite Auraya. Ils… Saru était avec elle ; ils sont partis prévenir les autres que mon esprit était dissimulé. Jade la dévisagea. —Dans toute ma longue existence, murmura-t-elle, je n’avais jamais rencontré personne capable de percevoir les dieux. Sont-ils au courant que tu possèdes ce Don ? —Oui et non. Ils savent que je sens leur présence mais, avant, je ne pouvais le faire que lorsqu’ils se trouvaient tout près de moi. —Et quand cela a-t-il changé ? —Après que tu m’as appris à écouter les esprits. Jade hocha la tête. —Débrouille-toi pour qu’ils ne l’apprennent pas. Ancienne Blanche ou non, ils te tueront s’ils découvrent que tu peux les espionner. N’en parle même pas à Chaia. Auraya ouvrit la bouche pour protester que Chaia ne lui voulait pas de mal, puis la referma en voyant Tyve se poser. Jade lui jeta un regard entendu et se tourna vers le jeune Siyee pour le saluer. Chapitre 12 Kalen mit plusieurs secondes à se rendre compte qu’il était réveillé, et plusieurs autres à se souvenir d’où il était, et pourquoi. La maison des Pentadriens. Au chaud. Le ventre plein. Je vais devenir un Serviteur. Désormais, il émergeait de son sommeil sans se demander avec angoisse ce que la journée lui réservait. Il en était ainsi depuis qu’il avait tenté de faire les poches d’un homme et s’était inexplicablement retrouvé en train de discuter religion avec lui autour d’un verre. Sa victime putative lui avait fait une offre trop belle pour qu’il la refuse : le gîte et le couvert s’il consentait à s’instruire sur son peuple, les Pentadriens. À eux seuls, des repas réguliers et une paillasse douillette valaient bien la peine de supporter quelques discours ennuyeux mais, très vite, Kalen s’était aperçu que faire secrètement partie des fidèles d’un culte interdit l’excitait. Il avait été surpris de constater qu’il était entouré et accepté comme un égal par des gens de toutes origines. Par exemple, le jeune homme qui dormait sur la paillasse voisine était autrefois un apprenti Tisse-Rêves. Pour l’heure, il respirait très vite, comme s’il venait d’avoir une peur bleue. —Tu as fait un cauchemar ?s’enquit Kalen. En guise de réponse, il reçut un léger grognement affirmatif. Il savait que parler aidait toujours à s’arracher aux lambeaux d’un mauvais rêve. Et de toute façon, l’aube approche. Je n’arriverai jamais à me rendormir, raisonna-t-il. —Ranaan ? Il entendit son voisin rouler sur le flanc pour lui faire face. —Oui ? —Tu étais vraiment un Tisse-Rêves avant d’arriver ici ? —Oui. —Pourquoi as-tu rejoint les Pentadriens ? Ranaan soupira. —Après que mon professeur a été tué, Amli m’a aidé à m’échapper. Il m’a sauvé la vie et a proposé de me loger jusqu’à ce que je puisse rentrer chez moi. (Il marqua une pause.) Mais je ne pourrai jamais rentrer chez moi. Les assassins de Fareeh savent que je peux les identifier. Ils me tueraient aussi. —C’est pour ça que tu es devenu pentadrien ? —Parce que c’était trop dangereux de rester un Tisse-Rêves, oui. —Et être pentadrien, ce n’est pas dangereux ? —Pas autant. Du moins, pas pour moi. Je… J’aime bien ce que nous enseigne Amli. Leurs dieux ne les forcent pas à assassiner des Tisse-Rêves. —Que t’importe désormais ? Tu n’en es plus un. —Ce n’est pas pour ça que je ne me soucie plus de leur sort. Amli dit que les Tisse-Rêves ne méritent pas ce que leur font les Circliens. Et toi, que fais-tu ici ? Kalen gloussa. —Ils me nourrissent et me donnent un endroit chaud où dormir. Et puis, ça vaut le coup de supporter toutes ces leçons barbantes s’ils nous laissent participer à une orgie de temps en temps. Ranaan éclata de rire. —Navré de te décevoir, mais les Pentadriens ne pratiquent pas les orgies. —Bien sûr que si ! Tout le monde le sait. —C’est juste une rumeur que les Circliens ont inventée. Les Pentadriens ont des rites spéciaux pour aider les couples mariés à concevoir des enfants, mais ça s’arrête là. —Amli pourrait t’avoir dit ça pour ne pas t’offenser. —Les Tisse-Rêves sont au courant depuis des années, Kalen. Souviens-toi, ils sont également présents en Ithanie du Sud. —Oh ! (Kalen jura entre ses dents.) C’est déjà la deuxième mauvaise nouvelle que je reçois aujourd’hui. —Désolé, gloussa Ranaan. Quelle était la première ? —Qu’ils ne peuvent pas rendre les gens plus Doués qu’ils le sont à la base. —Personne ne peut faire une chose pareille. —Les Circliens ne me laisseraient pas devenir prêtre. Mais ces Pentadriens se fichent que je n’aie pas de Dons. —Tu crois que leurs dieux sont réels ? —À en croire les histoires d’Amli, on dirait bien. —Oui, on dirait. C’est quoi, ce bruit ? Les deux jeunes gens se turent et tendirent l’oreille. Un léger bruit de pas précipités résonnait au-dessus d’eux, au-dessous, et de l’autre côté du mur qui les séparait de la ruelle extérieure. Il y eut un cri d’alarme qui s’interrompit brusquement. Kalen sentit son cœur se mettre à battre plus vite. Il se leva et s’approcha de la fenêtre sur la pointe des pieds. Il se passait quelque chose, quelque chose de grave. —Qu’est-ce que tu fais ? demanda Ranaan d’une voix ensommeillée. Il est en train de se rendormir. Kalen secoua la tête. Il est peut-être Doué, mais il n’a aucun instinct de survie. En continuant à regarder par la fenêtre, le jeune homme distingua des mouvements dans l’ombre. Les bruits de pas s’amplifièrent. —Que se passe-t-il ? Ranaan s’assit sur sa paillasse. —Je ne sais pas, mais je n’ai pas l’intention d’attendre ici pour le découvrir, répondit Kalen. Il y a des gens dans la ruelle. Et on dirait qu’ils sont à l’étage, aussi. Il doit y avoir un moyen de filer. Amli a sûrement prévu une sortie secrète quelque part. Il se dirigea vers la porte. À cet instant, un cri résonna au travers des lattes du plancher. —C’est Amli, dit Ranaan. Un point de lumière vive apparut, éclairant tout le dortoir. Il lévitait au-dessus de la paume de Ranaan. —Éteins ça !siffla Kalen. Ils vont… Des pieds martelèrent le sol dans le couloir. Kalen jura et plongea vers la fenêtre. Il sentit des mains lui saisir la jambe et le tirer en arrière. —Ne fais pas l’idiot, lui dit Ranaan en se levant. Tu pourrais te tuer en sautant d’ici – ou au moins, te casser une jambe. —Je prends le risque, décida Kalen. Il regarda par-dessus l’épaule de son compagnon. La porte était ouverte, et deux prêtres circliens marchaient sur eux. Le premier abattit sa main sur la nuque de Ranaan. Le second empoigna le bras de Kalen qui s’affaissa, résigné. À quoi bon avoir un instinct de survie s’il se manifeste trop tard ?songea-t-il amèrement. Les prêtres les escortèrent hors de la chambre et jusqu’au rez-de-chaussée. Dans la grande pièce du bas, plusieurs des convertis pentadriens se pressaient les uns contre les autres, entourés de Circliens. Amli et sa femme se tenaient face à une prêtresse qui les toisait d’un air dégoûté. —Vous avez déguisé vos hommes en prêtres circliens, et vous leur avez fait engager d’autres gens pour traquer les Tisse-Rêves, dit-elle avec tant de conviction que ses paroles sonnèrent comme une affirmation plutôt que comme un jugement. Puis vos hommes ont assassiné ces Tisse-Rêves. Vous avez tenté de discréditer les Circliens pour faire paraître les Pentadriens meilleurs, plus tolérants. (Elle secoua la tête.) On m’avait dit que vous respectiez les Tisse-Rêves. M’aurait-on menti ? Ranaan émit un petit son étranglé. Amli ne dit rien, se contentant de regarder fixement le sol. La prêtresse secoua la tête. —Si tu trouvais ça répugnant, pourquoi l’as-tu fait ? (Elle marqua une pause.) Ah !ta loyauté est admirable, mais elle va te coûter cher. —Je suis prêt à subir les conséquences de mes actes, déclara Amli. —Je le vois, opina la prêtresse. T’es-tu déjà demandé si un homme aux méthodes si peu honorables méritait ta loyauté ? —Au final, ce sont les dieux que je sers, dit Amli d’une voix si basse que Kalen l’entendit à peine. La prêtresse croisa les bras. —Si tes dieux sont réels et aussi dignes de ta loyauté que tu le penses, pourquoi laissent-ils un homme pareil gouverner ton peuple ? Je crois que… Ah !le voilà ! Il regarde à travers tes yeux depuis la sûreté de ses appartements. (Les yeux étincelants, elle se pencha vers Amli.) Première Voix Nekaun, vous êtes un menteur et un lâche. Où que se cachent vos envoyés dans le Nord, nous les trouverons. Et nous ferons en sorte que le monde entier sache ce que vous avez fait ici à Jarime. Comment votre peuple réagira-t-il en apprenant à quoi vous vous êtes abaissé ? Elle cligna des yeux, puis sourit et recula. Se tournant vers un autre prêtre, elle désigna les Pentadriens. —Emmenez-les tous au Temple. Tandis que les Circliens poussaient tout le monde dehors, la prêtresse balaya la pièce des yeux. Son regard se posa sur Ranaan, et elle sursauta. Le cœur de Kalen se serra comme elle s’approchait de son nouvel ami. —Ranaan, dit-elle à voix basse. Pourquoi n’es-tu pas rentré à l’hospice ? Le jeune homme garda les yeux baissés. —J’avais peur, prêtresse Ella… Ellareen des Blancs. L’expression de la femme s’adoucit. —C’est compréhensible. Tu ne pouvais pas savoir que tu avais été sauvé par les gens mêmes qui avaient organisé le meurtre de ton professeur. Ellareen des Blancs ? Comme Kalen prenait conscience qu’il se trouvait en présence d’une Élue des dieux, la peur le submergea. Les Blancs sont les ennemis des Pentadriens. Donc, je suppose qu’ils sont aussi les miens. La prêtresse tourna son regard vers lui, et ce fut comme si une pierre tombait au fond de l’estomac de Kalen. Je ne les ai rejoints que pour le gîte et le couvert, songea-t-il. Et parce que ç’avait l’air excitant. C’était idiot. Où avais-je la tête ? Ils ne font même pas d’orgies. Les lèvres d’Ellareen frémirent. —C’est vrai ? demanda Ranaan d’une toute petite voix. Ils ont tué Fareeh ? La Blanche reporta son attention sur lui. —Oui, dit-elle d’un air grave, avec beaucoup de compassion. Si tu ne me crois pas, je peux te présenter quelqu’un que tu croiras. —Mais… pourquoi ont-ils fait ça ? —Pour discréditer les Circliens. Pour que les gens aient envie de devenir pentadriens. Elle regarda autour d’elle. La plupart des convertis avaient été emmenés, et les prêtres restants attendaient ses instructions. —J’en saurai davantage quand j’aurai interrogé tout le monde. Je crains que ton ami et toi deviez venir aussi, mais je veillerai à ce que vous soyez bien traités. —On… On va nous mettre en prison ?balbutia Ranaan. Ellareen sourit. —Probablement juste une nuit. Dès demain, nous saurons qui a commis des crimes et qui est innocent. Alors, tu seras relâché – et tu pourras rejoindre les tiens sans avoir rien à craindre. Ranaan parut soulagé. La Blanche recula, et les prêtres leur firent signe d’avancer. Kalen tapota l’épaule de Ranaan. —Ne t’en fais pas. Même si la bouffe n’est pas aussi bonne, au moins, on dormira dans un endroit abrité. Le pain plat que Jade préparait chaque matin, à partir d’une racine locale écrasée et assaisonnée d’épices, était étonnamment goûteux. Jade avait montré à Auraya comment le confectionner et, ce matin-là, la jeune femme s’en était chargée pendant que son aînée finissait ses préparatifs de départ. Quand le pain eut presque fini de cuire sur la pierre au centre de la caverne, elle s’attela à la confection des boissons chaudes. Jade empaquetait ses affaires avec soin et lenteur, saisissant et examinant chaque bocal ou chaque sac entassé contre le mur du fond avant de décider si elle l’emportait ou non. Elle s’était cousu plusieurs bourses et fabriqué des récipients d’argile qu’elle avait fait durcir avec sa magie. Elle les remplit de poudres, d’herbes séchées, de champignons, de racines, de résines durcies ou caoutchouteuses et d’huiles épaisses. En la regardant faire, Auraya se rendit compte qu’elle connaissait l’usage de la plupart de ces substances. Pendant que les deux femmes préparaient des remèdes, Jade avait expliqué à sa cadette à quoi servait chacune d’entre elles, lui impartissant un peu de son immense et inestimable savoir. Le pain commençait à fumer. Auraya l’ôta de la pierre de cuisson et versa de l’eau chaude dans deux tasses. —Le petit déjeuner est prêt, annonça-t-elle. Jade se redressa et respira profondément. —Ah !que j’aime l’odeur du maïta au petit matin. Elle revint vers les lits et prit la tasse que lui tendait Auraya. Elle avala une gorgée et poussa un soupir de bien-être. —Tu reviendras ici ? l’interrogea Auraya en rompant le pain et en lui en donnant la moitié. —Un jour ou l’autre. (Jade jeta un coup d’œil à tous les remèdes abandonnés contre le mur du fond.) Je ne peux pas laisser tout ça se gaspiller. Entre-temps, si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas à te servir. —Merci. Jade mordit une bouchée de pain, mâcha, avala et but une gorgée de maïta. —Tu as toujours l’intention de retourner à l’Ouvert ? Auraya acquiesça. —Ma place est auprès des Siyee. —N’oublie pas : si tu découvres que les dieux ne sont pas d’accord, nous te ferons une place dans les rangs des immortels. —Je n’oublierai pas. —Bien. (Jade gloussa.) Tu as conscience que nous te surveillerons de près pour voir ce que les dieux vont faire. Depuis un siècle, ils clament que tous les immortels sont maléfiques. S’ils t’acceptent, ce sera comme s’ils reconnaissaient qu’ils avaient tort. Auraya sourit. —À supposer que je ne sois pas maléfique. Jade éclata de rire. —En effet. Elle retourna vers le mur. Posant sa tasse, elle tint son pain entre ses dents et rangea encore quelques objets dans son paquetage avec des gestes vifs et décidés. Puis elle saisit le paquetage et revint vers les lits. —Bonne chance, Auraya l’immortelle. La jeune femme se leva. —Merci, Jade. Tu as pris un gros risque en venant ici. J’apprécie. La guérisseuse haussa les épaules. —Je l’ai fait pour Mirar. C’est lui que tu devrais remercier. —Je le ferai peut-être, la prochaine fois qu’il interrompra mes songes, grimaça Auraya. Jade haussa les sourcils. —Ça lui arrive souvent ? Auraya rit. —Il ne l’a pas fait depuis longtemps. Allez, vas-y. Plus vite tu t’en iras, plus vite je pourrai retourner auprès des Siyee. Jade se dirigea vers l’entrée de la caverne. Arrivée là, elle s’arrêta et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, puis disparut dans l’ombre du tunnel. Auraya continua à regarder ce dernier bien après qu’elle eut disparu. C’est une femme étrange, songea-t-elle. Cassante et cynique, mais aussi forte et déterminée. J’imagine que c’est parce qu’elle a vécu si longtemps. Et moi, est-ce que je deviendrai comme elle ? Je suppose que je pourrais faire pire. Sous ses airs bougons, elle cache un optimisme rassurant. Elle est encore capable de rire des choses. Peut-être parce qu’elle en a tant vu qu’elle sait que c’est juste une question de temps avant que tous les problèmes se résolvent. Auraya avait accepté de laisser trois jours d’avance à Jade avant de quitter la caverne à son tour. Elle ne savait absolument pas quelle distance une terrestre pouvait parcourir en ce laps de temps. Avec un peu de chance, assez pour échapper aux éclaireurs siyee que les dieux risquaient d’envoyer à sa recherche. Elle a survécu un millénaire, se raisonna Auraya. Je suis sûre qu’elle est capable de se débrouiller. Saisissant l’autre moitié du pain, elle se mit à manger. En silence, Tintel entraînait Mirar de plate-forme en plate-forme. L’immortel sentait que l’esprit de son guide était occupé par toutes sortes de problèmes domestiques et organisationnels, et il compatissait. Les Maisons de Tisse-Rêves citadines grouillaient toujours d’occupants, et plus ceux-ci étaient nombreux, plus la logistique devenait compliquée. Mais Mirar ne pouvait pas aider son hôtesse sur ce point – il pouvait seulement lui prêter main-forte dans des cas médicaux compliqués ou urgents comme ceux qu’ils avaient traités ce soir-là. Si Tintel n’avait pas encore compris que le Tisse-Rêves venu du nord était puissamment Doué, elle n’avait pu manquer de s’en rendre compte cette fois. Ils avaient rendu visite à une femme qui saignait profondément après avoir donné naissance à un bébé et, pour la sauver, Mirar n’avait pas eu d’autre choix que de recourir à la guérison magique. Tintel avait été visiblement impressionnée, mais elle n’avait pas fait de commentaire. Afin d’enrayer l’hémorragie, elle avait fait appel à une méthode que Mirar n’avait jamais rencontrée auparavant. Depuis son arrivée à Dekkar, il avait noté quelques autres progrès dans les techniques employées par les Tisse-Rêves locaux. Ces découvertes auraient dû être communiquées aux Tisse-Rêves du monde entier à travers des liens mentaux mais, de toute évidence, les restrictions et l’intolérance en vigueur dans le Nord avaient empêché ou ralenti la transmission des informations. Ils traversèrent le pont conduisant à la Maison des Tisse-Rêves. Mirar ouvrit la porte pour Tintel, qui le remercia d’un sourire. —J’aimerais que les Dekkans soient aussi bien élevés que les hommes du Nord, grimaça-t-elle. Merci de ton aide, Wilar. Mirar haussa les épaules et la suivit à l’intérieur. Une odeur de nourriture planait dans le hall, et son estomac gargouilla. —Je vais demander à quelqu’un de t’apporter un plateau, dit-il, devinant que Tintel allait monter tout droit dans sa chambre pour travailler. Sa compagne hocha la tête. —Merci. Et ne t’oublie pas au passage. Mirar sourit. —Promis. Malgré l’heure tardive, quelques Tisse-Rêves et une poignée de serviteurs s’attardaient encore en cuisine. Une femme préparait à manger pour sa petite fille tandis qu’une autre se plaignait des ronflements de son mari. Il restait de la soupe et du pain au levain. Mirar demanda à l’épouse au sommeil contrarié de monter un peu des deux à Tintel, puis se servit et passa dans le réfectoire. Plusieurs jeunes Tisse-Rêves étaient assis autour d’une grande table. À l’arrivée de Mirar, ils levèrent les yeux et les baissèrent très vite. Un silence gêné s’ensuivit. Mirar sentit émaner d’eux un mélange de spéculation et d’amusement contenu. Il posa son assiette sur la table, s’assit et se mit à manger. Le silence se poursuivit, désormais teinté d’embarras. Lorsqu’un des jeunes gens se racla la gorge pour parler, le soulagement fut général. —Pardonne-nous, Wilar. Ton arrivée nous a fait prendre conscience que nous étions en pleins commérages. Mirar sourit. —Les commérages sont une chose… (Il chercha le mot dekkan pour « naturelle » jusqu’à ce qu’un des Tisse-Rêves le lui fournisse.) Qu’ai-je donc manqué ? Ses compagnons de table échangèrent des regards hésitants. Sa réaction avait quelque peu atténué leur embarras, mais une certaine tension planait encore dans la pièce. —On raconte que tu serais Mirar, déclara enfin le plus jeune des Tisse-Rêves en avvène. Les autres froncèrent les sourcils d’un air désapprobateur. Il écarta les mains. —Il fallait le lui dire. Et si quelqu’un prenait cette histoire au sérieux ? Ça pourrait être gênant. Mirar éclata de rire et secoua la tête. —Mirar, moi ? Pourquoi ? Parce que je suis étranger ? Les jeunes gens acquiescèrent. —Mirar est descendu dans le Sud, ajouta l’un d’eux. Il se trouve forcément quelque part dans le coin. —Nous ne pouvons pas en être certains, fit remarquer quelqu’un d’autre. Ils se mirent à parler tous en même temps, si bien que Mirar perdit bientôt le fil de la conversation. Puis un des Tisse-Rêves qui n’avaient encore rien dit se tourna vers lui. —Donc, tu n’es pas Mirar ? Mirar hésita. S’il répondait par la négative et s’il avait, par la suite, besoin de révéler son identité, tout le monde saurait qu’il avait menti. Ce n’était jamais une bonne idée de mentir. Les gens vous en voulaient toujours après coup, même quand vous aviez eu de bonnes raisons de le faire. Aussi Mirar se contenta-t-il d’un sourire en coin. —Je le suis pour l’une d’entre vous, et je ne voudrais pas gâcher ses illusions. Les convives éclatèrent de rire. Un des jeunes gens leva les yeux au ciel. —Dardel, je parie. —Mais c’est elle qui a suggéré que Wilar était peut-être Mirar ! s’exclama quelqu’un d’autre. —Ça explique tout. Ils rirent de nouveau. Le voisin de table de Mirar se pencha vers lui. —Petit veinard, chuchota-t-il. —On devrait lui dire qu’elle a raison au sujet de Wilar, mais prévenir tous les autres qu’elle se trompe, suggéra le plus jeune des Tisse-Rêves. À votre avis, on pourrait lui cacher la vérité combien de temps ? —Tintel lui dirait. —On n’a qu’à pas lui en parler. —Elle finira bien par le comprendre toute seule. Mirar sourit et écouta tandis que les jeunes gens complotaient pour taquiner Dardel. Ils n’avaient pas l’air de vouloir réellement mettre leur plan à exécution, ce qui le soulagea un peu. Comment réagiraient-ils s’ils apprenaient quelle a vu juste ? se demanda-t-il. Ces Tisse-Rêves l’accueilleraient probablement avec enthousiasme. Et même plus. C’était bien là le problème. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas marché parmi les siens que son propre peuple lui vouait une adoration aveugle. Quelle ironie ! Pendant un siècle, le Cercle a propagé le mensonge que nous autres immortels encouragions les gens à nous vénérer comme des dieux, et il semble que mon absence ait justement produit cet effet sur les miens. Bah !ils s’en remettront, songea Mirar. Ce n’est pas d’eux que je dois me soucier, mais des Pentadriens. Jusqu’à présent, ce que j’ai vu est plutôt encourageant. Aucun des Tisse-Rêves que j’ai rencontrés ici ne se souvient plus d’une poignée d’altercations avec les Pentadriens durant les dernières décennies et, chaque fois, c’était une simple question d’argent. Mais s’ils découvraient qu’un puissant sorcier capable d’influencer les Tisse-Rêves s’était installé à Kave, les Pentadriens se sentiraient peut-être menacés. Mirar avait besoin de savoir comment ils réagiraient, et il n’y avait qu’un moyen de s’en assurer. Les rêveliens n’étaient pas interdits en Ithanie du Sud. Même ainsi, il devrait prendre garde à ne pas se faire remarquer. Si bien disposés soient-ils à l’égard des Tisse-Rêves, les Pentadriens risquaient de ne pas très bien réagir au fait qu’on espionnait leurs songes. Mirar se leva, emporta son assiette vide à la cuisine et monta dans sa chambre. Avant qu’il puisse commencer à se déshabiller, des coups familiers furent frappés à sa porte. Il sourit. Dardel. Je pourrais l’ignorer, mais elle serait déçue, et je ne suis pas si pressé de partir à la chasse aux rêves. Des heures plus tard, quand il s’enfonça dans la transe onirique, Mirar laissa s’évanouir sa conscience du poids et de la chaleur de la jeune femme lovée contre lui. Il projeta son esprit à l’extérieur de son corps et ne tarda pas à repérer les pensées d’autres dormeurs. Après s’être assuré de leur identité, il implanta dans leur tête l’idée de son retour. Les réactions furent variées, mais globalement favorables. Certains Pentadriens se méfiaient de quiconque détenait trop de pouvoir, mais aucun n’imaginait prendre de mesures concrètes contre lui. La plupart d’entre eux se fichaient de ce qui se passait tant que cela ne les affectait pas de manière négative. Quelques-uns trouvaient cette perspective réjouissante : ils appréciaient les talents des Tisse-Rêves et pensaient que ceux-ci ne pourraient que s’améliorer sous la houlette de Mirar. Plusieurs heures passèrent, et Mirar sentit grandir son excitation. Il pouvait le faire. Il pouvait cesser de se cacher et recommencer à guider son peuple. Mais une nuit de recherches ne suffisait pas. Pour être bien sûr, il devrait recommencer pendant… des semaines ?des mois ? Puis il se souvint. Les Jumeaux. Chaque jour, ils épiaient les pensées de gens dans le monde entier. Peut-être savaient-ils déjà de quelle façon les Ithaniens du Sud accueilleraient la nouvelle que le chef des Tisse-Rêves s’était établi dans une de leurs contrées. Mirar n’avait communiqué en songe avec les Jumeaux que quelques fois auparavant. Ne les ayant jamais rencontrés, il avait avec eux une relation plus formelle qu’avec Emerahl. Il ne les contactait que lorsqu’il avait quelque chose d’important à leur demander, et il soupçonnait Tamun et Surim de le traiter comme les souverains et les érudits qui avaient jadis sollicité leurs conseils : avec une politesse dénuée de véritable intérêt. Même si leurs suggestions lui avaient toujours paru sages et clairvoyantes, il ne leur faisait pas confiance autant qu’Emerahl. Le fait qu’ils soient eux aussi des immortels ne signifiait nullement qu’ils seraient toujours ses alliés. Une petite anomalie chez eux le perturbait. Tous les siamois qu’il avait rencontrés étaient de vrais jumeaux, de sexe et d’apparence identiques. De toute évidence, Tamun et Surim échappaient à cette règle. Emerahl avait écarté cette objection, arguant que l’immortalité et la capacité à écouter les esprits n’étaient pas précisément choses courantes, elles non plus. Tout de même, ça turlupinait Mirar que les Jumeaux aient pu lui mentir. —Tamun ? Surim ?appela-t-il. —Mirar. C’était Tamun. Elle avait répondu avec une rapidité perturbante, comme si elle était justement à l’écoute de ses pensées. —Comment allez-vous tous les deux ?s’enquit Mirar. —Comme toujours. Il n’y a pas souvent de changements par ici. Mon esprit se promène tout seul aujourd’hui. Surim est encore sorti chasser. Sa voix mentale évoquait toujours l’image d’une vieille femme au corps noueux et à l’esprit vif, même si Emerahl avait assuré à Mirar que Tamun ne semblait pas avoir plus de trente ans. —J’ai une question à vous poser. —Attends un peu, je vais voir si je peux attirer l’attention de Surim. —Tu ne m’as pas dit qu’il était en train de chasser ? —Je ne parlais pas d’animaux, mais du genre de proie que tu viens toi-même de prendre au collet. Il s’endort toujours immédiatement après… Ah !le voilà. —Tu étais encore en train de me surveiller ? lança Surim sur un ton accusateur. —Pas du tout. Mirar a une question à nous poser, répliqua Tamun. —Mirar ! s’exclama Surim. Comment va la vie à Dekkar ? —Plutôt bien. Mieux que je m’y attendais. —Oui, sur beaucoup de points, les Pentadriens sont plus tolérants que les gens du Nord, l’approuva Tamun. —Je suis tenté de leur révéler mon identité, afin de reprendre ma position parmi les Tisse-Rêves. À votre avis, comment les Pentadriens réagiraient-ils ? —Si tu t’attends qu’ils t’organisent un défilé, tu seras déçu, répondit Surim. Mais je ne pense pas non plus que les Voix se lancent à tes trousses dans l’intention de t’exécuter. En revanche, elles voudront probablement te rencontrer afin de s’assurer que tu ne représentes pas une menace pour elles. » Tant que tu ne défieras pas leur autorité et que tu ne commenceras pas à convertir leurs fidèles, elles te ficheront la paix, ajouta Tamun. Mais tu n’es pas réputé pour garder le silence quand tu désapprouves l’attitude des dirigeants. Pourrais-tu tenir ta langue si leur façon de gouverner te déplaisait ?ou si tu désapprouvais celle dont ils traitent ton peuple ? —Je viens juste de passer un siècle dans la peau d’un homme discret. J’ai appris la prudence et la patience. —Tu as appris à fuir au lieu de te battre. Ce n’est pas la même chose, fit remarquer Surim. —En effet. Je viserai une attitude à mi-chemin entre les deux. —Tu négocieras et tu feras des compromis ? —S’il le faut. —C’est un risque pour toi et pour ton peuple, et une décision sur laquelle tu ne pourras pas revenir. Qu’as-tu à y gagner ? l’interrogea Tamun. Et les Tisse-Rêves ? —Ils profiteront de mes connaissances, et je crois que mon retour leur rendra espoir et courage, surtout dans le Nord. —Il se peut qu’ils attendent trop de toi. Qu’ils s’imaginent que, grâce à toi, les Tisse-Rêves vont prendre le pouvoir partout dans le monde. —Les Tisse-Rêves n’ont jamais recherché le pouvoir et, d’après ce que j’ai pu observer, ce n’est toujours pas le cas aujourd’hui. —Nous sommes d’accord, acquiesça Surim. Mais il est un autre facteur dont tu dois tenir compte. —Lequel ? — Même si nous pensons que les Pentadriens ne verront pas d’objection à ce que tu t’installes à Dekkar, tu ne dois pas leur faire confiance. Les tiens t’ont-ils informé des attaques de Tisse-Rêves survenues à Jarime, et du fait quelles avaient été perpétrées à l’instigation de Pentadriens ? —Non. Que s’est-il passé ? —Certains des meurtres de Tisse-Rêves avaient été orchestrés par un groupe de Pentadriens. Ils se sont arrangés pour en imputer la faute aux Circliens, et ont profité de l’indignation suscitée pour recruter de nouveaux fidèles. —C’est inquiétant. —Oui. Cela dit, les Pentadriens n’étaient pas motivés par une quelconque haine des Tisse-Rêves, mais par un grand sens pratique et une totale absence de scrupules. En Ithanie du Sud, ils n’ont aucune raison de s’en prendre aux Tisse-Rêves pour convertir la population. Mais cela n’exclut pas la possibilité qu’ils utilisent ton peuple d’autres façons. —Ce risque existera toujours. —Il te reste un dernier facteur à considérer, ajouta Tamun. —Si les Pentadriens t’étaient favorables, cela pourrait te valoir l’inimitié d’Auraya. Mirar réfléchit. —Son inimitié, je l’ai déjà, finit-il par répondre. Tant qu’elle sera fidèle au Cercle, elle devra me considérer comme son ennemi. Et même s’il n’en était pas ainsi, je ne pourrais pas laisser ses sentiments envers moi influer sur les décisions que je prends vis-à-vis des Tisse-Rêves. —Sur ce point, Surim et moi ne sommes pas d’accord. Contrairement aux dieux, Auraya ne haitpeut-être pas les immortels, mais elle ne porte pas les Pentadriens dans son cœur. Le fait que tu t’installes en Ithanie du Sud pourrait faire une différence à ses yeux. —Je n’y peux rien. Ces gens ne méritent pas son hostilité, et je ne les rejetterai pas de peur de l’offenser. (Il marqua une pause.) Comment va-t-elle ? Je n’ai pas de nouvelles d’Emerahl depuis plusieurs jours. —Elle attend que tu la contactes. —Parce qu’elle craint que je lui en veuille de m’avoir annoncé de mauvaises nouvelles lors de notre dernière conversation ? —Oui. —C’est idiot. Elle sait bien que je ne la tiens pas pour responsable. —Certes, mais malgré notre grand âge nous ne pouvons nous défendre contre des craintes très humaines. Ce serait gentil de… —Auraya s’est rendue immortelle, l’interrompit Surim. Mirar sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. —Emerahl pensait qu’elle ne sauterait jamais le pas ! —Quelque chose l’a fait changer d’avis. Elle a également révélé qu’elle possédait deux Dons inattendus. D’abord, elle a recouvré sa capacité à lire dans les esprits. —Mais… aucun immortel n’a jamais pu… Non ? —Pas de notre vivant, confirma Tamun. Ensuite, elle possède apparemment la capacité de sentir et d’entendre les dieux. Et de les voir quand elle écoute les esprits. —Emerahl lui a sagement conseillé de ne pas le révéler aux dieux, ajouta Surim. J’imagine qu’ils ne seraient pas franchement ravis de savoir qu’elle peut les espionner. —Auraya a dit qu’ils savaient déjà qu’elle pouvait les percevoir quand ils étaient tout proches, poursuivit Tamun. —C’est… (Mirar frissonna.) Ce n’est pas un Don inné ordinaire. —En effet, acquiesça Tamun. Il semble donc qu’Auraya ne soit pas une immortelle ordinaire. Peut-être parce qu’elle a d’abord été une Blanche, et que les pouvoirs que les dieux lui avaient conférés ont laissé leur empreinte sur elle. —Jamais ils ne lui auraient donné le pouvoir de les sentir et de les entendre quand elle était une Blanche, protesta Mirar. C’est quelque chose d’entièrement nouveau. — Pas nécessairement. Il pourrait s’agir d’un effet secondaire indésirable de sa connexion antérieure avec eux, suggéra Surim. » Quelle qu’en soit la source, Auraya serait bien inspirée de garder ce Don secret. Dans quelques jours, elle regagnera l’Ouvert. Nous verrons alors comment les dieux réagissent à la nouvelle que leur ancienne favorite a appris à dissimuler son esprit – et peut-être plus encore. Nous te tiendrons au courant. Mirar éprouva un pincement d’anxiété. Il tenta de se dire que ça n’avait pas d’importance. Auraya était hors de son atteinte, et n’avait aucune estime pour lui de toute façon. Le problème, c’est que la partie de lui encline à s’inquiéter n’avait aucune envie d’écouter la partie de lui plus pragmatique. —Merci pour les nouvelles. Et pour vos conseils. —Fais-en bon usage, dirent les Jumeaux à l’unisson. Puis leurs voix s’abîmèrent dans le silence, et Mirar se laissa retomber dans un sommeil agité. Chapitre 13 —Owaya ! Comme une petite traînée poilue filait à travers la tonnelle, Auraya s’accroupit et ouvrit grands les bras. Vaurien sauta sur ses épaules et frotta sa joue moustachue contre l’oreille de la jeune femme. Tytee, la Siyee qui s’occupait du veez en l’absence d’Auraya, s’avança depuis le côté de la pièce d’où avait jailli Vaurien. —Ravie de vous revoir, prêtresse Auraya, dit-elle en souriant. Un grand soulagement émanait d’elle. Vaurien poussa de petits gémissements tandis que sa maîtresse lui grattait le menton. —Owaya wentwée. Owaya wentwée, murmurait-il en boucle. —Merci, Tytee. On dirait que je suis partie depuis des mois, commenta Auraya, surprise. (Elle n’avait pas vu son familier dans un tel état d’agitation depuis son enlèvement, juste avant le début de la bataille contre les Pentadriens.) Il lui est arrivé quelque chose ? —Non. Il allait bien jusqu’au lendemain de votre départ, répondit Tytee. Et puis soudain, il s’est mis à répéter : « Auraya partie », encore et encore, et il est devenu très triste. Comme si vous étiez morte et qu’il vous pleurait. Après ça, je l’ai emmené partout avec moi. J’avais peur qu’il se laisse dépérir comme le font parfois les personnes âgées après la mort de leur conjoint. Auraya saisit Vaurien et le détailla attentivement. —Je me demande… Elle laissa son bouclier mental s’amenuiser, et une petite voix familière résonna aussitôt dans son esprit. Owaya wentwée ! Derrière ces mots, elle perçut un chagrin qui s’estompait, et un ravissement mêlé de stupeur. Elle éprouva un pincement de culpabilité. D’une façon ou d’une autre, Vaurien avait dû forger un lien mental avec elle. Quand elle était entrée dans le vide, ce lien s’était rompu. Et faute d’autre explication compréhensible pour lui, le veez avait dû croire qu’elle était morte. —Pauvre Vaurien, dit Auraya en le serrant contre elle. Le ravissement du veez se mua en irritation, et il se tortilla pour se dégager. Il grimpa jusqu’à son panier et se lova dedans. —Vauwien dowmiw. Tytee éclata de rire. —Si seulement nous étions tous si faciles à satisfaire ! —Et si prompts à pardonner, acquiesça Auraya. Merci de t’être occupée de lui en mon absence. Tytee haussa les épaules. —Ça ne me dérange pas. Il est toujours amusant, et il me fatigue beaucoup moins que les enfants que je garde. Je dois… —Prêtresse Auraya ? Les deux femmes pivotèrent vers l’oratrice Sirri, qui se tenait sur le seuil. —Entrez, dit Auraya en lui faisant signe. Comme l’oratrice obtempérait, Tytee prit congé et s’en fut. —Contente de vous revoir, dit Sirri. —Moi aussi. Percevant de la tension chez le chef des Siyee, Auraya sonda plus attentivement son esprit. Son absence prolongée avait inquiété Sirri, tout comme la présence à Si d’une terrestre qui n’y avait pas été invitée. —Comment ça s’est passé ? —Très bien. Jade est partie ; elle va rentrer chez elle. C’est une guérisseuse très douée ; elle m’a beaucoup appris, dit Auraya en désignant la sacoche pleine de remèdes qu’elle avait rapportée. —Pourtant, elle n’a pas réussi à se soigner ? releva Sirri. Auraya secoua la tête. —Elle m’a fait appeler parce qu’elle ne pouvait pas le faire toute seule. —Et maintenant, elle va mieux ? —Oui. —C’est bien. (L’oratrice sourit.) Et vous êtes de nouveau toute à nous. —Il s’est passé quelque chose en mon absence ? l’interrogea Auraya. —Rien de dramatique. Juste une petite dispute qui a éclaté entre les chefs de clan. (Sirri soupira.) Je crains de ne pas avoir le temps de vous expliquer. J’étais en pleine réunion des orateurs quand la nouvelle de votre arrivée m’est parvenue. J’ai réclamé une pause, mais je ne peux pas rester trop longtemps. Je dois y retourner et tenter de faire entendre raison à deux d’entre eux. —À quel propos se disputent-ils ?voulut savoir Auraya. Sirri grimaça. —Les mines. La tribu de la Montagne de Feu affirme qu’à partir du moment où elles franchissent la crête qui délimite leur territoire tout ce qui en est extrait lui appartient. —Ah !ça ne va pas être facile à arbitrer. Vous avez toute ma compassion. —Merci, dit l’oratrice un peu sèchement. Elle rebroussa chemin vers la sortie. —Venez m’en parler plus tard, si vous avez le temps, lança Auraya. —Je n’y manquerai pas. Sirri se faufila sous le rabat de la tonnelle et s’éloigna d’un pas vif. Enfin seule, Auraya se dirigea vers une chaise et s’assit. Tout est revenu à la normale, songea-t-elle. Puis elle secoua la tête. Non, c’en a seulement l’air en surface. Mon esprit est désormais protégé, et mon corps a cessé de vieillir. Du point de vue des dieux, rien n’est plus comme avant. Et ce n’est pas une bonne chose. Auraya n’avait perçu aucune émanation des dieux depuis la dernière visite de Huan et Saru. Après que ceux-ci étaient partis rejoindre le reste du Cercle, Auraya s’était attendue que Lore, Yranna et Chaia lui rendent visite, ne serait-ce que pour se rendre compte par eux-mêmes de la véracité des propos de Huan. Il se peut que Huan n’ait encore rien dit à Chaia. Tout dépend de lui. Il faut que je lui parle. Que je sache s’il accepte ce que j’ai fait. Auraya envisagea brièvement de l’appeler, mais ça n’avait pas toujours suffi à attirer son attention par le passé. Au lieu de ça, elle décida de le chercher en épiant les esprits. Fermant les yeux, elle ralentit sa respiration et s’abîma dans une transe onirique. Au début, elle se contenta d’effleurer l’esprit des Siyee alentour : hommes et femmes vaquant à des tâches domestiques, enfants occupés à jouer… Puis elle se projeta plus loin et se laissa pénétrer par la conscience de tous les esprits qui occupaient le monde. Ceux-ci lui apparaissaient comme de minuscules points lumineux. Auraya se mit à chercher des présences plus vivaces, plus fortes. Elle finit par en déceler une, d’essence féminine et peu familière. Elle décida qu’il s’agissait d’Yranna – elle était sûre qu’elle aurait identifié Huan instantanément. La déesse ne parlait avec personne d’autre, et Auraya n’entendait pas ses pensées. Avoir la confirmation qu’elle ne pouvait pas lire dans l’esprit des dieux la rassura. Elle poursuivit ses recherches et tomba ensuite sur une présence masculine qui n’était pas celle de Chaia. Elle l’ignora. Je fais ça pour trouver Chaia, pas pour espionner le reste du Cercle, se dit-elle. Enfin, elle perçut un bourdonnement, comme le bruit d’une voix parlant juste à la limite de son ouïe. Elle s’en rapprocha et éprouva un frémissement de triomphe en reconnaissant la voix de Chaia. —… sont en place. À ton avis, quel sera leur prochain mouvement ? —Tout dépend s’ils sont au courant de ce qui s’est passé à Jarime. Ils seraient idiots de retenter la même chose. La deuxième voix était celle de Lore. —Ils ne sont pas si stupides. —Non, mais si on leur donne des ordres, ils n’auront pas vraiment le choix. —En effet, acquiesça Chaia. Ça pourrait être intéressant à observer. —Oui. Bref. Je suis venu te dire que ta favorite avait regagné l’Ouvert. —Ah ! —Huan va exiger que nous prenions une décision. —Bien entendu. Si barbante qu’elle soit, c’est fou ce que cette garce aime les complications. Auraya en fut surprise et amusée. Elle doutait que Chaia eût parlé de Huan en ces termes s’il avait su qu’elle l’écoutait. —Il existe des complications intéressantes et des complications dangereuses, fit remarquer Lore. —Auraya n’est pas dangereuse. Ou du moins, elle ne le sera plus si Huan cesse de la manipuler. —Comment peux-tu le savoir sans lire dans son esprit ? —J’ai pris le temps de la connaître. Elle ne nous trahira pas à moins que nous l’y forcions. —Elle ne te trahira pas. —Non. Et le plus ironique, c’est que c’est grâce à Huan. —Alors, que comptes-tu faire ? —En tout cas, je ne laisserai pas cette garce la tuer. —Même si les autres votent contre toi ? —Surtout s’ils votent contre moi. Les choses commencent tout juste à devenir intéressantes. Réfléchis : il y a d’autres moyens de rétablir l’équilibre. J’ai toujours préféré le recrutement à l’extermination. —Je suis de plus en plus d’accord avec toi. Je me demande si j arriverais à persuader Yranna… —Tu as plus de chances que moi. —Je vais essayer. Comme Lore disparaissait en un éclair, Auraya entreprit de se retirer discrètement. Elle avait découvert plus de réponses qu’elle en cherchait. —Avant que tu t’esquives, Auraya… Elle se figea. —Chaia ? —Oui, j’ai senti que tu étais là, même si tu t’es tenue tranquille. Ça t’arrive souvent de nous espionner ainsi ? —Je ne l’ai fait que deux fois. La première, c’était un accident. Là, j’avais quelque chose à te demander. —Je t’écoute. Chaia ne paraissait pas en colère : juste amusé. —Vas-tu… ? À quel moment t’es-tu rendu compte que je vous écoutais ? —Dès l’instant de ton arrivée. —Et Lore ? — Il n’a rien senti. Il ignore de quoi tu es capable, aussi ne se tient-il pas sur ses gardes. —Mais toi, tu savais. —Je soupçonnais que tes pouvoirs se développeraient encore dans des circonstances propices. Qu’est-ce qui t’a décidée à apprendre comment dissimuler ton esprit ? —Ce que j’ai entendu la première fois que je vous ai, euh… espionnés. —Ah ! Et es-tu devenue immortelle ? Auraya hésita. Si elle ne faisait pas confiance à Chaia, autant abandonner complètement sa loyauté envers les dieux. —Oui. Huan a dit que le seul fait de savoir comment faire me condamnait, de toute façon. —Je suis un peu déçu que tu ne m’aies pas demandé mon avis d’abord. —Je l’aurais fait si tu avais été joignable. Tu me pardonnes ? —D’être devenue immortelle, ou de ne pas m’avoir demandé mon avis ? —Les deux. —Nous verrons. Tu n’as perdu ni mon amour ni mon soutien. Je sais que je ne peux pas empêcher tes pouvoirs de se développer, pas plus qu’un père peut empêcher sa fille de grandir. Reste-moi loyale, et je te resterai loyal. Auraya éprouva un vif soulagement. —C’est promis. —Ne va pas croire que ce sera facile pour autant, la prévint Chaia. Huan aime que les choses soient simples et directes, mais ses manigances ne le sont pas. Plus tu deviens puissante, Auraya, plus elle tentera de te détruire. Et moins tu auras de mal à la tenir en échec. (Il marqua une pause.) Mais n’oublie pas : si elle ne peut pas s’en prendre à toi, elle n’hésitera pas à te blesser à travers ceux que tu aimes. Auraya se surprit à penser à Mirar. Elle n’avait pas autant d’affection pour lui qu’elle en avait eu pour Leiard, mais elle ne voulait pas qu’il lui arrive quelque chose parce que Huan était persuadée du contraire. Par chance, Mirar se trouvait en Ithanie du Sud, hors de portée de la déesse. À qui d’autre Huan pourrait-elle s’en prendre ? Vaurien ? Ce serait vraiment mesquin. Danjin ? Auraya l’appréciait, mais il n’était plus son conseiller. Son père ? Elle ne l’avait pas vu depuis des années… —Comment puis-je les protéger ? Huan peut voir leur esprit. Elle peut les trouver. —Tu ne peux pas, répondit Chaia. Tu peux seulement t’efforcer de ne pas donner à Huan de munitions dont elle se servira pour persuader les autres d’agir contre toi. Je vais… (Il s’interrompit brusquement.) Va-t’en, Auraya. Et ne cherche plus à me parler de cette façon. Tu peux nous entendre parler, mais c’est réciproque. Il ne faudrait pas grand-chose pour que Huan découvre ton nouveau pouvoir. Il s’éloigna comme une flèche, sortant de la portée des perceptions d’Auraya en un clin d’œil. La jeune femme regagna son corps. Rouvrant les yeux, elle promena un regard à la ronde, et la solitude lui serra le cœur. Tel est donc le prix pour avoir découvert ce que les dieux ne voulaient pas que je sache – au lieu d’en subir les conséquences physiques, je dois éviter de m’attacher aux gens de crainte que Huan s’en prenne à eux pour me punir. Elle se leva et se mit à faire les cent pas sous sa tonnelle. Ce n’est pas juste !songea-t-elle. Puis elle partit d’un rire amer. Ecoutez-moi ! On dirait une enfant trop gâtée. Mais c’était réellement injuste. Et si Huan était prête à s’attaquer à des innocents pour blesser Auraya, elle était tout aussi méprisable que l’affirmait Mirar. Et si les autres dieux la soutenaient… Auraya poussa un soupir consterné. Dans ce cas, je suis fichue. Toute l’Ithanie est fichue. Un gémissement arracha la jeune femme à ses sinistres pensées. Levant la tête, elle vit que Vaurien l’observait, les yeux écarquillés et les moustaches tremblantes. Elle perçut sa peur et son inquiétude. Alors, sa propre frustration s’évanouit ; elle se dirigea vers le panier du veez pour lui tapoter le crâne et lui murmurer des paroles rassurantes. Des mensonges, ne put-elle s’empêcher de penser. Je crains que ça n’aille pas bien du tout, Vaurien. Mais une chose est sûre : je ne laisserai personne te faire du mal. Les glapissements des oiseaux résonnaient dans le ciel au-dessus de la ville. Le Serviteur Teroan jura entre ses dents. Il était encore en retard. Certes, il était possible que les dresseurs aient méjugé du moment de libérer leurs oiseaux pour leur vol d’exercice, mais cela semblait peu probable. Aussi peu probable que le soleil méjugeant de l’heure de se lever, songea Teroan. Le Serviteur Dédié Cherinor possède plus de cadrans solaires que quiconque en Avven. On racontait que l’homme qui dirigeait la ville avait même dressé son oiseau préféré afin qu’il crie à l’heure pile. Et que son assistant tenait son emploi du temps à la minute près. Et aussi, que Cherinor ne dormait pas. Je doute qu’il soit capable d’apprécier le plaisir d’un bon bain ou d’une longue conversation, songea aigrement Teroan. Et si tel est le cas, je parie qu’il en chorégraphie chaque répartie pour s’assurer de ne pas perdre de temps. Le chemin qui conduisait aux bains était abrupt. Lorsque Teroan atteignit l’entrée, il haletait. Il s’arrêta pour reprendre son souffle. D’ici, la vue était belle, et il trouvait vraiment dommage que les bains aient si peu de fenêtres. Sans doute fallait-il empêcher l’air chaud de s’échapper. Depuis le seuil de l’établissement, Teroan voyait la majeure partie de la ville. Les maisons de Klaff avaient la même couleur que les falaises alentour. La route principale traversait la ville, serpentait à travers la vallée, puis devenait rectiligne avant de s’amenuiser à l’horizon. Quelque part à l’autre extrémité se trouvaient Glymma et le Sanctuaire. Quand on l’avait envoyé ici, Teroan avait maudit sa malchance. Les capitales de Mur et de Dekkar étaient de simples villages comparées à celle d’Avven, et, comparée à elles, Klaff ressemblait à un vulgaire hameau d’une seule maison. Les troupes de comédiens dont il appréciait les spectacles ne passaient jamais ici. Il devait faire venir de Glymma le vin, les mets délicats et autres produits de luxe qui lui manquaient tant ; cela lui coûtait une fortune. Et sa femme se plaignait constamment du raffut des oiseaux. Sa seule consolation, c’était les bains : ils étaient aussi agréables, sinon davantage, que ceux du Sanctuaire de Glymma. Les collines qui entouraient la ville étaient vérolées de cavernes et, pour certaines, de torrents. L’eau n’était pas aussi pure que celle du Sanctuaire mais, d’après les natifs du coin, sa couleur brun-rouge était due à un minéral bon pour la santé. Celui-ci était filtré pour produire l’eau potable, et on le vendait à travers toute l’Ithanie du Sud sous forme de boue régénératrice à appliquer sur la peau. Les oiseaux tournoyaient bas dans le ciel ; leurs glapissements étaient assourdissants. Teroan frémit et, tournant le dos au paysage, entra. Parfois, il ne pouvait s’empêcher d’approuver sa femme. C’était vraiment un son désagréable. Un domestique salua le visiteur, traçant le signe des dieux sur sa poitrine, et l’entraîna vers un couloir familier. La plupart des portes qui le bordaient étaient masquées par un rideau mais, çà et là, celui-ci avait été rabattu. Teroan aperçut des esclaves quasi nus en train de frotter les murs. Une odeur âcre lui piqua les narines et le fit larmoyer. Il se demanda comment les esclaves faisaient pour supporter ça. Le domestique s’arrêta devant une porte et fit signe à Teroan d’entrer. La pièce avait été nettoyée récemment – ce qui était dommage, car les motifs verdâtres formés par la moisissure avaient permis à Teroan de s’imaginer qu’il faisait trempette dans un bassin naturel au milieu d’une forêt. Néanmoins, la moisissure sentait mauvais, alors qu’à présent la pièce embaumait l’océan. Teroan gloussa en s’approchant de son seul autre occupant. —Encore des sels de mer, Dameen ? L’interpellé leva les yeux et grimaça. —Ça me rappelle le pays. Teroan ôta ses robes de Serviteur et les jeta sur un banc près de celles, soigneusement pliées, de Dameen. Il entra dans l’eau tiède et s’assit sur une des marches du bassin. La couleur brun-rouge de l’eau ne parvenait pas tout à fait à masquer les bouées autour de sa taille, ni le fait que son ami n’avait plus de jambes en dessous des genoux. Malgré son infirmité, Dameen avait réussi à conserver sa silhouette athlétique. Teroan le soupçonnait de continuer de faire de l’exercice par habitude, parce qu’il était incapable de tourner complètement le dos à sa formation de guerrier. Les deux hommes restèrent assis dans un silence béat, savourant leur bain et leur compagnie mutuelle. —J’ai fait un rêve étrange cette nuit, lança tout à coup Dameen. —Ah oui ? —J’ai rêvé que le chef des Tisse-Rêves venait en Ithanie du Sud. Surpris, Teroan dévisagea son ami. —Moi aussi ! Apparemment, les rumeurs de son retour nous travaillent l’esprit. Que se passait-il dans ton rêve ? —Je me demandais ce que je ferais si j’étais l’une des Voix… (Dameen s’interrompit et fronça les sourcils.) Ou peut-être que quelqu’un me le demandait. Je ne me souviens pas. —C’était exactement pareil dans mon rêve ! s’exclama Teroan. Et qu’as-tu répondu ? —Que je ne ferais rien, tant qu’il ne causerait pas de problèmes. —Moi aussi. Son retour pourrait être une bonne chose. C’est grâce à lui que les Tisse-Rêves sont devenus de si bons guérisseurs ; il pourrait les rendre encore meilleurs. Nous leur devons beaucoup pour l’aide qu’ils nous ont apportée après la bataille. —Oui. (Dameen baissa les yeux vers ses moignons et haussa les épaules.) D’un autre côté, je suis mal placé pour être objectif. Ce matin, je me suis surpris à y repenser. Les Voix pourraient bien ne pas le voir de cet œil. Elles, elles verraient un puissant sorcier capable de retourner leur peuple contre elles. —À ton avis, comment réagiraient-elles ? —Kuar aurait tenté de s’allier avec Mirar. Mais je ne connais pas Nekaun. J’ignore ce qu’il ferait. Teroan sourit. Le guerrier ne pouvait pas s’en empêcher. Il était censé avoir laissé son passé derrière lui mais, malgré son infirmité physique, son esprit restait toujours aussi alerte. Quel gâchis, songea Teroan. Il n’a pas pu accepter que quelqu’un remplace Kuar, alors, il a atterri ici, et tout son potentiel en tant que conseiller s’est perdu. Pour cela, Teroan éprouvait une gratitude égoïste. Si Dameen quittait Klaff, qui lui resterait-il d’assez intelligent et cultivé pour discuter ? Certainement pas les dresseurs d’oiseaux. Et encore moins sa femme. —Tu ne trouves pas ça étrange qu’on ait fait le même rêve la même nuit ? demanda-t-il. Dameen plissa les yeux. —Tu soupçonnes les Tisse-Rêves de manipuler nos songes ? Teroan haussa les épaules. —Deux personnes qui font le même rêve la même nuit, ce n’est qu’une coïncidence. Mais si quelqu’un d’autre est dans le même cas que nous, ça signifie peut-être quelque chose. —Et si Mirar fait son apparition en Ithanie du Sud ? suggéra Dameen. —Dans ce cas, je serai définitivement convaincu. Il ne restait dans le brasero qu’une poignée de charbons ardents. Des coussins gisaient éparpillés devant l’âtre. Une femme dormait dessus. Près d’elle reposaient un broc et une tasse vide. Danjin s’arrêta pour admirer la courbe de sa hanche et les angles délicats de son visage avant de se diriger vers elle, mû par une chaude affection. Oui, il avait eu de la chance d’épouser Silava. Il n’avait pas toujours été de cet avis. À certaines périodes, il s’était même cru maudit. Mais cela remontait à longtemps. Mieux valait l’oublier. Silava s’agita, probablement réveillée par le bruit de ses sandales. Elle cligna des yeux, aperçut son époux et sourit. —Danjin. —Silava. Tu ne m’attendais pas, j’espère ? —Oui et non. Je fêtais quelque chose en privé. Si tu veux te joindre à moi, c’est encore mieux. —Que célébrais-tu ? —Une chose qui nous concerne tous les deux. La naissance d’une nouvelle petite-fille. Danjin la dévisagea, surpris. —Elle est née en avance. —Oui. (Silava hésita.) Je voudrais passer un moment près de Tivela. Danjin acquiesça. —Pour l’aider avec le bébé. Bien entendu. Quand comptes-tu partir ? Silava plissa les yeux. —La perspective de mon absence ne t’inspire pas assez de réticence ou de déception à mon goût, je le crains. Danjin gloussa. —Désolé. Je crois comprendre que cela va à l’encontre de toutes les lois de la nature et des dieux. L’expression de Silava se fit encore plus orageuse. —Moi aussi, j’ai une nouvelle à t’annoncer, enchaîna très vite Danjin. Ecoute-moi avant de m’écorcher vif. —Oui ? —Ellareen se rend à Dunway, et elle veut que je l’accompagne. Oh ! (Les épaules de Silava s’affaissèrent, et elle baissa le nez. Puis elle se leva et toisa son époux d’un air triomphant.) Tu vois ? C’est comme ça qu’on manifeste son dépit. C’est assez simple, et probablement à la portée d’un conseiller des Blancs. Pourquoi Dunway ? —Hania n’est pas le seul pays que les Pentadriens ont tenté de convertir. Ils ont envoyé leurs Serviteurs partout en Ithanie du Nord – à l’exception de Si, pour une raison qui m’échappe. Peut-être parce que Auraya se trouve là-bas, même si je ne vois pas en quoi cela peut bien les dissuader. —Ils ont envoyé des gens à Si, le corrigea Silava. C’est même pour cette raison qu’Auraya y est retournée. Danjin se frappa le front de sa paume. —Mais oui !j’avais complètement oublié. C’était il y a si longtemps… Silava passa un bras sous le sien et l’entraîna vers la porte. —Elle te manque, pas vrai ? Danjin fronça les sourcils. —Je suppose que oui. —Tu n’aimes pas beaucoup Ella, n’est-ce pas ? Il la dévisagea, surpris. —Pourquoi dis-tu ça ? —Tu ne parles pas d’elle de la même façon. —Eh bien… Ella est sympathique, mais… Avec Auraya, j’oubliais facilement qu’il y avait des choses qu’elle ne pouvait pas me dire. Ella me le rappelle en permanence. —Elle a peut-être plus de secrets qu’Auraya, suggéra Silava. Danjin éclata de rire. —Plus de secrets qu’Auraya ? J’espère bien que non ! Ou du moins, des secrets moins scandaleux. Il n’imaginait pas du tout Ella s’amourachant d’un Tisse-Rêves. Il ne l’imaginait s’amouracher de personne, d’ailleurs. Même si son travail la passionnait, d’une certaine façon, elle était beaucoup plus froide et plus distante qu’Auraya. Mais peut-être était-ce parce que Danjin avait du mal à s’habituer à elle et à se détendre en sa présence. Bien qu’Auraya n’ait jamais trahi sa confiance, il avait été déçu d’apprendre sa liaison avec Leiard. Il ne s’était jamais pardonné de n’avoir rien remarqué sur le coup. Il n’avait même pas eu la possibilité de la mettre en garde contre cette folie. À présent, il surveillait Ella de près, et, si elle était confrontée à un dilemme similaire, il s’empresserait de lui faire entendre la voix de la raison. Danjin et sa femme atteignirent la porte et sortirent dans le couloir. Silava bâilla. —À moins qu’Auraya soit justement un des secrets d’Ella. Danjin se mordit la lèvre. —Tu crois qu’on ne nous a pas tout dit au sujet de sa démission ? —Peut-être. (Silava haussa les épaules.) Mais ça n’a plus d’importance à présent. Auraya est partie. Ella a pris sa place. Mmmh, tu ne m’as toujours pas dit pourquoi elle allait à Dunway. —Les Pentadriens mijotent quelque chose là-bas. —Ils n’assassinent pas d’autres Tisse-Rêves, j’espère ? Danjin secoua la tête. —Nous n’en sommes pas certains ; c’est pour ça que nous nous rendons sur place. La révélation choquante sur le complot pentadrien à Jarime s’était rapidement répandue à travers toute la ville. Les attaques et les manifestations contre l’hospice avaient aussitôt cessé. Parallèlement, des dizaines de personnes avaient été traînées au Temple, rossées, évincées de leur logis ou même assassinées pour la seule raison qu’on les soupçonnait de s’être converties au culte pentadrien. Ella n’en avait pas été aussi atterrée que Danjin s’y attendait. —Les gens ont besoin d’un objet contre lequel diriger leur haine, lui avait-elle expliqué. Les Pentadriens le méritent bien davantage que les Circliens. —Mais certaines des victimes n’étaient pas pentadriennes, avait fait remarquer Danjin. —Non, et nous les avons dédommagées – après que leur innocence a été prouvée. —Une fois cette histoire oubliée, les gens vont recommencer à s’inquiéter au sujet des Tisse-Rêves. —Dans ce cas, nous continuerons à leur rappeler qui est le véritable ennemi, avait tranché Ella. Silava pressa le bras de son mari, l’arrachant à ses pensées. —Je veux dire : pourquoi Ella et pas un des autres Blancs ? Elle est encore un peu nouvelle dans sa fonction pour qu’on lui confie une telle tâche. Danjin haussa les épaules. —Juran doit la croire assez capable. Et plus tôt elle apprendra à connaître les autres nations, mieux ça vaudra. —Combien de temps resteras-tu absent ? —Je l’ignore. Plusieurs mois, sans doute. Silava soupira. —Au moins, tu ne pars pas à la guerre cette fois. Tu vas dans un pays guerrier, mais pas à la guerre. (Elle bâilla de nouveau.) Je suis trop fatiguée pour y réfléchir. Allons-nous coucher. Comme ils montaient à l’étage, Danjin secoua la tête. —Nous voici grands-parents une fois de plus, murmura-t-il. Il y aurait de quoi se sentir vieux. Silava haussa les sourcils mais ne dit rien – à la grande surprise de son époux. Elle ne me taquine pas ? Elle doit vraiment être épuisée ! Du coup, Danjin tint sa langue et la suivit dans leur chambre. Malgré sa lassitude, il ne parvint pas à s’endormir tout de suite. Toutes les choses dont il devait s’occuper avant son départ se bousculaient dans sa tête. —Et le jeu de contres, bien sûr, marmonna soudain Silava. —Quoi ? —Oh ! (Danjin l’entendit tourner la tête vers lui dans le noir.) Tu ne dors pas ? —Non. —Désolée. —À quoi pensais-tu ? —À tes bagages. Puisque je dois les faire en plus des miens, apparemment. —Je peux m’en charger, offrit Danjin. Silava éclata de rire. —Depuis quand sais-tu faire une malle ? Dors, et ne t’en fais pas. Je m’occupe de tout. Chapitre 14 Les yeux cernés de noir et l’air bien plus âgé qu’elle l’était réellement, Tintel dévisagea Mirar avec une patience lasse. —Qu’y a-t-il, Wilar ? Il recula d’un pas. —Tu es épuisée. Je repasserai demain. —Non, entre. Tintel lui fit signe et se détourna, ne lui laissant aucune chance de battre en retraite. —Dans ce cas, je serai bref, dit-il en la suivant dans la pièce et en refermant la porte derrière lui. Tintel s’écroula dans un fauteuil et en désigna un autre à son visiteur. —Tu ne serais pas venu si tu n’avais pas besoin de me parler de quelque chose. Les garçons colportent encore des ragots, c’est ça ? Mirar sourit. —Je ne sais pas. Probablement. —Si ça t’ennuie, je peux leur dire d’arrêter. —Ça ne ferait pas la moindre différence. Ils te respectent et t’admirent beaucoup, Tisse-Rêves Tintel, mais tenter d’arrêter les commérages, c’est comme tenter d’arrêter la marée. (Il secoua la tête.) Non, le seul problème, c’est que, du coup, tu vas avoir encore plus de mal à croire ce que je m’apprête à te dire. Tintel haussa les sourcils. —Vraiment ? Vas-y, annonce cette nouvelle si extraordinaire. Mirar la dévisagea en réfléchissant à ce qu’il était sur le point de faire. C’était un risque, il en avait conscience. L’anonymat avait ses avantages. Pour commencer, il n’était pas obligé de se donner du mal pour plaire à quiconque. Mais alors, que deviendrait son peuple ? Si les Tisse-Rêves étaient considérés avec bienveillance à Dekkar, il n’en allait pas de même partout. Peut-être avait-il tort de croire qu’il pourrait les aider mais, en regardant le visage las de Tintel, Mirar fut saisi par une bouffée d’affection et se dit qu’il devait essayer. —Ils ont raison, lança-t-il. Je suis Mirar. Tintel cligna des yeux, surprise. Elle ouvrit la bouche pour parler, puis se ravisa et fronça les sourcils d’un air pensif. —Tu as raison : j’ai du mal à y croire, dit-elle. Cela dit, je ne peux pas rejeter totalement cette hypothèse. (Elle fit la moue.) Ni l’accepter totalement, non plus. Mirar haussa les épaules. —C’est bien ce à quoi je m’attendais. —J’ai besoin d’une preuve. —Évidemment. —Et d’autre chose aussi. —Quoi donc ? —Ton pardon pour avoir douté de toi, s’il apparaît que tu dis vrai, répondit Tintel. Mirar éclata de rire. —Je pourrais difficilement t’en tenir rigueur. Tintel ne sourit pas. —En revanche, si tu n’es pas Mirar… —Tu me donneras une bonne fessée ?plaisanta-t-il. —Il n’y a pas de quoi rire. —Non ? (Il redevint sérieux.) Non, en effet. J’ai fait tout mon possible pour ne pas me ou vous mettre en danger en révélant mon identité aujourd’hui, mais le risque demeure. —Un risque qui en vaut la peine ? —C’est ce que je pense. (Il se pencha et tendit une main à Tintel.) Communie avec moi. Les plis qui barraient le front de la Tisse-Rêves s’évanouirent. Elle le dévisagea un moment, puis fit ce qu’il lui disait. Mirar la regarda fermer les yeux, puis ferma les siens et ouvrit son esprit. Comme les pensées de Tintel lui apparaissaient clairement, il fit remonter des souvenirs bien précis à la surface de sa mémoire. Des souvenirs très anciens de la formation de leur ordre. Des souvenirs de découvertes médicales. Des souvenirs de Tisse-Rêves morts depuis longtemps. Des souvenirs de civilisations tombées en poussière, et d’autres qui perduraient encore. Il ne lui montra ni les dieux ni leurs faits et gestes, ni sa propre mort et sa nouvelle vie sous l’identité de Leiard. Ce devait être un moment de joie partagée, pas de douleur ou de terreur revécues. Puis, détachant doucement son esprit de celui de Tintel, il rouvrit les yeux et lâcha sa main. La Tisse-Rêves battit des paupières. Elle le dévisagea et baissa le nez. —Je… Je ne sais pas quoi dire. Ni quoi faire. Comment dois-je m’adresser à toi ? —Appelle-moi simplement Mirar, réclama-t-il, perturbé par l’attitude brusquement soumise de son interlocutrice. Je suis un Tisse-Rêves, pas un dieu, un roi ni même le second cousin du neveu d’un prince. Je n’ai jamais mené mon peuple par la force ; je me suis toujours contenté de le guider par mon expérience et ma sagesse – même si cette dernière m’a souvent fait défaut. Regarde-moi. Tintel obéit. Il ne s’attendait pas qu’elle soit si bouleversée. De nouveau, il lui prit la main. —C’est toi qui commandes ici, Tintel. C’est ainsi que j’ai voulu les choses. Un Tisse-Rêves est choisi pour diriger chaque Maison et guider ses résidants. Sous son toit, il est la seule autorité, et tous les Tisse-Rêves de passage doivent lui obéir ou s’en aller. Ce qui signifie que tu as le droit de me donner des ordres. Le coin de la bouche de Tintel frémit, et Mirar perçut son amusement. —Ça risque d’être un peu difficile. Et les autres… ils vont se prosterner devant toi. —Dans ce cas, nous devrons unir nos efforts pour les décourager. Ma sécurité – notre sécurité à tous – dépend du fait que les Pentadriens ne me considèrent pas comme une menace. Si on me vénère à l’instar d’un dieu, ils risquent de s’en inquiéter. Tintel secoua la tête. —Les Pentadriens ne sont pas comme les Circliens, Wi… Mirar. Ils tolèrent les autres religions. —Seulement parce que leurs dieux n’existent pas, la contra-t-il. La seule religion qu’ils combattent, c’est celle du Cercle, parce que ses dieux sont réels, eux. Tintel se rembrunit, et il perçut son anxiété grandissante. Il lui pressa la main. —Je n’ai jamais souhaité qu’on me vénère, et je ne le souhaite toujours pas. Mieux vaudrait que les Tisse-Rêves d’ici me considèrent comme un professeur plutôt que comme un dieu. À nous deux, je pense que nous pouvons y arriver. Elle le dévisagea et acquiesça. —Je vais essayer de leur présenter les choses sous ce jour. —Je te fais confiance. (Mirar grimaça.) C’est comme quand on annonce des fiançailles, non ? À qui allons-nous le dire en premier ? Tintel ricana doucement. —Si tu ne désires pas qu’on te vénère, pourquoi révèles-tu ton identité ? —Parce que je veux être de nouveau entouré par mon peuple, répondit-il gravement. Et sans qu’on me prenne pour un autre. Tintel opina, dégagea sa main et se leva. Faisant face à la porte, elle prit une grande inspiration et la relâcha lentement. —Alors, attends-moi ici. Je vais rassembler tout le monde dans le réfectoire, et je t’appellerai quand tu pourras descendre. Mirar sourit. —Merci beaucoup. Tintel ouvrit la porte. Sur le seuil, elle s’arrêta pour lui jeter un coup d’œil par-dessus son épaule et secoua la tête d’un air stupéfait. Puis, sans rien ajouter, elle sortit. Mirar sourit par-devers lui. Passé le choc initial, ce serait comme au bon vieux temps. Il pourrait se balader en Ithanie du Sud comme il le faisait autrefois en Ithanie du Nord, pour rencontrer d’autres Tisse-Rêves et partager leurs connaissances. Et cette fois, peut-être ne gâcherait-il pas tout. Reivan souffla la flamme de sa lampe et, s’allongeant dans le noir, repensa à la journée qui venait de s’écouler. La nouvelle que le Chefmestre de Dekkar avait brutalement succombé à une forte fièvre s’était propagée à travers le Sanctuaire, agitant les Serviteurs, les ambassadeurs et autres dignitaires en visite comme autant de feuilles soulevées par un tourbillon et les laissant en proie à une anxiété diffuse. Une des Voix mineures devait partir le lendemain matin pour la capitale dekkane. Elle organiserait les rites funéraires et, une fois la période de deuil officiel terminée, superviserait le tournoi qui désignerait un nouveau chef. Les Joutes étaient une vieille tradition. Tout adulte, homme ou femme, pouvait y prendre part mais, à de rares exceptions près, elles étaient toujours remportées par un homme de la lignée « royale ». Les participants devaient démontrer leur force et leur agilité, leur intelligence et leur érudition, leurs talents d’organisateur et de meneur d’hommes, ainsi que leur dévouement envers les dieux. La prévisibilité des résultats était due au fait que les candidats de sang « royal » avaient eu accès à un entraînement préalable – et aussi, peut-être, que les épreuves étaient conçues pour les favoriser, supposait Reivan. Une marée de personnages importants et de gens qui se considéraient comme tels avait afflué au Sanctuaire pour demander si eux ou leurs condoléances pouvaient accompagner la Voix déléguée dans le Sud. Tout cela avait occupé Imenja et Reivan jusque très tard dans la soirée. Trop tard, avait songé la jeune femme, pour qu’une certaine Première Voix lui rende visite lorsqu’elle aurait regagné ses appartements. Et puis, Nekaun devait être encore plus débordé qu’Imenja. Il viendra peut-être demain soir. À moins qu’il ait déjà satisfait sa curiosité et n’ait pas l’intention de réitérer leurs ébats. Si ça ne comptait pas pour lui, il ne me rendra pas de deuxième visite. Même s’il lui rendait une deuxième visite, ça ne signifierait pas qu’il y en aurait une troisième et une quatrième. Et encore moins qu’il était amoureux d’elle. Malédiction ! Je recommence à penser à lui. À ce train-là, je ne vais jamais réussir à m’endormir. Roulant sur le côté, Reivan découvrit qu’à force de s’agiter elle s’était complètement entortillée dans ses draps. Elle était occupée à s’en dépêtrer quand elle entendit des coups discrets frappés à la porte de sa suite, dans la pièce voisine. Se libérer devint tout à coup plus difficile encore. Quand elle se fut débarrassée de ses draps, Reivan enfila précipitamment sa robe de Servante et se hâta d’aller ouvrir. Lorsqu’elle atteignit la porte, la jeune femme hésita. Son visiteur n’avait pas frappé une seconde fois. Si c’était bien Nekaun, il avait dû lire dans son esprit qu’elle se levait pour lui ouvrir. Il ne serait quand même pas parti parce qu’elle n’avait pas réagi assez vite ? En revanche, si ce n’était pas Nekaun ou une des autres Voix, il avait très bien pu la croire endormie et s’en aller. Avec un soupir, Reivan attrapa la poignée et ouvrit la porte. Nekaun lui sourit. Elle sentit son cœur faire un saut périlleux dans sa poitrine. —Bonsoir, Reivan, lui dit-il en entrant dans sa suite. La journée a été mouvementée, n’est-ce pas ? —Oui. Il dépassa la jeune femme, s’avança jusqu’au centre de la pièce principale et se retourna vers elle, puis lui fit signe de le rejoindre. —J’ai une question sérieuse à te poser. Une question sérieuse ! Comme il s’asseyait, Reivan tenta de ne pas se demander de quoi il pouvait bien s’agir. Etait-ce à propos de leur relation ? Ou d’Imenja ? Elle prit place dans le fauteuil face à celui qu’occupait Nekaun. Celui-ci se frotta les mains, le regard lointain. —Les dieux m’ont rendu visite ce soir, annonça-t-il. Reivan fut à la fois déçue et émerveillée. Il ne voulait pas discuter de leur relation. Tout de même, les dieux lui avaient parlé, et c’était à elle qu’il avait choisi de le dire. —D’après eux, les Penseurs sont à la recherche d’un artefact très ancien appelé le Parchemin des Dieux. Ça te dit quelque chose ? Reivan fronça les sourcils. —Non. Mais je sais qu’il y a un groupe de Penseurs basé à Hannya qui étudie des reliques. C’est exactement le genre de chose qui pourrait les intéresser. Nekaun acquiesça. —À supposer que ce parchemin existe réellement, les dieux craignent que les Penseurs, s’ils le découvrent, le sortent de l’endroit où il a été préservé et ne réussissent qu’à l’endommager. Ils veulent que je prenne des mesures pour empêcher cela. Reivan grimaça. —Leur dire de cesser leurs recherches ne servirait probablement qu’à renforcer leur détermination. —Dans ce cas, je ne vois qu’un seul moyen de procéder. Je vais devoir placer un espion parmi eux. (Nekaun dévisagea Reivan.) Aurais-tu quelqu’un à me recommander ? La jeune femme détourna les yeux. —Je ne connais pas vraiment les autres Serviteurs. Pas assez, en tout cas, pour t’en recommander un. —Dans ce cas, quel genre de personne me conseillerais-tu d’envoyer ? Elle réfléchit. Aider Nekaun à espionner le groupe auquel elle avait appartenu autrefois lui apparaissait un peu comme une trahison. Puis une pensée lui traversa l’esprit, lui faisant froncer les sourcils. —Pourquoi les dieux ont-ils besoin que tu envoies un espion ? Ne peuvent-ils pas surveiller les Penseurs eux-mêmes ? Nekaun rit tout bas. —Les dieux ne peuvent pas être partout à la fois, Reivan, et ils ne doivent pas le souhaiter non plus. C’est le genre de corvée qu’il vaut mieux confier à un mortel. —Ah ! Elle n’allait pas pouvoir se dérober. D’un autre côté, pourquoi devrais-je me montrer loyale envers les Penseurs ? se demanda Reivan. Ils ne m’ont jamais acceptée. Je ne me suis jamais sentie à ma place parmi eux. À présent, ma loyauté va aux dieux. Et à Nekaun. —Il te faudra quelqu’un d’intelligent. Et ne possédant que peu ou pas de Dons, parce que les Penseurs en sont dépourvus et que cela les rend jaloux. Ton homme devra également avoir un fort caractère. —Mon homme ? Pourquoi pas une femme ? —La plupart des Penseurs sont des hommes. Ils tendent à ignorer leurs collègues de sexe féminin. —Etre ignoré, c’est plutôt un avantage pour un espion, non ? —Ils les écartent également de toutes les tâches importantes. —Ah ! —Pourquoi ne demandes-tu pas à ton Compagnon, Turaan ? suggéra Reivan. Nekaun sourit. —Je l’ai déjà fait. Mais je préférais récolter plusieurs avis avant de me décider. D’autant que cela me fournissait un prétexte pour te rendre visite. Le cœur de Reivan fit un bond dans sa poitrine et accéléra. Elle leva les yeux et soutint le regard de Nekaun. —Tu n’as pas besoin d’excuse pour ça. Le sourire de la Première Voix s’élargit. —Jeune ou vieux ? Reivan fronça les sourcils, puis comprit qu’il parlait toujours de l’espion. —Je ne sais pas trop. Quelqu’un de jeune pourra facilement se faire une place parmi les chercheurs en acceptant des tâches subalternes et ennuyeuses. Quelqu’un de plus âgé devra avoir des compétences à offrir. Une certaine expertise, peut-être. Un savoir qui persuaderait les Penseurs de l’accueillir parmi eux. —Quelle nationalité ? —Ça n’a probablement pas d’importance. S’il doit leur apporter des informations utiles, il doit y avoir une bonne raison pour qu’ils ne les aient pas déjà trouvées par eux-mêmes. Ils sont très jaloux de leurs connaissances et se méfient des heureuses coïncidences. Certains d’entre eux voient des complots partout. —Et si cet espion venait du nord ? Cela attiserait-il encore plus leur méfiance ? —Non. La plupart des Penseurs ne nourrissent pas les mêmes préjugés raciaux que les gens ordinaires. La connaissance est partout, dans toutes les contrées et chez les fidèles de toutes les religions. En revanche, ils regardent de haut ceux qu’ils jugent moins intelligents qu’eux. Ils adorent dire : « La connaissance et la sagesse sont partout, mais la bêtise aussi. » Nekaun gloussa. —Nous avons tous besoin de quelqu’un à mépriser, cita-t-il. … et de quelqu’un à aimer, acheva Reivan en silence. Nekaun se leva. Elle l’imita sans rien dire. Il se rapprocha d’elle. Comme il glissait un bras autour de sa taille et l’attirait vers lui, Reivan sentit accélérer son pouls… et revenir tout un tas de sensations découvertes lors de la première visite de Nekaun. —Mon intention d’espionner le groupe auquel tu appartenais avant d’arriver au Sanctuaire te pose-t-elle un problème ? La jeune femme secoua la tête. —Pas du tout. Nekaun sourit et l’embrassa. Alors, toute préoccupation liée aux Penseurs déserta l’esprit de Reivan. Chapitre 15 En revenant de la tonnelle des prêtres, Auraya aperçut l’oratrice Sirri qui riait, assise au milieu d’un groupe d’enfants. Sirri leva les yeux vers elle et lui fit signe d’approcher. Comme elle obtempérait, Auraya dut éviter plusieurs des enfants qui détalaient en poussant des glapissements aigus. De minuscules projectiles fusèrent en tous sens. Aux pieds de Sirri reposait un panier plein de baies. Un jus rouge sombre maculait le tour de la bouche de l’oratrice — et le visage des enfants. Sirri baissa légèrement les yeux et se plaqua une main sur la bouche. Suivant la direction de son regard, Auraya vit que sa tunique et son circ blancs étaient couverts de taches rouges. Sirri se leva brus-quement et cria : —Ça suffit ! Les enfants s’arrêtèrent dans une embardée, puis se rassemblèrent, penauds. —Ne les gaspillez pas, dit Sirri d’une voix qui avait retrouvé sa douceur habituelle. Prenez-en une poignée chacun, et filez. Les enfants obéirent et, dès qu’ils furent à dix pas de l’oratrice, s’enfuirent à toutes jambes. Le chef des Siyee se tourna vers Auraya et soupira. —Je suis désolée. Auraya haussa les épaules et s’assit près d’elle. —J’ai une tenue de rechange. —Plus maintenant, la détrompa Sirri. Ces taches ne partiront pas. Auraya les examina et eut un geste fataliste. —Si la magie n’en vient pas à bout, je n’aurai qu’à en commander une autre – et je suis sûre que les prêtres d’ici pourront me prêter une robe en attendant. Comment s’est passée votre réunion avec les chefs de tribu ? Sirri grimaça. —Pas très bien. Qui eût cru que commercer avec les terrestres nous rendrait cupides ? Auraya ne répondit pas. Les difficultés que les Siyee avaient endurées par le passé les avaient obligés à s’entraider ou à périr. Les terres restituées par les Torennais avaient été développées de manière que les Siyee n’étaient pas assez nombreux ou pas assez instruits pour appliquer et, à présent, ils se disputaient les richesses mal réparties qui leur étaient brusquement tombées dessus. Les terrestres n’étaient pas les seuls responsables de leur nouvelle cupidité. —Je me demande si nous ne devrions pas consulter les dieux, poursuivit Sirri. Remettre la décision entre leurs mains. —Mieux vaudrait résoudre le problème par vous-mêmes, la contra Auraya. Sirri haussa les sourcils. —Pourquoi ? Auraya se rembrunit, s’apercevant qu’elle ne pouvait pas lui donner de réponse satisfaisante. Suis-je devenue si méfiante envers les dieux que j’incite les autres à éviter tout contact avec eux ? Je commence à parler comme une Indomptée. —Les dieux s’attendront que vous fassiez tout ce qui est en votre pouvoir avant de faire appel à eux, dit-elle enfin. Mais je suppose que vous l’avez déjà fait ? Sirri sourit. —C’est ce qu’il me semble, oui. Mais vous avez peut-être raison. Nous devrions essayer encore. (Elle désigna le panier.) Servez-vous donc. La saison vient juste de commencer. Les deux femmes prirent une poignée de baies chacune. Tout en mangeant, Auraya pensa à Jade. Ces fruits lui auraient plu. Je suppose quelle n’est pas encore sortie de Si. Elle s’étonna de découvrir que la guérisseuse lui manquait. Bien qu’autoritaire et irritable, Jade connaissait des tas d’anecdotes intéressantes et ne rechignait pas à partager ses immenses connaissances. Auraya sourit. Jade était peut-être incroyablement âgée, mais sa jeune compagne avait réussi à la surprendre plusieurs fois. —Je me demande s’il existe un moyen de combler le vide, se souvenait-elle d’avoir lancé un soir. En puisant de la magie ailleurs et en la libérant à l’intérieur, peut-être pourrait-on le remplir. Jade l’avait dévisagée, l’air choquée. —Je n’y avais jamais pensé. Sirri finit sa poignée de baies et commença à parler des mines au sujet desquelles les tribus se querellaient. Même si elle avait déjà entendu toute l’histoire la veille au soir, Auraya laissa l’oratrice la répéter pour soulager sa frustration. —Auraya. La voix dans son esprit la fit sursauter. Elle baissa les yeux vers son anneau de prêtresse. Juran la contactait par l’intermédiaire de celui-ci. Ça règle la question de savoir si mon bouclier mental l’empêche de fonctionner. —Juran ? répondit-elle. —Oui, c’est moi. Où te trouves-tu ? —À l’Ouvert. —L’oratrice Sirri est avec toi ? —Juste à côté. —J’ai quelque chose à lui demander. Veux-tu bien lui transmettre mon message ? —Évidemment. —Oratrice Sirri, intervint Auraya. Juran des Blancs souhaite que je vous fasse part d’une requête. Sirri se figea, la bouche ouverte. Puis, se ressaisissant, elle redressa les épaules et acquiesça en souriant. —Dites-lui que j’écoute – et n’oubliez pas de lui transmettre mes salutations. —Remercie-la de ma part, dit Juran. Nous avons récemment éventé un complot pentadrien à Jarime, visant à assassiner certains de nos citoyens et à en convertir d’autres tout en rejetant la faute sur les Circliens. Auraya rapporta cela à Sirri. —Nous avons découvert d’autres complots pentadriens à Toren et Genria, poursuivit Juran, et nous sommes en train d’enquêter sur plusieurs de leurs opérations. Apparemment, ils tentent de saper l’autorité des instances dirigeantes locales, tout en offrant des positions importantes aux Circliens dénués de Dons afin qu’ils tournent le dos aux dieux véritables et se mettent à vénérer leurs icônes. Ces derniers temps, avez-vous vu à Si des Pentadriens ou tout autre étranger suspect ? —Pas récemment, répondit Sirri. Pas depuis le printemps dernier, quand nous avons sollicité l’aide d’Auraya. Depuis, nous surveillons étroitement nos rivages. Nos seuls visiteurs étrangers ont été des Elaï. —J’espère que vous avez raison. Nous avons longtemps débattu de la réaction la plus appropriée aux attaques sournoises des Pentadriens sur nos villes. Si nous les ignorons, ils risquent de s’enhardir, voire d’accoster de nouveau à Si. Et il est certain qu’ils poursuivront leurs tentatives de conversion. Nous devons leur faire savoir qu’ils ne peuvent pas s’en prendre à nous impunément. Voulez-vous bien nous aider ? —Évidemment. Que pouvons-nous faire ?s’enquit Sirri. —Huan elle-même a suggéré que nous les attaquions sur leur propre territoire. La rapidité et l’effet de surprise seront essentiels ; aussi avons-nous immédiatement pensé à vos guerriers. Et la cible s’est imposée d’elle-même : les élevages d’oiseaux noirs. Sirri écarquilla les yeux. —Ce serait une opération risquée et… audacieuse. J’imagine que vous connaissez la position de ces élevages ? —Ils se trouvent dans une ville isolée, loin des principales cités pentadriennes. Nous vous enverrons des cartes, ainsi que des informations sur l’emploi du temps quotidien des dresseurs et de leurs oiseaux – tout ce dont vous aurez besoin. Auraya se rendit compte que son cœur battait la chamade. Juran demandait aux Siyee de prendre un énorme risque. Ils allaient pénétrer en territoire ennemi. S’ils échouaient, personne ne pourrait venir à leur secours. —Je les accompagnerai, déclara-t-elle. Sirri fronça les sourcils. —Juran nous… Oh ! bien sûr. Vous parliez en votre nom. Merci, Auraya. —Tu peux les accompagner si tu veux, dit Juran. Mais les dieux t’interdisent d’utiliser tes Dons pour les aider ou pour gêner l’ennemi. Cette opération doit être menée par les Siyee, et non par les Blancs – ou même par une ex-Blanche. Auraya hoqueta d’incrédulité. —En cas de riposte pentadrienne, tu veux vraiment que je les laisse mourir ? demanda-t-elle silencieusement. —Moi, je ne veux rien, répliqua Juran. Mais les dieux désirent qu’il en soit ainsi. Cette opération est un acte symbolique autant qu’une tentative d’affaiblir l’ennemi. Si tu te sens incapable de te conformer aux instructions du Cercle, mieux vaut que tu n’accompagnes pas les Siyee. —Ai-je au moins le droit de les soigner s’ils sont blessés ? Juran hésita. —Je suppose que ça ne nuirait pas au symbolisme de l’attaque, lui concéda-t-il enfin. Auraya se rembrunit. —Et je suppose que le symbolisme de l’attaque serait encore plus fort si tous les Siyee y laissaient la vie. Noble sacrifice, bla bla bla. —Bien sûr que non ! Une frappe réussie et un retour victorieux seraient une bien meilleure preuve de notre capacité à riposter, la contra Juran. —Alors ?s’enquit Sirri. Prenant conscience qu’elle n’avait pas rapporté les paroles de Juran depuis que celui-ci lui avait révélé qu’elle n’aurait pas le droit d’utiliser ses Dons, Auraya fit une grimace d’excuses. —Désolée. Les dieux ont décidé que je pourrai soigner les Siyee, mais rien de plus. Ils m’interdisent de combattre les Pentadriens. —C’est toujours mieux que rien, dit Sirri, l’air sinistre. —Les Siyee vont-ils y aller ?les interrogea Juran. —Conformément à nos lois, je dois consulter les autres orateurs. Mais je doute qu’ils s’opposent à une chose à laquelle nous avons consenti lors de la signature de notre traité d’alliance. Quand cette attaque devra-t-elle avoir lieu ? —Pas avant plusieurs mois. D’abord, nous devons vous faire parvenir les cartes et les informations nécessaires. —Je vous tiendrai au courant dès que nous aurons pris notre décision, promit Sirri. —Merci. Au revoir, oratrice Sirri, Auraya. Comme l’esprit de Juran s’estompait, Auraya sentit de la colère bouillonner en elle. De toute évidence, les dieux ne voulaient pas qu’elle intervienne. Elle sentit un léger contact et, baissant les yeux, vit que Sirri avait posé sa petite main sur la sienne. —Je suis certaine que nous trouverons un moyen de contourner leurs restrictions, dit l’oratrice. Auraya soutint son regard et opina, même si elle voyait les questions qui se bousculaient dans son esprit et brûlait d’y répondre. Pourquoi les dieux la mettent-ils ainsi à l’épreuve ? se demandait Sirri. Parce que certains d’entre eux me détestent, répondit Auraya en silence, tout en sachant très bien que l’oratrice ne pouvait pas l’entendre. Elle réprima un juron. Quand Chaia a dit que Huan s’en prendrait peut-être à ceux que j’aime, je n’ai pas pensé aux Siyee. Mais la déesse n’était sûrement pas capable de blesser le peuple qu’elle avait créé… non ? La lumière du soleil filtrait à travers les arbres. Le paquetage d’Emerahl était bourré à craquer, et la guérisseuse luttait contre la tentation de l’alléger en se débarrassant de quelques remèdes. Mais elle ne s’était encore jamais rendue en Ithanie du Sud, si bien qu’elle ne connaissait pas la faune et la flore locales. Pour payer son passage, elle aurait besoin d’apporter ses propres ingrédients. La distance qui la séparait de sa destination paraissait immense. Il lui faudrait un mois pour sortir des montagnes ; puis elle devrait traverser les plaines Dorées jusqu’à la cordillère suivante. Après avoir franchi la passe, elle couperait par un des coins nord du désert de Sennon. Arrivée sur la côte, elle s’embarquerait comme passagère à bord d’un navire en partance pour la capitale murienne, Hannya. Ce serait un long voyage. Selon les Jumeaux, les Penseurs qui cherchaient le Parchemin des Dieux étaient basés à Hannya. Emerahl avait deux possibilités : se joindre à eux, ou essayer de trouver l’artefact par ses propres moyens. Les deux solutions présentaient des difficultés. Si elle décidait de chercher le Parchemin seule, les Jumeaux écouteraient les pensées des érudits et lui transmettraient tout ce qu’ils découvriraient. Mais ils avaient déjà beaucoup de gens à surveiller – notamment l’entourage de Mirar. Et puis, Emerahl ne pouvait pas rester en contact permanent avec eux. Elle n’apprendrait ce qu’ils avaient à lui dire que lorsqu’elle trouverait le temps de se plonger en transe onirique ; du coup, des informations importantes risquaient de lui parvenir trop tard. Si elle se joignait aux Penseurs, Emerahl découvrirait les mêmes choses qu’eux en même temps. Le problème, c’est qu’ils étaient connus pour garder jalousement leurs connaissances et mépriser toutes les femmes. Les Jumeaux doutaient qu’Emerahl parvienne à gagner leur confiance. Elle devrait donc prouver son utilité. Ce ne serait pas trop difficile : elle savait lire la plupart des langages anciens, était très calée en histoire et parlait beaucoup de langues mortes. Comme elle franchissait la courbe d’une pente abrupte, Emerahl s’arrêta et jura. Quelques pas plus loin, l’étroit repli rocheux qu’elle longeait se terminait brusquement sous un éboulis. Il avait dû y avoir un glissement de terrain plus haut dans la montagne. Essayer de traverser serait stupide, songea Emerahl. Ça risque de se remettre à glisser pendant que je serai dessus. Elle allait devoir rebrousser chemin et trouver un autre passage. Elle maudit Mirar entre ses dents. S’il n’avait pas insisté pour que je vienne ici donner des leçons à Auraya, j’aurais peut-être déjà trouvé le Parchemin à l’heure qu’il est ! Mais à présent, Mirar lui devait un gros service. Cette pensée fit sourire Emerahl. Et puis, ce n’était pas si terrible de servir de professeur à Auraya. Dans l’ensemble, elle est plutôt sympathique – si on oublie sa fidélité envers les dieux. Ce serait vraiment dommage que cette fidélité la perde. Emerahl devait admettre que les Jumeaux avaient raison. Si Auraya se joignait aux autres immortels, elle ferait une alliée de poids. Grâce à sa capacité de percevoir et d’entendre les dieux, ainsi que de lire dans l’esprit des mortels, elle pourrait les aider à survivre tous autant qu’ils étaient. Et ce n’est pas désagréable de savoir que quelqu’un de si puissant vous est redevable. Repensant à leur cohabitation, Emerahl se souvint du changement survenu dans l’attitude d’Auraya dès qu’elle avait pu sortir de la caverne. La jeune femme s’était brusquement détendue, comme si se trouver dans la forêt lui faisait un bien fou. On aurait dit quelle s’y sentait… chez elle, songea Emerahl. Comment une ancienne Blanche pouvait-elle se sentir chez elle dans les montagnes de Si, sans aucun confort, aucun domestique et personne à gouverner ? Soudain, Emerahl vit Auraya sous un jour différent. Elle aime les endroits sauvages. Les endroits que la main de l’homme n’a pas encore touchés. Oh !elle est plutôt sociable et, de toute évidence, très attachée aux Siyee, mais je pense que le peuple du ciel n’est pas la seule chose qui l’attire en cette contrée. Emerahl rit tout bas. Mais elle s’y sentirait peut-être moins bien si elle devait escalader et descendre des falaises, patauger dans la boue et se frayer un chemin à travers des buissons épineux. Mirar était-il conscient de cela ? Il avait toujours été attiré par les villes, par le grouillement de la foule. Un souvenir d’une conversation qu’Emerahl avait eue avec Auraya lui revint en mémoire. —Je croyais que tu ne l’aimais pas. Auraya avait souri. —Je n’ai pas dit non plus que je le détestais. Emerahl soupira. Il y avait toujours une chance pour que la simple affection se change en amour. Ça arrivait même assez fréquemment. Ce n’était pas systématique, mais Emerahl se demanderait toujours si elle n’avait pas gâché cette chance pour Mirar en lui révélant la liaison d’Auraya avec Chaia. Et maintenant que je connais Auraya, je ne suis plus du tout opposée à l’idée que Mirar et elle, soient ensemble. Mais ce qui était fait était fait. Et puis, Mirar était du genre coriace. Mieux valait pour lui la douleur vive mais brève de la vérité que l’agonie prolongée d’un espoir nourri en vain. Se détournant, Emerahl revint sur ses pas et commença à chercher un passage plus sûr. DEUXIÈME PARTIE Chapitre 16 Quand l’horizon s’était changé en ombre ondulante la veille, Auraya avait supposé que les Siyee et elle se dirigeaient vers des collines basses. À présent, les masses de terre aux courbes douces se révélaient bien plus imposantes que la jeune femme l’avait d’abord cru. Habituée aux pics déchiquetés de Si, Auraya ne comprit pas que c’étaient les montagnes de l’ouest de Sennon jusqu’à ce que leur échelle lui apparaisse clairement. Elle percevait l’excitation de ses compagnons. Les Siyee avaient hâte de quitter le désert – et elle aussi, encombrée comme elle l’était par une lourde charge d’eau. Entre les outres accrochées dans son dos et Vaurien lové en sécurité dans son paquetage, Auraya avait l’impression d’être emmaillotée dans une chaude couverture pleine de bosses. La traversée du désert s’était avérée plus problématique qu’ils l’avaient imaginé. Au début, ils avaient survolé la vaste étendue aride en ligne droite, mais une tempête de poussière les avait repoussés vers la côte. Incapables de porter beaucoup de poids, les Siyee dépendaient de l’eau trouvée en chemin. Vaurien leur avait montré où creuser à plusieurs reprises et, une fois, ils avaient trouvé un puits abandonné. Mais ça ne suffisait pas. Ils n’osaient pas se poser dans des villages terrestres. Selon la loi impériale, toutes les pratiques religieuses étaient autorisées à Sennon, si bien que des Pentadriens pouvaient très bien vivre dans le désert. Un groupe de guerriers siyee se dirigeant vers le sud leur mettrait forcément la puce à l’oreille, et ferait l’objet d’un rapport à leurs instances dirigeantes. Quand bien même il n’y aurait pas de Pentadriens dans les parages, un Sennien ordinaire pouvait décider qu’il aurait quelque chose à gagner en rapportant la nouvelle aux Pentadriens les plus proches. La plupart des villages se trouvaient le long de la côte, aussi les Siyee survolaient-ils l’intérieur des terres. Ils s’étaient attendus à rencontrer une rivière par-ci par-là mais n’avaient trouvé qu’un filet d’eau boueuse, quasiment imbuvable. En d’autres saisons, elle était probablement claire et plus abondante mais, au milieu de l’été, son flot s’était presque tari. Auraya n’était jamais venue à Sennon auparavant ; elle ne pouvait donc pas conseiller les Siyee. Elle ne pouvait que retourner en volant au point d’eau le plus proche pour emplir de nouveau leurs outres chaque matin. La cordillère qui se découpait devant eux rendait espoir aux Siyee. Auraya ne se sentait pas si optimiste. Le peuple du ciel associait les montagnes à l’eau, mais ce n’était pas toujours le cas. Ces sommets-là étaient bien érodés ; pourtant, on aurait dit que la pluie n’était pas tombée dessus depuis des siècles. La végétation rare avait une teinte jaunâtre. Nulle part Auraya ne distinguait de verdure. Bien qu’aucun ordre n’ait été donné, les Siyee entamèrent leur descente vers la plus proche des montagnes. Au pied de celle-ci, le lit d’une rivière asséchée se dirigeait vers l’océan, sur leur droite. Entre ce ruban creusé dans le sol et la montagne, l’érosion avait formé des terrasses. Soudain, Auraya sentit de la stupeur émaner d’un des Siyee. Elle sonda son esprit. Le guerrier pensait que les terrasses n’étaient pas naturelles et, en y regardant de plus près, elle vit qu’il avait raison. Elle distingua des routes, et des protubérances minuscules qui pouvaient bien être des bâtiments en ruine. La façon dont ces protubérances s’étendaient sur le flanc de la montagne suggérait une cité – une cité morte depuis longtemps. D’autres Siyee aperçurent l’ancienne métropole et la désignèrent à leurs compagnons, qui voulurent se poser pour explorer les ruines. Leur vive curiosité amusa Auraya. La jeune femme observa la réflexion de Sreil. Explorer des ruines n’est pas le but de notre voyage, songeait-il, mais si une cité se dressait ici jadis, il devait y avoir une source d’eau dans les parages. Peut-être rien de plus que cette rivière asséchée, mais ces terrasses ressemblent à d’anciens champs cultivables, et comment les habitants auraient-ils monté de l’eau jusque-là ? Peut-être y avait-il un torrent un peu plus haut. En tout cas, nous avons autant de chances de trouver de l’eau ici que n’importe où ailleurs. Lorsque le fils de Sirri donna l’ordre de se diriger vers la cité, l’humeur des autres Siyee s’allégea instantanément. Si le désert avait mis leur corps à rude épreuve, il ne leur avait pas offert grand-chose pour occuper leur esprit. Et ils avaient renoncé à leurs jeux de sifflements dès que la soif avait asséché leur bouche. Auraya jeta un coup d’œil au prêtre siyee, Teel. Il ne portait pas de circ, qui l’aurait gêné pour voler, mais un cercle de tissu blanc plus petit soigneusement noué autour de sa gorge. Du point de vue de la jeune femme, il avait été ordonné prématurément. Il manquait d’expérience, et maîtrisait moins bien la magie qu’un simple initié. Pourtant, c’était à lui, et non à Auraya, que les dieux avaient confié la tâche de faire un rapport quotidien à Juran. Cela irritait vaguement la jeune femme. Elle était une ex-Blanche et la protectrice des Siyee. D’un autre côté, Teel était un Siyee et elle une terrestre. Cela comptait peut-être davantage. Tu parles, ricana-t-elle intérieurement. C’est juste une autre façon pour les dieux de manifester leur méfiance envers moi. Cherchant la magie autour d’elle, Auraya fut soulagée de ne sentir la présence d’aucun des membres du Cercle. Même si Teel avait reçu des instructions spécifiques, elle soupçonnait que la seule raison pour laquelle il avait été ordonné si vite, c’était qu’un prêtre pourrait garder un œil sur elle pendant cette mission. La veille, Auraya avait entendu un Siyee demander pourquoi les dieux n’avaient pas placé de l’eau potable sur leur chemin. Un autre avait marmonné son irritation qu’à tout le moins les dieux ne les guident pas vers les sources existantes. Un troisième avait fait remarquer qu’ils seraient probablement morts si Auraya ne les avait pas accompagnés. Teel les avait entendus, et il avait répliqué à voix basse que les dieux n’étaient pas leurs domestiques. Sa réponse avait fait sourire Auraya. Néanmoins, la jeune femme soupçonnait que, même s’ils l’avaient voulu, les dieux n’auraient pas pu faire ce que les Siyee attendaient d’eux. Ils n’avaient conscience du monde qu’à travers les yeux des créatures vivantes qui le peuplaient ; donc, si aucun humain et aucun animal ne connaissait de sources d’eau à proximité, les dieux ne pouvaient deviner ni leur existence ni leur emplacement. Les seules personnes qui auraient pu aider les Siyee étaient les guides senniens, mais ils ne pouvaient pas voler. Même si les Blancs avaient eu suffisamment confiance en l’un d’eux pour l’envoyer à la rencontre des guerriers ailés, il ne serait pas arrivé à temps. La distance était trop grande. Un des Siyee poussa le sifflement qui signifiait : « Des traces ! » Auraya suivit la direction de son regard. Une ligne de sable récemment déplacé partait de la cité, descendait vers la rivière et longeait le lit de celle-ci vers la mer. Ou peut-être était-ce l’inverse. Peut-être les ruines abritaient-elles déjà des visiteurs. Mais c’était bon signe. Aucun voyageur n’aurait escaladé ces terrasses sans une raison valable, et l’eau était la plus évidente. Auraya rattrapa Sreil. — Tu veux que je voie s’ils sont toujours là ? Le jeune homme siffla son approbation. Auraya plongea à travers l’air sec en direction des traces. Dans son dos, elle sentit Vaurien se réveiller. Les empreintes longeaient la rivière, contournant d’étranges éminences rocheuses qui se révélèrent être des tours enfouies, puis s’engageaient sur une route. Là, elles devenaient difficiles à suivre, car la chaussée n’était pas couverte de sable partout. Auraya ralentit comme pour mieux scruter le sol en contrebas. En réalité, elle n’avait pas besoin de le faire. Elle ne percevait aucun esprit dans la cité, mais elle ne pouvait le dire aux Siyee sans révéler aux dieux qu’elle avait développé par elle-même le Don de télépathie qu’ils lui avaient accordé du temps où elle était une Blanche. Revenant vers les Siyee, Auraya siffla un signal : « Tout va bien. » Les guerriers décrivirent un cercle à l’aplomb de la cité avant de se poser — par un réflexe de prudence plutôt que parce qu’ils se méfiaient de cet endroit précis. Lorsqu’ils furent à terre, Sreil leur ordonna de se mettre par deux pour explorer les ruines en quête d’eau. Auraya se tortilla pour ôter les bretelles de son paquetage et ouvrit celui-ci. Ébloui par la lumière du jour, Vaurien cligna des yeux. À l’origine, Auraya ne voulait pas emmener son familier, mais elle n’avait pu se résoudre à le laisser derrière elle. Depuis son retour à l’Ouvert, Vaurien ne la quittait pas d’une semelle ; il manifestait des signes de grande détresse chaque fois qu’elle l’obligeait à rester sous leur tonnelle. Comme il ne percevait plus son esprit, le seul moyen pour lui de savoir qu’elle était toujours vivante était de l’avoir constamment sous les yeux. Par chance, ça ne le dérangeait pas de rester roulé en boule dans le paquetage de sa maîtresse pendant que celle-ci volait, et il s’était révélé à la fois utile et divertissant pour les Siyee. Chuchotant à son oreille, Auraya lui envoya une impression mentale d’eau. Le nez de Vaurien frémit et, quand elle le posa à terre, il s’éloigna en trottinant. Elle lui emboîta le pas. Le soleil cognait sans merci ; sa chaleur se reflétait sur la pierre pour assaillir Auraya de tous côtés. Au bout d’un moment, la jeune femme s’aperçut que Teel la suivait, et elle se résigna à traîner le prêtre accroché à ses basques où qu’elle puisse aller. —À votre avis, de quand date cette cité ?finit par lui demander le Siyee. Auraya haussa les épaules. —Je n’en ai pas la moindre idée. —Regardez. (Teel s’approcha d’un mur et désigna les marques tracées sur une pierre.) Vous pouvez lire ça ? —Non. —Pourtant, vous comprenez beaucoup de langages. —Ça ne signifie pas que je suis capable de les lire. —Je devrais copier cette inscription. Si les prêtres de l’Ouvert ne peuvent pas la lire non plus, peut-être connaîtront-ils quelqu’un qui pourra. Comme il sortait un morceau de cuir d’une bourse passée à sa ceinture, Auraya sourit, mais son amusement s’évapora très vite. Teel était un érudit, pas un guerrier. Elle aurait du mal à se pardonner s’il succombait pendant cette mission, même si elle ne pouvait pas avoir la certitude absolue qu’il était là uniquement à cause d’elle. Vaurien avait disparu, se moquant bien que le prêtre le suive ou non. Auraya se hâta de franchir l’angle d’une bâtisse et découvrit une grande arche qui semblait avoir été taillée à même la roche. Sur le seuil, ses pas résonnèrent d’une façon qui lui suggéra un vaste espace intérieur. —Owaya ? —J’arrive, Vaurien. Comme la jeune femme s’enfonçait dans la pénombre, ses yeux s’adaptèrent au manque de lumière. Un petit couloir débouchait sur une immense salle. Au fond de celle-ci, une silhouette massive était à peine visible dans l’obscurité. Sa taille fit frissonner Auraya. Conjurant de la magie, la jeune femme créa une étincelle qu’elle propulsa vers le plafond. Elle l’intensifia et, comme la lumière révélait les traits de la statue, elle ouvrit de grands yeux émerveillés. L’effigie était masculine et musclée mais, en guise de visage, elle n’avait qu’un disque plat orné d’un œil unique et sans paupière. Vaurien partageait la stupéfaction de sa maîtresse. Un des anciens dieux, songea Auraya. Elle entendit un hoquet derrière elle et, pivotant, découvrit Teel qui regardait fixement la statue d’un air à la fois horrifié et dégoûté. —Ce genre d’horreurs devrait être détruit, déclara-t-il. Auraya le dévisagea, perturbée. Le dieu était mort depuis longtemps. Quelle menace son effigie représentait-elle encore ? Détruire une relique si étonnante serait mesquin et inutile. —Ou peut-être faudrait-il les préserver pour nous remémorer l’ge de la Multitude, et le chaos qui asservit l’humanité jusqu’à ce que le Cercle vienne nous sauver, répliqua-t-elle lentement. Teel la regarda comme s’il ne comprenait pas. Puis son expression se fit pensive. —Si les dieux l’ont laissé perdurer, je suppose que nous pourrions l’utiliser pour remettre les cœurs rebelles dans le droit chemin. Auraya réprima un soupir. Toute race avait son lot de fanatiques religieux. Apparemment, les dieux avaient réussi à en trouver un chez les Siyee. Le bourdonnement de pensées à la limite de l’esprit d’Auraya s’amplifia soudain. Les guerriers avaient découvert de l’eau : un bassin profond, dans une autre salle souterraine. Auraya laissa s’éteindre sa lumière magique et appela Vaurien. Une petite ombre jaillit des ténèbres, sauta dans ses bras et grimpa sur ses épaules. Dépassant Teel, Auraya ressortit de la grotte. —Allons voir où en sont les autres, jeta-t-elle par-dessus son épaule. Se levant de son siège, Danjin se dirigea vers l’étroite fenêtre pour observer ce qui tenait lieu de vie cosmopolite à Dunway. En contrebas, des serviteurs et des marchands se hâtaient de finir leur travail avant le couvre-feu nocturne, tandis que des guerriers se pavanaient avec l’arrogance de ceux qui considèrent comme un droit inné leur position sociale et le pouvoir qu’elle leur confère. Leurs maisons de pierre étaient bien rangées entre de hauts murs circulaires. Au-delà du dernier, Danjin pouvait voir le fleuve Dey qui serpentait en direction de l’océan lointain. Chon était une forteresse mais, en tant que plus gros bastion de Dunway, elle jouait également le rôle de capitale administrative. Pour l’atteindre, Danjin et Ella avaient navigué jusqu’à l’embouchure du Dey, puis pris une barge qui les avait emmenés jusqu’à leur destination. À leur arrivée, ils avaient été accueillis avec une politesse toute dunwayenne — un salut bref et direct –, et conduits aux appartements que les Blancs occupaient lors de chacune de leurs visites : une aile située au cœur de la forteresse. Les pièces étaient petites, les murs de pierre nue, les meubles simples et lourds. Pourtant, des tapis colorés d’excellente facture – malgré leurs motifs peu élaborés – recouvraient le sol et les murs. La plupart d’entre eux dépeignaient des batailles célèbres ou de grands chefs de guerre, toujours surveillés par le dieu Lore. I-Portak ne devait sa position ni à l’hérédité ni à une quelconque élection. Danjin n’avait jamais rencontré personne qui connaisse toutes les complexités de la méthode par laquelle les Dunwayens choisissaient leur dirigeant. Il lui semblait que n’importe qui pouvait s’emparer de ce titre, mais que pour le conserver, l’accord des clans de guerriers majeurs était nécessaire. Tout individu s’estimant plus digne que l’aspirant dirigeant pouvait défier celui-ci ; mais s’il remportait le duel et que les clans le rejettent, la position conquise par la force lui échappait aussitôt. Malgré cela, à la mort du dernier dirigeant dunwayen, le choix de son successeur s’était déroulé sans contestation ni heurt. Aucun murmure de dissension ne s’était élevé au sein du peuple quand le fils d’I-Orm avait pris la place de son père défunt. Du moins, Danjin n’en avait pas entendu parler. Les Dunwayens n’étaient pas du genre à se plaindre bruyamment. Dans un pays où un défi à mort était la réaction la plus probable à toute tentative de rébellion, les gens tendaient à garder leur opinion pour eux tant qu’ils n’étaient pas sûrs de remporter un éventuel combat. —La lumière baisse, remarqua Ella. (Se tournant vers elle, Danjin la vit soupirer et mettre son fuseau de côté à contrecœur.) Encore une journée de passée, et toujours pas le moindre progrès. À ton avis, combien de temps encore avant qu’ils me laissent faire mon travail ? —Prenez l’ampleur de leur fierté, soustrayez leur respect pour les dieux et les Blancs, ajoutez leur impatience de nous voir partir, retranchez la rancœur tenace due à la tentative des Blancs contre le sorcier Scalar il y a plus d’une décennie, et vous obtiendrez le moment où ils se décideront à coopérer de mauvaise grâce, répondit Danjin. Ella gloussa tristement. —Tu m’avais dit que ces gens étaient pragmatiques et directs. —Comparés à d’autres peuples d’Ithanie du Nord, ils le sont en effet. Mais vous devez laisser les clans trouver le coupable pour vous. C’est une question d’honneur. Danjin s’écarta de la fenêtre. La température de la pièce baissait rapidement. Les Dunwayens tenaient le chauffage et les rideaux pour des signes de faiblesse ; ils pensaient que les maladies étaient dues à un manque d’action, de nourriture, de sexe ou de sommeil – ou à l’excès de ce dernier. Mmmh. Peut-être pourrions-nous en tirer parti, songea Danjin. Nous pourrions dire qu’Ella ne souhaite pas rester trop longtemps enfermée et inactive de peur de tomber malade. Mais ils risquent de décider que la solution est de l’envoyer auprès d’un de leurs clans de guerrières pour lui faire livrer quelques joutes vivifiantes. Je doute qu’elle apprécie. —Au moins, j’ai bien avancé, murmura Ella en regardant le panier posé à côté d’elle. La laine avait presque disparu, cédant la place à des pelotes toutes calibrées à l’identique. Danjin était fasciné par le mouvement presque hypnotique du fuseau et des mains d’Ella tandis qu’elle entortillait le fil produit. Il ne savait pas du tout ce que la jeune femme comptait faire avec. Pendant la journée, ils ne recevaient guère de visites. Mais chaque soir, ils rencontraient des chefs de clan locaux ou des dignitaires d’autres pays. Ella en profitait pour lire dans l’esprit de tous les gens qui les entouraient, y compris les domestiques. —Ce sont des esclaves plus que des serviteurs, avait-elle dit à Danjin. Tout ce qu’ils obtiennent en échange de leur travail, c’est le gîte et le couvert. Ils ne peuvent ni se marier ni fonder une famille sans l’accord de leur maître et, dès que leurs enfants sont capables d’assumer de menues corvées, on les met au travail. Personne ne m’avait parlé de ça durant mes leçons sur Dunway. Danjin partageait l’avis d’Ella sur le statut des domestiques, mais il lui avait rappelé que les Dunwayens vivaient ainsi depuis que le dieu Lore avait fait d’eux son peuple élu. —Et puis, la façon dont on traite les serviteurs n’est pas un sujet susceptible de captiver de jeunes initiés, avait-il ajouté. Ella avait secoué la tête. —L’injustice fait toujours réagir les jeunes. Mais en vieillissant, nous découvrons combien il est difficile de changer le monde, et nous apprenons à détourner les yeux de ce à quoi nous ne pouvons remédier, jusqu’à ce que nous ne voyions plus d’injustice du tout. —Ce n’est pas le cas de tout le monde, avait protesté Danjin. Certains d’entre nous cherchent encore à améliorer le sort des opprimés et des miséreux. Ella se leva et se dirigea vers la fenêtre. —L’homme que nous allons rencontrer ce soir est connu pour sa cruauté envers ses serviteurs. Elle regarda dehors en silence, les sourcils froncés. Danjin soupçonna qu’elle sondait l’esprit des gens qui passaient en bas et ne dit rien pour ne pas la distraire. Quelqu’un frappa à la porte. —Gillen Brabouclier, ambassadeur de Hania, est venu chercher Ellareen des Blancs et Danjin Pique, conseiller d’Ellareen des Blancs, pour les conduire en la demeure de Gim, Talm de Rommel et Ka-Lem du clan Nimier, tonna une voix. Danjin sourit et alla ouvrir. Cette habitude de hurler derrière une porte fermée était typiquement dunwayenne, mais le visiteur s’était exprimé en hanien. Gillen se tenait dans le couloir, un large sourire aux lèvres. —Vous pouviez vous contenter de frapper, lui dit Danjin. Nous ne vous en aurions pas tenu rigueur. —Ah !mais ça n’aurait pas été aussi amusant, répliqua l’ambassadeur. (Il regarda par-dessus l’épaule de Danjin.) Bonsoir, Ellareen des Blancs. —Bonsoir, Pa-Brabouclier, répondit la jeune femme. Nous t’attendions. L’ambassadeur désigna le couloir derrière lui. —Je serai très honoré de vous guider jusqu’à la demeure de votre hôte. —Merci. Ella passa devant Danjin. Celui-ci referma la porte et lui emboîta le pas. Bientôt, ils quittèrent l’aile dans laquelle se trouvaient leurs appartements et émergèrent dans la fraîcheur nocturne. Chaque section concentrique de la ville était séparée des autres par un portail sous haute surveillance. Chaque fois qu’ils atteignaient un de ces portails, Gillen produisait une amulette que les gardes examinaient avant d’ordonner à des serviteurs musclés de leur ouvrir. Après avoir franchi trois portails, ils s’arrêtèrent devant une maison de pierre qui se distinguait de ses voisines par le bouclier gravé dans sa porte et peint de couleurs vives. —La demeure de Gim, Talm de Rommel et Ka-Lem du clan Nimier, annonça Gillen. Il frappa, puis rugit leurs noms et le but de leur visite. La porte s’ouvrit avec un craquement. Un serviteur s’inclina et, sans un mot, leur fit signe d’entrer. Ella passa la première, suivie par Danjin et Gillen. Ils pénétrèrent dans une vaste salle au milieu de laquelle des hommes, des femmes et des enfants se massaient autour d’une longue table de bois. Sans leurs éclats de rire, leurs tatouages faciaux auraient pu rendre la scène effrayante. Les motifs accentuaient leur expression, de sorte qu’un simple froncement de sourcils se changeait en mine orageuse et un léger sourire en large grimace. Danjin reconnut quelques-uns des convives et devina que la plupart d’entre eux appartenaient au clan Nimier. Le domestique se dirigea hâtivement vers le Dunwayen massif qui occupait le bout de la table. C’était le fameux Gim, un homme fier et arrogant même selon les critères de son peuple. Il se leva et écarta les bras en un geste théâtral. —Ellareen des Blancs, bienvenue en ma demeure. Venez donc vous asseoir près de moi. Il fit signe aux gens qui l’encadraient. Aussitôt, ceux-ci se poussèrent le long des bancs pour faire de la place. Ella s’assit dignement et accepta un gobelet de fwa, la liqueur locale. Danjin se serra à côté d’elle. Il écouta leur hôte engager la conversation avec Ella en se remémorant certains détails sur le clan Nimier, appris avant et après leur arrivée à Chon. Conscient d’être une paire d’yeux supplémentaire pour sa maîtresse, il observa également les autres convives, tout en sirotant juste assez d’alcool pour ne pas vexer Gim. Sur un signal du chef de clan, les serviteurs apportèrent des plats de nourriture. Gim découpa la cuisse d’un yern rôti avec un couteau en forme d’épée miniature. Les autres invités se servirent à leur tour et recommencèrent à bavarder. Une dispute éclata entre deux garçons, dont l’un avait posé un girri entier dans son assiette. Quand ils en furent à se donner des bourrades, un homme se leva, les prit tous les deux par le col, les traîna dans le couloir et ordonna à un domestique de ne pas les laisser revenir jusqu’à ce qu’ils aient réglé cette affaire entre eux. Puis il revint vers la table et s’empara de l’objet de la dispute dans lequel il mordit à pleines dents. Danjin sentit Ella lui presser son coude contre le bras. Alors, il se rendit compte qu’il avait perdu le fil de sa conversation avec Gim. —… Savoir que la façon de vivre pentadrienne intéresse beaucoup de vos sujets, disait la jeune femme. Gim haussa les sourcils. —Qu’a-t-elle donc de si attirant ? —En Ithanie du Sud, seuls les criminels sont réduits en esclavage, répondit Ella. Le chef de clan se rembrunit. Ella eut un geste d’impuissance. —C’est ainsi qu’ils le voient. —Suggérez-vous qu’il se trouve peut-être des espions parmi ma domesticité ? —Probablement. Gim promena un regard furieux à la ronde. —Très bien, je vais faire interroger tout le monde. Ella agita la main. —Ça ne ferait que perturber inutilement votre maisonnée. Un espion malin détourne l’attention vers les autres quand il sait qu’on le cherche. Vous risqueriez d’exécuter des gens qui n’ont rien à se reprocher et qui pourraient encore vous être utiles. Mieux vaut tendre un piège. À contrecœur, Gim grogna son assentiment. —Que proposez-vous ? —De toute évidence, nous ne pouvons pas en discuter maintenant, répondit Ella avec un sourire. Et nous aurions besoin de l’aide de quelqu’un qui connaît bien vos serviteurs. Y a-t-il parmi eux des gens en qui vous avez toute confiance ? Gim fronça les sourcils et changea de sujet. Comme la soirée avançait, Danjin fut certain de percevoir un changement en Ella. Elle semblait plus sincèrement réjouie qu’elle l’était jamais durant ces dîners. —Oh !je le suis, confirma la voix familière de la jeune femme dans la tête de son conseiller. Jamais je ne donnerai à Gim la satisfaction de le savoir, mais les mauvais traitements qu’il inflige à ses serviteurs vont jouer en notre faveur. Il y a des tas de sympathisants pentadriens ici, et beaucoup d’entre eux ont déjà, décidé que le moment était venu de s’enfuir. Demain, nous verrons qui les aiguillonne. Du progrès, enfin, songea Danjin. Pas étonnant qu’elle se réjouisse. Gim rota bruyamment, puis réclama davantage de fwa. —Oui. Et j’avoue que je trouve Gim plus divertissant que je l’aurais cru. Le cliché de la brute dunwayenne incarné. Il mange avec les doigts, il parle la bouche pleine, il fait des plaisanteries de mauvais goût et il boit beaucoup trop. Que nous réserve-t-il encore ? —Il va sans doute faire venir des danseuses ou se mettre à peloter une accorte servante. —Je ne crois pas qu’il pousse la vulgarité jusque… Danjin sourit comme deux hommes entraient dans la pièce en jouant de la flûte et du tambour, suivis par quatre femmes qui portaient une grande quantité de bijoux et pas grand-chose d’autre. Ça répond à au moins une des questions que je me posais, songea Danjin. Leurs tatouages descendent vraiment jusqu’en bas. Cette fois, le coude d’Ella réussit à atteindre ses côtes, avec considérablement plus de force que la fois précédente. Chapitre 17 La lueur rosée de l’aube teintait le ciel lorsque Reivan se réveilla. La jeune femme éprouva un mélange de soulagement et de déception : soulagement de n’avoir pas encore dormi trop tard, déception de n’avoir pas eu de raison de le faire. Elle se leva et se dirigea vers la cuvette pour procéder à ses ablutions matinales. Bien qu’agréablement fraîche sur sa peau, l’eau s’évapora rapidement. Reivan ne tarderait pas à transpirer dans la chaleur caniculaire d’une nouvelle journée d’été ; du moins sa sueur serait-elle propre plutôt que rance. Elle aurait voulu pouvoir en dire autant de celle des marchands et des courtisans qu’elle allait recevoir. Reivan enfila sa robe, sortit de ses appartements et se dirigea vers son bureau, ne s’arrêtant en chemin que pour demander à un domestique de lui apporter son petit déjeuner. Plusieurs autres Serviteurs vaquaient déjà à leurs occupations dans les couloirs du Sanctuaire. Ils la saluèrent respectueusement sur son passage. Soudain, la sandale de Reivan se défit, manquant de faire tomber la jeune femme. Celle-ci s’arrêta et posa une main sur le mur pour ne pas perdre l’équilibre pendant qu’elle inspectait sa chaussure. Une des lanières s’était détachée de la semelle. —… Pourquoi il l’a choisie. Elle n’est ni belle, ni même jolie, dit une voix. Comprenant que la voix appartenait à une des deux Servantes qu’elle venait de croiser, Reivan s’immobilisa et tendit l’oreille. —Il paraît qu’elle est intelligente – que c’est une ancienne Penseuse. Il joue peut-être à des trucs mentaux avec elle pendant qu’ils… tu sais. —Non, je préfère ne pas y penser. Reivan se surprit à sourire. Ainsi, les autres Serviteurs avaient entendu parler des visites nocturnes que lui rendait Nekaun. Ces deux-là étaient-elles jalouses ? —D’après ce que j’ai entendu, il est du genre à se lasser vite. —Alors, elle a bien raison de rester discrète. Elle se sentira déjà assez humiliée quand il prendra une autre maîtresse. À sa place, je ne voudrais pas que tout le Sanctuaire soit au courant. —Mais tout le Sanctuaire est déjà au courant. Reivan sentit son estomac se nouer. Elle ôta sa sandale abîmée et fit quelques pas. Elle ne voulait pas écouter la suite de cette conversation. Mais elle avait du mal à marcher avec un pied nu. Elle s’arrêta pour enlever son autre sandale. —… préférerais l’avoir un petit moment plutôt que jamais, disait une des Servantes. —Et moi donc ! Cela aurait dû mettre du baume au cœur de Reivan, mais tel ne fut pas le cas. L’estomac de la jeune femme se noua encore plus. Ça fait des mois qu’il vient me voir, songea-t-elle. S’il le faisait uniquement pour se divertir, l’attrait de la nouveauté serait passé depuis longtemps, non ? Je ne suis pas précisément une déesse du sexe. Des jours. Des semaines. Des mois. Des années. Quelle importance ? Nekaun était immortel, puissant et si beau ! Reivan savait qu’elle ne retiendrait pas éternellement son attention. Mais elle n’imaginait plus sa vie sans lui. Parfois, elle avait du mal à comprendre comment elle avait pu tenir jusqu’au moment de leur rencontre. Je n’ai jamais été si heureuse. Ni si angoissée. Je dois être amoureuse. Ses sandales à la main, la jeune femme poursuivit son chemin. Lorsqu’elle croisa un domestique, elle lui fit signe de s’arrêter, lui remit ses chaussures et lui demanda de lui en faire apporter une autre paire. L’homme fit le signe de l’étoile et s’éloigna précipitamment. Reivan eut beau tenter de se concentrer sur le travail qui l’attendait, elle ne put empêcher son esprit de revenir à la conversation des deux Servantes. « Il est du genre à se lasser vite… » Peut-être Nekaun commençait-il à s’ennuyer avec elle. Il ne lui avait pas rendu visite cette nuit et, la veille, il n’était resté que quelques minutes. En plus, songea la jeune femme, il avait l’air distrait, comme si seul son corps était présent et que son esprit vagabondait ailleurs. —Compagne Reivan. Elle s’arrêta, se retourna et eut la surprise de voir Imenja s’approcher d’elle. —Deuxième Voix, la salua-t-elle en faisant le signe de l’étoile. Imenja sourit. —Viens avec moi. J’ai quelque chose à te demander. Elles se trouvaient tout près du bureau de Reivan ; pourtant, Imenja se dirigea vers un escalier et commença à monter. Reivan la suivit, consciente qu’elle était toujours pieds nus. Elles se trouvaient dans l’une des tours des niveaux inférieurs du Sanctuaire. L’escalier déboucha au sommet de cette dernière par un trou découpé dans le sol. Des arches s’ouvraient dans les murs de la pièce, offrant une vue circulaire sur le paysage. Imenja s’approcha de celle qui faisait face au reste de la ville. —Ici, personne ne devrait nous entendre, murmura-t-elle. (Puis elle pivota vers Reivan.) Nekaun est parti très tôt ce matin. —Parti ? répéta Reivan. Où ça ? —Je l’ignore, répondit Imenja. Personne ne le sait. J’espérais que tu pourrais me l’apprendre. La jeune femme secoua la tête. —Je ne l’ai pas vu depuis avant-hier soir. La Deuxième Voix sourit et reporta son attention sur la vue. —Dans ce cas, nous en sommes réduits aux conjectures. —Les autres Voix ? l’interrogea Reivan. Imenja fit un signe de dénégation. —Elles sont tout aussi perplexes que moi. Reivan détourna les yeux. —Il était un peu distrait la dernière fois que je l’ai vu. (Elle sentit le rouge lui monter aux joues.) Il ne m’a pas dit qu’il envisageait de partir où que ce soit. Et cela lui faisait mal. Nekaun aurait pu lui en parler. Ne savait-il pas qu’elle était digne de confiance ? Mais il ne pouvait rien lui dire qu’il souhaitait que les autres Voix continuent d’ignorer : digne de confiance ou non, Reivan était incapable de leur masquer ses pensées. Imenja soupira. —Je suppose que nous découvrirons de quoi il retourne quand il sera prêt à nous le révéler. (Elle haussa les épaules et s’éloigna des arches.) Je dois y aller, mais je te verrai cet après-midi. —Oui. (Reivan se força à sourire.) Avec un peu de chance, je n’aurai pas trop de problèmes à vous soumettre. Imenja plissa le nez. —Je crois que c’est ce qui m’agace le plus, avoua-t-elle. Il est parti à l’aventure en nous laissant coincés ici avec le boulot ennuyeux. Elle commença à descendre l’escalier. Lorsqu’elle eut disparu, Reivan balaya la ville du regard. Alors, il est parti, songea-t-elle. Il aurait pu me laisser un message. Même sans me dire où il allait. Juste… me prévenir. Et personne ne sait quand il rentrera. La crainte lui serra le cœur. Voilà ce qui arrive quand on s’amourache d’une Voix, se raisonna-t-elle. On se résout à une existence de secrets et de mystères. De disparitions inexpliquées. D’étreintes distraites. Avec un gros soupir, Reivan tourna le dos au paysage. Rien ne l’aiderait à se sentir mieux jusqu’au retour de Nekaun. Autant s’immerger dans son travail pour faire passer le temps. Le marchand d’épices Chem, également connu sous le nom de Serviteur Chemlaya, fit l’addition de tête et inscrivit le total sur sa tablette d’argile. Il s’adossa de nouveau à son fauteuil en souriant. Les affaires marchaient bien. Les Dunwayens s’étaient entichés des épices les plus piquantes de son pays natal comme des guerriers dotés d’un féroce esprit de compétition et méprisant la douleur ne pouvaient manquer de le faire. Sa version épicée de la liqueur locale, le fwa, lui avait rapporté des bénéfices bien supérieurs à ses attentes. Chaque jour, la porte de sa boutique grinçait continuellement pour livrer passage à des domestiques venus reconstituer les provisions de leur maître. Les Dunwayens avaient mis un petit moment à s’intéresser à ses marchandises. Chemlaya n’avait pas fait mystère de leur provenance. L’Ithanie du Sud, c’était le territoire des Pentadriens, ce qui donnait à ses épices le goût de la trahison. On racontait que les guerriers dunwayens aimaient leur dieu davantage que leur propre père. Ça n’avait rien de surprenant, puisque Lore s’était arrangé de manière que chaque aspect de la vie dunwayenne leur soit favorable. Il était prévisible qu’ils refuseraient de toucher la moindre chose associée avec les ennemis du Cercle. Du moins l’avaient-ils refusé au début. Puis l’attrait de l’exotisme, combiné à celui du danger, avait eu raison de leurs réticences. Le piquant de certaines épices avait surpris les jeunes guerriers qui avaient été les premiers à les goûter. Très vite, ils avaient mis leurs amis au défi d’essayer à leur tour. Et quand un audacieux en avait saupoudré une pincée dans une chope de fwa, ils s’étaient aperçus que les deux produits se complétaient parfaitement. Aussi Chemlaya s’était-il mis à vendre de la liqueur déjà épicée. Sa popularité avait crû si rapidement que le marchand n’avait pas tardé à se retrouver à court de stock. Il avait passé commande et augmenté ses prix. Quand deux domestiques s’étaient livrés à des enchères pour savoir lequel emporterait la dernière amphore de la première livraison, le perdant avait eu l’air si atterré que Chemlaya lui avait offert un verre de consolation. L’alcool avait délié la langue de l’homme, qui s’était mis à lui raconter de quelle façon les guerriers dunwayens brutalisaient leurs serviteurs. Chemlaya avait écouté patiemment, et compris que sa mission secrète allait se révéler plus facile qu’il l’avait cru de prime abord. Ses futurs convertis grouillaient autour de lui, et leurs maîtres les avaient préparés à leur nouvelle foi bien mieux qu’aurait pu le faire n’importe quel Pentadrien. Il avait donné au serviteur un petit bocal d’épices qu’il gardait pour sa consommation personnelle, dans l’espoir que cela permettrait à l’homme d’éviter la raclée redoutée. À partir de ce jour, il s’était montré généreux envers tous les domestiques qui venaient lui acheter ses marchandises. Il leur racontait la même semi-vérité qui lui avait permis d’ouvrir une boutique à Dunway : sa mère était une servante dunwayenne qui s’était enfuie de Sennon (vrai) et avait épousé un marchand murien (faux : elle était devenue prostituée), lequel avait embauché leur fils comme assistant (garçon de courses, en réalité). À la mort du marchand, Chemlaya avait pris sa suite (vrai, mais cela avait été arrangé par les Pentadriens) et décidé de venir à Dunway pour découvrir le pays natal de sa mère (faux : la haine de sa mère envers les Dunwayens avait tué toute curiosité en lui depuis bien longtemps). À sa grande surprise, jusqu’ici, Chemlaya appréciait son séjour à Dunway. Tous les guerriers n’étaient pas cruels et stupides. Certains traitaient leurs serviteurs comme s’ils faisaient partie de leur famille. Leur poésie traditionnelle était d’une beauté étonnante, et leur attitude franche et ouverte vis-à-vis des plaisirs de la chair avait quelque chose de très rafraîchissant. Chemlaya ne se réjouirait pas de partir autant qu’il l’avait cru à l’origine et, avec l’arrivée d’une Blanche, il s’attendait à devoir décamper d’un jour à l’autre. Cette perspective le remplissait de tristesse et d’un peu de ressentiment. Il baissa les yeux vers la tablette. C’est sans doute à cause du bénéfice que je fais ici. En des moments comme celui-là, je dois me souvenir que je suis venu à Dunway pour servir les dieux. Les richesses terrestres ne me vaudront pas une place à leurs côtés lorsque mon âme sera libérée de mon corps. La porte grinça. Chemlaya leva les yeux et sourit en découvrant une de ses dernières recrues : Ton, un domestique du clan Nimier. Très bientôt, il l’aiderait à « s’échapper » et à gagner le Sud. Chemlaya posa sa tablette sous le comptoir, hors de vue. Ton s’avança d’un pas hésitant, en se tordant les mains. —Cet arrangement dont vous m’avez parlé, commença-t-il d’une voix tremblante. On pourrait le conclure aujourd’hui ? Surpris, Chemlaya l’observa plus attentivement. Ton avait toujours l’air un peu tendu et angoissé. Son maître avait-il fini par pousser le bouchon trop loin, ou s’agissait-il d’un problème plus sérieux ? —Oui, on pourrait, répondit Chemlaya. Que se passe-t-il ? —C’est la Blanche. Elle est venue dîner hier soir. Elle a dit qu’il y avait des espions dans la maisonnée, et que Gim devait leur tendre un piège. (Par-dessus le comptoir, Ton agrippa le bras de Chemlaya.) Si je retourne là-bas, il me trouvera, et il me tuera. Je dois partir. Chemlaya lui tapota l’épaule. —Alors, tu partiras. Qu’étais-tu censé acheter aujourd’hui, chez moi ou ailleurs ? —Du fwa épicé. Du grain. De l’huile. Ton lâcha le bras de son interlocuteur et sortit une petite bourse de sa chemise. —Bien. Donne-moi le nom des boutiques où tu dois te procurer le reste, et j’enverrai quelqu’un à ta rencontre. Il te conduira hors de la ville. —Où exactement ? —Je l’ignore. Mes amis et moi faisons en sorte de ne savoir que le strict nécessaire, au cas où on lirait dans notre esprit. Tu vas être obligé de me faire confiance. Ton acquiesça et haussa les épaules. —C’est un risque à prendre. —Tu seras le dernier avant un bon moment, ajouta Chemlaya. L’homme parut consterné. —Mais… ma femme et mes enfants ? Vous aviez dit qu’ils… —… Te rejoindraient plus tard. Et ils le feront, quand la Blanche sera partie et que nous pourrons reprendre le cours habituel de nos opérations. (Chemlaya marqua une pause.) Pour ça, j’aurai peut-être besoin de ton aide. Ton redressa fièrement le dos. —Vous l’aurez. —Merci. Maintenant, dis-moi dans quelles autres boutiques tu dois te rendre. Après le départ du serviteur, Chemlaya héla un des gamins qui jouaient dans la rue et lui donna une pièce pour qu’il porte une commande de cinq barils et demi de fwa. Il griffonna le nom de Ton et celui des boutiques où il comptait se rendre sur un bout de parchemin, qu’il remit à l’enfant. Puis il verrouilla la porte de son magasin et s’assit derrière le comptoir. Fermant les yeux, il posa la main sur le pendentif en forme d’étoile qu’il portait sous sa tunique et envoya un appel mental. —Deekan. Au bout d’un moment, la Servante Dédiée qui l’avait formé lui répondit. —Chemlaya ? Qu’y a-t-il ? Il lui rapporta les paroles de Ton. —Dois-je fermer la boutique et m’en aller ? —Je vais demander la permission. Il y eut un long silence durant lequel Chemlaya entendit frapper à la porte. Il ignora les coups. —Non, répondit enfin Deekan. Continue à envoyer des convertis dans le Sud. —Et si la Blanche me découvre ? —Elle n’en apprendra pas davantage que tu en sais. (Deekan marqua une pause.) Je suis désolée, Chemlaya. Ce sont les ordres de Nekaun. Il doit avoir une bonne raison de te faire rester. Chemlaya soupira et lutta pour réprimer sa panique grandissante. —Et je lui obéirai. —Bonne chance. Il rouvrit les yeux et regarda autour de lui. Quand la Blanche le trouverait – et il n’était pas assez naïf pour penser qu’elle n’y arriverait pas – il passerait du statut de riche marchand à celui de prisonnier ennemi. Il doutait que ce genre de personne survive longtemps dans les geôles dunwayennes. Un instant, Chemlaya envisagea de s’enfuir. Mais pour survivre, il devrait trahir les dieux. C’était un prix trop élevé à payer. Echapper à une Blanche ne valait pas la perte de son âme. On frappa de nouveau à la porte. Chemlaya soupira et se leva. Au moins, j’aurai sauvé quelques malheureux au passage. Il sourit. Mère sera fière de moi. Les larges porches de bois de Kave étaient bondés mais silencieux. Assis à l’ombre dans des fauteuils de rotin, les gens agitaient des éventails décorés – la grande mode de la saison. Mirar en avait remarqué de très criards dans les mains de femmes vêtues avec une égale flamboyance. Les habitants de ce quartier opulent se taisaient sur le passage du Tisse-Rêves, qui percevait leur intense curiosité. Même s’il portait toujours les mêmes habits usés, les gens le reconnaissaient toujours. Kave n’était pas une grande ville. Ses demeures étaient toutes reliées les unes aux autres, et les nouvelles y circulaient aussi vite que les passants. Quelques jours après que Mirar eut révélé sa véritable identité à Tintel et aux occupants de la Maison des Tisse-Rêves, tout Kave était au courant de sa présence. Les Tisse-Rêves étaient reliés les uns aux autres de façon encore plus efficace. La nouvelle s’était propagée à toute vitesse par rêvelien et, dès le lendemain soir, Mirar avait été contacté par l’ancienne Arleej. Elle lui avait demandé pourquoi il ne l’avait pas prévenue de ce qu’il comptait faire. Mirar sourit. J’aime beaucoup cette femme. Je ne l’intimide absolument pas. Dommage que les Tisse-Rêves locaux ne puissent pas voir ça. Ça les aiderait peut-être à surmonter le choc et à ne pas me traiter comme un dieu vivant. Tintel faisait exception à la règle, même s’il devait encore l’empêcher de s’en remettre à son jugement en certaines occasions. Les seules fois où il acceptait de prendre sa place, c’était dans des cas comme celui-ci, quand elle lui demandait de s’occuper de gens gravement malades ou blessés. Le murmure de nombreuses voix parvint à ses oreilles. Franchissant un angle, Mirar découvrit une maison entourée par une foule de curieux. Lorsqu’ils l’aperçurent, ceux-ci se turent et le dévisagèrent attentivement. Le serviteur qui était venu chercher Mirar et l’avait guidé jusque-là traversa un pont richement sculpté d’un pas vif et plongea dans la foule. Mirar le suivit. Il franchit une porte et pénétra dans une pièce à l’ameublement spartiate. Il s’arrêta pour regarder autour de lui. Un petit garçon inconscient gisait sur le plancher. Agenouillés près de lui, ses parents pleuraient et s’accrochaient l’un à l’autre. Tintel se tenait debout derrière eux. Voyant entrer Mirar, elle lui fit signe d’approcher. —Que s’est-il passé ?s’enquit Mirar en s’agenouillant près du jeune patient. —Il est tombé, répondit Tintel. Sa colonne vertébrale est cassée ; il a le crâne et plusieurs côtes fendus. —Ils ont parié sur qui pourrait sauter de l’autre côté, dit la mère d’une voix étranglée. Il n’a pas réussi. Mirar supposa que « l’autre côté » désignait la plate-forme d’une maison voisine. Encore un jeu de gamins stupides. Il posa une main sur la gorge de l’enfant et projeta son esprit dans le petit corps immobile. Tintel avait vu juste, mais elle n’avait pas mesuré toute l’ampleur des dégâts. Les organes vitaux du petit garçon étaient déchirés ou meurtris, et il avait une hémorragie interne. C’était un miracle qu’il ne soit pas déjà mort. Mirar conjura de la magie et se mit au travail. Il se perdit dans la réparation des tissus et des os. Le temps cessa de compter. C’était bon de pouvoir pratiquer son art sans procéder plus lentement que nécessaire, ou feindre que cela lui coûtait davantage d’efforts. Comme il approchait de la fin, il commença à percevoir des bribes de souvenirs dans l’esprit de l’enfant. Celui-ci avait parié avec ses amis pour imiter son père, et aussi pour gagner de quoi remplacer les meubles de sa famille, récemment vendus afin de solder des dettes de jeu. Guérir une blessure causée par la stupidité humaine faisait parfois plus de mal que de bien. Convaincus qu’ils se remettraient de n’importe quoi, les gens courtisaient le danger jusqu’à ce qu’ils se refassent mal – ou se tuent sur le coup. Dans le cas présent, il aurait mieux valu que l’enfant passe plusieurs semaines à se rétablir. Cela aurait donné à ses parents éplorés le temps de réfléchir. Qui a dit que les Tisse-Rêves ne portaient pas de jugement ?songea Mirar, amusé. Ah oui !c’est moi. Mais aucun Tisse-Rêves ordinaire n’aurait pu réaliser l’exploit qu’il venait d’accomplir. Aucun Tisse-Rêves ordinaire ne devait affronter les conséquences d’une guérison parfaite. Mirar laissa à l’enfant assez d’ecchymoses et de courbatures pour le faire réfléchir la prochaine fois que ses copains lanceraient un pari. Puis il retira son esprit du petit corps. Comme il se redressait, la mère appela son enfant. Celui-ci ouvrit les yeux et se mit à geindre qu’il avait mal. Mirar lui prescrivit beaucoup de repos et un exercice modéré. Il accepta les remerciements émus des parents mais, quand le père lui offrit de l’argent, il le regarda droit dans les yeux. L’homme rougit et détourna le regard. Il faisait déjà nuit lorsque Tintel et Mirar prirent le chemin du retour. Les lampes qui éclairaient les porches et les ponts changeaient Kave en une cité suspendue et scintillante. Tintel ne disait rien, et Mirar sentait que son silence ne l’embarrassait pas. Elle était sereine. Et moi ? Il réfléchit. Je ne suis pas malheureux. Soudain, il pensa à Auraya et éprouva une brusque tristesse. Inutile de pleurer ce qui aurait pu être. Et puis, je lui ai déjà fait assez de mal en me faisant passer pour quelqu’un que je n’étais pas, fût-ce involontairement. À présent, il était redevenu lui-même. Lorsque Tintel et lui atteignirent la Maison des Tisse-Rêves, il s’avança pour ouvrir la porte à sa compagne. Celle-ci eut un sourire en coin. —Merci. À l’odeur, je dirais que nous arrivons juste à temps pour le dîner. Le réfectoire était plein de bruits de voix et d’odeurs de cuisine. Le vacarme diminua à l’entrée de Mirar, mais reprit son niveau habituel quand ce dernier s’assit près de Tintel. Pourtant, il perçut la nervosité et l’excitation contenue des convives. Un mélange de crainte et de désir particulièrement intense attira son attention sur un côté. Son regard croisa celui de Dardel. Il sourit, et la jeune femme baissa très vite les yeux vers son assiette. Elle avait cessé de lui rendre visite la nuit où elle avait appris qui il était vraiment. Submergée par la nouvelle que son fantasme était réalité, elle n’osait même plus lui adresser la parole. Mirar avait hésité à lui dire qu’elle était toujours la bienvenue dans sa chambre : il ne voulait pas qu’elle se sente obligée d’accepter son invitation. Ce revers infligé à son honnêteté avait beaucoup amusé Emerahl. La porte de la Maison s’ouvrit, et un groupe de Tisse-Rêves entra. Le brouhaha se calma une fois de plus comme l’attention se tournait vers les nouveaux arrivants. —J’apporte des nouvelles, lança un jeune homme. Les Joutes pour désigner le prochain Chefmestre commenceront demain. Aussitôt, l’humeur générale vira à l’excitation. Mirar avait entendu parler du rituel pratiqué par les Dekkans pour choisir leur dirigeant, un spectacle auquel il n’était donné d’assister qu’une fois ou deux dans une vie. Apparemment, tous les Dekkans voulaient voir ça. Chacun des convives tourna vers Tintel un regard expectatif. Bien, se réjouit Mirar. C’est de nouveau à elle qu’ils s’en remettent pour leur dire quoi faire. —Je ne voudrais surtout pas empêcher quiconque de s’amuser, dit Tintel en levant les yeux vers le plafond. Mais j’apprécierais que quelques-uns d’entre vous restent ici, au cas où on solliciterait nos services. Deux ou trois Tisse-Rêves parmi les plus âgés se proposèrent. La conversation se porta ensuite sur les candidats. Mirar écouta attentivement, intrigué par cette façon de changer le choix d’un dirigeant en un grand jeu populaire. —Tu comptes y aller ?s’enquit Tintel à voix basse. Mirar sourit. —Oui, à moins que tu aies besoin de moi demain. —Non, ça ira. Je ne peux m’empêcher de considérer cet événement comme ta première apparition publique. Et je me demande comment réagira la Voix qui assistera aux Joutes. —Je doute qu’elle me remarque seulement, gloussa Mirar. Je n’ai aucune intention de revêtir une tenue spéciale, ni de me faire remarquer d’aucune manière. Un des coins de la bouche de Tintel se releva en un demi-sourire. —J’imagine que non. Mais je dois admettre que je suis heureuse de te l’entendre dire. Le fait que tu aies révélé ta présence à Dekkar au moment où nous n’avions plus de dirigeant a suscité quelques inquiétudes en haut lieu. Mirar n’avait pas du tout pensé à ça. C’est toujours pareil. On croit qu’on a envisagé toutes les conséquences potentielles d’une action, et on passe à côté de la plus importante. —Les candidats n’ont rien à craindre de moi, assura-t-il à Tintel. D’après ce que j’ai entendu, ils doivent faire le tour de Kave sept fois en courant. Je suis un peu vieux pour… Soudain, le silence se fit. Tous les convives regardaient en direction de la porte d’entrée. Mirar les imita. Un homme en uniforme sophistiqué se tenait au bout du réfectoire. Il se racla la gorge. —Le sorcier nommé Mirar se trouve-t-il ici ? Toutes les têtes se tournèrent vers Mirar, qui se leva. —C’est moi. L’homme s’avança vers lui et s’inclina. —Je vous apporte une invitation de la Quatrième Voix, Genza, Sainte Servante des Cinq, qui souhaite que vous vous joigniez à elle pour assister aux Joutes demain. Je dois lui faire part de votre réponse. Mirar sentit un muscle se contracter dans son ventre. Rencontrer une des Voix. J’aurais dû m’y attendre. Chez le messager, il ne percevait rien d’autre que de la nervosité et de la curiosité. —J’en serai très honoré, déclara-t-il. —Un Serviteur viendra vous chercher une heure après l’aube pour vous escorter sur le lieu de la cérémonie. Le messager s’inclina de nouveau et sortit à grands pas, laissant le réfectoire silencieux mais vibrant d’excitation et de peur mêlées. Chapitre 18 Le chef de la caravane, Korikana – plus connu sous le surnom de Kori –, était un homme de petite taille. Il avait une jambe plus courte que l’autre, de sorte qu’il marchait avec une claudication prononcée. Il se sentait bien mieux sur le dos de son arem que debout sur ses pieds, et gâtait outrancièrement l’animal qu’il considérait comme un véritable compagnon plutôt qu’une simple bête de somme. Durant la journée, Kori faisait des allers et retours le long de la ligne de chariots et de platènes pour vérifier que tout était en ordre, et que les passagers comme les marchandises se portaient bien. Deux jours auparavant, il avait ralenti près de la voiture à bord de laquelle Emerahl avait payé une place et désigné une ligne sombre qui venait d’apparaître à l’horizon. —Hannya ! avait-il lancé avant de poursuivre son chemin. À présent, la même scène se répétait, mais avec une petite variation : le doigt de Kori indiquait un point spécifique de la falaise que la ligne sombre était devenue. Depuis l’avant-veille, Emerahl n’avait fait qu’apercevoir occasionnellement cette falaise, et elle n’en distinguait toujours pas grand-chose. Le paysage que traversait la caravane était parsemé d’arbres étranges, très différents les uns des autres en taille et en forme, mais pouvant être regroupés en plusieurs espèces. Les plus gros arboraient un ou plusieurs troncs jaillissant d’un même pied. Certains poussaient droit et d’autres tordus. Leur écorce pouvait être lisse ou rugueuse, claire ou foncée. Leur seule similitude, c’était qu’ils ne possédaient pas de branches. Au sommet de chaque tronc s’épanouissait un bouquet de grandes feuilles filandreuses aux couleurs variées. Certains portaient en outre des fruits à la chair dense et sucrée, dont les autochtones étaient friands. D’autres donnaient des baies allongées et extrêmement goûteuses, qui pouvaient être consommées fraîches ou séchées. Une troisième variété produisait des graines épicées. Les baies comme les graines avaient certainement un potentiel médicinal, se disait Emerahl. Une autre variété de plante locale assez commune s’ornait de piquants acérés. Ses bulbes assemblés selon toutes sortes de configurations pouvaient être aussi minuscules que des cailloux, décourageant les voyageurs de marcher pieds nus ou de s’asseoir sans inspecter le sol au préalable, ou former des sphères deux fois plus hautes qu’un homme, avec des piquants longs comme le bras. La plupart d’entre elles semblaient comestibles, chose que Kori avait démontrée en décapitant un bulbe avec son épée et en faisant goûter aux voyageurs le liquide clair et sucré qu’il contenait. La platène tourna, et Emerahl vit que la piste qu’ils suivaient depuis la côte rejoignait une route plus large, sur laquelle circulaient des gens, des animaux et des véhicules. Elle leva les yeux et en eut le souffle coupé. C’est pour ça que Kori était si excité ! À présent, Emerahl voyait bien la falaise, et celle-ci ne ressemblait à rien qu’elle ait déjà contemplé. Dans sa haute façade minérale avait été taillée une multitude de fenêtres et de balcons. Près du centre, d’immenses arches suggéraient la présence de vastes salles creusées dans la roche. Sur les bords, des ouvertures plus petites laissaient deviner des demeures plus modestes. De la fumée s’échappait de cheminées horizontales, et de l’eau cascadait de la bouche de visages sculptés. —Le palais ! lança Kori avec un geste théâtral en passant près de la platène d’Emerahl. C’était une vision à la fois grandiose et ridicule. À un endroit, la falaise s’était effondrée, révélant des pièces abandonnées. Emerahl se demanda jusqu’où la roche était creusée, et si d’autres éboulis se dissimulaient à l’intérieur. Elle savait déjà qu’elle se sentirait mal à l’aise dans cette cité, qu’elle s’attendrait toujours que le plafond lui tombe sur la tête ou que le sol se dérobe sous ses pieds. Comme la caravane se rapprochait de la falaise, Emerahl fut soulagée d’apercevoir des tas de bâtiments au pied de celle-ci. Les simples citoyens de Hannya ne vivaient pas tous dans l’éminence rocheuse. Kori arrêta la caravane le long d’un fleuve, dans une zone où campaient déjà les occupants de plusieurs groupements de chariots et de platènes. Emerahl jeta un coup d’œil plein de regret aux bateaux qui descendaient le courant ; elle aurait bien voulu se payer une place à bord de l’un d’eux, mais le prix était trop élevé pour ses moyens. Elle paya à Kori le dernier quart de ce qu’elle lui devait et lui demanda où elle pourrait se loger. Le chef de caravane dessina un symbole dans la poussière – une étoile à l’intérieur d’un cercle – et lui donna des indications. Quand Emerahl fut certaine de les avoir bien mémorisées, elle dit adieu à Kori et partit dans la direction qu’il venait de lui désigner. Elle trouva la pension assez facilement, et fut amusée de découvrir que c’était un endroit réservé aux voyageuses, tenu par des Servantes pentadriennes. On lui attribua un lit dans une chambre déjà occupée par trois autres femmes d’âge mûr, qui semblaient voyager ensemble. Elles tentèrent d’engager la conversation, mais Emerahl fit semblant de ne pas parler la langue locale assez bien pour leur répondre. Ce qui était partiellement vrai : même si les Jumeaux lui avaient enseigné le murien pendant son long périple, le débit rapide des autochtones rendait leurs propos difficiles à comprendre. Emerahl dressa un bouclier magique autour de son paquetage et s’allongea sur son lit. Il ne lui fallut pas longtemps pour s’assoupir – au contraire, elle dut lutter pour ne pas s’endormir complètement. Elle était sur la route depuis plusieurs mois, et elle avait vraiment besoin d’une bonne nuit de sommeil. Pour l’instant, je n’ai pas le temps. Mais je ne vais pas me donner la peine d’écouter l’esprit des gens d’ici. Les Jumeaux devraient pouvoir me dire ce que j’ai besoin de savoir. —Surim ? Tamun ?appela-t-elle. —Emerahl, répondirent les Jumeaux. —Je suis arrivée à Hannya. Les Penseurs sont-ils toujours ici ? —Oui. Ils se trouvent dans la bibliothèque, au plus profond du palais, révéla Surim. Tu vas y aller tout de suite ? —Non, je suis fatiguée. J’aurai besoin d’avoir l’esprit vif pour les convaincre de m’accepter parmi eux. J’espère qu’ils ne se rendront pas compte que le parchemin est un faux. Avec l’aide des Jumeaux, Emerahl avait localisé du papier ancien et fabriqué un faux morceau de parchemin. Elle y avait écrit la même chose en deux langues : celle que les Penseurs s’efforçaient de déchiffrer, et une autre légèrement plus récente qu’ils comprenaient. Mais cela ne suffirait pas à leur donner toute la clé de la première. Quand ils auraient compris qu’Emerahl était capable de lire cette langue inconnue d’eux, ils lui demanderaient de traduire les textes qu’ils étudiaient. Du moins, je l’espère. Au début, Emerahl s’était demandé pourquoi les Jumeaux avaient besoin qu’elle procède ainsi. —Nous ne pouvons voir que ce qui se trouve dans les esprits que nous sondons, avaient-ils répondu. Comme les Penseurs ne comprennent pas ces textes, nous non plus. Nous n’arrivons à identifier les caractères écrits que lorsqu’ils en étudient la forme. Mais cela n’arrive que rarement, aussi la progression est-elle très lente. Ça ira beaucoup plus vite si tu nous les lis. —Pourquoi ne pas leur envoyer un faux parchemin avec toute la clé de ce langage et les laisser traduire par eux-mêmes ?les avait contrés Emerahl. Il ne nous restera plus qu’à lire l’emplacement du Parchemin des Dieux dans leur tête, et j’irai aussitôt le chercher. —Si les dieux les observent, ils risquent de lire eux aussi l’emplacement dans leur tête et d’envoyer quelqu’un détruire le Parchemin, avaient fait valoir les Jumeaux. Il était logique de supposer que les dieux, qu’ils soient circliens ou pentadriens, ne voudraient pas que l’on mette au jour un document contenant tous leurs secrets. —Tu as suivi nos instructions pour donner l’apparence du vrai au faux parchemin. Sans l’avoir vu de nos propres yeux, nous ne pouvons pas te dire à quel point ta contrefaçon est réussie, mais nous te faisons confiance. Néanmoins, il serait sage que tu évites de le laisser entre leurs mains, dit Surim. —Nous avons d’autres nouvelles à t’annoncer, ajouta Tamun. Quelqu’un a proposé une très grosse somme à l’un des Penseurs en échange du Parchemin des Dieux. Les autres membres du groupe ne veulent pas vendre, aussi sait-il qu’il devra les trahir pour empocher l’argent. Il n’est pas certain de vouloir le faire. —Comment se nomme ce Penseur ? —Raynora. Je crois qu’il te plaira. Il est beau et assez tordu dans son genre. —J’ignore ce qui me perturbe le plus : que vous pensiez qu’il me plaira parce qu’il est beau ou parce qu’il est tordu. Vous croyez qu’il acceptera l’offre ? —Si l’acheteur augmente son prix, peut-être. Nous le surveillerons de près. — Bien. J’ai été trop occupée pour écouter les esprits ces derniers temps, et je doute que ça change dans un avenir proche. Le Parchemin des Dieux et les Penseurs attendront demain, décida Emerahl. J’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil. —Dors bien, répondirent les Jumeaux à l’unisson, et leur présence s’estompa des perceptions d’Emerahl. Sur sa gauche se dressaient les montagnes trapues du sud-ouest de Sennon que les Siyee avaient survolées la veille. Les replis de leurs contreforts évoquaient des racines qui s’enfonçaient dans une large bande sablonneuse prise entre la cordillère et l’océan. À l’horizon, on distinguait vaguement le rivage du continent méridional, mais la poussière qui floutait ses contours empêchait de voir si les silhouettes devinées dans le lointain étaient des montagnes ou de simples collines. Devant elle s’étendait la mince bande de terre qui reliait les deux continents. L’isthme de Grya, se souvint Auraya. Il a l’air si fragile ! La mer aurait dû le submerger depuis des siècles. Peut-être était-il plus large autrefois. Peut-être la marée l’a-t-elle érodé lentement jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que cette étroite passerelle. Juste avant la guerre, Danjin lui avait dit que l’isthme aurait été une position de défense très efficace contre l’envahisseur pentadrien si les Senniens n’avaient pas accepté de l’aider. À présent, Auraya doutait du jugement de son ancien conseiller. Le manque d’eau et de nourriture dans le désert aurait rendu cette position extrêmement difficile à tenir. L’isthme aurait pu être ravitaillé, mais au prix d’un effort considérable. Autrement dit, il risquait d’être une bien meilleure position défensive pour les Pentadriens, si ceux-ci avaient de l’eau et de la nourriture à portée de l’autre côté. Auraya savait que leur capitale, Glymma, ne se trouvait pas très loin de l’isthme, et elle en déduisait que ces ressources devaient être disponibles en quantité suffisante pour alimenter une grande ville. Sreil vira en direction du continent sud, et le reste du groupe l’imita. Les Siyee volaient haut ; ils espéraient que tout humain qui lèverait les yeux vers le ciel les prendrait pour des oiseaux. En outre, une fois qu’ils l’auraient atteint, le nuage de poussière les dissimulerait. Sennon se retira lentement derrière eux, et Auraya commença à distinguer quelques détails du continent sud. Une route partait de l’isthme et s’enfonçait dans la poussière. Les silhouettes hautes et massives se révélèrent être des collines distantes. Le soleil se reflétait sur l’eau d’une large rivière sinueuse. Puis les contours et les reliefs d’une ville apparurent peu à peu. La route s’incurvait à son approche, se changeant en la plus large des avenues pavées qu’Auraya ait jamais vues. De chaque côté de cette dernière partaient de petites rues qui formaient une grille bien ordonnée. Les maisons étaient de solides bâtisses de brique au toit de tuile. Elles s’étendaient dans toutes les directions, depuis les quais qui bordaient le front de mer jusqu’aux champs cultivés qui occupaient l’intérieur des terres. Çà et là, des jardins verdoyants et des bassins dans lesquels se reflétait le ciel attiraient le regard tels les joyaux d’un collier fabuleux. La cité était aussi vaste que Jarime, peut-être davantage. Mais elle ne présentait rien du désordre labyrinthique de la capitale hanienne. Les signes de planification intelligente se poursuivaient jusqu’à sa lisière, et même au-delà. D’impressionnants aqueducs amenaient de l’eau depuis les montagnes lointaines, et des ponts aux formes aussi étranges qu’esthétiques enjambaient les canaux du fleuve. Au centre de la ville, à l’endroit où s’achevait l’avenue pavée, une colline brisait l’ordre urbain. Elle était coiffée par une série compliquée de bâtisses, enchevêtrement de toits et de cours qui formait un îlot de chaos au milieu de cet océan de rigueur. Si c’est bien Glymma, s’agit-il du grand temple des Pentadriens ? se demanda Auraya. En l’absence d’autre structure aussi grandiose, la jeune femme décida que oui, probablement. Elle balaya la cité du regard et se demanda comment vivaient ses habitants. Elle se surprit à penser à Mirar : était-il déjà venu ici ? Il aurait pu traverser Glymma en descendant vers la ville où Jade avait dit qu’il se trouvait – une ville située dans le nord de Mur. Mais la guérisseuse avait très bien pu mentir pour le protéger. Pour ce que j’en sais, il est peut-être quelque part là-dessous en ce moment même. Les rêveries d’Auraya furent interrompues par un sifflement de Sreil. Le jeune Siyee modifia de nouveau sa trajectoire pour s’éloigner de la ville. Auraya sentit basculer l’humeur de ses compagnons. La plupart d’entre eux n’avaient jamais vu une cité de terrestres ; Glymma les impressionnait encore plus qu’elle. À présent que l’objet de leur fascination s’estompait dans le lointain, une grande morosité s’emparait d’eux. Si l’ennemi était si puissant, quel espoir avaient-ils de le combattre ? Auraya aurait voulu les rassurer. Mais aucun des sifflements que les Siyee utilisaient pour communiquer en vol ne pouvait traduire sa confiance en eux, et le vent rendrait ses mots difficiles à comprendre. De toute façon, j’ignore si l’endroit qu’ils doivent attaquer est bien défendu. Je ne peux pas leur promettre qu’ils réussiront. Parfois, mieux valait garder le silence. Les aqueducs et les champs cultivés s’étiraient sur une longue distance au-delà de la cité. La fatigue commençait à accabler les Siyee. Sreil les entraînait vers les collines basses, où il espérait trouver un endroit sûr pour passer la nuit. Le soleil déclinait vers l’horizon, teintant le paysage d’or. Les Siyee atteignirent leur destination alors qu’il touchait l’horizon. Ils furent très soulagés de voir que les vallées arides en contrebas étaient inhabitées. Sreil donna le signal de la descente et décrivit une spirale au-dessus d’un goulet. Une lumière diffuse s’attardait encore lorsque les Siyee se posèrent, mais elle mourut quelques instants plus tard, les laissant dans des ténèbres impénétrables. Auraya perçut la frayeur et l’incertitude de ses compagnons. —Vous voulez que je fasse de la lumière ? demanda-t-elle. —Oui, répondit Sreil tout bas. Je pense que le risque en vaut la peine. Les collines alentour devraient la dissimuler. Auraya conjura de la magie et la canalisa pour créer une étincelle qui suffit tout juste à éclairer les visages les plus proches. Les Siyee se massèrent anxieusement autour d’elle. —Fwiandise ?lança une petite voix pleine d’espoir derrière l’épaule de la jeune femme. Ce qui suscita un gloussement général. Auraya sourit en sentant les Siyee se détendre quelque peu. Elle passa une main par-dessus son épaule pour gratter la tête de Vaurien. —Oui, je crois qu’il est l’heure de manger un morceau. Les Siyee s’installèrent pour la nuit. Ils déballèrent leurs provisions, et la charge d’eau d’Auraya s’allégea. Des sentinelles furent désignées, et le reste du groupe entreprit de déblayer les pierres qui jonchaient le sol. Les Siyee avaient l’habitude de dormir dans des hamacs plutôt que par terre, mais ils étaient si épuisés qu’ils dormiraient bien quand même. Tandis que le silence tombait sur le camp, Auraya sentit son estomac se nouer à l’approche d’une présence familière. La façon dont ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque lui apprit que c’était Huan. La déesse se dirigea vers le prêtre Teel et lui parla mentalement. D’abord, elle lui demanda comment allaient les guerriers puis, comme d’habitude, elle s’enquit des agissements d’Auraya. Teel rapporta fidèlement chacun des faits et gestes de la jeune femme. —Elle ne doit pas prendre part à cette bataille, déclara Huan. —Même si nous sommes en train de perdre ?l’interrogea Teel. —Oui. Nous voulons adresser un avertissement aux Pentadriens : chaque fois qu’ils attaqueront les Circliens, ils subiront des représailles. Si Auraya s’en mêle, il semblera que c’est elle qui a ordonné cette attaque. —C’est une Circlienne, elle aussi. —Mais elle n’est pas l’arme que nous avons choisie pour riposter. Comment les Pentadriens apprendront-ils à respecter les Circliens ordinaires si les Circliens ordinaires sont incapables de se défendre seuls ? —Je vois. —Bien. Tu es un bon exemple pour ton peuple, Teel. Tu es loyal et obéissant. Auraya sentit enfler l’orgueil du Siyee. —Je ferai tout ce que vous voudrez, promit-il. —Je sais. Ton cœur est pur. De tous les prêtres siyee, c’est toi le plus prometteur. Je sais que tu ne me décevras pas. Auraya leva les yeux au ciel. Le jeune homme était déjà gonflé de sa propre importance. Il n’avait vraiment pas besoin que Huan en rajoute. Comme la déesse continuait à le flatter, Auraya fut prise d’une légère nausée. Dire que c’est l’un des dieux que j’aimais sans réserve autrefois…, songea-t-elle. Ce fut terrible de découvrir que Huan me haïssait et qu’elle souhaitait ma mort, mais ça, c’est encore pire. Elle est en train de changer Teel en fanatique aveugle. Il doit être si sûr qu’elle le protégera – parce qu’il est son petit préféré – qu’il va probablement foncer dans la mêlée et se faire tuer. La jeune femme soupira et roula sur le côté. Aujourd’hui, je n’aime plus tous les dieux de la même façon. Il vaudrait mieux que ce soit Chaia qui emporte mon âme quand je mourrai. Parce que si j’ai le choix entre passer l’éternité dans les mains de Huan ou disparaître complètement, je préférerai la deuxième solution. Elle savait que c’était un blasphème terrible mais, pour une fois, cela ne la fit pas frissonner. Chapitre 19 Le circ d’Ella était posé près d’elle, soigneusement plié. Par-dessus sa robe blanche, la jeune femme portait le châle de voyage qu’affectionnaient les Dunwayennes. Conformément à la mode locale, elle le laissait pendre sur ses épaules. Le vêtement pouvait aussi être rabattu sur la tête pour protéger en cas de pluie, ou enroulé autour du torse pour réchauffer, mais Ella n’avait pas eu l’occasion d’essayer : depuis son départ de Chon ne s’étaient succédé que de belles journées estivales et sèches. Assis face à elle dans la platène se trouvait Yem, le fils aîné du chef du clan Dregger. Le jeune homme était mince et musclé comme la plupart des guerriers de son peuple ; en outre, il paraissait intelligent et calé en politique. Danjin avait également noté qu’il manifestait une compassion inhabituelle vis-à-vis des serviteurs. De ce fait, il semblait étrange qu’on l’ait désigné pour escorter la Blanche et son conseiller. Les guerriers dunwayens attendaient de la loyauté de la part de leurs domestiques. Nulle loi n’empêchait ceux-ci de quitter une maisonnée, ou même de chercher du travail ailleurs. Mais il devait être difficile d’en trouver, car la plupart des clans employaient déjà assez de personnel, et peu de guerriers étaient prêts à embaucher un homme ou une femme qui avaient déjà fait preuve de déloyauté envers un autre maître. Le réseau pentadrien qui organisait la « fuite » de serviteurs maltraités pouvait provoquer une rébellion générale de ceux-ci. Aussi Danjin s’était-il attendu qu’I-Portak choisisse, pour accompagner Ella, un guerrier moins bien disposé envers les classes inférieures : quelqu’un comme Gim, le dernier chef de clan qui les avait reçus à dîner. Le quatrième et dernier occupant de la platène était Gillen Brabouclier, l’ambassadeur hanien. Durant le long séjour de Danjin et Ella dans la forteresse de Chon, Gillen leur avait rendu visite au moins une fois par jour pour les divertir à grand renfort d’anecdotes savoureuses ou de parties de contres. Sur la route, il faisait la même chose grâce au jeu de voyage que Silava avait placé dans les bagages de son époux. Il semblait parfois que Danjin et lui étaient les seuls à converser, et qu’ils parlaient exclusivement de contres. Danjin soupçonnait Gillen de s’être proposé pour les accompagner parce qu’il s’ennuyait ferme à Chon. Ella avait accepté l’offre de l’ambassadeur parce que celui-ci connaissait les coutumes dunwayennes et les développements politiques récents mieux que Danjin. Elle passait le plus clair de son temps à regarder dans le lointain, guettant les pensées de ceux qu’ils traquaient. Yem gardait le silence et n’ouvrait la bouche que si on lui demandait quelque chose. Danjin était sûr que son silence ne relevait pas du snobisme. Il pensait plutôt que le jeune homme était intimidé par Ella, qu’il ne savait pas trop quoi dire ou qu’il était ce genre de personne qui préfère écouter plutôt que parler. Yem et Gillen n’en savaient pas aussi long que Danjin sur les raisons de ce voyage. Durant le dîner chez Gim, Ella avait capté les pensées nerveuses de Ton, un domestique qui envisageait de quitter le service de son maître. Depuis quelque temps déjà, il fréquentait un marchand d’épices sennien. Celui-ci lui avait dit que les serviteurs dunwayens étaient traités comme des esclaves. Il lui avait parlé d’un endroit où tous les gens étaient égaux et se partageaient le travail – un endroit situé au sud de Dunway. Une visite au marché avait confirmé les soupçons d’Ella. Un des marchands d’épices était bien un Sennien pentadrien, qui avait reçu l’ordre de faire sortir de la forteresse des convertis potentiels. Il ne savait pas où les fuyards étaient envoyés ensuite mais, à travers lui, Ella avait retrouvé les pensées de Ton. Comme elle l’espérait, l’homme venait juste d’entamer son voyage vers le premier refuge pour serviteurs en fuite. À compter de ce jour, les gardiens s’étaient succédé auprès de lui. Chacun d’eux ne connaissait qu’un seul refuge et qu’un seul autre passeur. Le système avait été soigneusement conçu pour empêcher quiconque de remonter la chaîne clandestine. La mission que s’était fixée Ella s’annonçait difficile, mais pas impossible, avait décrété la jeune femme. Il lui suffisait de suivre Ton jusqu’au bout. Même si celui-ci ne savait pas où il se trouvait la plupart du temps, Ella n’avait qu’à lire dans les pensées des gens qui l’entouraient pour le découvrir. Danjin se pencha vers le rabat ouvert de la platène, et son regard balaya la cime de grands arbres. La route qu’ils suivaient avait été taillée à même le flanc abrupt d’une des montagnes situées au sud de Chon. En baissant les yeux – ce qu’il préférait éviter de faire –, le vieil homme pouvait voir le bord de la route et une pente bien trop proche de la verticale à son goût. Ella émit un petit grognement frustré qui ramena l’attention de son conseiller vers elle. —Qu’y a-t-il ?s’enquit Danjin. La jeune femme secoua la tête. —Ils le font continuer seul. Il n’a pas la moindre idée de l’endroit où il va. (Les sourcils froncés, elle regarda Yem.) Consultons la carte. Le jeune homme produisit un cylindre de bois qu’il déboucha. Il en sortit un rouleau de cuir fin, couvert de lignes et de dessins tatoués. Il avait dit à ses compagnons que le matériau était de la peau humaine. Le guerrier qui avait tracé cette carte avait passé des années à voyager à travers Dunway, notant ses découvertes au fur et à mesure sur le dos de son plus fidèle serviteur. Depuis qu’il avait entendu cette histoire, Danjin évitait de toucher la carte. De petits icônes représentant des forteresses étaient également répartis à travers tout le pays. Le tracé des routes était trompeusement rectiligne ; il ne tenait aucun compte des nombreux tours et détours que la platène avait enchaînés. Des lignes d’un rouge passé délimitaient le territoire des différents clans. —Il est là, dit Ella en montrant du doigt un groupe de symboles qui indiquait des demeures de serviteurs. On lui a dit de suivre cette route jusqu’à ce qu’il voie un gros rocher en forme d’arem, puis de prendre la suivante à gauche et, arrivé à un gros arbre, de couper à travers champs. Danjin comprit soudain la frustration de sa maîtresse. Ces instructions ne pouvaient pas être appliquées à une carte. Ton n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait, pas plus que de l’endroit où il allait, et il n’avait plus de guide dans l’esprit de qui Ella aurait pu lire ces choses. Ces Pentadriens sont malins, songea le vieil homme. Mais ils ne nous échapperont pas. Ce n’est qu’une question de temps. —Il finira bien par voir un repère identifiable, assura Yem. —Mais d’ici là, nous aurons pris du retard, répliqua Ella, visiblement mécontente. —Nous pourrions nous rendre à l’endroit qu’il vient juste de quitter et suivre les mêmes instructions que lui, suggéra Gillen. Leur platène avait pris une route parallèle à celle de Ton, pour éviter que les passeurs pentadriens l’aperçoivent et devinent que quelqu’un suivait le fugitif. —Non, décida Ella. Mieux vaut subir un retard que prendre le risque d’être découverts. Yem roula la carte et la rangea dans son étui. Comme le regard d’Ella se faisait de nouveau lointain, Gillen reporta son attention sur Danjin et haussa les sourcils. Le vieil homme sourit et sortit son jeu de contres. Celui-ci avait été conçu spécialement pour les voyageurs. Chaque pièce était montée sur une sorte de clou, et chaque case du plateau munie d’un trou dans lequel on pouvait l’enfoncer pour éviter que les cahots de la route la fassent bouger. C’était un bel objet ; malheureusement, le bois du tiroir dans lequel on rangeait les pièces avait joué, si bien qu’on ne pouvait plus l’ouvrir complètement. —Une petite partie ? Gillen acquiesça vivement. —Je croyais que vous ne me le proposeriez jamais. La ville des dresseurs d’oiseaux était nichée dans les hauteurs d’une vallée abrupte et entourée de cavernes. Elle s’appelait Klaff. Auraya avait lu son nom dans l’esprit d’un des habitants, mais elle ne pouvait pas le dire aux Siyee sans prendre le risque que les dieux découvrent son Don de télépathie. On approchait de l’heure la plus chaude de la journée – la plus calme aussi, comme l’avaient remarqué les éclaireurs siyee qui avaient observé la ville la veille. Les habitants se barricadaient dans la fraîcheur toute relative de leur maison ou faisaient la sieste dans un endroit ombragé. Les oiseaux se trouvaient dans leur cage, où ils se reposaient de leur vol du matin avant de partir pour leur vol de fin d’après-midi. Vaurien était pelotonné à l’ombre d’un rocher, la langue pendante. En pleine canicule, il étouffait dans le paquetage de sa maîtresse. Auraya versa de l’eau dans une petite dépression rocheuse, et le veez assoiffé la lapa avidement. Les Siyee attendaient sur l’autre versant de la crête, d’un côté de la vallée. Quelques-uns d’entre eux observaient la ville en contrebas pendant que Sreil distribuait ses instructions aux autres. —Ils gardent les oiseaux dans des cavernes, derrière des barreaux métalliques. Donc, nous pourrons les abattre avec des flèches et des fléchettes sans avoir à entrer ou à les libérer. Sur le devant, il y a une zone dégagée et entourée de bâtiments. C’est là que nous nous poserons. Il n’y avait pas de gardes hier, mais peut-être se trouvaient-ils à l’intérieur. Si nous nous montrons discrets, peut-être pourrons-nous accomplir notre mission et repartir sans que personne nous ait remarqués – même si je doute que les oiseaux gardent le silence quand nous commencerons à les attaquer. »Je veux que six guerriers se placent en demi-cercle, l’arc prêt à tirer. Ils se chargeront des terrestres qui pourraient intervenir. (Sreil s’interrompit et promena un regard à la ronde jusqu’à ce qu’une demi-douzaine de mains se lèvent.) Les autres se poseront entre eux et le mur. Nous nous approcherons des cages, et nous tuerons tous les oiseaux. S’il y a des œufs, nous les briserons. Auraya avait proposé de fournir une diversion, mais Sreil avait refusé. Il voulait profiter de la torpeur des habitants à ce moment de la journée. Toute diversion fournie par la jeune femme ne servirait qu’à les rendre plus alertes. Sreil redressa les épaules et balaya du regard sa force de frappe. —Nous devrons faire vite. Ne vous attardez pas plus longtemps que nécessaire. Nous ne sommes pas des combattants terrestres. Si nous rencontrons la moindre résistance, nous nous replions, et nous nous retrouvons ici. Les guerriers sifflèrent leur assentiment. Auraya leur souhaita une bonne chasse, ce qui fit apparaître quelques sourires grimaçants sur leurs visages graves. Puis Sreil fléchit ses bras, s’élança dans la pente abrupte et bondit dans les airs. Les autres Siyee l’imitèrent. Auraya les regarda s’envoler et virer en direction de Klaff. Elle grimpa au sommet de la crête et s’accroupit près d’un rocher pour éviter que sa silhouette se découpe contre le ciel. Son cœur battait très vite et, comme les Siyee entamaient leur descente, elle sentit l’anxiété lui tordre le ventre. Elle scruta la ville en quête de quelqu’un qui aurait remarqué leur approche. Mais les rues étaient désertes. Dans la chaleur qu’irradiait le rocher, Auraya espéra que tous les habitants dormaient d’un sommeil profond. À présent, les Siyee n’étaient plus qu’un essaim de silhouettes minuscules à l’aplomb de Klaff. Soudain, ils piquèrent vers une cour. Des bâtiments se dressaient sur trois côtés de celle-ci. Le dernier était occupé par une paroi rocheuse vérolée de trous. Auraya retint son souffle comme les petits guerriers se posaient, mais aucune sentinelle cachée ne se rua vers eux. … doivent encore dormir, entendit-elle Sreil penser avec satisfaction. Elle sentit le cœur du jeune guerrier se gonfler de fierté tandis que ses hommes se disposaient conformément à ses instructions. Puis tout le groupe eut un sursaut de surprise et de frayeur. Depuis son perchoir, Auraya vit quelque chose de sombre jaillir d’un des trous et recouvrir les Siyee. Elle bondit sur ses pieds en percevant leur confusion. Leurs pensées n’étaient qu’un fatras incohérent dominé par la terreur et la consternation. Du coup, Auraya ne comprenait pas ce qui leur arrivait. Baissant les yeux, la jeune femme vit que le sol se trouvait très loin en contrebas. Sans s’en rendre compte, elle s’était élevée dans les airs. Elle se propulsa délibérément au-dessus de la ville, jusqu’à ce qu’elle arrive à l’aplomb de la cour. Alors, elle vit les Siyee se débattre sous un lourd filet et comprit enfin. Son sang se glaça dans ses veines comme elle prenait conscience que les Pentadriens avaient dû être prévenus de l’arrivée des Siyee. Mais par qui ? Qui nous a trahis ? Certains guerriers se débattaient, mus uniquement par la panique, mais d’autres avaient sorti un couteau pour attaquer la corde épaisse. Auraya sentit son cœur couler comme une pierre en voyant des hommes et des femmes vêtus de noir sortir des bâtiments et se disposer tout autour du filet pour empêcher les Siyee de s’enfuir. Deux petits guerriers parvinrent à se libérer. Ils foncèrent vers les cages, bondirent sur la paroi rocheuse et utilisèrent leur élan pour se propulser encore plus haut. Jaillissant dans les airs, ils battirent désespérément des ailes et parvinrent à s’éloigner par-dessus les toits. Pendant ce temps, d’autres Siyee avaient renoncé à se débattre. Ils sortirent leur sarbacane et l’utilisèrent pour décocher des fléchettes empoisonnées aux terrestres. Quelques Serviteurs s’écroulèrent mollement sur le filet, mais leur poids ne fit qu’immobiliser davantage les prisonniers. Et les autres ne parurent pas affectés. Ils se protègent avec leur magie, songea Auraya, atterrée. Les Siyee n’ont aucune chance contre eux. —Auraya ! Le cœur de la jeune femme fit un bond dans sa poitrine comme elle reconnaissait la voix mentale de Juran. —Oui ? —Que se passe-t-il ? Je ne comprends rien à ce que me montre Teel. —L’attaque des Siyee a échoué. Les Pentadriens les attendaient ; ils les ont capturés. Auraya perçut une étincelle d’espoir en contrebas. Un des Siyee prisonniers du filet avait levé les yeux vers elle. —Aidez-moi, la supplia-t-il par la pensée. La culpabilité, puis la frustration et la colère se succédèrent en Auraya. —Je ne peux pas, répondit-elle au petit guerrier. Elle serra les poings. Les dieux lui avaient interdit de se battre. Et sans se battre, elle ne pouvait rien faire pour aider les Siyee. —Que veux-tu que je fasse ? demanda-t-elle à Juran. —Les Pentadriens ne sont pas en train de les tuer ? —Non. Silence. Juran devait être en train de réfléchir. Mais sa question fit comprendre quelque chose à Auraya. Si les Pentadriens avaient voulu tuer les Siyee, ils n’auraient pas utilisé un filet. Donc, ils avaient l’intention de les capturer. Et un prisonnier pouvait toujours être libéré. Peut-être ne serai-je même pas obligée de me battre pour délivrer les Siyee. Scrutant l’esprit des Pentadriens, Auraya y lut du triomphe et de la surprise mêlés. La veille, rien dans les pensées des habitants de Klaff ne suggérait qu’ils attendaient une attaque ou planifiaient une embuscade. À présent, Auraya voyait que, quelques minutes auparavant, les Serviteurs eux-mêmes ignoraient encore tout. Puis on leur avait demandé de se réunir dans la cour et, en arrivant, ils avaient vu la Première Voix Nekaun jeter un filet sur les hommes ailés. La Première Voix Nekaun ? Le cœur d’Auraya coula encore plus profondément lorsqu’elle vit qu’un des Pentadriens avait levé la tête et la regardait. Elle voulut sonder ses pensées mais ne trouva rien. Dans son esprit rejaillirent des souvenirs de Kuar, l’ancienne Première Voix qui l’avait immobilisée avec sa magie. Auraya les mit fermement de côté. Kuar est mort. Néanmoins, son successeur est peut-être tout aussi puissant. S’il le voulait, sans doute pouvait-il l’abattre en plein vol. Auraya battit précipitamment en retraite, et le chef des Pentadriens ne fit rien pour l’arrêter. —Juran ? —Oui ? —La nouvelle Première Voix est là. Je dois partir. Mais je vais rester dans les parages et attendre une occasion de libérer les Siyee sans me battre. —Bonne idée. Je vais discuter de la situation avec les autres, et je te ferai savoir ce que nous aurons décidé. Tandis qu’elle s’éloignait du lieu de la capture, Auraya perçut le désespoir des Siyee. Ils ne tarderaient pas à tomber à court de munitions, et les Pentadriens avaient entrepris de les neutraliser un par un, en leur confisquant leurs armes et en leur attachant les poignets. Auraya atteignit la crête d’où elle était partie et s’y posa de nouveau. Elle se sentait minable, comme si elle avait abandonné ses petits compagnons – ses protégés. Mais je ne peux rien faire pour le moment. Je dois chercher un moyen de les délivrer. —Owaya ? Un Vaurien effrayé et soulagé lui fonça dessus, grimpa sur ses épaules et resta assis là, tremblant de tout son corps. En lui grattant la tête, Auraya s’aperçut que ses mains tremblaient aussi. —Ils sont vivants, dit-elle au veez. Au moins, ils sont vivants. Un battement d’ailes lui fit lever le nez. Les deux Siyee qui avaient réussi à s’enfuir se posèrent non loin d’elle. Ils avaient l’air effondrés. —Ils sont morts ? demanda l’un d’eux. Auraya secoua la tête, et leur soulagement la submergea. —Prisonniers, alors ?suggéra l’autre. —Oui. —Qu’allez-vous faire ? Auraya soupira. — Ce que je peux faire sans désobéir aux dieux. Ils m’ont interdit de me battre. En revanche, ils n’ont pas dit que je ne pouvais pas m’introduire dans une prison pour en délivrer les occupants. Ils se turent tous trois, les yeux baissés vers la ville. Puis la magie alentour bouillonna. Auraya faillit siffler tout haut comme deux présences vivaces jaillissaient soudain de la vallée et fusaient à l’intérieur des Siyee. Quand elle reconnut Huan, sa peau la picota de dégoût. Puis elle reconnut Chaia et se détendit un peu. —Alors ? À ton avis, que va faire ta sorcière chérie maintenant ? l’interrogea Huan. —Un choix, répondit Chaia sur un ton mordant. C’était bien le but, non ? —De cette attaque ? Pas vraiment. Je voulais juste riposter après les meurtres commis à Jarime et les tentatives pour convertir des Circliens. —Les meurtres de Tisse-Rêves ? J’ignorais que tu tenais autant à eux. —Ils me dérangent moins que toi, répliqua Huan. Et puis, les Blancs ont décidé d’encourager la tolérance pour le moment. Donc, il est logique de venger la mort de ces Tisse-Rêves. —Pourtant, tu t’es arrangée pour que les Siyee échouent. Je ne vois pas où est la vengeance là-dedans. —Peu importe. Tout ce qui compte, c’est que les Pentadriens savent que les Circliens leur en veulent. —Tu prends des risques inutiles, Huan. Juran considérait cette attaque comme une folie. Il n’est pas surpris qu’elle ait échoué. Maintenant, il va se demander pourquoi tu l’as orchestrée. Et à l’avenir, il doutera de ta sagesse. Peut-être même hésitera-t-il à suivre tes ordres. —Disons que c’est une manière de tester sa loyauté. —Vraiment ? Et pourquoi ne nous as-tu pas consultés tous les quatre avant d’organiser ça ? —J’ai consulté les autres. Comme ils étaient d’accord, je n’ai pas eu besoin de t’en parler. —Jamais Lore n’aurait accepté une chose pareille. —Tu oublies son penchant pour les jeux de guerre. —Alors, pourquoi t’es-tu contentée de faire capturer les Siyee ? Leur mort aurait été plus efficace pour déclencher un nouveau conflit. —C’est plus intéressant comme ça. —Intéressant ? La guerre ne t’intéresse pas, la contra Chaia. Tout ce qui t’intéresse, c’est te débarrasser d’Auraya. Si elle se détourne de nous à cause de cette embuscade, tu le regretteras. —C’est une menace ? (Huan éclata de rire.) Tu ne peux pas davantage me faire de mal que je peux t’en faire. Sur ces mots, elle repartit en direction de la ville à la vitesse d’un éclair. Auraya poussa un soupir de soulagement. —C’est là quelle se trompe, dit Chaia. (Il gloussa.) Tu as entendu, Auraya ? J’espère que oui. Puis il disparut lui aussi, laissant la jeune femme bouche bée. Il savait qu’elle pouvait entendre parler les dieux. Était-ce pour cela qu’il avait encouragé Huan à discuter de l’embuscade avec lui ? Peut-être voulait-il seulement me prouver qu’il n’était pas responsable, que c’était entièrement la faute de Huan. Auraya sentit son estomac se retourner en comprenant ce que cela signifiait. Huan avait trahi les Siyee. Elle n’avait pas seulement organisé cette mission pour mettre à l’épreuve la loyauté de l’ancienne Blanche : elle avait aussi fait en sorte que l’attaque échoue. Alors, Auraya se souvint de l’avertissement de Chaia. Huan chercherait à l’atteindre par le biais des gens qu’elle aimait. Apparemment, la déesse lui en voulait au point de maltraiter son propre peuple pour lui faire du mal. Auraya sentit une main sur son bras. —Comment pouvons-nous vous aider ? Pivotant vers les Siyee, la jeune femme cligna des yeux. Puis elle se força à réfléchir au dilemme auquel elle était confrontée. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que si Huan s’en prenait aux Siyee pour l’atteindre, elle, la meilleure chose à faire était de les éloigner le plus vite possible. —Retournez à notre dernier camp, ordonna-t-elle aux Siyee. Je vous rejoins là-bas. D’abord, je vais vous chercher de l’eau et de la nourriture. Il faudra en laisser au camp, et dans les autres endroits où nous nous sommes arrêtés en chemin, pour le cas où certains de vos camarades réussiraient à s’échapper. —Vous voulez que nous rentrions chez nous ? demanda un des Siyee, perplexe. —Oui. (Auraya soutint son regard.) C’était un piège. Les Pentadriens vous attendaient. Je ferai mon possible pour délivrer les autres. Vous, faites en sorte qu’ils survivent au voyage de retour. Les deux petits guerriers acquiescèrent à contrecœur. Ils savaient qu’elle avait raison, mais répugnaient à laisser leurs camarades derrière eux. —Allez-y, leur ordonna Auraya. Rentrez chez vous. L’oratrice Sirri et les familles des prisonniers doivent être informées de ce qui s’est passé. Les deux Siyee ne purent qu’opiner. Auraya les regarda prendre leur envol et s’éloigner. Puis elle reporta son attention sur Klaff. Celle-ci comptait quelques puits publics, et la jeune femme avait remarqué un petit marché en bordure de la ville. Même si Nekaun avait lu dans l’esprit des Siyee rescapés alors qu’elle leur faisait part de ses intentions, Auraya doutait qu’il arrive au marché à temps pour l’attraper. Saisissant Vaurien perché sur ses épaules, elle le posa par terre. —Reste ici, ordonna-t-elle. Le veez baissa la tête mais se dirigea docilement vers un endroit ombragé, où il se roula en boule pour attendre. Satisfaite, Auraya s’éleva dans les airs et se propulsa de nouveau vers Klaff. Chapitre 20 Une pluie battante et des vents féroces avaient arraché Mirar à son sommeil plusieurs fois pendant la nuit mais, quand il finit par se réveiller le matin, tout était calme dehors. Il regarda par la fenêtre. Des nuages masquaient le ciel mais, aux endroits où ils s’écartaient, ils laissaient entrevoir des tâches bleues. Malgré l’averse, il faisait encore une chaleur étouffante. L’aube était à peine passée ; pourtant, une bonne odeur de pain en train de cuire montait de la cuisine, et Tintel se trouvait déjà dans le réfectoire, en train de découper des fruits et de les manger délicatement. Elle leva les yeux vers Mirar et le salua du menton. Alors qu’il s’asseyait face à elle, le crépitement de la pluie reprit soudain. —Ce ne sera pas une journée agréable pour les Joutes, commenta Tintel. Je pensais que les dieux fourniraient un temps plus clément aux candidats. —D’un autre côté, c’est censé être une épreuve, non ? répliqua Mirar. Tintel gloussa. —Je suppose que oui. Veux-tu que je t’accompagne à ton rendez-vous ? Mirar sourit et secoua la tête. —Non, mais merci de le proposer. Il percevait l’anxiété de Tintel, mais ne savait pas si celle-ci s’inquiétait pour lui ou pour l’ensemble des Tisse-Rêves. Si sa rencontre avec la Quatrième Voix se passait mal, cela affecterait-il les relations entre les Pentadriens et les Tisse-Rêves d’Ithanie du Sud ? À moi de faire en sorte que ça se passe bien, songea Mirar. Quelqu’un frappa à la porte d’entrée. Tintel se leva pour aller ouvrir. Elle revint avec un homme et un adolescent. Tous deux portaient des vêtements bleu et blanc sur lesquels avait été cousue une profusion de rubans assortis, mais ni l’un ni l’autre ne semblait aussi joyeux que sa tenue. L’homme soutenait l’adolescent pour lui épargner de mettre son poids sur une de ses jambes. Tintel appela une des Tisse-Rêves qui s’affairaient en cuisine. La femme sortit, jeta un coup d’œil aux visiteurs et les emmena pour soigner l’adolescent. Tintel regagna son siège. —Nous allons voir passer plus que notre compte de jambes cassées et de chevilles foulées aujourd’hui, soupira-t-elle. Mirar lui jeta un coup d’œil interrogateur. —Les plates-formes mouillées sont dangereusement glissantes, expliqua Tintel. Et chaque fois que se produit un événement excitant, les gens – surtout les jeunes – ont tendance à courir dans tous les sens sans faire attention. Ah !voilà ton escorte. Pivotant, Mirar vit une femme d’âge mûr en robe de Servante pentadrienne, debout sur le seuil du réfectoire. Elle avait le visage rouge et en sueur. Lorsque Mirar se leva, elle l’interpella. —Vous êtes bien Mirar, le fondateur des Tisse-Rêves ? —Oui. —Je suis la Servante Minga. Je dois vous conduire auprès de la Quatrième Voix Genza. Mirar se tourna vers Tintel. —Bonne chance. —À toi aussi, répondit-elle à voix basse. Fais bien attention où tu mets les pieds aujourd’hui. Certain qu’elle ne faisait pas allusion aux plates-formes mouillées, Mirar sourit et se dirigea vers la Servante. Malgré sa petite taille, celle-ci se tenait le menton fièrement levé. Elle avait l’habitude qu’on la respecte et lui obéisse, devina Mirar. Il désigna la porte. —Je vous suis. Avant de sortir, la Servante adressa un signe de tête à Tintel, et Mirar s’émerveilla de cette petite marque de respect. Jamais une prêtresse circlienne n’aurait fait une chose pareille. Je pourrais vraiment apprendre à aimer ce pays, songea-t-il. Mais lorsque Minga l’entraîna dehors, sous la pluie battante, l’enthousiasme de Mirar se trouva très vite douché. Il conjura un peu de magie pour les protéger tous les deux, ce qui lui valut un petit sourire reconnaissant de son guide. La température n’avait pas beaucoup baissé, mais le niveau supérieur de Kave luisait d’humidité et sentait le bois mouillé. Mirar et la Servante marchaient lentement, passant de plate-forme en plate-forme. Sous leurs larges vérandas, les Dekkans affalés sur des chaises longues s’éventaient d’un air languissant. Ils souriaient à Mirar et le saluaient de la tête, ce que le Tisse-Rêves prit pour un bon présage. Si les habitants de Kave l’appréciaient, la Quatrième Voix ferait peut-être de même. Mais au bout de quelques minutes, les bruits de pas se multiplièrent derrière lui, et son cœur se serra comme il imaginait une foule d’adorateurs le suivant jusqu’au Hall des Chefs. Leur présence donnerait à Genza l’impression qu’il exerçait une forte influence sur le peuple – ce qui n’avait aucune chance de plaire à une représentante des dieux pentadriens. Mirar s’arrêta et regarda par-dessus son épaule. Il dut faire un effort pour ne pas éclater de rire. En guise de foule d’adorateurs, il ne s’agissait que d’un groupe d’enfants aux yeux écarquillés. —Bonjour, lança Mirar. Pourquoi me suivez-vous ? Un grand sourire illumina le visage des gamins. —Parce qu’on vous aime bien, répondit un petit garçon. —Vous avez guéri Pinpin, ajouta une fillette. —Et Mimi. —Et la mère de Doridori. —Vous allez aux Joutes ? Mirar acquiesça. —Nous aussi ! s’écrièrent gaiement les enfants. Puis ils détalèrent tous ensemble, martelant les planches de leurs petits pieds. Mirar se retourna vers la Servante, qui l’observait avec curiosité. Il haussa les épaules, et ils poursuivirent leur chemin. Comme ils traversaient un pont, Mirar aperçut un mouvement en contrebas et se pencha pour regarder. De minuscules abris temporaires avaient été construits au niveau du sol sous les plates-formes, de chaque côté d’une crique. Une odeur de déjections monta aux narines de Mirar. C’était ici que vivaient les plus pauvres des habitants de Kave, récupérant les détritus des autres. Les occupants du niveau supérieur se plaignaient constamment de l’odeur mais, si les pauvres n’avaient pas ramassé les choses que les gens aisés jetaient depuis leurs plates-formes, permettant à la rivière de couler librement, la puanteur aurait été bien pire. Tintel avait expliqué à Mirar qu’en cas d’inondation les pauvres attachaient ensemble les murs de leurs abris pour former des radeaux, qu’ils amarraient ensuite aux arbres ou aux pilotis pour ne pas être emportés jusqu’à la mer. L’année précédente, les Pentadriens avaient condamné à l’esclavage trois jeunes gens riches qui avaient tranché les amarres de plusieurs de ces radeaux pour s’amuser. Quelques-unes des familles entraînées par le courant avaient été sauvées par des bateaux et avaient identifié les mauvais plaisants, mais la plupart d’entre elles n’avaient jamais reparu. Plus Mirar et son guide approchaient du Hall des Chefs, plus la foule se faisait dense sous les porches. Tous les gens portaient des habits de couleurs vives, ornés de rubans. Les maisons et les plates-formes étaient décorées à grand renfort de fleurs, mais celles qui ne se trouvaient pas à l’abri dégoulinaient piteusement. La pluie cessa brusquement, mais de l’eau continua à couler des toits. Par endroits, la foule était si compacte que la Servante devait se racler la gorge ou réclamer sur un ton hautain que les gens s’écartent pour la laisser passer. Enfin, Mirar et elle arrivèrent en vue du Hall des Chefs. Construit tout en pierre comme le Sanctuaire de Kave, c’était une pyramide trapue à trois niveaux, plantée dans le sol boueux en contrebas. Au centre de ses trois gigantesques marches se découpait un escalier à taille humaine qui permettait d’accéder au sommet. Un pavillon avait été dressé au premier niveau. Il était occupé par des hommes et des femmes assis sur des sièges en rotin. Des Serviteurs restés debout agitaient d’énormes éventails. Leurs efforts pour produire un courant d’air étaient essentiellement dirigés vers une femme à la peau sombre, vêtue d’une robe noire, qui avait pris place sur un canapé de rotin au centre du pavillon. Le guide de Mirar l’entraîna de l’autre côté du pont. Elle s’arrêta près d’un des poteaux qui soutenaient les coins du pavillon, et Mirar l’imita. La femme à la peau sombre parlait à un de ses compagnons. Lorsque celui-ci se tut, elle leva les yeux vers Mirar et lui sourit, puis se mit debout pour aller à sa rencontre. Elle est grande, remarqua Mirar. Et elle se déplace avec une grâce athlétique. Mais elle est mince plutôt que musclée, et elle a un très beau visage. —Je suis Genza, Quatrième Voix des Dieux, se présenta-t-elle en dekkan. Vous êtes bien Mirar, dirigeant immortel des Tisse-Rêves ? —En effet. (L’admettre ainsi à voix haute après avoir passé tant d’années à le cacher fit courir un petit frisson d’appréhension le long de sa nuque.) Mais je suis seulement le fondateur de leur ordre, et leur professeur. Pas leur chef, crut-il bon de préciser. Genza adressa un signe de tête à Minga, qui s’éloigna. —Joignez-vous à moi, je vous en prie, dit la Quatrième Voix en désignant le canapé. Mirar s’assit près d’elle, conscient qu’elle lui faisait sans doute un grand honneur. Genza le présenta aux autres occupants du pavillon. La plupart d’entre eux étaient les patriarches et les matriarches des familles les plus riches de Kave ; Mirar en avait rencontré quelques-uns au cours de ses tournées de soins. Il y avait également là les Serviteurs Dédiés de la ville, quelques chefs de guerre et des ambassadeurs d’Avven et de Mur. —Et voici nos candidats. Toutes les têtes se tournèrent vers l’avant du pavillon. Quatre hommes et une femme se tenaient là, vêtus d’habits colorés. Ils tracèrent le signe de l’étoile en l’air pour saluer Genza. Celle-ci se leva et salua chacun d’eux en retour, lui souhaitant bonne chance. Le premier candidat était un homme qui approchait la quarantaine, comme en témoignaient quelques fils gris dans ses cheveux. Il avait le regard vif et, globalement, exsudait la santé et la forme physique. Venait ensuite un homme plus jeune, aux épaules larges et au corps musclé. Il regardait quelqu’un par-dessus l’épaule de Mirar et semblait contenir un sourire grimaçant à grand-peine. Sur sa gauche se tenait un autre jeune homme – mince et sérieux, celui-là. Il ne paraissait pas aussi athlétique que les deux premiers candidats, mais les rides prématurées qui marquaient son visage suggéraient qu’il passait beaucoup de temps à réfléchir… ou à s’inquiéter. Le quatrième candidat était une femme d’une trentaine d’années. Elle se tenait le dos très droit, avec une expression de défi contenu. Le dernier candidat était un homme dont Mirar estima qu’il avait passé la cinquantaine. Il avait le corps noueux et l’air bon. Ses vêtements étaient aussi colorés que ceux des autres candidats mais, à y regarder de plus près, clairement d’une qualité inférieure. Sur un mot de Genza, les cinq candidats se tournèrent vers la foule. La Quatrième Voix s’avança sous la pluie, et le calme retomba lentement sur la cité. —Aujourd’hui, ces hommes et cette femme vont se soumettre à des épreuves physiques et magiques, clama-t-elle d’une voix surnaturellement forte. Nous évaluerons leur érudition, leur intelligence et leur moralité, puis leur réputation et leur popularité. Chacun d’eux devra réussir toutes les Joutes, mais seul celui qui aura obtenu le meilleur score final l’emportera. Souhaitez-leur bonne chance ! La foule poussa des vivats. Genza leva les bras, et le silence revint. —La première Joute est celle de la force physique, de l’endurance et de l’agilité. Les candidats vont devoir suivre un chemin tracé à leur intention. (Elle marqua une pause.) N’interférez pas avec leur progression. Tout sabotage, toute tricherie sera punie par la mort. Elle laissa retomber ses bras et se tourna vers les candidats. —Vous êtes prêts ? Ils acquiescèrent tous les cinq. Une étincelle apparut au-dessus de la tête de Genza. —Les Joutes d’Election commencent maintenant !clama la Quatrième Voix. La foule explosa de joie tandis que les candidats filaient vers l’escalier et dévalaient les marches. Quelques instants plus tard, Mirar aperçut une silhouette qui courait sous les plates-formes. Il avisa des lances colorées fichées dans le sol, des rubans tendus entre elles et des Serviteurs postés derrière. Genza reporta son attention sur son invité. —Alors, Mirar des Tisse-Rêves, depuis combien de temps vous trouvez-vous à Dekkar ? —Quelques mois. —Donc, vous n’avez pas immédiatement fait connaître votre présence. —J’ignorais si je serais en sécurité ici. (Il marqua une pause et haussa un sourcil interrogateur.) Le suis-je ? Genza sourit. —Tout dépend de vos intentions. Si vous décidiez de gouverner Dekkar, nous ferions le nécessaire pour que votre règne soit le plus court de toute l’histoire de ce pays. Et il y en a eu de très brefs. —Je n’ai nullement l’ambition de gouverner quelque pays que ce soit. C’est une tâche qui convient mieux à des gens tels que vous. —C’est-à-dire ? Mirar la dévisagea, surpris par sa question. —Des Élus des dieux. Beaux, brillants… Le peuple aime les chefs qui possèdent ces qualités. Genza s’adossa de nouveau au canapé en rotin et le regarda, les yeux mi-clos. —Vous êtes charmant – et pas franchement vilain non plus. Je dois admettre que je vous imaginais beaucoup plus vieux. —Oh !je suis vieux, grimaça Mirar. Genza éclata de rire. Puis elle se pencha en avant et lui toucha le genou. —Je vais vous dire un secret. Moi aussi, je suis extrêmement bien conservée pour mon âge. Une fois de plus, Mirar fut surpris. La Quatrième Voix avait le regard pétillant et un sourire taquin. Pour un peu, je croirais qu’elle flirte avec moi. Somme toute, qu’est-ce qui l’en empêchait ? Mirar n’avait jamais entendu dire que les Voix avaient fait vœu de chasteté. Et il savait que tel n’était pas le cas de leurs Serviteurs, même s’il avait toujours soupçonné les rumeurs d’orgies rituelles de n’être que de vulgaires inventions. Genza se montrait-elle simplement amicale, ou lui offrait-elle autre chose ? Le cas échéant, comment réagirait-il ? Elle était séduisante, et quelque chose disait à Mirar qu’elle ne manquait pas d’expérience. Mais quelque chose d’autre le faisait hésiter. Peut-être était-ce sa prudence naturelle. Il ne pouvait anticiper les conséquences d’une liaison avec une femme si puissante. Puis il se souvint que les Pentadriens de Jarime avaient secrètement fait assassiner des Tisse-Rêves quelques mois auparavant. Genza avait peut-être trempé dans cette affaire sordide, et cette pensée suffit à étouffer l’intérêt naissant de Mirar. La Quatrième Voix parut sentir sa réticence. Elle s’adossa de nouveau au canapé. —Et quels sont vos plans pour l’avenir, Tisse-Rêves Mirar ?s’enquit-elle. Il haussa les épaules. —Mon peuple est présent partout en Ithanie du Sud. J’aimerais voyager à travers le continent, apprendre ses langues et ses coutumes tout en enseignant la médecine comme autrefois. Genza hocha la tête. —Dans ce cas, vous devez venir à Glymma. Vous devez nous rendre visite au Sanctuaire et faire la connaissance des autres Voix. (Son sourire s’élargit ; elle baissa le menton et regarda Mirar par en dessous.) Même s’ils ne vous accueillent pas à bras ouverts, moi, je le ferai. Je sens qu’une alliance entre nous pourrait être très profitable. Mirar gloussa et la dévisagea d’un air pensif. —Vos dieux ont bien choisi. Pourquoi ne puis-je deviner si vous essayez de me séduire physiquement ou politiquement ? Les yeux de Genza brillèrent, et elle eut un large sourire. —La réussite, c’est atteindre la position où nos talents seront le mieux employés. Mirar opina. —C’est vrai. Je crains d’avoir parfois été un mauvais exemple pour les Tisse-Rêves. J’essaie toujours d’éviter les choses pour lesquelles je ne suis pas doué. Mes talents sont ceux d’un guérisseur, d’un professeur et d’un guide. Je ne peux donc m’exprimer au nom de tout mon peuple que d’une façon très limitée. —Néanmoins, en tant que professeur et que guide, vos actions pourraient affecter le futur des vôtres, répliqua Genza. Par exemple, vous pourriez dissuader les Tisse-Rêves de rester en bonne entente avec les Pentadriens. —Je pourrais, mais je n’ai aucune raison de le faire. —Évidemment. —Et je pourrais aussi réclamer, de leur part, l’assurance que les Pentadriens ne s’attaqueront plus jamais à nous, insinua Mirar. Genza plissa les yeux. Sans doute avait-elle compris l’allusion aux meurtres perpétrés à Jarime. —Soyez assuré que nous ne nourrissons nulle animosité envers les Tisse-Rêves, répondit-elle. Nulle animosité, certes. Mais vous n’hésiterez pas à utiliser de nouveau des individus innocents pour accomplir vos desseins, songea Mirar. —Que savez-vous des candidats ? demanda Genza, changeant brusquement de sujet. Mirar haussa les épaules. —Très peu de choses. Uniquement les rumeurs colportées par les Tisse-Rêves. Je ne suis même pas certain de comprendre l’utilité des Joutes. À quoi bon tester les aptitudes physiques des candidats ? Une personne peut être athlétique et incapable de gouverner. Genza écarta les mains. —C’est une tradition. Ça augmente les chances que le Chefmestre dure un bon moment. L’épreuve physique n’est pas très exigeante, mais elle élimine les faibles, ainsi que les candidats enclins à la paresse et aux excès. —Ils pourraient mettre leur paresse de côté juste le temps nécessaire pour gagner, fit remarquer Mirar. —C’est exact. Et il est toujours possible que la jeunesse d’un candidat lui permette de bien s’en sortir, et soit gâchée plus tard par ses excès. D’ailleurs, en parlant de ça… Des domestiques pénétrèrent sous le pavillon, apportant de grands brocs et des plateaux chargés de nourriture. Pendant l’heure qui suivit, Genza encouragea ses compagnons à boire et à manger. Leurs remerciements répétés firent deviner à Mirar que c’était elle qui finançait ce festin. De temps en temps, quelqu’un poussait une exclamation et désignait un candidat entre deux plates-formes. Les spéculations reprenaient, et les enjeux des paris augmentaient. Les deux jeunes hommes furent les premiers à regagner le pavillon, où ils reçurent la tâche de ramasser des boules de pierre de taille croissante. La femme arriva ensuite, mais eut beaucoup de mal à soulever les poids. L’homme au regard vif la suivit de près et ne s’en tira pas trop mal. Bien que bon dernier, l’homme le plus âgé surprit tout le monde par sa force. Après quoi, on apporta une structure de bois cubique, aussi grande qu’une pièce, montée sur roulettes et couverte d’un filet à mailles très fines. Un compte-temps simple mais beau, composé de tubes de verre, fut déposé devant Genza. Un bourdonnement couvrit peu à peu le brouhaha de voix. Il s’intensifia encore lorsque cinq gros paniers furent placés sur le sol devant la cage. Mirar sentit grandir l’excitation et la curiosité de la foule, tandis que des candidats émanait une appréhension variable. Le jeune homme musclé semblait le plus angoissé. Genza fit lentement le tour de la cage en l’inspectant sous toutes les coutures. Revenue à son point de départ, elle fit face aux candidats. —Cette épreuve est censée mesurer vos capacités magiques. Comme vous l’avez tous deviné, ces paniers contiennent des zapeurs – une centaine chacun, et croyez-moi, il n’a pas été facile d’en réunir une si grande quantité. Vous allez entrer dans la cage, et nous scellerons le filet. Puis je libérerai les zapeurs. Vous devrez vous protéger et tuer tout l’essaim le plus vite possible à l’aide de vos pouvoirs magiques. (Elle sourit.) Si l’un de vous doute de sa capacité à accomplir cette tâche, qu’il renonce maintenant. Nous avons un Tisse-Rêves parmi nous, mais je suis sûre qu’il n’a aucune envie de passer son après-midi à vous débarrasser des larves que les zapeurs auront implantées dans votre corps. Aucun des candidats ne bougea, mais Mirar vit frémir le jeune homme musclé. —Bien. Qui veut passer le premier ? Les candidats échangèrent un regard. Puis l’homme aux yeux vifs s’avança sous les vivats de la foule. Genza lui dit de prendre un panier et de l’emporter à l’intérieur. Il le déposa dans un coin de la cage et recula vers le coin opposé. Le filet fut soigneusement remis en place. Genza attendit que le silence soit revenu. Puis elle fit un geste presque imperceptible. Le couvercle du panier vola, et un essaim noir jaillit tel un nuage menaçant. L’homme aux yeux vifs attaqua immédiatement, attirant sur lui l’attention des insectes. Ceux-ci bougeaient si vite qu’il était difficile de les voir. Mirar aperçut des antennes et des queues segmentées. Le bourdonnement de leurs ailes était assourdissant, mais leurs éclairs étourdissants ne produisaient aucun bruit. Mirar avait entendu parler de ces insectes de la jungle. La piqûre magique de l’un deux n’était que douloureuse, mais un animal attaqué par tout un essaim pouvait se retrouver paralysé. La plupart du temps, les zapeurs n’attaquaient que pour protéger leur nid. Mais à certaines périodes, sous l’influence de la pleine lune, ils étourdissaient leurs proies pour pondre leurs œufs dans de la chair vive. Une lampe suspendue au-dessus d’un panier rempli de zapeurs déclenchait également ce réflexe. Non qu’il y ait besoin de recourir à cet artifice dans le cadre des Joutes. Les zapeurs attaqueraient assez sauvagement sans qu’on les pousse à pondre, et les candidats ne seraient pas jugés sur leur capacité à les combattre, mais sur le temps qu’il leur faudrait pour les tuer tous. Le bourdonnement diminua peu à peu. Quand l’homme aux yeux vifs eut abattu les derniers insectes, Genza jeta un coup d’œil au compte-temps. —Cinq mesures et demie. Bien joué, le félicita-t-elle. Malgré lui, Mirar se laissa gagner par la tension ambiante tandis que les autres candidats se succédaient à l’intérieur de la cage. Personne ne battit l’homme aux yeux vifs, même si l’homme le plus âgé s’en rapprocha fortement. Le jeune homme sérieux élimina les zapeurs un par un, révélant qu’il n’était sans doute pas assez Doué pour décocher des attaques magiques en rafale. Lorsqu’on emporta la cage à roulettes, son plancher était jonché d’insectes morts. Puis on présenta des tabourets aux candidats, et on leur offrit de l’eau et des fruits. Genza invita un des patriarches présents à leur poser des questions. L’homme énonça des problèmes complexes dont la résolution faisait appel à une bonne connaissance des pratiques commerciales, ainsi qu’à certaines notions mathématiques. Très vite, il apparut que l’homme le plus âgé avait des difficultés dans les deux domaines. Comme Genza choisissait un autre de ses invités pour prendre le relais, Mirar se demanda si tous les occupants du pavillon allaient interroger les candidats. Les chefs de guerre et les Serviteurs Dédiés saisirent cette occasion avec enthousiasme ; ils en profitèrent pour poser des questions axées respectivement sur la stratégie militaire et la religion. De leur côté, les autres patriarches et les matriarches soumirent des dilemmes moraux et judiciaires aux candidats. Lorsque tous eurent fini leur tour, Genza se tourna vers Mirar. —Je ne vous ai pas demandé de préparer de question, Tisse-Rêves Mirar, mais vous pouvez en poser une aux candidats si vous le souhaitez. Mirar hocha la tête. —Merci. J’en serai très honoré. (Il se tourna vers les quatre hommes et la femme.) Ma question s’adresse à vous tous, et elle n’exige ni calculs complexes, ni connaissance exhaustive des lois. J’aimerais juste savoir : si vous dirigiez Dekkar, que feriez-vous pour les gens d’en bas ? La femme sourit. L’homme le plus âgé rougit de plaisir et redressa fièrement le dos, mais les trois autres froncèrent les sourcils. Le jeune homme sérieux semblait réfléchir ; le jeune homme musclé et l’homme aux yeux vifs, en revanche, avaient l’air carrément contrariés. —Je leur demanderais de quoi ils ont besoin et, en fonction des moyens de la ville…,commença la femme. —Je construirais des plates-formes pour eux, l’interrompit l’homme le plus âgé. Kave peut se le permettre. Une fois en hauteur, nous aurions les mêmes possibilités que les autres, et la cité ne s’en porterait que mieux dans son ensemble. Mirar se tourna vers l’homme aux yeux vifs. Celui-ci jeta un coup d’œil à Genza, puis haussa les épaules. —Rien. Je ne ferais rien. Il y aura toujours des gens en bas. Nous ne pouvons pas les aider s’ils refusent de s’aider eux-mêmes. L’homme le plus âgé tourna la tête vers lui et le foudroya du regard. Il ouvrit la bouche, mais Genza se racla la gorge. Alors, il se ravisa et rentra la tête dans les épaules d’un air maussade. Mirar reporta son attention sur les deux derniers candidats. Le jeune homme musclé pinça les lèvres. —J’offrirais de l’aide, mais uniquement à ceux qui sont prêts à travailler en échange. —Oui, l’approuva le jeune homme sérieux. Bien que nous ne puissions pas attendre de contribution de la part des enfants, des infirmes ou des personnes âgées. Une partie de l’aide devrait être offerte gratuitement, et une autre devrait encourager les gens d’en bas à se prendre en main. Il y aura toujours des marginaux, il faut l’accepter. Mais dans l’intérêt de la morale et de la salubrité publique, nous devrions quand même chercher un moyen d’améliorer leur environnement. —Une question très intéressante pour conclure cette épreuve, commenta Genza. (Elle se mit debout, et sa voix résonna à travers toute la ville.) À présent, que commence la Joute de Réputation. Les candidats se levèrent et se placèrent sur le côté. On emporta les tabourets. Mirar prit conscience que la pluie avait cessé et que la faible lumière du jour avait quelque peu augmenté. —Nous allons maintenant examiner la réputation de chacun des candidats, lança Genza. Toute personne qui le désire peut s’exprimer en leur faveur ou parler contre eux. Nous écouterons et tiendrons compte des témoignages de tous. Pendant les heures qui suivirent, des gens défilèrent sous le pavillon pour raconter comment ils avaient eu affaire à un ou plusieurs des candidats. Certains voulaient juste approcher Genza ou remettre un tort mineur sur le tapis. Mirar comprit très vite que l’homme le plus âgé était très populaire chez les gens d’en bas, tandis que la femme avait le soutien de beaucoup de gens d’en haut. Rares étaient ceux qui trouvaient quelque chose à leur reprocher. Les deux jeunes gens se révélèrent avoir moins de partisans et plus de détracteurs – notamment le plus musclé, qui était enclin à boire et à se ridiculiser publiquement. La critique la plus dommageable pour l’homme aux yeux vifs fut celle d’un marchand qui boitait après avoir été rossé, et qui affirma que le candidat avait envoyé un assassin pour le tuer afin qu’il ne révèle pas certaines tractations illégales auxquelles le candidat avait pris part. Une cloche sonna, marquant la fin de l’épreuve. Certains témoins qui n’avaient pas encore pu parler poussèrent des exclamations de colère, mais furent néanmoins renvoyés. Genza s’adressa de nouveau à la foule. — Je déclare ouverte la Joute de Popularité. Déposez vos rubans dans les paniers mis à votre disposition. Ce soir, nous les pèserons ; nous additionnerons les points obtenus par chaque candidat, et nous annoncerons qui est le nouveau Chefmestre. Mirar regarda les citoyens de Kave défiler sur le pont, prélevant un ruban dans une énorme panière et le déposant dans l’un des cinq paniers plus petits, ornés des couleurs respectives de chaque candidat. Debout près de chaque panier, un Serviteur veillait à ce que personne ne triche. Genza regagna le canapé et adressa une grimace d’excuses à Mirar. —Je crains que ce soit la partie la moins intéressante de la journée. Du moins pouvons-nous nous tenir mutuellement compagnie. —Ces Joutes ont été plus divertissantes que je m’y attendais, avoua Mirar. Je vous remercie beaucoup de votre invitation. Genza rit tout bas. —Je suis ravie que vous vous soyez amusé. Bien. Ce soir, une de ces cinq personnes sera le nouveau dirigeant de Dekkar. À votre avis, qui va gagner ? —Le candidat que vous et le peuple dekkan aurez estimé le plus compétent. —Quelle réponse diplomatique ! Ne voulez-vous pas essayer de deviner qui ce sera ? Mirar haussa les épaules. —Je ne les connais pas suffisamment. Genza parut surprise. —Vous vous moquez vraiment du résultat de ces Joutes, n’est-ce pas ? —Oui. —Je pensais que vous vous intéresseriez un minimum à l’identité du prochain Chefmestre. Après tout, c’est à lui que vous aurez affaire par la suite. —Je doute d’avoir une raison de le fréquenter, la détrompa Mirar. Au risque de me répéter, je préfère me tenir à l’écart de la politique. Genza sourit. —Et si la politique préfère ne pas se tenir à l’écart de vous ? —Je m’efforcerai de la décourager. —Même si c’est moi qui l’incarne ? La peau de Mirar le picota – un avertissement. Il se força à rendre son sourire à la Quatrième Voix. —Même si c’est vous qui l’incarnez. Mais sachez que je n’y prendrai aucun plaisir. Le sourire de Genza s’élargit. —Alors, abstenez-vous. Je rentrerai à Glymma dans quelques jours. Je veux que vous m’accompagniez. Il faut absolument que vous rencontriez les autres Voix. Un frisson parcourut l’échine de Mirar. Ce n’était pas un ordre direct, mais ça s’en rapprochait beaucoup. —Votre invitation me flatte. J’ai bien l’intention de visiter Glymma, et j’aimerais rencontrer les autres Voix. Mais avant cela, je préférerais explorer le reste de l’Ithanie du Sud. Faut-il que je vienne si tôt ? Genza acquiesça fermement. —Votre exploration peut attendre. Pour l’heure, il n’est rien de plus important pour vous que d’établir des rapports amicaux avec nous. (Son expression s’adoucit, et elle pencha la tête sur le côté.) En outre, je pense que vous serez une compagnie divertissante pendant mon voyage de retour. Mirar réprima un soupir. Il n’allait pas pouvoir refuser. —Quand partirez-vous ? —Après-demain. Des vivats lui fournirent une excuse pour détourner la tête. Le jeune homme musclé faisait des acrobaties pour divertir les électeurs. Genza ricana doucement. —Remercions les dieux que le Chefmestre ne soit pas désigné uniquement sur la base de sa popularité. —Les Joutes ont-elles la moindre influence sur le résultat ?s’enquit Mirar. Genza lui jeta un regard faussement offensé. —Bien sûr que oui ! Si nous ne laissions pas le peuple penser qu’il a son mot à dire, il risquerait de contester notre décision ! Mirar acquiesça. —Je m’en doutais. —Et vous désapprouvez ? —Nullement. Je sais que votre choix sera le plus sage. —Comment pouvez-vous en être certain ? —Bien que vous et les autres Voix soyez probablement disposées à régler tous les problèmes qui surviendront à Kave, je parie que vous préféreriez ne pas faire le voyage trop souvent – surtout en été. Genza gloussa. —Kave n’est pas des plus agréables en cette période de l’année. En revanche, il n’y a pas de meilleure saison pour visiter Glymma. M’accompagnerez-vous ? Mirar réfléchit. Je n’ai pas de raison impérative de refuser, au risque d’offenser Genza et les autres Voix. Il faudra bien que je les rencontre un jour ou l’autre ; autant que ce soit sur invitation. Il hocha la tête. —Merveilleux ! s’exclama Genza. Je vais faire préparer une cabine pour vous à bord de ma barge. D’autres vivats montèrent de la foule. Mirar balaya la ville du regard en repensant à la bataille entre les Circliens et les Pentadriens. Il se souvenait d’avoir vu, parmi les généraux ennemis, une femme en robe noire massacrer des mortels à l’aide de sa magie. Alors, il comprit que Genza était la Voix qui avait dressé les oiseaux noirs responsables de l’attaque contre les Siyee – les créatures qui leur avaient lacéré les ailes et crevé les yeux, provoquant maintes chutes mortelles. Et alors ? Auraya a sûrement tué tout autant de Pentadriens, se raisonna-t-il. Mais curieusement, il avait plus de mal à imaginer Genza culpabilisant par la suite. Depuis la veille, Auraya avait appris beaucoup de choses sur Nekaun, la Première Voix des Dieux pentadrienne. Après avoir apporté aux deux Siyee rescapés la nourriture qu’elle avait volée, la jeune femme avait emmené Vaurien vers un nouveau perchoir. De là, elle avait surveillé l’activité en contrebas avec ses yeux comme avec son esprit : même si elle ne pouvait percevoir les pensées de la Première Voix, elle pouvait l’observer à travers les yeux d’autrui. Nekaun avait été choisi par son peuple, et non par ses dieux. Avant cela, il était responsable d’un temple dédié à l’une des déesses pentadriennes, Hrun – une divinité bienveillante qui gouvernait les domaines de l’amour et de la famille. Son rôle consistait à organiser et à diriger les rituels du temple. Les gens chuchotaient que la Deuxième Voix des Dieux, Imenja, n’éprouvait qu’antipathie envers Nekaun et passait son temps à le contredire. Ils attribuaient cela au fait que sa conseillère, la Compagne Reivan, était la maîtresse actuelle de Nekaun. Et ils s’attendaient que la situation s’améliore lorsque Nekaun, notoirement volage, reporterait ses désirs sur quelqu’un d’autre. C’est bon de voir que nos ennemis sont tout aussi amateurs de ragots et de scandales que nous, songea Auraya. Imenja et deux des autres Voix se trouvaient actuellement à Glymma. L’ironie voulait que Genza, la femme commandant aux oiseaux noirs que les Siyee avaient tenté d’éliminer, soit en déplacement dans le sud du continent pour organiser une cérémonie quelconque. Auraya avait également appris beaucoup de choses sur la religion pentadrienne. Grâce aux espions des Blancs, elle connaissait déjà le nom des Voix et de leurs dieux, ainsi que celui de quelques-uns de leurs Serviteurs Dédiés, mais personne n’avait jamais pu lui fournir beaucoup de détails sur leurs croyances ou sur la hiérarchie de leur clergé. Tous leurs prêtres maniaient la magie à l’exception, curieusement, de la Compagne Reivan, qui avait obtenu son poste en récompense d’un service rendu pendant la guerre. Avant cela, elle appartenait à un groupe d’intellectuels appelés les Penseurs. À Jarime, il existait des cercles sociaux de gens lettrés, mais rien qui ressemble à cette société organisée d’érudits. Peu après l’aube, la ville avait commencé à s’agiter. Vaurien pelotonné sur ses genoux, Auraya avait regardé les habitants se lever et s’atteler à leurs tâches quotidiennes. Certains d’entre eux, toutefois, étaient occupés par un travail moins routinier : organiser le transfert de leurs prisonniers à Glymma. Des platènes découvertes avaient été louées. Du pain et de l’eau avaient été distribués aux Siyee. Auraya avait observé tout cela, ainsi que les mouvements de Nekaun à travers les yeux de ses Serviteurs, en quête d’une faille qui lui permettrait de délivrer les guerriers siyee. Jusqu’ici, ces derniers étaient restés enfermés à l’intérieur d’un bâtiment, non loin de l’endroit où se trouvait Nekaun. Dès qu’ils en sortiraient, la Première Voix serait la seule personne capable d’empêcher Auraya de les libérer. La jeune femme devrait agir avant l’arrivée du convoi à Glymma : elle pressentait qu’une évasion serait beaucoup plus difficile à mettre sur pied dans une si grande ville. À présent, une file de platènes attendait devant la prison des Siyee. Nekaun sortit et contourna les véhicules comme s’il les examinait. Auraya se tendit en sentant croître la peur des Siyee comme on les poussait hors de la pièce dans laquelle ils avaient passé la nuit. Des Pentadriens les guidèrent hors du bâtiment. Un par un, ils furent hissés dans une platène et attachés à des anneaux métalliques fixés aux flancs de celle-ci. Si seulement Nekaun n’était pas là, se désola Auraya. Mais même en l’absence de la Première Voix, comment aurait-elle pu libérer les Siyee sans contrer les attaques magiques des Serviteurs ? Elle serra les dents. La voix de Chaia résonna dans sa tête. « Si Auraya se détourne de nous à cause de cette embuscade… » La jeune femme était bien déterminée à décevoir Huan. Si elle devait échouer à un test de loyauté, ce serait en faisant quelque chose de beaucoup moins trivial que se battre alors qu’on le lui avait interdit. Et si, en ne me battant pas, je condamnais les Siyee à mort ? À force de serrer les dents, ses mâchoires lui faisaient mal. Elle les massa en soupirant. Je ne pourrai prendre de décision que si le risque se précise. Une chose est certaine : s’ils meurent, Huan me le paiera. D’une façon ou d’une autre. Ses propres pensées la firent grimacer. Comment en était-elle arrivée là ? Comment pouvait-elle envisager de se venger d’une déesse quelle avait jadis vénérée ? Mirar trouverait ça très amusant. Les platènes étaient désormais remplies de Siyee et de Pentadriens, à l’exception de la dernière dans laquelle Nekaun était monté seul avec le conducteur. Le convoi se mit en branle. Sur son passage, les habitants s’arrêtèrent pour le contempler. À leurs yeux, les Siyee offraient un spectacle étrange – et un peu effrayant, aussi, car le peuple du ciel avait tué beaucoup de Pentadriens pendant la guerre. Comme les platènes atteignaient la lisière de la ville et s’engageaient sur la route poussiéreuse qui conduisait à Glymma, Auraya s’éleva dans les airs. Vaurien n’émit qu’un gémissement de protestation ensommeillé quand elle le plaça dans son paquetage. —Méchant sac, murmura-t-il. —Je suis désolée, Vaurien. Laissant derrière elle le promontoire rocheux sur lequel elle avait passé la nuit assise, Auraya se propulsa sur les traces des Siyee et de leurs geôliers. Chapitre 21 Une silhouette familière se tenait devant la flamme du Sanctuaire, tête baissée. Reivan s’approcha lentement et s’arrêta à quelques pas d’elle, ne voulant pas interrompre la réflexion d’Imenja. Elle entendit sa maîtresse murmurer une prière et la vit se redresser. —Ah ! Reivan. (Imenja se tourna vers elle et lui sourit.) Quels problèmes avons-nous à résoudre aujourd’hui ? Reivan rejoignit la Deuxième Voix tandis que la flamme crépitait et se tordait ainsi que du linge agité par le vent. Son mouvement perpétuel avait quelque chose d’hypnotique, et on disait que, si un mortel osait la regarder trop longtemps, les dieux finissaient par lui voler sa raison. Reivan se força à détourner les yeux. —Karneya nous demande une fois de plus de lever la condamnation à l’esclavage de son fils. Vous m’avez demandé de vous prévenir s’il recommençait. Imenja grimaça. —J’ai pitié de lui. C’est difficile d’accepter que son enfant ait pu commettre un crime si terrible. —Dans n’importe quel autre pays, son fils aurait été exécuté, fit remarquer Reivan. —Oui. Et nous ne pouvons pas accéder à sa requête, mais je vais lui écrire. Quoi d’autre ? —Tiemel Barreur veut devenir Serviteur, mais il craint que son père ne soit pas d’accord. —Il a raison. Ça ne sera pas facile à négocier. —Son père ne peut pas l’empêcher de faire ce qu’il veut. —Oh !il essaiera. Même s’il doit pour cela le faire enlever et l’envoyer de force à Jarime. —Nous déteste-t-il à ce point ? Imenja éclata de rire. —Pas du tout, bien au contraire. Mais Tiemel est son fils unique. Qui dirigera les chantiers navals quand il sera trop vieux ? Reivan ne répondit pas. Mieux valait que son commerce soit vendu plutôt que forcer son fils à faire quelque chose qu’il détestait et gaspiller ses Talents magiques. Imenja pivota brusquement, et son regard se fit lointain. Elle fronça les sourcils ; puis ses traits se détendirent, et elle soupira. —Toutes ces affaires devront attendre, dit-elle. Notre ami baladeur est de retour. Un frisson d’espoir parcourut Reivan. —Nekaun ? Imenja acquiesça avec un sourire entendu. —Oui. Son sourire s’élargit comme Reivan se sentait rougir. —Viens. Accompagne-moi. Elle entraîna la jeune femme à l’écart de la flamme et à l’intérieur du Sanctuaire. Au début, les Serviteurs qu’elles croisèrent s’arrêtèrent pour faire le signe de l’étoile sur leur passage. Puis elles virent un messager courir dans les couloirs, l’air si pressé qu’Imenja fronça les sourcils, et, en approchant de l’entrée du Sanctuaire, elles rencontrèrent de petits groupes de Serviteurs qui chuchotaient entre eux. —Que se passe-t-il ?s’enquit Reivan. Imenja soupira. —Ils ont entendu dire que Nekaun ramenait des prisonniers. Et pas des prisonniers ordinaires. Entendant la frustration dans la voix de sa maîtresse, Reivan décida de garder ses questions pour elle. Imenja n’appréciait déjà guère que Nekaun soit parti sans prévenir personne. Si les gens s’apercevaient que les autres Voix ignoraient la raison de sa disparition, ils pourraient en conclure que Nekaun n’avait pas confiance en elles, ou qu’il se fichait de leur avis. Les deux femmes atteignirent le hall et le traversèrent. Shar et Vervel attendaient déjà sous l’une des arches. Imenja les rejoignit. —Le voilà, murmura Shar. Suivant la direction de son regard, Reivan vit une petite foule émerger à l’un des carrefours de la Parade, se déverser dans l’avenue principale de Glymma et se séparer en deux pour livrer passage à une file de platènes. Celles-ci étaient occupées par des Serviteurs et par des enfants aux poignets entravés. Reivan entendit des exclamations choquées autour d’elle, et se surprit à partager la désapprobation générale. Pourquoi Nekaun avait-il emprisonné ces enfants ? Qu’avaient-ils bien pu faire pour mériter pareil traitement ? —Des Siyee, gronda Vervel d’une voix basse, haineuse. Des Siyee ? Reivan y regarda de plus près. De fait, les prisonniers avaient un visage adulte. Des souvenirs de la guerre envahirent l’esprit de Reivan. Tant que les hommes ailés s’étaient trouvés dans les airs, elle avait eu du mal à jauger leur taille. Mais elle en avait vu plusieurs tombés à terre – morts. Elle les avait même examinés, à la fois fascinée et dégoûtée par la difformité de leurs bras et par la membrane qui formait leurs ailes. Certains de ses collègues Penseurs avaient voulu emporter deux ou trois corps pour les étudier, mais les Voix le leur avaient interdit. La dernière platène n’abritait qu’un seul passager. Le cœur de Reivan se gonfla comme elle apercevait le large sourire de Nekaun. La voiture s’arrêta ; le jeune homme sauta à terre et se dirigea d’un pas guilleret vers l’escalier du Sanctuaire. Il ne jeta pas un regard à Reivan : toute son attention était concentrée sur les autres Voix. —Comment allez-vous ? lança-t-il. J’espère que tout s’est bien passé en mon absence. —Assez bien, oui, répondit calmement Vervel. Je vois que tu n’as pas perdu ton temps. —En effet. (Nekaun se tourna vers les platènes stationnées au bas des marches. Les Serviteurs avaient entrepris de détacher les Siyee des anneaux métalliques et de leur lier les chevilles.) Les dieux m’ont informé que des guerriers siyee venaient attaquer Klaff et que je devais les arrêter, eux et la sorcière qui les accompagnait. —La sorcière ? répéta Shar. Nekaun leva les yeux et parut chercher quelque chose. —L’ancienne Blanche. Imenja prit une inspiration sifflante et scruta elle aussi le ciel. —Auraya ? Nekaun reporta son attention sur elle et sourit. —Oui. Elle nous a suivis ici, et je ne doute pas qu’elle soit quelque part tout près. —Constitue-t-elle une menace ?s’enquit Vervel. —Je ne crois pas. Les Siyee pensent que leurs dieux lui ont interdit de nous combattre. (Nekaun sourit et baissa les yeux vers les petits guerriers.) Je ferais mieux d’escorter nos prisonniers jusqu’à leur cellule. Il se détourna, et la déception serra le cœur de Reivan. Il ne l’avait pas regardée. Il ne lui avait pas même jeté un coup d’œil. —Il n’y a pas de cellules dans le Sanctuaire, fit remarquer Imenja. Nekaun lui sourit par-dessus son épaule. —Si. Simplement, elles n’ont pas été utilisées depuis longtemps. Comme il descendait les marches, Imenja émit un bruit étranglé. —Les cavernes, lâcha-t-elle, visiblement dégoûtée. Sommes-nous vraiment tombés si bas ? —Les Siyee sont nos ennemis, et ils ont tenté de nous attaquer, la contra Shar. —Leur place est dans la prison de Glymma, à l’extérieur du Sanctuaire, insista Imenja. —Nekaun veut sans doute les garder sous la main pour empêcher Auraya de les délivrer, dit Shar en haussant les épaules. Nous ne pouvons pas lui demander de s’installer à la prison. Imenja fronça les sourcils et soupira. Puis elle se détourna et s’éloigna à grands pas. Reivan hésita à la suivre. La Deuxième Voix s’arrêta et lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Elle lui adressa un sourire forcé. — Viens, Compagne Reivan, dit-elle tout bas. Nous avons beaucoup à faire. Sreil avait mal partout. Ses bras étaient endoloris par une trop longue immobilisation, ses poignets rougis et écorchés par le frottement des cordes. Mais ce n’était pas tout. Les véhicules qui avaient amené les prisonniers en ville les avaient secoués dans tous les sens, jusqu’à ce que Sreil imagine que tous ses os allaient être éjectés de leurs articulations. Il avait des crampes de s’être contracté pour résister aux cahots, et les côtes couvertes de bleus aux endroits où il n’avait cessé de heurter le flanc de la voiture. Et ce n’était que le début. Le pire restait certainement à venir. Sreil en avait la certitude depuis l’instant où le filet s’était abattu sur lui, le clouant au sol. Les Pentadriens ne les avaient pas tués ; ils devaient donc leur réserver un sort encore plus terrible. La nuit précédente, ligoté dans une grande pièce au sol couvert d’herbe séchée en compagnie des animaux qui tiraient les véhicules, Sreil avait dormi d’un sommeil très agité. Il avait été visité par des cauchemars tout droit sortis des débuts de l’histoire de son peuple – l’époque où le corps des premiers Siyee s’était transformé. La nuit, les anciens chuchotaient encore des histoires terribles. Il était sage de se rappeler le sacrifice consenti par leurs ancêtres et le coût de la métamorphose, affirmaient-ils. La douleur. La souffrance des difformités. Les échecs. Ces histoires étaient revenues hanter Sreil, probablement à cause de ses bras tordus dans son dos. À présent, les Siyee se trouvaient dans une immense pièce où la seule lumière était fournie par une torche juchée sur un piédestal. Ce maigre éclairage faisait ressembler les larges colonnes auxquelles on avait attaché les prisonniers aux arbres de l’Ouvert. Sur un côté se dressait une estrade occupée par un énorme siège de pierre, à demi effrité par l’âge. Peut-être un des dieux pentadriens rendait-il visite à ses fidèles de temps en temps ? Comme cette idée lui traversait l’esprit, Sreil ne put s’empêcher de songer qu’on les avait laissés là, ses compagnons et lui, pour servir de sacrifices. Quand il s’efforçait de s’arracher à ces sinistres ruminations, le jeune homme ne réussissait qu’à penser à sa mère et au chagrin qu’elle éprouverait en apprenant leur échec. Il espérait que les deux Siyee qui avaient réussi à s’échapper avaient pu regagner l’Ouvert. Sans cela, sa mère risquait d’envoyer d’autres guerriers en Ithanie du Sud pour découvrir ce qui était arrivé. Et comme, de toute évidence, le premier groupe avait été trahi, le second tomberait certainement dans une embuscade lui aussi. —Sreil. La voix le fit sursauter. En se tordant le cou, il réussit à voir le guerrier attaché de l’autre côté de la colonne. —Oui, Tiseel ? —J’ai réfléchi, dit l’autre Siyee. À qui avait pu nous trahir. Sreil remarqua que leurs compagnons avaient entendu, et qu’ils les observaient. —Moi aussi, répondit-il. —Tu ne crois pas que… qu’Auraya aurait pu… ? —Non. —Mais elle ne nous a pas aidés. —Elle n’en avait pas le droit. Les dieux lui ont interdit de se battre, souviens-toi. Tiseel soupira. —Pourquoi ont-ils fait ça ? Ça n’a pas de sens. Et si elle mentait ? —Teel a dit la même chose qu’elle. En outre, si elle nous avait trahis, elle serait partie avec les Pentadriens – elle ne nous aurait pas suivis en volant, raisonna Sreil. Le chef des Pentadriens ne cessait de la surveiller, comme s’il avait peur qu’elle l’attaque. Les autres guerriers opinèrent. —Alors, qui ?insista Tiseel. Sûrement pas un Siyee. Sreil secoua la tête. —Non. Qu’aurait-il eu à y gagner ? —C’est un terrestre qui a fait ça, siffla quelqu’un. Un espion qui avait eu vent de nos plans. —C’est possible, lui concéda Sreil. —Ou peut-être les Elaï, suggéra quelqu’un d’autre. Toutes les têtes se tournèrent vers celui qui venait de parler. Il haussa les épaules. —La tribu des Sables les soupçonne de commercer avec les Pentadriens. —Jamais ils ne nous trahiraient, protesta Tiseel. De toute façon, comment auraient-ils pu connaître nos plans ? —D’après Huan, le sorcier pentadrien lit dans les esprits, lança une nouvelle voix. (Les regards se portèrent vers Teel.) Il nous a sans doute repérés pendant que nous survolions la ville. Sreil sentit son cœur se serrer. C’est moi qui nous ai conduits ici. C’est ma faute. Mais comment aurais-je pu savoir que leur chef avait ce pouvoir ? Personne ne me l’a dit. Ni Auraya, ni Teel… —Les dieux laisseront-ils Auraya nous délivrer, Teel ? demanda quelqu’un. —Je l’ignore, admit le prêtre. Si elle peut le faire sans se battre, peut-être. —Notre capture faisait-elle partie d’un plan plus vaste ? —Je l’ignore aussi. Tout ce que nous pouvons faire, c’est garder la foi et prier. Tâche à laquelle il s’attela immédiatement. Et même si quelques-uns des guerriers poussèrent des grognements de protestation, Sreil sentit que les mots l’apaisaient. C’était réconfortant de penser qu’un dessein supérieur œuvrait à travers eux. Ce n’est pas ma faute, se dit-il. Fermant les yeux, il se concentra sur la prière de Teel dans l’espoir que celle-ci tiendrait ses pensées les plus sinistres à distance. Les murs des niveaux inférieurs du palais de Hannya étaient si épais que les pièces semblaient toutes reliées entre elles par de petits couloirs. Des niches avaient été sculptées dans la roche ; elles abritaient des bustes de personnages importants, à l’expression uniformément pincée. Beaucoup d’hommes et quelques femmes allaient et venaient d’un pas pressé. Emerahl aurait volontiers imaginé qu’ils avaient hâte de sortir de cet endroit oppressant, mais nulle peur n’émanait d’eux : juste l’irritation, la détermination et l’anxiété sous-jacentes que l’immortelle avait déjà senties dans des dizaines d’autres cités. Selon les Jumeaux, le palais avait jadis été la demeure de la famille royale qui régnait alors sur Mur, mais qui s’était éteinte depuis longtemps. Le labyrinthe de salles à la fois grandioses et grossières était toujours occupé par le même mélange de serviteurs, de courtisans et d’artisans mais, désormais, tous obéissaient à un Serviteur Dédié appelé le Gardien. Deux des Penseurs qui cherchaient le Parchemin venaient de familles riches et influentes installées au palais. Ils logeaient les trois autres membres de leur groupe. Mais c’était à la bibliothèque que tous les cinq passaient le plus clair de leur temps – aussi était-ce vers la bibliothèque que se dirigeait Emerahl. Le gamin qu’elle avait payé pour l’y conduire tourna dans un passage latéral qui s’enfonçait dans la falaise. Le pouls de l’immortelle accéléra comme il s’arrêtait devant deux massives portes de bois sculpté. Il lui tendit sa petite main ; elle y laissa tomber une pièce, et il détala. Emerahl prit une grande inspiration et frappa. Il y eut un long silence. Elle se concentra sur l’espace derrière les battants et capta les émotions de plusieurs personnes. Quatre d’entre elles étaient calmes et distraites ; la dernière, en revanche, semblait déterminée et vaguement irritée. Puis la poignée se souleva, et un des battants pivota vers l’intérieur. Un vieil homme toisa Emerahl le long de son nez pointu. —Oui ? —Je voudrais voir les Penseurs. Sont-ils là ? Il haussa les sourcils. Sans répondre, il fit un pas en arrière et désigna la bibliothèque d’un geste large. Large, mais pas autant que l’espace qu’il était censé englober. Comme dans la plupart des pièces du palais, le plafond était inhabituellement bas. Le mur du fond, en revanche, se dressait à une distance considérable de l’entrée. Sur les côtés s’alignaient des étagères bourrées de parchemins et d’autres objets. Des statues et des tables couvertes d’étranges reliques divisaient la bibliothèque en trois sections. Le vieil homme se dirigea vers une table située près d’une étagère à moitié vide, sur laquelle s’étalaient plusieurs parchemins. Il souleva le chiffon humide posé sur une tablette d’argile et le mit de côté, puis saisit un instrument d’écriture. Comme il reportait son attention sur les parchemins, Emerahl eut un sourire en coin. De toute évidence, elle devrait se débrouiller seule pour trouver les Penseurs. Lentement, elle longea les étagères en examinant les objets qui y étaient exposés. Elle aperçut plusieurs hommes d’âge variable qui lisaient, écrivaient ou discutaient à voix basse en petits groupes. Tout au fond de la pièce, cinq d’entre eux se détendaient, assis sur des bancs. Une fumée odorante s’élevait d’un poêle à bois posé au milieu – sans doute brûlaient-ils quelque substance aux propriétés stimulantes. Comme Emerahl se dirigeait vers eux, les trois qui n’étaient pas en train de parler levèrent la tête. Le plus jeune la détailla avec curiosité, tandis que les deux autres se désintéressaient aussitôt d’elle. Emerahl s’arrêta entre les bancs occupés par les deux qui discutaient, et la conversation s’interrompit. Un gros homme aux sourcils épais et un homme maigre à la bouche quasiment dépourvue de lèvres la dévisagèrent, agacés. —Salutations, Penseurs, lança Emerahl. (À présent, ils la regardaient tous. Elle scruta leur visage un à un et arrêta son attention sur le gros homme.) Etes-vous Barmonia Receveur ? Les sourcils touffus se soulevèrent légèrement. —Oui, c’est moi. —Je suis Emméa Astronome, fille de Karo Astronome, noble et mathématicien torennais. —Vous êtes bien loin de chez vous, fit remarquer le plus jeune des cinq hommes. —Oui. Mon père et moi nous intéressons aux antiquités. (Elle brandit le coffret qui contenait le faux parchemin.) Récemment, il a acheté ceci mais, sa santé ne lui permettant pas de voyager, il m’a envoyée ici quérir plus d’informations. Mes recherches m’ont conduite à vous. Je pense que ceci devrait vous intéresser. Le gros homme émit un son méprisant. —J’en doute. —Je ne parlais pas du coffret, mais de son contenu. —Moi aussi. Emerahl planta son regard dans celui du malotru. —On m’avait prévenue que les Penseurs étaient grossiers, irrespectueux envers les femmes et guère portés sur l’hygiène, mais je m’attendais au moins à leur trouver un esprit curieux et intelligent. Cette repartie amena un sourire sur le visage du jeune homme, mais les quatre autres demeurèrent de marbre. —Nous sommes assez intelligents pour savoir qu’aucune femme étrangère ne pourrait nous apporter quelque chose d’intéressant. Emerahl jeta un coup d’œil au poêle, sourit et acquiesça. —Je vois. Se détournant, elle rebroussa chemin. Sur une lourde table reposait une tablette de pierre couverte de glyphes anciens. Emerahl fut très surprise de constater qu’elle provenait d’un temple de Jarime — ou Raos, comme on l’appelait à l’époque – démantelé depuis belle lurette. Du temps où cette pierre se trouvait à son emplacement originel, l’immortelle avait dû passer devant des dizaines de fois. Comment était-elle arrivée à Mur ? Un bruit de pas se rapprocha, et Emerahl se rendit compte que quelqu’un se dirigeait vers elle. Elle continua à observer la pierre, s’attendant que l’homme la dépasse, mais ce ne fut pas le cas. Il s’arrêta près d’elle et, en levant les yeux, elle vit que c’était le plus jeune des Penseurs. Elle réprima un sourire. Évidemment. —Bar est toujours comme ça, dit-il. Il n’aime pas beaucoup les femmes. J’espère que vous n’êtes pas trop déçue. —C’est lui qui y perd, pas moi, répliqua Emerahl. Pouvez-vous me dire comment cette pierre est arrivée ici ? Le jeune homme haussa les épaules. —Elle y a toujours été. Emerahl gloussa. —Là, je suis déçue. Avez-vous l’esprit si embrumé par la fumée que vous soyez incapables d’identifier les trésors offerts à vos yeux ? —Il n’y a pas de trésor ici. —Une pierre gravée de l’ancienne Raos, pas un trésor ? Ignorez-vous combien elles sont rares ? Après la fin de l’ge de la Multitude, les Circliens en ont détruit tant qu’ils ont mis notre histoire en miettes. (Elle désigna les glyphes.) Ce prêtre, Gaoméa, est l’un des rares dont nous connaissions encore le nom. (Elle fit courir son doigt le long de la ligne de symboles, traduisant en murien au fur et à mesure.) Y a-t-il ici d’autres pierres semblables ? Le jeune homme la dévisageait, stupéfait. —Je ne sais pas, mais je peux demander au bibliothécaire pour vous. S’il y en a d’autres, il vous les montrera. Emerahl se tourna vers lui. —C’est à ce point ? —Pardon ? —Je ne peux pas le lui demander moi-même ? Le jeune homme grimaça. —Non. Comme l’a dit Bar, vous êtes une femme et une étrangère. Emerahl soupira et leva les yeux au ciel. —Je suppose que c’est toujours mieux que chez moi, où le seul moyen de voir des antiquités est de les acheter à un riche noble – à condition qu’il soit prêt à les vendre ! Le jeune homme l’entraîna vers la table où le bibliothécaire cataloguait des parchemins. —Tout ceci appartient aux Pentadriens, dit-il sur un ton indiquant qu’il n’approuvait guère. —Au moins, ils ne l’ont pas détruit – contrairement à ce qu’auraient fait les Circliens à leur place. J’ai eu de la chance de réussir à sauver ça, dit Emerahl en tapotant le coffret. —Ah !oui. Qu’y a-t-il donc là-dedans ? —Juste un morceau de parchemin. —Pourquoi nous l’avez-vous apporté ? —Parce qu’il est rédigé en sorl. Le jeune homme la regarda fixement, incrédule. Comme si elle prenait son silence pour de la perplexité, Emerahl poursuivit : —C’est une ancienne langue cléricale de Mur. Je pensais que vous le sauriez. (Elle secoua la tête, l’air exaspérée.) J’espérais que ç’aurait plus de sens pour un natif d’ici, qu’il connaîtrait les endroits mentionnés et qu’il saurait ce que signifie « offrande du souffle ». (Elle glissa le coffret dans un sac passé à sa ceinture.) Alors, vous pourriez demander au bibliothécaire, pour les pierres gravées ? Apparemment, c’est la seule chose que j’aurai retirée de mon voyage ici. La tension et l’excitation de son interlocuteur étaient palpables. Avec une maîtrise de soi admirable, il garda le silence. Emerahl s’y attendait : les plus jeunes Penseurs bougeaient rarement le petit doigt sans consulter leurs aînés d’abord. —Dans ce cas, je vais m’assurer que le vieux Rikron n’oublie rien. Chapitre 22 Ces derniers jours, Auraya avait testé les limites de quelques-unes de ses capacités. Elle ne pouvait pas dormir en vol, aussi était-elle restée éveillée pour continuer à flotter au-dessus de Glymma. Mais après deux nuits blanches, sa concentration avait commencé à défaillir. La veille, pressée par Juran, elle avait donc rebroussé chemin vers les collines pour s’y reposer. Son obéissance envers les dieux était constamment mise à l’épreuve. Elle entendait les pensées des Siyee. Elle savait qu’ils étaient enchaînés quelque part sous le Sanctuaire, effrayés et désespérés. Mais personne ne leur avait fait de mal. Et personne au Sanctuaire — du moins, personne parmi les gens dont l’esprit était accessible à Auraya – ne savait ce que Nekaun avait l’intention de faire d’eux. Certains pensaient qu’il allait réclamer une rançon en échange de leur libération. D’autres envisageaient une possibilité atroce : que les hommes ailés soient remis aux Penseurs, afin que ceux-ci les étudient et fassent des expériences sur eux. Auraya se réjouissait que les Siyee ignorent tout de l’existence de ce groupe d’érudits. Regagnant sa position à l’aplomb du Sanctuaire, elle se mit à sonder l’esprit des gens en contrebas. Le premier qu’elle trouva appartenait à une Servante qui avait reçu l’ordre de guetter l’ancienne Blanche. Cette femme avait déjà repéré Auraya, et prévenu Nekaun télépathiquement grâce à son pendentif en forme d’étoile. Auraya l’ignora. Elle effleura l’esprit des autres Serviteurs et des domestiques chargés des tâches ménagères. Des fragments de prières, de recettes, d’additions et de chansons l’assaillirent ; des ragots, des instructions et des persiflages menacèrent de la distraire. Mais son désir de trouver les Siyee surpassait tout le reste. Là. Ils sont encore là. Être enchaînés au même endroit depuis des jours commençait à avoir des conséquences déplaisantes. En plus de leur peur, Auraya perçut le dégoût et l’humiliation des prisonniers. Soudain, leur peur s’intensifia. En y regardant de plus près, la jeune femme vit que l’un d’eux venait d’être emmené. Son estomac se noua, et elle se rendit compte qu’elle s’était laissé tomber vers le Sanctuaire. Reprenant de l’altitude, elle continua à observer avec une angoisse grandissante. À travers les yeux du Siyee, elle vit Nekaun dire quelque chose, mais le prisonnier était trop effrayé pour comprendre. Il était question de… partir ? Puis quelqu’un ôta les chaînes du Siyee. Une porte s’ouvrit, et le ciel apparut de l’autre côté. Le Siyee fit un pas en avant, mais une main s’abattit sur son épaule. —Dis-lui de me rejoindre sur le toit du Sanctuaire, articula lentement Nekaun. Le Siyee acquiesça. Il devait servir de messager. Tel était le prix de sa liberté. L’homme qui le tenait le lâcha. Le Siyee tituba en direction de la porte. Celle-ci donnait sur le vide. N’était-ce pas plutôt une fenêtre ? Mais peu importait. Le vent était bon. Le Siyee avait encore les jambes raides. Il s’étira les bras – il devait s’échauffer les muscles avant de se jeter dans le vide, même s’il n’avait pas l’intention de traîner plus longtemps que nécessaire. En atteignant l’ouverture, il bondit dehors et sentit son cœur se gonfler de joie comme le vent le soulevait. Libre !songea-t-il. Mais, et les autres ? Décrivant un cercle, il prit de l’altitude. Cet homme veut parler à Auraya. Elle pourra peut-être faire quelque chose. Mais où est-elle ? Auraya descendit rapidement à sa rencontre. Le Siyee l’aperçut et infléchit sa trajectoire vers elle. Il décrivit un cercle rapproché autour de la jeune femme. —Leur chef m’a libéré, rapporta-t-il. Il m’a donné un message pour vous. Il veut vous rencontrer. Sur le toit de leur temple. Auraya siffla qu’elle comprenait. —Comment vont les autres ? Le Siyee lui décrivit ce qu’elle avait déjà lu dans l’esprit de ses compagnons : la grande salle aux colonnes, le manque d’hygiène, leur peur de devenir bientôt incapables de voler. —J’ai apporté de l’eau et de la nourriture à Zyee et Siti pour qu’ils les déposent aux endroits où nous avons campé à l’aller, révéla Auraya. Ta gourde est vide ? —Oui. —Prends la mienne. Ils procédèrent à l’échange. Quand ce fut terminé, le Siyee baissa un regard anxieux vers le Sanctuaire. —Je peux vous aider ? —Non. Rentre chez toi. Il siffla son assentiment. —Alors, bonne chance. Soyez prudente. Ça pourrait être un piège. —Je sais. Auraya le regarda s’éloigner. Il était fatigué et affamé. Comment ferait-il pour traverser le désert sennien sans autres provisions que le peu de nourriture qu’elle avait volé à Klaff, et une seule outre d’eau ? J’aurais dû en voler davantage et les apporter moi-même aux différents sites où nous avons campé. Elle se rembrunit. Je devrais peut-être le faire maintenant. Je… —Auraya ? La jeune femme baissa les yeux. Un esprit l’appelait. Se concentrant, elle identifia la Servante qui avait reçu pour mission de la surveiller. La femme n’était pas certaine qu’elle l’entendrait, mais Nekaun lui avait demandé d’essayer. Auraya la chercha, et elle trouva trois silhouettes debout sur le toit de la plus haute des bâtisses du Sanctuaire : la Servante, Nekaun et une autre personne, très excitée et gonflée de sa propre importance. —Juran ? —Auraya. Que se passe-t-il ? Elle lui rapporta que Nekaun avait libéré un Siyee pour lui faire passer un message, et lui transmit sa requête. —Dois-je y aller ? —Ça ressemble à un piège. —Je suis prête à courir le risque. Si je ne fais pas ce qu’il demande, j’ai peur que Nekaun se venge en tuant les Siyee. —Alors, vas-y. Vois ce qu’il veut. La jeune femme leva les yeux vers le point minuscule qui s’éloignait dans le ciel. —S’il réclame une rançon en échange des autres Siyee, tu la lui verseras ? —Tout dépendra de sa nature. Prenant une grande inspiration, Auraya créa une barrière protectrice autour d’elle et commença sa descente. Elle sentit un mouvement dans son paquetage et jura entre ses dents. Si seulement elle avait pensé à demander au Siyee d’emmener Vaurien… Mais le veez aurait été une charge supplémentaire pour le petit guerrier déjà épuisé par sa captivité. Trois visages levés vers le ciel regardèrent Auraya approcher. La Servante tourna brusquement la tête vers Nekaun, dessina un motif avec ses mains et s’éloigna. Elle souleva une trappe et disparut à l’intérieur du bâtiment. Auraya se posa à quelques pas des deux hommes restés sur le toit. Nekaun lui sourit. —Bienvenue à Glymma, Auraya, lança-t-il en hanien avec un fort accent. Auraya dévisagea l’homme qui se tenait près de lui. Dans son esprit, elle lut qu’il s’agissait du Compagnon de la Première Voix, qu’il se nommait Turaan et qu’il était là pour servir d’interprète. Son maître ne connaissait aucune des langues d’Ithanie du Nord, et doutait qu’Auraya ait appris la moindre langue d’Ithanie du Sud. Je dois faire attention à ne pas montrer que je comprends ce qu’ils se disent dans leur langue, songea la jeune femme. Nekaun pourrait en déduire que je l’ai apprise, mais les dieux sauront que c’est faux, et ils devineront que je peux lire dans les esprits. —Bienvenue ? répliqua-t-elle en hanien. Je doute de l’être. Le sourire de Nekaun s’élargit. Il dit quelque chose dans sa propre langue, et Turaan traduisit en hanien : —Pas pour certaines personnes, mais elles ne comprennent pas les raisons de votre présence. —Et vous, oui ? —Peut-être. Même si je dois admettre que cela repose en partie sur des suppositions. Dans l’esprit des Siyee, j’ai lu que vous n’aviez pas le droit de vous battre. J’en déduis que vous êtes venue uniquement pour les protéger et que vous ne voulez probablement pas de mal à mon peuple. —Si vous n’en faites pas au mien. Nekaun haussa les sourcils. —Pourtant, ces guerriers sont venus nous attaquer. Auraya eut un mince sourire. —C’est faux. Nekaun fronça les sourcils, puis gloussa. —Ah !vous avez raison. Ils sont venus attaquer nos oiseaux. Donc, si des gens s’étaient interposés, vos Siyee ne les auraient pas touchés ? Auraya croisa les bras sur sa poitrine. —Ce n’est pas moi qui leur ai donné leurs ordres. —Ce doit être difficile d’aimer un peuple et de regarder ses dirigeants abuser de lui. —Les Siyee ne sont pas les seuls dans cette position. Le regard de Nekaun vacilla, comme si les paroles de la jeune femme l’avaient fait penser à quelque chose. Puis il se ressaisit. —Je vais vous faire une offre. Si vous restez ici pour que je vous montre ma cité et mon peuple, je libérerai les Siyee. Pour chaque jour que vous passerez ici, l’un d’entre eux pourra rentrer chez lui. Auraya plissa les yeux. —Tout ce que j’ai à faire en échange, c’est séjourner ici ? —Et me laisser vous montrer ma cité et mon peuple. —Pourquoi ? —Parce que les Ithaniens du Nord ne comprennent pas ceux du Sud. Vous nous prenez pour des gens cruels et dépravés. Je veux vous prouver que nous ne le sommes pas. (Nekaun grimaça.) Je ne souhaite ni faire de mal aux Siyee, ni les réduire en esclavage, comme nos lois m’y autoriseraient. Je pourrais réclamer une rançon en échange de leur liberté, mais je n’ai pas besoin d’argent. Ce que je désire par-dessus tout, c’est la paix. Vous n’êtes plus une Blanche, mais je doute qu’une Blanche serait venue ici, si humblement que nous ayons présenté notre requête. Toutefois, vous êtes encore l’alliée des Blancs. Vous pourrez leur rapporter ce que vous aurez vu ici. (Il la dévisagea avidement.) Alors, acceptez-vous ? Auraya le considéra d’un air soupçonneux. Ça pouvait quand même être un piège. Elle n’en voyait pas dans l’esprit de Turaan, mais le Compagnon de Nekaun ne savait pas forcément tout. Et alors ? Certains risques valent la peine d’être pris. Surtout pour les Siyee. —Vous libérerez un Siyee chaque jour, répéta-t-elle lentement. —Oui. —J’exige d’assister à leur départ. —Bien entendu. —Vous leur donnerez de l’eau et de la nourriture pour le retour ? —Ça peut être arrangé facilement. —Et vous améliorerez les conditions de détention de ceux qui restent, concernant l’hygiène ? —J’ai déjà demandé qu’on cherche une solution à ce problème. —Me le jurez-vous sur vos dieux ? Nekaun sourit. —Je jure sur Sheyr, sur Hrun, sur Alor, sur Ranah et sur Sraal que je relâcherai un prisonnier siyee pour chaque jour et chaque nuit que vous passerez ici, et qu’il ne vous sera fait aucun mal durant votre séjour. Auraya détourna les yeux comme si elle réfléchissait. —Juran ? —Oui ? Elle lui rapporta les termes du marché. —Il tentera de te convertir. —Je m’y attends. Il échouera. —Je pense que oui. C’est un jeu dangereux, Auraya, mais si tu es prête à jouer, tu as notre approbation. Bonne chance. Plantant son regard dans celui de Nekaun, Auraya hocha brièvement la tête. —C’est entendu. Je reste. Après avoir fait son rapport à Emerahl et aux Jumeaux, les prévenant que Genza lui avait demandé de l’accompagner à Glymma, Mirar s’était laissé emporter par le sommeil. Il rêva qu’Auraya essayait de lui dire quelque chose, mais que des coups frappés à la porte l’interrompaient. Puis il se rendit compte qu’il avait les yeux ouverts et qu’il regardait fixement le plafond. Quelque chose vient de me réveiller. Il s’assit, les sourcils froncés, et tendit l’oreille. Il jeta un coup d’œil vers la porte… … et perçut un mélange d’espoir et d’hésitation. Une présence familière se tenait dans le couloir, sa détermination s’évaporant à toute allure. Dardel. Elle a enfin trouvé le courage de revenir me voir. Un instant, Mirar fut tiraillé par des sentiments conflictuels. Le souvenir de la présence d’Auraya s’attardait dans son esprit. Mais il savait que cette occasion de renouer avec Dardel ne se présenterait peut-être pas une deuxième fois. Auraya n’est pas là. Et quand bien même : elle n’est pas amoureuse de toi, se morigéna-t-il. Il se leva et alla ouvrir. Dardel écarquilla les yeux. —Que puis-je pour toi ? lui demanda Mirar. —J’ai entendu dire que tu partais. Je… Je suis venue te dire au revoir. Même si elle refusait de soutenir son regard, Mirar sentit qu’elle espérait faire bien davantage. —Je suis content que tu sois là, répondit-il. Dardel… La jeune femme leva vers lui des yeux brillants. Mirar haussa un sourcil, et elle sourit. —J’espère que je ne te dérange pas. Je sais qu’il est tard, mais je n’arrivais pas à dormir. —Je sais. Par une chaleur pareille, c’est difficile. Tu veux entrer pour… bavarder un peu ? Sans se faire prier, la jeune femme se faufila dans la chambre de Mirar. Il referma la porte. Quand il se tourna vers sa visiteuse, celle-ci était déjà en train d’ôter son gilet de Tisse-Rêves. —Il fait si étouffant que ça me donne envie de me promener toute nue, grimaça Dardel. Mirar rit tout bas. —Et moi qui croyais que j’étais le seul. La jeune femme s’approcha de lui et attrapa les revers de son gilet. —Laisse-moi t’aider à te mettre à l’aise. Abandonnant leurs robes sur le sol, ils se dirigèrent vers le lit. Dardel sentait la transpiration et les fleurs de la jungle ; le clair de lune faisait doucement luire la courbe d’une de ses épaules. D’un de ses seins. D’une de ses hanches. De la peau tiède sous les mains de Mirar. Des mains courant le long de son corps. Dardel et lui se rapprochèrent, s’agaçant du bout des doigts, s’explorant avec leurs lèvres, jusqu’à ce qu’ils soient totalement imbriqués. Mirar sentit les talons de sa partenaire s’enfoncer dans son dos. Il se mit à aller et venir sans autre bruit que leur souffle court et le doux grincement du sommier, jusqu’à ce moment où le plaisir submergea toute pensée en lui. Plus tard, Dardel s’écarta de lui. Il tendit la main pour la toucher, mais elle arrêta son geste. Surpris, il la dévisagea. —Il y a quelque chose de différent, murmura la jeune femme, songeuse. Je pensais que ce serait plus excitant maintenant que je connais ta véritable identité, mais… ce n’est pas le cas. (Elle fronça les sourcils et secoua la tête.) Je ne sais pas pourquoi. Mirar s’adossa de nouveau au mur. —Parfois, les fantasmes sont plus excitants que la réalité. Dardel acquiesça, puis secoua de nouveau la tête. —Non, ce n’est pas ça. (Elle le regarda en souriant.) Enfin si, un peu. Mais quelque chose en toi m’a toujours perturbée. Tu me rappelles… As-tu… ? (Elle s’interrompit comme si elle cherchait ses mots.) J’ai l’impression que quelque chose te distrait, même aux moments où tu es le plus, euh… concentré. (Elle marqua une pause.) En temps normal, je dirais qu’il y a une autre femme. J’espère que tu ne trouves pas ça présomptueux. Elle était perspicace, songea Mirar. Et il connaissait bien ce genre d’humeur. Une conversation intime était parfois la meilleure conclusion possible à des ébats torrides, même si les femmes y étaient plus enclines que les hommes. Mirar avait appris à apprécier cela longtemps auparavant. Ces conversations pouvaient être frivoles, drôles, choquantes ou révéler la véritable profondeur d’une intelligence, d’une empathie. Parfois, les femmes avaient juste besoin de parler de leurs problèmes. Parfois, elles en rajoutaient, et il fallait faire preuve d’une grande patience. Dardel n’était pas du genre à se plaindre. Mirar aurait pu ignorer la perche qu’elle lui tendait, mais il n’avait pas de raison de le faire, du moment qu’il ne dévoilait pas l’identité d’Auraya. —C’est vrai, il y a une autre femme. —Alors, pourquoi n’es-tu pas avec elle ? l’interrogea Dardel. Elle vit dans le Nord ? (La jeune femme écarquilla les yeux.) Les dieux circliens s’interposent entre vous ? Mirar sourit. —Non. Malheureusement, elle ne nourrit pas le même genre de sentiments à mon égard. —Oh ! (Les épaules de Dardel s’affaissèrent, et la jeune femme eut un petit sourire compatissant.) Elle ne sait pas ce qu’elle perd. Mirar gloussa. —Si tu savais combien de fois j’ai dit ça à des femmes qui se trouvaient dans la situation inverse ! Tu me rassures : ça aide… un peu. Mais Dardel n’avait plus l’air de l’écouter. Elle lui donna un petit coup de poing dans l’épaule. —Et tu viens juste de coucher avec moi ! Comment as-tu pu faire ça, alors que tu es amoureux d’une autre ? Mirar lui saisit le poignet. —Tu veux vraiment que je reste chaste pour une femme qui ne s’intéresse pas à moi ? Dardel sourit. —Je suppose que non. —Je vois quelques bons moyens de prouver ton soutien à ma décision de ne pas renoncer à toute vie sexuelle, insinua Mirar. La jeune femme haussa les sourcils. —Je n’en doute pas. (Elle pencha la tête sur le côté.) C’est agréable de savoir que tu es encore assez humain pour te laisser prendre au piège de l’amour. Mirar grimaça. —Je suis content que ça fasse plaisir à quelqu’un. —Oooh ! (Dardel lui tapota la joue.) Ne t’inquiète pas, je dois pouvoir te faire plaisir autrement. Elle se pencha vers lui et fit courir ses doigts sur la poitrine de son amant. Avec un sourire, Mirar lui saisit le poignet et l’attira vers lui. Chapitre 23 Par contraste avec le Temple, le Sanctuaire était un enchevêtrement de bâtisses reliées les unes aux autres et s’étageant sur plusieurs niveaux. Auraya avait l’impression de s’enfoncer dans les entrailles d’un labyrinthe mais, chaque fois qu’elle commençait à se sentir prisonnière ou désorientée, Nekaun l’entraînait dans une cour ou un couloir ouvert sur un côté. Auraya se rendit compte que l’architecture du Sanctuaire permettait à l’air d’y circuler librement, ce qui rendait la chaleur sèche tolérable à l’intérieur. Mais la plupart des pensées de la jeune femme se focalisaient sur sa situation. Les Siyee étaient retenus en otages. Ce en quoi ils avaient de la chance : ils étaient venus en Ithanie du Sud pour détruire des biens pentadriens – ou des forces militaires, selon la manière dont on considérait les oiseaux noirs ; pour cela, ils auraient très bien pu être exécutés. Au lieu de ça, on se servait d’eux pour manipuler Auraya. Le prix à payer pour leur libération semblait fort modeste : la jeune femme devait simplement rester au Sanctuaire un moment et rencontrer le peuple de Nekaun. Rien de plus. Il doit y avoir autre chose, songea-t-elle. Dans le meilleur des cas, Nekaun tentera de me soutirer des informations sur les Blancs. Dans le pire, il me gardera sous la main en attendant de trouver un moyen de me tuer. Pour l’instant, Nekaun se contentait de lui faire visiter le Sanctuaire, s’arrêtant çà et là pour désigner des ornements ou expliquer la signification de certaines particularités architecturales. Il jouait les maîtres de maison affables. Et même si le corps d’Auraya le suivait, son esprit restait à la traîne, peinant à appréhender tout ce qui s’était passé les derniers jours et les conséquences de ce à quoi elle venait de consentir. Nekaun dit quelque chose sur un ton grandiloquent. —Et voici vos appartements, traduisit Turaan. Un domestique ouvrit une imposante double porte. Auraya s’arracha à ses ruminations et suivit Nekaun à l’intérieur. La première pièce était aussi grande qu’une maison, et meublée de façon Spartiate. Nekaun désigna une arche. Auraya la franchit et découvrit une chambre occupée par un immense lit. Sur un côté, une autre arche donnait sur une petite pièce entièrement carrelée, au centre de laquelle se trouvait un bassin vide. —Les domestiques vous apporteront de l’eau quand vous souhaiterez faire vos ablutions, dit Nekaun à Auraya par l’intermédiaire de Turaan. (Il désigna des flacons de verre et de terre cuite.) Une sélection d’huiles et de parfums. Donc, je suis censée vivre dans le luxe pendant que les Siyee croupissent enchaînés au sous-sol. —Je veux parler aux Siyee, s’entendit dire Auraya. Les tenir dans l’ignorance de notre accord est inutilement cruel. Nekaun la dévisagea d’un air pensif. —Je vais vous conduire à eux, traduisit Turaan. Mais seulement si vous jurez sur vos dieux que vous ne tenterez pas de les délivrer. Je serais forcé de vous en empêcher, et les Siyee risqueraient d’être blessés au passage. Je ne souhaite pas leur faire de mal. —Je comprends. Je jure sur le Cercle que je ne tenterai pas de libérer les Siyee que vous retenez prisonniers aussi longtemps que vous respecterez les termes de notre accord. Nekaun acquiesça. —Suivez-moi. Au grand soulagement d’Auraya, il ne se remit pas à marcher nonchalamment en lui désignant telle ou telle caractéristique du Sanctuaire. Mais il ne se pressa pas non plus. —Les Siyee vous considèrent comme leur Blanche personnelle, dit-il. Et ils croient que vous les considérez comme votre peuple. Est-ce exact ? —Oui et non. Je ne suis pas une Siyee ; je n’en serai jamais une. —Mais vous avez beaucoup de choses en commun avec eux. Votre capacité de voler, par exemple. —Oui. —Vous sentez-vous davantage chez vous à Si ou à Hania ? Auraya fronça les sourcils. —Pour l’instant, je vis à Si, mais je garderai toujours un lien avec Hania. Nekaun sourit. —Évidemment. Avez-vous quitté les Blancs dans l’intention de vivre auprès des Siyee ? —Je ne vais pas vous révéler les raisons de ma démission, dit fermement Auraya. Nekaun gloussa. —Je m’en doutais, mais il fallait que je demande. Cette question a fait l’objet de maintes spéculations ici. Ils avaient atteint un couloir souterrain. Les murs nus et le sol poussiéreux suggéraient que cette partie du Sanctuaire ne servait pas souvent. Au milieu, le plancher s’affaissait légèrement, comme si des pieds l’avaient usé à cet endroit pendant des siècles, voire des millénaires. Intriguée, Auraya chercha d’autres signes susceptibles d’indiquer à quoi avait bien pu servir cette partie du Sanctuaire autrefois. Nekaun lui fit franchir une porte au-delà de laquelle s’étendait un couloir bordé d’alcôves contenant chacune une lampe. Au bout de ce couloir s’ouvrait une petite pièce ; dans le fond de celle-ci, deux Serviteurs montaient la garde de part et d’autre d’un lourd portail métallique. De l’autre côté des barreaux, Auraya aperçut un immense hall rempli de colonnes – ainsi qu’un siège énorme qui ne pouvait pas avoir été conçu pour un humain. Un ancien temple, songea-t-elle. C’est le trône d’un dieu. Un dieu mort, selon toute probabilité. Puis un mouvement attira son attention vers le pied d’une colonne, et elle sentit son cœur se serrer. Les Siyee étaient enchaînés là, accroupis ou assis par terre, leurs pensées dominées par la peur et l’abattement. Une cuvette de bois avait été posée près de chacun d’eux pour recueillir leurs excréments, et la puanteur ambiante parvenait jusqu’aux narines d’Auraya. —Vous aviez dit que vous leur fourniriez des conditions d’hygiène décentes, dit la jeune femme sur un ton accusateur en se tournant vers Nekaun. Celui-ci haussa les sourcils. —Ce sont des prisonniers. Vous ne pouvez pas vous attendre que je les traite comme des invités de marque. Auraya repensa aux appartements qu’il lui avait attribués. —Non. Mais je m’attends que vous les traitiez suffisamment bien pour qu’ils soient en état de rentrer chez eux lorsque vous les libérerez. Et dans ces conditions, ils ne tarderont pas à tomber malades. Si vous ne les laissez pas faire d’exercice, les muscles de leurs ailes s’affaibliront, et ils ne pourront plus voler. Nekaun regarda les Siyee et hocha lentement la tête. —Je comprends. Je vais m’assurer que ce hall est bien sécurisé ; après quoi, je demanderai qu’on leur ôte leurs chaînes. Et on délimitera une zone pour qu’ils puissent faire leurs besoins. Il dit quelque chose aux Serviteurs. L’un d’eux sortit une clé de sa robe et déverrouilla le portail. Auraya entra dans le hall. En la voyant approcher, les Siyee levèrent vers elle un visage rempli d’espoir. Elle chercha Sreil du regard, se dirigea vers lui et s’accroupit pour se mettre à sa hauteur. —Y a-t-il des blessés parmi vous ? Le jeune homme secoua la tête. —Des égratignures, quelques entorses, mais rien de plus grave. Auraya promena un regard à la ronde. —Je ne suis pas ici pour vous délivrer, dit-elle. Du moins, pas aujourd’hui. Mais j’ai conclu un accord avec Nekaun, le chef des Pentadriens. Pour chaque jour que je passerai ici, il libérera l’un d’entre vous. —Nous sommes plus de trente, fit remarquer un Siyee. Ça fait un mois entier. Nous ne pourrons plus voler si nous restons comme ça encore une semaine. —C’est ce que je lui ai expliqué. Il a accepté de vous détacher, annonça Auraya. —Vous lui faites confiance ?s’enquit Sreil. La jeune femme le dévisagea et soupira. —Je n’ai pas le choix. Il a juré sur ses dieux. Si ça ne le force pas à tenir parole, rien n’y parviendra. —Il va tenter de vous corrompre. De vous détourner du Cercle, la prévint Teel. —Sans le moindre doute, acquiesça Auraya. Demain matin, nous verrons s’il tient sa promesse. J’insisterai pour être là quand il libérera l’un de vous. Dans les pensées des prisonniers, au milieu de leurs doutes et de leurs espoirs, la jeune femme lisait de l’inquiétude pour elle, et de la gratitude pour le risque qu’elle avait accepté de prendre. Elle en éprouva une chaude bouffée d’affection. Si Nekaun n’avait pas été en train de l’observer, elle serait passée parmi les Siyee pour parler à chacun et le rassurer personnellement, mais elle ne voulait pas que le chef des Pentadriens comprenne combien elle tenait à eux – sans quoi, il risquait d’en profiter pour revoir ses exigences à la hausse. Aussi se redressa-t-elle en se forçant à sourire. —Soyez forts et patients. Je penserai à vous à chaque seconde. —Et réciproquement, lui assura Sreil. À contrecœur, Auraya se détourna et rebroussa chemin vers le portail. Elle sortit du hall et fit face à Nekaun. —Si un seul d’entre eux est incapable de quitter le Sanctuaire en volant, je considérerai notre accord comme caduc. La Première Voix sourit et acquiesça. —Bien entendu. Je veillerai à ce qu’on améliore leurs conditions de détention. Le soir, la bibliothèque du palais fermait ses portes au grand public, mais pas à ses « membres ». Ainsi les Penseurs jouissaient-ils de toute l’intimité nécessaire pour discuter des progrès de leur Quête du Parchemin des Dieux. Ou plutôt, de notre manque de progrès, songea Raynora. Je me demande combien d’autres indices mes compagnons ont négligés ou ignorés parce qu’ils leur étaient présentés par quelqu’un dont le sexe ou la race ne leur convenaient pas ? Leur jalousie de toute personne Talentueuse se serait-elle muée en aveuglement ? Le jeune homme éprouva un pincement d’envie familier et eut un sourire amer. Tous les Penseurs convoitaient le pouvoir magique, lui y compris. On désire toujours ce qu’on ne peut pas avoir. Il était d’autant plus fasciné par les Serviteurs qu’il avait toujours su qu’il ne pourrait pas devenir l’un d’eux. Et quand une Penseuse avait été ordonnée juste après la guerre, son intérêt pour la prêtrise avait diminué. Il n’imaginait pas de rôle plus prestigieux que celui de Compagnon, et l’humble existence d’un Serviteur ordinaire n’avait rien d’attrayant si elle ne rapportait toujours pas de pouvoir magique. Alors que mon statut de Penseur me vaut, à tout le moins, le respect des autres. Et ne m’oblige pas à renoncer à mes possessions matérielles, si maigres soient-elles. Arrivé à cette conclusion, Ray avait également senti diminuer son intérêt pour le Parchemin des Dieux. Cet intérêt était lié à sa fascination envers la religion ; une fois cette dernière envolée, la personnalité déplaisante des autres chercheurs avait commencé à lui peser. Barmonia était le moteur du groupe, mais son arrogance irritait Ray. Le cynisme de Mikmer devenait lassant au bout d’un moment, et si vous lanciez Kéréon sur un de ses sujets préférés, seuls les dieux pouvaient encore vous venir en aide. Le Dekkan Yathyir n’était pas beaucoup plus âgé que lui, mais Ray soupçonnait ses parents d’avoir conclu un pacte avec les dieux : doter leur fils d’une mémoire phénoménale au prix de toute capacité d’adaptation sociale ou faculté de comprendre l’humour et le second degré. Alors, pourquoi suis-je encore ici ? Parce qu’on m’a fait une offre trop belle pour que je la refuse… —Pourquoi souris-tu, Ray ? Pivotant, le jeune homme vit Mikmer le dévisager d’un air soupçonneux, et il éprouva un pincement de culpabilité. Pour compenser, il se força à sourire encore plus largement. —Je calculais combien d’or le Parchemin allait me rapporter. Les autres se tournèrent vers lui, indignés. —Il n’est pas question que nous vendions le Parchemin ! s’exclama Barmonia, le visage déjà rouge de colère. —Oh !je sais, acquiesça Ray. Mais je suis sûr que vous paierez cher pour que je vous le donne. Yathyir sourit. —Il espère le trouver lui-même. Barmonia haussa les sourcils. —Tu crois pouvoir y arriver sans notre aide ? —Peut-être, répliqua Ray en s’avachissant sur sa chaise avec une nonchalance calculée. Si j’arrive à persuader cette femme de m’aider après que vous l’avez traitée si grossièrement l’autre jour. —La femme du Nord ?s’esclaffa Barmonia. Prends-la et garde-la, je t’en prie. Tout ce que tu obtiendras d’elle, ce sont des morpions. —Parce que toutes les femmes du Nord sont des femmes de mauvaise vie, c’est ça ? lança Ray. Le gros homme soutint son regard sans ciller. —Aucune femme qui se respecte ne voyage seule. —Aucune femme qui se respecte et qui ne possède pas de Talents, du moins, le rectifia Mikmer à voix basse. —Elle a des Talents ? s’exclama Yathyir en se tournant vers son compagnon. Comment le sais-tu ? Mikmer eut un léger haussement d’épaules. —C’est juste une supposition. —Mais tu n’en es pas certain ?insista Yathyir. Mikmer leva les yeux au ciel. La patience n’était pas son fort, surtout lorsqu’il était confronté à une façon de penser aussi littérale que celle de Yathyir. —Bien sûr que non. A-t-elle fait usage de magie pendant qu’elle se trouvait ici ? Non. Est-il probable que je sois allé la voir ensuite, que je lui aie réclamé une démonstration et qu’elle ait accepté de me la faire ? Non plus. —Oh !lâcha Yathyir, pensif. Par chance, il ne s’offusquait jamais des sarcasmes de Mikmer : il les acceptait comme la réaction normale d’un Penseur plus âgé et plus expérimenté. —Tu crois qu’on pourrait utiliser cette femme ? demanda Kéréon à Ray. Tous les regards se tournèrent vers lui. Kéréon ne parlait que lorsqu’il lui semblait avoir quelque chose d’intéressant à dire mais, le cas échéant, il pouvait continuer sur sa lancée pendant des heures. —Oui, répondit Ray. Elle a lu la tablette comme si c’était son propre langage, et elle a insinué qu’elle pouvait également lire le sorl ancien. —Que se passera-t-il si nous la faisons venir et qu’elle s’en révèle incapable ? —Rien de négatif pour nous. —À moins qu’elle nous soutire des informations sur le Parchemin, le contra Yathyir. —Nous n’aurons qu’à surveiller ce que nous dirons en sa présence. Il suffira de lui donner les os à lire pour voir si elle a dit vrai. —Si elle comprend ce qui est marqué dessus, elle saura ce que nous recherchons, fit remarquer Barmonia. Nous ne pouvons pas prendre ce risque. —Pourquoi ? Que pourrait-elle bien faire de cette information ? répliqua Ray. —Elle pourrait trouver le Parchemin elle-même. —Pas si nous l’invitions à se joindre à nous. —À se joindre à nous ? s’exclama Barmonia. Nous ne collaborerons pas avec une catin étrangère ! —Elle nous volerait tout le mérite de notre découverte, acquiesça Mikmer. —Ne soyez pas ridicules, intervint Kéréon, s’attirant un regard surpris de Barmonia. Qui la croirait ? Personne. (Il se pencha en avant.) Si elle peut nous aider, je dis qu’il faut l’inviter. Elle acceptera, parce que c’est le seul moyen pour elle de voir nos autres artefacts et de découvrir ce que nous savons. Dès que nous aurons localisé le Parchemin, notre collaboration s’achèvera. Une lueur d’intérêt s’était allumée dans les yeux de Barmonia. —Elle refusera de nous dire ce qui est marqué sur les os si nous ne l’emmenons pas avec nous. —Seulement si elle est maligne. Et quand bien même : une fois en possession du Parchemin, nous ne serons pas obligés de lui donner quoi que ce soit. Et certainement pas une partie des lauriers. (Kéréon sourit.) Vous pensez vraiment que quelqu’un ira croire qu’elle aura joué un rôle quelconque dans notre découverte – à part, peut-être, en faisant la cuisine pour nous ? Barmonia se rassit et secoua la tête. —Non. Tu as raison. Très bien, faites-la venir. Kéréon regarda Ray. —C’est à toi de t’en charger. Sinon, elle se méfiera. Le jeune homme opina. —Je la retrouverai. Je ne peux pas vous garantir que j’arriverai à la persuader après la façon dont vous l’avez traitée l’autre jour, mais j’essaierai. (Il dévisagea Barmonia en plissant les yeux.) C’est pour toi que ce sera le plus difficile. —Parce qu’il devra la supporter, acquiesça Yathyir. —Non, parce qu’il devra se souvenir de ses bonnes manières, le détrompa Ray. Tandis que les autres grimaçaient ou levaient les yeux au ciel, le jeune homme se demanda comment il allait convaincre Emméa de se joindre à eux. Il ne se faisait aucune illusion sur la politesse dont feraient preuve ses compagnons. Pour accepter de passer du temps avec eux, Emméa aurait besoin de se sentir appréciée. D’avoir au moins un ami parmi leur groupe. Un ami, et plus si affinités, songea Ray. J’ai eu l’impression qu’elle flirtait avec moi l’autre jour, mais c’était sans doute juste pour obtenir mon aide. Peu importe. Même si elle n’est plus toute jeune, elle reste assez séduisante. Et puis, ne dit-on pas que les femmes mûres font de très bons professeurs ? La nouvelle était arrivée telle une bourrasque glacée, s’engouffrant dans les couloirs et les halls, envahissant jusqu’au coin le plus reculé du Sanctuaire. Depuis, les Serviteurs comme les domestiques étaient en proie à une excitation mêlée de terreur. —Auraya est parmi nous !chuchotaient-ils. Nekaun a amené une ex-Blanche au Sanctuaire ! Celle qui peut voler ! Celle qui a tué Kuar ! Kikarn en avait informé Reivan le matin, entre un marchand venu protester contre la limitation de ses importations et un cousin du nouveau Chefmestre dekkan qui apportait une donation généreuse de sa famille. La jeune femme avait immédiatement pensé à Imenja. Sa maîtresse respectait l’ancienne Première Voix et avait été très affectée par sa mort. Comment réagirait-elle en apprenant que la meurtrière de Kuar arpentait le Sanctuaire en liberté ? Reivan s’attendait qu’Imenja la convoque, mais son pendentif ne lui avait relayé aucun appel mental jusqu’en début de soirée. Tout en finissant son travail, la jeune femme se demanda si elle rencontrerait Auraya sur son chemin quand elle remonterait vers le Haut-Sanctuaire. L’idée ne lui plaisait guère. Quand elle put enfin quitter son bureau, ce fut avec appréhension qu’elle se dirigea vers les appartements de sa maîtresse. La montée lui parut plus longue que d’habitude, mais elle ne croisa personne d’autre que quelques Serviteurs – et dut se faire violence pour ne pas ralentir afin d’écouter leurs conversations. Elle trouva Imenja d’humeur bien sinistre. —Je vois que tu es au courant, pour notre invitée, lança la Deuxième Voix dès que Reivan entra. (Elle se leva et s’approcha de la fenêtre pour contempler les lumières de la ville.) J’imagine que tout Glymma connaît la nouvelle, à cette heure-ci : Nekaun a décidé de recevoir l’ennemi. —Auraya ne fait plus partie des Blancs, lui rappela Reivan. —Non, mais elle reste une prêtresse circlienne. La jeune femme rejoignit sa maîtresse, qu’elle dévisagea attentivement. —Nekaun espère-t-il la faire changer d’allégeance ? Imenja se rembrunit. —Je ne vois pas d’autre raison. Reivan fronça les sourcils. —Comment espère-t-il… ? Ah !les Siyee. —Oui. Il a promis d’en libérer un pour chaque jour qu’elle passerait ici. —Rien de plus ? —Je suppose qu’il aurait pu menacer de les torturer ou de les tuer, marmonna Imenja. Mais il est tout de même assez lucide pour se rendre compte que ce ne serait pas un bon moyen de la convaincre. —Je voulais dire : il ne lui a rien demandé de plus que de séjourner parmi nous ? Imenja eut un sourire pincé. —Non. Je doute qu’elle aurait accepté de se convertir juste pour qu’il libère les Siyee. Il va devoir la séduire, et elle le sait. Elle sera son plus grand défi. Une conquête digne de… (La Deuxième Voix s’interrompit et eut une grimace d’excuses.) Désolée. J’ai mal choisi mes mots. Reivan détourna les yeux en s’efforçant d’ignorer l’étau qui lui comprimait le cœur. Elle avait espéré que Nekaun lui rendrait visite la veille au soir, mais son lit était resté vide. Il vient juste de rentrer, se raisonna-t-elle. Il était occupé à planifier la conquête d’Auraya, grinça une petite voix au fond de sa tête. —Ce soir, il donnera un grand festin en son honneur, annonça Imenja. Nous ne sommes pas invités. Il ne veut pas qu’elle se sente menacée par la présence d’un trop grand nombre de puissants sorciers. —Vous finirez bien par la rencontrer, dit Reivan. Imenja acquiesça, puis plissa les yeux et tendit un doigt vers la fenêtre. —La voilà. Reivan pivota et regarda dans la direction que sa maîtresse indiquait. Un mouvement quelques niveaux plus bas attira son attention. Deux personnes traversaient une cour. Elles s’arrêtèrent dans le rond de lumière d’une lampe. La première était un homme en robe noire, l’autre une femme en tenue blanche de prêtresse circlienne. Sous son étrange vêtement de dessus, elle portait une courte tunique. Et un pantalon, remarqua Reivan. Comme c’est bizarre. Les deux silhouettes s’approchèrent d’une fontaine : celle où Imi, la princesse élaï, avait dormi pendant son séjour au Sanctuaire. Comme Auraya pivotait pour détailler la statue en son centre, Reivan découvrit son visage, et son cœur se serra. Même vue d’ici, elle est belle et exotique. Elle se força à déchiffrer la posture et la gestuelle de Nekaun. Tout en lui n’était que séduction. L’intérêt qu’il portait à Auraya pouvait n’être qu’une comédie jouée pour le bénéfice de l’ex-Blanche, mais… Il est très convaincant, songea Reivan. Peut-être trop. Elle secoua la tête et se força à tourner son esprit vers des considérations d’ordre pratique. —Que se passera-t-il s’il réussit à la séduire ? Repartirons-nous à la guerre ? Imenja poussa un grognement. —J’espère bien que non. —C’est une possibilité, dit Reivan, pragmatique. À moins qu’il tente seulement de supprimer un des avantages dont les Blancs jouissent sur nous. —Et de le faire basculer de notre côté, renchérit Imenja. —Au cas où les Blancs envisageraient de nous envahir, acheva Reivan. (Elle s’interrompit et dévisagea Imenja.) Est-ce le cas ? —Je pensais que non, jusqu’à ce que les Siyee attaquent Klaff. Eliminer nos oiseaux serait logique si les Circliens envisageaient un nouveau conflit armé. (Imenja croisa les bras.) Les Siyee, eux, considèrent leur geste comme une vengeance. —Une vengeance pour quoi ? —Un complot éventé. Qui ne vient pas de moi. La prudence avec laquelle Imenja s’exprimait fit sourire Reivan. De toute évidence, sa maîtresse n’était pas autorisée à discuter de cela avec elle. La jeune femme baissa de nouveau les yeux vers la cour. Auraya fit un geste vers la fontaine. Soudain, quelque chose jaillit de sa sacoche et sauta sur le bord du bassin. C’était une sorte d’animal petit et mince. Après avoir bu longuement, il se mit à courir sur la margelle puis, sur un ordre d’Auraya, regagna sa sacoche à contrecœur. Reivan repensa à une chose que lui avait dite l’une des Servantes du monastère où elle avait grandi. « La façon dont quelqu’un traite les animaux et dont les animaux le traitent en retour en dit long sur lui. » Auraya et Nekaun s’éloignèrent, disparaissant à la vue de Reivan. La jeune femme soupira. Si Nekaun parvenait à « séduire » Auraya, cette dernière resterait-elle à Glymma ? Si oui, la plupart des Pentadriens auraient du mal à accepter sa présence : après tout, c’était elle qui avait tué Kuar, remportant ainsi la guerre pour les Circliens. Personne en Ithanie du Sud ne la portait dans son cœur. Imenja s’écarta brusquement de la fenêtre. —Quand je la rencontrerai, je veux que tu sois là pour traduire. Reivan suivit sa maîtresse vers les fauteuils. —Je serai là, promit-elle. Je n’ai pas vraiment hâte de me retrouver devant elle, mais je suis sûre que ce sera intéressant. Un des coins de la bouche d’Imenja se releva en un demi-sourire. —Intéressant n’est pas toujours synonyme d’agréable. Chapitre 24 Emerahl s’approcha lentement de la porte de la bibliothèque, concentrant ses perceptions sur l’immense salle qui s’étendait au-delà. Elle ne sentit qu’une poignée d’esprits – certains assombris par l’irritation et le scepticisme, d’autres dominés par la curiosité. L’un d’eux lui paraissait plus familier que les autres, et passablement excité. Ray, je présume. Le jeune homme lui avait sauté dessus au marché et, sans remarquer son embarras qu’il l’ait découverte en train de vendre des remèdes, l’avait invitée à revenir voir les Penseurs dès que possible. Ils étaient convenus d’un rendez-vous pour l’après-midi même. Emerahl était repassée à sa pension pour y déposer sa sacoche de remèdes et récupérer le faux parchemin. Saisissant la poignée, elle l’actionna et sentit le pêne céder. La porte pivota facilement vers l’intérieur. Emerahl entra et referma derrière elle. Le bibliothécaire lui jeta un regard soupçonneux par-dessus la même pile de parchemins qu’il était déjà en train de cataloguer lors de sa visite précédente. Emerahl l’ignora et se dirigea vers le fond de la pièce. Les cinq hommes étaient assis dans la même position. Un peu comme si je n’étais jamais partie, songea Emerahl. Mais cette fois, ils vont m’écouter. Ray se leva et lui sourit. —Salutations. Merci d’être revenue. Je vous en prie, dit-il en désignant une chaise vide. Asseyez-vous. Emerahl obtempéra et promena un regard à la ronde. —Au cas où vous ne vous rappelleriez plus son nom, voici Emméa Astronome. (Ray désigna chacun de ses compagnons tour à tour.) Voici Barmonia Receveur, notre chef, expert en histoire et en langues anciennes. Mikmer Juriste, un autre historien. Kéréon Tasse, découvreur et collectionneur d’artefacts, et Yathyir Lor, à la mémoire infaillible. (Le jeune homme posa une main sur sa poitrine.) Et je suis Raynora Vorn, qui ai passé beaucoup trop de temps à étudier les dieux morts et leurs fidèles. Emerahl fit de son mieux pour paraître impressionnée. —Avec de telles qualifications, je serais étonnée que vous ne puissiez pas m’aider, dit-elle en tendant le coffret devant elle. —Faites-nous donc voir ça, grogna Barmonia en le prenant. Le cœur d’Emerahl se mit à battre plus vite. Même si les Jumeaux l’avaient guidée dans la fabrication du parchemin, ils n’avaient pas vu le résultat de leurs propres yeux. Emerahl le trouvait assez convaincant, mais ces hommes étaient des experts dans leur domaine. Barmonia ouvrit le coffret et saisit prudemment le rouleau de parchemin. Lorsqu’il commença à le dérouler avec soin, une fine poussière s’en échappa. Il haussa les sourcils, puis ses yeux se mirent à faire des allers et retours comme il parcourait les glyphes. Soudain, il se leva et s’approcha d’une table. Il y déposa le parchemin, en cala les coins supérieurs et continua à le dérouler avec mille précautions. Les autres hommes s’approchèrent pour regarder. Emerahl en fit autant. —Ça veut dire « prêtre », dit Barmonia en désignant un glyphe. Et ça « favori » ou « élu ». Il s’interrompit. —« La déesse ordonna à son prêtre préféré d’écrire ses paroles sur un parchemin », lut Emerahl à voix haute. Un silence tendu suivit, puis Barmonia poussa un gros soupir. —Vous êtes capable de lire ça ? —Oui. Mais je ne comprends pas tout. Que signifie « offrande du souffle » ? Barmonia sourit. —Offrir son dernier souffle à la déesse. Une autre façon de déclarer que vous êtes fidèle à une divinité afin que celle-ci emporte votre âme quand vous mourrez. Emerahl acquiesça. —Je vois. Je craignais que ce soit synonyme de strangulation volontaire, ou quelque chose d’apparenté. —En matière d’histoire, l’imagination des ignorants tend à s’emballer et à brouiller la vérité, clama pompeusement Barmonia. Surtout chez les jeunes femmes. Emerahl soutint le regard du gros homme, dont le visage s’empourpra. Elle sentit une main se poser sur son épaule. —Nous sommes tous très impressionnés, Emméa, dit Ray. Voulez-vous bien nous lire l’intégralité du parchemin ? Emerahl se rapprocha de Barmonia. Le texte était censé avoir été écrit par des prêtres de la déesse Sorli et, selon les Jumeaux, toutes les informations qu’il contenait étaient vraies. Quand Emerahl eut achevé sa lecture, les érudits observèrent un silence pensif. —Que pouvons-nous lui faire lire d’autre ?finit par lancer Ray. Barmonia soupira. —Apportez les os. —Les os ? répéta Emerahl. Ray sourit mais ne répondit pas. Emerahl regarda Kéréon et Mikmer disparaître par une porte et revenir avec une boîte lourde et longue qu’ils portaient entre eux. Ils la déposèrent sur la table, et Barmonia souleva le couvercle. Cette fois, Emerahl n’eut pas à feindre la surprise. Dans la boîte reposait un squelette. C’était donc ça ! Les Jumeaux lui avaient dit que, d’après ce qu’ils avaient vu dans leur esprit, les Penseurs étaient persuadés de « l’importance d’un tas de vieux os ». Mais ils n’avaient pas compris ce que ça signifiait parce que les Penseurs ne le comprenaient pas eux-mêmes. Ils doivent quand même en avoir une vague idée, songea Emerahl. Simplement, ils voulaient que je le découvre par moi-même. Les ossements étaient couverts de glyphes. Ray en saisit un et le lui tendit. Emerahl vit que les symboles avaient été gravés dans la surface, puis peints en noir. Elle les scruta, émerveillée. —Où avez-vous trouvé ça ? —Dans les ruines d’un vieux temple, répondit Kéréon sur un ton léger. Ce devait être quelqu’un de très important. Emerahl regarda à l’intérieur de la boîte, déchiffra le reste des glyphes et acquiesça. —Oui. Cet homme fut le dernier prêtre préféré de la déesse Sorli. Les glyphes confirmaient également l’existence du Parchemin, et indiquaient son emplacement. Mais cela, Emerahl n’avait pas l’intention de le dire aux Penseurs. —Lisez, réclama Barmonia à voix basse. —Sur le crâne, il est écrit : « Je suis le prêtre préféré de la déesse Sorli. » Sur le bras droit : « C’est à moi qu’ont été confiés les secrets des dieux. » Pas « de la déesse » ; c’est bien le masculin pluriel. Sur le bras gauche : « Cherchez la vérité dans la chambre sacrée quand les dieux seront… » Mmmh, je suppose qu’« occupés » est le terme qui s’en rapproche le plus. (Emerahl gloussa.) Une devinette. J’adore les devinettes. Sur les jambes, il y a marqué : « Sorli vous guidera. Un mortel pourra entrer et prendre les secrets. » Elle marqua une pause. Un mortel ? Cela signifie-t-il qu’un immortel ne le pourra pas ? Quel endroit est accessible aux mortels et pas aux immortels ? —C’est tout ? l’interrogea Barmonia. —Non, il y a des glyphes sur les côtes. Elles sont dans le bon ordre ? Les cinq hommes échangèrent des regards consternés. Emerahl savait qu’aucun d’eux n’était expert en anatomie. —Que disent-elles ? Ça nous permettra peut-être de les ranger correctement. Emerahl leur fournit une assez bonne description de l’endroit nommé, mais pas les indications permettant de s’y rendre. — Si on les dispose ainsi, ajouta-t-elle en déplaçant quelques côtes, on lit : « Le cœur en dit plus long. » J’imagine qu’il y a d’autres instructions dans la fameuse chambre secrète. Barmonia se rembrunit, mais elle sentit qu’il était satisfait. —Dans ce cas, nous allons devoir vous emmener là-bas. Emerahl plissa les yeux et feignit la méfiance. —M’emmener où ? —Dans la fameuse cité de Sorlina. Le conducteur de la platène et son assistant s’affairaient à dresser le camp, montant les tentes et allumant un feu. Les Dunwayens se sentaient aussi bien dans la nature qu’à l’intérieur de leurs forteresses ; pendant les longs voyages, même les plus puissants et les plus riches des chefs de clan étaient heureux de dormir à la belle étoile. De ce fait, des sites de campement étaient entretenus le long de chaque route. En l’absence de rivière, on trouvait toujours un puits – ainsi que des fosses à feu de taille variable, une provision de bois et, dans certains endroits, des portiques d’exercice. Un autre avantage du camping, c’était qu’un voyageur avait plus de chances de ne pas être identifié que s’il passait la nuit dans une forteresse. Ella avait trouvé des espions dans toutes celles où ses compagnons et elle s’étaient arrêtés pour acheter de la nourriture. Ils ne l’avaient pas reconnue, mais ils avaient entendu parler de son arrivée à Chon, puis de son départ, et on leur avait demandé de la guetter au cas où elle ne serait pas rentrée à Jarime, comme I-Portak l’avait affirmé. Pour l’heure, Danjin et Ella étaient assis sur des caisses devant le feu, avec plusieurs couvertures pliées sous les fesses en guise de coussins. Gillen était toujours à l’intérieur de la platène ; il dormait quand la voiture s’était arrêtée, et Ella avait décidé de ne pas le réveiller. Yem déchargeait une partie du matériel de cuisine et des provisions. Savoir faire la cuisine était l’un des nombreux talents inattendus du jeune guerrier. Selon lui, le plat le plus facile à préparer sur la route était un ragoût appelé « coopa » : un mélange d’ingrédients épicés et bouillis, auquel on ajoutait du pain pour donner plus de consistance. La veille au soir, Yem avait disparu dans la forêt et était revenu avec un gros oiseau de la poitrine duquel dépassait encore une flèche. Il avait gardé les plumes et les avait rangées quelque part dans la platène. À présent, il portait vers le feu une grosse marmite, des tubercules et un paquet emballé. Danjin le regarda hacher les ingrédients de leur dîner et les jeter dans la marmite. De temps en temps, il se levait pour aller chercher de l’eau ou arracher des feuilles à l’une ou l’autre des plantes qui poussaient autour du camp. L’odeur devint vite appétissante. Ce fut alors que Yem déballa son paquet. Danjin fut si horrifié qu’il manqua de s’étrangler. Dans le noir, le contenu du paquet ressemblait à des doigts boursouflés. Puis Yem se mit à les découper en rondelles, et Danjin comprit qu’il devait s’agir d’une sorte de saucisse. Yem leva les yeux vers lui et sourit. —C’est du boudin de shem, expliqua-t-il. Des intestins nettoyés, puis fourrés de viande et d’épices très rares – celles que vend l’espion de Chon. Danjin acquiesça et, dubitatif, regarda le guerrier déposer les tranches de boudin dans la marmite. Le ragoût bouillait doucement, et sa bonne odeur faisait gargouiller l’estomac du vieil homme. —Depuis combien de temps sommes-nous arrivés ?lança une voix étouffée. Toutes les têtes se tournèrent vers Gillen, qui émergeait de la platène. Il aperçut les tentes déjà dressées et haussa les sourcils. —Si longtemps que ça ? Vous auriez dû me réveiller. —Visiblement, vous aviez besoin de sommeil, répliqua Ella. L’ambassadeur grimaça. —C’est vrai. Ne le dites pas aux Dunwayens, sinon, je n’arriverai plus jamais à négocier avec eux, mais je n’ai jamais pu m’habituer à dormir à même le sol, dit-il tout bas en hanien. (Il se dirigea vers le feu et prit une grande inspiration.) Je vois que nous sommes gâtés ce soir, s’exclama-t-il en dunwayen. Encore une étape mémorable de cette superbe épopée culinaire que nous avons entreprise ! Yem leva les yeux vers lui et grimaça. —Il serait vraiment dommage que nos visiteurs repartent sans connaître autre chose de Dunway que des jours passés à poursuivre des domestiques en fuite et des nuits à dormir à même le sol. Gillen rougit. Danjin gloussa comme l’ambassadeur s’asseyait en soupirant : —Mon secret est éventé. Je suis fichu. Yem sourit et continua à touiller son ragoût sans rien dire. Reportant son attention sur Ella, Danjin vit qu’elle avait le regard lointain, les sourcils froncés et les lèvres pincées. Qui qu’elle soit en train d’espionner, ses pensées l’inquiétaient et la mettaient en colère. Le domestique qu’ils suivaient se trouvait à une demi-journée de voyage ; il approchait de la côte sud-ouest de Dunway. Il ignorait tout de la distance qui le séparait encore de sa destination, et les passeurs qui l’aidaient en chemin n’étaient pas mieux informés. En atteignant la mer, il devrait prendre vers l’est, vers l’ouest, ou quitter le pays en bateau. Cette troisième possibilité inquiétait moins Ella que l’existence éventuelle d’une base pentadrienne à Dunway. À présent, ses compagnons de voyage s’étaient habitués aux silences de la jeune femme. Danjin reporta son attention sur les deux autres hommes ; ils parlèrent des endroits qu’ils avaient visités et de leurs expériences respectives pendant la guerre. Puis Yem déclara que son « coopa » était cuit, et il en servit de grosses louches dans des écuelles qu’il distribua même aux domestiques, malgré le prix de la viande utilisée. Les épices du boudin avaient parfumé tout le plat. La bouche de Danjin se mit à le brûler plaisamment. Mais la viande elle-même était trop salée à son goût. Après le repas, les voyageurs burent un peu de fwa et se remirent à bavarder. Ella s’arracha à ses investigations mentales pour se joindre à la conversation. Au bout d’un moment, les bâillements mal contenus de Gillen lui firent suggérer qu’ils aillent tous se coucher. Danjin se leva, mais la jeune femme lui posa une main sur le bras. —Reste un peu. Il faut que je te parle. Le vieil homme se rassit. Ella sourit et leva les yeux vers le ciel. —Regarde les étoiles. On dirait qu’elles sont plus brillantes ici qu’à Jarime, tu ne trouves pas ? —Je me suis laissé dire que les lampes de Jarime amoindrissaient leur éclat. —Je n’avais encore jamais dormi dehors avant ce voyage. C’est assez plaisant, même si j’imagine que je serais d’un tout autre avis en cas de pluie ou de grand froid. —Certes, acquiesça Danjin, qui se souvenait de quelques nuits fort pénibles dans sa jeunesse et durant le trajet vers le champ de bataille pour affronter les Pentadriens. —Les Siyee vivent sous des tentes toute l’année, n’est-ce pas ? l’interrogea Ella. —Oui, mais elles sont plus grandes et plus solides que celles-là, tempéra Danjin. Ils les appellent des tonnelles. —Des tonnelles, répéta Ella en jetant un coup d’œil aux tentes de Yem, de Gillen et des domestiques. Bien, murmura-t-elle. Ils dorment. —Ç’a été rapide, commenta Danjin. La dureté du sol ne doit pas affecter Gillen autant qu’il le prétend. Ella sourit, mais redevint très vite sérieuse. —J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer, Danjin. Auraya a rejoint les Pentadriens. Le vieil homme cligna des yeux et la dévisagea, choqué. —Non, s’entendit-il articuler. Jamais elle n’aurait fait une chose pareille. Pas de son plein gré. —Elle l’a pourtant fait… bien que je ne sache pas dans quelles conditions, admit Ella. Danjin en resta bouche bée. Auraya avec les Pentadriens. C’était impossible. Elle leur en voulait autant que n’importe quel Circlien d’avoir envahi l’Ithanie du Nord et provoqué la mort de tant de gens – particulièrement des Siyee. Il devait y avoir une raison… —Les dieux ont dû le lui demander, conclut Danjin à voix haute. Jamais elle ne les aurait trahis. Ella sourit. —Ta loyauté est ta plus grande force et ta plus grande faiblesse, Danjin Pique. As-tu la même foi en moi qu’en Auraya ? Le vieil homme soutint son regard et acquiesça. —Bien sûr. —Mais dans le cas d’Auraya, ta confiance est mal placée. Elle a déjà désobéi aux dieux une fois. Danjin détourna les yeux. —Je sais que vous parlez de sa démission, et que je n’en connais pas tous les détails. Vous ne pouvez pas prendre le risque de me les révéler, je le comprends fort bien. —Le risque ? Tu te trompes. Je ne t’en ai pas parlé parce que je ne voulais pas te décevoir, dit gentiment Ella. Je voyais bien qu’Auraya t’inspirait autant d’affection et de fierté que tes propres filles, et que la moindre de ses fautes t’affecterait grandement. (Elle soupira et redressa le dos.) Mais il est temps que tu connaisses la vérité. Si elle s’est véritablement rangée du côté des Pentadriens, ta loyauté est une faiblesse qu’elle pourrait exploiter. Danjin sentit l’aiguillon de la peur, et l’ironie de la situation le fit sourire malgré lui. À présent qu’il allait découvrir ce qu’Auraya avait fait, il n’était plus certain de vouloir le savoir. Mais Ella n’avait aucune intention de l’épargner. —Tu es au courant de sa liaison avec le Tisse-Rêves Leiard, commença-t-elle. Ce que tu ignores, c’est que cet homme n’était pas celui qu’il prétendait être. Danjin fronça les sourcils. —Et qui était-il réellement ? —Mirar. Le vieil homme regarda fixement Ella un long moment, attendant qu’elle sourie et dise : « Je plaisantais. » Mais elle se contenta de soutenir son regard avec détermination. —Ce… C’est impossible, finit par balbutier Danjin. Juran l’aurait reconnu ! Ella grimaça. —Il semble qu’il ait supprimé sa véritable identité, de telle sorte que ni lui ni les dieux ne pouvaient plus savoir qui il était vraiment. Juran dit que ses souvenirs s’étaient estompés, et que Leiard était physiquement assez différent de Mirar. Mais quand sa véritable identité a fini par refaire surface, les dieux l’ont su tout de suite. —J’imagine qu’ils n’ont pas été contents. —Non. Ils ont envoyé Auraya le tuer. Danjin prit une inspiration sifflante. —Et elle n’a pas pu le faire, lâcha-t-il, consterné. —Non. —Alors, ils l’ont renvoyée des Blancs. —Non. C’est elle qui a démissionné, après avoir conclu – à juste titre – que sa désobéissance la rendait indigne de sa fonction, révéla Ella. Danjin frémit. —Ils n’auraient pas dû lui demander de tuer quelqu’un qu’elle aimait. Un autre Blanc n’aurait-il pas pu s’en charger à sa place ? —Ce n’était pas l’homme qu’elle aimait, le contra Ella. C’était Mirar. Et il se trouvait à Si. Personne ne pouvait l’atteindre aussi vite qu’Auraya. —Oh ! Je parie que ce jour-là, elle a maudit son Don chéri, songea Danjin. —Leiard n’était qu’une personnalité temporaire derrière laquelle se dissimulait Mirar. Auraya n’aurait pas tué son ancien amant. Elle le savait, insista Ella. —Je n’en doute pas. Tout de même, il me serait difficile d’éliminer une personne possédant l’apparence physique d’un de mes proches. —Personne n’a jamais dit qu’occuper la fonction d’Elu des dieux était facile. Danjin ne put qu’opiner. Ella avait raison, mais il avait du mal à accepter son jugement inflexible, son manque de compassion. Il la trouvait trop dure envers Auraya. D’un autre côté, elle-même n’avait jamais eu à affronter pareil dilemme. Elle ne se rendait pas compte… Moi non plus, je n’ai jamais eu à ajfronter pareil dilemme. Alors, pourquoi puis-je éprouver de la compassion envers Auraya ? Ma loyauté est-elle à ce point aveugle, comme Ella le prétend ? Le vieil homme soupira. —Donc, elle est retournée à Si… (Il fronça les sourcils en prenant conscience de ce que ça pouvait signifier.) Mirar se trouvait-il toujours là-bas ? —Non. Il a fui en Ithanie du Sud, où les Pentadriens l’ont accueilli à bras ouverts. Les Pentadriens. Et à présent, Auraya les avait rejoints, elle aussi. —Auraya est-elle désormais la maîtresse de Mirar ?s’enquit Danjin avec difficulté. —Je ne le crois pas, le détrompa Ella. —Donc, le fait quelle ait rejoint les Pentadriens n’a rien à voir avec lui ? demanda Danjin, plein d’espoir. Ella détourna les yeux et se rembrunit. —Je n’en sais rien. Mais il y a autre chose que tu dois savoir. Voici quelques mois, Auraya a rencontré une femme mystérieuse. Nous pensons que c’était une Indomptée, et qu’elle lui a enseigné des Dons interdits. La capacité de dissimuler son esprit aux dieux… et peut-être le secret de l’immortalité. —Auraya est devenue une Indomptée ? —Peut-être. Danjin secoua la tête. —Ce qui fait d’elle l’ennemie des dieux, je présume ? Ella lui jeta un rapide coup d’œil. —Non. Elle n’ajouta rien. Elle semblait mal à l’aise. Peut-être parce qu’elle ne comprend pas pourquoi, supputa Danjin. Le vieil homme réfléchit à ce qu’il venait d’apprendre. Les dieux n’avaient pas rejeté Auraya. Ella avait dit que l’ex-Blanche était peut-être devenue une Indomptée. Mais si les dieux ne la considéraient pas comme une ennemie, Ella devait se tromper. À moins que l’existence de sorciers immortels ne les dérange pas, du moment que les sorciers en question les vénèrent. Ella lui fit de nouveau face. —Donc, comme tu le verras quand tu auras digéré ces révélations, si les Pentadriens ont la puissance d’une Indomptée à leur disposition, cela les rend considérablement plus forts que nous. Ajoute à cela qu’Auraya connaît parfaitement les faiblesses circliennes, et toute perspective de conflit futur devient très alarmante. —En effet. —Auraya nous connaît trop bien, mais tu la connais mieux que personne. Je veux que tu réfléchisses à toutes les façons dont elle pourrait utiliser ses connaissances contre nous, et à toutes les façons dont nous pourrions utiliser les nôtres contre elle. Danjin acquiesça. —Très bien. Avoir quelque chose pour m’occuper l’esprit pendant la suite de notre voyage ne pourra pas me faire de mal. Ella le dévisagea curieusement. —Comploter contre Auraya ne te perturbe pas ? —C’est un autre avantage de ma loyauté, sourit le vieil homme. Ça ne me dérange pas de poser des conjectures parce que je ne crois pas un seul instant qu’elles deviendront réalité. Ella secoua la tête. —Si ça peut t’aider, je m’abstiendrai de briser davantage tes illusions. (Elle se leva.) Bonne nuit, Danjin Pique. —Bonne nuit, Ellareen des Blancs. Chapitre 25 Qui disait matelas moelleux disait vrai lit, et qui disait vrai lit disait qu’elle se trouvait de nouveau dans sa chambre à Jarime… mais c’était impossible. Auraya ouvrit les yeux et poussa un grognement comme ses souvenirs lui revenaient : l’attaque ratée des Siyee contre les oiseaux pentadriens, son accord avec Nekaun et sa présence au Sanctuaire de Glymma, dans l’antre de l’ennemi. Cela la réveilla instantanément. Sa première pensée fut pour ce qui devait se produire bientôt. J’ai passé un jour et une nuit ici. Nekaun doit libérer un de ses prisonniers. Et s’il ne tient pas parole ? Dans ce cas, elle partirait – à condition de le pouvoir – et chercherait un moyen de libérer les Siyee elle-même. Comme elle sortait de son lit, Auraya entendit un petit grognement de protestation. Baissant la tête, elle vit Vaurien cligner des yeux d’un air ensommeillé. Le veez s’étira, et un grand frisson le parcourut jusqu’au bout de sa queue. —Manzeeeeeer, dit-il en bâillant. —Je vais voir ce que je peux faire, promit Auraya. La veille, des Servantes lui avaient apporté un monceau de vêtements. Elle avait choisi une tunique toute simple pour lui servir de chemise de nuit, puis nettoyé et séché le pantalon, la tunique sans manches et le circ avec lesquels elle était arrivée. Remettant sa tenue de prêtresse circlienne, elle se dirigea vers la fenêtre. Celle-ci offrait une vue splendide sur la cité, ainsi que sur les cours et les toits du Sanctuaire. La suite qui avait été attribuée à Auraya était sans doute destinée aux invités de marque. Je me demande qui a déjà séjourné ici. Les pièces sont grandes, mais pas particulièrement luxueuses. Il n’y a pas beaucoup de meubles, et encore moins de décorations. Les souverains et autres chefs d’Etat préféreraient sûrement quelque chose de plus confortable. Vaurien sauta sur le rebord de la fenêtre, les oreilles dressées et les moustaches frémissantes. —Reste là, ordonna Auraya. Les oreilles du veez retombèrent sous l’effet de la déception, mais il s’assit et enroula sa queue autour de son corps. De son esprit n’émanait que docilité. Quelqu’un frappa à la porte de la suite. Auraya se figea, puis prit une grande inspiration qu’elle relâcha lentement. S’écartant de la fenêtre, elle passa dans la pièce principale et se dirigea vers la double porte. Elle ouvrit. Turaan, le Compagnon de Nekaun, la salua en inclinant la tête, et les serviteurs massés derrière lui firent de même. Pas les serviteurs, rectifia Auraya. Les domestiques. —Bonjour, prêtresse Auraya, dit Turaan. Je vous apporte le petit déjeuner. La jeune femme fit un pas sur le côté. Les domestiques entrèrent, les bras chargés. Suivant les instructions de Turaan, ils déposèrent leur fardeau sur la table et soulevèrent des couvercles de bois qui dissimulaient de la nourriture soigneusement préparée et disposée, dont des fruits et du pain. Deux énormes jarres de terre cuite furent placées par terre et remplies presque jusqu’à ras bord à l’aide d’innombrables pichets. Une partie des domestiques disparut dans la chambre à coucher. Par la porte sans battant, Auraya les regarda faire le lit avec des gestes précis et efficaces, ramasser sa tunique de nuit et les vêtements quelle n’avait pas portés et ressortir de la pièce. Ils ne touchèrent pas à son paquetage et ne parurent pas remarquer Vaurien endormi sur le bord de la fenêtre. Une jeune femme se tourna vers Auraya, les yeux baissés. Elle désigna d’abord la petite pièce carrelée, puis les jarres remplies d’eau. Auraya secoua la tête, non sans une pointe de regret. Ça faisait bien long-temps qu’elle n’avait pas savouré un bain chaud, mais elle ne pourrait pas se détendre tant qu’elle ne saurait pas si Nekaun allait tenir sa promesse ou non. —Prêtresse Auraya. Elle pivota vers Turaan. —La Première Voix m’a demandé de vous dire qu’elle vous rejoindrait dans un petit moment. Je vous en prie, déjeunez et rafraîchissez-vous. Puis vous l’accompagnerez sur le toit pour assister à la libération d’un Siyee. Auraya acquiesça et regarda les domestiques sortir à la queue leu leu. Malgré leur réserve et leur silence, leur esprit était plein de curiosité, de ressentiment et de peur. La prêtresse circlienne était l’ennemi. Elle était dangereuse. Pourquoi Nekaun la traitait-il comme une invitée ? Lorsque la porte se fut refermée derrière eux, Auraya s’approcha de la table et examina la nourriture. La veille, elle avait envisagé la possibilité que Nekaun tente de l’empoisonner. Elle n’avait pas encore testé son Don de guérison sur du poison mais, en réfléchissant à la manière dont elle s’y prendrait, elle avait senti grandir son assurance. Saisissant un fruit et du pain, elle se dirigea vers la fenêtre. Un petit bruit sourd ramena son attention vers la table. Vaurien reniflait l’un des plats. Lorsqu’il se mit à grignoter son contenu, Auraya éprouva un pincement d’appréhension. Et s’il mangeait quelque chose de toxique ? Elle pourrait probablement le guérir… à condition de se trouver près de lui quand ça arriverait. Il va falloir que je l’emmène partout, décida-t-elle. Auraya finit de déjeuner et alla chercher son paquetage dans la chambre. Il ne contenait pas grand-chose : juste une outre, quelques remèdes, une tunique et un pantalon de rechange. La jeune femme le vida, le secoua pour en ôter le sable et la poussière dans le fond et le reposa au pied de son lit. Puis elle s’assit pour attendre. Peu de temps après, on frappa de nouveau à la porte de sa suite. Cette fois, c’était Nekaun, Turaan sur ses talons. —Salutations, sorcière Auraya. —Prêtresse, le corrigea la jeune femme. —Prêtresse Auraya. Il est temps que j’honore ma part de notre marché, dit Nekaun en souriant. —Un instant. Auraya rebroussa chemin vers sa chambre, saisit son paquetage et appela Vaurien. Le veez s’approcha en bondissant et lui sauta dans les bras. Habitué à ce que sa maîtresse le transporte ainsi, il plongea aussitôt dans la sacoche vide. Auraya hissa celle-ci sur son épaule et revint vers Nekaun. —Je suis prête. Nekaun acquiesça et lui fit signe de le précéder dans le couloir. —Comment appelez-vous cette créature ? —Un veez, répondit Auraya. Il vient de Somrey. —C’est votre animal de compagnie ? —Oui. —Il parle. —Les veez connaissent les mots dont ils ont besoin pour exprimer leurs désirs ou leurs inquiétudes, des mots comme « nourriture », « chaleur » ou « danger ». Ça ne fait pas d’eux des interlocuteurs très stimulants. Nekaun gloussa. —Je suppose que non. Vous avez bien dormi ? —Pas vraiment. —La chaleur vous a gênée ? —En partie. —Vous avez choisi la saison la plus chaude pour nous rendre visite. Auraya décida de ne pas relever. Nekaun l’entraîna dans un escalier qui montait. —Vous avez aimé votre petit déjeuner ? —Oui. —Vous voudriez qu’on vous apporte quelque chose de spécial ? Auraya sentit Vaurien remuer dans son paquetage. Il faisait chaud et étouffant à l’intérieur. —De la viande crue pour Vaurien, répondit-elle. Je voudrais aussi qu’on débarrasse toute la nourriture de ma suite lorsque je m’absente. Je ne voudrais pas qu’il mange quelque chose de mauvais pour lui. La viande lui plaira, songea-t-elle. Et s’il est empoisonné, je saurai que l’attaque était dirigée contre lui pour me blesser indirectement. —Je ferai le nécessaire, promit Nekaun. Nous y voilà. Il gravit un étroit escalier qui montait jusqu’à un trou dans le plafond. Auraya et lui émergèrent dans la vive lumière du jour, sur le toit d’un bâtiment. Comme beaucoup d’autres, celui-ci était aménagé à l’aide de sièges et de plantes en pot, indiquant qu’il tenait lieu de cour. Quatre Serviteurs entouraient un autre trou. Ils jetèrent un coup d’œil expectatif à Nekaun. Sur un mot de celui-ci, ils pivotèrent vers le trou et regardèrent à l’intérieur. Un Siyee se hissa par l’ouverture. À sa vue, le cœur d’Auraya se serra. Le petit guerrier ébloui cligna rapidement des yeux. Ses poignets étaient attachés, et cela devait lui faire mal, car la corde comprimait la membrane de ses ailes. Il tourna la tête de droite et de gauche pour comprendre où il se trouvait. Lorsqu’il découvrit Auraya en compagnie de Nekaun et de Turaan, il se calma. Je suis le premier, songea-t-il avec joie. Puis la culpabilité l’assaillit. Les autres… Je ne veux pas les laisser ici… mais je n’ai pas le choix. Sinon, je risque de rompre l’accord conclu par Auraya. Un Serviteur trancha ses liens. Un autre lui tendit une outre pleine d’eau et un balluchon de nourriture. Il les examina d’un air soupçonneux, puis les rangea dans son gilet. L’esprit débordant de gratitude, il jeta un regard interrogateur à Auraya. Celle-ci hocha la tête. Vas-y, l’exhorta-t-elle mentalement. Dès que les Serviteurs s’écartèrent, le Siyee leur tourna le dos et s’élança. Il sauta dans le vide, écarta les bras et s’éloigna en vol plané. Auraya poussa un gros soupir de soulagement. La silhouette ailée décrivit une courbe à l’aplomb de la ville, contournant la colline sur laquelle se dressait le Sanctuaire pour mettre le cap vers le sud. Auraya la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus la voir. Alors, Nekaun se tourna vers elle en souriant. —À présent, c’est à vous de remplir votre part du marché, sorcière Auraya. Et j’ai beaucoup de choses à vous montrer. Chaque jour, la pluie et la chaleur assaillaient Kave à tour de rôle, de sorte que l’air était lourd d’humidité. Les vêtements lavés refusaient de sécher, et la transpiration des gens mouillait les vêtements secs dès qu’ils les enfilaient. La puanteur des détritus s’élevait depuis le niveau inférieur de la ville, recouvrant tout. Des nuées de moustiques forçaient les habitants à rester chez eux ; aussi Mirar et Tintel ne croisèrent-ils pas grand monde en se dirigeant vers la rivière. Tintel s’essuya le front avec un chiffon humide et soupira. —J’adore cette période de l’année, dit-elle sèchement. —Combien de temps dure-t-elle ?s’enquit Mirar. —Jusqu’à quatre semaines. Et même six, une fois. Tous les gens qui peuvent se le permettre quittent Kave en cette saison. Même s’ils supportent la chaleur, ils veulent éviter la fièvre estivale. Mirar pensa au nombre grandissant de malades qui affluaient à la Maison des Tisse-Rêves. Ses camarades lui avaient expliqué que c’était pareil tous les ans et que, bientôt, la Maison entière serait envahie de lits occupés par les malades. Toutefois, cette fièvre était rarement fatale. Un peu plus loin, la succession de bâtisses sur pilotis s’interrompait brusquement à quelques centaines de pas de la rivière. D’étroits escaliers de bois descendaient vers le sol boueux et la route de planches improvisée qui menait jusqu’au bord de l’eau. Mirar et Tintel s’arrêtèrent. Devant eux, ils voyaient une barge amarrée aux pylônes et entourée de Serviteurs. Des hommes ne portant pour tout vêtement qu’un pantalon coupé au-dessus du genou transportaient des caisses et des malles à bord, le dos luisant de sueur. —J’ai un cadeau d’adieu pour toi, annonça Tintel. —Tu n’étais pas obligée… —Attends de voir de quoi il s’agit, l’interrompit-elle sévèrement. Tu en auras besoin. Ouvrant la sacoche qu’elle portait en bandoulière, elle en sortit une petite amphore de terre cuite au goulot étroit. Le récipient était scellé avec un bouchon de cire d’où dépassait une ficelle. Tintel tira sur cette dernière. —Tends tes mains. Mirar obtempéra. Tintel inclina l’amphore, et une huile jaunâtre remplit le creux d’une de ses paumes. Elle avait une bonne odeur d’agrume. —Etales-en sur ta peau partout où elle n’est pas protégée par tes vêtements. Ça maintiendra les moustiques et la fièvre estivale à distance, déclara Tintel. —Donc, ce sont les moustiques qui transportent la maladie ? demanda Mirar en s’enduisant d’abord le visage, puis le reste des mains. —Peut-être. (Tintel haussa les épaules.) Et peut-être est-ce juste un effet secondaire bien pratique de cette huile : elle aide à faire baisser la température. —Elle est étonnamment rafraîchissante, convint Mirar. Elle rend la chaleur un peu plus supportable. Tintel reboucha l’amphore et la rangea dans sa sacoche, puis sortit un petit coffret. Elle souleva le couvercle. Le coffret était plein de bougies. —Elles sont parfumées avec les mêmes extraits, expliqua-t-elle. Si tu les économises, elles devraient te durer jusqu’à ce que tu atteignes l’escarpement. Chaque été, nous vendons cette huile et ces bougies à prix coûtant. Nous sommes les seuls à les fabriquer, même si nous donnons la recette à quiconque nous la demande. —Les gens qui voudraient réaliser un profit ne peuvent pas vous faire de concurrence, acquiesça Mirar en souriant. Il vous est déjà arrivé de tomber à court de produits finis ? —Oui. (Tintel se rembrunit.) Tu préférerais que nous fassions un bénéfice sur un remède ? —Si sa pénurie peut nuire aux gens, oui. Vous n’aurez qu’à utiliser le bénéfice pour entretenir la Maison ou aider les pauvres, suggéra Mirar. —Tu ne peux pas savoir combien ça me soulage de t’entendre dire ça. Tintel referma le coffret et le remit dans la sacoche, qu’elle tendit à Mirar. —C’était un test ? demanda celui-ci en souriant. Tintel gloussa. —Peut-être. Les intentions peuvent évoluer au fil du temps. Certains Tisse-Rêves pensent que tu as interdit la vente de remèdes. —Ce n’est pas v… —Tisse-Rêves Mirar ? La voix était pleine d’assurance et de pouvoir. Il pivota vers sa propriétaire, qui montait les dernières marches conduisant à la plate-forme. —Quatrième Voix Genza, répondit-il. (Il désigna sa compagne.) Voici la Tisse-Rêves Tintel, qui dirige notre Maison de Kave. Genza la salua du menton. —Je m’excuse de vous priver de votre fondateur et guide. Je sais qu’en cette saison ses connaissances et ses pouvoirs seraient grandement utiles ici. Tintel haussa les épaules. —Nous traitons cette fièvre chaque année depuis des siècles. Je suis certaine que nous nous débrouillerons sans lui. L’amusement fit briller les yeux de Genza. —De fait. Kave a une immense dette envers vous. (Elle reporta son attention sur Mirar.) Nous sommes presque prêts à partir. Mirar acquiesça et se tourna vers Tintel. —Merci de m’avoir supporté si longtemps. J’espère que la vague de chaleur prendra bientôt fin. Tintel hocha la tête. —Et moi, j’espère que tout se passera bien pour toi à Glymma. J’imagine qu’après ça tu poursuivras ton exploration de l’Ithanie du Sud. Je serais ravie que tu reviennes à Kave – mais tâche de le faire en une autre saison ! —J’aimerais bien voir la ville pendant la période des inondations, avoua Mirar. —La prochaine fois, peut-être. (Tintel toucha son cœur, sa bouche et son front.) Au revoir. Surpris, Mirar lui rendit cet ancien salut des Tisse-Rêves. Puis il pivota vers Genza et celle-ci, supposant qu’il était prêt, redescendit l’escalier en direction de la route de planches. Comme il la suivait vers la barge, Mirar repensa aux nouvelles que les Jumeaux lui avaient annoncées la nuit précédente durant un rêvelien. Auraya est à Glymma, lui avaient-ils dit. Quand ils lui avaient décrit la mission des Siyee, Mirar avait été choqué que les Blancs aient pu faire quelque chose de si stupide. Il n’était pas surpris que l’attaque ait échoué, mais trouvait inquiétant que les Pentadriens aient été prévenus. Y avait-il un espion dans les rangs des guerriers siyee ? Il ne pouvait pas y en avoir parmi les gens à qui les Blancs faisaient confiance : les Blancs auraient vu sa duplicité dans son esprit. Mirar n’avait pas non plus été surpris d’apprendre qu’Auraya avait accepté l’offre de Nekaun de rester à Glymma en échange de la libération des Siyee. Je me demande ce que les Blancs pensent de son choix de négocier avec l’ennemi. Ou plutôt, de se soumettre à son chantage. Il restait encore vingt-neuf prisonniers – si l’un d’eux avait bien été relâché ce matin. Selon les estimations de Tintel, plus des trois quarts des Siyee auraient déjà recouvré leur liberté le temps que la barge de Genza atteigne l’escarpement – et cela ne représentait qu’un tiers de la distance entre Kave et Glymma. À cette époque de l’année, le courant était si paresseux que les barges devaient être propulsées à laide de perches ou de rames. Donc, Tamun et Surim n’ont pas de souci à se faire. Les Jumeaux craignaient que Nekaun ait l’intention d’utiliser Auraya contre Mirar – ou Mirar contre Auraya. —Tout le monde croit qu’Auraya et toi êtes des ennemis mortels. Certains pensent même que Nekaun offrira de te tuer en échange du soutien d’Auraya. Ou l’inverse. —Auraya ne s’alliera jamais avec l’ennemi des Blancs, avait répliqué Mirar, même s’il n’en était plus complètement certain. La jeune femme avait déjà consenti un énorme sacrifice pour sauver les Siyee. —C’est une bonne chose qu’ils ne connaissent pas la vérité sur vos sentiments, pas vrai ? avait lancé Surim. Ils n’auraient qu’à décider lequel de vous deux jeter en prison et lequel manipuler. —Ce genre de chantage ne fonctionnerait pas sur Auraya, avait objecté Mirar. —Mais il fonctionnerait sur toi. Surim avait raison. Cependant, deux choses rassuraient Mirar : jamais il n’arriverait à Glymma à temps, et il faudrait une magie considérable pour emprisonner quelqu’un d’aussi puissant qu’Auraya. Cela occuperait une ou plusieurs Voix jour et nuit, à tour de rôle. Du coup, elles se retrouveraient vulnérables en cas d’attaque des Blancs. Genza et lui avaient atteint la barge. La Quatrième Voix lui fit signe de monter à bord et lui montra la cabine préparée à son intention. Elle était minuscule, mais propre et fonctionnelle. Les amarres furent larguées, et l’équipage usa de perches pour pousser l’embarcation vers le milieu de la rivière. Avec son fond plat, la barge oscillait pesamment dans le courant. Genza se dirigea vers la proue, puis pivota et lança un ordre. Les hommes retirèrent leurs perches de l’eau. Mirar recula involontairement d’un pas comme la barge bondissait en avant et se mettait à filer en soulevant de grandes gerbes d’écume sur les côtés. L’estomac de Mirar se noua alors même que son cœur se gonflait. Finalement, il semble que j’aie une bonne chance d’arriver à temps pour voir Auraya. Chapitre 26 Auraya avait longé des couloirs décorés de mosaïques aux motifs compliqués ; elle avait traversé des salles aux tapis multicolores et chatoyants ; elle avait déambulé dans des cours rafraîchies par des fontaines élégantes et des plantes exotiques. On lui avait servi des aliments artistiquement disposés dans de la vaisselle fine avec des couverts en or. Elle avait entendu des musiques aussi étranges que merveilleuses ; elle avait admiré des sculptures et toutes sortes d’autres œuvres dont la plus amusante était une carte d’Ithanie en mosaïque, où les Elaï étaient représentés comme des sirènes aux cheveux dorés et les Siyee comme des humains du dos desquels jaillissaient des ailes de plumes. Nekaun se donnait beaucoup de mal pour l’impressionner. Même si Auraya ne pouvait pas être sûre qu’il s’agisse de son véritable dessein, il ne faisait aucun mystère de son intention de la conquérir. L’idée qu’il la croie capable de se détourner des dieux circliens pour se convertir à la religion pentadrienne lui avait d’abord paru trop ridicule pour qu’elle la prenne au sérieux. Mais assez vite, elle s’était rendu compte que Nekaun pouvait très bien croire que sa démission avait été provoquée par un conflit avec le Cercle – et qu’il était donc possible qu’elle change de camp pour se venger, pour récupérer ses pouvoirs ou simplement parce que l’idéologie pentadrienne lui convenait mieux. Si elle lui semblait incorruptible, il finirait par renoncer. D’un autre côté, plus vite il aurait l’impression de l’avoir convaincue, plus vite il cesserait ses efforts. Vingt-sept Siyee étaient encore emprisonnés dans les cavernes sous le Sanctuaire ; Auraya devait donc continuer à jouer le jeu pendant vingt-huit jours. Je dois paraître impressionnée, mais pas trop intéressée. Résistante, mais pas inébranlable, se dit-elle. Je devrais feindre des moments de faiblesse pour entretenir son espoir de réussir à me convertir. Pour l’heure, Nekaun l’entraînait dans un large couloir qui reliait apparemment le Bas-Sanctuaire au Haut-Sanctuaire. —Est-il vrai que les Blancs vivent dans des appartements aussi spartiates et minuscules que ceux des prêtres ordinaires ? demanda-t-il par l’intermédiaire de son Compagnon omniprésent qui lui servait d’interprète. —Spartiates, oui, répondit Auraya. Minuscules, non. Elle devait se concentrer en permanence pour ne pas révéler ses capacités télépathiques. Plus vite elle apprendrait les bases de la langue locale, mieux ça vaudrait. Quelqu’un le lui avait d’ailleurs conseillé un jour. Une voix familière résonna dans sa mémoire. « Quelques rudiments de la langue locale peuvent vous donner un avantage, voire vous sauver la vie. » C’était Danjin qui lui avait dit ça. Auraya éprouva un pincement de tristesse. Ça faisait si longtemps qu’elle ne l’avait pas vu… Sa présence bienveillante et solide lui manquait. —Vous avez habité la Tour Blanche, n’est-ce pas ?s’enquit Nekaun. —Oui. —Tous les prêtres du Temple font-ils de même ? Auraya secoua la tête. —J’ai accepté de rester ici, pas de vous fournir des informations sur vos ennemis. Le sourire de Nekaun s’élargit. —Pardonnez-moi. Je ne voulais pas profiter de vous ; je suis juste curieux. Regardez, dit-il en désignant une étroite ouverture dans un mur. Ici se trouve un endroit qui nous est très précieux : la Chambre de l’Étoile. Turaan se mit brusquement à irradier une excitation nerveuse, et Auraya lut dans ses pensées que cette salle était le lieu de culte le plus sacré des Pentadriens. Une sorte d’autel. Comme Nekaun entrait, la jeune femme hésita à le suivre. Etait-ce dangereux pour elle ? Son ennemi pouvait-il lui faire, à cet endroit, des choses qui lui étaient impossibles ailleurs ? Il m’a promis sur ses dieux qu’aucun mal ne me serait fait durant mon séjour au Sanctuaire, se souvint Auraya. Et j’ai accepté qu’il me serve de guide. Si l’un de nous deux doit revenir sur sa parole, pas question que je sois la première. Prenant une grande inspiration, Auraya franchit le seuil et pénétra dans une salle plus vaste qu’elle s’y attendait. Tout était noir : le sol, le plafond et même les murs. En outre, ces derniers formaient des angles étranges. Auraya s’aperçut qu’il y en avait six, et que la pièce était un hexagone. Nekaun se tenait en son centre, au milieu de lignes argentées gravées dans le sol. Un frisson parcourut l’échine d’Auraya comme elle reconnaissait le dessin d’une étoile. Elle leva les yeux vers Nekaun. —Allez-vous me présenter à vos dieux ? demanda-t-elle, satisfaite de constater que sa voix ne tremblait pas. Le sourire habituellement si charmeur de la Première Voix lui parut sarcastique, pour une fois. —Non. Ce sont les dieux qui choisissent à quel moment ils apparaissent – pas moi. Ils ne nous parlent pas souvent, et c’est très rare qu’ils nous donnent des instructions. Nous apprécions qu’ils nous fassent suffisamment confiance pour nous laisser libres de nous gouverner nous-mêmes. —S’ils n’apparaissent jamais, votre peuple ne risque-t-il pas d’en déduire qu’ils n’existent pas ?le contra Auraya. Nekaun gloussa. —Je n’ai pas dit qu’ils n’apparaissaient jamais. Vous croyez qu’ils ne sont pas réels, n’est-ce pas ? —Je sais qu’au moins l’un d’entre eux l’est, puisque je l’ai vu pendant la guerre, révéla Auraya. Surpris, Nekaun cligna des yeux. —Vous avez vu un de nos dieux ? —Je crois que c’était Sheyr. —Il ne s’est manifesté qu’une fois. (La Première Voix plissa les yeux.) Vous étiez là ? —Oui. Quand votre armée est sortie des mines. C’est comme ça que nous avons pu revenir de la passe et nous porter à votre rencontre, expliqua Auraya. Nekaun secoua la tête. —Que faisiez-vous là ? Je boudais à cause de Leiard, songea Auraya. Mais je ne peux pas le lui dire. —J’explorais les environs. J’étais sur le point de partir quand Chaia m’a arrêtée. (Elle sourit.) Parfois, c’est quand même plus pratique qu’un dieu accepte de guider activement ses fidèles. Nekaun haussa les sourcils d’un air pensif. —Et vous, pensez-vous que mes dieux sont réels ? demanda Auraya. —Je ne les ai jamais vus, mais ça me semble probable. —Les vôtres sont-ils des survivants de la Guerre des Dieux ? —Je n’en ai aucune idée, répondit franchement Nekaun. En tout cas, ils ne nous ont jamais dit le contraire. Auraya fit un signe de dénégation. —Ou vos dieux sont nouveaux, ou les miens ne se sont pas rendu compte qu’ils leur avaient échappé. Nekaun la dévisagea en faisant la moue. —Ça ne vous dérange pas que vos dieux affirment avoir massacré tant d’autres dieux, et qu’ils en soient fiers ? Auraya fronça les sourcils. —Non. Les anciens dieux étaient cruels, et ils abusaient des mortels. —Mais pas les vôtres ?insista Nekaun. Soudain, Auraya repensa à ce qu’Emerahl lui avait dit sur la façon dont Chaia séduisait des jeunes femmes, et aux histoires de difformités pendant les années de transformation par Huan que les Siyee racontaient aux nouvelles générations. —Vous hésitez, fit remarquer Nekaun à voix basse. Je viens juste de lui fournir un de ces instants de faiblesse nécessaires pour entretenir son intérêt, songea Auraya. Sauf que ce n’était pas prévu, et que je ne faisais pas semblant. —Ils ont parfois commis des fautes, lui concéda-t-elle. Mais il serait impossible que des êtres si âgés n’aient jamais pris de mauvaise décision. D’après ce qu’on m’a enseigné, les dieux morts étaient coupables de crimes bien pires. Et ce qui compte par-dessus tout, c’est que le Cercle a apporté la paix, l’ordre et la prospérité en Ithanie du Nord. Cent années se sont écoulées depuis que ses membres ont uni leurs forces ; durant cette période, sept nations sont devenues alliées, et aucune guerre n’a éclaté – jusqu’à ce que vous nous envahissiez. L’expression de Nekaun était indéchiffrable à présent. Sortant du motif en forme d’étoile, il revint vers Auraya et lui désigna la porte de la salle. —Continuons, voulez-vous ? J’aimerais vous montrer le Bas-Sanctuaire, où nous recevons notre peuple et répondons à ses requêtes. Si vous êtes dévouée à la paix, l’ordre et la prospérité, cela devrait vous intéresser. Auraya sourit et se laissa gracieusement guider hors de la pièce. Le ciel était strié de nuages orange vif tirant vers le rose, mais un mur d’obscurité dissimulait la source de la lumière déclinante. L’escarpement qui surplombait Dekkar raccourcissait les jours en bloquant le soleil pendant l’après-midi. Je n’aimerais pas vivre ici, songea Emerahl. Cette falaise a quelque chose d’inquiétant. J’ai l’impression qu’elle va nous tomber dessus d’un instant à l’autre. Elle avait été impressionnée par la vitesse à laquelle les Penseurs avaient réussi à mobiliser une caravane de platènes pour les emmener à Sorlina. Deux jours après leur avoir lu les inscriptions sur les os, Emerahl avait réglé la note de sa pension et chargé ses affaires dans l’une des voitures couvertes. Barmonia lui avait dit qu’il dirigerait l’expédition, car il s’était déjà rendu à la cité en ruine tant de fois qu’il en avait perdu le compte. À la façon joviale dont il lui parlait désormais, Emerahl aurait pu croire que le gros homme commençait à l’apprécier – si elle n’avait pas perçu le dédain qui irradiait de lui quand il se trouvait près d’elle. Fais semblant d’y croire, ma fille, s’exhorta-t-elle. Sinon, le voyage n’en sera que plus déplaisant. Retiens-toi de dire que tu sais que ses collègues et lui ont l’intention de te jeter à bord d’un navire dès qu’ils auront trouvé le Parchemin. Une légère vibration parcourut le sol, faisant osciller les cordes des tentes. Emerahl leva les yeux vers les hommes assis autour du feu de camp. La plupart d’entre eux s’étaient interrompus et affichaient une expression alerte, teintée d’une vague inquiétude. Mais celle-ci s’estompa en même temps que la vibration. —Une secousse, murmura Yathyir avant de se resservir une écuelle du ragoût trop épicé que les domestiques leur avaient préparé. Ray leva les yeux vers Emerahl et sourit. —C’est très fréquent, lui dit-il pour la rassurer. Selon le grand Penseur Marmel, l’escarpement est une couche du monde qui glisse par-dessus une autre couche – celle sur laquelle nous nous tenons. Parfois, la terre tremble si fort qu’on ne peut pas tenir debout, et que les maisons s’écroulent. Les sourcils froncés, Emerahl détailla l’escarpement. —Je suis surprise que Hannya tienne encore debout. —Oh !il y a bien des effondrements localisés de temps à autre mais, dans l’ensemble, la ville est assez solide pour supporter les secousses. Il paraît qu’elle a été taillée à même la roche par des sorciers. —Jusqu’où va l’escarpement ? —Jusqu’à la côte sud-ouest. Mais sa hauteur varie selon les endroits. Nous visons une de ses failles, un point où elle s’est fendue en deux. (Ray tendit ses mains devant lui, paumes vers le bas, et mima deux morceaux de terrain s’écartant l’un de l’autre.) La fissure forme une longue pente abrupte. Pendant plusieurs millénaires, ce fut l’un des rares passages terrestres entre Avven et Mur. Elle a considérablement enrichi les gens qui la contrôlaient et qui taxaient la circulation de marchandises. Puis la Guerre des Dieux a éclaté, et un an plus tard, le pouvoir que détenaient les fidèles des dieux morts est passé entre les mains des fidèles des Cinq. —Un an plus tard ? Comment le savez-vous ? —Si vous examinez les textes d’époque, vous pouvez reconstituer la chronologie des événements. Bien entendu, certains ont affirmé que leurs dieux étaient toujours vivants alors qu’ils étaient morts, tandis que d’autres affirmaient que les dieux de leurs ennemis étaient morts alors qu’ils étaient toujours vivants. Mais la plupart des anciens dieux périrent en un laps de temps assez court. Emerahl secoua la tête, stupéfaite. Elle n’avait jamais su exactement quand et comment s’était produite l’élimination des anciens dieux. Les conséquences ne s’étaient pas manifestées tout de suite. —Les mortels ont dû mettre du temps à comprendre ce qui s’était passé. —Certains ne l’ont jamais compris. C’est difficile d’appréhender la mort d’entités invisibles. Il n’y avait pas de cadavres, pas de témoins— juste du silence. —Pourtant, leur disparition a eu un impact énorme sur le monde. —En effet. Les prêtres ont perdu leurs pouvoirs. Les dieux n’étaient plus là pour conseiller et contrôler leurs fidèles. Certaines personnes ont tiré parti de la faiblesse et de l’incertitude de leurs ennemis. Mais pas longtemps. Très vite, les Cinq ont uni leurs forces pour mettre fin au chaos et amener l’ordre. —Donc, les dieux pentadriens existaient avant la guerre ? —Je le crois. Sheyr était le dieu de la Prospérité, Hrun le dieu de l’Amour, Alor le dieu des Guerriers, Ranah la déesse du Feu et Sraal le dieu de la Richesse. On les vénère toujours comme tels à certains endroits. Emerahl rumina cette liste de noms et de titres. Les dieux circliens avaient jadis eu les leurs. Chaia était le roi des dieux, et Huan la déesse de la Fertilité. La Fertilité et l’Amour, c’est plus ou moins la même chose. Et les deux camps ont chacun leur dieu de la Guerre. Je suppose que ce sont les sujets à propos desquels les gens sont le plus susceptibles de prier. Donne-moi un amant, protège celle que j’aime, donne-moi des enfants, rends-moi fort et valeureux, ne me laisse pas mourir… Pour le reste, les Pentadriens semblaient avoir l’avantage, songea Emerahl. Un dieu de la Richesse devait être plus utile que Saru, l’ancien dieu du Jeu – ou même qu’un roi des dieux. En revanche, le continent sud aurait eu bien besoin d’une déesse des Femmes, si la population en général leur accordait aussi peu de considération que ces Penseurs. Barmonia se leva et bâilla bruyamment. —On part de bonne heure demain matin. N’allez pas vous coucher trop tard. Comme il se dirigeait vers les tentes, les autres hommes le suivirent tels des enfants bougons mais dociles. Ray sourit à Emerahl. —Me ferez-vous l’honneur de me laisser vous escorter jusqu’à votre tente ?s’enquit le jeune homme. Emerahl rit tout bas. —Tout l’honneur sera pour moi, répondit-elle avec la même politesse exagérée. Kéréon leur jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et leva les yeux au ciel, mais ne dit rien. Yathyir les regarda fixement. À l’éclat mauvais de ses yeux et à la jalousie qui émanait de lui, il était évident qu’il devinait les intentions de son jeune collègue. Quant à Ray, Emerahl le sentait très sûr de lui. Elle n’en fut pas surprise. Les hommes étaient des opportunistes, et supposaient généralement que les femmes menant une autre vie que celle d’épouse dévouée le faisaient pour accumuler les amants. Et dans mon cas, je ne peux pas dire qu’il se trompe. La tente d’Emerahl ne se trouvait pas loin mais, pour l’atteindre, il fallait enjamber plusieurs cordes. Ray resta tout près de sa compagne, prêt à l’aider si elle trébuchait, et Emerahl perçut sa déception quand elle atteignit sa tente sans encombre. Elle se tourna vers lui. —Vous êtes très belle, lui dit doucement le jeune homme. Emerahl faillit éclater de rire. Il la regardait comme s’il était sous le charme, mais ce qu’il éprouvait n’était rien d’autre que du désir sexuel. Néanmoins, il était charmant – et bel homme, ce qui ne gâchait rien. Coucher avec lui ne serait sans doute pas désagréable. Et puis, il était le premier homme qui s’intéressait à elle depuis Mirar. Et on ne peut pas vraiment dire que Mirar m’ait satisfaite. À cette pensée, Emerahl éprouva un pincement de culpabilité. Elle était injuste. Leiard contrôlait Mirar à ce moment-là. Et soudain, Emerahl se souvint de Leiard dans la caverne de Si, la regardant à travers les yeux de Mirar. « Je te crois quand tu dis qu’intégrer le bordel était nécessaire… Je me demande si, inconsciemment, tu ne cherchais pas la même chose que Mirar. Un rappel que tu es toujours un être physique et pas une déesse. » Emerahl s’écarta de Ray. Coucher avec lui ne la tentait plus du tout. Les autres Penseurs considéreraient ça comme la preuve que leurs préjugés au sujet des femmes étrangères étaient fondés. Pour autant, ils ne me respecteront pas davantage d’être restée chaste. —Bonne nuit, Ray, dit Emerahl. Je suis fatiguée. On se voit demain matin. Elle entra sous la tente à reculons et referma le rabat d’un geste décidé. De l’autre côté, elle perçut de la surprise et de la déception, puis de l’amusement et de la détermination. Au bout d’un moment, elle entendit le jeune homme s’éloigner et poussa un soupir de soulagement. Conjurant de la magie, elle dressa une barrière en travers du rabat de sa tente. Il faudra que je le repousse plusieurs fois avant qu’il renonce, songea-t-elle. Puis elle détailla l’étroite planche et le mince matelas qui lui servaient de lit. C’est toujours mieux que le fond d’un bateau et, de toute façon, je ne veux pas m’endormir trop vite. Elle s’allongea, ferma les yeux et se détendit. Lentement, ses pensées se mirent à dériver, et elle perdit toute notion de temps. —Emerahl. La voix duale des Jumeaux était pareille à l’écho d’un murmure dans son esprit. —Surim. Tamun. —Tu as bienfait de décourager ton soupirant, dit Tamun. —Ah ? Pourquoi ? —Surim aurait trouvé ça beaucoup trop intéressant. Emerahl n’avait pas envisagé que les Jumeaux puissent observer ses galipettes à travers les yeux de Ray. C’était une idée perturbante. —Tu ne m’aurais pas espionnée, pas vrai, Surim ? —J’aurais bien été obligé de garder un œil sur toi, au cas où il te serait arrivé quelque chose. Dans ton propre intérêt, tu comprends. —Je comprends, oui. Et s’il m’était arrivé quelque chose, de quelle façon aurais-tu pu m’aider ? Surim ne répondit pas. —Nous avons découvert la source de l’argent qui a été proposé à Raynora en échange du Parchemin, dit Tamun, brisant le silence. Ça vient des Voix. Elles ont dû découvrir que les Penseurs cherchaient le Parchemin, et ça ne me plaît pas du tout. —D’un autre côté, cela appuie notre théorie selon laquelle le Parchemin contient quelque chose de dangereux pour les dieux, ajouta Surim. —Pourrais-je persuader Ray de me le remettre une fois que les Penseurs l’auront découvert, s’enquit Emerahl. En le payant, au besoin ? —Non. Tu risquerais de révéler que tu connais sa mission. Il se peut que ses dieux l’observent. —Si c’est le cas, ils doivent déjà se méfier de moi, puisqu’ils ne peuvent pas lire dans mes pensées. —Exact. Ils ne tolèrent sans doute ton intervention que parce qu’elle permettra à Ray de s’emparer plus vite du Parchemin. —Comment puis-je l’en empêcher ? —Facile. Vole-le avant lui. —Voler le Parchemin aux Penseurs, les gens les plus intelligents d’Ithanie du Sud, au nez et à la barbe de leurs dieux ? Emerahl gloussa intérieurement. Ça pourrait être amusant. Chapitre 27 Lorsque, haletant et en sueur, il atteignit le sommet de la colline, Ton s’arrêta pour reprendre son souffle. Il leva les yeux et sa fatigue s’envola aussitôt. Devant lui, le terrain ondulait en formant de douces collines, puis cédait brusquement la place à une étendue plane qui scintillait sous le soleil bas et s’étirait jusqu’à l’horizon. La mer, songea Ton, émerveillé. Alors, voilà à quoi elle ressemble. L’eau avait l’éclat d’un tissu luxueux ou d’une immense feuille d’or. Soudain, Ton comprit que le piquant de l’air était dû au sel. Je dois approcher du refuge… à moins qu’il se trouve sur l’autre rive. Le fugitif scruta les collines, tout le corps tremblant d’excitation et d’épuisement. Il avait l’impression de marcher depuis une éternité. La vie qu’il avait laissée derrière lui ne lui apparaissait plus que comme un rêve – ou un cauchemar. Près de la côte se dressaient les silhouettes minuscules de nombreuses maisons. Un fin ruban les longeait en serpentant : une rivière. Ton distinguait de la fumée qui s’élevait vers le ciel crépusculaire. Etait-ce le refuge dont Chemlaya lui avait parlé ? Il n’y a qu’un moyen de le découvrir. Il se força à se remettre en route. Au moins, ça descend à partir de là. Comme les heures passaient, il s’occupa en pensant à sa femme Gli et à leurs deux fils. Ils adoreraient cet endroit. Les garçons n’avaient jamais vu la mer. Ton devrait apprendre à naviguer et les emmener faire des promenades en bateau. Peut-être deviendraient-ils pêcheurs. Ou fermiers. Le travail serait dur, mais moins qu’une vie d’esclaves. Non que Ton ait souffert autant que Gli dans sa jeunesse. Ils détestaient tous deux Gim et son clan. Toutes ces histoires d’honneur et de fierté ! Ton n’avait jamais rencontré un seul guerrier capable d’avoir une pensée décente. Plus vite il tirerait sa famille de là, mieux ça vaudrait. Comme la nuit descendait, l’humeur du fugitif s’assombrit. Il se reposa sur le bas-côté jusqu’à ce que la lune se lève et lui fournisse un peu de lumière pour voir où il mettait les pieds, puis il reprit son chemin. Il commençait à se demander si la route desservait bien le village lorsqu’il aperçut des lumières dans le lointain. L’excitation lui tordit le ventre, ravivant la faim qui le tenaillait depuis des jours. Mais en atteignant la première maison, Ton fut saisi par une vive répugnance à attirer l’attention sur lui ou perturber la quiétude des habitants. Il ralentit et poursuivit son chemin à pas feutrés. Les bâtisses d’abord largement espacées ne tardèrent pas à se rapprocher jusqu’à être collées les unes aux autres. Un homme sortit de l’une d’elles et se dirigea vers Ton, les sourcils froncés et l’air hostile. Soudain, un sourire fleurit sur son visage. —Vous êtes nouveau, hein ? Ils doivent vous attendre. La grosse taverne quelques portes plus loin sur la droite. Ton marmonna des remerciements et pressa le pas. Il n’aurait pas pu manquer la taverne : de la lumière et des bruits de voix se déversaient à flots par les fenêtres et par la porte. Un grand type efflanqué, assis dehors sur un banc, regarda approcher Ton en souriant. Il se leva pour le saluer. —Je suis Warwel, et toi ? —Je m’appelle Ton. —Bienvenue à Dram. Entre. Tu dois être fourbu et affamé. —Oui. L’homme posa une main sur l’épaule de Ton et le guida vers la porte de l’établissement. Les yeux du fugitif mirent quelques instants à s’accoutumer à la vive clarté des lampes, mais ses oreilles captèrent la pause dans les conversations. Regardant autour de lui, il vit que la grande salle était pleine d’hommes et de femmes. Certains le détaillaient d’un air amical, d’autres avec curiosité et quelques-uns avec méfiance. —Voici Ton, annonça Warwel d’une voix forte. Un nouveau venu de… ? Il jeta un coup d’œil à l’intéressé, qui répondit tout bas : —Chon. —Un nouveau venu de Chon, répéta Warwel. Il a fait un long chemin. Des murmures de bienvenue emplirent la pièce. Warwel fit signe à une femme. —Kit, tu veux bien lui apporter quelque chose à manger ? Le cœur de Ton se gonfla devant tant de politesse – et devant la tenue décente de la dénommée Kit. Celle-ci devait être une servante, sans quoi Warwel ne lui aurait pas demandé d’aller chercher quelque chose ; pourtant, il ne la traitait pas comme une esclave. Le marchand d’épices disait peut-être vrai. Bien sûr qu’il disait vrai. Je n’aurais pas quitté ma famille et entrepris un tel voyage si je ne l’avais pas cru. Néanmoins, c’était un soulagement de constater qu’il n’avait pas été trompé. Warwel entraîna Ton vers un banc, à une grande table déjà occupée par plusieurs autres clients. Ceux-ci buvaient, mais aucun d’eux ne paraissait saoul. —Chem m’a parlé de toi, dit Warwel. Perplexe, Ton cligna des yeux. —Vraiment ? Je croyais qu’il ne savait pas où vous étiez. Warwel se frappa le front. —Nous communiquons par la pensée. Je n’ai pas besoin de lui dire où je me trouve. —Oh ! De la magie. Ton regarda autour de lui. Les gens ressemblaient beaucoup à Chem. Ou plutôt, Chem leur ressemblait beaucoup. Comme la vérité lui apparaissait, Kit déposa devant lui un énorme bol de soupe et une assiette de pain. Ce sont tous des Pentadriens, songea Ton. Il baissa les yeux vers la nourriture qu’on venait de lui apporter, et son estomac gargouilla. Des ennemis. Il y avait un ustensile dans le bol. Il s’en saisit. Si je me joins à eux, je deviendrai un traître à mon pays. C’était une petite louche, qui contenait un morceau de viande. Ton écarquilla les yeux. De la viande ! Mais si les guerriers l’apprennent, ils nous tueront, ma famille et moi. La viande retomba dans la soupe comme Ton lâchait la louche. Il leva les yeux vers Warwel. —Ma femme et mes enfants…, commença-t-il, cherchant les mots pour exprimer son inquiétude. —Nous ferons tout notre possible pour les amener ici, lui assura Warwel. Mais je dois être franc : ce sera beaucoup plus difficile maintenant que les clans recherchent des espions. Ton hocha la tête. —Chem a-t-il été… ? —Tué ? Non. Personne n’est venu l’embêter pour le moment. Il restait donc une chance. Ton reprit la louche et la porta à sa bouche. La soupe était chaude et épicée. Elle sentait comme la boutique de Chem. Quant à la viande, elle était aussi tendre et aussi délicieuse qu’il l’avait toujours soupçonné. Sans cela, les guerriers ne l’auraient pas gardée pour eux. Ton mangea avec appétit. Lorsqu’il ne resta plus une goutte de soupe ni une miette de pain, il se tourna vers Warwel. —Que dois-je faire pour me convertir ? Surpris, l’homme cligna des yeux, puis éclata de rire. —Tu n’es pas obligé de le faire. Mais si tu le désires, nous te parlerons des Cinq. (Il hésita.) Te détournerais-tu si aisément du Cercle ? Ton haussa les épaules. —Lore n’a jamais rien fait pour moi ou ma famille. Il ne se soucie que des guerriers. —Et les autres dieux ? —Ils ne m’ont jamais aidé non plus. Ton bâilla. L’épuisement, la chaleur ambiante et la nourriture le rendaient somnolent. Gli l’accusait toujours de prendre des décisions hâtives quand il était fatigué. Il se rembrunit. —Je suppose que je devrais attendre l’arrivée de ma femme, mais entre-temps, ça ne peut pas me faire de mal de m’instruire sur vos dieux. Warwel eut un large sourire. —Dans ce cas, nous t’apprendrons. Mais pour le moment, ce dont tu as le plus besoin, c’est une bonne nuit de sommeil. Viens avec moi ; je vais te trouver un lit. Le Siyee libéré n’était plus qu’un petit point dans le ciel brumeux. Du coin de l’œil, Auraya vit Nekaun décroiser les bras et sut que la partie allait recommencer. —Je pensais que nous pourrions explorer la ville aujourd’hui, lança-t-il sur un ton léger. J’aimerais vous présenter à mon peuple. Son peuple, songea Auraya. Comme s’il était le seul dirigeant de ce continent. Je me demande ce qu’en pensent les autres Voix. —Ce sera sûrement intéressant, répondit-elle. Je suis certaine d’avoir déjà vu tout ce qu’il y avait à voir dans le Sanctuaire, et rencontré toutes les personnes qu’il y avait à rencontrer – à l’exception des autres Voix. —Elles ont hâte de faire votre connaissance, affirma Nekaun. Auraya eut un mince sourire. —J’en doute. Nekaun gloussa. —N’oubliez pas que, contrairement à moi, elles vous ont affrontée sur un champ de bataille. Elles ont de bonnes raisons de vous craindre. De me craindre ? Auraya fronça les sourcils. C’est plutôt lui qui craint quelles m’attaquent, ce qui rendrait notre accord nul et non avenu. Nekaun lui désigna l’escalier. —Allons-y, voulez-vous ? Auraya le suivit à l’intérieur du bâtiment et des couloirs du Sanctuaire. Turaan marchait derrière eux en silence. Les Serviteurs qu’ils croisaient dévisageaient brièvement la jeune femme avant de s’éloigner d’un pas vif. De leur esprit émanait un mélange désormais familier de curiosité et d’antipathie. Les Pentadriens ne savaient qu’une chose d’Auraya : elle était une ennemie qui avait tué leur ancien chef. Mais ils acceptaient le jugement de Nekaun et consentaient à la traiter avec la même politesse que lui. S’ils tenaient Nekaun en haute estime, celui-ci ne leur inspirait toutefois pas la même affection que les autres Voix. Dans les pensées que captait Auraya, il y avait beaucoup de comparaisons entre le jeune homme et son prédécesseur. Nekaun était apprécié et respecté par les Pentadriens ; Kuar, lui, avait été adoré. Nekaun aussi veut être adoré, devinait Auraya. Qu’est-il prêt à faire pour y parvenir ? Elle frissonna. Envahir l’Ithanie du Nord de nouveau ? Pourtant, en la présentant à son peuple et en l’instruisant de leurs coutumes, il faisait un pas pour favoriser la compréhension entre Pentadriens et Circliens. Peut-être espérait-il qu’éviter une seconde guerre lui vaudrait la vénération des siens. Ils avaient atteint le grand hall qui tenait lieu d’entrée au Sanctuaire. Tout autant que la première fois où Nekaun y avait amené Auraya, celui-ci grouillait de Serviteurs et de visiteurs qui s’arrêtèrent pour les regarder passer. Nekaun traversa la pièce, sortit et commença à descendre les larges marches qui conduisaient à la Parade. Au pied de l’escalier, plusieurs hommes musclés et torse nu attendaient près d’une litière en compagnie d’un Serviteur. Dans leurs pensées, Auraya perçut de l’ennui, du ressentiment mais aussi de la résignation. C’étaient les premiers esclaves qu’elle voyait. Nekaun lui avait expliqué que, traditionnellement, l’esclavage était la peine infligée aux criminels en Avven. C’était une idée nouvelle et intéressante, sans doute plus miséricordieuse que l’exécution, mais qui ne pouvait bénéficier qu’aux Serviteurs puisque les contremaîtres devaient être assez Doués pour étouffer une rébellion éventuelle. Nekaun fit signe à Auraya de grimper dans la litière, où elle s’assit face à lui et à son Compagnon. Le Serviteur aboya des ordres, et les esclaves se penchèrent pour saisir les poignées. C’était une sensation curieuse que d’être ainsi soulevée, songea Auraya. Même si les esclaves ne pouvaient rien faire de pire que la lâcher, la jeune femme ne put se défendre contre un certain malaise. Sur un ordre de la Première Voix, ils se mirent à descendre l’avenue principale de Glymma. Nekaun commença à parler des maisons qui avaient été démolies bien longtemps auparavant pour créer la Parade, et d’autres modifications apportées un siècle plus tôt. Ce fut à peine si Auraya entendit la traduction de Turaan : elle était trop distraite par les pensées des citoyens qu’ils croisaient. En apercevant la litière, les gens s’arrêtaient pour la regarder passer. C’était d’abord Nekaun qui retenait leur attention et suscitait leur excitation. Beaucoup d’entre eux imaginaient le moment où ils se vanteraient d’avoir vu la Première Voix auprès de leur famille et de leurs amis. Mais très vite, leur excitation se muait en choc et en colère comme ils apercevaient Auraya. Ceux qui ne reconnaissaient pas la jeune femme pour l’avoir vue sur le champ de bataille étaient très vite mis au courant par les autres. Une rumeur persistante affirmait qu’elle se trouvait au Sanctuaire depuis un petit moment déjà. Peu de gens étaient favorables à sa présence, et même ceux-là s’indignaient que l’ancienne Blanche ose se montrer si ouvertement aux pères, aux mères, aux frères et aux sœurs des malheureux quelle et ses alliés avaient tués. Et peu importe que ce soit l’initiative de Nekaun plutôt que la mienne. Tandis que la colère de la foule augmentait, la peau d’Auraya se mit à la picoter. La jeune femme conjura un peu de magie et s’enveloppa d’une barrière invisible. Le débit de Nekaun avait ralenti. Un pli soucieux était apparu entre ses sourcils, mais il continuait quand même à parler. Auraya s’efforça de prendre un air détaché, espérant que, s’ils continuaient à avancer, la foule ne pourrait pas bloquer le passage de la litière et l’attaquer. Non que j’aie quoi que ce soit à craindre de simples mortels. Mais ce serait embarrassant pour Nekaun, et très mauvais pour quelqu’un dans sa position. Des gens s’étaient mis à suivre la litière. Auraya sentit les battements de son cœur accélérer. Comme la foule grossissait, les esclaves s’en aperçurent et jetèrent autour d’eux des coups d’œil inquiets. Turaan était pâle, mais continuait à traduire tant bien que mal. Nekaun donna l’ordre de tourner dans une rue latérale. Ils n’avaient fait que quelques mètres dans cette dernière lorsque des gens émergèrent de venelles plus petites situées des deux côtés. Une masse humaine grouillante se forma autour de la litière, obligeant les esclaves à s’arrêter. —Meurtrière !cria quelqu’un. —Rentre chez toi ! Tu n’es pas la bienvenue ici ! Les habitants de Glymma criaient dans leur propre langue, mais Auraya pouvait feindre de deviner le sens de leurs paroles d’après le ton de leur voix et leur air furieux. Elle regarda autour d’elle. Un homme lui cracha à la figure. Sa salive s’écrasa sur le bouclier de la jeune femme et retomba sur le sol. Auraya remarqua que son cœur battait la chamade. Même si elle ne craignait pas ces gens, elle ne pouvait s’empêcher de réagir à leur attitude menaçante. Nekaun réclama que l’on pose la litière. Lorsque celle-ci eut touché le sol, il se leva. La foule recula de quelques pas et fit le silence. —Citoyens de Glymma, ne me faites pas honte, implora la Première Voix. Je comprends votre colère. Devant vous se tient une sorcière qui fut jadis votre ennemie, et vous ne voyez pas pourquoi vous lui feriez bon accueil. Pourtant, il existe une raison – une très bonne raison. Cette femme ne vous connaît pas ; donc, elle ne vous comprend pas. Sinon, elle vous aimerait comme je vous aime. Elle ne tolérerait pas que l’on fasse le moindre mal, à vous ou à vos proches. Je sais que vous êtes loyaux et honorables. Montrez-lui cela plutôt que votre haine stérile. Les gens ne parurent pas entièrement convaincus, mais les paroles de Nekaun les contraignirent à une obéissance maussade, chargée de rancune. Ils se retirèrent en maugréant. Nekaun se rassit et adressa un signe du menton au Serviteur qui dirigeait les esclaves. La litière fut de nouveau soulevée, et la foule s’écarta pour lui permettre de poursuivre son chemin. Même si Nekaun paraissait détendu, Auraya percevait de la raideur dans la façon dont il se tenait pour lutter contre le balancement de la litière. Il refusait de regarder son invitée en face. De toute évidence, il s’était mépris sur la réaction de son peuple. Le cœur de la jeune femme battait toujours trop vite, mais elle n’éprouvait que tristesse. Ces gens me haïssent, songea-t-elle. Ils me haïssent et je comprends pourquoi. Je représente l’ennemi à leurs yeux. Nekaun aura du mal à les convaincre de s’allier avec l’Ithanie du Nord dans un futur proche. Peut-être n’y parviendra-t-il jamais. Dès que la litière eut tourné dans la rue suivante, la Première Voix ordonna aux porteurs de regagner le Sanctuaire. Auraya lui jeta un regard interrogateur. —Nous allons changer de moyen de transport et prendre une platène couverte, expliqua Nekaun. Non que vous couriez le moindre danger, mais ce sera plus confortable et ça évitera de nouveaux incidents. Je suis désolé pour ce qui vient de se passer. —Vraiment ? Ou vouliez-vous me montrer la conséquence de mes prétendus crimes ? — Non, je ne m’attendais pas à ça. Parfois, j’oublie que tous les gens ne sont pas aussi prompts à pardonner que moi. —Vous n’avez pas pris part à la guerre, j’imagine ? —Si. Tout signe de faiblesse envolé, Nekaun se tourna vers Auraya et soutint son regard. —Dans ce cas, vous devez comprendre leur colère. Ce n’est pas facile de pardonner la mort d’un ou de plusieurs proches, et ces gens sont obligés de croire que l’invasion de l’Ithanie du Nord était justifiée – sans quoi, ils perdraient la foi en leurs dieux et en leurs dirigeants, fit valoir la jeune femme. Aussi blâment-ils le peuple qu’ils ont attaqué et qui n’a fait que se défendre. —Votre peuple n’est plus innocent de ce crime désormais, lui rappela Nekaun. Il est amusant que vous vous permettiez de nous faire la leçon alors que vous vous trouviez avec les Siyee qui nous ont envahis. Auraya secoua la tête. —Ce n’était pas une invasion, mais une vengeance idiote contre les exactions commises par les vôtres à Jarime. À l’instigation de Huan, ajouta-t-elle en son for intérieur. —Un point de vue intéressant, commenta Nekaun. —Allons, ricana Auraya. Vos défenses seraient bien pitoyables si toute l’Ithanie du Sud pouvait être menacée par une trentaine de Siyee. —Trente-trois Siyee et une sorcière, la corrigea Nekaun. Ah non !c’est vrai : vos dieux vous avaient interdit de prendre part aux combats éventuels. Vous ne trouvez pas ça étrange ? Auraya haussa les épaules, et la Première Voix sourit. —Je soupçonne qu’ils avaient d’autres raisons de vous envoyer ici. Le problème, c’est que je ne parviens pas à deviner lesquelles. Peut-être êtes-vous venue nous espionner. —Dans ce cas, pourquoi me faire faire une visite guidée du Sanctuaire et de la ville ? —Parce que je sais que vous n’y découvrirez ni secrets renversants ni faiblesses décisives. Nous ne prévoyons pas de nouvelle invasion de l’Ithanie du Nord. Quand je parle d’établir une paix durable entre nos peuples, je suis sérieux. Auraya dévisagea Nekaun. —Je viens pourtant de découvrir une de ces faiblesses décisives dont vous niez l’existence. Vous ne comprenez pas vraiment votre peuple. Vous pouvez peut-être lire dans ses pensées, mais vous refusez d’accepter qu’il porte trop de haine en lui pour faire si facilement la paix avec son ennemi. Dans les deux camps, vous allez rencontrer une forte résistance des gens à s’allier avec ceux qui ont tué leurs proches. Ils ont soif de vengeance, et toute tentative de vengeance entraînera des représailles. Cela peut continuer ainsi pendant des années, voire des siècles. Pourquoi ? Parce que vos dieux vous ont poussés à envahir mon peuple. Lentement, un sourire se fit jour sur le visage de Nekaun. —Mais vous êtes-vous jamais demandé pourquoi ? Parce que le Cercle ne tolère les fidèles d’aucune autre divinité. Les humains ne méritent-ils pas de pouvoir vénérer qui ils veulent ? La litière approchait des marches du Sanctuaire. Auraya planta son regard dans celui de Nekaun. —Peut-être que oui. Mais si vos dieux ont pensé qu’envahir l’Ithanie du Nord libérerait les mortels de l’intolérance circlienne, ils ont commis une erreur monumentale. Ils n’ont réussi qu’à tuer des tas de gens, Circliens et Pentadriens confondus, et à s’assurer que les générations suivantes continueraient à s’entretuer. La litière s’arrêta. Nekaun ne donna pas d’ordres. Il méditait les paroles d’Auraya. —À cela, je ne peux faire que deux réponses. D’abord, la décision d’envahir l’Ithanie du Nord ne venait pas de nos dieux en personne, puisqu’ils nous laissent libres de nos choix. Ensuite, nous ne trouverons jamais la paix si nous ne la recherchons pas activement. Il se peut que cela demande du temps et des efforts. (Il sourit.) Mais contrairement à vous, j’ai tout le temps du monde. Depuis qu’elle avait annoncé que le fugitif avait atteint sa destination et ordonné à Yem, à Gillen et à Danjin de remonter en voiture, Ella semblait ailleurs. Les hommes ne parlaient plus qu’à voix basse pour ne pas la déranger. Quand l’ambassadeur remporta une partie de contres, ses efforts pour contenir sa jubilation furent si comiques qu’ils atténuèrent quelque peu la douleur de Danjin d’avoir perdu sa mise. Sa douleur et sa surprise – car Gillen le battait rarement, contrairement à Yem qui s’était révélé un joueur d’une habileté étonnante. Par chance, le guerrier dunwayen trouvait méprisable de parier ou de jouer pour de l’argent ; aussi chacune de ses victoires ne coûtait-elle à Danjin qu’un peu de fierté. Après avoir rangé le jeu, Gillen s’était rassis et avait fermé les yeux. Lentement, sa bouche s’ouvrit et sa tête s’inclina sur le côté. Un léger ronflement emplit la voiture. Yem ne parut pas s’en apercevoir. Il était assis dans la position détendue d’un homme plus jeune, les paupières mi-closes et le regard lointain. Il se plongeait dans cet état méditatif chaque fois que la conversation s’interrompait, et Danjin se demandait s’il ne s’agissait pas d’une compétence que l’on enseignait à tous les guerriers de son peuple. Chaque fois qu’un bruit résonnait ou que quelqu’un se remettait à parler, Yem redevenait instantanément alerte. J’aimerais bien être capable d’en faire autant, songea Danjin. Il se tourna vers Ella, et fut surpris de voir quelle l’observait. La jeune femme sourit. —Avez-vous découvert quelque chose ? lui demanda-t-il. Ella acquiesça, puis jeta un coup d’œil à Yem, qui la regardait d’un air expectatif. —Je vais vous le dire. Puis nous devrons nous efforcer de dormir. Nous poursuivrons notre voyage de nuit, afin de diminuer les risques que les villageois nous voient approcher. Une platène qui roule de nuit peut susciter la curiosité, mais de jour, nous sommes certains de nous faire remarquer. —Les arems ne tiendront pas, la prévint Yem. —Nous en achèterons d’autres. Le guerrier se rembrunit mais n’ajouta rien. Danjin l’avait vu aider le conducteur de la platène à panser ses animaux ; il l’avait même entendu murmurer des paroles apaisantes à l’oreille de l’un d’eux, un soir qu’un hurlement lointain dans les bois l’avait effrayé. Très peu de Dunwayens possédaient des reynas, mais ceux qui en avaient les vénéraient presque. En revanche, Danjin n’avait jamais connu de guerrier qui fasse preuve du moindre égard envers les arems, ces bêtes de trait lentes, lourdes et massives. Il reporta son attention sur Gillen, qui ronflait toujours, et lui poussa le pied du bout de sa sandale. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour obtenir une réaction. —Hein, quoi ? On s’arrête ? demanda Gillen en clignant des yeux. —Non. Ellareen va nous révéler ce qu’elle a découvert, expliqua Danjin. Gillen se frotta les yeux. —Oh ! —Prenez un moment pour vous réveiller, dit gentiment la jeune femme. L’ambassadeur se donna quelques petites tapes sur les joues. —Ça va aller. Je vous écoute. Ella sourit. —Voici l’histoire que j’ai pu reconstituer à partir des pensées des habitants de Dram. Il y a presque un an, un navire pentadrien s’est échoué près de leur village. Ils ont sauvé autant de gens qu’ils le pouvaient et les ont accueillis chez eux. Les survivants les ont dédommagés en travaillant dans les champs ou en effectuant des corvées domestiques. Quand ils ont exprimé le souhait de rester, les villageois les ont aidés à construire des maisons et à trouver du travail, avec la permission du clan qui possède ces terres. » Ce qu’ils ignorent, c’est que le navire s’est échoué délibérément, et que ses passagers n’ont pas fui leur pays natal stérile où ils mouraient de faim. Ce sont des prêtres pentadriens et leur famille, envoyés pour tisser des liens avec les Dunwayens et les convertir. Ella fronça les sourcils. —Jusqu’ici, ils ont réussi à convertir la moitié du village. Les autres habitants acceptent leur revirement, même si quelques-uns d’entre eux en veulent aux nouveaux venus pour d’autres raisons sans importance. (Elle tourna son regard vers Yem.) Une fois installés, les Pentadriens se sont organisés pour faire venir à Dram les domestiques dunwayens mécontents de leur sort. J’ignore pourquoi le clan local les a autorisés à rester, mais j’ai bien l’intention de le découvrir. Les villageois pensent que l’augmentation du rendement de leurs terres les incite à ne pas y regarder de trop près. Yem haussa les épaules. —Le clan Correl ne passe pas souvent à Chon. Ses membres paient leurs impôts et votent en cas d’élection ; sinon, ils restent entre eux. —Je souhaite leur rendre visite. —Demain, nous devrions atteindre la route qui conduit à leur forteresse. —Tant mieux. Nous aurons besoin de leur aide pour arrêter ces Pentadriens. —En vous rendant à la forteresse, vous risquez de les prévenir de votre arrivée, fit remarquer Gillen. Et s’il y avait des espions là-bas ? —Je les trouverais, et je les neutraliserais, répondit fermement Ella. Yem s’agita sur son siège. —Et que ferez-vous des Pentadriens ensuite ? La jeune femme fronça les sourcils. —C’est à Juran et à I-Portak qu’il appartiendra de décider de leur sort. —Et de celui des villageois ? —Oui. Des plis barrèrent le front de Yem mais, une fois de plus, le guerrier garda le silence. Gillen grimaça et soupira. —Les villageois ont été manipulés, fit remarquer Danjin. Le seul crime qu’ils ont commis, c’est de tendre la main à des gens qu’ils croyaient dans le besoin. Vous n’allez tout de même pas les punir pour ça. —Les clans s’en moqueront, déclara Gillen, l’air sinistre. Ils voudront faire un exemple, pour décourager le reste de leurs domestiques de s’enfuir ou de donner asile à des ennemis. —Nous leur laisserons une chance de s’expliquer, affirma Yem. Cela servira-t-il à quelque chose ? se demanda Danjin. La justice dunwayenne tendait à être aussi impitoyable qu’expéditive. —Ils se sont détournés des dieux, dit sévèrement Ella. Ils ne sont pas totalement innocents, Danjin. Perturbé, le vieil homme la dévisagea. Ella plissa les yeux, et il sentit un frisson courir le long de son échine. Pourquoi ai-je l’impression qu’elle cherche des signes de déloyauté ? Il mit ce sentiment de côté. Mon rôle est de la conseiller. Je suis censé poser des questions dijficiles. —Et les villageois qui ne se sont pas détournés des dieux, ceux qui ignorent qu’ils ont été manipulés ? —Ils auraient quand même dû rapporter la présence d’ennemis sur le sol dunwayen, répliqua Ella. Dans cette affaire, il n’y a aucun innocent. —L’absence d’intervention de la part du clan a pu être interprétée comme de l’approbation, fit valoir le vieil homme. Les villageois ont pu craindre de contrarier leurs maîtres. —Nous n’en savons rien, Danjin, dit Ella en souriant, mais nous le découvrirons très bientôt. Si cela peut apaiser ta conscience, je chercherai ce genre de pensées dans l’esprit des villageois. Mais je doute que les clans se montrent aussi compatissants que toi. (Elle jeta un coup d’œil à Yem, qui haussa les épaules d’un air résigné.) À présent, dormons autant que possible. Demain sera une journée chargée. Chapitre 28 Les pas de Reivan et d’Imenja résonnèrent dans la salle où les Voix recevaient à dîner leurs invités de marque. Cinq couverts étaient dressés au bout de la longue table. Cinq convives à peine dans cette pièce immense… Ça pouvait paraître ridicule, mais ça faisait partie des efforts de Nekaun pour impressionner Auraya. Comme Reivan et sa maîtresse approchaient du bout de la table, une porte s’ouvrit non loin d’elles. Une femme entra et, un instant, Reivan ne vit rien d’autre que sa tenue blanche de prêtresse circlienne. La peur la submergea. Puis elle vit que Nekaun suivait la femme, son Compagnon fermant la marche. Sa robe noire formait un contraste frappant avec celle d’Auraya, et adressait un message d’une puissance égale. La peur de Reivan se mua en excitation nerveuse. En présence des Première et Deuxième Voix, la jeune femme se sentait en sécurité. Auraya n’avait aucune chance d’égaler le pouvoir combiné de Nekaun et Imenja… même si Reivan avait bien du mal à imaginer ces deux-là en train de collaborer. Ils le feraient sûrement s’ils y étaient obligés, raisonna-t-elle. Elle prit une grande inspiration et espéra que sa peur ne s’était pas vue sur son visage. Évidemment, cela ne servirait à rien si Auraya pouvait toujours lire dans les pensées. Reivan jeta un coup d’œil à Imenja. —Elle peut ? —Nous n’en sommes pas certains. —Prêtresse Auraya, voici la Deuxième Voix Imenja, lança Nekaun. (Turaan traduisit en hanien.) Imenja, voici la prêtresse et ex-Blanche Auraya. —Bienvenue à Glymma et au Sanctuaire, dit Imenja en avvène. Je préfère de loin vous avoir en face de moi à une table de banquet que sur un champ de bataille. Auraya demeura impassible jusqu’à ce que Turaan ait traduit, ce dont Reivan déduisit qu’elle avait sans doute perdu son Talent de télépathie. Puis elle eut un léger sourire. —Et moi donc… Imenja tourna imperceptiblement la tête vers Reivan, comme si elle répugnait à quitter Auraya des yeux ne serait-ce qu’une fraction de seconde. —Voici ma Compagne, Reivan. Auraya dévisagea la jeune femme. —Je suis honorée de faire votre connaissance. Nekaun m’a beaucoup parlé de vous ; il m’a notamment raconté comment vous aviez guidé l’armée pentadrienne hors des mines. Reivan sentit ses joues s’échauffer. —Moi aussi, je suis très honorée. Que lui a-t-il raconté d’autre à mon sujet ? Oh !ne sois pas ridicule, Reivan. Il ne va pas discuter de ses affaires de cœur avec une ancienne Blanche. Auraya parut amusée, probablement à cause de la rougeur de Reivan. Celle-ci fut soulagée quand l’ancienne Blanche reporta son attention sur Imenja, qui mentionna que Reivan parlait le sennien et qu’il serait peut-être bon qu’ils adoptent cette langue pendant le dîner. Mais ce fut à peine si sa Compagne l’entendit, parce que Nekaun avait enfin tourné son regard vers elle. Il lui sourit, et le cœur de la jeune femme fit un bond dans sa poitrine ; puis il détourna les yeux et désigna la table. —Asseyez-vous, je vous en prie. Nous serons mieux pour parler assis. Imenja et Auraya se placèrent de part et d’autre de la table, tandis que, fidèle à son habitude, Nekaun s’installait au bout. Reivan se retrouva assise face à Turaan. Celui-ci lui adressa un coup d’œil hautain avant de reporter son attention sur les autres convives. —Je trouve ça très intéressant, cette position de Compagnon, dit Auraya. Quand je faisais partie des Blancs, j’avais un conseiller, mais il n’était pas issu du clergé. —Pourquoi donc ?s’enquit Imenja. —Un conseiller n’a besoin que d’être intelligent, cultivé et pourvu de relations utiles. Un prêtre doit être Doué. Si nous restreignions notre choix aux membres du clergé, nous nous priverions potentiellement des services de gens précieux, expliqua Auraya. —C’est vrai, acquiesça Imenja. C’est pourquoi nous n’exigeons plus que nos Serviteurs soient Talentueux. Je vous en prie, ne lui dites pas que je n’ai aucun pouvoir magique, supplia mentalement Reivan. C’est tout de même une ancienne Blanche ; je préférerais qu’elle l’ignore. —La plupart de nos Serviteurs sont Talentueux, précisa Nekaun. Les autres possèdent des capacités exceptionnelles qui compensent plus que largement leur absence de pouvoirs magiques. —Avez-vous un groupe similaire aux Penseurs ?voulut savoir Imenja. Auraya secoua la tête. —Il existe en Ithanie du Nord des gens riches et éduqués qui font de la recherche pour se distraire ou par intérêt commercial mais, à ma connaissance, ils n’appartiennent à aucune structurre organisée. Qu’ont découvert ou inventé vos Penseurs ces derniers temps ? Nekaum entreprit de lui décrire plusieurs constructions imaginées par les érudits. Puis les domestiques apportèrent le plat de poisson et la conversation – ralentie par la nécessité de traduire chaque phrase –dévia vers d’autres sujets. Turaan but beaucoup d’eau, mais sa voix se fit rauque comme la soirée avançait. Reivan eut à peine besoin de parler. Au lieu de ça, elle se concentra pour assimiler le plus de choses possible sur Auraya. Après que les convives eurent fini le dessert et qu’on eut emporté leurs assiettes vides, Imenja se pencha en avant. —Alors, quelles sont vos impressions sur Glymma et le Sanctuaire jusqu’ici ? Auraya sourit. —Le Sanctuire est aussi beau qu’un palais. Et de toute évidence, Glymma a été planifiée avec beaucoup de prévoyance et de bon sens. Je suis particulièrement impréssionnée par ses acqueducs et par la facilité avec laquelle on circule dans ses rues ? —Mais pas par ses habitants ? —Je ne les trouve ni pires ni meilleurs que les gens du Nord. Imenja sourit. —Vraiment. —Oui. —Je pensais q’un point au moins jouerait en notre faveur. —Lequel ? —Nous ne maltraitons ni ne méprisons les Tisse-Rêves et les fidèles des dieux morts. Auraya acquiesça. —C’est exact. Mais mon peuple n’envahit pas les autres. Je pense que c’est un point positif bien supérieur au vôtre. (Elle soutint le regard d’Imenja quelques instants, puis tourna son attention vers Nekaun.) et avec l’encouragement des Blancs, l’attitude des Circliens envers les Tisse-Rêves est en train de s’améliorer. Imenja haussa les sourcils. —Avec l’encouragement des Blancs ? répéta-t-elle. N’ont-ils pas récemment chassé Mirar d’Ithanie du Nord ? Auraya écarquilla les yeux, puis les plissa. —Telle n’était pas leur intention originale, dit-elle avec une pointe d’ironie. —Ah bon ? Donc, il peut revenir chez vous quand bon lui semble ? —J’en doute. Nos dieux sont prêts à se montrer tolérants envers les Tisse-Rêves, mais ils n’ont pas changé d’avis au sujet de Mirar. —Pourquoi lui en veulent-ils autant ? l’interrogea Nekaun. Auraya pinça les lèvres en réfléchissant à sa réponse. —Le conflit qui les oppose est vieux d’un siècle. Je ne saurais vous dire de quelle façon il a commencé. —Je sais que les Tisse-Rêves ne vénèrent pas le Cercle, mais il doit y avoir une autre raison, affirma Imenja. Auraya opina. —Je pense que Mirar s’est bêtement dressé contre eux. À mon avis, il ne refera pas la même erreur. Elle ne peut pas en être certaine, songea Reivan. Et les Voix ont besoin de savoir si Mirar est dangereux. S’il l’est assez pour que les dieux circliens aient tenté de le tuer, représente-t-il une menace pour nous ? Il a survécu à une attaque par le plus puissant des Blancs, donc, il doit avoir de grands pouvoirs magiques… et Genza l’amène ici ! Auraya jeta un bref coup d’œil à Reivan. —Aimeriez-vous savoir où il se trouve ?s’enquit Nekaun. —Mirar ne m’intéresse pas, répondit Auraya. S’il est en Ithanie du Sud, vous pouvez le garder. —Vraiment ? C’est très généreux de votre part, gloussa Nekaun. (Il s’adossa de nouveau à sa chaise et balaya la tablée du regard.) Il se fait tard. Demain, je dois encore montrer la ville à Auraya et, le soir, nous dînerons avec Vervel. Je vais raccompagner Auraya à sa suite. Ce fut à peine si Reivan l’entendit. Elle était sûre qu’il venait de se passer quelque chose de bizarre, mais elle ne voyait pas bien quoi et, à présent, Nekaun semblait pressé de quitter la table. Comme les autres convives repoussaient leur chaise et se levaient, Reivan les imita. Ils se souhaitèrent poliment bonne nuit et se séparèrent. Puis Nekaun, Auraya et Turaan sortirent par la porte par laquelle ils étaient arrivés. Tandis qu’Imenja rebroussait chemin vers le couloir, Reivan se repassa dans sa tête la conversation au sujet de Mirar. Auraya m’a regardée d’une drôle de façon alors que je n’avais rien dit. Ça signifie peut-être… —Qu’elle a lu dans ton esprit, acheva Imenja à voix haute. Je crois que nous l’avons enfin poussée à se trahir. Mais nous ne voulons pas qu’elle se rende compte que nous savons. Sinon, nous perdrons le petit avantage que cela nous confère. —Donc, je ne la reverrai pas ? en déduisit Reivan. —Pas jusqu’à ce que nous révélions que nous connaissons cette capacité. (Imenja eut un sourire d’excuses. Les deux femmes sortirent de la salle à manger et s’engagèrent dans le couloir.) Alors, qu’as-tu pensé d’elle ? Reivan réfléchit. —Je ne crois pas qu’il y ait de grandes chances qu’elle s’allie avec nous. —Pas même si Nekaun propose de lui livrer ou de tuer Mirar ? —Non. Si elle est loyale envers ses dieux, elle ne se détournera pas d’eux, quoi que Nekaun puisse lui offrir. —Tout dépendra de ce qui ferait le plus plaisir au Cercle. Serait-il prêt à sacrifier Auraya en échange de la mort de Mirar ? Elle ne fait plus partie des Blancs, donc, elle n’est plus aussi importante pour eux, raisonna Imenja. —Elle reste une puissante sorcière, la contra Reivan. Ils ne voudront pas la perdre – surtout en notre faveur. Imenja acquiesça. —Je suis d’accord. Mais nous ne pouvons pas occulter la possibilité qu’Auraya fasse semblant de nous rejoindre pour assurer l’élimination de Mirar. —Ce serait un jeu bien dangereux. Risquerait-elle d’être démasquée et tuée juste pour débarrasser le Cercle d’un de ses adversaires ? —Tout dépend à quel point ses dieux souhaitent la mort de Mirar. —Et si Nekaun la souhaite ou non, ajouta Reivan. Après tout, Mirar est un sorcier puissant et immortel. S’il s’allie avec nous, peu importe qu’Auraya se convertisse à notre religion ou reste fidèle au Cercle. —Je pense même que ce serait un arrangement beaucoup plus bénéfique pour nous, acquiesça Imenja. Genza apprécie Mirar, et elle pense qu’il nous plaira aussi. —Il reste un problème de taille. —Ah ? —Les Tisse-Rêves ne tuent pas. Mirar ne nous servirait pas à grand-chose pour contrer Auraya. —Tu as raison. —Les avoir tous les deux de notre côté serait encore mieux, gloussa Reivan. Mais sans doute délicat, s’ils passaient leur temps à se disputer. Imenja ricana. —Au moins, ce serait divertissant. Danjin souleva le rabat de la platène et découvrit les portes d’une structure impressionnante droit devant. La forteresse du clan Correl enveloppait le sommet d’une colline avec une grâce presque reptilienne. De l’extérieur, on ne voyait que son mur d’enceinte, mais celui-ci jaillissait du sol telle une saillie naturelle. On aurait dit qu’il était là depuis des millénaires et, malgré quelques signes subtils de réparations çà et là, qu’il y serait encore des millénaires plus tard. C’était dans ce bastion que le clan Correl vivait replié sur lui-même. Il ne comptait plus guère de membres, et Yem avait expliqué à ses compagnons de voyage que son déclin était dû au petit nombre d’héritiers mâles. Le chef actuel était un vieillard dont le seul fils avait été tué dans un accident d’entraînement. Il avait nommé un de ses arrière-petits-enfants pour lui succéder. Néanmoins, il lui restait assez de neveux et de cousins pour constituer un petit bataillon. Yem était parti en avant pour annoncer leur arrivée. Malgré lui, Danjin s’inquiétait pour la sécurité du jeune homme. Si les guerriers du clan Correl avaient eux aussi été convertis par les Pentadriens, qui savait quel accueil ils lui réserveraient ? Danjin laissa retomber le rabat et regarda Ella, qui lui sourit. —Ne t’en fais pas. Yem va bien, et il a tout arrangé. La platène ralentit en atteignant la colline. Les arems étaient épuisés. Soudain, le bruit de leurs sabots ricocha sur des murs tout proches, et le sol redevint plat sous les roues de la voiture, qui ne tarda pas à s’arrêter. Ella tira son capuchon sur sa tête. Danjin descendit derrière elle, suivi par Gillen. Ils étaient arrivés dans une cour intérieure vide, à l’exception de deux guerriers qui se tenaient près d’une seconde porte et d’un binôme de gardes auxquels Ella jeta un bref coup d’œil. Un des guerriers était Yem ; l’autre, un homme aux épaules larges et aux cheveux grisonnants. —Salutations, Ellareen des Blancs, dit ce dernier d’une voix basse. Bienvenue en ma demeure. La jeune femme sourit. —Salutations, Gret, Talm de Correl. Voici Danjin Pique, mon conseiller, et Gillen Brabouclier, ambassadeur de Hania. —Bienvenue à vous deux. Entrez, pour que nous puissions discuter plus à notre aise. Ella avait demandé à Yem de faire en sorte que leur conversation ait le moins de témoins possible. Ils ne virent personne tandis qu’ils franchissaient la seconde porte, longeaient un couloir étroit et pénétraient dans un hall. Ella avait le regard dans le vague, et Danjin devina qu’elle sondait l’esprit d’observateurs invisibles. Gret les entraîna vers le fond du hall et leur fit gravir un escalier. Il s’arrêta devant une porte qu’il ouvrit, révélant une pièce caverneuse décorée par d’immenses tapisseries. Ella prit le siège que Gret lui offrait. Le vieux guerrier se dirigea vers une console et versa du fwa dans cinq gobelets, qu’il distribua à ses invités. —Très impressionnant, murmura Gillen. Il détaillait la plus grande des tapisseries qui montrait les collines alentour, divisées en champs par des murets de pierre. Dans les vallons, on devinait des hameaux. Au-delà, la mer était une vaste étendue scintillante surplombée par d’énormes nuages. C’est juste du fil coloré piqué dans une trame de toile, songea Danjin. Comment peut-on faire pour que la mer ait l’air de refléter le soleil, et que les nuages paraissent si réels ? —C’est la vue que l’on a depuis le toit de cette forteresse. Une œuvre de ma défunte épouse, révéla Gret. Elle était très douée. —Très douée, oui, acquiesça Gillen. Mais c’est un sujet quelque peu inhabituel pour une tapisserie dunwayenne. —Inhabituel pour une tapisserie dunwayenne de cette taille, le corrigea Gret. Nos femmes réalisent souvent des tapisseries plus modestes qui représentent leur demeure, et qu’elles accrochent dans leur chambre à coucher – raison pour laquelle vous n’en aviez pas vu jusque-là. (Le vieil homme sourit.) Tia était plus ambitieuse. Comme ses œuvres me plaisaient, je les ai fait accrocher ici après sa mort. Il se détourna et s’assit face à Ella. Le conseiller et l’ambassadeur prirent place de chaque côté de la Blanche. Levant de nouveau les yeux vers la tapisserie, Danjin se demanda si un des villages que l’on y voyait était celui où les Pentadriens s’étaient installés. —Yem a dit que vous veniez pour résoudre un problème important et urgent, lança Gret. En quoi puis-je vous aider ? —J’ai besoin de vos guerriers, répondit Ella. Comme elle lui racontait toute l’histoire, le vieil homme prit une expression consternée. —Etes-vous certaine que leurs intentions sont malveillantes ? —Je l’ai lu dans leur esprit. —J’ai entendu dire qu’ils travaillaient dur et qu’ils gardaient leurs convictions religieuses pour eux. —Vous n’avez pas été voir vous-même ? Gret fit un signe de dénégation. —J’ai confiance en le bourgmestre de Dram. S’il y avait eu un problème, il m’aurait prévenu. Les Pentadriens paient leurs impôts. Certains ont même épousé des natifs d’ici. —Vous avez autorisé les mariages entre Circliens et Pentadriens ? s’exclama Ella. Le vieil homme haussa les épaules. —Évidemment. Ella secoua la tête, incrédule. —Dites-moi, la cérémonie a-t-elle été célébrée selon les rites circliens ou pentadriens ? —Je n’ai pas demandé. —La moitié pentadrienne de ces couples s’est-elle convertie à la religion circlienne, ou l’inverse ? Gret écarta les mains en signe d’ignorance. —Leurs enfants seront-ils circliens ou pentadriens ?insista Ella. —Je l’ignore. (Le vieil homme fronça les sourcils.) Je préfère laisser les gens vivre leur vie. —Une politique d’une tolérance admirable… si ces naufragés venaient de Sennon ou de Hania. Mais ils sont nos ennemis. Ils vénèrent des dieux qui voudraient nous détruire. Nous ne pouvons pas leur faire confiance, comme nous venons d’en avoir la preuve. (Ella se pencha en avant.) I-Portak est d’accord avec moi. Les Pentadriens et la population de Dram doivent être emmenés à Chon pour y être jugés. Gret en resta bouche bée. Mais il se ressaisit très vite, et son visage s’empourpra. —À Chon ? Est-ce vraiment nécessaire ? Nous pourrions les juger ici. Ella secoua la tête. —Il est impossible de dissimuler un événement d’une telle ampleur, Gret. Les gens le découvriront. —Mais devons-nous donner aux Pentadriens la satisfaction de faire savoir au reste du monde que leur plan a fonctionné, fût-ce brièvement ? —Les gens doivent être informés de ce dont ils sont capables, pour éviter de se laisser prendre à leurs futures tromperies. Et ils doivent être conscients de la rapidité et de la sévérité de la punition qui sera infligée à quiconque osera abriter des Pentadriens. —Mais faut-il vraiment que tous les villageois se rendent dans le Nord ? Et les vieux ? Et les femmes, les enfants ? C’est un voyage bien long, et une cruauté inutile à infliger aux innocents. Ella grimaça. —Ils doivent tous y aller, sans quoi, d’autres innocents risquent d’être pris pour cibles à l’avenir. M’aiderez-vous ? Les épaules de Gret s’affaissèrent. —Bien entendu. Tandis qu’Ella négociait le nombre des guerriers et parlait de la stratégie à employer pour approcher le village, Danjin considéra la position du vieil homme. Si on venait à savoir qu’il avait été dupé par l’ennemi, sa réputation en prendrait un coup. Et ses revenus aussi. Un village désert signifiait des champs, du bétail et des bateaux de pêche laissés à l’abandon. Danjin se demanda dans quelle mesure la consternation de Gret était due à des considérations d’honneur et d’argent, et dans quelle mesure au châtiment qui attendait ses gens. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la compassion envers le vieil homme – ni se défendre contre un malaise grandissant. Ella était-elle si avide de faire un exemple qu’elle punirait tous les villageois avec une égale dureté – convertis ou non, jeunes ou vieux, adultes ou enfants ? Je suppose que je ne tarderai pas à le découvrir. Chapitre 29 Tandis que l’aube rampait à travers la jungle, Mirar s’essuya le front et tenta d’ignorer la sueur qui coulait déjà le long de son dos. Bientôt, Genza sortirait de sa cabine pour se remettre à propulser la barge vers l’amont de la rivière, et le mouvement créerait une brise qui soulagerait les passagers. Mirar imaginait parfaitement combien la traversée fluviale de Dekkar eût été déplaisante sans une Voix à bord. Chaque soir, lorsque Genza s’arrêtait pour manger et dormir, la brise retombait. Il n’y avait que peu ou pas de vent naturel sur la rivière, et la chaleur ne faiblissait jamais. La nuit, la cabine de Mirar était si étouffante que le Tisse-Rêves montait dormir sur le pont avec l’équipage. La jungle ne se taisait jamais ; le bourdonnement des insectes et les cris des oiseaux formaient une incessante toile de fond sonore. De temps en temps, d’autres cris résonnaient à travers les arbres, suscitant des réactions variables. Quelques jours plus tôt, un grondement en provenance de la berge avait fait taire les conversations pendant le dîner. Un des marins avait expliqué à Mirar que c’était le cri du légendaire roro, un carnivore géant à la fourrure noire et aux énormes crocs pointus. On racontait que parfois, les roros nageaient jusqu’aux bateaux la nuit pour emporter leurs passagers. Ce qui expliquait pourquoi plusieurs lampes brûlaient toute la nuit à bord, pourquoi l’équipage s’amarrait au milieu de la rivière, à l’écart des branches qui la surplombaient, et pourquoi il accrochait au bastingage des cordes garnies de clochettes. Le marin qui parlait souvent avec Mirar était un homme d’âge mûr au corps mince et nerveux, appelé Kevain. Chaque soir, il invitait le Tisse-Rêves à dormir près de lui sous sa moustiquaire en échange d’un peu de l’huile de Tintel. Il sortait une petite outre de liqueur très forte, et tous deux échangeaient des histoires jusqu’à ce que l’alcool les assomme, leur permettant de trouver le sommeil. Un bruit près de lui fit tourner la tête à Mirar. Kevain se levait, enroulant adroitement sa moustiquaire afin de la ranger pour la journée. Il adressa un sourire grimaçant à son compagnon. —On devrait arriver à Pied dans la journée, dit-il. (Pied était le nom du village vers lequel ils se dirigeaient.) Tu as le vertige ? demanda-t-il en désignant l’escarpement qui les surplombait. Mirar secoua la tête. —Tant mieux. (Kevain agita le poing – un geste qui, d’après les déductions de Mirar, saluait le courage de quelqu’un.) C’est difficile pour les gens qui l’ont. Si tu ne te sens pas bien, évite de baisser les yeux. —Je m’en souviendrai. La grimace de Kevain s’élargit. —Après ça, tu chevaucheras les vents, petit veinard. Ah !la Quatrième Voix est levée. Je ferais mieux de me mettre au boulot. Il se hâta de rejoindre le reste de l’équipage, laissant Mirar seul pour saluer Genza. On leur servit un rapide petit déjeuner, puis la Quatrième Voix reprit sa place à la proue. Ayant trouvé un endroit où s’asseoir sans gêner personne, Mirar regarda la jungle défiler sur les côtés et l’escarpement se rapprocher. Au bout d’une heure environ, la barge ralentit. Une petite jetée apparut devant elle. Genza laissa le soin de manœuvrer aux marins qui, à l’aide de perches, approchèrent l’embarcation de la jetée et l’y amarrèrent solidement. S’ensuivit une agitation brève mais intense comme les domestiques déchargeaient les provisions. Mirar alla chercher son paquetage dans sa cabine, fit ses adieux à Kevain et attendit jusqu’à ce que Genza lui fasse signe de la rejoindre. Ils descendirent à terre ensemble, suivis par leur escorte de Serviteurs et de domestiques. Au bout de la jetée, une rue étroite passait entre des bâtisses de bois serrées les unes contre les autres. Les façades étaient peintes de couleurs vives à divers stades de la décrépitude. Curieusement, le sol était recouvert de sable – alors que Mirar n’en avait vu nulle part dans la jungle. Au-dessus de chaque porte pendait une enseigne dont le dessin indiquait la nature du commerce qui se faisait là. Il n’y avait guère de variété : les gens du coin vendaient de la nourriture, du vin ou des transports et louaient des lits et des femmes. Les femmes en question se tenaient sous les portes cochères, arborant un sourire dénué de conviction et des vêtements assez sommaires. Elles n’avaient pas l’air en bonne santé, et elles se recroquevillèrent craintivement à la vue de Genza et des Serviteurs. Mirar éprouva une bouffée de compassion pour elles ; il résolut de revenir un jour et de voir s’il pouvait les aider. Mais ce fut à peine si Genza jeta un coup d’œil aux malheureuses en passant. Au bout de la rue se dressait une grosse bâtisse adossée à l’escarpement. Genza s’arrêta pour regarder la boîte en bois rectangulaire qui s’élevait de son toit. Mirar remarqua d’épaisses cordes tendues à la verticale. Il leva les yeux. L’escarpement semblait toiser Pied. Un objet minuscule descendait le long de la paroi de pierre sombre : une autre boîte en bois. —Les provisions sont déjà en route, annonça Genza. Nous prendrons la prochaine. Mirar remarqua qu’une petite foule se massait au pied du bâtiment, et il sentit l’agacement général se muer en respect maussade comme les gens comprenaient pourquoi leur ascension avait été retardée. Genza entraîna le Tisse-Rêves à l’intérieur du bâtiment. Une énorme roue métallique occupait le plus gros de l’espace. Des cordes aussi épaisses que le bras passaient par un trou dans le plafond. —Les deux cabines doivent contenir plus ou moins le même poids, expliqua Genza. (Elle tendit les mains devant elle et fit monter la droite en baissant la gauche, puis inversement.) Comme Dekkar a plus de choses à vendre que l’ouest d’Avven, les opérateurs sont souvent obligés de rajouter des sacs de sable dans celle qui descend. Mirar acquiesça. Cela expliquait le sable dans les rues du village : il fallait bien le mettre quelque part, puisqu’il n’était pas utile de le renvoyer. Comme la cabine descendante apparaissait lentement par le trou du plafond, Genza fit gravir à Mirar les quelques marches qui conduisaient à une plate-forme de bois. Un homme attendait là ; à la vue de la Quatrième Voix, il fit respectueusement le signe de l’étoile. La boîte s’arrêta au niveau de la plate-forme. Sa moitié supérieure était ouverte, et Mirar vit plusieurs personnes à l’intérieur. Il perçut de la peur et du soulagement, mais aussi de l’excitation et de l’apathie. Il reconnut l’odeur d’une racine que les Dekkans consommaient pour ses vertus apaisantes. Plusieurs des passagers en mâchaient. Lorsqu’ils aperçurent Genza, les occupants de la cabine écarquillèrent les yeux, et tous firent le signe de l’étoile. L’opérateur tira un loquet dans la moitié inférieure de la boîte et ouvrit sa face avant comme une porte. Dès que les passagers furent descendus et eurent quitté la plate-forme en empruntant un autre escalier, il fit un pas sur le côté et baissa les yeux comme Genza montait dans la cabine. Mais Mirar le vit jeter un regard aussi bref que curieux à la Quatrième Voix. Une cloche sonna. La boîte s’ébranla. Quand elle émergea par le trou du toit, Mirar découvrit une mer de verdure. La jungle s’étendait devant lui, son étendue luxuriante à peine trouée par les tours et les détours de la rivière. Plus la cabine s’élevait, plus la vue devenait grandiose. L’océan ne tarda pas à apparaître dans le lointain. Alors, voilà ce qu’Auraya ressent quand elle vole, songea Mirar. L’envie lui serra brusquement le cœur. Emerahl n’a pas réussi à voler, mais ça ne signifie pas que je n’y parviendrai pas non plus. Je me demande si j’aurai un jour l’occasion de demander à Auraya de m’apprendre. Et si elle accepterait. Après tout, je lui ai enseigné la guérison magique. Elle a une dette envers moi. —Que pensez-vous de ce dispositif ? l’interrogea Genza. Mirar se tourna vers elle. —Je le trouve très impressionnant. Y a-t-il déjà eu des accidents ? —Quelques-uns. (Genza haussa les épaules.) Généralement dus à la stupidité des passagers. La corde est remplacée chaque année, et la nouvelle soigneusement testée avant sa mise en service. (Balayant le paysage du regard, elle poussa un petit soupir.) Je ne m’en lasse jamais. Mirar reporta son attention sur la vue. De fait, elle était spectaculaire. Bien trop tôt au goût du Tisse-Rêves, la cabine ralentit. Elle s’arrêta dans un soubresaut, au niveau d’une plate-forme taillée à flanc de falaise entourée par une balustrade. Mirar en descendit à la suite de Genza et suivit la Quatrième Voix dans un second village. Celui-ci était aussi étendu que Pied était compact. Une large rue circulait entre des maisons aux murs de terre battue, très espacées les unes des autres. Ici, tout était couleur de sable, même les vêtements des habitants – mais ce n’était peut-être qu’une impression due au soleil aveuglant. Il faisait plus chaud et plus sec qu’au pied de l’escarpement, et le bourdonnement incessant des insectes avait été remplacé par le gémissement du vent. —C’est Sommet, dit Genza. Je sais : ils ne se sont pas beaucoup cassé la tête pour les noms. Les domestiques étaient en train de charger à bord d’un tarn les caisses et les malles en provenance de la barge. Deux platènes attendaient non loin pour transporter les Serviteurs. Genza vérifia que tout était conforme à ses instructions, puis souhaita un bon voyage aux prêtres. Mirar lui jeta un regard interrogateur, et elle sourit. —Nous allons continuer seuls. Ce sera beaucoup plus rapide. —Continuer seuls ? Comment ? —Par bateau à vent. Venez. Genza traversa le village à grands pas décidés. À la lisière de Sommet, Mirar découvrit un désert sans relief qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Plusieurs bâtiments de pierre à un étage, mais dépourvus de fenêtres, se dressaient non loin de là. Genza entraîna Mirar vers l’un d’eux. Après la vive clarté du soleil, le Tisse-Rêves trouva qu’il faisait bien sombre à l’intérieur. Puis ses yeux s’accoutumèrent, et il vit qu’il n’y avait pas de plafond au-dessus de sa tête. Le bâtiment était creux. Sur un côté se découpaient plusieurs grandes portes en bois. L’une d’elles, ouverte, laissait entrer assez de lumière pour que Mirar distingue les engins étranges qu’elle abritait. Des bateaux. Des bateaux comme je rien avais encore jamais vu. Il regarda autour de lui. Tous les vaisseaux avaient une coque plate et étroite, ainsi que d’immenses voiles claires fixées à des mâts élancés. Genza leva les yeux vers Mirar et eut un large sourire. —Vous allez adorer, promit-elle. Elle se détourna comme un Avvène d’âge mûr accourait et invitait les visiteurs à ressortir. —Vos pilotes vous attendent, dit-il en désignant deux silhouettes qui, au loin, se tenaient debout près de deux des curieuses embarcations. —Je n’en aurai pas besoin, répondit Genza, mais mon compagnon, si. Les vents sont-ils favorables ? L’homme acquiesça. —S’ils se maintiennent, ils pourraient bien vous déposer à Glymma. Genza le remercia et se dirigea vers les pilotes. Mirar lui emboîta le pas. —Ces… bateaux peuvent vraiment nous emmener jusqu’à votre capitale ? —Si le vent se maintient, nous devrions y être dans quatre jours, confirma Genza. Quatre jours ? Mirar secoua la tête. Maintenant, je comprends pourquoi elle ne s’est pas donné la peine de faire du cabotage le long de la côte. Jamais un navire n’aurait fait l’aller-retour à Dekkar si rapidement. Les silhouettes appartenaient à deux jeunes hommes. À l’approche de Genza, ils sourirent et firent le signe de l’étoile. La Quatrième Voix examina les bateaux à vent et en choisit un, dont le pilote se retira à contrecœur. Mirar devina que les embarcations appartenaient à et étaient entretenues par leur pilote, et il se demanda comment le jeune homme récupérerait le sien. Une rafale assaillit le trio, et le pilote restant dut lutter pour immobiliser son embarcation. Lorsqu’elle fut passée, Genza désigna la proue à Mirar. —Asseyez-vous là, tourné vers l’avant. Et ne vous agitez pas. Il faut autant de sens de l’équilibre que de magie pour manœuvrer ces engins. Mirar s’exécuta et posa son paquetage entre ses genoux. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit que le pilote avait noué un foulard sur le bas de son visage et pris place à la poupe. Genza s’installa elle aussi à l’arrière de son bateau d’emprunt. À la rafale suivante, la voile se déroula, et l’embarcation jaillit en avant. Le bateau à bord duquel se trouvait Mirar s’inclina, et le Tisse-Rêves empoigna le plat-bord. Derrière lui, il entendit le pilote dire quelque chose d’une voix étouffée. En regardant derrière lui, il vit le jeune homme lui désigner des poignées dans la coque. Puis il avisa deux trous probablement conçus pour y caler ses talons. Dès qu’il fut bien installé, le pilote poussa un cri pareil à un ululement, et le bateau s’ébranla. Il ne fusa pas comme celui de Genza quelques instants plus tôt. Levant les yeux, Mirar vit que le pilote déroulait progressivement sa voile. L’embarcation gagna de la vitesse. Un autre cri s’éleva dans le dos du Tisse-Rêves, suivi par le claquement de la toile désormais libre. Alors, le bateau vira brusquement et fila au-dessus du sable. C’était une sensation enivrante. Mirar se surprit à crier de joie avec le pilote. Mais bientôt, celui-ci se tut. Le bateau ne ralentit pas pour autant : il continua à filer vers un horizon apparemment immuable. De temps à autre, une rafale soufflait du sable au visage de Mirar. L’air était sec, la chaleur accablante. Des heures s’écoulèrent. Ils finirent par atteindre une succession de dunes basses, à l’approche desquelles des rafales les assaillirent par le flanc. Mirar sentait le moindre mouvement du pilote qui luttait pour contrer les effets du vent. Son admiration pour le talentueux jeune homme grandissait de minute en minute. Puis il se souvint de Genza et scruta le sable droit devant. De la Quatrième Voix, il n’y avait pas le moindre signe. Mais son bateau à vent ne transportait qu’une seule personne, aussi était-il normal qu’il aille plus vite. Mirar ne la reverrait probablement pas avant qu’ils fassent halte pour la nuit. Une giclée de sable ponctuée par un cri triomphant le détrompa aussitôt. Genza dépassa son bateau en riant aux éclats. Mirar ne put s’empêcher de glousser comme elle s’élançait depuis le sommet des dunes et dévalait leur autre versant avec une adresse acquise au fil de si nombreuses années qu’aucun mortel n’avait l’espoir de l’égaler un jour. Si les autres Voix lui ressemblent, elles doivent être beaucoup plus douées pour s’amuser que les Blancs, songea Mirar avec un sourire. Mais très vite, il redevint grave. C’était facile d’admirer Genza en cet instant. Il ne devait pas oublier que cette femme élevait et entraînait des oiseaux à tuer des humains, qu’elle gouvernait un continent entier et avait récemment déclaré la guerre à un autre. Je me souviendrai de cette facette d’elle, mais pas au point de jeter tout bon sens et toute prudence aux orties, se promit-il. Même s’il feignait l’indifférence, Barmonia ne manquait jamais d’être impressionné par les ruines de Sorlina. Ici, l’escarpement vertigineux qui projetait son ombre sur eux la veille s’était effondré, et parmi ses décombres avait été construite une cité. L’éboulis formait un passage naturel, bien qu’un peu abrupt, entre les hautes terres d’Avven et les basses terres de Mur. Il n’était donc pas surprenant qu’une communauté ait jadis prospéré à cet endroit ; en revanche, on pouvait trouver étrange qu’il n’y en ait plus aujourd’hui. Toute la matinée, l’étrangère avait scruté la cité qui la surplombait avec stupéfaction. À un moment, pendant la traversée de la rivière, elle avait dit quelque chose à Raynora – comme quoi il n’y avait pas assez d’eau pour alimenter une ville. Mikmer l’avait remise à sa place en lui rappelant que c’était la saison sèche, et que le cours d’eau était donc à l’étiage. L’étrangère l’avait regardé d’un air amusé, presque condescendant, mais n’avait rien répondu. Evidemment, une cité incapable de survenir à ses besoins pendant toute l’année était vouée à dépérir et à disparaître, mais Barmonia n’avait pas voulu humilier Mikmer en le lui faisant remarquer. La route gravissait la pente en zigzag. Jadis, elle était pavée, mais les mouvements du sol y avaient ouvert des fissures par endroits. Voilà pourquoi les Penseurs avaient abandonné leurs voitures au pied de la falaise et montaient désormais les arems de leur attelage, tirant derrière eux ceux qui portaient les tentes et l’équipement. La route longeait des murs de pierre à demi effondrés, vestiges de demeures antiques. Pas si antiques que ça, se corrigea Barmonia en son for intérieur. La cité n’a péri que depuis quelques siècles. Pas comme Jeryma dans le Nord ou Karn dans le Sud. Mais plus les ruines étaient récentes, moins il y avait de chances qu’elles aient été pillées. Par le passé, Barmonia avait ouvert ici des tombeaux qui regorgeaient encore de trésors, et rapporté à la bibliothèque de Hannya ou vendu à des collectionneurs maintes statues et maints bas-reliefs. Ils n’étaient pas aussi rares que les reliques d’autres cités disparues, mais on pouvait quand même en tirer un bon prix. Les statues présentaient souvent des restes de peinture, ce qui déplaisait aux acheteurs, mais Barmonia – et lui seul ! – avait trouvé une méthode pour les enlever sans abîmer la pierre. Le gros homme sourit. Si les indications gravées dans les os du prêtre étaient exactes, il n’allait pas seulement découvrir un tombeau supplémentaire, mais toute une nouvelle partie du Temple de Sorli. À présent, la petite procession dépassait les maisons de plus grande taille qui surplombaient les autres. Barmonia entendit Ray dire à la femme : —… Par là. Des latrines publiques. Je vous jure. Ces gens pissaient devant leurs voisins – les hommes comme les femmes. Vous imaginez l’odeur ? Oh !nous avons creusé à l’intérieur. Nous n’avons pas trouvé de charbon ni de teintures, mais des tas de cette espèce de paille qui garnissait aussi les latrines des habitations privées. Une grande quantité de pièces, aussi. La route tourna, et ils pénétrèrent dans le premier des niveaux supérieurs de la ville, celui où se situaient les bâtiments publics. Beaucoup de murs tenaient encore debout, car ils avaient été construits plus épais et avec des matériaux plus solides. Ray nomma chacun de ces bâtiments et en décrivit la fonction à l’étrangère. Puis la route tourna de nouveau, et ils débouchèrent sur une grande place. Comme toujours, Barmonia trouva ce spectacle aussi impressionnant que perturbant. Les mouvements du sol avaient soulevé les énormes dalles de pierre, de sorte que très peu d’entre elles demeuraient horizontales. Quelques-unes avaient tellement basculé qu’elles se dressaient quasiment toutes droites, tandis que d’autres formaient un angle précaire et dangereux avec le sol. Ray se tut comme le chef des Penseurs mettait pied à terre et prenait sa monture par la bride. Cet endroit avait toujours eu quelque chose d’étrange. Le vent y faisait des sons bizarres. La traversée réclamait beaucoup de temps et de concentration, d’autant que les arems lourdement chargés ne pouvaient pas négocier de déclivité trop importante. Lorsque Barmonia atteignit l’autre bout de la place, il poussa un soupir de soulagement et s’assit sur une colonne renversée pour attendre le reste du groupe. La femme leva les yeux vers la bâtisse qui se dressait derrière lui. —Le Temple de Sorli, dit Ray à voix basse, en se penchant vers elle. Les autres suivirent la direction de son regard, et Barmonia les vit se décomposer. —Le dôme a disparu, dit Yathyir, sur qui on pouvait toujours compter pour énoncer l’évidence. —Oui. (Barmonia se leva et pivota vers les ruines du bâtiment.) Il a dû s’écrouler pendant une récente secousse sismique. Espérons que le passage n’est pas bloqué, ou nous devrons faire appel à de la main-d’œuvre locale. Tendant la longe de sa monture à un domestique, le gros homme entra. De la lumière et des gravats remplissaient le grand hall, qui, jusque-là, avait toujours été plongé dans la pénombre. Désormais, on pouvait admirer la beauté des tapisseries ainsi que les dégâts causés par la pluie. Celle-ci avait répandu sur le sol des fragments de dalles pas plus gros que des cailloux. Barmonia se fraya un chemin jusqu’à l’autel et s’arrêta pour lever les yeux. La tête de l’énorme déesse de pierre s’était brisée. Regardant autour de lui, l’érudit aperçut un œil derrière un pan de dôme brisé. Un autre morceau reposait entre le mur du fond et les hanches de l’effigie assise. Barmonia dut se hisser dessus pour atteindre la porte du sanctuaire intérieur. Des siècles auparavant, les superbes battants sculptés avaient été emportés chez un riche collectionneur de Glymma. Au moins, ils ont été préservés, songea le Penseur. Ils auraient pu pourrir ici ou pire : être débités en bois de chauffage par les autochtones. Le plafond du sanctuaire était toujours intact, si bien qu’il faisait noir à l’intérieur. Barmonia envoya Ray chercher des torches. Il fut amusé de voir son collègue revenir avec seulement cinq d’entre elles et les distribuer aux Penseurs, laissant l’étrangère sans lumière. Il ne la trouve peut-être pas si belle que ça, en fin de compte. Le sanctuaire était une petite pièce au centre de laquelle se dressait un autel nu. Barmonia ne savait pas où était passée la statue de Sorli, et il aurait payé cher pour le découvrir, mais il en avait vu des croquis. Il éprouva une étrange satisfaction en voyant l’étrangère froncer les sourcils. —Les os disaient que Sorli nous guiderait. Mais elle n’est plus là. —De toute évidence, répliqua sèchement Mikmer. —Il y a un dessin d’elle à la bibliothèque, dit gravement Yathyir. Je m’en souviens très bien. Barmonia sourit. Voilà pourquoi il supportait ce type étrange. Yathyir avait de drôles de manières, mais sa mémoire était infaillible. —Décris-la, réclama-t-il. Yathyir examina l’autel et se dirigea vers Ray. —Aide-moi à grimper dessus. Ray lui fit la courte échelle. Yathyir s’avança jusqu’au milieu de l’autel et s’arrêta pour réfléchir. —Elle tient une coupe dans une main et désigne le sol de l’autre, déclara-t-il en prenant la pose. —Donc, l’entrée du temple secret se trouverait sous cette pierre ?reformula Ray en la regardant d’un air dubitatif. —Probablement. (Barmonia contourna l’autel et frotta le sol avec sa sandale.) Il y a des éraflures ici. Les Penseurs ont toujours cru qu’elles avaient été faites lors de l’installation de l’autel, mais celui-ci a peut-être été déplacé après ça. —Comment ? demanda Yathyir, sautant à terre pour examiner les dites éraflures. —Par magie. Les prêtres sont forcément Talentueux. —Dans ce cas, comment allons-nous faire ? —Nous allons utiliser nos propres ressources. (Barmonia se tourna vers l’entrée.) Voilà pourquoi j’ai emporté une telle quantité d’équipement. —Vous n’en aviez pas besoin, dit la femme à voix basse. Barmonia pivota vers elle. Cette étrangère voulait probablement faire étalage de ses maigres pouvoirs, mais il n’avait aucune intention de l’y autoriser. —Cet autel doit être déplacé avec la plus grande douceur, sans quoi vous risquez de… —Oh !épargnez-moi vos recommandations, l’interrompit la femme. Vous ne devez pas connaître grand-chose à la magie si vous la croyez plus brutale que des cordes et des leviers. Tant d’arrogance fit frémir Barmonia. Comme l’étrangère lui tournait le dos pour faire face à l’autel, il fit un pas vers elle. —Ne vous avisez pas… Il voulut la saisir par l’épaule, mais sa main rencontra une barrière invisible. Les autres Penseurs reculèrent, leur expression trahissant un mélange de curiosité et d’excitation. —Je vais commencer par la soulever, dit la femme à Ray. Jetez un coup d’œil dessous et dites-moi ce que vous voyez. Barmonia sentit un frisson lui parcourir l’échine comme l’autel s’élevait lentement dans les airs. Son estomac se noua. La magie lui faisait toujours cet effet. Une femme n’aurait pas dû être capable de soulever un si gros bloc de pierre. Ce n’était pas naturel. Ray se laissa tomber à quatre pattes pour examiner l’espace entre la pierre et le sol. Il eut même l’audace de passer les mains sous l’autel, comme s’il faisait confiance à la catin pour ne pas le lui laisser tomber dessus. —Il y a un trou carré, rapporta-t-il. À mon avis, il est possible de pousser l’autel au fond de la pièce sans rien casser. La femme acquiesça, et la pierre se mit à reculer, révélant un escalier qui s’enfonçait dans les ténèbres. L’autel se posa plus loin sans un bruit. Cette garce contrôle bien son pouvoir, dut admettre Barmonia. Puis une alarme se déclencha dans sa tête. Si elle est si puissante, comment allons-nous nous débarrasser d’elle ? Ils seraient obligés de la duper, ce qui ne devrait pas être trop difficile – une femme seule dans un pays étranger, dont elle ne parlait la langue que depuis peu… Peut-être devraient-ils s’éclipser en la laissant sur place au lieu de la renvoyer comme prévu. Quoi qu’il en soit, Barmonia n’avait aucune intention de laisser une sorcière étrangère s’approprier tout ou partie du mérite de cette découverte. Je peux même tourner la situation à notre avantage. Si nous racontons de quelle manière elle pouvait déplacer les pierres, les gens la considéreront juste comme une bête de somme magique. Il fit un pas en avant. Faisant tout à coup preuve du respect qui lui était dû, la femme recula et le laissa s’engager le premier dans l’escalier. Du moins connaissait-elle sa place : elle était la bête de somme magique, et lui le chef de l’expédition. Les murs étaient couverts de bas-reliefs religieux, si poussiéreux que Barmonia ne voyait pas ce qu’ils représentaient. Mais il aurait tout le temps de les examiner plus tard. Au bout d’une centaine de marches, il cessa de compter. La descente parut durer une éternité, et quand il atteignit enfin le bas de l’escalier, le gros homme en fut presque surpris. Il s’arrêta. Devant lui, un couloir à peine plus large que ses épaules s’enfonçait dans les ténèbres. Il s’y engagea prudemment. Au début, le passage était dégagé, mais les gravats ne tardèrent pas à s’y accumuler. Barmonia dut même enjamber une fissure large comme sa main qui le coupait de part en part. Peu de temps après, il aperçut une lumière diffuse. Il fit encore quelques pas et atteignit le bout du couloir. —Stop !s’époumona-t-il, craignant que les autres le bousculent et le poussent dans le vide. —Qu’y a-t-il ? demanda Mikmer derrière son épaule. —Une faille, répondit Barmonia. Une faille monstrueuse. Elle doit bien faire deux cents pas de large. —Le passage continue de l’autre côté ? —Aucune idée. C’est à peine si je vois jusque-là. —Laissez-moi m’avancer, et je vous ferai de la lumière, offrit la femme. Barmonia fut tenté de refuser pour le principe, mais il ne voyait pas d’autre moyen de jauger la taille exacte de la crevasse. —C’est bon, allez-y. Il y eut un piétinement dans son dos comme les autres se poussaient pour laisser passer la sorcière. Une étincelle de lumière jaillit dans le noir. Elle flotta par-dessus l’épaule de Barmonia, s’avançant lentement à l’aplomb du vide pour éclairer la paroi d’en face. Il n’y avait pas d’ouverture visible. —Non, soupira Barmonia. Le passage s’achève ici. Comme l’étincelle s’intensifiait, il regarda vers le bas. Pas très loin sous ses pieds, un éboulis remplissait la crevasse. Il leva les yeux et sentit son sang se glacer dans ses veines. Un pan massif de la paroi opposée avait basculé en avant et reposait en équilibre précaire sur le bord. Un jour, une secousse sismique assez forte le délogerait, et il s’abattrait sur les débris en contrebas. Barmonia prit une grande inspiration et la relâcha lentement. Puis il scruta le fond de la crevasse. Certains des gravats étaient aussi gros que des maisons. —C’est sans espoir, marmonna-t-il. S’il y avait quelque chose là-dessous, c’est tombé en poussière depuis belle lurette. Il se détourna et rebroussa chemin, laissant la femme derrière lui. Les autres Penseurs le dévisagèrent attentivement et lurent la déception sur ses traits. Il s’apprêtait à les ramener vers l’escalier quand une voix lança : —Il y a des prises dans la roche. Pivotant, Barmonia vit Yathyir accroupi au bord du vide. Il revint vers lui et se pencha prudemment. Son collègue disait vrai. Des encoches larges et profondes avaient été taillées dans la paroi à l’aplomb du passage. En y regardant de plus près, Barmonia vit que le bord de celui-ci était décoré par une frise – et que les prises descendaient jusqu’à l’éboulis. —S’il y a quelque chose là-dessous, c’est enseveli depuis belle lurette, le corrigea-t-il. —Mais ça peut être déterré, le contra la femme. —Ça prendra des mois. —Pas forcément. Barmonia pivota et la foudroya du regard. —Ou peut-être que si. (Elle haussa les épaules.) À vous de choisir. —Laissez-moi voir, réclama Kéréon. Yathyir et la femme reculèrent dans le passage pour permettre à Mikmer et à Kéréon de s’avancer à leur tour. Mikmer battit en retraite presque aussitôt, et fut remplacé par Raynora. —Je n’aime pas du tout l’aspect de ce pan de mur au-dessus de nous, déclara-t-il. Quoi que nous décidions de faire, je suggère que nous le fassions vite. Kéréon acquiesça. —Oui, je suis d’accord, marmonna Ray, debout au bord du vide et les yeux toujours levés. Barmonia dut se retenir pour ne pas les tancer vertement. Les ouvriers locaux devraient être rémunérés. Et surveillés, ce qui signifiait que l’un d’eux devrait rester ici pour les empêcher de commettre une imprudence tragique. La moindre maladresse, le moindre bruit un peu trop fort pouvait faire basculer l’énorme dalle. Après ça, il y aurait encore plus de gravats – et de cadavres ! – à déblayer. Barmonia se tourna vers la femme. —Dans ce cas, vous feriez mieux de commencer tout de suite. —Demain, le contra-t-elle en soutenant son regard. Ça va demander de la concentration, et j’aurais grand besoin d’une bonne nuit de sommeil. Barmonia haussa les épaules. —Demain, alors. Les autres parurent soulagés – ravis de laisser quelqu’un d’autre se charger du sale boulot. Pourtant, Barmonia ne voulait pas laisser cette catin travailler seule. Elle risquait d’en profiter pour empocher quelque chose. Quelqu’un devrait se dévouer pour la surveiller. Barmonia passa ses collègues en revue. Pas Raynora : il est trop faible avec les femmes. Mikmer et Kéréon insisteront pour qu’on se relaie. Ce qui ne laisse que Yathyir. Oui, il fera l’affaire. Ce type était un monstre de foire. Utile, certes – mais si le plafond lui tombait dessus, le monde ne perdrait pas grand-chose. La question ainsi réglée, Barmonia tourna les talons et entraîna le reste du groupe vers la surface. Les soirées d’Auraya étaient devenues assez routinières. D’abord, Nekaun la raccompagnait à sa suite. Il attirait son attention sur un nouveau cadeau, pour lequel elle manifestait sa gratitude et son admiration en émettant les bruits appropriés. Puis il s’en allait. Alors, la jeune femme pouvait regarder autour d’elle et pousser un soupir de soulagement. Désormais, de nombreux objets s’alignaient sur les tables et les étagères : statues de danseurs en pierre, petits guerriers de verre soufflé et animaux sculptés dans du bois voisinaient avec des bateaux miniatures flottant dans des récipients de terre cuite. Des rouleaux de tissu orné de dessins d’aqueducs et de fermiers étaient étalés sur un banc. Des fauteuils de rotin avaient été livrés le jour où Nekaun avait emmené Auraya près de la rivière au bord de laquelle poussaient les roseaux utilisés comme matière première pour la confection de ces sièges. Et à son retour d’une promenade dans un des jardins luxuriants de la ville, la jeune femme avait trouvé une cage contenant deux oiseaux aux plumes multicolores. Tout cela lui appartenait, selon Nekaun. Ce qui ne l’avançait pas à grand-chose, car elle ne pouvait pas regagner Si en volant avec des fauteuils et des statues sur le dos, et elle n’avait aucune intention de rentrer à bord d’un navire pentadrien. Puis Auraya se mettait à la recherche de Vaurien, qui se cachait toujours quand Nekaun était dans les parages. Ce soir-là, il ne lui fallut que quelques instants pour le trouver. Un museau pointu dépassait derrière une des grandes jarres d’eau qu’on lui apportait chaque matin. Auraya s’accroupit à côté. —Te voilà, Vaurien ! Elle sourit en voyant le veez se redresser péniblement pour qu’elle lui gratte la tête. La chaleur l’assommait et le rendait somnolent. Dans la journée, il restait allongé sur le sol de pierre, ne se levant que pour boire et manger. Les domestiques semblaient fascinés par cette petite créature ; ils lui apportaient du poisson et lui avaient appris les mots avvènes pour « eau » et « nourriture ». Danjin serait stupéfait s’il pouvait le voir. Ça l’agacera sûrement d’apprendre que Vaurien n’a pas donné le moindre fil à retordre aux Pentadriens. Rassurée sur le sort de son familier, Auraya s’assit dans un des fauteuils de rotin pour s’atteler à sa tâche suivante. Fermant les yeux, elle se concentra sur l’anneau qu’elle portait au doigt. —Juran. —Auraya. Comment vas-tu ? —J’en ai assez de ce jeu. Nekaun me donne la nausée. Mais à part ça, je vais bien. —Et les Siyee ? —Vingt et un libérés, douze toujours prisonniers. Que vous a dit Teel ? —Que leur moral était bon, même s’ils ont de plus en plus de mal à se maintenir suffisamment en forme pour voler. —Certains de leurs camarades sont-ils déjà arrivés à Si ? —Je n’en sais rien. Aucun n’a atteint l’Ouvert pour le moment. (Juran marqua une pause.) Je suppose que les Voix ne t’ont donné aucune information utile sur elles ? —Rien de nouveau. —Quand Mirar doit-il arriver ? Le cœur d’Auraya manqua un battement. —D’un jour à l’autre. —Nous en avons longuement discuté. Au début, nous pensions qu’il vaudrait mieux que tu l’ignores. Mais si les Voix ont l’intention de le recruter, tu dois faire ton possible pour les en empêcher. Ou pour convaincre Mirar de ne pas s’allier avec elles. —Et comment me suggères-tu de procéder ?s’enquit Auraya avec une pointe de ressentiment. Juran ne répondit pas tout de suite. —Je ne te demande pas de le séduire. —Non, mais la dernière fois que je l’ai vu, vous m’aviez envoyée le tuer, lui rappela Auraya. Il est peu probable qu’il me fasse encore confiance. —Tu n’en sais rien. Après tout, tu n’as pas pu te résoudre à nous obéir. Ni l’un ni l’autre n’énoncèrent l’évidence : si elle l’avait fait, Mirar ne constituerait pas un problème à présent. —Je ne saurai pas ce qui est possible ou non avant son arrivée. D’ici là, ma priorité absolue reste de libérer les Siyee. —Oui, bien sûr. On se parle demain soir. Auraya se leva. Elle passa dans sa chambre et s’allongea sur son lit. Les yeux fermés, elle tenta de se détendre, mais son esprit était tout entier occupé par les Siyee encore prisonniers et par l’arrivée imminente de Mirar. Bientôt, elle se rendit compte qu’elle regardait fixement le plafond. Elle avait contacté mentalement les prêtres de l’Ouvert pour qu’ils transmettent la mauvaise nouvelle à l’oratrice Sirri et, plus tard, pour les informer du marché conclu avec Nekaun et leur demander d’organiser le ravitaillement des sites de campement utilisés par les guerriers dans le désert sennien. À plusieurs reprises, elle avait cherché l’esprit des Siyee sur le chemin du retour. Elle n’en avait trouvé que quelques-uns, épuisés, assoiffés et affamés. Malheureusement, elle ne pouvait rien faire pour eux. La dernière chose dont Auraya voulait s’inquiéter, c’était bien ses retrouvailles avec Mirar. Mais les Voix les surveilleraient de près tous les deux. Elles s’attendraient qu’Auraya traite le Tisse-Rêves comme son ennemi ou, du moins, comme une personne dangereuse et indigne de confiance. Et réciproquement. Le problème, c’était que leur relation n’était pas si simple. Auraya n’avait pas la moindre idée de la façon dont elle-même réagirait en revoyant Mirar. Je vais devoir faire semblant de le détester, songea-t-elle. Et réciproquement. Ce sera encore plus difficile pour lui s’il pense toujours être amoureux de moi. Si les Voix s’apercevaient qu’il existait la moindre affection entre Mirar et l’ancienne Blanche, elles tenteraient d’en tirer parti. Nekaun avait déjà prouvé qu’il ne rechignait pas au chantage. Je m’attends à moitié qu’il me propose d’éliminer Mirar en échange d’une faveur quelconque. Mais il est plus probable qu’il offre de me tuer pour conclure un marché avec Mirar. J’espère que Mirar se rend compte à quel point sa visite tombe mal. J’espère qu’il mesure le danger qu’il nous fait courir à tous les deux. J’espère qu’il sait qu’il devra se comporter comme s’il me haïssait. J’espère qu’il n’acceptera pas le marché que Nekaun lui proposera peut-être. J’espère que… Bah !je ferais mieux de le contacter par rêvelien et de lui demander. Fermant de nouveau les yeux, Auraya se força à ralentir sa respiration. Elle tenta de laisser dériver son esprit, mais celui-ci refusait de s’abandonner à autre chose qu’une sorte de semi-conscience anxieuse. Un petit choc étouffé, suivi par une légère vibration, la ramena complètement à elle. Levant la tête, Auraya sourit à la vue de Vaurien qui avait sauté sur le lit et s’était pelotonné contre elle. Même s’il faisait plus frais près des jarres d’eau, le veez préférait être près de sa maîtresse pendant qu’elle dormait. Sa présence aida Auraya à se détendre. La jeune femme perdit la notion du temps. Ses pensées se fragmentèrent, puis se reformèrent. Elle sut alors qu’elle était consciente mais pas tout à fait réveillée – dans l’état nécessaire pour appeler Mirar. La réponse du Tisse-Rêves fut immédiate. —Auraya ! La surprise et le plaisir qui émanaient de son esprit rassurèrent la jeune femme sur un point : il ne laisserait pas Nekaun la tuer. Une seule inquiétude subsistait donc. Il ne fallait pas que les sentiments qu’il éprouvait pour elle leur attirent des ennuis à tous les deux. Néanmoins, c’était bon de parler à quelqu’un qui était content de l’entendre, songea Auraya. —Mirar. J’ai appris que tu venais à Glymma. —Oui. Je crains de n’avoir pas mon mot à dire en la matière. La Quatrième Voix Genza m’a bien fait sentir que son invitation était un ordre déguisé. —Comment elle et les autres ont-ils découvert qui tu étais et où tu te trouvais ? —T’attendais-tu que je continue à dissimuler mon identité une fois en Ithanie du Sud ? répliqua Mirar. Auraya réfléchit. Les Pentadriens toléraient les Tisse-Rêves. Pourquoi se serait-il caché ? La jeune femme ne voyait qu’une raison potentielle : pour éviter les Voix. Mais peut-être ne le souhaitait-il pas. Peut-être avait-il l’intention de s’allier avec elles depuis le début. En vérité, il n’y a rien de surprenant à ce qu’il vienne ici. Tôt ou tard, il aurait visité Glymma. Ça tombe juste très mal qu’il le fasse au moment où je m’y trouve aussi, songea-t-elle. À Mirar, elle répondit : —Je suppose que non. Mais nous côtoyer sous le nez des Voix risque d’être gênant. Elles s’attendent toujours que nous nous comportions comme des ennemis jurés. —Et nous ne le sommes pas ? —Je n’ai aucune intention de te tuer. —Même si les dieux te l’ordonnent ? —Ils connaissent les limites de mon obéissance. Note que je pourrais revenir sur ma décision si tu me donnais une bonne raison de le faire. —Dans ce cas, je te rassure tout de suite : je n’ai l’intention ni de te tuer, ni d’accepter que les Voix s’en chargent à ma place. —Ravie de l’entendre. Tu es bon comédien ? —Je dois pouvoir les convaincre que je te méprise. C’est ce que tu as en tête, n’est-ce pas ? —Nous pourrions dijficilement prétendre être les meilleurs amis du monde. Nekaun m’a déjà fait chanter. Je ne crois pas qu’il hésiterait à recommencer. S’il propose à l’un de nous – ou aux deux… – de tuer l’autre, nous ferons semblant de réfléchir, et ça nous permettra d’échafauder un plan. En revanche, s’il pense qu’il peut manipuler l’un de nous en menaçant l’autre, il le fera sans hésitation. —Et en faisant semblant de nous détester, nous gagnerons du temps pendant lequel d’autres Siyee seront libérés, ajouta Mirar. —Exactement. (Auraya éprouva une bouffée de gratitude et d’affection.) Merci d’accepter. Ça ne te mettra pas en danger, n’est-ce pas ?et les autres Tisse-Rêves d’Ithanie du Sud, non plus ? —Non. Après ton départ, je pourrai toujours dire que le vœu des Tisse-Rêves m’empêchait de tuer quelqu’un, fût-ce indirectement, et fût-ce mon ennemie. —Invoquer ce vœu te rendra moins précieux en tant qu’allié potentiel. —Mais cela assurera aux Voix que je ne représente pas une menace pour elles. Je suis sûr que nous parviendrons à trouver un arrangement. —Bon, eh bien, je suis ravie que ce soit réglé. Quand arriveras-tu ? —Demain ou après-demain, tout dépendra du vent. —Du vent ? —Je t’expliquerai une fois à Glymma. —D’accord, mais n’oublie pas de le faire sur un ton accusateur et coléreux. Auraya sentit une onde amusée. —Je comptais le faire dans un rêvelien. Nous devrions communiquer chaque soir, pour nous tenir au courant de ce que nous avons fait ou dit pendant la journée… et de ce que les Voix ont fait ou dit de leur côté. Je me demande lequel de nous deux recevra la meilleure offre pour s’allier avec elles. On devrait compter les points. —Ce n’est pas un jeu, Mirar. —Non, bien sûr que non. Mais pourquoi ne pas nous amuser un peu à leurs dépens, tant que ça ne fait de mal à personne ? L’idée était tentante ; néanmoins… —Je préfère ne pas courir le risque. Pas alors que des vies sont en jeu. —Tu as raison. Bon, je ferais mieux de dormir. La journée de demain promet d’être longue. Auraya souhaita une bonne nuit à Mirar. Tandis qu’elle s’abîmait dans un vrai sommeil, elle ne put s’empêcher de remarquer qu’elle se sentait bien mieux, comme si on venait de lui retirer un énorme fardeau. Et ce n’était pas seulement dû à son soulagement d’avoir pu s’accorder avec Mirar sur la conduite à tenir. Bientôt, je ne serai plus seule ici, songea-t-elle vaguement. J’aurai… un allié ? Non. Peut-être juste un ami. Chapitre 30 Comme des bruits de pas résonnaient dans le couloir adjacent, les conversations moururent rapidement sur le balcon. Un Serviteur apparut sous l’une des arches et fit le signe de l’étoile. —La Première Voix Nekaun vous envoie toutes ses excuses. Il ne pourra pas assister à la réunion, annonça-t-il. Les autres Voix et leurs Compagnons échangèrent un regard. —Merci, Serviteur Ranrin, dit Imenja. L’homme la salua de la tête et se retira précipitamment. La déception submergea Reivan. Elle n’avait pas vu Nekaun en privé depuis des semaines – depuis l’arrivée d’Auraya. Elle se doutait qu’il avait beaucoup de travail à rattraper après avoir reconduit son invitée à sa suite, le soir. Il était trop occupé pour lui rendre visite. Elle pouvait accepter cela, mais plus la situation se prolongeait, plus sa jalousie s’intensifiait. Elle avait tellement envie de le voir, juste de le voir ! D’entendre sa voix. De contempler ce sourire qu’il lui adressait parfois, comme s’ils partageaient un secret… Elle attendait cette réunion avec impatience depuis des jours, et voilà que Nekaun ne viendrait pas. Lorsque les pas du Serviteur se furent tus, les trois Voix déplacèrent leurs sièges pour se tourner les unes vers les autres. Vervel grimaça comme s’il venait d’avaler quelque chose d’amer. —Allons-nous maintenir la réunion ? demanda-t-il. Imenja jeta un coup d’œil à Shar. —Je ne vois pas pourquoi nous l’annulerions. Le jeune homme blond acquiesça. —Moi non plus. Par où commençons-nous ? —Par nos propres contrées, comme toujours, décida Imenja. Reivan les écouta discuter des affaires courantes à Glymma, puis évoquer quelques problèmes domestiques en Awen, à Mur et à Dekkar. —J’aime beaucoup l’idée du nouveau Chefmestre, déclara Imenja. —Ah bon ? —Dans les autres villes, il est toujours possible aux citoyens de classe inférieure de s’élever jusqu’à un meilleur statut. Par exemple, un mendiant peut devenir domestique. Mais les limitations physiques imposées aux pauvres de Kave les condamnent à rester littéralement au bas de l’échelle toute leur vie. —Et en quoi l’idée du Chefmestre va-t-elle y remédier ?s’enquit Shar. —Le niveau médian qu’il veut créer pourra servir de marchepied. De barreau sur l’échelle de l’ascension sociale. —En théorie, l’idée est belle, commenta Vervel. En pratique, je doute qu’il réussisse à la mettre en œuvre. Imenja haussa les épaules. —Ça vaut la peine d’essayer. Peut-être dans une toute petite zone, pour commencer. —Peut-être, lui concéda Vervel. Les deux Voix se regardèrent, et Imenja sourit. —Contacte Genza et demande-lui ce qu’elle en pense. Elle était à Kave il n’y a pas si longtemps. Vervel émit un bref ricanement et détourna les yeux. —Pourquoi lui faire perdre son temps ? Imenja fronça les sourcils. —Parce que nous devons au moins essayer de servir les dieux, répondit-elle fermement. S’ensuivit un silence embarrassé mais miséricordieusement court. Reivan baissa les yeux vers son verre d’eau. Jamais les Voix n’étaient passées plus près d’évoquer tout haut les changements apportés par Nekaun. La jeune femme savait très bien ce que Vervel avait voulu dire. « Pourquoi faire perdre son temps à Genza en lui demandant son opinion, alors que Nekaun est susceptible d’aller contre notre avis à tous les quatre au moment de prendre la décision finale ? » Reivan prit une grande inspiration mais réprima son envie de soupirer. Nekaun n’aurait pas dû traiter les autres Voix de la sorte. La jeune femme le voyait bien, mais une partie d’elle se disait qu’il devait avoir une bonne raison de procéder ainsi, même si elle ne voyait pas encore laquelle. Les dieux l’avaient choisi. Il était intelligent et rusé. Comment était-il possible qu’elle voie ses défauts et qu’elle n’y croie pas quand même ? qu’elle ne se sente pas le moins du monde alarmée ? —Genza pense que nous devrions appuyer son initiative, rapporta Vervel, le regard lointain. Imenja acquiesça. —À présent, la politique étrangère, enchaîna-t-elle. Sennon a-t-il manifesté la moindre velléité de rompre avec les Blancs pour s’allier de nouveau avec nous ? Shar secoua la tête. —Non. L’empereur refuse de recevoir nos messagers et renvoie systématiquement nos cadeaux. Imenja grimaça. —Ça m’étonnerait que la situation évolue de ce côté. (Les autres Voix opinèrent. Imenja soupira.) Nos envoyés à Jarime ont été exécutés. Reivan sursauta sous le choc. Elle ignorait ce qui avait mal tourné dans la mission de ces Serviteurs, mais elle éprouvait une grande compassion envers ceux qui étaient morts. —La nouvelle Blanche a-t-elle été aperçue à Dunway récemment ?s’enquit Imenja. —Pas depuis sa disparition, répondit Vervel. —Nos gens ont-ils été prévenus ? La Troisième Voix détourna les yeux. —Non. Il a pensé qu’ils paniqueraient et ne réussiraient qu’à attirer l’attention sur eux. Reivan devina que ce « il » désignait Nekaun. Imenja plissa les yeux. —Je vois. De mon côté, j’ai reçu d’étranges nouvelles de Genria et de Toren. Les deux nations ont brusquement levé leurs armées respectives, les ont stationnées à l’extérieur de leurs villes principales puis, sans explications, ont renvoyé les hommes chez eux. —Les deux monarques ne s’entendent pas ; leurs pays se sont souvent fait la guerre par le passé, fit remarquer Shar. —Mais depuis la bataille, ce sont les meilleurs amis du monde. (Imenja secoua la tête.) On ne nous a pas rapporté de rumeur de conflit entre eux. En fait, chacune des deux armées s’attendait à rejoindre l’autre pour une raison inconnue. —Peut-être se livraient-ils une sorte de compétition afin de voir laquelle de leurs forces était la plus impressionnante, suggéra Bavalla, le Compagnon de Shar. Imenja sourit et écarta les mains. —Qui sait ? Parfois, je me dis que les Genriens et les Torennais sont les plus incompréhensibles des peuples du Nord. Vervel se racla la gorge. —J’ai des nouvelles plus préoccupantes. Nos gens ont reçu l’ordre de quitter Somrey. Imenja se rembrunit. —Pourquoi ? —Une décision du Conseil des Anciens. On raconte que, pour la première fois dans toute l’histoire, les représentants des Circliens et des Tisse-Rêves ont voté dans le même sens. —Après Sennon, Somrey était, de toutes les contrées du Nord, celle qui manifestait le plus de tolérance envers les autres cultes religieux, dit Imenja. Nos gens ont étudié leurs lois. Aucune d’elles ne pouvait permettre de nous chasser une fois installés là-bas. —Le Conseil en a décrété une nouvelle pour parvenir à ses fins, expliqua Vervel. Imenja haussa les sourcils. —Oh ! Dans ce cas, il faut que nos gens l’étudient et cherchent un moyen de la contourner. —Je le leur ai déjà demandé. —Bien. Maintenant, Genza. (Les trois Voix observèrent le vide quelques instants, puis sourirent et s’entre-regardèrent.) Tout va bien, dit Imenja pour les Compagnons. Avez-vous d’autres mauvaises nouvelles en provenance du nord à m’annoncer ?ou même des bonnes ? Shar et Vervel firent un signe de dénégation. —Très bien. J’aurais préféré évoquer les deux questions suivantes en présence de Nekaun, mais je préfère en discuter sans lui que ne pas en discuter du tout. Premièrement, la présence de la prêtresse Auraya. Deuxièmement, la visite prochaine du Tisse-Rêves Mirar, énuméra Imenja. Il semblerait que Nekaun souhaite recruter Auraya, et nous ne devons rien faire pour compromettre son dessein. —Es-tu certaine que telle soit son intention ? l’interrogea Shar. Imenja le dévisagea. —A-t-il dit ou fait quelque chose qui t’ait conduit à penser le contraire ? Shar secoua la tête. —Néanmoins, nous devons envisager d’autres possibilités. Peut-être se contente-t-il de retarder le départ d’Auraya pour l’empêcher d’aider les Blancs, ou pour qu’elle soit ici lorsque Mirar arrivera. —Et si Genria et Toren avaient dispersé leurs armées parce que le séjour d’Auraya à Glymma perturbait leur plan ?suggéra Vervel. —Leur plan d’envahir l’Ithanie du Sud ? demanda Imenja. —Aucun autre pays d’Ithanie du Nord ne se prépare pour une guerre, à notre connaissance. —À notre connaissance, répéta Shar en souriant. C’est difficile à dire, dans la mesure où ils ont commencé le recrutement et l’entraînement, mais pas encore réussi à établir de routine. —Si Nekaun veut juste empêcher Auraya d’aider les Blancs, pourquoi ne se contente-t-il pas de la tuer ?s’enquit Imenja. —Il n’est peut-être pas certain qu’une invasion se prépare, répondit lentement Vervel. Dans le cas contraire, l’élimination d’Auraya pourrait être précisément l’insulte qui déclencherait un conflit. —Mais il ne va quand même pas la laisser partir, protesta Shar. Il va bien la tuer après le départ du dernier Siyee, non ? Il tourna la tête vers Imenja, mais celle-ci ne répondit pas. En dévisageant sa maîtresse, Reivan vit qu’elle semblait distraite. —Que se passe-t-il ? murmura la jeune femme. Imenja leva les yeux vers elle, puis regarda les deux autres Voix et leurs Compagnons. —Quelque chose me tracasse, avoua-t-elle. Je n’en ai pas parlé jusqu’ici parce que ça n’avait aucun intérêt après la mort de Kuar. C’est difficile de lutter contre une évidence et, si j’avais essayé, certains auraient pensé que je tentais de rejeter la faute sur Kuar. Ce qui eût été mesquin de ma part. (Elle marqua une pause, et son regard se fit lointain, comme si elle revivait un souvenir.) Durant la bataille contre les Circliens, nous conjurions autant de magie que nos pouvoirs nous le permettaient. À ce stade, il est tentant de prendre des risques, et je m’en suis bêtement remise à des Serviteurs pour protéger mes arrières. Un Siyee en a profité pour me tirer dessus une fléchette empoisonnée. Tout le monde acquiesça. Reivan s’en souvenait très bien. —J’ai dû utiliser de la magie pour neutraliser le poison, poursuivit Imenja. C’est à cet instant précis qu’Auraya a frappé Kuar. Et quelle l’a tué, acheva Reivan. Son cœur se serra. L’impact avait été si brutal qu’il avait réduit en poussière tous les os de Kuar. Imenja secoua la tête. —Mon pouvoir n’était que très peu amoindri. Pas assez pour faire défaillir Kuar. —Donc… tu soupçonnes que les Blancs étaient plus forts ? demanda Vervel, les sourcils froncés. —Je le crois, oui. Mais plus important : c’est Auraya qui a abattu Kuar, sans que les attaques des autres Blancs diminuent en intensité. Donc, c’est elle qui devait avoir des forces en réserve. Shar et Vervel échangèrent un regard. —Cela signifie-t-il qu’elle est plus puissante qu’une Première Voix ? l’interrogea Shar. —C’est possible. —Donc, Nekaun ne pourra peut-être pas la tuer. —Pas sans aide. —Et il ne s’en rend pas compte. Imenja haussa les épaules. —J’ai essayé de le lui dire. Vervel soupira et leva les yeux au ciel. —De quelle façon l’arrivée de Mirar va-t-elle affecter cette situation ?voulut-il savoir. Imenja eut un sourire en coin. —Tout dépend à quel point Auraya souhaite sa mort. Je doute qu’elle se convertisse en échange, mais elle acceptera peut-être de rester plus longtemps ici. —Tu ne penses pas que Nekaun tentera de recruter Mirar ?s’étonna Shar. —À mon avis, Mirar sait que son avenir en Ithanie du Sud sera conditionné par notre assentiment, mais je doute qu’il ferait un allié efficace en cas de guerre, puisque les Tisse-Rêves ne tuent pas. Il ne contrebalancera pas l’avantage que les Blancs auront sur nous tant qu’Auraya restera de leur côté. —À moins que nous éliminions Auraya, dit Shar. Imenja grimaça. —C’est exact. —Devrions-nous l’empêcher de voir Mirar ? demanda Vervel. Imenja réfléchit. —Pas à moins que Nekaun en décide ainsi. J’aimerais observer leur première rencontre. Vervel gloussa. —Nous devrions tous le faire. Ça s’annonce très intéressant. —Dans ce cas, je verrai ce que je peux arranger. (Imenja se redressa dans son fauteuil.) Y a-t-il d’autres questions, d’autres sujets dont vous souhaitiez discuter ? Comme Vervel évoquait une querelle entre marchands de la ville, Reivan laissa son esprit dériver. Je me demande si Auraya sait que Nekaun n’a aucune intention de la laisser partir ? Si elle se rend compte qu’elle est plus forte que lui, et si elle mise tout sur la possibilité qu’il s’en prenne à elle sans l’aide des autres Voix ? Le cœur de la jeune femme se mit à battre la chamade. Elle va le tuer ! Comme il n’écoute pas Imenja, il n’a aucune idée du danger qu’il court. Je dois le prévenir ! Un long moment s’écoula avant que les battements affolés de son cœur se calment et qu’elle puisse entendre la suite de la discussion. Alors, elle pria ardemment pour que la réunion se termine au plus vite, même si elle savait qu’elle ne pouvait pas se précipiter pour rejoindre Nekaun et le mettre en garde. Pas tant qu’Auraya était avec lui et qu’elle pouvait lire dans les pensées de Reivan. La journée va être longue. Il lui avait fallu plusieurs heures pour déplacer les gravats et la poussière sur les côtés du gouffre. Emerahl aurait pu travailler plus vite, mais elle ne voulait pas prendre le risque que les vibrations provoquées par le déplacement d’une telle masse fassent tomber le pan de mur en équilibre si précaire. La barrière magique qu’elle maintenait autour d’elle en permanence suffirait sans doute à la protéger, mais elle n’avait aucune envie d’être ensevelie vivante. Par ailleurs, Emerahl faisait très attention à ne rien casser. À l’aide de sa magie, elle commençait par souffler la poussière sur le côté, puis soulevait les gravats mis au jour et allait les déposer un peu plus loin jusqu’à ce quelle doive de nouveau déblayer la poussière pour en révéler d’autres. À présent, un canal s’ouvrait depuis l’endroit où les prises creusées dans la roche rencontraient le haut de l’éboulis, jusqu’à la paroi opposée. Les temples avaient généralement une architecture symétrique ; si quelque chose était enfoui ici, c’était sans doute dans l’alignement des prises et du passage qui les surplombait, raisonnait Emerahl. L’inscription sur les os du prêtre ne quittait jamais ses pensées. Si seul un mortel pouvait s’emparer du Parchemin, cela signifiait que le chemin des immortels devait être barré par quelque chose de puissant. Et de dangereux. Un peu plus tôt, alors qu’elle s’était interrompue pour se reposer, Emerahl avait propulsé sa lumière vers le haut pour examiner l’énorme dalle et découvert qu’elle pouvait voir par-delà un de ses coins. Ce qui restait du plafond était couvert de fissures. Contrairement à celles du passage souterrain, qui filaient dans la même direction que la crevasse, ces fissures-là formaient un motif en étoile, au centre duquel béait un petit cratère. Emerahl était certaine qu’il s’agissait de l’impact d’une ou plusieurs attaques magiques. Comme elle n’en voyait pas sur les murs, elle en déduisait que leur auteur avait visé le toit du Temple, peut-être afin de provoquer l’effondrement qui avait rempli le fond de la crevasse. Lorsqu’elle souffla de nouveau la poussière sur le côté, une surface de pierre lisse apparut. Elle déplaça encore quelques gravats et découvrit ce qui ressemblait à un dôme. —Vous l’avez trouvé ! s’exclama Yathyir. —C’est ce qu’il semblerait, acquiesça Emerahl. —Je vais le dire aux autres. Elle ouvrit la bouche pour lui demander d’attendre, puis se ravisa. Ce serait bien que les Penseurs la regardent désensevelir le dôme et voient quelles précautions elle déployait – même si elle n’espérait pas soutirer le moindre compliment à Barmonia. Tandis qu’elle continuait à déblayer les gravats, les contours du dôme émergèrent peu à peu. Bientôt, des pas résonnèrent dans le passage. Emerahl pivota pour regarder les cinq Penseurs descendre le long du mur. Barmonia se fraya un chemin jusqu’à elle, baissa les yeux vers le dôme et se rembrunit. —Yathyir n’était pas obligé de se presser, commenta Emerahl en haussant les épaules. Le gros homme la toisa d’un air hautain et tourna les talons. —Continuez, ordonna-t-il. Emerahl leva les yeux au ciel. Reportant son attention sur le trou qu’elle avait fait, elle poursuivit le déblaiement. Le dôme était gros, aussi concentra-t-elle ses efforts sur un côté. Un bord apparut. Emerahl continua à déplacer des gravats, révélant un mur. Enfin, le sommet d’une arche devint visible. Les vestiges d’une porte en bois pendaient encore à l’un de ses gonds, et des cailloux s’étaient déversés à l’intérieur. —Stop !aboya Barmonia. Emerahl s’interrompit. Le gros homme descendit jusqu’à l’ouverture et tendit sa torche à bout de bras, éclairant les murs intérieurs. Puis il ressortit du trou. —Continuez. Réprimant un soupir, Emerahl agrandit l’ouverture. Lorsque l’arche fut totalement mise au jour, Barmonia lui aboya de nouveau de s’arrêter. Il la dépassa, regarda sous le dôme et déclara : —Nous ferons le reste à la main. Les autres Penseurs le suivirent à l’intérieur. Ray prit le temps de faire halte sur le seuil et de lever les yeux vers la pente abrupte de gravats qui se dressait contre l’autre bord du précipice. —Votre dur labeur est apprécié, Emméa, murmura-t-il. L’immortelle sourit. Par toi, ou par ton commanditaire secret ? —C’est assez perturbant, poursuivit le jeune homme. Cette crevasse et les fissures du passage vont dans la même direction que l’escarpement. Je ne peux m’empêcher de penser que la cité s’enfonce lentement dans les basses terres. Emerahl le dévisagea, surprise. Il avait sans doute raison. Auquel cas, c’est un très mauvais endroit pour dissimuler un trésor. Mais à sa décharge, le prêtre de Sorli ne pouvait probablement pas prévoir ce qui arriverait. Ray entra dans le bâtiment. Emerahl vit que les quatre autres Penseurs étaient déjà occupés à dégager une grosse boîte de pierre à mains nues. Barmonia arborait un large sourire ; la sorcière percevait son excitation intense. Elle fit un pas dans sa direction… … et se figea. Une sensation familière venait de l’assaillir. Sa peau la picotait, mais elle mit quelques instants à comprendre pourquoi. Cette pièce est un vide ! Un vide. Ici, précisément. Etait-ce pour cela qu’aucun immortel ne pouvait s’emparer du Parchemin ? Sans magie, Emerahl ne pouvait ni se protéger ni se guérir. D’un autre côté, un mortel ne le pouvait pas non plus. Yathyir l’observait. Emerahl se força à avancer tout en guettant un piège susceptible de s’ouvrir sous ses pieds, de jaillir des murs ou de s’abattre depuis le plafond. Soudain, l’image de la dalle en équilibre précaire à son aplomb l’incommodait bien davantage. Elle baissa les yeux vers la boîte de pierre. Celle-ci avait la forme d’un cercueil. Barmonia se pencha au-dessus du couvercle et souffla sur la poussière qui le recouvrait, révélant des glyphes. —Qu’est-ce que ça dit, Emméa ? l’interrogea Ray. Emerahl s’avança et suivit les glyphes du doigt. —« Même ce qui n’a pas de chair peut mourir », déchiffra-t-elle. —La tombe d’une déesse ! s’exclama Kéréon. —Cette fois au moins, nous n’aurons pas à déranger un cadavre, lança Barmonia sur un ton léger. Posant ses mains sur le bord du couvercle, il poussa. Rien ne se produisit. Ray joignit ses efforts à ceux du gros homme, et le couvercle glissa lentement sur le côté, avec un raclement de pierre sèche. Les cinq Penseurs prirent une inspiration émerveillée. La lumière de leurs torches se reflétait sur des gemmes et des métaux précieux. La boîte était emplie d’un fatras de chaînes, de calices, de bijoux et d’armes, mais c’était l’objet posé sur le dessus qui mobilisait l’attention des érudits. Un parchemin en or, constata Emerahl. Je suppose que du papier ou de la peau auraient pourri depuis belle lurette. Il était ouvert, et incurvé d’une manière artistique mais peu naturelle. Les baguettes sculptées à ses extrémités étaient couvertes de motifs complexes, et incrustées de gemmes au point qu’on peinait à en distinguer la forme. —C’est magnifique, souffla Kéréon. Non, songea Emerahl. C’est ostentatoire, voilà tout. —Qu’y a-t-il marqué, Emméa ? demanda Yathyir. Se forçant à ignorer la laideur de l’objet lui-même, Emerahl se concentra sur les inscriptions gravées dans l’or. Elle poussa un grognement. —Ça rime. C’est de la poésie. De la très mauvaise poésie. —Mais qu’est-ce que ça raconte ?insista Yathyir. Emerahl prit quelques instants pour lire. —Apparemment, que la déesse fut très peinée par la mort des autres dieux, même si… intéressant. Selon ce parchemin, elle aurait aidé à les tuer, puis en aurait conçu un remords intense. (Emerahl s’interrompit pour continuer sa lecture.) Alors, elle révéla à son prêtre favori tous les secrets des dieux et lui demanda de les consigner sous une forme indestructible. Ensuite… Ça alors ! —Quoi ?s’impatienta Barmonia. Emerahl leva les yeux vers lui et sourit. —Ensuite, elle se suicida. Ici, à l’endroit même où nous nous trouvons. Je me demande si les dieux deviennent des fantômes… Yathyir promena un regard nerveux à la ronde, et les autres sourirent. —Et les secrets des dieux ?s’enquit Ray. —Le parchemin n’en parle pas, répondit Emerahl, les sourcils froncés. Ce qui était la pure vérité. Les Jumeaux vont être déçus, songea-t-elle avec une amertume surprenante. Et j’ai supporté les Penseurs pour rien. Au moins, peu importe que Ray détruise le Parchemin. Il n’a pas d’autre valeur que celle de l’or dans lequel il a été scidpté. —Sortons-le d’ici, suggéra Barmonia. Il se pencha pour saisir le Parchemin et le souleva en grognant. —C’est drôlement lourd, se plaignit-il. Yathyir ? L’interpellé écarquilla les yeux et tendit les mains. —Mais non, andouille, gronda Barmonia. Remonte à la surface et rapporte-nous de quoi transporter tout ça. Des paquetages, ce serait l’idéal. Vides. Yathyir s’éloigna en toute hâte, et Emerahl ressortit elle aussi. Comme la magie l’enveloppait de nouveau, elle poussa un soupir de soulagement. Il ne lui était rien arrivé de fâcheux dans le tombeau de la déesse. Le piège destiné aux immortels avait dû se détériorer au fil du temps. —Emméa ?appela Ray. Pivotant, Emerahl vit que le jeune homme contemplait les vestiges encore à demi ensevelis de la porte de bois. —Oui ? Ray tendit un doigt. —Que dit cette inscription ? Emerahl se força à rebrousser chemin. En examinant la porte, elle vit que de gros glyphes avaient été tracés sur le battant. Un frisson glacé la parcourut. —« Prenez garde, immortels », déchiffra-t-elle. Ça continue plus bas. Ray dégagea le reste de la porte – et le message qui y était inscrit. —« Prenez garde, immortels. Nulle magie ne règne en ce lieu. Entrez et affrontez votre âge véritable. » Emerahl sentit un sourire relever le coin de ses lèvres. « Nulle magie ». Un vide. L’auteur de ce message pensait que les immortels ne pouvaient pas exister à l’intérieur. Sans doute s’imaginait-il que, faute de magie pour les sustenter, ils recouvreraient tout à coup leur âge réel. Ce serait un spectacle impressionnant, bien qu’assez macabre. Emerahl se détourna pour que Ray ne la voie pas sourire. C’est bon de découvrir que les dieux et leurs prêtres ne savent pas toujours tout. Pourtant, elle avait hâte de sortir de cet endroit, de retrouver le soleil et de s’éloigner de ces hommes arrogants. Ce soir-là, elle dicterait aux Jumeaux ce qu’elle se rappelait du poème. Et le lendemain… Le lendemain, elle féliciterait les Penseurs et entamerait le long voyage de retour vers l’Ithanie du Nord. Chapitre 31 Danjin avait le regard rivé sur le toit de la platène. Lentement, il prit conscience qu’il était réveillé. Les deux hommes assis face à lui ne dormaient pas davantage, mais leur attention était ailleurs. Gillen semblait plus alerte qu’à aucun autre moment de leur voyage ; il se frottait les mains avec impatience. Yem, au contraire, paraissait encore plus silencieux que d’habitude. Il ne s’était pas départi de sa mine renfrognée depuis leur départ de la forteresse, et Danjin le soupçonnait d’être tiraillé entre, d’un côté, sa compassion pour les domestiques qui avaient échappé à la tyrannie de leurs maîtres et, de l’autre, l’indignation que les Pentadriens les aient détournés du droit chemin. Il jeta un coup d’œil à Ella. La jeune femme avait les yeux fermés, et elle respirait lentement. Je suis obligé de m’en remettre à sa sagesse et à celle des dieux. S’il n’était pas absolument nécessaire de faire preuve d’une telle fermeté vis-à-vis des gens qui s’associent avec les Pentadriens, nous ne nous apprêterions pas à arrêter toute la population d’un village avec l’aide des guerriers locaux. La platène ralentit. Ella se redressa brusquement et écarta le rabat du véhicule. —Nous y sommes. Danjin sentit son estomac se nouer, mais il ne dit rien. Au loin, il entendit des portes claquer et des gens crier. Des voix coléreuses et effrayées entourèrent la platène comme celle-ci s’arrêtait. Ella lissa son circ et balaya ses compagnons du regard. —Restez près de moi, ordonna-t-elle. Puis elle descendit de voiture. Danjin, puis Yem et Gillen la suivirent. Des hommes et des femmes se massaient autour de la platène. À la vue d’Ella, ils écarquillèrent les yeux et firent le silence. Quelques visages exprimèrent le désarroi et l’inquiétude ; d’autres, la stupeur et la curiosité. Le long de la rue principale, Danjin vit des guerriers pousser des gens vers la foule grossissante. Des hommes, des femmes et des enfants parfois encore en tenue de nuit sortaient des maisons. Un autre groupe de villageois arrivait depuis la direction opposée, le front en sueur. Danjin devina que les guerriers étaient allés les chercher dans les demeures les plus éloignées du centre. Il examina les gens qui l’entouraient. La lumière des torches accentuait les caractéristiques physiques qui les distinguaient comme Dunwayens ou Sud-Ithaniens. Les Pentadriens pouvaient être grands ou petits, frêles ou costauds, et avoir la peau claire ou foncée ; aussi était-il plus facile de les identifier comme ceux qui n’avaient pas l’air dunwayens. Danjin estima leur nombre à un quart de la population de Dram. Des guerriers au visage presque entièrement noirci par leurs tatouages encerclaient les villageois. Leur chef, Gret, s’avança et fit le signe du cercle. —Nous vous avons amené les occupants de toutes les maisons et les fermes du village, rapporta-t-il à Ella, mais certains ont pu nous échapper. La jeune femme acquiesça. —Qui dirige cette communauté ? lança-t-elle d’une voix forte, pour se faire entendre par-dessus le brouhaha. Une discussion s’ensuivit. Danjin réussit à comprendre qu’un des anciens servait de porte-parole à tout le village quand il fallait négocier avec le clan local. Le vieillard sortit de la foule. —Qui est le chef des naufragés pentadriens ? lui demanda Ella. Il hésita, mais Ella se détournait déjà de lui. —Serviteur Warwel, avance-toi. Silence. Les villageois échangèrent des regards nerveux. Ella balaya la foule du regard et s’arrêta sur un homme. —Tu peux venir de ton plein gré, ou je peux te faire amener de force, le menaça-t-elle. À toi de voir. L’homme s’avança. Il était grand et digne, avec une mine à la fois sinistre et résignée. Il s’arrêta à quelques pas de la Blanche et soutint son regard sans rien dire. —Habitants de Dram, vous avez été dupés. Cet individu et ses compagnons ont été envoyés ici par Nekaun, le chef des Pentadriens, lança Ella en pivotant vers le bourgmestre. Leur bateau n’a pas fait naufrage : ils l’ont délibérément saboté pour s’échouer sur ce rivage et s’attirer la compassion des Dunwayens. Ils avaient reçu pour ordre de s’installer ici et de tisser des liens avec les autochtones pour tenter d’en convertir un maximum à leur religion. La jeune femme balaya la foule du regard. —Ils ont réussi bien trop facilement. Je vois parmi vous beaucoup de gens qui se sont laissé corrompre par leur influence, et convaincre de tourner le dos aux clans qu’ils servaient contre une promesse de liberté. Des clans dont les guerriers s’étaient battus pour eux peu de temps auparavant, afin de les protéger contre l’envahisseur qui voulait tous nous réduire en esclavage. Un murmure de protestation s’éleva. Ella haussa la voix. —Cette fois, les Pentadriens ont peut-être usé d’une méthode plus douce, mais leur intention était la même. Il s’agissait bel et bien d’une nouvelle invasion. Ils sont venus ici pour vous couper du Cercle, en abusant de votre générosité et en exploitant vos faiblesses. La jeune femme s’interrompit pour permettre à la foule de digérer ses paroles. —Il est regrettable que vous les ayez autorisés à aller si loin. Je vois parmi vous des gens qui ne se sont pas laissé corrompre, mais se sont tus par cupidité ou peur des représailles. Quelques-uns d’entre vous étaient réellement impuissants, et ceux-là peuvent compter sur moi pour prendre leur défense. Quant aux autres, c’est à I-Portak qu’il appartiendra de décider de votre châtiment – que vous soyez dunwayens ou pentadriens. Ella se tourna vers Gret et lui fit un signe du menton. —Ils sont à vous. Le chef de clan aboya des ordres, et ses guerriers poussèrent les villageois vers la route. Danjin remarqua que le vieil homme prenait soin d’obéir à la Blanche avec un air aussi dégoûté que possible. Chaque fois qu’un enfant en pleurs passait devant lui, il jetait un regard désapprobateur à Ella. Mais celle-ci l’ignora, la mine sévère et inflexible. —Où nous emmenez-vous ? demanda quelqu’un. —À Chon, répondit un guerrier. —Laissez-nous rentrer chez nous prendre des habits, implora une femme. Nous allons mourir de froid dans cette tenue. —Mes remèdes, croassa un vieillard. Je ne tiendrai pas sans mes remèdes. —Qu’allons-nous manger ? —Ma mère est malade. Elle n’arrivera jamais à Chon. Gret se tourna vers un de ses guerriers. —Ramène la femme et le vieil homme chez eux. Aussitôt, plusieurs autres voix s’élevèrent pour réclamer le même traitement. —Non, le contra Ella. Si vous faites la moindre exception, personne ne voudra plus obéir. Qu’une partie de vos guerriers surveille les prisonniers pendant que l’autre ira chercher des couvertures, des provisions et des vêtements pour tout le monde. Gret haussa les sourcils, puis adressa un signe de tête au guerrier qui se tenait près de lui. —Allez-y. Danjin sentit un frisson lui parcourir l’échine. Un retard maintenant vaudrait sûrement mieux que plusieurs victimes en chemin… Ella se tourna vers son conseiller. —Demande à ce vieil homme de quoi il a besoin et va le lui chercher, murmura-t-elle. —Oui, Ellareen des Blancs, répondit Danjin avec raideur. Il se mit à la recherche du vieillard. Tandis qu’il décrivait un cercle autour de la foule, il jeta un coup d’œil à Ella par-dessus son épaule. Le menton levé, la jeune femme toisait les prisonniers d’un air hautain. L’estomac de Danjin se serra encore un peu. Elle ne fait ça que pour les impressionner afin qu’ils obéissent, raisonna-t-il. Mais ils s’en souviendront. Ils raconteront à qui voudra les entendre combien Ellareen des Blancs est froide et indifférente, et quelle justice implacable elle a rendue. Danjin secoua la tête. Elle n’a pas le choix. Elle est obligée de procéder ainsi. Elle ne peut pas outrepasser la loi dunwayenne. Et si elle était impitoyable, elle ne m’aurait pas envoyé chercher les remèdes du vieil homme. Dans ce cas, pourquoi avait-il l’impression que la jeune femme ne jouait pas un rôle ?qu’elle n’avait pas essayé de persuader les Dunwayens de faire preuve de compassion non parce qu’elle ne voulait pas s’immiscer dans leurs affaires, mais parce qu’elle n’en avait aucune envie ? Pourquoi le mettait-elle si mal à l’aise parfois ? Soupirant, Danjin se détourna, trouva le vieil homme et le prit à part pour l’interroger. Le Sanctuaire n’était pas aussi impressionnant que le Temple de Jarime. Il n’y avait pas d’immense Tour Blanche ou de Dôme surplombant tout le reste : juste un large escalier et une façade d’un seul étage, dans laquelle se découpaient quantité d’arches, puis un fatras de bâtiments qui s’échelonnaient sur le flanc de la colline. Justement, c’est peut-être l’idée, songea Mirar. Les Pentadriens ne veulent pas impressionner les visiteurs : ils veulent les mettre à l’aise pour qu’ils se sentent bienvenus. Les vents ne les avaient pas emmenés aussi loin que Genza l’espérait, et ils avaient dû finir le voyage en platène. La litière qui leur avait fait traverser la ville s’arrêta, et ses porteurs la déposèrent sur le sol. Genza se leva, et Mirar en fit autant. Elle lui sourit. —Bienvenue au Sanctuaire, Mirar des Tisse-Rêves. —Merci. La Quatrième Voix se mit à gravir les marches en lui faisant signe de la suivre. Arrivés en haut de l’escalier, ils franchirent une des arches et pénétrèrent dans un hall spacieux, plein de Serviteurs en robe noire et de gens ordinaires. —C’est ici que nous accueillons les visiteurs, expliqua Genza. Les Serviteurs les écoutent tous, depuis le plus humble mendiant jusqu’aux riches et aux puissants, et ils les envoient à la personne la mieux placée pour les aider. Mirar remarqua que certains des visiteurs s’adressaient aux Serviteurs avec assurance tandis que d’autres hésitaient, attendaient que quelqu’un s’approche d’eux et parlaient les yeux baissés. Percevant une grande détresse, Mirar tourna son attention vers une Servante qui tapotait l’épaule d’une femme en pleurs. —Vous croyez que vous pourrez retrouver ma fille ? entendit-il la malheureuse demander. —Nous pouvons toujours essayer, répondit la Servante. Etes-vous certaine que son père l’a emmenée ? —Oui. Non… je… Un rire sonore fit pivoter Mirar vers un homme richement vêtu qui traversait le hall en compagnie d’un Serviteur. —… voudrais également offrir des cadeaux aux Élaï. Après tout, ce sont eux qui ont coulé les navires… Des Elaï coulant des navires ? Mirar résista à son envie de dévisager l’homme. —Voici la cour principale, annonça Genza. D’ici partent des couloirs qui mènent à toutes les parties du Sanctuaire. La cour était bordée par une véranda. Mirar l’approuva comme il se devait quand Genza lui désigna la fontaine, expliquant que cette dernière servait à la fois à rafraîchir l’atmosphère et à rendre les conversations plus intimes. Comme ils s’enfonçaient plus avant dans le Sanctuaire, le Tisse-Rêves remarqua que les Serviteurs s’arrêtaient pour regarder passer Genza et traçaient un signe sur leur poitrine si elle venait à tourner la tête vers eux. Il sentit le respect et l’admiration proche de l’adoration qu’ils lui vouaient. Il perçut également de la curiosité à son encontre, et se demanda ce que ces gens savaient de lui au juste. Étaient-ils seulement intrigués parce qu’on ne voyait pas souvent de Tisse-Rêves au Sanctuaire ? Le soupçonnaient-ils d’être le légendaire et immortel fondateur de son ordre, ou savaient-ils déjà exactement qui il était, parce qu’on les avait prévenus de son arrivée ? Genza l’entraîna dans des couloirs et à travers des cours, continuant à monter vers les hauteurs du Sanctuaire. De temps à autre, Mirar apercevait la ville depuis une fenêtre ou un balcon et, chaque fois, la vue était plus impressionnante. Mais un malaise persistant grandissait en lui. Je suis complètement désavantagé ici, songea-t-il. Les Voix sont peut-être plus puissantes que moi. Pas forcément à titre individuel, mais toutes ensemble ça ne fait aucun doute. Et elles sont entourées par des centaines, voire des milliers de sorciers mortels prêts à leur obéir. Cela, je m’y attendais. Mais je n’avais pas prévu que cet endroit serait un vrai labyrinthe. Sans Genza, je serais complètement perdu. Pourtant, il ne se sentait pas en danger. Les bruits de la ville lui parvenaient étouffés ; les Serviteurs qu’il croisait ne nourrissaient aucune pensée menaçante et, avec ses nombreuses cours et ses couloirs ouverts sur un côté, le Sanctuaire avait quelque chose de très apaisant. Néanmoins, c’était un siège de pouvoir politique et magique, aussi Mirar continua-t-il à alimenter sa barrière de protection invisible. Enfin, Genza sortit sur un vaste balcon occupé par plusieurs hommes et femmes assis dans des fauteuils en osier. Tous levèrent vers lui des yeux brillant d’intérêt. —Voici Mirar, le chef des Tisse-Rêves, annonça Genza. Tisse-Rêves Mirar, voici la Deuxième Voix Imenja. Elle désigna une femme grande et mince, à laquelle il était très difficile de donner un âge. C’est celle qui a failli durant la dernière guerre, permettant à Auraya de tuer Kuar, songea Mirar. Imenja lui sourit poliment. —Je suis ravie de faire enfin votre connaissance. Genza nous a dit beaucoup de bien de vous. Mirar inclina la tête. —Tout le plaisir est pour moi, Deuxième Voix. —Voici la Troisième Voix Vervel, poursuivit Genza en indiquant un homme trapu et robuste. Je me souviens de l’avoir déjà vu, mais je ne sais presque rien de lui, se rendit compte Mirar. Il faudra que j’y remédie au plus vite. —Voici la Cinquième Voix Shar. Le jeune homme blond et mince lui sourit. Mirar le salua de la tête en retour. C’est celui qui élève les vorns, celui dont les Tisse-Rêves du Sud disent qu’il peut être cruel. Genza présenta les autres personnes présentes comme des Compagnons, jouant le rôle d’assistants et de conseillers auprès des Voix. Les Jumeaux et Auraya avaient déjà parlé d’eux à Mirar. —Joignez-vous à nous, l’invita Imenja en désignant un siège vide. Mirar s’assit et accepta le verre d’eau que lui tendait un des Compagnons. —Nous étions justement en train de parler de guerre, révéla Imenja. —Une guerre en particulier ?s’enquit Mirar. La Deuxième Voix secoua la tête. —Non, la guerre en général. Les Tisse-Rêves n’y prennent jamais part, n’est-ce pas ? —Non. Nous reconnaissons qu’une personne ou une nation peuvent avoir besoin de se défendre, mais nous avons fait le vœu de ne pas tuer. —Donc, vous n’approuvez pas notre invasion de l’Ithanie du Nord, mais vous accepteriez que nous nous défendions si nous étions envahis nous-mêmes ? Mirar acquiesça. —Pourtant, les Tisse-Rêves ne participent jamais à la défense de leur pays. —Nous le faisons en soignant les blessés. —Les blessés des deux camps. —En effet, car nous avons également fait le vœu de venir en aide à toute personne dans le besoin. Ce qui ne constitue pas une trahison envers notre patrie, puisque les Tisse-Rêves des autres nations en font autant. —Je vois. — Cela provoque sûrement des conflits entre vous et vos compatriotes, fit remarquer la Compagne d’Imenja. Ne vous en veulent-ils pas de soigner des combattants ennemis ? —Bien sûr que si. (Mirar sourit.) Aussi souvent qu’ils sont reconnaissants à un Tisse-Rêves du camp adverse d’avoir soigné un des leurs. —Les Circliens, notamment les Blancs, ont causé beaucoup de tort à votre peuple, fit remarquer Vervel. Seriez-vous prêts à les combattre ? Mirar secoua la tête. —Non. —Pas même pour échapper à l’oppression ?pour être libres de suivre votre propre voie ? —Pas même si nous pensions que ces choses étaient possibles. Nous pourrions bien tuer tous les Blancs ; les dieux ne tarderaient pas à leur trouver des remplaçants. —Ainsi, vous pensez que les dieux circliens sont réels ? l’interrogea Imenja. Mirar eut un sourire sans joie. —Je sais qu’ils le sont. Et une source fiable m’assure que les vôtres le sont aussi. Les Voix s’entre-regardèrent brièvement, mais d’un air entendu. —Si nous vainquions les Blancs…, commença Vervel. Si les Circliens devenaient des Pentadriens, leurs dieux ne trouveraient plus personne pour prendre leur place. —Si seulement c’était possible ! (Mirar soupira.) Hélas, je doute fort que tous les Circliens abjurent leur foi jusqu’au dernier. —Cela prendrait du temps, bien sûr, intervint Shar. Je ne doute pas que certains fidèles du Cercle se réuniraient en secret. Il nous faudrait traquer ces rebelles et… —L’idée, l’interrompit Vervel, c’est que si nous gouvernions toute l’Ithanie, les Tisse-Rêves seraient libres de vivre comme ils l’entendent. Cela vaut sûrement la peine d’enfreindre quelques règles, non ? Mirar secoua la tête. —Il ne s’agit pas d’une règle mineure, mais du principe fondateur de notre ordre. —Mais les Circliens ont tenté de vous tuer, rappela Genza. Mirar soutint son regard. —Et vous avez fait assassiner des Tisse-Rêves à Jarime pour que la faute en retombe sur les prêtres. Genza plissa légèrement les yeux, puis reporta son attention sur Imenja. —Nous avons de la chance que votre peuple préfère rester neutre, dit tout bas la Deuxième Voix. Soyez certain que nous n’approuvions pas tous ce sordide petit complot. Mirar remarqua que la Compagne d’Imenja la dévisageait, irradiant le soupçon et l’horreur. —Nous n’avons pas l’intention de répéter cette erreur, poursuivit la Deuxième Voix. En revanche, je suis certaine que s’ils en avaient la possibilité, les Blancs tenteraient de nouveau de vous tuer. Mirar éclata d’un rire dur. —Je sais. Ils ont déjà essayé. Les yeux d’Imenja brillèrent. —Récemment ? Est-ce pour cela que vous êtes venu en Ithanie du Sud ? —Oui. Et voilà que je découvre que la femme envoyée pour m’exécuter se trouve justement chez vous, où elle est traitée en invitée de marque. Mirar nota quels visages trahissaient la surprise et lesquels demeuraient impassibles. Imenja sourit. —Vous savez qu’Auraya est ici ? lança Genza. Et vous êtes venu quand même ? Mirar haussa les épaules. —Bien sûr que je le sais. La ville est pleine de Tisse-Rêves, et nous aimons colporter les rumeurs autant que le commun des mortels. Imenja gloussa. —Et Nekaun n’a pas vraiment fait mystère de sa présence. (Elle dévisagea Mirar et redevint grave.) Vous n’avez rien à craindre. Nous ne la laisserons pas vous toucher. Et apparemment, nous n’avons pas à redouter l’inverse. (Elle le scruta avec attention, cherchant sans doute des signes qu’il pourrait bien faire une exception à sa règle de non-violence.) Auraya sera partie d’ici à une semaine. Mirar acquiesça. —Il n’est pas nécessaire que vous vous rencontriez, ajouta Imenja. Peut-être préféreriez-vous l’éviter. Mirar perçut la déception des Compagnons et refréna un sourire. De toute évidence, ils étaient curieux de voir ce qui se passerait si on les mettait en présence l’un de l’autre, Auraya et lui. Et moi donc ! La savoir près de moi et ne pas pouvoir la voir serait une véritable torture. Quel mal y aurait-il à ce qu’ils se rencontrent une fois ? —Je m’en moque, dit-il. En fait, je serais assez content qu’elle me voie en vie et bichonné par ses ennemis. Imenja gloussa de nouveau. —Ça aussi, ça peut se faire. Chapitre 32 Le Tisse-Rêves Mirar est un homme séduisant, songea Reivan en le regardant se diriger vers la flamme du Sanctuaire, flanqué par Imenja. Mais pas mon type. Il ressemble aux gens du Nord, et puis… Il lui rappelait un Penseur pour lequel elle avait eu le béguin quand elle était plus jeune, un homme qui était apparu à une réunion un matin et avait charmé toute l’assemblée. Quelques mois plus tard, il avait disparu. Les années suivantes, il était revenu et reparti sans prévenir à plusieurs reprises. Durant chacun de ses séjours à Glymma, il trouvait une jolie fille avec qui passer du bon temps et la plaquait à la fin. À la jalousie initiale de Reivan avait succédé de la compassion pour les malheureuses auxquelles le joli cœur faisait tant de promesses avant de les abandonner le cœur brisé et, parfois, le ventre plein. Mirar avait le même genre d’assurance qui attirait les gens vers lui, le même regard fébrile comme s’il était déjà ailleurs par la pensée. Mais alors que son béguin d’autrefois s’en allait quand il avait quelque chose à fuir, Reivan imaginait plutôt Mirar comme un vagabond qui aimait observer ce qu’il rencontrait avant de poursuivre son chemin. Il n’est pas pressé, comprit-elle soudain. C’est ça, la différence. Le temps ne lui est pas compté, puisqu’il est immortel. C’était ce qui la fascinait le plus chez le Tisse-Rêves. L’immortalité des Voix leur était conférée par les dieux. Mirar avait obtenu la sienne par lui-même, sans aucune aide extérieure. Reivan brûlait de lui demander comment, même si elle doutait fort de comprendre sa réponse. Mirar et Imenja se détournèrent de la flamme du Sanctuaire et revinrent vers Reivan. —… Déjà éteinte ? —Quelques fois. Nous n’avons pas cherché à le cacher. Les gens peuvent être superstitieux par rapport à tout ce qui touche la religion. S’ils ignoraient que cela se produit de temps en temps, ils pourraient croire que l’extinction de la flamme entraînerait la fin du monde ou une catastrophe tout aussi grotesque. Dans l’état des choses, ils se contentent de lui chercher une signification. Mirar gloussa. —J’imagine. (Il leva les yeux.) C’est un Siyee ? Suivant la direction de son regard, Reivan vit une silhouette ailée qui décrivait un cercle à l’aplomb du Sanctuaire. —Oui, répondit Imenja. Un membre du groupe que nous retenons prisonnier. Ils ont attaqué un de nos villages. Nekaun les relâche un par un en échange de la présence d’Auraya. Mirar acquiesça. —J’ai entendu parler de leur accord. C’est une sage décision de les libérer séparément. Ainsi, il y a peu de risques qu’ils se regroupent pour tenter une nouvelle attaque. —En effet. —Vous devez les traiter convenablement, sans quoi, ils ne seraient plus en état de voler. Leur donnez-vous assez de provisions pour le voyage de retour ? —Ils ne peuvent pas porter de quoi tenir jusqu’à Si, mais ce que nous leur donnons doit théoriquement leur permettre d’atteindre Sennon. Imenja entraîna Mirar vers l’escalier qui descendait depuis le toit du Sanctuaire. Comme elle les suivait, Reivan entendit des bruits de voix dans le couloir devant eux. Imenja et Mirar franchirent un angle et s’arrêtèrent. Reivan venait de les rejoindre quand elle identifia les voix. Elle frissonna et jeta un coup d’œil à Mirar. Le Tisse-Rêves souriait, et ses yeux brillaient – peut-être de peur, peut-être d’amusement. Reivan reporta son attention sur les nouveaux arrivants. Auraya soutenait le regard de Mirar, les yeux plissés. Elle ne bougeait pas plus qu’une statue. Nekaun regarda fixement Imenja, puis se tourna vers son invitée et ouvrit la bouche pour dire quelque chose. Mais il n’en eut pas le temps. —Mirar, lâcha Auraya sur un ton méprisant. Je vois que tu es arrivé. —De fait, répondit le Tisse-Rêves. Et j’ai été accueilli avec chaleur. —Je n’en attendais pas moins de la part de nos hôtes. Le regard d’Auraya était brûlant, mais Mirar ne frémit pas. —Moi, je n’en attendais pas autant, vu la façon dont j’ai été reçu dans le Nord, répliqua-t-il sur un ton léger. Mais je me suis dit : « Après tout, ça ne peut pas être pire. » Auraya sourit. —C’est parce que les gens d’ici ne te connaissent pas encore. Le sourire de Mirar se flétrit légèrement, et un pli soucieux se creusa entre ses sourcils. —Comment vont les Siyee depuis mon départ ? —Bien, répondit sèchement Auraya. —Les Blancs les trouvent utiles en tant qu’alliés ? —Évidemment. —J’ai entendu dire qu’ils avaient échoué dans leur dernière mission. —C’est déjà de l’histoire ancienne. —Certes. Je suppose que je devrais remercier les Blancs pour cette occasion de te revoir – et dans des circonstances autrement plus plaisantes, de surcroît. (Il jeta un coup d’œil à Imenja.) J’espère que nous aurons le temps de bavarder avant ton départ. Au dîner, peut-être ? —Je peux arranger ça, acquiesça calmement la Deuxième Voix. —Un dîner en privé, alors, réclama Auraya, les yeux brillants. Juste nous deux. Nous pourrions reprendre les choses là où nous nous étions arrêtés. —Je suis certain que mes nouveaux amis aimeraient y prendre part, répliqua Mirar. D’autant que ton séjour ici touche à sa fin. Ils sont prioritaires, puisque ton temps est compté, contrairement au mien. Nekaun gloussa. —Le Tisse-Rêves Mirar a raison. Nous avons encore beaucoup de choses à vous montrer, et la fin de votre séjour approche à grands pas. (Il reporta son attention sur Imenja.) Peut-être pourrions-nous dîner ensemble ce soir ? —Je vais prendre mes dispositions dans ce sens, promit la Deuxième Voix. —Maintenant, je voudrais vous emmener en excursion à l’extérieur de la ville. (Nekaun toucha l’épaule d’Auraya, qui s’arracha à la contemplation de Mirar et tourna la tête vers la Première Voix.) Il nous faudra la moitié de la journée pour atteindre notre destination, aussi devons-nous partir sans tarder. Mirar regarda Auraya s’éloigner, les yeux plissés. Mais quand Imenja lui fit face, il reporta son attention sur elle et eut un large sourire. La Deuxième Voix désigna un couloir qui partait dans une autre direction. —Voulez-vous voir la Chambre de l’Étoile, l’endroit où ont lieu nos cérémonies ? Mirar acquiesça. —Bien volontiers. Comme ils repartaient sans se presser, Reivan analysa la conversation qui venait d’avoir lieu entre Mirar et Auraya. « Je n’en attendais pas autant, vu la façon dont j’ai été reçu dans le Nord. » « C’est parce que les gens d’ici ne te connaissent pas encore. » Un point pour Auraya, songea Reivan. L’ancienne Blanche avait insinué que Mirar avait le don pour se mettre les gens à dos partout où il allait. Ce qui est peut-être le cas. Mirar avait lancé une pique au sujet de la mission ratée des Siyee, mais Auraya n’avait pas paru touchée. Puis Mirar l’avait provoquée en lui faisant remarquer qu’elle ne pouvait rien contre lui à Glymma. « Nous pourrions reprendre les choses là où nous nous étions arrêtés. » Reivan réprima un gloussement. Là, Auraya a marqué un autre point, songea-t-elle. Elle a souligné que la sécurité de Mirar dépendait de nous, et qu’elle était prête à le tuer si les Voix lui en laissaient l’occasion. Mais je crois que c’est Mirar qui a eu le dernier mot. Qu’a-t-il dit, déjà ? « Ton séjour ici touche à sa fin… Ton temps est compté, contrairement au mien. » Reivan fronça les sourcils. Mirar avait-il deviné que les Voix n’avaient aucune intention de laisser repartir Auraya ? Ou faisait-il simplement remarquer à son interlocutrice qu’en tant qu’immortel il était plus précieux qu’elle aux yeux des Voix ? Il est assez malin pour avoir deviné le plan des Voix, décida Reivan. Comme toute personne qui aurait suffisamment réfléchi à la situation. Mais était-ce le cas d’Auraya ? Vaurien sauta sur le lit. Il passa quelques minutes à s’agiter, cherchant la meilleure position pour dormir selon des critères qu’il était le seul à connaître. Lorsqu’il eut trouvé un endroit satisfaisant, il se roula en boule et soupira. Les yeux rivés au plafond, Auraya repensa à ce qu’elle venait de dire à Juran lors de son rapport quotidien. Ou plutôt, à ce qu’elle ne lui avait pas dit. —Mirar est ici. Nous nous sommes croisés dans un couloir d’une façon qui se voulait accidentelle et qui ne l’était certainement pas, avait-elle déclaré. —Que s’est-il passé ? —Rien. Il m’a fait remarquer que les Voix le protégeraient, et que la mission des Siyee était vouée à l’échec. —Malheureusement, il a raison sur les deux points. Auraya n’avait pas parlé à Juran de l’accord passé avec Mirar, selon lequel tous deux devaient se comporter comme s’ils étaient ennemis. Cela dévoilerait qu’en réalité elle ne considérait pas le Tisse-Rêves comme tel, une chose qui ne pourrait que mécontenter Juran. Et elle ne voulait pas donner au chef des Blancs une raison supplémentaire de se méfier d’elle. À présent, il ne lui restait plus qu’une chose à faire avant de pouvoir dormir. Tous les soirs depuis son premier rêvelien avec Mirar, Auraya communiquait avec lui de la même façon. Et aujourd’hui, ils allaient avoir beaucoup de choses à se raconter. Fermant les yeux, la jeune femme s’abîma dans une transe onirique. —Auraya. Il lui fallut un moment pour se rendre compte quelle s’était endormie tout net. —Mirar ? —Enfin ! Tu es rentrée tard. L’impatience du Tisse-Rêves amusa la jeune femme. —Il ne me semble pas y avoir de couvre-feu. —Je vois. Tu es devenue drôlement hautaine depuis que les Voix te traitent comme une invitée de marque. —Seulement quand il le faut. Comment nous as-tu trouvés tout à l’heure ? —Assez convaincants. —Ha !c’est moi qui ai lancé les meilleures piques ! —Mais j’ai eu le dernier mot. —C’est exact, lui concéda Auraya. —Alors, où étais-tu passée ce soir ? J’étais très déçu de ne pas pouvoir poursuivre notre conversation pendant le dîner. —Imenja ne t’a pas expliqué ? Nous nous sommes tellement éloignés de la ville que nous n’avons pas pu rentrer à temps. —Donc, c’était la vérité ? —Oui. Evidemment, Nekaun et moi avons peut-être passé plus longtemps que nécessaire à visiter les ateliers de souffleurs de verre. —Je suppose que les Voix s’attendent que tu m’évites. —Et je crains de tomber à court de piques acérées si nous nous croisons trop souvent. —Tu en as donc tout un stock ? —Disons, une petite réserve. J’attends le bon moment pour les placer. —Qui eût cru que tu serais si douée pour le sarcasme ? —Merci. Alors, les Voix t’ont-elles déjà fait une proposition ? —Non. Elles m’ont interrogé sur le vœu de non-violence des Tisse-Rêves dès mon arrivée. Ma réponse les a peut-être désarçonnées. —Mmmh. Souviens-toi, même si elles ne te proposent pas de me tuer, elles me proposeront peut-être de te tuer. —Si elles en ont l’intention, elles cachent bien leur jeu. Nous parlons beaucoup des Tisse-Rêves et de ma place parmi eux. Nous débattons de mon statut : suis-je un chef ou juste un guide ? D’après Imenja, que je veuille les diriger ou pas, les Tisse-Rêves me vouent un respect à la limite de la véné-ration. Le problème quand tu es resté mort un certain temps, c’est que les gens se font de toi une image idéalisée. J’ai assuré à Imenja que je n’avais jamais laissé personne me traiter comme un dieu et que je n’avais pas l’intention de commencer maintenant. Elle a dit qu’elle me croyait. Mirar était devenu sérieux, et Auraya eut l’impression perturbante qu’elle parlait à Leiard. Elle la repoussa dans un coin de son esprit. —Je suppose qu’elle a lu dans l’esprit des Tisse-Rêves pour découvrir ce qu’ils pensent de toi. — Oui. Oh !et elle a dit quelque chose… Je crois que les Voix savent que tu peux lire dans les esprits, toi aussi. Le sang d’Auraya se glaça dans ses veines. Jade pensait qu’elle serait en danger si les dieux découvraient qu’elle avait récupéré son pouvoir de télépathie, mais la guérisseuse parlait des dieux circliens. Néanmoins, il était possible que ces derniers lisent parfois dans l’esprit des Pentadriens. —À ton avis, sont-elles les seules à le soupçonner ? —Je l’ignore. Je pourrais sonder les rêves des occupants du Sanctuaire cette nuit, si tu veux. —Oui. Et j’écouterai les esprits de mon côté. Il se peut que tout le monde ne dorme pas encore. —Pendant que tu y es, cherche des pensées au sujet des Élaï. À mon arrivée, j’ai entendu un commentaire suggérant quils coulaient des navires. —Qu’ils coulaient des navires ? C’est une possibilité alarmante. —Oui. Sur ce, nous avons tous deux beaucoup à faire, et la nuit ne rallonge pas. —Non. Dors bien. —Toi aussi. —Mirar ? —Oui ? Auraya s’interrompit, craignant soudain que ce qu’elle s’apprêtait à dire soit mal interprété. Mais très vite, elle décida qu’il n’y avait pas de danger. —Merci de ton aide. —Ne me remercie pas encore. Pas avant que tu aies quitté cet endroit. Dès que les Voix auront libéré le dernier Siyee, attends-toi à une trahison de leur part. Je ne crois pas qu’elles aient l’intention de te laisser partir, Auraya, la prévint Mirar. Comme il rompait le contact, la jeune femme dériva dans un état onirique inconfortable, ruminant son avertissement. Si j’étais à la place de Nekaun, je ne me laisserais pas partir non plus. Je vais devoir lui donner une bonne raison de le faire. Mais elle était trop fatiguée pour réfléchir maintenant, et elle avait encore du travail. Elle se concentra et projeta son esprit à l’extérieur. Ricochant d’un esprit à l’autre, elle sonda les pensées de tous les Serviteurs et de tous les domestiques encore réveillés au Sanctuaire. Quand elle tomba sur celui de la Compagne Reivan, un frisson d’excitation la parcourut. La jeune femme était très agitée, incapable de dormir. Toutes ses pensées tournaient autour de Nekaun. Ça fait si longtemps, songeait-elle. S’il l’avait voulu, il aurait bien trouvé le temps de me rendre visite au moins une fois. Comment vais-je l’informer des soupçons d’Imenja ? Je ne peux pas l’approcher, au cas où Auraya lirait dans mon esprit. L’estomac d’Auraya se noua. Cela confirmait ce que Mirar venait de lui dire. Les Voix connaissaient son pouvoir de télépathie. D’un autre coté, pourquoi m’écouterait-il s’il refuse d’écouter Imenja ? Non, je ne peux qu’espérer qu’il ne sous-estime pas Auraya. Il me reviendra après l’avoir tuée, raisonna Reivan. Auraya fut choquée. Soupçonner les intentions de Nekaun était une chose ; les lire si clairement dans les pensées de la Compagne d’Imenja en était une autre. Mais Auraya percevait également du doute dans l’esprit de la jeune femme. Reivan savait que les autres Voix pensaient que Nekaun tuerait son invitée, mais elles n’en étaient pas certaines. Nekaun était quelqu’un de secret ; il ne leur exposait pas ses plans. Puis Auraya décela la plus grande peur de Reivan, constamment tapie à la lisière de son esprit. Les autres Voix croyaient qu’Auraya était plus puissante que Nekaun. Et Reivan craignait qu’il s’attaque seul à l’ancienne Blanche. Elle craignait qu’il échoue et périsse dans sa tentative. Intéressant, songea Auraya. Je me demande si les Voix ont raison. Et c’est bizarre que Nekaun fasse bande à part. C’est une faiblesse que je pourrais exploiter. La Compagne d’Imenja sombrait peu à peu dans le sommeil. Si elle savait quelque chose au sujet des Élaï, il était peu probable qu’elle y pense maintenant. Son esprit était plein de Nekaun. Auraya la laissa pour se mettre en quête d’autres esprits. Elle n’abandonnerait pas les Siyee encore prisonniers des Pentadriens mais, dès que le dernier d’entre eux s’envolerait, elle serait prête à se défendre contre Nekaun. Chapitre 33 —Tu as fait une copie de ce parchemin ? demanda Tamun à peine établi le rêvelien entre les Jumeaux et Emerahl. —J’essaie, répondit cette dernière. La seule raison pour laquelle Barmonia me laisse le voir, c’est que je peux le lui traduire. Il écrit lui-même ce que je dis, et il refuse de me laisser prendre des notes. J’ai dû mémoriser ce que j’ai pu et le retranscrire en secret. —Où, et sous quelle forme ? voulut savoir Tamun. —Je l’ai brûlé à l’intérieur de mon outre à eau. Les Penseurs ne le trouveront jamais. —Dans quelle langue ? —En hanien, pour qu’ils ne puissent pas le déchiffrer au cas où ils le trouveraient quand même. —Tu dois utiliser les glyphes originaux ! La plus petite erreur de traduction pourrait modifier complètement le sens d’une phrase ! —Emerahl ne se trompera pas, intervint Surim. —Merci, dit Emerahl, contente qu’il prenne sa défense. —Elle pourrait très bien le faire sans s’en rendre compte, insista Tamun. Nous ne devons pas prendre le moindre risque. Dans l’ancienne langue cléricale, un même mot a souvent plusieurs significations. Si Emerahl avait été réveillée, elle aurait soupiré. Tamun n’avait pas bien réagi en apprenant que le Parchemin ne contenait rien d’utile. Elle refusait d’y croire, se raccrochant à l’idée que le poème était un message codé. —Très bien. Je me débrouillerai pour copier les glyphes, capitula Emerahl. Et après ? Ce n’est qu’une histoire. Rien n’indique l’endroit où seraient cachés les fameux secrets des dieux. —Vraiment ? (L’amusement de Tamun ondula à travers l’esprit d’Emerahl.) Ce que tu nous as récité contient pourtant des indices flagrants. —Flagrants ? —Les secrets des dieux ont été préservés sous une forme indestructible. Qu’est-ce qui est indestructible ? —Rien. —L’or, répondit Surim. Du moins, c’est ce que m’a dit un joaillier autrefois. Il peut être fondu et mélangé à d’autres métaux mais, seul, il ne rouille ni ne se détériore jamais. —Si les secrets sont inscrits dans de l’or, et si l’or peut être fondu, alors les secrets peuvent être détruits, fit remarquer Tamun. Dans ce cas, il doit s’agir de quelque chose de si dur et si solide que rien ne peut le briser. —Du diamant ? suggéra Emerahl. Elle se remémora les trésors découverts dans le cercueil. Il y avait des tas de pierres précieuses au milieu des bijoux et des calices. —Un diamant peut être coupé par un autre diamant, la contra Tamun, ce qui le rend aussi fragile que l’or. —Alors, quoi ? demanda Surim. Les Jumeaux se turent pour mieux réfléchir, tandis qu’Emerahl continuait à penser au contenu du tombeau. Si les secrets étaient inscrits sur un diamant, il eût été malin de dissimuler celui-ci parmi un tas de bijoux. Mais même si certaines des pierres précieuses qu’Emerahl avait aperçues étaient d’une taille impressionnante, il n’y avait guère la place de graver plus de quelques mots à leur surface. —Ce serait plus facile si tu volais le Parchemin pour nous le rapporter. —Il est hors de question que je vole un objet si lourd et si encombrant ! Même si j’étais capable de le porter, nous savons que les Serviteurs pentadriens le veulent, je ne veux pas être poursuivie par la moitié du clergé sud-ithanien pendant que je tenterai de regagner la côte. Sans compter que je risquerais de ne pas trouver de bateau pour… —Emerahl. Réveille-toi. Il s’est passé quelque chose. Le traître a… Soudain, elle prit conscience d’une voix. Celle de Barmonia. Le gros homme hurlait. Emerahl se réveilla immédiatement. —… Misérable petit voyou ! Je vais t’arracher les tripes à mains nues et les jeter aux… ! Elle se leva, drapa ses épaules d’une couverture et sortit hâtivement de sa tente. Les cris venaient de l’endroit où étaient attachés les arems et où dormaient les domestiques. Les imprécations de Barmonia résonnaient dans le silence nocturne. Kéréon et Yathyir se tenaient près du feu, le premier avec une mine sinistre et le second les yeux écarquillés par la frayeur. Kéréon jeta un coup d’œil à Emerahl puis, du menton, désigna la tente de Barmonia. Le rabat de celle-ci était ouvert, permettant de voir le désordre qui régnait à l’intérieur. Un objet cabossé gisait sur le sol : le Parchemin. —Cassé, dit simplement Kéréon. Emerahl jura en son for intérieur. Barmonia s’était montré si protecteur envers l’artefact, insistant pour être présent chaque fois que quelqu’un voulait l’étudier ! Elle avait cru qu’il serait en sécurité. Je suis une imbécile, songea-t-elle. Les Jumeaux vont être furieux. Les cris s’interrompirent, puis deux silhouettes émergèrent de l’obscurité. Mikmer et Barmonia se disputaient. —… trouvera pas dans le noir. Au lever du soleil, nous pourrons le pister, disait Mikmer. —Dès qu’il se doutera que nous sommes à sa recherche, il dissimulera certainement ses traces, le contra Barmonia. Je ne laisserai pas ce fils de pute… Il se figea en apercevant Emerahl et referma la bouche. L’immortelle tenta de ne rien laisser transparaître de son amusement. —Que s’est-il passé ? interrogea Yathyir d’une petite voix apeurée. Barmonia fronça les sourcils. —Ray a cassé le Parchemin. Les domestiques disent qu’il a pris un arem et qu’il est parti. —Quand ? —Il n’y a pas longtemps. Seulement quelques minutes, comprit Emerahl. Il a dû décider de s’enfuir pendant que je discutais avec les Jumeaux. S’il avait prémédité son coup, Tamun et Surim l’auraient su. —Il a emporté quelque chose ?s’enquit Kéréon. —Un paquetage et une sacoche, répondit Mikmer. (Il fronça les sourcils en voyant Barmonia se ruer vers sa tente.) Pourquoi ? Un rugissement résonna sous la tente du chef des Penseurs. Barmonia ressortit, écarlate de rage. —Il a pris le trésor. Un frisson glacé parcourut Emerahl. Si j’ai raison, et si les secrets sont inscrits sur un des diamants qui se trouvaient dans le cercueil… Ça ne la surprenait pas que Ray ait volé le trésor. Il aurait besoin d’argent, puisque les Penseurs le chasseraient en apprenant qu’il les avait trahis. En revanche, elle ne comprenait pas pourquoi il avait cassé le Parchemin alors qu’il était censé le voler. Avait-il déduit, lui aussi, que les secrets des dieux se trouvaient parmi les gemmes du trésor ? Le Parchemin n’irait nulle part. Si les Penseurs pouvaient le restaurer, ils le feraient. Emerahl n’avait pas besoin de traîner dans le coin en attendant qu’ils y parviennent. L’important, c’est de récupérer le trésor. —Nous ne pouvons pas attendre jusqu’à demain matin, gronda Barmonia. —On devrait se séparer, emmener quelques domestiques chacun et partir dans des directions différentes, suggéra Kéréon. Mikmer soupira et acquiesça. —J’irai vers le nord. Il faut que quelqu’un reste ici pour surveiller ce qui reste du Parchemin. Barmonia prit un air pensif. —Inutile d’envoyer Yathyir. Et je suis le plus qualifié pour m’occuper du Parchemin. (Il dévisagea tour à tour Kéréon et Mikmer.) Ramenez-le ici. Je m’occuperai de lui. Les deux hommes acquiescèrent et s’éloignèrent en hâte. Emerahl les entendit aboyer des ordres à l’intention des domestiques. —Je pourrais y aller aussi, offrit-elle. Barmonia lui jeta un regard soupçonneux. —Non. Il est peut-être dangereux. Emerahl eut un léger sourire. —Pour moi, j’en doute. —Non, s’obstina le gros homme. J’ai besoin de vous ici. —J’ai déjà traduit le Parchemin, fit valoir Emerahl. Que puis-je faire d’autre ? —Rester où je peux vous voir, aboya Barmonia. Pour être franc, je n’ai pas confiance en vous. Emerahl haussa les épaules. —D’accord. Dans ce cas, je retourne me coucher. —Restez près du feu, ordonna Barmonia. Emerahl hésita. Elle était tentée de l’ignorer et de partir en le plantant là : après tout, comment l’arrêterait-il ? Mais le Parchemin n’avait peut-être pas encore livré tous ses secrets. Mieux valait qu’elle reste en bons termes avec le chef des Penseurs pour le moment. Un domestique sortit de l’obscurité. Il rapporta qu’on avait repéré une lumière se déplaçant le long de la route qui conduisait aux basses terres. Je ne crois pas que Ray soit assez stupide pour utiliser une lampe alors qu’il sait que la lune éclairera son chemin une fois levée. À mon avis, il a plutôt attaché une lampe au cou d’un arem, fait pivoter la pauvre bête vers les basses terres et donné une bonne tape sur son postérieur. Quant à lui, il sera parti dans la direction opposée… vers Glymma et sa récompense, raisonna Emerahl. Il lui suffirait d’écouter l’esprit du jeune homme pour en avoir la confirmation. Avec un soupir d’exaspération feinte, elle se dirigea vers le feu presque éteint, s’allongea sur un des tapis de sol et se pelotonna sous sa couverture. Yathyir et Barmonia regagnèrent leurs tentes. Emerahl entendit le gros homme marmonner quelque chose à propos du Parchemin et se demander s’il parviendrait à le restaurer. Bientôt, il serait trop concentré sur son travail pour prêter la moindre attention à Emerahl. Alors, elle prendrait son paquetage, enfourcherait un arem et se lancerait sur les traces du traître et de son trésor volé. Auraya dérivait, seule dans sa transe onirique. Dans le sous-sol du Sanctuaire, deux Siyee attendaient encore d’être libérés. Dans moins de deux jours, la jeune femme quitterait Glymma et échapperait à Nekaun. Dans une autre chambre, non loin d’elle, le corps de Mirar se reposait tandis que son esprit sondait les pensées des autres. Auraya éprouva une bouffée d’affection pour lui, et une sorte d’amusement teinté de regret. En tant que Leiard, il avait été pour elle d’abord un professeur, puis un amant. À Si, il était redevenu un professeur, puis un ennemi. À présent, il était un allié, un soutien – et un ami. Je l’aime bien, songea-t-elle, et pas parce qu’il me rappelle Leiard. Je ne le vois pas, donc, mes yeux ne me disent pas que je parle avec Leiard. Parfois, j’entrevois Leiard dans ce qu’il me raconte pendant nos rêveliens mais, la plupart du temps, j’ai l’impression de discuter avec une tout autre personne. Mirar. Il est l’ennemi des dieux… mais Jade aussi, et ça ne m’a pas empêchée de l’apprécier quand j’ai appris à la connaître. Dois-je détester les mêmes gens qu’eux pour que les dieux me considèrent comme loyale ? Ils ne peuvent pas me forcer à aimer quelqu’un. N’en va-t-il pas de même avec la haine ? C’était une question intéressante, mais Auraya avait encore beaucoup à faire. Depuis que Mirar le lui avait suggéré pour la première fois, elle épiait les esprits chaque nuit. Petit à petit, ils avaient collecté assez d’informations pour confirmer que des Serviteurs pentadriens avaient été envoyés dans tous les pays d’Ithanie du Nord afin de s’y établir et de convertir les autochtones. Les Blancs avaient découvert et réussi à déjouer la plupart de ces tentatives, y compris la plus avancée, à Dunway. Dans son lit, Auraya se concentra pour se projeter vers l’esprit le plus proche. Elle s’interrompit, surprise. Non loin d’elle, des voix fortes résonnaient à travers la magie du monde. —… Ce qui se passe quand on ne demande pas leur avis aux autres. —J’ai demandé. —Nous avons parlé d’exercices et de manœuvres, pas de lever des armées entières ! —Lever une armée rapidement réclame de la pratique. La voix sur la défensive était celle de Huan ; l’autre appartenait à Saru. —Par ailleurs, cela crée des attentes et… Je suis encore tombée sur une conversation entre les dieux, songea Auraya. Je ne devrais pas écouter. Chaia m’a prévenue que je risquais de me faire repérer. —Tu crois vraiment qu’il gobera une excuse si pitoyable ? (C’était une voix masculine plus âgée. Auraya hésita, stupéfaite que Chaia ne soit pas le seul dieu à contester les décisions de Huan.) Maintenant, les Circliens se demandent si nous savons ce que nous faisons. —Ce qui n’est nullement ma faute, répliqua Huan. Ce n’est pas moi qui ai donné l’ordre aux soldats de se disperser. —Que comptais-tu leur demander de faire, sinon terminer leurs « exercices » et les renvoyer chez eux ? La question venait de Chaia. Le son de sa voix réchauffa le cœur d’Auraya. —D’autres exercices ? suggéra Huan. Dommage que vous vous en soyez mêlés. Un peu d’entraînement ne leur aurait pas fait de mal. —Mais tu savais très bien que les Pentadriens auraient vent de la chose, riposta Lore. Ne fais pas semblant d’ignorer les conséquences. —Ils auraient tué Auraya, dit une douce voix de femme qui ne pouvait appartenir qu’à Yranna. L’équilibre aurait été restauré. —Non, il aurait basculé en faveur des Pentadriens, la contra Lore. Ils ont Mirar. —Qui refuse de se battre, rappela Saru. Huan l’ignora. —Jamais nous n’avons été en meilleure position pour nous débarrasser de lui, affirma-t-elle. —Si tout ce qui t’inquiète, c’est l’équilibre, nous pouvons ordonner à Auraya de se tenir à l’écart de toute bataille à venir. —Mais obéira-t-elle, si les Circliens sont en train de perdre ? Tandis que les dieux discutaient pour savoir si on pouvait lui faire confiance ou non, Auraya rumina l’affirmation de Huan selon laquelle jamais le Cercle n’avait été en meilleure position pour éliminer Mirar. Comment était-ce possible, alors que le Tisse-Rêves séjournait au centre de pouvoir des Pentadriens ? Peut-être y avait-il au Sanctuaire un assassin à la solde des Blancs. Mais comment avait-il pu échapper à la vigilance des Voix ? Peut-être ignorait-il qui étaient ses commanditaires… —Auraya n’est pas la raison pour laquelle les Circliens entreront en guerre, tonna soudain Huan. Entreront en guerre ? Auraya regretta de s’être laissé distraire. Les Circliens envisageaient-ils réellement d’attaquer les Pentadriens, ou les dieux évoquaient-ils seulement une possibilité ? —Ils n’entreront pas en guerre, rétorqua Lore. Quelques complots pentadriens pour convertir des Circliens ne constituent pas un motif suffisant pour envahir un autre continent. Auraya en fut très soulagée. —Les Blancs n’entreront en guerre que si nous le leur ordonnons, l’approuva Saru. —Alors, que faisons-nous ?s’enquit doucement Yranna. —Ce n’est pas bien d’interférer, dit fermement Lore. Ils doivent venir à cette décision d’eux-mêmes. —Je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas les pousser un peu, protesta Saru. La dernière fois, c’était une décision de mortels. Pourquoi pas une décision divine cette fois ? —Je n’y consentirai que si Auraya n’est pas impliquée, déclara Chaia. —Imbécile, siffla Huan d’une voix pleine de colère et de mépris. Tu voudrais qu’on retourne en arrière, à l’époque où les dieux se marchaient sur les pieds et où aucun de nous ne pouvait rien faire sans que les autres l’espionnent ? L’espionnent… Se remémorant la mise en garde de Chaia, Auraya se retira à contrecœur alors que les dieux recommençaient à se disputer. —… vais lui dire… —Quand tu l’auras fait, ce qui… tuer ? —Je ne… Comme leurs voix s’estompaient à ses perceptions, la jeune femme reprit conscience d’elle-même et ouvrit les yeux. Des bribes de leur conversation tournaient en boucle dans sa tête. Il y avait matière à une longue réflexion. Auraya dressa la liste de ce qu’elle avait appris. Les dieux veulent une guerre, mais ils ne parviennent pas à se mettre d’accord sur le moment et les modalités de son déclenchement. Pour des gens qui n’ont pas hésité à enfreindre leurs propres lois afin de se débarrasser de Mirar, ils semblent curieusement préoccupés par l’équilibre des forces en présence. Chaia continue à me défendre. On aurait même dit qu’il était prêt à soutenir les autres dans leur projet à condition que je sois tenue à l’écart du prochain conflit. En revanche, Mirar n’est pas autant en sécurité qu’il le pense. Si elle le prévenait, cela reviendrait-il à s’allier avec un ennemi des dieux ? Et s’en souciait-elle encore ? Lu ne s’était pas sentie aussi lasse depuis… la naissance de Ti. Comme la nuit précédente, elle ne parvenait pas à s’endormir malgré son épuisement. La veille, elle s’inquiétait pour son bébé faible et malade. À présent, elle se faisait du souci pour toute sa famille. Elle se tourna vers son mari, Dor, qui regardait le ciel nocturne d’un air sinistre. Sa pommette était violette et enflée à l’endroit où un guerrier l’avait frappé parce qu’il ne cessait de le harceler pour obtenir qu’on les laisse partir. Il aurait aussi bien pu harceler les étoiles, songea amèrement Lu. Guerriers ou domestiques, nous obéissons tous aveuglément à nos règles et à nos traditions. C’est ce que disent les Pentadriens. Elle se rembrunit. Ils affirmaient qu’ils pouvaient changer Dunway, mais rien ne change jamais ici sans l’accord des clans. Et ils aiment les choses telles qu’elles sont. —Tout ça, c’est leur faute, cracha quelqu’un non loin d’elle. Une autre voix murmura une réponse sur un ton défensif. Villageois et nouveaux venus ne cessaient de bavarder à voix basse depuis que les guerriers leur avaient ordonné de s’allonger et de dormir. Lu avait écouté leurs accusations, leurs arguments, leurs peurs et leurs espoirs pendant que des sanglots étouffés résonnaient tout autour du camp et que le vieux Ger se remettait à tousser. —Qui croire ? Elle ou eux ?lança quelqu’un. Lu reconnut la voix de Mez, le forgeron du village. —Elle connaît la vérité. Elle a des pouvoirs magiques. Elle peut lire dans les esprits, répondit le fermier Pol. —Elle pourrait mentir. —Pourquoi ferait-elle ça ? —Parce que ça ne lui plaît pas que des étrangers s’immiscent dans les affaires du Cercle et rendent plus fortes les classes inférieures. Elle a conclu un accord avec I-Portak pour que lui et ses guerriers prennent la responsabilité de l’opération. —Les dieux l’ont choisie, et je reste fidèle au Cercle, même si ce n’est pas le cas de tout le monde. —Ça ne serait jamais arrivé si nous avions notre propre prêtre, se lamenta Roi, la femme du boulanger. —Tu parles, répliqua Pol d’une voix rauque. Personne ne se soucie de nous. Ni les guerriers, ni les Blancs, ni les naufragés – sinon, ils seraient rentrés chez eux au lieu de nous attirer des ennuis. —Nous essayions d’améliorer votre situation, intervint une autre voix, celle de Nœnei. Lu avait toujours admiré la dignité et le calme de cette femme. Mais sur la route qui conduisait à Chon et au châtiment, de telles qualités n’importaient plus guère. —Vous n’auriez pas dû faire venir les fugitifs à Dram, dit Roi. C’est ce qui leur a mis la puce à l’oreille. —Nous… Nous voulions juste les aider. —Eh bien, vous avez échoué. Nous allons tous mourir parce que vous n’avez pas su vous arrêter à temps. Un lourd silence s’ensuivit. —Pourquoi n’avez-vous pas rejeté vos dieux pour vous convertir aux nôtres ? lança quelqu’un sur un ton coléreux, un peu plus loin. Pas un seul d’entre vous n’est devenu circlien, alors que beaucoup d’entre nous sont devenus pentadriens. Si vous aviez réellement voulu vous intégrer à Dunway, c’est le contraire qu’il aurait fallu faire ! La réponse vint d’un autre naufragé qui se trouvait trop loin pour que Lu l’entende. —Je n’ai pas l’impression que vos dieux vous aident beaucoup en ce moment, répliqua une femme sur un ton mordant. Et ils ne nous aident pas non plus. J’aurais voulu ne jamais vous rencontrer ! D’autres voix clamèrent leur assentiment. Les quintes de toux de Ger se firent plus fortes. D’autres accusations furent lancées. Soudain, des tas de gens se mirent à crier. L’air vibra de colère et de peur trop longtemps contenues. Quelqu’un se leva d’un bond, et Lu frémit en le voyant décocher un coup de pied brutal à une silhouette allongée. Il y eut un glapissement de douleur suivi par de véhémentes protestations. Puis, partout à travers le champ, les gens commencèrent à se lever : certains pour frapper les naufragés, d’autres pour s’enfuir. Lu attrapa son bébé et se redressa en le serrant contre elle. Elle se tourna vers Dor, mais son mari avait disparu. Elle le chercha du regard, le cœur battant la chamade. —Arrêtez ! Une vive lumière déchira la nuit, éblouissant Lu. Ti se mit à pleurer. —Interdiction de vous battre ! C’était la voix de la Blanche. Comme sa vision lui revenait lentement, Lu cligna des yeux et, Ti toujours serrée contre sa poitrine, continua à chercher Dor. Des guerriers traversèrent le champ en aboyant des ordres. —Les Pentadriens à gauche, les Circliens à droite ! Ils nous séparent, comprit Lu. Où est… ? Dor sortit de la foule, le visage assombri par la colère. Lu se précipita vers lui et vit son expression s’adoucir. Il lui passa un bras autour des épaules ; elle poussa un soupir de soulagement. Ce fut alors qu’elle remarqua le sang sur ses jointures. Elle lui jeta un regard interrogateur. Dor eut un sourire sans joie. —J’ai réussi à en toucher un, dit-il. Un coup de bol. Après ça, je n’ai plus pu les approcher. Personne n’a pu les approcher. La plupart d’entre eux sont des sorciers. —Des sorciers ?répéta Lu. —Oui. (Son époux soupira.) La Blanche doit avoir raison. Les gens ordinaires ont parfois quelques Dons, mais rien de tel. Nous avons été manipulés, Lu. La jeune femme baissa les yeux vers Ti et son petit visage tout chiffonné de bébé qui hurlait à pleins poumons. Puis elle balaya du regard la foule des naufragés – non, des Pentadriens – qui s’installaient de l’autre côté du champ. Alors, elle éprouva un sentiment qu’elle n’avait jamais connu jusque-là. De la haine. Chapitre 34 On lui détacha les poignets. On lui tendit une outre d’eau et un paquet de nourriture. Sreil se tourna vers Auraya. Son inquiétude pour elle et pour le prêtre resté seul dans la prison souterraine était si forte qu’elle accablait Auraya. La jeune femme soutint le regard du Siyee et vit ses pensées se tourner vers ceux qui avaient été libérés avant lui, ceux qui avaient pu rentrer chez eux. Sreil lui adressa un signe de tête, puis se détourna et s’élança dans le vide. Auraya le regarda s’éloigner, en proie à un profond soulagement. Sreil devait encore survivre au long voyage de retour, mais les chances que la jeune femme puisse de nouveau affronter l’oratrice Sirri sans être terrassée par le chagrin et la culpabilité venaient de s’améliorer nettement. Elle ne savait pas comment elle pourrait regarder le chef des Siyee en face si son fils n’arrivait pas jusqu’à l’Ouvert. Il ne reste plus qu’un prisonnier à libérer, songea Auraya, consciente de l’homme qui se tenait près d’elle. Si Nekaun doit agir contre moi, il le fera bientôt. —Qu’allez-vous me montrer aujourd’hui ? demanda-t-elle en se tournant vers lui. —Rien. Je vous ai déjà emmenée dans tous les endroits accessibles en une journée. Je pensais que nous pourrions nous détendre et discuter. Auraya eut un sourire ironique. Jamais elle ne s’autoriserait à se détendre en présence de Nekaun. Celui-ci l’entraîna à l’intérieur du bâtiment et dans une suite de couloirs. À présent, Auraya connaissait une bonne partie du Sanctuaire ; elle ne s’y sentait plus que très rarement perdue. Mais comme Nekaun l’emmenait quelques niveaux plus haut que d’habitude, elle sentit grandir sa curiosité. Arrivé au bout d’un couloir, Nekaun poussa une porte à double battant et entra dans une grande pièce bien aérée, où des domestiques attendaient. —Ce sont mes appartements, expliqua-t-il. Il dit quelques mots en avvène, et les domestiques s’en furent précipitamment. Puis il ouvrit une double porte en bois, révélant un balcon. —Venez dehors. C’est un endroit agréable pour discuter, surtout par une journée comme celle-ci où une petite brise atténue la chaleur estivale. J’ai commandé des rafraîchissements. Auraya le suivit sur le balcon. Presque tout l’espace était occupé par des fauteuils en osier tressé. Un broc de verre soufflé reposait sur une table basse en compagnie de deux gobelets ouvragés. Nekaun versa de l’eau dans ces derniers et en tendit un à Auraya. La jeune femme s’assit et but prudemment. Nekaun s’installa dans le fauteuil face au sien. Turaan demeura en retrait. Il ne disait plus grand-chose ces jours-ci, si bien que la plupart du temps, Auraya oubliait sa présence. Désormais, Nekaun s’exprimait en hanien, mais il avait encore besoin de consulter son Compagnon pour connaître la traduction de certains termes difficiles. Même si elle savait que les Voix avaient découvert ses capacités de télépathie, Auraya attendait toujours qu’on lui parle en hanien pour réagir. Tant que ses adversaires se comporteraient comme si c’était un secret, elle en ferait autant. —Alors, que pensez-vous de ma demeure maintenant que vous la connaissez ?s’enquit Nekaun. —Le Sanctuaire est un lieu plaisant, répondit Auraya. Nekaun sourit. —Et Glymma, comment la trouvez-vous ? —Prospère. Ordonnée. Je regrette que Jarime n’ait pas été planifiée de la sorte. —Généralement, on ne planifie pas à moins d’y être obligé. Hania n’est pas aussi sèche qu’Awen. Et mon peuple ? Quelle est votre opinion sur lui ? —Elle n’a pas changé, affirma Auraya. Les gens sont plus ou moins les mêmes partout. Ils aiment et ils haïssent. Ils observent de bonnes et de mauvaises traditions. Ils travaillent, ils mangent, ils dorment, ils élèvent leurs enfants et pleurent leurs morts. Nekaun haussa les sourcils. —Pourtant, vous ne leur portez pas la même affection qu’aux Siyee. —Les Siyee ne me détestent pas, eux, fit remarquer Auraya. —Mmmh. Mais vous ignoriez quels sentiments mon peuple nourrissait à votre égard avant de venir ici. —Je m’en doutais un peu. Je ne suis pas assez sotte pour avoir pensé que je serais la bienvenue en Avven. Ses habitants avaient trop de raisons de me haïr. Les yeux de Nekaun brillèrent. —Vous pourriez y remédier, dit-il doucement. En restant ici. Cela vous donnerait l’occasion de gagner leurs faveurs. —En échange de l’inimitié de mon propre peuple ? —Pas forcément. Si vous instauriez une paix durable entre l’Ithanie du Nord et l’Ithanie du Sud, tout le monde chanterait vos louanges. Certes, ce ne serait pas une tâche aisée, mais si vous réussissiez… Auraya détourna les yeux et, entre les barreaux du balcon, regarda la cité en contrebas. La vision de Nekaun était tentante – enivrante, même. En tant que Blanche, Auraya était connue pour ses capacités diplomatiques. Jadis, ses suggestions naïves avaient permis de libérer son village des guerriers dunwayens qui avaient pris la population en otage. Sa connaissance des Tisse-Rêves avait facilité la conclusion d’une alliance avec les Somreyans, et encouragé la tolérance et la coopération entre Tisse-Rêves et Circliens. Son empathie et son amour pour les Siyee avaient uni le peuple du ciel aux Circliens. En toute logique, faire la paix entre les Circliens et les Pentadriens constituait l’étape suivante. Mais Auraya n’était plus une Blanche. Et surtout, elle n’était plus en odeur de sainteté auprès de ses anciens collègues. Un négociateur devait jouir de la confiance de toutes les parties avec lesquelles il traitait. Sans compter les dieux. Jamais elle ne réussirait à accomplir un exploit d’une telle envergure alors que Huan œuvrait contre elle. Jamais elle ne réussirait à moins que les dieux – tous les dieux – souhaitent la paix eux aussi. Il n’y aura pas de paix tant que les Circliens refuseront d’accepter leurs pendants pentadriens. Un frisson parcourut Auraya comme lui apparaissait la véracité de cette affirmation. La paix ne dépendait pas d’elle, ni d’aucun autre mortel ou immortel. Tous leurs efforts demeureraient vains tant que les dieux continueraient à se battre entre eux. Et tant qu’ils utiliseraient les mortels comme leurs instruments — comme leurs armes. Pourquoi faut-il qu’ils nous impliquent dans leurs querelles ?songea Auraya avec colère. Pourquoi ne peuvent-ils pas régler leurs différends entre eux et nous ficher la paix ? Ils perdent des fidèles à chaque guerre. Pourquoi ne préfèrent-ils pas faire la paix ? Auraya repensa aux conversations qu’elle avait surprises. Elle doutait que Huan soit capable de dépasser sa mesquinerie et son orgueil pour négocier avec les dieux pentadriens. Et apparemment, l’alliance même des dieux du Cercle n’était pas aussi solide qu’ils le donnaient à croire aux mortels. Nekaun s’agita dans son siège, ramenant vers lui l’attention de la jeune femme. Celle-ci éprouva une sympathie inattendue envers lui. Il ne pouvait pas se rendre compte que sa vision était irréalisable. —J’aimerais que ce soit possible, répondit Auraya. Mais je ne peux pas être celle qui fera la paix entre nos deux peuples. Pas à moins que tous les dieux le souhaitent. —Il se pourrait que les miens le souhaitent, répliqua Nekaun. Et les vôtres ? Auraya grimaça. —Je n’en sais rien. Nekaun tourna la tête vers la pièce adjacente. Auraya vit que les domestiques étaient revenus avec des plats de nourriture, qu’ils apportèrent sur le balcon et posèrent sur la table basse. Nekaun prit une poignée de fruits secs qu’il mâcha en attendant leur départ. —Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse vous offrir pour vous persuader de rester ? demanda-t-il alors. Auraya hésita. Si elle lui répondait par la négative, il n’aurait plus aucune raison de tenir sa promesse et de laisser repartir le dernier Siyee. Aucune raison, excepté le serment qu’il avait prêté. —Juste quelque temps encore, insista-t-il. Deux ou trois mois ? Auraya secoua la tête. —Non, mais si vous réussissiez à établir la paix dont vous parlez, je reviendrais peut-être à Glymma. Nekaun sourit. —Il est une chose que je pourrais vous offrir, même si elle ne justifierait qu’une toute petite prolongation de votre séjour. Un nom jaillit dans l’esprit brusquement excité de Turaan. Auraya parvint à réprimer un sourire. —Laquelle ? —Mirar. (Nekaun agita la main.) Je pourrais le faire tuer. Ou même vous donner la possibilité de le faire vous-même, si vous le désirez. Auraya s’autorisa un bref gloussement. —Pardonnez-moi mais, un instant, je me suis demandé si vous envisagiez de vous convertir à la religion circlienne. —Pourquoi donc ?s’enquit Nekaun, perplexe. —Parce que mes dieux se réjouiraient grandement de la mort de Mirar. —Je vois. Mais pas de votre décision de rester ici. Auraya haussa les épaules. —Jusqu’à ce qu’ils m’indiquent le contraire, je devrai le supposer. Nekaun acquiesça. —Dans ce cas, je ne peux qu’espérer qu’ils ne tardent pas à vous indiquer le contraire. Il prit une autre poignée de fruits secs qu’il mangea en silence. Auraya en profita pour l’imiter prudemment. Une porte se referma dans la pièce adjacente. Nekaun leva les yeux et se rembrunit. Un Serviteur sortit sur le balcon, irradiant l’anxiété. Il dit quelque chose en avvène. Auraya lut dans son esprit la signification de ses paroles, et son sang se glaça. Nekaun reporta son attention sur elle. —Je crains que le dernier Siyee soit tombé malade. Je doute qu’il soit capable de repartir demain matin. La jeune femme se leva. —Conduisez-moi à lui. Nekaun acquiesça et se leva également. —Bien entendu. Tout de suite. Le jour avait confirmé ce que la nuit laissait deviner : Avven était quasiment un désert. L’aube avait paré son paysage de teintes magnifiques mais, en s’élevant dans le ciel, le soleil avait éradiqué toute couleur. L’air était sec et plein de poussière. La végétation se massait autour des rares points d’eau ou dardait, rabougrie, à intervalles irréguliers sur le sol rocailleux. Au sortir de la ville, l’unique route de Sorlina s’enfonçait dans un ravin, longeant la rivière aux flots ténus qui avait jadis alimenté la popu-lation en eau. Emerahl avait fait avancer son arem à une allure régulière pendant toute la nuit. Quand le soleil se leva, elle avait laissé ravin et rivière loin derrière elle. Désormais, la route serpentait entre des rochers auxquels l’érosion avait donné des formes fantastiques. Devant elle, Emerahl percevait une étincelle de triomphe et de jubilation. Parfois, celle-ci s’éloignait ; parfois, Emerahl avait l’impression de s’en rapprocher. Ray poussait son arem jusqu’à la limite de son endurance et s’arrêtait pour se reposer quand la bête n’en pouvait plus. Il n’était pas assez stupide pour crever sa monture. Non seulement cela permettrait à ses poursuivants de le rattraper plus vite, mais marcher dans ce désert risquait d’être fort déplaisant – voire fatal. Avant de se faufiler hors du camp des Penseurs, Emerahl avait récupéré son outre, mais celle-ci contenait à peine de quoi tenir une journée par cette chaleur. L’immortelle devrait s’arrêter pour la remplir chaque fois qu’elle trouverait un point d’eau le long de la route. Si des arems l’empruntaient souvent, il devait y avoir des puits çà et là. Mais Emerahl n’était pas certaine que la route soit encore utilisée par les voyageurs. Elle n’avait vu personne traverser Sorlina en direction des basses terres, et la cité elle-même n’attirait de curieux que très occasionnellement. Ray n’aurait pas pris cette route s’il ne pensait pas pouvoir regagner Glymma, raisonna Emerahl. Il est vénal et indigne de confiance, mais pas stupide. La longue chevauchée de nuit avait fatigué Ray, et ses émotions n’étaient pas aussi perceptibles qu’elles l’auraient dû. Mais les empreintes de son arem dans la poussière restaient faciles à suivre. Emerahl était lasse, et elle avait d’autant plus de mal à lutter contre le sommeil qu’elle percevait l’épuisement de sa monture. Elle voulait raconter ce qui s’était passé aux Jumeaux mais, dans son état, elle craignait de ne pas se réveiller après un rêvelien. Je me demande si je pourrais somnoler sur le dos de cette bête. Ça vaut le coup d’essayer. Je saurai que j’ai échoué si je mords la poussière. Non, je dois rester éveillée au cas où les traces… Elle fit arrêter son arem. Devant elle, la poussière était redevenue lisse, sans la moindre trace. Emerahl pivota sur sa selle. Non loin derrière elle, les empreintes quittaient la route et se dirigeaient vers un promontoire rocheux. Emerahl sonda mentalement les environs et capta un vague soulagement – assez diffus pour qu’elle sache que celui qui l’émettait était endormi. Elle sourit. Mettre pied à terre fut douloureux. Avec un grognement étouffé, Emerahl se massa les jambes et le postérieur, puis s’étira prudemment. Elle versa un peu d’eau dans un bol, qu’elle coinça entre deux pierres pour que l’arem puisse boire sans le renverser. Puis elle se dirigea lentement vers le promontoire, de manière à ne pas trop faire crisser les cailloux sous ses pieds. La saillie rocheuse faisait la taille d’une grande maison. Emerahl pénétra dans son ombre, s’arrêta et sourit. Ray était allongé sur une couverture, la bride de sa monture attachée au poignet. L’arem avait la tête pendante ; il portait toujours sa selle et ses sacoches. Une précaution au cas où il devrait repartir précipitamment, songea Emerahl. Pauvre bête. Tout ce trésor doit être bien lourd. Elle conjura de la magie, créa un bouclier protecteur sommaire et s’avança. L’arem recula de quelques pas, tirant sur sa longe – et sur le bras de Ray. Le Penseur grimaça et s’assit en se frottant les yeux sous le regard amusé d’Emerahl. Il était détestable de se faire réveiller quand on était vraiment fourbu. —Salutations, Raynora, lança Emerahl. Le jeune homme cligna des yeux, puis croisa les jambes en tailleur en soupirant. Sa consternation était palpable, et mêlée d’une grande frustration. Il savait qu’Emerahl était une sorcière, et qu’il ne pouvait rien faire pour l’arrêter. —Emméa. J’aurais dû m’en douter. Barmonia était si impatient de se débarrasser de vous. Vous êtes là pour me tuer ou pour me ramener à lui ? —Ni l’un ni l’autre. Ce n’est pas Bar qui m’envoie, le détrompa Emerahl. Il m’a ordonné de ne pas bouger et a envoyé Mikmer et Kéréon à votre poursuite. Bien évidemment, ils sont tombés dans le panneau et se sont lancés sur les traces de votre leurre. Ray eut un sourire forcé. —Mais pas vous. —Bien sûr que non. Je sais où vous allez, et je sais pourquoi. Je suis au courant pour votre mission depuis le début. —Comment ? Jusqu’à cette nuit, je ne savais pas moi-même que j’accepterais. Emerahl se contenta de sourire. Ray fronça les sourcils. —Pourquoi n’avez-vous rien dit aux autres ? —Pensez-vous qu’ils m’auraient crue ? —Non, en effet. Mais pourquoi ne m’avez-vous pas empêché de détruire le Parchemin ? (Le jeune homme écarquilla les yeux.) Vous aussi, vous vouliez qu’il disparaisse, comme les Serviteurs ! Emerahl gloussa. —Non, je me fiche du Parchemin. Il est hideux, et il n’a d’autre valeur que celle de l’or sur lequel il est gravé. Jamais je n’aurais réussi à le faire sortir du pays. Non, je voulais ce à quoi il conduisait. Du menton, elle désigna les sacoches de Ray. Le jeune homme suivit la direction de son regard et sourit. —Ah ! —Oui. Exotique, ancien, plutôt joli. (Emerahl se dirigea vers l’arem et lui flatta le museau.) Et grâce à vous, je ne suis même plus obligée de le partager. —Mais… —Mais quoi ? Vous avez une récompense à toucher ? Elle ouvrit la plus gonflée des sacoches. Celle-ci était bourrée d’or et de joyaux qui formaient un enchevêtrement de chaînes et de bibelots. Emerahl plongea la main dans le tas et, sans grande conviction, chercha quelque chose qui sortait de l’ordinaire. Quelque chose comme… Un diamant ! La pierre était énorme, et sertie dans une étrange monture en argent. Emerahl la dégagea pour mieux l’examiner. La monture était couverte de glyphes. Et en regardant la gemme de près, Emerahl distingua des marques minuscules à l’intérieur. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. C’est ça ! Je le savais ! Elle passa la chaîne autour de son cou. Ray était toujours assis, la tête dans les mains. Comme elle s’apprêtait à refermer la sacoche, Emerahl aperçut un éclat vert : une énorme émeraude pendue à une épaisse chaîne en or. Elle la dégagea, puis referma la sacoche et chargea celle-ci sur son épaule. —Ray. Le jeune homme leva les yeux. —Attrapez. Elle lui lança l’émeraude, qui atterrit dans sa paume. —Pourquoi me donnez-vous ça ? —En souvenir de moi. Ray soupira. La fatigue et la résignation émoussaient le tranchant de sa colère. Mais après une bonne nuit de sommeil, quand il aurait les idées un peu plus claires, il risquait de se lancer à sa poursuite, se rendit compte Emerahl. À moins quelle lui donne une bonne raison de s’abstenir. Elle s’éloigna en direction de la route, puis se retourna comme si elle venait juste de penser à quelque chose. —Les Pentadriens vous ont-ils demandé de détruire le Parchemin ou les secrets qu’il contenait ? Le jeune homme haussa les épaules. —Oh ! Ray, dit Emerahl en souriant. Vous êtes le seul qui s’est montré gentil avec moi. J’aurais vraiment préféré que ce soit quelqu’un d’autre. Je détesterais que vous ne touchiez pas votre récompense après tout le mal que vous vous êtes donné. Savez-vous que Barmonia a envoyé une copie du Parchemin à Hannya ? Ray écarquilla les yeux, et une brusque anxiété irradia de toute sa personne. —Bonne chance, dit Emerahl. Se détournant, elle fit passer la sacoche sur son autre épaule et rebroussa chemin vers son arem. J’espère que j’ai raison au sujet de ce diamant. Mais je suis presque sûre d’avoir raison au sujet du Parchemin. Barmonia n’est pas un imbécile. Il a probablement envoyé une copie en ville. Et même plus d’une. Cela vaudrait mieux pour elle, car il était possible que le Parchemin contienne d’autres indications importantes. Les Jumeaux seraient furieux si Ray réussissait à détruire toutes les copies et si le pressentiment d’Emerahl au sujet du diamant se révélait inexact. Chapitre 35 Alors que Nekaun et elle, quittaient le balcon, Auraya chercha l’esprit du prêtre siyee. Il lui fallut du temps pour le trouver et, quand elle y parvint, la jeune femme comprit pourquoi : Teel était tout juste conscient, et il souffrait terriblement. Nekaun marchait vite, mais Auraya aurait voulu qu’il accélère encore, voire qu’il se mette à courir. D’un autre côté, elle ne pouvait s’empêcher de penser que Teel était le seul Siyee pour lequel elle ait jamais éprouvé de l’antipathie. Encouragée par Huan, sa rigidité morale frôlait le fanatisme, et il avait très souvent irrité Auraya pendant le voyage jusqu’en Awen. Mais jamais la jeune femme ne lui aurait souhaité de telles souffrances. Nekaun et elle atteignirent la partie la plus ancienne du Sanctuaire et s’engouffrèrent dans le couloir qui menait au sous-sol. Les deux Serviteurs qui gardaient la porte l’ouvrirent à leur apparition. Deux autres Serviteurs attendaient à l’intérieur – un homme et une femme. Ils surplombaient une petite silhouette allongée près de l’énorme trône. Dans leurs pensées, Auraya lut de la perplexité et de l’inquiétude. Ils ne comprenaient pas de quoi souffrait le prisonnier. Lorsqu’ils aperçurent Nekaun et Auraya, ils reculèrent. Auraya conjura de la magie pour gagner du temps, dressa une barrière autour d’elle et s’accroupit près de Teel. —Qu’est-ce qu’il a ? demanda Nekaun. Les deux Serviteurs commencèrent à parler en même temps, puis la femme se tut. Auraya posa une main sur la poitrine de Teel. —Il avait l’air d’aller bien ce matin, déclara l’homme. C’est bizarre. Il y a… Nekaun leva une main pour le faire taire. —Auraya va faire son propre diagnostic. (Il reporta son attention sur la jeune femme.) Allez-y. Auraya ferma les yeux et fit le calme dans son esprit comme Mirar le lui avait enseigné. Ce ne fut pas facile, mais la détresse du petit corps qui palpitait de douleur sous sa main finit par l’attirer à l’intérieur. Ce qu’elle vit lui arracha un hoquet. —Il se meurt ! —Ne pouvez-vous pas le soigner ? demanda Nekaun. Auraya se mit à influencer les processus biologiques, renforçant le cœur de Teel, encourageant ses poumons à respirer plus profondément. Partout où son attention se portait, les organes vitaux du Siyee défaillaient. Puis elle comprit pourquoi. Quelque chose coulait dans ses veines. Une substance qui provenait de son estomac. Teel avait été empoisonné. Auraya voulut conjurer davantage de magie… et fut horrifiée quand ses efforts pour guérir le Siyee échouèrent. Elle redoubla d’efforts, mais en vain. Le pouvoir ne lui obéissait plus. Sa conscience jaillit du corps de Teel et se répandit à l’extérieur. Alors, elle identifia la raison de son échec – le manque qui l’enveloppait. Un vide. Je suis dans un vide. Et un gros. J’aurais dû le détecter avant, mais je m’inquiétais trop pour Teel. Il va falloir le déplacer. Je me demande si Nekaun est au courant… Son sang se glaça dans ses veines. Bien sûr que Nekaun était au courant. Comment aurait-il pu l’ignorer ? Le vide se trouvait à l’intérieur du Sanctuaire, la demeure des Voix. Un piège. C’est un piège, et je me suis jetée droit dedans. Auraya prit soudain conscience que Nekaun était penché sur elle. Elle s’écarta de lui, se redressa et lui fit face. —Il a été empoisonné, dit-elle. Nekaun lui sourit. Ce n’était pas le sourire charmeur auquel il l’avait habituée, mais un rictus satisfait et menaçant. Le cœur de la jeune femme accéléra. Nekaun fit un pas vers elle. —Dans ce cas, je crains que nous ne puissions pas le libérer demain comme prévu. Auraya recula. Il n’est peut-être pas au courant pour le vide. Si ça se trouve, je me fais des idées. —C’est vous qui avez donné l’ordre de le faire empoisonner ? demanda-t-elle. —Évidemment. C’était le seul moyen de vous faire descendre ici, répondit Nekaun en regardant par-dessus l’épaule de la jeune femme. L’estomac d’Auraya se noua comme elle prenait conscience que les deux Serviteurs se tenaient derrière elle. Dans leur esprit, elle lut les instructions de Nekaun. Emparez-vous d’elle. Elle ne peut pas vous résister. Comme vous l’avez remarqué, il n’y a pas de magie ici. L’homme et la femme n’étaient pas au courant de ses intentions, mais ils se remirent très vite de leur surprise. Auraya sentit des mains saisir ses bras et tenta de se dégager, mais sans succès. Tous deux étaient des Serviteurs guerriers, qui s’enorgueillissaient de leur force physique autant que de leurs pouvoirs magiques. —Lâchez-moi, réclama Auraya. Sa réaction amusa l’homme et la femme, mais elle vit dans leur esprit qu’ils n’avaient aucune intention de lui obéir. Nekaun arborait un large sourire. Il savourait le moment. Comme il s’approchait d’elle, le cœur d’Auraya fit un bond dans sa poitrine. Alors, c’est ainsi que je vais mourir ? se demanda-t-elle. Chaia emportera-t-il mon âme ? Elle chercha un signe de la présence des dieux, mais n’en perçut aucun. Nekaun regarda les Serviteurs par-dessus sa tête. —Vous trouverez des chaînes derrière le trône. Des chaînes ? Un fol espoir gonfla le cœur d’Auraya. Il n’a pas l’intention de me tuer. À moins qu’il veuille le faire lentement. De quelle façon ? En me laissant mourir de faim ? En m’empoisonnant ? Ou quelque chose de pire encore ? Son esprit se rebella contre cette idée. Elle dévisagea Nekaun, cherchant quelque chose à dire pour le faire changer d’avis : une menace capable de l’effrayer, ou une offre assez tentante pour qu’il l’accepte. Mais son esprit refusait de réfléchir, et sa gorge d’articuler le moindre mot. Son cœur battait la chamade ; par réflexe, elle luttait contre les mains qui la tenaient tout en essayant vainement de conjurer de la magie. Un Serviteur apporta les chaînes, dont une extrémité était solidement fixée aux accoudoirs du siège de pierre. —Placez-la dos au trône, ordonna Nekaun. Attachez-lui les poignets. La Servante tendit le bras gauche d’Auraya, puis le droit, pour que le Serviteur puisse passer les menottes à la jeune femme. Quand ils eurent terminé, Nekaun les congédia d’un geste. Il prit la main d’Auraya, et celle-ci ravala une protestation comme il lui ôtait son anneau de prêtresse. De toute façon, il ne fonctionne pas dans les vides, se remémora-t-elle. Nekaun recula et détailla sa prisonnière. —Trop facile, dit-il en secouant la tête. Qui eût cru qu’une Blanche – une ancienne Blanche – se laisserait si aisément capturer ? Auraya serra les dents. Voulait-il qu’elle le supplie ?qu’elle lui propose un marché en échange de sa liberté ? Et voilà pour la paix et les alliances. Et voilà pour sa promesse que je n’avais rien à craindre. —Vous avez juré sur vos dieux qu’il ne m’arriverait rien pendant mon séjour ici, dit-elle en avvène pour que les Serviteurs puissent comprendre. Comment une Première Voix peut-elle ainsi enfreindre un serment sacré ? Le sourire de Nekaun s’évanouit, mais ses yeux continuèrent à briller. —Elle le peut, répondit-il d’une voix grave et dure, mais seulement sur l’ordre de ses dieux. Ce sont les Cinq qui m’ont dit de faire ça. Comme ce sont eux qui m’ont demandé de tenter de vous convertir. Et qui m’ont informé que vos Siyee venaient nous attaquer. (Il haussa les épaules.) S’ils me l’ordonnent, je vous tuerai. Il ne vous reste qu’à espérer qu’ils ne le fassent pas. (Puis son sourire réapparut.) Je vais enfin pouvoir me consacrer de nouveau à des choses intéressantes. Tournant les talons, il sortit du hall, Turaan et les deux Serviteurs à sa suite. Ce fut une triste procession qui poursuivit son chemin vers la forteresse de Chon. Les Pentadriens marchaient en tête, flanqués par des guerriers. Ella, Danjin, Gillen et Gret venaient ensuite, à bord d’une platène couverte. Les villageois fermaient la marche, eux aussi encadrés par des guerriers. On avait déniché, dans une des fermes, un arem et une carriole dans laquelle avaient pris place les très jeunes enfants, les vieux et les infirmes. Les occupants de la platène ne disaient pas grand-chose. Gillen avait tenté d’engager la conversation quelques heures après le début du voyage, mais les autres l’avaient pratiquement ignoré. Vexé, il s’était abîmé dans un silence maussade mais résigné. Danjin jeta un coup d’œil à Yem. À présent qu’il se trouvait en compagnie d’un chef de clan, le jeune guerrier n’était plus que calme dignité. Gret semblait déterminé à bouder parce qu’un de ses villages avait accueilli des Pentadriens à bras ouverts, et que la preuve allait en être exhibée à travers tout le pays. Ella se montrait toujours aussi distante qu’à l’aller. Son attention était ailleurs. De temps en temps, son expression se modifiait subtilement : elle fronçait les sourcils, soupirait ou souriait sans raison apparente. Danjin savait qu’elle surveillait mentalement les Pentadriens, au cas où ils tenteraient de s’enfuir ou d’attaquer les guerriers. Ceux-ci ne manquaient pas de Dons, mais aucun d’eux n’était un puissant sorcier, et ils auraient besoin d’aide si les prisonniers se rebellaient. Les rabats de la platène avaient été fixés en position ouverte. Danjin aurait apprécié la vue si elle n’avait pas été gâchée par le spectacle des villageois qui les suivaient. La conscience du vieil homme le tourmentait. Pour ne rien arranger, un léger crépitement se fit entendre, et il comprit qu’il venait de se mettre à pleuvoir. Combien de temps s’écoulerait-il avant que les malheureux trempés jusqu’aux os tombent malades ? —Les guerriers scalar ont atteint le prochain village, annonça soudain Ella. Nous les rejoindrons là-bas, et nous ferons halte pour nous reposer et reconstituer nos stocks de provisions. Les autres occupants de la platène acquiescèrent. Gret parvint à se rembrunir encore plus. Il se détourna et foudroya la pluie du regard. La platène dépassa une maison et, quelques minutes plus tard, une autre. Lentement, elle descendit dans une vallée, suivant une route qui longeait une rivière au flot rapide. Puis elle s’engagea dans une rue et, très vite, se retrouva au milieu d’un village pelotonné dans une courbe de la rivière. Debout sur le bas-côté ou sur le seuil de chez eux, les habitants observaient la procession. Ella se tourna vers Gret. —Voulez-vous bien saluer les Scalar de notre part à tous ? L’expression du vieil homme s’éclaircit quelque peu. Ella lui offrait la possibilité de paraître diriger le groupe. Il hocha la tête, puis sauta de la voiture avant même qu’elle soit arrêtée. Danjin l’entendit aboyer des ordres. Peu de temps après, la platène s’immobilisa. Ella descendit. Danjin la suivit en regardant autour de lui. Les Pentadriens avaient été rassemblés dans ce qui ressemblait à un corral. Gret et plusieurs sorciers dunwayens se tenaient non loin de là. Les villageois se blottissaient sous la large véranda d’un entrepôt. Un des lieutenants de Gret s’approcha rapidement d’Ella, flanqué par un homme aux larges épaules et aux cheveux grisonnants. —Voici Wim, le chef de ce village, annonça le guerrier. Il dit qu’ils ont plein de provisions et que nous pouvons emporter le nécessaire pour la suite de notre voyage. Le dénommé Wim fit le signe du cercle. Ella hocha la tête. —Nous acceptons votre offre. Merci. Tandis que les deux hommes s’éloignaient, Ella se dirigea vers les Scalar. Les guerriers-sorciers avaient l’air redoutable avec leurs vêtements bleus et leurs tatouages faciaux qui semblaient irradier depuis le milieu de leur visage. Gret présenta les nouveaux venus à leur chef, Wek. Après que les salutations d’usage eurent été échangées, Ella pivota pour désigner le groupe des Pentadriens. —Certains d’entre eux sont fortement Doués, le prévint-elle. Jusqu’ici, ils ne nous ont pas causé trop de problèmes. Wek acquiesça. —Nous avons reçu l’ordre de les exécuter immédiatement. (Il dévisagea Ella.) Pouvez-vous confirmer que chacun des membres de ce groupe est de confession pentadrienne ? —Oui. Ils viennent tous d’Ithanie du Sud, à l’exception de trois hommes et d’une femme qui sont dunwayens mais se considèrent comme totalement convertis. Wek plissa le nez d’un air dégoûté. —Et les villageois ? —Certains sont coupables d’avoir aidé les Pentadriens ; d’autres, seulement d’avoir négligé de rapporter leur présence, répondit Ella. On peut pardonner à certains, car ils sont trop jeunes ou trop âgés pour avoir eu la possibilité d’agir. Wek opina. Voyant qu’il ne posait pas davantage de questions, Danjin sentit son estomac se nouer. Il tourna un regard intense vers Ella, mais celle-ci l’ignora et s’adressa à Gret : —Je dois vous parler en privé. Elle commença à s’éloigner, puis s’arrêta et jeta un coup d’œil à Danjin par-dessus son épaule. —Toi aussi, Danjin. (Elle parut sur le point de sourire, mais redevint sérieuse lorsque les sorciers ne purent plus l’entendre.) Je dois gagner Chon le plus vite possible, dit-elle à Gret. Danjin, tu m’accompagneras, mais pas les autres. Pour être rapide, je dois voyager léger. (Elle fit une pause.) J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer à tous les deux. Nous allons entrer en guerre. Les dieux ont convoqué les Blancs à l’Autel tout à l’heure. Ils ont décidé que nous devions faire ce qui aurait dû être fait depuis longtemps : purger le monde de ces sorciers pentadriens. Voilà donc ce qu’elle faisait dans la platène, se surprit à penser Danjin. Par l’intermédiaire de Juran ou d’un des autres Blancs, elle s’entretenait avec les dieux ! Surpris, Gret haussa les sourcils, et une lueur avide s’alluma dans son regard. Danjin vit de quelle façon cette nouvelle pouvait jouer en sa faveur. Gret avait peut-être abrité des Pentadriens sans le savoir, mais une chance se présentait à lui de laver cette tâche sur son honneur. Et il n’aurait pas à endurer l’indignité d’accompagner les villageois jusqu’à Chon. —Je vous accompagne, Ellareen des Blancs, proposa-t-il très vite. Quand voulez-vous partir ? La jeune femme eut un sourire dur. —Dès que nous aurons trouvé une platène et un attelage frais et dispos. —Je vais nous chercher ça de ce pas. Gret s’éloigna, le dos droit et le pas guilleret. Danjin secoua la tête. —Les guerriers, marmonna-t-il. Ella gloussa. —Oui, ils adorent qu’on leur donne l’occasion de faire étalage de leur force. Danjin lui jeta un regard en biais. —Une guerre, hein ? Et cette fois, nous serons les envahisseurs. Ella acquiesça. —La patience des dieux est à bout. Nous avons déjoué des tentatives de convertir des Circliens dans tous les pays d’Ithanie du Nord à l’exception de Si. À Somrey, ces tentatives ont connu une réussite consternante. À Toren, nous avons découvert un groupe qui recrutait les pauvres et les indigents en offrant de leur apprendre à utiliser la magie pour voler les riches. À Genria, les Pentadriens se faisaient passer pour des guérisseurs spécialisés en problèmes de fertilité. Et à Sennon… Ils ont toujours été à Sennon, côtoyant les autres fous qui vénèrent des dieux morts ou en inventent de nouveaux. (La jeune femme eut une grimace dégoûtée.) Là-bas, il y a un nouveau culte dédié à l’Artisan, qui aurait soi-disant créé les dieux mêmes. Curieux que ses « enfants » ne soient pas au courant. Danjin sourit. —Curieux, en effet. Ella soupira. —Mais les dieux ne s’inquiètent pas de ce fameux Sage et de ses idées farfelues. Ils veulent que nous concentrions nos efforts sur les Pentadriens. Nous ne pouvons pas tuer leurs dieux mais, en éliminant les Voix, peut-être les affaiblirons-nous suffisamment pour qu’ils se tiennent tranquilles un moment. Danjin opina mais ne put s’empêcher de penser combien la bataille précédente avait été serrée. Jusqu’à ce qu’Auraya abatte Kuar, les Circliens étaient partis pour perdre. Ella sourit. —Oui, nous en sommes conscients, Danjin. Mais cette fois, nous avons un avantage. —Auraya ? La jeune femme se rembrunit. —Non. Nous ne pouvons pas compter sur son aide, mais les dieux nous ont assuré qu’elle ne nous gênerait pas. Non, notre avantage ne consiste pas en un individu mais en toute une nation. Cette fois, Sennon est de notre côté. —À condition que l’empereur ne change pas d’avis au dernier moment, la tempéra Danjin. —Il ne le fera pas, le rassura Ella. Pas cette fois. Nous allons nous déplacer pour attaquer les Pentadriens ; il sait que la bataille se déroulera sur son territoire, du côté de l’isthme. Danjin regarda les villageois prisonniers. —Et ces gens ? Comment I-Portak reconnaîtra-t-il les innocents quand vous ne serez plus là pour lire dans leurs pensées ? Ella haussa les épaules. —Leur système judiciaire a bien fonctionné sans mon assistance par le passé. Je suis certaine qu’il peut continuer. —Vous le croyez vraiment ?insista Danjin. Ella le dévisagea et soupira. —Je n’ai pas le choix. Que puis-je faire d’autre ? —Dressez une liste, suggéra Danjin. Notez qui est coupable de quel crime. La jeune femme réfléchit, puis acquiesça. —C’est une bonne idée. —Pendant que j’y suis, je suppose que je ne peux pas vous convaincre de dispenser les enfants et les infirmes de cette marche forcée ? —Non. Qui veillerait sur eux ? —Quelqu’un les prendrait bien en charge. —Même si c’était le cas, auriez-vous le cœur de retirer un enfant à ses parents ? Danjin ne répondit pas. Si je pensais qu’il ne me restait pas beaucoup de temps, je voudrais passer le peu qu’il me reste avec mes enfants, se surprit-il à penser. Ella soupira et parut soudain lasse. —Je dois admettre que ce départ sera un soulagement. Danjin éprouva une bouffée de compassion. —Voir d’autres nations dispenser des châtiments si sévères n’est jamais chose facile. Ella le regarda bizarrement. —Je voulais parler de notre départ à la guerre. Les dieux n’ont cessé de changer d’avis ces derniers temps. Ils nous ont fait lever des armées, puis les disperser et les lever de nouveau. À mon avis, c’était à cause d’Auraya. Quand elle a décidé de rester à Glymma, elle a compromis leurs plans. J’imagine qu’elle est enfin partie, et que cela nous rend notre liberté de mouvement. Danjin acquiesça. —Nous rejoindra-t-elle bientôt ? —Je l’ignore. Ella haussa les épaules et pivota pour attendre Gret, qui arrivait à bord d’une platène tirée par deux arems fringants. Chapitre 36 Des bruits de pas résonnaient dans la tête de Teel comme des coups de marteau. Le jeune prêtre ouvrit les yeux. Des hommes en robe noire s’approchaient de lui. Ils l’encerclèrent. Teel sentit des mains le saisir. La douleur le poignarda, annihilant ses pensées. Quelque chose de frais toucha ses lèvres. Revenant à lui, il déglutit tandis qu’on lui versait de l’eau dans la gorge. Le liquide avait un goût aigre. Il se souvint d’avoir entendu une voix un peu plus tôt, une voix familière qui avait dit : —Il a été empoisonné. Teel recracha le liquide, mais il était cerné par les robes noires et immobilisé par des mains cruelles. Des doigts s’enfoncèrent entre ses mâchoires, le forçant à ouvrir la bouche. L’eau ignoble coula de nouveau dans sa gorge, et il avala. Plus vite il mourrait, plus vite cette douleur prendrait fin. Il rejoindrait Huan. Il était son chouchou. Elle le recueillerait. Pendant un moment, il dériva dans les ténèbres. La douleur s’estompa. Il n’avait plus de forces et il était glacé, mais il se sentait mieux. Ouvrant les yeux, il découvrit le haut plafond du hall et revit ses camarades voler prudemment dans cet espace confiné. Ils sont tous partis, songea-t-il. Il ne reste plus que moi. —Non, Teel, tu n’es pas seul. La voix dans sa tête le fit sursauter. Ce n’était pas celle de Huan. Elle était beaucoup plus masculine. —Je suis Chaia. —Chaia ! —Oui. Regarde sur ta droite, Teel. Le jeune prêtre obtempéra. Le trône gigantesque le surplombait. Il se souvenait d’avoir été traîné jusque-là quand il était tombé malade – ou plutôt, après qu’il avait été empoisonné. Il se souvenait également qu’on l’avait soulevé et déplacé de nouveau par la suite. Un mouvement attira son regard. Un instant, Teel n’en crut pas ses yeux. Une femme se tenait devant le trône. Enchaînée. Auraya ! —Oui. Elle a été trahie. Teel grogna. —Je ne sortirai jamais d’ici, n’est-ce pas ? —Ça semble probable. Je ne peux pas te délivrer. Il n’y a en ce lieu personne qui obéirait à mes instructions. —Pourquoi Auraya n’utilise-t-elle pas sa magie pour briser ses chaînes ? —Parce qu’il n’y a pas de magie non plus. Le regard de la jeune femme était lointain, son expression hébétée. Teel éprouva pour elle une compassion inattendue. Elle avait tellement l’habitude d’être puissante et invulnérable… Elle devait avoir du mal à accepter sa situation. Et se sentir humiliée. —Je ne peux pas l’atteindre, dit Chaia. Donc, il va falloir que tu me serves d’intermédiaire. Veux-tu bien lui parler pour moi ? —Evidemment. —Alors, dis-lui ceci… Teel écouta soigneusement, puis prit une grande inspiration et appela la jeune femme. Sa voix était encore faible, mais Auraya sursauta et focalisa son regard sur lui. —Teel ! (Elle fronça les sourcils, inquiète.) Comment te sens-tu ? Les Serviteurs t’ont donné quelque chose. J’espère que c’était un antidote. Alors, le jeune prêtre comprit qui avait posé le diagnostic d’empoisonnement. —Oh ! Je croyais… (il s’interrompit, le souffle court)… qu’ils m’administraient une nouvelle dose de poison. Il avait du mal à parler. Cela semblait saper le peu de forces qui lui restait. Auraya eut un faible sourire. —Non, mais c’était logique de le penser. À ta place, j’aurais fait de même. Teel aurait haussé les épaules s’il avait eu assez d’énergie. —Peu importe. Chaia m’a… donné un message… pour vous. —Chaia ? Les yeux d’Auraya s’écarquillèrent et, dans ses prunelles, Teel vit une lueur d’espoir. —Oui. Il a dit qu’il essaierait… de rester en contact avec vous… à travers moi. (Parler lui coûtait un tel effort !) Si l’ennemi m’emmène… il trouvera quelqu’un d’autre. Vous le reconnaîtrez… au mot « ombre ». Teel s’interrompit. La tête lui tournait. Il ferma les yeux et se sentit partir à la dérive. —Teel ! Il se força à rouvrir les yeux. —Teel, reste avec moi, le pressa Auraya. Parle-moi. Il voulut dire quelque chose, mais c’était trop difficile. Un bruit de cascade résonna à ses oreilles. La pièce s’illumina et devint brumeuse tout à la fois. La lumière était glaciale. Il ne sentait plus ses mains. Ni ses pieds. Et il avait tant de mal à respirer… Trop de mal. Il abandonna la lutte, et la lumière se précipita pour consumer ses pensées. Reivan se mit au lit en soupirant. La chaleur estivale était sans merci. La jeune femme avait du mal à se souvenir des autres saisons, mais aucun à imaginer que celle-ci n’aurait jamais de fin. Cela faisait plus d’un mois que Nekaun ne lui avait pas rendu visite. Depuis quelque temps, elle commençait à se dire qu’il ne reviendrait pas. Il avait obtenu d’elle tout ce qu’il désirait. Sa curiosité était satisfaite. Il était passé à autre chose. Un défi plus intéressant. Auraya. Mais Nekaun n’essayait plus de séduire l’ancienne Blanche. Avec une satisfaction évidente, Imenja avait annoncé à Reivan qu’il l’avait emprisonnée. La jeune femme ne comprenait pas comment cela était possible, ni pourquoi Nekaun n’avait pas tout simplement tué Auraya. Quand elle avait posé la question à Imenja, celle-ci s’était contentée de changer de sujet. La nouvelle avait amené un sourire sur le visage de maints Serviteurs, et le soulagement général s’entendait dans la voix de ceux qui discutaient aux bains ou dans les couloirs du Sanctuaire. Reivan elle-même avait été surprise d’en éprouver autant de plaisir. Je devrais m’inquiéter de l’avantage potentiel que nous avons perdu en ne réussissant pas à convertir Auraya, mais tout ce qui m’importe réellement, c’est que Nekaun ne passera plus ses journées avec elle. Des coups frappés à la porte la tirèrent de ses pensées. Reivan soupira. La nouvelle avait dû se répandre au-delà des limites du Sanctuaire. Beaucoup des gens avec lesquels elle traitait au nom d’Imenja viendraient chercher une confirmation. La jeune femme alla ouvrir et se figea d’incrédulité. —Bonsoir, Reivan. Je rêve, songea-t-elle. J’ai dû rêver que je sortais de mon lit. Je vais me réveiller d’un instant à l’autre. Mais non. Nekaun était bien là devant elle. Et elle ne savait pas quoi dire ou faire. Le jeune homme lui sourit. —Ne vas-tu pas me laisser entrer ? Muette de stupéfaction, Reivan s’effaça devant lui. Comme il passait près d’elle, son odeur lui chatouilla les narines, et quelque chose se contracta dans son bas-ventre. Nekaun se tourna vers elle. —Ça fait longtemps que nous ne nous sommes pas vus en privé, Reivan. La jeune femme opina et referma la porte. Se dirigeant vers la table, elle versa de l’eau dans deux verres et en tendit un à son visiteur. Comme autrefois. Nekaun but, reposa le verre vide, s’approcha de Reivan et lui prit le sien des mains. Comme autrefois. —Tu as entendu la nouvelle ? demanda-t-il. Auraya est prisonnière, impuissante, sous le Sanctuaire. Auraya. Tirée de sa transe par le nom de sa rivale, Reivan fronça les sourcils. —Oui. Nekaun soupira. —J’ignore pourquoi les dieux m’ont infligé cette épreuve. Est-ce elle ou moi qu’ils voulaient tester ? Je n’en sais rien. Et pour l’instant, je m’en fiche. —Donc, tu n’appréciais pas sa compagnie ?se surprit à demander Reivan. Nekaun grimaça. —Elle était indescriptiblement ennuyeuse. (Il plissa les yeux.) Tu étais jalouse d’elle ? Reivan détourna les yeux, sachant qu’il était inutile de nier. Nekaun rit doucement et la prit dans ses bras. —Oh ! Reivan. Que tu es sotte ! Qui serait attiré par une femme si aigrie et si soupçonneuse ? Je préférerais encore courtiser un arem. Son odeur, sa chaleur submergeaient Reivan. Il m’est revenu ! Mais pour combien de temps ? demanda une voix sinistre dans sa tête. Tais-toi, lui ordonna-t-elle. —Tu m’as manqué, dit Nekaun. Le cœur de Reivan fit la culbute. —Toi aussi. Nekaun l’attira tout contre lui. Elle savait ce qui allait suivre, et son pouls accéléra comme il se penchait pour l’embrasser. Soudain, il se figea, les yeux écarquillés de surprise. Quelque chose d’intense et de féroce passa dans son regard. Reivan se dégagea de ses bras raidis, un peu effrayée par son expression. Nekaun fronça les sourcils, puis souffla bruyamment. Il reporta son attention sur la jeune femme. Ses yeux flamboyaient de colère. —Je suis désolé, Reivan. Je ne vais pas pouvoir rester. (Il serra les dents.) Les dieux viennent de m’ordonner de préparer notre armée. Les Circliens s’apprêtent à nous envahir. Reivan le dévisagea, le choc lui faisant presque oublier sa déception. Nekaun lui toucha doucement la joue, puis sortit à grands pas. La Deuxième Voix Imenja avait occupé Mirar toute la journée, l’emmenant rendre visite à des artisans installés à la lisière de la ville. Ils avaient mangé du poisson d’eau douce tout juste péché et discuté de guérison et de magie. Et pendant tout ce temps, Mirar avait eu conscience qu’il ne restait qu’un seul Siyee à libérer. Il s’attendait qu’Imenja lui propose de tuer Auraya d’une seconde à l’autre, mais à aucun moment la Deuxième Voix n’avait abordé ce sujet. À son retour au Sanctuaire, tard dans la soirée, Mirar avait perçu dans l’air un bourdonnement d’excitation ravie. Sitôt regagnés ses appartements, il s’allongea et plongea dans une transe onirique. Il avait l’intention d’écouter les esprits qui l’entouraient pour découvrir la cause de cette agitation. Mais avant qu’il puisse projeter sa conscience hors de lui, quelqu’un l’appela. —Mirar ! —Surim ? Tamun ? —Oui, répondit Surim. Nous avons des nouvelles. De mauvaises nouvelles. —Quoi donc ? —Les Voix ont emprisonné Auraya sous le Sanctuaire, révéla Tamun. Mirar se réveilla en sursaut. Il regarda fixement le plafond, puis ferma les yeux et força son souffle et son pouls à ralentir. Il lui fallut un temps fou pour s’abîmer de nouveau dans une transe onirique. —Surim ? —Mirar. Tu t’es réveillé ? —Oui. —Désolée. J’aurais dû t’annoncer ça avec plus de ménagements, dit Tamun. —Ne t’excuse pas. Dis-moi juste comment et pourquoi. —Il semble qu’il y ait un vide sous le Sanctuaire. Ce devait être un secret que seules les Voix connaissaient. —Un vide ? Auraya doit être complètement vulnérable. —Autant que n’importe quel mortel, oui. —Pourquoi ne l’a-t-elle pas senti ? Elle n’y aurait sûrement pas pénétré si elle l’avait senti. —Je l’ignore. Une diversion, sans doute. —Pourquoi les Voix l’ont-elles emprisonnée ? Pourquoi ne l’ont-elles pas tuée ? (Mirar fit une pause.) Elles n’ont pas découvert que nous avions été amants, n’est-ce pas ? —Pas à la connaissance des mortels dont nous avons pu écouter l’esprit, lui assura Surim. —Mais tu sauras que c’est le cas si Nekaun et les autres tentent de te faire chanter, ajouta Tamun. —Il est bien plus probable qu’ils te conduisent à elle et t’offrent de la tuer en échange de quelque chose, supputa Surim. —Et comment réagiront-ils quand je refuserai ? —À ta place, je ne ferais pas ça. Je demanderais du temps pour réfléchir. —Et puis, tu ne peux pas être certain que tu es la seule raison de son emprisonnement, fit remarquer Tamun. Les Circliens ont levé leurs armées. Ils s’apprêtent à envahir l’Ithanie du Sud. Neutraliser Auraya est une sage décision. —Du point de vue des Voix, il serait encore plus sage de la tuer, la contra Mirar. Si les Pentadriens savent qu’une guerre se prépare, ils tenteront de nouveau de nous recruter, mes Tisse-Rêves et moi. —Que vas-tu faire ? Il ne répondit pas. Les Pentadriens le forceraient-ils à choisir entre sacrifier Auraya et enfreindre le serment de son peuple ? Ils essaieront sûrement, songea-t-il. Aux Jumeaux, il dit : —Je vais délivrer Auraya. —Ce serait une belle idiotie, répliqua Tamun. Tu t’attirerais l’inimitié des Pentadriens, et tous les Tisse-Rêves en souffriraient. —Seulement si les Pentadriens découvraient que ça vient de moi. Rompant le rêvelien, Mirar scruta le plafond un moment. Puis il projeta son esprit pour écouter les gens qui l’entouraient. De fait, la nouvelle de l’emprisonnement d’Auraya avait fait le tour du Sanctuaire. Mirar trouva deux Serviteurs guerriers qui gardaient un hall souterrain. À travers leurs yeux, il vit une silhouette solitaire, attachée par les bras à un fauteuil de pierre géant. Son cœur se serra. Dans un vide, Auraya n’avait pas accès à la magie. Elle était plus vulnérable qu’une mendiante dotée d’un Don infime. Beaucoup plus, même, car elle n’avait pas l’habitude des maltraitances physiques et des humiliations. Mirar se retira de l’esprit des deux Serviteurs, s’abîma de nouveau dans une transe onirique et appela Auraya. Mais la jeune femme ne répondit pas et, après plusieurs tentatives vaines, il se remit à l’observer par les yeux des gardes. La silhouette enchaînée bougea ; il comprit qu’elle était réveillée. Moi non plus, je n’arriverais pas à dormir dans sa position, songea-t-il, frustré de ne rien pouvoir faire pour elle. Je vais la libérer, se promit-il. Je trouverai un moyen. Et après coup, les Voix ne sauront même pas que c’était moi. Mais deux esprits avaient plus de chances de mettre au point un plan infaillible qu’un seul. S’arrachant à la contemplation d’Auraya pour plonger de nouveau dans une transe onirique, Mirar chercha l’esprit de sa plus vieille amie. TROISIÈME PARTIE Chapitre 37 Malgré la semaine passée à se reposer en lisière de la forêt de Si, avec de l’eau et de la nourriture fournies en abondance par la tribu locale, Tyziss devait lutter contre une profonde lassitude pour réussir à voler. Il avait soif de se poser, mais son désir d’atteindre l’Ouvert et de retrouver sa famille le poussait en avant. Les siens avaient dû être informés qu’il avait échappé aux Pentadriens ; néanmoins, Tyziss était certain qu’ils ne cesseraient pas de s’inquiéter jusqu’à son arrivée. Sreil volait une courte distance devant lui. Depuis sa libération du Sanctuaire, le chef des guerriers siyee n’avait pas passé plus d’une nuit au même endroit. Il avait refusé de se reposer davantage, bien décidé à ne pas être celui qui retarderait le retour du groupe à l’Ouvert. Il doit être épuisé, songea Tyziss. La moitié des guerriers seulement avaient pu regagner la frontière de Si. Les Pentadriens ne leur avaient pas fourni assez d’eau et de nourriture pour tout le voyage – mais d’un autre côté, les Siyee n’auraient pas pu en transporter davantage. Tyziss avait décidé de rentrer en suivant un autre itinéraire que celui emprunté à l’aller. Il avait longé la côte de Sennon, se posant dans tous les villages qu’il rencontrait sur son chemin pour demander à boire et à manger. En effet, il n’avait plus de raison de craindre que les Pentadriens senniens rapportent la présence de Siyee sur leurs terres. Seuls les guerriers parvenus à la même conclusion avaient survécu au retour. Mais cela avait rallongé leur voyage. Tyziss avait mis quatre semaines pour regagner Si. Sreil était arrivé une semaine plus tard. Quand le premier Siyee avait atteint la frontière, des membres de la tribu locale s’étaient aussitôt envolés vers le désert avec de l’eau pour les rescapés suivants, mais la plupart des guerriers morts avaient sans doute péri de soif peu après avoir pénétré dans le désert. Certains avaient dû s’évanouir et faire une chute mortelle ; d’autres avaient pu se perdre en chemin ou se trouver trop faibles pour s’envoler après une nuit de repos. Quelques jours avant son arrivée à Si, Tyziss avait suivi des empreintes à demi effacées dans le fol espoir qu’elles avaient été faites par un terrestre qui pourrait l’aider. Au lieu de ça, il avait découvert un Siyee gisant sur le sable. En se posant, il avait constaté que le malheureux était mort. Il lui avait fallu tant d’énergie pour s’élancer de nouveau dans les airs qu’il avait manqué de perdre connaissance. Peu de temps après, il avait aperçu un puits dans le lointain. Pauvre Tilyl. Il ne savait pas qu’il en était si près. Secouant la tête, Tyziss tenta de se focaliser sur l’Ouvert et sur la joie de ses proches quand ils le verraient. Mais son esprit ne cessait de revenir à de plus sinistres pensées. La soif n’avait pas été la seule à tuer des Siyee. Quand Sreil avait donné le signal du départ pour l’Ouvert, le lendemain de son arrivée à la frontière, quelqu’un s’était enquis du prêtre de leur groupe. —Teel est mort, et Auraya a été emprisonnée, avait répondu Sreil, le cœur lourd. Elle me l’a dit dans un rêve. Au moins, elle a réussi à tous nous libérer, sauf un, songea Tyziss. Il ne comprenait pas comment les Pentadriens avaient pu neutraliser Auraya. C’était une puissante sorcière. Mais les Voix commandaient à la magie, elles aussi – et elles étaient cinq. Les Siyee franchirent une crête, et une grande balafre minérale apparut droit devant eux, au flanc d’une montagne. L’Ouvert. Tyziss fut assailli par une émotion si forte que la tête lui tourna, et que les muscles de ses bras se mirent à trembler. Prenant une grande inspiration, il se força à se ressaisir. Je ne vais pas échouer si près du but. Il leur fallut une éternité pour atteindre cette lointaine bande de roche nue. D’autres Siyee s’envolèrent pour se porter à leur rencontre en sifflant des vœux de bienvenue. À la vue de son épouse, Tyziss se remit à trembler. Il vit des larmes dans les yeux de Yissi. Le vent sécha rapidement les siennes. Enfin, ils descendirent en spirale et se posèrent. Quand ses pieds touchèrent le sol, Tyziss soupira de soulagement. Yissi le serra très fort dans ses bras. Il était enfin de retour chez lui. —Les filles ?croassa-t-il. Yissi sourit. —Elles vont bien. Je les ai laissées à ma sœur. (Un pli se forma entre ses sourcils.) Oh ! Tyziss. Comptes-tu t’en aller tout de suite ? Tu es si maigre ! Et tu sembles à bout de forces. —M’en aller ? répéta-t-il sans comprendre. Il entendit la voix de Sreil derrière lui. —Quand sont-ils partis ? demanda le jeune homme. — À la dernière lune noire, répondit un vieillard, que Tyziss identifia comme l’orateur Ryliss. Sreil balaya ses guerriers du regard. —Nous devons les rejoindre. —Non, le contra fermement Ryliss. Vous êtes épuisés. Vous n’aurez pas la force de les rattraper. —Une nuit de sommeil suffira à nous remettre sur pied, affirma Sreil. —Non, Sreil. Je vous l’interdis. Trop de jeunes gens sont partis en laissant l’Ouvert vulnérable. Nous avons besoin de guerriers pour nous défendre au cas où nous serions attaqués. (Ryliss secoua la tête tristement.) Mais j’avoue que j’espérais vous revoir plus nombreux. —Justement. Nous ne sommes pas assez pour repousser d’éventuels envahisseurs, fit valoir Sreil. En revanche, nous pourrions aider les Circliens à combattre les Pentadriens. Il est inutile que nous restions… —Es-tu donc si impatient de faire retraverser le désert à tes hommes ? demanda Ryliss. Sreil le regarda sans comprendre. —Cette fois, ils ne vont pas se battre dans la verte Hania, expliqua l’orateur. Ils portent les hostilités sur le territoire des Pentadriens. Ils vont gagner le continent sud par Sennon. Vous ne les atteindrez jamais à temps. Et il est très probable que vous ne les atteindrez jamais tout court. Restez ici, où on a besoin de vous. Les épaules de Sreil s’affaissèrent. Il opina, et les Siyee qui l’entouraient poussèrent un soupir de soulagement. Tyziss se tourna vers Yissi. —Les Circliens envahissent l’Ithanie du Sud ? Son épouse acquiesça. Tyziss redressa le dos et secoua la tête. —Une nouvelle guerre, si tôt après la dernière ? (Il se rembrunit comme un soupçon se faisait jour dans son esprit.) Où sont mes parents ? —Partis, soupira Yissi. Ils n’étaient pas les seuls trop vieux ou trop jeunes pour aller se battre et, pourtant, notre armée était deux fois plus petite que la dernière fois. (Elle glissa une main autour de la taille de Tyziss.) Si je n’avais pas été tellement sûre que tu reviendrais, j’y serais allée aussi. Tyziss la dévisagea avec attention et, la voyant si sérieuse, éprouva une bouffée d’affection pour elle. —Toi, te battre ?se moqua-t-il gentiment. Yissi lui enfonça un doigt dans les côtes. —Quel bel époux tu fais ! Je te dis que j’avais foi en toi et que, dans le pire des cas, j’étais prête à venger ta mort, et tout ce que tu trouves à faire, c’est me rire au nez ? Tyziss acquiesça. —Oui. Laisse-moi rire, je t’en prie. Je n’ai pas eu beaucoup de raisons de le faire ces derniers temps. Et maintenant, conduis-moi à nos filles. Yissi l’entraîna en souriant. Sa lumière magique révélait une pièce vide. Emerahl baissa la tête pour franchir la porte basse et entra. Elle fut soulagée de voir que rien n’avait été dérangé. Son logis était un dôme de jonc tressé, attaché sur la berge sablonneuse. Ici, près de la rivière, tout était fait de roseaux, depuis les bateaux jusqu’aux maisons en passant par les meubles et par ces abris à louer. Les murs donnaient une illusion d’intimité, mais il était facile de regarder par les interstices du tressage. Jusqu’ici, Emerahl n’avait surpris personne en train de l’espionner. Les autochtones considéraient ça comme un crime, mais la peur du châtiment ne serait sans doute pas assez dissuasive si quelqu’un soupçonnait la voyageuse de détenir un trésor. Emerahl ouvrit le panier de jonc qui contenait les pousses de bambou et le poisson cuit à la vapeur qu’elle venait d’acheter. Tout en mangeant, elle surveilla le tapis sous lequel elle avait dissimulé la sacoche de Ray. Le trésor l’encombrait plus qu’autre chose. En deux semaines de marche, elle n’avait pas trouvé une seule ville assez grande ou assez riche pour y revendre quoi que ce soit. Même la plus petite babiole valait, de toute évidence, une fortune. Toute personne à qui Emerahl tenterait de la fourguer penserait qu’elle l’avait volée. Même si elle s’en fichait, elle risquait de deviner que la voyageuse transportait d’autres richesses et d’essayer de la détrousser. Or, Emerahl avait confiance en ses pouvoirs pour arrêter n’importe quel voleur, mais elle ne voulait pas attirer l’attention sur elle. Selon les Jumeaux, Raynora s’était fait surprendre alors qu’il tentait de se faufiler sous la tente de Barmonia, quelques jours après qu’Emerahl l’eut soulagé de son trésor. Il avait convaincu le gros homme que l’étrangère l’avait dupé et dépouillé. Barmonia avait envoyé un message d’avertissement aux Penseurs de Glymma, leur demandant de guetter une femme rousse d’un certain âge qui transportait des artefacts volés. Du coup, tenter de vendre les bijoux dans la capitale avvène eût été dangereux. Les Jumeaux cherchaient quelqu’un qui ne poserait pas de questions et n’irait pas ensuite faire son rapport aux Penseurs. Emerahl aurait pu démonter certaines des pièces les plus laides pour revendre séparément la chaîne et les pierres, mais elle n’aimait pas l’idée de les confier à un misérable qui ignorerait leur véritable valeur. Ce n’étaient pas seulement des assemblages d’or et de joyaux ; c’étaient des reliques d’un autre âge, où les dieux étaient plus nombreux que les contrées d’Ithanie. Il serait beaucoup plus sûr de revendre le trésor dans le Nord, mais cela l’obligerait à le trimballer jusque-là. Emerahl était tentée de le cacher quelque part, mais elle n’avait pas encore trouvé d’endroit assez sûr. Et pendant ce temps, le contenu de sa bourse diminuait à vue d’œil. Elle avait du mal à monnayer ses talents de guérisseuse dans cette région où les Tisse-Rêves étaient aussi nombreux que les forgerons et les tailleurs. Quelques jours plus tôt, elle avait été forcée de vendre son arem. L’argent obtenu devrait lui permettre de tenir jusqu’à ce qu’elle atteigne Glymma. Si elle parvenait à vendre une partie des gemmes, elle aurait de quoi se payer une place sur un navire en partance pour Karienne. Dans le cas contraire, elle devrait traverser l’isthme à pied, ou trouver un boulot à bord d’un des petits bateaux qui faisaient voile jusqu’à Diamyane, la ville située à l’extrémité sennienne de l’isthme. Dans les deux cas, elle remonterait ensuite jusqu’aux Cavernes Rouges pour rendre visite aux Jumeaux. Les Jumeaux. Emerahl sourit. Ils s’étaient inquiétés pour elle en apprenant le risque qu’elle avait pris. Abandonner les Penseurs en se fondant sur son intuition que les secrets des dieux se trouvaient dans le trésor volé par Ray… À présent, ils avaient hâte de voir le diamant de leurs propres yeux. Peut-être réussiraient-ils mieux qu’elle à en déchiffrer le message. Constatant qu’il ne restait pas la moindre miette de chair sur les arêtes de son poisson, Emerahl s’essuya les mains et sortit le pendentif dissimulé sous ses vêtements. Le diamant était serti dans deux bandes d’argent entrecroisées et couvertes de glyphes tête-bêche : Emerahl examina le diamant. Les bandes d’argent encadraient ses quatre plus grosses facettes. Quand elle le leva dans l’éclat de son étincelle magique, il projeta des formes sur les murs. Si celles-ci signifiaient quelque chose, c’était dans un langage si vieux et si obscur qu’Emerahl ne l’avait encore jamais rencontré – et les Jumeaux non plus. Comme le pendentif oscillait au bout de sa chaîne, les ombres des glyphes se déplacèrent, certaines vers la gauche, d’autres vers la droite. Ces dernières étaient floues, et Emerahl reconnut l’image inversée des premières. Une ligne d’ombre traversa le mur au passage d’une des bandes d’argent. Des lignes de glyphes suivirent. Soudain, Emerahl en identifia un : le glyphe sorli qui représentait la lumière. Elle reporta son attention sur le diamant. La facette positionnée face à son étincelle était contenue entre les bandes marquées : Emerahl saisit le diamant entre ses doigts, gardant la facette concernée vers elle. Si elle ne lisait que les glyphes qui se trouvaient dans le bon sens, positionnés au-dessus du joyau, ça donnait : Emerahl sourit. En utilisant la même règle, elle obtenait : Elle reprit la chaîne et laissa le diamant pendre au bout. Puis elle en approcha son étincelle et regarda les formes grossir sur les murs. En retrouvant le glyphe « lumière », elle frissonna d’excitation : ce qu’elle avait pris pour des symboles inconnus était tout simplement des chiffres. Mais son excitation se dissipa très vite. Elle ne comprenait toujours pas le sens du message. Les glyphes inconnus de l’autre côté se superposaient à ceux qu’elle connaissait et les rendaient inintelligibles. Rapprocher son étincelle ne faisait qu’accentuer cet effet. Si seulement je pouvais me débarrasser de ces symboles de l’autre côté… Emerahl cligna des yeux, puis sourit. Mais bien sûr que je peux ! Il faut juste que je place mon étincelle au-delà. Ce qui signifiait l’enfoncer à l’intérieur du diamant – au risque d’endommager celui-ci. Emerahl laissa retomber le pendentif sur ses genoux et réfléchit. Peut-être devrait-elle attendre d’avoir rejoint les Jumeaux. Ou du moins, leur demander s’il était possible de faire pénétrer une lumière dans un diamant sans l’abîmer. Peut-être avaient-ils déjà essayé et sauraient-ils lui répondre. Le regard d’Emerahl se posa sur le tapis qui dissimulait le reste du trésor. Ou bien, je pourrais commencer par essayer sur une autre gemme… Elle sonda mentalement les environs en quête d’autres esprits. Les plus proches se trouvaient au niveau du dôme voisin, à plusieurs pas de là. Satisfaite, Emerahl rabattit le tapis en prenant garde à ne pas répandre de terre humide dessus, car cela aurait pu indiquer qu’il dissimulait quelque chose. Puis elle fouilla parmi les bijoux et les bibelots. Très vite, elle dénicha un diamant serti dans un épais anneau d’or. Elle le dégagea, se rassit et examina la pierre. Celle-ci ne présentait aucune marque. Durant les semaines écoulées, Emerahl avait soigneusement passé le trésor en revue, sans trouver d’autre objet portant des glyphes ou une quelconque inscription. Elle rendit son étincelle aussi petite et aussi froide que possible. Lentement, elle l’approcha de la surface du diamant. Elle ne perçut pas la moindre résistance quand elle la poussa à l’intérieur. L’effet produit était assez joli, constata-t-elle. Les facettes de la pierre dessinaient des motifs qui bougeaient sur les murs au plus petit mouvement de ses mains, qu’ils amplifiaient en donnant l’impression que toute la pièce tremblait. Emerahl fit ressortir son étincelle du diamant. Elle posa la bague et ramassa le pendentif. Prenant une grande inspiration, elle le tint aussi immobile que possible devant elle et poussa son étincelle à l’intérieur. Des lignes et des glyphes dansèrent follement sur les murs avant de se stabiliser. Emerahl regarda autour d’elle, et la déception lui noua l’estomac. Les glyphes continuaient à se superposer, formant un enchevêtrement inintelligible. Comme elle tournait la tête pour voir derrière elle, Emerahl éprouva un petit frisson de soulagement et de triomphe. Une partie du message était claire. Des lignes et des chiffres entouraient le glyphe qu’elle avait reconnu. Mais à présent, c’étaient la courbure et la texture bossuée du dôme qui l’empêchaient de comprendre ce qu’elle lisait. Elle avait besoin d’un mur droit, ou d’une autre surface plane. Promenant un regard à la ronde, Emerahl avisa la couverture dont était drapé son paquetage. Elle fit ressortir son étincelle du diamant, posa ce dernier et saisit la couverture, qu’elle suspendit au plafond en utilisant des hameçons et de la ficelle. Puis elle reprit le pendentif et y réintroduisit son étincelle. Elle fit pivoter la gemme de sorte que l’inscription « une lumière/une clé » se trouve face à la couverture et scruta la forme qui apparut. Un octogone tracé à l’aide de lignes droites. En son centre se détachait le glyphe « lumière ». Des lignes pointillées le traversaient ; chacune d’elles était marquée par un chiffre. Tout le diagramme bougeait à cause du léger tremblement des mains d’Emerahl. L’immortelle n’avait aucune idée de ce que ça signifiait. Le mot « lumière » à l’intérieur de l’octogone désignait sûrement une lumière à l’intérieur du diamant. En revanche, les lignes pointillées et numérotées étaient un mystère pour elle. Je n’ai jamais été douée pour résoudre les équations. Je vais laisser ça aux Jumeaux, décida-t-elle. Elle continua à observer le diagramme jusqu’à ce qu’elle l’ait bien mémorisé, puis retira son étincelle du diamant. Passant la chaîne autour de son cou, elle rangea la bague dans sa sacoche et enfouit de nouveau le trésor. Puis, après s’être assurée qu’une barrière magique se dressait toujours autour du dôme, elle se coucha. —J’ai d’abord jugé fort improbable que cette fillette élaï qu’ils avaient recueillie soit une princesse, dit Mirar à Auraya. Je pensais qu’une princesse serait trop bien protégée pour tomber entre les mains de pillards. Mais tous les gens dont j’ai sondé les pensées en sont persuadés. —C’est la même chose de mon côté. —Et puis hier, Nekaun m’a parlé du traité avec les Elaï. Il semblait très fier de lui, même s’il n’y était pour rien. Cet accord n’a été possible que grâce à la Deuxième Voix Imenja et à sa Compagne. —Je n’imagine pas les Elaï accepter une alliance avec des terrestres pour moins que la restitution de leur princesse saine et sauve. C’est un véritable exploit. —Et une grande surprise. Je ne vois pas quel est l’intérêt de ce traité pour les Pentadriens. Les Elaï ne sont ni puissants, ni nombreux. Ils peuvent aider à contenir les pillards, mais ça n’aura guère d’influence sur le commerce dans la mesure où peu de marchands pentadriens se donnent la peine d’aller jusqu’à Toren ou Genria. — Mais si les Elaï sont capables de couler des navires, ils pourraient jouer un rôle crucial durant la guerre à venir. Les Blancs doivent en être informés. (Auraya marqua une pause.) Tu veux bien leur envoyer un message pour moi ? Ce fut comme si une pierre tombait dans l’estomac de Mirar. —Ils ne me croiront pas. —Ils n’ont pas besoin de savoir que le message vient de toi. Un avertissement anonyme serait la meilleure solution. —Je n’en suis pas certain. Que feront-ils aux Elaï ? S’ils savent que le peuple de la mer s’est allié aux Pentadriens, ils risquent de l’attaquer avant la bataille pour l’empêcher d’y prendre part. Mieux vaudrait ne rien dire. Je doute que les Elaï fassent une grosse différence pendant la guerre et, si les Blancs l’emportent, cela préservera une chance de paix pour la suite. —Les Blancs ne les attaqueront pas, lui assura Auraya. Mais ils doivent être prévenus du risque que courent leurs navires. Mirar commençait à regretter d’avoir abordé le sujet. Il culpabilisait de contredire Auraya alors qu’elle était enchaînée dans une prison souterraine depuis des semaines, tandis que les Voix continuaient à le traiter comme un invité de marque. Et il n’avait pas encore trouvé un moyen de la délivrer sans qu’on sache que ça venait de lui, pour ne pas compromettre la bonne entente entre Tisse-Rêves et Pentadriens. Mais il ne pouvait pas laisser sa compassion le pousser à faire quelque chose qu’il n’approuvait pas. —As-tu réussi à projeter ton esprit jusqu’aux armées circliennes ? demanda-t-il, changeant de sujet. As-tu découvert une partie de leurs plans ? —Pas encore. Je m’attends à rencontrer le même problème que pour espionner les conseils de guerre pentadriens. Certains des dieux seront là, et ils risquent de détecter ma présence. Mirar éprouva un pincement d’appréhension. Il ne pouvait que supposer que si lui-même ne percevait pas les dieux quand il épiait les esprits – contrairement à Auraya –, les dieux ne le percevaient pas non plus. De toute façon, chaque fois qu’un conseil de guerre se tenait, il était occupé à visiter Glymma avec des Serviteurs Dédiés ; aussi n’avait-il aucune occasion de l’espionner. —Tu n’auras qu’à sonder les pensées des Compagnons après le prochain conseil, pour voir ce qu’ils se rappellent, dit-il à Auraya. Et à faire de même avec les conseillers des Blancs. —Oui. Bien que l’esprit de la Compagne Reivan soit presque toujours empli de Nekaun. —Elle est salement mordue, acquiesça Mirar. Pourtant, je ne crois pas qu’elle l’apprécie vraiment. Et je sais que ça n’est pas le cas de sa maîtresse… Ecoute-nous, à cancaner comme deux vieilles femmes ! —Certains commérages peuvent être utiles, s’ils nous permettent d’influencer la situation en notre faveur, fit valoir Auraya. —C’est vrai. Le problème, c’est que je ne vois pas du tout comment nous y prendre. —Tu trouveras bien quelque chose. Ou moi. Ce n’est pas comme si j’avais beaucoup d’autres occupations en ce moment. Le cœur de Mirar se serra. —Tu es sûre que ça va ? —Oui, oui. Je peux supporter un peu d’inconfort physique. Il se garda bien de souligner qu’Auraya devait supporter beaucoup plus que ça. Même si elle n’en parlait pas, la jeune femme devait vivre dans la peur constante que Nekaun décide de la tuer. Mirar ne comprenait d’ailleurs pas bien pourquoi le chef des Pentadriens ne l’avait pas déjà fait. Un bruit capta son attention, et il se sentit s’arracher à la transe onirique. —Je dois y aller, Auraya. Je te recontacte ce soir. —Tu as intérêt, sinon… Mais il n’entendit pas le reste. Les coups frappés à sa porte étaient trop forts. Mirar se leva de son lit, regarda autour de lui et soupira. Je craignais de ne pas réussir à conclure un accord avec les Voix, qu’elles ne veuillent pas de moi sur leurs terres. Il se trouve que j’y suis le bienvenu, et je ne peux même pas en profiter. Si Auraya n’était pas là, je serais ravi. Mais parce que les Pentadriens la retiennent prisonnière, je ne peux m’empêcher de les considérer comme des ennemis. C’était une situation étrange et compliquée – et qui ne risquait pas de s’améliorer, puisque les Circliens avaient l’intention de déclarer la guerre aux Pentadriens. Chapitre 38 Le grincement du portail qui s’ouvrait fit sursauter Auraya et ramena son attention sur son environnement immédiat. La jeune femme sentit son estomac se nouer en comprenant que quelqu’un entrait dans le hall, et lui tomber carrément dans les talons quand elle vit que son visiteur était Nekaun. Comme toujours, des questions se bousculèrent dans sa tête. Allait-il la tuer ?l’interroger, la torturer, ou lui réclamer quelque faveur horrible en échange de sa liberté ? Prenant une grande inspiration, Auraya se força à repousser dans un coin de son esprit ces interrogations et la peur qu’elles suscitaient. Elle redressa fièrement le dos. Nekaun s’arrêta et la regarda en silence, un léger sourire relevant le coin de ses lèvres. Non, apparemment, il va faire la même chose que la dernière fois, se dit Auraya. Elle regrettait presque la solitude de ses premiers jours de captivité, quand personne ne s’occupait d’elle et que seule la présence des deux gardes à l’entrée du hall indiquait qu’on n’avait pas oublié sa présence. Enchaînée comme elle l’était, Auraya ne pouvait pas s’allonger pour dormir. Elle devait se contenter de s’affaisser sur les genoux, à moitié suspendue par les bras. Petit à petit, l’engourdissement gagnait ses bras, tandis que ses épaules et ses genoux commençaient à lui faire mal. Le froid qui régnait dans le hall n’arrangeait rien, mais il était le moindre de ses soucis. Au bout d’une journée, le fonctionnement naturel de son corps avait commencé à lui poser des problèmes. D’abord la soif, puis la faim s’étaient mises à la tenailler. Si déplaisantes soient-elles, elles demeuraient moins humiliantes que la nécessité de se soulager. Auraya ne pouvait ni enlever ses vêtements, ni s’écarter beaucoup de l’endroit où on l’avait enchaînée. Elle avait fini par se tendre le plus possible sur un côté pour, à tout le moins, ne pas patauger dans son urine et ses excréments. Qui eût cru que des processus biologiques si ordinaires, auxquels on satisfaisait chaque jour sans y penser, pouvaient causer une telle détresse ? Auraya s’était consolée en se disant que si on ne lui apportait ni à boire ni à manger, ces problèmes ne la tourmenteraient pas longtemps. Quand Nekaun était revenu au bout de trois jours, la jeune femme n’avait plus la force de tenir debout. Il n’avait rien dit, se contentant de la regarder en plissant le nez de dégoût. Puis son expression était devenue pensive, et ses yeux s’étaient mis à briller. Il s’était tourné vers les Serviteurs et avait dit quelque chose. Auraya avait failli hurler. Mais elle avait serré les dents en se disant qu’il serait plus humiliant de le supplier que d’endurer ce qu’il voulait lui infliger. Sans compter que ça n’aurait sans doute pas suffi à l’arrêter. Des domestiques étaient venus. Ils avaient découpé les vêtements d’Auraya et jeté des seaux d’eau glacée sur la jeune femme et sur le sol autour d’elle. Puis ils lui avaient apporté de l’eau et une bouillie liquide à base de céréales. Comme elle avait les mains attachées, ils avaient dû lui verser la nourriture dans la bouche. Nekaun avait observé la scène en souriant. La lueur dans ses yeux s’était intensifiée quand les domestiques avaient arraché les vêtements d’Auraya, mais estompée pendant qu’ils la nourrissaient. De toute évidence, il savourait l’humiliation de la prisonnière. Auraya avait été tentée de lui cracher la bouillie à la figure, mais elle avait trop faim pour en gaspiller une seule bouchée. Ce jour-là, Auraya avait découvert qu’elle voulait vivre. Elle ne savait pas encore à quel point, mais elle redoutait de découvrir jusqu’où elle était prête à s’abaisser. À quel moment changerait-elle d’avis et appellerait-elle la mort de tous ses vœux ? Si Nekaun se posait les mêmes questions, il ne semblait pas pressé d’en connaître la réponse. Jusqu’ici, il n’avait rien fait d’autre que pro-voquer la captive. —Salutations, Auraya, lui lança-t-il enfin. J’espère que le gîte et le couvert sont à votre goût ? La jeune femme l’ignora. Il lui demandait la même chose à chacune de ses visites. « Vous appréciez votre séjour parmi nous ? » « Puis-je vous faire parvenir quoi que ce soit ? » Percevant un mouvement derrière lui, Auraya tourna son attention vers les domestiques qui venaient d’entrer. Ceux-ci dépassèrent Nekaun avec une précipitation nerveuse. Les deux premiers tenaient un seau chacun. Auraya serra les dents pour endurer le froid glacial de sa douche quotidienne, tandis que le deuxième domestique renversait le contenu de son seau par terre et utilisait un balai pour nettoyer les excréments de la prisonnière. Un troisième domestique approcha un bol de la bouche d’Auraya. La jeune femme but toute l’eau qu’il lui offrait : elle savait qu’elle n’aurait rien d’autre avant le lendemain. Le quatrième et dernier domestique lui présenta l’habituelle assiette de bouillie. —Arrête, ordonna Nekaun. Auraya sentit son cœur se serrer tandis que l’homme baissait l’assiette. Comme Nekaun s’approchait d’elle, la jeune femme s’efforça de contenir sa peur et de garder une expression neutre : elle était certaine que tout signe d’appréhension de sa part ne ferait qu’encourager son bourreau à chercher de nouveaux moyens de la tourmenter. Nekaun prit l’assiette des mains du domestique et l’approcha de la bouche d’Auraya. Celle-ci n’hésita qu’une seconde. Si elle refusait de manger, il la laisserait crever de faim jusqu’à ce qu’elle capitule. Mieux valait faire comme si ça n’avait pas d’importance. Nekaun la regarda manger en souriant. Auraya se concentra sur une petite cicatrice sur l’aile du nez de son bourreau, une marque qu’elle n’avait jamais remarquée auparavant. Elle se demanda d’où elle provenait. Puis Nekaun inclina davantage l’assiette, la forçant à déglutir très vite pour éviter que la bouillie passe par-dessus le bord et soit gaspillée. Une fois l’assiette vide, Nekaun recula et la tendit sur un côté. Un des domestiques s’empressa de venir la prendre. —Partez, ordonna-t-il. Les domestiques soulagés se hâtèrent d’obtempérer. L’un d’eux se demanda pourquoi la Première Voix leur faisait peur ici, mais pas ailleurs. Sans doute parce qu’ils ne savaient jamais à quoi s’attendre quand Nekaun se trouvait face à sa prisonnière. La sorcière était une ennemie. Il pouvait ordonner qu’on lui fasse des choses affreuses, et le domestique ne voulait pas être celui qui les ferait. Si Nekaun entendit les pensées de l’homme, il n’en laissa rien paraître. Il continua à dévisager Auraya. Celle-ci riva son regard sur un point du mur par-dessus l’épaule de la Première Voix. Même si elle ne pouvait pas lire dans son esprit, parfois, elle savait exactement à quoi pensait Nekaun. Par exemple, quand il se mettait à la détailler de la sorte. De deux choses l’une : soit il feignait d’être excité par sa nudité pour lui faire peur… soit il était excité pour de bon. Il fit un pas vers elle, puis un autre. Auraya sentit son cœur accélérer follement et se força à contrôler son souffle pour rester calme. Arrivé à moins de un mètre d’elle, Nekaun s’immobilisa et fronça le nez. —Vraiment, Auraya, dit-il en secouant la tête. Vous devriez prendre davantage soin de vous. Vous sentez terriblement mauvais. Sur ces mots, il tourna les talons et s’en fut. Auraya le regarda partir. Les gardes refermèrent le portail derrière lui. Le bruit de pas s’estompa. La jeune femme poussa un soupir de soulagement. Il essaie de m’intimider, voilà tout. S’adossant au pied du trône, elle ferma les yeux et projeta son esprit dans le monde extérieur. C’était ainsi qu’elle passait le plus gros de ses heures de veille. Plusieurs fois par jour, elle vérifiait ce que faisait Vaurien. Une des domestiques l’avait adopté. Il restait avec elle parce que Auraya l’y encourageait à travers des rêveliens, et parce qu’il avait l’habitude d’être confié aux soins d’une tierce personne quand sa maîtresse s’absentait. Le soir, Auraya communiquait avec Mirar. Et le reste du temps, elle épiait les esprits. Se trouver enchaînée dans un hall froid et vide ne stimulait guère l’intellect – du moins, pas de façon positive. Explorer le monde à travers les yeux d’autrui lui permettait de s’occuper. En secret, Auraya était très fière de sentir que sa perception des pensées s’améliorait de jour en jour. Chaque fois, elle parvenait à projeter son esprit un peu plus loin que la veille. Ainsi avait-elle eu connaissance des rumeurs de guerre dès le lendemain de son emprisonnement. Alors, elle avait compris pourquoi Nekaun avait brisé son vœu. Si les Circliens envahissaient l’Ithanie du Sud, il ne pouvait pas prendre le risque que ses tentatives de séduction aient échoué et qu’Auraya retourne auprès des Blancs pour combattre à leur côté. L’aurais-je fait ?s’interrogea la jeune femme. Peut-être. Ça ne m’aurait pas plu mais, si les dieux me l’avaient ordonné, je me serais de nouveau battue pour eux. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était que Nekaun ne l’ait pas encore tuée. Pourquoi la retenir prisonnière ? Avait-il l’intention de l’échanger contre quelque chose ? Pensait-il pouvoir persuader les Blancs de rentrer chez eux en échange de sa libération ? Auraya eut un sourire amer. Huan n’y consentirait jamais. Mais Chaia, peut-être… Elle repensa au message qu’il lui avait envoyé par l’intermédiaire du prêtre siyee mourant. Aucun des domestiques qui s’occupaient d’elle ne lui avait adressé la parole, et encore moins pour lui dire le mot-clé. Elle doutait fort que le message suivant lui soit transmis par Nekaun ; or, personne d’autre ne lui rendait visite. Personne, à l’exception des dieux. Saru, Yranna et Lore avaient brièvement tourné autour d’elle. Leur conversation lui avait appris qu’ils étaient venus vérifier par eux-mêmes la nouvelle de son emprisonnement — mais rien de plus. Chaia avait-il un plan pour la libérer ? Ou était-il trop occupé par les préparatifs de guerre ? Il ne pouvait pas faire grand-chose pour elle, dans un pays où personne ne le vénérait ni ne lui obéissait. Peut-être pense-t-il que les Circliens me délivreront quand ils auront gagné. Mais si les Pentadriens perdent, il y a de grandes chances pour que Nekaun me tue. Ou qu’il donne à ses gardes l’ordre de le faire. Ouvrant un œil, Auraya jeta un regard aux deux Serviteurs debout près du portail. Et si quelqu’un les en empêchait ? Elle repensa à ce qu’avait dit Huan – que les dieux n’avaient jamais été en meilleure position pour se débarrasser de Mirar, alors même que celui-ci se trouvait sous la protection des Voix. S’ils avaient un assassin au Sanctuaire, celui-ci pourrait peut-être délivrer Auraya. Mais il ne le ferait pas à moins que les Blancs lui en donnent l’ordre, et Auraya n’avait pas pu informer les Blancs de sa situation. Même si Nekaun ne lui avait pas enlevé son anneau de prêtresse, elle n’aurait pas pu l’utiliser : il ne fonctionnait pas dans le vide. Aussi avait-elle tenté de contacter Juran par rêvelien – sans succès. Elle avait essayé d’appeler Mairae et même Dyara, mais ni l’une ni l’autre n’avaient répondu. Le matin, Mirar lui avait donné une idée. « Tu n’auras qu’à sonder les pensées des Compagnons… Et à faire de même avec les conseillers des Blancs. » À défaut de ses anciens collègues, Auraya parviendrait peut-être à joindre Danjin. Elle se détendit contre le trône, ralentit sa respiration et se plongea dans une transe onirique. Puis elle appela le vieil homme. Au début, elle ne reçut pas de réponse. Mais au bout de plusieurs tentatives, elle entendit une voix mentale familière et interloquée. —Auraya ? —Oui, Danjin, c’est moi. —Auraya… Je rêve. —Oui et non. C’est ainsi que communiquent les Tisse-Rêves entre eux. —Un rêvelien ? —Oui. Il y eut une pause, durant laquelle Auraya perçut l’inquiétude et la culpabilité du vieil homme. —Je ne suis pas censé vous parler. Un frisson parcourut l’échine d’Auraya. —Pourquoi ? Les Blancs croient-ils que j’ai changé de camp ? —C’est une possibilité qu’ils doivent envisager. Ils sont sans nouvelles de vous depuis des semaines. —Parce que je ne peux plus les joindre. Je suis tombée dans un piège. Nekaun m’a emprisonnée à l’intérieur d’un… La jeune femme s’interrompit en comprenant que Danjin ignorait ce qu’était un vide. Les Blancs le savaient-ils, eux ? Auraya n’avait découvert leur existence qu’en rencontrant Jade. —Auraya ?appela Danjin, alarmé. —Nekaun m’a pris mon anneau de prêtresse. J’ai essayé d’établir un rêvelien avec Juran et les autres, mais ça ne marche pas. Peut-être parce qu’ils ne dorment jamais quand j’essaie ; peut-être parce qu’ils ne peuvent pas… ou qu’on m’en empêche. J’ai besoin que tu dises à Juran que je suis prisonnière. Le vieil homme ne répondit pas. —Danjin ? —Oui. Je… Je ne suis pas avec Juran. Je vais le dire à Ella, et elle lui transmettra. Auraya perçut de la méfiance. —Tu n’es pas certain de pouvoir me croire. —Non, admit Danjin. Les Blancs m’ont conseillé d’être prudent. Auraya en fut d’abord blessée, puis irritée. —Dans ce cas, dis-le-leur prudemment. À eux de décider ensuite s’ils me croient ou non. —Je veux vous croire. Je vous crois. (Danjin semblait torturé.) Je vous croirai jusqu’à ce que j’aie une preuve que vous mentez, mais je dois me comporter comme si je ne vous croyais pas jusqu à ce que j’aie une preuve que vous dites vrai. Et ça ne lui plaisait guère. Ah ! Danjin, songea Auraya. Tu me manques. —Je comprends, répondit-elle. Merci, Danjin. Brisant le rêvelien, la jeune femme revint à elle, promena un regard à la ronde et soupira. Chaia m’avait prévenue que Huan utiliserait ceux que j’aime contre moi. La grande pièce carrelée résonnait du bavardage des Voix, des Compagnons, des Serviteurs et des Penseurs. Debout près d’Imenja, Reivan scrutait le plancher. La mappemonde en mosaïque scintillait doucement, reflétant la lumière des lampes apportées pour compléter celle du jour qui filtrait depuis l’entrée. Des figurines en terre cuite, représentant les Circliens et les Pentadriens, avaient été disposées sur le sol. Elles ressemblaient à des jouets abandonnés par un enfant. Mais un enfant riche, parce qu’elles étaient superbement détaillées. Reivan reconnaissait des Siyee dans les rangs circliens et, contrairement aux hommes ailés de la mosaïque, ils ressemblaient à leurs modèles. On distinguait même l’ossature de leurs ailes membraneuses. —Nekaun arrive, murmura quelqu’un près de la porte. Tous les occupants de la pièce se turent et pivotèrent pour attendre. Lorsque la Première Voix entra, beaucoup de mains tracèrent le symbole de l’étoile. Nekaun avait une expression étrange, mais celle-ci s’évanouit comme on le saluait. Il promena un regard à la ronde, saluant quelques personnes du menton. —Pardonnez mon retard, dit-il. J’ai dû régler un autre problème. (Il s’approcha du bord de la mappemonde et baissa les yeux vers les figurines circliennes.) Est-ce ici que se trouve l’armée ennemie ? —D’après nos espions, acquiesça le Serviteur Dédié Merœn. Il n’avait qu’une trentaine d’années, mais s’était révélé un fin stratège durant la guerre précédente. Nekaun fit le tour de la mappemonde. Tous les yeux le suivirent. Reivan entendit le ricanement presque inaudible d’Imenja et devina à quoi sa maîtresse pensait. Nekaun n’avait pas besoin de faire ça : il aimait juste être l’objet de l’attention générale. —L’empereur de Sennon a-t-il répondu à mon message ? demanda-t-il à Vervel. La Troisième Voix secoua la tête. —Non. Nekaun doit déjà le savoir, songea Reivan, mais il voulait sans doute en informer les autres. Le jeune homme opina et promena un regard à la ronde. —Quelqu’un voit-il une façon de le faire changer d’avis ? Comme personne ne répondait, Nekaun fronça les sourcils et reporta son attention sur les figurines blanches. —De quelle taille est l’armée circlienne ? Plusieurs voix s’élevèrent en même temps. Merœn déclara qu’elle comptait déjà quelques milliers d’hommes, et les suppositions fusèrent quant au nombre d’autres combattants qui pouvaient la rejoindre. Les Dunwayens n’étaient pas encore arrivés. On ignorait si les Senniens viendraient, ou s’ils se contenteraient d’ouvrir le passage aux Circliens sans s’impliquer plus avant dans le conflit. —Cette fois, les Siyee sont moins nombreux, ajouta Merœn. —À quelle vitesse se déplacent les Circliens ? demanda Nekaun. Quand atteindront-ils l’isthme ? —Leur allure est régulière. Si aucune tempête de sable ne vient entraver leur progression… dans un cycle lunaire, évalua Shar. Ils ont un désert à traverser ; il leur faudra donc de l’eau et de la nourriture. La ville de Diamyane ne pourra pas leur en fournir en quantité suffisante ; aussi devront-ils les faire venir depuis le nord. —Tu suggères donc que nous attaquions leurs caravanes de ravitaillement. —Ou leurs navires. Nekaun sourit. —Nos amis élaï pourraient bien nous être utiles, en fin de compte. (Il reporta son attention sur Imenja.) Ont-ils répondu à notre requête ? —Je doute qu’elle leur soit déjà parvenue, répondit la Deuxième Voix. Nekaun regarda autour de lui. —Quelles sont nos forces et nos faiblesses ? —Nous n’avons que peu de faiblesses, affirma Vervel. L’isthme constitue une barrière efficace. L’armée circlienne ne peut pas le traverser en masse. Nous avons toute l’eau et toute la nourriture nécessaires à disposition, et nous nous battrons en terrain connu. Nous devrions pouvoir lever une armée de taille équivalente. Nos flottes valent les leurs, et nos équipages sont mieux entraînés. Le Serviteur Dédié Merœn secoua la tête. —Pourquoi nous attaquent-ils alors qu’ils ne disposent d’aucun avantage flagrant ? —Ils doivent compter sur l’aide d’Auraya, avança Shar. Nekaun sourit. —Possible. Mais ils ne l’auront pas. —Tourneront-ils les talons en découvrant que nous la retenons prisonnière ? demanda Genza. Plusieurs voix s’empressèrent de répondre : —Ils le savent sûrement déjà. —Dans le cas contraire, nous devrions les en informer. —… En leur envoyant son cadavre. Nekaun souriait toujours, mais d’un air distrait – la même expression étrange qu’à son arrivée. Sans savoir pourquoi, Reivan frissonna. Ce sourire avait quelque chose de déplaisant. —Quand ils atteindront l’isthme, les Circliens seront coincés, dit Merœn d’une voix assez forte pour que tous l’entendent. Mais souvenez-vous : l’isthme est un piège pour nous aussi. Si cette guerre s’éternise, les récoltes pourriront et la terre ne sera pas réensemencée ; les navires marchands ne pourront pas atteindre les quais, et les Voix seront immobilisées par la crainte que les Blancs profitent de leur absence pour prendre l’avantage. Le brouhaha s’était tu. Nekaun dévisagea Merœn, les sourcils froncés, puis promena un regard à la ronde. —Alors, que pouvons-nous faire pour éviter cela ? Un murmure s’éleva de la foule. —Nous pourrions dissimuler notre armée derrière les montagnes senniennes, suggéra un Penseur. Quand les Circliens arriveraient à Diamyane, nous les attaquerions de toutes parts, et nous les pousserions à l’eau. —Les éclaireurs siyee nous repéreraient. —Et nous perdrions notre plus grand avantage, dit Nekaun à voix basse. L’isthme. Non. Qu’ils s’installent à Diamyane. Nous couperons leurs lignes d’approvisionnement. Nous les laisserons s’étioler un peu avant de les briser. Il sourit de nouveau, et son regard se fit lointain. Reivan frissonna et détourna les yeux. Quand elle reporta son attention sur lui, elle vit qu’il l’observait. Il ne faisait qu’anticiper la victoire, raisonna la jeune femme. Mais c’était perturbant de lire une telle soif de sang dans les yeux d’un homme avec lequel elle avait couché. Cette puissance, ce danger auraient dû le rendre plus excitant. Mais ce n’était pas le cas. Nekaun se détourna avec une expression bien différente, et le sang de Reivan se glaça dans ses veines. À moins qu’elle se soit méprise – et elle savait que ça n’était pas le cas –, son amant venait de la toiser avec un mépris non dissimulé. Chapitre 39 L’armée dunwayenne offrait une vision impressionnante. Les guerriers marchaient en rangs par dix. À la tête de chaque clan venait un homme nu à l’exception d’un court pagne de cuir, et brandissant une lance peinte de couleur vive. Les membres d’un clan donné se relayaient à ce poste, chacun d’eux se déshabillant tour à tour pour révéler ses tatouages tribaux. Ils ne procédaient pas ainsi pour éviter de s’exposer trop longtemps aux intempéries, mais parce que aucun d’eux ne voulait renoncer à cet honneur. En tout, près d’un homme sur deux portait au moins la moitié de son propre poids en armes. Les sorciers n’étaient pas exemptés : avoir des Dons supérieurs à la moyenne ne les dispensait pas de suivre la même formation martiale que leurs compatriotes. Deux platènes de guerre à deux roues, tirées par des reynas entraînés au combat, suivaient les troupes. Les guerriers n’eussent pas souffert l’indignité de devoir marcher dans d’autres déjections que celles de l’attelage qui tirait la voiture de leur chef. Derrière la cavalerie venaient encore les domestiques des clans et les tarns à quatre roues, tirés par des arems, qui transportaient l’équipement. Danjin jouissait d’une bonne vue sur cette féroce colonne : la platène à bord de laquelle il voyageait n’avait pas de toit. Ella et I-Portak étaient assis dans le sens de la marche, face à Danjin et aux conseillers du dirigeant dunwayen. Ils n’avaient pas besoin de tourner la tête pour savoir que l’armée les suivait ; le martèlement rythmique des bottes ponctuait toutes leurs conversations. Si Danjin regardait par-dessus leur épaule, il se laissait facilement hypnotiser par la régularité impeccable du balancement de milliers de têtes. Voir l’armée dresser son camp était encore plus fascinant. Chacun connaissait les tâches qui lui incombaient et se mettait au travail sans qu’on ait besoin de lui donner d’ordres. La fluidité et la rapidité de toute l’opération faisaient honneur à l’entraînement des Dunwayens. Si certains d’entre eux angoissaient à propos de la bataille imminente, ils n’en montraient rien. Je me demande ce que deviennent les ratés. Les garçons qui ne deviennent pas assez costauds en grandissant. Les hommes qui souffrent d’infirmité, de maladie ou de mélancolie. Sont-ils enfermés par leurs proches, ou chassés de leur clan et forcés de devenir domestiques ? Danjin se remémora le jour où l’armée avait quitté Chon. Les femmes se massaient le long des rues ; elles avaient jeté sous les pieds des hommes une herbe à l’odeur piquante. Certaines avaient l’air affligées ; d’autres semblaient plutôt soulagées. J’espère que mes lettres arriveront à destination. Danjin réprima un soupir. J’aurais bien voulu revoir Silava et les filles. Et mon père, même si je suis certain qu’il me survivra, dussé-je revenir de cette guerre en un seul morceau. Il rêvait de sa famille toutes les nuits depuis qu’il savait ce qui était advenu des habitants de Dram. Assister à l’exécution des Pentadriens avait déjà été assez terrible. Jamais il n’oublierait la réaction des villageois. Certains avaient poussé des vivats, d’autres avaient pleuré, mais la plupart d’entre eux avaient gardé le silence, le visage blême de peur. Et non sans raison. La justice dunwayenne était sévère. Plus tard, à Chon, les villageois qui s’étaient montrés les plus accueillants envers les « naufragés » avaient été exécutés à leur tour. Ceux qui s’étaient contentés de ne pas protester avaient été envoyés dans les mines pour y travailler. Mais au grand soulagement de Danjin, I-Portak s’était montré indulgent envers ceux qu’Ella avait désignés comme impuissants à s’opposer à l’installation des Pentadriens. Ils avaient été renvoyés chez eux en compagnie des vieillards et des enfants. Dram devait désormais être un endroit bien triste avec ses rues presque désertes et les trois quarts de ses maisons vides, imaginait Danjin. Dans ses rêves, le vieil homme avait des conversations ridicules avec sa femme et ses filles. Parfois, elles ne se rendaient pas compte qu’il était là, quelque mal qu’il se donne pour attirer leur attention. En y pensant, Danjin éprouva un mélange désormais familier de peur, de résignation et de tristesse. S’il ne revenait pas… N’y pense pas, s’exhorta-t-il. Si tu y penses, tu provoqueras ta propre perte. Mais à un moment durant le voyage depuis Chon, l’idée qu’il ne survivrait pas à cette guerre s’était emparée de lui, et elle refusait de le lâcher. Qu’est devenue la belle assurance que j’éprouvais pendant la dernière guerre ? Il grimaça. Ce n’était pas de l’assurance, mais de l’ignorance. Ou peut-être Auraya lui avait-elle donné de l’espoir. Quand il la regardait voler, il avait du mal à imaginer que quiconque puisse la vaincre. Danjin frissonna. La veille, dans un rêve, Auraya lui avait dit que les Voix la retenaient prisonnière à Glymma. Il ne l’avait pas vue ; il avait seulement entendu sa voix, mais cela lui avait paru si réel qu’il était certain que son ancienne maîtresse lui avait réellement parlé. Au matin, il avait tout raconté à Ella et lui avait demandé s’il était possible qu’Auraya ait communiqué avec lui en songe. Ella avait répondu que oui, c’était possible, mais que ni les dieux ni les Blancs ne lui avaient rapporté de semblable nouvelle. Après son rêve, Danjin était resté éveillé dans le noir, pensant à Auraya. Il craignait ce qui se passerait si elle était bel et bien prisonnière de l’ennemi. Si les Voix étaient assez puissantes pour la retenir captive, elles étaient assez puissantes pour lui faire du mal – voire pour la tuer. Mais dans ce cas, pourquoi ne l’ont-elles pas déjà fait ? À présent, Danjin craignait surtout qu’Auraya lui ait menti, comme l’avait suggéré Ella. Il chercha des raisons pour lesquelles son ancienne maîtresse voudrait lui faire croire qu’elle était prisonnière. Pour que les Blancs et moi pensions qu’elle est toujours de notre côté, alors qu’elle a changé de camp. Mais dans quelle intention ? Il soupira. Nous pousser à engager une bataille que nous ne pouvons pas gagner. Parfois, il était certain que ça n’avait été qu’un rêve, et qu’il n’avait rien à craindre. —Si ce n’était pas un rêve, Auraya est peut-être prisonnière, dit la voix d’Ella dans sa tête. Si c’en était un, nous avons quand même beaucoup de raisons de nous inquiéter. Après tout, nous sommes sans nouvelles d’elle depuis des semaines. Surpris, Danjin sursauta et leva les yeux vers la Blanche. —Fais attention, l’admonesta-t-elle. Un des avantages de la télépathie, c’est que les autres ne se rendent pas compte que nous sommes en train de discuter. Si tu fais un bond chaque fois que je te parle, adieu la discrétion. Danjin détourna les yeux. —Avez-vous la moindre idée de l’endroit où elle se trouve ? demanda-t-il. —Non. Et les dieux non plus. —Que se passera-t-il si elle a changé de camp ? —Les dieux sont certains de pouvoir l’empêcher de nous combattre. —L’empêcher de… Ce n’est quand même pas le Cercle qui l’a fait emprisonner ? L’amusement d’Ella résonna dans sa tête comme un tintement cristallin. —Va savoir. Ce serait un bel exploit, n’est-ce pas ? Convaincre les Pentadriens – sans alerter leurs propres dieux – de jeter en prison quelqu’un qui était prêt à s’allier avec eux. Elle avait raison. C’était une idée stupide. —Si elle est prisonnière, c’est qu’elle ne s’est pas retournée contre nous. —Pas nécessairement. Elle peut avoir rejeté le Cercle dans son cœur, sans pour autant s’être résolue à rejoindre les Pentadriens. Et il se peut aussi qu’elle ne soit pas prisonnière du tout. —Ni même en Ithanie du Sud. Elle pourrait être n’importe où, songea Danjin. —Dans ce cas, pourquoi ne nous contacte-t-elle pas ? répliqua Ella. À cela, le vieil homme n’avait pas de réponse. Il jeta un coup d’œil à sa maîtresse et vit un sourire compatissant faire frémir sa lèvre supérieure. Puis son expression se fit brusquement sérieuse, et son regard vague. —Juran m’informe qu’il vient de quitter la dernière ville avant la passe. Nous devrions le rejoindre dans la semaine, annonça Ella. I-Portak tourna la tête vers elle. —Voire plus tôt, si le temps se maintient. Ella sourit. —L’endurance de vos guerriers ne cessera jamais de m’impressionner. Laissez-leur tout de même un peu de forces pour la traversée du désert. I-Portak haussa légèrement les épaules. —C’est ce que je fais. Les conditions de vie dans le désert ne nous sont pas inconnues. Ne le dites pas à l’empereur de Sennon, mais cela fait des siècles que nous envoyons de petits groupes de guerriers s’entraîner chez eux. Ella rit tout bas. —Je suis certaine que l’empereur est déjà au courant. Danjin réprima un sourire comme I-Portak dévisageait la Blanche d’un air atterré. —Voulez-vous dire que toute notre discrétion a été vaine ?finit-il par lâcher. —« L’entraînement est la seule voie qui mène à la perfection », répliqua Ella, citant un proverbe dunwayen. I-Portak gloussa et se détourna. —Et la perfection n’existe que dans le royaume des dieux. (Il haussa les épaules.) Tant que l’empereur feint de ne rien savoir, nous ferons comme s’il ignorait tout de nos incursions sur son territoire. Très loin du Sanctuaire, à la lisière de la ville, se trouvait un terrain d’entraînement réservé aux Serviteurs guerriers. Auraya sonda l’esprit des Pentadriens qui s’y trouvaient, engagés dans des exercices à la fois physiques et magiques. Lorsqu’elle trouva ce qu’elle cherchait, elle sourit. Deux Serviteurs Dédiés mangeaient en discutant de la taille, des forces et des faiblesses de l’armée pentadrienne. Un grand fracas métallique interrompit leur conversation. Un instant, Auraya se demanda pourquoi ils ne réagissaient pas. Puis son estomac se noua, et un étau d’angoisse lui comprima le cœur comme la jeune femme prenait conscience qu’elle avait entendu ce bruit avec ses propres oreilles. Dans un sursaut, elle reporta son attention sur son environnement immédiat. Elle ouvrit les yeux, prit une grande inspiration et la relâcha. Les quatre mêmes domestiques que d’habitude se dirigeaient vers elle. Nekaun les suivait sans se presser. Un parfum de fleurs chatouilla les narines d’Auraya et, sans qu’elle comprenne pourquoi, fit accélérer son pouls. Scrutant les domestiques, elle vit qu’ils portaient tous un seau et une sacoche jetée sur leur épaule. De toute évidence, ils n’allaient pas se contenter de la laver et de la nourrir, cette fois. Auraya résista à la tentation de regarder Nekaun. Le premier domestique balança vers elle le contenu de son seau. Auraya se prépara à encaisser le choc de l’eau glacée, et faillit hoqueter de surprise comme une douche tiède s’abattait sur elle. Avant qu’elle ait pu se ressaisir, le deuxième domestique lui renversa son seau sur la tête. Celui-ci aussi contenait de l’eau chaude. Posant leurs seaux vides, les deux hommes sortirent de leur sacoche de petits récipients de terre cuite qu’ils débouchèrent, et dans lesquels ils puisèrent à pleines poignées ce qui ressemblait à du sable humide. Auraya frémit comme le premier déposait cette substance sur son bras et commençait à frotter. C’était bien du sable. La jeune femme se souvint alors que les autochtones aimaient à se laver ainsi. Les riches Avvènes utilisaient un sable très rare et très fin, qu’ils faisaient venir exprès d’une contrée lointaine. Les deux domestiques frictionnèrent les bras, le cou et le cuir chevelu d’Auraya puis, au grand embarras de la jeune femme, poursuivirent leur nettoyage plus bas. Leurs gestes étaient efficaces et leur visage n’exprimait rien, mais Auraya dut serrer les dents pour ne pas montrer combien leur contact l’indisposait. Et pendant tout ce temps, elle sentit que Nekaun l’observait. Lorsque les deux premiers domestiques l’eurent entièrement frictionnée, les deux autres s’approchèrent avec leurs seaux et la rincèrent avec soin. C’était cette eau de rinçage qui exhalait un parfum de fleurs. Elle était moins chaude que l’autre, mais pas froide. Quand les domestiques s’écartèrent enfin, la peau d’Auraya la picotait sur tout le corps. Elle aurait apprécié d’être propre si Nekaun ne s’était pas trouvé là. Pour l’instant, il ne m’a posé aucune de ses questions stupides. Les domestiques balayèrent la plate-forme, puis sortirent précipitamment. Ils ne lui avaient rien apporté à manger. Peut-être parce qu’il est inutile de me nourrir. Peu importe que je meure le ventre plein. Mais dans ce cas, pourquoi me laver ? Nekaun préfère-t-il tuer des gens propres ? C’était une pensée tellement ridicule qu’Auraya faillit glousser. L’envie lui passa très vite comme Nekaun s’approchait d’elle. Sa peau lui paraissait trop sensible, son corps trop exposé. Elle résista à la tentation de se recroqueviller sur elle-même autant que ses chaînes le lui permettaient. —C’est mieux, dit Nekaun à voix basse. Ne vous méprenez pas : je supporte très bien un peu de transpiration. J’apprécie, même. Mais la merde, c’est autre chose. Il s’arrêta à un pas d’elle. Il essaie juste de m’intimider, songea Auraya. Et il est dans le vide à présent. Vulnérable, lui aussi. Puisqu’elle aurait dû faire un effort flagrant pour ne pas regarder son bourreau, elle lui fit face avec une expression qu’elle espérait neutre. Nekaun la dévisagea en silence. D’habitude, il sourit, et il fait une remarque mesquine pour me rappeler qu’il contrôle la situation. Mais cette fois, c’est différent. Nekaun dit quelque chose en avvène. Les deux Serviteurs qui gardaient l’entrée du hall hésitèrent, puis s’éloignèrent. Un frisson de terreur pure parcourut Auraya. Pourquoi renvoyer les deux gardes à moins qu’il ait l’intention de lui faire quelque chose de si affreux que son propre peuple ne devait jamais être mis au courant ? —Là, dit-il d’un air satisfait. Un peu d’intimité. Auraya résista à son envie de se dérober comme il tendait une main vers elle, puis réprima un frémissement lorsque les doigts de Nekaun se posèrent sur sa gorge. Sa main chaude et ferme se referma sur le cou de la jeune femme. —Il est si fin… Je pourrais facilement vous étrangler, murmura-t-il. Mais tuer ne me procure aucun plaisir. (Il baissa les yeux.) Vous ai-je jamais dit que j’étais le Serviteur en Chef du Temple de Hrun avant de devenir Première Voix ? Sa main glissa vers le sein gauche d’Auraya. La bouche de la jeune femme s’assécha. Il essaie juste de m’intimider, se répéta-t-elle. Je ne dois pas réagir. Si je suis suffisamment ennuyeuse, il se désintéressera de moi et s’en ira. —Mmmh. Vous êtes toute tendue. (Le souffle de Nekaun était brûlant. Auraya s’efforça de ne pas le respirer.) Et moi aussi. Vous sentez ? Il pressa son corps contre celui de la jeune femme, la plaquant contre le mur de pierre. À demi étouffée par sa robe noire, révoltée par son haleine, Auraya frissonna d’horreur en sentant la turgescence de son bas-ventre. Il a vraiment l’intention de le faire ! Non, garde ton calme. Il n’oserait pas. De l’intimidation ; c’est juste de l’intimidation. La main de Nekaun lâcha son sein. Le soulagement de la jeune femme fut bref. Elle sentit des jointures s’enfoncer dans son ventre comme Nekaun tirait sur sa robe. À présent, il haletait. Auraya leva les yeux malgré elle, et son bourreau découvrit ses dents en une grimace. —Eh oui, Auraya. Où sont tes dieux à présent ? Ils ne peuvent plus t’aider… L’esprit de la jeune femme tournait frénétiquement en rond. Soudain, il lui apparut très clairement que Nekaun avait l’intention de mettre sa menace à exécution. Ça va être révoltant, humiliant et douloureux, mais je peux le supporter. Je n’ai pas le choix. Elle avait aperçu, dans l’esprit d’autres femmes, les marques et les cicatrices laissées par des violeurs. Et Nekaun aussi. Il ne va pas se contenter de… Oh ! par les dieux ! Elle ne disposait d’aucune magie pour empêcher une grossesse. Nekaun ne voudra pas me faire un enfant, raisonna-t-elle. Mais il est dans le vide. Ses pouvoirs ne fonctionnent pas non plus. Par les dieux ! non ! Auraya ravala un cri en s’imaginant enchaînée et enceinte dans le sous-sol du Sanctuaire – prisonnière de l’intérieur et de l’extérieur. D’un autre côté, puisqu’il est dans le vide, il est vulnérable. Je peux le blesser. Je peux le tuer. Elle sentit ses mâchoires se contracter. Je vais lui mordre la jugulaire. Lui arracher la… —Nekaun. La voix n’était pas de ce monde. Elle souffla à travers la pièce et se réverbéra sur les murs tel un vent surnaturel. Nekaun fit volte-face. Par-dessus son épaule, Auraya aperçut un être de lumière. Elle sentit sa bouche s’assécher. Elle avait déjà contemplé ce dieu. —Sheyr !hoqueta Nekaun. —Viens ici. Le jeune homme se hâta de descendre de l’estrade. Il se laissa tomber à genoux et se prosterna devant l’apparition radieuse. —Ne touche pas à Auraya, ordonna le dieu. Les Pentadriens auront leur revanche, mais pas de cette façon. Ce que tu avais l’intention de faire pourrait nous causer du tort. —Mais…, protesta faiblement Nekaun. L’apparition leva le menton. —Tu oses me contredire ? —Non, Sheyr, non ! Nekaun secoua la tête si vigoureusement que tout son corps en fut agité. —Tu prendrais des risques inutiles pour quelques instants de gratification. (Le dieu planta son regard dans celui d’Auraya.) Tu as de la chance qu’elle soit seule et sans alliés, avec son ombre pour seule compagnie. (Il reporta brusquement son attention sur Nekaun.) Me comprends-tu ? —Oui. —Alors, va-t’en. Nekaun se releva maladroitement et s’enfuit. Le dieu se tourna de nouveau vers Auraya. Il lui adressa un clin d’œil, et sa silhouette radieuse s’évanouit. À sa place, il ne resta qu’un Serviteur. L’homme cligna des yeux et regarda autour de lui, puis recula précipitamment. Dans son esprit, Auraya lut qu’il avait abandonné sa volonté au dieu. Sans cela, Sheyr n’aurait pas pu la voir, ni lui parler tout haut. Il m’a sauvée. Auraya secoua la tête. Comment pouvait-elle éprouver tant de gratitude envers un des dieux pentadriens alors que c’étaient eux qui avaient ordonné à Nekaun de briser son serment et d’emprisonner la jeune femme dans cet affreux sous-sol, « avec son ombre pour seule compagnie » ? Alors, la signification de ces derniers mots lui apparut brusquement. « Ombre » ! Auraya éclata de rire sans se soucier de la pointe d’hystérie dans sa voix. C’était Chaia ! Et Nekaun est tombé dans le panneau ! Chapitre 40 À la première occasion, Reivan sortit du lit. Ses jambes tremblaient et, un instant, elle ne sut que faire. Apercevant sa robe par terre, elle décida qu’elle se sentirait mieux habillée. Comme cette robe-ci était déchirée, la jeune femme se dirigea vers sa commode et en prit une autre dans un tiroir. —Ça ne va pas ? Reivan regarda Nekaun par-dessus son épaule. Il se prélassait sur le lit, nu et si beau que c’en était presque douloureux. Bien qu’elle ait le souffle coupé, la jeune femme se força à redresser le dos. Tiens-lui tête. —C’était plutôt désagréable, répondit-elle avec raideur. Très désagréable, même. Nekaun haussa les sourcils. —Ah ? Tu n’as pas aimé ? —Non. —D’habitude, tu aimes ça. Ne suis-je plus le bienvenu dans ta chambre ? —Pas si tu veux le faire de cette façon. Tu… Tu m’as presque étranglée. —Certaines femmes adorent ça. Elles disent que la peur ajoute à l’excitation. Reivan se détourna et s’enveloppa de sa robe. —Ce n’est pas mon cas. —Ne t’énerve pas. Tu ne pouvais pas savoir avant d’avoir essayé, raisonna Nekaun. La jeune femme sentit sa colère faiblir. —Tu aurais dû me demander d’abord. —Mais la surprise fait partie du plaisir, la contra Nekaun. —Ça ne m’a pas donné de plaisir. Et le reste non plus, d’ailleurs. On aurait dit… Reivan grimaça. Il lui semblait avoir des bleus à l’intérieur. —On aurait dit quoi ? Elle fronça les sourcils. Dans la voix de Nekaun, elle entendait… de la satisfaction. Comme si ça lui plaisait de la sentir si mal à l’aise. Reivan lui fit face et soutint son regard. —On aurait dit que tu me donnais des coups avec ton… Tu es pourtant suffisamment versé dans les arts de l’amour pour savoir que ça ne peut pas être agréable pour une femme. Nekaun éclata de rire. —Et toi, tu n’es pas franchement une déesse du sexe. Il te reste beaucoup à apprendre. Tu pourrais finir par apprécier des jeux un peu plus… musclés. —Ça m’étonnerait. Il grimaça. —Moi, je pense que tu as trouvé ça très excitant. Reivan le dévisagea. —Tu plaisantes ? Au début, ça allait encore, mais ensuite… Qu’est-ce que tu n’as pas compris dans « Arrête, tu me fais mal » ? Nekaun éclata de rire. —Tu ne le pensais pas. —Tu sais bien que si. (La jeune femme secoua la tête.) Je crois que ça t’a plu de me faire mal. Tu avais la même expression que quand tu as enchaîné Auraya. Je m’attendais presque que tu m’appelles par son nom. Alors, le sourire de Nekaun s’estompa, et ses yeux se plissèrent. Il roula vers le bord du lit et se mit debout. Reivan regarda sa robe se soulever du sol pour venir dans sa main. Tandis qu’il s’habillait avec des gestes rapides et furieux, la jeune femme sentit sa colère s’évaporer, la laissant vide et hébétée. —Tu t’en vas. —Oui, aboya Nekaun. Je n’aurai pas de mal à trouver quelqu’un qui apprécie mes efforts, contrairement à toi. Les yeux de Reivan se remplirent de larmes. Arrête ça, se morigéna-t-elle. Ne te ridiculise pas. Il cherchait à te blesser ; ne lui montre pas qu’il a réussi. Nekaun sortit à grands pas. Le claquement de la porte se répercuta à travers la suite, et le silence qui suivit gronda aux oreilles de Reivan. « Tu n’es pas franchement une déesse du sexe. » Les paroles de Nekaun se répétaient en boucle dans sa tête. Je ne suis pas assez bien pour lui. C’est pour ça qu’il m’a brutalisée. Son impatience a fini par prendre le dessus. Reivan revint vers son lit. Elle ne voulait qu’une chose : se rouler en boule et s’abandonner à son chagrin. Ce fut alors qu’elle vit les taches de sang. Quelques gouttes seulement, mais cela suffit à lui rappeler les coups de boutoir de Nekaun, son regard dément, sa main sur sa gorge et son rire cruel quand elle avait protesté. Sa colère flamboya de nouveau. Elle se dirigea vers sa salle de bains. Je vais laver jusqu’à la dernière trace de lui, décida-t-elle. Après ça, il pourra coucher avec toutes les femmes de Glymma. Et même avec Auraya, pour ce que je m’en soucie. S’il a besoin de ça pour prendre son pied, il n’a qu’à le trouver ailleurs. J’en ai fini avec lui. Sans la pensée constante qu’Auraya souffrait dans sa prison souterraine, Mirar aurait considéré cette journée comme particulièrement agréable. Il avait rencontré plus d’une centaine de Tisse-Rêves de Glymma pour discuter avec eux de leur rôle de guérisseurs après la bataille imminente. Les Tisse-Rêves affluaient depuis tout le continent, et Arleej avait demandé au fondateur de leur ordre de superviser le transport, l’hébergement et la nourriture des visiteurs. L’organisation de ce type de rassemblement incombait aux responsables des différentes Maisons des Tisse-Rêves mais, dans le cas présent, ceux-ci avaient besoin de quelqu’un pour trancher en cas de désaccord et servir de médiateur avec les autorités pentadriennes. Les Tisse-Rêves avaient communié à travers un gigantesque rêvelien, et Mirar avait beaucoup appris d’eux. Il n’avait baissé son bouclier mental que le temps de leur confirmer son identité. Il aurait voulu leur raconter l’histoire de sa « mort » et de sa survie, mais Auraya y jouait un rôle trop important. Il ne pouvait pas courir le risque que les Voix lisent dans l’esprit d’un Tisse-Rêves que Mirar et Auraya ne se détestaient pas autant qu’elles le croyaient. Au cours de ce rêvelien, Mirar avait découvert que son peuple le soupçonnait d’être un imposteur, un guérisseur recruté par les Voix afin de se faire passer pour lui et d’influencer la population d’Ithanie du Nord. Bien qu’Arleej leur ait assuré le contraire, certains Tisse-Rêves avaient été choqués de découvrir, à cette occasion, qu’il était bien le légendaire et immortel fondateur de leur ordre. Après avoir dîné avec le responsable de la Maison des Tisse-Rêves de Glymma, Mirar était rentré au Sanctuaire fort tard et avait aussitôt reçu une invitation à s’entretenir avec la Deuxième Voix Imenja. Un Serviteur l’escorta jusqu’à un balcon surplombant une cour, au milieu de laquelle une fontaine scintillait dans la lumière de plusieurs lampes. Imenja était assise dans un fauteuil en osier ; elle se leva pour le saluer. —Tisse-Rêves Mirar. Comment s’est passée votre réunion ? —Très bien, répondit-il. Je ne m’habitue toujours pas à voir les miens vivre sans la peur constante d’être persécutés. Je suis ravi de voir qu’ils peuvent coexister en harmonie avec une religion dominante. Imenja sourit. —Comme au bon vieux temps ? Mirar secoua la tête. —Oui et non. Par le passé, les dieux étaient si nombreux que très peu d’entre eux régnaient sur un grand nombre de fidèles. Certains gouvernaient de petites nations – Dunway, par exemple –, mais jamais un continent entier comme les vôtres. Et jamais en association avec d’autres dieux. —J’aimerais que vous me parliez de cette époque. Comment les Circliens l’appellent-ils ? —L’ge de la Multitude. —C’est ça, acquiesça Imenja. Et maintenant, nous sommes à l’ge des Cinq. Ou serait-ce plutôt l’ge des Dix ? Mirar haussa les épaules. —Au moins, quand je vous raconterai des histoires du passé, ce ne seront pas les crimes de vos dieux que j’évoquerai. Imenja gloussa. —En effet. J’imagine que les Circliens ignorent les antécédents de leurs dieux ? —Oui. Seuls les Tisse-Rêves les connaissent, parce que nous partageons nos souvenirs et nos expériences à travers la communion. —Peut-être est-ce la raison pour laquelle vous êtes si bien traités ici, et si mal dans le Nord, avança Imenja. Nos dieux n’ont pas de raison de craindre ce que vous pourriez révéler. Mirar la dévisagea, impressionné. C’était parfaitement logique. Avec le temps, il serait sûrement parvenu à la même conclusion. Imenja scruta la cour. —Mais je dois vous prévenir : plus la guerre approchera, plus nous tenterons d’obtenir que vous nous aidiez, d’une façon ou d’une autre. Comme elle tournait la tête vers lui, Mirar soutint son regard. —Les Tisse-Rêves ne peuvent pas se battre. —Non, mais vous pourriez nous prêter main-forte autrement. — Nous soignons les blessés. Qu’avons-nous d’autre à offrir ? Imenja pivota dans son siège pour lui faire face. —Si quelqu’un attaque un de vos patients, comment réagissez-vous ? Vous le laissez faire, ou vous protégez votre patient ? —Je protège mon patient. —Si quelqu’un attaque un de vos amis – ou même un étranger – en votre présence, comment réagissez-vous ? Vous le laissez faire, ou vous protégez la victime ? Mirar fronça les sourcils. Il croyait voir où Imenja voulait en venir. —Je protège la victime. La Deuxième Voix sourit et reporta son attention sur la cour. —Nekaun se satisfera peut-être d’un compromis. (Son sourire s’évanouit, et elle soupira.) Je ne peux pas vous promettre qu’il ne vous punira pas, vous et votre peuple, si vous lui refusez votre soutien. Votre soutien à titre personnel – pas forcément celui de tous les Tisse-Rêves. Il voudrait montrer au reste du monde que le légendaire Mirar s’est rangé de notre côté. Mirar secoua la tête. —Ça risque de mettre en danger les Tisse-Rêves du Nord. Imenja le regarda tristement. —Je sais. C’est un choix que je ne vous envie pas. (Elle se leva et sourit.) Mais si vous vous joignez à nous, il y a de grandes chances pour que nous gagnions la guerre. Et ce sera probablement mieux pour les Tisse-Rêves que l’alternative. Mirar acquiesça. —Vous marquez un point. —Réfléchissez à ma proposition, le pressa Imenja. Mais il est tard, et même les Voix ont besoin de dormir de temps à autre. —Les immortels aussi, dit Mirar en se levant. Bonne nuit, Deuxième Voix Imenja. —Bonne nuit. Le Serviteur qui l’avait conduit au balcon réapparut pour l’escorter jusqu’à ses appartements. Une fois dans sa chambre, Mirar regarda longuement par la fenêtre, pensant à ce qu’Imenja venait de suggérer. Un compromis. Un compromis qui n’implique pas mon peuple, juste moi. Je me sers de mes pouvoirs pour protéger les Pentadriens. Ainsi, ils peuvent consacrer toute leur propre énergie à attaquer. Et puisque Auraya est prisonnière sous le Sanctuaire, ils ont toutes les chances de gagner cette fois. Qu’en penserait son peuple ? Cesserait-il de le respecter parce qu’il aurait choisi un camp ? Possible, mais les Tisse-Rêves du Sud se sentiraient trahis s’ils apprenaient que Mirar aurait pu empêcher les Circliens de conquérir le continent sud et de les soumettre à leur intolérance notoire. Avec un soupir, Mirar se coucha. Dès qu’il eut atteint la transe onirique, il chercha l’esprit d’Auraya mais n’obtint qu’une réponse vague et bougonne. Il décida de la laisser dormir et de contacter quelqu’un d’autre. —Emerahl ? —Mirar, répondit son amie sans hésitation. J’étais justement en train de parler aux Jumeaux. Comment va la vie à Glymma ? —Bien pour moi. Comme toujours pour Auraya. —Pauvre fille. As-tu trouvé un moyen de la délivrer ? —Non. Elle est trop bien gardée – comme moi, d’ailleurs – mais j’espère que ça changera quand la guerre éclatera, mobilisant l’attention générale. Dès que j’ai l’air de m’intéresser à elle, Nekaun me demande si je veux être là quand il la tuera. Si je lui demande pourquoi il repousse le moment d’agir, il me répond qu’il attend « l’ordre des dieux ». Oh !et Imenja m’a fait une proposition ce soir. (Mirar rapporta à Emerahl sa conversation avec la Deuxième Voix.) À ton avis, que dois-je faire ? —Ne pas t’impliquer là-dedans. Puisque tu l’es déjà, reste neutre. Et puisque les Voix ne t’y autoriseront sans doute pas, accepte la proposition d’Imenja. Mais pas tout de suite. Si tu cèdes maintenant, elles tenteront d’en obtenir davantage. Attends le dernier moment. Et si tu peux, inclus le sort d’Auraya dans le marché, ne serait-ce que pour retarder son exécution. Comme toujours, Emerahl était de bon conseil. —Entendu. Et toi ? Comment progresse la Quête du Parchemin des Dieux ? —Pour le moment, nous n’avons pas réussi à déterminer la signification des symboles. Il faut dire que je n’ai pas eu beaucoup de temps pour chercher, les Jumeaux veulent que je quitte l’Ithanie du Sud au plus vite, au cas où les Penseurs me retrouveraient. Je vais passer par Glymma. (Elle marqua une pause.) Tu crois qu’on pourrait se voir ? J’aimerais que tu jettes un coup d’œil au diamant. —Moi aussi, mais ce serait trop dangereux. Bien que je sois libre d’aller et venir dans l’enceinte du Sanctuaire, je ne connais pas d’endroit où nous pourrions nous retrouver, et je suis certain que si je m’avise de sortir seul, les Voix me feront suivre. —Les Jumeaux n’aimeraient pas ça du tout. Non seulement nous prendrions le risque que les Voix nous prennent le diamant et le détruisent, mais la dernière chose dont nous avons besoin, c’est quelles me fassent du chantage pour m’obliger à les aider, moi aussi. —En effet, acquiesça Mirar. Les dieux circliens adoreraient ça. Selon Auraya, ils traînent souvent aux abords du Sanctuaire. —Et les dieux pentadriens ne les chassent pas ? —Auraya ne les a jamais sentis. —C’est bizarre. Peut-être ont-ils peur des dieux circliens. —Ou peut-être sont-ils d’une nature si différente qu’Auraya ne peut pas les percevoir. —Ou peut-être savent-ils qu’Auraya entend les conversations des dieux – du coup, ils l’évitent. J’imagine que nous ne le saurons jamais. —Pas à moins qu’ils décident de nous le dire. —Ce qui me paraît fort peu probable. D’autres nouvelles à m’annoncer ? —Non. —Alors, bonne chance. Je te préviendrai quand j’aurai atteint l’Ithanie du Nord. —Bonne chance à toi aussi. L’esprit d’Emerahl s’estompa des perceptions de Mirar. Luttant contre une fatigue envahissante, celui-ci s’attela à sa dernière tâche de la journée : sonder les pensées des gens qui l’entouraient. Chapitre 41 Trois jours avaient passé, et Nekaun n’était pas revenu. Les domestiques continuaient à doucher Auraya et à la nourrir de bouillie de céréales. La jeune femme aurait presque préféré qu’on la laisse baigner dans sa saleté : c’était déjà dur d’avoir froid tout le temps, mais les frissons violents que lui donnait l’eau glacée semblaient la vider de toutes ses forces. Elle avait faim de vraie nourriture, au point que, parfois, elle en rêvait. Quand elle tombait sur l’esprit d’une personne en train de manger, son estomac se tordait. Et elle mourait d’envie de s’allonger. Ses bras lui faisaient mal ; malgré ses efforts pour les fléchir et les étirer régulièrement, ses jambes étaient assaillies de crampes terribles. La plupart du temps, elle était si épuisée qu’elle restait affaissée contre le mur. Explorer les esprits permettait à sa conscience d’oublier le froid, la faim et la douleur. À travers les yeux d’autres gens, Auraya voyait le soleil se lever et se coucher ; elle éprouvait du bonheur, de l’amour et du contentement. Depuis peu, elle s’était mise à éviter ceux qui souffraient physiquement ou moralement. Et les pensées de ceux qui se préparaient pour la guerre ne lui semblaient plus si importantes. Quelle différence cela fera-t-il que je sache ce qu’ils préparent ou non ? Je ne peux rien faire pour les arrêter. Je ne peux même pas contacter les Blancs pour leur rapporter ce que j’ai appris. Danjin n’a plus confiance en moi, et Chaia… Chaia l’avait sauvée. Mais depuis, des questions diffuses se précisaient lentement dans l’esprit d’Auraya. Si Chaia pouvait se faire passer pour un autre dieu, les autres dieux en étaient-ils capables eux aussi ? Ceux des Pentadriens pouvaient-ils usurper l’identité de ceux des Circliens ? Ce devait être pour éviter toute confusion que Chaia lui avait donné un mot de code. Mais y réfléchir ramenait Auraya à ce que Nekaun avait tenté de lui faire, et c’était un sujet auquel la jeune femme s’efforçait de ne pas penser. Parfois, elle y parvenait, et parfois non. Quelque chose faisait resurgir le souvenir d’une robe noire qui l’empêchait de respirer, de mains qui exploraient son corps. Le dégoût lui picotait la peau, et son cœur se mettait à battre la chamade. Auraya s’en voulait d’être tellement affectée par cet incident. C’est la fatigue qui me rend vulnérable, se dit-elle. Si j’étais en meilleur état, ça ne me toucherait pas autant. Elle grimaça. Sans l’intervention de Chaia, je serais en bien plus mauvais état encore. —Auraya. Un instant, elle crut que cette voix était un souvenir. Mais quand elle l’entendit prononcer son nom une deuxième fois, elle ouvrit les yeux et vit une silhouette lumineuse devant elle. Le dieu pentadrien Sheyr lui sourit. —Sors de l’ombre, Auraya, lança-t-il. —Chaia, souffla la jeune femme. —Oui. Se souvenant du Serviteur que la disparition du dieu avait révélé la fois précédente, Auraya y regarda de plus près. —Qui as-tu… ? —Un autre mortel loyal, répondit Chaia. Il ne se souviendra pas de cette conversation. Il a mis sa volonté de côté pour moi. —Pour Sheyr. L’apparition haussa les épaules. —Certains mortels sont faciles à duper. Auraya jeta un coup d’œil aux gardes. Tous deux observaient la scène de loin, bouche bée. Ils avaient dû ouvrir le portail pour permettre à l’homme possédé d’entrer dans le hall. —Et les dieux pentadriens ? l’interrogea la jeune femme. Le sourire de Chaia s’élargit. —J’ai fait en sorte qu’ils soient occupés ailleurs. —Ils doivent savoir que tu as trompé Nekaun. Ne vont-ils pas lui donner un contrordre ? Reviendra-t-il ici finir ce qu’il a commencé ? Le dieu secoua la tête. —Ce faisant, ils révéleraient qu’on peut usurper leur identité. Auraya poussa un soupir de soulagement, puis fronça les sourcils. —Tu es venu me délivrer ? —Impossible. Si ce mortel pénètre dans le vide, je ne pourrai plus le posséder. —Mais tu pourrais lui ordonner de me libérer. Chaia fit un signe de dénégation. —Je ne peux intervenir, et je ne peux t’expliquer pourquoi je ne peux intervenir. (Un demi-sourire releva un coin de sa bouche.) Tu sais déjà que nous, les dieux, nous avons des accords à respecter. La lumière se fit brusquement jour dans l’esprit d’Auraya. —Huan veut que je reste ici. —Pas tout à fait. La jeune femme plissa les yeux. —Ah !je vois. Elle veut ma mort, et c’est un compromis. —Pour le moment, oui. —Donc, vous voulez tous que je reste hors jeu. —En effet. —Je suis surprise que vous ne vouliez pas de mon aide pendant la bataille. Chaia se rembrunit. —Comment es-tu au courant qu’il va y avoir une bataille ? Auraya frémit. Il ne sait toujours pas que j’ai recouvré mon pouvoir de télépathie. —Nekaun a dû m’en parler. Tu ne voulais pas que je le sache ? —J’étais venu pour te l’annoncer. (Chaia détourna les yeux, l’air pensif, puis fit un pas vers la jeune femme et sourit.) Je t’aime toujours, Auraya. Je ferai mon possible pour te sortir d’ici. Et… en échange, je veux que tu me promettes de ne plus t’impliquer dans les conflits terrestres, pas même pour protéger les Siyee. Tu devras rester neutre, sans quoi, Huan trouvera un prétexte pour te tuer, et un moyen de le faire. Je… (Son regard glissa vers la gauche, et il se rembrunit.) Je dois y aller. Auraya capta la présence d’un autre dieu, qui s’évanouit aussitôt. La silhouette de Sheyr disparut. À sa place, il ne resta qu’un Serviteur à peine sorti de l’enfance. Le jeune homme regarda autour de lui et sursauta en apercevant Auraya. Il baissa très vite les yeux et devint écarlate. Quelqu’un l’appela depuis l’entrée du hall. Le jeune homme fit volte-face et se hâta de rejoindre les gardes. L’un deux lui tapa dans le dos. Il resta avec eux quelques minutes, leur racontant son expérience sur un ton excité, puis s’en fut d’un pas vif. Auraya soupira et s’adossa au pied du trône. Chaia m’aime peut-être, songea-t-elle avec lassitude. Mais pas assez pour défier Huan et me libérer. Quelle part des récents événements avait été arrangée par les dieux ? Avaient-ils donné l’ordre qu’on emprisonne l’ancienne Blanche pour l’empêcher de prendre part à la guerre imminente ? Auraya repensa à la réaction de Nekaun quand Chaia/ Sheyr lui avait intimé de la laisser tranquille. « Mais… » Mais quoi ? Avait-il reçu l’ordre de la violer ? Si oui, qui le lui avait donné ? Un dieu ? Auraya frissonna. C’était impossible à savoir, et elle recommençait à se sentir mal. Fermant les yeux, elle projeta son esprit en quête d’une distraction. Debout à la poupe du bateau, Emerahl regarda la cité de Glymma se réduire lentement à une ligne de points lumineux dans le lointain. Elle se sentait à la fois déçue et soulagée. Les jours précédents n’avaient été qu’une suite de contretemps fastidieux. Après avoir payé une place à bord d’un bateau d’osier qui descendait la rivière en direction de la capitale avvène, et vendu un bracelet à un collectionneur recommandé par les Jumeaux, Emerahl avait découvert que les quais de Glymma grouillaient de Serviteurs anxieux de découvrir qui arrivait dans leur ville et qui la quittait. Plusieurs pots-de-vin et quelques menaces voilées avaient été nécessaires pour trouver un capitaine prêt à lui faire traverser le golfe de Feu jusqu’à Diamyane. À présent qu’elle repartait, Emerahl était déçue de n’avoir pas eu l’occasion de visiter la ville. Et en observant les lumières qui scintillaient à l’horizon, elle éprouvait aussi une certaine culpabilité. Quelque part sous le Sanctuaire, Auraya était prisonnière d’un vide. Si j’avais pu la libérer, Mirar n’aurait pas besoin de risquer sa vie pour le faire. Elle secoua la tête. Mais s’il n’y est pas parvenu jusqu’ici, je ne vois pas pourquoi j’y serais arrivée. Durant les semaines passées en compagnie de l’ancienne Blanche, Emerahl en était venue à la respecter, et même à l’apprécier un peu. J’espère que les Pentadriens ne la traitent pas trop mal. Cette pensée la fit ricaner tout bas. Évidemment qu’ils la traitaient mal. Elle était leur ennemie. Elle avait tué leur ancien chef. Ils la feront souffrir de toutes les façons dont on peut faire souffrir une femme. Après tout, c’est la guerre. Emerahl secoua la tête, soupira et se détourna. Ça ne m’empêche pas d’espérer qu’elle ne perdra ni sa combativité, ni son optimisme. Ni de regretter de ne pas pouvoir lui venir en aide sans risquer de me faire tuer, ou définir dans la même position qu’elle. Les deux lampes du bateau projetaient une double ombre des mâts en travers du pont. Emerahl observa ses propres ombres, et la silhouette toute maigre qu’elles formaient à l’endroit où elles s’entrecroisaient. Elle sourit du comique de cette silhouette, puis du fait qu’elle l’avait remarquée. Observer les formes projetées par le diamant pendant des jours l’avait rendue plus sensible aux ombres qui l’entouraient. Du moins le diamant n’avait-il besoin que d’une seule source de lumière pour… Emerahl retint son souffle. Et si ce n’était pas le cas ? Que se passerait-il si elle exposait le joyau à deux, à trois sources de lumière ou même davantage ? Soudain lui apparut une nouvelle signification possible des glyphes inscrits sur les côtés du pendentif. Et le diagramme… une lumière/une clé Le diagramme était visible avec une seule lumière, et il était la clé du reste. deux lumières/deux vérités C’était si simple ! Deux lumières feraient se superposer les ombres de manière à créer des formes différentes – peut-être même des glyphes. Emerahl regarda autour d’elle. Le bateau à bord duquel elle était montée était un simple navire marchand. Sa coque renflée abritait des caisses, des sacs et des tonneaux, pas des passagers. Tout l’équipage se trouvait sur le pont. Les hommes ne dormaient pas pendant la traversée du golfe, qui ne prenait guère qu’une nuit ou une journée. Sans doute ne descendaient-ils même pas dans la cale, sinon pour se servir de l’eau ou de la nourriture. Il existait un moyen de s’assurer que personne ne la dérangerait. Rejoignant le capitaine, Emerahl attendit qu’il se tourne vers elle. —J’ai besoin d’un peu d’intimité, demanda-t-elle avec une grimace entendue. Puis-je descendre dans la cale ? L’homme hocha la tête. —Je m’assurerai que personne ne vous dérange. Il y a un pot de chambre en bas. —Merci. Il lui désigna l’écoutille. Quelques marins saluèrent Emerahl du menton comme elle passait devant eux. L’immortelle leur rendit leur salut. Sa présence à bord, qui les avait angoissés avant le départ, ne suscitait plus en eux qu’une légère curiosité. Elle avait raconté au capitaine que son époux était venu à Glymma quelques mois plus tôt dans l’espoir de trouver un associé, et qu’il l’avait laissée là le temps de retourner régler quelques affaires en suspens à Sennon. Comme la guerre l’avait empêché de revenir, Emerahl devait se débrouiller pour fuir seule. Atteignant l’écoutille, elle descendit une échelle qui s’enfonçait dans le noir. Elle créa une étincelle de lumière et chercha le pot de chambre. Si elle ne l’utilisait pas, le capitaine risquait de croire quelle avait fouillé dans sa cargaison et volé quelque chose. Elle le trouva non loin de l’endroit où était entreposée la malle de voyage qu’elle avait achetée pour y ranger son trésor. Sortant un bout de ficelle de son paquetage, elle l’attacha aux crochets fixés de part et d’autre de la coque pour sécuriser les marchandises, puis jeta sa couverture par-dessus. Si quelqu’un descendait, il supposerait qu’elle avait fait ça pour ne pas être vue. Après quoi, elle vérifia que le pot de chambre était propre, le retourna, s’assit dessus et sortit le pendentif de ses vêtements. Ce n’était pas facile de maintenir le diamant immobile dans les entrailles d’un bateau qui tanguait. Emerahl finit par utiliser sa magie pour le faire léviter. Elle conjura une étincelle, la poussa à l’intérieur de la pierre et fit pivoter celle-ci de manière que la facette « clé » projette son ombre sur la couverture. En examinant le diagramme, Emerahl sentit un frisson d’excitation la parcourir. Une ligne en pointillés traversait deux côtés opposés de l’octogone ; deux lignes traversaient les côtés opposés suivants ; trois ceux d’après, et quatre les derniers. Les numéros désignaient peut-être des angles. Elle ne pourrait pas en être sûre avant d’avoir essayé. Faisant tourner le pendentif pour que la facette « deux lumières / deux vérités » se retrouve face à la couverture, Emerahl introduisit une seconde étincelle à l’intérieur du diamant, et elle déplaça ses deux sources de lumière pourvoir l’effet produit. Comme les étincelles s’éloignaient l’une de l’autre, elle vit les ombres sur la couverture se croiser. Et soudain, elle aperçut des glyphes qu’elle connaissait. Elle rapprocha légèrement les deux étincelles. Là ! J’y suis ! Des glyphes sorli normaux s’alignaient sur sa couverture. Avec une exclamation de triomphe étouffée, Emerahl se mit à lire. Quand Surim était arrivé dans les Cavernes Rouges de Sennon, le marais lui était apparu comme un endroit hideux et nauséabond. Après quelques millénaires passés à vivre dans le luxe, cet environnement sauvage, boueux et constamment humide avait tout d’une vision de cauchemar. Mais au fil du temps, l’immortel avait appris à en apprécier la beauté. Toute cette vie, songea-t-il en guidant son bateau à travers le bourbier. Tant de diversité végétale et animale réunie dans un même lieu. Les autochtones appréciaient… jusqu’à un certain point. Ils s’adaptaient aux conditions de vie dans le marais autant qu’ils adaptaient le marais à leurs conditions de vie. Les étrangers ne comprenaient pas ; ils n’essayaient même pas. Ils coupaient les arbres et tentaient de drainer le sol gorgé d’eau. Le marais était très beau dans la journée, mais assez étrange la nuit. Sans la lumière magique qui éclairait son chemin, Surim se serait perdu dans cette obscurité impénétrable. Il se baissa pour passer sous une énorme toile d’araignée tendue en travers de la rivière, puis se retourna pour saluer l’araignée monstrueuse tapie en son centre. —Fais gaffe où tu tisses ta toile si tu ne veux pas finir dans mon assiette, lui lança-t-il. Et il reporta son attention sur la paroi rocheuse qui se dressait devant lui. Il la longea en écoutant les bruits du marais. Chaque gloussement, chaque stridulation, chaque cri étouffé faisait jaillir dans son esprit l’image de la créature qui l’avait poussé. Une mouche arc-en-ciel passa près de son oreille en bourdonnant. Le barrissement d’un tourbaîchin en rut résonna dans le lointain, et une femelle plus proche de Surim lui répondit. Franchissant une courbe de la rivière, l’immortel guida son embarcation vers plusieurs trous noirs à la base de la falaise. Comme il s’enfonçait dans l’un d’eux, les ténèbres parurent battre en retraite devant sa lumière. —Fuyez, ombres ! Fuyez aussi vite que vous le pouvez !chuchota-t-il. Le bateau émergea dans une caverne. Une deuxième lumière et une silhouette féminine attirèrent Surim vers le fond. Tamun le toisa, les bras croisés sur la poitrine. —Tu es en retard. —Vraiment ? (Il sourit.) J’ignorais que je devais être quelque part à un moment donné. Tamun plissa les yeux. —Tu sais très bien ce que je veux dire. D’habitude, tu rentres avant la tombée de la nuit. —C’est vrai. Mais c’était une soirée extraordinaire. Ou une ordinairement extraordinaire. (Surim guida son bateau jusqu’à la corniche et se mit debout.) Combien de fois un événement doit-il être extraordinaire pour devenir ordinaire ? Tamun renifla. —Beaucoup moins de fois que tu as posé des questions si ridicules. Dépêche-toi. Emerahl a déchiffré les secrets des dieux. Elle se détourna et s’enfonça dans le réseau de cavernes. Très excité, Surim sauta à terre, amarra rapidement son bateau et se hâta de la rattraper. Les dieux éprouvaient une réticence notoire à discuter de leurs propres limitations, avec les mortels comme avec les immortels. Quand les Jumeaux avaient compris qu’il existait peut-être, en Ithanie du Sud, un parchemin contenant les secrets d’une divinité morte, ils avaient eu terriblement envie de mettre la main dessus. Surim avait même envisagé de partir à sa recherche. Ça valait presque le risque d’être découvert par les dieux – presque. Ce qui l’avait arrêté, ce n’était pas la possibilité que les dieux le repèrent et s’arrangent pour le faire tuer, mais la perspective de laisser Tamun toute seule trop longtemps, pour la première fois depuis deux millénaires. Surim aimait penser qu’il pourrait survivre sans sa sœur. C’était lui qui avait le plus changé au cours du siècle dernier. Tamun, en revanche… Il ignorait si elle pourrait survivre sans lui. Notre force est notre faiblesse, et notre faiblesse notre force. La séparation de nos corps a déjà été assez difficile à accepter. La mort est inimaginable. Puis Emerahl était apparue, et avait spontanément accepté d’entreprendre la Quête du Parchemin des Dieux. Tamun estimait qu’elle avait pris un trop grand risque en quittant les Penseurs et en pariant que les secrets se trouvaient dans le trésor. Surim, lui, s’en moquait. Seule une personne prête à prendre des risques se serait lancée dans cette quête en premier lieu. Et Emerahl avait eu raison. Surim suivit sa sœur jusqu’à leur caverne préférée, et tous deux s’allongèrent dans le nid de coussins que Tamun avait confectionné. Surim entendit Tamun prendre une grande inspiration et la relâcher lentement. Fermant les yeux, il se glissa sans effort dans la transe onirique et jumela son esprit avec celui de Tamun. —Emerahl ?appelèrent-ils ensemble. —Tamun, Surim, enfin ! —Salutations, Surim, lança une autre voix. L’immortel éprouva une légère surprise. —Goéland ? —Oui, c’est moi. —J’ai pensé qu’il voudrait entendre ce qu’Emerahl a à nous dire, expliqua Tamun. Et il trouvait aussi qu’il était temps de mettre Mirar au courant de son existence. —Ce dont je ne me suis pas encore remis, commenta le Tisse-Rêves. —Nous en reparlerons plus tard, l’interrompit Emerahl. J’ai découvert comment voir les glyphes dissimulés dans le pendentif. Tandis qu’elle expliquait de quelle façon elle avait procédé, Surim éprouva une onde d’amusement narquois. —C’est si simple, conclut Emerahl. Je n’arrive pas à croire qu’il m’ait fallu tout ce temps pour comprendre. — La plupart des énigmes paraissent simples une fois qu’on en connaît la réponse, répliqua Surim. Alors, que disent les glyphes ? — J’ai commencé par la facette marquée « deux lumières /deux vérités ». Les glyphes qu’elle projette se traduisent ainsi : « Tous les dieux sont nés mortels. Ils ont d’abord appris à devenir immortels. Puis ils ont appris à devenir des dieux. » Il y a un trou, puis : « Tous les dieux aiment/haïssent/désirent comme les mortels. Tous les dieux ont besoin des mortels pour voir/manipuler/changer le monde. » Les autres immortels ne répondirent pas. Comme le silence se prolongeait, Surim se demanda s’ils étaient toujours rêveliés. —Ça explique beaucoup de choses, finit-il par dire, n’y tenant plus. —De fait, acquiesça le Goéland. —Donc, les dieux étaient jadis des immortels, récapitula Mirar. Cela signifie-t-il que nous pourrions devenir des dieux ? Ça expliquerait effectivement qu’ils aient si peur de nous. —Ils craignent que nous leur fassions concurrence, l’approuva Surim. —Même si nous le pouvions, le voudrions-nous ? demanda le Goéland d’un air pensif. Les glyphes disent que les dieux ressentent des émotions humaines, mais ont besoin des mortels pour affecter le monde. —Éprouver des désirs et ne pas pouvoir les satisfaire… Pas étonnant qu’ils n’aient aucun sens de l’humour, commenta Mirar. —Emerahl, le pendentif explique-t-il comment faire pour devenir un dieu ? l’interrogea Tamun. —Non. —Donc, tu as également déchiffré les autres facettes ? —Oui. —Dis-nous ce qu’elles racontent. —Trois lumières nous donnent trois secrets. Les voici : « Aucun dieu ne peut se trouver en deux endroits à la fois. Aucun dieu ne peut exister dans un endroit dépourvu de magie. Aucun dieu ne recueille ni ne préserve l’âme des morts. » Le silence qui suivit cette révélation dura encore plus longtemps que le précédent. Et cette fois, Surim fut trop occupé à réfléchir pour le rompre. Les dieux n’emportent pas l’âme des défunts ! Le mensonge qu’ils perpétuaient depuis des millénaires était si énorme que la tête de l’immortel lui tournait. Ils ont besoin des mortels pour affecter le monde ; donc, ils ont besoin que les mortels croient avoir besoin des dieux. —Tes Tisse-Rêves vont être très rassurés, Mirar, finit par lancer Emerahl. —Rassurés ? Je ne sais pas. Ils savent qu’en prononçant leur vœu ils renoncent à toute chance de survie de leur âme après la mort. Mais comment réagiront-ils en apprenant que ce n’est pas un sacrifice, en fin de compte ? —Je pense que la plupart des Tisse-Rêves ne croient plus à la survie de l’âme depuis belle lurette, fit remarquer Tamun. —Et les deux autres secrets ? les interrogea le Goéland. —Nous savions déjà que les dieux ne pouvaient pas exister dans le vide, et nous soupçonnions fortement qu’ils ne pouvaient pas se trouver dans deux endroits à la fois, ajouta Surim. Que dit la dernière facette du pendentif, Emerahl ? —Je pensais que vous ne me poseriez jamais la question. Souvenez-vous : la quatrième facette est liée à la mort. Ecoutez ça. « Tous les dieux sont également puissants. Aucun d’eux ne peut en affecter un autre, sinon dans sa position. » Il y a un trou, puis : « Six qui englobent un l’immobilisent. Six qui englobent un et aspirent la magie le capturent ou le tuent. » —Six qui englobent un ? répéta Surim. —Un au-dessus, un en dessous, les quatre autres sur un côté chacun, devina Mirar. Et la victime à l’intérieur. Si les six aspirent la magie entre eux, le dieu du milieu ne peut plus exister. —Les vides ! s’exclama le Goéland. Je parie que c’est ainsi que les vides ont été créés. —Bien entendu, dit Emerahl. Mmmh. Je me demande ce que j’éprouverai la prochaine fois que j’en traverserai un, sachant qu’un dieu a péri là. —Tout dépend du dieu, murmura Mirar. Si je savais où étaient morts certains d’entre eux, je serais tenté d’y aller en pèlerinage pour commémorer ce joyeux événement. Mais quelque chose clochait. Surim se répéta plusieurs fois les secrets des dieux avant de comprendre ce que c’était. S’il faut six dieux pour englober un autre et le tuer… —Il ne reste que cinq dieux, fit-il remarquer aux autres. Où est passé le sixième ? —C’était Sorli, répondit Emerahl. Elle s’est suicidée. Souviens-toi de l’histoire sur le Parchemin en or. Elle culpabilisait tellement quelle a mis fin à ses jours. —Comment ? l’interrogea Mirar. Ah ! bien sûr. Les vides. Elle a dû délibérément pénétrer l’un d’eux. —Et plonger dans l’oubli, acquiesça le Goéland. Elle devait vraiment avoir de sacrés remords. —N’en aurais-tu pas eu à sa place ? demanda Emerahl. N’en auriez-vous pas eu, tous autant que vous êtes ? —Encore une fois, ça dépendrait du dieu, répondit Mirar. Si je pouvais débarrasser le monde de ceux que nous avons en ce moment, je te garantis que je n’éprouverais pas l’ombre d’un remords. —Mais tu es un Tisse-Rêves. Tu ne tues pas, lui rappela Surim. —Je ne tue pas d’humains. Je pense pouvoir faire une exception pour des dieux – même s’ils ont été humains autrefois. —Pourquoi nous demandes-tu ça, Emerahl ?s’enquit Tamun. — Eh bien… si ça se trouve, les immortels peuvent peut-être créer des vides, répondit Emerahl d’une voix mentale vibrante d’excitation. Surim sentit un frisson le parcourir. —Nous pourrions toujours essayer, dit Tamun. —Si nous étions six, compléta le Goéland. Ce qui n’est pas le cas. —Auraya pourrait…, commença Mirar. —Non, l’interrompit Emerahl. Elle croit toujours qu’elle les sert. —Il est bien possible qu’elle ait changé d’avis à ce sujet récemment. —Nous ne pouvons pas prendre ce risque, déclara fermement Tamun. Si elle sait ce que nous mijotons, elle risque de prévenir le Cercle. Et contrairement aux dieux, nous ne pouvons pas nous enfuir à l’autre bout du monde en un clin d’œil. —Il faudrait quand même lui dire le reste – tout ce que nous avons appris, à l’exception de la manière dont les anciens dieux ont été tués, dit Emerahl. Elle doit connaître la véritable nature des dieux qu’elle sert. Les autres murmurèrent leur assentiment. —Mais comment ferons-nous sans elle ?insista Mirar. Vous comptez attendre qu’un autre immortel prenne possession de ses pouvoirs ? Ça risque de prendre un millénaire ! —S’il le faut, répondit Tamun. À moins que les dieux maltraitent suffisamment Auraya pour qu’elle en vienne à les haïr autant que nous. —Nous prendrons ce qui arrivera en premier, déclara le Goéland. Mais si l’épreuve que traverse actuellement Auraya se termine mal pour elle, nous n’aurons plus le choix. —Ça ne se terminera pas mal, jura Mirar. Pas si je peux l’éviter. —Ne va surtout pas prendre de risques inconsidérés, lui enjoignit Tamun. L’attente promet d’être longue si nous devons remplacer non pas un, mais deux immor… —Je dois y aller, l’interrompit Mirar. Comme sa présence s’évanouissait brusquement du rêvelien, Surim soupira. —Pourrais-tu cesser de te montrer si encourageante, sœurette ? Chapitre 42 La douleur lancinante de ses épaules était devenue une souffrance aiguë, et elle ne sentait plus ses mains depuis un moment. Auraya ouvrit les yeux et se força à tendre les jambes. Ses genoux craquèrent ; les muscles de ses cuisses se mirent à trembler. Ça ne va pas du tout, songea-t-elle. Je m’affaiblis. Je dois faire de l’exercice. Elle fléchit ses membres, faisant passer le poids de son corps d’une jambe sur l’autre. Comme le sang recommençait à circuler dans ses mains, il lui sembla qu’un millier d’aiguilles lui transperçaient la peau. Que ne donnerais-je pas pour une chaise ! Soudain, quelque chose lui toucha le bras, décuplant la douleur. Auraya hoqueta et leva les yeux, puis hoqueta de nouveau – de surprise, cette fois – en découvrant deux grands yeux ronds qui la dévisageaient. —Vaurien ! Assis sur le trône, le veez se pencha vers elle. Auraya frémit comme il sautait sur ses épaules endolories. —Que fais-tu ici ?chuchota-t-elle. Je t’avais dit de rester avec la gentille dame. —Owaya, répondit-il, ses moustaches chatouillant l’oreille de sa maîtresse. Méchant homme pouwchasser Vauwien. Il irradiait la peur et l’agitation. En se concentrant sur ses pensées, Auraya capta des bribes de souvenirs. Un homme que Vaurien connaissait parce qu’il avait passé beaucoup de temps avec elle. Des cris. Des éclairs magiques que le veez avait esquivés. Une course folle. —Nekaun, siffla Auraya. Il a tenté de te tuer. Elle projeta vers l’esprit du veez des ondes de compassion et de fierté. Tu as été drôlement malin. Vaurien lui poussa l’oreille du museau. —Gwatter, réclama-t-il. —Je ne peux pas, répondit Auraya en tirant sur ses chaînes. Je suis prisonnière. —Libéwer Owaya, décida le veez. Il courut le long de son bras et renifla ses menottes. Frémissant d’espoir, Auraya jeta un coup d’œil aux gardes. Ceux-ci semblaient absorbés par leur conversation. Les moustaches de Vaurien remuèrent, et ses oreilles s’aplatirent sur son crâne. Auraya perçut sa confusion – et tout à coup, elle comprit. —Pas de magie. Il n’y a pas de magie ici, soupira-t-elle, navrée. Tu utilises la magie pour ouvrir les serrures. Le veez bondit de nouveau sur le trône et s’accroupit au bord du siège, la fourrure hérissée. Auraya perçut son profond mécontentement. Comme elle ne pouvait rien dire pour le rassurer, elle garda le silence et, fermant les yeux, projeta son esprit au-dehors. Par habitude, elle écouta d’abord les pensées des deux gardes. Ceux-ci étaient en train de discuter des deux fois où Sheyr avait possédé un mortel pour rendre visite à la prisonnière. L’idée qu’il pouvait s’agir d’un imposteur ne les avait pas effleurés. Ils ignoraient qu’un des deux hôtes du dieu avait sombré dans la folie, et que l’autre se réveillait en hurlant plusieurs fois par nuit. Mais Auraya le savait, parce qu’elle avait sondé leur esprit. Laissant là les gardes, elle examina les pensées d’autres Serviteurs du Sanctuaire. Leur esprit était plein des tâches qu’on leur avait assignées, de griefs sans importance, de ragots, d’images de leurs parents et amis, et de préoccupations concernant la guerre à venir. Le nom de Nekaun retint plusieurs fois l’attention d’Auraya. Quelques femmes, Servantes ou domestiques, se remémoraient sans plaisir la visite nocturne qu’il leur avait rendue. Auraya battit très vite en retraite devant ces souvenirs. Par hasard, elle tomba sur la domestique qui avait « adopté » Vaurien, et fut un peu réconfortée de voir que celle-ci était bouleversée – à la fois parce que Nekaun avait tenté de tuer le veez, et parce que ce dernier n’était pas revenu. Quittant le Sanctuaire, Auraya effleura l’esprit des citoyens de Glymma. Eux aussi étaient préoccupés par les sujets habituels : le travail, la famille, l’amour, la faim, l’argent, l’ambition, la douleur et le plaisir. La guerre était dans leurs pensées à tous. La veille, Auraya avait réussi à pousser plus loin que la lisière de la ville, jusqu’à certains des villages qui se dressaient au bord du fleuve. Ce jour-là, elle se projeta dans une autre direction. Elle perçut des esprits beaucoup moins nombreux, ce dont elle ne fut pas surprise, car tous semblaient entourés par les sables du désert. La plupart d’entre eux se concentraient pour manœuvrer d’étranges véhicules avec leur corps et leur magie. En y regardant de plus près, Auraya comprit qu’il s’agissait de bateaux propulsés par le vent, qui glissaient à la surface des dunes. Ça a l’air amusant, songea-t-elle. —Auraya ! Automatiquement, l’esprit de la jeune femme bascula dans une transe onirique. —Mirar ? —Comment vas-tu ? —Je suis fatiguée et j’ai mal partout. Nekaun a tenté de tuer Vaurien. Il est venu se réfugier auprès de moi. —Le salopard ! C’est regrettable que ces gens soient dirigés par un monstre pareil. Les autres Voix sont beaucoup plus sympathiques. —Même Shar, celui dont les vorns ont massacré des tas d’innocents en Ithanie du Nord ? —Eh bien… je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de discuter avec lui, admit Mirar. Bref. J’ai quelque chose à te dire. Les autres immortels pensent que tu mérites de savoir. —Les autres Indomptés ? —Oui. Emerahl, et quelques autres qui ont réussi à ne pas se faire tuer par les Blancs. —Emerahl ? —La femme qui t’a appris à dissimuler ton esprit. —Oh ! Jade. —Oui. Jade, Emerahl, la Mégère. Elle et les autres s’inquiètent beaucoup pour toi. Ils m’aident à chercher un moyen de te libérer. —Vraiment ? Même si je suis une Blanche ? —Tu ne l’es plus depuis un bon moment. —C’est vrai. Mais je reste une alliée des dieux, non ? répliqua amèrement Auraya. —Tu es sûre que ça va ? —Oui, je suis juste fatiguée. Alors, que veulent me dire ces Indomptés ? — Je ne peux te rapporter que les choses à propos desquelles ils pensent pouvoir te faire confiance. La jeune femme se força à se concentrer. —Donc, il y en a d’autres qu’ils préfèrent me dissimuler. —Oui. —Et tu es d’accord avec eux ? —Disons que je sais quel genre de révélations tu es en état d’encaisser ou pas, répondit Mirar. Cette réponse plut à Auraya. Il veut être franc avec moi, mais pas me mettre dans une situation difficile. —Alors, en quoi consistent les secrets que tu peux me dévoiler ? demanda-t-elle. —Il y a toute une histoire derrière. Je ne peux pas nommer chacune des personnes impliquées, mais puisque tu connais Emerahl, je peux te raconter la partie qui la concerne. Mirar évoqua brièvement les rumeurs sur l’existence d’un parchemin qui contiendrait tous les secrets des dieux, et rapporta qu’Emerahl avait fini par le trouver. —C’est cette quête qu’elle a dû retarder pour m’apprendre à dissimuler mes pensées ? —Oui. Il se trouve que le fameux parchemin avait été fabriqué par le dernier prêtre de Sorli. À la fin de la guerre, il restait six dieux– jusqu’à ce que Sorli se suicide après avoir fait transcrire les secrets des dieux sur un support indestructible. —Et Emerahl a découvert ce support ? —Oui, et elle a déchiffré les secrets qui y étaient gravés. Voici ce que les autres ont accepté que je te dise. Tous les dieux ont d’abord été des mortels ; ils sont devenus immortels comme nous, puis se sont élevés au rang de dieux. —Ils ont d’abord été des Indomptés ? —Oui. Et avant ça, des mortels ordinaires, qui possédaient des Dons puissants. Mais ce n’est pas tout. Tu ne vas pas aimer la suite. En fait, je pense que personne ne l’aimera. Et les dieux ne vont pas du tout apprécier que ça se sache. Je pourrais… —Crache le morceau, Mirar. —Les dieux ne peuvent exister qu’en un seul endroit à la fois, et ils ne peuvent pas exister dans les endroits dépourvus de magie. —J’étais déjà au courant. —Mais je parie que tu ignorais ceci : les dieux n’emportent pas l’âme des gens. C’est un mensonge qu’ils perpétuent depuis des millénaires pour donner aux mortels une raison de leur obéir. Auraya sentit sa curiosité se muer en incrédulité. —C’est impossible. Je ne te crois pas. —Tu ne veux pas me croire. Mais ce sont les paroles de Sorli en personne. La sixième divinité qui a aidé le Cercle à tuer toutes les autres. Quelle était sa phrase exacte ? « Aucun dieu ne recueille ni ne préserve l’âme des morts. » —Elle mentait. Elle était sans doute folle. Après tout, elle s’est suicidée. Il se peut même qu’elle n’ait jamais existé, et que tout cela soit un piège tendu il y a des siècles par quelqu’un qui voulait se venger du Cercle. —Tu n’y crois pas parce que tu ne veux pas y croire. Et je ne peux pas t’en blâmer. Je… —Non, c’est toi qui y crois parce que tu veux y croire. Ça colle parfaitement avec ta vision du monde. Tu ne trouves pas ça étrange ? Si je voulais te manipuler, c’est exactement de cette façon que je m’y prendrais. Je te dirais ce que tu veux entendre pour que tu ne doutes pas de ce qui vient ensuite. (Auraya fit une pause comme une possibilité très déplaisante lui apparaissait.) Qu’est-ce qui vient ensuite ? —Je ne peux pas te le dire. —Alors… tâche au moins d’être prudent. Si c’est un mensonge, la partie que tu ne me révèles pas pourrait bien être le piège. Mirar observa un long silence avant de répondre : —Je garderai ça en tête. Il y a autre chose que je pense pouvoir te dire. —Quoi donc ? —Les vides ont été créés au moment et à l’endroit où un dieu mourait. Auraya éprouva un frisson d’inquiétude et d’excitation mêlées. —Le Parchemin dit-il comment les dieux du Cercle ont tué les autres ? Mirar hésita. —Pourquoi, il y a un dieu en particulier que tu aimerais tuer ? demanda-t-il. —Peut-être. —Lequel ? Ah !un des dieux pentadriens, évidemment. Que t’ont-ils fait pour mériter ça ? —Tu veux dire : à part m’enchaîner dans un vide le railla Auraya. —Une rancune personnelle mais compréhensible, acquiesça Mirar. —Et encourager leur peuple à envahir l’Lthanie du Nord ? —Certes, ce n’était pas très urbain de leur part. —Je suppose que tu vas me dire que les dieux du Cercle sont coupables de bien pis ? —Je pourrais, mais je ne le ferai pas. Donc, tu n’as pas de griefs contre eux ? —Un petit, quand même. Si Huan peut souhaiter ma mort, il me semble juste que je puisse aussi souhaiter la sienne. —Certai… Quoi ? Huan souhaite ta mort ? —Pourquoi es-tu si surpris ? Tu m’avais prévenue que les dieux essaieraient de me tuer. —Mais ils ne l’ont pas fait. —Parce que Chaia vole systématiquement à ma rescousse. Du moins, autant que possible dans la limite des « règles » auxquelles il est censé obéir. Il dit qu’il ne peut pas me délivrer. —C’est curieux. Je pensais qu’aucun des dieux circliens ne pouvait pénétrer dans le Sanctuaire sans attirer l’attention des dieux pentadriens. —Moi aussi. (Auraya expliqua à Mirar comment Chaia s’était, à deux reprises, fait passer pour Sheyr, mais elle ne mentionna pas pourquoi.) Selon lui, Sheyr ne préviendra pas les Voix pour ne pas admettre que ça peut arriver. —Parce que sinon, à chacune de ses apparitions, elles se demanderaient si c’est bien lui ou pas, comprit Mirar. Ce doit être très frustrant pour lui. Les… Ah !je dois y aller, Auraya. —Quoi que tu fasses, ne te mets pas en danger pour moi. Mais l’esprit du Tisse-Rêves s’était déjà évanoui de ses perceptions, et la jeune femme ne reçut pas de réponse. Elle soupira et se laissa dériver un moment. Très vite, néanmoins, ses pensées revinrent vers Mirar. —Il a tellement plus d’assurance que Leiard, songea-t-elle. Quoique… Leiard était comme ça quand il se trouvait dans la forêt. Il ne se montrait craintif qu’à Jarime et en présence des Blancs. Sauf quand nous couchions ensemble. Là, il ressemblait beaucoup plus… Ce fut comme si Auraya avait reçu une décharge électrique. Quand Leiard et elle faisaient l’amour, il ressemblait beaucoup à Mirar. Mirar avait été avec elle tout le temps de sa liaison avec Leiard, fût-ce sous une forme diminuée et à demi oubliée. Peut-être étaient-ce sa faiblesse et sa vulnérabilité qui exacerbaient ses sentiments mais, tout à coup, Auraya fut saisie par l’envie pressante de voir Mirar. Et à cette envie pressante succéda une terreur tout aussi vivace. —Je dois faire attention. Je crois que je pourrais tomber amoureuse de quiconque me délivrerait de cet endroit, et je ne saurais jamais si mon amour est réel. Depuis quelques jours, l’armée dunwayenne cheminait entre les Montagnes Creuses, qui se dressaient sur sa droite, et la mer qui s’étendait sur sa gauche. La route était toute en courbes douces, le temps ensoleillé mais pas trop chaud, et le parfum de l’iode donnait à l’air un piquant agréable. Ici, la forêt de Dunway cédait la place à un terrain rocailleux couvert de touffes d’herbe et de buissons torturés par le vent. Cette végétation plus clairsemée permettait d’apercevoir fréquemment le sable blanc et l’eau bleue. Chaque fois qu’un nouveau morceau de plage idyllique se dérobait à son regard, Danjin éprouvait une déception teintée de mélancolie. Il pouvait difficilement s’arrêter pour profiter de la beauté du paysage : il faisait partie d’une armée qui se précipitait à la rencontre d’une autre. Les marchands qui apportaient des biens étrangers à Dunway utilisaient parfois cette route mais, pendant la plus grande partie de l’année, la météo favorisait le transport maritime. I-Portak scrutait régulièrement l’horizon, sans doute en quête de ses navires de guerre. Après plusieurs siècles de paix avec le reste de l’Ithanie du Nord, seuls les Dunwayens entretenaient encore une flotte de guerre et entraînaient leurs hommes à l’art du combat naval. Selon leurs espions, les Pentadriens possédaient leur propre petite flotte, et une certaine compétence pour l’utiliser. Durant la guerre précédente, Danjin avait demandé à Lanren Chansonnier, le conseiller militaire des Blancs, pourquoi les Pentadriens n’avaient pas gagné Jarime en bateau au lieu de faire traverser les montagnes à leur armée. Chansonnier lui avait expliqué que contourner le continent par l’ouest eût été long et pénible à cause de vents défavorables, et que le côté est était gardé par les navires de guerre dunwayens, qui auraient sauté sur cette occasion de s’entraîner sur des cibles réelles. En revanche, rien n’empêchait les Dunwayens de faire voile vers le sud. Pas alors que Sennon soutenait les Circliens. La flotte de guerre devait rejoindre le reste de l’armée à Karienne, la capitale sennienne, et défendre les navires qui ravitailleraient les troupes terrestres pendant que celles-ci gagneraient l’isthme de Grya, encore plus au sud. Mais d’abord, nous devons atteindre Karienne, songea Danjin. C’est-à-dire traverser le désert sennien en faisant confiance aux autorités locales pourfournir assez d’eau à toute une armée. Le terrain s’asséchait à vue d’œil. En y réfléchissant, Danjin s’aperçut que cela faisait au moins une journée qu’il n’avait pas vu d’arbre plus grand qu’un homme. Les touffes d’herbe étaient de plus en plus petites et maigres. Le sol sec et poussiéreux ressemblait à du sable. Par-dessus l’épaule d’Ella et d’I-Portak, Danjin voyait les porteurs d’eau aller et venir le long de la colonne de guerriers, remplissant à l’aide de larges outres la chope de tout guerrier qui la tendait pour réclamer à boire. Leurs services seraient très demandés durant les semaines à venir. I-Portak redressa le dos, et quelque chose passa sur le visage d’Ella. Danjin vit que tous deux regardaient par-dessus sa tête. Puis il sentit la platène basculer en avant. Ils venaient de franchir un sommet et de s’engager dans une pente raide. —Le début du désert, murmura I-Portak. Danjin pivota sur sa banquette, et les autres conseillers firent de même. De l’autre côté de la crête, le terrain était pâle et plat, sa surface perturbée de-ci de-là par les ondulations de quelques dunes. Arrivée au pied de la pente, la route se poursuivait jusqu’à l’horizon en une ligne aussi droite que la hampe d’une lance dunwayenne. Au loin, des tourbillons de sable ou de poussière s’élevaient vers le ciel. Une tempête, peut-être ? Danjin avait entendu dire que dans le désert elles pouvaient être assez féroces pour ensevelir ou écorcher vifs les voyageurs. —C’est notre armée, lança Ella. Les hommes ont fait vite. Danjin éprouva un frisson de soulagement et d’excitation. Pas de tempête, donc : juste les troupes circliennes. —Nous devrions les rejoindre ce soir, déclara I-Portak. Mais nous pouvons presser l’allure, si vous voulez. En se rasseyant sur la banquette, Danjin se réjouit de voir Ella secouer la tête. —Ce soir, ça ira très bien. Ne gaspillons pas nos forces sans nécessité. La traversée du désert s’annonçait d’un ennui mortel. Même si Ella avait passé une bonne partie du trajet jusqu’à Dram à espionner les pensées du fugitif, elle refaisait surface assez souvent pour tenir une conversation, ou pour regarder Danjin et Gillen jouer aux contres. Même Yem était un compagnon plus intéressant qu’I-Portak et ses conseillers. La jeune femme tourna la tête vers Danjin et eut un petit sourire. Elle se pencha en avant. —Tu as emporté ton petit jeu de contres ? Son conseiller acquiesça. —Alors, faisons une partie pour passer le temps. Surpris, Danjin extirpa son paquetage de sous la banquette et en sortit la boîte en bois. Il ouvrit le tiroir et commença à ficher les pièces dans les trous correspondants, tandis qu’I-Portak l’observait avec curiosité. Aussi fut-il embarrassé de ne pas réussir à atteindre la dernière pièce. Comme d’habitude, le tiroir refusait de s’ouvrir complètement. La pièce se trouvait quelque part dans le fond, mais Danjin ne pouvait pas secouer ni incliner la boîte sans déloger les pièces déjà en place. Son index explorateur découvrit que la pièce manquante s’était coincée entre le fond du tiroir et l’intérieur de la boîte. Soupirant, il renversa les autres pièces dans son giron et entreprit de déloger la dernière. Quand il referma le tiroir et secoua la boîte, il entendit remuer quelque chose à l’intérieur. Non, comprit-il soudain. Il y a deux objets. Rouvrant le tiroir, il vit que la pièce manquante s’était décoincée et avait roulé jusqu’à l’avant. Il la sortit et glissa de nouveau un doigt à l’intérieur. Il restait quelque chose. Quelque chose d’un tout petit peu trop large pour permettre au tiroir de s’ouvrir complètement. Danjin s’en saisit et, avec douceur, souleva la partie plateau de la boîte. L’objet bascula, et le tiroir glissa hors de son compartiment. Quelque chose tomba dans la main de Danjin, qui le regarda sans comprendre. C’était un anneau blanc. Ella se pencha et le prit dans la paume du vieil homme. —Un annelien, constata-t-elle. —En effet, acquiesça Danjin. Mais comment s’est-il retrouvé dans mon jeu de contres ? Ella haussa les épaules, puis fronça les sourcils. —Et si… ? (Les yeux plissés, elle dévisagea son conseiller d’un air soupçonneux.) Qu’est devenu l’annelien d’Auraya ? Alors, Danjin comprit – et fut aussitôt assailli par la culpabilité. Il sentit ses joues s’empourprer. —Je, euh… hum… —Tu ne l’as jamais rendu, n’est-ce pas ? Il écarta les mains. —Personne ne me l’a demandé. Je l’ai mis de côté, et je l’ai oublié. —Tu l’as rangé là-dedans ? demanda Ella en désignant le tiroir vide. —Non. (Danjin baissa les yeux vers la boîte et fronça les sourcils.) Quelqu’un a dû le mettre là. Quelqu’un qui voulait que je le trouve, peut-être. Ella détailla l’anneau. —Quelqu’un qui voulait que tu puisses contacter Auraya ? —Je ne vois pas quel autre usage je pourrais en faire. À la grande surprise de Danjin, la Blanche lui rendit l’anneau. —Enfile-le. —Maintenant ? —Oui. Je veux voir s’il fonctionne. Parler à Auraya… Danjin était partagé entre l’envie et l’angoisse. Il leva les yeux vers Ella. —Et si elle… ? Il se ressaisit et parvint à ne pas regarder I-Portak. —Tu portes aussi mon annelien, lui rappela Ella. Je devrais entendre tout ce qu’elle te dira. Prenant une grande inspiration, Danjin glissa l’anneau à son doigt. Rien ne se produisit. Ella se rembrunit. —Appelle-la, ordonna-t-elle. Danjin se représenta son ancienne maîtresse. —Auraya ! Silence. Il l’appela encore et encore, se demandant si elle l’ignorait, si elle dormait ou – et cette idée lui inspirait une inquiétude grandissante – si elle était morte. —Danjin. Il leva les yeux. Ella le dévisageait avec une expression indéchiffrable. —Donne-le-moi. Il ôta l’anneau et le laissa tomber dans la main tendue de la jeune femme. Celle-ci sourit, puis glissa l’annelien sous son circ. —Il vaut mieux que je le garde pour le moment, décréta-t-elle. —Vous croyez… ? Danjin hésita. Je ne sais pas que croire, lui répondit mentalement Ella. Je n’émettrai aucune supposition jusqu’à ce que Juran l’ait examiné. Puis elle se pencha et regarda le jeu de contres d’un air entendu. —Je n’ai pas joué depuis un moment, mais je te préviens : autrefois, j’étais redoutable. Danjin se força à sourire, redressa la boîte et entreprit de remettre les pièces en place. Chapitre 43 Diamyane était toujours aussi sèche et aussi laide que lors de la dernière visite d’Emerahl, la première fois où elle s’était rendue aux Cavernes Rouges. La nouvelle que l’armée circlienne ne tarderait plus à arriver avait provoqué une panique générale. La veille, les Pentadriens avaient pris le contrôle de tous les navires des environs pour empêcher leurs ennemis de les utiliser. À présent, les gens fuyaient la ville par tous les moyens – pour la plupart, à pied avec leurs possessions sur le dos. Ils étaient remplacés par des Tisse-Rêves. Il semblait à Emerahl qu’un quart ou un tiers des gens qu’elle croisait dans les rues appartenaient à l’ordre fondé par Mirar. Pas étonnant quon les ait surnommés « les hérauts de la guerre », songea-t-elle. Autrefois, on racontait qu’à l’approche d’une bataille les Tisse-Rêves surgissaient en même temps que les charognards – les premiers pour soigner les blessés, les seconds pour s’occuper des morts. Emerahl s’était toujours tenue à l’écart des conflits à grande échelle… jusqu’à la guerre précédente entre les Circliens et les Pentadriens. Les champs de bataille étaient des endroits dangereux. Mais à présent, elle éprouvait une étrange répugnance à partir. Etait-ce la curiosité qui l’incitait à rester pour assister à l’affrontement ? Non, décida-t-elle. C’est autre chose. Cette idée persistante que l’occasion pourrait se présenter d’utiliser les informations contenues dans le diamant. Si improbable que ça semble, si nous ne sommes pas là pour en tirer parti, nous risquons d’attendre la prochaine occasion longtemps. Les Circliens et les Pentadriens allaient se battre ici, les Blancs et les Voix s’affronter physiquement. Les dieux ne pourraient manquer de venir voir ça. Ils se trouveraient tous les dix, rassemblés au même endroit— un événement qui ne risquait pas d’arriver souvent. En fait, une guerre était la seule raison envisageable pour qu’il se produise. Nous avons besoin de six immortels. Tout repose sur Auraya. Si elle était libre, nous aiderait-elle à tuer les dieux ? Emerahl secoua la tête. Personnellement, je n’y crois pas. Mais si Mirar pense qu’il y a une chance, peut-être devrions-nous être sur place au cas où il apparaîtrait qu’il a raison. Elle tourna sur elle-même pour examiner sa chambre. Les meubles étaient vieux et peu confortables, mais la fenêtre donnait sur l’avenue principale de la ville. Les occupants étaient partis précipitamment, en laissant la plupart de leurs affaires derrière eux. Emerahl ne se sentait qu’un tout petit peu coupable de s’être installée là, car, chaque soir depuis son arrivée, elle devait chasser des pillards. Et comme les marchés étaient fermés, elle n’avait pas eu d’autre choix que d’entamer les maigres réserves de nourriture de ses hôtes malgré eux. Je pourrais en acheter aux Tisse-Rêves, mais ils auront besoin de toutes leurs provisions, et celles-là se gâteront si personne ne les mange. Reportant son attention sur la fenêtre, Emerahl regarda passer deux autres Tisse-Rêves. Elle se remit à réfléchir à un moyen de tuer les dieux. Six attaquants. Un dessus, un dessous, un sur chaque côté. Comment faire ? Contrairement aux dieux, les immortels étaient sujets à la gravité. Ils pouvaient se positionner autour de leurs cibles, à condition que celles-ci se trouvent plus ou moins au niveau du sol. Mais le « dessus » et le « dessous » posaient encore un problème. Sauf pour Auraya, raisonna Emerahl. Elle peut voler. La place d’en haut lui revient naturellement, si elle décide de nous aider. Pour celle d’en bas, en revanche… En tant qu’êtres non physiques, les dieux pouvaient passer au travers d’objets solides. Pas les immortels. La personne qui prendrait la place d’en bas devrait trouver un tunnel ou une caverne opportunément située. Mais où, exactement ? Emerahl fit la moue. Les Blancs et les Voix se rencontreront sans doute avant la bataille pour échanger les menaces et les provocations habituelles. Elle sourit en comprenant où cette rencontre aurait probablement lieu. Sur l’isthme. Durant sa visite précédente à Diamyane, Emerahl avait emprunté un tunnel en compagnie d’une famille qui se rendait dans le Nord pour entendre prêcher le Sage de Karienne. Ce tunnel était contrôlé par des bandits, mais il ne devrait pas être bien difficile d’y remédier. Ils ont peut-être fui avec les autres habitants. À moins qu’ils soient restés pour piller les maisons à l’abandon, ce qui est sûrement plus lucratif. Le sourire d’Emerahl s’élargit comme elle revoyait les brigands s’enfuir à toutes jambes tandis qu’elle faisait fondre le portail dont ils se servaient pour contrôler le passage des voyageurs. Le seul problème de ce tunnel, c’était qu’il traversait l’isthme de part en part, et non dans la longueur. Et qu’il était positionné non loin du rivage de Diamyane. Emerahl et les autres immortels devraient espérer que la rencontre ait lieu à son aplomb, ce qui semblait improbable. Vraisemblablement, les Blancs et les Voix se rejoindraient plutôt au centre de l’isthme. Puis Emerahl se souvint de ce que lui avait dit le père de la famille qu’elle avait transportée dans son bateau. Selon lui, plusieurs tunnels traversaient l’isthme autrefois, mais ils avaient été comblés. Peut-être serait-il possible d’en rouvrir certains ? Mais lesquels ? C’est beau, les rêves éveillés, songea Emerahl, sarcastique. Elle se dirigea vers le lit et s’y allongea. Je ferais mieux de voir ce que fabrique Mirar. Fermant les yeux, elle ralentit sa respiration et guida son esprit vers le sommeil. Quand elle eut atteint la transe onirique, elle appela Mirar. Ne recevant pas de réponse, elle projeta son esprit à l’extérieur pour écouter les pensées des gens qui l’entouraient. De façon prévisible, la plupart d’entre eux étaient préoccupés par la bataille imminente. Du côté des quais, Emerahl trouva quelques espions pentadriens. Puis elle suivit la piste des rares marchands et voyageurs qui avaient reçu l’autorisation d’accéder à l’isthme. Elle sonda mentalement toute la longueur de ce dernier, mais ne découvrit aucun esprit sous la mince bande de terre. —Emerahl ! Elle laissa s’estomper sa conscience des gens du dehors. —Mirar. Comment va la vie à Glymma ? —Comme toujours. Où es-tu ? —À Diamyane. —Quand repars-tu ? —Je… Je ne sais pas encore. Je commence à croire que nous devrions tous nous retrouver ici, juste au cas où. Si aucune occasion de tuer les dieux ne se présente, nous n’aurons rien perdu. Mais s’il s’en présente une et que nous ne soyons pas là pour la saisir… —Nous nous maudirons jusquà la fin de nos jours, ce qui risque d’être assez long, acheva Mirar. —Oui. Emerahl lui fit part de ses réflexions sur leur placement par rapport aux dieux, et sur les tunnels qui traversaient l’isthme. —Ça vaut le coup de creuser un peu, acquiesça Mirar. Mais tu te rends compte que si nous attaquons pendant la rencontre des Blancs et des Voix, ceux d’entre nous qui ne se trouveront pas en dessous seront complètement exposés. —Oui. Si tu acceptes de protéger les chefs pentadriens, tu seras là de toute façon. Quant au reste d’entre nous… Espérons que l’attention des dieux sera concentrée sur la rencontre. Je pourrais toujours me déguiser… Eh !c’est une idée. Ça t’ennuierait que je me fasse passer pour une Tisse-Rêves ? Emerahl perçut l’amusement de Mirar. —Pourquoi me poses-tu la question ? Tu ne l’as pas fait la dernière fois. —Je ne savais pas que tu étais là, répliqua-t-elle. —C’est juste. Si tu veux te joindre aux miens, tu es la bienvenue. Je pourrais peut-être trouver une excuse pour que des Tisse-Rêves suivent les Blancs sur l’isthme. Tu n’aurais qu’à les accompagner. —Dans ce cas, Tamun et Surim devraient approcher par les côtés, en bateau. —Oui. Il faut juste que je délivre Auraya. Dans la voix mentale de Mirar perçait une pointe de désespoir. —Tu n’as toujours pas d’idée ? —J’ai écouté les pensées de plusieurs Serviteurs, mais tout ce que j’ai découvert, c’est qu’il serait impossible de me faufiler discrètement dans la prison d’Auraya. Pour l’instant, la meilleure idée que j’ai trouvée, c’est d’exiger de pouvoir lui annoncer moi-même la défaite des Blancs. Cela évitera que Nekaun la tue avant la bataille. Pendant que les Pentadriens célébreront leur victoire, je reviendrai en douce à Glymmapour la délivrer. —Un plan audacieux, commenta Emerahl. Auraya te haïra d’avoir aidé à tuer les Blancs. —Et elle culpabilisera, aussi. Mais s’il faut choisir entre sa vie et celle des Blancs, ma décision est vite prise. J’ai l’impression qu’elle blâme déjà le Cercle pour ce qui lui arrive. Selon elle, c’est Huan qui aurait permis la capture des Siyee. Du coup, Auraya la hait et elle a l’intention de la tuer. Mais Chaia a admis qu’il ne pourrait la libérer que si les autres dieux y consentaient. —Donc, Auraya est prête à tuer Huan, mais pas les autres. Ça ne nous arrange pas. —Non. Et pour que ton plan fonctionne, il faudrait encore trouver un moyen de la libérer avant le début de la bataille. —En effet. Mmmh. Je viens de penser à quelque chose. Nous avons besoin d’Auraya, et pas seulement pour faire notre sixième. Elle est la seule d’entre nous capable de sentir si les dieux se trouvent bien là où nous avons besoin qu’ils se trouvent. —Tu prends tout cela très au sérieux, pas vrai ? —J’essaie juste de prévoir, pour le cas où une occasion se présenterait. —Dans ce cas, tu devrais commencer par tester ta théorie. Avant de tenter de tuer les dieux des Circliens et des Pentadriens en présence de leurs élus respectifs, je veux être sûr de pouvoir aspirer suffisamment de magie pour les neutraliser. —Oui, il serait préférable de vérifier que ça fonctionne. Un de nous doit essayer de créer un vide. Un des Jumeaux, de préférence, parce qu’une telle dépense magique risquerait d’attirer trop d’attention sur toi ou moi. —D’accord. Demande-le-leur. Moi, je dois parler à Arleej. Et chercher un moyen de délivrer Auraya avant le début de la bataille. Emerahl éprouva un pincement d’inquiétude. —Sois prudent. —Je le suis toujours. Après tout ce temps, je me suis attaché à la vie, figure-toi. Après que la présence de Mirar se fut estompée, Emerahl tourna ses pensées vers les Jumeaux. —Surim. Tamun. Ils répondirent avec leur promptitude habituelle. —Salutations, Emerahl. —J’ai quelques idées et suggestions à vous soumettre. —Ah ? —Combien de temps vous faudrait-il, à tous les deux et au Goéland, pour venir à Diamyane ? —Emerahl, tu étais d’accord avec nous, protesta sévèrement Tamun. Tu ne pensais pas qu’Auraya puisse se retourner contre les dieux. —En effet. Mais s’il y a une chance quelle le fasse, vous devriez être là. J’ai bien réfléchi. Ecoutez… Depuis sa douche à l’eau glacée, Auraya ne pouvait plus s’arrêter de frissonner. Elle aurait tant voulu une couverture, ou une infime quantité de magie pour réchauffer l’air autour d’elle ! Vaurien s’était lové autour de son cou. Son haleine sentait épouvantablement mauvais, et Auraya ne voulait pas imaginer ce qu’il avait pu manger. Elle lui était reconnaissante pour le peu de chaleur qu’il lui fournissait, mais il était trop petit pour faire une véritable différence. Sa poitrine lui faisait mal, et ses épaules l’élançaient. Pense à autre chose, s’exhorta-t-elle. Elle avait du mal à réfléchir. À cause de la fatigue, son cerveau lui semblait fonctionner un peu plus lentement chaque jour. Mais elle avait tout le temps du monde. S’interroger sur les révélations de Mirar l’occupait un peu. Apparemment, les fameux « secrets » dont lui avait parlé le Tisse-Rêves provenaient d’une déesse qui s’était suicidée. Comment une divinité pouvait-elle mettre fin à son existence ? Auraya fronça les sourcils, certaine que la réponse était importante. Peut-être lui permettrait-elle de comprendre comment les dieux avaient pu s’entre-tuer. « Les vides ont été créés au moment et à l’endroit où un dieu mourait », avait dit Mirar. C’était une première indication. Un vide était un endroit dépourvu de magie. Les dieux étaient des êtres de magie, raison pour laquelle ils ne pouvaient pas pénétrer dans un vide. Que se passerait-il s’ils essayaient ? Mourraient-ils ? Si oui, c’était peut-être ainsi que cette déesse s’était suicidée. Un ou plusieurs dieux pouvaient-ils en forcer un autre à pénétrer dans un vide ? Peut-être. Mais selon Mirar, les vides étaient créés au moment où un dieu mourait. Ce qui signifiait qu’ils étaient créés délibérément. Peut-être pour le tuer. Comment créait-on un vide ? Comment un dieu pouvait-il provoquer une absence de magie ? C’est évident. En aspirant toute la magie d’un lieu donné. Auraya cligna des yeux. Était-ce vraiment si simple ? Suffisait-il qu’un dieu aspire toute la magie de l’endroit où se trouvait un autre dieu pour supprimer ce dernier ? Qu’est-ce qui empêchait sa victime de faire de même en retour ? Et pourquoi ne se contentait-elle pas d’esquiver l’attaque en filant ailleurs ? Auraya secoua la tête. Toutes ces questions lui donnaient le vertige. Trop fatiguée pour écouter les esprits, elle laissa ses pensées dériver un moment. Ses perceptions s’étaient émoussées, et elle n’avait pas assez d’énergie pour se concentrer. Un peu plus tard, elle entendit des pas, mais ne se donna pas la peine d’ouvrir les yeux pour voir qui approchait. Elle ne finit par s’y résoudre que lorsque Vaurien se déroula de son cou et que l’air froid se referma sur sa gorge. —Auraya. Une silhouette lumineuse se tenait au bord de l’estrade. Sheyr. —Chaia ?croassa Auraya, surprise. —Oui. Je suis venu t’offrir une échappatoire. —Les autres dieux ont finalement accepté que tu me libères ? (Parler lui donnait envie de tousser, mais la jeune femme résista.) Comment as-tu convaincu Huan ? L’apparition sourit. —Je ne l’ai pas fait. Les autres ne sont pas au courant, et ils n’approuveraient pas l’offre que je suis sur le point de faire. Auraya se redressa, mue par un fol espoir. Chaia allait-il défier ses pairs par amour pour elle ? Puis une quinte de toux la secoua douloureusement, lui faisant tourner la tête et lui brûlant les poumons. —En quoi… consiste cette offre ?haleta la jeune femme quand sa toux fut passée. —Je ne peux pas te délivrer, dit le dieu. Les autres ne m’y autorisent pas. Mais ils ne m’ont jamais interdit de te parler. Je pourrais t’apprendre quelque chose qui te permettrait de te libérer toute seule. Auraya le dévisagea. Il sourit. —Vas-y. Je t’écoute. —J’ai compris depuis un moment déjà que tes Dons surpassent ceux de n’importe quel sorcier. Désormais, tu es immortelle – mais plus puissante que les autres immortels. Tu peux lire dans les esprits. Tu perçois la présence des dieux. Tu nous entends parler entre nous. Il ne te faudrait pas grand-chose pour être capable de nous rejoindre. —De vous… rejoindre ? —Oui. De devenir une déesse toi aussi. Il doit plaisanter, songea Auraya. Mais pourquoi ferait-il une chose pareille ? Ça n’aurait rien de drôle. Peut-être que c’est Sheyr, et qu’il est venu pour me tourmenter. Quelque part au fond de son esprit, la jeune femme entendit la voix de Mirar. « Tous les dieux ont d’abord été des mortels ; ils sont devenus immortels comme nous, puis se sont élevés au rang de dieux. » Un frisson d’excitation la parcourut avec une intensité douloureuse. Je pourrais devenir une déesse ! Mais la voix de Mirar poursuivit dans sa tête : « Les dieux continuent d’éprouver des émotions humaines ; pourtant, ils ne peuvent ni percevoir ni affecter le monde physique, sinon à travers les mortels. » Il faut bien qu’il y ait un prix à payer, songea Auraya. Et c’est forcément mieux que la mort. « Les dieux n’emportent pas l’âme des gens. » Auraya se rembrunit et secoua la tête. Une fois de plus, le mouvement lui donna le vertige. Elle prit une grande inspiration pour se stabiliser, mais ne réussit qu’à provoquer une nouvelle quinte de toux. Lorsqu’elle eut recouvré son souffle, elle leva les yeux vers Chaia. —Pourquoi ? L’apparition sourit. —Je ne veux pas te perdre, Auraya. Tu es malade. Ton corps mourra si tu n’as pas la possibilité de le soigner. Si tu étais une déesse, tu ne tomberais plus jamais malade. Nous pourrions être ensemble à jamais. —Mais si je mourais, nous le serions aussi. Tu emporterais mon âme. Le sourire du dieu s’évanouit. —Ce ne serait pas la même chose, Auraya. Les morts ne peuvent pas toucher les vivants. Je veux que tu gouvernes le monde à mes côtés. —Et aux côtés de Huan ? —Non, si tu ne le souhaites pas. —Si nous étions ennemies, cela nuirait aux mortels. —Laisseras-tu la peur qu’elle t’inspire t’empêcher de réaliser ton potentiel ? Auraya détourna les yeux. —Non. Chaia lui tendit la main. —Me rejoindras-tu ? Auraya s’affaissa au bout de ses chaînes. Je ne suis pas sûre de vouloir devenir une déesse. Etre séparée du monde physique ; ne plus le percevoir qu’à travers l’esprit des mortels… Et les autres immortels me deviendraient invisibles. Mirar me considérerait-il comme son ennemie ? Les implications se bousculaient dans sa tête, trop nombreuses pour que son esprit épuisé puisse faire le tri. —Je ne sais pas, répondit-elle. Je suis trop fatiguée pour réfléchir. J’ai besoin de temps. Chaia acquiesça. —Très bien. Je vais t’expliquer comment t’y prendre. Tu es malade, et je crains qu’il soit déjà trop tard la prochaine fois que je pourrai te rendre visite. Auraya acquiesça. Fermant les yeux, elle se concentra pour assimiler les paroles de Chaia tandis que celui-ci lui décrivait la manière de devenir une déesse. Chapitre 44 Mirar était parvenu à reconstituer le chemin de la prison souterraine à partir des pensées des Serviteurs et des domestiques qui s’occupaient d’Auraya. Il y avait trois portails à franchir, et chacun d’eux était gardé par deux Serviteurs dotés d’une puissante magie. Comme Mirar approchait du premier, les Serviteurs en faction le détaillèrent avec méfiance. Il leur sourit. —Alors, c’est ici que la fameuse Auraya est retenue captive ? lança-t-il sur un ton désinvolte. Les deux hommes échangèrent un regard, puis celui de droite reporta son attention sur le visiteur et hocha la tête. —Je peux entrer ? demanda Mirar. —Seulement en compagnie d’une Voix. Il regarda à travers les barreaux et haussa les épaules. —Alors, une autre fois, peut-être. Se détournant, il rebroussa chemin dans le couloir. Il ne s’était pas attendu qu’on le laisse entrer. Les Voix avaient sûrement une raison de garder Auraya en vie ; donc, elles ne voudraient pas qu’il la tue. Pas encore. Nekaun et les autres seraient informés de sa visite à la prison. Cela aussi était un acte délibéré de sa part. Il voulait que les Voix sachent qu’il pensait à Auraya, et qu’il l’inclurait peut-être dans le marché qu’il conclurait avec elles. Franchissant un angle, Mirar s’arrêta et cligna des yeux. Nekaun se dirigeait vers lui. Les nouvelles vont drôlement vite au Sanctuaire. Il a dû planquer des guetteurs dans tous les passages qui conduisent au sous-sol. —Première Voix Nekaun, lança Mirar. Quelle coïncidence. Je me demandais justement à qui je pourrais bien demander de m’emmener voir Auraya. Nekaun haussa les sourcils. —Vous voudriez lui parler ? Mirar grimaça. —Non, juste la voir. Nos joutes verbales m’amusaient quand elle était libre mais, maintenant, croiser le fer avec elle n’aurait plus rien de drôle. Nekaun le dépassa et lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. —Alors, venez savourer le spectacle. Les deux gardes n’eurent pas l’air surpris quand Mirar réapparut avec Nekaun. Ils leur tinrent le portail ouvert. De l’autre côté, les murs étaient de pierre nue, et toutes les surfaces couvertes de poussière. —On dirait que cet endroit n’a pas servi depuis longtemps, commenta Mirar. Nekaun sourit. —En effet. C’est un ancien autel. —Vraiment ? —Cette colline est sacrée depuis des millénaires. Le Sanctuaire a été bâti sur les ruines d’un autre lieu de culte : l’autel d’Iedda. —Iedda ? Un des dieux morts ? demanda Mirar, surpris. J’aurais pensé que les Cinq choisiraient un autre endroit. Un endroit dépourvu d’association avec les anciens dieux. —Pourquoi ? Leur malveillance s’est éteinte en même temps qu’eux, répliqua Nekaun. Mirar leva les yeux vers le plafond et acquiesça. —Je suppose que bâtir par-dessus l’autel d’Iedda, c’était une manière d’éradiquer le passé. S’il avait perduré, fût-ce à l’état de ruines, les souvenirs se seraient attardés. —Oh !mais il a perduré, sourit Nekaun. Venez voir. Ils franchirent un deuxième portail. Le passage continua à descendre, puis tourna brusquement. Deux Serviteurs gardaient le troisième et dernier portail. Au-delà de celui-ci s’étendait une vaste salle souterraine. La première chose qui attira l’attention de Mirar fut un trône de pierre démesuré. Puis il découvrit la silhouette enchaînée à son pied. Nue, couverte de crasse et beaucoup plus maigre que dans son souvenir, Auraya était affaissée contre le trône. Mirar vit que son front était trempé de sueur, et il entendit son souffle laborieux. Elle semblait inconsciente. —Qu’est-ce qui la retient là ?se força à demander Mirar. —Elle se trouve dans un vide, répondit Nekaun. Savez-vous ce que c’est ? Mirar acquiesça. —J’en ai déjà rencontré. Même s’il savait que Nekaun l’observait attentivement, il ne pouvait détacher son regard d’Auraya. —Vous avez pitié d’elle, constata la Première Voix. Mirar soupira et acquiesça. —J’ai pitié de toute personne que les dieux du Cercle manipulent. Je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’elle serait devenue si elle n’avait pas été élevée par leurs prêtres, si on ne lui avait pas enseigné l’intolérance. J’ai la fâcheuse habitude d’éprouver de la compassion pour mes ennemis. —Pensez-vous que vous pourriez réparer les dégâts causés par le clergé circlien ? l’interrogea Nekaun. Mirar secoua la tête. —Non. Jamais elle ne me laisserait faire. À la première occasion, elle me tuerait. Nekaun émit un bruit satisfait. —Elle n’aura pas cette occasion. Mais bien sûr, si les Blancs sont victorieux, ce n’est pas d’Auraya que vous devrez vous inquiéter. Mirar lui fit face et planta son regard dans celui de la Première Voix. —Je ne peux pas me battre pour vous, dit-il franchement. Et mon peuple non plus. Cela nous ferait enfreindre une loi millénaire. (Il baissa les yeux.) Mais je peux utiliser mes pouvoirs pour vous défendre. Pour vous protéger – vous, les autres Voix ou votre armée. En échange, je n’ai qu’une petite faveur à vous demander. Nekaun plissa les yeux. —Laquelle ? Mirar se tourna vers la prisonnière. —Je veux être celui qui annoncera la défaite des Blancs à Auraya. Un sourire contenu fit frémir les coins de la bouche de Nekaun. —Ah ! Comme il n’ajoutait rien, Mirar se tourna de nouveau vers lui. —Acceptez-vous mon offre et mes conditions ? (Il fronça les sourcils.) J’imagine que vous devez consulter les autres Voix. Nekaun jeta un coup d’œil à Auraya et secoua la tête. —Inutile. Nous avons déjà évoqué et débattu de toutes les possibilités. Celle-ci est acceptable. Il tendit la main, paume vers le haut et doigts écartés. Mirar hésita avant de poser la sienne dessus. Nekaun lui serra le poignet. —Marché conclu, donc. Mirar acquiesça. —Marché conclu. Lâchant la main du Tisse-Rêves, Nekaun se détourna et rebroussa chemin dans le long couloir. Mirar regarda Auraya une dernière fois et le suivit. —Si je peux me permettre d’exprimer mon opinion de guérisseur, on dirait que votre prisonnière a de la fièvre, dit-il tout bas. Et les poumons encombrés. Je préférerais qu’elle soit vivante et en état de comprendre quand je lui annoncerai que le monde tel qu’elle l’a connu vient de prendre fin. Nekaun lui jeta un coup d’œil et opina. —Ce serait vraiment dommage qu’elle rate la fin de l’histoire. Je vais demander à mes guérisseurs de l’examiner. —Si vous avez besoin de conseils éclairés, je suis sûr qu’un de mes Tisse-Rêves acceptera de vous aider. —Merci. J’y penserai, si jamais mes Serviteurs ne parviennent pas à la guérir. Il y avait quelque chose d’illogique dans l’offre de Chaia, mais Auraya n’avait pas la force de se concentrer pour déterminer quoi. Du coup, ça ne me sert pas à grand-chose d’avoir réclamé du temps pour réfléchir. Réfléchir à quoi, de toute façon ? Je n’aime peut-être pas l’idée de ne plus avoir de corps physique, de devoir passer par les mortels pour percevoir le monde, mais ça ne peut pas être pire que la mort ! Surtout si Mirar avait raison et si les dieux avaient menti au sujet de l’âme des défunts. Mais Chaia avait nié, n’est-ce pas ? Il avait dit quelque chose comme quoi les morts ne pouvaient pas interagir avec les vivants. Puisqu’un dieu le pouvait, mieux valait donc devenir une déesse que mourir. Auraya rumina cette pensée un moment, puis son esprit se remit à dériver. Soudain, un choc glacé la ramena à elle. Sa douche quotidienne. La jeune femme se remit à frissonner. Un domestique s’approcha d’elle et porta une assiette à sa bouche. Auraya avala une minuscule quantité de bouillie et fut saisie d’une toux irrépressible. Quelque chose lui gifla la figure. La jeune femme se rendit compte qu’elle s’était évanouie. Elle lutta pour revenir à elle. Je dois manger. Ouvrir les yeux… Le visage qui la surplombait lui était inconnu. Un homme à la mine renfrognée. D’autres personnes se tenaient derrière lui. Que font ces gens ici ? Puis Auraya aperçut Nekaun debout au bord de l’estrade, et elle se sentit plus réveillée qu’elle l’avait été depuis des jours. Dans l’esprit des Serviteurs qui l’entouraient, elle lut qu’on leur avait ordonné de la soigner. Et elle vit leur diagnostic : ses poumons étaient infectés, son corps était déshydraté et affaibli par la malnutrition. Elle perçut également leur dégoût d’avoir à la traiter : ils auraient préféré la laisser mourir. Les onguents avec lesquels ils lui frictionnèrent les bras et la poitrine avaient une odeur douloureusement familière. Du moins utilisaient-ils les bons remèdes, songea Auraya. L’un d’eux tenait une longue tunique. Un autre s’approcha de Nekaun, qui laissa tomber quelque chose dans sa main. L’homme revint vers Auraya et lui saisit le poignet gauche. Le cœur de la prisonnière manqua un battement comme la traction de la chaîne se relâchait. Nekaun avait donné la clé de ses menottes au Serviteur ! Auraya la regarda fixement. Elle ne voyait rien d’autre. Cet objet minuscule suffisait à l’immobiliser. Un simple bout de métal façonné dont n’importe qui pouvait se servir. Inutile de posséder des pouvoirs magiques… Puis son bras retomba contre son flanc ; une douleur horrible lui transperça l’épaule, et elle oublia tout le reste. Les Serviteurs lui massèrent le bras et l’épaule jusqu’à ce que la douleur diminue. Cela fait, ils lui passèrent la tunique par-dessus la tête et tirèrent sa main par l’ouverture de la manche. Ils lui tendirent le bras gauche et l’attachèrent de nouveau, avant de répéter la manœuvre avec son bras droit. Le tissu était rêche et ne couvrait ni les mains ni les pieds d’Auraya, mais la largeur du vêtement lui permettrait de se soulager sans le souiller. Le Serviteur rendit la clé à Nekaun, puis aida ses confrères à faire boire Auraya et à lui introduire dans la bouche de minuscules morceaux de pain. Quand ils en eurent terminé avec elle, la jeune femme s’affaissa de nouveau contre le trône, épuisée mais délivrée de la faim et de la soif qui la torturaient sans relâche depuis des semaines. Entre ses paupières mi-closes, elle regarda partir Nekaun et les Serviteurs. Laissez-moi sortir du vide, songea-t-elle. Tout ce dont j’ai besoin pour me rétablir complètement, c’est un peu de magie. Elle referma les yeux. Ou devenir une déesse. Elle fronça les sourcils. Comment pourrais-je devenir une déesse alors que je suis prisonnière d’un vide ? Les dieux sont des êtres de magie. Ils ne peuvent pas exister dans un vide. À peine me transformerais-je en l’une d’entre eux que je serais oblitérée. Elle secoua la tête. Chaia devait avoir l’intention de la libérer d’abord. Mais ce n’était pas ce qu’il avait dit. Il avait dit qu’elle pouvait se transformer elle-même, en son absence. Soudain, Auraya fut parcourue par un frisson plus glacé encore que l’eau de ses douches quotidiennes. À moins que ce soit un piège. Chaia essayait-il de se débarrasser d’elle ? Mais il m’aime ! En l’état actuel des choses, elle n’avait aucun moyen de devenir une déesse et de survivre à la transformation. Un doux grognement lui fit lever les yeux vers l’assise du trône. Perché au bord de celle-ci, Vaurien observait l’entrée du hall. —Méchant homme, dit-il tout bas. —Oui, acquiesça Auraya. Mais il est parti. Lentement, plusieurs possibilités se firent jour dans son esprit. Si elle avait vraiment le potentiel de devenir une déesse, Chaia pouvait tenter de l’en empêcher en l’incitant à effectuer la transformation au seul endroit où cela la tuerait, plutôt que de prendre le risque que ça arrive ailleurs. S’il souhaitait la mort d’Auraya, c’était que quelque chose l’avait fait changer d’avis à son sujet. Huan clamait qu’elle était dangereuse. Jusqu’ici, Chaia ne l’avait jamais cru. Qu’est-ce qui avait bien pu finir par le convaincre ? Soudain, Auraya se rappela les autres secrets mentionnés par Mirar, ceux que les immortels avaient préféré ne pas lui révéler faute d’avoir suffisamment confiance en elle. Elle repensa à la question du Tisse-Rêves : « Il y a un dieu en particulier que tu aimerais tuer ? » Elle avait cru qu’il demandait ça juste par curiosité, mais si ce n’était pas le cas ?si les Indomptés étaient vraiment capables de tuer un dieu ? Dans ce cas, c’est eux la menace, pas moi. Chaia devrait savoir que jamais je ne… D’un autre côté, je le ferais sans doute si je devais choisir entre ma mort et celle de Huan. Auraya grimaça. Visiblement, Chaia penchait plutôt pour l’autre solution. Ou il craignait qu’elle tue aussi le reste du Cercle. Après tout, il ne pouvait pas lire dans son esprit, et il savait qu’elle était déjà plus puissante qu’une immortelle. Il ne lui faisait pas confiance. Il avait tenté de la tuer. Un long moment, Auraya resta le regard dans le vide, en proie à un terrible sentiment de perte et de trahison. Elle était trop fatiguée pour éprouver de la colère ou inventer des excuses. Elle ne pouvait plus qu’accepter. Prenant une grande inspiration, elle la relâcha lentement – avec les derniers vestiges de la loyauté qu’elle vouait encore au Cercle. Chapitre 45 —Danjin. La voix était triste et rêveuse. Lentement, Danjin prit conscience qu’il ne dormait plus, mais qu’il n’était pas complètement réveillé. —Daaaaaaanjinnnnnn. Il connaissait cette voix. Lorsqu’il identifia sa propriétaire, il n’éprouva qu’une surprise modérée. —Auraya ? —Oui, c’est moi. Comment vas-tu ? —Comme quelqu’un qui dort. —Pas tout à fait, puisque tu partages mon rêvelien. —Ah bon ? (Alarmé, il sentit ses pensées devenir plus vivaces.) Où êtes-vous ? —Toujours emprisonnée au même endroit. Je vais mieux maintenant, mais j’ai été très malade. J’ai failli mourir. De toute évidence, ça ne collait pas avec les plans de Nekaun, parce qu’il m’a fait apporter des vêtements et de la nourriture un peu plus substantielle. Des vêtements ? Danjin fut horrifié par ce que cela impliquait. —Je parie que tu ne t’attendais pas à repartir si vite à la guerre, lui dit Auraya. Un picotement courut le long de l’échine du vieil homme, comme pour le mettre en garde. Comment Auraya était-elle au courant qu’il allait y avoir une guerre ? Les Voix le lui avaient-elles dit ? Oui, sans doute. —Non, en effet, répondit prudemment Danjin. —Je surveille l’armée circlienne, révéla Auraya. Je vous regarde traverser le désert. Et j’observe les Pentadriens qui se préparent à vous affronter. J’aimerais avoir quelque chose à te dire. —À me dire ? —Un secret vital qui vous permettrait de remporter la bataille. Mais les espions et les conseillers des Blancs savent déjà tout. —Comment… ? —J’écoute les pensées d’autrui, Danjin. Je n’ai pas grand-chose d’autre à faire dans cette prison, à part discuter avec Vaurien – et tu connais son éloquence. Nous savons tous que les Voix me tueront avant de partir à la rencontre des Blancs. Pour mes derniers jours en ce monde, j’aimerais bien pouvoir parler à quelqu’un qui ne passe pas son temps à me réclamer des grattouilles ou à me barbouiller avec les restes de ce qu’il a réussi à attraper pour se nourrir. Danjin eut l’impression de suffoquer. Comment Auraya pouvait-elle évoquer sa propre mort avec une telle désinvolture ? Peut-être parce qu’elle avait tout inventé ? Non. Elle essaie de le prendre à la légère, mais je sens bien quelle est désespérée. Il éprouva une vague de chagrin et de pitié. Elle est seule. Elle se sait condamnée. Comment la femme étonnante que j’ai connue peut-elle finir ainsi ? Je suppose que la seule option serait de mourir durant une bataille magique spectaculaire. —Danjin ? —Je suis là. —Au cas où tu penserais que ceci est un rêve, je peux te dire une chose : un messager de l’empereur de Sennon est sur le point d’arriver à votre campement. Puis la présence de la jeune femme s’évanouit. Danjin ouvrit les yeux, s’assit et regarda autour de lui. Saisissant sa couverture pour se protéger contre la fraîcheur nocturne du désert, il se leva et sortit de sa tente. La pensée qu’Auraya les observait était à la fois perturbante et rassurante. Il devait savoir si c’était vrai, et le meilleur moyen pour ça, c’était de se rendre au pavillon des Blancs pour y attendre le fameux messager. Au clair de lune, les tentes du campement circlien évoquaient une armée spectrale et légendaire. Elles s’étendaient dans toutes les directions, éclairées de l’intérieur par des lampes et de l’extérieur par des feux. L’armée n’était pas plus grosse que celle qui avait affronté et vaincu les Pentadriens quelques années plus tôt – en fait, elle était plus petite –, mais de l’endroit où Danjin se tenait elle semblait n’avoir pas de fin. Le site qu’elle avait choisi pour passer la nuit était un coin de désert relativement plat. Sans rivières ni reliefs à prendre en compte, tentes, platènes et chariots s’étaient disposés selon un motif circulaire. Ils dessinaient une roue dont les Blancs et les dirigeants alliés formaient le moyeu, tandis que les espaces entre les forces des différentes nations d’Ithanie du Nord figuraient les rayons. Danjin ne savait pas si cela présentait le moindre avantage tactique. Peut-être l’utilisation du symbole de leurs dieux servait-elle seulement à rassurer les hommes. Lorsqu’il atteignit le pavillon du conseil de guerre, le vieil homme réclama la permission d’entrer. Tandis qu’un des gardes allait présenter sa requête aux Blancs, il se demanda : Avons-nous besoin d’être rassurés ? Nous avons gagné la dernière fois. Mais avoir le soutien des dieux ne garantit pas la victoire ; les Pentadriens en sont la preuve. Et ils nous connaissent mieux maintenant. Ils ne referont pas les mêmes erreurs. —Et voici mon grand sceptique de conseiller, lança une voix familière à l’intérieur du pavillon. Le rabat s’ouvrit, et Ella fit signe à Danjin d’entrer. Juran et Dyara se tenaient près d’une table sur laquelle était déroulée une carte que le visiteur reconnut pour l’avoir déjà contemplée pendant la dernière guerre. Rian et Mairae étaient absents. Juran se tourna vers Danjin et le salua du menton. Le vieil homme fit le signe du cercle. —Vraiment, Danjin, le rabroua gentiment Ella. Pourquoi ne cesses-tu pas de t’inquiéter ? —Parce qu’il faut bien que quelqu’un le fasse, répliqua-t-il. Considérez-moi comme votre intendant des soucis. Ella haussa les sourcils et jeta un coup d’œil à Juran, qui lui rendit son regard avec un demi-sourire. —J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?s’enquit Danjin, perplexe. Ella éclata de rire. —Non, mais Juran me disait quelque chose de similaire à l’instant— que tu étais ma conscience et mon sens pratique. —Vraiment ? Danjin dévisagea Juran en se demandant si cela signifiait que, selon lui, Ella n’avait ni conscience ni sens pratique. L’aîné des Blancs gloussa. —Tu ne penses pas que les événements se dérouleront forcément comme les dieux le souhaitent. Ella n’envisage rien d’autre que la victoire. —Pourquoi le Cercle nous enverrait-il en Ithanie du Sud s’il ne pouvait pas nous assurer la victoire ? répliqua la jeune femme. —Il y a toujours un risque d’échec, si minime soit-il, la contra Juran. —Si le pouvoir des dieux canalisé à travers les Blancs était l’arme absolue, pourquoi aurions-nous emmené une armée avec nous ?renchérit Danjin. Ella secoua la tête. —Nous savons tous que l’armée servira uniquement à contrôler les terres dont nous nous emparerons. La vraie bataille sera magique. Et la magie est le domaine des dieux. Par conséquent, la victoire nous est garantie. —À moins que les dieux des Pentadriens soient plus forts que les nôtres, la tempéra encore Juran. —Si tel était le cas, le Cercle ne nous aurait pas envoyés à la guerre, affirma Ella, sûre d’elle. Juran sourit et agita une main dans sa direction. —Assez de cela. Danjin est venu discuter d’autre chose. (Le vieil homme sentit son cœur manquer un battement comme l’aîné des Blancs le dévisageait avec intérêt.) Je vois que tu as encore parlé à Auraya. Danjin acquiesça, puis raconta tout ce dont il se souvenait. Quand il se tut, les Blancs s’entre-regardèrent en silence, communiquant à leur façon muette. —Elle est vivante. Elle a été malade, mais elle va mieux, résuma Dyara. Peut-elle vraiment nous voir ? Juran haussa les épaules. —Nous ne pouvons qu’attendre de voir si ce messager arrive. (Il se tourna vers Danjin.) Ella m’a dit que tu avais retrouvé dans tes affaires l’anneau qu’Auraya avait fabriqué pour toi. Sais-tu ce qu’il faisait là ? Danjin sentit le rouge lui monter aux joues. —Je n’en suis pas certain, mais… je soupçonne mon épouse de l’y avoir mis. —Pourquoi l’aurait-elle caché ? — Oh !elle n’en avait probablement pas l’intention. Quand elle fait mes bagages, elle range souvent les choses bizarrement pour qu’il en rentre plus dans ma malle. Elle a dû se dire que je trouverais l’anneau quand je me servirais du jeu, sans se rendre compte qu’il allait se coincer dans le tiroir. Juran acquiesça. —Mais pourquoi te l’avoir fait emporter ? —Par précaution, je suppose. J’ai découvert des tas d’objets étranges dans mes bagages au fil des ans, et chaque fois que je lui ai posé la question, Silava m’a répondu qu’elle les avait mis là « au cas où », expliqua Danjin, un peu gêné. —Au cas où quoi ? murmura Juran d’un air pensif, comme s’il réfléchissait tout haut et n’attendait pas de réponse. Danjin haussa les épaules. Juran sortit quelque chose de sa robe : un anneau blanc – sans doute celui que Danjin avait remis à Ella. Il le tendit au vieil homme. —Mets-le. —Mais… Ella dévisagea Juran, qui soutint son regard avec une expression indéchiffrable. La jeune femme se mordit la lèvre et ne dit rien. Son expression inquiète gâcha la joie que Danjin avait ressentie à la perspective de pouvoir communiquer avec Auraya. Il envisagea de demander si utiliser l’anneau était dangereux. Mais quand bien même : Juran lui avait ordonné de l’enfiler, et il ne se déroberait pas. —Que dois-je dire à Auraya ?s’enquit-il. Ella haussa les épaules. —Que nous sommes soulagés quelle soit vivante. Danjin acquiesça. Prenant une grande inspiration, il glissa l’anneau à son doigt et ferma les yeux. —Auraya ? Pas de réponse. Il réitéra son appel plusieurs fois, puis regarda les Blancs. —Peut-être que l’anneau ne fonctionne plus. —Enlève-le, ordonna Ella. Juran tendit la main. Danjin ôta l’anneau et le déposa dans sa paume. Les trois Blancs avaient les sourcils froncés et la mine soucieuse. —Ce n’est pas ça, n’est-ce pas ? demanda Danjin. Juran le dévisagea d’un air pensif. —L’anneau ne nous permet peut-être pas de communiquer avec Auraya, mais il n’a pas perdu son autre qualité. Pendant que tu le portais, je ne pouvais pas lire dans ton esprit. Ella le pouvait, puisque tu portes son annelien. J’ai dû observer à travers son esprit. —Donc, c’est bien l’anneau d’Auraya ? —Définitivement, oui. Nous étions tous au courant de ce défaut, mais nous n’avons pas eu le temps d’en fabriquer un autre sur le coup, parce qu’Auraya a dû partir pour Si en toute hâte. (Juran détailla l’anneau comme s’il réfléchissait, puis leva les yeux vers Ella.) Ça pourrait jouer en notre faveur. Tant que Danjin portera cet anneau, nous serons les seuls à pouvoir lire dans son esprit. —Nous, et Auraya, fit remarquer la cadette des Blancs. Juran pinça les lèvres. —J’aimerais être sûr qu’on peut lui faire confiance. Refermant les doigts sur l’anneau, il laissa retomber sa main sur le côté. Le rabat de la tente s’ouvrit. Un garde entra et fit le signe du cercle. —Un messager envoyé par l’empereur de Sennon réclame une audience avec les Blancs. Juran regarda Danjin avec un sourire forcé. —Merci de nous avoir prévenus. Tu ferais mieux d’aller dormir, maintenant. Comme le vieil homme se dirigeait vers la sortie, Ella lui toucha gentiment le bras. —Au moins, elle est vivante, dit-elle à voix basse. —Mais pour combien de temps ? —Son sort est entre les mains des dieux. Danjin acquiesça. Puis il sortit dans la fraîcheur nocturne du désert et regagna sa tente. Le Goéland sentit le pouvoir de la vague enfler derrière lui. Lorsqu’elle l’atteignit, il étendit son corps pour la chevaucher. La face rocheuse du Pilier se précipita à sa rencontre. Au dernier moment, il se tordit pour amortir l’impact tandis que ses doigts agrippaient des saillies familières. Lorsque la vague se retira, il commença à grimper. Il avait accompli cette ascension tant de fois qu’il n’avait plus besoin de chercher des prises. Arrivé au niveau de sa caverne, il se hissa à l’intérieur et se redressa. Pivotant, il balaya du regard les flots sombres qui bouillonnaient autour du Pilier. Aucun signe du naufrage. Même par une journée ensoleillée, il aurait eu du mal à voir si loin. Pourtant, il se concentra et projeta son esprit vers le large. Silence. Le Goéland secoua la tête et soupira. Les hommes avaient dû tous se noyer. Le plus ironique, c’était qu’il avait eu l’intention de couler le navire lui-même, mais pas tout de suite. D’abord, il aurait appris à connaître les occupants du bord, afin de trier les bons et les mauvais. Il n’en avait pas eu le temps. S’il n’avait pas été en train de dormir, peut-être aurait-il senti les Élaï approcher et pu prévenir ou aider les marins qui le méritaient. Mais il avait besoin de sommeil comme n’importe quel mortel. Il ne gaspilla pas son énergie à en vouloir aux Elaï. Après tout ce qu’ils avaient souffert, il était bien compréhensible que ceux-ci attaquent les navires de pillards. Leur nouvelle audace et leur soif de sang inquiétaient quelque peu le Goéland. Il ne savait pas où allait le peuple de la mer, mais une chose était certaine : il ne tenterait pas d’infléchir sa trajectoire. Même si les Elaï et lui étaient pareillement célèbres pour leur lien avec la mer, ils n’avaient rien d’autre en commun. Depuis des millénaires, le Goéland était un personnage légendaire du folklore des terrestres – que les Elaï haïssaient. Quant aux Élaï, c’était un peuple encore jeune créé par une déesse qui haïssait les immortels. Huan, songea le Goéland. Il se rembrunit au souvenir des étranges créatures difformes, mortes ou ne tenant plus à la vie que par un fil, qu’il avait découvertes longtemps auparavant – et qui avaient continué à surgir çà et là pendant plus d’un siècle. Au bout de ce laps de temps, les premiers Élaï étaient apparus, et avec eux la réponse de l’énigme. Ces créatures difformes étaient les cobayes sur lesquels des sorciers s’étaient exercés pour accomplir le grand dessein de Huan : créer un peuple adapté à la vie sous-marine. Au moins, ils opéraient uniquement sur des volontaires… même si je suis sûr que les malheureux ne s’attendaient pas à être jetés à la mer ou abandonnés aux affres de l’agonie quand l’expérience échouerait. Mais l’expérience avait fini par réussir. De la vision d’une déesse et de la vénération aveugle qu’elle inspirait à certains mortels étaient nés deux peuples miraculeux, les Élaï et les Siyee. La cruauté avait engendré la beauté. Il en allait de même dans l’océan. Les créatures les plus magnifiques pouvaient aussi être les plus meurtrières. Les stelliques étaient des poissons aux couleurs superbes, mais si venimeux que la piqûre d’une de leurs aiguilles tuait en quelques battements de cœur. Les doï étaient joueurs, intelligents, loyaux et affectueux. Les marins pensaient qu’en voir un nager devant la proue de leur navire portait chance. Mais le Goéland les avait vus se traiter entre eux avec une cruauté rarement observée chez les humains. Il haussa les épaules. Les dieux avaient jadis été mortels. Ils étaient animés par les mêmes émotions et les mêmes besoins. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’ils puissent faire preuve d’une cruauté identique. Le problème, c’était que, si cette tendance se manifestait chez une petite partie des humains, tous les dieux sans exception avaient traité l’humanité cruellement à un moment ou à un autre. Non, pas tous, se corrigea le Goéland. Les anciens dieux n’étaient pas tous mauvais. Ça n’a rien d’étrange que ceux qui ont survécu soient cruels : c’étaient ceux qui étaient prêts à assassiner les autres. Son esprit recommençait à tourner en rond sur des thèmes aussi anciens que familiers. Cela ne le dérangeait pas, mais il avait promis de contacter les Jumeaux ce soir-là. Se dirigeant vers le fond de la caverne, il s’allongea sur une vieille couverture, ferma les yeux et lança un appel mental. —Goéland, répondit Tamun. Tu es en retard. —Ignore-la, lui enjoignit Surim. Elle est de mauvais poil. —Ah ? Pourquoi donc ? —Parce que tout va trop vite pour elle. Ça lui fait peur. —Je n’ai pas peur ! protesta Tamun. —Bien sûr que non, acquiesça Surim sans la moindre conviction. —Qu’est-ce qui va trop vite ?s’enquit le Goéland. —Emerahl veut que nous nous rendions à Diamyane, expliqua Surim. Toi aussi. —Elle veut essayer de tuer les dieux ? —Seulement si une occasion se présente. Elle a fait remarquer, à juste titre, que ce serait vraiment dommage que nous ne soyons pas là pour la saisir le cas échéant. —C’est exact. —Es-tu prêt à te rendre à Diamyane et à traîner au milieu d’un champ de bataille, avec tous les risques de découverte que ça comporte, dans l’hypothèse où Auraya réussirait à s’échapper et déciderait de nous aider à éliminer ses dieux chéris ? Le Goéland réfléchit. Il voyait bien l’intérêt de se trouver à l’endroit où les Blancs et les Voix s’affronteraient. Les dieux seraient sûrement présents ; ils réussiraient peut-être à en éliminer plusieurs d’un coup. Il voyait aussi que la probabilité pour que toutes les conditions nécessaires soient réunies était mince. Mais s’il y avait ne fût-ce qu’une chance infime… —Oui, répondit-il. Si je reste dans l’eau, il y a peu de risques que je sois découvert. Tamun jura. —Désolé, sœurette, dit Surim. C’est Emerahl qui l’emporte cette fois. On ferait mieux de commencer nos préparatifs. —Et moi donc !renchérit le Goéland. J’ai une longue route devant moi. —Tu crois que tu arriveras à temps ? —Oui, si je pars ce soir. —Alors, bon voyage. On se reparle demain soir, conclut Surim. Sortant de sa transe onirique, le Goéland regarda fixement le plafond de la caverne. Puis il se leva et se dirigea vers l’entrée de celle-ci. Les yeux clos, il sonda l’océan en quête d’un mécanisme de pensée familier. Il ne lui fallut pas longtemps pour le trouver. Lent, calme et mâle, l’esprit qu’il cherchait s’agita légèrement au contact du sien. Le Goéland lui soumit une requête ; il répondit par l’affirmative. Satisfait, le Goéland attendit. Un peu plus tard, il perçut une impression de toucher au but. Il baissa les yeux. La tête du roale, aussi grosse qu’un bateau de pêche, jaillit des flots, pivota et s’y abîma de nouveau – non sans que le clair de lune ait fait scintiller un de ses yeux ronds. —Merci, lui dit le Goéland. Nous nagerons ensemble vers le sud, où l’eau est tiède et poissonneuse. —Oui, l’approuva le roale. Manger. Tendant les bras devant lui, le Goéland sauta du Pilier et plongea dans la mer. Chaque fois que les Voix se réunissaient sans Nekaun, Reivan en éprouvait de la gêne. Pourtant, elle ne se sentait pas plus à l’aise en sa présence. Les autres Voix ne conspiraient pas contre leur chef, mais elles exprimaient leurs opinions plus librement quand il n’était pas là. En outre, elles débattaient souvent de la manière de remédier aux erreurs qu’il avait commises, et se plaignaient à mots couverts de ses méthodes. Ce jour-là, elles discutaient à propos du seul invité d’honneur qui demeurait encore au Sanctuaire, le Tisse-Rêves Mirar. Même si Reivan avait eu l’occasion de le rencontrer plusieurs fois, elle ne parvenait toujours pas à croire que cet homme avait plus de mille ans. Pas parce qu’il faisait à peine la trentaine : Imenja aussi était bien plus vieille quelle le paraissait, mais tout dans son attitude suggérait la sagesse et l’autorité induites par une longue expérience. Mirar, lui, ne possédait pas l’aura de pouvoir à laquelle s’attendait Reivan. Il semblait trop humble pour être un sorcier légendaire et le fondateur d’un ordre aussi ancien que celui des Tisse-Rêves. Mais ce n’était pas la question de son âge véritable ou de son aura qui préoccupait les Voix pour le moment. —Peut-il lire dans les esprits, oui ou non ?s’impatienta Shar. —Non, répondit Genza. —Mais ton test a fonctionné. Il a réagi. —Il a perçu une menace envers sa sécurité, pas la nature de cette menace. Sinon, jamais il ne serait entré dans cette alcôve. Ça indique qu’il est capable de percevoir l’humeur des gens qui l’entourent – pas de lire dans leurs pensées. —Si j’avais passé plus d’un millénaire à observer les gens, moi aussi, je serais capable de percevoir leur humeur, intervint Vervel. Est-ce un don magique ou un sens de l’observation plus développé que la moyenne ? —L’assassin se trouvait hors de sa vue, rappela Genza. Il ne s’agit pas de sens de l’observation, mais de Talent. —Il reste un test auquel j’aimerais procéder, lança Imenja. (Les autres se tournèrent vers elle.) Un test qui le trahirait sûrement. —De quoi s’agit-il ? —Révélons à nos Compagnons la véritable nature de la relation entre Mirar et Auraya. Les trois autres Voix échangèrent un regard. —S’il peut lire dans les esprits, il saura que nous sommes au courant, lui objecta Vervel. —Oui. Mais il verra aussi que ça renforce sa position. Que nous avons quelque chose à lui offrir en échange de son aide pendant la bataille. Tant qu’il sera certain que nous sommes prêts à le lui offrir, sa coopération nous sera assurée. —Mais nous la perdrons si Auraya meurt, fit remarquer Genza. —Très probablement, acquiesça Imenja. Les Voix s’entre-regardèrent longuement, puis Imenja hocha la tête. Lorsqu’elle reprit la parole, son regard balaya tour à tour chacun des Compagnons. —Les dieux nous ont informés que Mirar et Auraya ont été amants autrefois. Il est plus probable qu’il veuille la sauver que la tuer. Amants ? Surprise, Reivan redressa le dos. Sûrement pas ! —Auraya vénère les dieux qui veulent la mort de Mirar ! protesta Karkel, le Compagnon de Vervel. Reivan se souvint de quelque chose d’autre. —Mirar a dit qu’Auraya avait tenté de le tuer. Était-ce un mensonge ? —Sûrement, répondit Shar. —Cela signifie-t-il que Mirar est un espion à la solde des Blancs ? les interrogea Vilvan, le Compagnon de Genza. —Les dieux ne nous l’ont pas précisé. (Imenja écarta les mains.) Ils nous ont juste prévenus qu’il tenterait de délivrer Auraya. —En exigeant de lui apporter la nouvelle de la défaite des Blancs, il s’assure qu’elle vivra jusque-là, dit Genza. —Et en suggérant que nous la lui livrerons après coup, nous nous assurons son soutien pendant la bataille, ajouta Shar. Genza se rembrunit. —Nous n’allons pas réellement lui remettre Auraya, n’est-ce pas ? Imenja soupira. —Si nous voulons rester en bons termes avec lui, nous devons l’envisager. Cette idée ne me plaît guère, mais une fois les Blancs disparus, Auraya ne constituera plus une grande menace pour nous. Il va sans dire que Nekaun n’est pas d’accord. Il ne consent à la garder en vie que tant que Mirar nous sera utile. Vervel gloussa. —Ça me fait un peu de peine pour Mirar. Il a l’air d’un brave type. —Si c’est un brave type, il ne voudra pas faire courir de risques à son peuple par des actions inconsidérées, insinua Shar. Vervel grimaça. —S’il est toujours amoureux d’Auraya, si incroyable que ça puisse paraître, il va avoir une décision difficile à prendre. Il se peut qu’il soit obligé de choisir entre son amante et son peuple. Maintenant, il me fait encore plus de peine. Shar ricana. —Je ne peux pas avoir pitié de quelqu’un qui a si mauvais goût en matière de femmes, marmonna-t-il. Un sourire fit frémir les lèvres d’Imenja. Puis son expression redevint sérieuse. —Je ne crois pas que nous devrions imposer un tel choix à Mirar. Les Tisse-Rêves sont des gens très utiles qui ne nous gênent nullement. Il serait dommage de gâcher notre bonne entente à cause de notre antipathie pour Auraya ou de notre désir de vengeance. Si nous faisions cela, nous ne vaudrions pas mieux que les Circliens. —Je suis d’accord, l’approuva Vervel. C’est peut-être pour ça que les dieux ne veulent pas qu’elle meure. —Pour l’instant. Si elle nous pose trop de problèmes, nous pourrons toujours nous débarrasser d’elle plus tard. Après tout, ce n’est qu’une mortelle, déclara Shar. —Et Nekaun ?s’enquit Genza. Nous savons tous combien il désire la tuer. Imenja réfléchit, puis leva la tête et regarda chacune des autres Voix tour à tour. —Si nous sommes tous d’accord sur ce point, nous parviendrons à le convaincre d’y renoncer. Silence. Le cœur de Reivan battait la chamade. Imenja venait de suggérer qu’ils unissent leurs forces contre Nekaun. Jusque-là, les autres avaient toujours refusé de se dresser contre la Première Voix. —Je veux bien essayer, finit par répondre Vervel. —Moi aussi, dit Genza. Shar haussa les épaules. —Il n’oserait pas défier les dieux, mais s’il s’y risque, vous aurez tout mon soutien. Imenja inclina la tête. —Merci. (Elle prit une grande inspiration et se leva.) Reivan et moi allons maintenant tester Mirar pour voir s’il peut lire dans les esprits. Dans le cas contraire, je devrai quand même pouvoir m’assurer qu’il ne tente pas de délivrer Auraya et ne compromette pas nos plans. —Comment comptes-tu t’y prendre ? l’interrogea Genza. Imenja sourit. —Je lui dirai simplement que s’il nous aide à remporter cette guerre, nous lui remettrons Auraya pour qu’il en fasse ce que bon lui semblera. Shar gloussa. —Il croira qu’il nous a manipulés comme un chef. À moins, évidemment, qu’il puisse lire dans les esprits. —Je suppose que nous serons bientôt fixés, conclut Genza. Chapitre 46 En se réveillant, Auraya se souvint d’où elle était. Elle grogna. Le problème d’avoir recouvré une partie de ses forces, c’était que ses sensations étaient plus vivaces et ses pensées plus claires. La jeune femme éprouvait surtout de l’ennui et de la frustration. Elle avait recommencé à écouter les esprits, mais la guerre semblait être la seule préoccupation des Avvènes. La guerre, la guerre, la guerre… Je ne peux pas leur reprocher d’être focalisés dessus, mais j’aimerais vraiment qu’ils pensent à autre chose ou, du moins, qu’ils en finissent avec cette maudite bataille. Cette attente est insupportable. Pourtant, chaque minute la rapprochait de sa propre fin. Etait-elle si impatiente de mourir ? Ça ne pourra pas être plus inconfortable que ma position actuelle, ironisa-t-elle. Et après ça, peut-être que Vaurien se décidera enfin à me laisser et à se chercher un endroit sûr. L’anxiété lui serra le cœur. Le veez n’était pas revenu depuis la dernière visite de Nekaun, quand les Serviteurs l’avaient soignée avec leurs remèdes. Projetant son esprit au-dehors, Auraya l’appela. —Vaurien ? Un esprit familier toucha le sien, lui envoyant des ondes rassurantes, et la jeune femme soupira de soulagement. Où qu’il soit, Vaurien n’était ni effrayé ni blessé. —Que fais-tu ? —Vamuien chasser. Auraya sourit. Il était devenu assez bon à ce jeu-là. Souvent, il traînait des oiseaux morts et autres petites créatures jusque dans la prison de sa maîtresse. Parfois, il les lui offrait. Mais même si Auraya avait pu se résoudre à les manger, il lui eût été impossible de le faire sans les mains. Peut-être aurait-elle réussi à avaler tout rond certaines des proies de Vaurien, mais cette pensée lui retournait l’estomac. Rassurée pour son familier, la jeune femme ferma les yeux et se concentra. Elle commença par sonder l’esprit des occupants du Sanctuaire en quête de Mirar. Une nouvelle se propageait rapidement parmi les domestiques déjà levés à cette heure matinale. Le chef des Tisse-Rêves avait accepté de se ranger dans le camp des Voix. Comme il avait fait vœu de non-violence, il n’attaquerait pas les Circliens, mais il aiderait à la défense des Pentadriens. C’est très malin de ta part, Mirar, songea la prisonnière. —Auraya ? Surprise, elle glissa aussitôt dans une transe onirique. —Mirar ? Tu m’as entendue penser ? —Non, pourquoi ? À quoi pensais-tu ? —À toi. —Vraiment ? En bien, j’espère. —Je viens juste d’entendre les derniers commérages. Il paraît que le grand Mirar a accepté de prêter main-forte aux Voix durant la bataille à venir, mais en défense seulement. —Ah !oui. C’était le meilleur compromis possible. Je suis désolé. Si je pouvais mabstenir de nuire à tes anciens collègues, je le ferais. Auraya fut légèrement choquée de comprendre à qui il faisait allusion. S’il aidait les Voix, les Circliens seraient sans doute vaincus. Juran, Dyara, Mairae et Rian mourraient – avec la nouvelle Blanche, Ellareen. Je ne peux pas lui en vouloir, décida-t-elle. Il doit rester en bons termes avec les Voix, dans l’intérêt de son peuple. Et si les Circliens gagnent, les Tisse-Rêves d’Ithanie du Sud seront traités comme ceux du Nord. Même si la situation s’améliore à Hania, il faudra des années pour que les Circliens en viennent à respecter les Tisse-Rêves comme les Pentadriens le font déjà. Et cela n’arrivera peut-être jamais. Pourtant, Auraya ne voulait pas que les Blancs meurent. Ni que l’Ithanie du Nord tombe sous la coupe des Pentadriens. Imaginer Nekaun gouvernant Hania et ses alliés lui donnait la nausée. Nous quittons Glymma aujourd’hui, l’informa Mirar. Il nous faudra moins d’une journée pour atteindre l’isthme. Hier soir, la Deuxième Voix Imenja m’a promis qu’ils te remettraient à moi en échange de mon aide, après la bataille. J’ignore combien de temps elle durera. La largeur de l’isthme va limiter le nombre de soldats qui pourront s’affronter à un moment donné. Bien entendu, la flotte dunwayenne et les navires de guerre pentadriens n’auront pas ce problème. Donc, l’essentiel de la bataille sera peut-être maritime. Ce qui laisse la question des Blancs et des Voix : s’affronteront-ils en même temps sur terre ou en mer, ou attendront-ils plus tard ? —Si les Voix ont l’avantage magique, elles engageront le combat avec les Blancs dès le début, répondit Auraya. Ainsi, les Pentadriens seront moins nombreux à mourir. —C’est juste. —Si ton aide permet une conclusion rapide, du moins aura-t-elle permis de sauver des vies. —Je l’espère. (Mirar hésita.) J’ai envoyé un message aux Tisse-Rêves pour leur suggérer subtilement d’employer leurs pouvoirs à défendre le camp de leur choix, circlien ou pentadrien. —Comment les Voix vont-elles le prendre ? Elles devineront que ça vient de toi ! —Je leur répondrai que je ne peux pas donner d’ordre à mon peuple, mais que je ne peux pas non plus l’empêcher de m’imiter. Comment lui interdire une chose que je fais moi-même ? Et les Voix conserveront l’avantage, parce que les Tisse-Rêves du Sud et moi sommes plus puissants que ceux qui défendront éventuellement les Circliens. —Tu es trop futé pour ton propre bien. —Tu trouves ? Tu devrais le dire à Eme… Attends. Quelqu’un frappe à ma porte. Je dois y aller. —Bonne chance. —À toi aussi. Et la présence de Mirar s’évanouit. Auraya scruta le sol à ses pieds, le cœur serré. J’espère qu’il sait ce qu’il fait. S’il meurt… Elle déglutit péniblement. Je crois que je le regretterai. Et pas seulement parce que les derniers vestiges de Leiard disparaîtront avec lui. Ou parce que je ne tarderai pas à le suivre dans la tombe. Non, je crois que ça me fera de la peine de savoir que Mirar l’indompté n’arpente plus ce monde. La largeur de la Parade en faisait un endroit tout désigné pour rassembler une armée. Des milliers d’hommes et de femmes se massaient dans l’avenue. Des Serviteurs en robe noire s’alignaient sur un côté ; des soldats en uniforme noir et armure rutilante se tenaient de l’autre, en formation militaire. Au bas de l’escalier du Sanctuaire, des litières richement décorées attendaient les Voix et leurs Compagnons. De gros tarns à quatre roues, débordant d’équipement, étaient rangés en fin de colonne, à peine visibles dans le lointain. C’était une vision impressionnante. Si Mirar n’avait pas vu des armées entières succomber face à une poignée de sorciers, il aurait été convaincu que les Pentadriens l’emporteraient. Mais sans cette poignée de sorciers aiguillonnés par leurs dieux, tous ces gens seraient-ils seulement là ? C’était une question à laquelle personne ne pouvait répondre. Jamais le monde n’avait été libre de l’emprise exercée par les dieux ; comment savoir de quelle façon les mortels se seraient comportés sans cela ? Mirar avait vu des batailles éclater pour des motifs aussi puérils que le désir de laver une insulte ou de s’approprier le bien d’autrui. Les mortels n’avaient pas besoin des dieux pour leur ordonner de s’entre-tuer. Ils étaient parfaitement capables de trouver des raisons tout seuls. La Première Voix Nekaun s’avança pour s’adresser à la foule. Mirar cessa de l’écouter au bout de quelques phrases. Il avait déjà entendu ce discours maintes fois. —À quoi pensez-vous ? demanda doucement quelqu’un près de son épaule. Il pivota vers la Deuxième Voix Imenja. —À la futilité de la guerre, répondit-il. Imenja sourit. Mirar la trouvait sympathique, mais elle avait vécu assez longtemps pour savoir mettre les autres à l’aise et les manipuler subtilement. —Vous trouvez que cette guerre est futile ? Il haussa les épaules. —Même si vous la remportez, même si vous tuez les Blancs et dispersez leur armée, le Cercle existera toujours. Imenja opina. —C’est vrai. Ce qui se passera après la bataille sera aussi important que la bataille elle-même. Nous espérons qu’avec le temps les peuples du Nord comprendront que notre mode de vie est meilleur et notre justice plus bienveillante, et qu’ils finiront par se convertir au culte des Cinq. Certains d’entre eux continueront à vénérer leurs dieux, mais le pouvoir du Cercle en Ithanie du Nord s’en trouvera grandement diminué. —Donc, cette guerre n’est pas tout à fait futile, de votre point de vue, résuma Mirar. —En effet, grimaça Imenja. Mais je vous comprendrais si vous souhaitiez que nous puissions également tuer les dieux du Cercle. Le monde deviendrait un endroit plus sûr pour vous et les vôtres. Pourquoi souriez-vous ? Mirar gloussa. —Parce que je vous imagine tuant les dieux du Cercle pour moi. Et parce que je me dis que si les immortels vous en révélaient le moyen, à vous et aux Blancs, il ne nous resterait plus qu’à nous installer confortablement pour vous regarder faire le boulot à notre place. Ce qui ne serait peut-être pas un mauvais plan de rechange si aucune occasion de libérer Auraya ne se présentait, ou si la jeune femme refusait de leur prêter main-forte. Mirar n’avait pas trouvé d’autre moyen de la délivrer qu’en forçant le passage jusqu’à elle, ce qui gâcherait sûrement les relations cordiales entre les Voix et lui – voire entre les Voix et tous les Tisse-Rêves. La meilleure option restait donc d’attendre et de voir si Imenja tiendrait sa promesse. Toutefois, si les Voix remportaient la bataille, il n’y aurait peut-être plus de Blancs pour attaquer les dieux pentadriens. Mais les Voix pourraient toujours tuer ceux du Cercle, et c’était tout ce dont les Tisse-Rêves avaient besoin. Apparemment, les Cinq n’avaient rien contre eux. Nekaun se tut, et la foule poussa des vivats. D’un geste théâtral, la Première Voix fit signe aux autres de la suivre jusqu’aux litières. Le sourire d’Imenja se flétrit légèrement et, cette fois, Mirar vit bien qu’elle se forçait. Comme les Voix descendaient le large escalier, Mirar les suivit quelques pas en retrait, avec les Compagnons et les conseillers. Arrivée près des litières, Genza lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, les yeux plissés et l’air pensive. —Première Voix Nekaun, cela te dérangerait-il que le Tisse-Rêves monte avec moi ? Tu sais combien les longs voyages m’ennuient. Nekaun la dévisagea en haussant les sourcils. —Ce n’est pas franchement un long voyage. (Il se tourna vers Mirar avec un sourire poli.) Tisse-Rêves Mirar, me ferez-vous l’honneur de votre compagnie pendant le trajet ? —Tout l’honneur sera pour moi, répondit Mirar du tac au tac. Genza eut un haussement d’épaules. —Plus tard, peut-être, quand il en aura assez d’entendre parler de stratégie. Ils prirent place sur les litières, qui furent soulevées par des esclaves musclés en tenue d’apparat. Ainsi toute l’armée pourrait-elle voir ses chefs. Et moi, songea Mirar sans plaisir. La veille, il avait exploré les songes des Tisse-Rêves. Leur réaction à son accord avec les Voix était mitigée. Certains l’approuvaient, d’autres non. À de rares exceptions près, tous pensaient que sa main avait été forcée— peut-être par les circonstances, peut-être par une menace plus directe. —Ne laissez pas Genza profiter de vous, lui dit Nekaun comme leur litière s’ébranlait. —Je n’en avais pas l’intention, répondit Mirar en souriant. La Quatrième Voix avait cessé de flirter avec lui dès leur arrivée au Sanctuaire ; Nekaun ne devait pas être au courant. —Je préfère vous prévenir. Elle peut se montrer assez insistante. Plus vous lui résisterez, plus elle vous trouvera intéressant. —Je connais ce type de femme, assura sèchement Mirar. Nekaun gloussa. —Je n’en doute pas. Sachez aussi qu’une fois sa curiosité satisfaite elle vous ficherait la paix. Elle veut juste voir si votre réputation est méritée… comme beaucoup de femmes, j’imagine. —Je ne suis pas l’esclave de ma réputation, répliqua Mirar. —Non, en effet. Et je respecte ça. (Les yeux de Nekaun pétillèrent de satisfaction.) Vous savez quand vous montrer flexible et quand demeurer inébranlable. Quelle allusion subtile au fait qu’il avait accepté d’aider les Voix ! Mirar se retint de grimacer et grigna un sourire en coin. —D’habitude, ce sont plutôt les femmes qui disent ça de moi. Tandis que la litière s’engageait entre les colonnes de Serviteurs et de soldats, le rire de Nekaun résonna à travers toute la Parade. Tamun leva les yeux vers la proue du bateau et sourit. Son frère se tenait très droit, les cheveux fouettés par le vent. Propulsée par sa magie et guidée par sa volonté, leur embarcation fendait les flots. De l’eau jaillissait des deux côtés de l’étrave, et la coque frémissait chaque fois qu’elle heurtait une vague. Tamun détailla les muscles de Surim, développés par de nombreuses heures passées à ramer ou à pousser sur une perche pour se déplacer dans le marais. Il était devenu beaucoup plus masculin depuis qu’ils s’étaient installés dans les Cavernes Rouges. La sœur de Tamun était devenue un très séduisant frère. Pourquoi ne l’avait-elle pas remarqué plus tôt ? Peut-être passait-elle tellement de temps avec lui qu’elle ne prenait jamais la peine de le regarder vraiment. Elle manquait de recul. Mais la transformation – que Surim avait effectuée lentement, pour ne pas la choquer et lui permettre de s’y habituer – n’était pas juste physique. Il était aussi devenu plus audacieux. Je suppose que cette partie de sa personnalité a toujours été en lui, mais qu’il ne pouvait pas l’exprimer avant, songea Tamun. À l’origine, Surim et elle étaient reliés par le corps aussi bien que par l’esprit. Elle porta la main à sa cicatrice. Comme toujours, le souvenir de leur séparation en faisait resurgir la tristesse et la douleur. Mais cela avait aussi été un soulagement. Pour Surim plus que pour moi, admit Tamun. Nous sommes peut-être jumeaux, mais nous différons sur beaucoup de points. Je reste enfermée dans notre caverne à bouder parce qu’il me laisse seule. J’ai trop peur de sortir – peur que quelqu’un me voie et que les dieux soient prévenus de mon existence. Surim explore le marais et se mélange aux autochtones. Il sait que sa transformation empêchera les dieux de le reconnaître. À présent, Tamun se trouvait bien loin des Cavernes Rouges, filant vers l’endroit même où des milliers de mortels – et peut-être quelques immortels – la verraient, et où les dieux se rassembleraient sûrement. Elle frissonna. C’était de la folie. Mais c’était aussi la chose la plus logique à faire. Pour tuer les dieux, ils devaient s’approcher d’eux. En revanche, Tamun doutait que l’occasion de le faire se présente dans les jours à venir. Si elle y pensait trop, la tête lui tournait désagréablement. Fermant les yeux, elle se lança à la recherche d’autres esprits. Elle trouva d’abord quelques pêcheurs, qui rentraient tard après une matinée de travail, puis l’équipage d’un navire marchand qui faisait voile vers le sud pour ravitailler Diamyane. Plusieurs guerriers senniens et un prêtre circlien se trouvaient à bord, et des vaisseaux de guerre dunwayens voguaient non loin. Ils s’attendaient que la flotte pentadrienne tente de couper les lignes de ravitaillement maritimes de l’armée circlienne. Comme elle les laissait derrière elle, Tamun fut attirée par le bourdonnement de nombreux esprits. Les troupes circliennes longeaient la côte. Elles savaient qu’il leur restait une journée de marche avant d’atteindre Diamyane. Les plus expérimentés des prêtres et des soldats envisageaient la bataille à venir avec un mélange d’angoisse et de détermination. Tamun se déplaça ensuite jusqu’à leur destination. Diamyane n’était plus occupée que par des pillards, des Tisse-Rêves et des troupes senniennes envoyées pour préparer l’arrivée du reste des forces circliennes. Tamun sonda l’esprit des Tisse-Rêves et chercha Emerahl dans leurs pensées – ou du moins, la femme pour laquelle Emerahl se faisait passer. La voilà. Tamun sourit en voyant ce que l’immortelle rousse inspirait à Arleej, dirigeante officielle des Tisse-Rêves. Cette dernière la connaissait sous le nom d’Emméa ; elle avait reçu de Mirar l’ordre de la faire participer à toutes les discussions et de l’inclure dans tous leurs plans. Elle la trouvait assez sympathique, bien qu’impatiente et facilement irritable. Arleej était justement en train de raconter à Emerahl ce qui s’était passé quand elle avait informé Juran des Blancs de la décision de Mirar selon laquelle tous les Tisse-Rêves pourraient utiliser leurs Dons afin de protéger les combattants de leur choix. —… Il est devenu blanc pour de bon, déclara-t-elle. Emerahl gloussa. —Et qu’a dit Juran ? —Il a accepté notre proposition d’aide. Je crois qu’il voulait refuser. Il soupçonnait une entourloupe, mais puisque les Circliens sont déjà désavantagés par la décision de Mirar de rejoindre leur ennemi, il a été obligé de courir ce risque. —Vous n’êtes pas tentés de vous retourner contre les Circliens, n’est-ce pas ? —Non, bien sûr que non. (La question amusait Arleej.) Juran a également accepté que certains d’entre nous suivent les Blancs quand ils se porteront à la rencontre des Voix, sur l’isthme, puisque Mirar accompagnera certainement l’ennemi. —J’aimerais faire partie de ce groupe, offrit Emerahl. Mirar m’a envoyée à vous parce que je suis puissante, et que je pourrai rétablir la balance qu’il a été forcé de déséquilibrer. Arleej réfléchit et acquiesça. —Entendu. La conversation se porta ensuite sur des considérations matérielles. Comme Tamun ne pourrait pas établir de rêvelien avec Emerahl jusqu’à ce que celle-ci soit endormie, elle se dirigea vers le sud et vers un autre grouillement d’esprits. L’armée pentadrienne marchait vers l’isthme. Elle ne se trouvait qu’à une demi-journée de son extrémité méridionale, mais n’avait pas l’intention de le traverser. Il fallut un peu plus longtemps à Tamun pour localiser Mirar. En effet, outre celui des esclaves, un seul esprit non protégé voisinait avec celui du Tisse-Rêves. Il appartenait à une femme nommée Reivan, qui était la Compagne de la Deuxième Voix Imenja. Reivan éprouvait pour Mirar un respect entaché de méfiance. Elle aimait ses idéaux et son dégoût pour la violence, mais ne les jugeait guère pragmatiques. Elle se sentait très impressionnée par son âge – plus d’un millénaire. Quand elle pensait au chef des Pentadriens, en revanche, son esprit se remplissait d’émotions conflictuelles : des vestiges de désir physique, de l’inquiétude, de la colère et une haine qui grandissait lentement mais sûrement. —Tamun ? Surim ? Tamun reconnut la voix mentale du Goéland. S’arrachant à contrecœur aux pensées de la Compagne Reivan, elle se focalisa sur l’immortel. —Salutations, Goéland. Où es-tu ? —J’approche du golfe du Chagrin. Je devrais atteindre l’isthme ce soir. —Connais-tu les tunnels dont Emerahl mus a parlé ? —Oui. Je les utilisais souvent quand ils étaient encore ouverts. —Il nous reste à espérer que l’un d’eux passe sous l’endroit où les Blancs rencontreront les Voix. —J’ai trouvé une solution à ce problème. Si je fais effondrer une petite section de l’isthme, ils serontforcés de se tenir de part et d’autre de la faille pour se parler. —Ah ! (Le doute envahit Tamun comme elle réfléchissait.) Mais ils se demanderont qui a provoqué cet effondrement, et pourquoi. Cela risque d’éveiller leurs soupçons. —C’est possible, lui concéda le Goéland. Mais je pourrais faire en sorte que ça paraisse naturel. —Tout de même, ç’aurait l’air d’une sacrée coïncidence. —Dans ce cas, je ne vois qu’une seule chose à faire. —Laquelle ? —Je vais creuser un tunnel le long de l’isthme, juste sous la route. —Ça prendra du temps. —Une journée environ. Je commencerai au centre, là où il est le plus probable que la rencontre aura lieu. Ça présente quand même un inconvénient. —Ah ? —Ça pourrait provoquer l’effondrement de tout l’isthme. Avec un peu de chance, d’ici à quelques années, et pas pendant que je me trouverai dessous. —Alors, sois très prudent. Et si cela arrivait quand même, ne t’en fais pas : nous te déterrerions. —Je ferais mieux de prendre des leçons de survie ensevelie auprès de Mirar, la railla le Goéland. Juste au cas où. Sur ce, je dois te laisser. Si je ne me rappelle pas régulièrement à son souvenir, le roale oubliera qu’il me porte. Et s’il décide de plonger, je n’arriverai certainement pas ce soir. Comme son esprit s’estompait de celui de Tamun, celle-ci prit quelques grandes inspirations pour se calmer. Ce qu’ils s’apprêtaient à faire était dangereux à plus d’un titre. Et ça ne fonctionnerait peut-être même pas. Mais elle était prête à essayer si cela pouvait la libérer des dieux. Certains risques valaient la peine d’être courus. Chapitre 47 Le soleil avait glissé derrière l’horizon, s’abîmant avec détermination et régularité comme s’il observait patiemment sa routine habituelle parce qu’il savait que la bataille du lendemain ne commencerait pas sans lui. À l’ouest, les vestiges du jour s’attardaient en parant l’horizon d’étranges couleurs. Reivan, qui marchait dans cette direction, se demanda si un Penseur, quelque part, savait pourquoi le ciel pouvait prendre des teintes aussi improbables que le vert et le violet à ce moment de la journée. En atteignant Imenja, elle s’arrêta. La Deuxième Voix observait l’isthme. Baigné par la lueur singulière du crépuscule, celui-ci filait vers une ombre à peine visible. Sennon. L’Ithanie du Nord. —Ils ne sont pas encore arrivés, rapporta Imenja. —Allons-nous traverser et prendre Diamyane ?s’enquit Reivan, car cette possibilité avait été évoquée lors de plusieurs conseils de guerre. —Non. Nous avons intérêt à rester ici. Les Circliens ne pourront traverser qu’à quelques hommes de front, ce qui nous permettra de les éliminer facilement. —Et si les Blancs marchent en tête de l’armée ennemie ? —Alors, nous les combattrons – nous, les Voix. —Du coup, les soldats n’auront rien à faire. Imenja eut un sourire grimaçant. —En effet. Ce qui ne sera pas une mauvaise chose. La guerre n’est pas tendre avec les mortels dépourvus de Talent. Reivan frissonna. Elle était une mortelle dépourvue de Talent. Mais Imenja se tourna vers elle et posa une main sur son épaule. —Ne t’en fais pas. Tu seras bien protégée. La jeune femme acquiesça. —Je sais. (Elle soupira.) Mais je serai un boulet – inutile. La lueur dans le ciel se mourait lentement, plongeant le visage d’Imenja dans la pénombre. Reivan ne voyait pas l’expression de sa maîtresse. —Pas pour moi, dit Imenja en lui pressant l’épaule. (Elle jeta un coup d’œil derrière elle.) Notre pavillon est dressé. Allons rejoindre les autres. Elles rebroussèrent chemin vers le camp. Ce qui, quelques heures plus tôt, n’était encore qu’une portion de terrain sec et poussiéreux disparaissait désormais sous des masses noires pointues, entre lesquelles des feux brillaient telles des étoiles orange. La première fois que Reivan avait vu les domestiques monter une de ces tentes, elle avait été consternée. Leur forme pentagonale compliquait inutilement la tâche des malheureux, et leur toile noire emprisonnerait la chaleur du soleil. Parfois, la jeune femme se demandait si les Pentadriens ne poussaient pas le symbolisme religieux un peu trop loin. Mais quand le soleil se lèverait, les soldats ne seraient pas tapis à l’intérieur de leurs tentes surchauffées. Ils seraient en train de faire couler le sang. Ou de regarder des sorciers décocher des décharges d’énergie meurtrière en espérant que l’une d’elles ne les frapperait pas par erreur. Reivan repensa à ce qu’Imenja lui avait dit. Une bataille entre les Blancs et les Voix – ça semblait trop beau pour être vrai ! Mais les Serviteurs et les prêtres ne resteraient pas les bras ballants : ils aideraient leurs chefs en leur prêtant le secours de leur propre magie. Une fois que les Voix auraient vaincu les Blancs – ou, les dieux les en préservent, le contraire – ni les Serviteurs ni les prêtres n’auraient plus de raisons de poursuivre le combat. Mais ils s’obstineraient peut-être quand même, par loyauté envers leurs dieux. Et ensuite ? se demanda Reivan. Une fois qu’un des deux camps aura capitulé, que deviendront les armées ? Elle doutait que les Voix laissent les Circliens rentrer chez eux, comme les Blancs l’avaient fait pour les Pentadriens après la dernière bataille. Elle savait aussi que, cette fois, les chefs du camp victorieux n’épargneraient pas ceux du camp adverse. Imenja ralentit et poussa un soupir. Levant les yeux, Reivan vit qu’elles approchaient d’une grande tente. Celle-ci n’était pas pentagonale comme les autres : elle avait la forme d’une étoile. Son entrée s’ouvrait entre deux des branches. Reivan suivit Imenja à l’intérieur et se retrouva dans une pièce à cinq côtés. Dans chacune des parois de toile se découpait un rabat, qui donnait probablement sur les quartiers privés des Voix. Un immense tapi recouvrait le sol. Plusieurs sièges en osier y étaient disposés, autour de tables basses sur lesquelles Reivan aperçut des bols de fruits secs et des carafes d’eau. Un Serviteur fit le signe de l’étoile comme Imenja se tournait vers lui. Baissant les yeux, il désigna l’un des rabats. Imenja écarta celui-ci et le tint jusqu’à ce que Reivan le rattrape. Les deux femmes entrèrent. Ici aussi, le sol disparaissait sous un tapis. Des malles de voyage attendaient au pied d’un grand lit. —Où vais-je dormir ?s’enquit Reivan. —Il doit y avoir une tente pour toi tout près d’ici, répondit Imenja. —Cela sera-t-il assez confortable ? lança quelqu’un derrière elles. Les deux femmes pivotèrent et découvrirent Nekaun debout sur le seuil de la pièce triangulaire. À sa vue, la peau de Reivan la picota de dégoût. —Pour un peu, je me croirais encore au Sanctuaire, répondit sèchement Imenja. Le sourire de Nekaun s’élargit. —Ça ne durera pas. (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Le repas est servi. Viens manger. Il battit en retraite. Reivan se tourna vers Imenja, qui hocha la tête d’un air approbateur. —Je suis ravie qu’il n’ait plus aucune emprise sur toi, murmura-t-elle. Même si j’aurais préféré que te détacher de lui soit moins douloureux. Surprise, Reivan cligna des yeux, puis opina en se rendant compte que sa maîtresse avait raison. Nekaun ne lui inspirait plus aucune admiration, et elle n’avait plus les genoux qui mollissaient dès qu’elle se trouvait en sa présence. Elle n’avait plus soif de son attention. Plus depuis que… Elle frissonna en se rappelant la dernière fois qu’il lui avait rendu visite. Il avait révélé une facette cruelle, quelque chose que Reivan ne soupçonnait pas et qu’elle n’oublierait jamais. À présent, elle n’éprouvait plus que du dégoût pour son ancien amant. Imenja sortit en lui tapant sur l’épaule au passage. —Allons dîner. Reivan suivit sa maîtresse dans la salle du milieu. Entre-temps, les autres Voix et leurs Compagnons étaient arrivés. Des domestiques apportaient des plats de nourriture fumante, qui répandaient une odeur délicieuse. Reivan s’assit près d’Imenja et commença à manger. Des Serviteurs Dédiés arrivèrent en compagnie de quelques Penseurs. Nekaun y alla de sa petite allocution, clamant que pendant qu’ils festoyaient les Circliens épuisés finissaient la longue marche qui les conduirait à la défaite dès le lendemain. Les conversations tournaient toutes autour de la bataille imminente. Un Serviteur Dédié rapportait que plusieurs navires de ravitaillement circliens avaient été coulés. Dans le brouhaha général, Reivan entendit les Penseurs discuter d’une créature marine géante qui avait été aperçue dans le golfe du Chagrin. Ils voulaient la tuer pour l’examiner. —Si vous faites ça, nous vous retirerons notre soutien, tonna une voix à l’accent épais. Toutes les têtes se tournèrent vers l’entrée du pavillon, et le cœur de Reivan fit un bond dans sa poitrine comme elle reconnaissait le nouvel arrivant. Autour d’elle, les convives qui n’avaient encore jamais vu d’Élaï écarquillèrent les yeux, impressionnés. Même si le roi Aïs avait été un terrestre, sa haute taille, la circonférence de sa poitrine et les bijoux en or qu’il portait auraient fait de lui un personnage impressionnant. Sa peau d’un noir bleuté, totalement glabre, ses paupières doubles, ses mains et ses pieds palmés lui conféraient une étrangeté que certains pouvaient trouver fascinante et d’autres, répugnante. Il s’avança, observant les Penseurs de ses yeux plissés. —Le ru-al est une créature aussi ancienne qu’inoffensive. Un seul d’entre eux suffirait à nourrir maintes familles élaï ; pourtant, nous ne les chassons pas. En tuer un pour assouvir votre curiosité serait… (Il secoua la tête.) Ce serait de la cruauté, et un beau gaspillage. —Personne ne va tuer cette créature, promit Nekaun en se portant à la rencontre du souverain. Bienvenue en Avven et dans le campement de guerre pentadrien, roi Aïs. J’espère que votre voyage n’a pas été trop pénible. Tandis que les deux dirigeants continuaient à échanger des politesses, Reivan détourna les yeux. Les convives écoutaient et observaient le roi Aïs comme s’ils étaient hypnotisés. Nekaun leur jeta un bref regard désapprobateur ; alors, ils se ressaisirent et reprirent le fil de leurs conversations interrompues. —Le roi Aïs parle bien avvène à présent, constata Imenja. Reivan opina. La Deuxième Voix balaya la pièce du regard et se tourna vers Vervel. —Tu sais où est Mirar ? lui demanda-t-elle à voix basse. Vervel haussa les épaules. —Il s’est retiré sous sa tente. —Fatigué par le voyage ? suggéra Shar avec un sourire malicieux. Ou serait-ce la faute de Genza ? Il est resté longtemps avec elle. L’intéressée le toisa en haussant un sourcil dédaigneux. —Sur une litière. À la vue de tous. —Il a eu de la chance. —Un immortel peut-il vraiment se fatiguer ?lança Vervel d’un air pensif. Personne ne répondit. —Il est peut-être rentré en douce au Sanctuaire, suggéra Genza. (La Quatrième Voix fit face à Nekaun, qui avait quitté le roi des Élaï pour les rejoindre.) Auraya est-elle solidement enfermée ? Nekaun eut un sourire cruel. —Ne t’en fais pas pour ça. Nous surveillons Mirar, et les gardes d’Auraya ont reçu l’ordre de la tuer si quiconque tente de la délivrer. Imenja sursauta. Nekaun soutint son regard avec un triomphe évident. —Je suis tenté de leur dire de la tuer même si personne n’essaie, et d’apporter son cadavre ici pour l’offrir aux Blancs. Ça pourrait leur donner à réfléchir. Les autres Voix se jetèrent des coups d’œil mais ne dirent rien. —Mais tu ne le feras pas, dit calmement Imenja. Parce que c’est à cause d’elle que Mirar nous aide. Nekaun haussa les épaules. —Il ne prendra pas le risque de gâcher la bonne entente entre notre peuple et le sien. —Et nous ne devrions pas le prendre non plus, insista Imenja. La Première Voix émit un bruit méprisant. —Nous n’avons pas besoin des Tisse-Rêves. Le silence s’était fait sous le pavillon. Tous les convives écoutaient les Voix avec attention. Reivan se rendit compte que son cœur battait la chamade. C’était la première fois qu’Imenja s’opposait publiquement à Nekaun. La Deuxième Voix esquissa une moue pensive. —Peut-être devrions-nous consulter notre peuple avant de prendre une décision si importante pour lui. Je ne voudrais pas que nous causions des dissensions inutiles en son sein, ou que nous le privions de l’accès aux soins supérieurs des Tisse-Rêves. Je suggère que nous organisions un vote. Elle regarda les autres Voix. Celles-ci acquiescèrent et levèrent les yeux vers Nekaun, attendant sa décision. Le jeune homme fronça les sourcils et, un instant, Reivan crut qu’il allait refuser tout net. Mais soudain, il sourit et écarta les mains. —Bien sûr, demandons son avis au peuple ! Après la guerre. Pour l’instant, concentrons-nous sur les affaires en cours. Venez donc faire la connaissance du roi Aïs. Les autres Voix se levèrent et le suivirent, mais Reivan resta assise à l’observer. Quelque chose la tracassait. Il ne lui fallut pas longtemps pour mettre le doigt dessus. Après la guerre, il serait inutile de consulter le peuple au sujet des Tisse-Rêves. Nekaun aurait déjà tué Auraya, ou Mirar aurait tenté de la délivrer et forcé Nekaun à mettre sa menace à exécution. Depuis l’autre bout de la pièce, Imenja croisa le regard de sa Compagne et hocha la tête. De toute évidence, elle avait lu dans l’esprit de Reivan ou était parvenue à la même conclusion de son côté. Nekaun savait qu’Imenja avait promis à Mirar de lui remettre Auraya après la bataille. Nekaun provoquait-il ses pairs en parlant de tuer la prisonnière ? Ou la tuerait-il réellement pour punir les autres Voix de s’être opposées à lui ? Reivan frissonna. Dans le contexte actuel, elle ignorait laquelle des deux solutions était la plus probable. Toutes ces semaines passées dans une platène n’avaient pas amélioré la forme physique de Danjin. De la sueur dégoulinait sur son visage et trempait sa tunique. Ses bagues lui mordaient les doigts quand ses mains se crispaient sur les rames. Il avait mal aux épaules et n’aspirait qu’à une chose : s’allonger pour dormir. —Prends ton temps, lui avait dit Ella en lui donnant une tape dans le dos. Tu peux rester toute la nuit s’il le faut. Assure-toi seulement d’être loin au lever du soleil. Puis elle avait propulsé son bateau le plus loin possible. À l’éclat des lumières qui brillaient sur les deux rives, Danjin estimait qu’elle l’avait amené jusqu’au milieu du golfe. Quand le bateau s’était immobilisé, le vieil homme avait empoigné les rames pour finir le trajet par ses propres moyens. Tous les cent coups de rames environ, il s’arrêtait pour reprendre son souffle. Lors d’une de ces pauses, il pivota sur son banc pour regarder derrière lui. Il fut soulagé de constater qu’il avait réussi à maintenir le bon cap. Les lumières du campement pentadrien se trouvaient toutes sur sa gauche. À droite, il n’y avait que l’obscurité. Et derrière lui, Danjin distinguait une mince ligne pâle : la plage. Alors qu’il la scrutait, une étincelle bleue s’alluma et mourut aussitôt. Le signal, enfin! se réjouit Danjin. Se détournant, il se remit à ramer, mû par une excitation douteuse. Une partie de lui était ravie d’avoir été désignée pour une mission qui eût mieux convenu à un homme plus jeune et plus audacieux. —Pourquoi moi ? avait-il demandé à Ella. —Tu connais assez bien Auraya pour résister si elle te contacte par l’intermédiaire de l’anneau et tente de te détourner de ta mission. Et tu es assez malin pour ne pas te lancer dans quelque folle entreprise. —La délivrer, par exemple ? Ella avait souri. —Oui. Même avec l’annelien qui dissimule ton esprit, jamais tu ne parviendrais à t’introduire dans le Sanctuaire et à neutraliser les gardes. Bien entendu, Danjin avait envisagé cette possibilité. S’il avait eu la moindre chance de sauver Auraya, il l’aurait fait. Par affection et par loyauté envers elle, mais aussi dans l’intérêt des Circliens. Ils avaient besoin des pouvoirs de la jeune femme pour refaire pencher la balance en leur faveur. Mais les Blancs n’avaient pas envoyé Danjin délivrer Auraya. Ils l’avaient envoyé rencontrer l’autre cause du déséquilibre de la balance. Le fond du bateau racla sur du sable. Danjin ramena les rames à l’intérieur. Il s’apprêtait à se mettre debout quand une secousse manqua de le faire tomber. Quelqu’un tirait son embarcation vers le rivage. Danjin empoigna le plat-bord des deux côtés et pivota vers la personne qui le halait. Mais de personne, il n’y avait point. Pourtant, son bateau glissait vers une silhouette humaine. Il s’immobilisa à quelques pas de celle-ci. Danjin se leva et enjamba le plat-bord. De l’eau glacée se referma sur ses chevilles. Il baissa les yeux et se rembrunit, mais pas parce que son pantalon et ses chaussures étaient trempés. J’espère que nous ne nous quitterons pas en mauvais termes. Seul, je ne suis pas du tout certain de pouvoir pousser mon bateau jusqu’en eau assez profonde. Il reporta son attention sur la silhouette, prit une grande inspiration et se dirigea vers elle. Qu’il ait été trahi et qu’il s’agisse d’un Serviteur était la pire des possibilités, mais pas la seule cause de sa fébrilité. Même s’il s’agissait de la bonne personne, et même si Danjin avait déjà travaillé avec elle, il avait maintes raisons de la craindre et de lui en vouloir. Il s’arrêta à quelques pas d’elle et scruta son visage plongé dans l’ombre. —Bienvenue en Ithanie du Sud, Danjin Pique, lança sèchement Mirar. Un frisson parcourut le vieil homme. Il connaissait cette voix, mais pas le ton qu’elle avait employé. Leiard était un homme digne et peu loquace. Quand il disait quelque chose, c’était toujours très doucement, presque comme s’il s’excusait. Mais bien que prononcés à un volume normal, ces mots débordaient d’une assurance criante. De l’assurance, pas de l’arrogance, décida Danjin. Ils avaient la tonalité du grand âge et de l’expérience. Telle était la voix de Mirar l’immortel. À moins que j’entende seulement ce que je veux entendre, se railla Danjin en son for intérieur. —Merci, Mirar, répondit-il. Bien que je me demande si vous avez vraiment la permission de me souhaiter la bienvenue de la part des Pentadriens. —Ce qu’ils ne savent pas ne risque pas de les déranger, répliqua le Tisse-Rêves. Est-ce une pointe de mépris que je décèle dans sa voix ?s’interrogea Danjin. —Mais plus vite je retournerai auprès d’eux, moins il y aura de chances qu’ils remarquent mon absence et se posent des questions, ajouta Mirar. Qu’avez-vous à me dire ? Danjin redressa le dos. —Les Blancs m’envoient vous faire une offre. Je suis lié à eux si vous avez quelque question ou requête… —Ils veulent que je me retire de la bataille, l’interrompit Mirar. Je ne peux pas faire ça. Danjin déglutit. —Pas même en échange de la liberté de votre peuple ? Mirar garda le silence un moment. —S’agit-il d’une offre ou d’une menace ? —Pas d’une menace, non, répondit très vite Danjin. Les Blancs promettent d’autoriser les Tisse-Rêves à pratiquer tous leurs Dons, y compris la communion, si vous renoncez à soutenir les Pentadriens. —Mais si je fais ça, les Tisse-Rêves du continent sud en paieront le prix, lui objecta Mirar. À votre avis, quel camp a le plus de chances de l’emporter si j’accepte l’offre des Blancs ? —C’est impossible à déterminer. —Et si je reste avec les Pentadriens ? Danjin soupira. —Leurs chances seront meilleures que les nôtres. Demande-lui si Auraya lui pardonnerait la mort de ses amis et de ses compatriotes, chuchota Ella dans la tête du vieil homme. Celui-ci résista à l’envie de toucher son anneau. —Comment Auraya réagira-t-elle si vous aidez les Pentadriens à massacrer sa famille, ses amis et son peuple ? lança-t-il d’une voix douce. —Oh !elle sera sûrement ravie, ricana Mirar. Mais au moins, il y aura une petite chance qu’elle vive. Si les Blancs gagnent, elle mourra. —C’est pour ça que vous avez accepté l’offre des Pentadriens ?se surprit à murmurer Danjin comme si cela pouvait empêcher les Blancs de l’entendre. Mirar ne répondit pas. Son silence suggérait une certaine réticence à admettre quelque chose. Qu’il est toujours amoureux d’Auraya ? Danjin se remémora les réponses précédentes du Tisse-Rêves. Celui-ci n’avait rien laissé filtrer. Peut-être refuse-t-il d’avouer que ses raisons sont beaucoup moins nobles. Qu’il agit ainsi pour se venger. —Y a-t-il quoi que ce soit que les Blancs puissent vous offrir ? demanda Danjin. Il fut surpris d’entendre Mirar soupirer. —Non. Mais soyez assuré que je ne reviendrai pas sur notre vœu de non-violence. Il est bien dommage que votre peuple n’ait pas fait preuve d’une égale constance. Il y a quelques années, vous étiez outrés que les Pentadriens osent envahir des contrées étrangères. Aujourd’hui, vous vous apprêtez à faire de même. Dites aux Blancs que si mon aide désavantage les Circliens, peut-être devraient-ils renoncer à leurs plans d’invasion. Ça vaudrait mieux pour tout le monde. Danjin éprouva un flamboiement de colère. Comment ce sorcier hérétique osait-il croire qu’il pouvait infléchir le cours d’une guerre à l’instar d’un dieu ? Puis une idée lui vint qui apaisa son indignation. —Donc, si les Blancs acceptaient d’abandonner leurs projets de conquête, vous retireriez votre aide aux Pentadriens ? Mirar réfléchit. —Je l’envisagerais. (Il pivota brusquement pour regarder derrière lui.) Une patrouille approche. Vous devriez partir. La peur poignarda Danjin. —Quelle distance ? —Assez loin pour que vous puissiez lui échapper si vous partez maintenant. Je vais pousser votre bateau le plus loin que je pourrai. Danjin hocha la tête, puis s’aperçut qu’il était probablement aussi difficile à voir que Mirar dans l’obscurité. —Merci. Il regagna son embarcation et monta à bord. Un bruit d’éclaboussures derrière lui, le fit se retourner. Mirar l’avait suivi. —Je ferai mon possible pour Auraya, dit le Tisse-Rêves à voix basse. Mais prenez garde. Si elle vous revient, vous découvrirez qu’elle n’est plus la femme que vous avez connue. Les dieux l’ont trahie et utilisée comme un pion dans leurs jeux mesquins. Quand on a subi ce genre de manipulation, il est difficile de ne pas devenir amer. Danjin frissonna. Une fois de plus, il avait entendu la tonalité du grand âge et de l’expérience dans la voix de Mirar. Il agrippa le plat-bord comme une secousse délogeait son bateau du sable et le propulsait à l’écart du rivage. Dès que l’eau fut assez profonde, l’embarcation pivota sur elle-même, et Danjin se retrouva face à la plage. Il eut juste le temps de distinguer la silhouette de Mirar. Puis son bateau jaillit vers le large, prenant de la vitesse et faisant jaillir de l’écume sur les côtés. Les mains de Danjin se crispèrent sur le plat-bord. Son cœur battait la chamade. Il avait peur de percuter un obstacle dans le noir, mais était trop terrifié pour regarder autour de lui. Le soulagement le submergea quand son embarcation commença enfin à ralentir. Les lumières du campement pentadrien étaient assez lointaines pour le rassurer. Il pivota sur son banc et hoqueta de surprise. Celles du campement circlien étaient beaucoup plus proches qu’il s’y attendait. Mirar m’a envoyé bien plus loin qu’Ella. Il fronça les sourcils. Cela signifie-t-il qu’il est plus puissant ? Il passa quelques minutes à y réfléchir. Non, il devait se tromper. Ella avait remplacé Auraya ; par conséquent, les deux femmes devaient être de force équivalente. Et les dieux n’auraient pas envoyé Auraya tuer Mirar si elle avait été moins puissante que lui. Un bruit d’éclaboussures tout près du bateau arracha Danjin à ses réflexions. Le vieil homme regarda par-dessus bord. Il ne s’attendait pas à voir quoi que ce soit ; pourtant, une paire d’yeux ronds lui rendit son regard. Paralysé par la surprise, il ne réagit pas. Puis deux mains noires jaillirent de l’eau pour le prendre à la gorge. Danjin se rejeta en arrière tout en les repoussant d’un geste brusque. Il eut une impression de peau froide et glissante. Les mains empoignèrent le plat-bord de son embarcation. Elles étaient incroyablement grandes, avec des doigts palmés. Danjin entendit un bruit mouillé et tourna vivement la tête. Une autre main venait d’apparaître par-dessus le plat-bord opposé. Elle brandissait une arme étrange. —Ella ! hurla mentalement le vieil homme. —Je les vois ! Laisse-moi le temps de te localiser ! Deux têtes émergèrent des flots : des têtes d’homme noires et chauves, aux yeux vitreux. Submergé par la terreur, Danjin se saisit d’une rame et l’abattit sur celle de gauche. L’homme esquiva. Danjin pivota et donna un coup de manche vers celui de droite. Le bois heurta quelque chose avec un craquement réjouissant. L’homme retomba dans l’eau, et son compagnon plongea à sa suite. Danjin se demanda s’il l’avait tué. S’il était juste blessé, son compagnon devrait sans doute le ramener là d’où ils venaient. S’il était mort, son compagnon voudrait peut-être le venger. S’il n’avait presque rien, ils risquaient de revenir tous les deux à la charge. Pour la plus grande consternation de Danjin, les deux têtes rejaillirent de l’eau non loin de lui. L’une d’elles avait le nez cassé. Son sang écarlate coulait dans sa bouche ouverte et déformée par une grimace haineuse, maculant la blancheur de ses dents. Mais il y a quelques instants, je ne les voyais pas si bien, s’aperçut Danjin. Les deux hommes levèrent la tête et regardèrent vers le rivage. Une expression apeurée passa sur leur visage. Puis ils se laissèrent couler. Pivotant, Danjin vit une lumière se précipiter vers lui. Il agita les bras et s’écroula au fond du bateau lorsque celui-ci bondit en avant. Avec un soupir de soulagement, il décida de rester où il était. Le retour jusqu’à la terre ferme fut miséricordieusement bref. Quand il sentit le bateau ralentir, Danjin se hissa de nouveau sur le banc. Ella se tenait sur la plage, bienveillante apparition de blancheur et de lumière. Comme le fond de l’embarcation raclait sur le sable, la jeune femme s’avança sans se soucier de mouiller sa robe et son circ. Danjin éprouva une soudaine bouffée d’affection pour elle. —Tu vas bien ?s’inquiéta la Blanche. Danjin descendit du bateau et s’examina. —Je crois. Un peu cabossé par endroits, mais content d’être toujours en vie. (Il jeta un coup d’œil vers le large.) Ces créatures… C’était quoi ? — Des Elaï, répondit Ella, les sourcils froncés. Ils ont coulé plusieurs de nos navires de ravitaillement et un vaisseau de guerre dunwayen dans la soirée. Ce n’est pas une arme que tu as vue : c’était un foret, un outil qui sert à percer des trous dans le bois. Danjin hocha la tête. Bien sûr. Maintenant qu’elle en parlait, il reconnaissait cet instrument utilisé pour certaines réparations navales. Mais entre les mains des créatures, le foret avait pris des allures de menace exotique. —Nous devons trouver un moyen de les contrer, sans quoi, nous ne survivrons jamais à une bataille prolongée, ajouta Ella. —Eh bien, je suis ravi qu’ils n’aient pas eu l’occasion de percer des trous dans ma vieille carcasse, dit Danjin. Ella sourit. —Moi aussi. J’aurais préféré ne pas t’envoyer là-bas, mais le seul autre moyen de parler à Mirar était de passer par Arleej, et il aurait pu accepter un accord à la condition que son peuple ne l’apprenne pas. —Avez-vous tiré quelque chose de cette rencontre ?s’enquit Danjin. La jeune femme le dévisagea et haussa les épaules. —Peut-être. Nous devons en discuter. Tu devrais aller dormir avant que l’armée arrive, dans quelques heures. —Ça m’étonnerait que j’y arrive. —Moi aussi, mais essaie quand même. J’aurai besoin que tu sois en forme demain matin. Posant une main sur l’épaule de Danjin, elle le guida vers la ville. Chapitre 48 Lorsque Auraya reprit lentement conscience de son corps torturé, elle faillit grogner tout haut. Au moins, quand je dors, je ne sens rien. Ni douleur, ni frustration, ni ennui, ni inquiétude, ni… Qu’est-ce que c’est ? Quelque chose lui reniflait l’oreille. Elle ouvrit les yeux et tourna la tête. Des yeux ronds et un museau pointu emplirent son champ de vision. Une petite langue rose lui lécha le nez. —Owaya, dit Vaurien tout bas. —Tu es revenu ! Auraya en aurait presque sangloté de soulagement. —Vauwien chasser. Vauwien twouver. Il fit passer quelque chose de sa patte dans sa bouche et escalada le bras d’Auraya. Celle-ci modifia légèrement sa position et se raidit comme une vive douleur la traversait des épaules aux poignets. Elle prit de grandes inspirations en attendant que sa circulation sanguine se rétablisse. Le poids du veez et la pression de ses pattes ne l’aidaient pas du tout. Les sensations d’Auraya revenant, chaque mouvement de Vaurien provoquait de nouvelles explosions de douleur le long de son bras droit. —Aïe ! Tu me fais mal ! Son familier l’ignora. Auraya se tordit le cou pour essayer de voir ce qu’il faisait. Alors, un fol espoir lui fit tourner la tête et lui coupa le souffle. Vaurien tenait une clé dans sa bouche. Il tentait de l’insérer dans la serrure de sa menotte droite. Auraya le regarda fixement, bouche bée. Mais quand elle se rendit compte qu’il essayait de mettre la mauvaise extrémité de la clé dans le trou, elle se ressaisit très vite. Elle jeta un coup d’œil aux gardes. Tous deux étaient adossés au mur de chaque côté du portail, la tête baissée. En sondant leurs pensées, Auraya vit qu’ils boudaient parce qu’on les avait laissés au Sanctuaire. Je suis le plus puissant des Serviteurs Dédiés de Glymma, et je finis geôlier, songeait l’un d’eux, j’ai dû faire quelque chose de mal. Mais j’aimerais bien savoir quoi ! Reportant son attention sur Vaurien, Auraya effleura son esprit et y insinua l’idée de retourner la clé. Le veez s’immobilisa, parut hésiter, puis obtempéra en utilisant ses deux pattes et sa bouche. Il sembla à Auraya qu’il mettait une éternité à introduire la clé dans la serrure. Quand il eut enfin réussi, la jeune femme sentit qu’il ne savait pas quoi faire ensuite. Il réfléchit à la façon dont il ouvrait les serrures magiques d’habitude. Quelque chose tournait à l’intérieur. Il tenta d’imprimer une rotation à la clé, mais ses pattes n’étaient pas conçues pour un tel geste. Entendant un bruit, Auraya jeta un nouveau coup d’œil aux gardes. Son estomac se noua. L’un d’eux la regardait. —Tu ferais mieux de te dépêcher, dit-elle à Vaurien. Sinon, il y aura du ragoût de veez au menu ce soir. Comme le garde tendait la main vers le portail, le désespoir submergea Auraya. Vaurien dut le sentir, car soudain, il s’élança le long de son bras pour venir lui lécher la figure. —Non, non, non ! marmonna-t-elle. À son grand soulagement, Vaurien remonta très vite jusqu’à sa menotte. Il s’arrêta et la renifla. Auraya entendit le portail s’ouvrir et le deuxième garde demander quelque chose. Elle regarda anxieusement Vaurien qui considérait la clé sans savoir que faire. Du coin de l’œil, elle vit le premier garde entrer dans le hall. Vaurien prit la clé dans sa bouche et tourna. La serrure s’ouvrit dans un déclic, et Vaurien sauta sur l’assise du trône. Les dents serrées pour contenir la douleur de son bras trop longtemps immobilisé, Auraya glissa sa main hors de la menotte et fit pivoter son poignet pour saisir la clé. Le bruit de pas se fit plus fort, puis plus rapide comme la prisonnière forçait son bras à bouger pour insérer la clé dans son autre menotte. Elle tourna, et la serrure s’ouvrit. Apercevant un éclair du côté du garde, elle se jeta sur le côté. La décharge magique noircit la base du trône. Auraya se réfugia précipitamment derrière l’énorme siège, le souffle court et le cœur battant la chamade. Il faut que je sorte du vide ! À présent, elle entendait deux paires de pieds se rapprocher pour la prendre en tenaille. Les Serviteurs contournaient le trône. Sans grand espoir, elle chercha de la magie… et en trouva. La zone située derrière le trône n’était pas dans le vide ! Conjurant de la magie à toute allure, Auraya s’enveloppa d’un bouclier à l’instant où les Serviteurs apparaissaient sur les côtés et lançaient leur attaque. Elle en renversa un d’une poussée d’énergie, puis pivota pour affronter l’autre. Celui-ci la dévisagea, les yeux écarquillés par la surprise et l’horreur. Elle le foudroya d’un regard qu’elle espérait fou de rage et fit un pas vers lui. L’homme tourna les talons et prit ses jambes à son cou. Souriant par-devers elle, Auraya se redressa et conjura davantage de magie qu’elle aspira en elle pour guérir son corps. Mais ce faisant, elle sentit la source se tarir. Elle s’écarta du trône, et sa perplexité grandit comme elle se retrouvait de nouveau dans le vide. Puis elle se souvint que le vide dans la caverne de Si abritait encore une petite quantité de magie en son centre : un anneau de vide autour d’un cœur de magie. C’était la même chose ici – ou du moins, ça l’avait été jusqu’à ce qu’Auraya consume la magie au centre. Plus vite elle quitterait le vide, mieux ça vaudrait. Elle se dirigea vers le bord de l’estrade sur laquelle était juché le trône et sauta à terre. La magie l’enveloppa de nouveau. Elle l’aspira avidement et sentit la douleur s’estomper comme elle soignait son corps torturé. —Auraya. Le cœur de la jeune femme cessa de battre un instant. Elle ne connaissait que trop bien cette voix. La bouche brusquement sèche, elle pivota. Une silhouette radieuse se tenait non loin d’elle, les yeux flamboyants de fureur et de haine. Huan. Auraya renforça hâtivement sa barrière de protection. —Navrée de déjouer ta tentative d’évasion, lança la déesse. —Tu parles !cracha Auraya, dont la consternation initiale s’était muée en un curieux mélange de défi et de résignation. Tu cherchais un prétexte pour me tuer, et maintenant tu l’as. —Je ne veux pas te tuer, la détrompa Huan. Mais je le ferai, si tu m’y obliges. (Elle fit un pas vers Auraya.) J’ai un marché à te proposer. —Un marché ? —Oui. Je te demande une toute petite chose : m’ouvrir ton esprit. En échange, je te laisserai la vie sauve. Auraya détailla l’apparition de lumière. Derrière les traits de la déesse, elle distinguait tout juste l’expression vacante du garde qui lui avait abandonné sa volonté. C’était celui qui se considérait comme le plus puissant Serviteur Dédié de Glymma. Ses pouvoirs seraient augmentés par ceux de Huan, mais de combien ? Pas autant que par ceux des Voix, imaginait Auraya. La jeune femme réfléchit à ce que Huan lui demandait. Quel mal cela pourrait-il faire que je lui ouvre mon esprit ? La déesse saurait qu’elle était devenue immortelle, mais elle devait déjà s’en douter. Elle saurait ce qu’Auraya avait appris de Jade – d’Emerahl. Elle saurait qu’il existait d’autres Indomptés, et que ceux-ci connaissaient le moyen de tuer des dieux. Et moi aussi, je le connais. Huan me tuera de toute façon si elle le voit. Par ailleurs, la déesse découvrirait qu’Auraya était assez puissante pour devenir son égale. D’un autre côté, si Chaia le savait, Huan devait le soupçonner elle aussi. Si je suis vraiment capable de devenir une déesse, je dois être plus puissante que ce Serviteur Dédié, raisonna Auraya, et cette pensée amena un sourire sur ses lèvres. —Je ne crois pas que tu puisses m’empêcher de partir. Les yeux de Huan étincelèrent. —Tu te trompes. Mais si tu as besoin d’une démonstration… La silhouette radieuse ouvrit une main. De la lumière blanche fusa et frappa la barrière d’Auraya. Titubant en arrière, la jeune femme conjura davantage de magie pour sa défense, puis en renvoya une partie à la déesse. Eclata alors un échange meurtrier de coups rapides et féroces. Auraya sentit la magie alentour se raréfier comme les deux adversaires puisaient dedans pour alimenter leurs attaques. L’air vibrait entre elles tandis qu’elles déviaient des éclairs brûlants, d’une puissance écrasante. Huan me rend coup pour coup, comprit Auraya, atterrée. Son hôte doit être plus puissant que je le pensais. Si les Pentadriens votent pour élire leurs Voix, il est possible que certains Serviteurs Dédiés soient aussi puissants que leurs chefs, voire plus puissants que leurs chefs l’étaient avant que les dieux augmentent leurs pouvoirs. Huan se rapprocha, bloquant le chemin de la sortie et forçant Auraya à battre en retraite d’un côté du hall. La jeune femme ne pouvait pas franchir le barrage de la déesse. Lentement, la magie à laquelle elle avait accès diminua, l’obligeant à reculer pour en atteindre davantage. Huan la regardait faire en souriant. J’ai perdu. Ce n’est plus qu’une question de temps. Mais Auraya continua à lutter, refusant d’abandonner. Elle utilisa les colonnes pour s’abriter. Les attaques de Huan firent voler la pierre en éclats et, une par une, les colonnes s’écroulèrent au risque d’entraîner le plafond du hall dans leur chute. Quand la magie se fut presque tarie et qu’Auraya ne put plus alimenter ses attaques, elle se sentit défaillir. Huan s’acharna sur sa barrière jusqu’à ce que celle-ci s’évapore. Alors, une force invisible enveloppa Auraya et l’amena à quelques pas de la silhouette radieuse. —Maintenant, ouvre-moi ton esprit, exigea Huan avec une grimace triomphante. Auraya releva le menton d’un air de défi. Que j’obéisse ou non, elle me tuera. —Non, répondit-elle. Huan plissa les yeux. —Tu sembles croire que tu as le choix. Je vais te prouver le contraire. Un flot de magie s’écoula de la déesse et submergea Auraya, s’engouffrant à l’intérieur de son corps même. Une douleur atroce balaya les membres de la jeune femme et déchiqueta ses entrailles. Sa vision vira au blanc, et ses yeux la brûlèrent. Tout son univers n’était plus qu’agonie. Brusquement, la douleur cessa. Sa vision se rétablit. Auraya prit conscience qu’elle gisait sur le sol. Elle ne se rappelait pas être tombée. Tout son corps était meurtri. Elle haletait – sans doute parce qu’elle avait cessé de respirer durant l’attaque de Huan. Instinctivement, son esprit puisa au peu de magie qui subsistait alentour pour commencer à guérir son corps. Donc, elle va me torturer. Auraya sentit sa détermination vaciller. Puis elle pensa à Mirar et à Jade. Je ne peux pas les trahir. Cela lui donna la détermination nécessaire pour garder le silence. —Tu vois ? lança Huan. Ça ne me coûte pas grand-chose de te faire ça. Je peux continuer pendant des années, si je veux. Et je peux faire encore bien pire. Je peux te faire mourir de douleur. Très, très lentement. Une fois de plus, Auraya se demanda ce que son esprit pouvait bien contenir qui intéresserait la déesse. La véritable identité de Jade, peut-être. Les secrets que Mirar lui avait révélés. Le fait que les Indomptés mijotaient quelque chose. Ils savaient comment tuer des dieux ; avaient-ils l’intention de mettre leur découverte en pratique ? Je pourrais laisser Huan voir tout ça et mourir vite. En résistant, je ne réussirai qu’à souffrir davantage. Mais si je cède, les Indomptés perdront toute chance d’éliminer les dieux. Et les dieux méritent de mourir. Auraya repensa aux histoires que Jade lui avait racontées, aux mensonges des dieux, aux manipulations de Huan et à la mission perdue d’avance des Siyee. La colère bouillonna soudain en elle. Je peux supporter ça. Ça ne sera pas facile… et les Indomptés ont intérêt à réussir. Elle foudroya Huan du regard. Mais je ne veux pas mourir en sachant que j’ai gâché toute possibilité que quelqu’un tue cette garce. Voyant l’expression d’Auraya, Huan redressa le dos, et un nouveau flot de magie jaillit de sa silhouette radieuse. Pendant un long moment, Auraya n’eut conscience que de la douleur qui lui parcourait le corps, tour à tour brûlure incendiaire, froid glacial, pression écrasante et une multitude d’autres sensations atroces. Lorsque l’assaut s’interrompit, la jeune femme se retrouva prostrée face contre terre. Elle saignait du nez, et son front palpitait de douleur comme si quelqu’un lui avait donné plusieurs coups de pied dans la tête. Elle tenta de bouger, en vain. Elle se concentra et essaya de nouveau. Finalement, son corps obéit à sa volonté et elle roula sur le dos. Un millier de coups et de blessures se portèrent à sa connaissance, lui coupant le souffle. À quelques pas de là, Huan la toisait. —Tu te meurs, lâcha-t-elle. Comme j’aimerais effacer cette expression satisfaite de son visage – ou mieux encore, lui arracher les yeux ! Mais au fait… elle ne peut me voir qu’à travers les yeux d’un mortel. Si je parvenais à l’attirer hors du corps de son hôte, je la priverais de la satisfaction de me voir mourir. Ha !si je parvenais à l’attirer hors du corps de son hôte, elle ne pourrait plus m’achever. —Dommage pour toi, dit Auraya, les dents serrées. Même quand Chaia emportera mon âme, je ne te dirai pas ce que je sais. Huan éclata de rire. —Chaia n’est pas ici. Et je ne veux pas de ton âme. Tu vas tout bonnement cesser d’exister. Auraya ricana. —Si les dieux doivent être présents quand quelqu’un meurt pour emporter son âme, ils ne peuvent pas les recueillir toutes : ils devraient être dans trop d’endroits à la fois. (Elle s’interrompit pour reprendre son souffle.) Mais vous n’emportez pas les âmes, n’est-ce pas ? C’est une pure invention. Huan haussa ses sourcils lumineux. —Ah bon ? Qu’est-ce qui te fait croire ça ? —Chaia me l’a dit, mentit Auraya. —Vraiment ? (Huan plissa les yeux.) Finalement, je ne crois pas qu’il t’apprécie autant qu’il le dit. Il ne cesse de me fournir des excuses supplémentaires pour te tuer. —Alors vas-y, tue-moi. L’apparition secoua la tête. —Mmmh. Tu crois vraiment que je te laisserais sombrer dans l’oubli sans avoir vu dans ton esprit ? Je dois savoir ce que Chaia t’a révélé d’autre. Ainsi, Mirar avait raison. Mais Auraya n’eut qu’un bref instant pour savourer son triomphe amer avant que la douleur recommence. Cette fois, ce fut pire encore et, quand l’attaque de Huan s’interrompit, la douleur perdura. Auraya sentit quelque chose de mouillé sous sa tête. Elle tenta de bouger et entendit un craquement inquiétant. L’impression qu’on lui plantait répétitivement un poignard dans le bras lui apprit qu’elle devait avoir une fracture. Ses talons la brûlaient. Tout son corps n’était plus que souffrance. Sa mâchoire palpitait de douleur, et ses dents semblaient sur le point de tomber. Huan la toisa en souriant. —Ouvre-moi ton esprit, Auraya. Si j’obéis, elle devra quitter le corps de son hôte, songea Auraya. C’est ça, mon appât. Quand elle sera sur le point de me posséder, je refermerai mon esprit. Mais je ne pourrai pas l’empêcher de regagner le corps du Serviteur Dédié… La jeune femme poussa un grognement. La douleur dans sa tête s’intensifiait. Elle conjura un peu de magie et commença à réparer les dégâts. La douleur diminua. C’est une chance que je ne sois pas dans le vide. Le vide ! Si elle pouvait pousser Huan à y pénétrer… Non, la déesse ne tomberait pas dans un piège si grossier. —Ouvre-moi ton esprit, et tu n’auras plus mal, susurra Huan en se penchant vers elle. J’ai besoin d’un vide. Auraya se souvint de sa déduction sur la façon dont les vides existants avaient été créés. Il faut aspirer toute la magie d’un endroit donné. Mais si Huan le sent, elle s’écartera, et il ne me restera plus de magie pour me soigner. À l’exception de ce que j’aurai emmagasiné. —Laisse-moi voir dans ton esprit, et tout sera terminé, promit la déesse. L’attirer hors du corps de son hôte… Créer un vide… L’empêcher de regagner le corps de son hôte… Soudain, toutes les pièces du puzzle se mirent en place. Auraya ouvrit les yeux et planta son regard dans celui de Huan. —D’accord, croassa-t-elle. Comme tu voudras. Regarde dans mon esprit. Regarde, et vois combien je te hais. Les yeux de Huan flamboyèrent de triomphe. Ses traits radieux s’effacèrent, et le visage du Serviteur Dédié réapparut. Hébété, l’homme cligna des yeux. Auraya tendit son bras indemne et lui saisit la cheville. Simultanément, elle aspira toute la magie qu’elle percevait alentour — d’un coup. Le pouvoir s’engouffra en elle. Elle sentit une présence repoussée et forcée de s’enfuir tandis qu’autour d’elle la magie s’écartait tels des pans de tissu, révélant une sphère de néant. C’était une déchirure dans la trame du monde, quelque chose de terrible. Auraya poussa un cri d’horreur. Puis une autre voix se joignit à la sienne, et des mains lui prirent le bras. La douleur l’arracha à sa perception de la magie comme le Serviteur Dédié tirait sur la main agrippée à sa cheville. Il va alerter les autres, si Huan ne l’a pas déjà fait, songea Auraya, au bord de la panique. Une décharge de magie jaillit de sa main libre. L’homme, qui se trouvait dans le vide, n’eut aucune possibilité de se protéger. Auraya entendit ses os craquer comme la décharge le percutait. Il vola en arrière et s’écrasa sur le sol, où un spasme le parcourut. Auraya lui accorda un instant de pitié, puis l’appel pressant de son corps la força à ramener son attention vers elle. Utilisant la magie quelle avait aspirée, elle répara autant de dégâts que possible avant de ramper hors du vide et d’aspirer davantage de magie. Lentement, ses os se ressoudèrent ; ses œdèmes se résorbèrent et ses ecchymoses s’estompèrent. Elle se mit debout. Ses nerfs éprouvés par la torture protestèrent, et ce fut comme si des aiguilles s’enfonçaient dans tout son corps. Auraya se dirigea vers le portail. Ici, la magie était plus dense. Une décharge minuscule suffit pour faire sauter la serrure. Pivotant sur elle-même, Auraya balaya une dernière fois le hall du regard. Elle aurait facilement pu le faire effondrer. Puis elle se souvint qu’il abritait encore un être auquel elle ne voulait pas de mal, bien au contraire. —Vaurien, appela-t-elle doucement. Vaurien ! Une petite masse poilue sauta à bas du trône et la rejoignit en bondissant. Le veez escalada la tunique ensanglantée de sa maîtresse pour se percher sur ses épaules. Le grattant entre les oreilles, Auraya sortit du hall. … Et se retrouva face à une poignée de Serviteurs qui formaient une ligne en travers du passage. Quelques instants plus tard, elle sentit Huan arriver. Que les dieux la maudissent !songea-t-elle avant de comprendre à quel point cette pensée était ironique et d’étouffer un gloussement hystérique. Elle ne peut m’attaquer que quand elle possède quelqu’un, mais ces Serviteurs ne sont probablement pas aussi puissants que l’autre. Les meilleurs doivent être partis à la guerre. Comme les Serviteurs l’attaquaient, Auraya fut soulagée de constater quelle avait vu juste. Mais si elle mettait trop de temps à franchir leur barrage et à sortir du Sanctuaire, d’autres les rejoindraient sûrement. Suis-je vraiment obligée de franchir leur barrage ? Une fois de plus, l’envie la démangea de détruire cet endroit. Elle savait qu’au-dessus du hall s’étendait une épaisse couche de roche, et que sur celle-ci se dressaient les bâtiments du Bas-Sanctuaire. Elle recula en direction du côté où elle savait qu’il restait de la magie. Les Serviteurs la suivirent. Lorsqu’elle fut juste sous l’arche du portail, Auraya pivota face au hall et, aspirant toute la magie restante, la projeta vers le plafond. Il y eut une détonation assourdissante. Le sol trembla. Des fissures apparurent à l’endroit où Auraya avait frappé. Des gravats tombèrent en pluie dans le hall. Les Serviteurs interrompirent leur assaut. Auraya jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit qu’ils battaient en retraite dans le passage, échangeant des regards terrifiés. Trois décharges, chacune plus puissante que celle qui l’avait précédée, furent encore nécessaires pour traverser le plafond du hall. Enfin, un peu de soleil filtra par les crevasses, dessinant des rideaux de lumière dans la poussière soulevée par les piles de gravats qui jonchaient le sol. Les Serviteurs avaient fui. Auraya s’interrompit pour donner une caresse rassurante à Vaurien qui s’était réfugié, tremblant de tout son corps, entre ses épaules et sous sa tunique. Puis elle se redressa, conjura toute la magie qu’elle put et la libéra d’un coup. Avec un craquement terrible, un énorme morceau de plafond, plus épais qu’une maison est haute, s’écrasa dans le hall. Ainsi le trône de pierre fut-il pulvérisé et enseveli. Sans attendre que la poussière retombe, Auraya s’avança, enjambant les gravats et prenant garde à ne pénétrer dans aucun des deux vides. Des murs blancs apparurent au-dessus d’elle – une partie du Sanctuaire. À la vue du ciel qui les surplombait, le cœur de la jeune femme se gonfla. Il était rose. L’aube se levait. —Owaya voler, dit Vaurien à son oreille. —Oui, acquiesça la jeune femme. Accroche-toi. Elle sentit les petites pattes du veez lui agripper les épaules. Alors, elle se propulsa par le trou et fusa vers le ciel. —Le soleil se lève, dit Tamun. Bientôt, les armées s’éveilleront. Aujourd’hui, le monde changera une fois de plus, que nous réussissions ou pas. Emerahl dissimula son amusement. Parfois, les Jumeaux parlaient comme des conteurs, avec un ton et des tournures de phrase dramatiques. Peut-être parce qu’ils avaient grandi à une époque où les gens s’exprimaient comme les personnages d’un récit épique. Non, ça m’étonnerait que nos ancêtres se soient montrés si grandiloquents quand ils faisaient la cuisine ou la lessive, songea Emerahl. C’est juste une façon pour Tamun de nous rappeler que ce que nous sommes sur le point d’entreprendre est aussi risqué que les exploits des héros légendaires, et que cela bouleversera le monde aussi radicalement. Puis une autre voix se joignit à leur lien mental. —J’ai fini, annonça le Goéland. J’ai creusé un tunnel sous l’isthme, dans le sens de la longueur, en traversant celui qu’Emerahl a utilisé la dernière fois. Et j’en ai creusé deux autres qui partent du premier et filent vers l’extérieur, pour que Tamun et Surim puissent s’y dissimuler avec leurs bateaux. —Ça a dû te prendre toute la nuit, fit remarquer Emerahl, impressionnée. Si aucune occasion ne se présente aujourd’hui, ce sera un endroit parfait pour y attirer les dieux une autrefois. —À condition que nous trouvions très vite un sixième immortel, rétorqua le Goéland. Après ce que je viens de lui infliger, l’isthme ne restera pas intact très longtemps. —Si aucune occasion ne se présente – et on dirait bien que ça sera le cas – nous devrons guetter l’apparition de nouveaux immortels, déclara Emerahl. Etant donné que les Circliens et les Pentadriens recrutent les sorciers puissants au berceau, ou presque, ils se manifesteront probablement au sein d’un des deux clergés. Ce sera difficile de les repérer, et plus encore d’obtenir qu’ils nous rejoignent. —Et cela fait, il nous restera à trouver un moyen de réunir les dieux à un endroit où nous pourrons les encercler, ajouta Surim. —Surim ? Tamun ?appela Mirar. —Mirar, répondirent les Jumeaux. —Les Pentadriens s’agitent. Ce sera ma dernière chance de communiquer avec vous. Vous êtes tous en place ? —Pas tout à fait. Nous sommes arrivés à Diamyane, rapporta Surim. Le Goéland a creusé des tunnels dans lesquels nous n’allons pas tarder à descendre, Tamun, lui et moi. Emerahl doit attendre les Blancs. Comment va Auraya ? —Aucune idée, soupira Mirar. Elle ne dormait pas quand j’ai tenté de la contacter. J’ai essayé d’écouter son esprit, mais il ne reste plus personne dans le hall. Pas même des gardes. —Je vais essayer, offrit Surim. Les immortels attendirent en silence. Emerahl se demanda si les autres éprouvaient la même angoisse qu’elle. Les Voix avaient pu laisser des ordres pour qu’on tue Auraya, pensant que Mirar ne découvrirait leur trahison qu’après la bataille. Ça expliquerait l’absence de gardes : il n’était pas utile de surveiller un cadavre. —Elle était la seule faille de notre plan, dit doucement le Goéland. Nous avons tendu un piège parfait ; nous savons que nous pouvons créer un vide, puisque Tamun a réussi hier. Tout ce qui nous manquait, c’était Auraya. —Nous devions venir quand même, au cas où, répéta Emerahl pour la millième fois. (La déception lui serra le cœur.) Si nous avions découvert les secrets des dieux plus tôt, nous aurions pu nous concerter pour trouver un moyen de la délivrer. —AURAYA EST LIBRE ! La voix de Surim résonna si fort dans la tête d’Emerahl que celle-ci faillit s’arracher à la transe onirique. —Vivante ? Libre ? Comment ? Où ? Pourquoi n’est-elle pas là ? demanda frénétiquement Mirar. —Je la vois. Elle est en train de voler un marchand, commenta sèchement Tamun. Elle lui prend de la nourriture et du tissu. Ah !elle lui promet qu’elle reviendra et qu’elle le paiera dès que possible. Evidemment, il ne la croit pas, et… —Mais c’est un très beau tissu, l’interrompit Surim. Qui eût cru qu’elle avait si bon goût ? Je suppose qu’elle commençait à en avoir marre de porter ces stupides robes blanches. —Elle n’avait pas le choix, fit remarquer Tamun. Elle ne pouvait pas débarquer avec cette… —OÙ EST-ELLE ?rugit Mirar. Les Jumeaux s’interrompirent. —Près des montagnes. —Elle a fait vite, intervint le Goéland. La cordillère se trouve à plusieurs jours de marche de Glymma. —Elle peut se déplacer plus vite qu’un oiseau si elle le désire, déclara fièrement Mirar. —Tant mieux, parce qu’elle va en avoir besoin si elle veut revenir pour nous aider, répliqua Surim. —Pourquoi est-elle partie dans les montagnes ?s’étonna Emerahl. Elles sont dans la direction opposée au champ de bataille. —Elle voulait mettre le plus de distance possible entre elle, les Voix et les dieux, devina Mirar. —Pourtant, elle n’a pas rejoint les Blancs, remarqua Tamun. Tu l’as prévenue que tu allais défendre les Voix. Elle sait que les Blancs sont perdus. Les a-t-elle abandonnés, ou compte-t-elle surgir au dernier moment ? —Je n’en sais rien. Mais tu peux être sûre qu’elle ignore tout de ce qu’elle pourrait nous aider à faire, parce que vous n’avez pas voulu que je lui parle de notre plan pour éliminer les dieux. —Nous devons le lui dire, décida Surim. —Non, protesta Tamun. C’est trop dangereux. Si elle nous trahit… —Nous sommes venus ici dans l’espoir qu’une occasion se présente. Si nous ne parlons pas à Auraya, cette occasion ne se présentera pas. —Mais comment faire pour lui parler ? S’interrogea Mirar. Elle est réveillée, et elle va probablement le rester pendant des heures… Attendez ! J’ai une idée. Sa présence s’estompa aux perceptions des autres. —Nous ne pouvons pas le lui dire, insista Tamun. C’est trop… —Désolé, sœurette, mais tu es en infériorité numérique, l’interrompit Surim. J’ai raison, n’est-ce pas ? Emerahl ? —C’est risqué, lui concéda cette dernière. Mais je ne crois pas qu’Auraya ira le dire aux dieux. Pas quand elle saura que nous ne pouvons pas le faire sans elle. Par le passé, elle s’est déjà donné du mal pour ne pas nous compromettre. —Tu en es certaine ? —Je ne suis jamais complètement certaine de rien. —Goéland ? —Emerahl et Mirar sont ceux qui la connaissent le mieux. Je m’en remets à leur jugement. —Vous êtes tous fous, cracha Tamun. Si elle… —Jade ? Ils se turent tous, surpris d’entendre la voix d’Auraya. —Oui, je suis là, répondit précipitamment l’interpellée comme le silence se prolongeait. —Ou dois-je t’appeler Emerahl ? —C’est mon nom le plus ancien. —Vaurien vient juste de se mettre à aboyer des noms dans son sommeil. Il a dit « Mirar », et puis « Jade », et puis « mots ». —Les Jumeaux, dit Emerahl. —Donc, un de vous avait établi un rêvelien avec mon familier ? —Oui, répondit Mirar. Moi. —Qui sont les autres ? — Nous sommes les Jumeaux. —Les Jumeaux, hein ? Je vous croyais morts depuis belle lurette. —Pas du tout. Je suis Surim. —Et moi Tamun. —Enchantée. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre un mythe. Vaurien a prononcé un autre nom. « Golan » ? —Ça devait être moi. Le Goéland. —Ah !un autre mythe vivant. —Je vois que tu as réussi à t’échapper, dit Tamun. —Oui. C’est grâce à Vaurien. Il m’a apporté la clé de mes menottes. —Que vas-tu faire maintenant ? S’enquit Mirar. —Je n’en sais rien. —Ton aide nous serait bien utile. —Vous avez des ennuis ? —Pas exactement… et aucun de nous ne t’en voudrait de refuser. —Je vous écoute. Emerahl expliqua à Auraya que les vides étaient des endroits où un dieu avait péri. —Je sais. Mirar me l’a dit. Le Cercle a tué les autres dieux en aspirant la magie autour d’eux, c’est ça ? —Oui. Ça aussi, c’est Mirar qui te l’a dit ? —Non. Je viens de me livrer à une expérience intéressante sur Huan. —Ah ? —Elle m’a attaquée. Je me suis souvenue de ce que Mirar m’avait dit au sujet des vides, et j’ai décidé de tester une des théories que j’avais échafaudées pendant ces longues heures passées enchaînée dans l’un d’eux. —Huan est morte ? demanda Surim, tout excité. —Non. Elle a esquivé. Mais je suppose que c’est pour cette raison que vous avez besoin de moi. Vous devez être six pour empêcher les dieux de s’échapper. —Oui, convint Emerahl. Nous aideras-tu ? —Volontiers, répondit Auraya. Il y eut un long silence. Emerahl sentit croître son excitation comme elle prenait conscience de ce que ça signifiait. L’occasion se présentait. Leur plan allait fonctionner. —Et Chaia ? l’interrogea Tamun. —Non mais pourquoi faut-il toujours que tu poses la question qui fâche ? s’exclama Surim. —Pour éviter qu’elle change d’avis au dernier moment, répliqua sa sœur. —Chaia a tenté de me tuer, révéla Auraya. Il est comme les autres dieux. Et si je ne peux pas lui faire confiance, je suis comme les autres Indomptés. Non que ce soit une mauvaise chose. —Nous voyons ce que tu veux dire, lui assura Surim. Aucun de nous n’aime la perspective d’avoir à se cacher comme un criminel pendant des millénaires. C’est pour ça que nous sommes là. —Expliquez-moi votre plan. Tandis que Tamun s’exécutait, le son d’un cor faillit tirer Emerahl de son sommeil. —Je dois y aller. Elle se réveilla en sursaut et trouva Arleej penchée sur elle. —Désolée si je t’ai interrompue, lui dit l’ancienne. Mais le messager des Blancs est à notre porte, et il demande pourquoi nous ne les avons pas encore rejoints. Chapitre 49 Incapable de réprimer un bâillement, Danjin mit la main devant sa bouche. Il n’avait pas bien dormi malgré les ordres d’Ella et, quand le cor avait sonné pour réveiller les troupes, son soulagement que la nuit soit enfin terminée lui avait permis de se détendre juste assez pour s’assoupir. Le temps qu’il se réveille et gagne la tente de sa maîtresse, celle-ci était déjà partie. Un serviteur lui dit où il la trouverait, et cette nouvelle acheva de dissiper les derniers lambeaux de son sommeil. Ella était partie rejoindre les Blancs sur l’isthme. Danjin ressortit en trombe et courut jusqu’à l’extrémité de la mince bande de terre. À son grand soulagement, les Blancs s’y trouvaient encore. Ella sourit à la vue du vieil homme essoufflé et lui fit signe d’approcher. —Je n’ai pas voulu te réveiller, lui dit-elle. Tu avais besoin de repos après la nuit dernière. —Humpf, bougonna Danjin. La vérité, c’est que vous avez essayé de me semer. La jeune femme grimaça. —Tu es décidément trop malin pour moi. (Puis elle redevint sérieuse.) Es-tu certain de vouloir nous accompagner ? Nous n’emmenons qu’un petit groupe de témoins avec nous. La plupart d’entre eux sont des prêtres puissamment Doués et des Tisse-Rêves, mais ils ne pourront peut-être pas te protéger si les Voix attaquent en y mettant toutes leurs forces. Danjin éprouva un pincement d’appréhension. Il le réprima. —La guerre n’est jamais sans risque, et vous aurez peut-être besoin de moi. Il ne précisa pas pourquoi. Mais il se disait que, si Auraya avait rejoint l’ennemi, il y avait une petite chance pour que sa présence la fasse changer d’avis – une toute petite chance, certes, mais qui valait la peine d’être tentée. Ella hocha la tête. —C’est possible, en effet. (Son regard se porta par-dessus l’épaule du vieil homme.) Et voici nos Tisse-Rêves. Je doute qu’ils aient eu une aussi bonne raison que toi de faire la grasse matinée. Pivotant, Danjin vit approcher plusieurs hommes et femmes vêtus du gilet des Tisse-Rêves. Il reconnut l’ancienne Arleej et la conseillère Raeli. Toutes deux se détachèrent du reste du groupe et se dirigèrent vers Juran, avec qui elles échangèrent quelques phrases. Ella sourit. —Voilà, il est temps d’aller à la rencontre de nos adversaires. Fais attention à toi, Danjin. —C’est promis. Comme sa maîtresse rejoignait les Blancs, Danjin alla se placer près de Lanren Chansonnier. Le conseiller militaire le salua d’un sourire sans joie, et tous deux s’engagèrent sur l’isthme à la suite des Blancs. Personne ne pipait mot. Le regard de Danjin passait des silhouettes blanches qui le précédaient, leur circ se balançant au rythme de leurs pas, à la route qui s’étendait devant elles. Il essayait d’apercevoir l’ennemi. Les minutes s’écoulèrent, interminables. Le soleil s’éleva dans le ciel, dardant des rayons qui promettaient une journée caniculaire. L’eau léchait les bords de l’isthme avec un clapotis doux mais infatigable. Ils devaient marcher depuis plus de une heure quand Lanren émit un petit bruit de satisfaction. —Les voilà. Danjin plissa les yeux mais ne vit rien – à part, peut-être, quelques points sombres dans le nuage de poussière qui s’étendait au loin. —Vous avez une sacrée bonne vue, Lanren. Le stratège haussa les épaules. Plusieurs autres minutes s’écoulèrent avant que les points sombres se changent en tâches mouvantes. Le temps que ces tâches se changent elles-mêmes en silhouettes, Danjin estima qu’il s’était écoulé une heure de plus. Lentement, les détails se précisèrent. Il y avait six personnes. Cinq d’entre elles étaient vêtues de noir. La dernière se confondait presque avec la couleur de la route. Mirar, songea Danjin. Repensant à l’homme avec qui il s’était entretenu la veille, il éprouva un mélange de sympathie et d’agacement. Je regrette qu’Auraya ne l’ait pas tué. Je comprends qu’elle ne l’ait pas fait, mais si elle avait eu le cœur un peu moins tendre, les probabilités ne seraient pas contre nous aujourd’hui. Bientôt, Danjin put distinguer lesquelles des Voix étaient des femmes, et lesquelles étaient des hommes. Il connaissait déjà quatre d’entre elles, mais c’était la cinquième qui l’intéressait le plus. Nekaun, le remplaçant de Kuar, était séduisant dans le genre exotique, avec un port de tête arrogant. Il souriait en se dirigeant vers les Blancs. Lorsque Danjin détailla la petite foule qui suivait les Voix, il fut légèrement choqué d’apercevoir un grand homme chauve à la peau noire. Il ressemblait trop aux naufrageurs qui avaient attaqué Danjin la veille pour ne pas être de la même race. Ses bijoux en or scintillaient au soleil. Sous les yeux du vieil homme, il trempa un mouchoir dans une cuvette portée par un serviteur qui marchait près de lui, puis se tamponna le visage et la poitrine avec. Ce doit être le roi des Elaï, songea Danjin. Les Blancs n’avaient pas amené les dirigeants de Somrey, de Toren, de Genria, de Sennon et de Si, au cas où une bataille magique éclaterait et où ils ne pourraient pas les protéger. Les Voix devaient être certaines de leur supériorité. Mais avec Mirar de leur côté, il est clair qu’elles ont l’avantage. Arrivés à quelques pas les uns des autres, les chefs des deux factions ralentirent, s’arrêtèrent et se détaillèrent avec méfiance. Derrière lui, Danjin entendit une Tisse-Rêves dire tout bas : —Mirar est avec les Voix. Si nous restons derrière, nous ne pourrons pas rivaliser. —Nous nous approcherons s’ils commencent à se battre, répliqua Arleej. —D’ici là, il sera peut-être trop tard, insista l’autre femme. Danjin voulut pivoter vers elle, mais interrompit son mouvement en voyant que Lanren Chansonnier observait quelque chose dans le ciel. —C’est bien ce que je crois ? Lança le stratège. Danjin se tourna de nouveau vers l’avant. Quelque chose de bleu filait à travers le ciel, se dirigeant vers eux. Petit à petit, ses contours se précisèrent, dessinant une silhouette féminine. Comprenant de qui il s’agissait, Danjin sentit ses genoux mollir de soulagement, et la joie le submergea. Auraya. Elle était enfin libre. Et elle venait les aider. Les Pentadriens n’avaient plus l’avantage. Celui-ci venait de passer du côté des Circliens –si Mirar n’avait pas menti en affirmant qu’il n’était pas prêt à se battre et à tuer. Auraya, elle, se battrait pour son peuple et pour ses dieux. Les Blancs l’avaient vue, eux aussi. Les Voix suivirent la direction de leur regard, et le sourire de Nekaun s’évanouit. Auraya piqua vers eux, sa robe bleue ondulant autour de ses jambes. Alors, Danjin vit combien elle était pâle et maigre. Et sa robe n’était pas vraiment une robe, mais un grand morceau de tissu dans lequel elle s’était drapée. Danjin sourit par-devers lui. À en juger par la mine déconfite des Voix, l’arrivée d’Auraya ne faisait pas partie de leur plan. La jeune femme s’arrêta brusquement, en suspension au-dessus des Blancs et des Voix. Elle arborait une expression que Danjin ne lui avait jamais vue auparavant. Une expression de fureur et de haine. Auraya sentit les nœuds de son estomac se resserrer comme les Blancs et les Voix se rapprochaient les uns des autres. Malgré la hauteur à laquelle elle se trouvait encore, elle voyait Mirar parmi les Voix et, une centaine de pas derrière, les Compagnons et les Serviteurs qui suivaient leurs chefs. Du côté circlien, elle voyait des conseillers, des prêtres et des Tisse-Rêves. Puis-je vraiment faire ce que les autres immortels attendent de moi ? S’ils voulaient juste tuer Huan, je n’hésiterais pas une seconde. Mais Chaia… Quoi, Chaia ? Il a tenté de me tuer ! Pourtant, il avait été si bon pour elle autrefois… Je suppose que ça rend sa trahison encore plus cruelle. Si j’avais mordu à son hameçon, je serais morte sans savoir qu’il s’était retourné contre moi. Et les autres membres du Cercle ? Ils n’avaient rien fait pour lui nuire. Et rien pour m’aider non plus. Je les ai vus se ranger tour à tour du côté de Chaia ou de Huan au gré de leurs caprices. Et les dieux pentadriens ? Elle ignorait tout d’eux. Mais ils avaient envoyé leur peuple envahir l’Ithanie du Nord. Ils avaient ordonné à Nekaun de briser son serment et de l’emprisonner sous le Sanctuaire. Puis une évidence se fit jour dans l’esprit d’Auraya. Ils doivent mourir eux aussi. Si le Cercle disparaît, l’Ithanie du Nord se retrouvera vulnérable. Les Pentadriens l’envahiront de nouveau. Et le sang coulera à flots. Alors que si tous les dieux périssaient ce jour-là… Les mortels n’auraient plus de raisons de se battre. Auraya sauverait des centaines, voire des milliers de vies. Excepté celles des dieux, évidemment. Mais ça me paraît assez juste dans le fond. Ils nous ont fait croire qu’ils pouvaient nous donner la vie après la mort – un mensonge inventé de toutes pièces pour s’assurer notre obéissance. Peut-être est-il temps qu’ils paient pour nous avoir manipidés si longtemps. Mais à quoi ressemblerait un monde sans dieux ? Sans consciences supérieures pour la guider, l’humanité retomberait-elle dans le chaos et la barbarie ? Sans clergé pour former et instruire les gens Doués, les sorciers abuseraient-ils de leur pouvoir ? Parce que cette guerre n’est pas barbare, peut-être ? Parce que les dieux n’abusent pas de leur pouvoir ? En contrebas, les Blancs et les Voix ralentirent. Ils finirent par s’arrêter à une dizaine de pas les uns des autres. Où sont les dieux ? Auraya sursauta en se rendant compte qu’elle ne les sentait pas. Elle projeta ses perceptions à la ronde. Et soudain, elle détecta quelque chose – le Cercle. Chaia, Lore, Yranna, Saru et Huan allaient et venaient entre les deux groupes, si vite qu’Auraya ne les aurait pas repérés si elle ne les avait pas cherchés spécifiquement. Intriguée par leur comportement, la jeune femme descendit vers l’isthme et se concentra plus fort. Même si elle ne pouvait lire ni dans l’esprit des Blancs, ni dans celui des Voix, elle pouvait entendre parler les dieux. Des bribes de conversation lui parvinrent. —… Nous n’avons jamais consenti à ça. Auraya reconnut Huan. —Bien sûr que si. Nous savions qu’il existait des éléments que nous ne pourrions pas contrôler, répliqua Chaia. —Des petites choses comme la météo ou une épidémie. Pas ces maudits immortels qui se mêlent toujours de ce qui ne les regarde pas. Tu les as encouragés à… —Je n’ai jamais encouragé aucun d’entre eux. —Tu ne t’es pas débarrassé de lui ! Tu as dit à Auraya que nous n’emportions pas les âmes ! —Certainement pas. —Vous voulez bien cesser de vous chamailler ? (C’était Lore.) Le meilleur moment du jeu est sur le point de commencer. Un jeu ? Auraya secoua la tête. Quel jeu ? Etpourquoi sont-ils dans les esprits des deux camps ? Comment peuvent-ils pénétrer dans la tête des Voix ? Pourquoi les dieux pentadriens ne les en empêchent-ils pas ? Et d’ailleurs, où sont les dieux pentadriens ? Ce fut alors que la réponse lui apparut. C’était si évident quelle se sentit idiote de n’avoir pas compris plus tôt. Les dieux circliens sont aussi les dieux pentadriens. La vérité la fit trembler de rage. Ils avaient tous été dupés. Les Blancs, les Voix, les mortels du monde entier. Chaia ne se faisait pas passer pour Sheyr quand il venait me rendre visite dans ma prison. Sheyr, c’est lui. Les dieux se disputaient toujours. Encore choquée par son illumination, Auraya dut faire un gros effort pour se remettre à les écouter. —… Pas intéressant !cracha Huan. Ce n’est pas un affrontement équitable. —Les Indomptés sont un élément aléatoire, la contra Lore. C’est excitant. —Je suis d’accord avec Huan, intervint Yranna. Nous nous sommes mis d’accord sur certaines règles dès le départ. Si un des deux camps l’emporte à cause des Indomptés, la partie aura été faussée. Un nouveau soupçon se fit jour dans l’esprit d’Auraya. La jeune femme le rejeta aussitôt. Non, c’était trop ignoble. —Nous ne pouvons plus rien y faire, déclara Chaia. Contentons-nous de savourer le spectacle. Le sang d’Auraya se glaça. « Savourer le spectacle. » Si Chaia n’avait pas tenté de la tuer, jamais elle ne l’aurait cru capable de dire une chose pareille. Mais il l’avait tenté, et elle l’avait entendu. Il ne s’était pas encore rendu compte qu’elle se trouvait tout près de là, en train de les espionner. Les dieux continuèrent à se disputer. Les mots « jeu » et « partie » revenaient tout le temps dans leur bouche. Et chaque fois, ils sapaient un peu plus la résistance d’Auraya à la vérité. La jeune femme observa les chefs religieux des deux factions. Des hommes et des femmes vêtus de blanc d’un côté et de noir de l’autre. Les pions d’un jeu dont le plateau était le monde entier. Voilà tout ce que nous sommes pour eux : des pions. Alors, elle se laissa descendre à toute allure, visant un point juste au-dessus des Blancs, des Voix et des dieux qui leur tournaient autour ainsi que des charognards. Quand Auraya descendit du ciel dans un nuage de tissu bleu, le cœur de Mirar manqua de s’arrêter. Un instant, le doute assaillit le Tisse-Rêves. Auraya allait rejoindre les Blancs. Elle allait trahir les immortels. Puis la jeune femme s’arrêta en suspension au-dessus d’eux. Les Voix et les Blancs levèrent les yeux vers elle. Quelqu’un donna un petit coup de coude à Mirar. Il pivota vers la Deuxième Voix Imenja. —Je suppose que notre marché ne tient plus, murmura-t-elle d’un air funeste. Filez, si vous voulez. Je ferai en sorte qu’il ne vous retienne pas. Mirar regarda autour de lui. Les autres Voix et les Blancs étaient comme hypnotisés par Auraya. Apercevant un mouvement au sein du groupe circlien, il vit Emerahl s’avancer, suivie par une Arleej ébahie. Sur sa droite, il aperçut le sommet du crâne de Tamun en bordure de la route. Sur sa gauche, il eut juste le temps de voir disparaître Surim. Tout le monde est en place, sauf moi. Il recula. Nekaun pivota et le foudroya du regard, mais Imenja s’interposa entre eux. Mirar se hâta de s’éloigner. Quand il jugea être au bon endroit, il se retourna et leva les yeux vers Auraya. La jeune femme soutint son regard et hocha la tête. —Maintenant ! cria-t-elle. Alors, Mirar se mit à aspirer la magie alentour plus vite qu’il n’avait jamais eu à le faire auparavant. Reivan hoqueta comme une sphère lumineuse enveloppait les Voix et les Blancs. Son éclat était si aveuglant qu’on ne pouvait pas la regarder en face. —Que se passe-t-il ?cria quelqu’un. Reivan reconnut la voix de basse du roi Aïs. —Ils se battent ! s’exclama un Serviteur. Attaquez les Blancs ! —Comment ? On ne les voit pas ! —Et ils ne nous voient pas non plus, s’entendit ajouter Reivan. Tout ce que nous pouvons faire, c’est nous protéger et attendre. À sa grande surprise, les hommes et les femmes qui l’entouraient se turent. Le cœur battant la chamade, elle se couvrit les yeux et pria les dieux pour qu’Imenja soit vivante et indemne. Emerahl fut surprise par la quantité de magie qu’elle pouvait aspirer et retenir. Mais elle finit par atteindre sa limite, et dut se résoudre à transformer le surplus en lumière. Les autres immortels faisaient de même, enveloppant les Blancs et les Voix d’une énorme sphère éblouissante. Soudain, la magie se tarit et la sphère disparut. Emerahl se retrouva beaucoup trop proche à son goût d’une dizaine de sorciers hébétés, qui promenaient à la ronde un regard hésitant. Une des Voix la dévisagea durement. Il est temps de filer, songea Emerahl. Mais elle ne bougea pas. Nous ne savons pas encore si ça a marché. Puis une lueur apparut au milieu de l’isthme. Une silhouette radieuse se dessina. Emerahl sentit son estomac lui tomber dans les talons en reconnaissant Chaia. Le dieu ne la regardait pas ; il avait les yeux levés vers Auraya. Quatre autres silhouettes se formèrent autour de lui. La bouche sèche et le cœur battant la chamade, Emerahl profita de cette diversion pour gagner le bord de la route. Personne ne tenta de l’en empêcher. Tous les témoins étaient trop ébahis, paralysés par la stupeur. Au grand soulagement d’Emerahl, Surim l’attendait dans une barque étroite. Elle se laissa glisser le long du flanc abrupt de l’isthme et monta précipitamment à bord. —Ça a marché ?chuchota Surim. Emerahl secoua la tête. —Les dieux du Cercle viennent d’apparaître. Ils sont toujours vivants. —Et prisonniers du vide, lança calmement une autre voix. Emerahl et Surim pivotèrent. Tamun et le Goéland venaient d’émerger d’une fissure, à bord d’une deuxième barque qu’ils manœuvraient à la rame. —Souvenez-vous qu’il reste généralement de la magie au milieu d’un vide. Nous n’avons fait que créer une coque d’espace dépourvu de magie autour d’eux. —Prisonniers pour l’éternité, lâcha Surim. (Il haussa les épaules et eut un sourire mauvais.) Je trouve ça encore mieux. —Pas moi, grogna Emerahl. S’ils sont toujours vivants, il y a une chance qu’ils le restent jusqu’à ce que la magie emplisse de nouveau le vide. —Dans ce cas, nous n’aurons qu’à revenir pour les achever quand il ne restera ni Blancs ni Voix dans les parages pour nous en empêcher, suggéra Surim. —Ils s’y attendront. Ils feront en sorte d’être bien protégés. —Par qui ? Sans les dieux pour augmenter leurs pouvoirs, les Blancs et les Voix ne seront plus aussi forts, fit remarquer le Goéland. —À l’intérieur du vide, si, répliqua Emerahl. —Mais les dieux auront besoin du pouvoir résiduel pour survivre, la contra Surim. —Où est Auraya ? demanda le Goéland en jetant un coup d’œil vers le sommet de l’escarpement. Emerahl suivit la direction de son regard. —Elle flottait toujours en l’air au-dessus d’eux quand je suis partie. —Elle a des comptes à régler, dit Tamun. Et elle pourra filer par la voie des airs quand elle aura terminé. Pas nous. Nous devrions y aller. —Et Mirar ? lui objecta Emerahl. Tamun scruta le haut de la pente, les sourcils froncés. —Il a dû rester parce qu’il ne voulait pas laisser Auraya. Un moment, les immortels regardèrent l’escarpement en silence. Puis Emerahl soupira. —Je vais rester, offrit-elle. Vous trois, fichez le camp. Chapitre 50 La silhouette radieuse de Chaia regarda d’abord Auraya, puis Juran. Ses lèvres remuèrent, mais la jeune femme n’entendit pas ce qu’il disait. Évidemment, songea-t-elle. Je ne peux pas l’entendre à cause du vide qui s’interpose entre lui et moi. Il ne peut parler que dans l’esprit des humains – et il ne peut plus atteindre le mien depuis que j’ai appris à le protéger. Pour que je l’entende, il faut qu’il possède quelqu’un… ou que je baisse mon bouclier mental. Juran acquiesça et leva les yeux. —Chaia demande que tu descendes pour nous parler, dit-il à Auraya, les sourcils froncés. Il veut savoir pourquoi tu as fait… ce que tu as fait, et à quoi je ne comprends goutte. Auraya réfléchit, consciente que les Blancs et les Voix l’observaient. À la vue de Nekaun, elle frissonna. Elle n’aspirait qu’à mettre le plus de distance possible entre elle et lui. Mais les Blancs méritaient qu’elle leur dise la vérité. Même s’ils refuseraient probablement de la croire. Peuvent-ils me faire du mal – eux ou les Voix ? Pour m’attaquer, ils devraient utiliser la magie résiduelle au centre du vide. Les dieux le leur interdiront. Ils en utilisent déjà une partie pour se rendre visibles. Quand ils l’auront épuisée, ils cesseront d’exister. Prenant une grande inspiration, Auraya aspira de la magie pour alimenter sa barrière et pour ne pas tomber quand elle traverserait le vide. Puis elle descendit et se posa. Chaia se tourna vers elle. Auraya ne pourrait l’entendre que si elle baissait son bouclier mental. Mais il ne lui restait plus rien à cacher aux dieux. Elle balaya du regard les Blancs et les Voix et, à sa grande surprise, elle constata qu’elle pouvait lire dans leur esprit. Ce qui signifiait qu’ils ne bénéficiaient plus des Dons conférés par les dieux. Et qu’ils ne pouvaient plus lire dans l’esprit de personne. Pourtant, Auraya dut faire un effort conscient pour baisser son bouclier. Aussitôt, Chaia s’adressa à elle. —Une fois de plus, nous t’avons sous-estimée, Auraya. Tes amis immortels et toi avez réussi à nous emprisonner. Dis-nous au moins pourquoi. —Pourquoi ? répéta la jeune femme en frémissant de colère. Tu sais très bien pourquoi. Je suppose que tu croyais me rendre service quand tu m’as dit que je pourrais m’échapper du Sanctuaire en devenant une déesse. Tu voulais mettre fin à mes souffrances, c’est ça ? Chaia se rembrunit. —Je ne t’ai jamais suggéré de devenir une déesse. Je ne voudrais pas te voir confinée dans cette forme. Ce serait une autre prison pour toi. —Alors pourquoi m’avoir révélé comment… ? Auraya éprouva le pincement du doute. Chaia lui avait-il vraiment suggéré de faire ça ? Elle était si malade ce jour-là… Elle n’avait quand même pas rêvé ! —Tu as dit que devenir une déesse valait mieux que mourir. Que prendre mon âme ne serait pas la même chose. (Elle eut un rire amer.) Vu que Huan a admis que vous n’emportiez pas les âmes, je suppose que tu avais raison sur ce point. Chaia reporta son attention sur Huan. Lore, Saru et Yranna se tournèrent eux aussi vers la déesse, qui redressa les épaules et leur rendit un regard de défi. —Tu lui as révélé comment devenir notre égale ? lança Yranna sur un ton accusateur. Tu t’es fait passer pour Chaia ? —Auraya, ai-je utilisé notre mot-clé ?s’enquit Chaia. Ai-je prononcé le mot « ombre » durant cette conversation ? La jeune femme fronça les sourcils. Ses souvenirs étaient si flous… —Je ne me le rappelle pas, répondit-elle, penaude. J’étais tellement malade… J’avais du mal à réfléchir. Huan éclata de rire. —Oui, ça n’a pas été difficile de te berner. La joie mauvaise qui se lisait sur son visage fit frémir Auraya. —Donc, tu avoues ? demanda Chaia à Huan. Celle-ci le foudroya du regard et ne répondit pas. —Qui d’autre cela aurait-il pu être ? lança Lore amèrement. Aucun de nous n’a jamais enfreint les règles aussi souvent que Huan. —Les règles ! Les règles s’appliquaient au jeu, pas aux menaces envers notre existence !rugit Huan. (Elle tendit un doigt accusateur vers Auraya.) Je vous avais mis en garde contre elle ! Si vous aviez écouté mes avertissements, rien de tout cela ne serait arrivé ! Chaia eut un sourire sans joie. —Nous avons tous pris l’habitude de t’ignorer chaque fois que tu tombais dans la paranoïa et que tu te mettais à déblatérer. « Les immortels peuvent devenir des dieux ! Et s’ils le font, ils nous tueront ! Auraya est dangereuse ! » —Sur ce point, Huan avait visiblement raison, fit remarquer Lore. Tout le monde se tut. Au bout d’un moment, Juran émit un son étranglé. —Je ne comprends pas. Que se passe-t-il ? —Les Indomptés viennent de nous faire ce que nous avons fait aux autres dieux il y a plusieurs siècles, expliqua Lore. Ils ont aspiré la magie alentour, nous emprisonnant dans une petite oasis de pouvoir résiduel au centre du vide. Nous ne pouvons plus en sortir. —Pas jusqu’à ce que la magie le comble de nouveau, ajouta doucement Yranna. Ce qui prendra des millénaires. Juran pivota vers Auraya. —Tu les as aidés à faire ça ? La jeune femme se força à soutenir le regard de son aîné. —Oui. —Pourquoi ? —Parce qu’ils nous ont menti. Ils n’emportent pas les âmes. Ils nous manipulent comme… Un rire dur interrompit Auraya. Tous se tournèrent vers Nekaun. —Tu as emprisonné tes propres dieux ? (Il secoua la tête.) Que puis-je t’offrir en échange de ce service ? De l’or ? Des terres ? Une place à mes côtés ? Auraya frissonna de dégoût. S’il y avait une personne à qui elle serait ravie d’assener la vérité, c’était bien la Première Voix. —Les dieux circliens et pentadriens sont les mêmes, lui dit-elle. Ils jouent un double rôle depuis le début. (Elle jeta un coup d’œil à Chaia, puis regarda tour à tour chacun des Blancs et chacune des Voix.) Tout cela n’est qu’un jeu pour eux – et nous en sommes les pièces. Les morts de la guerre précédente n’étaient rien de plus que des points portés à l’actif de chaque camp. Des points. Pas des gens réels, avec une famille et des amis. Pas… —Ce ne sont pas les mêmes, aboya Nekaun, le visage assombri par la fureur. Mes dieux ne ressemblent pas aux tiens, et ils n’ont pas la même voix ! —Auraya dit vrai, intervint Chaia. Sa silhouette radieuse se modifia, devenant celle de Sheyr. Les Voix le regardèrent, choquées. —Ils essaient de nous duper ! s’exclama Nekaun. Auraya lui fit face. —La vérité vous apparaîtra bien assez tôt. Comme ils ne renforceront plus vos Dons magiques, vous vous affaiblirez. Vous ne pouvez déjà plus lire dans les esprits. Et vous avez perdu votre immortalité. L’incertitude fit soudain vaciller le regard noir de Nekaun. En se détournant, Auraya vit la même expression sur le visage des Blancs. —Je… Je suis désolée, s’entendit-elle dire. Mais vu la façon dont les dieux ne cessaient de vous monter contre les Voix, et réciproquement, vous n’auriez pas survécu longtemps de toute façon. Évidemment, si vous vous entêtez à livrer cette bataille, il se peut encore que vous mouriez tout de suite. (Elle grimaça.) À vous de choisir. Je ne vous aiderai pas, mais je ne vous ferai pas obstacle non plus. Le regard de Juran passa d’Auraya à Chaia. —C’est vrai ? —Oui, répondit le dieu. Un cri de rage inarticulé s’éleva du groupe des Blancs. Tous pivotèrent vers la cadette des chefs circliens, Ellareen, qui regardait fixement Auraya les poings serrés et le visage livide de fureur. —Espèce de traîtresse !siffla-t-elle. Tu ne mérites pas de vivre ! Elle fit un geste brusque, et un rayon de lumière blanche fusa de sa main pour venir s’écraser sur la barrière d’Auraya. —NON ! ARRETE ! hurlèrent les dieux d’une même voix. Yranna vint se placer devant Ella. —Nous avons besoin de cette magie pour survivre, Ellareen. Nous tuerais-tu afin de nous venger ? Ella dévisagea la déesse d’un regard fou, puis secoua la tête. Elle recula d’un pas et leva vers Auraya des yeux remplis de haine. Puis une autre attaque percuta la barrière d’Auraya, suivie par un éclat de rire dément. Les dieux comme les témoins de la scène poussèrent des hoquets de stupéfaction en se tournant vers l’agresseur de la jeune femme. Nekaun éclata de rire et décocha une nouvelle décharge de magie – en direction de Juran, cette fois. —Imbéciles ! Vous venez juste de me révéler comment tuer vos propres dieux ! Chaia reprit l’apparence de Sheyr. —ARRÊTE ! ordonna-t-il. Mais Nekaun s’esclaffa de plus belle. —Je ne me laisserai pas avoir une deuxième fois. Je suppose que c’est toi qui m’as empêché de m’amuser un peu avec Auraya. Je n’ai… Soudain, il tituba en arrière, les yeux écarquillés par la surprise. Le frisson glacial que ses paroles avaient fait courir le long de la nuque d’Auraya s’estompa quand la jeune femme vit que les autres Voix le tiraient à l’écart avec leur magie. Nekaun résistait, mais sans beaucoup d’effet. Il sursauta comme si on l’avait giflé en pleine figure puis s’écroula, inconscient. Les quatre autres Voix pivotèrent vers les dieux avec un sourire de satisfaction. Un court silence s’ensuivit. Puis Juran s’adressa à Chaia. —Sans vos conseils, que deviendra l’humanité ? Comment éviterons-nous de sombrer dans le chaos ? Auraya éprouva une bouffée d’affection pour le vieil homme. —Tant qu’il y aura de bons dirigeants comme toi, Juran, les mortels s’en sortiront toujours. Chaia sourit. —Elle a raison. —Et quand je mourrai ? demanda Juran d’une voix étranglée. —Le digne remplaçant que tu auras choisi te succédera. —Le digne remplaçant que nous aurons choisi, le corrigea Huan en s’avançant pour foudroyer Chaia du regard. (Elle reporta son attention sur les Blancs et les Voix.) Vos dieux sont toujours vivants ! Vous allez nous construire un temple sur ce site, et vous viendrez nous consulter sur la façon de gérer votre peuple. Chaia secoua la tête. —Le problème de la guerre, c’est que les gens les plus puissants, les plus impitoyables et les plus dénués de scrupules survivent toujours. Et qu’ils ne font pas une compagnie plaisante. —Tu as survécu aussi, ricana Huan. (Puis elle s’adressa de nouveau aux Blancs et aux Voix.) Une nouvelle ère de coopération va commencer. Vous bâtirez un temple ici, et vous désignerez des prêtres pour nous servir. Vos sorciers les plus puissants nous protégeront, et… Auraya cessa d’écouter comme Chaia se tournait vers elle. —Huan se berce d’illusions, lui dit le dieu. Si un de tes amis ne revient pas nous achever, nous finirons par périr de toute façon. Il ne faut que très peu de magie pour nous sustenter. Peut-être réussirons-nous à survivre jusqu’à ce que le vide soit comblé. Mais nous aurons perdu la raison entre-temps. La plupart des dieux que nous avons isolés dans des vides sont devenus fous. Nous avons besoin des mortels pour nous fournir un lien avec le monde physique. La culpabilité serra le cœur d’Auraya. —Je suis désolée de ne pas t’avoir fait confiance. J’aurais dû me rendre compte que ce n’était pas toi. Mais ne perds pas espoir. Des mortels viendront ici. Ils construiront le temple que réclame Huan. Ils vous empêcheront de devenir fous. Chaia acquiesça. —En effet. Et toi, viendras-tu ? Auraya hésita avant de hocher la tête. —Pour toi, oui. Chaia sourit. —C’est bon de le savoir. N’était-ce pour Huan, je te demanderais de me le promettre. Mais nous savons tous deux qu’elle continuera à chercher un moyen de te tuer, même depuis le vide. Quant à moi, je me suis lassé de ne plus posséder de corps il y a déjà un millénaire. Je préférerais cesser d’exister que passer quelques milliers d’années supplé-mentaires prisonnier en compagnie de cette folle. Le cœur d’Auraya fit un bond dans sa poitrine. Un terrible soupçon grandissait en elle. —Ne parle pas comme si tu étais mourant, Chaia. Je trouverai un moyen de combler le vide. Il doit bien y en avoir un. Chaia tendit une main et lui toucha la joue – un contact à la fois étrange et familier. —Fais donc ça, Auraya. Ce serait une bonne chose. Et n’utilise jamais ce que Huan t’a révélé. Être un dieu n’est pas aussi merveilleux que nous aimons le faire croire aux mortels. J’ai commis des crimes terribles, mais je ne regrette pas de t’avoir protégée et guidée. Adieu, Auraya. Il recula. Perplexe, la jeune femme se concentra sur la magie alentour, s’attendant à la sentir se résorber. Mais il en restait largement assez pour sustenter les cinq dieux. Puis toute la magie résiduelle se précipita vers Chaia. Alors, Auraya comprit ce qu’il était en train de faire. —Chaia, non ! Une vive lumière l’aveugla. Bien qu’incapable de voir, elle percevait toujours les dieux. Elle les sentit disparaître l’un après l’autre – Huan, au beau milieu d’une phrase. Chaia s’éteignit le dernier, non sans avoir prononcé encore quatre mots : —Ne m’oublie pas. Chapitre 51 Reivan avait d’abord éprouvé une stupéfaction mêlée de respect, puis de la peur lorsque les silhouettes radieuses étaient apparues entre les Blancs et les Voix. Pas un instant elle n’avait douté qu’il s’agissait de dieux – mais lesquels ? Mirar s’était rapproché du bord de la route comme s’il s’apprêtait à se jeter à la mer, avant de s’arrêter pour écouter. Reivan se trouvait trop loin pour entendre la conversation. Mue par sa curiosité, elle s’avança discrètement. Ce fut alors qu’Auraya poussa un cri, et que se produisit une deuxième explosion de lumière. Eblouie, Reivan mit un moment à recouvrer sa vision. Les Blancs et les Voix avaient tous le regard rivé sur Auraya. Quant aux dieux, il n’en restait aucune trace. —Ils ont disparu ! s’exclama Auraya. Chaia a tué les autres avant de se supprimer ! Reivan ne comprit pas tout ce qui suivit, mais il lui parut clair que les Blancs et les Voix protestaient, mettant en doute l’affirmation d’Auraya. Celle-ci semblait atterrée ; le chagrin et l’horreur déformaient ses traits. Elle enfouit son visage dans ses mains, secoua la tête et se détourna. Comme elle s’éloignait, le chef des Circliens voulut la rattraper. Reivan sursauta en entendant Mirar lancer : —Fichez-lui la paix. Tout le monde se tourna vers lui tandis qu’il bousculait les Blancs pour rejoindre Auraya. Il passa un bras autour de ses épaules, et la jeune femme se laissa aller contre lui. Quelle scène touchante, songea Reivan avec un sourire narquois. Les dieux avaient raison à leur sujet. Qui l’eût cru ? Mirar entraîna Auraya sur un côté de la route. En regardant par-dessus le bord de celle-ci, Reivan vit une femme rousse guider un bateau vers eux. Auraya laissa Mirar l’aider à descendre la berge et grimper à bord de l’embarcation. —Et maintenant ?lança l’un des Blancs. —On rentre chez nous, répondit leur chef. Alors qu’ils se détournaient, quelqu’un éclata de rire. Reivan sentit un frisson parcourir son échine. Nekaun avait repris connaissance et s’était relevé. —Quelle superbe mise en scène ! Vous saviez que vous alliez perdre, alors, vos dieux ont fait semblant de mourir pour que vous puissiez battre en retraite avec votre fierté intacte. Et vous affirmez que vos dieux sont aussi les nôtres pour que nous ne vous pourchassions pas. Votre plan est très clair. Vous croyiez pouvoir nous attirer ici et… —La ferme, Nekaun, l’interrompit Imenja. La Première Voix la dévisagea avec une expression orageuse. —Les dieux te puniront pour ta trahison, commença-t-il. Tu… Imenja leva les yeux au ciel. Tournant le dos aux Blancs qui s’éloignaient, elle et les autres Voix rebroussèrent chemin vers leurs Compagnons. —Revenez ici !glapit Nekaun. (Aucun de ses collègues ne lui jeta ne serait-ce qu’un coup d’œil par-dessus son épaule.) Je vous ordonne de revenir ! Les autres Voix l’ignorèrent. Reivan frémit comme il faisait le geste de lancer quelque chose vers elles, mais rien ne se produisit. Nekaun examina sa main, fronça les sourcils et regarda autour de lui, visiblement perplexe. Imenja sourit à Reivan. —Il a toujours été un peu lent à comprendre. —Que s’est-il passé ? —Des explications s’imposent. (Imenja jeta un coup d’œil aux autres Voix avant de s’arrêter au milieu des Serviteurs, des conseillers pentadriens et du roi des Élaï.) J’ai senti quelque chose changer après la première explosion de lumière. La magie avait diminué. Elle baissa les yeux vers son pendentif et se rembrunit. —Ça… Ça n’a pas de sens, balbutia Reivan. —Non, en effet. (Imenja soupira.) Auraya dit que les dieux sont morts. Tous les dieux. Et je pense qu’elle a raison. Reivan la dévisagea, horrifiée. —Mais ces apparitions scintillantes ? Qu’est-ce que c’était ?l’interrogea un conseiller. —Les dieux. Les leurs. Les nôtres. Les mêmes, apparemment. Prisonniers de quelque chose créé par Auraya et Mirar. Quelque chose qui les empêchait de partir d’ici, mais qui ne les avait pas tués. Ça, les dieux s’en sont chargés eux-mêmes. Ne me demandez pas comment mais… ils se sont supprimés. Du moins, c’est ce qu’affirme Auraya. —Et vous la croyez ? l’interrogea le roi des Élaï. —Oui. Comme ils reprenaient le chemin d’Avven, les implications de cette nouvelle apparurent l’une après l’autre à Reivan. —Vous avez toujours vos Talents ?s’enquit une Servante. —J’imagine qu’il doit me rester ceux qui étaient naturellement miens avant que je devienne une Voix, répondit Imenja. Donc, je ne dois plus être immortelle. Et probablement pas plus puissante que les plus puissants de nos Serviteurs Dédiés. À un détail près : je peux toujours lire dans les esprits. Elle a perdu son immortalité ? La compassion serra le cœur de Reivan. —Si vous et les autres Voix n’êtes plus aussi puissants, continuerez-vous à régner ? demanda le roi Aïs. —Sans les dieux, allons-nous commencer à nous entre-tuer ? Le monde sombrera-t-il dans le chaos ? ajouta un Serviteur, la voix tendue et à la limite de l’hystérie. Reivan ne put s’empêcher de sourire. —Nous sommes déjà en train de nous entre-tuer. Imenja gloussa. —De fait. Ou nous l’étions. Mais avons-nous encore des raisons de le faire à présent ? Qu’en penses-tu, Compagne Reivan ? Devrions-nous essayer de continuer à gouverner notre peuple, ou trouver une petite hutte tranquille au sommet d’une montagne pour y attendre la fin du monde ? Reivan dévisagea Imenja et, pour la première fois, elle vit de l’incertitude dans ses yeux. Elle prit conscience que ce n’était pas seulement sa maîtresse qui lui demandait conseil, mais une amie qui cherchait du réconfort. —Je pense que, tant que vous la dirigerez, l’Ithanie du Sud n’aura pas de souci à se faire. Imenja sourit. —Espérons que notre peuple sera d’accord avec toi. Apercevant un mouvement par-dessus l’épaule de sa maîtresse, Reivan leva les yeux. Nekaun se dirigeait vers eux à grandes enjambées, le visage tordu par la colère. —Mais je crois que vous avez une sacrée bagarre en perspective, murmura Reivan. Imenja gloussa. —Oh !ça m’étonnerait que Nekaun nous pose des problèmes. Il a réussi à offenser un nombre remarquable de gens depuis son élection. (Elle redressa le dos.) Et il n’est pas question que je le laisse s’en tirer après la façon dont il vous a traitées, toi et les autres femmes qu’il a molestées cette nuit-là. (Elle jeta un coup d’œil aux autres Voix.) Qu’en dites-vous ? Reivan dévisagea sa maîtresse, surprise et horrifiée d’apprendre qu’elle n’avait pas été la seule victime des petits jeux prétendument excitants de Nekaun. —J’en dis que nous devrions lui appliquer la peine la plus sévère prévue par nos lois, répondit Genza. Vervel et Shar acquiescèrent. Imenja fit volte-face. —Nekaun, ancienne Première Voix des Dieux, je t’accuse de viol, dont tu t’es rendu par trois fois coupable sur la personne de Servantes. Qu’as-tu à dire pour ta défense ? Nekaun avait ralenti et s’était arrêté, incrédule. Reivan jeta un coup d’œil à toutes les autres Voix, le cœur battant à coups sourds, en proie à un mélange d’angoisse et d’espoir. Elles n’allaient quand même pas… D’un autre côté, pourquoi auraient-elles toléré que Nekaun reste leur chef, maintenant que rien ne les y obligeait plus ? Le jeune homme se ressaisit et ricana. —Tu n’oserais pas, cracha-t-il. —J’ose, répliqua calmement Imenja. —Les dieux ne te laisseront pas faire. —Les dieux sont morts, Nekaun. Il leva les yeux au ciel. —Tu es vraiment stupide si tu as gobé ça. Même si c’était vrai, personne ne le croirait – comme personne ne croira tes accusations ridicules. Les gens penseront que ce n’est qu’un mensonge inventé pour te débarrasser de moi. Souviens-toi : j’ai été élu par le peuple. Il n’aimera pas que tu reviennes sur sa décision. Imenja se tourna vers le roi Aïs. —Votre Majesté, me rendriez-vous le service de penser à un mot ? Ne me dites pas lequel. Le souverain élaï fronça les sourcils et haussa les épaules. —« Rébellion », dit Imenja. Ai-je vu juste ? Il hocha la tête. —Pensez à un autre mot, réclama Imenja. (Une pause.) « Traité », dit-elle. Aïs acquiesça de nouveau. Après avoir répété l’exercice trois fois supplémentaires, Imenja balaya du regard la petite foule des Voix, des Serviteurs et des conseillers. —Etes-vous convaincus que je peux toujours lire dans les esprits ? Tous acquiescèrent. —Me croyez-vous quand je vous dis que Nekaun est bien coupable de ce dont je viens de l’accuser ? Tous acquiescèrent. —En témoignerez-vous si ma décision venait à être contestée ? Tous acquiescèrent. Satisfaite, Imenja reporta son attention sur Nekaun. —Si je pouvais t’accuser d’incompétence crasse et obtenir le même résultat, je le ferais. Mais le viol d’une Servante est un crime bien plus grave, et il ne serait pas juste de priver tes victimes de cette réparation. Du regard, elle consulta les autres Voix. Vervel hocha la tête. —Un seul viol reconnu est passible de dix ans d’esclavage. Un deuxième, d’esclavage à vie. Un troisième… —… De mort, acheva Nekaun. Mais croyez-vous vraiment faire le poids ? Une vague de chaleur assaillit Reivan, lui brûlant le visage. La jeune femme entendit Imenja pousser un cri de fureur. Puis l’air s’emplit de lumière et de bruit. Quand le calme revint, Reivan regarda autour d’elle. Plusieurs Serviteurs gisaient sur le sol, certains se tordant de douleur, d’autres immobiles. Imenja, Vervel, Genza et Shar toisaient un corps carbonisé qui tressaillait encore. Nekaun, songea Reivan. Il ne s’en remettra pas. Cette pensée l’emplit d’un profond soulagement mais, tandis qu’elle observait la chair noircie de Nekaun, ses joues se mirent à lui faire mal. Très mal. Imenja leva les yeux vers elle, et son expression s’adoucit. —Je suis désolée, Reivan, dit-elle en se hâtant de la rejoindre. Je ne t’ai pas protégée à temps. Je m’attendais qu’il frappe les Voix, pas les Serviteurs. La jeune femme secoua la tête. —Ce n’est rien. (Elle regarda le corps de Nekaun et vit qu’il ne bougeait plus.) Vous venez de faire un exemple mémorable. Imenja éclata de rire. —En effet. Il faut bien en faire quelques-uns quand on a pour ambition de gouverner le monde. Et qui de mieux pour commencer la série que notre ancienne Première Voix ? Reivan scruta le visage de sa maîtresse sans réussir à déterminer si elle était sérieuse ou non. Imenja lui rendit son regard. —Qu’y a-t-il ? —Vous… Vous ne semblez pas bouleversée par la mort des dieux. —Oh !je suis bouleversée, affirma Imenja avec force. Et en colère. De plus en plus, même. Mais je n’ai pas encore décidé comment j’allais y remédier. —En pourchassant Auraya et en la tuant ? —Je n’en veux pas à Auraya. Reivan haussa un sourcil surpris. Le mouvement étira la peau de sa joue, et elle frémit. Imenja se rembrunit. —Je t’expliquerai plus tard. Il faut te trouver un Tisse-Rêves. (Elle jeta un coup d’œil aux Serviteurs tombés à terre, puis à ceux qui tenaient encore debout.) Allez chercher de l’aide, leur ordonna-t-elle. Et ne comptez plus sur vos pendentifs pour communiquer. Deux hommes indemnes acquiescèrent et s’éloignèrent d’un pas vif. Le roi Aïs se racla la gorge. —Si vous n’avez pas besoin de moi, Deuxième Voix, je vais rejoindre mon peuple. Imenja acquiesça. —Bien entendu. Merci de votre aide, Majesté. Elle fut grandement appréciée. L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres d’Aïs. —J’imagine qu’elle ne sera plus nécessaire ? —Non. Mais nous serions honorés de poursuivre notre collaboration avec votre peuple à l’avenir. Il s’inclina légèrement. —Et réciproquement. Au revoir, Deuxième Voix, et bonne chance. Tous le regardèrent se diriger vers le bord de la route. Il se laissa glisser le long de l’escarpement et, quelques instants plus tard, un bruit d’éclaboussures se fit entendre. Imenja se tourna vers Reivan. — Nous avons beaucoup à faire, et j’espère pouvoir compter sur ton aide. — Évidemment, répondit la jeune femme. Quoi qu’il advienne, je suis toujours votre Compagne. Avec un large sourire, Imenja lui prit le bras. Elles s’éloignèrent le long de l’isthme, marchant vers leur foyer et vers un nouveau futur inattendu. Les Blancs reprirent la direction de Diamyane lentement et en silence, la tête inclinée, le visage creusé par le choc et le chagrin. Aucun de leurs conseillers n’osait les approcher, Danjin pas plus que les autres. Il ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Des questions se bousculaient dans sa tête. Qu’avait fait Auraya ? Mirar et la Tisse-Rêves qui s’était avancée malgré les protestations d’Arleej l’avaient-ils aidée ? Pourquoi Auraya était-elle repartie si bouleversée ? Danjin se remémora de quelle façon Mirar l’avait réconfortée, et comment il l’avait emmenée en bateau. Une colère enfouie se réveilla au fond de lui. Il y avait toujours quelque chose entre ces deux-là, c’était évident. Enfin, les Blancs atteignirent l’extrémité de l’isthme. Leurs grands prêtres les attendaient là, prêts à se lancer dans la bataille. Les Blancs échangèrent un regard. Par-dessus son épaule, Juran jeta un coup d’œil aux conseillers et aux Tisse-Rêves qui les avaient accompagnés à la rencontre avec l’ennemi, et il leva la main pour faire signe aux autres Blancs de s’arrêter. Quand tout le reste du groupe fut arrivé à son niveau, il promena un regard à la ronde. —Les dieux sont morts, annonça-t-il. Le Cercle comme les Cinq. Il n’y aura pas de bataille. Faites votre paquetage et préparez-vous pour le voyage de retour. Un silence choqué suivit cette déclaration. Puis tout le monde se mit à poser des questions en même temps. Les Blancs les ignorèrent ; ils échangèrent quelques mots et se séparèrent, chacun d’eux partant de son côté. Ella prit la direction du port. Danjin s’élança pour la rattraper. —Ellareen !appela-t-il en la rejoignant. La jeune femme ralentit et tourna la tête vers lui. Danjin s’arrêta net en voyant son visage baigné de larmes. —Bonjour, Danjin, dit-elle en s’essuyant les joues. —Que s’est-il passé ?s’entendit demander le vieil homme. Ella détourna les yeux. —Exactement ce qu’a dit Juran. Les dieux sont morts. —Comment est-ce possible ? protesta Danjin, incrédule. —Auraya… (L’émotion nouait la gorge d’Ella. Son regard était rivé sur l’isthme.) Les Indomptés. Ils les ont emprisonnés. Et ils les ont tués. Choqué, Danjin ne trouva rien à répondre. Auraya nous a trahis, songea-t-il. Pas en s’alliant avec les Pentadriens comme nous le craignions mais en rejoignant les Indomptés. Ella longea le quai en direction d’un groupe de Dunwayens qui travaillaient sur un bateau en cale sèche. Elle ne se retourna pas pour voir si Danjin la suivait. Balayant le port du regard, le vieil homme vit que tous les bateaux gîtaient, et que de l’eau avait envahi leur pont supérieur. Plus loin, une forêt de mâts avait remplacé la flotte dunwayenne. Les navires de guerre avaient tous été coulés. Les Elaï sont les seuls qui ont pu exercer leurs talents martiaux pendant cette guerre, se surprit à penser Danjin. Les Dunwayens vont être bien déçus d’apprendre qu’il n’y aura pas de bataille. Le vieil homme aurait dû être soulagé, mais il se sentait juste vide. Ella s’arrêta, et il parvint à la rattraper. —Les Élaï, marmonna-t-elle en regardant au large. Il va falloir faire quelque chose pour les empêcher de sévir de nouveau. Et elle s’éloigna d’un pas vif. Dans la direction où elle avait regardé, Danjin aperçut une forme au loin : un minuscule bateau occupé par trois silhouettes. L’une d’elles était vêtue de bleu vif. Auraya, songea-t-il. Les Indomptés. Les dieux avaient raison depuis le début. Ils sont dangereux. S’ils peuvent tuer des dieux, de quelles autres exactions sont-ils capables ? Le vieil homme frissonna. Soudain, il avait froid. Fourrant ses mains sous son gilet, il sentit quelque chose de dur dans une des poches intérieures. Il le sortit et l’examina. Un anneau blanc reposait dans sa paume. Danjin sentit le froid l’imprégner jusqu’aux os. C’était l’annelien d’Auraya. Ella n’avait pas demandé à le récupérer la veille, aussi l’avait-il rangé dans sa poche en attendant une occasion de le lui rendre. Des souvenirs de sa première rencontre avec Auraya resurgirent dans son esprit. Il avait pensé qu’elle ferait une bonne Blanche. Plus tard, il en était venu à l’aimer comme une fille, à l’admirer pour son intelligence et sa compassion. Il avait travaillé dur pour elle. Il s’était fait du souci quand elle était emprisonnée à Glymma. Jamais il n’avait douté d’elle. Mais elle nous a trahis. Elle s’est retournée contre les dieux. Elle les a tués. Refermant ses doigts sur l’anneau, Danjin s’approcha du bord du quai, arma son bras et le projeta au loin de toutes ses forces. L’eau boueuse l’engloutit. Alors, le vieil homme se détourna et rebroussa chemin vers la ville. Aucun des trois Indomptés ne dit grand-chose durant le trajet jusqu’au rivage sennien. Mirar observait soigneusement Auraya, qui regardait le fond du bateau avec une expression fermée et distante. Je vais devoir dire aux autres que Huan l’a bernée, et qu’elle a découvert trop tard que Chaia n’avait pas tenté de la tuer, songea-t-il. Et qu’il s’est suicidé après avoir éliminé le reste du Cercle. Sinon, ils ne comprendront pas pourquoi elle est si bouleversée. De son côté, Mirar n’éprouvait pas le moindre chagrin. Chaia avait commis des crimes terribles en son temps. Le monde se porterait mieux sans lui. Mais Mirar savait qu’il ne pourrait pas exprimer cette opinion devant Auraya – jamais. Enfin, le fond de la coque racla sur du sable. Auraya jeta un coup d’œil au rivage par-dessus son épaule, puis agrippa le bord du banc tandis qu’Emerahl utilisait ses pouvoirs pour pousser leur bateau au sec, à côté d’une embarcation identique. Les trois Indomptés se levèrent et descendirent à terre. Ils se trouvaient dans une petite baie. Des dunes les dissimulaient à la vue de tous, excepté des bateaux qui passeraient éventuellement au large. Trois autres personnes les attendaient, assises autour d’un feu de camp. Mirar huma une odeur de poisson en train de cuire. —Quel délicieux accueil, commenta-t-il. —C’est le Goéland qui a fourni le poisson, grimaça Surim. (Il tendit une chope à Mirar.) Moi, j’ai apporté le kahr. Le Tisse-Rêves but une gorgée de la liqueur puissante. —Ah ! (Il soupira.) J’en avais bien besoin. Je crains de n’avoir rien à vous offrir de mon côté. —Tu nous as ramené Auraya, répliqua Tamun. Toutes les têtes se tournèrent vers la jeune femme, qui garda le silence, le regard rivé sur les flammes. —Alors, qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Surim. (Il remplit une autre chope de kahr et la tendit à Emerahl.) Quelqu’un a des projets ? Emerahl haussa les épaules. —J’ai toujours eu envie de fonder une école de sorcellerie et de médecine. Mirar la dévisagea, surpris. —Je croyais qu’après avoir été vénérée sous le nom de la Mégère tu ne voulais plus jamais te trouver au centre de l’attention ? —Je n’ai jamais souhaité que ça arrive, et je me suis donné beaucoup de mal pour y échapper. Mais si je crée quelque chose moi-même, et si je consacre toute mon énergie à le contrôler, ce sera différent. Et puis, dit Emerahl en levant sa chope pour saluer le Tisse-Rêves, je peux prendre conseil auprès d’un expert en matière de création de culte. Et toi, que comptes-tu faire ? Mirar haussa les épaules. —Aider mon peuple à se remettre des préjudices subis depuis un siècle. Cette fois, j’ai deux continents à arpenter. J’ai toujours su qu’il y avait des Tisse-Rêves dans le Sud ; j’ignore pourquoi je ne leur ai jamais rendu visite avant. —Parce que les dieux faisaient des choses inquiétantes dans le Nord, répondit Surim. —Et vous deux ? demanda Emerahl en regardant les Jumeaux. Qu’allez-vous faire ? Surim jeta un coup d’œil à sa sœur. —Cesser de nous cacher, pour commencer. J’aimerais bien voyager. —Je ne veux pas redevenir célèbre, déclara Tamun. Et de toute façon, comment conseiller les gens ? Nous ignorons ce que la mort des dieux changera. (Elle dévisagea son frère.) Et puis… je n’ai pas envie de voyager. Pas encore. Je crois… Je crois que j’aimerais m’installer quelque part. Dans un endroit où les gens fabriquent des choses. Des artisans, des artistes – vous voyez le genre. —Je te rendrai visite, promit Surim. Et qui sait, je pourrai peut-être vendre les œuvres de tes artistes ? Je deviendrai un marchand ! Le Goéland gloussa. —Dans ce cas, j’imagine que je te verrai en mer. —Tu n’as pas l’intention de changer quoi que ce soit à ton mode de vie, pas vrai ? devina Emerahl. L’enfant secoua la tête. —La mer est mon domaine. Il m’a fallu un millénaire pour le trouver, et je ne vois pas de raison d’en changer. Les Indomptés s’abîmèrent dans un silence pensif. Un millénaire avant qu’il prenne le surnom de Goéland, songea Mirar. Il était déjà une légende avant que je devienne immortel. Quel âge a-t-il exactement ? —Je vais rentrer à Si, lança Auraya. Tous les regards se tournèrent vers elle, et Mirar sentit son cœur se gonfler. Elle va s’en remettre. Elle finira par oublier les dieux et Chaia. Elle aura tout le temps du monde pour le faire. Auraya fronça les sourcils. —Après avoir récupéré Vaurien, ajouta-t-elle. (Elle toucha le tissu bleu dont elle s’était enveloppée.) Et payé le marchand pour ça et pour la nourriture que je lui ai prise. Emerahl gloussa. —Pour ça, tu auras besoin d’argent. Auraya leva les yeux vers l’immortelle rousse. —En effet. —J’ai quelque chose qui te permettra de t’en procurer une bonne quantité. Je l’ai enterré pas loin d’ici. —Le trésor, devina Surim. Emerahl sourit. —Oui. Je dois pouvoir en donner une petite partie à Auraya. Après tout, elle ne pouvait pas débarquer en haillons, ou pire : toute nue. Ç’aurait fait tâche dans les légendes. —Oh !je ne sais pas trop, grimaça Mirar. —Vaurien, répéta Surim. C’est lui qui a délivré Auraya, n’est-ce pas ? Qui est cet homme ? —Un veez, grogna Mirar. Surpris, Surim leva les yeux vers lui. —Tu veux dire qu’après tout le mal que tu t’es donné pour essayer de la tirer de là tu t’es fait damer le pion par une boule de poils ? —Eh oui, répondit Emerahl. Surim éclata de rire. —Je me demande si cette pauvre créature est consciente d’avoir gâché toutes tes chances qu’Auraya te tombe dans les bras, éperdue de gratitude. Emerahl ricana. —Au nom des femmes du monde entier, dis-moi que tu n’aurais jamais fait ça, Auraya. Un sourire fit frémir un des coins de la bouche de l’intéressée. —Peut-être que oui, peut-être que non. (Elle dévisagea Mirar.) J’imagine que nous ne le saurons jamais. Le Tisse-Rêves haussa les épaules. —Le passé ne peut être changé. Mais l’avenir s’annonce intéressant. Plein de nouvelles possibilités. Il vit les autres échanger des grimaces entendues avant de se ressaisir et de prendre une expression neutre. —Et totalement dépourvu de dieux, ajouta Emerahl. —Mais grouillant encore de mortels, déclara le Goéland. Ne les sous-estimez pas. Ils peuvent être aussi dangereux que les dieux. Voire davantage, puisque les dieux étaient limités par la nécessité de trouver des fidèles consentants pour faire le travail à leur place. Les autres ruminèrent cette remarque en silence. —Nous devrions rester en contact, lança soudain Emerahl en promenant un regard à la ronde. Nous rendre visite, et peut-être nous réunir une fois par an. —Oui, acquiesça Surim. Peut-être dans le futur empire artistique de Tamun. Mirar fut ravi de voir Auraya acquiescer. —Comme j’ai l’intention de voyager, je vous rendrai visite à tous si vous me faites savoir où vous êtes. (Il regarda Auraya.) Serai-je le bienvenu à Si ? La jeune femme faillit sourire. —Évidemment. Mirar sentit l’espoir renaître dans son cœur. Prudence, s’exhorta-t-il. Ne tire pas de conclusions hâtives. Et surtout, ne la bouscule pas. Elle aura besoin de temps pour se remettre de tout ce qui vient de se passer. Emerahl se mit debout. —S’il faut aller chercher ce foutu trésor, autant y aller avant d’avoir trop bu. (Elle baissa les yeux vers Auraya.) Tu m’aides à porter ? Auraya haussa les épaules, se leva et suivit Emerahl dans les dunes. En détaillant son corps décharné, Mirar éprouva un pincement d’inquiétude. L’aider à porter ? Et puis quoi encore ? Il se leva à son tour et suivit les deux femmes. Il ne tarda pas à rattraper Auraya, qui s’était arrêtée, hors d’haleine. Les traces d’Emerahl disparaissaient par-dessus le sommet d’une dune. Auraya se tourna vers Mirar et grimaça un sourire. —Ta méthode de guérison a ses limites. Le Tisse-Rêves acquiesça. —Tu ne peux puiser qu’aux ressources que tu possèdes. Mais quelques repas copieux devraient te remettre d’aplomb. Auraya hocha la tête et scruta le sol à ses pieds, les sourcils froncés. Inquiet, Mirar se rapprocha d’elle. —Tu vas bien ? La jeune femme releva la tête et, sans crier gare, l’embrassa sur la bouche. Ce fut un baiser plus qu’amical, mais bref. Quand elle s’écarta de lui, Mirar resta figé par la surprise, le cœur battant la chamade. —Que… C’était quoi, ça ?parvint-il à articuler au bout d’un moment. —Un remerciement. Pendant toute ma captivité, tu m’as tenu compagnie. Tu m’as donné espoir et courage. (Auraya s’interrompit et eut un petit sourire.) Comme tu l’as dit, l’avenir est plein de possibilités. Sans attendre de réponse, elle se détourna et se remit à escalader la dune d’un pas décidé sur les traces d’Emerahl. Mirar la regarda disparaître de l’autre côté. Puis il lui emboîta le pas avec un sourire idiot. Épilogue L’homme qui venait d’entrer d’un pas hésitant était maigre et sec. Il portait des vêtements simples mais de bonne qualité, et des sandales neuves. Malgré sa nervosité, il marchait comme s’il connaissait parfaitement sa place dans le monde. Ses cheveux étaient gris et sa peau était toute ridée, mais il avait un regard vif et direct. Adossé à ses oreillers, l’empereur de Sennon le jaugea par habitude, avec l’expérience acquise au fil d’une longue existence. Même s’il décelait de l’intelligence et de l’assurance chez cet homme, il constata avec soulagement une totale absence de cette dureté qu’il avait appris à reconnaître chez les gens ambitieux, cupides ou cruels. Néanmoins, c’est un fanatique, décida-t-il. Je les repère à cent pas. Le visiteur embrassa le lit, l’empereur et son compagnon d’un coup d’œil rapide. Puis il se laissa tomber à genoux et pressa son front sur le sol. Il n’est pas trop fier, remarqua l’empereur. Ces maudits prêtres et ces foutus Serviteurs détestent s’incliner devant moi. Cet homme est malin. —Lève-toi. (Le visiteur obéit mais garda les yeux baissés.) Ainsi, tu es le Sage de Karienne, lança l’empereur. As-tu un nom en plus de ce titre ? Le Sage acquiesça. —Eralayo Scribe. Ou Ero. —Tu prêches depuis un certain temps déjà. Si je n’avais pas été si… (D’un geste, l’empereur désigna son lit)… indisposé, je serais venu t’écouter. —Je suis honoré de l’apprendre. —C’est la raison pour laquelle je t’ai fait venir. Parle-moi de ce fameux Artisan. Surpris, le Sage leva les yeux. Il jeta un coup d’œil au compagnon de l’empereur, puis reporta son attention sur ce dernier. Ses épaules se soulevèrent et s’abaissèrent comme il rassemblait son courage. Il redressa le dos. —Nous sommes tous des créations de l’Artisan, commença-t-il. Il a façonné chaque chose en ce monde : chaque animal, chaque plante, chaque homme et chaque femme. Même la poussière sous vos pieds. Même les dieux. Il s’interrompit et déglutit bruyamment. —L’Artisan a créé le monde avec un dessein qui nous est impénétrable. Nous nous demandons pourquoi il l’a fait si imparfait. Nous nous demandons pourquoi il y a mis des créatures maléfiques. Mais pourquoi les considérons-nous comme maléfiques ? Parce qu’elles tuent ? Il écarta les mains. —Un reyna mange des plantes. Les plantes sont vivantes elles aussi. Donc, il doit tuer pour se nourrir. Les leramers et les vorns nous font peur parce qu’ils peuvent nous tuer, mais ce n’est pas la cruauté qui les y pousse : c’est la faim. Nous leur en voulons de dévorer notre bétail. Ce n’est pourtant pas un acte maléfique – juste une ruine pour les éleveurs ! L’empereur sourit. — Nous nous demandons pourquoi l’Artisan a créé les mortels capables de commettre le mal, poursuivit le Sage. Mais il est encore beaucoup de choses qui nous échappent à son sujet. Nous venons tout juste de commencer à le percevoir. Au fil du temps, peut-être nous autorisera-t-il à en comprendre davantage. Le Sage se tut et attendit. Il a prêché tant defois qu’il sait comment pousser les gens à poser les questions qu’il attend, songea l’empereur. —Comment sais-tu que cet Artisan n’est pas un produit de ton imagination ? —Certaines personnes n’ont qu’à regarder en elles pour en être convaincues – fermer les yeux et ouvrir leur cœur. La connaissance est là. Elle y a toujours été. Simplement, nous ne nous étions jamais donné la peine de la chercher jusqu’ici, parce que les preuves de l’existence des anciens dieux étaient si flagrantes que nous n’éprouvions pas le besoin de voir au-delà. L’Artisan ne nous informe pas de son existence à travers la magie. Les dieux étaient des êtres de magie, mais l’Artisan est un être du tout et de tous. Du monde. —Tu dis qu’il a créé les dieux. Comment se fait-il, dans ce cas, qu’ils aient été détruits ?s’enquit l’empereur. Le Sage haussa les épaules. —L’Artisan a doté toute chose d’une faiblesse, peut-être pour s’assurer que rien ni personne ne domine indéfiniment. La faiblesse des dieux a fini par causer leur perte. —Celle des mortels finira-t-elle par provoquer leur destruction ? —Peut-être. Mais pas avant longtemps, à mon avis. Nous sommes une création résiliente. L’empereur sourit. Il se tut comme sa respiration se faisait laborieuse. Son compagnon rapprocha le brûleur d’herbes médicinales. Lorsque ses poumons se furent quelque peu dégagés, l’empereur leva les yeux vers le Sage. —L’Artisan préserve-t-il les âmes ? Nouveau haussement d’épaules. —Je l’ignore. Mais il ne gaspille rien. Quand nous récoltons l’ograssi, la plante meurt, mais la tige pourrit et nourrit le sol, tandis que les graines nous sustentent. De la même façon, notre corps retourne à la terre pour l’enrichir et générer une vie nouvelle. Il se peut qu’il en aille de même pour notre âme. L’empereur réfléchit à tout cela et finit par acquiescer. —Ce sera tout pour le moment, croassa-t-il, sentant l’étau se refermer sur sa poitrine. Laisse-moi. Le Sage se prosterna et sortit avec une mine pensive. L’empereur s’affaissa parmi ses oreillers. Il inhala de nouveau la fumée des herbes médicinales et leva les yeux vers son seul fils survivant. —Cet homme et son Artisan me plaisent, déclara-t-il. Et toi, qu’en penses-tu ? —Je n’y vois aucune menace, juste un grand potentiel, répondit Herayla. —Donc, tu l’approuves ? —Oui. (Le jeune homme fronça les sourcils.) Depuis la mort des dieux, nous avons eu un demi-siècle de mensonges et de désordre. Il nous faut quelque chose pour unifier le peuple. Ce concept d’un Artisan qui aurait créé toute chose présente de nombreuses qualités. Notamment l’idée que chacun de nous est faillible. Ça ne peut pas faire de mal que les gens s’attendent à quelques erreurs de la part d’autrui, et qu’ils soient prêts à les pardonner. —Attention à ne pas pousser le bouchon trop loin, conseilla l’empereur. Herayla sourit. —Tu sais bien que je ne ferais jamais une chose pareille. —Oui, tu es trop intelligent pour ça, l’approuva son père. J’avoue : je suis soulagé que tout soit bientôt terminé. Il ne me reste qu’à vivre assez longtemps pour déclarer que je me suis converti au culte de l’Artisan – moi, l’empereur de Sennon qui n’ai jamais accordé la préférence à aucune religion. D’un point de vue symbolique, ce sera un geste fort. Après… ce sera à toi de gouverner le monde. (Il prit une brève inspiration sifflante et soupira.) Pour ton bien, j’espère que ça fonctionnera. Herayla sourit. —Ne t’en fais pas, père. Que cet Artisan existe ou non, il ne pourra pas causer plus de désordre que les anciens dieux. L’empereur gloussa. —J’espère que tu as raison, mon fils. Je l’espère sincèrement. Glossaire VÉHICULES Bateau à vent : bateau qui utilise la force du vent pour se propulser à travers le désert Pilotes : opérateurs de ces bateaux Platène : véhicule à deux roues Tarn : véhicule à quatre roues PLANTES Boissel : bois qui résiste à la pourriture Boivif : écorce aux propriétés stimulantes Dembar : arbre dont la sève est sensible à la magie Dormane : plante qui utilise la télépathie pour immobiliser ses proies Drimma : fruit d’Ithanie du Sud Felféa : arbre de Si Florrim : tranquillisant Formtane : soporifique Fruyère : plante qui ressemble à de la fougère ou de la bruyère Garpa : arbre dont les graines ont des propriétés stimulantes Hébrine : remède censé protéger contre les MST Hroomya : corail qui produit de la teinture bleue Kwee : algue dont les bulbes sont des fruits comestibles Mallin : herbe qui active la circulation Mytten : arbre dont le bois brûle lentement Ograssi : céréale originaire de Sennon Rebi : fruit que l’on trouve à Si Shendle : plante des sous-bois Tuyo : corail qui produit de l’encre Vélalgue : remède contre les hémorroïdes Vinet : arbre qui pousse le long des rivières Wemmin : fleur charnue Yan : tubercule que l’on trouve dans les bois ANIMAUX Aggen : monstre mythique qui vit dans les mines Amma : serait issu des larmes du léviathan Arem : animal domestique utilisé pour tirer les platènes et les tarns Ark : oiseau prédateur Breem : petit animal que les Siyee chassent pour le manger Buline : coquillage que l’on trouve sur les pentes rocheuses Carmook : petit animal domestique originaire de Sennon Chalvre : animal domestique originaire des montagnes, élevé pour sa viande et son lait Doï : créature marine joueuse Épinelle : créature des récifs couverte de piquants Fanrin : prédateur qui chasse les chalvres Flark : prédateur marin Flèmouche : insecte qui pique, vivant dans les montagnes du Nord-Est Garr : créature marine géante Girri : oiseau sans ailes domestiqué par les Siyee Kiri : gros oiseau prédateur Leramer : prédateur possédant des capacités télépathiques Léviathan : énorme créature marine Lumiver : insecte qui brille dans le noir Lyrim : animal domestique qui vit en troupeau Moohook : petit animal familier Ner : animal domestique élevé pour sa viande Piquin : nom que les terrestres donnent au flark Poisson-bois : poisson sans goût Poisson luisant : poisson qui brille dans les eaux noires Reyna : animal que l’on peut monter ou atteler à une platène Roale : grosse créature marine Roro : carnivore des jungles dekkanes Shem : animal domestique élevé pour son lait Shrimmi : coquillage d’eau douce Stellique : poisson aux aiguilles meurtrières Takker : gros serpent Tiwi : insecte qui vit en essaim Veez : adorable animal familier, doté de capacités télépathiques et capable de parler Vorn : animal qui ressemble à un loup et vit en meute Yern : animal qui ressemble à un cerf et possède des capacités télépathiques limitées Yeryer : créature marine venimeuse Zapeur : insecte qui pique VÊTEMENTS Cire : coiffe de tissu circulaire portée par les prêtresses et les prêtres circliens Combinaison : sous-vêtement féminin Octavestim : tenue des prêtres de Gareilem Tale : cape Tunique : robe pour les femmes, chemise pour les hommes NOURRITURE Beignet de racines : pâtisserie à base de racines bouillies et frites Coopa : boisson dunwayenne Flammépice : épice originaire de Toren Galfre : pâtisserie frite Noimanger : pâte faite à partir de fruits secs, à Si Pain-plat : pain dense BOISSONS Ahm : boisson de Somrey, que l’on consomme généralement tiède et épicée Draï : boisson élaï Fwa : boisson dunwayenne Jamya : boisson cérémonielle des Pentadriens Kahr : boisson de Sennon Maïta : boisson stimulante non alcoolisée Teepi : boisson siyee Teho : boisson de Sennon Tintra : boisson de Hania Tipli : boisson de Toren MALADIES Rongecœur : maladie qui attaque les poumons Pourrimone : maladie qui entraîne la pourriture des poumons Pourriplaie : gangrène BTIMENTS Gîte : endroit où peuvent séjourner les voyageurs Refuge : endroit où peuvent séjourner les Tisse-Rêves Blanchepierre : pierre de couleur claire Noirepierre : pierre de couleur foncée AUTRES Canar : pièce sennienne Dormitole : somnifère Fumette : drogue récréative * * * * Achevé d’imprimer sur rotative par l’imprimerie Darantiere à Dijon-Quetigny en janvier 2011 Dépôt légal : février 2011 Numéro d’impression : 10-1691 35294455-1 Imprimé en France