Prologue Reivan fut la première à percevoir le changement. Au début, ce fut instinctif – une impression plus qu’une certitude. Puis elle remarqua que l’air devenait plus stagnant, plus irritant. Observant les murs inégaux du tunnel, elle aperçut des dépôts d’une substance poudreuse. Celle-ci recouvrait un côté de chaque bosse et de chaque creux, comme si elle avait été soufflée par un vent issu des ténèbres qui s’étendaient devant Reivan. Comme la jeune femme comprenait ce que ça pouvait signifier, un frisson lui parcourut l’échine. Mais elle ne dit rien. Elle pouvait se tromper, et ses compagnons étaient encore sous le choc de leur terrible défaite. Tous luttaient pour accepter la mort de leurs amis, de leur famille et de leurs camarades, dont ils avaient dû abandonner les corps enfouis dans le fertile sol ennemi. Ils n’avaient vraiment pas besoin d’un autre sujet de préoccupation. Même s’ils n’avaient pas été en train de battre en retraite avec le moral au trente-sixième dessous, Reivan aurait gardé le silence. Les hommes de son équipe étaient prompts à se vexer. Comme elle, ils nourrissaient le ressentiment secret de n’être pas nés avec un Talent suffisant pour devenir des Serviteurs des Dieux. Aussi s’accrochaient-ils aux seules sources de supériorité dont ils disposaient. Ils étaient plus intelligents que la moyenne : des Penseurs, qui se distinguaient des gens simplement cultivés par leur capacité à calculer, inventer, raisonner et philosopher. Cela leur donnait un féroce esprit de compétition. Longtemps auparavant, ils avaient conçu une hiérarchie interne. Les vieux l’emportaient sur les jeunes, et les hommes surpassaient les femmes. Bien entendu, c’était ridicule. Reivan avait constaté qu’avec l’âge l’esprit tendait à devenir aussi lent et raide que le corps qui l’abritait. Et le fait que les hommes soient plus nombreux dans les rangs des Penseurs ne signifiait nullement qu’ils étaient plus malins. Reivan aimait à le leur prouver… mais le moment était mal choisi pour ça. Sans compter que je peux me tromper. L’odeur de poussière s’amplifiait. Par les dieux ! j’espère vraiment me tromper. Soudain, Reivan se souvint que les Voix pouvaient lire dans les esprits. Elle regarda par-dessus son épaule et se sentit désorientée l’espace d’un instant. Elle s’était attendue à voir Kuar ; au lieu de ça, une grande femme élégante marchait derrière les Penseurs : Imenja, la Deuxième Voix des Dieux. Reivan éprouva un pincement de tristesse en se souvenant pourquoi Imenja commandait désormais leur armée. Kuar était mort, tué par les hérétiques circliens. Imenja dévisagea la jeune femme et lui fit signe. Le cœur de Reivan manqua un battement. Bien que faisant partie de l’équipe de Penseurs qui avait cartographié la route à travers les montagnes, elle n’avait encore jamais parlé à aucune des Voix. Grauer, son chef d’équipe, se chargeait personnellement de tous les rapports à leurs supérieurs. Reivan s’arrêta. Un coup d’œil aux hommes qui la précédaient lui apprit qu’ils n’avaient rien remarqué – ni le geste d’Imenja, ni le fait qu’elle-même ne les suivait plus. Surtout Grauer, dont l’attention était tout entière absorbée par sa carte. Quand Imenja arriva à son niveau, Reivan se remit à marcher un pas derrière elle. —Comment puis-je vous servir, votre sainteté ? Imenja fronça les sourcils, mais son regard resta braqué sur le reste des Penseurs. —Que crains-tu ? demanda-t-elle à voix basse. Reivan se mordit la lèvre. —Ce n’est probablement que la folie des souterrains, l’obscurité qui me trouble l’esprit, répondit-elle très vite. Mais… il n’y avait pas autant de poussière dans l’air à l’aller. Ni sur les murs. Sa disposition suggère un mouvement d’air rapide venant de devant. Je pense à plusieurs causes potentielles… —Tu crains qu’il y ait eu un effondrement, devina Imenja. Reivan hocha la tête. —Oui. Et de l’instabilité résiduelle. —Naturelle ou non ? La question d’Imenja – et ce qu’elle impliquait – fit sursauter Reivan. Choquée et glacée d’appréhension, la jeune femme s’arrêta. —Je l’ignore. Qui aurait pu faire une chose pareille ? Et pourquoi ? Imenja se rembrunit. —J’ai déjà reçu des rapports m’informant que les Senniens commencent à chercher des noises aux nôtres maintenant que la nouvelle de notre défaite leur est parvenue. Ça pourrait aussi être des villageois des environs en quête de vengeance. Reivan détourna les yeux. Une image des vorns, la gueule dégoulinante de sang après une dernière expédition de « chasse » la veille de leur entrée dans les mines, lui revint en mémoire. Ménager les populations locales n’avait pas été une priorité pour l’armée – pas alors que la victoire semblait si certaine. Et nous n’étions pas censés repasser par ici, non plus. Nous devions chasser les hérétiques d’Ithanie du Nord et nous emparer de leurs terres au nom des dieux, puis rentrer chez nous par la passe. Imenja soupira. —Rejoins ton équipe, mais ne dis rien. Nous nous préoccuperons des obstacles quand nous y serons confrontés. Reivan obéit et reprit sa place en queue de la colonne des Penseurs. Consciente qu’Imenja pouvait lire dans son esprit, elle continua à guetter d’autres anomalies. Il ne lui fallut pas longtemps pour en repérer. Ce fut amusant de regarder ses collègues comprendre lentement la signification des gravats de plus en plus nombreux dans le passage. Le premier obstacle qu’ils rencontrèrent fut une petite portion de plafond écroulée. Ses débris n’avaient pas complètement bouché le tunnel, et ils n’eurent qu’à les escalader pour poursuivre leur chemin. Puis les obstructions se firent de plus en plus nombreuses et difficiles à franchir. Imenja utilisa sa magie pour déplacer soigneusement un rocher de-ci ou un monticule de terre de-là. Nul ne suggéra de cause aux éboulements. Tous conservèrent un silence prudent. Le passage déboucha sur l’une des vastes cavernes naturelles si communes dans les mines. Reivan scruta l’espace qui s’ouvrait devant elle. Là où il n’aurait dû y avoir que des ténèbres, la jeune femme distinguait des formes pâles faiblement éclairées par les lampes des Penseurs. Imenja s’avança. Comme elle pénétrait dans la caverne, sa lumière magique s’intensifia, révélant une paroi de pierre. Les Penseurs, atterrés, levèrent le nez. Là aussi, le plafond s’était effondré. Mais cette fois, il n’y avait pas moyen de contourner ou d’escalader l’obstacle. La caverne était remplie de gravats. Reivan détailla l’éboulis. Certains des rochers étaient énormes. Se faire surprendre par une telle avalanche minérale… Elle doutait que les victimes aient eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Crac. Spouitch. C’est toujours mieux qu’un coup de poignard dans le ventre suivi d’une agonie lente et douloureuse, songea-t-elle. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’un trépas trop subit nous prive de quelque chose. La mort fait partie des expériences de la vie. Nous n’en avons qu’une. J’aimerais être consciente de ce qui m’arrive, même si ça implique de la peur et de la souffrance. La voix de Grauer résonnant dans le souterrain attira son attention. —Ça n’aurait pas dû arriver, s’exclama son chef d’équipe. Nous avions tout vérifié. Cette caverne était stable. —Pas si fort, aboya Imenja. Grauer sursauta et baissa les yeux. —Pardonnez-moi, votre sainteté. —Trouve-nous un moyen de sortir d’ici. —Oui, votre sainteté. En quelques coups d’œil vers ses favoris, Grauer rassembla un petit groupe d’hommes autour de lui. Ils murmurèrent quelques instants, puis s’écartèrent pour le laisser passer. D’un pas assuré, Grauer s’avança vers Imenja. —Permettez-moi de vous guider, votre sainteté. Imenja fit un signe de tête aux autres Penseurs, leur indiquant qu’ils pouvaient se joindre à leur chef. On se bouscula dans le tunnel comme l’armée faisait demi-tour. Malgré les efforts des Serviteurs pour aspirer de l’air par les conduits et les fissures dans la montagne qui les surplombait, l’atmosphère devint difficile à respirer. Soldats et esclaves revinrent sur leurs pas en observant un silence inquiet. Sous terre, il était délicat d’estimer le passage du temps. Mais avec le reste de son équipe, Reivan avait passé des mois à cartographier les mines, les passages naturels et les pistes de montagne, ce qui lui donnait un avantage sur le reste de l’armée. Près de une heure s’écoula avant que Grauer atteigne le tunnel latéral qu’il cherchait. Dans son anxiété de prouver sa compétence, il faillit y plonger tête la première. —Par ici, dit-il, son regard faisant la navette entre la carte et les souterrains qui l’entouraient. Ça va descendre. (Les Penseurs se hâtèrent à sa suite comme il franchissait un angle.) Ensuite, il nous suffira de longer… Il y eut une pause, puis l’écho d’un cri s’estompant très vite dans le lointain. Les Penseurs s’arrêtèrent net. Jetant un coup d’œil entre les épaules de deux de ses collègues, Reivan aperçut un trou aux bords déchiquetés dans le sol. —Que s’est-il passé ? Les Penseurs reculèrent pour laisser passer Imenja. —Soyez prudente, votre sainteté, dit l’un d’eux tout bas. L’expression de la Voix s’adoucit légèrement, et elle lui adressa un signe de tête en s’avançant d’un pas plus mesuré. Elle doit déjà savoir ce qui est arrivé à Grauer, comprit Reivan. Elle aura lu ses pensées pendant qu’il tombait. Imenja s’accroupit et toucha le bord du trou. Elle en cassa un morceau et se redressa. —De l’argile, dit-elle en le présentant aux Penseurs sur sa paume ouverte. Moulée à la main et renforcée avec de la paille. Nous avons affaire à un saboteur. Un poseur de pièges. —Les Blancs ont rompu leur promesse ! siffla un des Penseurs. Ils veulent nous empêcher de rentrer chez nous ! —Ils nous ont menti pour que nous passions par ici ! s’exclama un autre. Si nous mourons dans ces souterrains, personne ne saura jamais qu’ils nous ont trahis ! —Je doute que ce soit leur œuvre, répliqua Imenja, son regard se portant au-delà des murs de pierre qui les entouraient. (Elle fronça les sourcils et secoua la tête.) Cette argile est sèche. Qui que soit l’auteur de ce piège, il a quitté ce lieu depuis plusieurs jours. Je n’entends rien d’autre que les pensées lointaines de chalvriers. Désignez un autre chef. Nous allons poursuivre notre chemin, mais en redoublant de prudence. Les Penseurs échangèrent des coups d’œil hésitants. Imenja les dévisagea tour à tour, et son expression se fit coléreuse. —Pourquoi n’avez-vous pas fait de copies ? Les cartes. Reivan détourna les yeux, luttant contre une frustration grandissante. Elles ont disparu avec Grauer. C’est tout lui, d’avoir mobilisé toutes les informations disponibles. Qu’allons-nous faire maintenant ? L’appréhension de la jeune femme ne tarda pas à se dissiper. La plupart des tunnels principaux conduisaient à l’entrée principale des mines. Après tout, les mineurs d’autrefois n’avaient pas eu l’intention de créer un labyrinthe. Les tunnels secondaires, qui suivaient les veines minérales, et les passages naturels étaient moins prévisibles, mais tant que l’armée ne s’y égarait pas, elle finirait bien par trouver la sortie. Un des Penseurs s’avança. —Nous devrions pouvoir nous repérer de mémoire. Nous avons tous passé beaucoup de temps ici l’an dernier. Imenja acquiesça. —Alors, concentrez-vous sur vos souvenirs. Je vais appeler quelques Serviteurs pour leur faire détecter les pièges éventuels sur notre chemin. Les Penseurs hochèrent la tête gracieusement, mais Reivan perçut leur indignation à des signes subtils. Ils n’étaient ni assez stupides ni assez fiers pour refuser une aide magique, et sans doute se rendaient-ils compte qu’en cas de nouveau problème la responsabilité se trouverait partagée entre eux et les Serviteurs. Néanmoins, ils ignorèrent les deux hommes en robe noire qui sortirent des rangs. Hitte se porta volontaire pour guider l’armée, et aucun des autres Penseurs n’émit d’objection. Le trou fut examiné et s’avéra être une fissure qui touchait le sol, les murs et le plafond, mais qui semblait assez étroite pour qu’on puisse sauter par-dessus. Une litière fut mise en place pour servir de pont, attachée sur le dos d’esclaves déjà surchargés. Les Penseurs traversèrent les premiers, et le reste de l’armée les suivit. Reivan devina qu’elle n’était pas la seule à se sentir frustrée par la lenteur de leur progression. Ils étaient si près du terme de leur marche à travers les montagnes ! Du côté hanien, les mines étaient moins étendues et les avaient conduits, en surface, jusqu’à une vallée utilisée par les chalvriers et autrement inaccessible. Un détour par de larges cavernes naturelles leur avait épargné d’escalader une crête abrupte. Puis ils avaient marché une nuit durant le long d’étroites pistes de montagne – sous le couvert de l’obscurité pour ne pas être repérés par les espions volants de l’ennemi. Désormais, il ne leur restait qu’à retrouver leur chemin à travers ces mines du côté sennien des montagnes et… Et quoi ? Nos ennuis seront terminés ? Reivan soupira. Qui sait ce qui nous attend à Sennon. L’empereur enverra-t-il une armée pour nous achever ? En aura-t-il seulement besoin ? Il ne nous reste que peu de provisions, et nous devons encore traverser le désert. Jamais la jeune femme ne s’était sentie si loin de chez elle. Un moment, elle s’absorba dans ses souvenirs d’enfance. Elle se revit assise dans l’atelier de forgeron de son père ou aidant ses frères à fabriquer des choses. Sautant la brève période où elle s’était sentie trahie et blessée après qu’on l’eut confiée aux Serviteurs, elle se remémora le ravissement avec lequel elle avait appris à lire et à écrire, la façon dont elle avait dévoré tous les livres du monastère avant l’âge de dix ans. Elle avait réparé des tuyaux de plomberie, raccommodé des robes, inventé une machine à gratter le cuir et mis au point une recette de drimma en conserve qui avait rapporté au monastère plus d’argent que toutes ses autres productions réunies. Le pied de Reivan buta sur quelque chose, et elle faillit perdre l’équilibre. Levant les yeux, elle fut surprise de constater que le sol devenait inégal. Hitte avait entraîné l’armée dans les tunnels naturels. Détaillant le nouveau chef des Penseurs, Reivan remarqua l’assurance prudente de ses mouvements. J’espère qu’il sait ce qu’il fait. Il en a l’air, en tout cas. Si seulement je pouvais lire dans les esprits, comme les Voix ! La jeune femme se souvint d’Imenja et rougit. Au lieu de garder l’œil ouvert, elle s’était laissé aller à la rêverie. À partir de ce moment, elle ferait plus attention. Contrairement aux tunnels situés plus haut dans la montagne, qui étaient larges et droits, les passages naturels étaient étroits et sinueux. Non seulement ils tournaient dans tous les sens, mais ils montaient et descendaient, souvent de manière assez abrupte. L’air devenait de plus en plus lourd et humide. Plusieurs fois, Imenja ordonna une halte pour que les Serviteurs aient le temps d’attirer de l’air plus frais depuis la surface. Puis, assez brusquement, les parois du tunnel s’écartèrent, et la lumière d’Imenja révéla une énorme caverne. Reivan prit une inspiration sifflante. Partout où se portait son regard se dressaient d’extravagantes colonnes pâles, certaines aussi minces qu’un doigt, d’autres plus épaisses que les arbres centenaires de Dekkar. Certaines s’étaient rejointes pour former des rideaux ; d’autres s’étaient brisées, et de petites protubérances semblables à des champignons s’étaient formées sur leur moignon. Tout scintillait d’humidité. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Reivan vit qu’Imenja souriait. La Deuxième Voix dépassa les Penseurs et pénétra dans la caverne, les yeux levés vers les colonnes. —Nous allons nous reposer ici un moment, annonça-t-elle. Son sourire s’estompa. Elle pivota et fixa son regard sur les Penseurs d’un air entendu avant de se détourner pour entraîner le reste de l’armée dans la caverne. Reivan reporta son attention sur Hitte et comprit aussitôt la réaction d’Imenja. L’inquiétude plissait le front du chef des Penseurs. Tandis que Reivan les observait, ses collègues hommes s’écartèrent de la colonne et se mirent à discuter à voix basse. La jeune femme se rapprocha d’eux et parvint à en entendre suffisamment pour confirmer ses soupçons. Hitte ne savait pas où ils étaient. Il avait cru éviter d’autres pièges en empruntant les passages naturels, mais ceux-ci n’avaient pas rejoint les tunnels artificiels comme il l’espérait. Désormais, il craignait d’être perdu. Reivan soupira et s’éloigna. Si elle restait là, elle risquait de dire quelque chose qu’elle regretterait. Se faufilant entre les colonnes, elle découvrit que la caverne était encore plus vaste qu’il lui avait semblé au premier abord. Les bruits de l’armée résonnèrent derrière elle comme elle continuait à avancer, escaladant les reliefs du sol et pataugeant dans des flaques. Aux endroits que n’éclairait pas la lumière magique d’Imenja, les ombres étaient aussi noires que de l’encre. À un moment, Reivan traversa une sorte de clairière où l’eau avait formé des terrasses incurvées. Elle remarqua des ouvertures qui pouvaient être des tunnels. Tandis qu’elle en examinait une, un son inarticulé résonna quelque part derrière elle. Reivan se figea et projeta un regard à la ronde, se demandant si quelqu’un l’avait suivie. La voix se fit plus forte et plus pressante, se muant en un gémissement coléreux. Etait-ce le poseur de pièges ? un habitant du coin en quête de vengeance : incapable d’attaquer une armée mais ne craignant pas de s’en prendre à un individu isolé ? Reivan se surprit à haleter de peur, regrettant d’avoir quitté l’armée et se lamentant sur la faiblesse de ses Talents qui ne lui permettaient guère de produire qu’une pathétique étincelle. Mais si une personne s’était apprêtée à lui bondir dessus, elle n’aurait pas annoncé sa présence en gémissant si fort. Reivan se força à respirer plus calmement. Si ce n’était pas une voix, de quoi s’agissait-il ? Lorsque la réponse lui apparut, sa propre stupidité fit partir la jeune femme d’un grand rire. Le vent. C’est le vent. Il vibre à travers ces tunnels comme un souffle dans une gorge. Depuis qu’elle faisait attention, Reivan percevait un léger déplacement d’air. Elle s’accroupit pour tremper ses mains dans une flaque, puis se dirigea vers l’origine du son, les paumes tendues devant elle. Une petite brise glaça sa peau mouillée, la guidant vers une large ouverture sur un côté de la caverne. Là, elle se changeait en fort courant d’air. Souriant par-devers elle, Reivan rebroussa chemin. Elle fut surprise de découvrir combien elle s’était éloignée. Le temps qu’elle rejoigne le reste de l’armée, les cinq sections avaient pénétré dans la caverne et se pressaient autour des colonnes. Mais quelque chose clochait. Au lieu d’exprimer l’émerveillement, le visage des soldats et des esclaves était creusé par la peur. Et pour le nombre qu’ils étaient, ils faisaient étonnamment peu de bruit. Les Penseurs avaient-ils laissé échapper qu’ils étaient perdus ? À moins que les Voix aient décidé de le leur révéler. En approchant, Reivan vit les quatre Voix restantes debout sur une corniche, l’air aussi calme et confiant que d’ordinaire. Baissant les yeux, Imenja croisa le regard de la jeune femme. Puis le gémissement résonna de nouveau. À cet endroit, il était plus ténu et plus difficile à identifier. Reivan entendit des hoquets et des prières marmonnées. Alors, elle comprit pourquoi l’armée avait si peur. Au même moment, elle vit un sourire amusé pincer les lèvres d’Imenja. —C’est l’Aggen ! s’exclama quelqu’un. Le monstre ! Reivan se couvrit la bouche pour étouffer un gloussement et vit sourire plusieurs de ses collègues. Mais le reste de l’armée eut l’air de trouver la suggestion plausible. Hommes et femmes se rapprochèrent les uns des autres avec de petits cris effrayés. —Nous sommes dans son antre ! —Il va nous dévorer ! Reivan soupira. Tout le monde connaissait la légende de l’Aggen, une bête gigantesque qui était censée vivre à l’intérieur de ces montagnes et manger toute personne assez stupide pour s’aventurer dans les mines. Dans les tunnels les plus anciens, on trouvait même des dessins d’elle gravés dans la pierre au-dessus d’alcôves sacrificielles – comme si un monstre pareil pouvait être rassasié par quelque chose qui tiendrait dans une cavité si petite. Rassasié, ou même seulement sustenté. Aucune créature aussi massive que ce prétendu Aggen n’aurait pu survivre en gobant un explorateur téméraire par-ci par-là. Ou alors, il était beaucoup moins gros qu’on le racontait. —Peuple des dieux. (La voix d’Imenja s’éleva dans la caverne, et ses paroles se répercutèrent dans le lointain comme si elles pourchassaient le gémissement.) N’ayez crainte. Je ne perçois pas d’autres esprits que les nôtres en ce lieu. Le bruit que vous entendez est produit par le vent, qui s’engouffre dans ces cavernes comme le souffle d’un musicien dans une flûte – mais avec un résultat beaucoup moins mélodieux, ajouta-t-elle en souriant. Il n’y a pas d’autres monstres ici que ceux issus de votre imagination. Concentrez-vous plutôt sur l’air frais que ce vent nous apporte. Reposez-vous et appréciez la beauté qui vous entoure. L’armée s’était calmée. Désormais, Reivan entendait des soldats imiter le gémissement ou se moquer de ceux qui avaient exprimé leurs craintes tout haut. Un Serviteur s’approcha d’elle. —Penseuse Reivan ? La Deuxième Voix souhaite vous parler. Le cœur de Reivan manqua un battement. Elle se hâta d’emboîter le pas à l’homme. Les autres Voix la dévisagèrent avec intérêt comme elle atteignait la corniche. —Penseuse Reivan, lança Imenja. As-tu découvert une sortie ? —Peut-être. J’ai trouvé le conduit à travers lequel souffle le vent. Il se peut que ce vent provienne du dehors, mais nous ne saurons pas si le tunnel est praticable avant de l’avoir exploré. —Dans ce cas, explore-le, ordonna Imenja. Emmène deux Serviteurs avec toi. Ils te fourniront de la lumière et me communiqueront le résultat de vos investigations. —Entendu, votre sainteté. Reivan traça le symbole des dieux sur sa poitrine, puis s’éloigna. Deux Serviteurs, un homme et une femme, se portèrent à sa rencontre. Elle les salua poliment du menton avant de les entraîner plus loin. Elle retrouva le tunnel sans difficulté et s’y engagea. Le sol était inégal ; ses compagnons et elle durent escalader des pentes abruptes par endroits. Le gémissement enfla jusqu’à faire vibrer l’air autour d’eux. Malgré la fraîcheur du vent, les deux Serviteurs empestaient la sueur, mais ils ne dirent rien de leurs craintes. Leur lumière magique était peut-être un peu trop vive ; néanmoins, Reivan ne s’en plaignit pas. Lorsque le bruit fut devenu assourdissant, la jeune femme eut la mauvaise surprise de voir le tunnel rétrécir devant elle. Elle attendit que la force du vent diminue, puis se faufila de côté dans la brèche. Les Serviteurs s’arrêtèrent, hésitants. Les parois continuèrent à se rapprocher jusqu’à presser contre la poitrine et le dos de Reivan. Plus loin, le passage s’incurvait dans l’obscurité. —Vous pouvez approcher la lumière ? réclama la jeune femme. —Il va falloir me guider, répondit un des Serviteurs. La petite étincelle magique flotta au-dessus de la tête de Reivan, puis s’immobilisa. —Et maintenant ? —Un peu sur la droite. —Vous êtes sûre de vouloir continuer ? lança l’autre Serviteur. Et si vous restez coincée ? —Je me décoincerai, répliqua Reivan en espérant avoir raison. (N’y pense pas, s’exhorta-t-elle.) En avant, et encore un peu sur la droite. C’est ça. Maintenant, à gauche. Pas si vite. Comme la lumière approchait de la sortie du virage, Reivan vit que le tunnel s’élargissait. Peut-être rétrécissait-il de nouveau plus loin, mais elle n’avait pas d’autre moyen de s’en assurer que d’y aller elle-même. Elle se tortilla pour continuer à avancer, sentit la pression sur son torse diminuer, franchit la courbe du tunnel… … Et poussa un soupir de soulagement en voyant que celui-ci continuait à s’élargir. Quelques pas plus loin, elle put écarter les bras sur les côtés sans toucher les murs. Le passage tournait vers la droite, et la lumière magique des Serviteurs n’éclairait plus son chemin, puisqu’elle était restée dans l’étroite fissure. Mais une lueur diffuse lui parvenait depuis la sortie du virage. Reivan pressa le pas, manquant de trébucher sur le sol inégal. À la vue des tâches grises et vertes qu’encadraient les parois du tunnel au bout de la courbe, elle poussa un second soupir de soulagement. Des rochers et des arbres. L’extérieur. Souriant, Reivan rebroussa chemin vers la fissure et rapporta sa découverte aux Serviteurs. Reivan regarda l’armée se déverser hors du tunnel. En émergeant à l’air libre, chaque homme et chaque femme s’arrêtait pour jeter un regard à la ronde, et le soulagement s’inscrivait sur son visage avant qu’il ou elle s’engage le long de l’étroite piste qui conduisait vers le sommet du ravin. Ils étaient si nombreux à être déjà passés que Reivan en avait perdu le compte. Les Serviteurs avaient magiquement élargi le tunnel. La Forêt Blanche, comme l’avait baptisée Imenja, ne serait plus hantée par les lamentations du vent. C’était presque dommage, mais peu de soldats auraient été capables de se faufiler dans l’étroite brèche à l’instar de Reivan. Quelques esclaves sortirent à leur tour. Ils semblaient aussi enchantés de revoir la surface que le reste de l’armée. À la fin de ce voyage, ils seraient libérés et se verraient offrir un travail rémunéré. Servir pendant la guerre leur avait valu une réduction de peine. Néanmoins, Reivan doutait fort qu’ils se vantent du rôle joué durant cette tentative ratée pour vaincre les Circliens. Pour l’instant, j’imagine que personne ne pense à la défaite. Ils sont juste contents de retrouver la lumière du jour. Bientôt, ils ne se préoccuperont plus que de la traversée du désert. —Penseuse Reivan, lança une voix familière près d’elle. La jeune femme sursauta et fit face à Imenja. —Désolée, votre sainteté. Je ne vous avais pas entendue approcher. Imenja sourit. —Dans ce cas, c’est moi qui devrais m’excuser de t’avoir fait peur. (Elle jeta un coup d’œil aux esclaves, mais son regard était distant.) J’ai envoyé les autres Penseurs nous chercher un chemin pour descendre vers le désert. —Dois-je les rattraper ? —Non, j’ai à te parler. Imenja s’interrompit comme le cercueil contenant le corps de Kuar émergeait du tunnel. Elle le regarda passer et poussa un gros soupir. —Je ne pense pas que le Talent soit quelque chose d’essentiel chez tous les Serviteurs. La plupart, peut-être, mais nous devons admettre que certains individus ont d’autres capacités à nous offrir. Reivan retint son souffle. Imenja n’allait quand même pas… —Si on te le proposait, choisirais-tu de devenir une Servante ? Devenir une Servante des Dieux ? Reivan en avait rêvé toute sa vie ! Imenja se tourna vers elle tandis que la jeune femme luttait pour articuler une réponse. —Je… J’en serais très honorée, votre sainteté, balbutia-t-elle. Imenja sourit. —Dans ce cas, il en sera ainsi dès notre retour. PREMIERE PARTIE Chapitre premier L’homme qui se tenait près de la fenêtre empestait la peur. Il hésitait à quelques pas des vitres, se mettant au défi de surmonter sa peur du vide et de s’approcher pour regarder le sol au pied de la Tour, très loin en contrebas. Danjin répétait ce manège chaque jour. Auraya n’aimait pas l’en empêcher. Il fallait beaucoup de courage à son conseiller pour affronter sa peur. Le problème, c’était que, lisant dans son esprit, Auraya ressentait son anxiété, et cela la distrayait de la tâche sur laquelle elle s’efforçait de se concentrer – en l’occurrence, lire l’interminable et ennuyeuse lettre d’un marchand qui demandait aux Blancs de promulguer une loi grâce à laquelle il serait le seul à avoir le droit de commercer légalement avec les Siyee. Se détournant de la fenêtre, Danjin vit que sa jeune maîtresse l’observait. Il fronça les sourcils. —Non, je n’ai rien dit, le rassura Auraya. Soulagé, le vieil homme sourit. Désormais, la télépathie était un automatisme chez Auraya. Elle captait si facilement les pensées d’autrui qu’elle devait se concentrer pour ne pas les entendre. Résultat, le flux normal d’une conversation lui paraissait d’une lenteur frustrante. Elle savait ce que ses interlocuteurs allaient dire avant qu’ils ouvrent la bouche, et devait se retenir de répondre avant qu’ils aient prononcé les mots – le contraire eût été impoli. Cela lui donnait l’impression d’être une actrice qui anticipait les répliques des autres et les attendait pour réciter les siennes. Mais avec Danjin, elle pouvait se détendre. Son conseiller acceptait son pouvoir comme faisant partie intégrante d’elle-même, et il ne se vexait pas si elle réagissait à des pensées qu’il n’avait pas encore formulées tout haut. Elle lui en était très reconnaissante. Danjin se dirigea vers un fauteuil et s’assit. Il jeta un coup d’œil à la lettre que tenait Auraya. —Vous avez fini ? demanda-t-il. —Non. La jeune femme baissa les yeux et se força à poursuivre sa lecture. Lorsqu’elle eut terminé, elle releva les yeux vers Danjin. Le regard du vieil homme était lointain, et Auraya sourit en voyant quelle direction ses pensées avaient prise. Je n’arrive pas à croire que ça fait déjà un an, se disait-il. Un an que je suis devenu conseiller des Blancs. Puis il se rendit compte qu’Auraya l’observait, et ses yeux brillèrent. —Comment pensez-vous célébrer le premier anniversaire de votre Election, demain ? —Je suppose que nous dînerons ensemble, tous les cinq, répondit la jeune femme. Et que nous nous réunirons à l’Autel. Danjin haussa les sourcils. —Les dieux viendront peut-être vous féliciter en personne. —Peut-être. Et peut-être resterons-nous entre nous. (Auraya se laissa aller contre le dossier de son fauteuil.) Juran voudra sans doute récapituler les événements de l’année écoulée. —Ça lui fera beaucoup de travail, fit remarquer Danjin. —De fait, acquiesça Auraya. J’espère que toutes les années à venir ne seront pas aussi mouvementées. D’abord l’alliance avec Somrey, puis mon séjour à Si, puis la guerre… Ça ne me dérangerait pas de visiter de nouvelles contrées, ni de retourner à Somrey et à Si, mais je préférerais ne plus jamais devoir me battre. Danjin opina. —J’aimerais pouvoir dire qu’il est peu probable qu’une autre guerre survienne de mon vivant. Mais je ne peux pas, acheva-t-il en son for intérieur. Auraya hocha la tête. —Moi non plus. Nous ne pouvons que faire confiance aux dieux, et croire qu’ils avaient une bonne raison de nous ordonner d’épargner les sorciers pentadriens. Le plus puissant d’entre eux est mort ; les quatre autres se retrouvent donc plus faibles que les Blancs – pour le moment. Mais qu’ils trouvent quelqu’un pour le remplacer, et ils redeviendront une menace pour l’Ithanie du Nord. Il avait été un temps où Auraya ne s’en serait pas inquiétée. Les sorciers aussi puissants que l’ancien chef des Pentadriens étaient rares ; il en naissait peut-être un par siècle. Que cinq d’entre eux soient apparus en Ithanie du Sud en l’espace d’une seule génération était stupéfiant. Les Blancs ne pouvaient pas prendre le risque d’espérer qu’un autre siècle s’écoule avant que les Pentadriens trouvent un remplaçant à Kuar. Nous aurions dû tuer les quatre autres, songea Auraya. Mais la bataille était finie. Ç’aurait eu l’air d’un meurtre pur et simple. Et je dois admettre que je préfère que les Blancs soient réputés compatissants plutôt qu’impitoyables. Peut-être était-ce aussi l’intention des dieux. La jeune femme baissa les yeux vers son anneau. À travers celui-ci, les dieux décuplaient ses talents magiques naturels et lui octroyaient des Dons que peu de sorciers avaient jamais possédés. C’était un simple cercle blanc, rien d’extraordinaire, et la main qui le portait avait le même aspect que l’année précédente. Beaucoup de temps s’écoulerait avant qu’il devienne évident qu’Auraya n’avait pas vieilli d’une seule journée depuis qu’elle l’avait passé à son doigt. Les autres Blancs étaient beaucoup plus âgés qu’elle. Juran avait été le premier Elu, plus d’un siècle auparavant. Il avait vu vieillir et mourir tous ceux qu’il avait connus avant d’être choisi par les dieux. Auraya ne pouvait pas imaginer ce que ça lui avait fait. Dyara avait été la suivante, puis Mairae et Rian, à des intervalles de vingt-cinq ans. Désormais, même Rian était immortel depuis assez longtemps pour que les gens qui l’avaient connu avant son Élection aient remarqué qu’il n’avait pas pris une seule ride depuis lors. —J’ai entendu dire que l’empereur de Sennon aurait déchiré le traité d’alliance qu’il avait signé avec les Pentadriens, quelques heures après leur défaite, dit Danjin. Savez-vous si c’est vrai ? Auraya leva les yeux vers lui et gloussa. —Ainsi, la rumeur se propage. Nous ignorons encore si elle est fondée. L’empereur a chassé tous nos prêtres de Sennon après avoir signé ce traité, de sorte que nous ne disposons pas de témoins fiables sur place. —Apparemment, une Tisse-Rêves aurait assisté à la scène. Avez-vous parlé à la conseillère Raeli récemment ? s’enquit Danjin. —Pas depuis notre retour. Depuis la guerre, chaque fois que quelqu’un mentionnait les Tisse-Rêves, Auraya avait l’impression qu’il appuyait sur une plaie mal cicatrisée. Immanquablement, cela la faisait penser à Leiard. La jeune femme détourna les yeux comme un flot de souvenirs la submergeait. Certains lui montraient l’homme à la barbe et aux cheveux blancs qui avait vécu dans la forêt près de son village natal – l’homme qui lui avait tant appris sur les plantes, le monde et la magie. D’autres, plus récents, dataient de l’époque où elle l’avait nommé conseiller des Blancs pour toutes les questions touchant aux Tisse-Rêves, défiant ainsi les préjugés des Circliens à l’égard des membres de son culte. Puis son esprit la tortura avec des images de moments beaucoup plus intimes : la nuit avant son départ pour Si, quand ils étaient devenus amants ; les rêveliens durant lesquels ils avaient partagé leurs désirs ; les rendez-vous secrets sous la tente de Leiard tandis qu’ils se rendaient séparément à la guerre : elle pour se battre et lui pour soigner les blessés. Finalement, le souvenir du bordel lui revint avec un frisson. Après que Juran avait découvert leur liaison et renvoyé le Tisse-Rêves, Auraya avait trouvé son amant là. Elle se revoyait encore survoler les tentes baignées par la lueur dorée de l’aube, et elle entendait encore les pensées de Leiard se répercuter dans sa tête, telles qu’elle les avait surprises à ce moment. C’est vrai qu’Auraya est belle, gentille et intelligente. Mais elle ne vaut pas qu’on se donne tout ce mal pour elle. D’une certaine façon, il avait raison. Si elle venait à être connue de la population, leur liaison provoquerait un scandale retentissant. C’était égoïste de ne penser qu’à leur propre plaisir alors que des gens risquaient de souffrir à cause d’eux. Mais même si Auraya en avait conscience, cela n’avait pas atténué le choc de ne percevoir ni amour ni regret dans l’esprit de Leiard ce jour-là. L’amour qu’elle avait senti en lui si souvent, pour lequel elle avait bravé tant de dangers, s’était volatilisé sans laisser de trace sous l’effet de la peur. Je devrais remercier Juran, songea Auraya. Si les sentiments de Leiard pour moi étaient fragiles à ce point, quelque chose d’autre aurait fini par les éteindre tôt ou tard. Toute personne amoureuse d’un Blanc doit être exceptionnellement solide. La prochaine fois, je prendrai garde à éviter ce genre de faiblesse chez un homme. Et plus vite j’oublierai Leiard, plus vite je trouverai un… un… Un quoi ? La jeune femme secoua la tête. Il était un peu prématuré de penser à prendre un autre amant. Si elle retombait amoureuse, elle recommencerait peut-être à se conduire de manière irresponsable et honteuse. Non, elle ferait mieux de se consacrer à son travail. Danjin l’observait patiemment, et il ne soupçonnait que trop bien à quoi elle pensait. Auraya redressa le dos et planta son regard dans celui du conseiller. —Et toi, tu as parlé à Raeli ? s’enquit-elle. Danjin haussa les épaules. —Une ou deux fois en passant, mais pas de ça. Voulez-vous que je l’interroge à ce sujet ? —Oui, mais pas avant la réunion de demain à l’Autel. Il est certain que nous évoquerons Sennon, et les autres Blancs connaissent peut-être déjà la vérité. (Auraya baissa les yeux vers la lettre du marchand.) Je suggérerai que nous envoyions des prêtres à Si. Danjin n’eut pas l’air surpris. —En tant que défense supplémentaire ? —Oui. Les Siyee ont subi des pertes terribles durant la guerre. Même avec leurs nouveaux harnais de chasse, ils ne parviendraient pas à repousser un éventuel envahisseur. Au minimum, nous devons faire en sorte qu’ils puissent nous contacter rapidement au cas où ils auraient besoin d’aide. Penser aux Siyee emplissait Auraya d’une tout autre sorte de chagrin et de regret. Les mois qu’elle avait passés chez eux avaient filé bien trop vite. Elle souhaitait ardemment avoir une raison d’y retourner. Comparées à leur honnêteté et à la simplicité de leur mode de vie, les exigences et les inquiétudes de son propre peuple lui semblaient ridicules ou inutilement cruelles et égoïstes. Mais sa place était à Jarime. Même si les dieux lui avaient accordé le pouvoir de voler afin qu’elle puisse franchir les montagnes et convaincre les Siyee de s’allier avec les Blancs, ça ne signifiait pas qu’elle devait favoriser un peuple plutôt qu’un autre. D’un autre côté, je ne peux pas abandonner les Siyee. Je les ai conduits à la guerre et à la mort. Je dois m’assurer qu’ils ne subissent pas d’autres pertes à cause de leur alliance avec nous. —La plus grande partie de leur territoire est impraticable pour des terrestres, fit remarquer Danjin. Cela ralentira les envahisseurs et leur laissera le temps de réclamer des renforts. Le fait que son conseiller ait utilisé le mot avec lequel les Siyee désignaient les humains ordinaires fit sourire Auraya. —N’oublie pas la sorcière qui a pénétré dans leur territoire l’an dernier, et les oiseaux sauvages qui l’accompagnaient. Même une poignée de sorciers mineurs pourraient faire de très gros dégâts s’ils parvenaient à s’introduire en douce chez eux. —Certes, mais à supposer que les Pentadriens nous attaquent de nouveau, je doute qu’ils prêtent beaucoup d’attention aux Siyee. —De tous nos alliés, ce sont les plus proches du continent sud. Ils n’ont pas de prêtres ; très peu d’entre eux possèdent des Dons, et ils n’ont reçu presque aucun entraînement. Ils sont notre maillon faible. Danjin acquiesça, l’air pensif. —Ce n’est pas comme si Jarime ne pouvait pas se passer d’une poignée de prêtres. Les jeunes intrépides que vous enverrez là-bas devront être de bons guérisseurs en plus du reste, afin de justifier leur présence. Dans vingt ans, seuls les Siyee les plus âgés se souviendront encore que vous avez forcé le roi Berro à ordonner le retrait des colons torennais. Les plus jeunes ne comprendront pas la valeur de ce geste, ou ils se convaincront qu’ils auraient pu parvenir au même résultat sans votre aide. Peut-être sont-ils déjà en train de s’en convaincre. Auraya secoua la tête. —Pas encore. —Ce n’est pas impossible, insista Danjin. Les gens peuvent se persuader de n’importe quoi quand ils cherchent un responsable. Auraya frémit. Un responsable. Poussées par le chagrin, quelques personnes blâmaient les Blancs, et même les dieux, pour la mort de leurs proches pendant la guerre. Être capable de percevoir leurs sentiments, et ceux des gens qui avaient gardé la tête plus froide, était un autre inconvénient de son pouvoir de télépathie. Parfois, il lui semblait que chaque homme, chaque femme et chaque enfant de cette ville pleurait un parent ou un ami disparu. Et puis, il y avait les survivants. Auraya n’était pas la seule personne tourmentée par des souvenirs douloureux de la guerre. Ceux qui s’étaient battus avaient vu des choses terribles, et ils ne parvenaient pas tous à oublier. Auraya frémit en songeant aux cauchemars qui la tourmentaient depuis lors. Dans ses rêves, elle arpentait un champ de bataille sans fin, et les cadavres mutilés imploraient son aide ou lui crachaient des accusations à la figure.… Nous devons faire tout notre possible pour éviter une autre guerre, songea-t-elle. Ou trouver un meilleur moyen de nous défendre. Nous, les Blancs, disposons d’une grande puissance magique. Nous pouvons sûrement mettre au point des tactiques qui ne feront pas autant de victimes. Mais à supposer qu’ils y parviennent, ces tactiques ne leur seraient peut-être d’aucune utilité si les dieux de l’ennemi étaient réels. Auraya repensa à un matin, quelques jours avant la bataille, où elle avait vu l’armée pentadrienne émerger des mines. Leur chef avait invoqué une silhouette de lumière. Auraya l’aurait qualifiée d’illusion si elle n’avait pas perçu la magie qu’elle irradiait. Les Circliens avaient toujours pensé que les Pentadriens vénéraient des idoles, que les membres du Cercle des Cinq étaient les seuls dieux véritables ayant survécu à la Guerre des Dieux. Mais si l’apparition aperçue par Auraya était authentique, ils se trompaient peut-être du tout au tout… Après la bataille, les Blancs avaient interrogé le Cercle. Chaia leur avait dit qu’il était possible que de nouveaux dieux soient apparus depuis la Guerre des Dieux, et que lui et le reste du Cercle menaient leur enquête. Par la suite, Auraya et les autres Blancs avaient longuement débattu des possibilités. Rian répugnait à accepter l’existence de nouveaux dieux. D’ordinaire plein de ferveur et d’assurance, il semblait ébranlé, voire enragé par cette perspective. Auraya commençait à comprendre qu’il avait besoin que les dieux soient une force immuable, une force sur laquelle il pouvait compter pour ne jamais changer. Par contraste, Mairae ne semblait guère perturbée par l’idée qu’il puisse exister d’autres dieux. —Nous servons les nôtres, c’est tout ce qui compte, avait-elle décrété. Juran et Dyara n’étaient pas convaincus que l’apparition vue par Auraya soit authentique ; pourtant, ils semblaient plus inquiets que Mairae. Comme Juran l’avait fait remarquer, des dieux réels constitueraient une grande menace envers l’Ithanie du Nord. Jusque-là, le chef des Blancs avait supposé que les Pentadriens prétendaient que leurs faux dieux les avaient envoyés à la guerre pour obtenir l’obéissance de leur peuple. Désormais, il devait envisager la possibilité que ces dieux soient réels et qu’ils aient bel et bien encouragé – voire obligé – les Pentadriens à envahir les terres circliennes. Les Blancs étaient tombés d’accord sur un point : si l’un des dieux de l’ennemi était réel, les autres l’étaient probablement aussi. Aucun dieu n’aurait autorisé ses fidèles à vénérer des idoles au même titre que lui. Je suis certaine que ce que j’ai vu était un dieu. Donc, je dois accepter le fait qu’il en existe cinq nouveaux en ce monde. Mais c’est si difficile à… —Auraya ? La jeune femme sursauta et leva les yeux vers Danjin. —Oui ? —Vous avez entendu ce que je viens de dire ? Elle eut une grimace d’excuses. —Non. Désolée. Danjin sourit et secoua la tête. —Vous n’avez pas à vous excuser. Toute chose capable de vous distraire à ce point doit être très importante. —Oui, mais ce n’est rien qui ne m’ait déjà distraite un millier de fois, se fustigea Auraya. Que disais-tu ? Danjin le lui répéta patiemment. Emerahl était assise sur ses talons, parfaitement immobile. Autour d’elle résonnaient les bruits de la forêt la nuit : bruissements de feuilles, sifflements d’oiseaux, craquements de branches… et, venant de quelque part pas très loin d’elle, des pas légers. Comme le son se rapprochait, Emerahl se raidit. Une ombre remuait dans la lumière des étoiles. Qu’est-ce que c’est ? Quelque chose de comestible, j’espère. Approche encore, petite créature. L’animal venait dans le sens inverse du vent, mais ça n’avait pas d’importance. Emerahl avait érigé autour d’elle une barrière magique qui empêcherait son odeur de lui parvenir. Et quelle odeur, songea-t-elle amèrement. Après un mois de marche sans changer de vêtements, n’importe qui puerait le bouc. Rozéa rirait bien si elle pouvait me voir : sa catin préférée couverte de boue, dormant à même le sol avec un Tisse-Rêves fou pour seul compagnon. Elle pensa à Mirar, assis près du feu plusieurs centaines de pas derrière elle. Il devait marmonner entre ses dents, se disputant avec son autre personnalité. Puis l’animal entra dans le champ de vision d’Emerahl, et celle-ci ne pensa plus du tout à Mirar. Un breem ! Un breem gras et juteux ! Une décharge de magie foudroyante tua la créature instantanément. Emerahl se leva, ramassa son petit corps et commença de le préparer pour le faire cuire. L’écorcher, le vider et trouver une branche sur laquelle l’embrocher mobilisa toute son attention pendant quelques minutes. Quand elle eut terminé, elle rebroussa chemin vers le feu, l’estomac gargouillant impatiemment. Mirar était tout à fait comme elle l’avait imaginé. Il fixait les yeux sur le feu, et ses lèvres remuaient. Voyant qu’il ne l’avait pas entendue revenir, Emerahl s’approcha le plus discrètement possible dans l’espoir de surprendre une partie de la conversation qu’il tenait avec son alter ego. —… Vraiment d’importance qu’elle te pardonne ou non. Tu ne dois pas la revoir. —Si, ça a de l’importance. Ça en a pour notre peuple. —Peut-être. Mais que comptes-tu lui dire : que tu n’étais pas toi-même cette nuit-là ? —C’est la vérité. —Elle ne te croira pas. Elle savait que j’existais en toi, mais elle n’en a jamais vu assez pour comprendre ce que ça signifiait. Je me tenais tranquille quand tu étais avec elle. Crois-tu que c’était par simple politesse ? Mirar se tut. « Elle », hein ? songea Emerahl. Qui est « elle » ? Apparemment, quelqu’un à qui il a causé du tort, puisqu’il parle de pardon. Cette femme est-elle la source de tous ses problèmes, ou seulement d’une partie d’entre eux ? Elle sourit. Ça, c’est du Mirar tout craché. Elle attendit, mais son compagnon n’ajouta rien. Puis son estomac gargouilla. Mirar leva les yeux, et elle se dirigea vers lui comme si elle venait juste d’arriver. —La chasse a été bonne, dit-elle en lui présentant le breem. —Ce n’est pas très juste pour la faune locale. Quelle chance a-t-elle contre une sorcière si puissante ? Emerahl haussa les épaules. —Ce n’est pas plus injuste que si j’avais un arc, des flèches et des dispositions naturelles pour le tir. Que faisais-tu ? —Je me disais que la vie serait bien plus facile s’il n’y avait pas de dieux. (Mirar poussa un soupir chagrin.) Quel intérêt y a-t-il à être des sorciers puissants et immortels si nous ne pouvons rien faire d’utile de peur d’attirer leur attention ? Emerahl entreprit de disposer le breem sur la braise. —Que voudrais-tu faire d’utile qui serait susceptible d’attirer leur attention ? —Juste… des choses utiles, répondit vaguement Mirar. —Utiles à qui ? insista Emerahl. —Aux autres, répondit-il avec une pointe d’indignation. Par exemple, débloquer une route après un glissement de terrain. Ou guérir des blessures. —Rien pour toi-même ? Il renifla. —À l’occasion, je pourrais avoir besoin de me protéger. Emerahl sourit. —Tu pourrais, oui. (Elle s’accroupit devant le feu.) Les dieux seront toujours là, Mirar. Notre seul problème, c’est que nous avons réussi à les irriter dernièrement. Son compagnon eut un rire amer. —J’ai réussi à les irriter, la corrigea-t-il. Je les ai provoqués. J’ai voulu les empêcher de duper les gens et de prendre le contrôle en révélant la vérité à leur sujet. Mais toi et les autres… (Il secoua la tête.) Vous n’avez rien fait. Rien sinon être puissants. Voilà pourquoi ils nous ont surnommés « Indomptés » et ont envoyé leurs séides nous éliminer. Emerahl haussa les épaules. —Les dieux nous ont toujours tenus à l’œil. Ça ne t’empêche pas de soigner des gens sans attirer leur attention. Mais Mirar ne l’écoutait pas. —C’est comme être enfermé dans une boîte. Je veux sortir de là et m’étirer ! —Si tu te décides, sois gentil d’aller le faire ailleurs. Même après tout ce temps, je continue d’aimer la vie. (Emerahl leva les yeux.) Tu es sûr que les Siyee ne verront pas notre feu ? Mirar eut un geste désinvolte. —Aucun risque. Ces montagnes sont trop rapprochées pour qu’ils y volent par une nuit sans lune. Leur vision nocturne est bonne, mais pas à ce point. Emerahl rajusta le breem sur sa broche au-dessus des braises. Puis elle se rassit et observa son compagnon. Mirar s’était adossé à un tronc d’arbre. La lumière jaunâtre du feu soulignait l’angle de sa mâchoire, le dessin de ses sourcils et donnait à ses yeux bleus une teinte vert clair. Comme il tournait la tête pour soutenir son regard, Emerahl éprouva un frisson de douleur et de joie mêlée. Jamais elle n’aurait cru le revoir ; pourtant, il était là, vivant et… Pas tout à fait égal à lui-même. Elle détourna les yeux en pensant à toutes les fois où elle avait tenté de l’interroger. Il était incapable de lui dire comment il se faisait qu’il soit toujours vivant. Il n’avait aucun souvenir de l’événement qui était censé l’avoir tué, même s’il en avait entendu parler. Ce qui rendait sa deuxième identité – celle de Leiard – d’autant plus crédible. Leiard était persuadé de porter en lui une approximation de la personnalité de Mirar, formée à partir du grand nombre de souveliens du chef défunt de son ordre qu’il avait reçus durant ses communions avec d’autres Tisse-Rêves. Pourtant, c’est bien le corps de Mirar, songea Emerahl. Certes, il est beaucoup plus mince et ses cheveux blancs le font paraître plus âgé, mais ses yeux sont restés les mêmes. Mirar pensait que ce corps était le sien, mais ne pouvait pas expliquer comment c’était possible. Leiard, en revanche, attribuait sa ressemblance avec Mirar à un simple hasard. Quand c’était lui qui contrôlait leur enveloppe charnelle, il bougeait d’une façon tellement différente qu’Emerahl se demandait comment elle avait réussi à reconnaître Mirar à travers ses attitudes. Du coup, elle avait interrogé Leiard au sujet des souveliens. Si ce qu’il prétendait était vrai, comment une telle chose avait-elle pu se produire ? Comment avait-il accumulé une si grande quantité de souvenirs de Mirar ? Etait-il possible que lui – ou une des personnes avec qui il avait communié – ait collecté à dessein les souveliens de Mirar dans l’esprit de nombreux autres Tisse-Rêves ? Mais Leiard ne se rappelait pas de qui il tenait ses souvenirs. En fait, sa mémoire était aussi peu fiable que celle de Mirar. C’était comme s’ils possédaient chacun la moitié d’un passé, mais qu’aucun des deux ne comblait les brèches de l’autre. Emerahl les avait interrogés tous les deux au sujet du rêve de la tour qu’elle faisait depuis des mois, et dont elle soupçonnait qu’il était lié à la mort de Mirar. Aucune des deux personnalités ne l’avait reconnu, même si sa description avait semblé mettre Mirar mal à l’aise. C’était tellement frustrant ! Emerahl ne comprenait pas ce que lui voulait Mirar. Quand elle l’avait découvert sur le champ de bataille, il était en train de soigner les blessés, comme tous les autres Tisse-Rêves. Mais de toute évidence, ce déguisement ne lui suffisait pas, puisqu’il lui avait demandé de l’emmener loin de là. Toutefois, il ne lui avait pas dit où il voulait aller : il lui avait laissé le choix de leur destination. Sachant combien il était doué pour s’attirer des ennuis avec les dieux, Emerahl l’avait entraîné vers l’endroit le plus reculé et le plus sûr qu’elle connaissait. Elle n’avait pas tardé à rencontrer Leiard. Celui-ci avait paru n’accepter sa compagnie que parce qu’il n’avait pas le choix. Emerahl percevait ses émotions aussi bien que celles de Mirar. Comprendre que l’esprit de Mirar lui était totalement ouvert lui avait fait un choc. Plus tard, elle s’était souvenue qu’il n’avait jamais été capable de dissimuler ses pensées aussi bien qu’elle. C’était un talent qu’on ne pouvait développer qu’avec du temps et l’aide d’un télépathe, et, comme tous les Dons, l’esprit l’oubliait faute de pratique. Mais cela signifiait que, si les dieux tournaient leur attention vers lui, ils verraient les pensées de Mirar – et à travers elles, ils verraient aussi Emerahl. Évidemment, ils n’avaient peut-être aucune raison de s’intéresser à ce Tisse-Rêves à moitié fou. Si Emerahl savait une chose au sujet des dieux, c’est qu’ils ne pouvaient pas se trouver à plus d’un endroit à la fois. Ils pouvaient se déplacer en un clin d’œil, mais pas diviser leur attention. Et il y avait tant de choses pour les occuper à ce moment, qu’il était fort peu probable qu’ils remarquent Mirar. Si jamais cela se produisait quand même, pour laquelle de ses deux personnalités le prendraient-ils ? Mirar avait révélé à Emerahl une chose qu’elle ignorait jusque-là : les dieux ne voyaient pas le monde physique, sinon à travers les yeux des mortels. Au bout d’un siècle, il ne restait aucun mortel vivant qui ait déjà rencontré Mirar ; donc, nul ne pouvait le reconnaître. Pas même les Tisse-Rêves qui possédaient des souveliens directs de lui, car le souvenir de l’apparence physique d’une personne était quelque chose d’individuel. Désormais, les seuls gens capables de l’identifier étaient des immortels : Emerahl elle-même, les autres Indomptés, et Juran des Blancs. Mais le Mirar dont ils se souvenaient avait l’air beaucoup plus robuste que celui-ci. Ses cheveux étaient blonds et soigneusement coiffés. Il avait la peau lisse et davantage de chair sur les os. Lorsque Emerahl avait commenté cette transformation, son compagnon avait ri et lui avait décrit son apparence quand il avait repris conscience deux ans plus tôt : des cheveux blancs et longs, une barbe, un corps encore plus maigre que maintenant. Puis il avait dit qu’il craignait davantage d’être reconnu en tant que Leiard, même s’il n’avait pas expliqué pourquoi. Apparemment, son alter ego était aussi doué que lui pour s’attirer des ennuis. Dans les montagnes de Si, la progression était lente et difficile, mais pas impossible pour des gens aussi Doués qu’eux. S’ils étaient poursuivis, ils devaient avoir mis une sacrée distance dans la vue de ceux qui les traquaient. Mirar bâilla et ferma les yeux. —Il y en a encore pour longtemps ? —Tu sais bien que je n’ai pas l’intention de te le dire, répliqua sévèrement Emerahl. S’il connaissait leur destination ou pouvait la deviner, les dieux risquaient de la lire dans son esprit et d’envoyer quelqu’un les attendre sur place. Un sourire fit frémir les lèvres de Mirar. —Je parlais de la cuisson du breem. Emerahl gloussa. —Mais bien sûr. Tu me poses la même question tous les soirs. —C’est vrai. Alors, il y en a encore pour longtemps ? —Une heure, répondit-elle en désignant le breem. —Pourquoi ne pas utiliser ta magie pour le préparer ? —Parce que la viande est meilleure quand elle a cuit lentement, et parce que je suis trop fatiguée pour me concentrer. (Elle détailla Mirar d’un œil critique. Lui aussi paraissait las.) Va dormir. Je te réveillerai quand ce sera prêt. Il eut un hochement de tête presque imperceptible. Emerahl se leva et partit chercher plus de bois pour le feu. Ils arriveraient à destination le lendemain. Alors, ils seraient dissimulés à la vue des dieux. Et ensuite ? Emerahl soupira. Ensuite, je verrai si je peux comprendre quelque chose à ce qui se passe dans sa petite tête perturbée. Chapitre 2 —Elles sont magnifiques, dit Teiti en passant à l’étal suivant. Imi leva les yeux vers les lampes : des coquillages géants dans lesquels on avait percé des trous minuscules pour que les flammes à l’intérieur projettent des milliers de points lumineux. Oui, elles étaient jolies, mais pas assez précieuses pour son père. Il fallait quelque chose de rare. Plissant le nez, Imi détourna les yeux. Teiti n’insista pas. Elle était la gardienne de sa nièce depuis assez longtemps pour connaître son esprit de contradiction. Toutes deux examinèrent l’étal suivant. Il était couvert de coupelles débordant de poudres multicolores, de corail et d’algues, d’éclats de pierres précieuses, de créatures aquatiques et de plantes séchées provenant de l’océan ou de la surface. —Regardez ! s’exclama Teiti. De l’amma ! Les parfumeurs en tirent une merveilleuse senteur. Le marchand, un gros homme à la peau grasse, s’inclina devant Imi. —Bonjour, petite princesse. Vous êtes intéressée par mon amma ? demanda-t-il, rayonnant. Ce sont les larmes séchées du Léviathan. Vous voulez les sentir ? Imi secoua la tête. —Non. Père m’en a déjà montré. —Évidemment. Le marchand s’inclina de nouveau comme la fillette se détournait. Teiti eut l’air déçue, mais elle ne dit rien. Comme sa nièce et elle longeaient plusieurs autres étals, Imi soupira. —Je ne vois pas comment je trouverais quelque chose ici, se lamenta-t-elle. Les marchandises les plus rares et les plus précieuses sont envoyées directement à mon père, et il emploie déjà tous les meilleurs artisans de la ville. —Quoi que vous lui offriez, ce sera un trésor pour lui, affirma Teiti. Il chérirait votre cadeau même si ce n’était qu’une poignée de sable. Imi lui jeta un coup d’œil irrité. —Je sais, mais c’est son quarantième Premierjour. Une occasion spéciale. Je veux lui offrir un cadeau plus beau que tous ceux qu’il a jamais reçus. Je regrette… Elle n’acheva pas sa phrase. Je regrette vraiment qu’il ait refusé de commercer avec les terrestres. S’il avait accepté, j’aurais pu trouver un présent digne de lui. La fillette n’était pas censée être au courant. Le jour où la sorcière terrestre avait été reçue dans la cité sous-marine, Imi était enfermée dans sa chambre. Elle avait envoyé Teiti à la pêche aux informations – essentiellement pour pouvoir y aller elle-même sans se faire remarquer. Derrière un vieux panneau sculpté dans sa chambre s’ouvrait un tunnel juste assez large pour qu’elle puisse s’y faufiler. À l’origine, il était bouché, mais elle l’avait remis au jour depuis un moment. Le passage débouchait sur une pièce remplie de tuyaux. En collant son oreille contre n’importe lequel d’entre eux, Imi pouvait entendre ce qui se disait à l’autre extrémité. Son père lui en avait parlé une fois, ajoutant que c’était ainsi qu’il connaissait les secrets de tout le monde. Le jour où la sorcière était venue, Imi avait rampé dans le tunnel pour voir si elle pouvait découvrir la cause de l’agitation des gardes. Elle avait entendu la femme demander à son père si les Elaï pouvaient devenir amis avec les terrestres. Son peuple éloignerait les pillards qui massacraient et volaient les Elaï depuis si longtemps, ce qui les avait forcés à s’installer dans la cité sous-marine. En retour, les Elaï aideraient son peuple si celui-ci en avait besoin. Ils en profiteraient pour échanger d’autres choses et pour faire du commerce ensemble. Ça paraissait un bon arrangement ; pourtant, le père d’Imi avait refusé. Il pensait que les terrestres étaient des menteurs, des voleurs et des assassins. Ils ne peuvent pas être tous comme ça, songea Imi. Parce que dans ce cas, la surface devait être un endroit horrible où les gens passaient leur temps à se dépouiller et à s’entre-tuer. D’un autre côté, ils avaient tellement de choses précieuses à se disputer que ce n’était pas si impossible… La fillette secoua la tête. —Rentrons. Sa tante opina. —Nous trouverons peut-être quelque chose la prochaine fois. —Peut-être, marmonna Imi, dubitative. —Il vous reste encore un mois. Le marché se tenait près de la Bouche, le grand lac qui servait d’entrée à la cité sous-marine. Comme elles arrivaient en vue de l’immense caverne sombre et remplie d’eau, le cœur d’Imi se serra. Elle ne s’était aventurée à l’extérieur que quelques fois dans sa vie, et toujours avec une foule de gardes. Le problème, quand on était une princesse, c’était qu’on ne pouvait pas faire un pas sans escorte. Imi avait appris depuis longtemps à ignorer les gardes armés qui les suivaient partout, Teiti et elle. Ils savaient se montrer discrets et ne pas la gêner. Discrets. Imi sourit par-devers elle. C’était un nouveau mot qu’elle avait appris récemment. Elle le répéta tout bas. Teiti et elle sortirent du marché et s’engagèrent dans le Grand Fleuve. Ce n’était pas vraiment un fleuve, étant donné qu’il ne charriait pas d’eau, mais toutes les artères de la cité portaient le nom d’un fleuve, d’une rivière, d’un ruisseau ou d’un ru. Les cavernes publiques étaient nommées « bassins » – ou « flaques » quand quelqu’un voulait se moquer de leur fréquentation. Le Grand Fleuve était la plus large des voies de la cité. Il menait tout droit au palais. Imi ne l’avait jamais vu désert, pas même très tard dans la nuit. Il y avait toujours quelqu’un, ne serait-ce qu’un messager courant pour apporter une missive ou des sentinelles patrouillant devant les portes du palais. Ce jour-là, le Grand Fleuve était bondé. Deux des gardes qui suivaient Imi se placèrent devant elle pour s’assurer que la foule la laisse passer. Le vacarme produit par tant de voix, de bruits de pas, de musique et de chants de troubadours était assourdissant. Imi capta une bribe de mélodie et s’arrêta. C’était une nouvelle chanson, baptisée La Dame Blanche, et la fillette était certaine qu’elle parlait de la visiteuse terrestre. Son père avait interdit à quiconque de la jouer dans l’enceinte du palais. Teiti saisit le bras de sa nièce et l’entraîna. —Ne compliquez pas le travail des gardes, lui dit-elle à voix basse. Imi ne protesta pas. De toute façon, je ne peux pas avoir l’air de trop m’intéresser à cette chanson. Sinon, ils risquent de deviner que je suis au courant pour la terrestre. Elles atteignirent le bout du Grand Fleuve. Teiti poussa un soupir de soulagement comme elles s’extirpaient de la foule, franchissaient les portes du palais et se laissaient envelopper par la quiétude du Bassin Royal. Une sentinelle s’avança et s’inclina devant Imi. —Le roi désire vous parler, princesse, dit-il sur un ton cérémonieux. Il vous attend dans la Grande Salle. —Merci, répondit Imi en réussissant à masquer son excitation. Son père voulait la voir en plein milieu de la journée ! Il n’avait jamais de temps à lui consacrer avant le soir. Ce devait être important. D’un sourire, Teiti approuva la retenue de sa nièce. Toutes deux longèrent le torrent principal du palais d’un pas digne mais épouvantablement lent. Les gardes les saluèrent du chef sur leur passage. Le torrent débordait d’hommes et de femmes qui attendaient une audience. Ils s’inclinèrent comme Teiti et Imi se dirigeaient vers la double porte ouverte de la Grande Salle. En pénétrant dans l’immense pièce, Imi vit son père penché par-dessus l’accoudoir de son trône, parlant à l’un des trois hommes assis sur des tabourets devant lui. Elle reconnut le conseiller royal, l’intendant du palais et le tailleur en chef. Levant les yeux, son père l’aperçut. Il lui ouvrit les bras avec un grand sourire. —Imi ! Viens me faire un câlin ! Grimaçant, la fillette oublia tout décorum et traversa la pièce en courant. Lorsqu’elle se jeta sur son père, elle sentit les bras de celui-ci l’envelopper et les vibrations de son rire au fond de sa poitrine. Au bout de quelques instants, il la lâcha et se poussa pour lui faire de la place. —J’ai une question importante à te poser, dit-il. Imi acquiesça en se forçant à prendre l’air sérieux. —Oui, Père ? —Quel genre de divertissements aimerais-tu voir à ma fête d’anniversaire ? Elle ne put réprimer un large sourire. —Des danseurs ! Des jongleurs et des acrobates ! —Évidemment. Quoi d’autre ? As-tu envie de quelque chose de spécial ? Elle réfléchit. —Des hommes-oiseaux ! Son père haussa les sourcils et se tourna vers son conseiller. —Pensez-vous que quelques Siyee accepteraient de venir ? La fillette tout excitée rebondit sur le siège. —Dites « oui », dites « oui » ! Amusé, le conseiller sourit. —Je le leur demanderai, mais je ne peux rien vous promettre. Ils n’auront probablement pas envie de se retrouver sous terre, dans un endroit confiné où ils ne peuvent ni voir le ciel, ni voler faute de place. —Nous pourrions les installer dans notre plus grande caverne, suggéra Imi. Et peindre le plafond en bleu ciel. Une lueur d’intérêt s’alluma dans les yeux de son père. —Ce serait spectaculaire. Flattée, Imi chercha d’autres idées susceptibles de lui plaire. —Des cracheurs de feu ! s’exclama-t-elle. Son père frémit. Sans doute se souvenait-il de l’incident qui s’était produit quelques années plus tôt, quand un cracheur de feu trop nerveux s’était renversé de l’huile enflammée dessus. —D’accord. Ce sera tout ? Imi réfléchit. —Et une chasse au trésor pour les enfants. —Ne commences-tu pas à être un peu grande pour ça ? —Pas encore… Pas si ça a lieu à la surface. L’expression du roi se fit désapprobatrice. —Non, Imi. C’est trop dangereux. —Mais nous pourrions emmener des gardes et choisir un endroit… —Non. La fillette fit la moue et détourna les yeux. La surface ne pouvait pas être si dangereuse. D’après ce qu’elle avait entendu dans la salle des tuyaux, les pillards ne surveillaient pas l’île en permanence. Des Elaï sortaient tous les jours en quête de nourriture ou d’objets à vendre. Quand quelqu’un se faisait tuer, c’était toujours sur une des îles extérieures, ou loin de l’archipel. —Autre chose ? demanda son père. Imi entendit la gaieté factice dans sa voix. Elle savait quand il se forçait à sourire, parce que les petites rides autour de ses yeux ne se creusaient pas. —Non, répondit-elle. Juste des tas de cadeaux. Cette fois, les petites rides apparurent. —Bien entendu. Et maintenant, j’ai beaucoup de travail grâce à toutes tes suggestions. Retourne auprès de Teiti. Imi se pencha et embrassa son père sur la joue, puis glissa de ses genoux et revint vers sa tante. Celle-ci sourit, lui prit la main et l’entraîna hors de la pièce. Dehors, un groupe de marchands attendait dans le torrent. Imi les entendit marmonner sur son passage. —… Trois jours qu’on attend ! —Il est dans ma famille depuis trois générations ; ils ne peuvent pas… —… Jamais vu de clochettes de mer si énormes. Grosses comme mon poing ! Des clochettes de mer ? Imi ralentit et fit semblant d’épousseter ses vêtements. —Mais les terrestres les ont découvertes. Ils les surveillent de près. —Ne pourrions-nous pas organiser une diversion ? Et… Les voix se firent trop basses pour qu’Imi puisse continuer à suivre la conversation tandis qu’elle s’éloignait. Son cœur battait la chamade. Des clochettes de mer aussi grosses que le poing ? Son père adorait les clochettes de mer. Pourrait-elle demander à un de ces marchands de lui en procurer une ? Apparemment, ils prévoyaient une expédition pour en rapporter une grande quantité. S’ils réussissaient, les grosses clochettes de mer seraient en vente partout ; elles deviendraient communes et ennuyeuses. À moins que je demande à quelqu’un d’y aller en vitesse et de m’en rapporter une avant l’arrivée des marchands. La fillette sourit. Oui ! Il faut juste que je découvre où elles sont. Ce qui ne serait pas bien difficile. Dès le soir, elle se rendrait dans la salle des tuyaux. Auraya, tu viens ? appela Juran. La voix dans sa tête fit sursauter Auraya. La jeune femme lâcha le parchemin qu’elle était en train de lire – le récit fascinant d’un marin qui avait été sauvé de la noyade par un Elaï – et se leva d’un bond. Son brusque mouvement surprit Vaurien. Avec un couinement de protestation, le veez escalada le dossier de la chaise sur laquelle il s’était installé pour dormir et fila se réfugier en haut du mur. —Excuse-moi, dit Auraya en s’approchant et en tendant une main vers son familier. Je ne voulais pas te faire peur. Vaurien fixa sur elle un regard accusateur, les pattes fermement plaquées contre le mur. —Owaya fait peuw. Méchante Owaya. —Je suis désolée. Descends, et je te gratterai le dos. Il resta hors de sa portée, les moustaches frémissantes comme chaque fois qu’il s’apprêtait à justifier son nom. Owaya attwaper Vauwien, dit une petite voix dans la tête de la jeune femme. Celle-ci secoua la tête. —Non, Vaurien. Je… —Auraya ? appela de nouveau Juran. —Oui, j’arrive. Où êtes-vous ? —Au pied de la Tour. —Je descends tout de suite. Soupirant, Auraya laissa Vaurien accroché au mur. Elle posa un gobelet sur le bord du parchemin pour empêcher celui-ci de s’envoler, puis se dirigea vers la porte-fenêtre et l’ouvrit. Comme elle se concentrait, la jeune femme prit conscience du monde qui l’entourait, de sa position par rapport au sol en contrebas, au ciel et à la terre en général. Elle conjura sa magie pour la modifier légèrement : un petit peu plus haut et vers l’extérieur. L’instant d’après, elle flottait à côté de la fenêtre, suspendue dans les airs. De nouveau, elle employa sa magie pour pivoter et refermer la fenêtre derrière elle. Au-dessous d’elle s’étendait l’enceinte du Temple. Auraya avait presque l’impression qu’un de ses pieds reposait sur le toit hémisphérique du Dôme, et l’autre sur le bâtiment hexagonal connu sous le nom de Cinq Maisons – les quartiers d’habitation des prêtres. Hormis la Tour Blanche qui se dressait derrière elle, le reste du terrain était occupé par des jardins soigneusement entretenus dont les pelouses, les massifs et les arbres étaient disposés en rond – car le cercle était le symbole des dieux. Devant elle sur sa droite, Auraya apercevait un ruban de ciel se reflétant dans l’eau à l’endroit où l’une des nombreuses rivières de Jarime serpentait en direction de la mer. Elle se concentra pour descendre. Quand elle se déplaçait ainsi, la jeune femme n’avait pas du tout l’air de voler. Elle n’employait ce verbe que parce qu’elle ne voyait pas de moyen plus simple de décrire son pouvoir. « Se déplacer par rapport au reste du monde » était un peu long et pas très explicite. Outre sa conscience aiguë du monde qui l’entourait, Auraya avait récemment développé celle de la magie qu’il contenait. Durant les dernières minutes de la bataille, quand elle avait conjuré plus de pouvoir que jamais auparavant, la jeune femme avait acquis une perception nouvelle de la magie. En se concentrant, elle pouvait désormais la détecter tout autour d’elle. Les Circliens et les Tisse-Rêves étaient au moins d’accord sur un point : le monde était imprégné de magie. Toute chose vivante pouvait en absorber une partie et la projeter physiquement hors d’elle. Les différentes utilisations que l’on pouvait en faire étaient appelées des Dons, et devaient être assimilées comme n’importe quelle compétence ordinaire. La plupart des choses vivantes ne pouvaient manipuler qu’une très petite quantité de magie et acquérir des Dons limités. Mais certaines étaient plus réceptives et plus Douées. Lorsqu’il s’agissait d’humains, on les appelait « sorciers ». J’étais déjà une sorcière beaucoup plus puissante que la moyenne avant que les dieux augmentent mes pouvoirs pour faire de moi une Blanche, se souvint Auraya en baissant les yeux vers l’anneau qu’elle portait à son doigt. Je me demande quelle sorte de vie j’aurais menée avant l’avènement du clergé circlien. Elle aimait à penser qu’elle aurait utilisé ses Dons pour aider les gens, qu’elle ne serait pas devenue tyrannique et cruelle comme tant de puissants sorciers du passé. Les Indomptés, par exemple, qui après avoir obtenu l’immortalité avaient eu tendance à abuser de leur pouvoir et de leur autorité. Peut-être les humains n’étaient-ils pas destinés à manier une telle puissance. Peut-être leur enveloppe physique les rendait-elle trop vulnérables. Les dieux n’étaient pas corrompus, eux. Ils ne possédaient pas de forme charnelle : c’étaient des êtres de magie pure qui existaient à travers l’énergie de toute chose. Auraya s’arrêta brusquement. Puisque je perçois la magie, cela signifie-t-il que je peux les percevoir aussi ? Cette idée l’excitait autant qu’elle la perturbait. La jeune femme baissa les yeux. Le sol n’était plus très loin. Elle reprit sa descente et, une fois arrivée au niveau de l’entrée de la Tour, ralentit pour se poser en douceur. De l’autre côté des arches, elle aperçut les autres Blancs debout dans le hall. Mairae la vit et lui sourit. Ses compagnons suivirent la direction de son regard, et l’expression de Juran s’adoucit. —Tu profitais de cette belle matinée pour te promener ? demanda-t-il à Auraya en lui faisant signe de marcher près de lui tandis que les Blancs se dirigeaient ensemble vers le Dôme. —Non, répondit Auraya. J’avoue que j’avais complètement oublié l’heure. —Tu as oublié ton premier anniversaire ? s’exclama Mairae. —Pas la date, gloussa Auraya. Juste l’heure. Danjin m’a apporté un récit fascinant sur les Elaï. (Elle se tourna vers Juran.) Vais-je retourner chez eux pour leur apporter une seconde offre d’alliance ? Juran sourit. —Nous en discuterons à l’Autel. Les prêtres et les prêtresses qui vaquaient à leurs occupations aux abords de la Tour et du Dôme s’arrêtèrent pour regarder passer les Blancs. Auraya avait fini par s’habituer à leur curiosité et à leur admiration. Elle avait appris à les accepter comme une réaction normale envers le prestige de sa position et ne se sentait plus embarrassée. Cela fait-il de moi quelqu’un d’arrogant et de superficiel ? se demanda-t-elle. Mon rôle n’est pas facile. Je travaille dur, et pas pour mon propre bénéfice. Je sers les dieux tout comme eux, mais il se trouve que je suis plus Douée. Ce qui ne m’empêche pas de commettre des erreurs à l’occasion. Le visage de Leiard s’imposa à son esprit, suivi par l’habituel pincement au cœur. Elle les mit fermement de côté. Les Blancs passèrent sous l’une des larges arches du Dôme, laissant derrière eux la douce lumière du matin. Comme la vision d’Auraya s’ajustait à la pénombre qui régnait à l’intérieur, des formes se précisèrent. L’Autel se dressait au centre de l’énorme structure, sur une plate-forme. Ses six murs triangulaires étaient rabattus sur le plancher tels les pétales d’une fleur. Juran gravit l’un d’eux comme une rampe et s’avança vers la table et les cinq chaises qui attendaient les Blancs. Ses pairs le suivirent. Alors qu’ils s’asseyaient, les murs se redressèrent lentement, et leurs pointes se rejoignirent au-dessus d’eux, les enfermant dans une petite pièce hexagonale. Auraya détailla chacun des autres Blancs. Juran prit une grande inspiration pour se préparer à entonner les paroles rituelles. Dyara restait immobile et sereine. Rian fronçait les sourcils ; depuis la fin de la guerre, il semblait perpétuellement contrarié. Mairae avait croisé les bras, et les doigts d’une de ses mains pianotaient sur son coude opposé. —Chaia, Huan, Lore, Yranna, Saru, commença Juran. Une fois de plus, nous vous remercions pour la paix que vous avez ramenée en Ithanie et pour les Dons qui nous permettent de la maintenir. Nous vous remercions également pour votre sagesse et pour les conseils que vous nous dispensez. —Nous vous remercions, murmura Auraya avec les autres. Elle se concentra sur la magie qui les entourait. Si les dieux se trouvaient tout près, elle ne les sentait pas. —Aujourd’hui, cela fait un an que vous avez Élu Auraya, et un an de plus que le reste d’entre nous vous sert humblement. Nous allons donc passer en revue les événements des mois écoulés et décider de la façon dont nous aborderons la suite. Si nos plans diffèrent des vôtres, merci de nous le signifier. —Guidez-nous, murmurèrent les autres. Juran promena un regard à la ronde. —Beaucoup de petites alliances fructueuses et une grande guerre, dit-il. C’est ainsi que je résumerais cette année. (Auraya ne put réprimer un sourire en coin.) Commençons par traiter les sujets les plus proches de nous. (Il se tourna vers Dyara.) Où en sont les choses à Genria et à Toren ? Dyara haussa les épaules. —Tout se passe très bien, à vrai dire. Le roi Berro s’est remarquablement bien tenu ces derniers temps, et le roi Guire est toujours aussi sensé. Ils font assaut de politesse, chacun reconnaissant le rôle joué par l’autre durant la guerre et louant la bravoure de ses soldats. (Elle leva les yeux au ciel.) J’attends le moment où ils vont tomber à court de louanges et recommencer à se chamailler. Juran gloussa et se tourna vers Auraya. —Comment vont les Siyee ? —Je suis sans nouvelles depuis qu’ils ont quitté le champ de bataille. (La jeune femme marqua une pause.) Ce serait beaucoup plus facile de communiquer avec eux si nous avions des prêtres à Si. Je leur ai promis que nous leur en enverrions pour leur servir de guérisseurs et d’enseignants. —C’est un rude voyage. —Certes, admit Auraya. Mais je ne doute pas que nous trouvions des jeunes prêtres volontaires pour l’entreprendre en échange de l’occasion de vivre dans un endroit que si peu de terrestres ont contemplé. Nous pourrions engager l’explorateur qui leur a apporté notre première proposition d’alliance comme guide. —D’accord, acquiesça Juran. Fais le nécessaire. Et demande s’il y a des Siyee que ça intéresserait de venir à Jarime pour intégrer le clergé. (Il passa ensuite à Rian.) Où en sommes-nous avec les Dunwayens ? —Ils ne pourraient pas être plus ravis. Rien n’enchante autant un peuple guerrier qu’une occasion de participer à une grande bataille. Ils sont presque déçus que ce soit terminé. Juran grimaça. —Et les pièges dans la passe ? —Ils n’ont pas fini de les désamorcer. —Combien de temps cela prendra-t-il encore ? —Quelques semaines. Mairae sourit à Juran comme celui-ci reportait son attention sur elle. —Nous n’avons pas reçu de plaintes des Somreyans. Comme vous le savez, ils sont partis il y a une semaine ; ils devraient atteindre Arbeem aujourd’hui ou demain. Juran opina. —Restent les Senniens. À la grande surprise d’Auraya, il se tourna vers Dyara. Celle-ci gérait déjà les relations diplomatiques avec Toren et Genria. Elle n’allait sûrement pas se charger d’un troisième pays – surtout un pays qui s’était allié avec les Pentadriens et avec lequel les rapports risquaient d’être délicats. —L’empereur en personne nous a envoyé des messages pour nous proposer « une nouvelle ère d’amitié », annonça Dyara, son expression désapprobatrice disant clairement ce qu’elle en pensait. Selon la rumeur, il a déchiré le traité d’alliance qu’il avait signé avec les Pentadriens. —Bien, approuva Juran, satisfait. Encourage-le, mais sans trop d’empressement. Rian, Mairae. Puisque Somrey et Dunway ne vous causent guère de problèmes en ce moment, j’aimerais que vous secondiez Dyara dans cette mission. Je doute que nous réussissions à convaincre l’empereur de s’allier avec nous dans un avenir proche. Il se rend sûrement compte que cela ferait de lui la première cible des Pentadriens au cas où une nouvelle guerre éclaterait. Mais voyez ce que nous pouvons lui soutirer tant qu’il se sent coupable de s’être dressé contre nous. Dyara, Rian et Mairae vont collaborer sur la question sennienne, songea Auraya. Et moi ? Les Siyee ne nous posent pas de problèmes non plus. Ah ! mais bien sûr. Il reste un pays avec lequel nous n’avons pas encore conclu d’alliance. Juran se tourna vers elle. Elle lui sourit. —Les Élaï ? —Non, la détrompa-t-il. J’ai une autre tâche à te confier, mais nous y reviendrons plus tard. Pour l’instant, réglons d’abord les affaires étrangères. Que pouvons-nous faire pour éviter une nouvelle attaque des Pentadriens ? Les autres échangèrent un regard. —Que pouvons-nous faire ? répéta amèrement Rian. Je me le demande bien. Nous les avons laissé rentrer chez eux, là où ils sont le plus puissants. —En effet. De quel choix disposons-nous donc à présent ? Nous pouvons ne rien faire et espérer qu’ils se tiennent tranquilles à l’avenir, ou nous pouvons les dissuader de repartir en guerre contre nous. Dyara fronça les sourcils. —Suggères-tu que nous leur proposions une alliance ? Ils n’accepteront jamais : ils nous prennent pour des hérétiques. —En cela, ils se trompent, et c’est une faiblesse que nous pouvons exploiter, répliqua Juran. (Il croisa les mains devant lui.) Nos dieux sont réels. Si les Pentadriens s’en rendaient compte, ils renonceraient peut-être à leurs faux dieux. —Mais comment les convaincre ? demanda Rian. Les dieux leur feraient-ils une démonstration de leur pouvoir si nous le leur demandions ? Dyara émit un petit bruit désapprobateur. —Les Pentadriens ne nous croiraient pas. Ils penseraient que nous avons conjuré une illusion. Auraya gloussa. —Comme Juran et toi avez pensé que le dieu pentadrien que j’ai vu était une illusion conjurée par les sorciers ennemis ? lança-t-elle sur un ton léger. L’expression de Dyara se fit pensive. —Peut-être y aurions-nous cru aussi si nous avions été là. —Si leurs dieux sont réels, nous devrons les persuader que les nôtres sont meilleurs, affirma Mairae. Juran acquiesça. —Oui. Pour l’instant, nous devons les faire changer d’avis à notre sujet. Les convaincre non seulement que nos dieux existent, mais qu’il vaut mieux être nos amis que nos ennemis. Leur démontrer que tout ce qu’ils haïssent chez nous est faux. Ils nous prennent pour des hérétiques : prouvons-leur le contraire. Ils nous croient intolérants vis-à-vis des autres religions… (Il jeta un coup d’œil à Auraya.) Prouvons-leur le contraire là aussi. Surprise, Auraya cligna des yeux, mais Juran ne prit pas la peine de lui fournir d’explication. Il se pencha en avant. —Je veux que chacun de vous y réfléchisse soigneusement. (Il dévisagea les autres Blancs tour à tour.) Découvrez ce qu’ils détestent chez nous. Mettez en évidence les bénéfices d’une alliance. Nous ne voulons pas d’une autre tentative d’invasion, et conquérir le continent sud – puis nous donner la peine de tenter de le gouverner – est bien la dernière chose dont nous ayons besoin. —S’il nous faut des informations, nous devons renforcer notre réseau d’espionnage, dit Rian. —En effet. Occupe-t’en. (Juran se tourna vers Auraya.) Maintenant, ta mission. La jeune femme redressa le dos. —Oui ? —Les Pentadriens croient que nous ne tolérons pas les autres religions. Je veux donc que tu poursuives ton travail avec les Tisse-Rêves. J’ai été très impressionné par les soins qu’ils ont dispensés aux blessés après la bataille. Nombre de nos guérisseurs ont exprimé de l’admiration pour leur compétence. Ils disent avoir beaucoup appris rien qu’en les regardant faire. Les habitants de cette cité auraient tout à gagner d’une collaboration entre Circliens et Tisse-Rêves. Je veux donc que tu conçoives une structure au sein de laquelle nous pourrions œuvrer ensemble. Auraya fixa son regard sur Juran en se demandant s’il savait que c’était exactement ce à quoi elle pensait depuis un moment déjà. Ses motivations étaient-elles aussi nobles que ses paroles le suggéraient ? Se rendait-il compte de l’impact que cela pourrait avoir sur les Tisse-Rêves ? Les Tisse-Rêves devaient la survie de leur ordre à leurs capacités de guérison. Malgré l’intolérance et la méfiance dont ils étaient victimes, les gens sollicitaient leur aide parce qu’ils dispensaient des soins plus efficaces que les prêtres circliens. La plupart de ceux qui choisissaient de devenir Tisse-Rêves le faisaient afin de préserver ces connaissances uniques. Mais en contrepartie, ils renonçaient à leur âme immortelle. Les dieux refusaient d’accueillir auprès d’eux les morts qui ne les avaient pas vénérés de leur vivant. Si les Circliens devenaient d’aussi bons guérisseurs que les Tisse-Rêves, la principale motivation des nouveaux Tisse-Rêves disparaîtrait, et le nombre d’âmes perdues diminuerait. Le prix à payer était l’affaiblissement, voire la destruction, d’un peuple qu’Auraya admirait. Pourtant, il ne lui semblait pas si élevé. Sauver des âmes était plus important que sauver un culte hérétique. Et les vivants en bénéficieraient aussi : les prêtres circliens étant bien plus nombreux que les Tisse-Rêves, ils pourraient soigner davantage de gens. Auraya n’en était pas moins stupéfaite que Juran veuille encourager les Circliens et les Tisse-Rêves à travailler ensemble. Après tout, n’avait-il pas tué Mirar sur l’ordre des dieux ? Jusqu’où était-il prêt à collaborer avec ses émules ? —Quel genre de compétences veux-tu que nos prêtres apprennent des Tisse-Rêves ? demanda-t-elle. Toutes, y compris les compétences mentales – communion et rêvelien ? Juran se rembrunit. De toute évidence, l’idée ne lui plaisait guère. —Qu’ils commencent par les méthodes physiques. Si les méthodes mentales s’avèrent utiles, nous envisagerons de les adopter également. Auraya acquiesça. —Je m’y attellerai dès demain. Juran la dévisagea pensivement, puis redressa les épaules et prit une grande inspiration. —Y a-t-il d’autres questions dont vous souhaitiez discuter ? Une longue pause suivit. Les quatre autres Blancs secouèrent la tête. —Dans ce cas, ce sera tout pour aujourd’hui, conclut Juran. —Finalement, tu as décidé de ne pas invoquer les dieux ? s’étonna Dyara. —Non. S’ils avaient découvert que les dieux pentadriens étaient réels, ils seraient apparus d’eux-mêmes pour nous en informer. Mairae haussa les épaules et se leva. Les murs triangulaires commencèrent de s’abaisser. La jeune femme sourit. —S’ils avaient voulu nous parler, l’Autel serait resté fermé. Tandis que les autres Blancs se levaient et quittaient la petite pièce hexagonale, Auraya se concentra sur la magie alentour. Il n’y avait pas de signe des dieux – du moins, aucun qu’elle puisse percevoir. Elle ne sentait qu’un frémissement de magie à l’endroit où les murs s’articulaient sur le plancher de l’Autel. —Auraya, appela Dyara. La jeune femme leva la tête vers son aînée. —Oui ? —As-tu l’intention de reprendre tes cours d’équitation ? —D’équitation ? répéta-t-elle, surprise. Elle pensa aux Porteurs, les grands reynas que montaient les autres Blancs. Ses quelques tentatives pour monter des reynas ordinaires s’étaient soldées par des chutes aussi douloureuses qu’embarrassantes, et elle doutait que monter un Porteur s’avère plus facile. —Euh… non. Je n’en ai pas besoin. Dyara hocha la tête. —C’est vrai. Mais les dieux nous ont laissé dresser un Porteur pour toi ; donc, j’imagine qu’ils avaient l’intention que tu le montes, malgré ta capacité de voler. —Il est possible qu’ils m’aient choisie longtemps après le dressage du Porteur, fit remarquer Auraya. Avant de savoir qu’ils jetaient leur dévolu sur une cavalière si pitoyable. C’est peut-être pour ça qu’ils m’ont donné la capacité de voler. —Tu veux dire pour compenser ? suggéra pensivement Dyara. —Oui. Mairae éclata de rire. —Ce n’est pas un peu exagéré, comme compensation ? Juran gloussa et sourit à Auraya. —Peut-être un peu, concéda-t-il. Mais nous leur en sommes immensément reconnaissants. Chapitre 3 À cette époque de l’année, par un temps si sec et si venteux, les objets avaient un aspect fantomatique dans le lointain – quand on parvenait à les distinguer. Comme Reivan atteignait la Parade, le Sanctuaire qui se dressait au bout de l’avenue lui apparut dans toute sa grandeur. Ses entrailles se tordirent et elle s’arrêta, posant son lourd balluchon avec un soupir de soulagement. L’immense complexe occupait tout le versant d’une colline à la lisière de la cité de Glymma. Un large escalier montait vers une façade d’arches donnant sur un grand hall. Derrière ce premier bâtiment se dressaient d’autres structures, chacune un peu plus brouillée que la précédente par la poussière qui flottait dans l’air. À cette distance, difficile de dire si elles étaient adjacentes ou séparées. Vu de devant, le Sanctuaire était une mosaïque complexe de murs, de fenêtres, de balcons et de tours. À son point le plus éloigné brillait une flamme assourdie par l’air poussiéreux. Elle avait été allumée par le premier mortel auquel les dieux s’étaient adressés, un siècle plus tôt. Depuis lors, elle brûlait nuit et jour, alimentée par les plus dévoués des Serviteurs. Comment puis-je avoir l’arrogance de croire que je mérite une place parmi eux ? se demanda Reivan. Parce que Imenja le pense, se répondit-elle aussitôt. Le lendemain soir du jour où l’armée avait émergé des mines, Imenja avait réclamé sa présence à une réunion des Voix et de leurs conseillers, durant laquelle ils avaient débattu du chemin à emprunter pour rentrer chez eux. Reivan avait attendu qu’Imenja lui donne un ordre ou lui pose une question, mais personne ne s’était adressé à elle. Ce n’était qu’une fois allongée dans son sac de couchage, perplexe et incapable de trouver le sommeil sous le ciel piqueté d’étoiles, qu’elle avait compris qu’Imenja voulait simplement qu’elle observe la réunion. Pendant le reste du voyage, Imenja s’était assurée que Reivan soit toujours près d’elle. Parfois, elle lui demandait son avis ; parfois, elle semblait juste avoir besoin de bavarder avec quelqu’un. Dans ce cas, il était assez facile à Reivan d’oublier qu’elle conversait avec l’une des Voix des Dieux. Quand Imenja abandonnait son masque de puissance et d’autorité sévère, elle révélait un penchant pour l’humour sarcastique et une compassion pour autrui que Reivan trouvait attachants. Je l’aime bien, songea-t-elle. Elle me respecte. Ça fait des années que je supporte les brimades des autres Penseurs. Ils me confient les tâches les plus insignifiantes et les plus ennuyeuses de peur qu’une femme puisse s’avérer leur égale. Ils s’imaginaient sans doute qu’en me maintenant dans la pauvreté ils me forceraient à me marier, à avoir des enfants et à cesser de les embêter. Je suis sûre que Grauer m’a envoyée cartographier les mines uniquement pour ne plus m’avoir sous les yeux. Mais à présent, l’ancien chef des Penseurs était mort. Hitte, son remplaçant, n’avait pas adressé la parole à Reivan une seule fois depuis que la jeune femme avait guidé l’armée hors des mines. Elle ne savait pas s’il lui en voulait parce qu’elle lui avait volé la vedette, ou parce qu’il avait découvert qu’Imenja avait promis de l’élever au rang de Servante des Dieux. Sans doute un peu des deux. Mais il peut fulminer autant qu’il lui plaira – et tous les autres avec lui ! S’ils m’avaient traitée un peu mieux, s’ils avaient pris la peine de m’écouter, c’est à eux que j’aurais parlé du conduit, pas à Imenja. Nous aurions fait équipe pour sortir l’armée de ce piège, et nous aurions reçu des félicitations collectives. Reivan sourit. Imenja aurait quand même vu la vérité. Elle sait que c’est moi qui ai sauvé l’armée. Elle sait que je suis digne de servir les dieux. Ramassant son balluchon, Reivan se remit à marcher vers le Sanctuaire. Elle gravit les marches et s’arrêta pour reprendre son souffle au pied d’une des arches. La Parade était inhabituellement calme pour cette heure de la journée. Reivan devina que les habitants de Glymma étaient chez eux, en train de pleurer ceux qui n’étaient pas revenus. Des souvenirs du retour de l’armée, la veille, défilèrent dans son esprit. Une foule de citoyens attendait les troupes, mais bien peu de vivats les avaient accueillies. Les soldats, les esclaves et les Serviteurs étaient considérablement moins nombreux que quand ils étaient partis à la guerre, quelques mois plus tôt. La plupart des disparus avaient péri sur le champ de bataille, mais beaucoup d’autres étaient morts de soif et d’épuisement pendant la traversée du désert sennien. Les caravanes marchandes qui leur avaient vendu de la nourriture et de l’eau à l’aller avaient mystérieusement disparu. Les guides envoyés par l’ambassadeur sennien n’étaient pas revenus, et seule la carte des Penseurs – qui ne se trouvait pas parmi celles que Grauer avait entraînées dans sa chute – leur avait permis de dénicher de l’eau. Reivan s’était demandé si les gens venus accueillir l’armée allaient se mettre en colère contre les Voix qui avaient emmené leurs proches à la mort ou contre les dieux qui avaient permis leur défaite. Mais leur courroux avait dû être atténué par la vision du cercueil que les quatre Voix survivantes portaient entre elles, le soutenant de leur magie. Elles aussi avaient perdu l’un des leurs. Regardant autour d’elle, Reivan tenta de se représenter la scène vue de là. L’armée était entrée dans la ville en formation, par ordre décroissant d’importance : d’abord les Serviteurs Dédiés, puis les Serviteurs ordinaires, et enfin les soldats rangés par unités. Les esclaves s’étaient tenus sur un côté, et les Penseurs au pied de l’escalier. Les Voix s’étaient adressées à la foule depuis l’endroit où Reivan se trouvait désormais. La jeune femme se remémora le discours d’Imenja. —Merci, peuple de Glymma, pour votre accueil chaleureux. Nous avons fait un long voyage et livré une grande bataille au service des dieux. Nos pertes sont aussi les vôtres, tout comme nos victoires. Car bien que nous n’ayons pas remporté cette guerre, il s’en est fallu de très peu. L’armée pentadrienne et l’armée circlienne étaient de forces égales que seule la chance pouvait décider de l’issue de ce conflit. Cette fois, le vent de la fortune a soufflé en direction de l’ennemi. La prochaine fois, il pourrait très bien tourner en notre faveur. Elle avait levé les bras et serré les poings. —Nous savons que nous sommes aussi puissants qu’eux ! Et bientôt, nous le serons davantage ! La foule, qui connaissait son rôle, avait approuvé et applaudi, mais avec un manque évident d’enthousiasme. —Nous avons porté les noms de Sheyr, Hrun, Alor, Ranah et Sraal partout à travers le monde ! Les noms des dieux véritables. Les ennemis des Circliens vont venir à nous. Ils viendront ici, à Glymma. Où viendront-ils ? —À Glymma, avaient répondu les citoyens sans conviction. —Ceux qui veulent vénérer les dieux véritables viendront ici. Où viendront-ils ? —À Glymma ! avait crié la foule un peu plus fort. —Où viendront-ils ? —À Glymma ! Imenja avait baissé les bras. —Nos pertes sont lourdes. Nous avons perdu des pères et des fils, des maris et des femmes, des mères et des filles, des frères et des sœurs. Nous avons perdu des amis et des compagnons, des instructeurs et des généraux. Nous avons perdu notre chef, la Première Voix Kuar. Elle avait incliné la tête. —Sa voix s’est tue. Observons maintenant une minute de silence à la mémoire de tous ceux qui sont morts au service des dieux. Reivan avait une boule dans la gorge. Le visage d’Imenja était creusé par un chagrin dont la jeune femme savait qu’il n’était pas feint. Elle l’avait trop souvent vu dans ses yeux et entendu dans sa voix au cours du dernier mois. Le silence s’était étiré interminablement. Puis Imenja avait redressé la tête et remercié la foule. Elle avait annoncé qu’une nouvelle Première Voix serait désignée après un mois de deuil. Les Voix et les Serviteurs avaient pénétré dans le Sanctuaire tandis que les soldats rentraient chez eux et que la foule se dispersait. Reivan avait regagné sa petite chambre de location à la lisière de la cité. Imenja lui avait donné un jour de congé pour régler ses affaires avant de venir au Sanctuaire pour commencer sa formation de Servante. Et à présent, me voilà, songea-t-elle en pivotant pour passer sous l’une des arches. Un calme inhabituel régnait dans l’immense hall. Seuls quelques Serviteurs se tenaient là, formant de petits cercles de trois ou quatre individus. Le dos de leur robe noire semblait interdire de les déranger. Reivan s’arrêta et attendit. Les Serviteurs étaient censés saluer tous les visiteurs, fussent-ils de la plus basse extraction. Mais aucun d’eux ne vint vers elle, même si du coin de l’œil, la jeune femme remarqua que plusieurs la surveillaient quand elle ne regardait pas dans leur direction. Comme les minutes s’écoulaient, elle sentit sa confiance s’effriter. Suis-je venue au mauvais moment ? Imenja m’avait dit aujourd’hui. Dois-je m’approcher des Serviteurs ? Ne serait-ce pas une infraction au protocole ? Finalement, un des hommes s’écarta de ses compagnons et vint vers elle. —Nous n’assurons pas l’accueil des visiteurs en période de deuil, l’informa-t-il. À moins qu’il s’agisse d’une question urgente et importante. De quoi avez-vous besoin ? —Ah ! (Reivan conjura un sourire d’excuses.) Je l’ignorais. Mais la Deuxième Voix m’a dit de venir ici ce matin. —Dans quelle intention ? —Commencer ma formation de Servante. L’homme haussa les sourcils. —Je vois. (Il tendit le doigt vers une rangée d’arches parallèles à l’entrée du hall.) Traversez la cour et longez le couloir. Les quartiers des Serviteurs novices se trouvent sur la droite. Reivan acquiesça et le remercia, puis suivit ses indications. La cour était vaste, dominée par la fontaine en forme d’étoile qui se dressait en son centre. Reivan contourna celle-ci et se dirigea vers une large ouverture au pied du bâtiment d’en face. Le couloir montait en pente douce, avec une marche par-ci par-là pour rattraper l’inclinaison de la colline. Des Serviteurs y circulaient dans les deux sens. Reivan n’avait fait que quelques pas lorsqu’une femme d’âge mûr l’arrêta avec une expression soupçonneuse. —Où allez-vous ? lui demanda-t-elle sévèrement. —Je cherche les quartiers des Serviteurs novices. Je suis venue commencer ma formation. La Servante haussa les sourcils. —Votre nom ? —Reivan Couperoseau. Ses sourcils réussirent à grimper encore plus haut. —Je vois. Suivez-moi. Elle conduisit Reivan à une porte du côté gauche du couloir. Les deux femmes s’engagèrent dans un long passage étroit bordé de nombreuses autres portes. Finalement, la Servante s’arrêta devant l’une d’elles et toqua. La porte s’ouvrit. À l’intérieur de la pièce, une Servante Dédiée était assise derrière un bureau. Elle leva les yeux et, à la vue de Reivan, fronça les sourcils. Une main se posa sur l’épaule de la visiteuse et la poussa vers elle. —Reivan Couperoseau, annonça sa guide d’une voix lourde de désapprobation. Venue servir les dieux. Regardant par-dessus son épaule, Reivan aperçut son expression pleine d’antipathie avant que la porte se referme sur elle. Elle reporta son attention sur la Servante Dédiée et surprit sa mine consternée. —Ainsi, tu es venue, lâcha la femme. Qu’est-ce qui te fait croire que tu peux devenir une Servante alors que tu ne possèdes aucun Talent ? Surprise, Reivan cligna des yeux. Très direct. Je suppose que « parce que Imenja a dit que je pouvais » ne suffira pas. —J’espère me rendre utile d’autres façons, répondit-elle. La femme acquiesça lentement. —Alors, tu devras prouver que tu en es capable. Je suis la Servante Dédiée Drevva, Maîtresse-Formatrice. (Elle se leva et contourna le bureau.) Tu recevras la même formation et seras soumise aux mêmes épreuves que tous les candidats. Tu vivras aussi dans les mêmes quartiers. Viens avec moi. Elle entraîna Reivan dans le passage. Au bout de quelques détours, celui-ci devint encore plus étroit. Enfin, Drevva s’arrêta devant une porte et l’ouvrit. Reivan jeta un coup d’œil à l’intérieur et sentit son cœur lui tomber dans les sandales. La pièce était à peine plus large que le lit qu’elle contenait. Elle sentait l’humidité et la moisissure. Le sol était jonché de sable et de poussière. —Laissez-vous tous vos novices vivre dans des conditions si déplorables ? ne put-elle s’empêcher de demander. Les Serviteurs qui m’ont élevée m’auraient fouettée si j’avais fait preuve d’une telle négligence. —Si ça ne te convient pas, trouve un domestique pour faire le ménage, répliqua Drevva. (Elle tourna les talons et s’éloigna, puis s’arrêta et pivota vers Reivan.) Viens me voir demain matin à la première cloche, et je désignerai un Serviteur pour te soumettre aux premiers tests. (Son regard se posa sur le balluchon de Reivan.) Qu’est-ce que c’est ? —Mes affaires. —Mais encore ? Reivan haussa les épaules. —Des vêtements, des instruments, des livres… Elle pensa à tous les ouvrages qu’elle avait vendus la veille, et son cœur se serra. Mais elle doutait fort que les gens du Sanctuaire auraient apprécié de la voir débarquer avec toute sa bibliothèque. Drevva revint vers elle et lui prit son balluchon. —Les Serviteurs ne conservent pas d’effets personnels. Nous te fournirons tout ce dont tu auras besoin ici. Pour ce qui est de l’habillement, si tu réussis à devenir novice, tu n’auras plus besoin de rien d’autre que de tes robes. —Mais…, voulut protester Reivan. —Mais quoi ? la coupa Drevva sur un ton impérieux. —Et si j’échoue aux tests ? Un minuscule sourire releva le coin de ses lèvres. —Je garderai ton sac dans ma chambre. Je te le rendrai quand tu partiras. « Quand tu partiras » – pas « si tu pars ». Reivan la regarda s’éloigner à grands pas, puis poussa un soupir et se mit en quête d’un domestique. Ses recherches l’entraînèrent assez loin de sa chambre, et elle ne comprit qu’elle avait atteint les quartiers des Serviteurs que lorsqu’elle trouva un homme en train de balayer un couloir. —J’ai besoin de quelqu’un pour nettoyer ma chambre, lui dit-elle. L’homme lui jeta un regard morne. —Tous les domestiques sont déjà occupés à vider les chambres des Serviteurs morts, répondit-il avant de lui tourner le dos. Reivan s’en serait bien chargée elle-même mais, d’après la réaction de Drevva, il était évident que les Serviteurs considéraient ce genre de tâche comme indigne d’eux. Si la nouvelle venue sans Talent commençait à se comporter comme une femme de ménage, on la traiterait comme telle, devinait Reivan. Tous les autres domestiques qu’elle réussit à trouver affirmèrent qu’ils avaient plus urgent à faire. Reivan finit par suivre un enfant jusqu’à une buanderie, où elle fit pression sur lui pour qu’il nettoie sa chambre et change ses draps. Elle se sentit un peu coupable d’agir ainsi, mais elle avait lu assez de traités de philosophie et de médecine pour savoir que dormir dans la saleté favorisait les maladies du corps et de l’esprit. Tout cela lui prit le reste de la journée. Lorsque l’enfant eut terminé, il était tard et Reivan avait faim. Elle partit à la recherche d’un réfectoire. Une odeur de nourriture la conduisit jusqu’à une grande pièce remplie de Serviteurs. N’entendant qu’un faible murmure de voix, la jeune femme décida que le protocole voulait sans doute que l’on mange en silence. Le bruit de ses pas lui valut plusieurs regards peu amènes comme elle entrait. Regardant autour d’elle, Reivan fut soulagée de voir qu’une des tables était exclusivement occupée par de jeunes gens en civil. Ce devaient être les autres aspirants novices. Elle prit un siège vacant. Les jeunes gens la dévisagèrent avec curiosité mais ne dirent rien. Un domestique déposa sans douceur un bol de brouet devant elle. Reivan fut déçue de constater qu’il ne restait plus que quelques miettes dans la corbeille à pain au milieu de la table. Quand elle eut fini sa soupe, elle se tourna vers son voisin. —C’est interdit de parler ici ? —Seulement pendant la période de deuil, répondit le jeune homme tout bas. À un bout du réfectoire, plusieurs Serviteurs Dédiés étaient assis autour d’une longue table. Reivan les examina attentivement. Un mois plus tard, des Serviteurs du monde entier choisiraient l’un d’eux pour devenir le nouveau chef des Pentadriens. Drevva était là. Elle jeta un coup d’œil à Reivan et détourna les yeux. Ce n’est pas tout à fait l’accueil que j’espérais, songea la jeune femme. Ces Serviteurs sont si froids qu’à côté d’eux les Penseurs semblent amicaux et patients. Il y avait plusieurs sièges vides autour de la table. Reivan frissonna en se rendant compte du pourquoi. Les Serviteurs Dédiés qui occupaient ces places naguère étaient probablement morts, tués pendant la guerre. C’est peut-être pour ça que les gens sont si peu aimables, raisonna-t-elle. Ils doivent être accablés par la défaite et la disparition de leurs camarades. Elle ne pouvait pas décemment s’attendre qu’ils lui sautent au cou alors qu’ils étaient encore sous le choc. Une cloche signala la fin du repas, et Reivan suivit les autres aspirants novices vers leurs quartiers. Saisissant fermement une saillie rocheuse de la main gauche, Mirar reporta son attention sur ses jambes. Il plia son genou gauche et chercha un endroit approprié pour loger le bout de sa botte droite. Lorsqu’il l’eut trouvé, il déplaça prudemment le poids de son corps. La traction constante que la corde exerçait sur sa poitrine se relâcha légèrement. —Tu y es presque, lança Emerahl d’une voix étonnamment proche. Mirar s’arrêta et baissa les yeux. Ses pieds étaient presque au niveau de la tête d’Emerahl. Sa compagne lui sourit. Elle est si belle, se surprit-il à penser. Mais c’était une réaction de Leiard – tout comme le pincement de culpabilité qui suivit lorsqu’il comprit qu’il pouvait être attiré par une autre femme qu’Auraya. —Oui, elle est belle, dit Mirar à Leiard. Il n’y a pas de mal à s’en rendre compte. —Ça ne semble pas être ton cas. —Si. Mais je la connais depuis si longtemps qu’elle a cessé de m’éblouir. —Vous êtes amis. —D’une certaine façon. Nous… nous connaissons bien. Nous avons des préoccupations communes. —Vous avez été amants jadis. —Brièvement. Leiard se tut. Mirar secoua la tête. C’était une drôle de situation, se retrouver ainsi avec Emerahl. Un peu comme présenter deux amis, dont un à qui on a déjà raconté tout ce qu’on sait sur l’autre. Ce qui était un peu injuste pour Emerahl. D’un autre côté, c’était agréable de la voir avec des yeux nouveaux. Mais converser avec Leiard avait toujours pour effet de déconcentrer Mirar. Il prit une grande inspiration pour s’éclaircir les idées et poursuivit sa descente, ne s’autorisant à se détendre que lorsque ses deux pieds eurent regagné la terre ferme. Emerahl détacha la corde qui les reliait, puis en lâcha une extrémité et tira sur l’autre afin de la rassembler parmi la végétation à ses pieds. Elle l’enroula avec des gestes rapides et précis, la jeta sur son épaule et se mit en marche le long du ravin. Mirar rajusta son paquetage sur son dos et la suivit. L’escalade n’avait plus de secrets pour eux désormais. Mirar avait perdu le compte du nombre de parois rocheuses qu’ils avaient dû gravir ou descendre. En territoire siyee, les montagnes étaient abruptes et pleines de crevasses verticales, comme si quelqu’un avait jeté d’énormes monticules d’argile à la face du monde puis s’était acharné dessus à coups de couteau géant. À une échelle plus petite, la partie exposée du sol était elle aussi fracturée, ce qui rendait la progression difficile et dangereuse. Les vallées et le fond des ravins étaient un peu plus praticables, car leurs fissures s’étaient remplies de terre et de cailloux au fil du temps. Là, les voyageurs n’avaient à se soucier que de se frayer un chemin à travers des broussailles denses. Aucun humain n’avait jamais ouvert de chemin en ce lieu. Pas même les Siyee, qui répugnaient à s’approcher autant des habitations terrestres. Les animaux avaient bien tracé quelques pistes étroites et sinueuses à travers la végétation, mais ça ne valait pas un véritable chemin. Mirar et Emerahl s’étaient mis en route depuis un mois, et à peine avaient-ils pénétré la pointe nord de Si. Avant la création du peuple ailé, cette région de l’Ithanie était connue sous le nom d’Indomptée. —C’est également ainsi que les dieux nous appellent, Emerahl et moi, songea Mirar. Je me demande si c’est parce qu’ils nous considèrent comme des barbares, des sauvages qui ne connaissent rien à la civilisation. —Plutôt comme des êtres indisciplinés, violents et dangereux, suggéra Leiard. —Ce que nous ne sommes pas, répliqua Mirar. En leur temps, Emerahl et lui avaient incarné un grand talent magique. Ses Tisse-Rêves avaient apporté l’ordre dans un monde chaotique. Ils étaient pacifiques et ne menaçaient absolument personne, bien au contraire. Emerahl était vénérée pour sa sagesse et ses compétences de guérisseuse. Il existait une autre signification possible. « Indompté » pouvait vouloir dire « incontrôlable », désigner une force capable de bouleverser les desseins des dieux d’une façon soit bénéfique, soit désastreuse. Peut-être est-ce la véritable raison pour laquelle ils nous ont baptisés ainsi, songea Mirar. Bouleverser leurs desseins me paraît être une très bonne raison d’exister. Le problème, c’est qu’il est difficile de bouleverser une chose dont on ignore tout. Le ravin s’était élargi. Mirar entendait un bruit d’eau courante. Un gros volume d’eau courante. Ils devaient approcher d’un fleuve. Le pas d’Emerahl s’était fait plus léger. Mirar la vit émerger dans la lumière du soleil quelques pas devant lui, pivoter vers la gauche et sourire. Elle a vu quelque chose qui lui plaît. Allongeant le pas, il se hâta de la rattraper. Emerahl se tenait au bord d’une faille qui coupait brusquement le ravin. Suivant la direction de son regard, Mirar découvrit ce qui la faisait sourire. Une cascade. Deux pentes abruptes se rejoignaient assez loin en contrebas, canalisant le fleuve vers le bord d’une falaise. L’eau se jetait dans un bassin large et profond avant de se précipiter joyeusement dans un lit rocheux qui s’incurvait vers la droite et se perdait dans le lointain. Une écume très fine montait de la cascade, humidifiant l’air. —Que c’est beau, commenta Mirar. Emerahl lui jeta un regard en coin. —N’est-ce pas ? Cherchons un arbre où attacher cette corde. Quelques minutes plus tard, ils avaient atteint le niveau du fleuve, après avoir d’abord descendu leurs paquetages en utilisant leur magie. Emerahl traversa le cours d’eau en sautant de rocher en rocher. Quand elle se dirigea vers le bord de la falaise, Mirar hésita avant de la suivre. Après une marche d’un mois en terrain quasiment impraticable, il avait son compte de paysages grandioses et aucune envie d’explorer une cascade. Il aurait préféré arriver plus vite à destination et pouvoir se reposer enfin. Comme il se rapprochait du bord de la falaise, le grondement de l’eau enfla à ses oreilles. Emerahl se mit à descendre le long des rochers lisses qui bordaient la cascade. Il s’arrêta pour l’observer. Elle leva la tête vers lui et lui fit signe de l’imiter. Avec un haussement d’épaules, Mirar obtempéra. La descente mobilisa toute son attention. Quand il eut atteint une étroite bande de sol caillouteux, il tourna la tête vers Emerahl et vit son large sourire. Puis il comprit pourquoi elle l’avait entraîné là. Derrière la cascade s’ouvrait une grotte. Emerahl entra. Mû par une légère curiosité, Mirar la suivit. Les parois dégoulinaient d’humidité, mais la caverne était plus grande qu’il l’aurait soupçonné : les ténèbres lui en masquaient le fond. Il pivota vers le mur d’eau, dont le mouvement invariable avait quelque chose d’hypnotique. —Mirar. S’arrachant à sa contemplation, il se tourna vers Emerahl et vit que celle-ci le regardait par-dessus son épaule. Elle avait conjuré une lumière, à la faveur de laquelle Mirar comprit qu’il s’était trompé. La grotte n’avait pas de fond : c’était l’entrée d’un tunnel. Avec une curiosité grandissante, il rejoignit Emerahl. —Tu connais cet endroit ? —J’y suis déjà venue. —Est-ce notre destination ? —C’est possible. Mais il se pourrait aussi que nous nous contentions d’y passer la nuit. Assez de questions. La fermeté de sa voix fit sourire Mirar, qui lui emboîta le pas comme elle s’enfonçait dans le tunnel. Par habitude, il compta ses pas. Il avait dépassé trois cents quand sa compagne et lui pénétrèrent dans une vaste caverne. Les épaules raidies, Emerahl se dirigea vers le centre de celle-ci. Elle ralentit et parut tendre l’oreille. Au bout d’un moment, elle sourit – mais ne pressa pas le pas pour autant. Elle continua à avancer et, une fois au centre de la caverne, elle fit face à Mirar. —Tu le sens ? —Je sens quoi ? Elle lui prit le bras, le fit reculer d’une dizaine de pas et s’arrêta. —Essaie d’utiliser un de tes Dons. Fais apparaître une lumière comme la mienne. Mirar essaya, mais rien ne se produisit. Il se concentra plus fort, sans résultat. Alarmé, il dévisagea Emerahl. —Que… ? —C’est un vide. Un endroit dépourvu de magie. —Mais comment est-ce possible ? —Je l’ignore. Elle posa une main sur son épaule et le poussa doucement vers le centre de la grotte. Mirar se laissa faire à contrecœur. Levant les yeux, il remarqua que la lumière d’Emerahl flottait toujours au-dessus d’eux. —Alors, comment fais-tu ça ? —J’ai conjuré la magie qui l’alimente avant que nous pénétrions dans le vide. Maintenant, réessaie. Mirar tenta de puiser à la source de sa magie et la sentit couler librement en lui. Il la modela pour produire une lumière. —Bien, dit Emerahl. L’endroit n’a pas changé. Il y a de la magie au centre de la grotte, mais elle est entourée par un anneau de vide. Les dieux, qui sont des êtres de magie pure, ne peuvent pas traverser le vide. Donc, ils ne peuvent pas te voir ici – à moins de regarder à travers les yeux de quelqu’un qui se tiendrait à l’extérieur de l’anneau. Mirar pivota lentement sur lui-même. Depuis qu’Emerahl lui avait signalé sa présence, il percevait aisément le vide. Il fit mine de traverser l’anneau. —Reviens ! l’appela Emerahl. À présent que tu connais la nature de cet endroit, tu ne peux plus le quitter. Si les dieux te surveillent, ils risquent de lire dans ton esprit et… et… L’inquiétude plissa son front. Mirar revint vers elle. —S’ils étaient en train de me surveiller quand nous sommes arrivés, ils savent où je me trouve de toute façon. Emerahl le dévisagea intensément. —À ton avis, c’est probable ? Mirar fronça les sourcils et se détourna. —C’est possible. Comment pourrais-je le savoir ? —Quoi qu’il en soit, tu ne peux pas partir. S’ils ne connaissent pas cet endroit, j’aimerais autant qu’ils ne le découvrent pas par ta faute. —Tu comptes me garder enfermé ici pour toujours ? Emerahl secoua la tête. —Seulement le temps de t’apprendre à leur dissimuler tes pensées. Mirar la dévisagea pensivement. C’était une capacité qu’il possédait jadis, mais qu’il avait oubliée en perdant la mémoire. Et qu’il aurait beaucoup de mal à récupérer sans l’aide d’une personne capable de détecter les pensées ou les émotions. Le moment était idéal pour s’atteler à la tâche. —Et ensuite ? Emerahl haussa les épaules. —Aucune idée. Tu m’as demandé de t’emmener. Tu ne m’as pas dit où ni pourquoi. J’ai supposé que tu voulais te mettre à l’abri. Alors, je t’ai amené dans l’endroit le plus sûr que je connaisse. (Elle eut un sourire en coin.) Et je suppose que tu as besoin de mettre un peu d’ordre dans ta tête. Si tu veux que je t’aide, je ferai mon possible. Mirar regarda autour de lui. Ce n’était pas la chaumière douillette, perdue au milieu de la forêt, qu’il avait espérée. Mais le vide magique compensait cette déception. Il devrait s’en accommoder. Faisant glisser de ses épaules les bretelles de son paquetage, il posa celui-ci sur le sol de pierre dure. —Dans ce cas, mettons-nous tout de suite à décorer notre nouveau logis. Chapitre 4 Il faisait nuit. Il faisait toujours nuit. Une lumière étrange planait au ras du sol. Elle ne distinguait pas sa source, mais cette lumière donnait une apparence encore plus lugubre aux visages qui l’entouraient. Un cadavre gisait en travers de son chemin. Elle l’enjamba et continua à avancer. Je cherche quelque chose, mais quoi ? Elle réfléchit de toutes ses forces. Une sortie. La fin du champ de bataille. Un moyen de m’enfuir. Parce que… Du coin de l’œil, elle décela un mouvement qui affola les battements de son cœur. Elle ne voulait pas regarder, mais le fit quand même. Tout était immobile. Un autre corps lui barrait le chemin : celui d’un prêtre au torse et à la tête calcinés. Elle l’enjamba à contrecœur. Ne baisse pas les yeux. Mais quelque chose en dessous d’elle bougea, et elle ne put s’en empêcher. Le prêtre fixait ses yeux sur elle. Horrifiée, elle se figea. Il lui fit un sourire grimaçant et, avant qu’elle puisse s’écarter, sa main noircie lui saisit la cheville. Owaya ! Le cri mental aussi pressant qu’inattendu la réveilla en sursaut. Elle ouvrit les yeux sur le plafond de sa chambre. Son cœur battait la chamade ; sa peau était fiévreuse et en sueur ; elle avait l’estomac noué. —Fait peuw à Owaya ? Une petite silhouette sauta sur son lit. Dans la pâle lueur de la lune qui entrait par la fenêtre derrière lui, Auraya distingua la queue touffue de son veez et ses petites oreilles frémissantes d’inquiétude. —Vaurien, souffla-t-elle. —Owayapeuw ? Elle se redressa sur les coudes. —Ce n’était qu’un rêve. C’est fini maintenant. Elle ne savait pas si Vaurien comprenait. Pour l’avoir vu s’agiter et marmonner dans son sommeil, elle savait que les veez rêvaient aussi. Mais se le rappelaient-ils à leur réveil ? Se rendaient-ils compte que ce qu’ils voyaient n’était pas réel ? La jeune femme n’en avait pas la moindre idée. Vaurien traversa le lit et vint se blottir contre ses jambes. La pression de son petit corps était réconfortante. Auraya se laissa de nouveau aller sur son oreiller et fixa son regard sur le plafond en soupirant. Pendant combien de temps encore vais-je faire ces cauchemars ? Des mois ? Des années ? Elle se sentait vaguement déçue, par elle-même et par les dieux. Son statut de Blanche aurait sûrement dû la dispenser d’être hantée par des visions nocturnes de ce qu’elle n’avait fait que pour défendre l’Ithanie du Nord et tous les Circliens. Les Dons conférés par les dieux l’empêchaient de vieillir et de mourir mais, apparemment, ils ne la protégeaient pas contre les cauchemars. Pourquoi les dieux la laissaient-ils souffrir ainsi ? Les Tisse-Rêves pourraient m’aider. Elle soupira de nouveau. Les Tisse-Rêves. Encore un sujet qui tourmentait sa conscience. Elle savait que saper l’influence des Tisse-Rêves sur le peuple en encourageant les prêtres circliens à s’approprier leurs connaissances en matière de guérison était la meilleure chose à faire. Ainsi, elle sauverait l’âme de tous ceux qui se seraient détournés des dieux autrement. Mais elle trouvait ça… manipulateur et mesquin. Après la réunion à l’Autel, elle avait décidé qu’elle ferait mieux de s’assurer qu’il y avait des prêtres guérisseurs prêts à travailler avec les Tisse-Rêves avant de s’ouvrir de son projet à la conseillère Raeli. Question d’efficacité, s’était-elle dit : elle pourrait, en même temps, demander si certains d’entre eux accepteraient de se rendre à Si. Mais en vérité, elle savait qu’elle repoussait le moment où elle devrait commencer à agir sournoisement. Plusieurs volontaires s’étaient manifestés. Auraya s’était attendue que la mission à Si suscite beaucoup d’enthousiasme, mais elle avait été plaisamment surprise par le nombre de prêtres intéressés par une collaboration avec les Tisse-Rêves. Tous avaient été dûment impressionnés par l’intervention de ceux-ci après la fin de la bataille, et ils étaient avides d’apprendre d’eux tout ce qu’ils pourraient – même si certains étaient plus motivés par l’idée de les égaler ou de les surpasser que par un respect nouveau pour leur culte. Auraya avait gagné encore un peu de temps en cherchant des locaux appropriés pour le futur hospice. Ce devait être un endroit où ni les Tisse-Rêves ni les Circliens ne possédaient d’influence particulière. Elle avait trouvé un entrepôt désaffecté près des quais, pas trop loin des quartiers pauvres de la ville. Il ne lui restait plus qu’à le faire nettoyer, meubler et équiper, et à décider du nom qu’elle lui donnerait. Mais, avant ça, elle avait besoin de la réponse des Tisse-Rêves. Incapable de repousser davantage ce moment qu’elle redoutait, Auraya avait organisé un entretien avec Raeli. Elle roula sur le flanc. Désormais, elle était tout à fait réveillée et doutait de pouvoir se rendormir avant plusieurs heures. Les battements de son cœur s’étaient calmés, mais ils demeuraient plus rapides que la normale. Auraya pensa à la question qu’elle avait posée à Juran. « Quel genre de compétences veux-tu que nos prêtres apprennent des Tisse-Rêves ? Toutes, y compris les compétences mentales – communion et rêvelien ? » Visiblement, cette idée ne plaisait guère à son aîné. Mais, pour remplacer les Tisse-Rêves, les Circliens devraient acquérir la totalité de leurs compétences. Auraya soupira. Ses cauchemars prouvaient bien la nécessité que les prêtres apprennent la guérison onirique. Elle comprenait que les gens ordinaires recourent aux services d’un Tisse-Rêves pour mettre fin à des songes si perturbants. Je devrais peut-être en faire autant. Je suis censée convaincre le peuple qu’ils sont inoffensifs. Quel meilleur moyen de leur manifester ma confiance que de faire moi-même appel à eux ? Mais elle doutait fort que Juran accepte de laisser une Blanche ouvrir son esprit à un Tisse-Rêves – ou même à un prêtre ordinaire qui pourrait ainsi explorer ses pensées et découvrir leurs secrets. Il y a peut-être un moyen. Si elle sondait l’esprit d’un Tisse-Rêves pendant qu’il procédait à une guérison onirique sur un autre sujet, peut-être comprendrait-elle le processus… et peut-être pourrait-elle transmettre ses connaissances aux autres Blancs… qui, du coup, pourraient peut-être… Les pensées de la jeune femme dérivèrent. Elle parlait à Mairae, mais ce qu’elle disait n’avait pas de sens. Les autres Blancs riaient et répétaient qu’ils ne comprenaient rien. Frustrée, Auraya s’approcha de la fenêtre pour s’envoler. Mais elle ne parvenait pas à contrôler ses mouvements. Le vent ne cessait pas de la déporter sur le côté. Poussée à l’intérieur d’un nuage, elle se sentit enveloppée d’une blancheur froide et humide. Au centre de cette blancheur apparut une silhouette scintillante. Auraya sentit son cœur devenir plus léger. Chaia lui sourit et se rapprocha d’elle. Son visage était si net ! Elle pouvait distinguer chacun de ses cils. Mes rêves ne sont jamais si vivaces… Il se pencha pour l’embrasser. … Ni si intéressants. Leurs lèvres se rencontrèrent. Et ce ne fut pas un chaste et affectueux contact magique, mais un vrai baiser. Soudain, Auraya se retrouva dans son lit, dressée sur ses coudes. Son cœur battait la chamade mais, cette fois, ce n’était pas dû à la peur. Le soulagement qui s’attardait en elle se dissipa, la laissant fortement perturbée. À quoi pensais-je ? Par les dieux ! j’espère que Chaia ne me surveillait pas ! Elle tenta de se ressaisir. Je n’ai pas fait exprès. C’était juste un rêve. Elle ne pouvait pas contrôler ses rêves. Ah ! si seulement… Elle se rallongea, tapotant le dos de Vaurien auquel son mouvement avait arraché un gémissement de protestation. Un rêve, songea-t-elle. Chaia ne s’offenserait certainement pas pour si peu. Tout de même, il lui fallut longtemps pour se rendormir. Ce n’était pas facile de rester éveillée. Imi observait le plafond, suivant le tracé des marques faites des siècles auparavant par les ouvriers qui avaient façonné les cavernes. De l’autre côté de la pièce s’éleva un doux sifflement. Enfin ! Souriant, Imi s’extirpa lentement de son bassin. Rester près d’elle pendant la nuit, au cas où elle tomberait malade ou aurait besoin de quoi que ce soit, faisait partie des devoirs de Teiti. Des rideaux divisant la chambre accordaient un minimum d’intimité à Imi, mais ne suffisaient pas à bloquer les sons. Quelques années plus tôt, la fillette y avait remédié. Elle s’était discrètement plainte à son père que sa tante ronflait, et avait suggéré que l’on construise un mur autour de son bassin de nuit. Le roi avait accepté, sans doute uniquement parce que Teiti était la première gardienne qu’Imi appréciait ; il ne voulait pas être obligé de lui en trouver encore une autre. Un mur incurvé, qui ne rejoignait pas tout à fait celui de la chambre, avait donc été bâti le long du bassin de Teiti. Imi avait dit à son père qu’elle espérait une pièce séparée, avec une porte. Pour toute réponse, le roi avait souri et lui avait demandé comment Teiti était censée l’entendre appeler à l’aide si elle était complètement enfermée. À l’usage, Imi s’était rendu compte que le mur incurvé bloquait suffisamment les sons pour lui permettre d’aller et venir sans réveiller sa tante. L’ironie du sort avait voulu que Teiti, qui ne ronflait pas à l’époque, se mette à le faire en vieillissant. Aussi Imi avait-elle désormais deux raisons de se réjouir de l’existence du mur. Elle essuya les gouttelettes sur sa peau, puis s’immobilisa et tendit l’oreille. Plus tôt dans la journée, elle avait envoyé sa tante faire un tas de courses – le genre de tâches dont seule pouvait se charger la gardienne de la princesse – afin de l’épuiser. Comme prévu, Teiti était allée se coucher tôt et n’avait pas tardé à sombrer dans un profond sommeil. Rassurée par le doux sifflement de sa respiration, Imi se dirigea vers un bas-relief du mur. Glissant sa main derrière, elle trouva le loquet qui le maintenait fermé et le tira prudemment. Le bas-relief pivota vers elle ainsi qu’une porte, révélant un trou noir. Une grosse caisse était posée par terre sous le bas-relief. Imi grimpa dessus et se hissa dans le trou. Se tordant le cou pour regarder derrière elle, elle logea ses orteils palmés dans la poignée située sur l’intérieur du battant et tira pour refermer celui-ci. L’obscurité était totale dans le tunnel. Imi se mit à ramper, moins oppressée par l’absence de lumière que par l’exiguïté du passage. Elle avait beaucoup grandi depuis un an ; bientôt, elle aurait du mal à se déplacer là-dedans. Quand le son produit par sa respiration changea de manière subtile, la fillette sut qu’elle approchait du bout du tunnel. Elle tendit un bras en avant et toucha une surface dure. À tâtons, elle trouva la poignée et fit glisser la porte sur le côté. En s’ouvrant, le battant laissa entrer une maigre lumière qui découpa ses contours. Imi continua à ramper jusqu’à ce que sa tête émerge du passage. Celui-ci débouchait à l’intérieur d’un placard en bois. La fillette s’arrêta pour écouter, puis s’avança encore un peu pour pouvoir coller son œil contre la fente entre les portes. L’étroite pièce qui s’étendait au-delà était vide et plongée dans la pénombre. Empoignant le cadre du battant, Imi s’extirpa du tunnel, ouvrit les portes du placard et sortit. Elle se dirigea aussitôt vers la porte de la pièce et regarda par le judas qui se découpait en son centre. Ça ne faisait que peu de temps qu’elle parvenait à l’atteindre. Avant, elle était obligée d’entrouvrir le battant pour jeter un coup d’œil dehors. Le couloir adjacent était désert. Satisfaite, Imi pivota pour examiner la petite pièce. Des deux côtés de celle-ci, les murs disparaissaient sous une masse de tuyaux à l’extrémité évasée et sculptée en forme d’oreille. Longtemps auparavant, le roi avait confié à sa fille qu’il disposait d’un instrument qui lui permettait d’épier les conversations d’autrui. Mais il ne lui avait jamais montré cette pièce ; Imi l’avait trouvée toute seule. Ce qu’il lui avait montré, en revanche, c’était le trou derrière le bas-relief de sa chambre, en lui disant qu’elle devrait s’y cacher si le palais était attaqué par de méchantes gens. Imi n’avait pas compris s’il voulait parler de terrestres ou d’Elaï rebelles. Les pillards terrestres qui avaient agressé leur peuple autrefois ne pouvaient pas atteindre la cité, faute d’être capables de retenir leur souffle assez longtemps pour franchir le tunnel d’accès immergé. Si son père n’avait pas voulu qu’elle découvre la pièce aux tuyaux, il ne lui aurait pas montré ce tunnel, raisonnait Imi. Depuis des années déjà, la fillette se livrait à des expéditions nocturnes toutes les trois ou quatre semaines pour épier les conversations à l’intérieur et à l’extérieur du palais. Grâce à l’ingénieux instrument de son père, elle avait appris beaucoup de choses sur beaucoup de notables, et découvert que les gens menaient des existences très différentes dans les différents quartiers de la cité. Parfois, elle enviait les enfants qu’elle espionnait – et parfois, elle se réjouissait de ne pas être à leur place. Même s’il utilisait régulièrement cette pièce, le roi n’y avait encore jamais surpris sa fille. Imi avait également eu la chance que jamais Teiti ne s’éveille au milieu de la nuit et ne s’aperçoive de son absence, ou ne la surprenne en train de grimper dans le trou. La fillette s’approcha d’un des tuyaux et colla son oreille contre l’extrémité. À l’autre bout, deux personnes parlaient à voix basse, mais l’ouïe d’Imi ne tarda pas à s’ajuster et à distinguer ce qu’elles disaient. —… Veux pas l’épouser, Mère ! Il a vingt ans de plus que moi ! C’était sa cousine Yiti. Imi avait-elle choisi le mauvais tuyau ? Elle écarta sa tête pour vérifier. Non, c’était bien celui qui donnait sur la caverne des joailliers. Elle recolla son oreille contre le bout. —Tu feras ce que ton père a décidé, Yiti, répondit calmement une femme. Tu l’épouseras, tu lui donneras des enfants et, quand il mourra de vieillesse, tu seras encore assez jeune pour profiter de la vie. Regarde celle-ci. N’est-elle pas ravissante ? —Assez jeune ? Je serai une vieille sorcière ! Qui voudra encore de moi ? —Tu ne seras pas plus vieille que moi maintenant. —C’est bien ce que je dis. Une vieille sorcière qui ne… Imi s’écarta du tuyau. Malgré toute sa compassion pour Yiti, elle ne pouvait pas passer la nuit à plaindre sa cousine. La mère de celle-ci avait dû l’entraîner dans la caverne des joailliers pour choisir sa parure de mariage. Imi avait commencé par ce tuyau parce qu’elle pensait que les marchands iraient voir les joailliers pour vendre leur récolte, et qu’il y avait une bonne chance pour qu’ils évoquent le sujet des clochettes de mer. Mais, de toute évidence, ils n’étaient pas là. À quel autre endroit pourrait-elle les trouver ? Chez eux, peut-être. S’approchant d’un tuyau relié au domicile d’un des hommes qu’elle avait croisés plus tôt, Imi écouta soigneusement. Mais elle n’entendit que du silence. Elle essaya les demeures des autres marchands et même la Grande Salle du palais. Et elle réussit à surprendre les conversations d’autres membres de leur famille ou de certains de leurs serviteurs – mais des marchands eux-mêmes, elle ne trouva point de trace. Frustrée, elle se mit à choisir les tuyaux au hasard. Après avoir surpris d’innombrables échanges tous plus inintéressants les uns que les autres, elle entendit un rire qui ressemblait beaucoup à celui d’un des marchands. C’était un de ces bons gros rires qui mettent les gens à l’aise – un don probablement très utile pour quelqu’un qui faisait du commerce, comprit Imi. Les gens détendus achetaient plus facilement. La fillette l’avait remarqué avec sa tante. Si Teiti était préoccupée ou énervée quand elle allait au marché, elle regardait à peine les étals. Mais quand elle était de bonne humeur, elle se laissait volontiers convaincre d’acheter une friandise à sa nièce. —… Tu paries ? —Oui. Dix. —Vingt. —Vingt ? Je suis. —Et toi ? Un soupir. —J’abandonne. —C’est bon pour tout le monde ? Ça tourne. Il y eut un gloussement triomphant et un grognement déconfit, puis le léger tintement de coquilles de corrie qui s’entrechoquent. Imi reconnut les voix des marchands qu’elle avait croisés, plus quelques autres. Ils devaient jouer aux carrés. Les marchands firent encore quelques tours durant lesquels ils se contentèrent de commenter la partie, puis ils s’interrompirent pour grignoter un en-cas tardif et boire du draï. Alors, ils se mirent à parler de leurs familles. Imi attendit patiemment que la conversation dévie vers leur métier. —Gili dit qu’il a vu des pillards au large de l’île de Xiti il y a quelques jours. —Pas des pillards, rectifia une voix bourrue. Des plongeurs. Plusieurs des marchands jurèrent. —Je savais qu’on n’aurait pas dû attendre ! —C’était un risque à courir. Il faut beaucoup de temps pour que les clochettes de mer grandissent. —Et quelques minutes seulement pour que les terrestres s’en emparent. —Sales voleurs à peau pâle ! Le cœur d’Imi manqua un battement. Ainsi, les clochettes de mer se trouvaient aux abords de l’île de Xiti… Le marchand qui avait un rire agréable émit un gloussement sans joie. —Ce n’est pas du vol quand les choses n’appartiennent à personne. Et nul ne possède que ce qu’il peut défendre. Or, nous ne sommes pas capables de défendre nos propres îles. —Huan a fait de nous le peuple de la mer. Tous les trésors marins nous appartiennent. —Alors, pourquoi la déesse ne punit-elle pas ces plongeurs ? Pourquoi ne punit-elle pas les pillards ? Si elle voulait que tous les trésors marins nous appartiennent, elle empêcherait les terrestres de s’en emparer, ou elle nous donnerait les moyens de les arrêter. —Huan veut que nous nous débrouillions par nous-mêmes. —Comment le sais-tu ? —Ou bien elle désire qu’il en soit ainsi, ou bien nous avons commis une erreur quelque part. Imi poussa un soupir frustré. Cessez de parler des dieux ! Revenez aux clochettes de mer ! Mais la conversation s’était scindée en deux discussions séparées. —Jamais nous n’aurions dû mettre de côté une si grande partie de nos connaissances en métallurgie. Nous pourrions échanger des marchandises contre des épées du continent. —… Plongeur solitaire réussirait peut-être là où un groupe échouerait. La récolte était petite, mais… —À quoi cela servirait-il ? Elles rouilleraient dans… —… Dangereux. Imagine un instant que… —… Si on les entretient correctement. Il faut juste… —… Choisir le bon moment. C’est une question de conditions météo… Plus difficile de voir sous… —… La surface avec un produit qui empêche la corrosion. Les terrestres… —… Ne plongent pas quand il fait trop mauvais. L’effort que faisait Imi pour démêler les deux conversations lui donnait mal à la tête. Le problème, c’était qu’elle aurait voulu suivre les deux. Elle était excitée par la perspective qu’un Élaï solitaire puisse plonger et s’emparer d’une partie des clochettes, mais également intriguée par le fait que certains des marchands envisagent de commercer avec les terrestres. Un bruit encore lointain mais régulier attira son attention. À contrecœur, la fillette s’écarta du tuyau. Son estomac se noua comme elle s’apercevait que des pas approchaient de la pièce secrète. Elle battit rapidement en retraite vers le placard. À l’instant où elle le refermait derrière elle, Imi entendit la porte de la pièce s’ouvrir. Elle se figea. Regardant par l’interstice entre les battants du placard, elle frissonna d’appréhension en reconnaissant les larges épaules de l’homme qui s’approchait des tuyaux. En même temps, elle ne put réprimer un sourire affectueux. Son père fredonnait tout bas, et elle reconnaissait la chanson : un morceau récent mis à la mode par Idi, la nouvelle et très séduisante soliste de la chorale du palais. Le roi se pencha pour coller son oreille au tuyau relié aux appartements des choristes. Imi l’observa, le cœur battant la chamade. Il ne se trouvait qu’à quelques pas d’elle. Seules les portes du placard les séparaient. Au bout d’un moment, il se redressa, lissa le large foulard qui lui ceignait la taille et sortit à grands pas. Avec un soupir de soulagement, Imi se détourna. Elle empoigna le bord de l’ouverture du tunnel et se hissa à l’intérieur. Son cœur ne se calma vraiment que lorsqu’elle atteignit l’autre extrémité. Elle s’extirpa discrètement du passage, remit le bas-relief en place et revint sur la pointe des pieds vers son bassin de nuit. Avec mille précautions pour ne pas faire d’éclaboussures, elle se glissa dans l’eau et sentit la fraîcheur réconfortante l’envelopper. Maintenant, je sais où sont les clochettes de mer, songea-t-elle. Tout ce qu’il me reste à faire, c’est trouver un moyen d’échapper à la surveillance de Teiti et des gardes et quitter la ville sans me faire repérer. Il n’y a que deux chemins possibles : l’escalier vers le poste de guet et le Bassin Principal… Quand ai-je décidé d’y aller moi-même au lieu d’envoyer quelqu’un ? Ce ne fut que le lendemain matin quelle songea à se demander pourquoi son père épiait les conversations dans la caverne des choristes du palais. Chapitre 5 Ce vieil entrepôt regorgeait d’odeurs intrigantes : malles de voyage en bois, paille mélangée aux marchandises qu’elles avaient contenues, air iodé apporté par la brise marine depuis les quais voisins… Dans l’une des pièces, le parfum âcre du hroomya, la teinture qui donnait un bleu intense, surpassait tous les autres. Dans une seconde, c’étaient les effluves tièdes de cuir huilé. Dans une troisième flottait un musc capiteux propre à faire tourner la tête, tandis que le plancher souillé d’une quatrième empestait comme la grande salle d’une taverne. Des biens en provenance de tous les royaumes de l’Ithanie du Nord – des endroits où Auraya n’avait jamais mis les pieds – avaient été entreposés là. Des coups frappés à la porte arrachèrent la jeune femme à sa rêverie. S’apercevant qu’elle s’était aventurée très loin dans le couloir, elle rebroussa chemin. Comme elle atteignait le hall où l’ancien propriétaire traitait avec ses clients, elle s’arrêta. Suis-je vraiment prête à faire ça ? Puis elle prit une grande inspiration et se força à avancer. Je ne le serai jamais davantage. Tout ce que je peux faire, c’est minimiser les conséquences déplaisantes autant que possible. Arrivée face aux lourdes portes de bois, elle redressa le dos, saisit les poignées et tira vers elle. Les deux battants s’écartèrent avec un craquement impressionnant. Auraya sourit à la femme en robe de Tisse-Rêves qui se tenait de l’autre côté. Raeli, conseillère des Blancs, dévisagea la prêtresse avec une mine réservée. Elle n’avait jamais cherché à cacher la méfiance que lui inspiraient les Blancs, mais s’était toujours montrée coopérative. Dans son esprit, Auraya lut que l’étrange lieu de leur rendez-vous avait éveillé à la fois sa curiosité et sa suspicion. —Entre, conseillère Tisse-Rêves Raeli, dit-elle en s’effaçant pour la laisser passer. —Merci, Auraya des Blancs. Comme Raeli franchissait le seuil de l’entrepôt, elle promena un regard à la ronde, détaillant le hall et le couloir qui s’enfonçait dans les profondeurs du bâtiment. —Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? Auraya gloussa. —Tu es directe. C’est l’une des choses que j’aime chez toi. Elle fit signe à Raeli de la suivre et, sans attendre de voir si la Tisse-Rêves obtempérait, se détourna pour s’engager dans le couloir. —Jarime est une grande ville et, chaque jour, elle grandit davantage. Jusqu’ici, les malades devaient se rendre au Temple ou envoyer quelqu’un y quérir un prêtre circlien quand ils avaient besoin de l’aide d’un guérisseur. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et fut ravie de voir que Raeli lui avait emboîté le pas. Ralentissant pour permettre à la Tisse-Rêves de la rattraper, elle désigna les pièces vides quelle longeait. —Pour certains, cela représente un bien long trajet. Afin de remédier à ce problème, nous avons décidé de transformer ce lieu en hospice. Raeli considéra cette révélation. C’est une bonne nouvelle, songea-t-elle. Il est temps que les Circliens prennent davantage soin des habitants des quartiers pauvres. L’éloignement du Temple est une difficulté que certains contournent en s’adressant à nous, les Tisse-Rêves. Les Circliens essaient-ils de nous prendre notre clientèle ? Pourquoi Auraya m’a-t-elle fait venir ici pour m’annoncer cette nouvelle ? Son plan doit avoir un rapport avec nous. La méfiance naturelle de Raeli s’en trouva aussitôt aiguillonnée. —Qu’attendez-vous de nous ? demanda-t-elle tout de go. Auraya s’arrêta à l’entrée de la pièce qui sentait le cuir huilé et fit face à la Tisse-Rêves. —Je souhaite inviter les membres de ton ordre à se joindre à nous. Tisse-Rêves et prêtres guérisseurs, travaillant main dans la main. Je dirais bien « pour la première fois », mais une telle chose s’est déjà produite. Raeli fronça les sourcils. —Quand ? —Après la bataille. La Tisse-Rêves fixa ses yeux sur Auraya. Donc, elle admet que nous nous sommes rendus utiles. Ce serait agréable que les Blancs nous remercient, ou qu’ils reconnaissent publiquement notre travail… Mais je suppose que c’est justement le but de cette offre. Un instant, son scepticisme défaillit, et un frisson d’espoir la traversa. Auraya détourna les yeux. —Évidemment, il se peut que ça ne fonctionne pas. Plusieurs prêtres guérisseurs se sont portés volontaires pour collaborer avec vous, mais peut-être s’avéreront-ils moins tolérants et moins ouverts d’esprit qu’ils le croient. Les malades qui viendront ici pourraient refuser vos soins. Je doute que nous parvenions à surmonter plus d’un siècle de préjugés en l’espace de quelques semaines, de quelques mois ou même de quelques années. (Elle haussa les épaules.) Nous ne pouvons qu’essayer. Raeli pénétra dans la pièce d’en face. L’odeur qui s’y attardait lui fit froncer le nez. —Je ne puis répondre au nom de tous les miens. C’est à notre ancienne qu’il appartient de prendre cette décision. —Bien entendu. Raeli regarda par-dessus son épaule. —Cet endroit a besoin d’un sérieux nettoyage. Auraya grimaça un sourire. —Certaines pièces plus que d’autres. Veux-tu que je te fasse visiter ? (Elle lut la réponse dans l’esprit de la Tisse-Rêves.) Viens donc. Je vais tout te montrer, et t’expliquer les travaux que j’envisage. J’aimerais avoir ton avis sur les modifications à apporter au système de distribution de l’eau. Cette fois, Raeli marcha à côté d’elle tandis qu’elles s’enfonçaient dans le couloir. Auraya lui décrivit de quelle manière il était possible de faire circuler de l’eau chaude ou froide à travers le bâtiment. Chaque pièce serait munie d’un conduit d’évacuation pour faciliter son nettoyage. Il y aurait des salles d’opération pour la chirurgie, et des réserves où stocker remèdes et instruments. Raeli émit quelques suggestions d’une voix calme, tout en pensant fréquemment à des Tisse-Rêves plus âgés et plus expérimentés qui auraient été de meilleur conseil qu’elle. Lorsqu’elles eurent passé toutes les pièces en revue, les deux femmes regagnèrent le hall. Raeli s’était tue. Elle songeait qu’elle s’était toujours ri de son titre de conseillère Tisse-Rêves parce qu’elle pensait que les Blancs ne tiendraient jamais compte de son avis. Soudain, elle leva les yeux vers Auraya. —Vous avez des nouvelles de Leiard ? Ce fut comme si un éclair traversait Auraya. Surprise, elle dévisagea Raeli. —Non, se força-t-elle à répondre. Et toi ? Raeli secoua la tête. En sondant ses pensées, Auraya découvrit que Leiard n’avait pas seulement disparu de sa vie. Aucun Tisse-Rêves ne l’avait revu depuis la bataille. L’ancienne Arleej s’inquiétait pour lui, et elle avait demandé qu’on la prévienne immédiatement si quiconque l’apercevait. L’inquiétude et la culpabilité serrèrent le cœur d’Auraya. Leiard avait-il fui le monde civilisé de crainte que les dieux le punissent pour avoir osé devenir son amant ? Ou ne faisait-il qu’obéir aux instructions de Juran ? Mais celui-ci lui avait seulement ordonné de s’éloigner d’Auraya, pas de disparaître complètement. Il ne lui a pas non plus ordonné de coucher avec une catin, se remémora Auraya. Elle se dirigea vers la sortie, et Raeli la suivit. Leiard devait savoir que je lirais dans son esprit lors de notre rencontre suivante – à quelque moment qu’elle survienne – et que j’y verrais son infidélité. Mais puisqu’il considérait leur liaison comme terminée, il ne l’avait pas réellement trompée, raisonna Auraya. Non. Ç’aurait pu passer si nous avions rompu depuis un moment, mais nous n’étions séparés que depuis une journée. Elle réprima un soupir. Cesse d’y penser, s’exhorta-t-elle. Ça ne te mènera nulle part. Ouvrant les portes, elle sortit dans la lumière du jour. Deux véhicules attendaient devant l’entrepôt : la platène de location qui avait amené Raeli, et la platène blanc et doré empruntée par Auraya. Celle-ci se tourna vers sa compagne. —Merci d’être venue, conseillère Tisse-Rêves Raeli. Raeli inclina légèrement la tête. —Tout le plaisir était pour moi, Auraya des Blancs. Je transmettrai votre proposition à l’ancienne Arleej. Auraya acquiesça. Elle regarda Raeli monter en voiture. Tandis que la platène s’éloignait en cahotant sur les pavés, un son s’imposa à son esprit : le grincement du ressort d’un piège pour animaux que l’on arme. Je suis pareille à une chasseuse, songea-t-elle. C’est pour le bien d’autrui que je pose mes pièges, mais je n’aime pas ça pour autant. Emerahl tendit un seau sous la cascade pour le remplir. Le récipient touchait à peine l’eau, mais le débit était assez fort pour lui faire mal au bras. Elle avait passé le plus gros des jours précédents à faire de la caverne un foyer aussi douillet que possible. D’abord, elle avait abattu un arbre, l’avait débité et s’était servie de son bois pour confectionner deux lits rudimentaires, ainsi qu’un paravent derrière lequel Mirar et elle pouvaient vaquer à leurs petites affaires. Pour les petites affaires en question, ainsi que pour charrier de l’eau, elle avait également sculpté plusieurs seaux dans le reste du tronc. Comme Mirar devait rester à l’intérieur du vide magique, il incombait à Emerahl de les approvisionner en eau et en nourriture. Cette responsabilité ne lui pesait pas. La forêt regorgeait de plantes, de champignons et de gibier. Elle n’avait guère changé depuis son dernier séjour. Sans sa magie et les siècles de connaissances qu’Emerahl avait accumulées, survivre dans cet endroit sauvage aurait été plus difficile. Et dangereux, aussi. Car les plantes empoisonnées étaient aussi nombreuses que les comestibles. Emerahl avait aperçu plusieurs très beaux insectes venimeux, mais ceux-ci se tapissaient dans des trous et des anfractuosités où seul un imbécile aurait enfoncé sa main. Les gros prédateurs, comme les leramers ou les vorns, auraient pu constituer une menace si Emerahl n’avait pas eu sa magie pour les tenir à l’écart. Elle connaissait les effets hypnotiques de la dormane, qui utilisait la télépathie pour attirer ses proies et les pousser à s’allonger sur son doux tapis de feuilles – puis enroulait lentement ses lianes autour d’elles afin de les étrangler et de les démembrer. Autrefois, elle avait rencontré un éleveur de plantes qui avait fait fortune en vendant une variété naine de dormane aux riches seigneurs et aux nobles dames souffrant d’insomnie. Le seau débordait. Emerahl saisit sa grossière poignée de chanvre dans une main et ramassa le deuxième, qui contenait sa récolte de l’après-midi. Balançant les deux seaux à bout de bras, elle s’enfonça dans le tunnel. En atteignant la caverne, elle vit que Mirar était allongé sur son lit, le regard rivé au plafond et l’expression mélancolique. Il tourna la tête vers elle et s’assit lentement. —Je rapporte le dîner, annonça Emerahl. Mirar ne répondit pas. Emerahl posa ses seaux et regarda le gros rocher lisse qu’elle avait poussé dans la caverne deux jours auparavant. Le creux naturel qu’elle avait repéré dans la pierre était désormais une profonde cuvette. —Merci. Mirar garda le silence. C’est Leiard qui doit avoir le contrôle, décida Emerahl. Pas à cause de son humeur mélancolique, à laquelle Mirar était également sujet de temps à autre, mais parce que Mirar était du genre à faire un commentaire ou une remarque sarcastique dès qu’elle apparaissait. Leiard était de très loin le plus taciturne de ses deux compagnons. Emerahl versa un peu d’eau dans le trou du rocher et commença de déchirer en bandes les feuilles qu’elle avait ramassées. —Tu ne comptes pas faire cuire ces trucs ? Levant les yeux, Emerahl vit que Leiard détaillait des champignons d’un air dubitatif. —Non. (Elle sourit.) Je les ferai sécher plus tard. Pour ma nouvelle collection. —Ta collection de… ? —De remèdes. D’onguents. De distractions. —Ah ! Leiard haussa les sourcils. Emerahl le sentit réfléchir, puis irradier la désapprobation. Sans doute venait-il de comprendre ce qu’elle entendait par « distractions ». Discuter avec Leiard, c’était comme répéter constamment à un vieillard des informations qu’il avait oubliées. Alors même qu’elle lui répondait, il avait sûrement accédé aux souvenirs que Mirar avait d’elle, découvrant qu’elle gagnait parfois sa vie comme guérisseuse ou en vendant des potions d’agrément aux nobles fortunés. Or, il avait une morale assez rigide. Ce n’était pas facile de converser avec lui. Leiard était incapable de répondre aux questions qu’Emerahl posait d’ordinaire quand elle voulait apprendre à connaître quelqu’un. Des questions comme : « Depuis combien de temps es-tu Tisse-Rêves ? Où es-tu né ? Que faisaient tes parents ? As-tu des frères et sœurs ? » Par ailleurs, elle avait du mal à croire qu’il soit une personne réelle. Elle le tenait plutôt pour une aberration, une personnalité qui s’était inexplicablement greffée sur celle de Mirar. Même si Mirar ne se rappelait ni pourquoi ni comment il avait hérité de cet alter ego, il était visiblement mécontent de devoir cohabiter avec lui. En parlant à Leiard, Emerahl craignait de renforcer son identité et donc son emprise sur Mirar. Mais elle doutait fort qu’il suffise de l’ignorer pour le faire disparaître. Peut-être serait-il plus judicieux de lui dire des choses qui l’affaibliraient en le faisant douter de sa propre existence. Ça pourrait aider Mirar à reprendre un contrôle total. Mais si elle se trompait ? Si Leiard était le vrai propriétaire de leur corps et Mirar seulement un résidu de souveliens, ainsi que Leiard l’affirmait ? Comment faire pour établir la vérité ? Emerahl s’interrompit et scruta le trou dans la pierre. Le visage de Mirar se reflétait à la surface de l’eau, mais son expression était celle de quelqu’un d’autre. Mirar est un Indompté. Il possède des Dons inaccessibles aux sorciers ordinaires. Il peut arrêter le vieillissement de son corps et guérir toutes les blessures sans conserver de cicatrices. S’il en est toujours capable, ce corps doit bien être le sien. Elle pouvait facilement le mettre à l’épreuve. Quelques petites expériences suffiraient à prouver s’il était bien un Indompté. Oui, mais si Leiard en était un aussi ? Elle secoua la tête. Ce n’était pas impossible, mais la coïncidence aurait été trop grande. Quelle était la probabilité que naisse un nouvel Indompté possédant l’apparence exacte de Mirar ? À moins que… À moins qu’il ne soit pas né comme ça, mais qu’à force d’accumuler des souveliens qui l’avaient fait douter de son identité il ait inconsciemment altéré sa propre apparence. Mirar lui avait bien dit qu’il ne ressemblait pas du tout à ça deux ans plus tôt. Cette pensée fit frissonner Emerahl. Se faire lentement mais inexorablement grignoter sa personnalité par quelqu’un d’autre, brrrr ! En même temps, elle se sentait égoïstement soulagée. Que lui importait qu’un inconnu perde son identité si cela pouvait lui rendre Mirar ? Je suis une méchante, méchante femme, songea-t-elle. Elle sortit les champignons du seau et les mit de côté. Dans le fond du récipient, plusieurs shrimmis baignaient dans un doigt d’eau douce. Leurs tentacules remuaient encore faiblement. Emerahl conjura un peu de magie pour faire chauffer l’eau dans le trou du rocher. Lorsque celle-ci commença de bouillir, elle saisit les shrimmis et les jeta dedans deux par deux. Les mollusques émirent un cri perçant avant de mourir, mais c’était un sort plus miséricordieux que les laisser lentement suffoquer à l’air libre. Leiard eut un mouvement de recul, puis se pencha pour mieux voir. Emerahl sentit son humeur s’éclaircir brusquement. Quand il leva les yeux vers elle et lui sourit, elle sut que Mirar était de retour. —Mmmh. Ça a l’air délicieux. Qu’y a-t-il pour le dessert ? —Rien. Il fit la moue. —Je passe toute la journée à m’échiner sur nos ustensiles de cuisine et tu n’arrives même pas à me dégotter des fruits ou un peu de miel ? —Je peux aller te ramasser des flammebaies si tu veux. Il paraît que c’est très sucré – sur la langue. Il grimaça. —Non, merci. Je préfère ignorer le tracé exact de mes intestins. Emerahl sortit les shrimmis de l’eau et ajouta les feuilles déchiquetées, qui se flétrirent rapidement. Lorsqu’elles furent assez cuites, elle saisit deux assiettes en bois et y répartit les aliments. Dans des bocaux posés près du rocher, elle prit un peu de sel et de noisettes grillées dont elle parsema les légumes – de quoi assaisonner un repas nourrissant mais un peu fade. Mirar prit l’assiette qu’elle lui tendait et engloutit son contenu avec enthousiasme. C’était une des caractéristiques qu’il partageait avec Leiard : tous deux avaient bon appétit. Emerahl sourit. Elle trouvait ça triste, les gens qui n’aimaient pas manger. —Qu’as-tu fait d’autre pendant mon absence ? demanda-t-elle. Mirar haussa les épaules. —J’ai réfléchi. J’ai parlé tout seul. (Il plissa le nez.) Je me suis disputé avec moi-même. —Oh ? Et qui a gagné ? —Moi. Je crois. —Quel était le sujet de la dispute ? Il dépiauta un shrimmi et jeta sa coquille dans un seau. —Qui est le véritable propriétaire de ce corps. —Et qu’en as-tu conclu ? —Que c’était moi. (Il baissa les yeux.) Je le reconnais. Tu le reconnais. Par conséquent, ce doit être le mien. Emerahl sourit. —Tout à l’heure, j’ai cru avoir trouvé un moyen de trancher. Je me suis dit que si tu pouvais prouver que tu es bien un Indompté, tu serais certain que ce corps t’appartient. Mirar gloussa. —Mais ? —Et si Leiard était un nouvel Indompté qui a été infecté par tes souveliens ? Et si tu utilisais ses pouvoirs pour altérer son corps afin de lui donner ton apparence ? —Infecté ? répéta-t-il, blessé. Ce n’est pas une façon flatteuse de présenter la chose. —Non, admit Emerahl en plantant son regard dans celui de son compagnon. Mirar détourna les yeux. —C’est possible. Je n’en sais rien. J’aimerais pouvoir me souvenir. Emerahl perçut sa frustration et compatit. Puis elle eut une nouvelle idée. —La mémoire ! C’est peut-être ça, la clé. Tu dois récupérer les souvenirs que tu as perdus pour savoir qui tu es. Mirar parut mal à l’aise. —Si je ne suis que le produit de souveliens, il n’y aura rien à récupérer. Emerahl se leva et se mit à faire les cent pas. —Oui, mais dans le cas contraire, tu posséderas des souvenirs qui ne peuvent pas appartenir à Leiard. —Quoi, par exemple ? Elle prit une grande inspiration. —Mon rêve de la tour. Je soupçonne que c’est un souvenir de ta mort. —Un rêve de mort qui établirait que je suis vivant ? (Mirar grimaça.) En quoi cela prouverait-il que ce corps est le mien ? Il pourrait s’agir d’un souvelien parmi tant d’autres. J’ai pu projeter mon expérience vers un autre Tisse-Rêves, qui l’aura transmise à un autre, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle parvienne à Leiard. —Mais ni toi ni Leiard n’avez jamais fait ce rêve. —Non. (Mirar prit l’air pensif.) Pourtant, tu penses que j’en suis la source. Emerahl s’assit. —Plus je me rapprochais de toi, plus il devenait vivace. Il l’est resté, bien que nous soyons désormais loin de toute civilisation. Et je ne le fais que quand tu dors aussi. —Comment puis-je projeter un rêve que je n’ai pas conscience de faire ? demanda Mirar. Mais, au ton qu’il avait employé, Emerahl devina qu’il avait déjà deviné la réponse. Après tout, c’était un maître des voies de l’onirisme. —Nous ne nous souvenons pas toujours de nos rêves, lui rappela-t-elle. Et tu as peut-être de bonnes raisons de vouloir occulter celui-là. —Donc, si je me forçais à me le rappeler, tu penses que d’autres choses pourraient me revenir. Par exemple, la raison pour laquelle il y a quelqu’un d’autre dans ma tête. —Ça ne devrait pas être si difficile pour le fondateur de l’ordre des Tisse-Rêves. Mirar gloussa. —J’ai une réputation à tenir. —Oui. (Emerahl soutint son regard.) Une réputation qui n’a nullement diminué depuis un siècle. Si tu es bien Mirar, les dieux ne vont pas exactement instaurer un festival pour fêter ta réapparition. Il est temps que je t’apprenne à dissimuler tes pensées. Tu veux commencer maintenant ? Acquiesçant d’un air résigné, Mirar posa son assiette vide. L’ancienne Arleej versa deux verres d’ahm. Elle les porta près du feu et en tendit un à Neeran. Le vieux Tisse-Rêves l’accepta avec gratitude et le vida d’un trait. Arleej but une petite gorgée d’alcool et détailla soigneusement son vieil ami. À l’annonce de la nouvelle, il n’avait rien dit : il s’était seulement approché d’un des deux fauteuils et laissé tomber dedans. Arleej prit place dans l’autre et mit son verre de côté. —Alors : à ton avis, que devons-nous faire ? Neeran pressa ses mains sur son visage. —Pourquoi me demandes-tu ça ? Ce n’est pas à moi de prendre cette décision. —Non, en effet. À moins que ma mémoire me joue des tours, tu n’es pas le chef des Tisse-Rêves. Baissant les mains, le vieil homme lui jeta un regard venimeux. —Alors, pourquoi suis-tu toujours mes conseils ? Arleej gloussa. —Parce qu’ils sont toujours bons. —Tu sais que je suis quelqu’un de prudent, mais une partie de moi a envie de saisir cette occasion avant qu’elle s’avère n’être qu’un nouveau caprice, et qu’Auraya se trouve un autre projet pour l’occuper. Arleej se rembrunit. Parfois, elle regrettait presque d’avoir parlé à Neeran de la liaison de Leiard avec Auraya. Cela avait fait baisser la jeune prêtresse dans son estime. Sa désapprobation rappelait à Arleej qu’elle ne devait pas se laisser séduire par cette Blanche qui sympathisait avec la cause des Tisse-Rêves. Quand Neeran avait déclaré qu’Auraya était responsable de la chute de Leiard, il n’était pas loin de la vérité. Arleej ignorait où se trouvait Leiard. Il avait disparu après la bataille et, depuis, elle n’avait pas réussi à le contacter par rêvelien. Du coup, elle avait été forcée de se charger elle-même de la formation de Jayim – même si elle n’avait pas encore eu à le regretter. Le jeune homme était un élève à la fois doué et agréable. Qu’Auraya soit ou non à l’origine de la disparition de Leiard, elle souhaitait apparemment continuer à encourager la paix et la tolérance entre Circliens et Tisse-Rêves. Sa dernière offre en date – la création d’un hospice à Jarime, où des guérisseurs des deux ordres travailleraient main dans la main – était aussi surprenante qu’opportune. Les Circliens avaient vu les prouesses accomplies par les Tisse-Rêves sur le champ de bataille. Les hérétiques avaient prouvé leur valeur de guérisseurs. Il était donc logique que les efforts pour tisser des liens avec le clergé portent sur le domaine médical. —Mais où est le piège ? se demanda Arleej à voix haute. Neeran la regarda et eut un sourire en coin. —Le piège ? —Oui. Les Tisse-Rêves se laisseront-ils séduire par le mode de vie des Circliens, et déserteront-ils nos rangs pour rejoindre les leurs ? Le vieil homme gloussa. —Ça pourrait aussi être l’inverse. Imagine que nous nous retrouvions avec des étudiants à ne plus savoir qu’en faire ! Arleej reprit son verre, but une gorgée d’ahm et le reposa. —Quelle sera l’étendue exacte de cette collaboration ? Si les Circliens ont brusquement décidé que nos méthodes et nos remèdes sont supérieurs aux leurs, ne voudront-ils pas les adopter ? —Probablement. Mais nous ne les avons jamais tenus secrets. —Non. Et je doute que leur intérêt et leur tolérance s’étendent à nos talents mentaux. Neeran plissa le nez. —Les rêveliens sont toujours interdits par la loi dans une grande partie de l’Ithanie du Nord. En présence de Circliens, nous devons éviter de communier avec nos patients de quelque façon que ce soit. Je doute que les Blancs aient l’intention de nous pousser à commettre des actes criminels pour pouvoir nous enfermer, mais mieux vaut exercer la plus grande prudence en la matière. —Exact, acquiesça Arleej. (Elle fixa ses yeux sur le vieil homme.) On dirait que tu me conseilles d’accepter leur offre. Neeran soutint son regard puis détourna les yeux. Lentement, il hocha la tête. —Oui. Mais… demande quand même l’avis des autres. —Très bien. Nous mettrons la question au vote. Ce soir, dans mes rêves, je contacterai les dirigeants Tisse-Rêves en poste à l’étranger. (Arleej saisit son verre et le tendit à Neeran.) Pour ça, j’aurai besoin d’avoir l’esprit clair. Le vieil homme prit le verre mais ne but pas. Au lieu de ça, il dévisagea Arleej avec une expression étrange. —J’ai le sentiment terrible que nous sommes à la croisée des chemins. Ou bien nous ratons une merveilleuse occasion de prouver notre valeur aux peuples d’Ithanie du Nord, ou bien nous nous rendons caducs. Arleej secoua la tête. —Même si les Circliens viennent à nous surpasser en matière de guérison, même s’ils apprennent les voies de l’onirisme et de la communion, ils ne seront jamais tout ce que nous sommes. Ceux qui cherchent la vérité continueront de s’adresser à nous. —C’est vrai. (Neeran sourit et leva son verre.) Aux souveliens ! Chapitre 6 La semaine écoulée n’avait pas amélioré l’humeur des Serviteurs. Plusieurs fois par jour, Reivan se demandait si leur froideur était dirigée spécifiquement contre elle. Les conversations s’interrompaient à son approche. Quand elle posait une question ou réclamait quelque chose, on lui répondait le plus brièvement possible. Parfois, lorsqu’elle croisait deux Serviteurs dans un couloir, l’un d’eux se penchait vers l’autre pour lui murmurer quelque chose en la regardant. Reivan se disait qu’elle n’était tout simplement pas habituée à leur façon d’être. Les Serviteurs du monastère où elle avait grandi étaient, eux aussi, du genre réservé mais, ces dernières années, la jeune femme avait bénéficié d’une compagnie beaucoup plus stimulante. Même si les Penseurs ne la respectaient guère, elle pouvait toujours engager une conversation – ou du moins un débat – avec certains d’entre eux. Elle était habituée à vivre parmi des gens plus sociables et plus bavards, voilà tout. La Servante Dédiée Drevva et les autres Serviteurs chargés de tester ses capacités la traitaient de manière équitable, en valorisant ses forces sans trop insister sur ses faiblesses – dont son manque évident de Talent. Les autres candidats à l’admission dans le Sanctuaire se montraient poliment amicaux, comme tous les jeunes gens vis-à-vis d’adultes plus âgés qu’eux. Les bains du Sanctuaire compensaient plus que largement l’exiguïté de sa chambre. L’hygiène était considérée comme primordiale pour les Serviteurs des Dieux ; chaque matin, ils se devaient de passer une heure à se baigner, se frotter et se rincer. Ainsi rafraîchie, Reivan enfila les vêtements très sobres qu’on lui avait fournis et sortit. En passant devant une arche, elle surprit des bribes d’une conversation qui s’échappait de la pièce envahie par la vapeur, de l’autre côté. —… Ordonner la chouchoute d’Imenja. —Elle a réussi les tests d’aptitude ? Je croyais qu’elle n’avait pas de Talent. —Instructions spéciales de la Deuxième Voix. Du moment qu’elle a réussi les autres tests, je dois la laisser passer. Reivan se figea. « La chouchoute d’Imenja » ? Ces femmes devaient parler d’elle. À sa connaissance, aucune des autres candidates n’avait de relation spéciale avec la Deuxième Voix. —Je ne comprends pas, déclara la première femme. (Reivan fut choquée de reconnaître la Servante Dédiée Drevva.) À quoi bon faire d’elle une Servante si elle ne possède aucune capacité magique ? Pourquoi ne pas simplement la nommer conseillère ? L’estomac de Reivan se noua. —J’ai entendu dire que c’est ce qu’elle a demandé comme récompense. —Quoi ? Le statut de Servante n’est pas une faveur que l’on distribue comme un bonbon à un enfant sage ! —Mmmh, intervint une troisième voix. Du coup, je l’apprécie encore moins. Si elle avait été destinée à devenir Servante, elle serait née avec un quelconque Talent. Un bruit de pas qui approchaient fit sursauter Reivan. Consciente que toute personne qui la surprendrait là, la soupçonnerait d’écouter aux portes – et que, de toute évidence, elle n’avait vraiment pas besoin de fournir aux Serviteurs une autre raison de la détester –, elle poursuivit son chemin. De retour dans sa chambre, elle s’assit au bord de son lit et soupira. Ainsi, je n’étais pas paranoïaque. Ils me traitent bel et bien différemment. Et tout ça parce que je n’ai pas de Talent. Dans le fond, ça n’aurait pas dû la surprendre. Le Talent était ce qui définissait les Serviteurs, comme l’intelligence était ce qui conférait leur statut aux Penseurs. Quelle ironie de découvrir que les premiers protégeaient leur supériorité sur autrui aussi jalousement que les seconds ! C’est leur grande faiblesse, songea Reivan. Mais pas une faiblesse dont je peux tirer parti. Après tout, je ne suis pas là pour les vaincre dans une compétition, mais pour me joindre à eux. Un bruit de pas dans le couloir s’arrêta soudain devant sa porte, et Reivan vit quelque chose glisser sous le battant. Elle se leva pour le ramasser. C’était un petit rouleau de parchemin, légèrement écrasé par son passage sous la porte. Reivan gloussa en voyant qu’il était adressé à la « Servante Reivan Couperoseau ». Je n’en suis pas encore là. Son amusement s’évapora quand elle aperçut le sceau des Penseurs. Brisant le cachet de cire, elle déroula le parchemin et lut. « Servante Reivan Couperoseau, Il nous a été rapporté que vous étiez entrée au Sanctuaire dans l’intention de devenir une Servante. Cela impliquant que vous consacriez tout votre temps et toutes vos ressources au service des dieux, vous ne serez plus en mesure de remplir vos obligations de Penseuse. Nul mortel ne saurait être gouverné par deux maîtres. Par conséquent, vous êtes rayée du registre de notre ordre. Prime Penseur Hitte Montesable » Le cœur de Reivan battait à tout rompre. Elle marmonna un juron. Si elle échouait aux tests et ne parvenait pas à devenir une Servante, elle quitterait le Sanctuaire sans logis, avec très peu d’affaires personnelles et aucun moyen légal de gagner sa vie sinon en accomplissant des tâches subalternes. Elle pariait son avenir – sa vie, même – sur des tests qu’elle ne pouvait pas réussir. Non, se raisonna-t-elle en prenant une grande inspiration pour se calmer. Imenja a tenu parole. Elle a ordonné à Drevva de ne pas tenir compte de mon manque de Talent. Il ne me reste qu’à espérer que je n’échouerai pas au reste des épreuves. Quelqu’un frappa à sa porte. Reivan glissa la lettre sous son matelas puis alla ouvrir. La Servante Dédiée Drevva se tenait sur le seuil. Elle lui tendit un petit ballot de tissu noir. —Enfile ceci et passe me voir dans ma chambre, ordonna-t-elle. Reivan referma la porte et déroula le vêtement. C’était une robe de novice. De nouveau, le cœur de la jeune femme accéléra, et ce fut avec des mains tremblantes qu’elle se changea. Lissant les plis de son nouvel uniforme, elle se demanda de quoi elle avait l’air. Cette robe lui allait-elle bien ? Lui donnait-elle l’apparence autoritaire quelle admirait chez les autres Serviteurs ? Pour l’instant, Reivan n’avait pas droit au pendentif en forme d’étoile qui symbolisait la Servitude. Il lui serait remis quand elle aurait terminé son noviciat. J’ai encore tant à apprendre, songea-t-elle. Ils ne vont pas me faciliter le travail. Mais peut-être est-ce mieux ainsi. Devenir une Servante ne devrait pas être chose aisée. Je dois prouver que j’en suis digne. Elle redressa le dos. Et je le prouverai – ne fût-ce que pour justifier la décision d’Imenja. Portée par sa détermination, elle sortit de sa chambre. D’autres candidats qui venaient eux aussi de recevoir leur robe noire couraient dans le couloir en frappant frénétiquement à la porte de leurs camarades. L’un d’eux aperçut Reivan et lui adressa un grand sourire, qu’elle lui rendit volontiers. Le chaos s’organisa rapidement en une file de novices tout de noir vêtus qui se dirigèrent vers la chambre de Drevva. La Servante Dédiée les attendait sur le seuil. Elle détailla soigneusement chacun d’eux, puis hocha la tête. —Il est temps, déclara-t-elle. Tournant les talons, elle les entraîna vers le couloir principal, puis commença de monter. Tandis qu’elle la suivait avec le reste du groupe, Reivan ne put s’empêcher de repenser à ce que Drevva avait dit au bain, un peu plus tôt. Elle se sentait vaguement trahie. Jusque-là, Drevva lui était toujours apparue comme la moins hostile des Serviteurs qu’elle avait rencontrés. Elle avait bien dissimulé ses véritables sentiments. Ils continuèrent à monter. Le Bas-Sanctuaire était un véritable dédale de bâtisses, mais le couloir principal coupait en ligne droite au travers. Enfin, ils atteignirent les murs blanchis à la chaux du Sanctuaire Médian. Drevva les laissa plantés en file indienne devant une étroite porte de l’autre côté de laquelle elle disparut. Un par un, les futurs novices entrèrent dans la pièce. Quand Reivan arriva assez près de la porte pour voir l’intérieur, elle aperçut une grande salle aux murs noirs et au sol carrelé de noir. Son cœur accéléra. La Chambre de l’Etoile ! Elle était sur le point de pénétrer dans le lieu où se déroulaient les cérémonies les plus sacrées. Le lieu où les Voix communiaient avec les dieux. Il y avait là des Dekkans des jungles du Sud à la peau noire ; de grands individus à la peau pâle nés dans le désert d’Avven ; des gens de Mur au visage large et aux cheveux couleur de sable, et bien d’autres qui devaient avoir des origines mélangées. Tous portaient une robe noire. Tous allaient la voir devenir une Servante novice. Reivan se rendit compte qu’elle se rongeait les ongles – une vieille habitude d’enfance – et se força à plaquer ses mains contre ses flancs. Le jeune homme qui la précédait entra. Comme plus personne ne la gênait, Reivan put détailler la pièce. Celle-ci était de forme hexagonale. Un filet argenté serti dans le sol dessinait une étoile dont les pointes touchaient les coins formés par les six murs. Au centre de cette étoile se tenait une silhouette familière. Reivan sentit son cœur se gonfler. Imenja. La Deuxième Voix tendit une main au jeune homme, paume vers l’extérieur, doigts écartés, et prononça les paroles rituelles. Le novice plaça nerveusement sa main contre celle d’Imenja. Reivan l’entendit murmurer quelque chose. Imenja répondit et fit le signe de l’étoile sur sa poitrine. Le jeune homme l’imita. Puis il inclina la tête et se hâta de rejoindre le petit groupe des nouveaux Serviteurs novices sur le côté. Imenja leva les yeux vers Reivan, sourit et lui fit signe d’approcher. Prenant une grande inspiration, Reivan entra d’un pas qu’elle espérait humble et gracieux. Elle s’arrêta devant la Deuxième Voix, dont le sourire s’élargit. —Reivan des Penseurs, dit-elle. Nous avons une dette immense envers toi, mais ce n’est pas pour cette raison que tu es ici aujourd’hui. Tu te tiens devant moi parce que tu souhaites par-dessus tout servir les dieux, et parce que tu as prouvé que tu en étais digne. (Elle tendit sa main comme elle l’avait fait précédemment.) Jures-tu de servir les dieux et de leur obéir avant toute autre chose ? Reivan pressa légèrement sa paume contre celle d’Imenja. —Je le jure. —À compter de ce moment, tu porteras donc le titre de Servante novice Reivan. Sois la bienvenue parmi nous. Leurs mains se séparèrent. Reivan avait conscience de chaque son, de chaque frottement de pied, de chaque toussotement des Serviteurs qui assistaient à la scène. Imenja fit le signe de l’étoile. La main de Reivan reproduisit le geste symbolique comme mue par une volonté propre. La jeune femme inclina la tête et s’écarta. Les jambes flageolantes, elle alla rejoindre ses camarades. —Aujourd’hui, huit jeunes gens ont choisi de dédier leur existence aux dieux, dit calmement Imenja. Faites-leur bon accueil. Enseignez-leur tout ce que vous savez. Aidez-les à réaliser leur potentiel. Ils sont notre avenir. Comme elle quittait le centre de l’étoile, d’autres sons emplirent la pièce. Les Serviteurs s’écartèrent des murs, leurs sandales giflant le carrelage noir. Certains s’approchèrent des novices, qui semblaient les connaître. Les autres se mirent à discuter en petits groupes, et leurs voix se répercutèrent sur les murs. Reivan fut consternée de voir Imenja se diriger vers la porte et sortir. Elle ne savait pas ce qu’elle devait faire à présent et, comme personne ne s’avançait pour lui donner des instructions, elle resta plantée là, regardant les gens autour d’elle. Aucun d’eux ne lui prêtait la moindre attention. Elle fut surprise de sentir la solitude lui pincer le cœur. Puis plusieurs Serviteurs quittèrent la pièce, et elle décida qu’elle pouvait sans doute s’éclipser elle aussi. Elle fit quelques pas vers la porte en espérant ne pas avoir l’air trop impolie. —Servante novice Reivan. La voix était masculine et inconnue. Pivotant, Reivan vit approcher un Serviteur Dédié des plus séduisants. C’était Nekaun, une des rares personnes dont elle avait retenu le nom pendant la guerre. C’est toujours plus facile de se souvenir des gens beaux, songea-t-elle. Nekaun lui sourit patiemment comme elle faisait le signe de l’étoile. —Bienvenue au Sanctuaire, Reivan, dit-il. Je suis Nekaun. Elle inclina la tête. —Merci, Serviteur Dédié Nekaun. —Tu feras une bonne Servante. Dans sa voix, Reivan ne perçut pas la moindre dérision. Elle réussit à grimacer un sourire. —Je l’espère. —J’imagine que tu as l’impression de ne pas t’intégrer. Est-ce exact ? demanda Nekaun sur un ton léger. Reivan haussa les épaules. —Je suppose que oui. —N’essaie pas de te fondre dans la masse, conseilla Nekaun. Imenja t’a choisie justement parce que tu n’es pas comme les autres. Reivan ouvrit la bouche pour répondre, mais ne trouva pas quoi dire. Nekaun lui sourit, et son cœur fit un petit bond dans sa poitrine. Par les dieux ! Il est encore plus beau vu de près, songea-t-elle. C’était comme si elle avait perdu l’usage de sa langue. Par chance, Nekaun ne parut pas s’en apercevoir. Il promena un regard à la ronde. —Tous ces bavardages ! Sais-tu de quoi ils parlent ? Machinalement, Reivan fit un signe de dénégation, puis comprit que si – elle le savait. —Ils se demandent qui sera la prochaine Première Voix. Nekaun acquiesça. —Ils n’ont cessé de jacasser depuis notre retour. Ça ne fait qu’une semaine, et j’ai déjà l’impression de devenir fou. Il secoua la tête, mais une lueur dans ses yeux démentait son expression chagrine. —Je suppose que vous allez tout faire pour nous impressionner durant les semaines à venir, lança audacieusement Reivan. Elle sentit son visage s’empourprer. Ma parole, mais je suis en train de flirter avec lui ! —Suis-je transparent à ce point ? (Nekaun gloussa.) Bien sûr que oui. Mais ne crois pas que je sois venu te parler uniquement pour gagner tes faveurs. J’espère que tu t’épanouiras parmi nous, et je surveillerai tes progrès avec intérêt. Sans savoir pourquoi, Reivan se détendit face à une telle franchise. —Ça vaut mieux pour vous. N’étant qu’une novice, je ne voterai pas. Et ce n’est pas en vous montrant gentil avec moi que vous accroîtrez votre popularité au sein du Sanctuaire. Elle regretta aussitôt ses paroles. Idiote ! Continue à insister sur le fait qu’on te traite comme une paria, et il finira par faire comme tout le monde. Nekaun éclata de rire. —Je crois que tu sous-estimes ta position. Ou que tu surestimes l’influence de la jalousie sur le résultat d’un vote. Tu as la faveur d’Imenja. Quand les Serviteurs auront fini de bouder, ils se rappelleront qui t’a amenée ici. Et tu auras toute une tripotée de nouveaux problèmes sur les bras. Reivan ne put retenir un petit rire amer. —Merci pour ces paroles rassurantes. Nekaun haussa les épaules. —Disons que c’est juste une mise en garde amicale. Ce n’est pas le moment de te laisser aller, Reivan. Si Imenja veut faire de toi sa confidente et sa conseillère – comme je le soupçonne –, tu devras tout connaître du Sanctuaire, pas seulement le droit et la théologie. Tu… (Son regard se déporta par-dessus l’épaule de Reivan.) Ravi d’avoir discuté avec toi. J’espère que nous aurons d’autres occasions de bavarder. —Moi aussi, murmura la jeune femme. Nekaun s’éloigna. Tournant la tête vers lui, Reivan vit qu’un autre Serviteur Dédié l’observait. Intéressant. Je me demande ce qui vient de se passer. Cela fait-il partie des choses que je suis censée apprendre en plus du droit et de la théologie ? À sa grande surprise, la suggestion qu’il existait des conflits internes au sein du Sanctuaire piquait sa curiosité. Elle détailla les visages qui l’entouraient avec un intérêt nouveau. Ça pourrait l’aider de connaître le nom de ces gens. Il est temps que j’aille un peu vers eux. Mirar se réveilla avec l’impression distincte qu’il était beaucoup trop tôt pour se lever. Puis il entendit un hoquet, et l’inquiétude chassa les derniers lambeaux de sommeil. Il s’assit dans son lit, ouvrit les yeux et conjura une étincelle de lumière. En appui sur un coude, une main sur la poitrine, Emerahl s’efforçait de ralentir sa respiration haletante. Elle lui jeta un regard accusateur. —Le rêve ? demanda-t-il. Emerahl acquiesça, puis se redressa et balança ses jambes par-dessus le bord de son lit. —Et toi ? Mirar secoua la tête. —Rien. Tu es certaine que c’est moi qui le projette ? —On s’est réveillés en même temps, fit-elle remarquer. —Probablement parce que tu m’as tiré de mon sommeil avec tout ton boucan. Elle le foudroya du regard. —Tu ne me prends pas au sérieux. Mirar pianota sur le cadre de son lit. —Je n’ai pas de problème pour contrôler les rêves que je suis conscient de faire. Un rêve que j’oublie est soit crucial, soit totalement insignifiant. (Il posa ses coudes sur ses genoux et son menton sur ses poings.) Si j’étais mon propre patient, j’établirais un rêvelien avec moi. Je m’encouragerais à affronter mon rêve en me poussant vers lui petit à petit – et si j’en avais déjà aperçu des bribes, ce serait encore plus facile. —Tu veux que j’établisse un rêvelien avec toi ? Il dévisagea Emerahl. Dans sa voix, il avait perçu une légère réticence. —Seulement si tu veux bien. —Évidemment que je veux bien, répliqua-t-elle, sur la défensive. Tu m’as sauvée je ne sais combien de fois. Il est temps que je paie ma dette. Mirar eut un sourire en coin. —De fait. Te souviens-tu comment on procède ? —Oui. (Emerahl fit la moue.) Mais je manque un peu d’entraînement, avoua-t-elle. —On se débrouillera, lui assura Mirar. (Il se rallongea.) Je m’occupe de te trouver dans le plan onirique. Une fois la connexion établie, montre-moi une petite partie de ton fameux rêve. Pas tout. Ta mémoire doit agir comme un déclencheur sur la mienne pour démarrer le rêve originel. S’il vient bien de moi. Il ferma les yeux. Le lit d’Emerahl craqua comme elle se rallongeait à son tour. Pendant un moment, elle se tourna et se retourna. Elle marmonna qu’évidemment c’était toujours quand on avait besoin de s’endormir qu’on n’y arrivait pas. Puis son souffle se fit plus lent et plus profond. Mirar s’autorisa à sombrer dans une transe onirique. L’état d’esprit qu’il cherchait à atteindre se trouvait à mi-chemin entre le rêve débridé et le contrôle conscient. Dans cet état, il était comme un enfant qui joue avec un petit bateau dans un ruisseau. Le bateau était son esprit ; il allait où le courant l’emportait. Mirar pouvait le diriger partiellement, en le poussant de-ci de-là ou en faisant des remous dans l’eau. Mais si le bateau s’écartait trop de la trajectoire désirée, il pouvait aussi le repêcher et recommencer de zéro. —Emerahl, appela-t-il. Un long silence suivit. Puis un esprit étourdi toucha le sien. —Mirar ? Mmmh, je manque vraiment d’entraînement. Je te montre mon rêve ? demanda-t-elle. —Prends ton temps. Inutile de te presser. Au lieu de calmer Emerahl, les paroles de Mirar suscitèrent en elle un mélange d’anxiété et d’agitation. Des images et des fragments de pensées échappèrent à ses défenses. Mirar aperçut une scène dont les détails lui étaient inconnus mais le contexte très familier. Une pièce richement décorée. De belles femmes aux tenues provocantes. Des hommes beaucoup plus quelconques mais bien vêtus qui les détaillaient comme de la marchandise. Simultanément, Mirar perçut le désir d’Emerahl de lui cacher quelque chose pour ne pas risquer de le décevoir. Il en avait vu assez pour comprendre de quoi il était question, et un éclair de colère le traversa. Elle avait recommencé. Elle avait vendu son corps. Pourquoi s’infligeait-elle cela ? Puis une présence importune se manifesta dans le tréfonds de son esprit. —Emerahl est une putain ? La surprise de Leiard se teintait de désapprobation. —Elle l’a été à certains moments, répondit Mirar, sur la défensive. Toujours par nécessité. —Et tu… tu l’as déjà sauvée de cette existence ? —Oui. Mirar s’aperçut qu’il s’était retiré de l’esprit d’Emerahl. Il était sorti de la transe onirique et complètement éveillé. Il entendit un soupir à côté de lui, puis l’autre lit craqua. —Mirar ? murmura Emerahl. Prenant une grande inspiration, il se redressa et conjura une lumière. Sa compagne était assise au bord de son lit, les épaules voûtées. Elle leva les yeux vers lui et, croisant son regard, les détourna très vite. —Tu as recommencé, dit-il. —Je n’ai pas eu le choix. J’étais poursuivie. Par des prêtres. —Alors, tu es devenue une catin ? Entre toutes les occupations possibles, tu as choisi la plus dégradante, la plus… (Il secoua la tête.) Puisque tu es capable de changer ton apparence, pourquoi recourir à de tels expédients ? Pourquoi ne pas plutôt te transformer en vieille femme ? Personne ne ferait attention à toi. Et ce serait sûrement plus facile de passer inaperçue que sous les traits d’une jeunesse éblouissante. —Les prêtres cherchaient justement une vieille femme. Une guérisseuse. Donc, je ne pouvais pas vendre de remèdes. Et il fallait bien que je gagne de l’argent d’une façon ou d’une autre. —Alors, pourquoi ne pas te changer en fillette ? Personne ne soupçonnerait une gamine d’être une puissante sorcière, et les gens se sentiraient obligés de t’aider. Emerahl écarta les mains. —La métamorphose me vide chaque fois. Tu le sais. Si j’étais remontée si loin en arrière, j’aurais été trop faible pour me défendre. La cité grouillait d’enfants des rues tous plus misérables les uns que les autres. Je devais devenir quelqu’un à qui les prêtres ne s’intéresseraient pas, quelqu’un dont ils ne tenteraient pas de lire les pensées. Mirar se rembrunit. —Les prêtres ordinaires ne peuvent pas lire dans les pensées. Seuls les Blancs en sont capables. Emerahl leva les yeux vers lui et secoua la tête. —Tu te trompes. Certains y arrivent. Un des enfants avec qui j’ai vécu un temps a surpris une conversation entre deux prêtres qui parlaient de celui qui me traquait. Ils disaient qu’il pouvait lire dans les pensées, et qu’il cherchait une femme à l’esprit protégé. L’enfant ne mentait pas. Mirar sentit son irritation fléchir. Si les dieux pouvaient accorder ce Don aux Blancs, pourquoi pas à un prêtre poursuivant une sorcière ? Il soupira. Ça ne rendait pas moins irritant ce qu’Emerahl avait fait. —Donc, tu es devenue jeune et belle. Un moyen idéal d’éviter d’attirer l’attention, la railla-t-il. Il vit la colère élargir les pupilles de sa compagne. —Insinuerais-tu que je l’ai fait par vanité ? ou par cupidité, parce que j’avais soif d’or et de beaux atours ? Il soutint son regard. —Non. Mais je pense que tu aurais pu éviter d’en arriver là si tu l’avais vraiment voulu. As-tu seulement essayé autre chose ? Emerahl ne répondit pas, mais son expression le fit pour elle. —Non, bien sûr, soupira Mirar. C’est comme si tu étais attirée par cette vie-là, alors même que tu connais ses dangers. Je m’inquiète pour toi, Emerahl. Je crains que tu nourrisses un fâcheux penchant pour l’autodestruction. Comme si… Comme si tu éprouvais le besoin de te punir pour quelque chose. Elle plissa les yeux. —Comment oses-tu ? Tu désapprouves que je vende mes charmes, mais tu n’as jamais hésité à recourir aux services d’une putain ! Une fois, je t’ai entendu te vanter d’être un si bon client d’une certaine maison de passe d’Ayme qu’on te faisait une nuit sur trois gratuite ! Mirar redressa les épaules. —Je ne suis pas comme les autres clients, dit-il. Je suis… attentionné. —Et du coup, ce n’est pas la même chose ? —Non. —Pourquoi ? —Certains hommes peuvent se montrer… brutaux. —Je suis capable de me défendre. —Je sais, mais… —Mais quoi ? Il écarta les mains. —Tu es mon amie. Je ne veux pas que tu sois malheureuse. —Je ne trouve pas cette existence aussi misérable que tu sembles le croire. D’accord, ce n’est pas le métier le plus agréable qu’une femme puisse exercer – même s’il convient parfaitement à certaines d’entre elles –, mais ce n’est pas non plus le pire. Préférerais-tu que je mendie assise à même la chaussée, ou que je travaille toute la journée dans une décharge en échange d’un pauvre croûton de pain ? Mirar haussa les épaules. —Oui. Emerahl se pencha en avant. —Je me demande ce qu’en pense Leiard. (Elle le scruta attentivement.) Qu’en penses-tu, Leiard ? Mirar n’eut pas le temps de protester. En s’adressant à son alter ego, Emerahl l’avait libéré. Mirar n’avait plus le contrôle de leur corps partagé ; il se trouvait réduit à l’état de simple observateur. —Je pense que Mirar est un hypocrite, dit calmement Leiard. Emerahl eut un sourire satisfait. —Vraiment ? —Oui. Il ne cesse de se contredire. Il y a des mois, il m’a dit qu’il ne voulait pas exister, mais il semble avoir changé d’avis depuis. Emerahl fixa ses yeux sur lui. —Il a dit ça ? —Oui. Tu crois que de nous deux c’est lui la personne réelle, et pas moi. Du coup, il s’en est également convaincu. Le regard d’Emerahl vacilla. —Je suis prête à accepter que ça puisse être le contraire, Leiard, mais tu vas devoir me le prouver. —Et si je n’y parvenais pas ? Me sacrifierais-tu pour garder ton ami ? Un long moment s’écoula avant qu’elle réponde. —Préférerais-tu qu’il en soit ainsi ? Leiard baissa les yeux. —Je suis partagé. (Sa plaisanterie involontaire lui arracha un bref sourire.) Ma disparition pourrait bénéficier à certaines personnes mais, d’un autre côté, je me rends compte que je n’apprécie guère l’ancien chef de mon ordre. Je ne suis pas certain qu’il serait sage d’infliger de nouveau son existence au reste du monde. Emerahl haussa les sourcils, puis surprit Mirar comme Leiard en éclatant de rire. —Apparemment, je ne suis pas la seule personne ici qui veuille se punir de quelque chose ! Projetterais-tu tes propres ombres sur moi, Mirar ? Mirar hoqueta de soulagement en reprenant le contrôle de son corps. Emerahl le dévisagea bizarrement. —Tu es revenu ? —Oui. —Il suffit donc de prononcer vos noms respectifs pour provoquer la permutation. Intéressant. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit avant ? Mirar haussa les épaules. —Tu ne t’adresses pas souvent à Leiard. Du coup, c’est moi qui prévaux la plupart du temps. —Comment suis-je censée t’aider si tu me caches des choses ? —Je préfère avoir le contrôle. Emerahl plissa les yeux. —Au point de détruire l’esprit d’une autre personne ? Mirar ne répondit pas. Il lui avait déjà donné assez de raisons de se méfier de lui pour ce soir-là. De toute façon, elle ne le croirait pas s’il niait. Il n’était pas certain qu’il se croirait lui-même. —Je vais me rendormir, annonça Emerahl. Et, cette fois, j’aimerais bien que mon sommeil ne soit pas interrompu. Elle s’allongea et roula sur le côté, lui tournant le dos en un reproche muet. —Emerahl. Silence. —Les prêtres ne peuvent pas lire dans les esprits. Ils peuvent communiquer par le biais de leurs anneaux, rien de plus. Il se peut que tu aies eu affaire à un individu exceptionnellement Doué, ou que les dieux lui aient accordé cette capacité de façon ponctuelle, mais, après lui avoir échappé, tu n’avais aucune raison de… —Rendors-toi, Mirar. Haussant les épaules, il se rallongea en espérant qu’elle lui aurait pardonné le lendemain matin. Chapitre 7 Comme la platène ralentissait, Danjin poussa un gros soupir. —Quand je pense qu’avant, j’adorais le Festival d’Eté, marmonna-t-il. Comment les prêtres font-ils pour supporter ça ? Auraya gloussa. —Nous prévoyons quatre fois plus de temps que d’habitude pour nos déplacements. N’as-tu jamais eu affaire à la foule des festivaliers ? —Seulement à pied. Là où je vis, ils ne bloquent pas les rues. Ils n’encerclent pas non plus toutes les platènes du Temple pour les arrêter. La jeune femme sourit. —Nous serions mal inspirés de nous en plaindre quand leur objectif est de faire une donation. Le tintement d’une pièce dans le tronc réservé à cet effet souligna ses paroles. Danjin poussa un nouveau soupir. —Je ne m’en plains pas. Simplement, je préférerais qu’ils portent leur donation au Temple comme tout le monde, au lieu de ralentir les platènes du clergé. —Porter leur donation au Temple, comme les gens de la bonne société ? Tu voudrais que les ivrognes pauvres se mélangent aux ivrognes fortunés ? le taquina Auraya. Danjin plissa le nez. —Je suppose que ce n’est pas réaliste. (Il marqua une pause, puis ses yeux s’illuminèrent.) Il devrait y avoir un jour de donation pour les riches, et un autre pour les manants. Auraya secoua la tête. —Si nous faisions ça, le Temple serait envahi par une telle foule que nous ne parviendrions plus jamais à en sortir. Quand les gens se sont mis à approcher nos platènes il y a des années, c’était justement parce que le Temple était bondé. Aujourd’hui, ce serait pis. (Elle haussa les épaules.) Les festivaliers ivres ont toujours été saisis par un besoin spontané de nous faire des dons ou des cadeaux. C’est difficile de les décourager, et essayer nous retarde encore davantage. C’est pourquoi nous avons fait attacher des troncs à nos platènes. C’est la meilleure solution. —Mais comment ferions-nous si nous devions nous rendre quelque part de toute urgence ? —Je baisserais la capote et je leur demanderais de dégager la route. —Obéiraient-ils ? La moitié d’entre eux sont tellement saouls qu’ils délirent. La jeune femme éclata de rire. —C’est vrai. Après tout, c’est une célébration. (Ecartant le rabat de toile, elle jeta un coup d’œil à l’extérieur.) C’est rassérénant de voir autant de gens heureux. Ça prouve que tout le monde n’est pas mort pendant la guerre, et que le peuple peut de nouveau se réjouir. Danjin s’enfonça dans son siège. —J’imagine que vous avez raison. Je n’avais pas vu ça sous cet angle. Je suis sans doute trop impatient. Soudain, la platène accéléra. Elle tourna à angle droit, et le tintement des pièces dans le tronc s’interrompit. Danjin souleva le rabat de son côté du véhicule. —Enfin, marmonna-t-il. Nous avons rejoint la civilisation. Des manoirs luxueux bordaient l’avenue qui conduisait au Temple – la seule artère dont la garde municipale interdisait l’accès aux fêtards. En lieu et place de la foule avinée s’étirait une longue ligne de platènes ouvragées. Les riches dédaignaient les troncs, préférant faire un grand spectacle de leurs visites personnelles au Temple. —C’est la famille Dîmeur, dit Danjin sur un ton inquiet. Regardez la taille de ces coffres ! Ils ne peuvent pas se permettre de donner autant d’argent ! Auraya regarda par-dessus son épaule. Projetant ses perceptions, elle lut dans l’esprit du couple âgé qui occupait la platène des Dîmeur. —Le premier coffre est plein de poteries, le second de couvertures et le troisième d’huile, grimaça-t-elle. Et Pa-Dîmeur porte sur lui une petite somme en pièces d’or. —Ah ! (Danjin poussa un soupir de soulagement.) Donc, c’est juste pour la frime. J’espère que les dieux ne s’en offenseront pas. Auraya éclata de rire. —Bien sûr que non ! Jamais ils n’ont demandé d’argent à leurs fidèles. Ce sont les gens eux-mêmes qui ont eu l’idée de faire des donations. Nous leur avons expliqué que ça ne leur garantissait pas une place au côté des dieux après leur mort, mais ils s’obstinent. —Juste au cas où, gloussa Danjin. Mais le Temple aurait du mal à s’en sortir s’ils abandonnaient cette coutume, n’est-ce pas ? Comment ferait-il pour nourrir, habiller et loger ses prêtres – sans parler de financer ses bonnes œuvres ? —Oh ! Nous trouverions un moyen, lui assura Auraya. Cette coutume, comme tu l’appelles, a d’autres avantages. Un des fermiers de mon village confie ses gains au Temple local en été, puis réclame qu’on lui en rende la plus grande partie en hiver, quand il en a besoin. Il dit que, sinon, il dépenserait son argent trop vite, et que le placer sous la garde des prêtres est le meilleur moyen de ne pas se le faire voler. —Parce que les prêtres sont forcément plus Doués que n’importe qui d’autre, devina Danjin. Il semblait plus détendu à présent, remarqua Auraya. Tous deux revenaient du futur hospice, dans l’un des quartiers les plus pauvres de Jarime. En tant que membre de la classe supérieure, Danjin avait de bonnes raisons de se sentir mal à l’aise en ces lieux. Vêtu comme il l’était, s’il s’était trouvé seul, il se serait probablement fait dépouiller. À cette époque de l’année, la prudence était encore davantage de mise. Le Festival d’Été était également surnommé le Festival des Voleurs. Bandits et tire-goussets profitaient de la situation, soit pour attaquer les fidèles qui s’apprêtaient à faire une donation, soit pour s’introduire dans les maisons vides afin d’y dérober leurs économies. L’année précédente, un petit malin s’était fait une fortune en s’accrochant sous le plancher des platènes du Temple, en perçant un trou dans les troncs et en empochant leur contenu. La réussite de ses premières tentatives l’avait enhardi, et le dernier jour du festival, après que l’histoire eut circulé, il avait été attrapé et battu à mort par des fidèles enragés. —Nous ne devons plus être très loin, marmonna Danjin en jetant un nouveau coup d’œil dehors. Auraya ferma les yeux et sonda les pensées des gens alentour. Dans l’esprit du conducteur de la platène, elle lut qu’ils approchaient de l’entrée du Temple, puis elle capta une flambée de colère en provenance du véhicule qui les précédait. En y regardant de plus près, elle découvrit que l’occupante de celui-ci était Terena Dépice, la matriarche d’une des familles les plus riches et les plus puissantes de Jarime. Auraya fut amusée et un peu perturbée de constater que sa colère était dirigée contre elle. Intriguée, elle observa le bouillonnement des pensées de la femme. Quand Danjin l’informa qu’ils avaient franchi l’arche et pénétré dans le Temple, ce fut à peine si elle y prêta attention. Elle ne brisa sa concentration que lorsque leur platène s’arrêta. Danjin et elle descendirent. Le parvis de la Tour était encombré de platènes. Terena Dépice n’était pas encore descendue de la sienne. Faisant signe à son conseiller de la suivre, Auraya entra dans la Tour. L’immense hall était plein de prêtres et de la foule habituelle de riches citoyens qui bavardaient et échangeaient des ragots après avoir fait leur donation. Comme toujours, l’apparition d’une Blanche provoqua un murmure d’excitation. Auraya continua à marcher d’un pas vif, le regard braqué droit devant elle. Malgré cela, un homme s’avança pour l’intercepter. Au grand soulagement de la jeune femme, une prêtresse lui barra le chemin. Danjin suivit sa maîtresse, la tête pleine de questions. Auraya envisagea de s’arrêter pour lui expliquer, mais elle n’avait pas beaucoup de temps. À l’approche de la chambre des donations, elle scruta brièvement l’esprit de ses occupants. Une famille venait juste de déposer son offrande et s’apprêtait à sortir. Auraya ouvrit la porte et entra. À son arrivée, un silence surpris se fit dans la pièce. Un grand prêtre et quatre prêtres mineurs étaient assis à une longue table rectangulaire. La famille se tenait sur le seuil. Auraya sourit et salua tout le monde de la tête. —Continuez, je vous en prie. —Pa-Vernisseur allait se retirer, Auraya des Blancs, annonça le grand prêtre en faisant le signe du cercle. Après avoir fait une donation très généreuse. —De fait, acquiesça dignement le vieil homme. Lui aussi fit le signe du cercle avec les deux mains, puis poussa le reste de sa famille dehors. Comme la porte se refermait derrière eux, les prêtres tournèrent leur attention vers Auraya. —Je suis ici pour observer une visiteuse, annonça la jeune femme en allant se placer sur un côté. Le grand prêtre hocha la tête. Deux des prêtres mineurs se levèrent et, soulevant par magie les coffres que venaient d’apporter les Vernisseur, les firent léviter jusqu’à une porte ouverte à l’autre bout de la pièce. Auraya se tourna vers Danjin. Il ne pouvait pas rester là. Les donations devaient rester secrètes. —Tu ferais mieux d’attendre là-dedans, dit-elle en désignant la réserve dans laquelle les coffres avaient été envoyés. Je voudrais que tu écoutes, si tu peux. Son conseiller hocha la tête et s’exécuta. La porte se referma derrière lui. Dans ses pensées, Auraya vit qu’il avait pressé son oreille contre la fente entre battant et chambranle. Trois autres visiteurs se succédèrent dans la chambre des donations avant que Terena Dépice apparaisse, le visage pincé par la désapprobation. Elle s’avança jusqu’à la table et y laissa tomber un unique petit coffret. Levant le menton, elle balaya les prêtres d’un regard impérieux et ouvrit la bouche pour se lancer dans la tirade qu’elle avait préparée. Puis son regard se posa sur Auraya, et son expression hautaine se fit horrifiée. Auraya lui sourit et la salua poliment du chef. Terena déglutit, détourna les yeux et fit un pas en arrière. Le grand prêtre se pencha en avant et ouvrit le coffret. Il ne broncha pas, mais les prêtres mineurs qui l’entouraient haussèrent les sourcils à la vue de l’unique pièce d’or que contenait le coffret. L’esprit de Terena était en ébullition. De toute évidence, elle ne pouvait pas faire le discours qu’elle avait prévu. La présence d’Auraya lui rappelait qu’en protestant contre l’œuvre d’une Blanche elle contestait la volonté des dieux. Une petite lutte intérieure s’ensuivit, et ses arguments pour garder le silence l’emportèrent d’un cheveu sur ses arguments pour parler quand même. Auraya regarda les prêtres lui prodiguer les remerciements d’usage, et Terena murmurer sa réponse. Le rituel achevé, celle-ci se détourna pour sortir. Pas si vite, songea Auraya. —Ma-Dépice, dit-elle d’une voix douce et soucieuse. Je n’ai pu m’empêcher de percevoir ton agitation lorsque tu es arrivée. J’ai également senti que tu avais l’intention d’en discuter avec les prêtres ici présents. N’hésite pas à exprimer tes réserves ou ton inquiétude. Je ne voudrais pas que tu nourrisses le moindre ressentiment à notre égard. Terena s’empourpra et fit demi-tour à contrecœur. Elle dévisagea tour à tour chacun des prêtres assis à la table, puis Auraya. Comme elle conjurait sa colère et son courage, Auraya ne put s’empêcher d’admirer sa détermination. —J’avais effectivement l’intention de m’exprimer sur un sujet qui me préoccupe, déclara-t-elle. Cette année, j’ai réduit ma donation pour protester contre votre projet d’hospice. Nos enfants ne devraient pas être amenés à fréquenter ces répugnants hérétiques que sont les Tisse-Rêves. Comme les prêtres tournaient un regard interrogateur et avide vers Auraya, celle-ci ne put s’empêcher de rire intérieurement. Ce devait être la chose la plus excitante qui leur soit arrivée depuis des jours. La jeune femme s’avança vers la visiteuse. —Laissez-nous, ordonna-t-elle aux prêtres. Ceux-ci se levèrent et gagnèrent la réserve en file indienne, les épaules voûtées par une même déception. Lorsqu’ils furent partis, Terena s’autorisa à se relâcher. Elle baissa les yeux, et ses mains se mirent à trembler. —Je comprends ton appréhension, Terena Dépice, dit Auraya sur un ton apaisant. Pendant longtemps, nous avons poussé les Circliens à éviter les Tisse-Rêves. C’était nécessaire pour réduire leur influence. Aujourd’hui, peu nombreuses sont leurs nouvelles recrues, et les Tisse-Rêves ne constituent plus une menace envers les Circliens fidèles aux dieux. »Ceux qui choisissent d’entrer dans cet ordre sont généralement des jeunes gens rebelles ou dépossédés de leurs illusions. Désormais, s’ils sont tentés par l’existence des Tisse-Rêves, ils viendront à l’hospice pour les rencontrer. Et, du même coup, ils rencontreront nos prêtres. Ils verront que nos guérisseurs sont aussi Doués et aussi puissants – sinon davantage – que les Tisse-Rêves. Si on leur donne une occasion de comparer les deux, ils comprendront qu’un de ces chemins mène au salut de leur âme et l’autre à sa perdition. Terena avait levé les yeux vers Auraya. Malgré sa réticence, elle ne pouvait qu’approuver le raisonnement de la Blanche. —Et ceux qui voudront quand même mener une vie de Tisse-Rêves ? —Après avoir vu tout ça ? (Auraya secoua tristement la tête.) Ceux-là auraient cherché et trouvé un moyen de le faire de toute façon. En procédant ainsi, nous pouvons les encourager à revenir sur leur décision. Les rappeler avec douceur mais insistance, sans leur donner aucune raison de nous détester et de résister. S’ils souhaitaient adopter le mode de vie des Pentadriens, là, ce serait tout à fait différent… Elle ne précisa pas en quoi. Certaines personnes avaient besoin de quelqu’un à haïr ; mieux valait qu’elles dirigent leur animosité contre les Pentadriens plutôt que contre les Tisse-Rêves. Terena baissa les yeux, puis acquiesça. —Vous êtes très sage. Auraya porta un index à ses lèvres. —Comme tu le seras de garder cette conversation pour toi, Ma-Dépice. La visiteuse opina. —Je comprends. Merci d’avoir… apaisé mes appréhensions. J’espère… J’espère ne pas vous avoir offensée. —Pas du tout. (Auraya sourit.) Peut-être pourras-tu mieux profiter des célébrations désormais. Un des coins de la bouche de Terena se releva en un demi-sourire. —Probablement. Merci, Auraya des Blancs. Elle fit le signe du cercle et se dirigea vers la sortie, le menton de nouveau fièrement levé. Auraya des Blancs s’était confiée à Ma-Dépice. Et pourquoi pas, après tout ? Comme la porte se refermait derrière elle, Auraya gloussa. Elle ne croyait pas un seul instant que cette femme résisterait à l’envie de raconter ce qui s’était passé à quelques-unes de ses amies les plus proches – en leur faisant promettre de garder le secret, bien entendu. D’ici à deux ou trois jours, tout Jarime serait au courant. Auraya alla toquer à la porte du fond. Danjin sortit de sa cachette, impassible. Mais, dans son esprit, la jeune femme lut qu’il avait entendu l’essentiel. Les prêtres réapparurent à leur tour, un peu agacés que le conseiller d’Auraya ait eu le droit d’espionner sa conversation avec Ma-Dépice, mais persuadés que la jeune femme avait de bonnes raisons de le laisser faire. Auraya les remercia et prit congé. —Vous êtes sûre de vouloir que la population sache cela ? murmura Danjin comme ils contournaient la foule et se dirigeaient vers le mur circulaire au centre du hall. —Les Circliens ordinaires n’accepteront pas la présence de l’hospice à moins de penser qu’elle constitue un avantage pour nous, répondit Auraya à voix basse. La paix et la tolérance sont de belles raisons, mais qui ne leur suffiront pas. Tout comme la présomption que, quoi que je fasse, je bénéficie de l’appui des dieux. —Et si ça arrivait aux oreilles des Tisse-Rêves ? Auraya eut un sourire sans joie. —Ils ont déjà accepté ma proposition. Ils ont voté pour ça, et ils ne se donneront pas la peine d’organiser une autre consultation en réponse à une simple rumeur. J’espère qu’ils seront assez intelligents pour se rendre compte que le fait que j’ai menti au sujet de nos talents égaux voire supérieurs aux leurs signifie que j’ai également menti sur nos intentions. Si notre but était de prouver que nous sommes de meilleurs guérisseurs qu’eux, nous ne créerions pas cet hospice. —À moins que vos guérisseurs finissent par devenir aussi bons qu’eux, fit remarquer Danjin. Pensez-vous vraiment qu’ils ne percevront pas le danger et ne devineront pas votre véritable objectif ? Auraya se rembrunit. —Ils se sentiront à l’abri tant que nous ne chercherons pas à apprendre leurs compétences mentales. Le temps que nous en arrivions là, plusieurs années se seront écoulées, et la réussite de notre entreprise aura endormi leur méfiance. Danjin haussa les sourcils. —J’espère que vous avez raison. —Et moi donc… Ils atteignirent le mur circulaire. Celui-ci entourait un plancher surélevé avec un trou au centre, dans lequel pendaient de grosses chaînes. Sur un côté, un escalier en colimaçon grimpait vers les hauteurs de la Tour, mais Auraya l’ignora. Elle fit signe au prêtre qui se tenait au pied des marches, et celui-ci fit le signe du cercle. Bientôt, les chaînes se mirent en branle. Un gros disque de métal descendit dans le puits central. Comme il passait le niveau du plafond, le reste d’une grande cage de fer se révéla à la vue d’Auraya et de Danjin. Les chaînes auxquelles elle était suspendue montaient jusqu’au sommet de la Tour. Lorsqu’elle s’immobilisa devant eux, le prêtre s’avança et ouvrit la porte pour permettre à Auraya et à Danjin d’y entrer. —As-tu rêvé de l’hospice ces derniers temps ? demanda Auraya à son conseiller tandis que la cage commençait de s’élever. —Rêvé de… ? Vous croyez qu’ils tenteraient de lire nos véritables intentions dans mes songes ? (Le vieil homme semblait consterné.) Ce serait enfreindre la loi ! —Je sais. Alors, as-tu rêvé de l’hospice ? Il secoua la tête. —Je dois tout de même envisager cette possibilité, dit Auraya. Après tout, c’est un risque que je prendrais si j’étais à leur place. J’en ai parlé à Juran. Je lui ai suggéré que l’annelien destiné à remplacer ceux que les Pentadriens nous ont pris soit équipé d’un bouclier qui dissimule les pensées de son porteur. Sauf à moi, bien sûr – sans ça, il n’aurait plus aucun intérêt. —Et vous avez l’intention de me faire porter cet annelien ? demanda Danjin sans réussir à masquer sa réticence. Auraya réprima un sourire. Depuis son retour de la guerre, Danjin jouissait d’une intimité renouvelée avec sa femme. Il ne se rendait pas compte de la fréquence à laquelle il laissait son esprit dériver vers leurs ébats, et Auraya n’avait pas le cœur de lui faire remarquer qu’un annelien ne lui révélerait rien qu’elle n’ait déjà lu dans ses pensées. —Effectivement, il t’est destiné. Même s’il se peut que je te demande de le prêter à d’autres de temps en temps. La cage ralentit et s’arrêta. Auraya fit un clin d’œil à son conseiller. —N’aie crainte, Danjin. Je respecterai ton intimité conjugale. Le vieil homme rougit et détourna très vite les yeux. Auraya sourit et se dirigea vers la porte de ses appartements. Emerahl se concentra sur l’esprit de Mirar. Au début, elle ne détecta rien, puis un frémissement d’impatience et d’incertitude parvint à ses perceptions. —Je te sens, dit-elle. Tu t’ennuies, donc tu laisses tomber ton bouclier. Mirar poussa un soupir et leva les yeux vers le ciel, qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps. —Ça va prendre combien de temps ? J’ai faim. —Ton bouclier doit être permanent. Tu dois arriver au stade où tu le maintiens sans y penser. Réessaie. Il grogna. —On ne pourrait pas manger d’abord ? —Non. Pas tant que j’arriverai à détecter tes émotions. Recommence. Emerahl perçut de la frustration, de l’entêtement – puis quelque chose d’étrange se produisit. Un instant, les émotions de Mirar s’évanouirent complètement. Quelques secondes plus tard, une vive perplexité parvint à Emerahl, tandis que son compagnon jusque-là vautré sur le lit se redressait pour s’asseoir au bord de celui-ci, le dos bien droit. Mirar ne se tient jamais de façon si… symétrique, songea-t-elle. Il est toujours avachi. En scrutant ses yeux, elle y vit de la méfiance et de la résignation. —Leiard, c’est toi ? —Oui, répondit-il sur un ton égal et réfléchi. —Comment est-ce possible ? Il haussa les épaules. —Je crois que Mirar ne voulait pas être là. —Il s’est enfui ? (Emerahl éclata de rire.) Mirar s’est enfui plutôt que d’assister à mes leçons. Ah ! Quel lâche ! Les coins de la bouche de Leiard se relevèrent légèrement – son expression la plus proche d’un sourire. Emerahl redevint sérieuse et le dévisagea pensivement. —Ne va pas croire que je n’apprécie pas ta compagnie, Leiard, mais je ne peux pas laisser Mirar s’éclipser de la sorte chaque fois qu’il trouve mes leçons trop difficiles. Nous devons faire en sorte qu’il ne recommence pas. Leiard haussa les sourcils. —Comment comptes-tu le persuader de se tenir tranquille ? —En t’interrogeant sur lui. Dis-moi des choses qu’il n’a pas envie que j’entende. Quels terribles méfaits a-t-il commis depuis notre dernière rencontre ? L’expression de Leiard s’assombrit, et un frisson d’excitation parcourut Emerahl. De toute évidence, il y avait beaucoup à dire. —Pour te répondre, je devrais t’avouer ma propre… folie. Surprise, Emerahl cligna des yeux. —Une folie, toi ? Tu ne me sembles pas du genre à agir inconsidérément. —Pourtant, je l’ai fait, et Mirar adorera m’entendre le raconter, ce qui ne servira guère ton objectif. Intriguée, Emerahl se pencha en avant. —Nous y viendrons plus tard. (Elle se souvint de la conversation qu’elle avait surprise juste avant leur arrivée dans la grotte.) C’est à propos d’une femme, n’est-ce pas ? Leiard la foudroya du regard. —Il t’a déjà tout dit. —Non. Mais je suis une femme. Nous sentons ces choses. Rien de tel que l’amour pour faire perdre la tête à un homme. (La voix d’Emerahl se fit suggestive.) Et rien de tel que l’oreille d’une femme pour se confier. Je doute que Mirar soit capable d’écouter ce genre de récit. Leiard ricana. —Il n’approuvait pas du tout notre liaison. Mirar, ne pas approuver une aventure amoureuse ? Intéressant. —Qui était donc cette femme ? s’enquit Emerahl. Le Tisse-Rêves leva les yeux vers elle. Il arborait une expression torturée qu’Emerahl n’avait jamais vue sur le visage de Mirar, et qui lui donnait l’air d’un parfait étranger. Il réfléchit longuement avant de répondre. —Tu dois me jurer que tu ne laisseras personne d’autre l’apprendre de toi. —Je te le jure, acquiesça solennellement Emerahl. Leiard baissa les yeux vers ses mains, et elle sentit sa tension croître en attendant qu’il se décide à parler. Dis-moi ! songea-t-elle impatiemment. —La femme que j’aimais… que j’aime…, chuchota Leiard à peine assez fort pour qu’elle l’entende, est Auraya des Blancs. Auraya des Blancs ! Emerahl fixa ses yeux sur Leiard avec l’impression que quelqu’un venait de lui renverser un seau d’eau glacée sur la tête. Un instant, le choc l’empêcha de réfléchir. Une Elue des dieux ! Pas étonnant que Mirar désapprouve ! À présent qu’il avait révélé le nom de son amour interdit, une digue se rompit en Leiard. Toute l’histoire se déversa de sa bouche en cascade : comment il avait été le professeur et l’ami d’Auraya quand elle était enfant ; comment il s’était rendu à Jarime et avait été séduit par la femme qu’elle était devenue ; comment elle l’avait nommé conseiller Tisse-Rêves des Blancs ; et leur nuit de « folie » avant qu’elle parte pour Si. Il raconta à Emerahl sa démission pour préserver leur secret, la présence grandissante de Mirar dans sa tête, les conséquences terribles au cas où leur liaison serait découverte, son incapacité pourtant à s’empêcher de rejoindre Auraya dans ses rêves. Avec une mine coupable, il avoua qu’Auraya et lui avaient recommencé à se voir quand la jeune femme avait rejoint l’armée circlienne, que Juran les avait découverts, qu’il avait dû fuir et que Mirar avait suggéré qu’il prenne le contrôle de leur corps. Plus tard, il avait découvert que son alter ego s’était réfugié dans le campement d’un bordel. Un rêvelien lui avait appris qu’Auraya l’avait vu avec une prostituée et pensait désormais qu’il l’avait trahie. Lorsqu’il eut terminé son récit, Leiard s’abîma dans un silence maussade. —Je vois, dit Emerahl parce qu’il fallait bien dire quelque chose. (Elle avait besoin de temps pour digérer ces révélations stupéfiantes.) Quelle histoire ! —Mirar avait raison, affirma Leiard. J’ai mis tous les miens en danger. Emerahl écarta les mains. —Tu étais amoureux. —Ça n’excuse pas tout. —Mais ça excuse pas mal de choses. Tout de même, je ne comprends pas. Auraya a dû voir Mirar dans ton esprit. Ça l’a forcément alarmée, non ? —Elle savait que les souveliens avaient fini par former une personnalité avec laquelle je conversais parfois. Mais elle ne pensait pas que Mirar existait vraiment. Elle ne l’a jamais vu prendre le contrôle. —C’est normal qu’elle ait eu envie de le croire. L’amour nous fait accepter bien des choses que nous ne tolérerions pas autrement. Juran ne l’aurait sûrement pas accepté, lui. Leiard haussa les épaules. —Pourtant, il l’a fait. Peut-être parce que je lui étais utile sur le coup, et que Mirar ne s’est avéré capable de prendre le contrôle que bien plus tard. De toute évidence, Juran n’a pas reconnu le corps de Mirar, songea Emerahl. Ses souvenirs se sont-ils estompés à ce point au cours du dernier siècle ? Mirar était-il si différent que ça ? Elle frissonna en se rendant compte combien son compagnon était passé près de se faire prendre. Les dieux ont dû regarder dans son esprit, à plusieurs reprises peut-être, et pourtant ils ne l’ont pas reconnu. À moins que… À moins qu’ils l’aient bel et bien reconnu, mais qu’ils ne se soient pas inquiétés parce qu’ils savent que Leiard est le véritable propriétaire de ce corps. Même ainsi, ils n’avaient pas pu approuver une liaison entre leur Élue et un Tisse-Rêves. Pourquoi avaient-ils laissé faire ? Peut-être craignaient-ils de perdre la confiance et la loyauté d’Auraya. Peut-être s’attendaient-ils que Leiard confirme leur piètre opinion de tous les membres de son ordre. Si ça se trouve, maintenant, Auraya déteste tous les Tisse-Rêves à cause de la « trahison » de Leiard… Une autre idée traversa l’esprit d’Emerahl, qui fronça les sourcils. —Tu dis qu’elle t’a surpris avec une prostituée, mais c’était Mirar qui contrôlait votre corps à ce moment-là. Si elle ne l’avait jamais vu faire auparavant, elle n’aurait pas dû te reconnaître à travers ses pensées. Ou, du moins, elle aurait dû s’apercevoir que c’était lui qui tenait les commandes, et pas toi. —Je n’y avais pas pensé. C’est vrai que c’est… étonnant. —Oui. Vous devez être assez semblables pour qu’elle vous identifie comme la même personne, dit lentement Emerahl. Si elle avait regardé de plus près, elle aurait peut-être décelé des différences, mais elle devait être tellement choquée que, de toute façon, elle aurait probablement décidé qu’elle ne te connaissait pas si bien que ça, en fin de compte. —Je n’aurais jamais fait une chose pareille, répliqua Leiard, sur la défensive. Emerahl le dévisagea pensivement. —Non. De ce point de vue, tu es très différent de Mirar, admit-elle. —Pourquoi l’apprécies-tu alors qu’il est si méprisable ? Elle éclata de rire. —C’est justement pour ça. Mirar est un vaurien, inutile de le nier. Mais, bien que sa moralité laisse quelque peu à désirer, dans le fond, c’est un homme bon. (Elle plissa les yeux.) Et je pense que tu le sais. Leiard détourna la tête. —Je sais qu’autrefois il manifestait plus de… retenue vis-à-vis des femmes. Je crois qu’il a changé avec le temps. Aujourd’hui, il recherche des sensations physiques pour se prouver qu’il est toujours vivant. Qu’il est toujours un être physique et pas un dieu. Emerahl fixa son regard sur lui, aussi surprise que troublée par ce qu’il suggérait. Les dieux avaient accusé Mirar de vouloir se faire passer pour leur égal. À présent, selon Leiard, Mirar faisait tout pour se persuader qu’il ne l’était pas. —Je te crois quand tu dis qu’intégrer le bordel était nécessaire, ajouta Leiard. Tu pensais que les prêtres étaient plus dangereux qu’ils le sont réellement. Et je me demande si, inconsciemment, tu ne cherchais pas la même chose que Mirar. Un rappel que tu es toujours un être physique et pas une déesse. En te prostituant… —Mirar, ordonna Emerahl. La pause est finie. Reviens. Son compagnon se raidit, puis se détendit. Comme son regard se focalisait de nouveau sur elle, il plissa les yeux et lui adressa un sourire matois. —Alors comme ça, je suis un vaurien ? Emerahl fut surprise de sentir son pouls accélérer. Je ne devrais pas. Mirar a toujours été capable de faire bouillir mon sang. Il semble que le temps écoulé n’y ait rien changé. Mais elle percevait toujours ses émotions, et elle sentait qu’il se contentait de la taquiner. De repousser le moment où elle reviendrait à son objectif originel : lui apprendre à maintenir un bouclier mental. Elle se força à prendre une mine sévère. —Assez bavardé. Je n’ai pas l’intention de moisir indéfiniment ici. Donc, à moins que tu veuilles te retrouver tout seul dans cette grotte, obligé de te nourrir des insectes qui ramperont jusqu’à toi, je te suggère de te remettre au travail immédiatement. Les épaules de Mirar s’affaissèrent. —Bon, bon, d’accord. Chapitre 8 L’escalier n’en finissait plus. Imi avait les jambes douloureuses, mais elle fixait ses yeux sur le dos de son père et se forçait à continuer, serrant les dents pour s’empêcher de se plaindre. Il m’a prévenue, songea-t-elle. Il m’a dit qu’il fallait des heures pour monter au poste de guet – tout ça pour redescendre ensuite. Mais, la prochaine fois, je n’aurai pas à redescendre. La prochaine fois, je partirai à la nage et je reviendrai par la Bouche. Le tunnel renvoyait l’écho de la respiration haletante des adultes. Teiti avait l’air de souffrir. Par contraste, les gardes semblaient faire une simple promenade de santé. Ceux qui accompagnaient régulièrement le roi jusqu’au poste de guet étaient habitués à cette ascension interminable, tandis que ceux qui composaient l’escorte de la princesse se réjouissaient de cette occasion de se rendre dans un endroit auquel très peu de gens avaient accès. Teiti se mit à hoqueter comme chaque fois qu’elle s’apprêtait à réclamer une pause. Imi en fut à la fois soulagée et agacée. Elle ne voulait pas s’arrêter : elle voulait que l’escalier se termine. —Nous ne sommes plus très loin, jeta son père par-dessus son épaule. Sa tante hésita, puis haussa les épaules et continua. Imi sentit son cœur se gonfler d’excitation. Les minutes suivantes lui parurent plus longues que les heures qui avaient précédé. Enfin, son père fit halte. En se tordant le cou pour regarder devant lui, Imi vit qu’ils avaient atteint un mur. Un mur sans porte. Perplexe, la fillette se tourna vers le reste du groupe. Les gardes avaient tous les yeux levés vers une petite trappe qui se découpait dans le plafond. Le roi se dirigea vers une alcôve semblable aux dizaines d’autres qu’ils avaient croisées en montant. Celle-ci contenait plusieurs bouteilles d’eau en terre cuite. Il les distribua à la ronde. Imi s’aspergea le visage avec reconnaissance, puis but avidement. L’eau était tiède, mais bienvenue après cette longue ascension. La fillette reporta son attention sur la trappe, qui était munie de passants en fer rouillé. Un long morceau de bois reposait contre un mur non loin de là. Elle devina que, si jamais des pillards découvraient le tunnel, les gardes glisseraient cette perche dans les passants pour les empêcher d’ouvrir la trappe. Au signal du roi, un des gardes leva un bras et toqua au battant. Imi nota le rythme qu’il utilisait : deux coups rapides, trois plus espacés, et de nouveau deux coups rapides. La trappe se souleva. Deux hommes en armure se découpant sur l’azur éblouissant du ciel toisèrent les visiteurs. L’un d’eux s’écarta, puis revint avec une échelle qu’il fit glisser dans le tunnel. Le roi fit passer deux de ses gardes devant lui et grimpa après eux. Une fois en haut, il se retourna, sourit à Imi et lui fit signe de le rejoindre. La fillette posa un pied sur le premier barreau et commença de se hisser vers son père. Ses pieds endoloris protestèrent mais, là encore, elle serra les dents et ne dit rien. Comme elle émergeait à l’air libre, son père la prit par la taille pour la soulever et la poser près de lui. Elle éclata d’un rire surpris et ravi. Le roi poussa un grognement. —Tu commences à devenir un peu lourde pour ça, dit-il en se frottant les reins. Puis il se redressa et, soupirant, tourna son attention vers le large. Imi regarda autour d’elle. Elle se tenait dans un espace poussiéreux entre plusieurs rochers énormes, trop hauts pour qu’elle puisse voir par-dessus. En sautant sur place, elle parvint à entrevoir la mer et l’horizon. —Je pourrais peut-être la porter, Votre Majesté ? offrit l’un des gardes les plus robustes. Le père d’Imi acquiesça. —Vas-y. Mais repose-la dès que tu commences de fatiguer. L’homme sourit à Imi. —Tournez-vous, princesse. La fillette obtempéra et sentit ses grandes mains la prendre par la taille. Le garde la souleva et la percha sur l’une de ses larges épaules. Désormais, elle jouissait d’une meilleure vue que tout le reste du groupe. Elle pouvait voir la mer tout autour ; elle pouvait voir les îles de Borra qui formaient un immense anneau dans l’eau bleue ; et elle pouvait voir la pente abrupte au sommet de laquelle elle se tenait descendre vers la lisière de la forêt et le sable blanc d’une plage. —On peut rejoindre la plage d’ici ? demanda-t-elle innocemment. Son père éclata de rire. —Oui, mais ça n’est pas facile. La pente est raide et la roche glissante. Ce pic a des parois lisses sur une centaine de pas dans toutes les directions. Il faut des cordes et un grappin pour monter jusqu’ici. Ce fut comme si une pierre tombait dans l’estomac d’Imi. Elle avait pensé monter au poste de guet seule une nuit sous le prétexte d’admirer les étoiles et, après avoir cajolé – voire soudoyé – les gardes pour qu’ils la laissent faire, échapper à leur surveillance et s’enfuir en courant vers la plage. Là, elle comprenait que son plan était voué à l’échec. Ce qui était aussi un soulagement, d’une certaine façon. L’ascension l’avait épuisée et, même si la pente avait été beaucoup plus douce, elle n’aurait pas été en état de courir. Il va falloir que je trouve un autre moyen, décida-t-elle. Ils restèrent en haut une demi-heure, pendant laquelle le roi lui désigna divers points de repère. Quand il mentionna les pillards, Imi écarquilla les yeux pour scruter l’horizon. Elle écouta les guetteurs lui décrire les navires des terrestres, notant tous les détails dans un coin de sa mémoire au cas où elle en croiserait un pendant son expédition. Au bout d’un moment, sa peau devint désagréablement sèche. Du coin de l’œil, elle vit Teiti faire un signe discret à son père. Celui-ci annonça qu’il était temps de redescendre. Lorsqu’ils eurent regagné le tunnel et de nouveau humecté leur peau, le garde qui avait porté Imi suggéra qu’elle voulait peut-être faire le trajet du retour à califourchon sur son dos. La fillette jeta un regard implorant à son père. Celui-ci sourit. —Vas-y. Fais juste attention à ne pas te cogner la tête au plafond. Imi se hissa sur le dos du garde. Elle appuya sa tête sur son épaule et feignit de s’assoupir. Ainsi, pendant que son père, sa tante et leur escorte reprenaient le chemin de la cité, elle commença d’élaborer un autre plan pour échapper à ses protecteurs. Les allées des jardins du Temple décrivaient une courbe si impeccable que, chaque fois qu’Auraya les contemplait depuis la fenêtre de sa chambre, elle se sentait vaguement dégoûtée par leur dessin géométrique et par l’agencement tellement calculé des massifs de fleurs qui les bordaient. Comparés à la luxuriance sauvage de la forêt près de son village natal ou au chaos sublime du territoire des Siyee, les cercles entrelacés et les plantes disposées à intervalles réguliers lui paraissaient ridiculement domestiqués. Mais, vue du sol, toute cette symétrie avait quelque chose de rassurant. Là, pas de danger qu’un leramer ou un vorn vous bondisse dessus, et pas de risque de marcher par hasard sur de la dormane. Rien n’était abandonné assez longtemps pour pourrir, de sorte que l’air embaumait les fleurs et les fruits. Les compositions plaisantes à l’œil se succédaient, guidant les promeneurs sans leur laisser la possibilité de couper à travers les pelouses soigneusement entretenues. Mais, ce jour-là, Auraya n’était pas là pour flâner. Juran et elle se rendaient au Bosquet Sacré. Ils passèrent devant l’un des nombreux prêtres qui montaient la garde autour du bosquet. Assis dans une position détendue sur un banc de pierre, l’homme semblait être simplement en train de lire un parchemin, mais Auraya savait que sa mission consistait à empêcher quiconque – hormis les Blancs et quelques jardiniers triés sur le volet – de pénétrer dans le bosquet. Le prêtre fit le signe du cercle, et Juran le salua du chef en retour. L’allée que suivaient les deux Blancs franchissait une brèche dans un mur d’arbres serrés les uns contre les autres, puis s’incurvait sur la gauche. À partir de là, elle serpentait à travers un petit verger avant d’atteindre un mur de pierre. Une petite porte en bois se découpait dans ce mur. Comme les deux Blancs s’en approchaient, le battant s’ouvrit en pivotant vers l’intérieur. Auraya entra en frissonnant. Même si elle était déjà venue là plusieurs fois au cours de l’année passée, elle se sentait toujours aussi impressionnée par ce lieu. Quatre arbres poussaient dans l’enceinte circulaire. Ils étaient les seuls survivants d’une centaine d’arbustes plantés là un siècle auparavant. Les deux premiers se tenaient si près l’un de l’autre que leurs branches avaient fini par s’entremêler. Le troisième était petit et rabougri. Le dernier semblait accroupi à ras de terre, ses branches largement déployées autour de lui. Leurs feuilles et leur écorce étaient si sombres qu’elles paraissaient presque noires. Mais, en les examinant de plus près, on apercevait du bois blanc à travers les craquelures. Leur teinte sévère était encore accentuée par les cailloux blancs qui recouvraient le sol pour retenir l’humidité de la terre : ces arbres poussaient normalement dans un climat plus froid que celui de Hania. Si leur couleur était étrange, la configuration de leurs branches l’était encore davantage. Les plus petites présentaient, sur toute leur longueur, des protubérances en forme de disque dont certaines s’ornaient d’un trou au milieu. Celles du haut avaient développé quantité de brindilles très fines qui s’entrelaçaient pour former une coupe, ou des protubérances plus grosses piquetées de trous. Sous les yeux d’Auraya, un oiseau se posa dans l’une des coupes. La tête d’un oisillon apparut par-dessus le bord de celle-ci, et l’oiseau entreprit de nourrir son petit. —Vous avez vu ça ? lança une voix masculine. Pivotant, Auraya vit un grand prêtre s’adresser à une jeune prêtresse – une apprentie jardinière. Celle-ci hocha la tête. —Il a poussé en forme de nid. —Oui. Si vous grimpiez là-haut pour mettre votre main dedans, vous découvririez que le bois est tiède. Non seulement l’oiseau l’a modelé, mais il l’a imprégné du Don nécessaire pour convertir la magie en chaleur. —Pourquoi l’arbre fait-il ça ? Le vieil homme haussa les épaules. —Nul ne le sait. Les dieux l’ont peut-être conçu ainsi. —À présent, je vois pourquoi on le surnomme « arbre de bienvenue », s’émerveilla la jeune femme. Je trouvais que c’était un nom bizarre pour un végétal si laid. Auraya sourit. De fait, l’arbre n’était pas avenant, mais c’était la faute des humains et de l’usage qu’ils faisaient de son bois malléable. La première fois que Juran l’avait amenée ici, Auraya avait été stupéfaite d’apprendre que lui et ses trois frères étaient la source des anneaux de prêtre. Arrivées à maturité, les protubérances de leurs branches étaient ramassées. Chacune d’elles avait la forme d’un anneau et renfermait le Don qui permettait aux prêtres de communiquer entre eux. Les arbres de bienvenue possédaient un énorme potentiel mais, lorsque Juran lui avait révélé leurs limitations, Auraya s’était demandé comment les Circliens avaient pu leur trouver un quelconque usage – a fortiori, un usage bénéfique. Ils étaient très difficiles à maintenir en vie. La plupart des temples circliens abritaient un Bosquet Sacré, mais seul celui de Jarime était utilisé pour produire les anneaux de prêtre. Les jardiniers affectés à l’entretien des arbres de bienvenue étaient les seuls à connaître le secret de leur bonne santé. Les branches devaient être « entraînées » chaque jour. Quand Auraya avait aidé à créer son premier annelien, elle avait dû se rendre au bosquet chaque matin et passer au moins une heure assise au pied de l’arbre sur lequel il poussait. Et, malgré tous les efforts nécessaires à la fabrication des artefacts, le bois perdait ses facultés en quelques années. Aussi devait-on faire pousser de nouveaux anneaux en permanence. Et encore ne les imprégnait-on que du Don basique de Communication. Il était possible de leur « enseigner » des Dons plus complexes, mais le bois perdait leur empreinte d’autant plus rapidement. Les seuls anneaux dépourvus de ces limitations étaient ceux des Blancs. Ils avaient poussé spontanément sur le plus petit des arbres, qui le reste du temps refusait de se laisser modeler par une volonté autre que celle des dieux. Un second grand prêtre apparut derrière Juran. —Juran des Blancs, dit-il en faisant le signe du cercle. Auraya des Blancs. Etes-vous venus entreprendre la création ? —En effet, prêtre Sinar, répondit Juran. Où devons-nous commencer ? Le vieil homme les entraîna vers le plus grand des deux arbres solitaires et désigna une brindille qui avait jailli d’une des branches principales. Auraya sourit par-devers elle en se remémorant une brindille similaire qu’elle avait regardée enfler lentement et former un anneau l’année précédente. —Ici, ça me paraît bien, déclara le prêtre Sinar. —Je suis d’accord avec toi. (Juran jeta un coup d’œil à Auraya.) Nous aurons besoin de tranquillité pendant quelques minutes. Le vieil homme acquiesça. —Je vais faire évacuer le bosquet. Il s’éloigna en rabattant les autres prêtres vers la petite porte dans le mur de pierre. Resté seul avec Auraya, Juran se tourna vers elle et la dévisagea d’un air chagrin. —Qu’y a-t-il ? s’enquit la jeune femme. —Avant toute chose, j’ai une question à te poser. (Il marqua une pause.) M’as-tu pardonné ? Surprise, Auraya cligna des yeux. —Pardonné ? Pourqu… ? Ah ! (Son estomac se noua comme elle comprenait qu’il faisait allusion à Leiard.) Ça. —Oui, ça. (Juran gloussa.) J’aurais préféré te laisser un peu plus de temps avant d’aborder le sujet, mais Mairae a insisté pour que je t’en parle avant que tu crées l’anneau. (Il soupira.) Il y a des années, une prêtresse qui récoltait les anneaux a vécu une tragédie personnelle, quelque chose de vraiment terrible. Tous les porteurs des anneliens qu’elle a fabriqués ont été pris d’une tristesse inexplicable, et personne n’a compris ce qui se passait avant que plusieurs prêtres se soient suicidés sans raison apparente. —Et tu crains que cela se reproduise. (Auraya ne put s’empêcher de sourire.) Je ne déborde pas précisément d’allégresse en ce moment, mais je n’ai aucune intention de me supprimer. —Comment te sens-tu, alors ? —Je t’ai pardonné. (En le disant, elle fut saisie par l’émotion et s’aperçut que c’était vrai.) Dans le fond, c’est mieux ainsi. —Mairae pense que j’ai mal géré cette affaire. (Juran fronça les sourcils.) Selon elle, il n’y aurait pas eu de mal à… vous laisser vous fréquenter du moment que votre liaison restait secrète. —Mais tu n’es pas d’accord avec elle, devina Auraya. Il haussa les épaules. —Elle… m’a poussé à reconsidérer ma position. Le cœur d’Auraya se serra. Donc, je serais toujours avec Leiard si Juran avait pris le temps d’en discuter avec Mairae. Elle tenta de s’imaginer poursuivant une liaison avec le Tisse-Rêves en sachant que tous les Blancs étaient au courant. Je me serais sentie gênée. Et je n’aurais pas découvert avec quelle facilité Leiard pouvait reporter ses attentions sur une autre femme. —Écoute, Juran, je suis contente de la façon dont ça s’est terminé. Ça rend beaucoup de choses plus faciles – notamment la création de l’hospice. Son aîné acquiesça et sourit. Tous deux levèrent les yeux et contemplèrent l’arbre en silence un moment. Puis Juran soupira. —Alors, comment allons-nous procéder pour créer cet annelien doublé d’un bouclier ? En contrebas, le fleuve était pareil à un ruban de feu qui reflétait les teintes du ciel crépusculaire. Veece avait les bras douloureux ; il sentit ses articulations craquer comme il modifiait la position de ses ailes pour suivre le cours d’eau. Il devait se reposer. Ce qui ne plairait pas aux plus jeunes. Ils piétineraient d’impatience et craindraient de ne pas être rentrés chez eux pour le lendemain soir. Mais, même si son vieux corps n’était plus aussi agile ou robuste que le leur, Veece restait leur orateur. S’il décidait d’atterrir, ses compagnons ne protesteraient pas. En revanche, ils le taquineraient peut-être – tel était le privilège de la jeunesse. Un jour, eux aussi craqueraient de partout. Autant qu’ils en profitent avant de se retrouver à leur tour le sujet des moqueries de la génération suivante. Le fleuve se jetait au bas d’une petite falaise. Veece perçut dans l’air la légère humidité projetée par le courant. Un peu plus loin, il apercevait une autre chute. Il la survola et décida que sa configuration lui plaisait. S’il plongeait depuis la pierre sèche près du bord, il pourrait s’envoler de nouveau sans faire l’effort épuisant de courir pour prendre son élan et de battre frénétiquement des bras. Décrivant un cercle à l’aplomb de l’endroit choisi, il guida ses compagnons vers la chute. L’atterrissage ébranla tous ses os mais, l’instant d’après, il oublia la douleur comme il laissait retomber ses bras à ses côtés. —Nous allons faire halte ici pour la nuit, annonça-t-il. Reet se rembrunit. —Dans ce cas, il nous faut de quoi manger, dit-il. Et il s’éloigna dans la forêt. Tyve s’élança à sa suite en marmonnant quelque chose au sujet du bois pour le feu. Comme Veece s’asseyait sur un rocher encore tiédi par le soleil, sa nièce Sizzi s’accroupit près de lui. —Comment te sens-tu ? lui demanda-t-elle. —Un peu raide, avoua-t-il en se massant les bras. Il faut juste que je repose mes muscles. Sizzi opina. —Et ton cœur ? Veece lui jeta un regard empli de reproche, qu’elle soutint sans ciller. Soupirant, il détourna les yeux. —Je me sens à la fois mieux et moins bien, répondit-il. Plus en colère, mais toujours… vide. Sizzi hocha la tête. —Les Circliens ont bien fait. Grâce aux marqueurs et au monument commémoratif, personne n’oubliera ni notre participation à cette guerre, ni les pertes que nous avons subies. —Mais ça ne le ramènera pas, fit remarquer Veece. Ses propres paroles lui arrachèrent une grimace. Il n’était pas nécessaire de le préciser. Ça lui donnait l’air d’un enfant boudeur. —Ça ne ramènera le fils de personne, murmura Sizzi. Ni les filles, ni les parents. Ce qui est fait ne peut être défait. Et ne devrait pas l’être, car cela signifierait que les Pentadriens ont gagné et qu’ils vont venir massacrer tout notre peuple. (Elle secoua la tête et se leva.) J’ai entendu dire que les Circliens vont nous envoyer des prêtres qui nous enseigneront l’art de la guérison et nous aideront à nous défendre par la magie. Veece ricana. —Nous sommes trop loin de l’Ouvert. Ça ne nous servira à rien. —Pas tout de suite, concéda Sizzi. Mais si tu dépêches quelqu’un de notre tribu pour apprendre auprès d’eux, il nous rapportera leurs connaissances. —Souhaiterais-tu par hasard… ? —Veece ! Orateur Veece ! Reet et Tyve jaillirent de la forêt et les rejoignirent en courant. —Nous avons trouvé des empreintes, haleta l’un d’eux. De grosses empreintes. —Des empreintes de bottes, précisa l’autre. —Ce doit être un terrestre. —Et elles sont encore fraîches. —Il ne doit pas être loin. —Voulez-vous que nous le cherchions ? Les deux frères attendirent la réponse de Veece, les yeux brillants d’excitation. Prêts à se précipiter tête la première dans la gueule du loup malgré leur expérience de la guerre – ou peut-être à cause d’elle. Veece comprenait qu’avoir survécu quand tant d’autres avaient péri puisse donner à des jeunes gens l’impression d’être invulnérables. Puis il se remémora la dernière fois qu’un terrestre solitaire avait été aperçu à Si, et son sang se glaça dans ses veines. —Nous devrions être prudents. Et si c’était la sorcière noire qui revenait avec ses oiseaux pour se venger de nous ? Reet et Tyve blêmirent. —Raison de plus pour investiguer, dit doucement Sizzi. Si c’est elle, nous devons avertir les autres tribus. Veece la dévisagea, surpris mais impressionné. Elle avait raison – même si cela signifiait qu’ils devaient prendre un risque terrible au nom de tout leur peuple. Il acquiesça lentement. —Mieux vaut partir et revenir demain, dit-il en détaillant tour à tour ses trois compagnons. Il sera plus facile de pister ce ou ces terrestres à la lumière du jour. Avec un peu de chance, nous pourrons établir s’ils ont utilisé de la magie ou si des oiseaux noirs les accompagnent sans avoir à les affronter. —Et si l’un de nous se fait repérer ? l’interrogea Tyve. Si c’est la sorcière, et qu’elle attaque ? —Nous ferons de notre mieux pour rester discrets, déclara fermement Veece. —La plupart des terrestres font tellement de boucan qu’on peut les entendre depuis l’autre versant d’une montagne, ajouta Sizzi. Reet haussa les épaules. —Ce n’est sans doute que cet explorateur qui a apporté la proposition d’alliance des Blancs l’an dernier. On raconte qu’il est un peu cinglé, mais ce n’est pas un sorcier. Veece acquiesça. —Néanmoins, nous ne pouvons pas parier notre vie là-dessus. Nous allons partir et trouver un autre endroit où passer la nuit – suffisamment loin pour qu’un terrestre ne puisse pas l’atteindre même en marchant jusqu’au lever du jour. Il se leva et fléchit ses bras, puis se dirigea vers le bord de la falaise, suivi par ses compagnons. Chapitre 9 Le domestique entraîna Reivan dans un long couloir. Des arches se découpaient sur tout un côté de celui-ci et, en passant devant la première, la jeune femme vit quelles donnaient sur un balcon depuis lequel on jouissait d’une vue impressionnante sur la cité et le paysage au-delà. Je ne dois plus être loin du sommet du Sanctuaire, songea-t-elle anxieusement. Le domestique s’arrêta devant la dernière arche, se tourna vers elle et lui désigna le balcon. Puis, sans un mot, il s’éloigna. Reivan fit une pause pour reprendre son souffle – et rassembler son courage. Elle était en retard. La Deuxième Voix n’aurait pas forcément envie de la punir, mais elle y serait peut-être obligée. —Servante novice Reivan, appela la voix d’Imenja. Cesse de t’inquiéter et approche. Reivan obtempéra. Imenja était assise dans un fauteuil de rotin, un verre d’eau parfumée à la main. Elle dévisagea la nouvelle venue et lui sourit. —Deuxième Voix des Dieux, la salua Reivan. Je… Je vous prie d’excuser mon retard. Je, euh, je me suis… Le sourire d’Imenja s’élargit. —Tu t’es perdue ? Toi ? (Elle gloussa.) Je n’arrive pas à croire que la femme qui nous a guidés hors des mines ait réussi à se perdre dans le Sanctuaire. Reivan baissa les yeux mais ne put s’empêcher de sourire elle aussi. —Je crains pourtant que ce soit le cas. Je me sens assez humiliée. Je devrais peut-être me confectionner un plan des lieux. Imenja éclata de rire. —Peut-être. Assieds-toi. Sers-toi à boire. Nous ne tarderons pas à avoir de la compagnie, et je voudrais discuter avec toi avant. T’adaptes-tu à ta nouvelle vie ? Reivan hésita. —Plus ou moins. Les semaines précédentes défilèrent dans son esprit tandis qu’elle se dirigeait vers le siège voisin de celui d’Imenja. Etre acceptée comme novice ne l’avait pas rendue plus populaire auprès des autres Serviteurs. Une carafe d’eau et des verres étaient posés sur le sol. Assoiffée par sa longue marche dans les couloirs du Sanctuaire et par l’ascension de maints escaliers, Reivan but avidement. Elle se souvint du Serviteur Dédié Nekaun. Jusque-là, il avait été le seul à se montrer accueillant avec elle. Reivan avait suivi ses conseils et appris tout ce qu’elle pouvait sur la politique interne du Sanctuaire – essentiellement en écoutant les conversations des autres. Ce n’était pas difficile, puisque tout le monde ne parlait que du choix de la prochaine Première Voix. —Que penses-tu de Nekaun ? demanda Imenja. Reivan sursauta, puis se souvint qu’Imenja pouvait lire dans les pensées. Elle s’y était progressivement habituée pendant le voyage de retour, mais l’avait un peu oublié depuis. —Le Serviteur Dédié Nekaun me paraît sympathique, répondit-elle. Et pas désagréable à regarder, ajouta-t-elle mentalement. Imenja eut un sourire en coin. —Exact. Très ambitieux, aussi. —Il veut devenir Première Voix ? demanda Reivan, curieuse. —Ils le veulent tous, pour une raison ou pour une autre. Y compris ceux qui ne se l’avouent pas à eux-mêmes. Y compris ceux qui le redoutent. —Qui redoutent de devenir Première Voix ? Imenja acquiesça. —Oui. Ils appréhendent les responsabilités sans fin – ou peut-être la perspective d’une fin déplaisante, comme celle de Kuar. C’est très intéressant d’observer leurs tourments intérieurs. Leur désir de se rapprocher des dieux bataille contre leur peur de la mort, qui les rapprocherait pourtant des dieux plus que toute autre chose. Ironique, n’est-ce pas ? —En effet. —Et puis, il y a ceux qui craignent que les dieux les désapprouvent si l’ambition est leur unique motivation. Ils savent qu’un Serviteur doit mettre de côté ses propres intérêts et œuvrer pour leur seul bénéfice ; aussi se disent-ils qu’ils ne briguent pas cette position quand, au fond de leur cœur, ils y aspirent quand même. —Je pensais que l’opinion des dieux en la matière n’avait pas d’importance, objecta Reivan. Que c’étaient les Serviteurs qui choisissaient la Première Voix parmi les Serviteurs Dédiés ayant réussi les épreuves de magie. Imenja haussa les sourcils. —Bien sûr que leur opinion compte ! Imagine-toi, désignée par les Serviteurs et rejetée par les dieux ! —Je n’aimerais pas du tout me retrouver dans cette position, admit Reivan. —Dans quelle position aimerais-tu te retrouver ? s’enquit Imenja. La question surprit Reivan. Elle écarta les mains. —J’ai toujours voulu être une Servante des Dieux. C’est tout. —Pourquoi ? insista Imenja. Reivan ouvrit la bouche pour répondre et la referma. Elle avait failli dire « pour servir les dieux », mais elle n’était pas sûre que ce soit vrai. Je ne suis pas une fanatique religieuse. Je ne crois pas que je pourrais me sacrifier sans explication s’ils me le demandaient. Dans ce cas, pourquoi ai-je nourri ce rêve si longtemps ? Elle avait toujours admiré les Serviteurs. Leur dignité. Leur sagesse. Leur magie. Ça ne peut pas être pour la magie. Devenir une Servante ne me conférera pas de Talent particulier. Il devait donc y avoir autre chose. Etre obligée de quitter le monastère où elle avait grandi parce qu’elle ne pouvait pas devenir une Servante lui avait paru terriblement injuste. Reivan aurait voulu rester. Il lui semblait que sa place était là-bas. —C’est à cause de notre mode de vie, énonça-t-elle lentement. Nous sommes des guides et des professeurs. Nous représentons l’ordre dans un monde chaotique. À travers les cérémonies que nous effectuons, nous marquons les étapes de la vie des gens ; nous leur donnons une valeur et une place dans la société. Imenja eut un sourire dénué d’humour. —Tu parles comme une Servante de village. Tu oublies que nous dirigeons et collectons les impôts. Que nous rendons la justice. Que nous menons le peuple à la guerre. Reivan haussa les épaules. —D’après ce que j’ai lu, nous faisons un meilleur boulot que les rois de jadis. La Deuxième Voix éclata de rire. —En effet. Si tu as l’intention de devenir une Servante de village ou de travailler dans un monastère, mets-la de côté pour tes vieux jours. Pour l’instant, j’ai d’autres projets pour toi. L’excitation pinça le cœur de Reivan. —Dans ce cas, j’espère être à la hauteur de la confiance que vous placez en moi. —Tu finiras par l’être, je n’en doute pas. Je voudrais faire de toi ma Compagne. Au bout d’un moment, Reivan comprit qu’elle fixait son regard sur Imenja et détourna les yeux. Moi ? La Compagne d’une Voix ? Cela signifiait qu’elle devrait conseiller Imenja et s’acquitter de certaines missions pour elle. Quiconque voudrait parler à la Deuxième Voix devrait s’adresser à Reivan pour organiser une entrevue. La jeune femme remplacerait Thar, qui avait péri pendant la guerre – Thar, qui était extrêmement Talentueux… —Je ne sais pas faire de magie, bredouilla-t-elle. Et je n’ai que vingt-deux ans. —Mais tu es intelligente, la contra Imenja. J’aime ta façon de penser. Tu comprends et tu respectes le protocole. Tu parles plusieurs langues. Tu t’en sortiras très bien. Toutefois, il y a un obstacle. Tu dois avoir l’air de mériter ce poste. Peu de gens ici ont été témoins du rôle que tu as joué dans notre évasion des mines ou savent combien nous te devons. Ceux qui sont restés ici pendant la guerre ne pensent pas que ton exploit justifie d’enfreindre une règle en vigueur depuis si longtemps qu’elle est presque devenue une loi. Même si son cœur battait la chamade et si ses intestins semblaient avoir chuté quelque part sous ses pieds, Reivan parvint à acquiescer. —Les Serviteurs doivent avoir au moins un Talent. —Que cela ne te décourage pas. La plupart des gens ici sont prêts à te laisser une chance, et pas seulement parce que telle est ma volonté. Ils ne protesteront pas si je t’emmène assister aux rituels et si je sollicite ton opinion, comme je le ferais avec une Compagne. Mais… (Imenja secoua la tête.) Je ne peux pas te donner officiellement ce titre. Pas encore. De nombreux mois risquent de s’écouler avant que ce soit possible. Je te sais plus que capable de convaincre les gens que tu es digne de cet honneur —mais toi, t’en sens-tu capable ? Reivan opina lentement. —Si je veux vraiment servir les dieux, autant me mettre dans une position où mes capacités seront réellement utiles. Imenja sourit. —Bonne réponse. Et juste à temps. Voici Shar. Comme la Cinquième Voix s’avançait sur le balcon avec son Compagnon, Reivan sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. Shar était peut-être la moins puissante des cinq Voix, mais il était de loin la plus séduisante. Il avait une peau extrêmement pâle, et de longs cheveux d’un blond presque blanc qui formaient un rideau dans son dos. Ses yeux émeraude passèrent d’Imenja à Reivan. —Mesdames, dit-il en s’inclinant. —Cela te gêne-t-il que Reivan reste ici pour me conseiller ? s’enquit Imenja. —Pas du tout, répondit-il avec un sourire poli et une nouvelle courbette. Reivan sentit ses joues s’échauffer. —Merci, votre sainteté, s’entendit-elle articuler beaucoup plus bas qu’elle l’avait voulu. —Sommes-nous les derniers ? lança une voix féminine. Les occupants du balcon pivotèrent vers les nouveaux arrivants. Genza avait la peau aussi sombre et les traits aussi acérés que les oiseaux qu’elle élevait. Par contraste, Vervel était râblé et semblait avoir vingt ans de plus. Avant de devenir des Voix, tous deux avaient été Serviteurs guerriers malgré leurs puissants Talents. —Je crains bien que oui, répondit Shar. Genza jeta un coup d’œil à Reivan et la salua du chef. —Bienvenue au Sanctuaire, Reivan Couperoseau. Reivan sentit ses joues chauffer encore davantage. Elle murmura un remerciement. Puis deux Serviteurs sortirent sur le balcon. Elle reconnut les Compagnons de Genza et de Vervel. Tous deux lui adressèrent un signe de tête respectueux, quelle leur rendit aussi gracieusement que possible. Tandis que les nouveaux arrivants prenaient place dans des fauteuils de rotin, Reivan sentit sa belle assurance se flétrir. Parmi les Voix et leurs puissants Compagnons, elle se sentait insignifiante et vaguement pathétique. Elle résolut d’en dire le moins possible et de se contenter d’écouter. Comme pour lui faciliter la tâche, les Voix se mirent à discuter des Serviteurs Dédiés éligibles au poste de Première Voix. À sa grande surprise, ils débattirent des mérites et des failles de chacun avec un enthousiasme presque effrayant. Aucun aspect de la nature des candidats n’échappa à leur impitoyable examen. Reivan comprit très vite pourquoi c’était si important pour eux. La personne choisie deviendrait leur chef. Ils seraient amenés à travailler avec elle pendant des siècles, voire des millénaires. Je me demande pourquoi Imenja ne peut pas tout simplement monter en grade, songea-t-elle soudain. Elle me semble assez bonne dirigeante pour ça. Un peu plus tard, deux domestiques apportèrent un plateau de fruits secs et d’autres friandises, ainsi qu’une carafe d’eau. La conversation tourna vers des sujets mineurs. Une brise fraîche fit frissonner Reivan. Regardant par-dessus la rambarde du balcon, la jeune femme vit que le soleil était sur le point de se coucher. —Beaucoup de gens ont protesté contre l’idée de se livrer au Rite du Soleil pendant un mois de deuil, dit Vervel sur un ton et avec une expression neutres. Imenja acquiesça. —Je m’y attendais. Mais nous ne pouvons pas demander aux couples d’attendre un an de plus jusqu’à la prochaine cérémonie de fertilité. Quoi de mieux pour guérir les cœurs meurtris que créer des vies nouvelles ? Les autres opinèrent ou haussèrent les épaules. Imenja dévisagea chacun d’entre eux tour à tour, puis sourit. —Je pense que nous avons suffisamment discuté pour aujourd’hui. Voulez-vous que nous nous retrouvions ici demain à la même heure, si le temps le permet ? Les trois autres Voix hochèrent la tête. Imenja se leva et lissa sa robe. —Dans ce cas, je vous revois au dîner. (Elle baissa les yeux vers Reivan.) Viens avec moi. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Reivan se leva à son tour, et les deux femmes s’éloignèrent. Tout en marchant, Imenja interrogea Reivan sur ses leçons. Quelques minutes plus tard, elles arrivèrent sur le seuil d’une vaste chambre à l’ameublement simple mais luxueux. —Ce sont mes appartements, annonça Imenja. Quand tu seras ma Compagne, tu recevras ta propre suite non loin de la mienne. Reivan acquiesça en pensant à la petite chambre sombre qu’on lui avait attribuée après qu’elle était devenue novice. —Je m’en réjouis d’avance. Imenja gloussa. —Je n’en doute pas. En attendant, il te sera utile de découvrir comment vivent les prêtres ordinaires. Je devine déjà comment vivent les Voix, songea Reivan en regardant autour d’elle. Qu’est-ce que cette chambre m’apprend sur elles ? Qu’elles sont riches et puissantes, mais se comportent avec dignité plutôt qu’ostentation. J’imagine qu’elles ont besoin d’impressionner les dignitaires qui leur rendent visite ici, et de donner au peuple l’impression qu’elles contrôlent tout. Se souvenant de la question qu’elle s’était posée un peu plus tôt, Reivan reporta son attention sur Imenja. —Pourquoi ne devenez-vous pas Première Voix ? Imenja éclata de rire. —Moi ? (Elle secoua la tête.) Il y a beaucoup de raisons, mais la principale, c’est le pouvoir. Pour remplacer Kuar, il nous faut quelqu’un d’aussi puissant que lui, voire davantage. Autrement dit, quelqu’un de plus puissant que moi. Quelqu’un à qui je ne pourrais prétendre commander. Reivan acquiesça. —Je comprends. —Et puis, la position ne me fait pas envie, avoua Imenja. Je préfère utiliser des méthodes moins directes. (Elle se dirigea vers un petit gong. Comme elle frappait dessus, une note plaisante résonna dans la pièce.) À présent, j’ai besoin de traiter quelques affaires dont Thar se chargeait pour moi autrefois. Reste et écoute, car, bientôt, c’est à toi que ces tâches échoiront. Suivant la Deuxième Voix vers des fauteuils en rotin, Reivan résolut d’apprendre le plus de choses possible. Je n’ai peut-être pas de magie, mais ça ne m’empêchera pas de faire une bonne Compagne le moment venu, décida-t-elle. Mirar ferma les yeux et ralentit sa respiration, laissant sa conscience s’abîmer jusqu’à ce qu’elle flotte entre éveil et sommeil. Dans cet état, il était facile de se laisser distraire et d’errer dans ses songes. Aussi Mirar maintint-il une partie de son esprit concentrée sur son but. C’était comme ce jeu auquel il jouait quand il était petit, celui où il fallait garder une main sur un arbre ou un rocher tout en essayant de « tuer » les autres enfants de sa main libre. Ses camarades tournaient autour de lui, s’approchant pour le provoquer avant de reculer d’un bond. Il s’étirait au maximum, ne laissant que le bout d’un doigt en contact avec le tronc de l’arbre… Le rêve de la tour, se remémora-t-il. Je dois voir ce rêve dont Emerahl affirme qu’il est mien. Il appela sa compagne et la sentit s’agiter, basculant du sommeil à l’état onirique. —Mirar ? —Je suis là. Montre-moi ce fameux rêve. —Ah ! oui. Le rêve de la tour. Comment commence-t-il, déjà ? La Tour Blanche apparut, surplombant Mirar et Emerahl et irradiant une impression de danger imminent. —Es-tu allée à Jarime au cours du dernier siècle ? l’interrogea Mirar très doucement pour ne pas perturber les souvenirs d’Emerahl. As-tu vu la Tour Blanche ? —Non. Très intéressant. Qu’elle ait eu une vision onirique si exacte d’une chose qu’elle n’avait jamais contemplée… D’un autre côté, elle était persuadée que ce rêve n’émanait pas d’elle. Et il n’était pas aussi fidèle à la réalité qu’il le semblait au premier abord. Les nuages s’effilochaient en passant au-dessus de la tour, qui n’était pourtant pas si haute. Mirar sentit la peur le gagner – une impulsion de fuite, mais aussi la paralysie de la fascination. L’auteur du rêve voulait regarder la suite. Il voulait voir malgré le danger. S’il restait trop longtemps, ils le verraient. Ils découvriraient qui il était. « Ils » ? Qui ça, « ils » ? La tour parut s’incliner. Des fissures apparurent. Il était trop tard pour s’enfuir ; pourtant, Mirar essaya. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit d’énormes blocs de pierre s’abattre sur lui. Pourquoi n’ai-je pas pris mes jambes à mon cou plus tôt ? Et pourquoi ne suis-je pas en train de courir vers le côté, pour m’écarter de la trajectoire de chute de la tour ? Le monde s’écroula autour de lui – et sur lui. Le bruit fut assourdissant. Il sentit son corps être enseveli et broyé. Ses os craquer. Sa chair éclater. Sa cage thoracique se briser sous un poids monstrueux. Ses poumons le brûler comme il suffoquait lentement. Il n’avait plus de souffle pour appeler à l’aide, ni même pour exprimer sa douleur. Il lutta contre l’engourdissement qui gagnait son esprit. Il tenta de conjurer de la magie, mais rien ne vint. L’espace autour de lui était à sec. Il chercha plus loin, perçut un maigre filet d’énergie et l’aspira. L’utilisa pour protéger sa tête, sustenter son esprit et ses pensées. Ça ne suffit pas. Il n’y avait pas assez de magie pour réparer son corps. Pas même assez pour soulever les gravats de la Maison empilés sur lui. Certainement pas assez pour affronter de nouveau Juran, ce qu’il serait forcé de faire s’il se dégageait. Je pourrais abandonner. Me laisser mourir. Juran a raison sur un point : un nouvel âge commence. Un nouvel âge dans lequel il n’y a peut-être pas de place pour moi, ainsi qu’il l’affirme. Mais… et les Tisse-Rêves ? Je ne leur sers plus à rien désormais. En m’opposant au plan des dieux, je n’ai réussi qu’à faire des Tisse-Rêves les ennemis du peuple au lieu de leur donner une place dans cette nouvelle société. Rien ne dure éternellement. Peut-être est-il temps qu’ils disparaissent, eux aussi. Je ne peux plus rien pour eux, de toute façon. Je ne peux déjà rien pour moi-même… Il sentit le filet de magie se tarir ; pourtant, il continua à se concentrer, allant chercher plus loin que jamais auparavant. S’il pouvait puiser de quoi se sustenter, peut-être survivrait-il. C’était une question d’efficacité. Inutile de réaligner ses os ou de refermer ses plaies : il lui suffisait de préserver ses organes. Il n’y avait ni eau ni nourriture sous les gravats ; donc, il devait ralentir ses fonctions vitales pour consommer un minimum d’énergie. Pas besoin de penser, non plus – juste de conserver assez d’activité mentale pour que son esprit continue à aspirer la magie et à la diriger correctement. S’il ne pensait pas, les dieux ne le verraient pas. Ne sauraient pas ce qu’il était en train de faire. Ne se rendraient pas compte qu’il avait survécu. Mais dès qu’il se rétablirait, ils le découvriraient. Il leur suffirait de lire dans son esprit. À moins que… que je fasse en sorte qu’ils ne me voient pas. Qu’ils voient quelqu’un d’autre à ma place – quelqu’un qui ne constituera jamais une menace pour eux. Je vais devenir un autre jusqu’à ce que… disons, aussi longtemps que je pourrai… ou jusqu’à ce que je meure. Lentement, il s’autorisa à s’abîmer dans les ténèbres. Mirar ! Les ténèbres détalèrent ainsi qu’un reyna effrayé. Libéré du rêve, il se rappela où il était et ce qu’il faisait. Alors, les implications du cauchemar le submergèrent. —Emerahl ! Tu avais raison. Je me souviens. —J’ai vu, acquiesça-t-elle. Tu es le véritable propriétaire de ton corps. La Tour Blanche n’était qu’un symbole représentant l’attaque de Juran. Je l’ai confondue avec la Maison des Tisse-Rêves sous les décombres de laquelle tu as été enseveli. Toi, Mirar. Il se sentait stupéfait et émerveillé par son propre exploit. —Ça a marché. J’ai survécu. J’ai créé Leiard pour empêcher les dieux de me repérer, et ça a marché. J’ai arpenté leur Temple, couché avec leur Elue, et ils ne m’ont pas reconnu. —Tu as perdu ton identité, répliqua Emerahl, consternée. Tu aurais aussi bien pu être mort. —Mais maintenant, je l’ai recouvrée. —Tu as eu de la chance que je survive assez longtemps pour te conduire à un endroit sûr où le faire. Et pour t’apprendre à dissimuler tes pensées. —Oui, et pour m’aider à me souvenir. Merci, Emerahl. —Je doute que Leiard m’en soit très reconnaissant. —Leiard ? Il n’est pas réel. —Il l’est devenu. —Certes, acquiesça Mirar à contrecœur. Il a eu un siècle pour le faire. Au moins, il connaît la vérité. Pas étonnant que nous passions le plus clair de notre temps à nous chamailler. Je l’ai conçu radicalement opposé à moi sur bien des points pour parfaire mon déguisement. —Je me demande… Existe-t-il toujours ? Ne devrions-nous pas nous réveiller pour que je tente de le faire venir ? suggéra Emerahl. —Non. Pas encore. Je dois réfléchir, et je sens remonter d’autres souvenirs. —Demain, alors. —C’est ça. Demain. Mirar réprima une appréhension grandissante. Que ferait-il si Leiard était toujours là dans son esprit ? Que pourrait-il faire ? —Bonne nuit, dit Emerahl sur un ton ensommeillé. —Bonne nuit, répondit-il. Leur rêvelien se brisa. Resté seul, Mirar se laissa sombrer dans ses songes et ses souvenirs. Tous n’étaient pas plaisants, mais la plupart d’entre eux lui révélèrent des choses qu’il avait oubliées depuis un siècle. Chapitre 10 Emerahl se leva de bonne heure et partit en quête de nourriture. Tout en creusant pour ramasser des racines comestibles et en cueillant des fruits sur leur branche, elle repensa aux révélations de la nuit. Ce que Mirar avait fait était extraordinaire. Elle brûlait de savoir comment il avait survécu dans ce corps brisé, mais aussi comment il avait créé Leiard et enfoui sa propre identité à l’intérieur de celui-ci. Leiard se trouvait-il toujours en lui ? Mirar pouvait-il temporairement s’abriter derrière sa personnalité pour échapper à la surveillance des dieux ? Cela pourrait s’avérer fort utile… Quand elle regagna la grotte, Emerahl trouva son compagnon dans une posture méditative. C’était si peu caractéristique de Mirar qu’elle sentit son cœur se serrer, certaine que Leiard avait repris les commandes. Mais, comme elle posait son seau, il ouvrit un œil, et un sourire fleurit sur ses lèvres. —Qu’est-ce qu’on mange ce matin ? Non, c’est bien Mirar, songea Emerahl, soulagée. —Des beignets de racines et des fruits, répondit-elle. Comme d’habitude. Peu impressionné, il referma son œil, lui laissant l’impression qu’il venait de la congédier. Son esprit aussi lui était complètement fermé ; elle ne pouvait pas deviner quelle était son humeur. L’estomac d’Emerahl gargouilla. Elle pela les racines, les coupa en fines lamelles et les fit bouillir jusqu’à ce qu’elles soient bien tendres. Puis elle les essora et les malaxa pour en faire une pâte épaisse, à partir de laquelle elle forma des boules quelle aplatit avec le poing. —Je me suis souvenu d’un tas de choses hier soir, lança Mirar. Après que tu t’es endormie. Emerahl se redressa et se tourna vers lui. Il ouvrit les yeux. Ses traits étaient déformés par des émotions qu’elle ne l’avait encore jamais vu manifester. Une fois de plus, Emerahl se demanda si elle ne parlait pas à Leiard. —Quoi, par exemple ? l’interrogea-t-elle. Mirar baissa les yeux, mais son regard se focalisa sur quelque chose de beaucoup plus lointain. Des souvenirs, devina Emerahl. Et pas des bons, à en juger par sa tête. —Ma confusion. Quand on a découvert mon corps parmi les gravats, je me suis réveillé comme après une longue nuit. Je ne savais pas qui j’étais, et personne n’a pu me le dire. Ne me reconnaissant pas, les sauveteurs ont supposé que j’étais l’un des Tisse-Rêves ordinaires qui se trouvaient à l’intérieur de la Maison au moment où elle s’était écroulée. Mon corps était dans un sale état. Je ne pouvais plus marcher ni même me nourrir seul. J’étais si difforme qu’on m’a caché pour que je n’effraie pas les femmes et les enfants. Il parlait doucement, sans colère, mais sur un ton qui exprimait une horreur contenue. Emerahl frissonna, atterrée que son vieil ami ait autant souffert. Atterrée que le grand Mirar ait été réduit à l’état d’infirme amnésique. —Je me suis rétabli si lentement…, poursuivit-il. Mes cheveux sont tombés et ont repoussé blancs. Je ne pouvais pas les couper, et le temps d’en redevenir capable, je ne me souvenais plus pourquoi j’aurais dû le faire. Dès que mes jambes ont pu me porter, j’ai fui Jarime. La cité me faisait peur, même si je ne savais pas pourquoi. Alors, je me suis traîné de bourg en bourg, de village en village, m’éloignant toujours davantage de mon point de départ. Pour vivre, je mendiais et je faisais les poubelles. À certains endroits, on me traitait charitablement ; à d’autres, on me chassait sans pitié. Mon existence était pathétique, et elle s’est poursuivie ainsi des années durant. Il soupira. —Mais, pendant ce temps, je reprenais peu à peu des forces. Mes cicatrices se sont estompées. Certains de mes souvenirs ont disparu, tandis que d’autres ont refait surface. Je me suis rappelé que j’étais un Tisse-Rêves, mais un long moment s’est écoulé avant que j’ose me confectionner un gilet ou offrir mes services aux personnes dans le besoin. Je me suis mis à séjourner plus longtemps dans chaque endroit – quelques années au lieu de quelques mois. Une seule fois, je suis resté plus d’une décennie parce que… (Il marqua une pause et grimaça.) Parce que j’avais trouvé une enfant avec un tel potentiel que je voulais absolument faire son éducation. —Auraya, avança Emerahl. Mirar opina. —Elle aurait fait une excellente Tisse-Rêves. Emerahl en fut légèrement surprise. —Tu crois ? —Oui. Elle est intelligente, Douée, pleine de compassion… Elle avait toutes les qualités nécessaires. —Excepté le désir de tourner le dos aux dieux. Mirar sourit tristement. —Oui, excepté ça. Une fois de plus, les dieux ont saboté mes plans. Ou, du moins, ceux de Leiard. (Il se rembrunit.) La tour du rêve est la Tour Blanche. Elle n’existait pas à l’époque, mais elle a été bâtie sur l’ancien emplacement de la Maison des Tisse-Rêves. Je pense que le fait de la voir a déclenché le retour de mes souvenirs. Emerahl se pencha en avant. —Donc, Leiard est toujours en toi ? —Je n’en sais rien. (Mirar leva les yeux vers elle avec une expression indéchiffrable.) Je crois qu’il est temps de le vérifier. Emerahl acquiesça. —En effet. (Elle marqua une pause, dévisageant Mirar.) Tu veux que je l’appelle ? —Autant en finir le plus vite possible. Elle prit une grande inspiration. —Leiard, parle-moi. Son compagnon écarquilla les yeux, et une grimace tordit ses traits. Consternée, Emerahl regarda tous les signes de Mirar disparaître, cédant la place à un masque de terreur. Sa bouche s’ouvrit ; il aspira une grande goulée d’air puis se couvrit le visage de ses mains tandis qu’un gémissement torturé montait de sa gorge. De toute évidence, Leiard n’a pas disparu, songea Emerahl avec cynisme. Le voyant se lever, elle l’imita précipitamment et se rapprocha de lui. —Leiard. Calme-toi. Son cri d’angoisse et de terreur se tut. Ses mains se plaquèrent sur les côtés de sa tête comme s’il voulait la broyer. —Un mensonge, hoqueta-t-il. Un mensonge – et elle ne le sait pas ! Elle ne sait pas que celui qu’elle aimait n’était… (il ferma les yeux)… pas réel. Soudain, il rouvrit les yeux, fit deux pas en avant et saisit Emerahl par les épaules. —Pourtant, j’existe ! Sinon, comment pourrais-je penser et ressentir ? Comment puis-je ne pas être réel ? Emerahl soutint son regard. Il semblait à demi fou de désespoir. Elle était forcée de compatir. —Il t’a trop bien fabriqué, s’entendit-elle répondre. Leiard la repoussa violemment. Elle tituba en arrière, et un de ses talons heurta son lit. Cela lui fit mal, et elle poussa un petit cri de douleur. Mais Leiard ne s’en aperçut pas. —Pourquoi m’a-t-il fait capable d’amour ? se lamentait-il. Comment a-t-il réussi à me doter d’un sentiment qu’il ne connaît pas lui-même ? (Il marqua une pause, puis pivota vers Emerahl et la foudroya du regard.) Etait-ce son plan depuis le début ? Créer une autre personne, puis la supprimer ? Il aurait aussi bien pu faire un enfant et l’assassiner ! Il n’a pas tort, songea Emerahl. Puis elle secoua la tête. Leiard n’était pas réel. Il n’était jamais né du ventre d’une femme. Il n’avait pas grandi au sein d’une famille. Il n’avait pas forgé sa personnalité au fil du temps : il l’avait reçue toute faite. Il était logique que Mirar ait donné une identité à sa création ; sans ça, elle n’aurait pas eu d’instinct de survie et de préservation. Soudain, Leiard se détourna d’Emerahl et se dirigea à grands pas vers l’entrée de la grotte. Le cœur d’Emerahl s’arrêta. —Leiard ! hurla-t-elle. Ne quitte pas la protection de… Il continua à marcher. —Malédiction ! Mirar, reviens ! Il s’arrêta. Emerahl vit ses épaules se redresser. Il pivota vers elle, l’air grave. Impossible de dire si l’appel avait fonctionné. Au grand soulagement d’Emerahl, il revint vers le centre de la chambre souterraine. —Eh bien, ce n’était pas une expérience plaisante, marmonna-t-il en s’asseyant au bout de son lit. —Mirar ? lança Emerahl sur un ton hésitant. —Oui, c’est moi, confirma-t-il. (Il s’allongea sur le lit, les sourcils froncés.) Bon ! qu’est-ce qu’on fait maintenant, Mégère ? Ce surnom arracha un petit ricanement à Emerahl. La Mégère, celle qui apportait les remèdes et les mauvaises nouvelles. —Rien, répondit-elle. J’ai besoin de réfléchir, et toi aussi. (Elle se leva.) Puis-je te faire confiance pour ne pas bouger d’ici ? —À moi, oui. Jamais plus je ne lui confierai volontairement les rênes. —Tant mieux. Parce que je ne peux pas rester pour te surveiller. Il faut que nous mangions et que nous dormions. L’atmosphère va vite devenir irrespirable si je ne peux pas sortir vider nos seaux. Mirar jeta un coup d’œil vers le sien et eut une grimace contrite. —Désolé, mais je crains d’avoir utilisé le mien pendant ton absence. Emerahl haussa les épaules. Elle se dirigea vers le seau et le ramassa. —Je vais m’en occuper tout de suite – et voir si je peux nous trouver quelque chose de plus intéressant pour le petit déjeuner. —Merci, dit Mirar, avant d’ajouter sur un ton penaud : Il nous faudrait aussi de l’eau fraîche. Emerahl soupira, ramassa également le seau à eau et sortit très vite. L’écho de ses pas se répercuta dans le tunnel, mais fut assez vite englouti par le rugissement de la chute. Arrivée au bout du passage, elle s’arrêta pour contempler la cascade. « Il aurait aussi bien pu faire un enfant et l’assassiner. » La réaction de Leiard l’avait ébranlée, et ses paroles avaient provoqué un frisson le long de sa colonne vertébrale. De toute évidence, il comprenait ce qui l’attendait, et il ne l’acceptait pas. Il allait se battre pour survivre. Ce n’est pas bon du tout, songea Emerahl. Ça ne peut pas être bon que deux personnes se disputent le contrôle du même corps. Si cruel que cela puisse sembler, Leiard était une invention. Mirar était la véritable personne. Ils ne pouvaient continuer d’exister conjointement. Emerahl soupira et sortit du tunnel. La pluie avait cessé, et le soleil était sorti de derrière les nuages. Ses rayons se reflétaient dans les gouttelettes qui constellaient le paysage. Emerahl s’arrêta pour contempler l’effet produit. C’était très joli – romantique, même. Elle songea à ce que Leiard avait dit au sujet d’Auraya. De fait, c’était intéressant qu’une invention de Mirar puisse éprouver de l’amour pour quelqu’un. Ça signifiait sûrement que Mirar lui-même en était capable aussi. Auquel cas, tout ce qu’était Leiard, Mirar pouvait l’être également. Il n’aimait peut-être pas ces facettes de sa personnalité, mais Leiard était la preuve de leur existence. Ce n’est pas contre Leiard que Mirar se bat, comprit brusquement Emerahl. C’est contre toutes les choses qu’il n’aime pas chez lui. Donc, il a besoin de… Une émotion fugace, issue d’un esprit inconnu, chatouilla ses perceptions. Emerahl se figea, puis se força à se détendre et à regarder autour d’elle. Quelque part sur la gauche, un mâle l’observait. À l’inquiétude qui irradiait de lui, Emerahl devina que sa présence l’alarmait. Était-il seul ? Le cœur battant, Emerahl sonda mentalement les environs et découvrit un deuxième esprit. Deux personnes. Non, trois. Quatre ! Vraiment géniale, ma cachette, songea-t-elle amèrement. Mais qui d’autre a bien pu s’aventurer si profondément en territoire siyee ? Question idiote. Des Siyee, évidemment. L’appréhension d’Emerahl s’estompa quelque peu. Il y avait bien une possibilité que les dieux la surveillent à travers les Siyee, mais la probabilité était mince. Elle percevait de la curiosité se mêlant à l’appréhension, et devinait que les hommes ailés étaient surpris de la trouver là. En revanche, ils semblaient beaucoup plus craintifs qu’elle l’aurait supposé. Elle ne comprenait pas pourquoi une terrestre solitaire leur inspirait une telle peur. Peut-être craignaient-ils qu’elle ne soit pas seule. Bon ! je ferais mieux d’aller à leur rencontre. Sinon, ils risquent de ramener des copains. Mais si je les convaincs que je suis inoffensive et que je n’ai pas l’intention de rester longtemps, ils me ficheront peut-être la paix. Emerahl posa ses seaux et se mit à marcher lentement au bord de l’eau, comme si elle cherchait de la nourriture. Quand elle fut assez près des Siyee pour qu’ils l’entendent par-dessus le grondement de la cascade, elle se redressa et regarda délibérément dans la direction des quatre observateurs. —Salutations, hommes du ciel, lança-t-elle en espérant que leur langue n’avait pas trop changé. Il y eut un long silence anxieux, durant lequel un des Siyee – un mâle – se demanda quoi faire. Quand elle le sentit prendre une décision, elle pivota vers lui et aperçut du mouvement dans les arbres. Un Siyee aux cheveux gris s’avança à découvert. Il s’arrêta et émit une série de sifflements. Emerahl comprit qu’il se présentait. —Bonjour à toi, Veece, orateur de la tribu de la Rivière du Nord, dit-elle. Je suis Jade Danseuse. —Bonjour à toi, Jade Danseuse. Que fais-tu ici, à Si ? Emerahl formula soigneusement sa réponse. —Quand j’ai entendu dire qu’une guerre allait éclater, je suis venue ici pour attendre qu’elle se termine. —Dans ce cas, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. La guerre fut brève. Elle s’est achevée voici près de deux cycles lunaires. Emerahl feignit le ravissement. —Pour une bonne nouvelle, c’est une bonne nouvelle ! (Puis elle ajouta précipitamment :) Ce n’est pas que je n’aime pas Si, mais le terrain est un peu… accidenté pour une terrestre. Le vieux Siyee se rapprocha d’elle, et elle sentit qu’il se méfiait toujours. —La forêt est dangereuse et le voyage bien difficile pour une personne sans ailes. Pourquoi es-tu venue ici ? Comment se fait-il que tu parles notre langue ? Emerahl haussa les épaules. —Je vis depuis longtemps à la frontière de votre territoire. Je suis instruite, et j’ai des Dons. Une fois, j’ai aidé un Siyee blessé, qui m’a appris votre langue. Parmi les miens, je gagne ma vie comme guérisseuse. —Tu n’es pas une prêtresse ? —Une prêtresse, moi ? Non. —Je croyais que tous les terrestres Doués entraient dans le clergé. —Non. Certains d’entre nous ne le souhaitent pas. Le vieux Siyee plissa les yeux. —Pourquoi ? Il est bien curieux, songea Emerahl. —Je n’aime ni donner des ordres, ni en recevoir. Pour la première fois, son interlocuteur sourit. —Pardonne cet interrogatoire. Mais nous craignions que tu sois une sorcière pentadrienne, une femme qui a attaqué notre peuple il y a quelque temps. Par ailleurs, nous aurons bientôt nos propres prêtres, et je me demandais quelles raisons pouvaient pousser quelqu’un à refuser d’entrer dans le clergé s’il en avait les capacités. Les Siyee vont avoir leurs propres prêtres ? Cette nouvelle attristait Emerahl. Ils avaient réussi à échapper à l’influence circlienne pendant si longtemps… Je suppose qu’ils ont besoin de protection face à la menace pentadrienne. Elle détailla le vieil homme. Il n’irradiait plus d’anxiété, même si sa curiosité était toujours mâtinée de prudence. Emerahl était certaine que ses compagnons et lui ne lui voulaient pas de mal. Ils pensaient qu’elle était seule, et elle n’avait pas l’intention de les détromper. Elle ne prendrait pas le risque de leur présenter Mirar. Non, mieux valait convaincre ces gens qu’elle était seule et inoffensive. Elle s’accroupit et lava ses mains dans l’eau froide du fleuve. À cet endroit, le courant était rapide. —Il y a un arbre-panier de fruits un peu en aval, dit-elle. Resterez-vous pour partager mon petit déjeuner ? Je n’ai pas eu de compagnie depuis longtemps. Le vieux Siyee jeta un coup d’œil vers les trois autres et acquiesça. —Volontiers. Nous ne pourrons pas nous attarder, car nous sommes déjà en retard pour rejoindre notre tribu, mais nous avons le temps de manger et de discuter un peu. Il poussa un sifflement strident. Trois autres Siyee émergèrent du couvert des arbres : une femme d’âge mûr et deux jeunes hommes. Ils approchèrent en détaillant Emerahl avec nervosité. Veece fit les présentations. Emerahl sourit à tout le monde, puis se redressa et fit signe aux Siyee de la suivre. —Venez. Je ne sais pas pour vous, mais je parle toujours mieux l’estomac plein. Et elle les entraîna le long du fleuve, à l’écart de Mirar. Le ciel était une couverture ondulante de nuages noirs et bas. La foudre l’éblouissait. Pourtant, elle n’entendait pas de tonnerre, juste le silence. Il n’y a pas eu de tempête la nuit après la bataille, songea Auraya en enjambant les corps. D’un autre côté, il n’y avait pas non plus de cadavres qui parlaient. Elle faisait de son mieux pour ne pas regarder le visage des morts, s’étant aperçue que c’était cela qui les animait. Mais ne pas voir où elle mettait les pieds compliquait sa progression à travers le champ de bataille. Entre les éclairs, les ténèbres étaient impénétrables. À un moment, elle buta sur un corps et ne put s’empêcher de baisser les yeux. Des yeux injectés de sang lui rendirent son regard. Des lèvres remuèrent. —Tu m’as tué, siffla le défunt. Au début, je me réveillais arrivée là, songea-t-elle. Mais plus maintenant. —Tu m’as tuée, dit une autre voix. Une femme. Une prêtresse. Un autre mort lui fit écho, et encore un autre. Tout autour d’Auraya, les cadavres s’agitèrent. Ceux qui le pouvaient encore se redressèrent tandis que les autres se mettaient à ramper sur le sol. Ils venaient vers elle, psalmodiant leurs accusations de plus en plus fort. —Tu m’as tué ! Tu m’as tué ! Tu m’as tué ! Auraya s’élança, mais elle ne pouvait pas leur échapper. Ils étaient partout. Ils la cernèrent. Il y a eu un moment où je me réveillais là, aussi. Tendirent leurs mains vers elle. L’ensevelirent sous une masse de chair putride. Pressèrent contre elle leur visage dégoulinant de bave, de sang et de cervelle. Elle les sentit palper sa poitrine de leurs doigts osseux, l’empêchant de respirer. Et, pendant ce temps, ils continuaient à répéter les mêmes mots… Owaya ! Owaya ! Que… ? Soudain, Auraya se retrouva dans son lit, fixant son regard sur une paire de grands yeux bordés de longs cils. Les yeux d’un veez. —Owaya, répéta Vaurien tout haut – sur un ton satisfait, cette fois. Assis sur la poitrine de sa maîtresse, il se dandinait impatiemment. —Vaurien ! hoqueta Auraya. Comme elle s’asseyait, le veez sauta sur le lit. Elle prit une grande inspiration et souffla lentement, puis reporta son attention sur son familier. —Merci, murmura-t-elle. —Gwatter ? suggéra Vaurien. Auraya s’exécuta volontiers, savourant la douceur de sa fourrure tandis qu’il poussait de petits grognements de plaisir. Tout en lui grattant le dos, elle repensa à ses cauchemars. Elle avait espéré qu’ils s’estomperaient au fil du temps, mais c’était tout le contraire. Ils ne cessaient d’empirer. Elle ne comprenait pas ce que ça signifiait. Je devrais peut-être consulter un Tisse-Rêves. Ceux qui allaient collaborer avec les prêtres circliens à l’hospice accepteraient-ils de l’aider, ou considéreraient-ils que c’était trop demander ? Bien sûr qu’ils accepteront. Ils sont obligés d’aider quiconque le réclame. Ce serait une expérience nouvelle pour elle : la guérison par le rêve. Auraya se demanda comment ça fonctionnait. Il fallait sans doute établir un lien mental… Oh ! Elle ne pouvait pas courir le risque qu’un Tisse-Rêves découvre ses véritables intentions à l’égard de leur ordre. Je ne peux rien faire, se désespéra-t-elle. Je suis condamnée à subir ces cauchemars pour l’éternité. Elle se rallongea en jurant entre ses dents. Bienfait pour moi. Comment puis-je avoir l’audace de songer à réclamer l’aide des Tisse-Rêves quand je complote pour provoquer leur disparition ? Vaurien émit un gémissement attristé. Peut-être avait-il perçu son humeur. Il vint se lover contre sa hanche, et Auraya écouta son souffle ralentir en luttant contre le sommeil qui voulait la reprendre. Puis elle se retrouva debout sous un ciel noir et familier. Chapitre 11 Malgré la chaleur matinale, la Parade était bondée. Les vivats de la foule faisaient tourner la tête de Reivan. La jeune femme rejoignit les Compagnons des autres Voix, le cœur battant un peu trop vite. Quand je serai officiellement la Compagne d’Imenja, ce genre d’expérience deviendra banal pour moi. Je me demande combien de temps il me faudra pour en être blasée. Les Voix descendirent l’escalier principal du Sanctuaire. Au pied des marches, quatre équipes de quatre esclaves musclés et autant de contremaîtres attendaient près de palanquins. Les Voix se séparèrent et s’installèrent chacune sur un de ceux-ci. Dès qu’elles furent confortablement allongées, les esclaves hissèrent les palanquins sur leurs épaules et s’engagèrent dans l’avenue. Les Compagnons les suivirent en file indienne. Nul ne pipait mot. Reivan poussa un soupir de soulagement en comprenant que, pour la première fois depuis une semaine, rien ne réclamait son attention. Elle était enfin libre de réfléchir. Ses journées étaient devenues longues et harassantes. Imenja requérait sa présence à ses côtés une bonne partie du temps. Parfois, elle voulait juste que Reivan assiste à une réunion ou à un débat ; parfois, elle lui montrait les tâches que la jeune femme devrait accomplir pour elle après sa nomination : organiser son emploi du temps, accepter ou envoyer donations et offrandes, refuser les pots-de-vin et réceptionner les rapports d’activité des autres Serviteurs. Parallèlement, Reivan poursuivait sa formation. Imenja l’accaparait pendant les heures qu’elle aurait consacrées au développement de ses Talents, si elle en avait eu. Le reste du temps, la jeune femme étudiait le droit, l’histoire et la théologie. Par chance, les années passées à dévorer les livres de la bibliothèque du monastère dans lequel elle avait grandi lui donnaient un avantage indéniable ; même Drevva avait dû reconnaître qu’elle était plus instruite que la moyenne des novices. Reivan se couchait tard et se levait tôt. La liste des responsabilités qu’elle devrait assumer en tant que Compagne était désormais si longue qu’elle commençait à se sentir dépassée. —Comment vais-je réussir à faire tout cela ? avait-elle demandé à Imenja un jour. La Deuxième Voix avait souri. —En déléguant. —En donnant du travail aux autres ? Mais comment saurai-je à qui je peux faire confiance ? —Je t’indiquerai qui est compétent pour quoi et, dans le cas contraire, tu ne tarderas pas à le découvrir par toi-même. Sache que je ne te reprocherai jamais les erreurs de quelqu’un d’autre. —Et si personne ne veut faire ce que je lui demande ? s’était inquiétée Reivan. Imenja avait éclaté de rire. —Tu verras : tu ne manqueras pas de Serviteurs prêts à t’aider – avides de le faire, même. Comme toi, ils sont ici pour se rendre utiles aux dieux, fût-ce indirectement. —Cela signifie-t-il qu’en leur donnant du travail je les récompenserai d’une certaine façon ? —Absolument. Bien que tu ne doives pas considérer la chose sous cet angle. Dis-toi plutôt que tu leur fais une faveur – que tu leur accordes une distinction en les choisissant pour assumer une tâche importante. La présence des Compagnons était requise durant de nombreux rituels et cérémonies dans lesquels ils n’avaient pourtant aucun rôle à jouer. Reivan soupçonnait qu’ils étaient là uniquement afin d’aller chercher quelque chose en cas de besoin. Sans doute était-ce pour cela que personne ne protestait quand Imenja l’emmenait avec elle. Ainsi, ce jour-là, la jeune femme devait assister au Rite du Soleil, une cérémonie de fertilité dont elle serait témoin pour la première fois, car celle-ci était destinée aux couples mariés – aux riches couples mariés. Seuls les participants et les Serviteurs restaient jusqu’à la fin, mais les Voix assistaient toujours au début. Ce rite suscitait une grande curiosité chez les jeunes Pentadriens – et encore plus chez les étrangers – parce que rares étaient les personnes qui en parlaient ouvertement. Les Serviteurs impliqués avaient juré de protéger l’intimité des participants, et ces derniers répugnaient généralement à décrire eux-mêmes leur expérience. En tant que peuple, les Avvènes considéraient les rapports entre époux comme faisant partie du domaine privé ; il était impoli d’en évoquer les aspects « techniques » en public. Cette réticence ne faisait qu’attiser les spéculations des étrangers. Pendant qu’elle se trouvait en Ithanie du Nord pour cartographier les mines, Reivan avait rencontré des tas de Senniens persuadés que son peuple se livrait à des orgies rituelles. Elle leur avait expliqué que seuls les couples mariés prenaient part à la cérémonie, mais ça n’avait pas eu l’air de les convaincre. Pour eux, du moment que ça touche au sexe, c’est forcément de la dépravation. Ils sont encore plus prudes que les Pentadriens. Je me demande si les Circliens sont pareils. Le mur incurvé du Temple de Hrun apparut devant la procession. Reivan scruta l’ombre encore lointaine de l’arche d’entrée. Il faisait de plus en plus chaud, et la jeune femme découvrait combien sa robe noire pouvait être inconfortable sous un soleil de plomb. Elle jeta un regard envieux aux esclaves qui marchaient devant elle, et qui ne portaient rien d’autre qu’un pantalon coupé aux genoux. Des gouttes de transpiration luisaient sur leur peau bronzée. Reivan repensa à une rumeur entendue peu de temps auparavant. Un des esclaves que l’armée avait libérés après la guerre venait de se marier avec une Servante. Reivan se demanda quel crime cet homme avait commis pour recevoir une telle condamnation. La Servante n’aurait sûrement pas épousé un violeur ou un meurtrier. Les hommes qui marchaient devant elle étaient-ils coupables de semblables atrocités ? Reivan les scruta d’un œil dubitatif. Forcer les criminels à travailler pour le Sanctuaire valait prétendument mieux que de les emprisonner dans une cellule. Tous les Serviteurs avaient assez de Talents pour se défendre au cas où l’un d’eux déciderait de faire du vilain. Tous, sauf moi, songea Reivan. J’espère que mes camarades Serviteurs se le rappelleront – ou, du moins, que ceux qui m’apprécient se le rappelleront et que les autres l’oublieront. Le palanquin d’Imenja atteignit l’entrée du Temple et disparut à l’intérieur. Les secondes qui suivirent parurent s’étirer à l’infini. Enfin, Reivan pénétra dans la pénombre de l’arche. Une délicieuse brise la rafraîchit aussitôt. Regardant devant elle, la jeune femme prit une inspiration émerveillée. Au bout d’un large couloir, deux portes grandes ouvertes révélaient une végétation luxuriante. Un bassin scintillait au milieu d’une vaste pelouse bordée d’arbres et de massifs de fleurs. Malgré l’absence de toit, des fontaines entretenaient l’humidité de l’air. On aurait dit une oasis au milieu du désert. En atteignant le bout du couloir, Reivan suivit les esclaves le long d’une promenade abritée qui faisait le tour du jardin. Des portes se découpaient dans le mur intérieur du Temple à intervalles réguliers. Elle estima leur nombre à une cinquantaine. Les quatre palanquins furent portés au fond du jardin et déposés sur le sol devant une estrade. Un Serviteur Dédié s’avança pour accueillir les Voix. Reivan éprouva un frisson de plaisir en le reconnaissant. C’était Nekaun, l’homme séduisant qui lui avait souhaité la bienvenue après qu’elle avait été ordonnée novice. La veille, elle avait appris qu’au terme des épreuves censées tester la puissance magique des candidats il demeurait éligible à la position de Première Voix. Elle le regarda saluer les quatre Voix et les inviter à prendre place sur les bancs apportés par des Serviteurs. Comme les autres Compagnons s’asseyaient au bord de l’estrade, Reivan les imita. —Que le Rite du Soleil commence, clama Imenja. Nekaun inclina la tête et se tourna face au jardin. Il frappa dans ses mains. Des Serviteurs sortirent par une porte latérale en file indienne. Ils entonnèrent une chanson à la fois solennelle et joyeuse, dans laquelle il était question d’amour et d’enfants. Reivan devina qu’il s’agissait des guides qui assisteraient les couples participant au rituel. Ceux-ci apparurent à leur tour, pieds nus et tous vêtus de la même tenue blanche très simple fournie par le Temple. Ils s’avancèrent sur l’herbe et s’immobilisèrent. Certains semblaient excités, d’autres nerveux. Certains avaient à peine atteint l’âge adulte, tandis que d’autres approchaient la quarantaine. Reivan remarqua quelques couples mal assortis – des mariages probablement arrangés pour des questions d’argent ou de statut. Des vieillards avec des jeunes filles ; des hommes laids avec des beautés éblouissantes. Il y avait même une dame âgée accompagnée d’un jouvenceau, et tous deux paraissaient satisfaits de leur situation. Je n’envie pas les devoirs des Serviteurs guides, songea Reivan. La chanson s’acheva. Nekaun s’avança sur la pelouse. —Le Rite du Soleil est un rituel très ancien, commença-t-il, initié par Hrun voici bien des millénaires. Son but est d’enseigner les arts du plaisir et les compétences nécessaires pour mener une vie de couple harmonieuse, afin d’aider à la création de nouvelles existences. Aujourd’hui, il est célébré dans tous les temples de l’Ithanie du Sud, et même dans certaines régions d’Ithanie du Nord où nous sommes toujours les bienvenus. »Vous resterez avec nous pendant un mois. Vous festoierez afin que le feu intérieur de la femme brûle ardemment, et vous, vous boirez jusqu’à plus soif afin que le puits de l’homme se remplisse de l’eau de la vie. Reivan se surprit à froncer les sourcils et corrigea très vite son expression. Certains des grands Penseurs du siècle précédent avaient déclaré que la croyance traditionnelle selon laquelle l’homme était la source de la vie et la femme le four où celle-ci se développait – et plus il était chaud, mieux c’était – ne reposait sur rien de concret. En disséquant des cadavres de femmes, ils n’avaient trouvé aucune trace de feu : pas de flammes, pas de cendres, pas de brûlures. Le feu avait besoin de combustible et d’air, et rien ne prouvait que le corps d’une femme en contenait. Puis, en comparant les organes d’hommes et de femmes fertiles et stériles, ils avaient conclu que la femme faisait pousser des graines dans son corps et que l’homme fournissait seulement l’engrais. Ce n’était pas une théorie populaire, et seuls quelques Penseurs la défendaient – même s’il avait été suggéré que plus l’homme fournissait d’engrais, plus fort et robuste serait l’enfant produit. Nekaun parlait toujours à la foule. Dans son discours, il était question d’exploration et d’apprentissage, de défis et de récompenses. Reivan laissa son attention dériver. J’imagine qu’en tant que Servante je suis censée soutenir la théorie du feu et de l’eau alors que mes lectures et mes conversations avec les chercheurs me poussent plutôt à croire celle des graines et de l’engrais. Mais… les dieux ne permettraient tout de même pas à leurs prêtres d’enseigner quelque chose de faux ? Nekaun avait fini de parler. Il frappa dans ses mains. Par une porte latérale se déversa un torrent de domestiques qui portaient des carafes ou des plateaux chargés de gobelets en céramique. Deux d’entre eux s’approchèrent de l’estrade et servirent à boire aux Voix, aux Compagnons et à Reivan, puis à Nekaun. Les autres offrirent des rafraîchissements aux Serviteurs qui se trouvaient dans le jardin. Chaque guide prit trois gobelets, les remplit et s’avança sur la pelouse pour choisir un couple. Reivan remarqua que les plus âgés tendaient à se diriger vers les couples comptant au moins un partenaire d’âge mûr. Lorsque tous les couples furent devenus trios, Nekaun leva son gobelet très haut. —Buvons à Hrun, le Donneur de Vie. —Hrun ! clamèrent en chœur les Voix, les Compagnons, les Serviteurs et les participants. Nekaun porta le gobelet à ses lèvres, et tout le monde but avec lui. C’était un alcool étonnamment fort, parfumé aux fruits et aux épices. —Buvons à Sheyr, roi des dieux. —Sheyr ! Ce n’était pas le seul rituel durant lequel le premier des dieux était mentionné après un dieu de rang inférieur. Par exemple, dans les nombreux rituels des Serviteurs guerriers, Alor était toujours cité en premier. Nekaun venait justement de prononcer son nom. —Buvons à Alor, le Guerrier. —Alor ! Trois gorgées d’alcool avaient réchauffé le ventre de Reivan. Cette boisson était délicieuse. Dommage que le gobelet soit si petit. —Buvons à Ranah, déesse de la Lune. —Ranah ! Désormais, l’alcool commençait à lui chauffer le sang. La jeune femme observa avec regret le fond de son gobelet. —Buvons à Sraal, le Marchand d’mes. —Sraal ! Reivan avala la dernière gorgée et scruta tristement son gobelet vide. Elle se demanda quel était le nom de cette boisson, et s’il s’agissait d’une boisson sacrée réservée au Temple de Hrun ou si on pouvait en acheter quelque part. —Ça ne fait pas partie du rituel, murmura Vervel. Levant les yeux, Reivan vit que Nekaun se déplaçait parmi les couples pour saluer chacun d’eux personnellement. —Non, acquiesça Imenja. Les Serviteurs en Chef du Temple de Hrun ont toujours eu la liberté d’enjoliver la cérémonie. —J’aime sa façon de faire, déclara Genza en observant Nekaun. Ça rassure les participants. (Elle se tourna vers Imenja.) Alors, qu’en penses-tu ? Imenja eut un sourire en coin. —De sa nomination éventuelle au poste de Première Voix ? Il me semble qu’il pourrait assez bien s’adapter à ce rôle. Shar gloussa. —Et rapidement, je n’en doute pas. —Il est très populaire, fit remarquer Genza en reportant son attention sur Nekaun. —Chez les Serviteurs, oui. Et auprès du peuple ? s’enquit Vervel. —Le peuple n’a pas de raison de ne pas l’apprécier. C’est difficile d’offenser quiconque quand on est Serviteur en Chef du Temple de Hrun. —Un rôle dont il s’acquitte à la perfection, murmura Imenja. (Elle plissa les yeux en considérant Nekaun) j’avoue que c’est l’un de mes candidats préférés. Les autres ont plus d’expérience, mais ils sont moins… Elle n’acheva pas sa phrase. Nekaun revenait vers eux. Arrivé au bord de la pelouse, il se tourna vers les couples pour ajouter quelque chose. Reivan n’entendit pas ce qu’il disait : elle était trop occupée à écouter les Voix derrière elle. —… Séduisants ? Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, la jeune femme vit Genza fixer les yeux sur Imenja en haussant un sourcil suggestif. Imenja rit tout bas. —Charismatiques, la corrigea-t-elle. Les deux Voix se remirent à observer Nekaun. Reivan leva les yeux et l’entendit annoncer le début des leçons. Les Serviteurs entonnèrent un nouveau chant et entraînèrent les couples hors du jardin. Chaque trio se dirigea vers l’une des portes ouvertes dans le mur intérieur du temple. Ils entrèrent, et les portes se refermèrent derrière eux, étouffant leur chant. Derrière eux, le jardin demeura silencieux et vide. Imenja se leva, et les autres Voix l’imitèrent. Lorsque Reivan se mit debout à son tour, la tête lui tourna. Un domestique s’approcha pour ramasser les gobelets vides. Nekaun les rejoignit en souriant avec une satisfaction évidente. —C’était une très belle cérémonie, Serviteur Dédié Nekaun, le félicita Imenja. Il inclina la tête. —Merci, Deuxième Voix. Et merci à vous tous d’y avoir participé. L’expression d’Imenja se fit grave. —Nous l’avons toujours fait. Cette année, alors que nous pleurons nos disparus, il est d’autant plus important que nous nous réjouissions de la création de nouvelles vies. Cela nous redonne espoir. Nekaun acquiesça. —De fait. Allez-vous regagner le Sanctuaire dès maintenant, ou resterez-vous pour participer au banquet ? —Je suis navrée, mais nous ne pouvons pas nous attarder. Comme toujours, nous avons beaucoup à faire. —Dans ce cas, laissez-moi vous raccompagner. Reivan observait attentivement Nekaun. Elle essaya de l’imaginer fier et tout-puissant comme Kuar l’avait été, plutôt qu’affable et bienveillant comme il l’était en ce moment, et elle n’y parvint pas. Une chose est sûre, songea-t-elle. S’il devient Première Voix, il ne ressemblera en rien à son prédécesseur. Et j’ignore si c’est une bonne ou une mauvaise chose. Comme la platène tournait dans la rue, Auraya fut soulagée de voir qu’il n’y avait pas de foule massée devant l’hospice. Quatre gardes se tenaient devant la porte, en alerte et prêts à appeler à l’aide leurs camarades qui se trouvaient à l’intérieur au cas où surviendrait un problème qu’ils ne seraient pas assez nombreux pour régler. La surveillance avait été renforcée après que plusieurs brutes eurent attaqué deux vigiles quelques nuits auparavant, permettant à un gang de malfrats de s’introduire dans l’hospice. Les intrus avaient cassé une partie du mobilier et volé des fournitures, mais n’avaient rien endommagé ou dérobé d’irremplaçable. Personne n’avait vu les pillards, mais on avait retrouvé les gros bras engagés pour neutraliser les vigiles. Ils avaient affirmé que leurs employeurs étaient de riches jeunes gens originaires des beaux quartiers. Un ouvrier repeignait hâtivement un morceau de façade. Auraya lut dans son esprit que, la nuit précédente, quelqu’un avait distrait les gardes et écrit sur le mur une phrase injurieuse pour les Tisse-Rêves. Elle réprima un soupir. Cette hostilité était inévitable. Les gens renonçaient rarement à leurs préjugés en l’espace de quelques jours, même s’il semblait que ce soit la volonté des dieux. Si la décision appliquée par le clergé ne leur plaisait pas, ils décidaient que les prêtres avaient commis une erreur d’interprétation. Et ils ont peut-être raison, songea Auraya. Mes ordres proviennent de Juran, et pas directement des dieux. Pourtant, si les dieux avaient désapprouvé la création de l’hospice, ils auraient certainement mis un terme au projet. L’ouvrier leva la tête. À la vue d’Auraya, il écarquilla les yeux. Il donna encore quelques coups de pinceau rapides, puis se dépêcha de rentrer dans le bâtiment. Comme la platène s’arrêtait devant l’entrée, les gardes redressèrent le dos et firent le signe du cercle. Auraya saisit le paquet posé sur la banquette à côté d’elle et descendit de voiture. Elle s’approcha de la porte de l’hospice et l’ouvrit d’une poussée magique. Lorsqu’elle pénétra dans le hall, plusieurs visages se tournèrent vers elle. Elle perçut le soulagement des prêtres et lut dans leur esprit qu’ils avaient attendu son arrivée dans un silence gêné. Leur malaise était dû aux cinq Tisse-Rêves qui se tenaient calmement derrière Raeli. Malgré leur air détendu, Auraya perçut en eux un peu de peur mélangée à leur curiosité et à leur excitation. Elle sourit aux prêtres et aux Tisse-Rêves et, comme toujours, fut vaguement surprise de constater combien un geste si simple pouvait dissiper de tension. —Merci d’être venus, commença-t-elle en dévisageant tour à tour chacune des personnes présentes. Ce que nous allons entreprendre aujourd’hui est une tâche noble, mais qui ne sera pas dénuée de danger. Des événements récents m’ont convaincue qu’une cérémonie d’inauguration publique risquerait de dégénérer, et je sais que vous êtes tous d’accord avec moi sur ce point. C’est pourquoi nous allons célébrer cette occasion discrètement et en privé. »Conseillère Tisse-Rêves Raeli, grand prêtre Teelor, veuillez-vous approcher. Les deux personnes interpellées obtempérèrent dignement. Auraya défit le paquet, révélant une plaque en bois gravée de lettres dorées. « Pour le bien de tous. » Elle perçut l’approbation des guérisseurs. Cette plaque était une idée de Danjin, et c’était également lui qui avait choisi l’inscription. Il la trouvait dûment ironique, puisque la politique des Tisse-Rêves voulant qu’ils ne refusent leur aide à personne allait contribuer à provoquer leur chute. Aux yeux d’Auraya, c’était un rappel de la raison pour laquelle elle faisait tout ça : sauver des âmes susceptibles de se détourner des dieux. Par-dessus leur épaule, Raeli et Teelor jetèrent un coup d’œil vers l’entrée du couloir, où deux escabeaux avaient été disposés. Deux chaînes pendaient du plafond, à la même distance l’une de l’autre que les crochets fixés sur le bord supérieur de la plaque. Auraya tendit celle-ci aux deux guérisseurs. Ils en prirent chacun une extrémité, la portèrent ensemble jusqu’à l’entrée du couloir, gravirent les degrés d’un même pas et la suspendirent aux chaînes. Lorsqu’ils la lâchèrent, Auraya écarta les mains en un geste théâtral. —Je déclare l’hospice ouvert. Prêtres et Tisse-Rêves se détendirent. Redescendant de leur perchoir, Teelor et Raeli se tournèrent l’un vers l’autre. Un sourire s’inscrivit sur le visage du premier et, en réponse, le coin des lèvres de la seconde se retroussa légèrement. —Tout est en place, déclara Auraya. Il ne nous manque plus que des patients. Teelor et Raeli échangèrent un regard. —En fait, nous avons déjà soigné deux personnes la nuit dernière, révéla le grand prêtre. Une femme qui avait des difficultés à accoucher et un vieil homme malade des poumons. —La femme et son bébé se portent bien, ajouta Raeli. Quant au vieil homme… (Elle haussa les épaules.) Il est affligé par l’âge autant que par la maladie, me semble-t-il. Nous l’avons soulagé de notre mieux. Teelor haussa les sourcils. —Comme quoi les Tisse-Rêves ne peuvent pas tout guérir, murmura-t-il à Auraya. Raeli eut un sourire en coin. —L’âge n’est pas une maladie, mais un processus naturel. Au bout de plusieurs millénaires d’études, nous ne nous faisons plus d’illusions sur ce qui est possible ou non. Le grand prêtre gloussa. —Ça ne m’étonnerait pas que vous invoquiez cette excuse chaque fois que vous échouerez à guérir quelqu’un, la taquina-t-il. Auraya les observait, stupéfaite. Ces deux-là paraissaient avoir développé du respect l’un pour l’autre, et peut-être même le commencement d’une amitié. Comment cela s’était-il produit ? En scrutant leur esprit, elle y vit des souvenirs d’une longue nuit passée à lutter ensemble pour sauver la mère et son bébé. L’expérience avait été enrichissante pour eux deux. Une étincelle d’espoir jaillit dans le cœur d’Auraya, et fut aussitôt étouffée par sa conscience de l’objectif réel de l’hospice. Mais la culpabilité qui la taraudait était quelque peu apaisée par le fait qu’en apprenant les techniques des Tisse-Rêves les prêtres guérisseurs pourraient aider beaucoup, beaucoup plus de gens. Soudain, tout le projet lui apparut sous un jour nouveau. Peu de chose dans la vie possédait seulement des aspects et des effets positifs. Et, l’un dans l’autre, l’hospice ferait plus de bien que de mal. Ce qui était une façon de penser typique des Tisse-Rêves. Chapitre 12 Vous commencez à être un peu grande pour ça, protesta mollement Teiti. Cela dit, je suppose que c’est bon pour vous d’avoir aussi des amis à l’extérieur du palais. Imi grimaça. —Mais non, je ne suis pas trop grande ! Il y a des tas d’enfants plus vieux que moi. Sa tante jeta un coup d’œil vers l’autre bout de la piscine et fronça les sourcils d’un air désapprobateur. —Je sais. Suivant son regard, Imi vit que la foule habituelle s’était rassemblée au bord de l’extrémité la plus profonde du bassin. Contrairement aux garçonnets et aux fillettes qui s’éclaboussaient avec force piaillements ravis, les adolescents paressaient comme s’ils étaient au-dessus de ces jeux enfantins. Beaucoup étaient en couple et se tenaient par la main. Non loin de là, quelques enfants un peu plus jeunes les imitaient. Mais la plupart d’entre eux n’avaient pas encore surmonté leur aversion pour le sexe opposé, et leurs tentatives pour imiter le sérieux de leurs aînés se terminaient généralement en bagarre aquatique. Ce fut vers ce groupe qu’Imi se dirigea une fois entrée dans l’eau. Parmi eux se trouvait un garçon appelé Rissi qui racontait souvent ses voyages à la surface avec son marchand de père, et qui se vantait de connaître des moyens de faire sortir des choses de la cité en douce. Elle voulait lui parler. Les autres enfants la regardèrent approcher avec un intérêt mâtiné de méfiance tandis qu’elle nageait vers eux. Ils la laissaient toujours participer à leurs jeux et écouter leurs conversations. Imi espérait que c’était parce qu’ils l’aimaient bien, et pas parce qu’ils n’osaient pas chasser une princesse. Rissi lui adressa un grand sourire comme elle se hissait sur le bord de la piscine à côté d’eux. —Bonjour, princesse, la salua-t-il. —Bonjour, répondit Imi. De nouvelles aventures à raconter ? Le jeune garçon fronça le nez. —Père a découvert que j’avais séché des cours. Il ne veut pas que je l’accompagne pendant son prochain voyage. Imi fit une moue compatissante. —Ce n’est vraiment pas de chance. —L’anniversaire du roi est dans trois jours, lança une des filles. Je parie que vous êtes impatiente. Imi sourit. —C’est vrai. —Vous avez déjà décidé qui vous emmèneriez avec vous ? C’était la troisième fois qu’elle lui posait la question depuis des semaines. Au début, Imi n’avait pas compris ce qu’elle voulait dire par « emmener », puisqu’elle vivait déjà au palais. Puis, la veille, elle avait compris que cette fille voulait assister à la fête, et qu’elle espérait que la princesse l’inviterait. —Je n’ai pas encore eu l’occasion d’en discuter avec Père, répondit Imi. (Elle soupira.) Il est très occupé. Je ne l’ai pas vu depuis une semaine. Les autres enfants émirent de petits bruits désolés et changèrent de sujet. Imi écouta leur conversation en posant des questions de temps en temps. Au début, ils fronçaient les sourcils ou riaient sous cape quand elle demandait des choses qui leur paraissaient évidentes, mais plus elle en apprenait sur leur vie, moins elle se ridiculisait. Les chamailleries commencèrent, et les garçons se mirent à se bagarrer. Pour une fois, Rissi ne se jeta pas dans la mêlée, même s’il regarda faire ses camarades en souriant. Imi se rapprocha de lui et l’appela. Il lui jeta un coup d’œil surpris. —Si ton père ne veut pas t’emmener à la surface, pourquoi n’y vas-tu pas tout seul ? suggéra-t-elle. Rissi fixa les yeux sur elle, puis secoua la tête. —Je serais puni. —Tu l’es déjà, fit remarquer Imi. Il éclata de rire. —Vous avez raison. Autant faire ce que je veux. Mais où irais-je ? – Je connais un endroit. J’ai entendu quelqu’un en parler il y a quelques semaines. Un endroit qui abrite un trésor. À la façon dont Rissi la dévisagea, Imi sut qu’elle avait éveillé sa curiosité. —Où ça ? Elle s’écarta un peu de lui en nageant. —C’est un secret. —Je ne le répéterai à personne. —Vraiment ? Et si on te surprenait dans le Tunnel Principal ? Tu devrais expliquer ce que tu faisais là. —Je ne dirais rien. —Et si ton père menaçait de ne plus jamais t’emmener à la surface ? Là, je parie que tu craquerais. Rissi détourna les yeux, puis ramena son regard vers Imi. —Peut-être. Mais je ne passerais pas par le Tunnel Principal. La fillette feignit la surprise. —Il y a un autre moyen d’accéder à la cité ? Rissi la dévisagea. —D’y entrer, non. On ne peut l’utiliser que pour en sortir, à cause des courants. Imi se rapprocha de lui et baissa la voix. —Si tu me montres ce chemin, je te montre le trésor. Le jeune garçon prit un air pensif et ne répondit pas tout de suite. —Ce serait beaucoup plus marrant que de traîner ici toute la journée, fit valoir Imi. —Vous promettez de me montrer le trésor ? —Je te le jure. —Sur la vie de votre père ? C’était un serment courant chez les enfants ; pourtant, Imi hésita. – Sur la vie de mon père, je jure de te montrer le trésor si tu me montres le chemin secret pour quitter la cité. Rissi hocha la tête et lui décocha un large sourire. —Suivez-moi. Surprise, Imi cligna des yeux. —Tu veux y aller maintenant ? —Pourquoi pas ? Elle jeta un coup d’œil à Teiti, qui l’observait avec attention. —Attends. Il faut détourner l’attention de ma tante ; sinon, elle me retiendra. —Inutile, la contra Rissi. On peut y accéder depuis ce bassin. Elle vous verra plonger, et elle ne saura pas où vous êtes remontée à la surface. Le temps qu’elle comprenne que vous avez disparu, nous serons déjà loin. C’était l’occasion que la fillette attendait. Pourtant, elle hésita. Teiti allait être furieuse ! Rissi haussa les sourcils d’un air moqueur. —Quoi, vous avez peur de vous faire gronder ? Imi déglutit et secoua la tête. —Non. Montre-moi. Le jeune garçon s’avança vers l’endroit où l’eau était plus profonde et plongea. Imi prit une grande inspiration, espérant que Teiti croirait qu’ils jouaient à qui pouvait retenir sa respiration le plus longtemps. Puis elle l’imita. Rissi se dirigea vers l’endroit où se tenaient les enfants plus âgés. Il nageait vite, forçant Imi à se démener pour le suivre. L’entrée d’un tunnel apparut devant eux, et la fillette sentit le courant qui assurait la fraîcheur du bassin l’aspirer à l’intérieur derrière Rissi. Jamais encore elle ne s’était aventurée dans ce tunnel. Mais elle faisait confiance à son jeune compagnon : il ne l’entraînerait pas là-dedans si le passage n’émergeait pas à l’air libre avant qu’ils soient obligés de reprendre leur souffle. Bientôt, Imi aperçut les ondulations de la surface au-dessus d’elle. Rissi remonta, se remplit les poumons et plongea de nouveau. En l’imitant, Imi aperçut brièvement un quartier plus modeste de la cité. Ils longèrent plusieurs autres tunnels et, chaque fois qu’ils refaisaient surface, l’eau et les maisons devenaient plus crasseuses. Avec une grimace de dégoût, Imi se rendit compte qu’ils nageaient dans les courants qui charriaient les ordures à l’extérieur de la cité. Elle fit très attention à ne pas avaler d’eau. Le courant forcit encore. En émergeant près d’un mur à demi effondré, les deux enfants s’accrochèrent aux pierres du bord pour ne pas être emportés. Rissi dévisagea gravement Imi. —C’est le dernier tronçon. Il débouche dans la mer. Une fois de l’autre côté, nous ne pourrons plus regagner la cité que par le Tunnel Principal. Mais si vous préférez, nous pouvons sortir de l’eau maintenant et rebrousser chemin à pied. Imi regarda dans la direction vers laquelle le courant se précipitait – un courant qui les entraînerait dans ce dernier tunnel sans qu’ils puissent lui résister. Si le passage était bloqué par un obstacle ou si Imi s’accrochait à quelque chose, elle risquait de s’y noyer. —Combien de fois es-tu déjà passé par là ? demanda-t-elle. Rissi grimaça. —Une seule. Le cœur de la fillette battait la chamade. Elle se rendit compte quelle était terrifiée. —Ce n’est pas une bonne idée. —Nous ne sommes pas obligés de le faire. Je ne dirai rien aux autres, promit Rissi. Mais puisque je vous ai montré le chemin secret pour quitter la cité, vous devez me révéler l’emplacement du trésor. Imi le dévisagea, pleine de frustration et de colère. Il ne lui avait pas dit que ce serait si dangereux. D’un autre côté, il était déjà passé par là, et il avait survécu. Ça ne devait pas être si difficile. Elle n’avait qu’à laisser le courant l’emporter jusqu’à la mer. Rassemblant tout son courage, Imi toisa son compagnon d’un air de défi. —Pas avant qu’on soit de l’autre côté. Rissi éclata de rire et poussa une exclamation joyeuse. —Allons-y ! Tâchez de rester au milieu du tunnel. Et remplissez-vous les poumons au maximum. Je vous tiendrai le plus longtemps possible. Prête ? À trois. Un, deux… Imi avait le cœur dans la gorge, mais elle parvint à inspirer une grande goulée d’air. —… Trois ! Ils plongèrent dans le courant. Rissi lui saisit le poignet et le serra très fort tandis que les ténèbres les aspiraient. Imi se demanda comment elle était censée rester au milieu du passage alors qu’elle ne voyait rien. Puis elle s’aperçut qu’elle distinguait vaguement les parois qui défilaient à toute allure autour d’elle. De minuscules tortillons lumineux décoraient leur surface. Des lumivers, songea-t-elle. Leur présence indiquait à quel point l’eau était sale. Mais Imi était trop terrifiée pour penser au risque d’infection. Jamais elle ne s’était aventurée si loin auparavant ; elle était sûre qu’elle allait s’écraser contre le mur avant qu’ils aient atteint la sortie. Le tunnel s’incurvait de droite et de gauche. Les deux enfants durent se démener frénétiquement pour ne pas heurter les saillies rocheuses. Au passage, Imi aperçut toutes sortes de choses répugnantes coincées dans des fissures – dont un crâne. Alors que ses poumons commençaient de la brûler, elle franchit un virage et vit que le courant l’entraînait vers une bande bleu foncé. Rissi la lâcha et jaillit à travers l’étroite faille. D’une ruade, Imi parvint à l’imiter sans toucher les bords. Le courant diminua et mourut. Regardant derrière elle, la fillette vit une paroi rocheuse s’estomper dans les ondulations de l’eau. En contrebas, elle aperçut le fond sous-marin. Dans toutes les autres directions s’étendait un bleu liquide et insondable, au potentiel quelque peu effrayant. Mais Imi n’eut pas le temps de s’attarder sur cette pensée : son besoin d’air était trop pressant. Elle se propulsa vers la surface. Comme elle émergeait à l’air libre, elle ouvrit grand la bouche et inspira éperdument. Avant qu’elle ait pu se remplir les poumons, de l’eau recouvrit sa tête, et Imi en avala un peu. Elle se mit à tousser et prit conscience qu’elle devait faire des efforts pour se maintenir en surface. —Rissi ! appela-t-elle, paniquée. —Oui, Imi ? Il y eut une pause, puis la tête du jeune garçon apparut devant elle. —Pourquoi ça bouge autant ? haleta Imi. Il y a une tempête ? Rissi éclata de rire. —Non. Juste des vagues. C’est parfaitement normal. (Il grimaça.) Vous n’étiez encore jamais sortie de la cité, n’est-ce pas ? —Si ! Mais la mer n’était pas si… agitée. En remuant les jambes, Imi s’aperçut quelle parvenait à suivre les ondulations des vagues. —Bon ! et maintenant, on va où ? s’enquit Rissi. —Quoi ? —Où est le trésor ? —Oh ! (Imi rassembla ses esprits.) Près de l’île de Xiti. Son compagnon la dévisagea d’un air consterné. —Xiti ! —Oui. Tu connais le chemin ? Comme Rissi secouait la tête, la déception gagna Imi. —Oh ! j’aurais dû te demander d’abord. —Je sais où se trouve Xiti, la détrompa le jeune garçon. Mais c’est loin d’ici. Il nous faudrait des heures pour l’atteindre. La flamme de l’espoir se ralluma dans le cœur d’Imi. —Combien d’heures ? Rissi secoua de nouveau la tête. —Trois. Peut-être quatre. —Ce n’est pas si terrible. On pourrait être rentrés ce soir. —Combien de temps faudra-t-il pour récupérer votre fameux trésor ? (Il fixa sur elle un regard sévère.) Et de quoi s’agit-il, au juste ? Je ne nage pas toute la journée si ça n’en vaut pas la peine. Imi sourit. —Ça en vaut la peine. J’ai entendu des marchands dire qu’ils avaient trouvé des clochettes de mer grosses comme le poing. Les yeux du jeune garçon brillèrent. —Vraiment ? Pourquoi ne les ont-ils pas ramassées eux-mêmes ? —Parce que… (Imi réfléchit. Rissi changerait-il d’avis si elle mentionnait les terrestres ?) Parce qu’ils attendent qu’elles grossissent encore. —Ah ! Je suppose qu’ils ne remarqueraient pas l’absence de quelques-unes d’entre elles. Mais… ce serait du vol, Imi. Et si on se faisait prendre ? —« Les produits de l’océan n’appartiennent à personne tant qu’ils n’ont pas été ramassés », cita la fillette. Les lèvres de Rissi frémirent, et un large sourire éclaira son visage. —Je serai riche ! s’exclama-t-il. (Puis il fronça les sourcils.) Mais vous, vous l’êtes déjà. À quoi vous serviront ces clochettes ? —Je veux les offrir à mon père pour son anniversaire, expliqua Imi. —Alors c’est ça… (Le jeune garçon éclata de rire.) De toute façon, nous sommes déjà sortis de la cité et nous serons punis à notre retour. Autant aller jusqu’au bout. Venez. Il plongea. Imi prit une grande inspiration et piqua sous les vagues à sa suite. Surpris, Mirar détaillait les mets qui recouvraient la table improvisée. Un bol de soupe fumait devant lui. Sur un épais morceau de bois reposait une masse enveloppée de feuilles qui sentait la viande rôtie et les herbes. Elle était encadrée d’un côté par un saladier plein de racines fraîches et de l’autre par un plat de tubercules bouillis. Un dernier récipient débordait de fruits mûrs. —Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. —Un festin, répondit Emerahl. —C’est ça qui t’a occupée toute la matinée ? —Essentiellement. —En quel honneur ? —Nous avons quelque chose à fêter. —Tiens donc ! Quoi ? Emerahl posa sur la table les deux gobelets que Mirar avait taillés dans du bois et se redressa. —Je n’ai pas détecté tes émotions depuis plus d’une semaine. C’est suffisant pour prouver que tu maîtrises de nouveau l’art de dissimuler ton esprit. Mirar plissa les yeux. —Il doit y avoir autre chose. —Selon toi, pouvoir enfin quitter cette grotte n’est pas une raison suffisante de se réjouir ? Emerahl produisit une petite outre qu’elle approcha des gobelets. Du roseau qui servait d’embout s’écoula un filet de liquide pourpre. Son arôme était familier à Mirar, même s’il ne l’avait pas senti depuis des siècles. Du teepi, la liqueur des Siyee. —Comment l’as-tu obtenu ? —En faisant du troc avec les Siyee. —Ils sont revenus ? —Tôt ce matin. Je crois qu’ils ont peur que je dépérisse. Ou que j’aie décidé de rester. —Mmmh. (Mirar prit son gobelet et sirota une gorgée d’alcool qui lui réchauffa la gorge.) Heureusement que j’ai réussi à dissimuler mes pensées. Nous ne pourrons pas rester ici beaucoup plus longtemps. —En effet, acquiesça Emerahl. (Elle s’assit et saisit son bol de soupe.) Ils m’ont également donné un girri. Comme il fallait que je le fasse cuire aujourd’hui, j’ai pensé que je pouvais en profiter pour nous préparer un festin. Ce n’est pas comme si j’avais beaucoup d’autres occupations… Mirar la regarda boire sa soupe. —Tu commences à t’ennuyer avec moi, pas vrai ? Emerahl eut un sourire en coin. —Non. Tu ne m’as jamais ennuyée, Mirar. En fait, je te trouve même un peu trop intéressant pour mon propre bien. Il gloussa. Là, c’était fait. Elle avait fini par lui tendre une perche. Il avait bien remarqué la façon dont elle le regardait, parfois. D’un air pensif. Curieux. Admiratif. Il l’attirait toujours. La réciproque était-elle encore vraie ? Mirar repensa aux fois où, jadis, les circonstances les avaient poussés dans les bras l’un de l’autre, et il sentit la flamme du désir se rallumer en lui. Oui, songea-t-il. La réciproque est encore vraie. —Aujourd’hui, dit Emerahl en reposant son bol vide sur le côté, je me suis demandé si d’autres Indomptés avaient survécu. Elle leva les yeux vers lui comme pour quêter son opinion. Mirar but une autre gorgée de teepi pour se donner le temps de s’arracher à des souvenirs fort agréables. —J’en doute, répondit-il. Emerahl fit la moue. Ce qui lui rappela une autre occasion où elle avait fait la moue en s’interrogeant sur la suite des événements. Il s’en souvenait très bien : elle était nue et allongée près de lui. Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées. —Si nous sommes toujours vivants toi et moi, pourquoi pas eux ? insista Emerahl. Nous savons que l’Oracle a été tuée, et le Fermier aussi, mais qu’est devenu le Goéland ? Que sont devenus les Jumeaux et le Bâtisseur ? —Le Bâtisseur est mort. Il s’est suicidé quand ses créations ont été détruites. Elle le dévisagea, horrifiée. —Pauvre Heri. Mirar haussa les épaules. —Il était vieux. Le plus vieux de tous, à l’exception de l’Oracle – et elle était à moitié folle. —Le Goéland et les Jumeaux étaient plus jeunes, dit pensivement Emerahl. Et le Bibliothécaire ? —Je ne sais pas. Je doute qu’il veille encore sur la Bibliothèque de Soor. Elle était déjà en ruine avant la Guerre des Dieux. Emerahl soupira. Il la dévisagea attentivement. Son désir pour elle était toujours là, bien que mis en sourdine par leur conversation. Elle était trop distraite. S’il parvenait à ramener son attention vers lui, que ferait-elle ? —C’est un sujet trop morbide pour une fête, dit-il. S’emparant d’un fruit, il en coupa une tranche. Emerahl pivota pour l’observer, mais son regard était lointain – ailleurs. Mirar tendit le bras pour approcher le morceau de fruit de sa bouche. —La vie est trop longue pour laisser passer la moindre occasion de plaisir, murmura-t-il. Emerahl plissa les yeux. —J’ai déjà entendu ça… —Il y a longtemps. Je me demandais si tu t’en souviendrais. —Je ne vois pas comment j’aurais pu oublier. Elle prit le morceau de fruit. Mirar fixa les yeux sur celui-ci d’un air entendu. —Tu partages avec moi ? Les pupilles d’Emerahl s’écarquillèrent. Puis un sourire s’épanouit lentement sur son visage. —Tu sais bien que je ne suis pas une égoïste. Elle se leva et contourna la table, les yeux brillants. Plaçant le morceau de fruit entre ses lèvres, elle se pencha en avant et offrit le bout qui dépassait à Mirar. Oh ! oui ! songea celui-ci. Il prit Emerahl par la taille, l’attira contre lui et mordit dans le fruit. Leurs bouches se collèrent l’une à l’autre autour de la chair juteuse et acidulée. Mirar sentit les mains d’Emerahl glisser dans son dos et savoura la finesse de sa taille sous ses propres paumes. Son sang s’embrasa, et il sentit Emerahl s’enflammer en retour. Soudain, le désir le submergea. Il se surprit à faire basculer Emerahl sur son lit et à tenter de la déshabiller en même temps. Mais l’avidité le rendait maladroit. Emerahl rit et le poussa sur le dos, puis se mit à califourchon sur ses jambes. Elle ôta sa robe d’un geste vif et la jeta sur le côté. Mirar retint son souffle à la vue de ses seins parfaits. Elle était d’une beauté sublime – mais cela n’avait rien d’extraordinaire pour quelqu’un qui pouvait changer son apparence à volonté. Emerahl repoussa ses mains le temps de lui enlever son gilet et sa tunique. Puis sa main descendit vers le cordon de son pantalon, qu’elle dénoua prestement. Elle tira le vêtement vers le bas et leva les yeux vers Mirar avec un large sourire. Sans un mot, elle glissa le long de son bassin, et Mirar sentit sa chaleur commencer de l’envelopper. Non ! Cette pensée ne venait pas de lui. Une émotion le traversa, mettant ses nerfs à vif. Il était incapable de mettre un nom dessus. De l’horreur ? De la colère ? Choqué et confus, il hoqueta. Il lui semblait que tout son être s’abîmait dans l’affliction. Un froid glacial éteignit les flammes de son sang tandis qu’une volonté se dressait pour combattre la sienne. Leiard ! —Non ! protesta-t-il en s’asseyant si brusquement qu’Emerahl en fut déséquilibrée. Espèce de salaud ! Emerahl se redressa et le dévisagea. —Je suppose que ce n’est pas à moi que tu parles, lâcha-t-elle sèchement. Mirar ne put répondre. Il devait mobiliser toute sa volonté pour garder le contrôle de son corps. —Je ne peux pas te laisser faire ça, déclara Leiard. Je ne peux pas te laisser trahir Auraya une seconde fois. —Auraya ne compte pas ! fulmina Mirar. Tu ne peux pas être avec elle. Tu n’existes même pas ! Emerahl observait sa lutte intérieure, les yeux plissés. Mirar sentit la volonté de Leiard s’affaiblir. Il prit une grande inspiration et tenta de maîtriser sa colère. —Non, ce n’était pas à toi que je parlais. C’était à lui. Il m’a arrêté. Je n’arrive pas à croire que… Je pensais… —Que si tu ne le laissais pas reprendre le contrôle, il te ficherait la paix ? acheva Emerahl à sa place. (Elle secoua la tête et descendit de son lit.) Je t’avais prévenu que ça ne serait pas si simple. —Que suis-je censé faire ? s’exclama Mirar en se levant et en remontant son pantalon d’un geste rageur. (S’il avait été possible de mourir d’humiliation, c’est sûrement ce qu’il aurait fait à cet instant.) Compte-t-il m’empêcher d’avoir des relations intimes à partir de maintenant, pour la seule raison qu’il ne veut pas tromper cette… cette… ? —Auraya. Emerahl ramassa sa robe et l’enfila. Qu’elle accepte si facilement sa brusque impuissance était encore plus mortifiant que si elle s’était moquée de lui. Elle aurait au moins pu feindre la surprise. —Tu dois accepter le fait que Leiard fait partie de toi, dit-elle. Il ne peut éprouver aucun sentiment que tu ne nourrisses toi-même. —De toute évidence, si. Je ne suis pas amoureux d’Auraya. Emerahl se tourna vers lui et sourit. —Une petite partie de toi l’est. Une petite partie qui ne te plaît guère, malheureusement. Mais tu dois l’accepter – comme toutes les autres choses que Leiard révèle sur ta face cachée. Sinon… (Elle secoua la tête.) Je crains que tu ne redeviennes jamais complètement toi-même. —Tu ne peux pas en être sûre. —Non, mais je suis prête à parier là-dessus. Elle revint vers la table et se rassit à sa place. Déballant le girri rôti, elle arracha de petits morceaux de viande avec les doigts. —Mange. Je ne suis pas vexée. Un peu frustrée, et peut-être un peu embarrassée, mais pas vexée. —Tu es embarrassée ? marmonna Mirar. Moi, je suis totalement humilié. Jamais encore je n’avais… —Mange, répéta Emerahl. Je n’ai pas besoin que tu me récites encore une fois la longue liste de tes prouesses sexuelles. Pas maintenant, et certainement pas pendant le repas. Mirar secoua la tête. Sa colère était retombée, ne laissant derrière elle qu’une émotion sombre et déprimante à laquelle il ne voulait pas s’abandonner. Il s’assit au bord de son lit et foudroya du regard le festin préparé par sa compagne. Avisant l’outre de teepi posée sur la table, il remplit son gobelet, le vida d’un trait et le remplit de nouveau. Tandis que l’homme entrait dans l’eau, Teiti se détourna et se dirigea vers l’entrée principale de la caverne. Là, un autre garde interrogeait les visiteurs. Elle allait l’envoyer au palais. Il était temps d’informer le roi de la disparition de sa fille. Chapitre 13 Les deux veez se tournaient lentement autour en agitant la queue. Auraya soupira et secoua la tête. —Ils ont oublié qu’ils étaient adultes. Mairae éclata de rire. —Oui. Ils sont comme des enfants qui ne savent communiquer qu’en se battant et en s’insultant. Poussière d’Etoile se jeta sur Vaurien, et les deux petites créatures se changèrent en un tourbillon indistinct de fourrure, de pattes et de queues touffues. Mairae gloussa. —Où en est le dressage de Vaurien ? —Plus aucune serrure mécanique ne peut lui résister, répondit sèchement Auraya, et il est beaucoup plus réceptif à la télépathie maintenant que j’arrive à retenir son attention pendant plus de deux secondes. Non seulement j’arrive à lui parler par la pensée, mais maintenant, il me répond. Les deux veez se séparèrent. Plantés l’un face à l’autre, ils se lancèrent quelques invectives, puis affectèrent simultanément un ennui suprême et entreprirent de se nettoyer. —As-tu rencontré Keerim ? s’enquit Mairae. —Non. —C’est un célèbre dresseur de veez somreyan, actuellement en visite à Jarime. Compétent et pas désagréable à regarder. Tu devrais lui… —Auraya ? L’appel venait de Juran. —Oui ? —Les dieux nous réclament tous à l’Autel. Mairae est-elle avec toi ? —Oui. Je lui transmets le message. —Parfait. Je passe vous prendre toutes les deux en descendant. Mairae fixait les yeux sur sa compagne d’un air interrogateur. —Que se passe-t-il ? Auraya se leva. —Notre présence est requise à l’Autel. —L’Autel ? (Mairae haussa les sourcils, puis se leva et se pencha pour prendre Poussière d’Étoile dans ses bras.) C’est assez inhabituel. Je me demande si le Cercle a une réponse à nous donner. —Sur l’existence des dieux pentadriens ? Auraya voulut s’emparer de Vaurien, mais celui-ci détala. Elle se dirigea vers le cordon et sonna. Elle n’avait pas le temps de pourchasser son veez. Un domestique devrait s’en occuper. Les deux jeunes femmes quittèrent la pièce et pénétrèrent dans la cage d’escalier circulaire au centre de la Tour. Auraya entendit Vaurien l’appeler télépathiquement, d’une voix mentale qui exprimait toute sa déception qu’elle soit partie si vite. Mairae reposa Poussière d’Etoile. —Rentre à la maison, lui ordonna-t-elle. La femelle veez s’élança docilement dans l’escalier. —Brave petite. Mairae se redressa et leva les yeux. —La cage arrive déjà. —Oui. Juran a dit qu’il nous prendrait au passage. Elles regardèrent la base métallique descendre lentement vers elles. Arrivée au niveau de leurs yeux, la cage ralentit, puis s’arrêta. Dyara et Juran se trouvaient à l’intérieur. Le chef des Blancs ouvrit la porte et s’écarta pour laisser entrer ses deux cadettes. Il avait l’air grave et peut-être un peu pensif, mais il réussit à conjurer un petit sourire. —Non, je ne sais pas pourquoi les dieux nous ont convoqués, dit-il avant qu’Auraya ou Mairae aient pu ouvrir la bouche. Espérons que ce soit pour nous donner de bonnes nouvelles. Dyara haussa un sourcil. —Comme si nous allions espérer qu’ils nous apportent de mauvaises nouvelles ! Juran gloussa. —Très juste. La cage se remit à descendre. Comme elle passait sans s’arrêter au niveau des appartements de Rian, Mairae jeta un regard interrogateur à Juran. —Rian était en ville. Il nous rejoindra à l’Autel, expliqua son aîné. (Il reporta son attention sur Auraya.) Comment vont les choses à l’hospice ? —Remarquablement bien, répondit la jeune femme. Quelques divergences d’opinion se sont manifestées, mais il fallait s’y attendre. Nous n’utilisons pas les mêmes méthodes. (Elle marqua une pause, se demandant si c’était vraiment ce que Juran voulait savoir.) Nous apprenons beaucoup des Tisse-Rêves, ajouta-t-elle. —Et eux de nous ? —À l’occasion. —Y a-t-il des connaissances qu’ils refusent de divulguer ? s’enquit Dyara. —Pour l’instant, non. —Tu m’en vois fort surprise. Qui eût cru qu’ils révéleraient tous leurs secrets à des prêtres ? —Ils n’ont jamais considéré leur savoir comme secret, fit valoir Auraya. Ça leur donnerait une raison de ne pas soigner n’importe qui en n’importe quelle circonstance, ce qui irait à l’encontre de leurs vœux. Ils ne refusent jamais leur aide à quiconque. —Un principe admirable, approuva Juran, et que nous devrions envisager d’adopter. Dyara pivota vers lui en écarquillant les yeux. —Même si ça doit nous obliger à soigner des Pentadriens ? Juran eut un sourire en coin. —Il est possible que nos talents de guérison supérieurs nous aident, un jour, à gagner les faveurs du continent méridional. La cage ralentit. —Pas si leurs dieux sont réels, objecta Auraya. —Non, en effet. La cage s’arrêta au centre du hall. —Mais s’ils le sont, poursuivit Juran, avoir un maximum de guérisseurs compétents sera encore plus crucial. Nous ne pouvons pas nous en remettre à des hérétiques, si doués soient-ils, pour soigner nos blessés. Cela leur donnerait plus d’influence que je souhaite qu’ils en détiennent. Tandis qu’ils sortaient de la cage, Auraya réfléchit à ce que Juran venait de dire. De toute évidence, il s’attendait que les Tisse-Rêves existent toujours dans un siècle – et non que leur culte s’éteigne une fois que leur principal avantage sur les prêtres circliens aurait disparu. Ainsi, ses motivations pour lui avoir demandé de créer un hospice n’étaient peut-être pas celles que la jeune femme avait soupçonnées. Juran atteignit l’entrée de la Tour et entraîna ses compagnes dehors, dans la vive clarté du jour. Une platène couverte venait de s’arrêter devant le Dôme. Rian en descendit et fit signe au conducteur qu’il pouvait s’en aller, puis pivota pour attendre les autres Blancs. En s’approchant de lui, Auraya vit que ses yeux brillaient de ferveur religieuse. Rian ne dit rien lorsque ses pairs le rejoignirent ; il se contenta de leur emboîter le pas et de les suivre sous les arches du Dôme. Après la lumière éblouissante du soleil, la pénombre du Dôme fut un soulagement pour les yeux d’Auraya. Comme la vision de la jeune femme s’y ajustait, elle distingua les six côtés triangulaires de l’Autel qui s’ouvraient devant elle. Juran traversa le Dôme et monta sur l’estrade. Dès que tous les Blancs eurent pris place à l’intérieur, les parois de l’Autel commencèrent à se relever. Comme toujours, Juran réfléchit quelques instants à ce qu’il allait dire. Mais lorsqu’il ouvrit la bouche pour parler, Auraya sentit un mouvement autour d’elle. Soudain, elle prit conscience de la magie qui l’entourait, et à travers laquelle palpitait une présence. Elle pivota vers sa source. —Chaia, Huan, Lore, Yranna, Saru, récita Juran. Nous… Auraya sursauta en comprenant que ce qu’elle percevait était un dieu. —Bonjour, Auraya. Une lueur apparut dans un des coins de l’Autel. Lentement, elle dessina une silhouette masculine. Auraya entendit Juran hoqueter et les autres émettre de petites exclamations de surprise. —Chaia, le salua Juran. Il repoussa sa chaise. —Reste assis, dit le dieu en tendant une main pour interrompre son geste. Auraya sentit le monde vibrer autour d’elle tandis que les quatre autres dieux rejoignaient Chaia. Émerveillée, elle les regarda se manifester à leur tour. —Nous vous avons appelés pour vous faire part du résultat de nos recherches, annonça Chaia. Il se tourna vers Huan. —Nous avons fouillé toute l’Ithanie du Nord et celle du Sud sans rencontrer d’autres dieux, déclara Huan. —Ce qui ne signifie pas qu’il n’en existe pas, dit Lore. Ils peuvent avoir échappé à notre attention ou résider au-delà. —Nous allons poursuivre nos investigations, affirma Yranna en souriant. Mais pour l’instant, mieux vaut que vous ne quittiez pas tous l’Ithanie en même temps. —Si ces dieux existaient et voulaient vous faire du mal, vous vous retrouveriez sans protection, ajouta Saru. Juran acquiesça. —Pouvons-nous faire quoi que ce soit pour vous aider ? —Non, répondit Chaia. Je n’anticipe pas d’affrontement avec les Pentadriens pour le moment. —Nous comprenons. Chaia jeta un coup d’œil aux autres dieux, puis hocha la tête. —Ce sera tout. Nous vous recontacterons si nous trouvons quelque chose. Les cinq silhouettes lumineuses s’estompèrent. Mais elles demeurèrent vivaces pour les perceptions d’Auraya. La jeune femme sentit Huan, Lore, Yranna et Saru s’éloigner. Avant de les imiter, l’esprit de Chaia effleura le sien en une douce caresse. —Auraya ? (Elle sursauta et vit que Juran la dévisageait.) Qu’y a-t-il ? —Les dieux. Je les ai sentis arriver et partir. Juran haussa les sourcils. —Tu les as sentis ? —Oui. C’était… bizarre. —Cela s’était-il déjà produit auparavant ? s’enquit Dyara. Auraya fit un signe de dénégation. —Ça ressemblait à la façon dont je me situe par rapport au reste du monde, tenta-t-elle d’expliquer. Je perçois la magie autour de moi. —Et les dieux sont des êtres de magie, acheva Mairae. —Oui. Les pointes de l’Autel descendaient vers le sol, mais aucun des Blancs ne faisait mine de se lever. Juran paraissait pensif et Dyara sceptique. Rian faisait grise mine. Comme son regard croisait celui d’Auraya, il cessa de froncer les sourcils et lui adressa un sourire forcé. —Venant de toi, Auraya, ces étranges révélations ne m’étonnent même plus, gloussa Juran. Dès que tu découvriras la signification de ce nouveau pouvoir, pense à m’en informer. Pour l’instant… (Il jeta un coup d’œil aux trois autres et se leva.)… Je suggère que nous retournions à nos devoirs. Auraya imita le mouvement général, mais demeura en arrière tandis que ses pairs quittaient l’Autel en descendant le long de ses pointes. Elle regarda par-dessus son épaule et se concentra, mais ne sentit aucune présence. Toutefois, le flux de la magie présentait de légères perturbations autour d’elle. La jeune femme se détourna sans relâcher sa concentration tandis qu’elle suivait les autres Blancs vers la Tour. Au pied de celle-ci, elle remarqua que les variations étaient plus prononcées. Dyara et Juran discutaient de politique genrienne, mais Auraya était trop absorbée par ce qu’elle sentait pour leur prêter la moindre attention. Ils entrèrent dans la Tour. Les fluctuations ne diminuèrent ni n’augmentèrent, et Auraya s’apprêtait à interrompre sa surveillance quand elle perçut un brusque changement. Les Blancs avaient atteint la cage au centre du hall. Là, le niveau de magie était considérablement moindre. Auraya ne l’aurait pas remarqué même si elle avait tenté d’utiliser ses pouvoirs, car il restait assez d’énergie pour alimenter la plupart des Dons. Mais il y en avait indubitablement moins qu’ailleurs. Pourquoi ? se demanda la jeune femme. Quelqu’un en a-t-il trop consommé en cet endroit précis, ou s’agit-il d’un phénomène naturel ? Elle ouvrit la bouche pour en parler à Juran, mais vit que Rian l’observait. Il lui adressa un nouveau sourire forcé. Je lui en parlerai une autrefois, décida Auraya. En privé. Deux énormes cuvettes oblongues oscillaient à la surface des flots. Elles étaient faites de bois, et on aurait dit que quelqu’un avait scié les branches d’un arbre et l’avait dépouillé de son écorce pour le planter tout droit dans le fond de chacune d’elles. De ces troncs dénudés pendaient des tas de cordes et une incroyable quantité de tissu. —Ce sont des navires, n’est-ce pas ? souffla Imi. Père me les a décrits. Rissi lui jeta un coup d’œil interloqué. —Des bateaux de pêche, rectifia-t-il. Vous n’en aviez encore jamais vu ? —Non. —Si les clochettes de mer sont ici, les terrestres les ont trouvées les premiers, dit le jeune garçon avec une déception évidente. —Ça dépend. —Ça dépend de quoi ? demanda-t-il, surpris. —S’ils les ont déjà toutes cueillies ou non. Si c’était le cas, ils ne seraient plus ici, fit remarquer Imi. Rissi réfléchit, puis fronça les sourcils et secoua la tête. —Que suggérez-vous ? Que nous en ramassions quelques-unes à leur nez et à leur barbe ? S’ils nous voient, ils nous tueront. —Dans ce cas, nous devons faire en sorte qu’ils ne nous voient pas. —Mais… La fillette plongea sous la surface et nagea vers un rocher qui se trouvait plus près d’un des deux bateaux. Elle émergea à couvert et avança prudemment la tête pour observer les terrestres. Elle les distinguait mieux désormais. Ils allaient et venaient sur une surface plate qui devait être posée à l’intérieur de la cuvette, un peu plus bas que le bord. Des cordes pendaient à l’extérieur. Puis Imi aperçut un mouvement dans l’eau. La tête d’un terrestre. Celui-ci flottait près du bateau. Il cria quelque chose d’une voix gutturale. Un de ses compagnons se pencha vers lui. Le nageur brandit un sac que son compagnon saisit. La peau légèrement brune de son dos disparut comme il plongeait de nouveau. Rissi fit surface près d’Imi. —Les clochettes de mer doivent être ici, dit la fillette. Ils sont en train de les récolter. —Ce qui signifie qu’on ne peut pas y aller. —Pas maintenant, non. Mais il faudra bien qu’ils s’arrêtent à un moment ou à un autre. J’ai entendu dire que les terrestres ne peuvent pas rester trop longtemps dans l’eau, parce que ça leur abîme la peau. La tête de l’homme réapparut. Il ne demeura en surface qu’un moment avant de replonger. —Ils ne peuvent pas retenir leur souffle trop longtemps, non plus, murmura Rissi. Mais nous ne pouvons pas rester là. Il nous faudra des heures pour regagner la cité, et je ne veux pas nager dans le noir. —Le noir… On pourrait attendre la nuit et descendre chercher les clochettes pendant qu’ils dormiront, réfléchit Imi à voix haute. —Non ! J’ai déjà assez d’ennuis comme ça ! Si je ne suis pas rentré ce soir, mon père ne m’emmènera plus jamais avec lui ! protesta Rissi. Imi le dévisagea et décida que le traiter de trouillard ne le ferait pas changer d’avis. Il était au-delà de la vantardise. Pivotant pour détailler les navires, la fillette vit le terrestre sortir de l’eau, l’air épuisé, et un autre homme plonger pour le remplacer. Ils se relayaient. Ainsi, il n’y avait aucune chance qu’ils fassent une pause et lui laissent une occasion de chiper quelques clochettes en douce. Un bruit d’éclaboussures attira l’attention des terrestres. L’un d’eux tendit un doigt, et Imi vit un gros oiseau marin faire surface, tenant un poisson qui se débattait dans son bec. L’oiseau goba sa prise, puis s’élança dans les airs. —Une diversion, dit-elle. Il faut faire une diversion. —Comment ? s’enquit Rissi, perplexe. —Je ne sais pas. Tu as une idée ? Le jeune garçon jeta un coup d’œil aux bateaux. —Vous croyez qu’ils ont déjà vu des Élaï ? —Probablement pas. —Vous pourriez vous montrer pour détourner leur attention pendant que je plonge pour aller cueillir les clochettes. —Moi ? Non. C’est mon plan. Tu détournes leur attention pendant que je plonge. —Ce n’est pas juste ! Et s’ils ont des… —Des quoi ? —Des lances, par exemple. Imi toisa son compagnon. —Donc, il vaut mieux que ce soit moi qui me fasse tuer ? —Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais c’est un risque. —Dans ce cas… Offrons-leur une autre cible. Quelque chose qui, en plus de leur faire tourner la tête, poussera les plongeurs à sortir de l’eau. Oh ! je sais ! —Quoi ? —Un flark. À la mention de ce féroce prédateur marin, Rissi devint tout pâle. —Comment allons-nous en trouver un et le persuader de manger les terrestres, mais pas nous ? Imi éclata de rire. —Ça ne sera pas la peine. J’ai vu de près les costumes de flark des choristes du palais. Ils sont faits de piquants d’épinelle. Il suffit d’en trouver une grosse et de casser quelques-unes de ses piquants. On les attache sur ton dos, et tu nages en rond comme un flark – assez loin de leurs navires pour que leurs flèches ne puissent pas t’atteindre. Ils auront trop peur pour rester dans l’eau. Rissi garda le silence, et Imi vit bien qu’il était impressionné. Au bout d’un moment, il lui fit un large sourire. —Oui. Ce serait marrant. —Alors, dépêchons-nous de trouver une épinelle, dit Imi. Et sans attendre de voir s’il la suivait, elle plongea. L’épinelle était un poisson très commun, présent dans tous les récifs. Il ne leur fallut que quelques minutes pour en trouver une avec des piquants aussi gros que ceux d’un flark. Mais les casser ne fut pas chose facile, et la pitié serra le cœur d’Imi comme la créature s’éloignait lentement d’eux, rasant le fond et saignant aux endroits où ils lui avaient arraché ses piquants. La fillette savait toutefois que ces derniers finiraient par repousser. Elle avait craint que fixer les piquants sur le dos de Rissi soit plus délicat, mais le jeune garçon résolut le problème en découpant une large bande d’algue à la texture caoutchouteuse et en confectionnant une sorte de gilet. Il creusa des trous à la base de chaque piquant avec son couteau, puis poussa les piquants à travers le dos du gilet et les fixa en enfilant un autre piquant plus mince dans les trous. Hors de vue des terrestres, il s’entraîna à monter vers la surface et à replonger de façon à ne laisser émerger que les piquants. —Tes pieds sortent de l’eau, fit remarquer Imi. —Si je les garde collés, ils ressembleront à une queue de flark, répliqua Rissi en grimaçant. —Les nageoires caudales des flarks remuent de gauche et de droite, pas verticalement. Le jeune garçon se décomposa. —Oh ! c’est vrai. Bon, je ferai attention à ne pas montrer mes pieds. —Tu es prêt ? Il haussa les épaules. —Et vous ? Imi acquiesça vivement. —Oui ! —Alors, allons-y. Et faites vite. Qui sait combien de temps ils se laisseront prendre à notre ruse ? Les deux enfants revinrent vers le rocher et observèrent les terrestres assez longtemps pour localiser chacun d’eux. Imi jeta un coup d’œil interrogateur à Rissi. Celui-ci soutint son regard et hocha la tête. Sans un mot, il se laissa couler. Les battements du cœur d’Imi accélérèrent comme elle attendait sa réapparition. Quand les piquants crevèrent enfin la surface de l’eau, elle retint son souffle et tourna la tête vers le bateau pour voir si les terrestres avaient remarqué la présence du « flark ». Mais ils étaient tous trop occupés. Les piquants crevèrent la surface une deuxième fois sans plus de résultat. Rissi allait et venait, parfois lentement, parfois plus vite. Imi se rendit compte qu’il avait déjà dû observer un des grands prédateurs et qu’il imitait leur comportement. Un cri ramena l’attention de la fillette vers le bateau. Les terrestres avaient enfin aperçu les piquants. Avec un sourire réjoui, Imi les vit interrompre ce qu’ils faisaient et se masser anxieusement près du bord. L’un d’eux tapa sur l’extérieur de la cuvette flottante avec un objet dur, dont le son mat parvint jusqu’à la fillette. Quelques instants plus tard, une tête apparut dans l’eau près du bateau. Une grimace triomphante éclaira le visage d’Imi comme le pêcheur remontait hâtivement à bord. À moi, songea-t-elle. Prenant une grande inspiration, elle plongea et nagea de toutes ses forces en direction des bateaux. Le temps qu’elle aperçoive une ombre allongée au-dessus d’elle, son cœur battait la chamade sous l’effet de l’excitation, de la peur et de l’épuisement conjugués. Elle baissa les yeux… et faillit laisser échapper tout l’air de ses poumons tant elle était stupéfaite. Une fois, son père l’avait emmenée à l’extérieur de la ville pour lui montrer une forêt. Au-dessus de sa tête, Imi avait découvert un enchevêtrement de branches et de feuilles. C’était une vision qu’elle n’oublierait jamais. Désormais, elle regardait les plantes à clochettes de mer onduler doucement dans le courant, et elle découvrait à quoi ressemblait une forêt vue du dessus. Cette forêt sous-marine évoquait également un ciel nocturne – car au bout de chaque branche et de chaque brindille brillaient faiblement de petits points lumineux. En se rapprochant, Imi se rendit compte que c’étaient les fameuses clochettes. Chacune d’elles était remplie de minuscules graines phosphorescentes. C’était la première fois qu’Imi voyait ça. Elle tendit la main pour en toucher une et la trouva étonnamment douce – très différente des clochettes de mer dures et translucides qu’elle avait admirées sur les marchés. Saisissant le couteau que Rissi lui avait prêté, elle coupa soigneusement la tige. Dès que la clochette fut séparée de la plante mère, sa lumière mourut. Imi éprouva un pincement de culpabilité et de tristesse. Elle avait un peu honte de cueillir ces fleurs si belles dans leur milieu naturel. Puis elle pensa à son père et à tout le mal qu’elle s’était donné pour venir jusque-là, et elle se mit à couper d’autres tiges. Pendant que Rissi confectionnait son costume de flark, elle s’était fabriqué une besace rudimentaire à l’aide d’une grande algue roulée en cône et épinglée avec de petits bouts de piquant. Elle y fourra sa cueillette. Une gerbe d’éclaboussures au-dessus d’elle lui fit lever la tête. À la vue du terrestre qui venait de plonger, son cœur manqua un battement. Il est revenu ! Tenant sa besace fermée d’une main, Imi se propulsa en direction du rocher. Ils ont dû se rendre compte que c’était une ruse. À moins que le costume de Rissi n’ait pas tenu le coup. Ou que… Quelque chose se pressa contre son visage et glissa le long de sa peau, l’enveloppant avant qu’elle puisse réagir. De la corde. Les mailles d’un filet. Imi voulut passer ses bras au travers, mais sentit le piège s’enrouler autour d’eux. Ne panique pas, s’exhorta-t-elle. Maintenant qu’elle était prisonnière, la fillette prenait conscience de son besoin grandissant d’air. Elle avait entendu parler d’Elaï qui s’étaient noyés, pris dans les filets des terrestres, mais aussi d’autres qui avaient réussi à s’en sortir. Elle savait qu’en se débattant elle ne ferait qu’aggraver sa position. Je dois rester calme si je veux me libérer. Observant le filet, elle vit que ses mailles étaient assez larges pour laisser passer la plupart des poissons, et qu’il se déployait selon une courbe suggérant qu’il entourait le bosquet de plantes à clochettes. Son cœur se remit à battre la chamade. Les terrestres l’avaient-ils disposé ainsi pour éloigner les prédateurs marins ou les Élaï ? Imi préférait ne pas le découvrir. Dans une main, elle tenait le sac de clochettes ; dans l’autre, le couteau de Rissi. Elle aurait besoin des deux pour se libérer. Tenant la besace entre ses dents, elle découpa la fine corde jusqu’à avoir fait un trou assez grand pour le sac. Elle poussa celui-ci à l’extérieur et le vit couler lentement vers le fond sablonneux. Puis elle s’attaqua aux mailles entortillées autour de ses bras. Elle venait juste de dégager le premier lorsqu’elle sentit une secousse parcourir le filet. Elle leva les yeux, et l’angoisse la saisit comme elle comprenait que le filet était en train de remonter lentement. Pas encore ! songea-t-elle en se mettant à couper plus vite. Une autre secousse, et les mailles se resserrèrent sur elle. Imi les sectionna frénétiquement. Désormais, la plus grande partie de son corps se trouvait hors du filet, mais ses jambes restaient prises dans celui-ci, qui l’entraînait vers la surface les pieds les premiers. Elle vit la masse d’un des bateaux se rapprocher et entendit les voix de ses occupants. Submergée par la panique, elle s’acharna de plus belle sur le filet. Mais le couteau ripa sur quelque chose et lui échappa. Imi tendit le bras pour le rattraper. Ses doigts ne se refermèrent que sur de l’eau. La lumière du soleil brilla une dernière fois sur la lame avant que celle-ci coule hors de sa vue. Au même moment, le filet se resserra autour des jambes d’Imi tandis que les terrestres la hissaient vers la surface. Non ! hurla silencieusement la fillette. Elle essaya de libérer ses jambes avec ses mains, mais la secousse suivante la fit émerger à l’air libre. Elle se remplit avidement les poumons, puis tenta de redresser le buste pour atteindre ses chevilles. Hélas ! hors de l’eau, elle n’avait pas assez de force. Au-dessus d’elle, elle entendit des voix – des voix coléreuses. L’une d’elles aboya un ordre. Alors, des mains s’emparèrent d’Imi. La fillette se débattit et frappa en hurlant de terreur. Elle roula sur le bord en bois du bateau et s’écrasa sur une surface dure. Les mains la lâchèrent. Imi se tut et, haletante de frayeur, leva les yeux vers les terrestres qui venaient de la capturer. Ils lui rendirent son regard, leur visage pâle et ridé tordu par une grimace de dégoût. Ils échangèrent quelques mots. L’un d’eux détailla Imi en plissant les yeux, puis aboya quelque chose aux autres. Ceux-ci s’éloignèrent avec une mine maussade, mais sans protester. Un seul homme resta avec celui qui, devina Imi, devait être leur chef. Tous deux se mirent à converser. La fillette reporta son attention sur le filet toujours entortillé autour de ses jambes. Les mailles la serraient douloureusement. Si elle pouvait se dégager, elle n’aurait qu’à plonger par-dessus bord pour s’enfuir. Mais la corde refusait de la relâcher. Imi sentit une ombre s’abattre sur elle comme le chef s’approchait et se penchait vers sa prisonnière. Apercevant un couteau dans sa main, la fillette se recroquevilla sur elle-même, certaine qu’il allait la tuer. Elle s’entendit pousser un gémissement apeuré. Mais le couteau fut dirigé vers ses chevilles. En quelques gestes précis, le chef des pêcheurs libéra Imi. Il allait la laisser partir ! Submergée par le soulagement, la fillette se surprit à le remercier. Il jeta un coup d’œil au deuxième homme, qui sourit. Son sourire n’avait rien d’amical. L’estomac d’Imi se tordit. Le chef aboya un nouvel ordre, et un des terrestres qui s’étaient éloignés lui lança une corde. Comme il se baissait vers elle, Imi comprit ce qu’il voulait faire. Son soulagement s’évapora en un clin d’œil. Elle voulut bondir sur ses pieds, mais une des mains du chef lui saisit fermement la jambe tandis que l’autre homme la prenait par les épaules et la plaquait sur la surface dure. La fillette se remit à hurler pendant que le chef lui ligotait les chevilles. Elle continua à hurler quand les deux hommes la firent rouler sur le ventre pour lui lier les poignets dans le dos, puis la traînèrent vers le centre du bateau où ils lui attachèrent les mains à un anneau métallique. —Que faites-vous ? cria-t-elle désespérément, tout en luttant pour s’asseoir. Pourquoi ne me relâchez-vous pas ? Les pêcheurs échangèrent un regard. Sans un mot, ils se détournèrent et s’éloignèrent. —Vous ne pouvez pas me retenir ici ! Je… Je suis la fille du roi des Elaï ! s’exclama Imi, sentant grandir sa colère. Mon père enverra ses guerriers vous tuer ! Mais aucun des terrestres ne lui prêta la moindre attention. Ils ne comprenaient pas ce qu’elle leur disait. Ils ne connaissaient pas davantage sa langue qu’elle connaissait la leur. Comment pouvait-elle leur faire savoir qui elle était ? Un des hommes les plus proches d’elle renversa le contenu d’un gros sac sur le plancher du bateau. Imi détailla la masse verte spongieuse répandue devant elle. Comme les terrestres se mettaient à y ramasser de petits objets, elle s’aperçut que ce qu’elle avait d’abord pris pour un enchevêtrement d’algues était en fait les branches et les racines fragiles d’une plante à clochettes que les pêcheurs avaient arrachée au fond sablonneux de l’océan. La fillette fut prise d’un haut-le-cœur. Cette plante ne donnerait pas de clochettes l’année suivante. Dans leur hâte de cueillir ses précieuses fleurs, les terrestres l’avaient tuée. Quels vandales ! songea-t-elle. Et stupides, avec ça ! S’ils l’avaient laissé vivre, ils auraient pu revenir l’an prochain pour récolter de nouvelles clochettes. Son père avait raison. Les terrestres étaient de mauvaises gens. Imi remua les doigts et se tordit les poignets, sans réussir à atteindre le nœud qui immobilisait ses bras dans son dos. Rissi. Il faut qu’il dise à Père où je suis. Elle se leva maladroitement et scruta l’eau alentour. Au bout d’une éternité, elle crut voir bouger quelque chose à la surface des flots bleus. Une tête, peut-être. —Rissi ! s’époumona-t-elle. Va dire à Père où je suis ! Va lui dire que je suis prisonnière ! Demande-lui de venir me… Une gifle retentissante la fit tomber à genoux, la joue en feu. Le chef des terrestres la toisait. Il aboya quelques mots en tendant vers elle un long doigt qu’aucune membrane ne reliait aux autres. Même si Imi ne comprenait pas sa langue, l’avertissement était clair. À moitié sonnée, elle le regarda s’éloigner. Père va venir, se fit-elle pour se réconforter. Il me délivrera. Il embrochera ces affreux terrestres jusqu’au dernier – et ils l’auront bien mérité ! Chapitre 14 Depuis que le soleil de fin d’été s’était couché, il régnait une tiédeur plaisante à l’extérieur de la caverne. Il n’y avait pas le moindre nuage dans le ciel, et au-dessus de leur tête, les étoiles scintillaient comme des pépites d’or. Emerahl poussa un soupir de bien-être. —C’est mieux, murmura Mirar. L’avant-veille, quand Mirar s’était aventuré dehors pour la première fois depuis leur arrivée, Emerahl et lui avaient décidé que la corniche rocheuse était l’endroit le plus confortable pour s’asseoir. Même si Emerahl n’avait pas capté les pensées de son compagnon depuis plusieurs jours, Mirar n’était pas invisible ; aussi valait-il mieux qu’il ne sorte que la nuit. Les Siyee pensaient que l’étrangère était seule, et elle ne voulait pas qu’ils découvrent que ce n’était pas le cas avant que Mirar et elle, aient décidé où ils iraient ensuite. La nuit, il n’y avait pas grand-chose à faire sinon admirer les étoiles et parler. Emerahl entendit Mirar prendre une inspiration. —J’ai bien réfléchi, déclara son compagnon. Il se peut que certains autres Indomptés soient toujours vivants. Elle se tourna vers lui. Son visage était faiblement éclairé par la lueur des étoiles. —Moi aussi, j’ai bien réfléchi. Je me suis demandé si ce serait une bonne ou une mauvaise chose pour nous de les retrouver. —Une mauvaise, si ça devait conduire les dieux à apprendre notre existence. —Comment ? Tu crois que les autres nous trahiraient ? —Ils pourraient le faire sans le vouloir, si les dieux lisaient dans leur esprit. Emerahl eut un sourire en coin. —Si les dieux pouvaient lire dans leur esprit, ils les auraient débusqués et tués depuis longtemps, fit-elle valoir. Mirar rectifia sa position. —Oui, tu as probablement raison. Emerahl leva les yeux vers le ciel nocturne. —Tout de même, ils pourraient avoir besoin de notre aide. —S’ils ont réussi à survivre sans nous pendant tout ce temps, j’en doute. —Ah oui ? Parce que toi, tu n’avais pas besoin de mon aide ? Mirar gloussa. —Mais moi, je ne suis qu’un jeune fou d’un millier d’années seulement. Les autres Indomptés sont beaucoup plus âgés et plus sages. —Dans ce cas, peut-être pourront-ils nous aider, répliqua Emerahl. —Comment ? —Si j’ai pu t’enseigner à dissimuler tes pensées, songe à ce qu’ils pourraient nous enseigner, eux. Peut-être rien… Mais nous ne le saurons pas avant de les avoir trouvés. —Tu veux que je t’accompagne dans ta quête ? Emerahl soupira. —J’aimerais bien, mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Si tu as raison à propos du fait que les prêtres ordinaires ne peuvent pas lire dans les esprits… —Ce qui est le cas. —… Je n’ai pas grand-chose à craindre, à moins de jouer d’une extraordinaire malchance et de tomber sur l’unique prêtre doué de télépathie qui me cherchait la dernière fois. —Alors qu’il existe beaucoup plus de gens susceptibles de reconnaître Leiard, acheva Mirar à sa place. —En effet. —Si les dieux me cherchent, ils ont pu ordonner à leurs prêtres de les appeler au cas où ils me verraient. Les Tisse-Rêves doivent me chercher eux aussi. Il se peut que les dieux surveillent également leur esprit. (Mirar grogna.) Tant de gens sont capables de m’identifier ! Pourquoi Leiard a-t-il accepté de devenir le conseiller des Blancs ? —Je suis sûre qu’il pensait bien faire. —Se mêler des affaires des dieux ne donne jamais rien de bon. (Il soupira.) Combien de temps encore vais-je devoir me cacher ? Vais-je devoir me terrer dans cette caverne jusqu’à ce que tous les gens susceptibles de me reconnaître soient morts ? —Tu ne partirais jamais, le contra Emerahl. À moins que tu aies l’intention de faire assassiner les Blancs. —C’est une proposition ? Elle sourit. —Non. Tu vas devoir faire comme moi : devenir un ermite. Éviter tous les gens à l’exception des plus ordinaires. —Donc, si je reste ici pendant une génération, je n’aurai plus à me soucier que des Blancs. —Si tu veux éviter les gens, tu ne peux pas rester ici. J’ai dit aux Siyee que j’allais rentrer chez moi maintenant que la guerre était finie. Ils reviendront voir si je suis toujours là. —Tu connais d’autres cachettes sûres ? —Quelques-unes. Mais je ne pense pas que tu doives éviter tous les gens sans exception. Tu as besoin de communiquer, sans quoi la faille de ton identité risque de s’élargir de nouveau. —Je t’ai, toi. —Certes. Mais tu as beaucoup de choses en commun avec moi. Il se peut que j’inhibe ta capacité à accepter la partie de toi qui est Leiard. Tu dois interagir avec des gens qui ne te connaissaient pas jusque-là. Ces Siyee ne te feront aucun mal. Tu as dit que tu n’en avais jamais rencontré. —Comment vais-je me présenter à eux ? Je ne peux pas leur dire que je suis Mirar. —Non. Il va de nouveau falloir que tu te fasses passer pour quelqu’un d’autre. —Leiard ? —Non, dit fermement Emerahl. Adopte un troisième nom et change ton apparence, mais ne t’invente pas d’habitudes ou de traits de personnalité pour aller avec. Reste toi-même. —Très bien. Quel nom vais-je donc utiliser ? Elle haussa les épaules. —Un qui te plaise, de préférence. —Évidemment. (Elle entendit Mirar pianoter sur la roche.) Je suis toujours un Tisse-Rêves, donc, je vais prendre un nom de Tisse-Rêves. Sur la route du champ de bataille, j’ai rencontré un jeune homme qui me ressemblait vaguement. Il était malin et têtu. Il s’appelait Wil. —Wil ? Ce n’est pas un nom dunwayen ? Tu n’as pas l’air dunwayen, fit remarquer Emerahl. —C’est vrai. Bon ! je n’ai qu’à ajouter une syllabe. Emerahl gloussa. —Pourquoi pas Wily ? Ou Wilful[i] ? Mirar soupira. —Ton sens de l’humour ne s’est guère amélioré en un millénaire. —J’aurais pu suggérer Wilted, dit malicieusement Emerahl. Il émit un petit bruit désapprobateur. —Je vais me faire appeler Wilar. Emerahl acquiesça. —Soit. Wilar. Wilar comment ? —Cordonnier. Mirar leva un pied. Les sandales qu’il s’était fabriquées étaient tout juste visibles dans la maigre lueur des étoiles. —Ça, c’est une compétence utile, approuva Emerahl. —Oui. Leiard en a appris quelques-unes pour moi, concéda Mirar. Jusque-là, je n’avais jamais eu à me confectionner des chaussures. Les gens étaient trop heureux de m’en offrir. —Ah ! le bon vieux temps, le railla Emerahl. Comme je regrette la générosité et l’adoration éternelles de nos fidèles. Mirar éclata de rire. —À ceci près qu’elles ne furent pas éternelles. —Non. Et que je ne les regrette pas non plus. Ils gardèrent le silence un long moment. Puis Mirar s’agita, et Emerahl se prépara à se lever. Mais au lieu de suggérer qu’ils rentrent, son compagnon se tourna vers elle et la dévisagea. —Tu vas partir, n’est-ce pas ? Emerahl soutint son regard. Elle se sentait tiraillée entre deux pulsions contradictoires. —J’ai envie de retrouver les autres Indomptés, avoua-t-elle. Mais ça peut attendre. Si tu as besoin que je reste, je resterai. Mirar tendit la main et lui toucha la joue. —J’ai envie que tu restes, lui dit-il. Mais… tu as raison au sujet de l’effet que tu produis sur moi. Tu es comme une amarre que je ne peux me résoudre à larguer. Je devrais suivre ton conseil et rechercher la compagnie d’autres gens. Emerahl lui prit la main et referma ses doigts dessus. —Je peux rester encore un peu. Rien ne presse. —Certes. Mais j’ai déjà des fourmis dans les jambes. Si je ne me trouve pas très vite une occupation, je ne vais pas tarder à devenir insupportable. Je t’accompagnerais si je pouvais. J’aimerais que tu aies des projets dans lesquels je puisse t’aider, mais je suis content que tu veuilles chercher les autres. (Mirar marqua une pause.) Il faudra rester en contact. —Oui. (Et comme elle disait cela, Emerahl sentit son souhait de retrouver leurs semblables se muer en ferme détermination.) Par rêvelien. Je te raconterai comment se déroule ma quête. —Et tu garderas un œil sur moi ? Elle éclata de rire. —Bien sûr ! Mirar retira sa main et s’adossa de nouveau à la paroi rocheuse. Il leva la tête pour observer les étoiles. —Si belles…, commenta-t-il. Vas-tu encore modifier ton apparence ? Emerahl réfléchit. Etre agréable à regarder constituait un avantage pour collecter des informations, mais être belle – et jeune ! – s’avérait souvent être un inconvénient pour voyager. Les gens la remarquaient et se souvenaient d’elle. Ils posaient trop de questions, et les hommes essayaient généralement de la séduire. —Oui. Je crois que je vais me rajouter dix ou vingt ans. Mirar murmura quelque chose. Emerahl distingua les mots « occasion manquée » et sourit. C’était bon de savoir qu’elle l’attirait toujours. Une fois qu’il aurait accepté la partie de lui qui était Leiard, peut-être auraient-ils une nouvelle occasion de prendre du bon temps tous les deux. Plus tôt je m’en irai, plus tôt il résoudra ses problèmes, et plus tôt nous pourrons nous revoir. Si j’hésite à partir, je devrai m’en souvenir. Souriant toujours, Emerahl se leva et rebroussa chemin vers la caverne pour entamer les préparatifs du long processus de sa transformation. Imenja se servit un autre verre d’eau et remplit celui de Reivan. —Plus qu’un, murmura-t-elle. Ce sera bientôt fini. Reivan acquiesça et tenta de ne pas laisser paraître son soulagement. Quand elle avait pénétré dans la pièce et compris qu’elle allait assister à la dernière étape d’un événement aussi important que l’élection d’une nouvelle Première Voix, une stupéfaction émerveillée lui avait fait tourner la tête. Fascinée, elle avait regardé les Voix fermer les yeux l’une après l’autre, communiquer mentalement avec les Serviteurs en Chef de régions situées à travers toute l’Ithanie, et énoncer le nombre des votes pour chaque Serviteur Dédié pendant que leurs Compagnons respectifs reportaient les chiffres sur une immense feuille de parchemin. Quand Imenja lui avait annoncé qu’elle se chargerait de cette tâche pour elle, Reivan avait été submergée par l’émotion. Elle avait saisi son pinceau d’une main tremblante. Au bout d’une heure, la répétition de la même litanie avait mué son excitation en ennui. Au bout de deux heures, elle avait été consternée de découvrir qu’ils n’avaient encore collecté les votes que d’un sixième des électeurs. La journée allait être longue. Comme pour compenser cette monotonie, les domestiques leur apportaient régulièrement toutes sortes de boissons et de friandises. Les conversations étaient menées à voix basse pour ne pas déranger la Voix en train de communiquer télépathiquement avec les Serviteurs en Chef. —C’est fini, déclara enfin Vervel. Tous les électeurs ont voté. Veux-tu bien effectuer le premier calcul, Imenja ? La Deuxième Voix se leva et se dirigea vers la feuille de parchemin. Elle fit lentement courir son doigt le long de la première colonne, ses lèvres remuant en silence tandis qu’elle additionnait mentalement. Arrivée au bas de la colonne, elle prit le pinceau et inscrivit un total, puis passa à la colonne suivante. Cette opération aussi était lente, mais Reivan sentit son excitation grandir de nouveau. Dès qu’Imenja aurait terminé, ils sauraient qui allaient devenir leur nouveau chef. La jeune femme jeta un coup d’œil aux Compagnons. Eux aussi observaient la Deuxième Voix comme s’ils étaient hypnotisés. Le doigt d’Imenja descendait le long du parchemin avec un petit bruit de grattement. Chaque fois que la Deuxième Voix s’interrompait pour tracer un chiffre, Reivan étudiait son visage. Elle avait mémorisé l’ordre des noms et savait quel était le candidat pour lequel sa maîtresse comptait les votes. Pour avoir noté ceux-ci au fur et à mesure, elle savait aussi quels candidats étaient en bonne position pour gagner. Mais quand Imenja haussait les sourcils devant un total ou les fronçait devant un autre, elle ne pouvait pas deviner si la Deuxième Voix était satisfaite, mécontente ou juste surprise par le résultat. Lorsque Imenja eut terminé, elle se redressa et se tourna vers Vervel. Celui-ci soutint son regard en haussant les épaules. Karkel, son Compagnon, se leva à demi de sa chaise, mais se rassit comme Vervel lui faisait un signe de dénégation. Ils ne vont rien nous dire pour le moment, comprit Reivan. Nous donneront-ils le résultat quand les autres l’auront confirmé ? Ou devrons-nous attendre l’annonce publique ? Vervel prit la place d’Imenja devant le parchemin et se mit lui aussi à compter. Incapable de supporter ce suspense, Reivan détourna les yeux. Un plateau de fruits séchés était posé sur la table devant elle. Bien que n’ayant pas faim, la jeune femme se mit à grignoter pour prendre son mal en patience. Le plateau était à moitié vide quand Shar déclara qu’il avait fini. Imenja enroula le parchemin et sourit aux quatre Compagnons. —Allons annoncer une bonne nouvelle à un Serviteur Dédié et donner au peuple une raison de se réjouir. Les Compagnons se levèrent. Reivan remarqua leur expression résignée. Donc, nous ne saurons pas avant les autres, se dit-elle en réprimant un sourire. Chouchoute de la Deuxième Voix, tu parles ! Ils suivirent leurs maîtres hors de la pièce. Deux domestiques qui s’approchaient de la porte avec de nouveaux plateaux de nourriture s’arrêtèrent et inclinèrent la tête sur le passage de la petite procession. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Reivan les vit échanger des regards entendus et s’éloigner d’un pas vif. Bientôt, elle remarqua d’autres domestiques et quelques Serviteurs qui les épiaient depuis l’angle d’un couloir ou par l’entrebâillement d’une porte. Elle capta des bruits de course et des murmures fébriles. Une excitation grandissante se propagea à travers le Sanctuaire. Au loin résonnèrent des cris et des appels étouffés par l’épaisseur des murs. Une cloche sonna quelque part, puis une autre. Laissant derrière elles les passages intimes du Haut-Sanctuaire, les Voix s’engagèrent dans le couloir principal du Sanctuaire Médian. Devant elles, Reivan voyait des Serviteurs se précipiter pour rejoindre la foule qui attendait déjà le résultat de l’élection. D’autres avaient formé un groupe qui suivait les Voix à une distance respectueuse. Le couloir principal du Sanctuaire Médian débouchait dans une vaste cour. Imenja et ses pairs la traversèrent, suivis par leurs Compagnons, et pénétrèrent dans un hall lumineux. Des dizaines d’hommes et de femmes en robe noire se massaient là. Reivan reconnut parmi eux de nombreux Serviteurs Dédiés. Elle se demanda depuis combien de temps ils attendaient là. Les discussions s’interrompirent et toutes les têtes se tournèrent vers les Voix, mais les chefs pentadriens ne s’arrêtèrent pas. Ils traversèrent le hall et ressortirent au sommet du Grand Escalier. Leur apparition fut saluée par un véritable rugissement. La population de Glymma et tous les gens venus exprès pour assister à l’élection de la nouvelle Première Voix formaient une véritable mer de visages levés et de bras qui s’agitaient. Les quatre Voix se disposèrent en ligne. Debout derrière elles, Reivan ne pouvait voir leur expression. Elle ferma les yeux et laissa le brouhaha de la foule la submerger. —Pentadriens, Pentadriennes, lança Imenja, sa voix résonnant par-dessus le tumulte. À contrecœur, la foule fit le silence. En regardant par-dessus l’épaule de sa maîtresse, Reivan vit que beaucoup des spectateurs avaient les yeux un peu trop brillants et tenaient une bouteille ou une chope. Elle gloussa discrètement. L’attente a été longue. Il fallait bien qu’ils s’occupent. —Pentadriens, Pentadriennes, répéta Imenja. Nous avons recueilli les votes des Serviteurs à travers le monde entier. La journée a été longue, mais une tâche si importante ne saurait être bâclée. Nous avons comptabilité les voix. (Elle brandit le rouleau de parchemin d’une longueur impressionnante.) Et nous avons un nouveau chef ! La foule poussa des vivats. —Avancez, Serviteurs Dédiés ! Sortant du hall derrière les Voix, des hommes et des femmes vêtus de noir descendirent l’escalier. Ils se mirent en ligne sur la dernière marche et pivotèrent pour faire face aux Voix. L’une ou l’un d’eux a convaincu la plupart des Serviteurs qu’il saura s’acquitter des devoirs d’une Première Voix, songea Reivan. Elle repensa à toutes les histoires qu’elle avait lues, aux débats philosophiques sur les qualités qui faisaient un bon dirigeant. L’une de ces personnes les possède-t-elle ? Et s’il n’y avait pas de candidat vraiment à la hauteur ? Les dieux interviendraient-ils ? Ce serait un rude coup pour les Serviteurs, car cela impliquerait qu’ils étaient incapables de désigner un chef digne de ce nom. Ce qui est peut-être le cas. Soudain, Reivan se sentit mal à l’aise. Comment ont-ils fait leur choix ? Elle tenta de se mettre à la place d’un Serviteur vivant loin de Glymma. Je suppose que j’aurais écarté toute personne ayant déjà causé des problèmes ou commis une grosse erreur. Et que j’aurais été favorablement disposée envers quelqu’un ayant prouvé ses capacités à diriger et à prendre de bonnes décisions. J’aurais sans doute donné la préférence à un candidat qui se serait battu pendant la guerre mais, au final, j’aurais dû prendre un risque fondé sur les informations dont j’aurais disposé. Une chose est sûre : je n’aurais pas voté pour quelqu’un que je n’aime pas. Personne ne ferait une chose pareille. Les derniers Serviteurs Dédiés rejoignirent la ligne. Imenja brandit le rouleau de parchemin. Elle attendit que tout soit silencieux – ou du moins aussi silencieux que pouvait l’être une foule à demi saoule. Puis elle laissa le parchemin se dérouler. —Les Serviteurs des Dieux ont désigné le Serviteur Dédié Nekaun comme leur nouvelle Première Voix. Avance-toi, Nekaun. Comme des vivats éclataient de nouveau, Reivan sentit son cœur se soulever. Elle se remémora l’homme qui l’avait félicitée et lui avait donné de si judicieux conseils le jour de son ordination, et elle sourit. Génial, songea-t-elle. Par-dessus l’épaule d’Imenja, elle vit Nekaun sortir du rang des Serviteurs Dédiés. Il semblait calme et serein, mais ses yeux brillaient d’excitation. Moi aussi, c’est pour lui que j’aurais voté, se dit Reivan. Il n’a jamais commis d’erreur grave, dirige le Temple de Hrun depuis plusieurs années et s’est battu pendant la guerre. Il est affable, bienveillant – et séduisant, pour couronner le tout ! Ça ne peut être qu’un avantage pour un chef. Qu’est-ce que les dieux pourraient bien désirer de plus ? Admirative, elle le regarda gravir l’escalier, s’arrêter quelques marches en dessous d’Imenja et faire le signe de l’étoile. La Deuxième Voix tendit le parchemin à Genza, qui commença de le rouler soigneusement. Puis elle sortit de sa robe un pendentif en forme d’étoile et le tendit à bout de bras. La foule se tut. —En acceptant ce symbole des dieux, clama Imenja, tu t’engages à une éternité de servitude envers eux et leur peuple. Tu deviens la Voix à travers laquelle ils s’adressent aux mortels. Tu deviens la Main qui œuvre pour notre bénéfice et abat nos ennemis. Lentement, Nekaun prit le pendentif et inclina la tête. —J’accepte ce fardeau et cette responsabilité, dit-il. Il ferma les yeux et passa la chaîne autour de son cou. Reivan le vit se raidir, et une expression émerveillée passa sur son visage. Il redressa les épaules, leva la tête vers Imenja et sourit. —Et les dieux m’acceptent aussi. —Alors, prends ta place parmi nous. Toujours souriant, Nekaun gravit les dernières marches qui le séparaient de la Deuxième Voix et pivota vers la foule. Imenja le désigna solennellement. —Peuple de Glymma et d’au-delà, fais bon accueil à Nekaun, Première Voix des Dieux ! La foule répondit par un rugissement enthousiaste. Imenja tourna la tête vers le nouveau chef des Pentadriens. —Souhaites-tu dire quelque chose ? —Oui. (Nekaun attendit que le calme soit revenu avant d’entonner :) Peuple de Glymma. Mon peuple. C’est partagé entre la joie et la tristesse que je me tiens devant vous – la joie d’avoir reçu la plus belle occasion de servir les dieux qu’un mortel puisse se voir offrir, et la tristesse de prendre la place d’un homme que j’admirais. »En toute connaissance de cause, je m’engage à assumer les responsabilités qui étaient siennes, parce que nos objectifs sont les mêmes. Nous devons purger le monde des hérétiques circliens. Mais ne craignez pas que je vous entraîne dans une nouvelle guerre. Nous avons déjà essayé cette voie, et la malchance ou les dieux ont voulu qu’elle nous conduise dans une impasse. » Il existe un autre moyen de réussir. Nous devons montrer aux Circliens qu’ils se fourvoient et les guider vers les dieux véritables. Ne pas les convertir par le fer, mais les attirer à nous par la douceur et la persuasion. Car je suis convaincu que la vérité et la connaissance sont deux forces puissantes – deux forces puissantes que nous détenons ! Si nous les employons à bon escient, nous ne pouvons pas échouer. (Il leva les bras.) Grâce à elles, nous conquerrons l’Ithanie du Nord ! Rien à voir avec le discours de Kuar qui parlait uniquement de tuer et d’asservir : la torche qui a mis le feu à l’huile d’une guerre se voulant glorieuse, songea Reivan. Mais la foule rugit quand même, enflammée par l’excitation de cet événement crucial – ainsi que par l’alcool et, sans doute, le soulagement d’apprendre qu’il n’y aurait pas d’autre guerre pour le moment. Tandis qu’Imenja reprenait la parole, Reivan réfléchit au plan de Nekaun. Ainsi, il veut convertir les Circliens. Je me demande comment il a l’intention de s’y prendre. Enverra-t-il des Serviteurs prêcher en Ithanie du Nord ? Ça m’étonnerait qu’on leur fasse bon accueil… Imenja acheva son discours. Nekaun lui jeta un coup d’œil, puis se détourna et entraîna les autres Voix vers le hall. Reivan et les Compagnons leur emboîtèrent le pas. Comme ils rentraient dans le Sanctuaire, des Serviteurs se pressèrent autour d’eux pour présenter leurs félicitations à leur nouveau chef. Reivan se demanda combien d’entre eux avaient compris ce que le plan de Nekaun pourrait signifier pour eux. Se rendre en Ithanie du Nord afin de convertir la population s’avérerait peut-être plus dangereux que de faire la guerre aux Circliens. C’est une tâche que je ne leur envie pas, songea la jeune femme. Soudain, elle comprit qu’elle n’en était pas automatiquement exemptée. Et ne devrais-je pas vouloir y aller ? Ne devrais-je pas être prête à prendre tous les risques pour servir les dieux ? Non. Je n’ai pas de Talent et je ne suis encore qu’une novice. Je serai plus utile ici, auprès d’Imenja. Pourtant, elle n’aurait peut-être pas le choix. Et si Nekaun lui demandait d’y aller ? Et s’il voulait se débarrasser d’elle ? Jusque-là, il s’était montré bienveillant à son égard, mais, en politique, les faveurs changeaient sans cesse. Il ne me reste qu’une chose à faire, décida Reivan. Ne surtout pas lui donner de raison de m’éloigner de Glymma. Chapitre 15 Lorsque Mirar s’éveilla, la caverne était plongée dans le noir. Il ne distinguait qu’une lumière diffuse du côté de l’entrée. D’habitude, Emerahl était debout avant lui ; elle allait vider leurs seaux à l’extérieur et rapportait de l’eau fraîche. N’entendant pas sa respiration, il supposa qu’elle était sortie. Il créa une étincelle de lumière et l’alimenta jusqu’à ce que toute la caverne soit éclairée. Emerahl était toujours couchée. Aussitôt, Mirar se souvint. Elle était en train de changer d’apparence. Il se leva et s’approcha de son lit. Il ne voyait que son visage, mais celui-ci présentait déjà de légères altérations. Ses joues encore fermes la veille s’étaient creusées sous les pommettes. De fines rides se formaient autour de ses yeux et de sa bouche. Autour de sa tête, le matelas rudimentaire qu’elle s’était confectionné était couvert de cheveux tombés pendant la nuit. Mirar en saisit quelques-uns et les examina. Depuis la racine, sur l’équivalent d’une largeur de main, ils présentaient des variations de couleur. Emerahl avait dû se teindre les cheveux en utilisant un produit de moins en moins concentré, devina Mirar. Mais pourquoi ? —Avant que les prêtresses lancent à sa recherche, elle avait l’apparence d’une vieille femme, lui rappela Leiard. Ses cheveux étaient sans doute blancs. Ils le sont restés même quand elle a rajeuni le reste de son corps – mais à partir de là, ils ont continué de pousser de sa couleur naturelle. —Ce doit être ça, acquiesça Mirar. Elle a voulu dissimuler ses cheveux blancs, d’abord avec des pigments bon marché, puis avec la teinture qu’on lui aura fournie au bordel. Le bordel. Il soupira et secoua la tête. Emerahl était si Douée ! Pourquoi recourait-elle à la prostitution chaque fois qu’elle avait besoin de se cacher ? —Cette fois, elle n’avait pas le choix, répondit Leiard. —Bien sûr qu’elle avait le choix. (Mirar se rembrunit.) Elle aurait pu devenir lavandière ou écailleuse de poisson. —Les prêtres auraient cherché dans tous les corps de métier qu’une vieillarde était susceptible d’exercer. En choisissant une occupation réservée aux jeunes femmes, elle était certaine qu’ils ne s’intéresseraient pas à elle. C’était un raisonnement logique, mais qui ne plaisait pas à Mirar. Le risque de découverte n’était pas si grand. Un seul prêtre avait reçu des dieux la capacité de lire dans les esprits. —Emerahl l’ignorait, lui rappela Leiard. Mirar regrettait presque d’avoir dit à sa compagne que les dieux accordaient rarement ce Don à leurs serviteurs. Depuis qu’elle se sentait en sécurité, elle voulait arpenter le vaste monde à la recherche des autres Indomptés. Il tourna son regard vers elle et éprouva une pointe d’inquiétude. —Je devrais l’accompagner, songea-t-il. —Tu ne peux pas, le contra Leiard. Nous avons plus de chances qu’elle d’être reconnus. Ça ne ferait que nous mettre tous les trois en danger. Mirar acquiesça. Même dans son sommeil, l’expression d’Emerahl restait pleine de détermination. Ou peut-être ne voyait-il que ce qu’il voulait voir. Elle s’en sortira. Je doute qu’elle soit subitement devenue une tête brûlée, se raisonna-t-il. Non, elle sera aussi prudente qu’elle l’a toujours été. Il soupira et détourna les yeux. Et moi ? Je suis censé fréquenter d’autres gens pour me guérir. C’est quand même assez risqué, non ? Peut-être pas aussi risqué que ça. Il se mettrait en quête des Siyee – ou, plus probablement, il traînerait dans les parages jusqu’à ce que les Siyee le trouvent. —Quel prétexte invoquerai-je pour justifier ma présence ? se demanda-t-il. Pourquoi un Tisse-Rêves viendrait-il à Si ? —Pour proposer ses services de guérisseur, évidemment, répondit Leiard. Soigner les autres, c’était ce qu’il faisait de mieux depuis toujours. Enfant, déjà, il comprenait instinctivement les voies de la guérison. Des années d’étude et de pratique avaient affûté son Don. Chaque fois qu’il croyait avoir atteint les limites de ses pouvoirs, quelque chose l’obligeait à les repousser, et il s’apercevait qu’il pouvait aller encore plus loin. Un jour, il avait eu une illumination et compris de quelle façon il pourrait maintenir indéfiniment la jeunesse et la santé de son corps. C’était ce jour-là qu’il avait accédé à l’immortalité. Emerahl avait eu la même révélation. Elle ne possédait pourtant pas son aptitude intuitive pour la médecine ; son Don personnel était une étonnante capacité à modifier son âge. Et les autres Indomptés ? Mirar songea à ces individus extraordinaires qui avaient autrefois arpenté le monde. Le Fermier était réputé pour ses connaissances en agriculture et en élevage ; son Don était probablement lié à ça. L’Oracle pouvait prédire le chemin de vie le plus probable d’une personne donnée, même si, une fois, elle avait avoué à Mirar qu’elle ne voyait pas l’avenir : juste la nature profonde des mortels. Le Goéland possédait une empathie innée avec tout ce qui avait trait à la mer ; il était capable de trouver des bancs de poissons, de prévoir les tempêtes et, murmurait-on, de modifier le climat dans une certaine mesure. Quant aux Jumeaux… Mirar n’avait jamais su en quoi consistait exactement leur pouvoir. Il ne les avait jamais rencontrés, mais quelqu’un lui avait dit autrefois qu’ils comprenaient la dualité de toute chose, qu’ils percevaient des liens et des équilibres dont personne d’autre n’avait conscience. Où résidait la magie en ce talent, Mirar l’ignorait. Sans doute ne le découvrirait-il jamais. Les Jumeaux avaient dû être tués un siècle plus tôt, quand les dieux du Cercle avaient décidé de faire le ménage dans leur nouveau monde. —Ils sont probablement les seuls à savoir, songea-t-il. —Tu pourrais leur demander, suggéra Leiard. Mirar gloussa. —Même si les invoquer n’était pas suicidaire pour nous, je doute que nous pourrions avoir foi en leur réponse. Il reporta son attention sur Emerahl. Elle n’avait pas bougé depuis son réveil, à l’exception de sa poitrine qui s’abaissait et se soulevait au rythme de son souffle – si lentement que Mirar devait attendre pour percevoir un mouvement. Elle me manquera. Mirar fut surpris par l’émotion qui accompagna cette pensée. Il s’attendait à éprouver du regret, mais pas à ce point. —Tu n’avais pas autant de sentiments pour elle avant ? l’interrogea Leiard. Serais-tu tombé amoureux pendant votre cohabitation ? Mirar réfléchit. Emerahl lui inspirait de l’affection. Il se souciait de ce qu’elle deviendrait. Il ne voulait pas qu’elle souffre ou qu’elle soit blessée. Il appréciait sa compagnie, et, les quelques fois où ils avaient couché ensemble, il y avait pris beaucoup de plaisir. Mais il n’était pas sûr de l’aimer au sens romantique du terme. Emerahl était son amie. —Je vois. La compagnie d’un égal t’a manqué. —Peut-être bien, concéda-t-il. Se détournant, il balaya la caverne du regard. Il avait faim. Emerahl lui avait dit qu’elle avait stocké assez de nourriture pour lui permettre de tenir durant les quelques jours que durerait sa transformation : essentiellement des fruits frais ou secs, un peu de viande séchée et des tubercules. Rien de très appétissant, songea Mirar. Il jeta un coup d’œil à l’entrée de la caverne, pensant aux shrimmis qu’Emerahl avait rapportés une fois. Il est temps que je revoie la lumière du jour. Tant pis si je me fais repérer par les Siyee. Je doute qu’ils constituent un danger pour Emerahl. Pour plus de sûreté, je leur dirai qu’elle est déjà partie. Je ne pense pas être obligé de rester cloîtré jusqu’à ce qu’elle émerge. Et je pourrai peut-être lui trouver quelque chose de décent à manger pour quand elle se réveillera. Saisissant le seau qu’Emerahl utilisait pour ramasser de la nourriture, il se dirigea vers le tunnel et la lumière du jour. Erra observait l’étrange enfant recroquevillée sur le pont. Elle n’avait pas de cheveux ni, pour ce qu’il pouvait en voir, un seul poil sur tout le corps. Des membranes reliaient les doigts de ses mains et de ses pieds disproportionnés. Sa peau d’un noir bleuté, qui brillait la veille, s’était ternie depuis qu’ils l’avaient capturée. —Elle nous apporter ennuis, prévint Kanyer. Elle enfant. Adultes venir la chercher. Nous trancher la gorge dans notre sommeil. —C’est ce que tu as déjà dit hier, lui rappela Erra, et personne n’est venu pendant la nuit. —Pourquoi toi garder elle ? —J’ai un pressentiment. Mon père disait qu’on peut trouver une utilité à tout ce qui sort de la mer. —Quelle utilité ? Toi croire les gens de la mer donner rançon pour elle ? —Peut-être. Mais j’ai une autre idée. Silse dit qu’il l’a vue cueillir des clochettes. D’après lui, elle devait être là depuis un moment. Kanyer détailla la fillette avec un intérêt nouveau. —Alors, être vrai que eux respirer l’eau. Erra secoua la tête. —Non. Elle n’a pas de branchies. Mais regarde la taille de sa poitrine. Elle doit avoir de gros poumons – et donc, pouvoir retenir son souffle plus longtemps que nous. (Il frotta son menton mal rasé.) Voilà ce qui pourrait nous être utile. —Toi vouloir qu’elle cueillir clochettes pour nous ? —Oui. —Elle refuser. —Elle acceptera si nous lui donnons une bonne raison. Erra se dirigea vers la fillette et trancha la corde autour de ses chevilles. Voyant qu’elle ne réagissait pas, il la poussa du pied. Une secousse parcourut son corps comme elle se réveillait en sursaut, et elle tourna la tête vers lui. Ses lèvres étaient craquelées ; un voile rouge recouvrait ses yeux. Erra devina qu’elle souffrait de ne plus être dans l’eau, et il éprouva un pincement de culpabilité. Elle n’avait qu’à ne pas essayer de voler mes clochettes. Tendant la main vers l’anneau qu’on utilisait d’habitude pour y suspendre une lampe à huile, il défit la corde qui y attachait la fillette. —Lève-toi. Elle obtempéra lentement, d’un air maussade. —Approche. Il l’entraîna vers les paniers de clochettes et lui désigna le dernier, qui était encore vide. Il lui indiqua le niveau de remplissage du panier voisin, puis plaça sa main au même niveau à l’intérieur du panier vide. La fillette l’observait avec attention. Il tendit un doigt vers elle, fit le geste de trancher ses cordes et agita la main en direction de la mer. La prisonnière le foudroya du regard. Visiblement, elle comprenait ce qu’il lui demandait, mais ça ne lui plaisait pas du tout. Pourtant, elle ne résista pas quand il la poussa vers le bastingage. Tandis que ses hommes l’observaient en finissant leur petit déjeuner, Erra fit pivoter la fillette et défit la corde qui maintenait ses poignets dans son dos. Puis il attacha une nouvelle longueur de corde sèche autour de son cou. Le chanvre gonflerait une fois mouillé, et le nœud deviendrait impossible à défaire. Donnant un coup de coude à la fillette, il lui désigna la mer du menton. Un moment, la prisonnière se contenta de fixer son regard sur lui avec rancœur. Puis elle sauta dans l’eau. À peine eut-elle refait surface qu’elle porta les mains à son cou et tenta frénétiquement de se libérer. —Silse, appela Erra. Le plongeur s’approcha. —Vas-y et garde un œil sur elle. Si elle semble sur le point de s’échapper, dis-le-moi, et je la remonterai. Silse hésita. Utiliser une enfant de la sorte devait lui titiller la conscience. À moins qu’il ait craint de perdre sa part des profits… —Qu’est-ce que tu attends ? gronda Erra. Silse haussa les épaules et sauta par-dessus bord. La fillette cessa de se débattre et fixa ses yeux sur lui un long moment d’un air orageux. Soudain, elle plongea, la corde filant derrière elle. Silse mit la tête dans l’eau pour la suivre des yeux. —Elle cueille les clochettes une par une, rapporta-t-il au bout de quelques instants. —Laisse-la faire, lâcha un de ses camarades. Ça nous épargnera du boulot. Erra acquiesça. Il y aurait moins de problèmes au moment du partage si le reste de l’équipage ne pouvait pas protester que Silse avait moins bossé qu’eux. Il désigna un des sacs dont les pêcheurs s’étaient servis pour remonter les plantes entières à bord. —Passez-moi ça. Un de ses hommes lui lança le sac. Il le laissa tomber dans l’eau près de Silse et ordonna : —Donne-le-lui quand elle remontera. Et il s’assit pour attendre. La fillette réapparut plus vite qu’il l’aurait cru, mais ses mains en coupe étaient pleines de clochettes. Maladroitement, Silse tenta de lui expliquer l’usage du sac. Elle l’ignora. Déposant les clochettes sur le pont, elle empoigna le sac et replongea. Silse leva les yeux vers Erra et haussa les épaules. Les pêcheurs s’éparpillèrent. Certains entamèrent une partie de contres. La fillette remonta à la surface trois ou quatre fois pour reprendre son souffle. Chaque fois, elle vidait le contenu du sac dans le panier avant de replonger. Erra se félicita de son idée. Comme tout semblait bien marcher, il décida d’en profiter pour prendre un verre. Il chercha du regard son plus jeune pêcheur, Darm, et le trouva perché en haut du mât. —Darm ! rugit-il. Le moussaillon sursauta. —Oui, capitaine ? —Viens ici. Il déplia ses jambes maigres qu’il avait crochetées autour du mât et commença de descendre. Pendant ce temps, Erra fouilla sa poche en quête de boivif. —Capitaine ? Il leva les yeux. Darm s’était arrêté à mi-hauteur du mât et tendait l’index vers la falaise qui se dressait sur un côté de la baie. —Des voiles, dit-il. Quelqu’un approche. Les pêcheurs se levèrent d’un bond. Erra se dirigea vers le mât pour vérifier par lui-même, mais il n’en eut pas besoin. Déjà, la proue d’un navire apparaissait au bout de la falaise. C’était un vaisseau marchand plus gros que les bateaux de pêche, qui avait connu de meilleurs jours mais demeurait encore robuste. Erra plissa les yeux. Il distinguait des hommes alignés le long du bastingage. Comme le reste du navire émergeait, ses occupants levèrent les bras et les agitèrent avec véhémence. Erra sentit son estomac lui tomber dans les talons. Ils brandissaient des épées. —Des pillards ! hurla Darm. Erra jura. Même si les voiles avaient été levées et s’ils n’avaient pas été acculés dans la baie, ses deux bateaux de pêche n’auraient jamais réussi à semer ce navire. Ses hommes et lui devaient les abandonner – mais pas sans leur butin. Il se tourna vers son équipage. Les hommes étaient blêmes, prêts à sauter à l’eau. —Il faut gagner la terre à la nage ! s’exclama l’un d’eux. —Non ! rugit Erra. Pas encore. Il nous reste un peu de temps avant qu’ils nous rejoignent. (Il désigna les paniers de clochettes.) Fermez-les avec une corde, attachez-y des poids et jetez-les à la mer. Ensuite, nous gagnerons la terre à la nage. Ceux qui refuseront d’aider ne toucheront pas un sou. Une vive agitation s’ensuivit. Le cœur battant la chamade, Erra saisit tout ce qui pouvait servir de lest et l’attacha aux paniers tout en invectivant ses hommes avec une assurance feinte. Trois paniers tombèrent à l’eau dans une gerbe d’éclaboussures et coulèrent aussitôt. —Ils vont trop vite ! geignit Darm. Nous ne pourrons pas atteindre le rivage ! Erra se redressa pour regarder. Le gamin avait raison. Il jaugea la distance qu’ils devraient parcourir à la nage. —Très bien. Laissez le reste. S’ils ne trouvent rien à bord, ils risquent de nous poursuivre pour se défouler sur nous. Tous à l’eau ! Et sans attendre de voir si ses hommes le suivaient, il plongea par-dessus bord. La peur lui donnait force et rapidité. Quand il sentit le fond sablonneux sous ses pieds, il se mit debout et regarda derrière lui. Le navire fonçait sur les deux bateaux de pêche. Ses hommes sortaient de l’eau un par un. Jurant, il se mit à courir vers la forêt. Ce ne fut que beaucoup plus tard, en observant depuis le haut d’une falaise les carcasses de ses bateaux qui fumaient encore en contrebas, qu’Erra se souvint de la fillette. Avait-elle été assez maligne pour se cacher ou s’enfuir, ou les pillards l’avaient-ils capturée ? Il envoya Silse à sa recherche, mais celui-ci ne trouva aucun signe de l’enfant : juste un bout de corde coupé. Erra n’eut pas de mal à mettre de côté ses légers remords. Il avait des soucis plus pressants sur les bras. Par exemple, comment il allait quitter cette maudite île. Le ciel de plomb gommait toutes les couleurs – à l’exception de celle du sang. Les cadavres avaient le visage blême et les cheveux noirs ou d’une teinte délavée. Les armes plantées dans la chair ou toujours serrées dans des mains raidies avaient perdu leur lustre. Les circs des prêtres étaient d’un blanc terne. Mais les taches qui les maculaient restaient d’un rouge presque trop vif. Un épais liquide écarlate suintait des plaies et gouttait des lames souillées, formant sous les morts des flaques qui grandissaient et se rejoignaient pour former un morbide tapis, ou s’écoulant dans les replis du terrain de sorte que le sol en était imprégné et que chaque pas le faisait remonter à la surface. Auraya tentait de marcher doucement et de s’en tenir aux zones sèches, mais ses sandales étaient quand même couvertes de boue sanglante. Cette gadoue écœurante aspirait ses pieds. La jeune femme fit encore quelques pas et s’aperçut qu’elle ne pouvait plus avancer. Puis le sol céda sous elle, et elle sentit qu’elle s’y enfonçait. En prenant appui sur une jambe pour tenter de dégager l’autre, elle ne réussit qu’à s’embourber plus profondément. Elle sentit l’humidité glacée remonter le long de ses mollets et son cœur se mettre à battre la chamade. —Tu nous as tués, siffla une voix. Levant les yeux, elle vit des cadavres se redresser pour fixer sur elle leurs yeux morts. Pas maintenant, songea-t-elle. J’ai déjà assez de problèmes. —Toi, dit un corps partiellement décapité dont la tête oscillait doucement. C’est toi qui m’as fait ça. Auraya tenta de ne pas les écouter et se concentra pour s’arracher à la boue, qui ne voulait pas la laisser partir. De l’écume et des bulles rouges se formèrent à la surface. Auraya se pencha en avant, cherchant désespérément quelque chose à quoi se raccrocher pour ne pas continuer à s’enfoncer. Quelque chose sur quoi elle pourrait prendre appui pour se dégager. Je vais me noyer, songea-t-elle, et la peur la submergea. Je vais suffoquer, la bouche et les poumons remplis de boue sanglante. Autour d’elle, il n’y avait rien qu’une mer de cadavres tendant vers elle leurs mains pareilles à des serres. Elle se recroquevilla sur elle-même, se sentit s’enfoncer encore un peu, puis se força à leur ouvrir les bras. —C’est ta faute si je suis morte, siffla une femme. —Ta faute ! —Ta faute ! —Non. Le silence se fit brusquement. Les cadavres se figèrent. La succion de la boue s’interrompit. Auraya promena autour d’elle un regard perplexe tandis que les morts roulaient des yeux, cherchant l’origine de la voix. Ça ne se passe pas comme ça d’habitude, songea la jeune femme. —Ce n’est pas sa faute si vous êtes morts. Si vous voulez vraiment accuser quelqu’un, prenez-vous-en à moi. Dans un cas comme dans l’autre, vous aurez tort. Ni Auraya ni moi n’avons porté le coup qui vous a tués. Une silhouette lumineuse apparut sur le champ de bataille. Les cadavres s’écartèrent précipitamment d’elle. L’apparition baissa les yeux vers Auraya et sourit. —Bonjour, Auraya. —Chaia ! —Oui. Il s’approcha du bourbier et lui tendit la main. Auraya hésita puis la prit. Des doigts fermes et tièdes agrippèrent les siens. Chaia tira, et la jeune femme sentit la boue relâcher son emprise sur ses jambes. —Retournons dans ta chambre, dit Chaia. Le champ de bataille s’évanouit. Auraya se retrouva assise sur son lit, à côté de Chaia. Il lui sourit et tendit une main vers son visage. Le contact de ses doigts tandis qu’il suivait le tracé de sa mâchoire fit frissonner la jeune femme. Il se pencha vers elle, et Auraya sut qu’il allait l’embrasser. Oh ! oh ! songea-t-elle en s’écartant de lui. C’est très bien de l’avoir conjuré pour qu’il me délivre de ce cauchemar, mais faire de lui le héros de rêves érotiques, c’est pousser le bouchon un peu loin. —Tu résistes, constata Chaia. Tu penses que c’est mal. Un blasphème. —Oui. Il sourit. —Mais comment cela pourrait-il être mal alors que c’est moi qui t’embrasse ? —Tu n’es pas réel. Le vrai Chaia se sentirait sûrement offensé. —Je ne suis pas réel ? (Son sourire s’élargit.) En es-tu certaine ? —Oui. Le vrai Chaia ne peut pas me toucher. —Je le peux, dans tes rêves. Comme Leiard, songea Auraya. Le souvenir du Tisse-Rêves provoqua en elle un torrent d’émotions très différentes – et très gênantes. La douleur de sa trahison, la honte d’avoir couché avec quelqu’un qui déplaisait probablement à Chaia… Et malgré tout, du regret. Ses rêveliens avec Leiard lui avaient semblé si réels… Elle eut une bouffée de chaleur à la pensée du plaisir que lui avait donné son amant. Mais très vite, cette chaleur céda de nouveau la place à de la honte et de l’embarras comme elle se rappelait en présence de qui elle se trouvait – même si ce n’était que l’ombre onirique du dieu. —Ne regrette pas ton passé, lui dit Chaia. Tout ce que tu fais t’apprend quelque chose sur le monde et sur toi-même. C’est à toi de tirer la leçon de tes erreurs. Auraya le dévisagea d’un air suspicieux. Il était si indulgent… Evidemment qu’il est indulgent. Ce n’est pas le vrai Chaia. Le vrai Chaia l’aurait… Que lui aurait-il fait ? L’aurait-il grondée comme une enfant ? Chaia éclata de rire. —Tu crois toujours que je suis un rêve ? —Oui. Il glissa une main sur sa nuque et se pencha vers elle. —Ouvre les yeux. Elle les fixa sur lui. —Je pourrais juste être en train de rêver que j’ouvre… Chaia scella la bouche de la jeune femme avec la sienne. Surprise, Auraya se raidit. Soudain, le dieu et sa chambre disparurent. Elle était allongée sous des couvertures. Dans le noir. Les yeux fermés. Éveillée. Mais ses lèvres la picotaient. Elle ouvrit les paupières. Un visage lumineux planait au-dessus du sien. Sa bouche s’élargit en un sourire. Il lui fit un clin d’œil. Puis il disparut. DEUXIEME PARTIE Chapitre 16 Une brise iodée informa Emerahl qu’elle approchait de la côte longtemps avant qu’elle aperçoive la mer. Pourtant, ce ne fut que lorsqu’elle franchit une crête et distingua une large bande grisâtre dans le lointain que la voyageuse se sentit proche de sa destination. À la vue de l’eau, elle poussa un soupir de soulagement et s’assit sur un tronc d’arbre abattu pour reprendre son souffle. Deux mois de marche l’avaient rendue musclée et endurante, mais la pente au sommet de laquelle elle se tenait était abrupte, et l’ascension avait été longue et pénible. Rozéa ne me reconnaîtrait pas, songea Emerahl. Elle n’avait pas seulement modifié son âge. Désormais, elle teignait ses cheveux en noir et les tressait chaque matin. Elle portait une robe plus pratique que jolie et, par-dessus, un mélange hétéroclite de tales, de bijoux, de perles et de sacs brodés. L’arôme des herbes, des essences et autres ingrédients qu’elle utilisait pour fabriquer ses remèdes flottait autour d’elle. Jamais elle n’avait eu à mentionner sa profession. En arrivant dans un village ou une ville, elle demandait simplement à la première personne qu’elle rencontrait où elle pourrait trouver un logement sûr et décent. À peine avait-elle fini de s’installer à l’endroit indiqué que le premier client pointait le bout de son nez. Du moins, la plupart du temps. Il y avait toujours eu – et il y aurait toujours – des endroits où les étrangers étaient traités avec méfiance, et les sorcières guérisseuses avec une franche hostilité. Le premier prêtre qu’Emerahl avait croisé s’était montré très désagréable, ce qui n’avait rien fait pour atténuer sa peur d’être découverte par les dieux. À son grand soulagement, il lui avait juste ordonné de quitter son village. Pendant plusieurs jours après ça, Emerahl avait craint d’être de nouveau poursuivie, mais rien n’était venu confirmer ses soupçons. La plupart des communautés, toutefois, l’accueillaient avec chaleur. Les prêtres de village n’avaient en général que des Dons assez faibles et une connaissance basique de la médecine. Les meilleurs guérisseurs travaillaient dans les cités, et les Tisse-Rêves étaient rares, de sorte qu’Emerahl voyait ses services très demandés. Avoir l’apparence d’une femme de trente ou quarante ans jouait en sa faveur : personne ne l’aurait crue très compétente si elle était restée une jouvencelle. Devant elle, la route serpentait entre des collines et à travers des forêts dans lesquelles elle disparaissait momentanément. Emerahl la suivit des yeux jusqu’à la côte. Au milieu d’une baie, des bâtisses se massaient les unes contre les autres ainsi que des pierres dans le fond d’un seau. Selon les propriétaires de maisons des voyageurs où Emerahl avait séjourné, les compagnons de beuverie qu’elle avait rencontrés et la copie d’une carte grossière qu’un marchand lui avait donnée, ce port s’appelait Dufin. Les quarante dernières années, Dufin avait crû et prospéré grâce à sa proximité avec la frontière de Si – ou plutôt, grâce à la tendance des Torennais à ignorer ladite frontière et à s’installer là où ils trouvaient un sol fertile ou des dépôts minéraux. Les gens à qui Emerahl avait parlé lui avaient raconté en jubilant de quelle façon les Blancs avaient forcé le roi de Toren à rappeler ses envahissants sujets. Il serait intéressant de découvrir quelles conséquences leur retrait avait eues pour les habitants de Dufin. Entendant un bruit derrière elle, Emerahl pivota vers la route. Un arem solitaire tirait un petit tarn dans sa direction. Elle se leva. Même si le conducteur était encore trop loin pour qu’elle puisse déchiffrer son expression, elle était sûre qu’il la détaillait. Elle percevait sa curiosité. Rapidement, elle évalua la vitesse à laquelle il se déplaçait, l’heure (tardive) qu’il était et la distance qui la séparait encore de Dufin. Puis elle se rassit et attendit que le véhicule arrive à sa hauteur. Cela prit plusieurs minutes. Avant ça, dès que le conducteur avait été assez près pour bien la voir, Emerahl lui avait souri et fait « coucou » de la main. Quand l’arem émergea au sommet de la crête en tractant le tarn derrière lui, elle se leva pour saluer le conducteur. L’homme avait une bonne quarantaine d’années, estima-t-elle, et un visage buriné sympathique, creusé de rides provoquées par un sourire facile. Il arrêta son arem. —Vous allez à Dufin ? demanda Emerahl. —Tout à fait, répondit l’inconnu. —Auriez-vous de la place pour une voyageuse fatiguée ? —J’ai toujours de la place pour les belles jeunes femmes en quête d’un moyen de transport, répondit-il, jovial. Emerahl regarda autour d’elle comme si elle cherchait quelqu’un. —Qui est cette femme dont vous parlez ? Et quel égoïsme de laisser une pauvre vieille épuisée sur le bord de la route pour lui préférer une jouvencelle ! L’homme éclata de rire et désigna son tarn. —Ce n’est pas une belle platène couverte, mais si l’odeur ne vous dérange pas, vous pouvez vous asseoir sur les fourrures. Emerahl lui sourit avec gratitude et grimpa à bord. Dès qu’elle se fut installée, le conducteur remit son arem au pas. Une forte odeur de poisson s’attardait sous le musc dégagé par les fourrures. —Je suis Limma Soigneuse, se présenta Emerahl. Guérisseuse. L’homme lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et haussa les sourcils. —Et sorcière, je suppose. Aucune femme ordinaire ne voyage seule en ces contrées. —Une guerrière le pourrait, répliqua Emerahl. (Elle grimaça et secoua la tête.) Mais en effet, je ne suis pas une guerrière. Et vous, comment vous appelez-vous ? —Marin Hameçonnier. Je suis pêcheur. —Ah ! il me semblait bien sentir une odeur de poisson. Laissez-moi deviner : vous apportez le produit de votre pêche aux gens de l’intérieur des terres, et vous rapportez au village… (elle inspecta rapidement le contenu du tarn)… des fourrures, des légumes, de l’alcool, du bois, des poteries et… deux girri pour votre dîner. Marin acquiesça. —Exact. Ça varie leur ordinaire… et le mien. —Avant, j’habitais près de la mer, révéla Emerahl. J’ai souvent péché mon propre dîner. —Où viviez-vous ? —Dans un endroit si isolé qu’il n’avait même pas de nom. Je détestais ça. C’était trop loin de tout. Alors, je suis partie. J’ai beaucoup voyagé et appris mon métier en route. Mais je suis toujours contente de revoir la mer. —Qu’est-ce qui vous amène à Dufin ? —La curiosité. Le travail. (Elle marqua une pause. Devait-elle commencer ses investigations immédiatement ?) J’ai entendu une histoire, une vieille histoire. J’aimerais découvrir si elle est vraie. —Vraiment ? De quoi parle-t-elle ? —D’un garçon qui ne vieillit pas, et qui sait tout ce qu’il y a à savoir sur la mer. —Ah ! soupira Marin. De fait, c’est une très vieille histoire. —Vous la connaissez ? Il haussa les épaules. —Il existe des tas d’histoires au sujet du Goéland. Certaines racontent comment il sauve des hommes de la noyade, et d’autres, comment il les noie lui-même. Il est comme la mer, à la fois généreux et cruel. —Croyez-vous à son existence ? —Non, mais je connais des gens qui y croient. Ils affirment l’avoir vu. —De simples élucubrations de vieillards à l’imagination fertile ? suggéra Emerahl. —Sans doute. (Marin fronça les sourcils.) Mais je n’ai jamais entendu mentir le vieux Grim, et il raconte qu’il a fait partie du même équipage que le Goéland quand il n’était encore qu’un moussaillon. —J’aimerais bien rencontrer le vieux Grim, dit Emerahl. —Je peux vous arranger ça. Mais il risque de ne pas vous plaire, la prévint Marin. Il jure beaucoup. Emerahl gloussa. —Je devrais réussir à le supporter. J’ai entendu sortir de la bouche de femmes en train d’accoucher des mots qui brûleraient les oreilles de la plupart des gens. Marin hocha la tête. —Moi aussi. Ma femme est assez discrète la plupart du temps, mais quand elle pique une grosse colère… (Il frissonna.) Alors, on se rend compte que c’est une fille de pêcheur. Ils avaient atteint le bas de la crête. Marin garda le silence un moment, puis jeta un bref coup d’œil à sa passagère. —Donc, vous voulez découvrir si le Goéland existe. Que faudrait-il pour vous convaincre ? —Je ne sais pas. Que je le rencontre, peut-être. Il éclata de rire. —Effectivement, ce serait une preuve irréfutable. —Pensez-vous que ça puisse arriver ? —Non. Mais le cas échéant, que feriez-vous ? —Je l’interrogerais sur les plantes et les animaux marins. Beaucoup de remèdes viennent de la mer. —C’est juste. —Je ne le trouverai peut-être jamais, mais je ne suis pas pressée. Tant qu’il y aura des gens quelque part, il y aura des malades et des blessés. Je longerai la côte en travaillant. Peut-être me paierai-je un voyage en bateau. —Plus probablement, vous rencontrerez un petit veinard, vous lui ferez plein de beaux enfants et vous oublierez le Goéland. Emerahl grogna. —Pffff ! j’en ai soupé du romantisme débile. Marin gloussa. —Ah bon ? —Oui, répondit-elle fermement. Comme le tarn tournait entre deux petites collines, les bâtisses de Dufin apparurent devant eux. Emerahl s’installa plus confortablement parmi les fourrures. —Racontez-moi donc quelques-unes de ces histoires au sujet du Goéland, réclama-t-elle. Elle se doutait que Marin ne se ferait pas prier pour obtempérer. Auraya s’appuya contre l’encadrement de la fenêtre et baissa les yeux. Les longues ombres projetées par le soleil de fin d’après-midi formaient des rayures et des taches sur le sol. Aux endroits où ils touchaient le jardin, les rayons faisaient briller les traînées de feuilles mortes. En tant que chef des Blancs, Juran occupait le dernier étage de la Tour. La vue depuis ses appartements n’était pas très différente de celle dont jouissait Auraya, la hauteur supérieure permettant juste de voir un peu plus loin vers l’horizon. —Goûte ça, murmura Juran. Auraya se détourna de la fenêtre et prit le gobelet qu’il lui tendait. Celui-ci était plein d’un liquide jaune pâle. Comme la jeune femme en prenait une petite gorgée, une acidité familière emplit sa bouche, suivie par un parfum d’épices. —On dirait du teepi, commenta-t-elle. Juran acquiesça. —C’est fait avec les mêmes baies que celles dont les Siyee tirent le teepi. Quand les premiers colons torennais sont arrivés chez eux, les Siyee les ont accueillis comme des visiteurs. Les Torennais se sont particulièrement intéressés au teepi, et ont appris à en fabriquer une version plus forte. Il tendit des gobelets aux autres Blancs, qui burent chacun à leur tour. Dyara grimaça, Mairae sourit, et Rian, qui désapprouvait la consommation d’alcool, haussa les épaules et reposa son gobelet sans rien dire. —Plus forte mais plus simple, fit remarquer Auraya. Il manque l’arrière-goût de noisette et de bois. —Ils le mettent à fermenter dans des bouteilles et non dans des tonneaux. Ce qui vaut mieux pour eux : le bois est rare à Toren. —Donc, ils ont l’intention de continuer à en fabriquer ? —Oui. Un des colons les plus entreprenants en a rapporté quelques bouteilles à Ayme. Les riches s’en sont entichés, et, vu la faible quantité disponible, les prix ont grimpé en flèche. Beaucoup d’autres colons ont rapporté des boutures de la plante qui produit les baies, et les gens se les arrachent – au sens figuré, bien sûr. —Tant mieux, murmura Dyara. La plupart de ces Torennais à qui on a ordonné de quitter Siyee ont dû laisser derrière eux presque tout ce qu’ils possédaient. Ce commerce facilitera l’épreuve de leur retour. —Et empêchera les Siyee de vendre du teepi à leurs voisins, grimaça Auraya. —Ce n’est pas tout à fait la même boisson, ajouta Juran. Les Torennais pourraient également apprécier le teepi original. Les Siyee pourraient très bien tirer profit de la demande qui est en train de se développer. Auraya acquiesça lentement et réfléchit à la façon dont elle pourrait suggérer cette idée au peuple du ciel. Soudain, quelque chose attira son attention et elle prit conscience de la magie qui l’entourait. Une présence familière se rapprocha, et elle fut assaillie par une anxiété tout aussi familière. —Bonsoir, Auraya. —Chaia. —Pourquoi cette anxiété ? —Tu me distrais – parfois au moment le moins opportun, avoua la jeune femme. À peine son esprit avait-il formé ces mots qu’elle se sentit honteuse et contrite. Une onde amusée et pétillante lui parvint depuis Chaia, mais ne suffit pas à dissiper son malaise. —N’aie pas peur de penser, Auraya. Ta réaction est spontanée ; comment pourrait-elle m’offenser ? Je préfère que tu me traites comme un mortel, ou comme un des autres Blancs. —Mais tu n’en es pas un. Tu es un dieu. —C’est vrai. Tu devras apprendre à me faire confiance. Tu es libre de te mettre en colère contre moi, libre de contester ma volonté, libre de me contredire. Je veux que tu me contredises. —Il veut beaucoup plus que ça, ne put s’empêcher de songer Auraya. Cette fois, elle se sentit rougir d’embarras, et se tourna de nouveau vers la fenêtre pour dissimuler sa réaction aux autres Blancs. Malheureusement, elle ne pouvait pas se cacher de Chaia. Une autre onde amusée déferla doucement sur elle. —C’est vrai aussi. Tu me plais, Auraya. Je t’observe depuis très, très longtemps. J’attendais que tu sois assez adulte pour pouvoir te le dire sans te perturber. —Tu trouves que ça ne me perturbe pas ? répliqua-t-elle sèchement. Elle se souvint des baisers auxquels elle s’était dérobée. Pour un être dénué de forme physique, Chaia pouvait être étonnamment sensuel. Il se rapprochait souvent d’elle comme pour compenser son intangibilité. Son toucher était celui de la magie – mais la sensation n’avait rien de désagréable. Ça ne me perturbe pas autant que ça devrait, pensa Auraya. Je devrais admettre une bonne fois pour toutes que Leiard me manque. Pas seulement pour sa compagnie, mais pour… les nuits que nous passions ensemble. Parfois, je suis très tentée de laisser faire Chaia. Elle se sentit brusquement très gênée. Comment pouvait-elle éprouver du désir pour un dieu ? —N’est-ce pas à moi de décider ce qui est bien ou mal ? fit valoir Chaia. Auraya éprouva un picotement sur sa joue et retint son souffle. La caresse fut brève, et elle sentit l’attention de Chaia basculer brusquement. —Je dois y aller, dit-il. Sa présence lumineuse se volatilisa. Auraya en retira une impression de vitesse incroyable, qui ne lui laissa aucun doute sur le fait que les dieux pouvaient traverser l’Ithanie en un battement de cœur. —Auraya ! La jeune femme sursauta et pivota vers Juran. Elle s’aperçut avec surprise que les autres étaient partis. Ils avaient quitté la pièce, et elle ne s’en était même pas rendu compte. Juran la dévisageait d’un air visiblement agacé. Elle prit une mine penaude, et l’expression de son aîné s’adoucit. —Que se passe-t-il, Auraya ? demanda-t-il à voix basse. Ces derniers temps, tu laisses vagabonder ton attention, y compris pendant les réunions les plus importantes. Ça ne te ressemble pas. La jeune femme ne sut pas quoi répondre. Je pourrais inventer une excuse. Mais il faudrait qu’elle soit vraiment bonne. Seul quelque chose d’important pourrait justifier une telle distraction. Comme le silence se prolongeait entre eux, elle se rendit compte qu’elle ne pourrait pas inventer d’excuse acceptable. Il ne lui restait qu’à dire la vérité. Pourtant, elle hésita. Chaia ne serait-il pas contrarié qu’elle révèle à Juran qu’il lui parlait si souvent ? Chaia ? Il n’y eut pas de réponse. Le dieu se trouvait trop loin d’elle. Juran continuait à attendre patiemment. Il ne m’a jamais dit que c’était un secret, songea Auraya. Elle prit une grande inspiration. —C’est Chaia, murmura-t-elle. Il me parle. Parfois… à des moments inopportuns. Juran haussa les sourcils. —Depuis quand ? Et à quelle fréquence ? Auraya réfléchit. —Deux mois. Et au moins une fois par jour. —À propos de quoi ? Juran semblait vexé. Elle n’en fut pas surprise. Il était le chef des Blancs. Si Chaia avait tenu à gratifier quelqu’un de visites quotidiennes, ç’aurait sûrement dû être lui. —Rien d’important, dit-elle très vite. Nous… bavardons, c’est tout. Comme Juran fronçait les sourcils, elle comprit qu’elle n’avait rien arrangé. Sa réponse était trop évasive. —Il me donne des conseils au sujet de l’hospice, ajouta-t-elle. Juran acquiesça lentement, et elle fut soulagée de voir qu’il paraissait quelque peu radouci. —Je vois. C’est assez logique. Quoi d’autre ? Auraya haussa les épaules. —Rien d’important. Je crois… Je crois qu’il essaie d’apprendre à me connaître. Il a eu plus d’un siècle pour te découvrir. Même Rian le sert depuis vingt-six ans. Moi, je suis encore toute nouvelle. —C’est vrai. (Juran hocha la tête, et ses épaules crispées se détendirent.) Eh bien… quelle révélation ! Ce que tu ne m’as pas entendu dire, c’est que trois Siyee ont été repérés volant en direction de la Tour. Les autres sont montés sur le toit pour les accueillir. Auraya sentit son cœur accélérer. —Des Siyee ? Ils n’auraient pas fait un si long voyage sans une bonne raison. Juran sourit. —Montons découvrir laquelle. L’ascension jusqu’au toit fut brève. À l’horizon, le soleil s’apprêtait à se coucher. Auraya scruta le ciel par-dessus la tête de ses pairs. Trois silhouettes planaient en direction de la Tour. Les Blancs regardèrent approcher les Siyee en silence. Deux des visiteurs étaient d’âge mûr ; l’autre semblait un peu plus jeune et portait un bandeau sur l’œil. Tous trois formèrent une ligne et se posèrent ensemble. Le plus jeune trébucha mais parvint à reprendre son équilibre. Ils étaient visiblement épuisés. Leur regard se braqua sur Auraya. Celle-ci jeta un coup d’œil à Juran, qui hocha la tête. Souriant, elle s’avança pour saluer les nouveaux arrivants. —Bienvenue, hommes du ciel. Je suis Auraya des Blancs. Elle désigna chacun de ses pairs et les nomma tour à tour. Le Siyee au bandeau sur l’œil fit le signe du cercle. —Merci de votre accueil, Élus des dieux. Je suis Niril de la tribu de la Crête du Soleil. Dyni et Ayliss de la tribu de la Montagne Chauve m’accompagnent. Nous nous sommes portés volontaires pour rester ici à Jarime en tant que représentants de notre peuple. —Nous serons honorés par votre présence, répondit Auraya. Vous devez être très fatigués par votre voyage. Je vais vous escorter jusqu’à vos appartements, si vous le désirez. Niril inclina la tête. —Nous vous en serons très reconnaissants. Mais d’abord, j’ai une nouvelle importante à vous annoncer de la part des orateurs. Il y a dix jours, un navire noir a été repéré au large de notre côte méridionale. Les Siyee qui sont partis en éclaireurs ont vu plusieurs groupes de Pentadriens débarquer et se mettre en marche vers l’intérieur des terres. Certains d’entre eux portaient un pendentif en forme d’étoile, et des oiseaux les accompagnaient. Un frisson parcourut l’échine d’Auraya. Les Siyee avaient perdu trop de combattants pendant la guerre. Les Pentadriens le savaient-ils ? Les jugeaient-ils vulnérables ? —C’est une mauvaise nouvelle, dit-elle sombrement. Mais il est heureux que les tiens les aient repérés. Ça nous laisse du temps pour réagir. (Elle jeta un coup d’œil à Juran et au reste des Blancs.) Nous allons voir ce que nous pouvons faire. —Oui, acquiesça Juran. Dès qu’Auraya vous aura conduits à vos appartements, nous nous réunirons à l’Autel. Et nous vous ferons part de nos conclusions quand vous vous serez reposés. Niril hocha la tête, et ses épaules s’affaissèrent sous le poids de sa fatigue. Avec un sourire compatissant, Auraya fit signe aux trois hommes ailés. —Venez avec moi. Chapitre 17 Imi flottait dans une forêt de plantes à clochettes. Agitées par le courant, celles-ci se balançaient doucement. De minuscules clochettes scintillantes dessinaient autour de la fillette des motifs qui lui faisaient tourner la tête. Elle tendit la main pour en toucher une. La fleur délicate s’inclina vers elle, comme impatiente d’être cueillie. Puis des rangées de dents apparurent, et la clochette plongea vers ses doigts. Horrifiée, Imi retira vivement sa main. Une ombre glissa au-dessus d’elle, obscurcissant tout le fond marin à l’exception des clochettes. L’angoisse serra le cœur de la fillette. Elle leva les yeux. La coque d’un énorme navire la surplombait. Des cordes en descendirent tels des serpents se tortillant en quête d’une proie. Imi voulut s’enfuir, mais elle ne pouvait pas bouger. Elle ne reprit le contrôle de ses membres que lorsque les cordes se furent enroulées autour d’elle – quand il était déjà trop tard. La fillette eut beau se débattre, elle se sentit soulevée vers la surface. Elle lutta désespérément pour se libérer. Elle savait ce qui l’attendait là-haut. Des pillards. Des terrestres froids et cruels. Comparés à eux, les pêcheurs qui l’avaient capturée étaient bons et généreux. Ils l’auraient laissé repartir une fois qu’elle aurait eu cueilli pour eux toutes les clochettes. Libre, Imi aurait plongé jusqu’au fond pour ramasser le sac contenant les clochettes destinées à son père. Puis elle serait rentrée chez elle. Elle ne lui aurait pas donné son cadeau tout de suite : il aurait été trop furieux contre elle pour l’apprécier. Non, elle aurait accepté la punition qu’il lui aurait infligée pour son escapade en se réjouissant d’avoir pu s’échapper. Mais les choses ne s’étaient pas passées ainsi. Comme les cordes la hissaient vers la surface, Imi se prépara à encaisser le souvenir de ce qui s’était produit ensuite. Avant qu’elle émerge à l’air libre, quelque chose de dur percuta sa cage thoracique. La douleur la réveilla en sursaut. Elle hoqueta et ouvrit les yeux. De la lumière filtrait à travers un toit de planches. La sensation de fraîcheur autour de ses jambes lui apprit qu’elle baignait dans une quantité d’eau supérieure à celle dans laquelle elle s’était endormie. Elle capta une odeur de poisson frais. Comme toujours, les terrestres vaquaient à leurs tâches ; elle pouvait les voir par la partie ouverte du pont. L’un d’eux se tenait à l’intérieur de la coque, face à elle. La fillette entendit une voix masculine bourrue aboyer quelque chose. Elle ne connaissait pas les mots employés, mais elle comprenait leur signification. Allez, tu retournes au boulot ! En tâtonnant autour d’elle, Imi trouva le seau et s’accroupit pour le remplir. L’homme cessa de crier. Elle versa le contenu du premier seau dans un second pendu au bout d’une corde qui descendait par le trou du pont. Le terrestre lâcha quelque chose à ses pieds, puis se détourna et remonta sur le pont pour harceler l’équipage à la place de sa prisonnière. Imi baissa les yeux. Deux petits poissons flottaient dans l’eau salée. Elle parvint à les attraper et à les manger sans interrompre son travail. Avant ça, elle avait souvent mangé du poisson cru au palais – mais toujours découpé en tranches très fines et accompagné d’algues ou de bulbes de kwee vinaigrés. Personne ne lui avait jamais montré comment écailler un poisson, et elle n’avait pas de couteau pour l’aider. Elle avait appris à arracher les écailles avec ses dents et à les recracher. Ce n’était pas sain de ne consommer que du poisson – tout comme elle ne pouvait pas, selon Teiti, se nourrir exclusivement de bonbons. Sa tante lui avait toujours dit qu’une alimentation équilibrée se composait d’une grande variété d’aliments, dont beaucoup qu’Imi détestait. Son cœur se serra. Teiti lui manquait tellement ! Elle avait encore plus envie de pleurer quand elle pensait à son père. Comme elle regrettait d’avoir quitté la ville sous-marine ! Elle aurait dû écouter sa tante. Imi travaillait à un bon rythme. La coque du navire prenait l’eau, et les pillards se moquaient de la vitesse à laquelle la fillette écopait du moment qu’elle et la personne qui hissait les seaux hors de la coque pour les vider dehors ne s’interrompaient jamais. Ils se moquaient qu’elle s’asperge de temps en temps ou qu’elle dorme dans l’eau la nuit. Sans cette immersion constante, sa peau se serait desséchée, entraînant une mort lente et douloureuse. Après l’avoir repêchée, ils avaient commencé par l’attacher sur le pont. La chaleur du soleil était insupportable. La peau d’Imi s’était desséchée, et la fillette avait été assaillie par une soif terrible malgré l’eau que ses geôliers lui avaient donnée à boire. La douleur était née dans sa tête et s’était propagée au reste de son corps jusqu’à ce qu’elle s’écroule sur les planches. Quand elle avait repris connaissance, elle se trouvait dans la coque. De l’eau clapotait autour de son corps au rythme des oscillations du navire. Des sons terrifiants venus de l’extérieur l’assourdissaient. La pluie – un phénomène qu’elle n’avait contemplé que deux fois auparavant – et les vagues qui, de temps en temps, passaient par-dessus le bastingage avaient commencé à remplir la coque à une vitesse alarmante. Plusieurs des pillards se démenaient pour écoper, et quand l’un d’eux lui avait fourré un seau dans les mains, Imi les avait imités sans discuter, craignant que le navire coule et qu’elle se noie à cause de la corde attachée à sa cheville qui l’empêcherait de regagner la surface. Plus tard, un pillard était descendu et lui avait jeté du poisson. Imi avait si faim qu’elle l’avait mangé avec les écailles et les arêtes. Lentement, elle avait recouvré une partie de ses forces. Le chef des pillards lui avait fait comprendre qu’elle devait continuer à écoper. Au début, la fillette avait refusé. Elle était une princesse, pas une vulgaire servante. Alors, l’homme l’avait battue. Choquée et terrifiée, Imi avait cédé. Il l’avait regardée faire un moment, la menaçant chaque fois qu’elle ralentissait. Enfin, persuadé de l’avoir matée, il l’avait laissé continuer seule. C’était un travail sans fin, absolument épuisant, et Imi avait toujours faim. Les pillards lui donnaient si peu de nourriture ! Son corps n’était plus tant frêle que décharné. Quand elle regardait ses bras, la fillette ne voyait plus que de la peau sur ses muscles et ses os. Devenue trop grande pour elle, sa tunique sale et déchirée pendait sur ses épaules. Elle ne savait pas combien de temps encore elle pourrait tenir. Tant de jours s’étaient écoulés ! Elle s’accrochait à l’espoir que son père ou un des jeunes guerriers de la cité sous-marine viendraient la délivrer. Mais mieux valait ne pas trop y penser, de peur de trouver trop de raisons pour lesquelles un tel sauvetage était improbable. Il va bien finir par se passer quelque chose, se dit-elle. Je suis une princesse. Les princesses ne meurent pas dans la coque d’un navire. Quand mon sauveur viendra, je serai vivante et prête à le suivre. Les six murs de l’Autel se rejoignirent au-dessus des Blancs. Juran prononça la formule rituelle pour commencer la réunion, et Auraya joignit sa voix à celle des trois autres pour lui répondre. Quand ils se turent, Juran les dévisagea tour à tour d’un air troublé. —Nous sommes ici pour décider ce que nous devons faire au sujet des Pentadriens qui ont débarqué à Si. —Cela signifie-t-il que nous allons de nouveau entrer en guerre ? demanda Mairae. Juran secoua la tête. —Non. —Mais les Pentadriens ont envahi un de nos alliés, objecta Mairae. —Ils se sont introduits sans permission sur leur territoire, la corrigea Juran. Pour ce que nous en savons, ils n’ont encore fait de mal à personne. —Parce que les Siyee ne sont pas assez stupides pour s’approcher d’eux, le contra Auraya. Nous devons découvrir la raison de leur présence. —Oui, l’approuva Juran. Mais cela prendra du temps. Je vais envoyer à leur rencontre les prêtres qui sont arrivés à l’Ouvert il y a peu. —Les prêtres ? répéta Auraya, surprise. Pourquoi risquer leur vie et imposer un tel délai aux Siyee ? Je peux atteindre Si en une journée ! Juran échangea un regard avec Dyara avant de reporter son attention sur Auraya. —Ce n’est peut-être pas une bonne idée. Surprise, la jeune femme cligna des yeux. Elle jeta un coup d’œil à Mairae et à Rian, qui semblaient tout aussi perplexes qu’elle. —Pourquoi ? Juran posa ses mains sur la table. —Nous savons que les chefs pentadriens sont de puissants sorciers, et que les quatre qui restent disposent d’une magie d’une force à peu près équivalente à la nôtre. —Le dénommé Shar – celui qui monte des vorns – est plus faible que moi, le contra Rian. —C’est vrai, convint Juran. Tu es le seul d’entre nous qui ait affronté une Voix en combat singulier. (Il marqua une pause en dévisageant Auraya, puis corrigea :) Du moins, le seul qui ait affronté une Voix toujours en vie. Par chance, tu as vaincu Shar. Mais nous ne pouvons pas nous mesurer aux autres sans prendre le risque que l’un de nous s’avère plus faible et soit tué. —Dans ce cas, je ne m’approcherai pas si l’une des deux Voix les plus puissantes se trouve parmi eux, suggéra Auraya. Les deux plus faibles ne devraient pas me poser de problème. Juran grimaça un sourire. —Ton courage est admirable. —Pas tant que ça. Nous avons pu nous faire une idée de leur force pendant la bataille. —Une idée, oui. Mais vague. Nous ignorons si les deux plus faibles alimentaient des défenses auxquelles nous n’avons pas eu à nous frotter. Ils pourraient être plus puissants qu’ils en ont l’air. Auraya haussa les épaules. —Si Rian a pu vaincre Shar, j’y arriverai aussi. Nous savons que la femme aux oiseaux – Genza – vient juste après lui en termes de pouvoir. Je suis prête à prendre le risque de l’affronter seule. —Mais pourrais-tu les affronter tous les deux en même temps ? Elle hésita comme le doute s’emparait d’elle. Juran écarta les mains. —Tu vois le problème ? Pense à tes propres faiblesses. (Il balaya les autres du regard.) Imaginez que vous vous absentiez tous, et que les quatre chefs pentadriens restants attaquent Jarime. Je ne pourrais pas les arrêter seul. Imaginez qu’ils surveillent nos mouvements, attendant que nous nous séparions pour nous tendre une embuscade et tuer chacun de nous séparément. (Il secoua la tête.) Quand nous sommes seuls, nous sommes vulnérables. Mairae émit un petit bruit incrédule. —Tu n’as quand même pas l’intention de nous consigner à Jarime à compter de maintenant ? Comment défendrons-nous nos alliés en cas de besoin ? Comment honorerons-nous nos promesses ? Auraya acquiesça. Se rendre à Si était un risque, mais un risque qui en valait la peine. Qu’en dis-tu, Chaia ? se surprit-elle à penser. —Nos prêtres peuvent s’occuper de la plupart des menaces, déclara Juran, l’air sombre. Nous les chargerons de récolter des informations avant de nous déplacer personnellement. —Ça ne va pas marcher, protesta Auraya. Ils n’arriveront jamais à Si à temps. —Quand nous aurons des prêtres siyee, ça ne sera plus un problème. —Mais nous n’en avons pas encore. Plusieurs années s’écouleront avant que… Un brusque mouvement à la limite de son champ de vision empêcha la jeune femme d’achever sa phrase. Tournant la tête, elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’un mouvement physique, mais magique. Une présence familière effleura ses perceptions. Bonjour, Auraya. Elle réprima un soupir. Son admirateur céleste était revenu et, comme d’habitude, il se manifestait à un moment où elle n’avait pas besoin d’être distraite. —Qu’y a-t-il, Auraya ? demanda Dyara à voix basse. Que vois-tu ? Auraya dévisagea son aînée. —Tu ne le sens pas du tout ? Dyara secoua la tête. Auraya jeta un rapide coup d’œil à Mairae et à Rian, qui semblaient vaguement ahuris. Juran fronçait les sourcils. Puis une expression émerveillée s’inscrivit sur leur visage, et ils portèrent leur regard vers un point derrière Auraya. Par-dessus son épaule, la jeune femme vit qu’une silhouette lumineuse était apparue dans le coin le plus proche de l’Autel. —Juran, dit le dieu en guise de salut. Dyara, Auraya, Rian et Mairae. —Chaia, répondirent respectueusement les autres en faisant le signe du cercle. Auraya les imita en toute hâte. Elle s’était tellement habituée à côtoyer Chaia qu’elle tendait à oublier les formalités d’usage en cas d’apparition d’un dieu. Chaia se mit à marcher lentement autour de la table. —Comme vous le savez, la plupart du temps, nous préférons laisser les mortels choisir leur voie. Mais il nous arrive de rectifier votre trajectoire, car nous avons la responsabilité de guider vos actions si elles vont à l’encontre de notre dessein. (Il s’arrêta et fixa les yeux sur Juran.) Aussi dois-je intervenir aujourd’hui. Les sourcils froncés, le chef des Blancs baissa les yeux. —Votre mission est de protéger nos fidèles, pas seulement de préserver votre propre vie, poursuivit Chaia. Juran frémit. —Je n’avais nullement l’intention de nous préserver au détriment d’autrui, se défendit-il en relevant les yeux vers le dieu. C’est la protection à long terme des Circliens qui me préoccupe. Si l’un de nous meurt, toute l’Ithanie du Nord se retrouvera vulnérable. Dyara acquiesça. —Je suis d’accord. Si Auraya se fait tuer à Si, cela risque de provoquer des morts bien plus nombreuses par la suite. Chaia sourit. —Si Auraya se fait tuer, nous lui choisirons un ou une remplaçante – même si je doute que nous trouvions une autre personne aussi talentueuse et aussi Douée. Malgré le compliment, Auraya frissonna. Elle s’était crue prête à risquer sa vie pour les Siyee. Désormais, sachant que les dieux s’attendaient qu’elle prenne ce risque, elle sentait la peur monter en elle. Elle se sentait… dispensable. Comme n’importe quel soldat, songea-t-elle. Car c’est bien ce que nous sommes. Des soldats puissants, immortels et Doués au service des dieux. L’ironie inhérente à sa pensée la frappa aussitôt. On nous qualifie d’immortels uniquement parce que nous ne vieillissons pas. Si nous sommes confrontés au genre de conflit que redoute Juran – forcés de risquer constamment notre peau pour protéger les Circliens –, il se peut que notre espérance de vie devienne inférieure à celle d’un simple mortel ! Elle redressa le dos. Qu’il en soit ainsi. —J’ai choisi de servir les dieux, et je n’ai pas l’intention de m’arrêter de sitôt, même si ce serait un bonheur de les rejoindre, dit-elle aux autres Blancs. Je ne prendrai pas de risques inutiles. Et souvenez-vous : je peux être de retour en une journée si vous avez besoin de moi. Juran soutint son regard, puis hocha la tête et se tourna vers Chaia. —Merci de tes conseils et de ta lumière, Chaia, dit-il humblement. J’enverrai donc Auraya à Si. Le dieu sourit et disparut. Auraya le sentit sortir de la portée de ses perceptions. Lorsqu’elle reporta son attention sur Juran, celui-ci l’observait avec une expression indéchiffrable. —Les dieux t’ont accordé des Dons bien inhabituels. J’aurais dû comprendre qu’ils s’attendaient que tu les utilises. Sois prudente, Auraya. Ce ne sont pas seulement tes capacités uniques qui nous manqueraient si nous te perdions. Touchée, la jeune femme sourit. —Merci. Je ferai attention. Juran se tourna vers les autres. —Puisque notre décision est prise, allons en informer nos invités. —Je m’en charge, offrit Auraya. Tandis que les Blancs se levaient et que les côtés de l’Autel s’abaissaient, la jeune femme songea à l’apparition de Chaia. Elle se demanda ce qu’il penserait de l’argument de Juran. L’avait-elle appelé sans s’en rendre compte ? S’était-il trouvé hors de portée de ses perceptions, mais assez près pour entendre la conversation des Blancs jusque-là ? Mais Auraya devait remettre ces questions à plus tard. Pour l’instant, il lui fallait réfléchir au meilleur moyen d’approcher les Pentadriens sans s’exposer ni mettre les Siyee en danger. Le vieux Grim leva la tête comme la femme entrait… et il ne la rebaissa pas. Des pommettes hautes, des cheveux noirs comme la nuit, une silhouette appétissante – et qui l’aurait été encore davantage si elle avait eu un peu plus de chair sur les os. Quand la lumière des lampes à huile se refléta dans ses prunelles, il vit qu’elle avait les yeux verts. Lorsqu’elle sourit à son compagnon, de petites rides se creusèrent autour, trahissant son âge. Plus jeune, elle devait être sacrément belle, songea le vieux Grim. Qui est avec elle ? Ah ! Marin. Il ne peut pas s’en empêcher : il faut absolument qu’il examine tout ce qui est nouveau. Gamin, déjà, je me souviens qu’il fouillait dans le sable de la plage en quête de trésors apportés par la marée. Marin présenta la femme aux quelques types avec qui il avait l’habitude de boire, mais il ne s’en tint pas là. À la grande surprise du vieux Grim, il tourna la tête vers lui, lui fit un clin d’œil, puis guida la femme vers sa table. —Bonsoir, lança-t-il. Limma, je te présente le vieux Grim, dit-il à la femme. Grim, voici Limma Soigneuse. —Bonsoir, dit le vieillard en saluant la nouvelle venue du chef. Limma lui adressa un sourire chaleureux. Elle sentait les herbes et les plantes. Son nom de famille indiquait probablement sa profession. —Limma s’intéresse au Goéland, révéla Marin. Je lui ai dit que tu l’avais rencontré. Et elle me croit. —Vraiment ? Le vieux Grim sentit un ressentiment très ancien se remettre à bouillonner en lui, mais quand il voulut foudroyer la femme du regard, sa colère s’évapora. Limma fixa ses yeux sur lui sans ciller. Quelque chose dans son attitude disait au vieux Grim qu’elle voulait quelque chose de lui. Il ne voyait pas ce qu’il avait à lui offrir – à part son histoire. Intrigué, il leva sa chope vide. —On parle mieux avec le gosier bien humecté. Limma rit et glissa une main à l’intérieur de sa tale. Sous celle-ci, le vieux Grim aperçut de nombreuses bourses et sacoches, tandis que l’odeur de plantes s’amplifiait. Se tournant vers le tavernier, Limma lui jeta une pièce. Il la rattrapa au vol et hocha la tête comme elle lui demandait de remplir leurs chopes. Puis Marin et elle s’installèrent sur le banc face au vieillard. —Donc, vous avez rencontré le Goéland, résuma Limma. Il y a combien de temps ? Le vieux Grim haussa les épaules. —J’étais jeune, à peine sorti de l’enfance. Je voulais voir le monde, alors, je me suis embarqué sur un caboteur qui remontait la côte en direction d’Ayme. Arrivé là-bas, j’ai cherché du boulot à bord d’un navire marchand. Ce n’était pas ce que j’avais imaginé. Le métier de marin est toujours difficile, mais j’ai découvert que plus le bateau est gros, plus l’équipage tient à ce que tout le monde sache qui reçoit des ordres de qui. Evidemment, j’étais tout en bas de la hiérarchie. À ce souvenir, il se rembrunit. —Il y avait un gamin à bord. Il n’avait pas de nom ; on l’appelait juste « gamin ». Un jour, je me suis rendu compte que personne ne l’embêtait jamais. Certes, il bossait vite et dur, mais sur ce navire marchand, point n’était besoin de faire un pas de travers pour recevoir une raclée. J’ai commencé à l’observer. Il était plutôt gentil ; pourtant, aucune des grosses brutes ne lui cherchait jamais de noises. Au contraire, elles se comportaient comme si elles avaient peur de lui. » Un jour, il s’est assis près de moi pendant la pause-déjeuner. Il m’a dit que ce n’était pas le bon bateau pour moi. Qu’il m’en fallait un plus petit, et que je ferais un bon capitaine. Que je ferais mieux de me frotter à la mer qu’aux autres hommes. Au fond de moi, je savais qu’il avait raison, mais je voulais voir le monde, et ce n’était qu’un gamin. Que connaissait-il de la vie ? Alors, je me suis obstiné. » Quelques semaines plus tard, alors que nous étions sur le point de quitter le port d’Ayme, il est revenu me voir. Il m’a désigné un bateau plus petit et m’a dit qu’ils embauchaient. Je l’ai remercié, mais je suis resté à bord. D’autres sont partis, et je me suis senti tout fier de ne pas avoir craqué. Le vieux Grim s’interrompit comme un jeune serveur posait trois chopes pleines sur la table. Il but une longue gorgée, soupira et se gratta la tête. —Où en étais-je ? —Le gamin venait de vous donner un second avertissement, lui rappela Limma. Le vieillard fixa son regard sur elle, surpris. Elle eut un sourire entendu et n’ajouta rien. Il s’essuya la bouche et poursuivit : —Nous n’avions pris la mer que depuis quelques jours lorsque le ciel vira au noir et que le vent commença de hurler. Nous n’y voyions pas à plus de quelques encablures. J’entendis le gamin dire au capitaine que nous nous dirigions vers des récifs et qu’il fallait virer à tribord. Il était si… autoritaire. Mais le capitaine l’insulta et lui ordonna de descendre sur le pont inférieur. » Quelques instants après, le gamin apparut devant moi. Je vis qu’il était furieux – furieux comme seul un adulte peut l’être. C’était une expression bizarre sur un visage si juvénile. Le vieux Grim marqua une pause. Le souvenir était si vivace… Il sentait encore la morsure glacée du vent et la peur qui lui tordait les entrailles ; il revoyait le jeune garçon planté devant lui. Avalant une grosse gorgée d’alcool, il se concentra sur la chaleur bienfaisante qui se répandait dans son estomac. Ses deux auditeurs attendirent patiemment. —Le gamin me traîna vers le canot. Quand je me rendis compte qu’il voulait que je l’aide à couper les bouts, je protestai. Il se redressa de toute sa hauteur et planta son regard dans le mien… (le vieux Grim imita l’enfant, fixant ses yeux sur la femme d’un air qu’il espérait assez ferme et convaincant)… et il dit : « Je t’ai déjà donné deux avertissements. Le troisième sera le dernier. Quitte le bord, ou tu ne verras pas d’autre lever de soleil. » »À cet instant, une des grosses brutes – un colosse tout en muscles – nous aperçut. Il poussa un rugissement et voulut frapper le gamin. Mais son poing n’atteignit jamais sa cible. Le gamin fit un mouvement à peine perceptible, et le type partit en arrière. Sa tête heurta quelque chose, et il ne se releva pas. Le vieux Grim sourit. —Je restai là, bouche bée. Le gamin me donna une bonne bourrade, et je tombai dans le canot. Alors, les bouts se dénouèrent d’eux-mêmes. La seconde d’après, je sentis le canot dégringoler, et moi avec. Nous giflâmes la surface de l’eau. Je restai allongé dans le fond, plus qu’à moitié sonné, les yeux levés vers le gamin tandis que le canot s’éloignait du navire comme si quelque chose le poussait. Il secoua la tête. —Je ne le revis jamais. Le lendemain, un vol de goélands me suivit pendant que je gagnais le rivage à la rame. C’est alors que je compris qui il était. Plus tard, j’appris que le navire s’était échoué sur les récifs. La plupart des marins avaient péri dans le naufrage, mais personne n’avait trouvé de gamin – mort ou vivant. Désormais, la femme souriait. Le vieux Grim s’en réjouit. Elle a aimé mon histoire, pensa-t-il. Dans le fond, peu importe qu’elle me croie ou pas. —Vous êtes un petit veinard, lui dit-elle. Il leva sa chope et but. —De fait. À partir de ce jour, la chance fut de mon côté. Lorsque je revins chez moi, j’avais gagné assez d’argent pour acheter mon propre bateau. —Ainsi, vous êtes bien devenu capitaine, au final. —Et comment ! —Mais personne ne vous a cru, devina Limma. Le vieux Grim acquiesça. —Personne, à part ma femme. —En êtes-vous sûr ? (Elle plissa les yeux.) N’avez-vous jamais rencontré quelqu’un qui croie à l’existence du Goéland ? Le vieux Grim hésita en comprenant que ce qu’il avait dit n’était pas tout à fait vrai. —Quelquefois, mes interlocuteurs ont semblé comprendre que je n’inventais rien. Des voyageurs, en général. Un jeune fabricant de voiles m’a dit récemment qu’il avait entendu un marchand du Nord raconter une histoire similaire à la mienne. —Ce marchand a rencontré le Goéland, lui aussi ? —C’est ce qu’il prétend. Apparemment, il aurait été attaqué par des pillards, et un gamin l’aurait sauvé. —Connaissez-vous son nom ? —Non, mais le fabricant de voiles vit sur la côte, pas très loin d’ici. (Le vieux Grim se pencha en avant.) Pourquoi vous intéressez-vous autant au Goéland ? Limma sourit. —Je veux le trouver. Le vieux Grim rit tout bas. —Bonne chance. J’ai l’impression que c’est le genre de drôle qui vous trouve, et non l’inverse. —Je l’espère. —Que lui voulez-vous, au juste ? —J’aimerais lui demander conseil. À l’expression de Limma, le vieux Grim devina qu’elle ne lui en dirait pas plus. Il haussa les épaules et brandit sa chope vide. —Encore un petit coup à boire, et je me souviendrai peut-être du nom des voyageurs qui m’ont cru. Comme il l’escomptait, la femme éclata de rire et se tourna pour héler le serveur. Chapitre 18 Comme Reivan suivait Imenja sur le balcon, elle vit que les autres Voix étaient déjà arrivées. À l’exception de Nekaun, toutes étaient assises dans les fauteuils en rotin, sirotant une boisson fraîche ; et à l’exception de Nekaun, toutes étaient flanquées de leur Compagnon. Deux mois seulement s’étaient écoulés depuis l’élection du nouveau chef des Pentadriens, et le choix d’un Compagnon devait être mûrement réfléchi, raisonna Reivan. Il ne serait pas juste que Nekaun nomme et congédie des Serviteurs les uns après les autres jusqu’à en trouver un ou une avec qui il s’entende bien et à qui il fasse confiance. Nekaun pivota pour saluer Imenja du chef tandis qu’elle s’asseyait, puis il leva les yeux vers Reivan. Comme chaque fois, il lui sourit ainsi qu’à une amie très chère qu’il était heureux de voir, ce qui embarrassait toujours un peu la jeune femme. D’un autre côté, elle était flattée qu’un homme si extraordinaire fasse attention à elle. Tout le monde adorait Nekaun. Il était gentil et attentionné. Quand il parlait avec quelqu’un, il lui consacrait toute son attention. Il riait de ses plaisanteries, écoutait ses doléances et se souvenait toujours de son nom. Je suppose qu’il a seulement l’air de s’en souvenir, songea Reivan en s’asseyant près de sa maîtresse. Il n’a pas besoin de mémoriser le nom de quiconque, puisqu’il peut le lire dans ses pensées en cas de besoin. Sous l’influence de leur nouveau chef, le comportement des Voix en tant que groupe avait changé. Même si Reivan n’avait jamais vu Nekaun hausser le ton ou se mettre en colère, il ne faisait aucun doute que c’était lui qui commandait. Il sollicitait toujours l’avis et les conseils des quatre autres mais, au final, c’était lui qui décidait. Évidemment, les autres ne risquent pas de protester, vu que sa décision se fonde sur les conseils qu’ils lui ont donnés. Lorsque Imenja avait transmis ses responsabilités de chef des Voix à Nekaun, elle n’avait exprimé ni soulagement ni regret. Depuis, elle n’avait guère commenté les actions du jeune homme. Si elle désapprouvait sa façon de faire, elle n’en laissait rien paraître. Elle ne peut rien me dire. Il le lirait dans mon esprit. Elle ne me dira rien quelle souhaite qu’il ignore, comprit Reivan. Nekaun s’était mis à faire les cent pas le long de la balustrade. Il jeta un coup d’œil perçant à la jeune femme, qui se sentit rougir. Pourquoi est-ce que je fais ça ? se reprocha-t-elle. Je recommence à être cynique. Il faut que j’arrête. J’espère qu’il se rend compte que c’est juste une habitude, et que je ne pense en aucun cas que ses décisions sont contestables ou que… —Puisque nous sommes tous là, je déclare la séance ouverte, dit Nekaun. —Bien, l’approuva Imenja. Par qui – ou plutôt par où – allons-nous commencer ? Nekaun sourit. —D’abord, Shar et Dunway. Le séduisant homme blond se racla la gorge. Il avait amené avec lui un de ses vorns apprivoisés, qui était couché à ses pieds la langue pendante. —Notre idée de naufrage semble fonctionner jusqu’ici. Les survivants sont bien traités. Le second navire est toujours prisonnier du port de Chon. Comme nous nous y attendions, les Dunwayens répugnent à laisser débarquer nos gens. Nekaun acquiesça. —Genza ? La Quatrième Voix fléchit ses bras minces et musclés. —Mes envoyés sont en route depuis onze jours mais, même avec l’aide de nos oiseaux pour reconnaître le terrain, ils progressent lentement. Ils ont aperçu des Siyee dans le lointain deux ou trois fois, mais les hommes du ciel ne se sont pas approchés d’eux. —Aucun signe de celle qu’ils appellent Auraya ? —Non. —Tant mieux. Nekaun se tourna vers Vervel, qui haussa les épaules. —Mes Serviteurs sont arrivés. Les Torennais ne semblent guère se soucier de leur nationalité, du moment qu’ils ont quelque chose à vendre. C’est un peuple pragmatique. Le deuxième navire n’a pas encore atteint Genria. Nekaun reporta son attention sur Imenja. —Et tes Serviteurs ? Ils sont toujours en mer ? La Deuxième Voix opina. —Oui. Comme les tiens, ils ont été retardés par cette tempête. À présent que le ciel s’est dégagé, ils devraient arriver à Somrey dans quelques jours. —Est-il bien sage que nos gens débarquent tous en même temps ? demanda Vervel. Cela risque d’éveiller les soupçons des Circliens. —Encore faudrait-il qu’ils s’en aperçoivent, fit remarquer Nekaun. (Il regarda Genza.) Il est peu probable que tes envoyés passent inaperçus : rares sont ceux qui s’aventurent en territoire siyee. Toutefois, le peuple du ciel ne comptant aucun prêtre dans ses rangs, il s’avérera peut-être plus facile à convaincre. —Trouver des Serviteurs potentiels parmi les humains ordinaires ne sera pas si simple, déclara Vervel. D’après mes gens, presque toutes les femmes et tous les hommes Talentueux d’Ithanie du Nord entrent dans le clergé circlien. Nekaun sourit et jeta un coup d’œil à Reivan. —Et tous ceux qui ne possèdent pas de Talent se voient refuser l’accès à la prêtrise. Une erreur que nous avons également commise par le passé. Réfléchissez. À votre avis, des Nord-Ithaniens dépourvus de Talent seraient-ils prêts à abjurer leurs dieux hérétiques pour servir les dieux véritables s’ils avaient une chance d’acquérir du pouvoir et de l’autorité en devenant des Serviteurs ? Les autres prirent un air pensif. —Le pouvoir et l’autorité que tu évoques ne seraient valables qu’ici, murmura Imenja. —Pour le moment. —Combien de personnes sans Talent autoriserais-tu à devenir des Serviteurs ? s’enquit Vervel. Comment les choisirais-tu ? —Pour commencer, je ne fixerais pas de nombre précis, répondit Nekaun. Les candidats devraient prouver leur valeur. —Tant mieux. Nous ne pouvons pas galvauder le service des dieux en ordonnant de parfaits imbéciles, marmonna Genza. —En effet, acquiesça Nekaun. (Soudain, il se tourna vers Reivan.) Pour l’instant, nous ne courons aucun danger de ce côté. Qu’en penses-tu, Reivan ? Surprise, la jeune femme cligna des yeux. —Je… euh… je ne peux m’empêcher de penser qu’il doit exister un moyen plus facile de convertir les Nord-Ithaniens. Ils pensent que nos dieux ne sont pas réels. Si vous leur prouviez le contraire, ils afflueraient ici en masse. —Comment suggères-tu que nous nous y prenions ? —Je ne sais pas. Il me semble que seule une apparition des dieux pourrait les convaincre. Nekaun grimaça un sourire. —Nous pouvons invoquer les dieux pour leur réclamer des conseils de temps en temps mais, même en ces circonstances, ils ne consentent pas toujours à se montrer. Il me semble peu probable qu’ils acceptent de se manifester pour faire une démonstration de leurs pouvoirs aux Circliens dubitatifs chaque fois qu’un Serviteur le réclamera. Reivan baissa les yeux. —Non, ce serait trop demander. Mais… il est bien dommage que les Circliens n’aient pas vu Sheyr apparaître quand nous sommes sortis des mines. S’ils avaient contemplé cette vision sublime, peut-être se seraient-ils joints à nous au lieu de nous combattre. Les dieux accepteraient-ils de se manifester devant un grand rassemblement de Circliens ? —J’imagine que si c’était possible, ils l’auraient déjà fait, objecta Imenja. —Qu’est-ce qui les en empêche ? répliqua Reivan. Un silence suivit. La jeune femme se força à lever les yeux vers les Voix. Elle fut étonnée par leur mine pensive. Nekaun fronçait les sourcils comme s’il était troublé. Leurs regards se rencontrèrent, et le jeune homme sourit. —Ah ! les Penseurs. Ils ont le don de poser des questions sans réponse. Nous aimerions tous comprendre les dieux, mais je doute qu’aucun de nous y parvienne un jour. Ils sont le mystère ultime. Les autres acquiescèrent. Nekaun se frotta les mains et promena un regard à la ronde. —Pouvons-nous passer à la suite ? —Oui, faisons cela, acquiesça Genza. —J’ai entendu dire que deux nobles dekkans s’étaient encore battus en duel, dit Nekaun. Genza leva les yeux au ciel. —En effet. Toujours les mêmes familles. Toujours la même vieille rivalité. —Nous devons faire quelque chose pour prévenir d’autres affrontements de ce type. —Si tu as des suggestions, je serai ravie de les entendre. Soulagée qu’ils ne fassent plus attention à elle, Reivan saisit un verre d’eau et but longuement. Nekaun lui demandait souvent son avis pendant ces réunions, alors qu’il s’adressait rarement aux autres Compagnons. Et même si c’était flatteur, Reivan ne trouvait pas toujours ça agréable. Parfois – comme ce jour-là –, elle ressortait de là avec l’impression de s’être totalement ridiculisée. Par chance, les autres ne semblaient pas lui en tenir rigueur. Bien au contraire, ils l’encourageaient à s’exprimer. Reivan avait d’abord répugné à leur donner son avis, et Nekaun avait patiemment insisté jusqu’à ce qu’elle finisse par céder. Mais ma question les a perturbés, se dit-elle en dévisageant les autres Voix tour à tour. Apparemment, je ne suis pas la seule à me demander pourquoi les dieux répugnent à exercer davantage leur pouvoir et leur influence. S’ils l’avaient fait, aurions-nous perdu la guerre ? Nous auraient-ils déconseillé d’attaquer les Circliens ? Kuar ne nous aurait sûrement pas menés au combat sans l’approbation des dieux. Après tout, Sheyr ne serait pas apparu pour encourager notre armée à se battre s’il avait su que c’était une cause perdue d’avance. Je ne peux qu’en conclure qu’il ne connaissait pas assez bien l’ennemi pour appréhender le danger. Tout de même, il devait se douter qu’il y avait un risque d’échec. Reivan secoua la tête. En tout cas, je ne suis pas la seule personne qui peine à comprendre les dieux. Même les Voix ne savent pas tout sur eux. Mirar se tenait devant le mur d’eau qui dégringolait en rugissant. Il tendit une main. La surface lisse mais liquide céda sous ses doigts ; des gouttes froides coulèrent le long de son bras nu, le faisant frissonner. Dépêche-toi d’en finir, le pressa Leiard. Fermant les yeux, Mirar se pencha en avant et plongea sa tête dans les trombes écumantes. L’eau était glacée. Il se frotta le cuir chevelu et la barbe, avec des gestes vifs pour lutter contre le froid et en finir au plus vite. Un pas en arrière et il émergea à l’air libre, de l’eau ruisselant le long de sa poitrine nue comme il se redressait. Passant les mains dans ses cheveux, il fut satisfait de constater qu’il avait totalement éliminé le surplus de pigments poisseux. Il n’avait aucune envie de se mouiller de nouveau. C’était cette perspective qui l’avait découragé de se reteindre depuis plusieurs jours. —N’oublie pas les sourcils, lui avait conseillé Emerahl. S’ils sont plus clairs que tes cheveux, les gens sauront que ce n’est pas ta vraie couleur. Ce souvenir fit sourire Mirar tandis que, prenant de l’eau dans ses mains en coupe, il achevait de nettoyer les restes de pigments. Emerahl n’avait pas parlé de teindre les poils de sa poitrine ou d’ailleurs – mais de toute façon, qui les verrait ? Personne, tant que Leiard aurait son mot à dire là-dessus. Mirar n’avait qu’un pauvre chiffon pour s’essuyer. Il rebroussa chemin vers la caverne en se frictionnant avec vigueur pour se réchauffer. —Wilar ? Il s’arrêta net et pivota vers la cascade. Il connaissait cette voix. Un Siyee se tenait à l’entrée du tunnel. —Reet ? —Non, c’est Tyve. Le frère, songea Mirar. Ils se ressemblent tellement… —Laisse-moi une minute, réclama-t-il. Il regagna la caverne, finit rapidement de s’habiller et ressortit avec sa sacoche de remèdes. Un jeune Siyee l’attendait, planté sur la corniche entre la cascade et la paroi rocheuse. Il grimaça en le voyant. —Nous tombons mal, peut-être ? —Pas du tout, le rassura Mirar. Vous êtes toujours les bienvenus. Le jeune Siyee réprima un sourire. Mirar s’était assez vite remémoré le langage du peuple du ciel, mais il ne comprenait pas toujours les mots ou les expressions qu’utilisaient ses interlocuteurs. Sans doute parlait-il d’une façon vieillotte qui les amusait beaucoup. De la même façon, les termes qui lui échappaient devaient avoir été inventés au cours du siècle dernier. Il avait rencontré les deux frères quelques semaines plus tôt, et leur avait fourni l’explication qu’Emerahl et lui avaient mise au point : il était censé retrouver la jeune femme à la cascade, dont elle lui avait montré le chemin dans un rêvelien. Mais le temps qu’il arrive, elle était déjà partie. Les Siyee savaient ce qu’était un Tisse-Rêves. Mirar avait été satisfait d’apprendre qu’ils se souvenaient de lui à travers des histoires qui le présentaient comme un sage bienveillant – et amusé de constater qu’ils pensaient que tous les Tisse-Rêves étaient mâles et doués de magie. Tyve et lui sortirent de derrière la cascade et descendirent au bord du bassin, où un autre jeune Siyee les attendait. —Salutations, Wilar, lança-t-il. Je t’ai apporté de la nourriture, dit Reet en brandissant un petit sac de toile. —Merci, dit Mirar. (Il tapota sa sacoche.) Vous êtes venus chercher d’autres remèdes ? —Oui. Sizzi dit que le dernier a bien marché. Elle en veut encore. Les articulations de l’orateur Veece recommencent à le faire souffrir à l’approche de l’hiver. Aurais-tu quelque chose pour soulager sa douleur ? Mirar sourit. —Ce n’est pas lui qui vous envoie, n’est-ce pas ? Vous êtes venus de votre propre initiative. Reet grimaça. —Il est trop fier pour réclamer de l’aide, mais pas assez stoïque pour ne pas passer son temps à se plaindre. Mirar s’assit sur un rocher. Il ouvrit sa sacoche et en détailla le contenu. —Il va falloir que j’improvise. J’ai de la poudre pour refermer les blessures et des pastilles antidouleur. (Il sortit un flacon taillé dans du bois et un petit sachet de boules grossières.) L’antidouleur est dans le sachet. Pas plus de quatre boules par jour, et jamais plus de deux à la fois. Reet prit les médicaments et les fourra dans une sacoche qu’il portait en bandoulière. Mirar ramassa le sac de nourriture. Celui-ci était étonnamment lourd et, en se balançant au bout du bras du guérisseur, il émit un clapotis. —Y aurait-il… ? Ah ! ah ! Mirar en tira une outre de teepi. —Un cadeau de Sizzi, expliqua Reet. Mirar dévisagea les deux Siyee. —Vous êtes pressés de rentrer ? Les jeunes gens secouèrent la tête et eurent un large sourire. Débouchant l’outre, Mirar but une gorgée de liqueur. Un goût acidulé emplit sa bouche. Il avala, savourant la chaleur qui se répandait dans son estomac, et déplia ses jambes avant de tendre l’outre à Tyve. —Des nouvelles ? demanda-t-il. Tyve but et fit passer l’outre à son frère. —Des prêtres sont arrivés à l’Ouvert. Ils vont former ceux d’entre nous qui veulent entrer dans le clergé. Mirar soupira. Depuis des siècles, les Siyee étaient libres de toute influence à l’exception de celle de Huan, qui n’était guère intervenue dans leur existence depuis qu’elle les avait créés. Mais une fois qu’ils auraient leurs propres prêtres, on les encouragerait à vénérer les cinq dieux circliens, dont certains étaient beaucoup plus dirigistes que d’autres. —Tu n’as pas l’air ravi de l’apprendre, constata Reet. Mirar dévisagea le jeune homme et secoua la tête. —Non. —Pourquoi ? —Je… Je n’aime pas l’idée que les Siyee soient gouvernés par les dieux et par leurs serviteurs terrestres. Tyve parut surpris. —Tu crois que c’est ce qui se produira ? —Peut-être. —Pourquoi serait-ce une mauvaise chose ? (Reet haussa les épaules.) Les dieux peuvent nous protéger. —Vous étiez plus en sécurité quand vous viviez à l’écart du reste du monde. —C’est le reste du monde qui nous a envahis, rappela le jeune homme. —Tu as raison. Les colons torennais vous ont bel et bien envahis, à leur façon. Je suppose que vous ne pouviez pas vivre éternellement isolés et à l’abri. —Tu ne vénères pas les dieux ? s’enquit Tyve. Mirar reprit l’outre des mains de Reet et la mit de côté en faisant un signe de dénégation. —Les Tisse-Rêves ne servent pas les dieux : ils aident les gens. Et les dieux… Disons que ça les contrarie. —Pourquoi donc ? —Ils aiment contrôler tous les mortels. Ça ne leur plaît pas que les Tisse-Rêves ne leur obéissent pas. Lorsque nous soignons quelqu’un, ils pensent que ça réduit leur influence sur cette personne. Tyve fronça les sourcils. —Est-ce qu’ils vous punissent pour ça ? Des souvenirs d’effondrement, de membres brisés et de corps écrasé assaillirent Mirar, qui les repoussa. —Jadis, ils ont ordonné à Juran des Blancs d’éliminer notre chef, et aux Circliens de se retourner contre tous les Tisse-Rêves. Beaucoup d’entre nous ont été tués. Même si le massacre n’est plus de mise aujourd’hui, les rares mortels qui choisissent de mener l’existence d’un Tisse-Rêves sont toujours méprisés et persécutés par les Circliens. Les deux Siyee le dévisagèrent, atterrés. —Les Circliens sont nos alliés, dit Tyve sans agressivité ni inquiétude. Si tu es leur ennemi, es-tu aussi le nôtre ? —C’est à votre peuple d’en décider, répondit Mirar en détournant les yeux. À mon avis, cette alliance sera très bénéfique pour vous. Je refuse de semer le doute dans votre esprit. Menteur, l’accusa Leiard dans un murmure. —Pourquoi ne vénérez-vous pas les dieux ? voulut savoir Reet. —Pour plusieurs raisons. En partie parce qu’il nous semble que nous devrions avoir le choix. En partie parce que nous savons que les dieux ne sont pas aussi bons et bienveillants qu’ils voudraient le faire croire aux mortels. (Mirar secoua la tête.) Je pourrais vous raconter certains de leurs exploits passés, datant de l’époque où la guerre ne les avait pas réduits au nombre de cinq, qui vous donneraient la chair de poule. —Seulement des histoires des cinq qui restent, tels qu’ils étaient à l’époque ? l’interrogea Leiard. —Non. Ça manquerait de subtilité. Je les mélangerais avec les faits et gestes d’autres dieux. —Raconte-nous, réclama Tyve très sérieusement. S’ils doivent nous gouverner, il est normal que nous sachions. —Ça risque de ne pas vous plaire, les prévint Mirar. —Tout dépend si nous te croyons ou pas. Les légendes ne sont souvent que des versions déformées de la réalité, remarqua sagement Reet. —Ce ne sont pas des légendes, mais des souvenirs, le corrigea Mirar. Nous autres Tisse-Rêves, nous partageons notre mémoire avec nos élèves et nos pairs. Ce que je peux vous révéler n’est pas une exagération de la réalité, mais le souvenir réel de gens morts depuis belle lurette. —Ou pas si morts que ça, ajouta Leiard. Mirar fit une pause. —Reconnais-tu que je suis le véritable propriétaire de ce corps ? Il ne reçut pas de réponse. Les deux jeunes Siyee l’observaient avec attention. Il percevait leur curiosité. Que suis-je en train de faire ? se demanda-t-il. Si ces histoires se propagent au sein du peuple du ciel, les dieux en auront vent, et ils chercheront leur source. Mais les histoires étaient choses puissantes. Elles pouvaient enseigner la prudence. La perspective que des Siyee entrent dans le clergé circlien et que les dieux les contrôlent, les altérant irrémédiablement, aiguillonna Mirar. Les hommes ailés ne devaient pas accepter un tel sort sans connaître au moins une partie de la vérité. —Je puis vous raconter des histoires de dieux morts en plus de celles des dieux du Cercle, dit-il. Avez-vous déjà entendu parler des catins d’Ayetha ? Une lueur d’intérêt s’alluma dans le regard des jeunes gens. —Non. —Ayetha était une cité du royaume qui se nomme aujourd’hui Genria. Sa divinité la plus populaire s’appelait… Non, je ne prononcerai pas son nom. Le peuple lui avait construit un temple. Elle exerçait son pouvoir à travers des échanges de faveurs. Toute famille qui sollicitait son aide devait céder un de ses enfants au temple en contrepartie. Fille ou garçon, cet enfant était formé aux arts de la prostitution et devait servir ceux qui venaient faire des donations au temple. On n’attendait même pas qu’il ait atteint sa maturité. S’il tentait de s’enfuir, il était pourchassé et tué. Et les bébés nés des prostituées étaient sacrifiés à cette déesse. Dans les yeux des jeunes gens, la curiosité s’était muée en horreur. —C’était avant la Guerre des Dieux ? l’interrogea Reet. —Oui. (Mirar fit une pause.) Vous voulez en entendre davantage ? Les Siyee échangèrent un regard, et Tyve acquiesça. Voyant l’expression déterminée des deux frères, Mirar poursuivit : —Ce n’était pas la seule divinité qui abusait de ses fidèles. Un autre dieu séduisait des jouvencelles à travers toute l’Ithanie. Certains parents le craignaient et tentaient de lui cacher leurs filles, mais en vain puisque les dieux peuvent lire dans l’esprit des mortels. D’autres considéraient ses attentions comme une faveur et rêvaient stupidement qu’il jette son dévolu sur leur enfant. » Ce dieu avait soif d’innocence et de dévouement absolu. Quand il trouvait une jouvencelle qui satisfaisait ses attentes, il la comblait magiquement de telle façon qu’aucune sensation physique ordinaire ne parvenait plus à l’émouvoir. Ses victimes perdaient l’appétit et commençaient à se négliger. »Mais l’innocence se flétrit aisément et, un jour où l’autre, les jouvencelles finissaient par se rebeller. Alors, le dieu les abandonnait. Elles ne survivaient pas longtemps à son départ. Certaines se suicidaient, d’autres se laissaient mourir de faim, d’autres encore devenaient accro aux drogues de plaisir. J’ai essayé d’en sauver quelques-unes, et je n’ai jamais réussi. —Toi ? s’étonna Tyve. Avant la Guerre des Dieux ? Mirar secoua la tête. —Désolé. Je parlais au nom d’un des Tisse-Rêves dont j’ai invoqué les souvenirs. Reet fronça les sourcils. —C’est bizarre. —Quoi donc ? —Les dieux sont dénués de substance. Pourquoi l’un d’eux… (le jeune homme rougit)… voudrait-il être avec des filles ? —Il existe beaucoup d’histoires dans lesquelles une divinité conçoit de l’amour ou du désir pour un mortel. Bien qu’ils soient des êtres de magie, les dieux aspirent à la proximité physique. L’exemple le plus célèbre est celui de cette déesse qui s’était entichée d’un mortel au point de foudroyer toute femme sur laquelle il posait son regard et par laquelle il se sentait fût-ce un tout petit peu attiré. Le malheureux finit par sombrer dans la folie et par se suicider. —Si les dieux éprouvent de l’amour, peuvent-ils aussi éprouver de la haine ? Mirar opina. —Bien sûr ! Vous ne pouvez pas avoir entendu parler des Véliens, et pour une bonne raison : un des dieux les détestait tellement qu’il demanda à ses fidèles de les massacrer jusqu’au dernier enfant de sang mêlé. Cela lui prit des siècles, mais il finit par éradiquer cette race de la surface du monde. Tyve frissonna. —Si les dieux peuvent détruire un peuple entier, il ne serait pas sage de s’attirer leurs foudres. —Leurs ennemis ne sont pas les seuls à souffrir par leur faute. Les Dunwayens étaient de paisibles fermiers jusqu’à ce qu’un dieu de la Guerre décide d’en faire des combattants émérites. Un long siècle de famine s’ensuivit parce qu’il ne restait plus assez de fermiers pour faire pousser des céréales et élever du bétail. Des milliers de gens périrent. —Mais tous les dieux ne sont pas mauvais, intervint Reet. —En effet, convint Mirar. Il en existait de bienveillants – comme Iria, la déesse du Ciel. On pouvait faire appel à elle pour prédire le temps, et elle apparaissait pour prévenir ses fidèles en cas de catastrophe naturelle imminente. Svarlen, un dieu de la Mer, aidait les marins à naviguer et les mettait en garde contre les tempêtes. Kem, le dieu des Mendiants, demandait à ses fidèles de s’occuper des indigents qui n’avaient plus personne au monde. Leur disparition fut une terrible perte. —J’imagine qu’ils sont morts pendant la guerre. (Tyve se rembrunit.) Qui les a tués ? Mirar soutint le regard du jeune homme un instant avant de répondre : —Qui sait ? Les vainqueurs, peut-être. L’expression de Tyve se décomposa comme il comprenait ce que son interlocuteur voulait dire. —Les Cinq, hoqueta-t-il. Non, c’est impossible ! Les dieux dont tu parles ont dû être tués par quelqu’un d’autre. Il se peut très bien que les Cinq aient éliminé leurs assassins. —C’est possible, concéda Mirar. Mais il est également possible qu’un ou plusieurs d’entre eux soient responsables de leur disparition. —Jamais les Cinq n’auraient fait une chose pareille, insista Tyve. Ils sont bienveillants. Sans ça, le monde serait un endroit affreux. La paix n’y régnerait pas – du moins, elle ne régnerait pas en Ithanie du Nord. Mirar sourit. —Dans ce cas, nous n’avons rien à craindre. Mais sachez que les deux premiers dieux dont je vous ai parlé – ceux qui abusaient de leurs fidèles – sont toujours parmi nous. Peut-être ont-ils changé leurs manières mais, sachant ce que je sais, je ne parviens pas à croire que le bien-être des mortels soit leur première préoccupation. Les deux frères semblaient complètement perdus. Mirar éprouva un pincement de culpabilité. Peut-être ne devrais-je pas briser leurs illusions au sujet des dieux. Après tout, ils n’ont pas le choix… Il saisit l’outre et la tendit à Tyve. —Buvez, et oubliez ce que je viens de vous dire. Tout ça, c’est du passé. Comme tu viens de le faire remarquer, nous vivons une époque meilleure. C’est tout ce qui compte. Chapitre 19 Dès que les servantes furent sorties de ses appartements, Auraya se mit à faire les cent pas. Bientôt, elle s’envolerait pour Si. Il ne lui restait que quelques dispositions à prendre avant son départ. Gagné par son excitation, Vaurien gambadait dans la pièce. La jeune femme espéra que cette dépense d’énergie le fatiguerait et qu’il se tiendrait tranquille plus tard. Comme une présence effleurait ses perceptions, elle jeta un coup d’œil au veez. Celui-ci ne réagit pas. Pour ce qu’elle pouvait en voir, il n’avait pas conscience des visites de Chaia. —Tu es prête ? s’enquit le dieu. —Oui. Je suis levée depuis l’aube, et j’ai mis mes pauvres servantes sur les rotules. —Ça m’étonnerait. Tu n’emportes pas grand-chose, donc elles ont eu très peu de bagages à faire. Elles ne t’ont même pas coiffée. —Ça ne servirait à rien, fit remarquer Auraya en touchant la broche qui retenait sa queue-de-cheval. Le vent déferait tout. —Tu pourrais utiliser ta magie pour protéger ta tête. —Mais j’aime la sensation du vent sur mon visage. —Et moi, j’aime que tu sois bien coiffée. Le compliment fit rougir la jeune femme. —Ce n’est qu’un détail physique, protesta-t-elle pourtant. Tu ne peux pas le voir. —Je le vois à travers les yeux d’autrui. —Ah ! Crois-tu que ça te plaît parce qu’ils trouvent ça élégant, ou bien… ? Une petite masse poilue bondit sur la table. Auraya pivota juste à temps pour voir son familier saisir un objet circulaire entre ses dents. —Vaurien ! s’écria-t-elle en plongeant vers lui. Repose ça ! Les oreilles du veez se couchèrent sur son crâne. Il esquiva facilement les mains tendues de sa maîtresse, sauta à terre et fila se réfugier derrière un fauteuil. Auraya le suivit et le trouva blotti dans l’espace étroit qui séparait le fauteuil du mur. Vaurien lui jeta un regard de défi. —À oi, articula-t-il la bouche pleine. —Non, pas à toi, le contra fermement Auraya. Rends-le-moi. —as à’oi, marmonna le veez. —À moi ! lui dit-il télépathiquement, renonçant à prononcer à voix haute des consonnes. —Donne-le-moi, ordonna Auraya. Tout de suite. Vaurien cligna des yeux et ne réagit pas. La jeune femme se pencha pour le saisir. Comme elle s’y attendait, son familier détala et alla se réfugier derrière un autre fauteuil. Auraya se redressa et soupira. Depuis quelque temps, Vaurien s’acharnait à tester ses limites. Mairae lui avait assuré que tous les veez de cet âge se comportaient ainsi, et que Vaurien finirait par se lasser comme les autres. En attendant, le comportement de son familier l’agaçait. La plupart du temps, elle parvenait à l’ignorer, mais ce matin-là, elle n’avait pas de temps à perdre avec les facéties de la petite créature. Vaurien se déplaçait de cachette en cachette pour l’éviter. Et elle n’aimait pas user de magie sur lui – elle préférait la persuasion. —Donne-moi cet anneau ou tu ne voleras pas avec moi. Il y eut une pause, puis un mot étouffé. Vaurien ne se montra pas. J’ai déjà employé cette menace, se souvint Auraya, chagrinée. —Je vais m’en aller. Et je ne t’emmènerai pas. Je te laisserai seul très longtemps. Cette fois, il y eut une pause plus longue, puis un gémissement qui serra le cœur de la jeune femme. Vaurien jaillit de sa cachette, fonça vers elle, escalada son circ et s’enroula autour de son cou. Auraya tendit la main. L’anneau tomba dans sa paume. Vaurien posa la tête sur son épaule et soupira. —Owaya wester. —Non, Auraya voler avec Vaurien, le corrigea sa maîtresse. —Voler maintenant ? —Plus tard. Elle s’assit dans un fauteuil. Aussitôt, le veez se laissa tomber sur ses genoux et réclama qu’elle lui gratte le dos. Tout en s’exécutant d’une main, Auraya examina l’anneau qu’elle tenait dans l’autre. Soudain, elle se souvint de Chaia. Elle le sentait toujours. —Désolée pour cet incident. Une onde amusée émana du dieu. —J’ai l’habitude des interruptions, répliqua-t-il. Auraya scrutait toujours l’anneau. —Qu’est devenu l’autre ? demanda-t-elle. —Les Pentadriens le détiennent toujours. Ils ne connaissent pas toutes ses propriétés ; sans ça, ils l’auraient déjà utilisé contre toi. Cette pensée fit frémir Auraya. Ç’avait déjà été assez dur de sentir les Siyee se faire attaquer dans le ciel par les oiseaux noirs et s’écraser au milieu de l’armée ennemie. Mais ç’aurait pu être bien pis encore. Si le porteur de l’anneau avait été torturé, par exemple. Elle n’aurait pas été obligée d’assister à la scène, mais savoir qu’une telle abomination se produisait par sa faute aurait déjà été une torture en soi. —Peux-tu détruire l’anneau ? —Seulement à travers les mains de quelqu’un d’autre. Son pouvoir finira par s’éteindre. —Peux-tu accélérer le… ? On frappa à la porte. Auraya sonda l’esprit de la personne qui se tenait dans le couloir et sourit. D’une petite poussée magique, elle lui ouvrit. Danjin entra. —Bonjour, Auraya des Blancs, lança-t-il en faisant le signe du cercle. —Bonjour, Danjin Pique, répondit la jeune femme. Viens t’asseoir près de moi. Le vieil homme se dirigea vers l’un des fauteuils. Vaurien le regarda approcher, les moustaches frémissantes, puis se recroquevilla sur lui-même et s’endormit. —Je partirai dans quelques heures, annonça Auraya. Mais avant, j’ai quelque chose à te donner. Attrape. Elle lança l’anneau à son conseiller. Celui-ci le cueillit au vol. Il conserva une expression neutre tandis qu’il examinait l’artefact, mais Auraya perçut des traces de réticence dans son esprit. Ça ne me plaît guère d’avoir de nouveau quelqu’un dans ma tête, même si c’est juste Auraya. Toutefois, ma position l’exige. Le vieil homme glissa l’anneau à son doigt. —Il te protégera contre les Tisse-Rêves qui pourraient tenter de s’introduire dans tes songes, lui dit Auraya. Danjin leva les yeux vers elle. —Ce qui me permettra de poursuivre votre travail avec eux. —Oui. (Auraya songea à l’hospice et sentit se réveiller une inquiétude sourde.) Ce ne sera pas aussi difficile que tu pourrais t’y attendre. Les Tisse-Rêves et nos prêtres guérisseurs se montrent aussi coopératifs que possible. J’ai une autre mission à te confier. Les ambassadeurs siyee ont demandé qu’on leur enseigne notre langue, et, réciproquement, nous aurons besoin de gens qui parlent la leur. Voudrais-tu en faire partie ? Danjin sourit. —Bien entendu. J’ai déjà appris quelques mots avant la bataille. —Pour l’instant, Mairae leur sert de traductrice, ce qui monopolise le plus clair de son temps. Si tu te montres bon élève, tu deviendras sa personne préférée à Jarime. —Avertissement noté. Auraya éclata de rire. —Ne rêve pas trop. —Moi ? Je ne suis pas assez séduisant pour Mairae, loin s’en faut. Et puis, ma femme me tuerait. —Effectivement. Comment va-t-elle ? —Bien. (Le sourire de Danjin s’élargit.) J’ai découvert récemment que la vie est belle quand elle ferait une histoire ennuyeuse. —Alors, j’espère qu’elle le restera. Bon ! Vois-tu quelque chose qui nécessite mon attention avant que je parte ? quelque chose qui pourrait être fait en moins de une heure ? Tout en réfléchissant, Danjin fit tourner l’anneau autour de son doigt. Auraya éprouva un pincement de culpabilité. Elle ne lui avait pas dit toute la vérité au sujet de l’artefact. L’anneau dissimulerait les pensées de son conseiller à tous sauf à elle. Ce n’était pas tout à fait ce qui avait été prévu : à l’origine, il devait permettre aux autres Blancs de lire eux aussi dans l’esprit du vieil homme. Jamais encore il n’avait été produit d’anneau semblable, mais le temps que les Blancs et les prêtres jardiniers comprennent leur erreur, il était trop tard pour en faire pousser un autre. Il avait été décidé qu’Auraya partirait à Si, et elle avait besoin de l’artefact tout de suite. Juran lui avait ordonné de ne pas informer Danjin de ce défaut de conception. Il risque de s’en apercevoir quand même, songea la jeune femme. Les circonstances pourraient luifaire comprendre que les autres Blancs n’ont pas accès à ses pensées. —Je doute qu’il tire profit de cette situation, déclara Chaia. C’est une personne de confiance. —En effet. —Néanmoins, l’anneau devra être détruit à ton retour. Auraya réprima un soupir. Une fois de plus, elle devrait se rendre au bosquet chaque jour, qu’il neige ou qu’il vente et si chargé que soit son emploi du temps, pour encourager le développement d’un nouvel anneau. —Le seul problème que nous n’avons pas encore évoqué, c’est Vaurien, dit soudain Danjin. (Il baissa les yeux vers le veez.) Voulez-vous que je vienne lui rendre visite tous les jours, comme la dernière fois ? Auraya grimaça et secoua la tête. —Il vient avec moi. —Vraiment ? Les Siyee en seront ravis, la railla Danjin. —Lui aussi. (Auraya prit son familier, se leva et le posa sur le fauteuil qu’elle venait de quitter.) Merci de ton aide ces derniers jours, Danjin. Si tu as besoin de me dire autre chose, utilise l’anneau. —Entendu. (Ils se dirigèrent vers la porte.) Faites bon voyage et soyez prudente à Si. Auraya ouvrit la porte. —Je n’y manquerai pas, promit-elle. Danjin sourit et sortit. Après avoir refermé derrière lui, la jeune femme pivota et balaya la pièce du regard. Elle ne pouvait pas prévoir combien de temps s’écoulerait avant son retour. Mais cette fois, au moins, elle n’aurait pas à s’inquiéter que le pauvre Vaurien dépérisse sans elle – ou qu’il rende Danjin fou. Le veez leva les yeux vers elle, les moustaches frémissantes. —Voler ? —Oui, Vaurien. Nous avons un long voyage à faire, et il est temps de nous mettre en route. Chaque fois qu’elle en avait l’occasion, Reivan explorait une partie du Sanctuaire qui ne lui était pas encore familière dans l’espoir qu’elle finirait par connaître tous ses couloirs et ses recoins. Ce matin-là, elle se réjouissait de s’être donné cette peine. Visiblement, prévoir un chemin rapide depuis les bains jusqu’à la Chambre de l’Étoile ne figurait pas très haut dans les priorités des architectes qui avaient conçu le Sanctuaire. Deux choix s’offraient aux Serviteurs : un chemin long mais relativement simple qui descendait vers leurs quartiers d’habitation avant de remonter vers le Sanctuaire Médian, ou un chemin tortueux qui leur faisait traverser des réserves, les cuisines, une bibliothèque mineure et un endroit qui empestait le cuir non tanné. Qu’allait faire la jeune femme à la Chambre de l’Etoile ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Le messager ne le lui avait pas expliqué. Sans doute devait-il y avoir un rituel auquel Imenja souhaitait qu’elle assiste. Comme elle approchait de sa destination, Reivan sentit son estomac papillonner. Même si elle s’était déjà trouvée de nombreuses fois dans la Chambre de l’Etoile, elle éprouvait toujours une vive excitation quand elle y pénétrait. Tournant dans un couloir perpendiculaire, elle aperçut l’étroite porte de la salle devant elle et s’arrêta pour prendre trois profondes inspirations. Puis elle redressa le dos, lissa sa robe et entra. Une mâle silhouette vêtue de noir se tenait au centre de l’étoile argentée sertie dans le sol. Le cœur de Reivan fit un bond dans sa poitrine comme Nekaun levait les yeux vers elle et lui souriait. Il lui fit signe de rejoindre un groupe d’autres novices. Tandis qu’elle obtempérait, la jeune femme promena un regard autour d’elle. Des Serviteurs et des Serviteurs Dédiés s’alignaient le long des murs. Apercevant Imenja parmi eux, Reivan éprouva un bref soulagement. Mais celui-ci s’évapora lorsque Nekaun prit la parole. —Aujourd’hui, huit novices vont être ordonnés Serviteurs des Dieux. De par leur dur labeur, ces hommes et ces femmes ont gagné le droit de servir les dieux au mieux de leurs capacités. Ils ont réussi les tests d’aptitude et satisfait aux exigences de leurs professeurs. C’est pourquoi ils porteront désormais le symbole des dieux sur leur cœur. C’est pourquoi, à compter de ce jour, ils seront nos frères et nos sœurs. Il se tourna vers les novices et prononça un nom. Un homme s’avança. Se rendant compte que sa bouche était ouverte, Reivan la referma très vite. Une seconde plus tôt, elle observait Nekaun, bouche bée. Là, elle sentait son estomac faire un saut périlleux dans son ventre. Ils m’élèvent au rang de Servante titulaire ! Mais il fallait des années pour mériter ce titre. Les novices qui entouraient Reivan avaient une vingtaine d’années – à peu près le même âge qu’elle. Ceux qui avaient commencé leur formation en même temps qu’elle, étaient encore des adolescents de quinze à dix-huit ans. C’est à cause de la magie, décida Reivan. Ou disons plutôt, du fait que je n’en ai pas. Drevva a dû faire le tour des choses qu’elle pouvait m’enseigner. J’imagine que le reste de la formation des novices porte sur leurs Talents. —Servante novice Reivan. Le cœur de la jeune femme manqua un battement. Levant les yeux, elle vit que Nekaun lui faisait signe. Elle prit une grande inspiration et le rejoignit au centre de l’étoile. —Tu n’es parmi nous que depuis quelques mois, dit la Première Voix, mais ta connaissance de l’histoire et des lois pentadriennes s’est révélée exemplaire. Aussi avons-nous décidé que tu étais prête à assumer les pleines responsabilités d’une Servante des Dieux. Pourquoi Imenja ne m’a-t-elle pas prévenue de ce qu’ils mijotaient ? Jetant un coup d’œil à la Deuxième Voix, Reivan vit l’ébauche d’un sourire faire frémir ses lèvres. —Servante novice Reivan, entonna Nekaun. Souhaites-tu consacrer ta vie au service des dieux ? La jeune femme soutint son regard. —De tout mon cœur. —Es-tu prête à tout sacrifier pour les Cinq ? —Je le suis. —Pour eux, renoncerais-tu à l’amour, à la richesse, à la vie même ? —Je le ferais. —– Alors, reçois ce symbole de leur pouvoir et de leur unité. Ne t’en sépare jamais, car il est ton lien avec les dieux et leurs Serviteurs. Nekaun ouvrit la main. Dans sa paume reposait un pendentif d’argent en forme d’étoile à cinq branches. Une chaîne passée au travers d’une des pointes pendait entre ses doigts. Reivan prit le pendentif. Il était plus léger qu’elle l’aurait cru. Elle passa la chaîne autour de son cou. —Je dédie mes yeux, ma voix, mon cœur et mon âme aux Cinq, dit-elle. —Puisses-tu les servir fidèlement et dans la joie, acheva Nekaun. Le jeune homme qui avait été ordonné avant elle se tenait alors de l’autre côté de l’étoile gravée dans le sol. Reivan le rejoignit. Comme elle regardait le novice suivant s’approcher de Nekaun, elle éprouva une étrange sensation. Quelque chose lui chatouillait le front. Elle se gratta, mais la sensation semblait provenir de l’intérieur de sa tête. Fermant les yeux, Reivan se concentra. Et aussitôt, elle comprit. Bienvenue, Reivan. Elle rouvrit les yeux et se tourna vers Imenja. Cette voix était définitivement celle de sa maîtresse, mais la jeune femme savait qu’elle ne l’avait pas entendue avec ses oreilles. Imenja lui sourit. —Oui, nous pouvons parler directement à ton esprit désormais. Les lèvres de la Deuxième Voix n’avaient pas remué. —Et… je peux vous répondre ? —Oui. —Alors, voilà ce qu’on éprouve quand on utilise de la magie… Le sourire d’Imenja s’élargit. —Oui et non. Nul n’est totalement dépourvu de Talent, Reivan. Pour que le pendentif fonctionne, tu dois posséder une infime quantité de pouvoir. Ce qui est le cas de tous les mortels, y compris ceux que nous considérons comme dénués de Talent. Mais pour communiquer mentalement avec moi, tu ne conjures pas de magie, tu ne la plies pas à ta volonté, et tu n’as pas eu à t’entraîner au préalable. Reivan hocha la tête. —Je comprends. Tout de même, vous auriez pu me prévenir. —À propos de la cérémonie ? Tu n’en aurais pas dormi de la nuit. Or, j’ai besoin que tu sois fraîche et dispose cet après-midi. —Vraiment ? Qu’avez-vous prévu ? —Oh ! juste une réunion avec un diplomate murien. La dernière des novices venait de recevoir son pendentif en forme d’étoile. Comme elle rejoignait ses camarades, Nekaun reprit la parole pour souhaiter la bienvenue à tous les nouveaux titulaires. Lorsqu’il se tut, les Serviteurs qui avaient assisté à la cérémonie s’avancèrent pour les féliciter. Les professeurs auprès de qui Reivan avait étudié n’oublièrent pas la jeune femme, mais celle-ci nota qu’ils s’adressaient à elle avec beaucoup moins de chaleur qu’à ses camarades. Je n’ai pas eu le temps de gagner leur affection, songea-t-elle, chagrinée. Ils ne m’en veulent pas, mais ils ne se sont pas attachés à moi comme aux autres. Puis Imenja s’approcha, et Reivan fut amusée de constater le brusque changement d’attitude des Serviteurs. Certains se turent tandis que d’autres poussaient des exclamations ravies. La Deuxième Voix les remercia d’avoir travaillé si dur pour former les novices. Pourquoi ne suis-je pas intimidée par Imenja ? se demanda Reivan. —Parce que tu n’es pas du genre à idolâtrer quiconque, répondit la Deuxième Voix dans sa tête. Tu es beaucoup trop intelligente pour ça. —Si tout le monde réagissait comme moi, personne ne vous obéirait jamais. —C’est possible. Pourtant, tu fais toujours ce que je te dis. Pourquoi ? —Je ne sais pas, avoua Reivan. Parce que vous êtes une Voix, pleine de sagesse et, euh… de bon sens. Parce que vous me réduiriez en cendres si je refusais ? Imenja gloussa, pour la plus grande perplexité des autres Serviteurs. Prétendant qu’elle avait besoin de l’aide de Reivan, elle réussit à s’extraire de la foule. Comme les deux femmes sortaient de la Chambre de l’Etoile, elle gloussa de nouveau. —Moi, je crois que tu m’obéis parce que je suis la personne la plus proche des dieux dans ton entourage immédiat, dit-elle à voix basse. Les dieux t’attirent non seulement parce que tu désires servir, mais parce que tu es – ou étais – une Penseuse. Les mystères te fascinent. Reivan acquiesça. —C’est une bonne chose que je n’aie aucune chance de résoudre celui-ci, sans quoi je risquerais de finir par m’ennuyer et de chercher une autre énigme sur laquelle me pencher. Imenja haussa les sourcils. —De fait. —Mais je resterais quand même… Reivan s’interrompit. Quelque chose s’agitait à la lisière de son esprit, détournant son attention. Elle se demandait si c’était un produit de son imagination fertile quand la sensation se consolida en une présence distincte. Une présence inconnue d’elle. Bienvenue, Servante Reivan. L’instant d’après, la présence se volatilisa. —Que… Qu’est-ce que c’était ? balbutia Reivan en regardant autour d’elle. Imenja la dévisageait d’un air surpris – une expression que Reivan ne lui avait pas vue souvent. —Je crois que Sheyr vient juste d’indiquer qu’il approuvait ta titularisation, murmura la Deuxième Voix. Sheyr ? Un des dieux m’a parlé ? Le couloir parut tanguer, puis se redresser sous les pieds de Reivan. Elle jeta un regard éperdu à Imenja. Qu’est-ce que ça signifie ? se demanda-t-elle. Elle se sentait complètement désorientée. Sa maîtresse lui sourit. —À mon avis, tu as besoin de boire quelque chose pour t’en remettre. Trouvons un domestique et envoyons-le nous chercher une bouteille de jamya. —Du jamya ? Je croyais qu’on n’en servait que pendant les cérémonies ? —Et quelquefois après. Une main posée sur l’épaule de Reivan, Imenja la guida vers le Haut-Sanctuaire. Chapitre 20 Depuis un long moment déjà, Imi était certaine que quelque chose avait changé. Le bateau ne tanguait plus autant, et elle avait écopé presque toute l’eau à l’exception d’une flaque dans le fond de la coque. Les cris étouffés des pillards avaient pris une tonalité différente, comme s’ils attendaient quelque chose avec impatience. S’interroger et tendre l’oreille avait distrait Imi de la douleur sourde dans ses bras et ses épaules. Pourtant, la fillette redoutait de découvrir la signification de ce changement. Désormais, ce n’étaient plus l’ennui et l’épuisement, mais l’anxiété qui rendait le temps insupportablement long. Soudain, une secousse parcourut le navire. Imi lâcha son seau et s’étala par terre. L’eau de mer était tiède, mais bienfaisante sur sa peau. Fermant les yeux, la fillette s’abandonna à sa lassitude. Elle dut s’endormir. Quand elle se réveilla, les piles de caisses et les jarres de terre cuite entreposées dans la coque avaient disparu. Elle entendit des bruits de pas rapides et des ordres aboyés sur le pont. Le temps que les sons s’estompent, le carré de ciel bleu qu’elle apercevait au-dessus d’elle avait viré à l’orange, puis au noir. Jamais le bord n’avait été si calme depuis des semaines. Imi sentit qu’elle s’assoupissait de nouveau… … Et fut tirée de son sommeil en sursaut par la lumière qui inondait l’intérieur de la coque. Se forçant à se lever, la fillette saisit le seau et se baissa pour le remplir. Une paire de jambes apparut dans le trou du pont et descendit l’échelle. Imi sentit sa bouche s’assécher en voyant que c’était le chef des pillards. Il n’y avait personne d’autre qu’elle en bas. Que lui voulait-il ? Lorsque ses pieds touchèrent la coque, l’homme recula. Il jeta un coup d’œil à Imi, puis leva la tête vers le pont. Une autre paire de jambes descendait. Vêtues de tissu aussi noir que de l’encre de tuyo, elles appartenaient à un terrestre qu’Imi voyait pour la première fois. En s’écartant de l’échelle, l’homme vacilla sur le plancher inégal comme s’il n’était pas habitué au balancement pourtant très doux du navire. Son regard se posa sur Imi, et la surprise écarquilla ses yeux. Il adressa une grimace ravie au pillard, et tous deux se mirent à discuter en se dirigeant vers la fillette. Ils s’arrêtèrent à quelques pas d’elle. Perturbée par la façon dont l’inconnu la détaillait, Imi détourna les yeux. La conversation se fit plus animée. Soudain, les deux hommes se saisirent mutuellement le poignet. Puis ils tournèrent le dos à la fillette et s’éloignèrent. Comme ils regagnaient le pont, Imi lâcha son seau, poussa un soupir et s’affaissa dans la flaque tiède. Mais quelques instants plus tard, deux autres pillards descendirent dans la coque et s’approchèrent d’elle. Imi se redressa maladroitement, le cœur battant la chamade, tandis qu’ils la surplombaient d’un air menaçant. L’un d’eux tenait un ballot de toile grossière. L’autre prit le bras de la fillette et la traîna vers son camarade. Celui-ci déploya le ballot de tissu, et Imi vit que c’était un sac de toile. Ils avaient l’intention de la mettre dedans ! Elle se tortilla pour se dégager, mais le pillard qui la tenait était grand et fort, et elle se sentait si faible… Prise de vertige, elle perdit l’équilibre. Le sac s’abattit sur sa tête. Des mains puissantes le tirèrent vers le bas, jusqu’à ses chevilles. Imi fut soulevée dans les airs tandis que le pillard refermait le sac sous ses pieds. Les hommes l’emportèrent. Il ne lui restait pas d’énergie pour se débattre. Où m’emmènent-ils ? Bah ! qu’est-ce que ça peut faire ? Dans un autre endroit. Peut-être mieux qu’ici. De toute façon, je ne vois pas comment ça pourrait être pis. Le sang monta à la tête d’Imi comme le pillard la jetait sur son épaule tête en bas, sans doute pour pouvoir monter l’échelle. Un air plus frais s’infiltra à travers la toile rêche du sac. Les bruits de pas sur les planches du pont prirent une tonalité différente, plus mate. De nombreuses voix enflèrent et se rapprochèrent jusqu’à entourer Imi. Puis la fillette huma une odeur musquée. Le pillard qui la portait la laissa tomber sur une surface dure, et une porte se referma, étouffant les voix. Quelqu’un dit quelque chose sur un ton sec. Une autre personne marmonna une réponse, et des bruits de pas s’éloignèrent. Un homme aboya un ordre. La surface sur laquelle gisait Imi s’inclina brusquement et se mit à osciller d’une façon qui ne ressemblait nullement au roulis du bateau. La fillette sombra dans une semi-inconscience. Elle était trop fatiguée pour prêter attention aux bruits qui résonnaient autour d’elle. À en juger par le nombre de voix différentes quelle avait entendues, elle se trouvait au milieu d’une grande quantité de terrestres, mais il ne lui restait pas assez de forces pour vaincre sa peur. Les voix s’éteignirent peu à peu. Pendant un long moment, seuls des pas rythmiques rompirent le silence. Puis le bruit de portes s’ouvrant et se fermant finit par réveiller Imi. Elle sentit des mains la soulever et la reposer un peu plus loin sans que leur propriétaire prononce un seul mot. Quelqu’un tâtonna au niveau de ses pieds. La toile qui l’enveloppait se tendit, la soulevant de terre, et la fillette poussa un glapissement de surprise en glissant hors du sac. Elle plongea dans de l’eau dont la fraîcheur bienfaisante lui éclaircit les idées. En refaisant surface, elle regarda autour d’elle. Elle se trouvait dans un bassin rond, au milieu d’une pièce circulaire au plafond en forme de dôme. Au centre du bassin se dressait une étrange petite sculpture représentant une femme avec une queue de poisson à la place des jambes. Comme les terrestres, elle avait la tête pleine de longs poils. C’est censé être une Elaï ? se demanda Imi en ricanant en silence. L’inconnu au pantalon noir se tenait au bord du bassin. Souriant, il leva les bras et désigna la pièce d’un grand geste. Imi ne comprit pas ce qu’il essayait de lui dire. Il l’observa un moment avant de reculer vers une arche. En sortant, il empoigna une grille métallique montée sur des gonds comme une porte et la referma. Puis il s’éloigna sans se départir de son sourire. Imi attendit que le bruit de ses pas se soit tu pour se hisser hors du bassin. Ce ne fut pas facile : l’eau ne montait que jusqu’à une longueur de bras du niveau du sol, et la fillette était si faible… L’effort acheva de l’épuiser. Elle roula sur le dos et resta là, haletante, jusqu’à ce que sa tête cesse de tourner. Elle finit par se lever et par se diriger vers le portail. Empoignant deux des barreaux, elle poussa. La grille ne bougea pas d’un pouce. En l’examinant, Imi vit qu’elle était munie d’une sorte de serrure. De l’autre côté, tout était noir. Evidemment, songea-t-elle. Se laissant tomber à genoux, elle pivota vers le bassin et sa ridicule sculpture. Cet endroit sera désormais ma prison. Je suis une décoration au même titre que cette statue. J’imagine que l’homme en noir viendra m’admirer tout le temps. Elle rampa jusqu’au bord du bassin. Celui-ci était trop profond pour qu’elle s’y allonge. Si elle tentait de dormir dedans, elle se noierait. Elle devrait se réveiller toutes les deux ou trois heures pour se mouiller la peau ; sans quoi elle se dessécherait et… D’une main en coupe, elle recueillit un peu d’eau du bassin, la porta à ses lèvres et but. De l’eau douce. Je me demande combien de temps je tiendrai avant de tomber malade. Elle secoua la tête. Je suis trop fatiguée pour y penser. S’allongeant sur le sol de pierre fraîche, elle sombra dans un sommeil sans rêves. Levant le nez de son travail, Emerahl plissa les yeux pour y voir à travers la pluie fine. Une journée déprimante, songea-t-elle. Mais le capitaine est content : la pêche a été bonne. L’immense mur des falaises de Toren les surplombait sur la droite. Ils naviguaient bien plus au large quand ils avaient dépassé le phare, la veille. Emerahl s’était attendue à éprouver du regret à la vue de la tour blanche qui se dressait dans le lointain : elle avait vécu si longtemps dans ces ruines… Mais elle n’avait éprouvé que du dégoût. Toutes ces années d’isolement, avec des contrebandiers minables pour seuls voisins… J’ignore comment j’ai fait pour ne pas mourir d’ennui. C’est si bon d’être de nouveau entourée de gens honnêtes et durs à la tâche ! Emerahl voulut se remettre à vider les poissons fraîchement péchés, mais une lumière capta son attention et la poussa à scruter de nouveau les falaises. Comme le bateau dépassait un repli de la paroi rocheuse, d’autres lumières apparurent. C’était sa destination : Yaril. L’endroit où, d’après ce qu’on lui avait raconté, vivait un jeune homme que le Goéland avait sauvé de la noyade six mois auparavant. En chemin, Emerahl avait beaucoup entendu parler du mystérieux moussaillon. Tous les gens de la côte connaissaient quelqu’un qui avait rencontré le Goéland. Partout, on répétait les mêmes histoires. Il était possible que personne n’en connaisse réellement les héros et que les raconteurs le prétendent uniquement pour se donner de l’importance, mais dans des communautés de si petite taille, il se pouvait aussi que tout le monde soit plus ou moins apparenté à tout le monde. En fait, savoir ses interlocuteurs liés par ces histoires amusait beaucoup Emerahl. Désormais, elle distinguait tout Yaril. Les pêcheurs ne voyaient dans ce port qu’un bon endroit où vendre leurs prises. Emerahl se remit à vider rapidement les poissons entassés à ses pieds. Le capitaine avait accepté de la prendre à son bord à la seule condition qu’elle se rende utile. Cela ne la dérangeait pas de travailler, au contraire : ça lui occupait les mains pendant qu’elle réfléchissait à tout ce qu’elle avait appris. Comme le bateau se rapprochait de la ville, les pêcheurs abandonnèrent la préparation du poisson à leur passagère pour s’occuper des manœuvres dans la baie. Emerahl se hâta de terminer, puis se leva et rassembla ses affaires. Ses vêtements empestaient le poisson, et sa peau était poisseuse de sueur et d’eau salée. Dès qu’elle serait à terre, elle chercherait une chambre à louer et se dépêcherait de se laver. L’équipage guida le bateau vers une petite jetée. À peine la coque avait-elle touché le ponton qu’Emerahl sauta à terre. Elle se retourna pour adresser un signe de remerciements au capitaine, puis s’éloigna d’un bon pas. Contrairement à la plupart des villes le long de la côte torennaise, Yaril ne se dressait pas au sommet de la falaise. Derrière le repli de celle-ci, une étroite rivière avait érodé l’à-pic pour en faire une pente abrupte, sur laquelle les maisons de pierre s’entassaient jusqu’au bord de la cascade. C’était une ville sans routes : on s’y déplaçait au moyen de nombreux escaliers et d’étroites ruelles. Emerahl s’arrêta pour sourire à un homme qui descendait vers elle en la dévisageant avec une curiosité non dissimulée. —Bonjour ! Y a-t-il ici un endroit qui loge les voyageurs ? L’homme opina. —La veuve Laylin a une chambre à louer. Numéro trois, troisième niveau. C’est le suivant. Sur votre droite. —Merci beaucoup. Emerahl grimpa encore une volée de marches et tourna dans la ruelle indiquée. Apercevant le numéro 3 gravé dans la porte d’une maison, elle frappa. La porte s’ouvrit, et une grosse femme d’âge mûr détailla sa visiteuse de la tête aux pieds. —J’ai entendu dire que vous aviez une chambre à louer, expliqua Emerahl. Est-elle libre en ce moment ? Les yeux de la veuve Laylin s’éclairèrent. —Oui. Entrez, je vais vous la montrer. Comment vous appelez-vous ? —Limma. Limma Soigneuse. —Guérisseuse de métier comme de nom, hein ? —C’est exact. Elle conduisit Emerahl jusqu’à une longue pièce étroite avec vue sur la baie. L’endroit était modeste mais propre. Emerahl négocia le prix demandé et, quand les deux femmes se furent mises d’accord sur un tarif raisonnable, réclama de l’eau pour se laver. La veuve Laylin envoya sa fille la chercher, puis reporta son attention sur Emerahl qu’elle dévisagea, les yeux plissés. —Alors, qu’est-ce qui vous amène à Yaril ? Loin de s’offusquer de cette question indiscrète, Emerahl sourit. —Je cherche un jeune homme nommé Gherid. —Gherid ? Il y a bien un Gherid ici. Il péchait avec son père jusqu’à ce que leur bateau se perde en mer et que tous les autres occupants du bord se noient. Maintenant, il travaille pour le tailleur de pierre. Vous croyez que c’est lui ? —On le dirait bien. —Qu’est-ce que vous lui voulez ? —Il paraît qu’il raconte une histoire intéressante. La veuve Laylin gloussa et secoua la tête. —Il racontait, la corrigea-t-elle. Il en a eu assez que les gens le traitent de menteur. Maintenant, il refuse d’en parler. —Vraiment ? —Vraiment. Pas même pour de l’argent. —Oh ! Emerahl regarda autour d’elle comme si elle se demandait ce qu’elle faisait là. —Vous avez fait un long voyage, dit sa logeuse sur un ton apaisant. Autant essayer. Vous arriverez peut-être à lui tirer les vers du nez. Je vous emmènerai le voir quand vous aurez fini de vous laver. Elle sortit de la chambre, et, peu de temps après, sa fille apporta un broc d’eau et une cuvette. Emerahl se débarbouilla et enfila ses vêtements de rechange, puis lava les autres en utilisant sa magie pour réchauffer l’air autour et les faire sécher plus vite. Cela fait, elle les posa sur le dossier d’une chaise, accrocha sa collection de bourses autour de sa taille, s’enveloppa de sa tale et quitta sa chambre. La pièce suivante était tout aussi étroite mais encore plus longue, et divisée par des paravents. Le dernier de ceux-ci s’avéra dissimuler une cuisine. Ce fut là qu’Emerahl trouva sa logeuse. —Vous êtes prête ? lui demanda la veuve. —Oui. —Alors, allons-y. Il doit être chez le tailleur de pierre. Emerahl suivit la grosse femme vers la porte. Elles sortirent dans l’air froid. Les maisons, toutes bâties dans la pierre noire de la falaise, semblaient se recroqueviller contre celle-ci comme si elles craignaient de glisser dans la mer en contrebas. Cela donnait à la ville un aspect anxieux et vaguement sinistre. Pourtant, tous les gens que croisèrent Emerahl et sa logeuse leur sourirent et les saluèrent joyeusement. Les marches se firent de plus en plus abruptes à l’approche du sommet de la falaise. La veuve Laylin dut s’arrêter trois fois pour reprendre son souffle. —On ne dirait pas que j’habite ici, pas vrai ? lança-t-elle la troisième fois. Vous, par contre, ça a l’air d’aller. Emerahl sourit. —Les voyages entretiennent la forme. —J’imagine. Nous y sommes presque. Megrin s’est installé tout en haut parce que c’est plus facile de faire descendre sa marchandise que de la monter. La veuve Laylin entraîna Emerahl à travers un « jardin » jonché de gravats. Dans le fond, deux hommes aux cheveux gris taillaient d’énormes blocs de pierre. —Megrin, appela la veuve. Un des ouvriers leva la tête. Il parut surpris de voir ses visiteuses. —Veuve Laylin, la salua-t-il. Vous ne montez pas souvent nous voir. Vous avez des travaux à faire chez vous ? —Non, mais ma locataire aimerait bien parler du Goéland avec Gherid. Megrin reporta son attention sur Emerahl et se redressa. Percevant son admiration, la guérisseuse sourit tandis que l’autre homme pivotait vers elle. Ses traits étaient étonnamment jeunes, bien que crispés par une expression mécontente. Emerahl l’examina et se retint d’éclater de rire. Le gris de sa chevelure n’était que de la poussière. Il semblait juste assez âgé pour qu’on le considère comme un homme. —Voici Limma, annonça la veuve Laylin. Elle est guérisseuse. Megrin se tourna vers le jeune homme, qui fronçait les sourcils d’un air peu amène. —Pourquoi voulez-vous me parler du Goéland ? s’enquit le dénommé Gherid. Emerahl soutint son regard. —J’ai entendu dire que tu l’avais rencontré. —Et alors ? —J’aimerais que tu me racontes ton histoire. —Allez, Gherid, pressa la veuve. Ne sois pas impoli avec une visiteuse. Le jeune homme dévisagea la logeuse, puis le tailleur de pierre. Celui-ci hocha la tête. Gherid soupira et eut un haussement d’épaules résigné. —Venez avec moi… Limma, c’est ça ? —Oui. Emerahl le suivit vers l’escalier. Tandis qu’il commençait de grimper, de puissantes émotions se déversèrent de lui – peur et culpabilité combinées. Emerahl capta des bribes de ses pensées. … Je ne peux pas la tuer ! Mais je le devrai, si… Alarmée, elle hésita, puis conjura de la magie et forma un bouclier autour d’elle. Pourquoi le jeune homme pensait-il qu’il serait peut-être obligé de la tuer ? S’imaginait-il qu’elle lui voulait du mal ? ou qu’elle allait essayer de lui voler quelque chose ? Il ne pouvait quand même pas croire qu’elle allait le forcer à révéler des informations qu’il répugnait à lui donner ! Je suis une guérisseuse. Une sorcière. Ce qui signifie que je peux très bien disposer du moyen de le faire parler, en le droguant ou en le torturant. Dans tous les cas, le jeune homme avait visiblement quelque chose à cacher. Ils atteignirent le sommet de la falaise. Gherid se mit à longer le bord sans rien dire. Emerahl l’observait attentivement. Elle sentait qu’il était en train de prendre ses précautions. Quand il s’arrêta, elle vit qu’il l’avait entraînée au-delà de la lisière de la ville, à l’aplomb d’un précipice. A-t-il l’intention de me pousser dans le vide ? —Alors, que voulez-vous savoir ? demanda le jeune homme sur un ton brusque. Emerahl planta son regard dans le sien. —C’est vrai que tu as rencontré le Goéland ? —Oui, acquiesça-t-il. Tout le monde est au courant. Elle sentit qu’il lui disait la vérité et éprouva un pincement de compassion pour lui. —Mais personne ne te croit, n’est-ce pas ? —Pourquoi : vous, oui ? Elle hocha la tête. —Mais ce n’est pas pour ça que tu ne veux plus raconter ton histoire, devina-t-elle. Gherid fixa ses yeux sur elle avec une anxiété et une culpabilité grandissantes. Rien de ce qu’Emerahl pouvait lui dire ne suffirait à le rassurer. Elle décida de tenter le tout pour le tout. —Tu as fait une promesse, affirma-t-elle. L’aurais-tu trahie ? Le jeune homme s’empourpra. Emerahl commença d’entrevoir ce qui s’était passé. Sauvé par une créature mythique, pressé d’expliquer ce qui lui était arrivé, Gherid avait sans doute raconté seulement ce qu’il savait pouvoir dévoiler sans risque – jusqu’au jour où il avait laissé échapper un détail qu’il aurait dû taire. —Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Pourquoi voulez-vous le savoir ? Emerahl fronça les sourcils. —Je ne veux pas le savoir, j’ai besoin de le savoir, rectifia-t-elle. Les secrets du Goéland doivent rester protégés. Gherid écarquilla les yeux et devint tout pâle. —Je croyais que vous… Ils n’ont pas compris ce que je leur ai dit. Je suis sûr qu’ils n’ont pas compris. —Que leur as-tu dit ? —Je… Je leur ai parlé du Pilier. Ils avaient mis quelque chose dans mon verre. (Il jeta un regard implorant à Emerahl.) Je ne voulais pas. Je ne leur ai pas révélé où il était. Vous ne pensez quand même pas qu’ils puissent le trouver seuls – si ? Emerahl soupira. —Je l’ignore. Je ne connais pas l’emplacement du Pilier. Chacun de nous hérite d’un secret à garder, et celui-ci était le tien. L’as-tu prévenu ? —Comment ça ? demanda Gherid, perplexe. Emerahl cligna des yeux comme si elle était surprise. —Tu n’as pas de moyen de le contacter ? —Non. Je suppose que si j’y retournais… Mais c’est très loin, et je n’ai pas de bateau. —Moi non plus, mais je pourrais en acheter un. (Secouant la tête, Emerahl pivota vers la mer et fit mine de réfléchir.) Tu ferais mieux de tout me raconter, Gherid. Je suis loin de chez moi, et le moyen que j’utilise habituellement pour communiquer avec le Goéland ne fonctionnera pas ici. Nous devons lui faire parvenir un message de ta part. Pour ça, le seul moyen est sans doute que je me rende au Pilier. L’onde de gratitude qui jaillit de Gherid la laissa quelque peu honteuse. Elle était en train de manipuler le pauvre garçon. Mais ce n’est pas comme si j’étais animée par de mauvaises intentions, se raisonna-t-elle. Je veux juste retrouver le Goéland afin qu’on puisse s’entraider. Gherid alla s’asseoir sur un rocher. —C’est une longue histoire. Vous feriez mieux de vous installer confortablement pour l’écouter. Vous avez déjà navigué ? Emerahl sourit. —Des tas de fois. Chapitre 21 Devlem glissa le dernier quartier de fruit dans sa bouche et lécha le jus sucré sur ses doigts. Un des trois domestiques qui se tenaient près de lui s’avança et lui tendit un plateau en or. Prenant le linge humide qui y était posé, Devlem se nettoya les mains, puis laissa retomber le linge souillé sur le plateau. Un bruit de course résonna dans la cour. Un serviteur s’immobilisa devant la table et s’inclina. —La cargaison est arrivée. Avec seulement deux jours de retard, songea Devlem. En faisant pression sur les teinturiers, je pourrai peut-être conclure le marché avant Arlem – mais seulement si la marchandise n’est pas gâtée. Il se leva et quitta la cour. Un couloir au plafond voûté le conduisit jusqu’à l’avant de la demeure. De là, il suivit un chemin pavé jusqu’aux bâtiments moins luxueux qui abritaient son stock. Des tarns attendaient devant l’entrée. Déjà, des hommes déchargeaient les gros rouleaux de tissu sous la supervision de son contremaître. Pénétrant dans l’entrepôt, Devlem examina la cargaison. L’emballage étanche d’un des rouleaux de tissu avait été déchiré. —Ouvrez-le, ordonna-t-il. Les serviteurs qu’il avait ignorés en arrivant se hâtèrent d’obéir. —Attention ! rugit Devlem. Vous allez abîmer la marchandise ! Leurs mouvements se firent plus lents et plus soigneux. Tout en s’affairant, ils jetaient des coups d’œil nerveux à leur maître. Bien, pensa Devlem. Les coups de fouet que je leur ai fait donner leur ont enfin enseigné le respect. Ils commençaient à ressembler à des Genriennes, toujours en train de geindre et de réclamer. L’emballage s’ouvrit, révélant du tissu propre et intact. Devlem se rapprocha pour mieux voir. —Maître marchand ! Un bruit de course résonna dans l’entrepôt. Agacé par cette interruption, Devlem leva le nez. L’intruse était l’une des femmes chargées de l’entretien de la pelouse. Elle était laide pour une Avvène ; il l’avait envoyée travailler dans le jardin pour ne plus l’avoir sous les yeux. —Maître, haleta-t-elle. Il y a un monstre dans le bassin ! Devlem soupira. —Je sais. C’est moi qui l’y ai mis. La femme se mordit la lèvre. —Oh ! On dirait qu’il est mort. —Mort ? Alarmé, Devlem se redressa. La femme hocha la tête. Jurant dans son genrien natal, il la bouscula pour sortir et se précipita vers le bassin. Celui-ci se trouvait au centre d’une vaste pelouse. Les jardiniers curieux s’étaient massés devant l’entrée. —Retournez au travail ! aboya Devlem. Ils pivotèrent vers lui et s’éparpillèrent. Comme il atteignait le portail, Devlem sortit la clé de sa poche. À travers les barreaux, il vit la créature marine qui gisait sur le sol de pierre. Il n’avait pas eu le temps de bien regarder son acquisition la veille. Le pillard lui avait affirmé qu’il s’agissait d’une fillette, mais sans autre preuve que l’absence d’organes masculins. Devlem avait ordonné à ses serviteurs de brûler les haillons crasseux qui pendaient sur les épaules de la créature. Après l’avoir rapidement détaillée, il décida que le pillard avait vu juste et se demanda si ses seins pousseraient plus tard comme ceux des humaines. Quand elle serait pubère, peut-être tenterait-il de se procurer un mâle. Si le couple se reproduisait, il pourrait vendre leurs petits une fortune. La clé tourna dans la serrure. Devlem poussa le portail et se dirigea vers la créature prostrée. Pourquoi était-elle sortie de l’eau ? En s’accroupissant, il vit qu’elle respirait toujours. Plus il l’observait, plus son inquiétude grandissait. Elle avait du mal à respirer. Sa peau était terne et craquelée. Si elle avait été humaine, Devlem l’aurait trouvée dangereusement maigre. Et puis, elle sentait très mauvais. Tous les animaux puaient, et Devlem avait d’abord supposé que cette odeur était naturelle. Désormais, il avait un doute. Il prit le menton de la créature et lui tourna la tête pour pouvoir examiner son visage. À son contact, la créature battit brièvement des paupières et poussa un léger gémissement. Je l’ai payée très cher. Devlem se leva et la toisa. Si elle est malade, je dois trouver quelqu’un pour la soigner. Qui pourrait bien savoir ce qu’elle a ? Je pourrais faire venir un soigneur d’animaux, mais je doute qu’il ait déjà vu semblable créature. En fait, il se peut que je sois le premier à en posséder une. Néanmoins… Il sourit en comprenant qu’il y avait à Glymma des gens qui connaissaient peut-être le peuple de la mer. Se détournant, il referma le portail et regagna la maison d’un pas vif en braillant pour appeler un messager. Mirar souleva une pierre. Rien. Il la reposa et en souleva une autre. Une petite créature détala. Il tenta de s’en saisir, mais elle fila dans l’étroite fente qui séparait deux rochers beaucoup plus gros et beaucoup plus lourds. Et merde ! Comment Emerahl faisait-elle pour attraper ces foutus shrimmis ? Si seulement je pouvais… —Wilar ! Tisse-Rêves ! Surpris, il sursauta et leva les yeux. Tyve volait en cercles au-dessus de lui. Mirar capta la puissante anxiété et la fébrilité qui émanaient de lui. Il se releva, mit une main en visière et regarda atterrir le jeune Siyee. —Que se passe-t-il ? —Sizzi est malade. Tout comme Veece et Ziti. Et d’autres n’ont pas l’air bien. Tu peux venir au village ? Tu peux nous aider ? —C’est l’Orateur qui t’envoie ? —Oui. À en juger par l’embarras que Mirar percevait chez Tyve, ce n’était pas tout à fait la vérité. Il plissa les yeux. —Vraiment ? insista-t-il. Tyve baissa le nez, penaud. —Eh bien, en fait… il est trop malade pour parler. J’ai proposé aux autres de faire appel à toi, puisque tu es un guérisseur, et ils ont accepté. Cette fois, Mirar sentit que c’était la vérité. Il hocha la tête. —D’accord, je vais venir. Quels sont les symptômes ? —Tu le verras bien une fois sur place, s’impatienta Tyve. Il faut partir tout de suite, si nous voulons arriver avant que… La route est longue. —Justement, mieux vaudrait que je n’aie pas à la faire en sens inverse pour revenir chercher les bons remèdes, fit remarquer Mirar. J’ai besoin de savoir quelle est cette maladie pour préparer ma sacoche. Explique-moi. Tyve lui décrivit ce qu’il avait vu, et Mirar sentit son estomac se nouer. On aurait dit une maladie nommée rongecœur qui sévissait parfois chez les terrestres. Un Siyee avait dû l’attraper pendant la guerre et la rapporter dans sa tribu. Mirar n’avait pas pensé que le fait que le peuple du ciel se mêlait aux gens de l’extérieur pourrait produire ce genre de conséquences. Il maudit les Blancs en silence. —Tu ne peux pas être certain que les Blancs mesuraient le risque, fit valoir Leiard. —Mais quand on est en colère, c’est toujours bon d’avoir quelqu’un à accuser, répliqua Mirar. —Je connais cette maladie, dit-il au jeune Siyee. Je peux aider ta tribu à la surmonter, mais je ne peux pas te promettre que toutes les personnes atteintes survivront. Tyve pâlit. Mirar lui posa une main sur l’épaule. —Je ferai tout mon possible, promit-il. Maintenant, laisse-moi quelques minutes pour préparer mes affaires, et tu pourras me guider jusqu’à ton village. Le jeune Siyee s’assit sur un rocher pour attendre avec une expression torturée. Tout en remontant le long de la rivière, Mirar passa mentalement ses stocks en revue. Quand il avait quitté le champ de bataille avec Emerahl, il avait toujours sa sacoche, mais celle-ci était presque vide. Dorénavant, elle était de nouveau pleine. D’abord Emerahl, puis Mirar après le départ de sa compagne, avaient passé de nombreuses heures dans la forêt à cueillir des plantes locales pour en confectionner toutes sortes de mixtures. Certains des remèdes ainsi obtenus n’étaient pas aussi efficaces que ceux qu’ils remplaçaient – mais d’autres l’étaient davantage. Se glissant derrière la cascade, Mirar enfila le tunnel qui conduisait à la caverne. Il balaya du regard les objets entassés le long des murs. Il aurait besoin de cordes ; en revanche, ses couvertures seraient trop encombrantes à transporter. Il dormirait tout habillé à même le sol, ce qui signifiait qu’il aurait besoin de vêtements plus chauds à l’approche de la mauvaise saison. —Et de nourriture, aussi, lui rappela Leiard. —Evidemment. Avec un sourire en coin, Mirar se mit à rassembler les affaires qu’il comptait emporter. Lorsqu’il eut fini, il jeta un dernier coup d’œil à la ronde. Serai-je bientôt de retour, ou l’épidémie qui affecte les Siyee me tiendra-t-elle éloigné indéfiniment ? Il haussa les épaules. Peu importe. D’après Emerahl, ça me fera du bien de côtoyer des gens. Se détournant, il se hâta de rejoindre Tyve pour entreprendre un nouveau périple ardu à travers les montagnes de Si. Le soleil était déjà bas lorsque Auraya aperçut l’Ouvert dans le lointain. Ayant découvert que Vaurien avait peur si elle dépassait une certaine vitesse, la jeune femme n’avait pas pu voyager aussi rapidement qu’elle l’aurait souhaité. Son familier avait tremblé et gémi de terreur jusqu’à ce quelle ralentisse. Alors, il s’était détendu et installé confortablement dans le paquetage qu’elle portait entre ses épaules. À cause de ce retard, Auraya n’avait pas pu faire halte pour discuter avec les Siyee qu’elle avait croisés en chemin une fois franchie la frontière de leur domaine. Et les hommes-oiseaux n’étaient pas venus à sa rencontre ; sans doute avaient-ils compris qu’elle se déplaçait trop vite pour qu’ils l’interceptent. Mais, comme la jeune femme ralentissait à l’approche de la longue bande de terrain exposé qui abritait la principale communauté du peuple du ciel, plusieurs Siyee décollèrent pour la rejoindre. Elle sentit Vaurien changer de position sur son dos. —Voler ! s’exclama-t-il. Voler ! Voler ! Il ne connaissait pas de mot pour désigner les étranges personnages ailés qui décrivaient des boucles autour d’Auraya ou planaient derrière elle, mais sa maîtresse percevait son excitation. —Siyee, lui dit-elle. Ce sont des Siyee. Le veez garda le silence un moment avant de répéter tout bas : —Siyee. Auraya reconnut certains des membres de son escorte, mais pas tous. Elle échangea des salutations sifflées avec eux. Leurs pensées étaient pleines de soulagement et de joie. Mais ils connaissaient la raison de sa présence, et l’inquiétude rendit leur accueil moins enthousiaste que les fois précédentes. Auraya descendit à vitesse constante vers la section médiane de l’Ouvert connue sous le nom de Plat. Des dizaines de Siyee se tenaient au bord de celle-ci, et la jeune femme entendit des tambours lui souhaiter la bienvenue. Deux hommes en robe blanche attirèrent son regard. Comme la plupart des terrestres, ils étaient presque deux fois plus grands que les Siyee, et leur tenue de prêtre les rendait encore plus voyants. Auraya tourna son attention vers les Siyee alignés près du promontoire appelé Pierre des Orateurs. En s’approchant, elle put bientôt distinguer leurs traits et identifier chacun d’eux. Tous étaient des orateurs – chefs d’une tribu siyee –, mais la moitié d’entre eux seulement se trouvaient là. Ce n’était pas une surprise. Certains avaient sans doute refusé de quitter leur village alors que des envahisseurs rôdaient sur leur territoire ; d’autres vivaient trop loin de l’Ouvert pour s’y rendre à chaque réunion impromptue. Mais des représentants de chaque tribu vivaient à l’Ouvert ; ils devaient attendre parmi la petite foule rassemblée au bord du Plat. Comme Auraya se posait, l’oratrice en chef Sirri s’avança vers elle en souriant et lui tendit une tasse de bois et un petit gâteau. Auraya les prit, et Sirri écarta grand les bras. La lumière du soleil filtrait à travers les membranes de ses ailes, soulignant le délicat tracé des veines et des artères entre les os. —Bienvenue à Si, Auraya des Blancs. Nous sommes heureux de vous revoir. La jeune femme lui sourit en retour. —Merci à vous, oratrice Sirri, et merci au peuple de Si pour son accueil chaleureux. Elle mangea le petit gâteau et but une gorgée d’eau avant de rendre la tasse à Sirri. Le regard de l’oratrice se porta par-dessus son épaule, et ses yeux s’écarquillèrent. —Siyee, chuchota Vaurien à l’oreille de sa maîtresse. Étouffant un rire, Auraya lui gratta la tête. —Oratrice Sirri, dit-elle, je vous présente Vaurien. C’est un veez. Les Somreyans les ont apprivoisés voici longtemps, et ils en ont fait leurs animaux de compagnie. —Un veez, répéta Sirri en s’approchant pour détailler Vaurien. Oui, je me souviens d’en avoir aperçu dans le camp pendant la guerre. —Ils peuvent parler, même s’ils ne disposent que d’un vocabulaire limité, ajouta Auraya. Vaurien, je te présente Sirri. —Seeree, Siyee Seeree, roucoula le veez. Sirri gloussa tout bas. —C’est une jolie petite bête. Je devrais prévenir les miens de ne pas y toucher avant qu’ils décident qu’elle ferait un succulent repas. (Elle redressa le dos.) Les orateurs ont demandé que nous nous réunissions à la tonnelle dès votre arrivée, mais nous pourrions remettre ça à plus tard si vous êtes fatiguée. Auraya secoua la tête. —Les Pentadriens s’enfoncent davantage vers le cœur de votre territoire à chaque seconde qui passe, et je suis aussi pressée de m’occuper d’eux que vous devez tous l’être. Allons-y. Sirri opina avec gratitude et fit signe aux autres orateurs. Comme ceux-ci les rejoignaient, Auraya jeta un coup d’œil aux deux prêtres. Ils firent le signe du cercle, et elle les salua du chef en retour. En sondant leur esprit, elle vit qu’ils avaient hâte de lui parler, même si ni l’un ni l’autre n’avait de choses urgentes à discuter avec elle. Ils avaient été bien accueillis par les Siyee, mais trouvaient leur façon de vivre un peu étrange. Ils ont juste besoin que je les rassure, que je leur dise qu’ils se débrouillent bien, comprit Auraya. Se détournant, elle accompagna Sirri dans la forêt. Les autres orateurs et les représentants de tribu leur emboîtèrent le pas. Ils croisèrent beaucoup de Siyee qui les suivirent des yeux avec curiosité et dépassèrent maintes tonnelles – des habitations composées d’une armature de bois et d’une membrane tendue sur le dessus, construites à la base des énormes arbres qui poussaient dans l’Ouvert. Malgré l’impatience de ses pairs, Sirri ne se pressait pas. Elle savait que la vue de l’Élue des dieux rassurerait son peuple. Dès qu’ils eurent laissé le reste de la communauté derrière eux, Sirri allongea le pas. La petite procession suivit des sentiers étroits jusqu’à un vaste dôme : la Tonnelle des Orateurs. À l’intérieur, des tabourets sculptés dans des souches avaient été disposés en cercle. Les orateurs s’assirent. Auraya posa son paquetage sur le sol près de son siège. Vaurien passa la tête dehors, décida qu’il n’y avait rien d’intéressant à voir et se lova sur lui-même pour faire une petite sieste. —Comme nous le savons tous, commença Sirri, un navire pentadrien a été repéré au large de la côte sud de Si voici quatorze jours. Ses occupants ont débarqué et se sont séparés en petits groupes qui, depuis, cheminent vers l’intérieur de nos terres. Apparemment, ils utilisent leurs oiseaux pour les guider vers les villages siyee. Nous avons réclamé l’aide des Blancs, et Auraya nous est revenue. (Elle regarda la jeune femme.) Avant que nous discutions de la manière dont nous allons réagir à l’intrusion ennemie, avez-vous des questions, Auraya ? —À quelle fréquence avez-vous été tenue informée des mouvements des Pentadriens ? —Toutes les trois ou quatre heures environ. Mon fils, Sreil, a organisé la rotation de nos observateurs. —L’un de ces observateurs a-t-il aperçu un ou plusieurs des sorciers qui dirigeaient les forces pentadriennes durant la guerre ? —Non. Ce qui ne signifie pas qu’ils ne sont pas là. Auraya joignit le bout de ses doigts devant elle. —Les Pentadriens ont-ils fait du mal à quelqu’un ? —Pas encore. —Ont-ils parlé à quelqu’un ? —Non – tous les Siyee ont été prévenus de rester à bonne distance d’eux. —Ont-ils tenté d’établir un campement permanent ? Les orateurs parurent surpris par cette question. Auraya lut dans leur esprit qu’aucun d’eux n’avait envisagé cette éventualité. —D’après nos observateurs, ils continuent à se déplacer constamment, répondit l’orateur Dryss. Auraya réfléchit à ce qu’elle venait d’apprendre. —Ce sera tout pour le moment. Quelqu’un a-t-il des questions à me poser ? —Oui, répondit un des représentants. Que comptez-vous faire ? Auraya croisa les doigts et posa les mains sur ses genoux. —Vous conseiller et vous assister. Je ne suis pas ici pour vous dicter votre conduite. Je vous protégerai si les Pentadriens attaquent, et, si vous décidez que je dois le faire, je les chasserai de Si – à condition d’en être capable. Je vous servirai également d’interprète s’ils veulent communiquer. Il est possible qu’ils souhaitent faire la paix avec vous. Les Siyee échangèrent des regards, et beaucoup d’entre eux se rembrunirent. —Jamais ! siffla un représentant. —Ne rejette pas cette possibilité, dit l’un des orateurs les plus âgés au jeune homme. Les Pentadriens ne sont pas près de disparaître. Mieux vaudrait que nos relations avec eux soient pacifiques plutôt que le contraire. —Tant que nous ne sommes pas obligés de faire trop de compromis pour ça… —Bien sûr. —Il existe une autre possibilité, reprit Auraya. Une possibilité qui me perturbe. Ils espèrent peut-être vous convertir à leur culte. —Ils seront déçus, déclara fermement Sirri. Il n’est pas un seul Siyee qui ne pleure la perte d’un parent ou d’un ami. Aucun membre de notre peuple ne nous trahirait pour fraterniser avec l’ennemi. —C’est aussi ce qu’il me semble, acquiesça Auraya. Mais à supposer que telle soit leur intention, mieux vaut que vous vous prépariez à résister à leurs assauts de persuasion. —Ils n’auront même pas l’occasion de les lancer, s’enflamma le jeune représentant. Ils rentreront chez eux, ou nous les massacrerons. —Nous les renverrons chez eux de toute façon, affirma Sirri. Quand bien même ils viendraient en paix, il est encore trop tôt pour que nous leur ouvrions nos portes. Les autres orateurs acquiescèrent bruyamment. —Si c’est ce que vous pensez, dit Auraya, les Pentadriens doivent l’entendre de votre bouche et non de la mienne. Ils doivent savoir que c’est votre choix et que vous ne vous contentez pas de faire ce que les Blancs vous ordonnent. Un silence suivit ces mots. Auraya perçut la peur et la réticence des Siyee. —Et s’ils nous attaquent ? demanda un orateur d’une petite voix. —Je vous protégerai. Nous nous replierons et, une fois que vous serez en sécurité, je me chargerai de les éloigner. —Faut-il que nous y allions tous ? l’interrogea l’orateur Dryss. À mon âge, je ne suis plus très rapide, et je crains de vous retarder si nous devons battre en retraite précipitamment. —Il est inutile que vous veniez tous, le rassura Auraya. Désignez trois délégués. Sirri se racla la gorge. —Je préférerais demander des volontaires. Auraya promena un regard autour de la pièce et vit que beaucoup de Siyee avaient détourné les yeux. Mais le jeune représentant ne frémit pas. Auraya sentit son cœur se serrer comme il redressait les épaules avant de prendre la parole. Il est un peu impétueux pour une mission de ce genre. —Moi, je veux bien y aller, dit-il. —Merci, Rizzi, mais c’est une mission réservée aux orateurs, répliqua Sirri. Les Pentadriens risquent de ne pas prendre au sérieux une délégation qui ne serait pas composée de chefs de tribu. (Elle écarta les mains.) Je vais y aller. Si personne d’autre ne se porte volontaire, je serai forcée de procéder à un vote ou à un tirage au sort. —Je vous accompagnerai, si vous ne me trouvez pas trop vieux. L’homme qui venait de parler était un orateur d’âge mûr – Iriz de la tribu du Lac Vert. Sirri sourit. —Vous avez encore de nombreuses belles années devant vous, orateur Iriz. —Moi aussi, offrit une femme. Auraya reconnut l’oratrice de la tribu de la Crête du Soleil, dont les membres avaient été attaqués par les oiseaux des Pentadriens plusieurs mois avant la guerre. —Merci, oratrice Tyzi. Nous sommes donc au complet, déclara Sirri. Le soulagement des autres Siyee déferla sur Auraya, qui réprima un sourire. Sirri se frappa les genoux d’un air décidé. —Nous partirons demain aux premières lueurs du jour. Y a-t-il d’autres sujets dont nous devions discuter avec Auraya ? (Elle attendit, mais personne ne prit la parole.) Très bien. Cette réunion est terminée. Orateurs Iriz et Tyzi, pourriez-vous rester ? Nous devons nous atteler à nos préparatifs de voyage. Tandis que les Siyee quittaient la tonnelle, Auraya baissa les yeux vers Vaurien. Il dormait toujours. Elle sourit et reporta son attention sur les trois orateurs restants. Aussitôt, l’appréhension lui serra le cœur. Si elle se retrouvait face à l’un des plus puissants sorciers pentadriens, elle aurait du mal à les protéger. Elle devrait faire en sorte de pouvoir observer les intrus avant que ceux-ci l’aperçoivent. En attendant, elle ne devait rien laisser paraître de ses propres doutes et de ses craintes. Chapitre 22 La mer se cabrait sous le bateau comme si celui-ci était un insecte irritant dont elle cherchait à se débarrasser. Alors qu’une vague menaçait de le retourner, Emerahl conjura de la magie et l’utilisa pour presser la coque contre la surface de l’eau. Une rafale lui envoya la pluie au visage, et elle jura. Elle se rendit compte qu’elle maudissait les flots déchaînés dans une langue oubliée depuis longtemps, datant d’une époque où les pêcheurs et les marins vénéraient les dieux de la Mer. Il était facile d’imaginer que l’immense étendue bouillonnante était toujours gouvernée par une force supérieure – une force qui voulait en finir avec cette intruse –, surtout si on considérait la vitesse à laquelle la tempête était survenue. Emerahl ricana. Les anciens dieux sont morts. Ce n’est que du mauvais temps. J’aurais dû écouter les conseils du vendeur, acheter un bateau plus gros et attendre quelques semaines que la saison ait changé. Jadis, elle connaissait bien cette portion de côte et savait déchiffrer les signes indiquant l’approche d’un grain. Mais beaucoup de choses pouvaient changer en un millénaire. Les courants, le temps… Même la découpe des falaises était méconnaissable par endroits. En longeant la côte torennaise, Emerahl avait vu se succéder des visions familières et d’autres qu’elle découvrait pour la première fois. Par chance, les collines qui marquaient la frontière avec Genria étaient toujours là. À partir de ce repère, Emerahl avait tourné le dos à la côte et filé vers le large, conformément aux indications de Gherid. Une vague passa par-dessus bord, la trempant de la tête aux pieds. Emerahl écopa à l’aide de sa magie. Désormais, la pluie était si violente qu’elle distinguait tout juste l’autre bout de son bateau. Il n’y avait rien à faire sinon serrer les dents et attendre que ça passe. Elle ne pouvait pas hisser sa voile dans ces conditions. Elle ne pouvait pas non plus voir où elle était, et encore moins trouver sa destination ou regagner la terre. Emerahl jura de nouveau comme une autre vague manquait de retourner son embarcation. Le gémissement du vent ressemblait à une voix inhumaine. Elle ne put s’empêcher d’éprouver un frisson superstitieux. Peut-être n’aurait-elle pas dû maudire le dieu de la Mer. Et pourquoi pas ? Il ne peut pas se venger, songea-t-elle. Il est mort. Comme tous les anciens dieux. Enfin, tous à l’exception de ceux du Cercle. Se pouvait-il qu’un des cinq survivants ait appris à influencer les océans – et qu’il soit en train de jouer avec elle ? Ce n’était pas une pensée réconfortante. Si les dieux étaient responsables de cette tempête, quel dessein poursuivaient-ils ? L’avaient-ils repérée ? Essayaient-ils de l’empêcher d’atteindre sa destination ? Emerahl s’accrocha à la barre. Malgré la pluie et les nuages qui s’interposaient entre elle et le soleil, une pâle lumière grise luttait pour filtrer jusqu’à elle. Soudain, elle s’évanouit, et Emerahl se retrouva dans une ombre épaisse. Elle regarda autour d’elle, réprimant une angoisse grandissante. Quand elle vit la source de l’ombre, son cœur se figea dans sa poitrine. Quelque chose d’immense et de ténébreux la surplombait. Sa peur fondit comme neige au soleil lorsqu’elle comprit de quoi il s’agissait. Le Pilier ! La chance avait voulu que la tempête pousse le bateau à l’endroit exact où Emerahl voulait se rendre. Mais le courant l’entraînait plus loin. Alors qu’elle cherchait une solution, son regard se posa sur les rames fixées aux flancs du bateau. Non. Elles ne me serviront à rien. C’est déjà un miracle que la mer ne m’ait pas projetée sur le Pilier. Même si je parviens à me rapprocher, je ne pourrai pas amarrer le bateau. Il sera réduit en mille morceaux. Je vais devoir faire appel à mes pouvoirs – et à beaucoup de concentration. Conjurant une grande quantité de magie, Emerahl la déploya autour de l’embarcation. Dès qu’elle aurait pris le contrôle de celle-ci, elle devrait agir très vite pour ne pas se faire submerger par la vague suivante. Vers le haut. Son estomac chuta au fond de son ventre comme le bateau s’élevait dans les airs, l’emportant avec lui. Emerahl fixa les yeux sur la direction dans laquelle se trouvait le Pilier désormais dissimulé par la pluie. En avant. Ce ne fut pas une expérience plaisante. Déplacer une telle masse exigeait qu’Emerahl se concentre sans jamais flancher un seul instant. À chaque rafale, à chaque vacillement de ses pensées, le bateau penchait sur le côté ou piquait du nez. Même son soulagement lorsque la silhouette du Pilier se découpa enfin devant elle fit faire un écart à l’embarcation. Plus près. Elle s’arrêta lorsqu’elle put distinguer la surface rocailleuse face à elle. Plus haut. Le rugissement des vagues s’écrasant sur les rochers diminua tandis que le bateau s’élevait encore. Des touffes drues d’herbe marine apparurent dans les fissures et les anfractuosités, puis une nappe entière de cette même herbe apparut à la vue d’Emerahl. Elle avait atteint le sommet du Pilier. En avant. Elle propulsa le bateau à l’aplomb de l’herbe marine puis, arrivée à plusieurs pas du bord de la falaise, le posa le plus doucement possible. Elle n’eut pas le temps de s’abandonner au soulagement : le vent menaçait d’emporter le bateau sur ses ailes. Sautant à terre, Emerahl récupéra ses affaires, retourna l’embarcation, planta des piquets dans le sol et l’y amarra. Lorsqu’elle fut certaine qu’il ne s’envolerait pas, elle se redressa et promena un regard à la ronde. Il était possible que le promontoire sur lequel elle venait d’atterrir ne soit pas le Pilier décrit par Gherid. Prudemment, elle se dirigea vers le bord. La pluie était si dense qu’elle lui masquait la mer en contrebas. Emerahl marqua sa position en arrachant trois poignées d’herbe marine sous lesquelles le sol était pâle et sablonneux. Puis elle se mit à faire le tour du promontoire. Elle avait fait cinquante pas lorsqu’elle se retrouva à son point de départ. Pour être certaine de n’être pas tombée sur un endroit où l’herbe manquait naturellement, elle revint vers le centre. Le bateau lui apparut, et elle hocha la tête, satisfaite. Je saurai que c’est bien le Pilier que Gherid m’a décrit si je trouve la caverne. Elle refit le tour du promontoire en cherchant les premières marches de l’escalier qui descendait vers la caverne, mais n’en découvrit pas le moindre signe. Après son cinquième tour, elle renonça et regagna son bateau. S’asseyant en tailleur, elle conjura assez de magie pour former un bouclier contre la pluie. Ses vêtements étaient déjà gorgés d’eau. Elle les sécha et se réchauffa à l’aide de ses pouvoirs. Comme une fine brume s’élevait de sa robe, elle frissonna. J’espère que ça ne sera pas une de ces tempêtes qui durent trois jours, songea-t-elle. Si elle s’éternise, dans quelques heures, je ferai une nouvelle tentative pour trouver ce fameux escalier. Et s’il n’était pas là ? Emerahl devrait attendre la fin de la tempête. Même si elle faisait appel à la magie pour propulser son bateau, elle n’avait toujours aucun moyen de déterminer quelle direction elle devait prendre pour regagner la côte. Avec un soupir résigné, elle ouvrit son paquetage et en sortit des fruits séchés qu’elle se mit à mâchonner pour tuer le temps. La lumière du levant embrasait les parois membraneuses de la tonnelle. Regardant autour d’elle, Auraya poussa un soupir de bien-être. C’était bon d’être revenue à Si. Pourquoi ai-je l’impression d’être rentrée à la maison ? se demanda-t-elle. Je me sens mieux que je l’ai été depuis des mois. Et je n’ai pas fait de cauchemars cette nuit. C’était comme si elle avait laissé une grande partie de ses soucis derrière elle : ses mauvais rêves, l’hospice… Je ne m’étais pas rendu compte à quel point cette histoire de collaboration entre prêtres et Tisse-Rêves me perturbait. Elle se remémora son séjour précédent parmi les Siyee. Elle s’était toujours sentie pleine de vigueur en se réveillant. Mais c’était peut-être à cause de mes rêveliens avec Leiard, songea-t-elle soudain. Leiard. Son imagination lui jouait-elle des tours, ou la douleur qui lui serrait le cœur chaque fois qu’elle pensait à lui était-elle un peu moins vive ? C’était comme s’il avait fait partie de la vie de quelqu’un d’autre. Bientôt, peut-être n’éprouverait-elle plus rien du tout. —J’espère que non, dit une voix familière dans sa tête. Ce serait terrible que tu ne ressentes plus rien – ni joie ni peine. Ni plaisir ni souffrance. —Je voulais dire : ne plus rien éprouver pour Leiard, rectifia-t-elle à l’adresse de Chaia. Tu le sais bien. —Tu éprouveras toujours quelque chose pour lui. Le temps apaisera la douleur. Et si tu n’as pas la patience d’attendre, le meilleur moyen de hâter le processus est encore de t’abandonner à de nouveaux sentiments. —C’est juste. Relever de nouveaux défis. Par exemple, chasser ces Pentadriens de Si. —Ce n’est pas ce que j’avais en tête. Auraya eut un sourire en coin. —Je m’en doutais un peu. Mais comme dit le proverbe : « Le travail d’abord, le plaisir ensuite. » —Compte sur moi pour te le rappeler. La présence de Chaia s’évanouit brusquement. Auraya secoua la tête. Parfois, elle ne le comprenait pas du tout. Mais c’était un dieu. Elle se leva et s’approcha du rideau de toile qui pendait devant l’entrée de la tonnelle. —Owaya voler ? Elle jeta un coup d’œil à Vaurien, qui avait décidé qu’un des paniers suspendus au plafond ferait un lit acceptable. Seul son museau était visible par-dessus le bord. —Oui, mais seule. Je vais à une réunion dangereuse. Toi, tu restes ici, en sécurité. Vaurien réfléchit un bon moment, puis son museau se retira à l’intérieur du panier. Depuis qu’il avait été enlevé avant la bataille contre les Pentadriens, il prenait tous les dangers très au sérieux. —Vauwien wester ici, murmura-t-il. Soulagée, Auraya sortit de sa tonnelle et fit un pas vers celle des orateurs. Aussitôt, une nuée d’enfants siyee jaillit de la forêt et l’entoura. La jeune femme éclata d’un rire surpris sous la pluie de fleurs qu’ils lui lançaient. Plus audacieux que les autres, quelques-uns osèrent lui toucher les mains. Mais soudain, l’un d’eux poussa un sifflement aigu, et ils s’éparpillèrent. Auraya capta quelques bribes de leurs pensées : ils avaient peur de se faire gronder par l’adulte qui approchait. Pivotant, la jeune femme vit l’oratrice Sirri se diriger vers elle. La chef des Siyee souriait. —Vous êtes devenue une figure légendaire depuis votre dernière visite. Nos chanteurs vous ont dédié une chanson appelée La Dame Blanche dans laquelle vous mettez l’armée pentadrienne en déroute à vous toute seule. Auraya gloussa. —C’est un peu injuste pour les autres Blancs. Sirri haussa les épaules. —Oui. Il semble néanmoins que ce soit vous qui ayez porté le coup fatal. —C’était plus… compliqué que ça, rectifia Auraya. Les autres portaient des attaques moins visibles. Simplement, c’est à moi qu’il est revenu d’exploiter une erreur de l’ennemi. —La distraction de la sorcière ? —Oui. (Voyant le sourire en coin de Sirri, Auraya sonda ses pensées. Ce qu’elle y vit l’amusa et l’étonna.) Tryss ? C’est Tryss qui l’a distraite en l’attaquant ? Sirri acquiesça. —C’est ce qu’il dit, et je n’ai aucune raison de douter de sa parole. —Quelle bravoure incroyable, souffla Auraya en pensant au timide jeune inventeur du harnais de chasse. —Peu de gens sont au courant. Il ne veut pas qu’on le traite en héros alors que tant des nôtres sont morts. La guerre l’a transformé. Je crois qu’il culpabilise d’avoir fabriqué l’arme qui nous a permis d’y participer. J’ai bien essayé de lui dire que ce n’était pas sa faute, mais… Sirri leva la tête vers Auraya, se demandant si la jeune femme éprouvait elle aussi le fardeau de la culpabilité. Comme Auraya soutenait son regard, l’oratrice détourna les yeux. —Je suis venue vous dire que les volontaires vous attendent au lieu de rendez-vous. —Suis-je en retard ? s’inquiéta Auraya. —Non. Ce sont eux qui sont en avance. J’imagine qu’ils ont hâte d’en finir. —Alors, ne les faisons pas attendre davantage. Sirri entraîna Auraya vers la lisière de la forêt, puis s’élança dans les airs. La jeune femme la suivit, et elles planèrent ensemble vers le Plat où les attendaient Iriz et Tyzi. Plusieurs chasseurs équipés de harnais se tenaient près des deux orateurs. Sirri avait décidé qu’ils les accompagneraient au cas où la délégation siyee se retrouverait séparée d’Auraya et où les oiseaux des Pentadriens les attaqueraient. Iriz et Tyzi irradiaient un mélange de peur et de détermination, constata Auraya tandis qu’ils échangeaient les salutations d’usage. —Quel groupe allons-nous approcher en premier ? s’enquit Iriz. —Quel groupe devrions-nous approcher en premier à votre avis ? répliqua Auraya. —Le plus proche de nous, suggéra Tyzi. Plus vite nous leur demanderons de partir, mieux ça vaudra. —Alors, celui qui se dirige vers le nord-est. —Celui du nord est plus près d’un village, fit remarquer Iriz. Si les Pentadriens décident d’attaquer, nous ne pourrons peut-être pas envoyer d’avertissement à temps. —Le groupe du nord ne saura pas ce que fait l’autre, objecta Tyzi. (Elle jeta un coup d’œil dubitatif à Auraya.) Si ? —Ils disposent d’un moyen de communiquer entre eux comme les prêtres circliens, révéla la jeune femme. Tyzi se rembrunit. —Dans ce cas, commençons par le groupe du nord. —Le temps que nous l’atteignions, l’autre groupe arrivera lui aussi à proximité d’un village, fit valoir Iriz. —Nos guetteurs les surveillent, lui rappela Sirri. Tous les Siyee savent qu’ils doivent éviter les Pentadriens, et ils se sont préparés à abandonner leur tonnelle si nécessaire. Aucune tribu n’attendra passivement d’être assaillie. Iriz et Tyzi hochèrent la tête. —La tribu la plus proche de nous, alors, trancha Iriz. —Nous devrions l’atteindre d’ici à cet après-midi, ajouta Tyzi. Auraya jeta un coup d’œil à Sirri. —Et revenir demain, si tout se passe bien. L’oratrice eut un sourire sans joie. —Ne tardons pas davantage. Elle s’approcha du bord du Plat, où une courte pente descendait vers le niveau inférieur de l’Ouvert. Comme elle bondissait dans les airs, les chasseurs et les deux autres orateurs l’imitèrent. Auraya conjura de la magie et se propulsa dans leur sillage. Elle venait de rattraper Sirri quand elle sentit une présence à ses côtés. —Tu es revenu. —Oui, dit Chaia. —Sais-tu ce que mijotent les Pentadriens ? —Oui. —Vas-tu me le dire ? —Non. —Pourquoi ? —C’est à toi de le découvrir et de t’occuper d’eux. —Donc, tu ne veux même pas me dire où ils se trouvent ? —Tu les repéreras très facilement. —Quel est l’intérêt de te parler si tu ne me racontes rien d’utile ? —Faut-il vraiment que je te serve à quelque chose ? Ma compagnie ne te suffit-elle pas ? Auraya soupira. —Bien sûr que si. J’aimerais juste savoir à quel point ces Pentadriens sont dangereux. Je ne voudrais pas que les Siyee soient blessés ou tués. —Dans ce cas, prends toutes les précautions qui s’imposent, répondit Chaia sur un ton qui n’avait plus rien de badin. Ne cède pas à la complaisance pour la seule raison que je me manifeste parfois à toi. Je ne peux pas être partout à la fois, ni avec toi tout le temps. Si je l’avais pu, et si le monde avait été rempli de mortels hautement Doués prêts à faire ma volonté, nous n’aurions pas eu besoin de faire de toi ce que tu es. Il marqua une pause. As-tu pris toutes les précautions qui s’imposaient ? —Oui. Du moins, je l’espère. Comme la présence de Chaia s’éloignait, Auraya éprouva un pincement d’anxiété. Une fois de plus, elle passa en revue toutes les issues possibles de cette rencontre avec les Pentadriens. La Servante Dédiée Renva empoigna la main que le Serviteur Vengel lui tendait et se laissa hisser jusqu’au sommet de la crête. Son compagnon lui agrippa le coude comme elle luttait pour trouver son équilibre. Là, le sol n’était que creux, bosses et pierres saillantes ; il n’y avait pas de surface plane sur laquelle se tenir. Une fois stable, Renva regarda autour d’elle. Son perchoir était assez haut pour lui offrir une bonne vue sur le terrain qui s’étendait au-delà. Elle grogna en découvrant une suite de crêtes et de ravins plongés dans l’ombre qui s’étendait jusqu’aux hautes montagnes. C’est un cauchemar, songea-t-elle. Seules des créatures ailées peuvent vivre ici. On dirait que la terre même essaie de nous chasser. Renva n’aurait pas demandé mieux que de rebrousser chemin, mais elle devait suivre ses ordres. On lui avait dit que les Siyee étaient un peuple primitif : des gens simples aux mœurs simples, qui seraient donc faciles à impressionner. La réussite de sa mission – les amener à vénérer les Cinq – dépendrait du degré auquel les Circliens avaient réussi à les impressionner avec leurs faux dieux. Mais avant ça, nous devons les atteindre. Tout aurait été beaucoup plus facile s’ils étaient venus à elle. De temps en temps, elle en apercevait deux ou trois dans le lointain. Elle avait l’impression qu’ils surveillaient son groupe ; pourtant, ils ne s’approchaient jamais assez pour qu’elle puisse les héler. Les gens simples sont généralement craintifs, se remémora-t-elle. Nous étions leurs ennemis il y a quelques mois. Ils doivent nous considérer comme des envahisseurs. —Servante Dédiée Renva, appela Vengel. Pivotant vers lui, elle vit qu’il scrutait l’horizon. Il lui jeta un coup d’œil et tendit un doigt. Renva regarda dans la direction qu’il indiquait et scruta le ciel sans rien y voir de particulier. —Qu’y a-t-il ? —Des Siyee, répondit Vengel. Entre les arbres et nous. Ils volent bas. Renva reporta son attention vers la forêt. Pourtant, il lui fallut du temps avant de les repérer. Des silhouettes trop grosses pour appartenir à des oiseaux planaient au-dessus de la cime des arbres, trop loin pour quelle puisse distinguer plus de détails. Il y en avait plus d’une dizaine, et elles volaient droit vers les Pentadriens. —Je les vois. Renva réfléchit. Que les Siyee viennent pour discuter ou pour se battre, mieux valait qu’elle soit avec le reste de son groupe quand ils arriveraient. Comme les autres n’atteindraient pas la crête à temps, c’était à elle de descendre les rejoindre dans l’étroit ravin en contrebas. Revenant vers Vengel, elle se pencha au-dessus du vide. —Redescends, ordonna-t-elle au Serviteur qui était en train de grimper le long de la corde. L’homme fronça les sourcils mais obtempéra. Renva jeta un coup d’œil à Vengel. —Reste ici et vois si tu peux attirer leur attention, mais tiens-toi prêt au cas où ils attaqueraient. Vengel acquiesça avec une expression funeste, mais ne protesta pas. Il avait assez de Talent magique pour se protéger contre les flèches. Dès que ses pieds touchèrent le fond du ravin, Renva appela le groupe à se rassembler autour d’elle. —Des Siyee se dirigent vers nous, annonça-t-elle. Il se peut qu’ils viennent à notre rencontre ou qu’ils ne nous aient pas vus. Mais tenons-nous prêts au cas où ils attaqueraient. Les porteurs dénués de Talent et les Serviteurs dont les pouvoirs étaient les plus faibles se placèrent au centre. Ils attendirent en silence. Puis Vengel poussa un cri, et tous levèrent les yeux vers le ciel. Des silhouettes ailées filaient au-dessus des frondaisons. Renva aperçut des yeux qui la toisaient d’un regard soupçonneux. Les Siyee décrivirent un cercle au-dessus des intrus avec une assurance intimidante. Parmi eux, Renva aperçut une silhouette plus grande, dépourvue d’ailes et tout de blanc vêtue. Sa gorge s’assécha. La sorcière blanche. Nekaun m’avait prévenue qu’elle viendrait peut-être. Elle toucha le pendentif en forme d’étoile sur sa poitrine. —Nekaun ! Elle n’eut pas à attendre sa réponse longtemps, mais cela lui parut une éternité. —Renva. Je vois que tu as trouvé les Siyee. —Ce sont plutôt eux qui m’ont trouvée, rectifia-t-elle. La sorcière blanche les accompagne. —Ça ne me surprend pas. Tant que vous ne recourrez pas à la violence, elle n’attaquera pas. Continue comme prévu. Renva déglutit. J’espère qu’il a raison. Elle prit une grande inspiration et se força à lancer : —Peuple du ciel. Siyee. Nous venons en paix. Posez-vous afin que nous puissions vous parler. L’écho de la réponse des Siyee résonna à travers la forêt : des sifflements perçants entrecoupés de mots étranges. Renva ne comprenait pas leur langage, et elle ne s’attendait pas qu’ils comprennent le sien, mais elle espérait qu’ils décèleraient l’innocence de ses intentions dans sa voix. La sorcière blanche, elle, avait dû comprendre. On disait qu’elle pouvait lire dans les esprits. —Je suis la Servante Dédiée Renva, et voici mes compagnons. Nous avons fait un long chemin pour vous offrir notre amitié, dit-elle. Nous… Les feuilles s’agitèrent comme trois des Siyee plongeaient à travers les frondaisons. Ils se posèrent sur des branches en hauteur et toisèrent les intrus. Renva entendit une voix derrière elle. —Si vos intentions sont pacifiques, pourquoi n’avez-vous pas appris notre langue avant de venir ? Renva fit volte-face. La sorcière blanche se tenait sur une branche plus basse, non loin d’elle. —Il n’y avait personne pour nous l’enseigner, répliqua Renva. Sinon, nous l’aurions fait. La sorcière blanche leva les yeux et émit une suite de sons bizarres. Un des Siyee perchés au-dessus d’elle répondit. Avec un léger sourire, elle reporta son attention sur Renva. —Je ne suis ici qu’en tant que protectrice et interprète. L’oratrice Sirri, chef du peuple siyee, souhaite savoir pourquoi vous avez pénétré sur leur territoire sans y avoir été invités. Renva se tordit le cou pour détailler la Siyee qui avait parlé. Ils sont dirigés par une femme. Intéressant. —Nous venons faire la paix avec les Siyee. La sorcière blanche traduisit. Du moins, j’espère que c’est ce qu’elle fait, songea Renva. Comment puis-je savoir si elle ne déforme pas mes paroles en sa faveur ? Prends garde à la façon dont tu formules tes questions, conseilla Nekaun. La chef des Siyee parla. —L’oratrice Sirri dit : « Si vous voulez faire la paix, laissez-nous tranquilles. Partez et ne revenez plus », rapporta la sorcière blanche. —Ne nous donnerez-vous pas une chance de combler la faille qui sépare nos peuples ? demanda Renva. Un autre Siyee répondit. —Cette faille est trop large. Comment pouvez-vous espérer que nous pardonnions à ceux qui ont envahi les terres de nos alliés et massacré tant de nos pères et de nos fils, de nos mères et de nos filles ? —Faut-il alors que nous restions ennemis à jamais ? —L’amitié doit être méritée, affirma l’oratrice Sirri. Et en entrant dans une maison sans y avoir été invité, un ennemi ne suscite pas précisément la confiance. —Comment pouvons-nous gagner votre confiance ? Comment pouvons-nous ne serait-ce qu’apprendre votre langue si nous ne… Viendrez-vous en Avven nous l’enseigner ? Les Siyee échangèrent des regards. —Peut-être un jour, si nous sommes certains d’en revenir indemnes. —Par les Cinq ! je vous jure qu’il en sera ainsi, dit Renva avec toute la sincérité dont elle était capable. —L’orateur Iriz dit : « Si vous tentez de nous convertir, vous échouerez. Huan nous a créés. Jamais nous ne nous détournerons d’elle. » —Ils pensent que leurs dieux les ont créés ? murmura Nekaun. —Apparemment, répondit Renva. —Fais ce qu’il dit, ordonna son supérieur. Allez-vous-en. —Oui, votre sainteté. Renva inclina la tête. —Nous étions venus vous offrir notre amitié. Pour vous prouver que nous sommes dignes de confiance, nous allons partir comme vous nous le demandez. J’espère que, dans le futur, nous aurons une autre occasion de faire la paix. La sorcière blanche traduisit, et les Siyee approuvèrent bruyamment. Bondissant de leur perchoir, ils crevèrent les frondaisons et jaillirent dans le ciel. La sorcière blanche s’attarda un moment, détaillant Renva comme si elle la jaugeait. —Des guetteurs vous surveilleront, la prévint-elle. Si vous ne partez pas, nous en serons informés. Puis elle s’éleva dans les airs à la verticale, accélérant tellement que les feuilles alentour vibrèrent sur son passage. Stupéfaite, Renva secoua la tête. Elle avait du mal à croire que quelqu’un possède assez de magie pour défier l’attraction terrestre. Et je déprime déjà à l’idée de savoir qu’il va falloir nous retaper le chemin vers la côte en sens inverse. —Prenez votre temps, dit Nekaun dans sa tête. La situation pourrait changer d’ici à ce que vous atteigniez la mer. —J’espère bien que non, ne put s’empêcher de songer Renva. Elle s’en voulut aussitôt. Elle était censée être prête à affronter et endurer n’importe quoi pour servir les dieux. —Mais tu n’es pas obligée d’aimer ça, répliqua Nekaun avec humour. Renva éclata de rire. Comme ses compagnons de voyage tournaient vers elle un regard interrogateur, elle redevint sérieuse. —Nous allons revenir sur nos pas jusqu’au crépuscule, décida-t-elle. Puis nous trouverons un endroit où camper cette nuit. (Elle leva les yeux vers la crête.) Tu peux descendre, lança-t-elle à Vengel qui, penché au-dessus du vide, l’observait. On rentre à la maison. Chapitre 23 Lorsqu’elle se réveilla, Imi fut assaillie par la douleur et par une impression de mouvement. Sa peau la brûlait, ses articulations – lui faisaient mal et son estomac était noué. Quelqu’un la souleva. Une voix capta son attention – une voix masculine qui parlait tout bas sur un ton apaisant. On aurait dit celle de son père. La fillette sursauta, soudain pleinement consciente. Etait-ce possible ? Etait-il enfin venu la délivrer ? Ouvrant les yeux, elle découvrit un visage inconnu. L’homme avait la peau pâle, le crâne et le bas du visage couverts de poils. C’était un terrestre, mais pas celui qui l’avait amenée là. Il lui rendit son regard, et les deux barres poilues qui surplombaient ses yeux se rapprochèrent l’une de l’autre. Entendant un clapotis sous elle, Imi comprit qu’ils se tenaient dans le bassin. L’homme fit mine de la plonger dans l’eau. Paniquée, Imi se débattit faiblement. Le bassin était trop profond, et elle n’aurait pas la force de s’en extirper une seconde fois. Elle allait se noyer. Un instant après avoir senti l’eau contre son dos, la fillette toucha la surface solide du fond. Le terrestre la lâcha mais resta accroupi près d’elle. Il se mit à lui éclabousser tout le corps. Le contact de l’eau piqua la peau d’Imi, puis la rafraîchit. Une bonne odeur planait dans l’air – celle de l’océan. Elle venait du bassin. Imi porta une main à sa bouche et goûta l’eau dans laquelle elle gisait. De l’eau de mer. Ils essaient de me soigner. Cette pensée aurait dû la soulager, mais elle ne lui inspira que de la peur – et ce d’autant plus que la fillette venait de se rendre compte qu’elle était nue. Où était passée sa tunique ? Allaient-ils lui donner de nouveaux vêtements ? Quel sort lui réservaient-ils une fois qu’elle serait rétablie ? Que l’obligeraient-ils à faire ? Peut-être vaudrait-il mieux qu’elle ne se rétablisse pas. Peut-être vaudrait-il mieux qu’elle meure. Non, se tança-t-elle. Je dois reprendre des forces pour être prête quand Père viendra me chercher… ou quand je trouverai un moyen de m’échapper. Le terrestre cessa de l’éclabousser. Il se redressa et se dirigea vers le bord du bassin. Là, il saisit un plat posé par terre et revint vers Imi. Il se remit à parler très gentiment et, prenant quelque chose dans le plat, il le tendit à la fillette. Du poisson cru. Imi grimaça. L’homme le remit dans le plat et saisit ensuite un morceau de poisson cuit. Sentant son estomac gargouiller, Imi avança une main pour le prendre, puis hésita. Et s’il était empoisonné ? se demanda-t-elle. Elle dévisagea l’homme d’un air soupçonneux. Celui-ci lui sourit et lui murmura d’autres mots étranges, comme s’il s’efforçait de la rassurer. Quelle importance ? songea Imi. Si je ne mange pas, je mourrai de toute façon. Elle prit le morceau de poisson et le mit dans sa bouche. Le goût en était délicieux. Elle mâcha, avala, et un profond soulagement se répandit dans tout son corps. Le terrestre continua à la nourrir morceau par morceau, puis reposa le plat sur le bord du bassin. Imi avait encore faim, mais son estomac était trop plein pour qu’elle avale une seule bouchée de plus. L’homme se rapprocha d’elle. Effrayée, elle le regarda s’agenouiller dans l’eau. Il lui dit quelque chose, puis jeta un coup d’œil au portail par-dessus son épaule. Reportant son attention sur elle, il fixa ses yeux dans ceux d’Imi et dit autre chose, d’une voix basse mais chargée d’émotion. Imi identifia de la colère mais sut que celle-ci n’était pas dirigée vers elle. L’homme fit un grand geste pour désigner la pièce qui abritait le bassin. Il désigna Imi, puis lui-même, et agita deux doigts de chaque main pour imiter des jambes en train de marcher. La signification de son geste balaya Imi ainsi qu’une vague de fraîcheur bienfaisante. Il allait la délivrer. La fillette sentit ses yeux s’emplir de larmes. Submergée par la gratitude, elle lui jeta ses bras autour du cou et se mit à sangloter. Enfin ! Cet homme n’était peut-être pas son père, mais il allait la délivrer. Elle sentit qu’il lui tapotait le dos comme son père quand elle avait du chagrin ou qu’elle s’était fait mal. Cette pensée la fit pleurer de plus belle. Puis l’homme se raidit contre elle et la repoussa doucement. Imi s’essuya les yeux. Comme sa vision s’éclaircissait, elle avisa une silhouette de l’autre côté du portail, et son sang se changea en glace dans ses veines. C’était le terrestre qui l’avait amenée là, et il n’avait pas l’air content. Avait-il entendu le gentil monsieur parler de l’emmener loin d’ici ? Imi scruta le visage de son sauveur. Celui-ci lui tapota gentiment l’épaule et lui désigna le plateau, l’invitant à manger davantage si elle le souhaitait. Puis il se tourna vers son geôlier. Les deux hommes échangèrent des mots. Le gentil monsieur sortit du bassin et se dirigea vers le portail. Alors que le dialogue se poursuivait, Imi entendit la colère monter dans la voix des deux hommes. Elle se rallongea dans l’eau et sentit ses espoirs se flétrir alors que les terrestres haussaient le ton et commençaient à se disputer violemment. Le tonnerre grondait dans le lointain lorsque Auraya, Sirri et le reste de la délégation siyee se posèrent dans l’Ouvert. Ils furent accueillis par une foule anxieuse, parmi laquelle se trouvaient les orateurs et les représentants de tribu qui n’avaient pas pris part à l’expédition. —Les Pentadriens s’en vont, annonça Sirri tout de go. Des vivats et des sifflements de joie saluèrent cette nouvelle, et l’oratrice dut hausser la voix pour se faire entendre par-dessus la clameur. —Ils disent être venus à Si pour faire la paix avec nous, mais Auraya a lu leur véritable intention dans leur esprit. Ils souhaitaient juste nous persuader de vénérer leurs dieux. Nous leur avons demandé de partir. —Comment pouvons-nous être certains qu’ils ne feront pas demi-tour pour nous attaquer ? demanda un orateur. —Nous ne pouvons pas, répondit Sirri. C’est pourquoi nos guetteurs les surveillent. Nous sommes toujours prêts à réagir en cas d’attaque mais, maintenant, Auraya est là pour nous aider. Entendant cela, la jeune femme se retint de froncer les sourcils. À présent que le danger semblait écarté, Juran la rappellerait-il à Jarime ? Tandis que les orateurs se massaient autour d’eux, elle se pencha vers Sirri. —Ils vont vouloir que nous leur racontions tout, murmura-t-elle, mais Iriz, Tyzi et vous êtes épuisés. Pourquoi ne pas suggérer que nous nous rassemblions plus tard ? Sirri lui jeta un coup d’œil et eut un sourire en coin. —Bonne idée, l’approuva-t-elle tout bas. (Elle reporta son attention sur la foule.) Le voyage a été long ; je crois que mes compagnons apprécieraient de pouvoir se rafraîchir et se reposer. Voulez-vous que nous nous retrouvions à la Tonnelle des Orateurs après le dîner ? Les chefs de tribu acquiescèrent et murmurèrent leur approbation. Auraya perçut le profond soulagement d’Iriz. —Alors, à tout à l’heure, acheva Sirri. La foule se dispersa. Comme Auraya prenait le chemin de sa tonnelle, Sirri lui emboîta le pas. —J’ai l’impression que je pourrais dormir une semaine d’affilée, avoua-t-elle lorsque plus personne ne put les entendre. Je n’ai pas l’habitude de voler sur de si longues distances. Ma position m’oblige à rester ici. (Elle marqua une pause.) Malgré tout, je pense que j’aurai du mal à dormir. —Je ne dormirais pas non plus si mon fils dirigeait les guetteurs qui surveillent les Pentadriens, dit gentiment Auraya. Mais Sreil est un jeune homme plein de bon sens. Il ne prendra pas de risques. Sirri la dévisagea anxieusement. —Vous croyez que les Pentadriens vont s’en aller ? Auraya secoua la tête. —Je ne peux pas en être sûre. J’ai capté une conversation télépathique entre leur chef et son supérieur. Il lui a dit de se retirer, mais l’a prévenue que ses ordres pouvaient changer. Ça me paraît peu probable : je doute qu’ils déclenchent une nouvelle guerre en attaquant des Siyee. Toutefois, je ne peux écarter totalement cette possibilité. Sirri soupira. —Si cela arrivait, nous n’en serions pas informés avant plusieurs jours. Je déteste ça. Auraya acquiesça. —Ça ne me plaît pas non plus. —Plus tôt nous aurons nos propres prêtres, mieux ça vaudra. —En effet. Les deux femmes étaient arrivées à la tonnelle d’Auraya. —Essayez au moins de vous reposer, conseilla gentiment la jeune femme à l’oratrice. Même si vous devez vous cacher quelque part pour être tranquille. Sirri gloussa. —Ce n’est pas une mauvaise idée. (Elle regarda autour d’elle. Il n’y avait que très peu de Siyee alentour.) Je vais essayer. On se voit après le dîner. Auraya sourit tandis que l’oratrice s’éloignait et s’enfonçait dans la forêt. Puis elle écarta le rideau de sa tonnelle et entra. Comme elle se dirigeait vers les sièges au centre de la pièce, elle se concentra sur son anneau. Jur… Quelque chose s’abattit sur son épaule. Auraya sursauta, puis hoqueta de soulagement comme une voix aiguë s’exclamait près de son oreille : —Owaya ! Owaya ! Owaya ! —Oui, Vaurien, dit-elle en saisissant le veez enroulé autour de son cou. Je suis de retour. Saine et sauve. (La petite bête lui agrippa le bras, les moustaches frémissantes.) Et, oui, j’adorerais jouer avec toi mais, pour l’instant, il faut que je parle à Juran. Dès qu’elle se fut assise, Vaurien lui lâcha le bras et se roula en boule sur ses cuisses. Prenant une grande inspiration, Auraya chercha de nouveau l’esprit de Juran. —Auraya ? Il me semblait bien que c’était toi. —Oui. Je viens juste de rentrer à l’Ouvert. (Juran avait observé télépathiquement la confrontation avec les Pentadriens.) J’ai réfléchi à ce que je venais d’apprendre pendant tout le voyage de retour. Tu es disponible pour en parler maintenant ? —Oui. Je t’écoute. —Le supérieur de la femme que nous avons rencontrée s’appelle Nekaun et, apparemment, c’est le nouveau chef des Pentadriens. Ils ont déjà trouvé un remplaçant pour Kuar. —C’est ce qu’il semble, l’approuva Juran. Ou bien ils engendrent de puissants sorciers à une cadence effrayante, ou bien ils ont élu un sorcier moins puissant que Kuar pour regagner la confiance du peuple. —La deuxième hypothèse me paraît plus probable. Ces Pentadriens avaient été envoyés pour faire la paix avec les Siyee et les détourner du Cercle au profit de leurs propres dieux. Penses-tu que Nekaun puisse avoir dépêché des groupes similaires dans les autres royaumes d’Ithanie avec le même ordre de mission ? —C’est possible. Nous devrons nous montrer vigilants. —Si j’étais certaine que leurs dieux n’existent pas, je dirais qu’ils ont peu de chances de réussir. Les dieux ont-ils découvert quelque chose de nouveau ? —Ils ne m’en ont pas parlé. Et Chaia ? Il continue à te rendre visite pour « bavarder » ? —Oui. Mais il n’a pas évoqué le sujet. —L’as-tu interrogé ? —Evidemment. Mais il est très doué pour esquiver les questions auxquelles il ne veut pas répondre. —Il te le dirait s’il le pouvait. —Tu crois ? Il peut être très énervant parfois. —Tu as de la chance qu’il te gratifie de sa présence si souvent. Il a beaucoup d’estime pour toi, Auraya. Profites-en ; ça ne durera peut-être pas. La jeune femme frémit. Se montrait-elle ingrate ? Elle ne pouvait pas révéler à Juran la raison pour laquelle elle trouvait les visites de Chaia si… si… Elle ne connaissait pas de mot capable de décrire le mélange d’agacement et de curiosité quelle éprouvait. C’est facile pour Juran de me dire d’en profiter. Aucun dieu n’a jamais tenté de le séduire en lui susurrant des choses à l’oreille. Elle fronça les sourcils. Ou peut-être que si. Elle secoua la tête. Revenons-en au sujet de cette conversation. —J’aimerais rester ici jusqu’à ce que nous soyons certains que les Pentadriens ont quitté Si. —Oui, ça me semble préférable. Auraya poussa un soupir de soulagement. À cause de la réticence initiale de Juran à la laisser partir pour Si, elle avait craint qu’il la rappelle à Jarime dès que possible. —Je reviendrai quand ils seront partis. Comme elle se retirait de l’esprit de Juran, la jeune femme fit une pause pour gratter le dos de Vaurien. Désormais, elle devait contacter Danjin pour voir comment il s’en sortait. Mais quelque chose avait changé dans la pièce pendant qu’elle parlait avec son aîné. À l’instant où elle comprit de quoi il s’agissait, une voix résonna dans sa tête. —Danjin est occupé, dit Chaia. Et ainsi que tu l’as toi-même fait remarquer hier, le travail précède le plaisir. Pour l’instant, tu en as assez fait. À moins que tu comptes t’user à la tâche jusqu’à la fin des temps ? Auraya sourit. —Pas à moins que tu me l’ordonnes. —Telle n’a jamais été mon intention. Il est bien normal que nos Elus puissent s’amuser de temps à autre. Et c’est encore mieux s’ils décident de s’amuser avec nous. Auraya sentit un bref effleurement magique sur son épaule. Un frisson lui parcourut le dos. Il était impossible de ne pas penser à ce que de telles sensations lui feraient si elles étaient plus fortes, ou si elles survenaient à d’autres endroits… Tu n’as qu’à demander, et je te montrerai. Auraya repensa aux paroles de Juran. « Tu as de la chance qu’il te gratifie de sa présence… Profites-en ; ça ne durera peut-être pas. » Mais il ne faisait certainement pas allusion à ça. Non. Cependant, il a raison sur un point. Tu es ma favorite. Un doigt invisible toucha la lèvre de la jeune femme et descendit lentement le long de son cou, de sa poitrine, de son ventre… avant de se retirer. Auraya s’aperçut quelle respirait un peu trop vite. Un dieu, songea-t-elle. Pourquoi pas ? Ma résistance vient-elle seulement du fait que je ne voudrais pas me lancer dans une nouvelle liaison scandaleuse ? Pas scandaleuse, la corrigea Chaia. Inhabituelle, peut-être. Mais il n’y a pas de quoi avoir honte. Pas comme avec Leiard. Néanmoins, ce serait… compliqué. Pas autant que tu le crains. Je ne te fuirai pas comme il l’a fait, Auraya. La jeune femme sentit une caresse sur ses épaules et ferma les yeux. Relègue-le dans le passé, afin qu’il devienne un souvenir que tu pourras te remémorer avec tendresse, souffla Chaia. Ses doigts invisibles coururent le long des seins d’Auraya. Accompagne-moi dans cet endroit entre la veille et le rêve… La jeune femme sentit sa bouche sur la sienne. Au début, ce ne fut que la pression légère de la magie, mais comme elle s’abîmait dans une transe onirique, le contact devint plus tangible. … et commence quelque chose de nouveau avec moi. Oui, chuchota Auraya en tendant les bras à la silhouette lumineuse devant elle. Montre-moi comment cela peut être entre nous. Une vague de plaisir plus intense que ce qu’elle avait jamais connu la submergea aussitôt. Chapitre 24 Alors quelle tirait la chaise placée derrière son bureau, Reivan bâilla. Elle s’était couchée très tard la veille pour aider Imenja à conclure un accord commercial et, ce matin, elle était en retard pour s’atteler à ses devoirs. Une migraine persistante, due au manque de sommeil et au gémissement constant de la tempête de poussière qui sévissait depuis des jours à l’extérieur, commençait à l’énerver. Sa titularisation avait mis fin aux cours qu’elle prenait, mais le temps ainsi dégagé avait rapidement été englouti par d’autres tâches. Imenja lui avait confié encore davantage de responsabilités. Désormais, Reivan gérait l’emploi du temps de sa maîtresse. Cela impliquait qu’elle interroge tous ceux qui sollicitaient une entrevue avec la Deuxième Voix, et qu’elle décide si leur problème ou leur statut, étaient assez importants pour la leur accorder. Pour recevoir tous ces gens, on lui avait attribué un bureau dans le Bas-Sanctuaire. La pièce avait deux entrées : une publique et une privée. Cette dernière permettait à Reivan d’aller et venir sans être accostée par les requérants qui attendaient devant l’autre. La jeune femme s’était également vu fournir un assistant, le Serviteur Kikarn. C’était un homme très laid, sec comme un coup de trique, mais à l’esprit extrêmement vif. Dès que Reivan se fut assise, il déposa devant elle une liste particulièrement longue, et la jeune femme réprima un grognement. Le couloir doit être bondé aujourd’hui, songea-t-elle, chagrinée. —Qu’est-ce que le vent nous apporte ce matin ? demanda-t-elle. Kikarn gloussa. —Un peu de tout, depuis la poussière d’or jusqu’aux détritus, répondit-il. Le marchand Ario voudrait soudoyer… euh… faire une donation généreuse à la Deuxième Voix. —Combien ? —Assez pour construire un nouveau temple. —Impressionnant. Et que réclame-t-il en retour ? —Rien, évidemment. Reivan sourit. —Évidemment. Quoi d’autre ? —Une femme qui était domestique dans un palais de Kave affirme que l’épouse du Haut-Chef s’est mise à vénérer un dieu mort. Elle dit qu’elle a des preuves. —Elle doit être certaine de ce qu’elle avance, sans quoi elle n’oserait pas s’adresser à la Deuxième Voix. —À moins qu’elle ignore que les Voix possèdent des dons télépathiques. —Nous verrons. (Reivan parcourut la liste des yeux et s’arrêta sur un nom familier.) Le Penseur Kuerres ? —C’est vous qu’il demande à voir. —Pas Imenja ? —Non. —Que veut-il ? —Il refuse de le dire, mais il s’est montré très insistant. D’après lui, c’est une affaire urgente. La vie de quelqu’un en dépend peut-être. Il faut vraiment que la vie de quelqu’un en dépende pour qu’un des Penseurs daigne de nouveau m’adresser la parole, songea Reivan. —Et les autres ? —Rien d’aussi important que les deux premiers. —Mais traiter leur cas me prendra du temps. Envoie-moi Kuerres. Il n’est pas du genre à mentir ou à exagérer. Même si j’imagine que les Penseurs veulent juste savoir ce que j’ai fait de mes livres et de mes instruments. Kikarn inclina la tête. Comme il se dirigeait vers la porte, Reivan passa en revue ce qu’elle savait de Kuerres. C’était l’un des Penseurs les plus discrets. Jamais il n’avait été méchant avec elle, mais jamais il ne lui avait prêté beaucoup d’attention non plus. Elle fouilla dans sa mémoire en quête d’informations utiles. Il avait une famille. Il entretenait une ménagerie d’animaux exotiques. C’était tout ce qu’elle se rappelait à son sujet. Elle reconnut l’homme d’âge mûr qui entra dans son bureau, mais celui-ci ne se comportait pas du tout comme à son habitude. Le visage blême, il promena un regard nerveux à la ronde et se tordit les mains. —Penseur Kuerres, le salua Reivan. C’est bon de vous revoir. Asseyez-vous. —Servante Reivan, répondit-il en traçant une étoile sur sa poitrine. Il jeta un coup d’œil à Kikarn, puis s’avança et se laissa tomber sur la chaise mise à la disposition des visiteurs. —Qu’est-ce qui vous amène au Sanctuaire ? s’enquit Reivan. —Je… Je viens dénoncer un crime. Reivan hésita. Elle avait d’abord cru que c’était le Sanctuaire et la présence de gens importants qui rendaient Kuerres nerveux. Elle se demandait désormais s’il ne s’était pas fourré dans le pétrin. —Continuez, l’invita-t-elle. Il prit une grande inspiration. —Hier, un marchand est venu nous voir – nous, les Penseurs. Un riche marchand qui souhaitait des informations et qui était prêt à les payer très cher. (Il marqua une pause et planta son regard dans celui de Reivan.) Il voulait se renseigner sur les Élaï. —Le peuple de la mer ? Certains Penseurs ne croient même pas à son existence, s’étonna Reivan. —En effet. Nous lui avons dit tout ce que nous savions, mais ça ne lui a pas suffi. Il a demandé si l’un de nous s’y connaissait en soins à donner aux animaux sauvages, et je lui ai offert mes services. Reivan sourit. —Laissez-moi deviner : il avait acheté quelque étrange créature marine et pensait qu’elle devait être à l’origine de la légende ? Kuerres secoua la tête. —Pas lui, moi. Donc, je lui ai proposé de l’aider. Vous comprenez, j’étais curieux. Il m’a emmené chez lui. Ce que j’ai vu là-bas… (Il frissonna.) C’était horrible. Une enfant malade et effrayée, mais qui ne ressemblait à aucune autre. Elle avait une épaisse peau noire, pas un seul poil sur tout le corps, de grandes mains et de grands pieds palmés. —Des pieds ? Pas une queue de poisson ? —Non. Et pas de branchies non plus. Mais, à n’en pas douter, il s’agissait bien d’une créature marine – une petite Élaï, j’en suis persuadé ! Reivan éprouva un frisson d’excitation qu’elle refréna par habitude. Les Penseurs ne laissaient pas l’émotion l’emporter sur la raison. Il était trop facile de se convaincre que l’on voyait ce que l’on voulait voir. —Ce marchand vous a-t-il dit où il l’avait trouvée ? —Non. Il s’est plaint qu’elle lui avait coûté une fortune. Il parlait d’elle comme d’un animal. (Dégoûté, Kuerres secoua la tête.) Mais ce n’est pas un animal : c’est un être humain. En l’achetant et en la gardant prisonnière, cet homme enfreint notre loi. —Celle qui interdit l’esclavage des innocents. (Reivan opina.) Comment se nomme ce marchand ? Kuerres plissa le nez. —Devlem Charron. C’est un Genrien. Il a changé de nom avant la guerre. Reivan acquiesça. —Je le connais. J’en parlerai à la Deuxième Voix un peu plus tard, et je suis sûre qu’elle enverra quelqu’un… —Il faut agir maintenant ! la coupa Kuerres. Il doit se douter que je vais le dénoncer. Il risque de se débarrasser d’elle – de la tuer – avant votre arrivée ! Il semblait sincèrement préoccupé par la sécurité de cette enfant. Reivan pressa ses paumes l’une contre l’autre et réfléchit. Si Charron pensait que la fillette était un animal, il se dirait qu’il n’avait pas commis de crime. Néanmoins, il ne voudrait pas prendre le risque que d’autres personnes tirent les mêmes conclusions que Kuerres. Le châtiment pour avoir réduit un innocent en esclavage était justement l’esclavage. Il va donc la tuer ou la déplacer, selon le prix qu’elle lui a coûté. Dans tous les cas, plus vite nous agissons, plus nous avons de chances de trouver la petite avant qu’il lui fasse davantage de mal. Mais quitter le Sanctuaire pour voler à la rescousse d’une enfant ne faisait pas partie des devoirs de Reivan, et la jeune femme n’avait pas l’autorité nécessaire pour fouiller le domicile de Charron. Elle avait besoin de l’aide de sa maîtresse. Le problème était-il assez important pour qu’elle interrompe la Deuxième Voix ? Suis-je simplement curieuse de savoir s’il s’agit bien d’une Elaï ? Qu’elle en soit une ou pas, elle est retenue prisonnière comme un animal. Imenja ne permettrait pas une chose pareille. Prenant une grande inspiration, elle posa une main sur son pendentif et ferma les yeux. —Imenja ? Elle attendit, puis appela de nouveau. Parce qu’elle ne possédait qu’un maigre Talent pour l’usage de la magie, elle devait souvent s’y reprendre à plusieurs fois pour faire fonctionner l’artefact. Enfin, une réponse lui parvint. —C’est toi, Reivan ? —Oui. —Bonjour. Qu’est-ce qui te pousse à m’appeler de si bonne heure ? —Un crime. —Raconte-moi. Elle rapporta l’histoire de Kuerres et de la fillette. —C’est affreux ! s’émut Imenja. Tu dois aller la libérer. Si elle n’est pas là, amène-moi le marchand. Je lirai dans son esprit où il l’a cachée. —Entendu. J’aurai sans doute besoin d’aide. —Bien sûr. Emmène Kikarn. Contacte-moi dès que tu l’auras trouvée. —Je n’y manquerai pas. Rouvrant les yeux, Reivan vit que Kuerres l’observait. Elle réprima un sourire face à son évidente curiosité. —Nous allons nous en occuper immédiatement, lui dit-elle. Le Serviteur Kikarn émit une protestation. Reivan supposa qu’il pensait à tous les requérants qui attendaient d’être reçus. —Serviteur Kikarn. Dites à la domestique dekkane d’attendre jusqu’à mon retour, mais informez les autres que je dois régler une affaire urgente et imprévue, et que je les verrai demain matin à la première heure. Promettez à Ario qu’il sera prioritaire sur tous les autres. Kikarn sourit et inclina la tête. Reivan se leva, et Kuerres bondit sur ses pieds. —Voulez-vous m’accompagner ? lui demanda-t-elle. Il hésita. —Je devrais rentrer chez moi, dit-il sur un ton dubitatif. Reivan contourna son bureau. —Dans ce cas, allez-y. Je vous enverrai des nouvelles quand j’en aurai terminé. Je ferai appel à un courrier ordinaire, et non à un de ceux du Sanctuaire. Kuerres parut soulagé. —Merci, Reivan – Servante Reivan, rectifia-t-il très vite. La jeune femme sourit. —Merci de m’avoir apporté cette information, Penseur Kuerres. Vous êtes un brave homme et j’espère que cette bonne action ne vous causera pas d’ennuis. —Oh ! certaines personnes me soutiendront, lui assura-t-il. (Il se dirigea vers la porte, puis s’arrêta et tourna la tête vers elle.) De la même façon que certaines personnes vous soutiennent déjà. Surprise, Reivan le regarda sortir. Elle aurait bien voulu lui demander des noms, mais elle savait qu’il n’en dirait pas davantage. Grâce à Tyve qui le prévenait de l’état du terrain devant lui, Mirar avançait plus vite que quand il était arrivé à Si avec Emerahl. Le jeune homme décrivait des cercles à son aplomb, lui indiquait les ravins qui s’achevaient en cul-de-sac et le guidait vers des vallées où la progression était plus aisée. Chaque nuit, il s’éclipsait pour rentrer dans son village et, chaque matin, il revenait plus inquiet que jamais. D’autres membres de sa tribu étaient tombés malades. Un nouveau-né avait péri, bientôt suivi par sa mère que la naissance avait considérablement affaiblie. Veece déclinait rapidement. Chaque matin après le rapport de Tyve, Mirar était un peu plus convaincu que les Siyee avaient affaire à une épidémie. Il marchait des premières lueurs du jour jusqu’à la nuit, ne s’arrêtant que pour manger et boire, car il savait que la situation des villageois empirait à chaque minute. Il avait déjà été confronté à de nombreuses épidémies. Les plaies, les blessures et les maladies mineures étaient faciles à traiter pour un sorcier possédant des connaissances en médecine et la puissance magique nécessaire pour les appliquer. Mais, lorsqu’une épidémie se propageait à cette vitesse, les guérisseurs se trouvaient bientôt trop peu nombreux pour s’occuper de toutes les victimes – quand ils ne contractaient pas le mal eux-mêmes à force de le côtoyer. Et ici, tu es le seul, ajouta Leiard. Mirar soupira. Si seulement j’avais pu empêcher les Siyee de fuir et d’aller contaminer d’autres villages… Il avait fait dire par Tyve que les habitants encore valides devaient rester sur place, mais trop tard. Certaines familles étaient déjà parties se réfugier dans d’autres communautés, et des messagers avaient été envoyés à l’Ouvert. C’est la panique, commenta Leiard. Tu auras autant de travail pour combattre leur peur de la maladie que la maladie elle-même. Mirar ne répondit pas. La pente rocailleuse qu’il descendait s’était changée en un énorme escalier aux marches grossières qui mobilisaient toute son attention. Il sautait de l’une à l’autre, et l’impact de chaque atterrissage ébranlait tout son corps. Petit à petit, les marches se firent moins hautes ; les arbres grandirent autour de lui ; le sol se couvrit de feuilles mortes et l’air se chargea d’humidité. Tandis qu’il marchait entre des troncs de plus en plus énormes, Mirar aperçut une rivière qui coulait paresseusement sur sa gauche, se divisant, se réunissant et formant des bassins çà et là. C’était un endroit paisible, qui eût été parfait pour camper – du moins sans l’odeur âcre d’excréments d’animaux. Beaucoup de créatures sylvestres devaient fréquenter ce point d’eau. Se souvenant de la raison de son voyage, Mirar pressa le pas. Puis il entendit un sifflement d’avertissement au-dessus de lui et s’arrêta. Levant la tête, il cligna des yeux à la vue des plates-formes construites entre les branches qui le surplombaient. Ses perceptions lui rapportèrent des visages penchés en avant qui l’observaient avec un mélange de peur, d’espoir et de curiosité. Il avait atteint le village. Sur sa droite, un Siyee piqua vers lui. C’était Tyve. —Certains ont accroché une corde pour que tu puisses grimper chez eux, dit-il à Mirar. Les autres se méfient trop. Ils changeront d’avis quand tu auras soigné quelques malades. Mirar acquiesça. —Combien y en a-t-il au juste ? —Je ne sais pas. La dernière fois que j’ai compté, ils étaient dix. —Conduis-moi au plus mal en point, puis fais le tour du village pour dénombrer les autres. N’oublie pas ceux qui sont encore valides mais commencent à présenter des symptômes. —D’accord. Suis-moi. Tyve fit plusieurs centaines de pas entre les arbres. Une corde pendait depuis l’une des plates-formes. Mirar en accrocha l’extrémité aux poignées de sa sacoche. —Qui vit là-haut ? Tyve déglutit. —L’orateur Veece, son épouse et la sœur de son épouse. Le vieil homme. Mirar réprima un soupir. Chez les terrestres aussi, le rongecœur emporte souvent les très jeunes et les très vieux. Il empoigna la corde et se mit à grimper. L’ascension fut longue. À mi-hauteur, il baissa les yeux et se demanda ce qui se passerait s’il glissait et tombait. Je serais sûrement blessé. Sans doute grièvement. Peut-être d’une façon qui tuerait un mortel ordinaire. Mais il ne mourrait pas. Son corps régénérerait, fût-ce graduellement. Comme après qu’on m’a sorti des décombres de la Maison des Tisse-Rêves à Jarime. Je n’étais plus qu’un sac d’os brisés, ni tout à fait mort ni tout à fait vivant. Mirar frissonna. Un esprit obsédé par l’idée de me maintenir en vie assez longtemps pour que je récupère, des parties de moi qui se décomposaient tandis que d’autres guérissaient… Pense à autre chose, suggéra Leiard. Mirar prit une grande inspiration et se concentra sur son ascension. En atteignant le haut de la corde, il se hissa sur la plateforme et resta allongé sur le dos, haletant. Lorsqu’il eut repris son souffle, il roula sur le ventre et vit deux femmes âgées qui l’observaient d’un air craintif. Elles l’ont, constata Leiard. Il avait raison. Leur visage était blême et luisant de sueur, leurs lèvres bleuâtres. Malgré son nom, c’était aux poumons que s’attaquait le rongecœur. Au fur et à mesure qu’il les grignotait, les victimes avaient de plus en plus de difficulté à respirer, si bien que leur sang s’affaiblissait. Dans certaines contrées, ce mal était appelé la Mort Blanche. Mirar se leva. Une tonnelle avait été construite sur la plateforme. Depuis son perchoir, il pouvait en voir d’autres sur la plupart des plates-formes – ainsi que de nombreux Siyee qui l’épiaient. Il reporta son attention sur les deux femmes. —Je suis le Tisse-Rêves Wilar. Si vous le souhaitez, je vais tenter d’aider l’orateur Veece. Elles échangèrent un bref regard et opinèrent. —Merci d’être venu. Il est dedans, croassa l’une d’elles avant de partir d’une quinte de toux déchirante. Mirar hocha la tête. —Je vais monter mon sac de remèdes, puis je verrai ce que je peux faire pour lui. Ilse détourna et commença à tirer sur la corde. Il lui sembla mettre des heures pour récupérer sa sacoche. Après avoir défait le nœud, il l’emporta à l’intérieur de la tonnelle. L’orateur gisait sur une couverture au milieu de la pièce. Mirar ne l’avait jamais rencontré, mais quand bien même c’eût été le cas, sans doute ne l’aurait-il pas reconnu. La peau blême et exsangue du vieillard était tendue sur ses os. Ses lèvres avaient viré au bleu soutenu, et sa respiration était laborieuse. —Il agonise, murmura Leiard. —Oui. Si je ne le sauve pas, les autres me feront-ils confiance ? —Peut-être. Peut-être pas. Tu ferais mieux de te mettre au boulot. Mirar ouvrit sa sacoche et se mit à fouiller dedans. Un bruit sourd dehors lui fit relever la tête. Tyve se tenait sur le seuil de la tonnelle. —Il y a vingt personnes alitées et vingt autres qui toussent. Le reste de la tribu se sent bien, rapporta le jeune homme. Mirar acquiesça. Si seulement Emerahl était restée… Son aide ne serait pas de trop. —Reste ici, ordonna-t-il à Tyve. J’aurai peut-être besoin de toi pour… (Fronçant les sourcils, il leva les yeux vers la femme de Veece.) Où puisez-vous votre eau ? La Siyee désigna un petit trou dans le plancher, à côté duquel reposaient un seau et un rouleau de corde. —Dans la rivière en bas. Mirar repensa à l’odeur d’excréments qu’il avait sentie en arrivant. —Et où videz-vous vos pots de chambre ? La vieille femme désigna le même trou. —Le courant emporte tout. —Pas assez vite, la contra Mirar. Son interlocutrice haussa les épaules. —Avant, il était plus rapide. Mais un glissement de terrain un peu plus haut a dévié une partie de l’eau. —Vous devez le déblayer ou aller vous installer ailleurs, déclara Mirar. Tyve, va me chercher de l’eau loin en amont. Et n’utilise pas de seau qui ait déjà trempé dans la rivière. Le jeune homme acquiesça et s’envola. Percevant l’agacement de la vieille femme, Mirar soutint son regard. —C’est plus prudent. Elle baissa les yeux et acquiesça en silence. Alors, Mirar alla s’agenouiller au chevet de Veece et se mit au travail. Chapitre 25 La foule qui entourait les prêtres se composait principalement de gamins. Dans l’esprit des rares adultes présents, Auraya lut que les deux terrestres étaient une grande source de distraction pour les jeunes de l’Ouvert mais que, conscients que leurs enseignements allaient influencer l’avenir de leur peuple, les adultes s’intéressaient également à ce qu’ils faisaient. Quatre Siyee étaient assis derrière les prêtres, qu’ils écoutaient attentivement. Ils ne notaient pas seulement les histoires que les prêtres racontaient et les choses qu’ils leur apprenaient, mais aussi la façon dont ils les présentaient. La plus âgée de ces élèves était une femme d’environ trente-cinq ans ; le plus jeune, un adolescent de quinze ans. Tous avaient l’ambition d’entrer dans le clergé circlien. Auraya éprouva une bouffée de fierté. S’ils apprenaient bien et réussissaient les tests, leur rêve deviendrait réalité. Ils seraient les premiers prêtres siyee. Le prêtre qui parlait s’appelait Magen. Il acheva son récit et fit le signe du cercle. Puis, après avoir jeté un coup d’œil à Auraya, il déclara que la leçon était terminée. Les enfants furent déçus, mais comme ils se levaient et commençaient à discuter avec leurs gardiens de ce qu’ils allaient faire ensuite, ce sentiment se dissipa. Auraya s’avança pour saluer les prêtres. Comme l’exigeait le protocole, ils firent le signe du cercle à deux mains, pour la plus grande curiosité de leurs élèves. —Il y avait beaucoup de monde aujourd’hui, remarqua Auraya. Danien hocha la tête. —Oui. De nouveaux enfants d’une tribu en visite, me semble-t-il. —Entrez, la pressa Magen. Avez-vous déjà mangé ? Une femme vient de nous envoyer plusieurs girri rôtis pour nous remercier d’avoir traité sa cheville cassée. —Non, je n’ai pas encore mangé, répondit Auraya. Y en aura-t-il assez ? Magen grimaça. —Plus qu’assez. Les Siyee sont extrêmement généreux. Il fit signe aux élèves et les entraîna sous la grande tonnelle qui avait été construite pour les deux terrestres. Ils prirent place sur des sièges en bois au centre de la pièce et firent circuler la nourriture. —Vous avez très vite appris la langue locale, fit remarquer Auraya. Danien acquiesça. —Quand vous parlez déjà plusieurs langues, il devient plus facile d’en assimiler de nouvelles. Celle des Siyee n’est pas si difficile une fois qu’on a repéré ses similitudes avec celles des terrestres. —Et nous avons été aidés par un jeune homme d’ici : Tryss, ajouta Magen. —Ah ! Tryss. Un jeune homme très malin, dit Auraya. —Vos conseils sur les mœurs, les coutumes et les tabous des Siyee nous ont également été très utiles, reprit Danien. Je pensais que… —Auraya des Blancs ? Toutes les têtes se tournèrent vers l’entrée de la tonnelle. L’oratrice Sirri se tenait sur le seuil, irradiant l’inquiétude. Auraya aperçut un jeune Siyee mâle par-dessus son épaule. Il vient de lui apporter de mauvaises nouvelles, lut-elle dans son esprit. Une épidémie… —Oratrice Sirri, la salua Magen en se levant. Bienvenue. Vous joindrez-vous à nous pour le repas ? Sirri hésita, puis entra. —Oui, merci. Voici Reet de la tribu de la Rivière du Nord. Le jeune homme hocha la tête tandis qu’on lui présentait chacun des occupants de la tonnelle. —Venez-vous asseoir, dit Magen en leur proposant des sièges. Sirri obtempéra sans sourire. —Reet est venu à l’Ouvert pour chercher de l’aide, dit-elle. Les siens sont affligés par un mal inconnu. Nos guérisseurs n’en reconnaissent pas les symptômes, aussi suis-je venue vous demander si vous savez de quoi il s’agit. —Tu peux nous décrire ça, Reet ? réclama Auraya. Elle se concentra sur l’esprit du jeune homme tandis qu’il racontait la progression de la mystérieuse maladie qu’avaient contractée sa famille et ses amis. Un frisson la parcourut. —Je sais ce que c’est, le coupa-t-elle au bout d’un moment. Reet attendit avec une expression pleine d’espoir tandis qu’elle se tournait vers Magen. —C’est le rongecœur. —La Mort Blanche, acquiesça Magen d’un air funeste. Elle sévit de temps à autre chez les terrestres. Sirri regarda Auraya. —Vous avez trouvé un remède ? —Oui et non. Il existe des traitements capables de soulager les symptômes, mais ils n’éradiquent pas le mal. Ça, c’est au corps du patient de s’en charger. La magie peut l’aider en lui donnant des forces, mais elle ne peut pas éliminer une maladie sans risques de causer des dommages à son hôte. —Les bébés et les jeunes enfants sont les plus exposés, tout comme les personnes âgées et les infirmes, ajouta Magen. En général, les adultes robustes s’en tirent avec quelques jours de fièvre au terme desquels ils se rétablissent lentement. —Mais ce n’est pas le cas, protesta Reet. Ma cousine au deuxième degré est morte avant-hier. Elle avait vingt-deux ans ! Le silence s’abattit sous la tonnelle tandis que tous échangeaient des regards consternés. Danien se tourna vers Auraya. —Se peut-il que le rongecœur soit devenu plus virulent ? —C’est possible. Dans ce cas, nous devrons faire encore plus attention à ce qu’il ne se propage pas. Reet, d’autres personnes que toi ont-elles quitté ton village depuis le début de l’épidémie ? Des étrangers vous ont-ils rendu visite ? Le jeune Siyee fixa ses yeux sur Auraya. —D’autres personnes que moi ? Deux familles entières sont parties après les premiers décès. La première a rejoint la tribu de la Forêt du Nord, et l’autre est venue ici. Nous n’avions pas de visiteurs quand je suis parti. Les nouveaux enfants ! songea brusquement Auraya. L’instant d’après, elle entendit Magen prendre une inspiration sifflante et sut qu’il venait d’y penser lui aussi. Elle se tourna vers Sirri. —Il faut trouver cette famille et l’isoler des autres – ainsi que tous les Siyee avec qui elle a été en contact depuis son arrivée. —Ça risque de ne pas leur plaire. Que fait-on pour les tribus de la Rivière du Nord et de la Forêt du Nord ? —Envoyez quelqu’un au village de la Forêt du Nord pour voir s’ils ont des malades. Quant à la Rivière du Nord… Auraya réfléchit. Mieux vaudrait traiter ces gens chez eux, mais pouvait-elle quitter l’Ouvert ? Que se passerait-il si les Pentadriens attaquaient ? La nouvelle serait d’abord envoyée à l’Ouvert. La jeune femme jeta un coup d’œil à Danien et à Magen. Ils pourraient la contacter par le biais de leur anneau. —Je vais y aller, décida-t-elle. Danien et Magen nous serviront de lien. Si vous voulez me faire savoir quelque chose, dites-le-leur, et ils me préviendront. Sirri acquiesça. —Entendu. Quand partirez-vous ? —Dès que possible, répondit Auraya. Vous aurez peut-être besoin de moi pour expliquer aux familles potentiellement contaminées pourquoi il faut qu’elles s’isolent. Et j’aimerais rassembler quelques remèdes avant de partir. Certains des vôtres pourraient m’être utiles. Sirri se leva. —Dites-moi ce qu’il vous faut, et j’enverrai quelqu’un le chercher. Pour l’instant, vous feriez mieux de m’accompagner. Plus tôt nous procéderons à la mise en quarantaine, plus nous réduirons les risques de contagion. Et pour Reet, que faisons-nous ? Auraya reporta son attention sur le jeune homme. —Il se peut que toi aussi, tu portes cette maladie, lui dit-elle gentiment. —Elle se propage par le souffle et par le toucher, intervint Magen. À qui as-tu parlé depuis ton arrivée, Reet ? —Seulement à l’oratrice Sirri. Et je ne l’ai pas touchée. —Va-t-il falloir que je m’isole ? s’inquiéta Sirri. Qui dirigera la tribu à ma place ? Auraya réfléchit. —Si vous faites bien attention à ne toucher personne… Magen peut dresser un bouclier magique autour de vous pour contenir votre souffle. D’ici à quelques jours, si vous ne manifestez aucun symptôme, nous pourrons conclure que vous n’avez pas attrapé le rongecœur. Ça s’applique à toutes les personnes présentes ici, dit-elle en balayant les apprentis prêtres du regard. S’il est malade, Reet peut vous avoir infectés. Tenez-vous à l’écart des autres à moins que l’un des prêtres soit près de vous et puisse vous envelopper d’un bouclier. —Puis-je regagner ma tribu ? s’enquit Reet. —Je ne vois pas de raison de t’en empêcher, répondit Auraya. Du moment que tu restes là-bas. —Mais d’abord, mange quelque chose et repose-toi, suggéra Magen. —Oui. (Auraya se leva.) Je ferais mieux de me mettre au travail. Elle salua les prêtres du chef, puis se hâta de quitter la tonnelle, flanquée de Sirri. Même si elle se trouvait là depuis des heures, Imi ignorait tout de la pièce dans laquelle on l’avait enfermée. Elle avait espéré que ses yeux s’habitueraient à l’obscurité, mais ça n’avait pas été le cas. La façon dont les sons résonnaient suggérait un espace aussi grand que la coque du bateau des pillards. Le sol était en pierre froide, mais la fillette n’avait pas repris assez de forces pour vérifier si les murs l’étaient aussi. Elle ne pouvait que supposer qu’il s’était écoulé plusieurs heures. Dans cette pièce, il était impossible de mesurer le passage du temps. Chez les Elaï, il suffisait de regarder une lampe graduée : les marques sur le réservoir d’huile correspondaient à une consommation d’une heure. Et dans les bassins que remplissait la marée, de petites encoches gravées sur les parois fournissaient les mêmes indications en fonction du niveau de l’eau. L’estomac d’Imi gargouilla. La fillette repensa au plateau de poisson que lui avait offert le gentil terrestre. Il l’avait laissé en partant, et elle avait lentement fini son contenu au fil des heures suivantes. L’eau salée avait apaisé sa peau. Elle avait commencé à se rétablir. Désormais, elle n’avait plus qu’une grande marmite remplie d’eau de mer avec laquelle s’éclabousser. Le récipient était posé près d’elle dans le noir. Pourquoi ? songea-t-elle. Pourquoi suis-je ici ? Elle se remémora la dispute entre le gentil terrestre et le méchant. Celui-ci avait dû entendre ou comprendre que l’autre envisageait de délivrer la prisonnière. Il l’avait changée d’endroit afin de la garder pour lui seul. Mais pourquoi ? Veut-il que je travaille pour lui, comme les pillards et les pêcheurs de clochettes ? À la pensée des clochettes, son cœur se serra. J’espère ne plus jamais en revoir de ma vie, songea-t-elle. Je les déteste. Je n’aurais pas dû quitter la ville. Comment ai-je pu être si stupide ? Elle roula sur le dos en clignant des yeux à travers ses larmes. J’aurais dû réfléchir aux dangers du dehors. C’est mon problème : je ne réfléchis pas assez avant d’agir. Mais maintenant, j’ai tout le temps de le faire. Je peux peut-être trouver un moyen de m’en sortir seule. Après tout, il n’est guère probable que mon père me retrouve. Il ne sait pas où je suis. Et ce gentil terrestre non plus. Je devrais cesser d’espérer que quelqu’un me délivre et essayer plutôt de m’évader toute seule. Elle soupira. Mais comment faire ? Je ne sais même pas où je suis – sinon à l’intérieur d’une grande pièce. Peut-être en découvrirait-elle davantage si elle explorait cette dernière. Et si elle faisait du bruit, quelqu’un viendrait peut-être voir de quoi il retournait. Imi se redressa en position assise. Elle était encore terriblement lasse. Se forçant à se mettre debout, elle tituba en avant. C’était difficile de garder l’équilibre dans le noir, et elle faillit tomber plusieurs fois. Enfin, sa main tendue rencontra une surface dure. De la pierre. En tâtonnant, Imi repéra des lignes légèrement granuleuses à la surface du mur et devina qu’il s’agissait de joints cimentés entre des briques. Elle fit le tour de la pièce, palpant le mur en quête de changement. Après avoir passé deux coins, elle découvrit la porte. Le battant était en bois, et les gonds métalliques se trouvaient à l’intérieur. Prenant une grande inspiration, Imi poussa un cri qui se répercuta de façon assourdissante à l’intérieur de la grande pièce. En même temps, elle se mit à marteler la porte de ses poings. Quelques hurlements plus tard, elle dut s’arrêter. Sa tête tournait, et ses bras lui faisaient mal. Elle s’affaissa contre le battant. De l’extérieur lui parvint un bruit de pas qui approchait. Une flamme d’espoir s’alluma en elle, et ses forces lui revinrent. Imi s’époumona avec une vigueur renouvelée. Entre deux cris, elle entendit des voix de l’autre côté de la porte. Le battant vibra comme quelqu’un faisait tourner une clé dans la serrure. Imi recula tandis qu’il s’ouvrait et que deux hommes apparaissaient sur le seuil. Le cœur de la fillette se serra. L’un des deux était son geôlier et l’autre un inconnu. Comme ce dernier la détaillait avec des yeux inhumainement cupides, les jambes d’Imi se dérobèrent sous elle. Elle frémit lorsque ses genoux heurtèrent le sol. Les terrestres l’ignorèrent et continuèrent à parler à voix basse. L’homme au pantalon noir désigna quelque chose par terre dans le couloir. L’homme aux yeux effrayants se pencha pour le ramasser. C’était un sac. Imi voulut battre en retraite, mais elle n’avait nulle part où aller. Le terrestre s’approcha d’elle et lui agrippa le poignet. Comme elle se débattait, il lui assena un violent revers en aboyant une phrase qu’elle ne comprit pas mais dont elle saisit très bien le ton menaçant. Lorsqu’il l’eut mise dans le sac, il la souleva et la chargea sur son épaule. Imi sentit qu’il grimpait un escalier, puis perçut la lumière du soleil à travers la toile. De nouveau, on la déposa dans un endroit obscur dont le sol bougeait. Etourdie de faiblesse, elle écouta les bruits étranges qui résonnaient autour d’elle. Ceux-ci enflèrent et se multiplièrent. Des voix dominaient tout le reste. La terreur submergea Imi. Elle était entourée de terrestres, et il ne lui était que trop facile de les imaginer semblables aux pillards ou à ses geôliers : cupides et cruels. Le gentil monsieur était différent, se remémora-t-elle. Il doit y en avoir d’autres comme lui. Peut-être même dans cette foule. Et si elle appelait au secours ? Si elle réussissait à s’extirper du sac et à sauter du véhicule dans lequel elle se trouvait ? Comme la fillette se débattait, elle sentit sa jambe toucher quelque chose – qui eut un mouvement de recul, puis la frappa violemment à la cuisse. Elle hoqueta de douleur. Une voix coléreuse marmonna ce qui était sans doute un juron. Si Imi criait, on la frapperait de nouveau, mais elle réussirait peut-être à attirer l’attention d’une âme charitable. Elle prit une grande inspiration et ouvrit la bouche, puis s’interrompit comme le plancher du véhicule cessait de bouger. Une autre voix s’approcha. Son propriétaire et l’homme aux yeux avides devisèrent joyeusement. Des mains empoignèrent Imi et la soulevèrent. La fillette reconnut l’odeur iodée de la mer en même temps qu’elle entendit le craquement trop familier d’un navire. On la porta le long d’une passerelle légèrement inclinée vers le haut, puis dans un escalier qui descendait, et on la posa sur un sol dur. Imi demeura immobile, consciente du léger roulis qui agitait la coque sous elle et lui donnait un début de nausée. Au-dessus de sa tête, des gens criaient. Les gens criaient toujours à bord d’un navire. Elle entendit des pas approcher. Le sac ondula et s’ouvrit. Avide d’air frais, Imi en jaillit maladroitement. Elle leva les yeux et se figea de surprise. Au lieu de l’homme aux yeux cupides, elle avait deux femmes en face d’elle, toutes deux vêtues d’une robe noire et toutes deux portant un pendentif en argent sur la poitrine. Les inconnues lui sourirent. —Bonjour, Imi, dit la plus âgée. Vous êtes en sécurité maintenant. Imi écarquilla des yeux stupéfaits. Elle m’a appelée par mon nom ! Comment peut-elle le connaître ? Et comment se fait-il qu’elle parle élaï ? La femme se pencha vers elle et lui tendit une main. —Plus personne ne vous fera de mal, promit-elle. Venez avec nous, et nous vous aiderons. Imi sentit ses yeux se remplir de larmes. Enfin, quelqu’un était venu la sauver ! Certes, elle avait imaginé que ce seraient plutôt son père, ou un grand guerrier – voire le gentil terrestre. Jamais elle n’aurait cru que ce seraient deux femmes qui finiraient par la délivrer. Mais elle s’en contenterait. Chapitre 26 Le ciel était de toutes les couleurs. Jaune pâle à l’horizon, il se réchauffait peu à peu de rose orangé. Plus haut encore, il prenait – des teintes inattendues : des verts qui tiraient vers le turquoise puis fonçaient jusqu’à se changer en un indigo intense qui s’étirait au-dessus du paysage et devenait une nuit noire piquetée d’étoiles. Un beau coucher de soleil est censé indiquer qu’il fera bon le lendemain, songea Emerahl. Il vaudrait mieux pour moi, sans quoi je peux me préparer à être secouée pendant le retour ! La tempête qui faisait rage depuis plusieurs jours était du genre à couler les navires. Dès que sa fureur avait un peu diminué, Emerahl s’était mise en quête de l’escalier – et elle avait fini par le trouver. Les marches étaient étroites, abruptes et envahies par l’herbe marine. Tout en descendant, elle s’était demandé s’il y aurait quelqu’un dans la caverne à laquelle, selon Gherid, conduisait cet escalier. Peut-être une victime de la tempête. Peut-être le Goéland en personne. Mais la caverne était vide. La tempête avait redoublé de fureur, et personne n’était arrivé : ni marins en quête d’un refuge, ni immortel à l’apparence juvénile. Emerahl s’était retrouvée coincée là. Ça ne l’avait pas dérangée : après tout, elle n’était pas pressée. Son abri n’avait rien de luxueux, même selon les critères d’une pauvresse, mais il était sec. Elle pouvait facilement imaginer le Goéland vivre là. Il lui semblait sentir son odeur – mélange de sueur, d’iode et de poisson – dans les meubles grossiers faits de bois flotté et de morceaux de voile. Le Goéland. Immortel. Mystérieux. Un Indompté, comme elle. Il était possible qu’il sache que son sanctuaire avait été envahi et qu’il fasse exprès de ne pas se montrer. Aussi Emerahl était-elle tentée d’attendre un peu plus longtemps pour voir s’il finirait par se manifester. La caverne abritait une petite réserve de fruits séchés, et elle pouvait toujours pêcher. Mais elle ne voulait pas toucher aux provisions. Gherid lui avait dit que cet endroit servait de refuge aux gens que sauvait le Goéland. N’étant pas la survivante d’un naufrage, Emerahl ne se sentait pas le droit de consommer les aliments qui leur étaient destinés. Non, il est temps que je m’en aille, se dit-elle. La probabilité qu’il passe par ici pendant que je m’y trouve est mince, de toute façon. Je vais faire comme prévu : lui laisser un message et poursuivre mon chemin. Elle réfléchit au contenu de son message. N’étant pas très douée en devinettes, mais répugnant à écrire quelque chose de trop spécifique – même dans une langue morte depuis belle lurette –, elle avait opté pour un symbolisme dont elle espérait que le Goéland le comprendrait. Elle avait ramassé une poignée de l’algue blanche filandreuse qu’on appelait « cheveux de vieille femme » et l’avait tressée pour en faire une corde. À celle-ci, elle avait suspendu un coquillage de lune dont les marques indiquaient la phase ascendante. Puis elle avait suspendu le tout au mur du fond. Les algues étaient censées signifier : « Je suis la Mégère », et le coquillage, fournir la date approximative de son retour. Parfois, il lui semblait que c’était beaucoup trop évident – et parfois, elle craignait que le Goéland ne comprenne pas son message, ou qu’il ne le trouve même pas. Désormais, le ciel était presque entièrement noir, avec juste une bande plus claire à l’horizon. Emerahl croisa les bras et s’adossa à la paroi rocheuse, à côté de l’entrée de la caverne. Pendant son séjour, plusieurs choses lui étaient apparues. Pour commencer, l’esprit de Gherid et des autres personnes qui avaient rencontré le Goéland n’était protégé par aucun bouclier mental. Toute personne – ou entité – capable de lire dans leurs pensées pouvait découvrir que le Goéland était toujours vivant. Alors, pourquoi les dieux ne l’avaient-ils pas encore tué ? Peut-être parce qu’il est trop difficile à trouver, songea Emerahl. Les dieux ne peuvent agir que par le truchement d’un humain consentant. Tant que le Goéland parvient à éviter leurs serviteurs, il n’a rien à craindre. À moins qu’ils aient décidé qu’il ne constitue pas un danger pour eux. Peut-être même approuvent-ils son existence, étant donné qu’il sauve la vie de Circliens et n’a jamais encouragé les mortels à le vénérer. Elle fronça les sourcils. De ce point de vue, est-il si différent de moi ? Je soigne les gens. Je ne menace pas les dieux. Je n’ai jamais voulu qu’on me vénère. Peut-être n’ai-je aucune raison de craindre les dieux, dans le fond. Peut-être me laisseraient-ils vivre en paix même s’ils savaient où j’étais. Mais si tel est le cas, pourquoi les prêtres se sont-ils lancés à ma recherche en apprenant qu’une sorcière incroyablement vieille habitait dans le phare en ruine ? Pourquoi les dieux ont-ils donné à l’un d’eux le pouvoir de lire dans les esprits pour lui permettre de me repérer ? Peut-être n’avaient-ils pas l’intention de l’éliminer : juste de l’interroger. Peu probable. Emerahl ricana tout bas. Les dieux détestent les autres immortels. Ils les ont toujours détestés. Ce qui la ramena à une autre de ses préoccupations – une question qu’elle s’était souvent posée par le passé. Pourquoi les dieux nous détestent-ils ? Ils n’ont rien à craindre de nous. Nous ne pouvons pas leur faire de mal. Nous pouvons œuvrer contre eux, mais nos efforts passés dans ce sens n’ont guère eu d’effet. Se pourrait-il qu’ils aient une bonne raison d’avoir peur de nous ? Elle secoua la tête. C’était tentant d’imaginer qu’il existait une raison logique à la haine des dieux – mais pas nécessairement réaliste. Ils nous tuent parce qu’ils veulent jouir d’un contrôle total sur les mortels. Ils veulent que leurs fidèles aillent voir les prêtres quand ils sont malades ou blessés – pas moi, et pas non plus un Tisse-Rêves. Un éclat argenté était apparu à l’horizon. Mettant les dieux de côté pour le moment, Emerahl regarda la demi-lune se lever. Lorsque celle-ci se fut arrachée à l’étreinte de la mer, la voyageuse regarda autour d’elle. Elle y voyait suffisamment pour naviguer. Ramassant sa besace, elle jeta un dernier coup d’œil à la caverne, puis entreprit de gravir l’escalier jusqu’au sommet du Pilier. Les marches étaient étroites, et chaque fois qu’elles passaient du côté non éclairé du promontoire, l’obscurité les engloutissait, forçant Emerahl à conjurer une petite lumière pour voir où elle mettait les pieds. La surface herbeuse du sommet lui parut beaucoup moins vaste depuis qu’elle n’était plus battue par la pluie. À son grand soulagement, son bateau était toujours là : les bouts avaient tenu bon face aux assauts de la tempête. Emerahl les défit, récupéra ses crochets et traîna l’embarcation jusqu’au bord de la falaise. Puis elle monta à bord et prit une grande inspiration. Aspirant la magie du monde qui l’entourait, elle souleva son bateau, le propulsa en avant et le fit lentement descendre vers la mer. Quand elle sentit la caresse de l’eau sur sa coque, elle lâcha prise. Aussitôt, un courant l’entraîna à l’écart du Pilier. Elle regarda le promontoire rapetisser lentement, pensant au message qu’elle avait laissé et se demandant si le Goéland le croirait. Et s’il y croit, me répondra-t-il ? Le modérateur Meeran prit une grande inspiration et expira à fond. Ces jours-ci, les réunions du Conseil somreyan l’épuisaient. Il n’aimait pas que son corps lui rappelle ainsi qu’il vieillissait ; aussi se forçait-il systématiquement à rester et à bavarder avec ceux de ses collègues qui s’attardaient après la fin des débats. Le majestueux bâtiment du Conseil se dressait face au port d’Arbeem. Ses hautes fenêtres offraient une vue incomparable sur la ville et la baie. Des lumières minuscules dansaient sur l’eau, chacune d’elles indiquant l’emplacement d’un bateau. Debout près d’une fenêtre, deux personnes discutaient à voix basse. Surpris, Meeran cligna des yeux. Une de ces personnes arborait la coiffe blanche circulaire des prêtres. L’autre portait une tenue plus humble : un gilet de cuir par-dessus une simple tunique. Meeran fronça les sourcils. Il était rare que les anciens Tisse-Rêves et les Circliens du Conseil soient vus ensemble. D’ordinaire, le modérateur était obligé d’intervenir pour empêcher que leur conversation dégénère. Mais pour une fois, ils semblaient discuter de façon tout à fait amicale. Néanmoins, les apparences pouvaient être trompeuses. Aussi Meeran décida-t-il d’aller voir de quoi il retournait. Nul ne l’intercepta tandis qu’il traversait la pièce – probablement, songea-t-il, parce que les autres avaient eux aussi remarqué l’étrange couple près de la fenêtre. Ses soupçons furent confirmés lorsque l’ancien Timbler croisa son regard et lui adressa un sourire compatissant. Comme Meeran approchait de la fenêtre, Arleej pivota vers lui et grimaça. —Modérateur, le salua-t-elle. Nous étions en train de discuter de nos nouveaux voisins. Meeran jeta un coup d’œil par la fenêtre et vit l’objet de leur attention. Un navire massif était amarré dans le port. Il avait une coque et des voiles noires. Des silhouettes lourdement chargées en débarquaient par la passerelle posée sur le quai. —S’ils pensent pouvoir convertir les Somreyans si tôt après la guerre, ce sont des imbéciles, marmonna le grand prêtre Haleed. Meeran dévisagea le vieil homme. —Ainsi, vous pensez que telle est la raison de la présence des Pentadriens sur nos rivages ? —Vous voyez une autre explication ? répliqua Haleed, maussade. —Evidemment qu’ils sont venus pour ça. (Arleej jeta un regard moqueur au grand prêtre.) Ils sont convaincus que leurs dieux sont les seuls dieux véritables. Et nous savons déjà combien les fanatiques religieux peuvent se montrer bornés. Haleed leva le menton. —Ils échoueront, affirma-t-il. Nos dieux sont réels. Les leurs ne le sont pas. Pour convertir le peuple, ils devront donc utiliser la ruse ou la force. Ce qui devrait causer pas mal de troubles civils. Arleej émit un bruit incrédule. —Vous n’êtes pas d’accord ? demanda Haleed. —Je suis d’accord sur un point : il va y avoir du grabuge. En revanche, je me demande comment vous pouvez être si sûr que leurs dieux ne sont pas réels. —Parce que ceux du Cercle nous ont dit qu’ils étaient les seuls. Arleej haussa les sourcils. —Les seuls survivants de la Guerre des Dieux, sans doute. Mais les dieux des Pentadriens ont pu apparaître après. —Le Cerce s’en serait aperçu. —Et si ce n’était pas le cas ? Meeran leva les mains en un geste pacificateur, même si ni Haleed ni Arleej ne semblait en colère. —Nous pourrions en discuter toute la nuit. Je préférerais avoir votre avis sur ce qui se passerait si le Conseil les autorisait à s’installer ici. Haleed baissa les yeux vers le navire et se rembrunit. —Rien de bon, comme je l’ai déjà dit. D’abord nous les autorisons à s’installer ici, et ensuite ? Leur accorderons-nous un siège au Conseil ? Arleej sourit. —S’ils rassemblent assez de fidèles pour devenir une religion légitime, nous ne pourrons pas le leur refuser. Ce serait contraire à nos lois et à nos traditions. —Peut-être est-il temps de modifier ces lois, répliqua Haleed, l’air sombre. Ou d’augmenter le nombre requis de fidèles. Une ombre passa sur le visage d’Arleej. Elle craint que la haine des Pentadriens pousse les Somreyans à approuver une telle mesure, comprit Meeran. Les Tisse-Rêves sont peu nombreux comparés au nombre potentiel de Pentadriens qui pourraient s’établir ici. La modification que suggère Haleed la priverait de son siège au Conseil sans empêcher les Pentadriens de gagner du pouvoir. —Si effrayé soit-il par les Pentadriens, le peuple n’acceptera jamais, affirma-t-il pour rassurer Arleej. —Donc, nous sommes obligés de nous les coltiner, grommela Haleed. —Pas nécessairement, dit Arleej tout bas. Il suffirait qu’ils commettent une seule agression pour que nous puissions les expulser en toute légalité. Et c’est à nous de décider ce qui constitue une agression. Malgré lui, Haleed la dévisagea avec un respect nouveau. Arleej lui sourit. Meeran les regarda tous les deux et secoua la tête. Leurs forces respectives avaient été affûtées par des années de querelles. Imaginer ce dont ils seraient capables s’ils les unissaient était légèrement perturbant. —Ils disent être ici pour faire la paix, leur rappela le modérateur. Si improbable que ça semble, je pense que nous devrions leur laisser une chance de prouver qu’ils sont sincères. Les deux anciens reportèrent leur attention sur lui, et même si leur expression disait clairement que ça ne leur plaisait pas, tous deux opinèrent. Au nord, il y avait déjà de la neige sur les montagnes, remarqua Auraya. De petites plaques blanches reflétaient le clair de lune, donnant à la roche un aspect marbré. Bientôt, ces plaques grandiraient, se rejoindraient et draperaient les pics tout entiers. La jeune femme fronça les sourcils en réfléchissant aux conséquences d’un hiver prématuré pour les Siyee affaiblis par le rongecœur. Ça ne sera pas si terrible si je parviens à empêcher le mal de se propager, décida-t-elle. Mais la tâche ne serait pas forcément aisée. Même si les prêtres circliens s’y connaissaient un peu en épidémies, les gens ordinaires traitaient celle-ci avec terreur et superstition. Auraya venait de découvrir que les Siyee n’échappaient pas à la règle. Les membres de la famille originaire du village de la Rivière du Nord avaient refusé de quitter l’Ouvert volontairement, bien qu’on leur ait offert une tonnelle à proximité et assuré qu’ils ne resteraient en quarantaine que quelques jours. Quand Sirri leur avait ordonné de partir, ils avaient obéi, mais à contrecœur. Les Siyee qui vivaient à l’Ouvert avaient eu des réactions mélangées à l’annonce de la situation. Certains avaient paniqué, et Auraya soupçonnait que Sirri aurait beaucoup de mal à les empêcher de fuir. D’autres pensaient que la famille du village de la Rivière du Nord avait été traitée injustement, et ils n’hésitaient pas à clamer leur désaccord. Par chance, aucun des visiteurs ne manifestait de symptômes. Le messager, en revanche, semblait beaucoup plus fatigué par le voyage de retour qu’il l’aurait dû. Auraya l’observa pensivement. Il a dû quitter la Tonnelle des Orateurs peu de temps après moi. Je sens qu’il a faim. Il n’a pas mangé beaucoup, et ne s’est probablement pas reposé du tout. Cela suffit peut-être à expliquer son état, espéra-t-elle. Reet était parti des heures avant elle, mais elle l’avait facilement rattrapé. Elle était désormais partagée entre son désir de prendre de l’avance et l’inquiétude qui la poussait à rester avec lui. Et si le mal le submergeait d’un coup ? S’il s’évanouissait et faisait une chute mortelle ? Et s’il était juste affamé et épuisé ? Et si elle arrivait trop tard pour sauver un des membres de sa tribu ? C’était un choix impossible. Si seulement je savais ce qui se passe au village… Si quelqu’un souffrirait à cause de mon retard… Mais peut-être y avait-il un moyen de le découvrir. Auraya avait quelqu’un à qui s’adresser. Il ne lui répondrait pas forcément, mais ça ne coûtait rien d’essayer. Chaia. Elle attendit plusieurs battements de cœur avant de réitérer son appel. Mais aucune présence familière ne vint titiller ses sens. Soupirant, elle reconsidéra son dilemme. Peut-être devait-elle prendre une décision en se fondant uniquement sur ce dont elle était certaine : Reet était dangereusement fatigué. Je vais rester avec lui, juste au cas où et jusqu’à ce que j’en sache davantage. Chaia peut encore se manifester. À songer au dieu, Auraya sentit un frisson lui parcourir le dos. Tant de choses avaient changé en l’espace de quelques jours… Leiard ne me manque plus, songea-t-elle en souriant. Chaia avait raison sur ce point. Jamais elle n’avait éprouvé un tel plaisir. Ses ébats avec le dieu ressemblaient à un rêvelien, mais en beaucoup plus sophistiqué. Les rêveliens se fondaient sur le souvenir de l’orgasme. Or, avec Chaia, Auraya découvrait une extase totalement inconnue. Dans le monde physique, les caresses du dieu n’étaient que le frôlement de la magie. Mais cela changeait quand son esprit et sa volonté s’unissaient à ceux d’Auraya. Alors, la magie devenait sensation pour la jeune femme. Chaia pouvait répondre au moindre de ses désirs, tout en la stimulant d’une manière qu’elle n’aurait jamais crue possible. Elle s’était attendue que le monde physique lui paraisse bien fade comparé à cette expérience, mais non. C’était, au contraire, comme si ses perceptions avaient été décuplées. Chaque objet lui paraissait fascinant ; chaque être vivant, magnifique et palpitant d’énergie. Par chance, cet effet s’estompait avec le temps. Auraya ne voulait pas être distraite par la beauté d’un insecte pendant qu’elle discutait de choses importantes avec les Siyee. Les côtoyer avec ses perceptions décuplées n’avait fait que renforcer son désir de les protéger. Pourtant, elle était plus consciente que jamais des différences entre eux et elle. De sa taille, de son absence d’ailes. De leur mortalité. Et ce gouffre l’attristait. Ne s’était-elle rapprochée des dieux que pour s’éloigner des mortels ? C’était une idée perturbante. Mais c’est bon d’attendre de nouveau la nuit avec impatience, songea-t-elle. Et il ne servirait à rien de m’en préoccuper maintenant. Souriant par-devers elle, Auraya mit ses inquiétudes de côté et laissa son esprit vagabonder vers sa future rencontre avec Chaia. Chapitre 27 —Je suis genrien ! s’époumonait Devlem Charron. Vous ne pouvez pas me faire ça ! —Vous êtes peut-être genrien, répliqua calmement Reivan, mais tant que vous vivez en Avven, vous devez respecter nos lois. Vous résidez ici depuis assez longtemps pour savoir que nous interdisons l’esclavage sauf en ce qui concerne les criminels. —Elle n’est pas humaine, insista le marchand. C’est un animal, une créature de la mer. Il suffit de la regarder pour s’en apercevoir. Reivan soutint son regard sans ciller. —Il suffit de lui parler pour s’apercevoir qu’elle est humaine. Et les choses qu’elle raconte sur vous… (La jeune femme secoua tristement la tête.) C’est vous que je qualifierais d’animal. Devlem poussa un cri de rage. Il plongea en avant. Reivan eut un mouvement de recul, mais les mains tendues du marchand ne l’atteignirent jamais : elles s’écrasèrent sur une barrière invisible. De la magie. Reivan tourna la tête vers le Serviteur Kikarn. L’expression désapprobatrice de celui-ci s’adoucit comme leurs regards se croisaient, et un des coins de sa bouche se releva. Dès qu’elle fut remise de sa surprise, Reivan le remercia d’un hochement de tête. —Vous n’avez pas le droit de me réduire en esclavage ! rugit Devlem. Ma famille est liée aux maisons nobles de Genria ! —Faites entrer le Serviteur Grenara, ordonna Reivan. Le gardien d’esclaves du Sanctuaire était un homme de petite taille, mais chacun de ses gestes suggérait qu’il avait l’habitude qu’on lui obéisse. Il fit le signe de l’étoile pour saluer Reivan et Kikarn, puis reporta son attention sur Devlem, qu’il jaugea en plissant les yeux. —Viens avec moi, Devlem Charron. Le marchand le foudroya du regard. —Si vous croyez que je vais vous suivre comme un arem décérébré, vous… Grenara haussa les épaules. —C’est comme tu veux. Certains acceptent leur sort avec dignité ; d’autres doivent être ligotés et emmenés de force. À ces mots, la colère de Devlem parut s’évaporer. Il fit un pas en arrière, puis redressa le dos et sortit de la pièce à grands pas décidés. Grenara lui emboîta le pas. Lorsque la porte se fut refermée derrière eux, Reivan poussa un long soupir. —Merci, Serviteur Kikarn, dit-elle. Son assistant la regarda avec une perplexité feinte. —Pourquoi donc, Servante Reivan ? La jeune femme sourit. Il semble que je me sois fait un allié. —C’est plus qu’assez de travail pour aujourd’hui. On se voit demain matin. Kikarn inclina la tête et fit le signe de l’étoile, l’abandonnant là pour ranger la pièce. Reivan sortit par la deuxième porte. Les couloirs du Bas-Sanctuaire étaient presque déserts. La plupart des Serviteurs s’étaient déjà retirés pour la soirée. Mais malgré son envie de se reposer, Reivan ne se dirigea pas vers ses appartements. Plusieurs couloirs et escaliers plus tard, elle atteignit le Haut-Sanctuaire. Des torches éclairaient le chemin conduisant à la cour principale. En émergeant dans la fraîcheur nocturne, Reivan fit une pause pour contempler le spectacle qui s’offrait à elle. Au centre de la cour, une grande tente se dressait à l’endroit habituellement occupé par la fontaine. Des lampes allumées à l’intérieur projetaient sur les parois de toile l’ombre d’une femme et d’une enfant, tandis que des voix formaient des mots aigus et incompréhensibles. Reivan s’approcha du rabat de la tente. —Puis-je entrer ? lança-t-elle. —Oui, répondit Imenja. Nous sommes en train de parler de la ville où habite Imi. Ça a l’air d’être un endroit fascinant. Reivan écarta le rabat et pénétra sous la tente. La petite Elaï était allongée dans la fontaine désormais pleine d’eau de mer apportée par des esclaves. Ses coudes étaient appuyés sur la margelle, et sa peau paraissait encore plus sombre dans la lumière des lampes. Reivan se souvint des dessins qui représentaient le peuple de la mer dans les livres des Penseurs et, une fois de plus, elle fut stupéfiée par leur inexactitude. Cette enfant n’avait ni queue de poisson ni longue crinière bouclée. Elle était totalement glabre et dotée d’une paire de jambes normales. Presque normales, rectifia Reivan en son for intérieur. Les mains et les pieds d’Imi étaient démesurément grands par rapport à ses membres, et une épaisse membrane reliait entre eux ses doigts et ses orteils. Et ce n’étaient pas là les seules différences morphologiques. Sa cage thoracique semblait bien trop large pour une enfant. Reivan n’aurait pas été surprise d’apprendre que les Élaï avaient des poumons beaucoup plus développés que ceux des terrestres. Les auteurs de ces ravissantes illustrations auraient été bien déçus de rencontrer Imi. Son absence de cheveux et ses distorsions physiques ne la rendaient pas belle à voir, et même la jolie tunique qu’elle portait désormais ne pouvait masquer cela. Comme elle lui souriait, révélant des dents légèrement pointues, Reivan dut réprimer un frisson. —Reivan, dit Imi en articulant bien. —Imi, répondit la jeune femme. Comment vous sentez-vous ? Imenja traduisit. La fillette jeta un coup d’œil à sa peau pelée, et la tristesse assombrit son visage comme elle répondait. —Elle récupère progressivement, dit Imenja à Reivan. À n’en pas douter, elle a traversé de rudes épreuves. Capturée par des pêcheurs, puis par des pirates qui l’ont forcée à travailler pour eux… Puis vendue à ce répugnant marchand. Tu t’es occupée de lui ? —Oui. Il dit qu’Imi est un animal et que, par conséquent, il n’a enfreint aucune loi. Il est parti avec le gardien des esclaves. —Bien. La stupidité n’excuse pas la cruauté. Aucun de ses geôliers n’a tenté de parler à cette petite. Ils ne lui ont donné à manger que du poisson cru et ont laissé sa peau se dessécher. Les Elaï… Imi dit quelque chose. Imenja sourit et lui répondit, puis reporta son attention sur Reivan. —Les Élaï ont besoin de passer une partie de la journée dans de l’eau de mer. Et comme nous, ils consomment une grande variété d’aliments – pas juste du poisson et des algues. (La Deuxième Voix marqua une pause.) Tu ne devineras jamais qui elle est. Reivan gloussa. —En effet, ça me paraît peu probable. Imenja tourna son regard vers Imi. —C’est la fille du roi des Élaï. Surprise, Reivan baissa les yeux vers la fillette, qui lui adressa un sourire hésitant. —Comment a-t-elle été capturée par des humains ? —Elle a faussé compagnie à sa gardienne afin d’aller chercher un cadeau pour son père. —Sait-il qu’elle a été capturée ? —Peut-être que oui, peut-être que non. Ce qui est certain, c’est qu’il ne sera pas le seul à se réjouir de son retour. —À moins que la capture de sa fille ait été organisée par ses ennemis. Imenja fronça les sourcils. —Mmmh. C’est possible. —Vous devrez être prudente quand vous la lui ramènerez, conseilla Reivan. —Moi ? (Imenja haussa les sourcils.) Pourquoi penses-tu que c’est moi qui me chargerai de la ramener ? —Parce que c’est une princesse. Elle a été vendue à quelqu’un qui vit sur nos terres. Quand elle leur racontera son histoire, les Elaï nous tiendront pour partiellement responsables de ce qu’elle a subi, à moins que nous leur présentions nos plus plates excuses. Et, (Reivan sourit) parce que les Élaï n’ont pas été mêlés à la guerre, et qu’aucun ressentiment ne les empêchera de vous écouter si vous leur parlez des Cinq. Imenja fixa les yeux sur d’un air aussi surpris qu’approbateur. —Tu as raison. (Elle jeta un coup d’œil à Imi et sourit.) Je devrais la ramener moi-même. Et tu devrais m’accompagner. Bien entendu, il faudra convaincre Nekaun, mais la perspective de gagner un allié supplémentaire y suffira probablement. Si nous réussissons, personne ne verra d’objection à ce que je fasse de toi ma Compagne. Imi dit quelque chose d’autre sur un ton interrogateur. La réponse d’Imenja amena un sourire soulagé sur ses lèvres. —Elle est fatiguée, expliqua Imenja. Nous devrions la laisser dormir. Elle souhaita une bonne nuit à l’enfant, puis se leva et entraîna Reivan dehors. —Je vais aller parler à Nekaun immédiatement. S’il est d’accord, tu auras un voyage en mer à organiser pour nous demain matin. —Encore du travail ! grogna Reivan en faisant semblant d’être atterrée par cette perspective. La Deuxième Voix éclata de rire et lui fit signe de décamper. Souriant, Reivan regagna ses appartements. Je vais voir le royaume des Elaï ! se surprit-elle à penser. Les Penseurs vont en crever de jalousie ! Mirar prit une grande inspiration et sauta de la plate-forme. L’espace d’une fraction de seconde, il tomba dans le vide, puis sentit la corde se tendre sur sa poitrine pour supporter son poids. La corde plus épaisse à laquelle était attaché son harnais se relâcha, et il rebondit plusieurs fois en l’air. Quand il se fut immobilisé, il commença à se tracter le long de cette corde. Ce système était une idée de Tyve. Descendre d’un arbre et grimper à un autre prenait trop de temps à Mirar ; aussi le jeune homme impatient avait-il passé en revue plusieurs moyens substitutifs pour permettre à un terrestre de se déplacer entre les plates-formes. Il avait d’abord pensé que plusieurs Siyee pourraient transporter le guérisseur dans un filet, puis renoncé en découvrant combien pesait Mirar. Pourtant, il s’était obstiné. À maintes reprises, Mirar l’avait entendu marmonner : « Tryss y arriverait, lui » ou : « Que ferait Tryss à ma place ? » Tryss – le jeune Siyee qui avait inventé le harnais de chasse – semblait être son héros et une source d’inspiration pour lui. Désormais, des cordes reliaient entre eux la plupart des arbres du village. Le développement du réseau avait permis d’occuper les Siyee encore valides. Tyve était le seul que Mirar autorisait à se déplacer, et seulement à la condition très stricte qu’il ne touche personne et observe une distance suffisante pour ne pas être infecté par le souffle d’un malade. Non que cela eût fait une grande différence. La plupart des Siyee étaient contaminés, désormais. Jusque-là, on ne déplorait aucune victime. L’orateur Veece avait bien failli mourir, mais Mirar avait pu le ramener à l’aide d’une guérison magique. Toutefois, le corps du vieillard se refusait toujours à combattre la maladie. Ce qui posait un sacré dilemme à Mirar. Il pouvait utiliser ses pouvoirs pour soulager les symptômes et redonner des forces au patient mais, en règle générale, il répugnait à s’en servir pour expulser le mal même. S’il le faisait, le patient restait vulnérable et pouvait l’attraper une seconde fois – ce qui arriverait très probablement dans un village dont presque toute la population était contaminée. Quand le corps d’un patient refusait d’apprendre à combattre le mal, la seule solution était une expulsion magique suivie d’une quarantaine. Mirar n’y recourrait qu’en dernier ressort. Il approchait de l’autre extrémité de la corde désormais. La lumière d’une lampe éclairait une petite plate-forme sur laquelle se dressait une seule tonnelle. La plate-forme précédente était plus grande et située un peu plus haut, si bien que Mirar se retrouva suspendu quelques pouces au-dessus du plancher de bois. Il leva les bras et se glissa hors de la boucle qui lui enserrait la poitrine. L’entendant atterrir, une fillette siyee se précipita hors de la tonnelle. Elle le dévisagea, puis lui saisit le bras et le traîna à l’intérieur. Une femme était allongée sur un matelas posé par terre, les yeux clos. Assis en tailleur près d’elle, Tyve lui tenait la main. Un bol d’eau à la surface huileuse fumait non loin de là, et l’odeur à la fois douce et piquante de l’essence de brei planait dans l’air. —Comment va-t-elle ? demanda Mirar. —Elle respire deux fois plus vite que la normale, répondit Tyve. Et on dirait qu’elle a des bulles dans la gorge. Ses doigts sont froids ; ses lèvres sont en train de bleuir. Je lui ai donné du mallin. Il apprend vite, nota Leiard. Mirar ne put s’empêcher de sourire, mais il se ressaisit très vite comme Tyve levait les yeux vers lui. —Je sais que tu m’as dit de ne toucher personne, mais elle m’a pris la main. À partir de là, c’était déjà trop tard, alors, je la lui ai laissée. Mirar acquiesça. —La compassion est une qualité chez un guérisseur – jamais un défaut. (Il fixa les yeux sur l’enfant suspendue à son bras.) Mais n’oublie pas de te laver les mains ensuite. Il se dégagea doucement et s’agenouilla près de la femme. Posant une main sur son front, il s’abîma dans une transe de guérison et projeta son esprit dans le corps de la patiente. Celui-ci combattait le mal, constata-t-il avec soulagement. Il avait juste besoin d’un petit coup de pouce. Conjurant de la magie, Mirar l’utilisa pour apaiser l’inflammation des poumons et encourager le cœur à battre plus vite afin d’envoyer davantage de sang vers les extrémités. Néanmoins, il ne pouvait pas deviner si cette femme s’en serait sortie sans son aide. Le rongecœur n’avait pas un effet si dévastateur sur les terrestres. S’agissait-il d’une version plus grave de la maladie ? Si oui, et si elle se propageait au-delà des frontières de Si, les terrestres se retrouveraient avec une terrible pandémie sur les bras. Mais il se pouvait que les Siyee soient tout simplement plus vulnérables que les humains ordinaires. C’était la première fois qu’ils avaient affaire au rongecœur, alors que celui-ci avait déjà sévi plusieurs fois dans le reste de l’Ithanie. Cela signifiait-il qu’une race pouvait s’habituer à une maladie ? C’était une idée intéressante, mais qui ne présageait rien de bon pour les Siyee. Mirar retira son esprit du corps de la patiente. Celle-ci respirait mieux, et son visage reprenait peu à peu des couleurs. Tyve lui caressa la main. —Ses doigts sont tièdes, dit-il en levant des yeux émerveillés vers Mirar. Comment fais-tu ? C’est… C’est… (Il secoua la tête.) Je donnerais n’importe quoi pour savoir faire ça. Mirar eut un sourire en coin. —N’importe quoi, vraiment ? Tyve jeta un coup d’œil à la femme et acquiesça. —Oui. Et c’est reparti, songea Mirar, se remémorant des moments similaires survenus au fil des siècles – des jeunes gens enthousiasmés par la perspective de sauver des vies. Plus tard, quand l’émerveillement était retombé et qu’il leur révélait ce qu’impliquait le fait de devenir Tisse-Rêves, la plupart d’entre eux changeaient d’avis. —Si ce n’est pas le cas de Tyve, lui enseigneras-tu notre art ? demanda Leiard. —Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire ici, répondit Mirar. Ça m’occupera pendant que je m’efforce de rester à l’écart des Blancs. —Et Jayim ? Mirar frémit en pensant au jeune homme dont Leiard avait commencé la formation à Jarime. —Arleej aura veillé à ce que quelqu’un finisse le boulot. Je ne pouvais certainement pas m’en charger. —Non, mais si tu étais forcé d’abandonner la formation de ce garçon-là, tu ne pourrais pas t’attendre qu’Arleej prenne la relève, fit remarquer Leiard. —Bien sûr que si. Je n’aurais qu’à envoyer Tyve à Somrey. Arleej me maudirait probablement de lui envoyer un nouvel élève, mais elle verrait l’avantage d’avoir des Tisse-Rêves chez les Siyee. —Les Blancs risquent de ne pas aimer ça. Si les dieux apprennent qu’un Tisse-Rêves enseigne son art à un Siyee, ils enquêteront. Ils s’apercevront qu’ils ne peuvent pas voir dans l’esprit du maître de Tyve, et cela éveillera leurs soupçons sur ton identité. Mirar réfléchit. Si Tyve décide de devenir un Tisse-Rêves, il devra garder le secret et accepter le fait que je serai peut-être forcé de l’envoyer à Somrey pour finir sa formation. —Et là, il n’aurait plus besoin de dissimuler quoi que ce soit. Ça te plairait, pas vrai ? lança Leiard. Tu adorerais que les Blancs découvrent que, pendant qu’ils étaient occupés à former les premiers prêtres siyee, de ton côté, tu formais le premier Tisse-Rêves siyee. —Ce serait assez plaisant, convint Mirar. —Wilar ? Il leva les yeux vers Tyve. —Que dois-je faire ? demanda le jeune homme. Mirar sourit. —Je t’expliquerai, mais pas maintenant. Nous devons poursuivre notre travail. Tyve opina. Il jeta un coup d’œil à la fillette, qui s’était assise en tailleur sur le côté. —Elle présente les premiers symptômes. Qu’allons-nous faire ? Mirar fit signe à l’enfant. —Approche, petite. Comment t’appelles-tu ? Chapitre 28 À l’est, une lueur réchauffait l’horizon, mais le fond de l’air était frais. Auraya se tourna vers Reet. Le jeune homme ne se trouvait plus à ses côtés. Alarmée, elle regarda autour d’elle. Reet volait plus bas. Elle fut soulagée de voir qu’il n’était pas en train de succomber à la fatigue ou au rongecœur, mais de descendre vers leur destination. Elle l’imita, se laissant tomber par une trouée dans les frondaisons de la forêt et esquivant les branches d’énormes arbres. Reet poussa un sifflement aigu et reçut quelques réponses beaucoup plus faibles. En plissant les yeux, Auraya découvrit des tonnelles construites sur des plates-formes, très haut dans les arbres. Le jeune messager piqua vers l’une d’elles – la demeure du chef de sa tribu. Auraya se posa quelques instants après lui et sourit à la vieille femme qui sortait de la tonnelle en traînant les pieds. C’était l’épouse de l’orateur, lut-elle dans son esprit. Puis son sourire s’estompa comme elle reconnaissait les symptômes de la maladie. —J’ai ramené des secours, annonça Reet d’une voix lasse. (Il se tourna vers Auraya.) Auraya des Blancs est venue nous aider. Voici Tryli, la femme de l’orateur Veece. La vieille femme eut un pauvre sourire. —Bienvenue, Auraya des Blancs. Mon époux aurait aimé vous accueillir comme il se doit, mais il est alité. Aussi est-ce à moi qu’il revient de vous remercier d’être venue. Auraya hocha la tête. —Combien y a-t-il de malades ? —Nous le sommes presque tous, mais il n’y a pas eu un seul mort depuis l’arrivée du guérisseur. Reet redressa le dos et grimaça joyeusement. —Tyve a pu le persuader de venir ! Surprise, Auraya cligna des yeux. Sondant les pensées de la vieille femme, elle y vit un homme au chevet des Siyee souffrants. —Un terrestre ? s’exclama-t-elle, alarmée. Un des Pentadriens était-il resté ? Etait-ce lui qui avait contaminé la tribu ? Tryli opina. —Il s’appelle Wilar. Il est arrivé avant-hier ; ça fait deux nuits et un jour qu’il s’affaire sans prendre le moindre repos. Vous tombez vraiment bien. J’avais peur de ce qui lui arriverait s’il ne dormait pas – et aussi de ce que nous deviendrions s’il s’arrêtait pour dormir. Et Tyve… La fin de sa phrase fut couverte par un sifflement vigoureux. Pivotant, ils virent un jeune Siyee piquer vers eux. —Tyve ! appela Reet d’une voix raffermie par le soulagement. Comme le nouveau venu se posait sur la plate-forme, Auraya sourit. Même si elle ne l’avait pas lu dans les pensées de Reet, elle aurait su que ce jeune homme était son frère. Ils se ressemblaient tellement ! —Reet ! s’écria Tyve. Tu as réussi ! Attends ! (Il recula en tendant les mains pour empêcher son frère de l’étreindre.) Nous devons être prudents. J’ai passé beaucoup de temps auprès des malades. Il se peut que je sois atteint moi aussi. Je ne voudrais pas te contaminer. Reet écarquilla des yeux horrifiés. —– Tu crois que tu l’as ? Tyve haussa les épaules. —Non, mais Wilar dit que nous devons faire attention à ne pas nous toucher ou nous souffler les uns sur les autres, juste au cas où. (Son regard se posa sur Auraya.) Bienvenue, Auraya des Blancs. Etes-vous venue nous aider, vous aussi ? La jeune femme acquiesça. —En effet. Tryli me parlait justement de ce fameux guérisseur. Veux-tu bien me conduire à lui ? Tyve grimaça. —Bien sûr. Suivez-moi. Il plongea dans le vide, et Auraya le suivit. Des cordes avaient été tendues entre les différentes plates-formes ; ils durent zigzaguer pour les éviter. Dans les pensées du jeune Siyee, Auraya lut qu’il avait eu l’idée d’un harnais pour permettre au guérisseur terrestre de se déplacer plus facilement d’une demeure à une autre. Un courant aérien familier permit à Tyve de gagner un peu d’altitude. Le jeune homme contourna une branche et plana jusqu’à une grande plate-forme sur laquelle se dressaient trois tonnelles. Il se posa, attendit qu’Auraya le rejoigne et l’entraîna vers l’une des habitations. L’intérieur était chichement éclairé par une unique lampe. Deux enfants et une femme gisaient immobiles dans des hamacs. Devant eux, tournant le dos à Auraya, se tenait un Tisse-Rêves. Évidemment, songea la jeune femme. Ça ne pouvait être qu’un Tisse-Rêves. Qui d’autre prendrait la peine de se rendre dans un endroit si reculé et si difficile d’accès pour soigner les autres ? Cet homme avait quelque chose d’étrange. Il lui fallut un moment pour comprendre quoi. Je n’arrive pas à lire dans son esprit ! Je ne perçois pas ses sentiments ! Je ne peux pas… L’homme pivota vers elle, et Auraya se figea. Leiard ! Ses cheveux étaient noirs, ses joues et son menton rasés de près. Mais c’était indubitablement lui. L’estomac d’Auraya se changea en plomb – en même temps que son cœur se soulevait d’allégresse. Miraculeusement, une petite partie d’elle conserva assez de détachement pour s’amuser de cette réaction contradictoire. Suis-je contente de le voir, ou pas ? Elle n’eut pas besoin de lire dans les pensées de son ancien amant pour voir que, de son côté, il était atterré. Il la dévisagea d’un regard glacial tandis qu’un sourire dépourvu de bonne humeur tordait sa bouche. Tyve le désigna de la main. —Voici le Tisse-Rêves Wilar, dit-il, savourant l’importance de ces présentations. Tisse-Rêves Wilar, voici… —Auraya des Blancs, répondit Leiard d’une voix atone. Nous nous connaissons. Tyve irradia la surprise et la curiosité. —Vous vous êtes déjà rencontrés ? —Oui, répondit Auraya. Même s’il utilisait un autre nom à l’époque. Et ses cheveux n’étaient pas noirs, ajouta-t-elle en silence. Ça ne lui va pas du tout. —Un nom que j’ai laissé derrière moi, répliqua Leiard. Avec toutes les erreurs que j’ai commises. Je préférerais que tu ne l’emploies pas. Aujourd’hui, je suis Wilar. —Très bien, Wilar. Des erreurs ? Parle-t-il de notre liaison, ou de sa manière peu élégante d’y mettre un terme en courant se réfugier dans les bras d’une catin ? Auraya sentit la colère monter en elle et se força à la réprimer. Peu importe. Moi aussi, je préfère que les Siyee ignorent tout de notre histoire commune. S’il veut que je l’appelle Wilar, ça me va. De toute façon, je n’ai pas le temps de m’appesantir sur mes souvenirs ou sur ma rancœur. Il y a des Siyee malades à soigner. Ils passent avant tout le reste. Elle croisa les bras. —Alors, Tisse-Rêves Wilar. Dans quel état est cette tribu, et de quelle façon puis-je me rendre le plus utile ? Un vent fort soufflant depuis le sud-ouest avait poussé Emerahl le long de la côte genrienne à ce qu’elle aurait qualifié de bonne allure si elle avait été pressée ou avait eu une destination précise en tête – ce qui n’était pas le cas. Le vent semblait vouloir à tout prix qu’elle se hâte dans cette direction, et Emerahl rechignait toujours à passer plus d’un jour ou deux dans le même port ; aussi s’était-elle abandonnée à sa volonté. Elle n’avait qu’une inquiétude : si elle se déplaçait trop rapidement, et si le Goéland, ayant trouvé son message, essayait de la rattraper, peut-être n’y parviendrait-il pas. Le soleil qui dardait ses rayons sur elle se trouvait presque à son zénith quand Ayme apparut au détour d’une falaise devant Emerahl. Comme Jarime, la ville s’était développée autour d’un estuaire – mais beaucoup plus grand que celui de la capitale hanienne. Les affluents du fleuve ne pouvaient être enjambés par aucun pont ; ou du moins, personne n’avait réussi à bâtir de pont capable de les enjamber depuis le dernier passage d’Emerahl. Alors que l’estuaire se révélait progressivement à elle, la voyageuse vit que l’eau était toujours aussi encombrée de ferries. Des bâtiments se massaient sur chaque pointe de terre. Emerahl supposa que ces « quartiers » continuaient à fonctionner de manière si indépendante des autres qu’on aurait pu les considérer comme autant de villes distinctes. Chacun d’eux possédait son propre port, son propre marché, ses propres lois et sa propre famille dirigeante. À la vue d’un certain groupe de bâtiments, Emerahl ne put réprimer un sourire. L’île des Rois n’avait pas changé, même si quelques structures supplémentaires se dressaient peut-être dans la partie jadis réservée aux jardins. Des bannières colorées, ornées d’un blason très ancien, lui apprirent que le roi de Genria vivait toujours là, même s’il semblait désormais appartenir à une autre lignée. En apparence, rien n’a changé, se dit-elle. J’imagine que le langage s’est développé, comme le torennais. Et que je me ferai arnaquer en changeant mon argent. Que… ? Elle redressa le dos en découvrant une vision tout à fait inédite. Un énorme navire aux voiles noires était ancré dans l’estuaire. Une grosse étoile blanche ornait son flanc. Des Pentadriens ! Que font-ils ici ? Emerahl dirigea son petit bateau vers l’étrange navire. Peut-être les Genriens l’avaient-ils capturé ? En se rapprochant, elle vit deux hommes en robe noire sur le pont, en grande conversation avec quatre Genriens bien habillés. Une barge genrienne tanguait doucement contre la coque noire. Des ouvriers y descendaient des caisses en provenance du navire. Ils font du commerce, en conclut Emerahl. Moins d’une année s’est écoulée depuis la fin de la guerre et, déjà, les gens sont prêts à oublier leur inimitié pour se faire un peu d’argent. Modifiant son cap, elle se dirigea vers la jetée la plus proche. Oublier, peut-être pas, rectifia-t-elle. Ce navire se trouve bien loin de la terre. Le roi lui a peut-être interdit l’accès au port. Mais sa position n’est sans doute pas assez forte pour qu’il interdise le commerce avec les Pentadriens. Je me demande quelle famille a décidé de s’y risquer, et si elle l’a fait parce que la marchandise était intéressante ou seulement pour défierl’autorité royale. Emerahl vira vers la gauche. Elle choisit l’une des zones d’amarrage les plus modestes à la lisière de la ville, où des jetées de bois avaient été construites pour accueillir les embarcations de petite taille comme la sienne. Plusieurs bateaux de pêche étaient amarrés là. Leurs propriétaires avaient dû partir pour le marché depuis plusieurs heures, si bien que tout était très calme. Comme Emerahl approchait, un homme rondouillard à l’expression joviale sortit d’une baraque et s’approcha du bord de la jetée. —Bonjour, lança Emerahl. Seriez-vous le capitaine du port, par hasard ? L’homme eut un large sourire. —En effet. Toore Barreur, à votre service. Emerahl lui rendit son sourire. —Merci, Toore Barreur. Combien pour un emplacement ? Il se mâchouilla la lèvre inférieure. —Combien de temps comptez-vous rester ? —Quelques jours. J’espère gagner un peu d’argent grâce à mes dons de guérisseuse avant de poursuivre ma route, révéla Emerahl. Toore haussa les sourcils. —Des dons de guérisseuse, hein ? Je ferai savoir que vous êtes en ville. Comment vous appelez-vous ? —Limma. Limma Soigneuse. C’est très gentil de votre part. Il se remit à mâchonner sa lèvre. —Disons deux pièces de cuivre par jour. Mais n’allez surtout pas l’ébruiter, ou on viendra me demander pourquoi je pratique des tarifs si bas. Emerahl posa un doigt sur ses lèvres. —Promis, je ne dirai rien. Toore grimaça. —Je peux vous donner un coup de main pour monter ? —Volontiers. Emerahl fourra toutes ses affaires dans sa besace, prit la main qu’il lui tendait et se laissa hisser sur la jetée. Jetant son sac sur son épaule, elle se dirigea vers le rivage, flanquée par le capitaine du port. —Combien coûtent vos services, madame ? s’enquit Toore. Vous croyez que vous pourriez faire quelque chose pour ma jambe ? Emerahl lui jeta un coup d’œil. —Votre jambe ? Qu’est-ce qu’elle a ? —Je me la suis fait coincer entre un bateau et le quai, il y a longtemps. Elle ne m’a pas trop embêté jusqu’à ces dernières années. Mais là, elle commence à me faire vraiment mal. —Je peux vous vendre quelque chose pour faire passer la douleur. Et peut-être remédier à ce qui cloche de l’intérieur, mais je ne le saurai pas avant de vous avoir examiné. Ils atteignirent le bout de la jetée et s’arrêtèrent. Balayant l’estuaire du regard, Emerahl vit que le navire pentadrien hissait les voiles. Toore suivit la direction de son regard et se rembrunit. —Il était temps qu’ils s’en aillent, marmonna-t-il. Personne n’était content de les savoir là, comme un nuage noir planant sur la ville. J’espère qu’ils ne reviendront jamais. —Oh ! ils reviendront, lui assura Emerahl. Toore la dévisagea en haussant un sourcil. —Pourquoi en êtes-vous si sûre ? —Ils ont trouvé un acheteur pour leur marchandise. Je les ai vus décharger en arrivant, expliqua Emerahl. —Contre la volonté du roi ! s’exclama Toore, scandalisé. Qui était-ce ? L’avez-vous vu ? Emerahl secoua la tête. —Je ne suis pas venue à Genria depuis des années. Je ne reconnaîtrais pas un membre d’une famille dirigeante si je lui marchais dessus. —Quelles étaient les couleurs du bateau ? —Il avait des bandes horizontales bleues et noires sur la coque. —Ah ! ah ! les Deore. Evidemment. C’est une famille puissante. La seule assez puissante, en fait, pour défier le roi. C’était la première fois qu’Emerahl entendait ce nom. Il s’agissait sans doute d’une nouvelle lignée, moins respectueuse des traditions et assez ambitieuse pour chercher les ennuis. —J’espère ne pas tomber à un mauvais moment. Toore éclata de rire. —Non, non. Ce genre de chose est parfaitement normal ici. Ça fait partie de la vie de tous les jours. Les familles dirigeantes passent leur temps à se provoquer. Et puis, vous ne restez que quelques jours. —C’est vrai. Voulez-vous que j’examine votre jambe maintenant ? —Si ça ne vous ennuie pas. Et si vous me faites un bon prix, j’oublierai peut-être de vous réclamer la taxe d’amarrage. Emerahl gloussa. —Tout dépendra du traitement. Asseyons-nous et regardons ça. Tyve se posa à l’instant où Wilar sortait de la tonnelle. Sans lui accorder la moindre attention, le Tisse-Rêves balaya les autres tonnelles du regard. Il fait ça tout le temps, maintenant, songea Tyve. Il cherche Auraya. Toute la matinée, le jeune Siyee avait servi de messager entre le guérisseur et la Blanche. Les deux terrestres ne s’étaient pas revus depuis l’arrivée de cette dernière. Ils n’ont pas l’air de s’apprécier, et Wilar semble agacé par la présence d’Auraya. Je me demande si je devrais l’interroger à ce sujet. J’ai l’impression qu’il ne voudra pas m’en parler. Et si amicale que paraisse Auraya, j’imagine que je ne devrais pas poser de questions si personnelles à une Blanche. Tyve fit un pas vers Wilar, puis s’arrêta comme une vague de nausée le submergeait. Il prit une grande inspiration, mais cela ne servit à rien. Quelque chose se bloqua dans ses poumons, et il fut pris d’une quinte de toux. —Tyve ! Assieds-toi. Des mains le retinrent tandis que le monde tanguait autour de lui. Il tomba mollement à genoux. Sa toux cessa peu à peu, mais à la sensation de constriction succéda une vive angoisse. Il leva les yeux vers Wilar. —Je l’ai attrapé, n’est-ce pas ? Le guérisseur acquiesça, les lèvres pincées. —C’est ce qu’on dirait, oui. Ne t’inquiète pas. Je ne te laisserai pas mourir. Tyve acquiesça. —Je ne m’inquiète pas. Et de fait, il n’était pas aussi effrayé qu’il aurait pu le croire. Sans doute parce qu’il comprenait mieux la maladie désormais, et savait qu’il survivrait probablement. Ce qu’il éprouvait plus que tout, c’était de la déception. —Je ne peux plus t’aider, n’est-ce pas ? Je ne ferais que propager le mal. —Il n’y a pas une famille ici dont un membre ne soit atteint, fit valoir le Tisse-Rêves. À mon avis, les chances que quiconque échappe à la contagion sont très maigres. Nous ne pouvons que la ralentir afin d’avoir le temps de traiter tous les malades. —Donc, je peux quand même t’aider ? demanda Tyve, plein d’espoir. Wilar secoua la tête. —Non. Tu vas perdre tes forces rapidement. Et si tu t’évanouissais en plein vol ? Tu pourrais te tuer en tombant. Tyve frissonna. —Alors, c’est une bonne chose qu’Auraya soit venue – sans quoi tu n’aurais plus personne pour t’assister. Un sourire grimaçant s’afficha sur les lèvres du Tisse-Rêves. —Je ne suis pas certain qu’elle fasse une bonne assistante. Les Blancs ne sont pas doués pour suivre des ordres, ceux de leurs dieux exceptés. Dans sa voix, il y avait autant d’amertume que d’humour. Tyve se sentit rougir d’embarras. —Je voulais dire qu’Auraya pourra… —Je sais ce que tu voulais dire, le rassura Wilar. (Il détourna les yeux et soupira.) Ton village a besoin de toute l’aide possible. La présence d’Auraya n’a d’inconvénients que pour moi. Et les dégâts sont déjà faits. Pour l’instant… (Il reporta son attention sur Tyve.) Pour l’instant, j’ai besoin d’un autre messager. As-tu encore la force de voler jusqu’à la tonnelle de ta famille ? Le jeune homme réfléchit. —Elle est un peu plus bas. Je dois pouvoir l’atteindre en planant presque tout le long du chemin. (Il se leva, fit quelques pas et pivota vers le Tisse-Rêves sans que la tête lui tourne.) Oui, j’y arriverai. —Parfait. Alors, vas-y et repose-toi. Envoie-moi Reet quand il se réveillera – s’il se sent bien. Tyve s’approcha du bord de la plate-forme. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit que Wilar l’observait attentivement. —Quand tu viendras me soigner, tu pourras peut-être m’expliquer ce que je dois faire pour devenir guérisseur. Les yeux de Wilar s’éclairèrent, mais il ne sourit pas. —Peut-être. Mais je préfère te prévenir : Auraya risque de ne pas apprécier. —Pourquoi donc ? Le Tisse-Rêves secoua la tête. —Je te raconterai plus tard. Maintenant, vas-y avant que je te pousse dans le vide. Tyve grimaça. Se détournant, il se pencha en avant, étendit ses bras et sentit l’air s’engouffrer sous ses ailes comme il s’éloignait. Chapitre 29 Imi détailla le contenu du plat et, à regret, décida qu’elle ne pouvait pas avaler une bouchée de plus. Levant les yeux vers la servante qui se tenait non loin de là, elle reproduisit le geste qu’elle avait vu Imenja faire pour renvoyer la nourriture. La femme s’avança, prit le plateau, s’inclina et l’emporta. Avec un soupir de contentement, Imi se renfonça dans la fontaine. Elle se sentait beaucoup mieux désormais. Et ce n’était pas seulement grâce à la nourriture et à l’eau salée. Ces gens en robe noire étaient si gentils avec elle ! C’était bon de ne plus avoir peur tout le temps. Le rabat de la tente s’ouvrit. La lumière dorée du soleil couchant découpa une silhouette féminine familière. Imi s’assit dans la fontaine et sourit à Imenja qui se dirigeait vers elle. —Bonjour, princesse Imi, la salua-t-elle. Comment allez-vous ? —Beaucoup mieux, merci. —Vous sentez-vous assez forte pour marcher ? Imi la dévisagea, surprise. Marcher ? Elle fléchit les muscles de ses jambes. Je dois en être capable, si nous n’allons pas trop loin. —Je peux essayer. —J’aimerais vous emmener quelque part. Ce n’est pas loin, lui promit Imenja. La Première Voix Nekaun, le chef de mon peuple, souhaite vous rencontrer. Etes-vous d’accord ? Imi acquiesça. Elle était fille de roi. Il était logique que le dirigeant local veuille faire sa connaissance. Mais son excitation se flétrit comme elle imaginait leur conversation. Soudain, elle regretta de ne pas être plus vieille. Que devait-elle dire ? Que devait-elle éviter de dire ? Personne ne lui avait appris comment se comporter en présence de dignitaires étrangers. Père devait se dire que je n’en aurais jamais besoin. Lentement, elle prit appui sur ses pieds et se leva. Ses jambes étaient encore un peu flageolantes, mais pas davantage que lorsque les pillards l’avaient capturée. Elle enjamba le bord de la fontaine et, debout sur les pavés secs qui entouraient celle-ci, leva un regard expectatif vers Imenja. La terrestre lui sourit et lui offrit sa main. Imi la prit. Ensemble, elles sortirent de la tente. La cour n’avait pas changé depuis le soir où on l’avait amenée là mais, maintenant, il faisait presque nuit. Imenja l’entraîna vers une porte ouverte sur le côté. Dedans, il faisait frais. Des ronds de lumière projetée par des lampes se succédaient le long d’un couloir. Imi et Imenja longèrent celui-ci et montèrent un escalier. L’ascension fut courte mais, lorsqu’elle arriva en haut des marches, Imi haletait. Imenja fit halte près d’une alcôve pour lui expliquer la technique spéciale qui avait servi à sculpter les bas-reliefs à l’intérieur. Quand elles se remirent en marche, le souffle d’Imi était redevenu normal. Au bout d’un autre couloir, Imenja s’arrêta devant une grande arche qu’elle désigna de la main. —C’est ici que vous attend la Première Voix, murmura-t-elle. Voulez-vous entrer ? Imi acquiesça. Elles franchirent le seuil et pénétrèrent dans une vaste pièce coiffée d’un dôme. Émerveillée, Imi prit une inspiration sifflante. Le sol, les murs et le plafond s’ornaient de fresques aux couleurs vibrantes. Le dôme était bleu ciel, avec des nuages peints – et même quelques Siyee bizarres. Différents paysages se déployaient sur les murs, et le plancher était moitié herbe, moitié eau. Partout, Imi apercevait des terrestres dans leur jardin ou leur maison, se déplaçant en bateau ou portés par des esclaves. Des animaux familiers et ordinaires ou inconnus et fantastiques batifolaient dans des forêts, des mers et des rivières. En y regardant de plus près, Imi constata que les images se composaient d’innombrables et minuscules fragments d’un matériau brillant. Un bruit la fit sursauter. Levant les yeux, elle vit qu’un homme se tenait au centre de la pièce. Vêtu de la même robe noire qu’Imenja, il admirait les fresques. Mais sentant le regard d’Imi sur lui, il tourna son attention vers elle et lui sourit. —Salutations, princesse Imi, dit-il d’une voix au timbre chaleureux et agréable. Je suis Nekaun, Première Voix des Dieux. Ne connaissant pas le protocole en vigueur, Imi se présenta de la même manière. —Salutations, Nekaun, Première Voix des Dieux. Je suis Imi, princesse des Élaï. —Comment vous sentez-vous ? —Mieux, merci. L’homme en robe noire hocha la tête, et ses yeux parurent scintiller comme des étoiles. —Je suis ravi de l’apprendre. Je comptais vous rendre visite ce soir, mais j’ai pensé que vous aimeriez visiter cet endroit, si vous en aviez la force. Il y a ici quelque chose qui pourrait vous intéresser. Il lui fit signe d’approcher. Imi obtempéra en se concentrant pour rester digne. Elle n’avait que trop conscience de ses grands pieds et de ses grosses mains. —Si je me suis rétablie, c’est uniquement grâce à Imenja et à Reivan, dit-elle en le rejoignant. Et à vous, qui m’avez autorisée à rester ici. Nekaun soutint son regard et acquiesça, l’air grave. —Je vous dois des excuses pour les mauvais traitements que vous avez subis avant qu’Imenja vous secoure. Imi fronça les sourcils. —Mais ce n’était pas votre faute. —Je suis partiellement responsable de ce qui arrive aux visiteurs de notre contrée. Si nos lois ne suffisent pas à décourager les criminels, c’est que nous avons mal fait notre travail. Son père aurait probablement réagi de la même façon si des Élaï avaient brutalisé un terrestre sans raison valable – et d’autant plus si ce terrestre avait été un personnage important. Imi décida que cet homme lui plaisait. Il était gentil et il la traitait respectueusement, comme une adulte. —Dans ce cas, j’accepte vos excuses et vous en remercie, dit-elle sur son ton le plus mature. Que vouliez-vous me montrer ? Nekaun désigna le sol. —Ne soyez pas offensée ; c’est le produit de l’imagination d’un artiste qui n’avait jamais rencontré personne de votre peuple. Imi baissa les yeux. Ils se tenaient sur une image de la mer, vue du dessus par une journée si lumineuse que l’eau était parfaitement transparente. Des poissons nageaient dans l’étendue bleue – certains, sur le flanc pour mieux montrer leurs belles couleurs. Du corail et des algues poussaient beaucoup trop près du rivage. Aux pieds de Nekaun se trouvait une terrestre avec une queue de poisson à la place des jambes, et de longs cheveux jaune pâle qui ondulaient autour d’elle pour masquer sa poitrine et son bas-ventre. Imi laissa échapper un gloussement et se couvrit la bouche de la main. Nekaun sourit. —Oui, c’est idiot, n’est-ce pas ? Mais si peu de terrestres ont eu l’occasion de contempler des Élaï ! Tout ce qu’ils savent de vous, c’est que vous vivez dans la mer ; aussi vous imaginent-ils mi-humains, mi-poissons. (Il secoua la tête.) Voilà pourquoi l’homme qui vous a amenée ici vous a traitée comme un animal. Imi acquiesça, même si elle ne comprenait pas comment ce dessin pouvait faire croire à quelqu’un que les Élaï n’étaient pas humains. À partir du moment où ils avaient des doigts, parlaient et portaient des vêtements, que pouvaient-ils être d’autre ? Jamais Imi n’avait pris un terrestre ou un Siyee pour un animal. Nekaun fit un pas sur le côté. —Venez par ici. J’ai quelque chose d’autre à vous montrer. Imi l’accompagna tandis qu’il se dirigeait vers une porte. Imenja les suivit à quelques pas de distance. —Les habitants d’autres contrées s’imaginent des choses étranges sur mon peuple. Ils savent que nous pratiquons l’esclavage, et ils en déduisent que nous privons les gens de leur liberté et les forçons à travailler pour nous par simple caprice – alors qu’en réalité c’est un sort que nous réservons aux criminels. Retenir une personne contre son gré est un crime très grave, dont les coupables sont condamnés à l’esclavage. L’homme qui vous a achetée n’était pas originaire de ce pays, mais il connaissait nos lois. —C’est ce que vous lui avez fait : vous l’avez condamné à l’esclavage ? —Oui. Imi hocha la tête. Son père aurait approuvé. —Nous avons d’autres coutumes au sujet desquelles les étrangers se méprennent. Certains de nos rites exigent que nous respections l’intimité des participants. À cause de cela, beaucoup de nos voisins pensent qu’ils doivent être dégoûtants ou immoraux. (Nekaun dévisagea tristement la fillette.) Pensez-y, si vous entendez des terrestres colporter ce genre de rumeur sur nous. Imi hocha la tête. Elle leur dirait qu’ils se trompaient, et que le peuple de Nekaun était très gentil. Franchissant une porte, ils pénétrèrent dans une pièce plus sobre. Les images sur les murs représentaient des gens groupés par trois : un homme, une femme et un enfant. Tous étaient vêtus de manière légèrement différente et avaient la peau et les cheveux d’une couleur différente. Une des familles arborait des ailes de plumes. Soudain, Imi comprit pourquoi les Siyee de la pièce voisine lui avaient paru bizarres. Elle plaqua sa main sur sa bouche. —Oui, dit Nekaun, bien qu’elle n’ait pas fait le moindre bruit cette fois. Nous n’avons découvert que très récemment à quel point cette représentation était fausse. Je me demande si je dois la faire rectifier ou non. Mais ce n’est pas pour ça que je vous ai amenée ici. (Il baissa les yeux.) Regardez donc le sol. Ceci est une carte de toute l’Ithanie. Imi obtempéra et prit une inspiration émerveillée. Des formes remplies de montagnes, de lacs, de cités à ciel ouvert et de routes sèches reliant ces dernières flottaient au centre d’un plancher bleu. Nekaun en désigna une qui évoquait vaguement un fer de lance. —C’est l’Ithanie du Sud. (Il alla se placer à l’endroit où le fer de lance rejoignait une forme beaucoup plus grosse et, du bout de sa sandale, désigna une ville.) Et voici Glymma. C’est là que nous nous trouvons. —Où est Borra ? s’enquit Imi. —Je ne sais pas exactement. J’espérais que vous pourriez me le dire. La fillette secoua la tête. —Je n’avais jamais vu le monde d’en haut. C’est tellement… Je n’avais jamais rien vu de pareil. —Dans ce cas, nous ne pourrons peut-être pas vous ramener chez vous aussi rapidement que nous l’espérions. —Pourquoi ne demandez-vous pas aux pillards où ils m’ont capturée ? Nekaun gloussa. —Si seulement c’était possible ! Mais nous n’avons vu aucun signe d’eux dans le port de Glymma. Ou bien ils sont repartis après vous avoir vendue, ou bien la nouvelle de votre sauvetage et de l’arrestation de votre acheteur les a convaincus de mettre les voiles. Princesse Imi, j’ai besoin que vous nous indiquiez Borra. La fillette examina soigneusement la carte, cherchant un repère familier. Des images de Siyee dans une zone couverte de montagnes attirèrent son attention. Elle se déplaça vers la côte. Elle savait que Si se trouvait à quelques jours de nage de chez elle. —Quelque part dans l’océan au sud de Si, déclara-t-elle. —Le sud, c’est par là, dit Nekaun en tendant un doigt. Imi scruta la vaste étendue bleue et sentit son cœur se serrer. Il n’y avait aucune île sur la carte. Comment était-elle censée montrer où se trouvait Borra si elle ne figurait pas sur la carte ? Bien sûr qu’elle ne figure pas sur la carte, se morigéna la fillette. Sinon, il n’aurait pas besoin de me demander où elle est ! —Votre peuple connaît-il les Siyee ? l’interrogea Imenja. Imi leva les yeux vers elle et opina. —Nous faisons du commerce avec eux. —Pourraient-ils nous indiquer où se trouve Borra ? —Peut-être. Dans le cas contraire, je n’aurais qu’à attendre avec eux la visite suivante des marchands élaï. Je… J’ignore à quelle fréquence ils se rendent sur la côte. Reportant son attention sur la carte, Imi sentit le découragement la gagner. Avoir fait tout ce chemin et ne même pas pouvoir rentrer chez elle alors qu’elle était enfin libre ! —Bien. C’est donc ainsi que nous procéderons, déclara Imenja. Imi sentit l’espoir se ranimer en elle. —Vraiment ? —Oui. Nous vous ramènerons à votre père, princesse, lui assura Nekaun. Dès que possible. D’après Imenja, vous serez suffisamment remise pour voyager d’ici à quelques jours. Imi leva un regard excité vers lui. —Si vite ? Nekaun sourit. —Oui. Imenja vous emmènera à bord d’un de nos navires. Elle fera tout son possible pour vous rendre à votre père et à votre peuple. Clignant des yeux pour chasser ses larmes, la fillette sourit aux deux terrestres. —Merci, souffla-t-elle d’une voix étranglée par la gratitude. Merci infiniment. La respiration de l’homme était laborieuse. Auraya se rassit sur ses talons et poussa un gros soupir. Elle s’attendait à une version plus virulente du rongecœur, mais pas à ce point. Tous les membres de la tribu étaient ou avaient été gravement malades. Certains avaient surmonté le pire, mais seulement grâce à l’aide de Leiard. Wilar, se corrigea Auraya. À présent qu’elle était remise de sa surprise, la jeune femme commençait à se demander ce que son ancien amant fabriquait à Si. Il n’avait pas pu avoir connaissance de l’épidémie avant son arrivée dans les montagnes. Les Siyee n’étaient malades que depuis une semaine ou deux et, à pied, il fallait des mois pour atteindre la Rivière du Nord depuis la frontière de Si. Donc, le Tisse-Rêves se trouvait déjà là quand le rongecœur avait commencé à sévir. Pourquoi ? Je peux comprendre qu’il ait voulu se tenir à l’écart de Jarime et de Juran. Mais il n’avait tout de même pas besoin de changer de nom, d’apparence et de s’installer dans l’une des régions les plus isolées de l’Ithanie du Nord ! Craignait-il que notre liaison s’ébruite et que les gens essaient de lui faire du mal ? ou que je cherche à me venger de son infidélité ? Elle avait tant de questions à lui poser ! Mais cela l’aurait obligée à raviver des souvenirs douloureux. En principe, elle aurait dû pouvoir lire les réponses dans les pensées du Tisse-Rêves. Elle ne comprenait pas pourquoi son esprit lui était désormais fermé. Jamais elle n’avait rencontré personne capable de lui dissimuler ses émotions et ses pensées. Avait-il toujours su le faire, ou avait-il appris récemment ? Pouvait-il enseigner ce Don aux autres membres de son ordre ? Que se passerait-il si tous les Tisse-Rêves devenaient mentalement hermétiques ? Les Blancs perdraient l’un des avantages majeurs dont ils disposaient sur eux. Songeant à l’hospice, Auraya éprouva un pincement de culpabilité. Savoir qu’elle œuvrait pour la disparition des Tisse-Rêves rendait la proximité de Leiard encore plus difficile à supporter. Quelques heures plus tôt, un patient que la fièvre faisait délirer avait insisté pour être soigné par « l’homme des rêves », et par lui seulement. Auraya devait de nouveau l’envoyer chercher. L’homme allongé devant elle, un père de famille d’âge mûr, dépérissait à toute allure. Son corps n’opposait qu’une résistance pitoyable à la maladie. Il ne tarderait plus à mourir, et Auraya préférait que Leiard vienne confirmer son diagnostic. Si un patient dont elle s’occupait succombait malgré tout, les autres risquaient de décider qu’eux aussi voulaient être traités par le Tisse-Rêves. Entendant quelqu’un se poser sur la plate-forme, Auraya pivota vers l’entrée de la tonnelle. Reet se tenait dehors, toussant tout bas. Il regardait Leiard, qui était suspendu par un harnais à une corde tendue entre cette plate-forme et une autre située quelque part sur la droite. Le Tisse-Rêves se tractait le long de la corde à mains nues. En atteignant la plate-forme, Auraya vit qu’il avait les paumes rouges et à vif. Sa sacoche était attachée autour de sa taille. Reet l’aida à se débarrasser de son harnais. Sans perdre de temps, Leiard entra sous la tonnelle. Son regard croisa brièvement celui d’Auraya, mais son expression ne changea pas. Il s’accroupit près de la jeune femme, posa une main sur le front du patient et ferma les yeux. Malgré elle, Auraya vit resurgir le souvenir des rares fois où elle l’avait regardé dormir. Une tendresse oubliée s’insinua en elle, lui faisant serrer les dents. Ce n’est qu’un écho du désir que j’ai éprouvé pour lui autrefois. Je ne l’aime plus. Elle se força à penser au plaisir que lui donnait Chaia, la nuit. Puis elle secoua la tête. C’était trop distrayant, et elle devait se concentrer sur le patient. Baissant les yeux, elle sursauta de surprise et d’espoir mêlés. L’homme était toujours blême, mais la teinte bleuâtre de ses lèvres et de ses doigts s’était estompée. Sa respiration paraissait un peu plus facile, un peu plus profonde. Comment est-ce possible ? se demanda Auraya. Je lui ai donné toute la force que la magie pouvait lui fournir, mais son corps refusait de combattre la maladie. Ses poumons étaient déjà irrémédiablement ravagés. Leiard ne peut pas créer de la chair pour remplacer celle qui a été rongée. Il ne peut pas forcer un corps à se défendre, et il ne peut pas expulser le mal lui-même… À moins que… Les Dons de guérison des Tisse-Rêves étaient supérieurs à ceux des Circliens. Quand Auraya était enfant, Leiard ne lui avait enseigné que la fabrication des remèdes, et non les méthodes de guérison des siens. Et depuis, la jeune femme n’avait jamais eu l’occasion de voir un Tisse-Rêves traiter un patient si gravement malade. Un frisson d’excitation la parcourut. Si les Tisse-Rêves étaient capables de recréer de la chair endommagée, de forcer un corps à combattre la maladie ou d’éradiquer celle-ci eux-mêmes, ils pouvaient apprendre aux prêtres à en faire autant. Ainsi, les guérisseurs circliens pourraient sauver des vies innombrables. Je ne devrais peut-être pas éviter Leiard, songea Auraya. Au contraire, je devrais peut-être l’embaucher… une nouvelle fois. Cette idée la fit grimacer. C’est bien dommage que je ne puisse plus voir dans son esprit ; sans ça, je pourrais y lire les informations dont j’ai besoin et continuer à l’éviter. Leiard prit une grande inspiration et la relâcha lentement. Otant sa main du front de l’homme, il se leva. La femme du malade sortit du coin sombre où elle attendait en silence. Elle-même avait échappé à la mort de justesse. Dans ses mains, elle tenait un pain rond et plat. —Mangez, Wilar. Reet me dit qu’il ne vous a pas vu manger ni dormir une seule fois. Leiard la dévisagea, puis jeta un coup d’œil à Auraya. La Siyee suivit son regard. —Vous aussi, madame, bien sûr, ajouta-t-elle. Auraya sourit. —Merci. (Elle détailla Leiard d’un œil critique. Il avait d’énormes cernes noirs.) C’est vrai qu’il semble en avoir besoin. Le Tisse-Rêves hésita, puis se tourna vers Reet. —Va voir comment se porte l’orateur Veece. Le jeune homme hocha la tête et s’envola. Leiard s’assit, et l’épouse du malade rompit le pain pour en tendre un morceau à chacun des deux terrestres. Le pain était dur ; sans doute n’avait-elle pas pu cuisiner depuis plusieurs jours. La plupart des Siyee ne tarderaient pas à manquer de nourriture fraîche. Nous devons y remédier, songea Auraya. —Que puis-je faire pour lui ? demanda la femme en tournant la tête vers son mari. —Continuer à appliquer l’essence, répondit Leiard. —Il va s’en tirer ? —Je lui ai donné une deuxième chance. Si son état ne s’améliore pas, je devrais peut-être l’isoler jusqu’à ce que toute la tribu soit guérie. —Pourquoi ? s’enquit Auraya, intriguée. Leiard reporta son attention sur elle. —Pour qu’il n’attrape pas le rongecœur une nouvelle fois. La jeune femme soutint son regard. —Donc, tu as tué le mal dans son corps ? —Je n’avais pas le choix. —Je ne connais aucun autre guérisseur capable d’un tel exploit. Tu es plus Doué que j’en avais conscience. Il détourna les yeux. —Il y a beaucoup de choses que tu ignores à mon sujet, marmonna-t-il. La femme haussa les sourcils. Elle se leva brusquement et sortit de la pièce. Auraya fixa les yeux sur Leiard. Son expression butée l’agaçait. —Quoi, par exemple ? lança-t-elle. Ou devrais-je plutôt dire : quoi d’autre ? Leiard tourna vers elle un regard froid mais, comme Auraya le soutenait sans ciller, l’expression du Tisse-Rêves s’adoucit. —Je suis désolé, murmura-t-il. Je savais que tu me chercherais. J’aurais dû faire plus attention à l’endroit où tu me trouverais. Mais c’était le seul moyen pour que tu ne m’approches pas. Je… Je n’avais pas confiance en moi-même. Je me sentais incapable de te quitter. Auraya fixa ses yeux sur lui, surprise. Il était en train de s’excuser. Et plus surprenant encore, elle acceptait ses excuses. Ça n’effaçait pas le mal qu’il lui avait fait en la fuyant et en allant se réfugier dans le lit d’une catin mais, à présent, elle devait admettre qu’elle savait depuis le début pourquoi il avait agi de la sorte. Bien que consciente des dégâts que leur liaison pouvait provoquer, elle n’avait pas eu la force de rompre avec lui. Vais-je lui pardonner ? Et si oui, quelles seront les conséquences pour nous deux ? Elle détourna les yeux. Nulles. Nous ne pouvons pas recommencer comme avant. Nous ne pouvons pas être ensemble. D’ailleurs, pourquoi le voudrais-je ? J’ai Chaia, maintenant. Leiard l’observait attentivement. Un silence tendu planait entre eux. Des mouvements dans la pièce voisine rappelèrent à Auraya la présence de la femme siyee. Peut-elle nous entendre ? Se concentrant, elle perçut de la curiosité et de la spéculation. La femme ne comprenait pas le peu dont elle avait été témoin. —Je vois, dit-elle. De toute façon, c’est du passé. Alors, Lei… —Wilar, la coupa-t-il. —Alors, Wilar, pourquoi ton esprit m’est-il fermé ? Soudain, l’expression du Tisse-Rêves se fit circonspecte. Et pour son plus grand agacement, Auraya éprouva un petit frisson de désir. C’est son mystère qui me le rend attirant, comprit-elle soudain. Les autres gens sont si transparents ! Je peux tout savoir d’eux en un clin d’œil. Mais avec Leiard, même quand je pouvais lire dans ses pensées, j’ai toujours eu l’impression que quelque chose en lui m’échappait. Et à présent, il m’intrigue plus que jamais. —Une vieille connaissance m’a appris comment dresser un bouclier autour. Mais jusqu’à ces derniers temps, je n’avais jamais eu besoin d’y recourir. Une vieille connaissance ? Auraya sourit en devinant de qui il parlait. —Mirar est toujours tapi au fond de ton crâne ? Un sourire étrange fit frémir les lèvres du Tisse-Rêves. —Non. —Ah ! Tant mieux. Tu voulais tellement te débarrasser de lui… Il acquiesça sans cesser de l’observer. Un bruit à l’extérieur de la tonnelle leur fit tourner la tête. Reet venait de se poser sur la plate-forme. —Veece a rechuté. Les sourcils froncés, Leiard se leva. —Merci pour le pain, lança-t-il à l’adresse de la femme. Puis, sans un mot d’adieu, il sortit à grands pas, se glissa dans le harnais que Reet lui tenait et s’éloigna le long de la corde. Chapitre 30 La chambre que Reivan s’était vu attribuer en tant que Servante titulaire faisait deux fois la taille de la précédente – autrement dit, elle n’était toujours pas particulièrement grande. Il était tard et la jeune femme tombait de sommeil, mais à peine avait-elle regagné ses pénates que quelqu’un frappa à la porte. Elle soupira. Toute la journée n’avait été qu’interruptions. Revenant vers la porte, elle l’ouvrit, bien décidée à demander à l’importun de revenir le lendemain matin. Nekaun se tenait dans le couloir. Surprise, Reivan le dévisagea en clignant des yeux. —J’ai quelques questions à te poser, Reivan. Puis-je entrer ? La jeune femme rassembla ses esprits et s’effaça pour le laisser passer. —Bien entendu, votre sainteté. Comme Nekaun pénétrait dans sa chambre, un frisson d’excitation la parcourut. Que diraient les autres Serviteurs de cette visite tardive ? Son estomac se noua. Ils la soupçonneraient sans doute d’avoir une liaison avec la Première Voix. Tout en refermant la porte, Reivan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Dans la lumière de l’unique lampe dont elle s’était servie pour éclairer son chemin à travers le Sanctuaire, Nekaun lui paraissait plus séduisant que jamais. Son cœur se mit à battre plus fort. Et s’il n’était pas seulement venu me poser des questions – comment réagirais-je ? Elle secoua la tête. Ne sois pas ridicule – et cesse d’y penser ! se morigéna-t-elle. Il peut lire dans ton esprit, idiote. Embarrassée, elle se hâta d’allumer une seconde lampe qui emplit la petite pièce d’une clarté réconfortante. —Asseyez-vous, je vous en prie. Puis-je vous offrir à boire ? —Non, merci, répondit Nekaun en prenant place sur son unique chaise. Reivan se servit un verre d’eau et se percha au bord de son lit. Nekaun lui sourit chaleureusement et elle baissa les yeux, gênée. —Je voulais t’interroger au sujet des Siyee. Apparemment, ils croient qu’ils ont été créés par un des dieux circliens. Penses-tu qu’il serait possible de les détromper ? Reivan fronça les sourcils. —Peut-être. Il sera beaucoup plus difficile de les convertir, mais, avec du temps et des efforts de notre part, ils finiront peut-être par comprendre leur erreur. —Du temps et des efforts, répéta Nekaun. Des efforts soutenus pendant une longue période de temps, ou des efforts exercés à un moment mieux choisi ? Reivan le dévisagea. —Je suppose qu’à terme le reste de l’Ithanie finira par vénérer les Cinq. Alors, il sera sans doute plus facile de convaincre les Siyee de renoncer à leurs croyances hérétiques. Le regard de Nekaun se fit pensif. —Ça peut valoir la peine d’attendre, à condition qu’ils ne s’avèrent pas représenter une menace pour nous d’ici là. —Que pourriez-vous faire d’autre ? demanda Reivan. Nekaun garda le silence quelques instants, puis se leva brusquement et se mit à faire les cent pas dans le peu d’espace qui séparait la chaise de la porte. —Beaucoup de Siyee ont péri pendant la guerre. Ils sont vulnérables, en ce moment. —Vous voudriez les attaquer ? s’exclama Reivan, surprise. D’ordinaire, il n’était pas si direct, ni si belliqueux. Jusque-là, ses plans avaient été subtils et pacifiques. —J’aimerais autant ne pas le faire. Principalement parce que cela pourrait déclencher une nouvelle guerre. —Ça pourrait déclencher une guerre ? (Reivan secoua la tête.) Ça en déclencherait certainement une ! Nekaun s’arrêta et se tourna vers elle, les yeux plissés. Au bout d’un moment, ses traits se détendirent, et il sourit. —Ah ! Reivan. Imenja a eu raison de te choisir. Ta franchise est rafraîchissante. Je suis tenté de te prendre moi-même pour Compagne. Reivan sentit ses joues s’empourprer et détourna les yeux, le cœur battant la chamade. Moi, une femme dépourvue de Talent ! Compagne de la Première Voix ! Mais ce n’était pas juste l’ambition qui lui donnait des palpitations. Elle se força à respirer lentement pour se calmer. —Je suis… flattée, dit-elle. Ce serait un grand honneur. Nekaun gloussa. —Imenja est bien décidée à te garder pour elle, et elle compte t’emmener chez les Élaï. Je devrai trouver quelqu’un d’autre pour se montrer direct avec moi quand j’en aurai besoin. Il s’approcha d’elle et lui tendit la main. Reivan la prit et laissa la Première Voix la relever. Quand elle fut debout, Nekaun ne recula pas pour lui faire de la place. Si près d’elle que Reivan pouvait sentir la tiédeur de son souffle sur son visage, il lui sourit. —Merci d’avoir partagé tes pensées avec moi. La voix de la jeune femme s’étrangla dans sa gorge. Elle acquiesça, évitant les yeux qui cherchaient les siens. Son cœur battait de nouveau follement et, cette fois, elle ne parvint pas à le calmer. Nekaun tendit sa main libre et lui toucha doucement la joue. —Je ne vais pas te tenir éveillée plus longtemps. Bonne nuit, Reivan. Lâchant la main de la jeune femme, il se dirigea vers la porte, l’ouvrit, s’arrêta le temps de sourire une dernière fois à Reivan et sortit. Comme la porte se refermait derrière lui, Reivan se rendit compte qu’elle retenait son souffle. Elle expira lentement. Il n’y a aucune chance qu’il ne se rende pas compte de l’effet qu’il me fait, songea-t-elle. Elle eut un petit rire en se remémorant ses paroles. « Merci d’avoir partagé tes pensées avec moi. » Avait-il dit cela pour la taquiner ? Reivan soupira et se rassit. Est-il possible que mon absence vienne à bout de ce béguin ? Quelques mois en mer devraient suffire pour me ramener à la raison… Il vaudrait mieux. Sinon, la vie au Sanctuaire risque de devenir très, très inconfortable pour moi. Je dois être cinglé, songea Mirar en glissant le long de la corde. J’aurais dû deviner qu’Auraya se précipiterait ici à l’instant où elle apprendrait qu’il y avait une épidémie. J’aurais dû partir avant son arrivée. —En aurais-tu réellement été capable ? demanda Leiard. Mirar fronça les sourcils. —Ça m’aurait obligé à abandonner les Siyee. Et ceux dont le corps refuse de combattre le mal seraient morts sans mon aide. —Oui. C’est pour cela que tu es resté, même après l’arrivée d’Auraya. —De toute façon, je ne serais pas allé loin. Elle m’aurait retrouvé. Et si j’étais parti avant son arrivée, les Siyee lui auraient parlé de moi, et elle serait venue me chercher. —Elle aurait été trop occupée à soigner les Siyee pour se lancer à ta poursuite, fit remarquer Leiard. Tout comme elle le sera si tu pars maintenant. Alors, pourquoi restes-tu ? Mirar soupira. —Le mal est fait. Auraya a dû se rendre compte que mon esprit était protégé par un bouclier mental dès les premières secondes où elle m’a vu. Elle aurait dû en concevoir des soupçons. —Ce qui ne fut pas le cas. Ça l’a étonnée, mais elle ne s’est pas méfiée. Ton explication lui a suffi. Elle ne comprend pas la signification de ton bouclier mental. —Ou les dieux ne lui ont rien dit, ou elle cache bien son jeu. —Pourquoi ferait-elle une chose pareille ? —Parce qu’elle a besoin de moi. Tout ce qu’elle sait, c’est que je suis capable de dissimuler mes pensées. —Et de guérir magiquement d’une façon réservée aux immortels. Pourquoi le lui as-tu révélé ? —Parce que, pour le lui cacher, j’aurais dû laisser mourir quelqu’un. Mais encore une fois, elle a paru plus stupéfaite qu’alarmée. Là non plus, je ne crois pas qu’elle ait fait le rapprochement. —Les dieux l’auront sûrement fait, eux. —Certes, mais ils savent juste que je suis un Tisse-Rêves assez puissant pour guérir magiquement. Ils ne peuvent pas deviner si j’ai aussi découvert le moyen d’arrêter mon vieillissement. Si je me comporte comme si j’avais quelque chose à craindre, ils devineront que j’en sais plus que je le devrais. Voilà pourquoi je ne peux pas m’enfuir. Il se remit à se tracter le long de la corde. —Ils ne voudront pas courir le risque de t’épargner au cas où tu serais devenu immortel, le prévint Leiard. Ils attendent juste le moment propice. Pour l’instant, tu leur es utile mais, dès que les Siyee seront tirés d’affaire, ils te feront éliminer. —Par qui ? Auraya ? Ce serait un peu culotté de demander à leur nouvelle Elue de tuer son ancien amant, tu ne crois pas ? —Tu prends un risque énorme. Si elle connaissait ta véritable identité, elle n’hésiterait pas à leur obéir. Mais je ne suis pas assez stupide pour lui révéler qui je suis. Ni pour rester ici plus longtemps que nécessaire. Dès que la tribu se portera mieux, je m’en irai. Comme toujours, Reet attendait Mirar sur la plate-forme suivante. Quand le Tisse-Rêves arriva à l’aplomb de celle-ci, le jeune homme s’avança jusqu’au bord pour l’aider à s’extraire de son harnais. Mais brusquement, Reet se détourna et se mit à tousser. Mirar lui posa une main sur l’épaule et sentit des secousses parcourir tout son corps. —Va te reposer. —Si je m’allonge, je risque de ne plus me relever. —C’est certainement ce qui finira par arriver si tu continues à t’épuiser de la sorte. —Mais qui ira voir comment évolue l’état des malades ? Qui portera tes messages à Auraya ? —Un autre Siyee déjà rétabli. Allons voir comment va ton frère. —Il va mieux, lança une voix depuis la tonnelle. Pivotant, Mirar découvrit la mère de Reet affaissée dans l’entrée. Il secoua la tête et se dirigea vers elle. —Vous devriez vous reposer, vous aussi. —Vous avez dit que j’étais guérie. —Vous avez encore besoin de reprendre des forces. —Il faut bien que quelqu’un nourrisse les garçons. Il lui prit le bras, l’entraîna à l’intérieur et l’aida à se remettre au lit. Lorsqu’elle fut confortablement installée, il laissa Reet à son chevet et passa dans la pièce voisine. Deux hamacs pendaient sur un côté. Le premier était vide. Le jeune homme qui occupait le second dormait. Sa respiration était lente et régulière, sa peau pâle mais pas bleutée. —Apparemment, ton futur élève a vaincu le mal, constata Leiard. —Oui. Mirar se détourna et appela Reet. Celui-ci se dépêcha de le rejoindre. Il jeta un coup d’œil anxieux à son frère. —Il est tiré d’affaire, lui dit Mirar. Dans quelques jours, il aura repris suffisamment de forces pour marcher. (Il désigna le hamac vide.) Maintenant, c’est ton tour. Reet hésita puis, à contrecœur, se hissa dans son hamac. Mirar se rapprocha de Tyve et fit mine de l’examiner tout en observant son frère du coin de l’œil. Reet soupira et toussa encore un peu, puis son souffle ralentit et il sombra dans son sommeil épuisé. —Il l’a attrapé, n’est-ce pas ? Mirar sursauta et reporta son attention sur Tyve, qui avait ouvert les yeux et le dévisageait. —N’aie pas peur pour lui, murmura-t-il. Je ferai en sorte qu’il se rétablisse. Tyve acquiesça. Il ferma les yeux, et un léger sourire flotta sur ses lèvres. —Je sais. —Le plus dur est derrière toi. —Mais je suis encore si fatigué… Quand volerai-je de nouveau ? —D’ici à quelques jours, tu pourras recommencer à muscler tes bras. Un léger bruit de pas fit pivoter Mirar. La mère des deux jeunes gens entra avec un bol d’eau. Il soupira et croisa les bras sur sa poitrine. —Que vais-je devoir faire pour vous convaincre de rester au lit ? —Depuis combien de temps Reet n’a-t-il rien mangé ? le contra-t-elle. Mirar éprouva un pincement de culpabilité. Il n’en savait rien. La femme scruta son visage et hocha la tête. —C’est bien ce qu’il me semblait. La dame blanche a apporté de la nourriture et de l’eau fraîche. J’ai entendu dire qu’elle n’était pas aussi bonne guérisseuse que vous, mais elle peut voler. C’est utile. Mirar lui prit le bol. —Comment savez-vous ce qu’on raconte ailleurs dans le village ? demanda-t-il, craignant que les Siyee se rendent visite en secret. —Reet ne porte pas que des messages pour vous. Il me rapporte aussi les derniers ragots, grimaça la femme. Mirar gloussa et se tourna de nouveau vers Tyve. Le jeune homme prit le bol et but avidement. L’eau fraîche parut lui redonner des forces. —Comment as-tu connu Auraya ? demanda-t-il. —Je n’ai pas envie d’en parler, répliqua Mirar. Tyve haussa les sourcils. —Tu ne l’aimes pas. Mirar se surprit à secouer la tête. —Non, ce n’est pas ça. Récupérant le bol vide, il le rendit à la mère de Tyve, qui sortit. —Tu t’es disputé avec elle ? —Pas vraiment. Il est drôlement curieux, fit remarquer Leiard. —Alors, que penses-tu d’elle ? Mirar haussa les épaules. —C’est une femme compétente. Puissante. Intelligente. Bienveillante. Tyve leva les yeux au ciel. —Ce n’est pas ce que je voulais dire. Si tu ne la détestes pas, que ressens-tu pour elle ? —Ni amitié ni animosité. Du respect, je suppose. —Donc, tu l’aimes bien ? —J’apprécie ce qu’elle fait. Tyve émit un petit bruit frustré et secoua la tête. Il garda le silence un instant, puis plissa les yeux. —Si j’étais ton élève, je voyagerais à travers le monde, n’est-ce pas ? Mirar éclata de rire. —Qui a dit que j’allais te prendre comme élève ? —Personne, pour le moment. Mais si je l’étais, est-ce que je rencontrerais d’autres gens importants comme Auraya ? —J’espère bien que non. Tyve fronça les sourcils. —Pourquoi ? —Les gens importants croulent toujours sous les problèmes – quand ils ne les engendrent pas eux-mêmes. Tiens-toi à l’écart d’eux autant que possible. J’ai l’impression de m’entendre, le railla Leiard. Les yeux de Tyve brillèrent. —C’est ça qui t’est arrivé ? Auraya t’a apporté des problèmes ? —Ça ne te regarde pas. J’espère que tu recouvreras ton respect pour les anciens et les visiteurs en même temps que tes forces. Sans ça, tu risques de devenir une insupportable commère. Mirar se détourna et se dirigea vers la porte. Derrière lui, il entendit crisser le hamac de Tyve comme le jeune homme s’asseyait. —Mais… Regardant par-dessus son épaule, Mirar posa un doigt sur ses lèvres et jeta un coup d’œil entendu à la silhouette endormie de Reet. Tyve se mordit la lèvre, puis se rallongea en soupirant. Mirar retrouva la mère des deux jeunes gens dans la pièce voisine. —Vous avez raison, dit-il. Tyve va mieux. Je crains que vous ayez du mal à le garder au lit. Tâchez de l’empêcher de voler jusqu’à ce qu’il soit complètement rétabli. La femme acquiesça. —Et Reet ? —Surveillez-le attentivement. —C’est promis. Saisissant le bol qu’elle venait de remplir de nouveau, elle retourna dans la chambre des garçons. Mirar sortit de la tonnelle et se dirigea vers son harnais. Il fit une pause pour réfléchir : qui au village se portait assez bien pour lui servir de messager ? Derrière lui, il entendit un bruit de pieds se posant sur les planches. Il pivota et découvrit Auraya quelques pas plus loin. —Lei… Wilar, se reprit la jeune femme. L’orateur Veece a fait une nouvelle rechute. Il a besoin de ton aide. Mirar se trouva partagé entre l’atterrement et la satisfaction. Les nouvelles qu’Auraya apportait l’inquiétaient et, en même temps, il était heureux qu’elle soit venue le chercher. Probablement parce que cela signifiait qu’elle reconnaissait la supériorité de ses compétences en matière de guérison. Non, le détrompa Leiard. Ce n’est pas ça. Tu es vaniteux, mais pas à ce point. C’est parce qu’elle ne t’évite plus. Et qu’elle te plaît. —J’y vais tout de suite, marmonna Mirar. Il leva les bras pour s’introduire dans son harnais, calculant déjà le chemin pour se rendre à la tonnelle de l’orateur. Il devrait emprunter au moins trois cordes différentes. Il se rendit compte qu’Auraya l’observait toujours. —On se retrouve là-bas, lui dit-il. La jeune femme acquiesça, puis s’approcha du bord de la plate-forme et sauta. Alors que rien ne l’y obligeait, elle plana à la façon gracieuse des Siyee et atteignit la tonnelle de l’orateur en quelques instants. Cette manière de se déplacer lui semblait si aisée, si naturelle, que Mirar ne put s’empêcher d’éprouver une réminiscence de son ancienne admiration pour elle. —Pas la tienne, le corrigea Leiard. La mienne. —Moi aussi, je l’admirais, répliqua Mirar. Mais pas au point de perdre tout sens commun. Il entreprit de se tracter vers la plate-forme suivante. Celle-ci était située un peu plus haut, et bientôt, l’effort le fit haleter. Ses paumes mises à vif par la friction lui faisaient mal. C’est quand même mieux que de grimper et descendre des cordes toute la journée, fit remarquer Leiard. En atteignant la plate-forme suivante, Mirar ôta son harnais et se dirigea vers une autre corde. Il enfila le harnais de celle-ci et se laissa glisser vers une plate-forme plus modeste située en contrebas. À partir de là, le trajet devint plus difficile. Auraya l’observait, ce qui le rendait affreusement conscient de sa balourdise et de sa maladresse. Il se glissa dans le dernier harnais et commença à se tracter. Soudain, le harnais se mit à avancer tout seul. Levant les yeux, Mirar vit qu’Auraya se tenait face à lui, une main tendue devant elle. —Elle te déplace par magie. Pourquoi n’y as-tu pas pensé ? demanda Leiard. —Je craignais que les cordes s’usent si je me déplaçais trop vite, répondit Mirar. Tu le sais bien. —Vite ou lentement, la friction reste la même, le contra Leiard. Et je sais que tu le sais. Mirar se rembrunit. —Tu as gagné. Je n’y avais pas pensé. Je suis un idiot. Heureux ? En approchant de la plate-forme, il vit qu’Auraya souriait. Il sentit son estomac faire la culbute. —Elle est merveilleuse, murmura Leiard. —Ne recommence pas, gronda Mirar. Puis ses pieds touchèrent la plate-forme et Auraya l’aida à ôter son harnais. Son sourire s’était évanoui, remplacé par une expression inquiète. —Son corps est tout simplement incapable de combattre le mal, dit-elle. C’est sans doute un de ces cas de dernier recours dont nous avons parlé. Mirar opina. —Je… Auraya s’interrompit et secoua la tête. Il la dévisagea. —Quoi ? La jeune femme secoua la tête de nouveau, puis soupira. —Il faut que je te demande. Quand je pense à toutes les vies qui pourraient être sauvées ! Je ne peux pas laisser… d’autres considérations prendre le pas sur celle-là. (Elle redressa les épaules.) Veux-tu bien m’apprendre à tuer le mal à l’intérieur d’un corps ? Mirar fixa les yeux sur elle. Elle soutint son regard. —Elle ne peut pas connaître la signification d’une telle guérison, songea-t-il. —Non, elle doit penser qu’elle te demande de lui révéler un des plus grands secrets des Tisse-Rêves, l’approuva Leiard. Si tu refusais, je pense qu’elle ne t’en voudrait pas. —Je le pense aussi. Mais puis-je vraiment refuser ? Quand je pense à l’avenir… Que ça me plaise ou non, les Circliens sont ici pour longtemps. Il n’y a qu’un seul moi au monde, et je ne suis pas libre d’aller partout où on pourrait avoir besoin de mes services. Auraya a raison : elle pourrait sauver de nombreuses vies. Et je ne lui révélerais rien sur moi-même quelle ne sache déjà. —Mais les dieux ne le permettront certainement pas ! —Pourquoi ? Elle est déjà immortelle. (Mirar réfléchit.) Ils doivent avoir un autre moyen de l’empêcher de vieillir. Si elle peut défier le temps de la même façon que nous les immortels, elle doit déjà, sans le savoir, être capable de soigner par la magie. —En revanche, si son immortalité provient d’une source différente, il n’est pas certain qu’elle le puisse, acheva Leiard. C’est peut-être pour ça que les dieux ne lui ont pas déjà conféré ce Don. Ce que je trouve étrange. Pouvoir sauver leurs fidèles serait forcément un grand avantage pour les Blancs. Ils doivent avoir une bonne raison de ne pas donner ce pouvoir à leurs Elus. Si tu montres à Auraya comment faire, tu risques de provoquer leur courroux et… Auraya avait les sourcils froncés. Mirar se rendit compte qu’il la regardait sans bouger depuis un bon moment. Il détourna les yeux. —Je… Je vais y réfléchir. La jeune femme hocha la tête. —Merci. Puis elle pivota vers la tonnelle et le conduisit au chevet de l’orateur Veece. Chapitre 31 Pour une guérisseuse, Ayme était un bon endroit où séjourner quelque temps. Emerahl ne s’y attendait pas, car le temple se trouvait près du marché et il y avait des tas de prêtres en ville – elle avait même aperçu quelques Tisse-Rêves. Toutefois, les uns comme les autres comptaient très peu de femmes dans leurs rangs. Emerahl avait donc bénéficié de la clientèle de femmes de tous âges qui étaient trop pudiques pour consulter un homme au sujet de leurs problèmes intimes, ou qui préféraient simplement avoir affaire à une autre femme. Elle avait loué une chambre au capitaine du port, qui s’était montré encore plus serviable après qu’elle eut éliminé le tissu cicatriciel de sa jambe et rétabli un afflux sanguin normal dans le membre. Quelques jours lui avaient suffi pour remplir sa bourse à craquer. Mais entre-temps, la lune avait disparu et était reparue sous la forme d’un mince croissant, et Emerahl avait dû repartir pour atteindre le Pilier au moment dit. La nuit précédente, une courte tempête l’avait obligée à se réfugier dans une baie. Celle-ci était assez vaste pour abriter un gros village de pêcheurs, où Emerahl avait loué une chambre. Elle était en train de regagner son bateau lorsqu’elle sentit qu’on lui tirait sur la manche. Elle pivota, s’attendant à découvrir un client potentiel. Mais ce n’était qu’un gamin crasseux et efflanqué, aux vêtements raccommodés avec soin. Que puis-je faire pour toi ? demanda Emerahl en s’efforçant de dissimuler son agacement. De toute évidence, il s’agissait d’un enfant des rues, et elle doutait fort qu’il ait de quoi la payer. —Viens voir, dit-il en continuant à tirer sur sa manche. Malgré elle, Emerahl sourit. —Voir quoi ? —Viens voir, répéta le gamin, les yeux brillants. De lui n’émanaient que détermination et urgence. —Quelqu’un est blessé ? demanda Emerahl. —Viens voir. Elle redressa les épaules. L’enfant était peut-être un simple d’esprit que quelqu’un avait envoyé chercher un guérisseur. Or, les bourses d’herbes pendues à sa ceinture indiquaient clairement la profession d’Emerahl – même à un débile mental. Elle hocha la tête. —D’accord, montre-moi. Le gamin lui prit le bras et l’entraîna. C’était aussi bien qu’elle soit sur le départ. La personne qui avait besoin de ses soins n’aurait sans doute pas d’argent, mais pourrait peut-être la payer en nature. Des tas de fois par le passé, Emerahl s’était rendu compte que si elle offrait ses services gratuitement, la nouvelle se répandait très vite, et elle se retrouvait assaillie par des hordes de miséreux. Peu de temps après, les clients qui avaient les moyens de payer commençaient à protester quand elle leur demandait de l’argent. Quelle que soit la taille de la ville, la situation devenait problématique en l’espace de quelques heures. Le gamin conduisit Emerahl dans une ruelle si étroite qu’elle dut se tourner sur le côté pour passer à certains endroits. Par l’entrebâillement des portes, elle apercevait des visages maigres dont les yeux l’observaient d’un air calculateur. Conjurant de la magie, elle s’entoura d’une barrière de protection élémentaire. Le gamin tourna dans une autre rue et lui fit descendre plusieurs volées de marches au bas desquelles s’étendait une artère plus large. Celle-ci débouchait sur des dunes herbeuses épousant la courbe de la baie. Toujours pendu au bras d’Emerahl, le gamin s’engagea sur la piste qui se dirigeait vers une pointe rocheuse. Comme ils se rapprochaient de la mer, Emerahl prit conscience du grondement des vagues. Le gamin l’entraîna à l’écart du sentier. Puis il lui lâcha le bras et s’élança vers la pointe en sautant de rocher en rocher. Quelqu’un s’est peut-être blessé en tombant de là, songea Emerahl. Ou noyé. J’espère que non. Parfois, les simples d’esprit avaient du mal à comprendre le concept de mort. Ils croyaient que les gens étaient juste malades ou endormis. Le gamin se tourna vers elle et lui fit signe. Sa voix était à peine audible par-dessus le rugissement de la mer. —Viens voir. Emerahl allongea le pas. L’enfant attendit quelle se soit rapprochée avant de continuer. Les rochers étaient de plus en plus gros et inégaux. Emerahl devait se concentrer sur sa progression. Le grondement des vagues s’amplifia. Lorsqu’elle fut à mi-chemin de la pointe, le gamin s’arrêta soudain et attendit qu’elle le rattrape. À quelques pas d’eux, un jet d’eau fusa en rugissant. Il s’éleva jusqu’à deux fois la hauteur d’un homme, parut flotter un instant dans les airs et retomba avec force éclaboussures dans une large dépression qui se vida par un trou dans les rochers. Emerahl se rendit compte qu’elle était paralysée par le choc et que son cœur battait à tout rompre. Le gamin l’observait avec une large grimace. Il se dirigea vers le plus haut des rochers alentour et se hissa à son sommet. Là, il s’assit en tailleur et fit signe à Emerahl d’approcher. C’est pour ça qu’il m’a amenée ici ? songea-t-elle. —Grimpe, appela le gamin. Prenant une grande inspiration, Emerahl mit son agacement de côté et obtempéra. Quand elle l’eut rejoint, le gamin lui sourit et tapota la pierre près de lui. —Assieds-toi, Emerahl. La guérisseuse se figea sous le choc – à la fois parce qu’il connaissait son nom, et parce qu’il s’était adressé à elle dans une langue morte depuis belle lurette. Alors, elle comprit qui était cet enfant… mais ne put rien faire d’autre que le regarder, bouche bée. Le gamin continuait à lui sourire. Son regard un peu trop brillant n’était pas celui d’un idiot, mais le signe d’un esprit bien plus âgé que son corps le laissait paraître. —Es-tu… ? Emerahl omit délibérément la fin de sa question. Inutile de lui fournir un nom qu’il n’aurait qu’à approuver s’il n’était pas celui qu’elle cherchait. —Le Goéland ? acheva-t-il. Oui. Tu veux que je te le prouve ? Il mit ses mains en coupe devant lui et siffla. L’instant d’après, quelque chose frôla l’oreille d’Emerahl. Un oiseau marin s’arrêta au-dessus des mains de l’enfant, battant des ailes pour maintenir sa position, et Emerahl vit un objet tomber de ses pattes avant qu’il s’éloigne de nouveau. Le gamin présenta l’objet à Emerahl. C’était un coquillage de lune pendu à une cordelette de cheveux de vieille femme. Il en détacha un brin d’algue et laissa le vent l’emporter. Emerahl s’assit. —Nous pensions que tu étais morte, dit le Goéland. Emerahl éclata de rire. —Et je pensais que tu l’étais aussi. Non, attends : tu as dit « nous ». Reste-t-il d’autres immortels de l’ère précédente ? —Oui. (L’enfant détourna les yeux.) Je ne peux pas te dire qui. Il ne m’appartient pas de te le révéler. Emerahl opina. —Bien sûr. —Alors, pourquoi m’as-tu contacté ? Elle prit une grande inspiration et la relâcha lentement en se demandant par où commencer. —J’ai passé le dernier siècle à vivre en ermite dans un phare isolé. J’y serais toujours si un prêtre n’avait pas décidé de me rendre visite. Je me suis enfuie et, depuis, je n’ai pas cessé de voyager. —Les Circliens t’ont poursuivie, dit le Goéland. Elle le dévisagea, surprise. —Oui. Comment le sais-tu ? —« Les ragots des marins se propagent encore plus vite que la peste », cita le gamin. —Ah ! Donc, tu savais que je leur avais échappé. —Oui. Tu les as semés à Porin, à peu près à l’époque où s’est répandue la nouvelle de l’invasion pentadrienne. Où es-tu allée ensuite ? —Je… Ah !… J’ai suivi l’armée torennaise. L’enfant haussa les sourcils. —Pourquoi ? —Je travaillais dans un bordel. C’était la meilleure cachette possible. (Emerahl remarqua que le visage de son interlocuteur n’exprimait ni dégoût ni désapprobation.) La patronne a organisé une caravane pour suivre l’armée, et j’ai pensé que ce serait un bon moyen de quitter la ville sans me faire remarquer. Les yeux du Goéland s’éclairèrent. —Tu as vu la bataille ? Il semblait aussi excité que n’importe quel petit garçon ordinaire à la pensée de voir des gens se battre pour de vrai. —La plus grande partie, répondit Emerahl. Je suis partie à la fin après avoir retrouvé… une vieille connaissance. J’ai passé un peu de temps à Si avant de décider de me mettre à ta recherche. —Une vieille connaissance, hein ? (L’enfant plissa les yeux.) Si tu as vécu en ermite pendant un siècle, cette personne doit être carrément antique. Emerahl sourit. —Peut-être. Il ne m’appartient pas de te le révéler. Le Goéland gloussa. —Intéressant. Ce serait drôle qu’il s’agisse de l’autre moitié de mon « nous ». —Impossible. —Vraiment ? Ainsi, nous sommes quelques-uns à avoir échappé aux dieux. —Par différents moyens, oui. —Pour moi, ça n’a pas été dur. J’étais déjà difficile à trouver. Je le suis juste devenu un peu plus. Emerahl le dévisagea. —Pourtant, tu as répondu à mon appel. —C’est vrai. —Pourquoi ? —Et toi, pourquoi me cherchais-tu ? —Pour savoir si d’autres immortels avaient survécu, et comment. Pour t’offrir mon aide si tu en avais besoin. Pour voir si je pouvais te demander de l’aide en retour. —Si tu as survécu tout ce temps, je doute que tu aies besoin de moi, fit remarquer le Goéland à voix basse. Emerahl secoua la tête. —Je ne peux pas vivre en ermite pendant le reste de l’éternité. —Ainsi, c’est de la compagnie que tu veux. —Oui, et aussi le soutien éventuel d’amis puissants. L’enfant grimaça. —Tu n’es pas la seule. J’aimerais te compter parmi mes amis puissants. Emerahl sourit, plus soulagée et heureuse qu’elle l’aurait cru. Je commençais peut-être à m’ennuyer, après toutes ces années de solitude. —Néanmoins, poursuivit le Goéland d’un air brusquement grave, j’ignore si la personne dont je parlais tout à l’heure sera d’accord. Dans le cas contraire, je me rangerai à son avis, car j’y accorde une grande valeur. Tu dois gagner son approbation. Sans ça… nous ne pourrons pas nous revoir. —Comment dois-je m’y prendre pour gagner son approbation ? l’interrogea Emerahl. L’enfant fit la moue. —Tu dois te rendre aux Cavernes Rouges de Sennon. Si une journée s’écoule sans que tu voies personne, considère que ta demande a été rejetée. —Et dans le cas contraire ? —Tu rencontreras l’autre moitié de mon « nous ». Emerahl acquiesça. Sennon se trouvait de l’autre côté du continent. Il lui faudrait des mois pour s’y rendre. —Cette personne… tu ne la vois pas souvent, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. —Pas physiquement, non, convint le Goéland. —Si elle approuve, comment te recontacterai-je ? —Elle te le dira. Emerahl éclata de rire. —Tout cela est merveilleusement mystérieux. Je vais suivre tes instructions. (Elle le regarda et soupira.) Mais je ne suis pas obligée de partir tout de suite, n’est-ce pas ? On peut bavarder un moment ? L’enfant sourit et acquiesça, le regard perdu dans le lointain. —Bien sûr. Attends juste une… La fin de sa phrase fut engloutie par un nouveau geyser. Lorsque celui-ci retomba, le Goéland gloussa. —Les gens du coin disent aux visiteurs que cette cuvette s’appelle le Crachoir de Lore, mais ils utilisent un nom encore plus grossier pour désigner les jets d’eau. Emerahl ricana. —J’imagine. —Ils sont persuadés que ça durera toujours. Mais l’eau finira par user la pierre, et il n’y aura plus assez de pression dans la caverne en dessous pour propulser l’eau jusqu’à la surface. Autrefois, il y avait à Genria un geyser beaucoup plus grand que celui-ci. —Je m’en souviens. Qu’est-il devenu ? —Un sorcier a cru qu’en élargissant le trou il créerait un plus gros jet. (Le Goéland secoua la tête.) Parfois, ce sont les plus grands imbéciles qui héritent des plus grands Dons. Emerahl pensa à Mirar et aux frasques pour lesquelles il était célèbre. —Oui, je suis bien d’accord avec toi. Auraya grimpa dans le hamac et y demeura immobile jusqu’à ce qu’il ait fini de se balancer. Il était encore tôt dans la soirée, mais les signes du rétablissement progressif des villageois continuaient à lui parvenir. Ceux qui avaient recouvré assez de forces reprenaient le cours normal de leur vie. Du linge propre claquait au vent. Une odeur de cuisine chatouillait les narines d’Auraya. Des rires d’enfants résonnaient à ses oreilles. Elle ferma les paupières et commença à s’assoupir. —Auraya. Elle rouvrit brusquement les yeux, toute envie de dormir oubliée. —Chaia ! Tu n’étais pas venu depuis des jours ! —J’ai été très occupé. Et toi aussi. —Oui. Je crois que le pire est passé. Nous avons isolé les Siyee dont le corps refuse de combattre le rongecœur. Quand ils seront tous guéris, nous les autoriserons à rejoindre la tribu. Mais ils courront le risque de le contracter une seconde fois si quelqu’un d’extérieur au village l’y réintroduit. —Tu ne peux pas rester là à titre préventif. —Je sais. Mais il se pourrait que Leiard le fasse. —Il était là quand tu es arrivée ? —Oui. (Auraya fit une pause.) Je n’arrive pas à lire dans son esprit. Pourquoi ? —Parce qu’il te bloque. C’est un Don très rare. —Ses capacités de guérison sont extraordinaires. —Je sais. Nous l’avons probablement sous-estimé. Un tel pouvoir est rare, lui aussi. —C’est vraiment dommage qu’il ne soit pas devenu prêtre. (Auraya ferma les yeux.) Un puissant prêtre guérisseur. Il aurait pu aider bien davantage de gens. Je lui ai demandé de m’enseigner son Don. Tu es d’accord ? Chaia ne répondit pas tout de suite. —Je dois y réfléchir, finit-il par murmurer. Que ressens-tu pour lui maintenant ? Auraya fronça les sourcils. —Je ne lui en veux plus. Il s’est excusé. Ça a changé plus de choses que je l’aurais cru. —C’est-à-dire ? —Je ne sais pas… Je l’apprécie davantage grâce à ça. Je crois… Je crois que j’aimerais que nous soyons amis – ou, du moins, que nous restions en contact. —Il t’attire toujours. —Non ! —Si. Tu ne peux pas me le cacher. Auraya soupira. —Dans ce cas, tu dois avoir raison. Tu… Ça t’embête —Évidemment. Mais tu es humaine. Tant que tu auras des yeux, tu admireras d’autres hommes. Ça ne signifie pas que tu coucheras avec eux. —Non. Il est hors de question que je reprenne ma liaison avec Leiard. C’est une erreur que je ne commettrai pas deux fois. —Bien. Je ne veux pas que tu sois blessée. À présent, dors, Auraya, chuchota Chaia. Dors, et rêve de moi. Chapitre 32 Comme la tente s’affaissait, Imi sentit son estomac papillonner. Elle prit une grande inspiration et souffla très fort. Je rentre chez moi ! Lorsque son excitation retomba, la fillette fut surprise d’éprouver un vague regret. Les Pentadriens avaient été si gentils avec elle ! Si toute son épopée hors de Borra avait ressemblé à son séjour chez eux, elle aurait souhaité la prolonger au maximum. Elle avait découvert tant de choses merveilleuses : des mets succulents, de jolis bibelots, des musiciens et des baladins extraordinaires. Le palais allait lui sembler bien ordinaire et ennuyeux en comparaison. Mais son père lui manquait – et aussi Teiti, les gardes et ses petits compagnons de jeu. Elle avait hâte de les revoir. Imenja s’écarta des serviteurs qui repliaient soigneusement la tente et rejoignit la fillette. —Vous êtes prête ? Imi acquiesça. —Vous avez toutes vos affaires ? Baissant les yeux, elle désigna la caisse près de ses pieds. Celle-ci contenait tous les présents que lui avaient faits Imenja et Reivan. —Là-dedans. Elle voulut se pencher, mais Imenja l’en empêcha d’une main tendue. —Non, vous êtes une princesse. Vous ne devriez pas avoir à porter vos propres bagages. La Deuxième Voix leva les yeux vers Reivan, qui sourit et se baissa pour ramasser la caisse. Imi ne comprenait pas comment Reivan faisait pour deviner ce que voulait sa maîtresse. Parfois, elle se demandait si les deux femmes n’utilisaient pas une sorte de code gestuel pour communiquer. Imenja se tourna vers une porte toute proche. —Allons-y. S’ensuivit une longue enfilade de couloirs et d’escaliers dont, pour le plus grand soulagement d’Imi, la plupart descendaient. Même si elle avait repris l’essentiel de ses forces, la fillette se fatiguait encore rapidement. Elles traversèrent une grande cour et pénétrèrent dans un hall plein d’hommes et de femmes en robe noire. Par les arches qui se découpaient dans le mur du fond, Imi pouvait voir quantité de maisons de terrestres au-delà. Et elle entendait des voix – des tas de voix. Il devait y avoir foule devant le Sanctuaire. Une silhouette familière se détacha des rangs des prêtres pour venir à la rencontre d’Imi, qui reporta son attention sur elle. —Princesse Imi, la salua Nekaun. Ce fut un honneur de vous recevoir au Sanctuaire. La fillette déglutit et réfléchit très vite. —Nekaun, Première Voix des Dieux, je vous remercie de m’avoir sauvée et offert l’hospitalité. Nekaun lui sourit, les yeux brillants. Sans tourner la tête, il fit signe aux gens qui se tenaient derrière lui. Deux hommes s’avancèrent, portant un gros coffre entre eux. Ils le posèrent devant Imi et reculèrent. —Ceci est un cadeau pour votre père, dit Nekaun. L’accepterez-vous en son nom ? —Bien volontiers, dit la fillette en détaillant le coffre et en se demandant ce qu’il contenait. Je m’assurerai qu’il lui soit remis en main propre. Nekaun fit un geste, et Imi cligna des yeux comme le couvercle se soulevait tout seul. Non : par magie, rectifia-t-elle. Nekaun a des pouvoirs, comme Imenja. La fillette oublia tout le reste à la vue de ce que le coffre contenait : des brocs et des gobelets en argent, du tissu aux couleurs vives, des bocaux de ces fruits séchés dont elle raffolait, et de magnifiques fioles de verre qui, à en juger par leur odeur, contenaient du parfum. —Merci, souffla-t-elle. (Elle leva les yeux vers Nekaun et redressa les épaules.) Au nom d’Aïs, roi des Elaï, je vous remercie. Nekaun hocha gracieusement la tête. —Puissent votre voyage de retour être prompt, la mer calme et le temps agréable. Puissent les dieux vous protéger. (Il remua sa main devant sa poitrine, traçant le motif qu’Imenja appelait « étoile », et les autres Pentadriens l’imitèrent.) Adieu, princesse Imi. J’espère vous revoir un jour. —Moi de même. Il fit signe aux deux hommes, qui soulevèrent le coffre. —Je vais vous escorter jusqu’à la litière. Encadrée par Nekaun et Imenja, Imi se dirigea vers les ouvertures en forme d’arches. En sortant du bâtiment, elle retint son souffle. Un large escalier descendait vers une mer de terrestres. Ils se massaient sur la place et entre les maisons jusqu’à perte de vue. Lorsque Nekaun, Imenja et Imi apparurent devant eux, ils crièrent et agitèrent les bras, leurs voix combinées formant un rugissement aussi effrayant qu’excitant. Jamais Imi n’avait vu autant de personnes rassemblées en un même endroit. Elle hésita, puis se força à descendre les marches. Au bas de celles-ci, des hommes torse nu se tenaient près d’une plate-forme scintillante couverte de coussins. Imenja sourit à Imi et lui fit signe de grimper. Comme elle s’allongeait parmi les coussins, la fillette l’imita. Nekaun demeura sur l’escalier. Les hommes torse nu se penchèrent pour saisir des perches qui dépassaient des côtés de la plate-forme. Un autre terrestre aboya un ordre, et la plate-forme s’éleva. Tandis qu’elle s’ébranlait, Imi en agrippa les bords. Même si les porteurs marchaient d’un pas égal, elle se sentait mal à l’aise si loin du sol. Deux colonnes d’hommes et de femmes en robe noire descendirent l’escalier et longèrent la plate-forme des deux côtés. La foule s’écarta pour laisser passer la litière, ses occupantes et ses porteurs. Imi tourna la tête vers Nekaun, qui agita la main. Comme elle lui rendait son salut, une pluie de petits objets aux couleurs vives s’abattit sur elle. La fillette frémit, puis éclata d’un rire ravi tandis que des pétales de fleurs jonchaient la plate-forme. —Votre peuple fait toujours cela ? demanda-t-elle à Imenja. —Tout dépend des circonstances. Les gens tendent à se rassembler devant le Sanctuaire quand ils savent qu’ils ont une chance d’apercevoir une des Voix – surtout Nekaun. Mais ils ne nous jettent pas de fleurs. Ça, c’est uniquement pour vous. —Pourquoi ? s’enquit Imi, étonnée mais flattée. —Vous êtes une princesse. C’est l’un des honneurs réservés aux personnes de sang royal. Jadis, celles-ci étaient censées lancer des pièces en retour, mais cette tradition a pris fin à la mort du dernier roi avvène, il y a presque un siècle. —Vous n’avez plus de roi ? Imenja secoua la tête. —Non. Il n’avait pas d’héritier et, après son décès, le peuple a choisi d’être gouverné par les Voix plutôt que par un autre monarque. Nous dirigeons également Mur, au nord, à travers un Serviteur Dédié élu par ses pairs. Les Dekkans, qui vivent au sud d’ici, continuent à obéir à un Haut-Chef – mais son successeur est désigné par les dieux et non par les liens du sang. —Comment les dieux informent-ils le peuple de leur choix ? —Les candidats à la succession doivent se soumettre à des épreuves pour prouver leurs compétences, leur culture, leur sagesse et leur poigne. Celui qui les réussit toutes devient le nouveau Haut-Chef. —Donc, les dieux font en sorte que leur préféré gagne. —C’est ça. —Je me demande pourquoi je ne vous avais jamais interrogée à ce sujet. C’est pourtant le genre de chose qu’une princesse devrait savoir. Je dois être une mauvaise princesse, s’attrista Imi. —Vous êtes une merveilleuse princesse, la détrompa Imenja en souriant. Vous n’avez pas pensé à poser ce genre de question parce qu’on ne vous a pas appris à le faire. Votre père devait se dire que vous n’en auriez jamais besoin. Imi sentit l’anxiété lui serrer le cœur. —Il va être furieux contre moi. —Pourquoi ? —Parce que j’ai désobéi et me suis attiré toutes sortes d’ennuis. —À mon avis, il s’en moquera, dit gentiment Imenja. Il sera juste content de vous retrouver. Imi soupira. —Et je serai contente d’être de nouveau chez moi. Peu m’importe si je suis consignée dans ma chambre ou si je dois suivre des cours supplé-mentaires pendant un an. Plus jamais je n’enfreindrai une règle. La plate-forme tourna dans une autre rue. Au loin, Imi aperçut la mer et la silhouette de bateaux minuscules. Une nouvelle pluie de pétales s’abattit sur elle, et son cœur s’allégea. J’aimerais que Père voie ça, songea-t-elle. Il changerait peut-être d’avis au sujet des terrestres. Ils ne sont pas tous méchants. Elle sourit. Mais ça, il s’en rendra compte lui-même en rencontrant Imenja. L’orateur Veece sortit de la tonnelle au moment où Auraya se posait. —Merci, Auraya des Blancs, dit-il comme elle lui tendait des outres d’eau et des paniers remplis de fruits, de viande froide et de pain. La jeune femme sourit. —Il est hors de question que nous vous laissions mourir de faim après tout le travail que vous nous avez donné. Une vive lumière filtrait à travers les frondaisons, empêchant Auraya de voir à l’intérieur de la tonnelle. —Comment vont les autres ? —Bien. Wilar dit que nous sommes tous guéris. Nous devons attendre que les derniers malades se soient rétablis avant de recommencer à nous déplacer d’une habitation à l’autre, et tant que le rongecœur n’aura pas été complètement éradiqué à Si, nous devrons éviter de sortir du village et d’approcher d’éventuels visiteurs. —Il a raison. Je sais que c’est dur de patienter, mais vous pouvez être certains que si un seul d’entre vous contracte de nouveau ce mal, il vous tuera. Vous devez rester prudents, particulièrement vis-à-vis des étrangers. Veece soupira et acquiesça. —Nous suivrons ses instructions à la lettre. Nous ne voudrions surtout pas que vos efforts aient été vains. (S’approchant du bord de la plate-forme, il détailla les autres tonnelles.) Vous nous avez sauvés, Wilar et vous. Nous avons une dette immense envers vous deux. Auraya secoua la tête. —Vous ne me devez rien du tout. Je… —Auraya ? —Prêtre Magen ? —C’est bien moi. Comment se porte la tribu de la Rivière du Nord ? —Elle se rétablit peu à peu. —J’ai de mauvaises nouvelles à vous annoncer. Les Siyee m’ont amené trois enfants malades. Ils ont tous le rongecœur. Apparemment, ils ont rendu visite à leurs amis en quarantaine, ceux que nous avions isolés à l’extérieur de l’Ouvert, et ils ont été contaminés. Je crains qu’ils aient déjà propagé le mal. Auraya soupira. —Dans ce cas, je ferais mieux de rentrer. —Vous voudrez peut-être faire un détour, la prévint Magen. Un Siyee de la tribu de la Forêt du Nord vient juste d’arriver. Il dit que les siens sont malades aussi. Je n’ai pas pu déterminer s’il s’agissait du rongecœur ou non. —C’est ce que je craignais. Très bien, je m’arrêterai chez eux sur le chemin du retour. Pensez-vous que vous parviendrez à gérer l’épidémie à l’Ouvert en m’attendant ? —Nous essaierons. —Merci, Magen. Reportant son attention sur l’orateur Veece, Auraya lui fit un sourire grimaçant. —Je dois partir, annonça-t-elle. La maladie sévit à l’Ouvert, et la tribu de la Forêt du Nord est également touchée. Le vieil homme pâlit. —Qu’allez-vous faire ? —Pour l’instant, parler à Leiard – je veux dire : Wilar. Je repasserai. Auraya se dirigea vers le bord de la plate-forme et sauta dans le vide. Tout en cherchant Leiard, elle envoya une communication mentale. —Juran ? —Auraya. Comment vont les Siyee ? —La tribu de la Rivière du Nord est presque entièrement guérie, mais on vient de m’informer que deux autres foyers de contagion s’étaient déclarés. J’espère que Leiard acceptera de se charger d’un des deux. —Dans ce cas, c’est une bonne chose que vous soyez tous les deux sur place – même si je me demande toujours ce qui l’a conduit à Si. As-tu envisagé qu’il se soit rendu là-bas dans l’espoir de t’y rencontrer en secret ? Auraya sentit ses joues s’empourprer. Elle avait évité autant que possible de parler de Leiard à Juran, justement parce qu’elle craignait ce genre de question. —Il m’a accueillie plutôt froidement, et il n’a pas essayé de… m’approcher depuis. —Tant mieux. Je dois te laisser. Leiard venait de sortir d’une tonnelle. Auraya se laissa tomber près de lui, et il sursauta. —Je viens de recevoir de mauvaises nouvelles, lui annonça-t-elle. —De quoi s’agit-il ? —Les gens de la tribu de la Forêt du Nord sont malades. Ils ignorent si c’est le rongecœur ou pas. —Et tu veux que j’y aille ? s’enquit Leiard, l’air sombre mais résolu. —Oui. Malgré tous les efforts de Sirri et des prêtres, le mal s’est également manifesté à l’Ouvert, révéla Auraya. Leiard fronça les sourcils. —Donc, tu veux que je t’apprenne à soigner magiquement ? La jeune femme hésita. Elle n’avait pas prévu de réitérer sa demande avant de recevoir la permission de Chaia. Néanmoins, si Leiard était d’accord et si elle avait le temps de contacter Chaia pour lui demander son avis… —Oui. —As-tu envisagé la possibilité que les dieux ne t’aient pas donné cette capacité parce qu’ils ne voulaient pas que tu l’aies ? suggéra Leiard. Auraya cligna des yeux. Avait-il appris à lire dans les esprits, en plus de dissimuler le sien ? —C’est possible. Il faudrait que je les consulte. Leiard acquiesça. —S’ils n’y voient pas d’objection, je t’apprendrai. Le cœur d’Auraya se souleva, et elle sourit. —Laisse-moi juste un moment. —Chaia ? Elle attendit une réponse. Leiard avait reculé d’un pas, et une expression consternée était passée sur son visage – mais très vite, elle avait été remplacée par de la résignation. Auraya renouvela son appel et sentit une présence puissante créer des remous dans la magie du monde. —Auraya. Ce n’était pas Chaia, mais Huan. —Huan, la salua Auraya, surprise. Merci d’avoir répondu à mon appel. —Tu souhaites apprendre le Don de guérison de ce Tisse-Rêves, énonça la déesse. —En effet. —J’aimerais que ce soit possible, mais nous ne pouvons pas l’autoriser. La magie de cette nature bouleverse l’équilibre de la vie et de la mort dans le monde. Si les gens comprenaient ce dont elle est capable et savaient que les Blancs la détenaient, ils vous accableraient d’exigences déraisonnables. La déception tomba comme une pierre au fond de l’estomac de la jeune femme. —Mais les Siyee… ? —Ils ne mourront pas tous. C’est le prix – fâcheux, je te l’accorde – qu’ils doivent payer pour la préservation de l’équilibre. Tout ce que tu peux faire, c’est agir promptement pour empêcher que le mal se propage. —Et Leiard ? Bouleverse-t-il ce fameux équilibre ? —Oui, mais il n’est qu’un homme seul et, contrairement à toi, il n’occupe pas une position d’autorité. Il ne peut causer que des dégâts minimaux. —Il pourrait enseigner son Don à d’autres. —Non. Peu de mortels sont capables d’apprendre une chose pareille. S’il s’avérait que tu en fasses partie, les conséquences seraient catastrophiques. Auraya soupira. —Donc, je ne dois pas m’y risquer. —Malheureusement, oui. Tandis que la présence de la déesse s’estompait, Auraya leva les yeux vers Leiard. —Ils ont refusé, devina le Tisse-Rêves. —Oui. Tu avais raison. Je n’étais pas destinée à posséder ce Don. (Elle secoua tristement la tête.) Je vais regagner l’Ouvert. La présence de quelqu’un qui a de l’autorité sur les Siyee va être nécessaire pour empêcher le mal de se propager. Et le village de la Forêt du Nord est plus près d’ici. Il vaut mieux que ce soit toi qui t’en charges. (Elle vit que Leiard paraissait troublé.) Qu’y a-t-il ? Le Tisse-Rêves détourna les yeux. —Je pensais quitter Si. Auraya eut un sourire compatissant. —Le rongecœur a aussi bouleversé mes plans, si ça peut te consoler. (Puis elle lut de l’inquiétude dans son regard et fronça les sourcils.) Tu as toujours l’intention de partir ? Oh !… c’est à cause de moi, c’est ça ? Leiard haussa les épaules. —On m’a ordonné de me tenir à l’écart de toi. —Ne sois pas ridicule ! s’écria Auraya en posant les mains sur ses hanches. Jamais Juran ne souhaiterait que tu abandonnes les Siyee juste parce que… Et de toute façon, je ne séjournerai pas au village de la Forêt du Nord. Juran ne t’a quand même pas interdit de te trouver dans le même pays que moi ? Leiard baissa le nez, puis leva les yeux vers elle. Son regard était dur. —Non, il n’a pas été si spécifique. (Il marqua une pause.) Si je me rends auprès de la tribu de la Forêt du Nord – si je reste à Si –, peux-tu me promettre qu’il ne me sera fait aucun mal ? Auraya fixa les yeux sur lui. Avait-il vraiment peur des Blancs à ce point ? —Bien sûr qu’il ne te sera fait aucun mal ! —Promets-le-moi, exigea Leiard. Jure-le sur les dieux. La jeune femme était tellement atterrée par son manque de confiance qu’elle mit quelques instants à réagir. Mais si c’est tout ce qu’il réclame pour rester et aider les Siyee… —Je jure, au nom de Chaia, de Huan, de Lore, d’Yranna et de Saru, que, tant que le Tisse-Rêves Leiard restera à Si pour aider sa population à combattre le rongecœur, il ne lui sera fait aucun mal, récita-t-elle solennellement. Ce fut le tour de Leiard de fixer ses yeux sur elle. Lentement, ses traits se détendirent, et il sourit. —Je n’arrive pas à croire que tu aies fait ça pour moi. Auraya poussa un petit soupir exaspéré. —Je n’arrive pas à croire que tu me l’aies demandé. Iras-tu au village de la Forêt du Nord ? Leiard acquiesça. —Oui. Bien entendu. Je vais préparer mes affaires – et prévenir Tyve. Il saisit le sifflet accroché autour de son cou avec une ficelle, le porta à ses lèvres et souffla de toutes ses forces. Auraya dissimula un sourire. Tyve ne semblait pas se formaliser que le Tisse-Rêves le convoque ainsi, mais combien de temps cela durerait-il ? —Wilar ! Pivotant, elle vit le jeune Siyee piquer vers eux et se poser sur la plate-forme. —Fais tes bagages, lui ordonna Leiard en souriant. Nous avons une autre tribu à soigner. Tyve écarquilla les yeux en comprenant ce que cela signifiait. —Auraya doit retourner à l’Ouvert pour s’occuper des gens de là-bas, ajouta Leiard. Leurs regards se rencontrèrent, et un léger sourire retroussa la commissure des lèvres de Leiard. Auraya songea à la froideur avec laquelle il l’avait toisée à son arrivée au village. Je suis contente que nos rapports se soient améliorés. Je préfère que nous nous séparions en bons termes. —Je vais prévenir l’orateur Veece, offrit-elle. Prenez soin de vous. Leiard opina. —Promis. Bonne chance. —Merci. Auraya s’approcha du bord de la plate-forme et bondit dans les airs. Chapitre 33 Les tours et les murs de Glymma avaient disparu dans un nuage de poussière peu après que le navire eut hissé les voiles. Désormais, la longue ligne pâle de la côte avvène défilait sur leur gauche, tandis qu’à droite l’horizon restait plat et indistinct. Accoudée au bastingage, Reivan tenta d’imaginer ce qui s’étendait au-delà. Les montagnes du sud de Sennon. Puis le désert, et encore des montagnes et, enfin, les terres verdoyantes des Circliens. Non que toute l’Ithanie du Nord ne soit que terre fertile et arable. Un désert aride occupait son centre, et les pics de Si étaient presque infranchissables. Néanmoins, les Circliens disposaient de beaucoup plus d’espace exploitable que les Pentadriens. Mur était coincé entre la mer et une cordillère escarpée ; Avven souffrait de sécheresse, et les terres cultivées de Dekkar avaient été conquises sur la jungle, mais le sol s’y changeait en poussière au bout de quelques années. À quoi peut bien ressembler Borra ? Reivan avait soutiré quelques informations à Imenja. —C’est un cercle d’îles d’où les Elaï évitent de sortir par crainte des attaques de pillards. Ils vivent dans une cité à laquelle on accède par un tunnel sous-marin. Alors, comment allons-nous y entrer ? se demanda Reivan, perplexe. —Il y a une autre entrée sur la terre ferme. La jeune femme sursauta et, pivotant, découvrit Imenja derrière elle. —Je vois, opina-t-elle. C’est bon à savoir. —Mais nous ne l’emprunterons probablement pas. Les Elaï se méfient des terrestres ; je doute que nous soyons les bienvenus dans leur cité. —Dans ce cas, comment rencontrerons-nous le roi ? —Sur les îles, peut-être. (Imenja haussa les épaules.) Nous verrons bien une fois sur place. —Imi est-elle bien installée ? —Oui. Elle est dans le pavillon, en train d’enfiler une tenue plus confortable. Elle ne devrait pas tarder à nous rejoindre. Il semble que même les Élaï souffrent du mal de mer. Comment te sens-tu ? Reivan grimaça. Elle faisait de son mieux pour ignorer la nausée qui la menaçait. —Ça pourrait être pis. —Ça ira mieux d’ici à quelques jours. (Imenja se tourna face à la mer.) J’ai une mission à te confier. Reivan la dévisagea, surprise. De quel genre de mission pouvait-il bien s’agir ? Elles étaient coincées à bord pour plusieurs mois ! —Je vous écoute. —Je voudrais que tu apprennes la langue d’Imi. Il vaudrait mieux pour tout le monde que je ne sois pas la seule personne capable de communiquer avec les Élaï. Soulagée, Reivan sourit. —Bien volontiers. Mais le niveau que j’atteindrai dépendra du temps dont je disposerai. Imi est-elle d’accord pour me servir de professeur ? Imenja acquiesça. —Oui. Nous en avons discuté. Ça vous occupera toutes les deux pendant le voyage. —Et moi qui ai apporté une montagne de livres en pensant que j’aurais tout le temps de les parcourir, soupira Reivan. Sa maîtresse sourit. —Tu auras du temps à leur consacrer, promit-elle. Il faudra aussi que tu m’empêches de devenir folle d’ennui. —Je m’y emploierai assidûment. (Reivan lui jeta un coup d’œil en biais.) Etre coincée à bord d’un navire avec une Voix folle ne me paraît pas être une bonne idée du tout. Imenja gloussa. Elle balaya l’horizon du regard, puis pianota sur le bastingage. —Imi n’a pas encore compris que je peux lire dans ses pensées. Elle est stupéfaite que je connaisse son nom et que je parle sa langue, mais elle ignore comment une telle chose est possible. —Allez-vous le lui dire ? —Non. Si les Élaï savaient que je suis télépathe, ils se méfieraient encore davantage de moi que des terrestres ordinaires, je le crains. —C’est bien possible. Mais il se peut qu’Imi finisse par le comprendre toute seule. Ne risque-t-elle pas de croire que vous lui avez délibérément caché la vérité afin de la manipuler ? Imenja fronça les sourcils. —Si, mais… je pense qu’il en faudrait plus que ça pour la retourner contre moi. Cependant, je vais tâcher de trouver une explication plausible. Soulevé par une grosse vague, le navire pointa brusquement sa proue vers le ciel. Reivan sentit son estomac faire une culbute très déplaisante. —Je crois que je vais vomir, s’entendit-elle dire entre ses dents. Imenja lui posa une main sur l’épaule. —Garde les yeux fixés sur l’horizon. Ça aide. —Et que suis-je censée faire la nuit, quand je ne le vois plus ? —Essaie de dormir. —– De dormir ? Reivan rit, puis agrippa le bastingage comme le navire plongeait sur l’autre versant de la vague. —Encore une chose, ajouta Imenja. Ne te penche pas trop par-dessus bord. Tu pourrais tomber à l’eau. Ou perdre ton pendentif. Reivan baissa les yeux vers l’étoile en argent qu’elle portait autour du cou. —Vous n’auriez qu’à m’en fabriquer un autre, non ? —Impossible, la détrompa Imenja. Chaque pendentif renferme un petit morceau de corail que nous faisons pousser selon des méthodes secrètes connues uniquement des Voix et de quelques Serviteurs triés sur le volet. À l’état naturel, une nuit par an, ce corail envoie un signal télépathique aux autres coraux, provoquant une libération massive de graines. Nous l’avons modifié de façon qu’il canalise nos propres signaux – ou nos pensées – pendant toute l’année. C’est ce qui nous permet de communiquer via nos pendentifs. (Elle gloussa.) Je n’ai pas d’autre morceau de corail sur moi, alors, tâche de ne pas perdre le tien. Reivan saisit l’étoile et la retourna. Le dos du pendentif était lisse à l’exception d’une petite indentation au centre, remplie d’une substance noire et dure. La jeune femme s’était souvent demandé de quoi il s’agissait, mais son ancienne habitude de tout disséquer pour en comprendre le fonctionnement – une habitude de Penseuse – avait perdu contre sa peur d’attenter à l’intégrité d’un objet sacré. —Du corail, murmura-t-elle. Je me demande ce qu’en penseraient les Élaï ? —Ils n’ont pas besoin de le savoir, répliqua fermement Imenja. Souviens-toi : c’est un secret. —Bien sûr. Reivan laissa retomber le pendentif sur sa poitrine. Imenja se remit à pianoter sur le bastingage. —Alors, quel genre de livres as-tu apporté ? Pas seulement des ouvrages de Penseurs, j’espère ? Levant les yeux au ciel, Reivan s’écarta du bastingage. —Venez, je vais vous montrer. Mirar gloussa par-devers lui. —Tu es très content de toi, pas vrai ? lança Leiard. —La promesse que j’ai extorquée à Auraya résout tous nos problèmes, se félicita Mirar. Je ne suis pas obligé de partir. Je peux rester et continuer à aider les Siyee. Elle ne reviendra pas sur une promesse faite au nom des dieux. —Vraiment ? Je croyais que, de nous deux, c’était moi le naïf. —Oh ! tu l’es. Tu n’aurais pas jugé nécessaire de lui faire promettre. —Parce que je sais qu’elle briserait un serment si les dieux le lui ordonnaient. —Un serment prêté en leur nom ? —Qui s’en indignerait ? Il n’y a pas eu de témoins. —Auraya le saurait. Ils perdraient son respect. —Et tu serais quand même mort. —Pas à moins de leur avoir donné une raison de me tuer. Tant que les Siyee sont malades, je n’ai rien à craindre. Une fois l’épidémie enrayée, je tâcherai de disparaître de nouveau. Et si Auraya n’est pas dans les parages, j’ai une chance de réussir. De la boue suintait du sol à chacun des pas de Mirar, et elle devenait de plus en plus profonde. L’air empestait la pourriture. Mirar maudit Tyve entre ses dents. Le jeune homme le faisait probablement passer par ce ravin parce que celui-ci filait en direction du village de la Forêt du Nord, ou qu’il semblait plus praticable que le terrain alentour. Malheureusement, depuis les airs, il n’avait pas pu voir combien le sol était spongieux sous la végétation. Mirar fit un autre pas et sentit son pied glisser. Il se rattrapa à un arbre pour ne pas s’étaler de tout son long et se retrouva assis dans une flaque de boue peu profonde. Jurant comme un charretier, il se remit debout. Devant lui, des troncs très minces jaillissant de touffes d’herbe s’étendaient à perte de vue. Le sol luisait entre eux. Tu dois revenir en arrière, dit Leiard. Mirar soupira. L’herbe flottait sur la boue, donnant au sol l’air d’être plus ferme qu’il l’était réellement. Mirar s’examina. Son pantalon était couvert d’une croûte de boue, et le bas de son gilet gouttait abondamment. Si Auraya pouvait me voir…, songea-t-il. —… Elle se moquerait bien de nous, acheva Leiard. —Sûrement. Mirar ne put réprimer un sourire. Secouant la tête, il fit demi-tour et entreprit de rebrousser chemin. —Elle te plaît, constata Leiard. —Je n’ai jamais dit le contraire. —Non, mais cette fois tu le penses vraiment. Tu en es arrivé à cette conclusion sans que je t’influence. Tu sais que c’est ton sentiment et pas juste le mien. Mirar réfléchit et finit par acquiescer. —Oui, je vois ce que tu veux dire. Devant lui, la pente du ravin s’accentuait. Il songea combien il avait eu de mal à ne pas glisser en descendant, et la perspective de devoir remonter lui arracha un grognement. Auraya est sans doute déjà arrivée, elle, songea-t-il amèrement. Un souvenir de la jeune femme bondissant d’une plateforme puis s’élevant dans les airs à un angle impossible pour les Siyee s’imposa à son esprit. Il l’avait suivie des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière la cime des arbres, se demandant pourquoi sa capacité à voler l’émerveillait toujours autant. —Tu l’admires. Voilà pourquoi, affirma Leiard. Mirar haussa les épaules. —Je suppose que oui. Ce n’était pas seulement à cause de l’aisance avec laquelle elle utilisait son Don, mais à cause de la façon dont elle accomplissait toujours les tâches qu’elle s’était fixées. Elle était compétente mais dépourvue d’arrogance ; efficace, mais non dénuée de compassion. —Et puis, elle n’est pas vilaine, ajouta Mirar. Mais jamais les dieux n’auraient choisi quelqu’un de laid pour les représenter. Pourtant, la beauté d’Auraya n’était pas flagrante. —Certains jugeraient ses traits trop aigus. Les hommes préfèrent les femmes bien en chair, dit Leiard. —Elle n’est pas non plus osseuse, protesta Mirar. Elle a tout ce qu’il faut là où il faut. —Tu as donc remarqué ? —Je suis un homme. Je remarque ce genre de chose. Tu es jaloux ? —Comment le pourrais-je ? Je suis toi. Mirar frissonna. Levant les yeux, il se força à examiner la pente abrupte qui se dressait devant lui, couverte de plantes et de cailloux. Tout était humide et glissant. Il chercha des endroits stables où poser ses pieds et ses mains, puis se mit à grimper. —Si tu es moi, tu n’es pas amoureux d’Auraya, se surprit-il à penser. —Pourtant, je le suis, répliqua Leiard. Mirar secoua la tête. —Donc, je le suis aussi. —Evidemment. Il avait l’impression d’escalader à quatre pattes un mur à demi effondré. Exaspéré, à la fois par la difficulté de la tâche et par sa conversation ridicule avec Leiard, il secoua la tête. —Alors, pourquoi je ne m’en rends pas compte ? —Parce que tu refuses de l’admettre. Tu as enterré tes sentiments. —Vraiment ? C’est facile de dire ça. Je pourrais passer le reste de ma vie à chercher des sentiments que je n’éprouve pas, et, chaque fois que j’échouerais, tu me ressortirais cet argument. Et tu me conseillerais de creuser un peu plus profondément. —Pour l’instant, tu n’as pas creusé du tout, fit remarquer Leiard. En tant que Tisse-Rêves, tu possèdes la capacité d’explorer ton subconscient, mais tu t’en es bien gardé. Tu as peur des conséquences. De toute façon, qu’est-ce que ça peut bien faire si j’ai raison ? Tu ne peux pas être avec elle. —Si tu as raison, je me ferai du mal pour rien. Pourquoi prendre ce risque ? —Parce que, tant que tu ne l’auras pas fait, tu ne seras jamais débarrassé de moi. Mirar fit une pause. Il avait presque atteint le sommet. Je devrais me concentrer sur mon ascension, se morigéna-t-il. Au lieu de ça, il ferma les yeux et ralentit sa respiration. Il projeta son esprit vers une transe onirique dans laquelle il entra lentement, comme à contrecœur. Il se força à penser à Auraya. Un torrent d’images déferla dans son esprit. Auraya au chevet d’un malade. Auraya en vol. Auraya discutant avec les Siyee. Auraya argumentant son point de vue. Auraya riant aux éclats. Alors même qu’il continuait à grimper, il vit le passé, à la fois lointain et récent. Il se remémora leurs conversations au sujet de la paix entre Tisse-Rêves et Circliens, et il éprouva du respect pour elle. Il revit toutes les fois où ils avaient joué avec Vaurien, et il éprouva de l’affection pour elle. Il se la représenta au sommet de sa puissance et de son talent, et il éprouva une fierté émerveillée. Il l’imagina en train de voler et… un soupçon qui l’avait assailli une fois rejaillit dans son esprit. Cela faillit le distraire de son objectif, mais il le mit résolument de côté. S’il voulait faire ça correctement, il devait se concentrer sur les moments où il s’était senti le plus proche d’elle. Sur leur intimité, leur plaisir, leurs explorations. Sur son impression d’avoir trouvé sa place dans l’Univers, de ne souhaiter être nulle part ailleurs. D’être connecté à elle. De lui faire confiance. De l’aimer. Il se retrouva debout au sommet de la pente, haletant d’épuisement, de terreur et d’excitation mêlés. Je comprends. Emerahl avait raison – et pourtant, elle se trompait. Pour devenir Leiard, il ne s’était pas créé de nouveaux traits de caractère. Il avait seulement bloqué ceux qui auraient permis de l’identifier le plus facilement. Ce faisant, il en avait libéré d’autres qu’il réprimait depuis des années. Leiard, c’est moi. Je suis Leiard. Il est ce que je suis devenu quand j’ai fait sauter le barrage avec lequel j’endiguais les sentiments que je croyais dangereux. L’amour, par exemple. Immortel dans un monde de mortels, Mirar avait appris à se méfier de l’amour qui ne lui avait jamais apporté que de la souffrance. Mais lorsque les circonstances l’avaient forcé à devenir Leiard, il s’était donné la permission d’aimer de nouveau. Je suis Leiard. Leiard, c’est moi. Il pressa ses paumes sur son visage. J’aime Auraya. L’ironie de la situation lui arracha un rire amer. Des siècles auparavant, il avait bâti un mur autour de son cœur pour ne plus s’attacher à une autre mortelle condamnée à disparaître à plus ou moins brève échéance. Et désormais, il était amoureux d’une immortelle. Une sorcière belle et intelligente, aux Dons époustouflants, qui l’avait autrefois aimé en retour. —Mais c’est une maudite grande prêtresse des dieux ! hurla-t-il. Le son de sa propre voix l’arracha en sursaut à la transe onirique et lui fit pleinement reprendre conscience de l’endroit où il se trouvait. Il prit une grande inspiration et la relâcha. —Tu m’avais prévenu que ce serait douloureux, dit-il à Leiard. Il ne reçut pas de réponse. Peut-être son alter ego voulait-il le laisser mariner un peu. Il attendit encore. Toujours rien. Il est peut-être parti. Mirar secoua la tête. Non. Pas parti, mais plus séparé de moi. Il regarda autour de lui et se remit à marcher. Il n’y avait rien d’autre à faire que continuer. Seul. Il éprouva un pincement de regret. Quelque chose lui disait qu’il n’entendrait plus parler de Leiard. Je crois qu’il va me manquer. Je ne peux pas avoir Auraya, et maintenant, je n’ai même plus d’alter ego agaçant avec qui discuter. Cette pensée aurait dû être amusante ; pourtant, elle le remplit de tristesse et de regret. Au dernier étage de la Tour Blanche, Juran faisait les cent pas. Chaque fois qu’il passait devant les fenêtres, il regardait la ville en bas. Il avait renoncé depuis longtemps à tenter de fixer dans son esprit l’apparence de Jarime quand il était encore mortel, ou à différents moments au cours du siècle passé. Même s’il ne vieillissait pas physiquement, ses souvenirs continuaient à s’estomper. Ce qui était précisément la source de son dilemme. —Je ne me rappelle pas. Ça fait trop longtemps. C’est comme essayer de conjurer le visage de la servante de mes parents – et je l’ai sans doute vue des milliers de fois plus souvent que Mirar de son vivant. Pourquoi veux-tu que je me le remémore ? —Disons que j’ai des soupçons. Ou bien Mirar est toujours vivant, ou bien nous avons sur les bras un autre Tisse-Rêves possédant des capacités réservées aux immortels, répondit Huan. Juran sentit son cœur se serrer. —Je ne sais pas lequel des deux serait le plus grave. Donc, tu ne le reconnais pas non plus ? —Je ne peux pas le voir, sinon à travers les yeux de quelqu’un. Et je ne peux pas le reconnaître à moins que ce quelqu’un le reconnaisse aussi. Tu es la seule personne vivante qui l’ait rencontré autrefois. —Mais si c’était Mirar, tu pourrais sûrement l’identifier à ses pensées, non ? —Son esprit m’est fermé. Juran s’immobilisa, et un frisson parcourut son échine. —Ce Tisse-Rêves… serait-ce Leiard ? —Oui. —Leiard ne peut pas être Mirar ! J’ai lu dans ses pensées. —Des pensées qui sont désormais totalement dissimulées. S’il est capable de faire ça, il a très bien pu ne t’en laisser voir qu’une partie auparavant. En outre, il est capable de guérir à la façon des immortels. Comme Mirar. Et il y a autre chose. —Quoi donc ? —Il détient les souvenirs de Mirar et admet entendre la voix de Mirar dans sa tête. —Mais il ne peut pas être Mirar ! Je l’aurais reconnu ! —Je me demande si tu en serais vraiment capable. Un siècle, c’est long. Jusqu’ici, nous ne nous sommes pas penchés sur la dégénérescence de la mémoire des immortels que nous avons créés. Reste-t-il des portraits de Mirar quelque part ? —La plupart d’entre eux ont été détruits, bien qu’il en reste peut-être quelques-uns dans les archives. Mais… nous avons découvert son corps ! —Tu as découvert un corps broyé. Ce n’était pas forcément le sien. —Et si Leiard n’est pas Mirar ? —Dans ce cas, c’est peut-être un nouvel Indompté. —Et ça le rend dangereux ? —Oui. —Auraya risque-t-elle quelque chose ? —Chaia veille sur elle. Juran s’approcha d’une fenêtre et, une fois de plus, détailla la cité en contrebas. Si Leiard était un nouvel Indompté, ils seraient forcés de le tuer, et Auraya serait dévastée. Peut-être pas autant qu’elle l’aurait été à l’époque de leur liaison, mais elle aurait du mal à comprendre le raisonnement des dieux selon lequel tous les Indomptés devaient être éliminés. —Nous n’avons pas débusqué tous les Indomptés. Ceux qui nous ont échappé ne nous ont jamais posé de problèmes, fit valoir Juran. —Pas encore, rectifia Huan. Souviens-toi : le pouvoir corrompt. Les immortels ne reconnaissent pas notre autorité. Ils pensent que leur âme n’aura jamais besoin de transcender la mort de leur corps, aussi ne ressentent-ils pas le besoin de nous obéir. De par leur pouvoir, ils peuvent causer beaucoup de dégâts. Mieux vaut prévenir que guérir. —Que ferions-nous si un Circlien devenait immortel sans votre aide ? —S’il était loyal, peut-être l’autoriserions-nous à vivre. Juran pressa son front contre la fraîcheur de la vitre. —Nous devons donc exécuter Leiard, soupira-t-il. Nous n’avons pas le choix. —S’il est bien un nouvel Indompté. —Comment allons-nous nous en assurer ? —En le surveillant de près. Pour l’instant, n’en parle ni à Auraya ni aux autres Blancs. Ne leur dis pas qu’il est peut-être un nouvel Indompté. Il a proposé à Auraya de lui montrer comment soigner magiquement. Pour cela, il devra lier son esprit avec celui d’Auraya, ce qui nous permettra peut-être de voir au-delà de son bouclier mental. Nous devons savoir s’il est Mirar ou non avant de frapper. —Quand passerez-vous à l’action ? —Nous ne l’avons pas encore décidé. Il y a des risques. D’abord, nous allons chercher d’autres moyens de découvrir sa véritable identité. Lorsque nous serons fixés, nous te tiendrons au courant. Bonne nuit, Juran. S’éloignant de la fenêtre, Juran se dirigea vers le placard où il gardait les boissons réservées à ses invités. Il se versa un verre de tipli torennais. Même s’il savait qu’il ne parviendrait pas à se saouler, il le but d’un trait et se resservit. Le goût acide de l’alcool était vivifiant. —Pour le bien d’Auraya, j’espère que tu te trompes, Huan. La déesse ne lui répondit pas. TROISIEME PARTIE Chapitre 34 Vus d’en haut, les lacs bleus de Si ressemblaient à des joyaux scintillants reliés entre eux par des fils d’argent. Celui vers lequel Auraya se dirigeait avait la forme d’un croissant de lune. En y regardant de plus près, la jeune femme distingua de petits bateaux à sa surface. Au début, elle avait été surprise de découvrir que les Siyee étaient d’aussi bons marins et pêcheurs que les terrestres. Même s’ils étaient, à l’origine, le peuple du ciel, rien ne les empêchait de hisser une voile ou de jeter un filet. Plus inhabituelle était la vision de terrain plat et cultivé aux alentours. La tribu du Lac Bleu vivait assez profondément au cœur des montagnes pour n’avoir pas eu à reprendre ses terres aux colons torennais. Apparemment, ses membres avaient déboisé les environs longtemps auparavant pour y faire pousser des céréales et des légumes. Les sillons étaient remplis de feuilles vert foncé – la récolte d’hiver que les Siyee plantaient chaque printemps pour améliorer la fertilité du sol. Depuis deux mois, Auraya observait Si et ses habitants se préparer à affronter l’hiver. Les Siyee avaient soigneusement stocké de la nourriture, réparé leurs tonnelles et tissé des vêtements chauds. Les demeures de la tribu du Lac Bleu n’avaient pas de tronc d’arbre central pour les soutenir. Auraya piqua vers la plus grande, supposant que ce devait être un lieu de réunion ou le domicile de l’orateur local. Quelqu’un avait dû la repérer, car des sifflements s’élevèrent autour d’elle. Les Siyee abandonnèrent les travaux des champs ou sortirent de chez eux, la tête levée. Voyant qu’ils se dirigeaient vers une plate-forme de bois, Auraya rectifia sa trajectoire pour aller se poser près de celle-ci. Des cris de bienvenue résonnèrent tandis qu’elle atterrissait. La jeune femme fut soulagée de voir que la plupart des membres de la tribu semblaient bien portants. L’orateur sortit de la grande tonnelle qui, lut-elle dans son esprit, était une réserve où l’on stockait les produits frais. —Bienvenue au village du Lac Bleu, Auraya des Blancs. Je suis l’orateur Dylli. Il prit une tasse que lui tendait une des femmes, le gâteau traditionnel brandi par une autre, et les offrit à Auraya. Celle-ci mangea le gâteau et but une gorgée d’eau. —Je suis contente de voir que vous paraissez tous en bonne santé. Le visage de l’orateur s’assombrit. —Nous pleurons la perte de neuf d’entre nous. Mais les victimes auraient été beaucoup plus nombreuses si nous n’avions pas suivi les conseils que vous nous avez envoyés pour empêcher la propagation du mal – et si le Tisse-Rêves n’était pas venu. Auraya sourit. —Wilar. J’ai entendu dire qu’il était ici ; c’est pourquoi je ne suis pas venue plus tôt. Vous étiez entre de bonnes mains. J’aimerais le voir. —Dans ce cas, je vais vous conduire à lui. Dylli l’entraîna à l’écart de la plate-forme. Comme Auraya jetait un coup d’œil curieux à celle-ci, il gloussa. —La plupart des Siyee vivent dans les arbres, ou sur un terrain inégal comme à l’Ouvert. Ici, le terrain est plat. Les plus âgés d’entre nous ont du mal à décoller. Voilà pourquoi nous avons construit cette plate-forme. Auraya acquiesça : elle comprenait. Les Siyee pouvaient s’envoler en courant et en bondissant dans les airs, mais ça leur demandait beaucoup d’énergie. Se laisser tomber d’une branche ou d’une falaise était bien plus facile, surtout pour les vieillards. La plate-forme palliait l’absence d’arbres et de relief. La foule emboîta le pas à l’orateur et à la visiteuse, les enfants bavardant entre eux avec excitation. À la lisière des champs se dressaient trois tonnelles fraîchement construites. Les adultes s’arrêtèrent à plusieurs pas de celles-ci et ordonnèrent aux enfants de rester avec eux. —Je n’ai pas été malade, donc, je ne dois pas approcher, dit l’orateur à Auraya. Faites mes amitiés au Tisse-Rêves Wilar. La jeune femme sourit et opina. —Entendu. Et si je peux l’aider de quelque manière que ce soit, je le ferai. Dylli inclina la tête en signe de remerciements. Auraya se détourna et poursuivit son chemin vers les trois tonnelles d’un pas lent. Elle sonda les esprits qui se trouvaient à sa portée. Succédant à la joyeuse vigueur du reste de la tribu, la douleur et la peur des malades furent un choc pour elle. Un instant plus tard, elle découvrit ce qu’elle cherchait : un esprit conscient de la présence d’un homme qu’elle ne percevait pas. Elle s’arrêta sur le seuil de la bonne tonnelle. —Puis-je entrer ? Il y eut un silence, puis une voix familière répondit : —Bien sûr, Auraya. La jeune femme sentit son cœur s’alléger. Elle écarta le rideau et entra dans un espace chichement éclairé. Quatre hamacs étaient pendus entre un épais pilier central et les montants extérieurs de la tonnelle – deux de chaque côté. Leiard se tenait près de l’un d’eux, faisant boire de la soupe à une femme. Il jeta un coup d’œil à Auraya avant de remplir sa cuiller et de la porter aux lèvres de la patiente. —Fais comme chez toi, dit-il. Auraya fit le tour des hamacs en examinant chaque patient. Tous étaient au stade le plus terrible de la maladie, mais leur corps luttait, fût-ce faiblement. —J’ai mis ceux qui sont en voie de rétablissement dans la tonnelle de gauche, et ceux dont le corps ne réagit pas dans celle de droite, murmura Leiard. Entendant le bruit de ses pas, Auraya leva les yeux. Le Tisse-Rêves laissa tomber la cuiller et le bol dans une large cuvette en pierre pleine d’eau, sur laquelle il fixa intensément les yeux. L’eau se mit à fumer, puis à bouillir. Alors, il se dirigea vers la porte, ne s’arrêtant que pour regarder Auraya par-dessus son épaule. —Tu veux voir ? La jeune femme acquiesça et le suivit dehors. Elle nota que plusieurs enfants siyee les observaient de loin comme ils se dirigeaient vers une des tonnelles voisines. Il lui fallut quelques instants pour se remettre de la vision surprenante qui l’attendait à l’intérieur. Cette tonnelle-là était remplie de meubles. Un Siyee à l’air robuste était assis en tailleur au centre de la pièce, en train de confectionner un harnais de chasse. Un autre s’affairait devant un métier à tisser avec des gestes rapides. Deux femmes préparaient des conserves de fruits ; un petit garçon et une fillette jouaient dans le fond. Tous levèrent les yeux à l’entrée des visiteurs. Tandis que Leiard leur présentait Auraya, la jeune femme comprit pourquoi ces gens, bien que visiblement rétablis, se trouvaient là. Leiard avait tué le mal à l’intérieur de leur corps, mais ils ne pouvaient pas se mêler au reste de la population de peur de le contracter une deuxième fois. En revanche, ils pouvaient se charger de certaines tâches domestiques. —Combien de temps devront-ils rester ici ? demanda Auraya à Leiard comme ils ressortaient. —Je leur ai dit qu’ils seraient libres de partir dès qu’il n’y aurait plus d’autres malades au village. Ils savent que ce n’est pas une garantie de sécurité, mais ils ne peuvent pas rester en quarantaine éternellement. Auraya opina. —Ont-ils conscience de leur chance ? Les autres Siyee dans le même état, à l’Ouvert ou dans les autres villages, sont tous morts. Leiard frémit et soutint le regard de la jeune femme. —Combien jusqu’ici ? —Environ un sur cinq. S’éloignant de la tonnelle, le Tisse-Rêves alla s’asseoir sur un tronc d’arbre couché à la lisière de la forêt. Auraya s’installa près de lui. Son visage ne paraissait plus aussi vieux qu’autrefois, remarqua-t-elle, même s’il avait encore de fines rides autour des yeux. Sa teinture était passée au fil des lavages, laissant ses cheveux blond foncé. —Je suis venue voir si ton offre tient toujours, lui dit-elle. Le rongecœur sévit partout. Les pertes sont trop élevées. J’arrive juste de la Montagne du Temple. Les Siyee de là-bas ne se sont pas montrés très coopératifs, et leur réseau de cavernes est trop petit pour contenir autant de malades. La promiscuité favorise la contagion. Leiard eut un sourire en coin. —En effet. (Il détourna les yeux, puis reporta son attention sur Auraya.) Donc, les dieux ont levé leur interdiction ? —Pas exactement. Je ne pourrai utiliser ton Don qu’avec leur permission. Et seulement en cas de grande nécessité, comme en ce moment. Il acquiesça. —Un compromis… Auraya le dévisagea sans trouver les mots. Durant les derniers mois, poussée par le désespoir, elle s’était livrée à des tas d’expériences sur des Siyee mourants – sans succès. Elle avait découvert qu’elle ne pouvait pas tuer une maladie qu’elle ne percevait pas comme une entité séparée du corps du malade. —Tu peux revenir ce soir ? demanda Leiard. Tyve est parti ramasser des plantes médicinales, et j’aurai besoin de lui pour s’occuper de mes patients pendant que nous travaillerons. —Bien sûr. Combien de temps cela prendra-t-il ? s’enquit Auraya. Il haussa les épaules. —Tout dépendra de ta capacité à saisir les concepts et à les mettre en application. Peut-être une heure, peut-être plusieurs nuits. Auraya acquiesça. —Je dois aller voir une autre tribu, mais je peux être revenue ce soir. —Nous commencerons dès que possible. Souviens-toi que peu de personnes sont capables de comprendre ce processus. Ce n’est pas une question de puissance magique mais de dispositions mentales. Il se peut que tu n’y arrives pas. —Ça ne coûte rien d’essayer, répliqua-t-elle avec un sourire en coin. Jusqu’ici, je n’ai encore jamais rencontré de Don que je ne puisse apprendre. Leiard haussa les sourcils. —C’est vrai ? —Oui. —Je me demande comment tu réagiras en cas d’échec. —Avec dignité, j’espère. Un des coins de la bouche du Tisse-Rêves frémit. —Ça devrait être amusant à regarder. Auraya soutint son regard. —Si tu te moques de moi, ça cessera très vite de l’être, menaça-t-elle. —Tu crois vraiment que je ferais ça ? —Je ne sais pas. Leiard gloussa. —Je tenterai de compatir. (Il se leva et jeta un coup d’œil aux tonnelles.) Si tu as le temps, j’aimerais te présenter au troisième groupe. Ils sont encore dans les premiers stades de la maladie. Il y a parmi eux une femme qui en sait davantage que n’importe qui de ma connaissance sur les plantes qu’on trouve dans ces montagnes. Je crois qu’elle te plaira. —Très bien. Allons voir ça. Souriant, Auraya se leva et suivit Leiard vers les tonnelles. Reivan s’accouda au bastingage et détailla les montagnes de Si à l’horizon. Le capitaine naviguait en vue de la côte depuis plusieurs jours, chose que la jeune femme trouvait à la fois rassurante et frustrante. C’était toujours déconcertant de se trouver si loin en mer qu’on ne distinguait aucune terre, mais de savoir celle-ci toute proche – sèche, immobile ! – et de ne pas pouvoir y poser les pieds de peur de susciter le courroux de ses habitants… Reivan songea à l’accueil que le peuple du ciel avait fait aux Serviteurs envoyés par Nekaun. Comme on pouvait s’y attendre, les Siyee avaient rejeté l’offre d’amitié des Pentadriens. Moi non plus, je n’accueillerais pas à bras ouverts ceux qui viennent d’envahir mes alliés et de massacrer ma famille et mes amis, se dit-elle. Si la sorcière blanche est capable de lire dans les esprits, elle a dû se rendre compte que les Serviteurs n’étaient pas seulement venus faire la paix. Elle était d’accord avec Nekaun sur le fait que tenter de convertir les Siyee n’en valait pas la peine pour le moment. S’ils pensaient avoir été créés par un des dieux circliens, ils auraient du mal à accepter le fait que leur créateur ne soit pas réel et qu’ils doivent vénérer les Cinq à la place. Je me demande comment leur est venue cette idée… et dans quelles circonstances ils sont vraiment apparus. Un bruit de pieds nus giflant le pont arracha Reivan à ses pensées. Pivotant, elle vit Imi se diriger vers elle, sa peau d’un noir bleuté luisante de gouttes d’eau. La fillette avait pris du poids ces derniers mois. Elle marchait désormais d’un pas assuré, et ne se laissait plus déséquilibrer par le roulis. —Salutations, Reivan, dit-elle gravement. —Salutations, princesse Imi. La fillette garda le silence quelques instants, puis sourit. —Tu m’appelles comme ça parce que je suis trop sérieuse, c’est ça ? —C’est votre titre, répliqua Reivan. À présent que nous approchons de chez vous, je dois m’habituer à m’adresser à vous convenablement. —Nous approchons de chez moi ? répéta Imi, anxieuse. Du menton, Reivan désigna les montagnes. —C’est Si. D’un jour à l’autre, nous allons apercevoir des Siyee. Nous n’aurons plus qu’à gagner le rivage et à leur demander notre… notre… —… Chemin, acheva Imi. En quelques mois, Reivan avait appris suffisamment de vocabulaire pour tenir des conversations dans la langue des Élaï, mais les mots lui manquaient parfois. —C’est ça, opina la jeune femme. Même si je crains que les Siyee refusent de vous aider parce que vous êtes arrivée avec nous. —Pourquoi feraient-ils ça ? s’étonna Imi. Reivan soupira. —À cause de la guerre. —Ah ! oui. (Imi se rembrunit.) Les Siyee sont les alliés des sorciers blancs. Ils doivent considérer les Pentadriens comme leurs ennemis. —La Quatrième Voix Genza s’est rendue à Si avant la guerre pour se renseigner sur eux, mais avant qu’elle puisse découvrir s’ils feraient de bons alliés ou non, les Blancs ont envoyé une de leurs sorcières là-bas, une sorcière qui possède le don de voler. Face à elle, Genza n’avait aucune chance. Les prunelles d’Imi brillèrent. —C’est la sorcière qui est également venue à Borra. Elle a proposé de nous débarrasser des pillards si nous aidions son peuple en retour. (La fillette écarquilla les yeux.) Si nous avions accepté, nous serions vos ennemis, nous aussi. Je suis contente que mon père ait refusé. Un frisson d’excitation parcourut Reivan. —Il a refusé ? —Oui. Il n’aime pas les terrestres. Il ne lui faisait pas confiance. —Et nous ? Croyez-vous qu’il nous fera confiance ? Imi haussa les épaules. —Je ne sais pas. Il sera content que vous me rameniez. (Elle plissa les yeux.) Vous comptez lui proposer une alliance ? Reivan réprima un sourire. Cette gamine était maligne. —Peut-être. Nous ne nous allions pas avec n’importe qui. Imi pinça les lèvres avec détermination. Reivan détourna les yeux pour ne pas se trahir avec son expression amusée. —Comptez-vous réessayer de faire la paix avec les Siyee ? demanda la fillette. Reivan secoua la tête. —Pas avant longtemps. Ils sont trop bornés. —Ce serait pourtant bien. Les Siyee et les Élaï ont toujours été amis. Nos deux peuples ont davantage de choses en commun que chacun de nous en a avec les terrestres. Nous sommes pareillement obligés de nous défendre contre ceux qui tentent de nous envahir. Et nous avons été pareillement créés par Huan. —Les Élaï pensent avoir été créés par une divinité circlienne ? s’exclama Reivan en dévisageant attentivement Imi. —C’est ce que disent les prêtres. —Comme c’est intéressant… Reivan espéra qu’elle semblait plus pensive qu’alarmée. Son cœur battait un petit peu plus fort que d’habitude. Nekaun était-il au courant ? Probablement pas ; sinon, il n’aurait pas estimé que ça valait la peine qu’Imenja se déplace en personne pour ramener Imi chez elle. Mais si Imi y avait pensé, Nekaun ou Imenja s’en seraient aperçus. Donc, elle n’a pas dû y penser ou, du moins, pas en leur présence. Malgré tout ce qui était arrivé à la fillette, son esprit n’avait pas dû se tourner souvent vers Huan durant son séjour au Sanctuaire. La religion n’était peut-être pas quelque chose d’important pour les Elaï. —Est-ce que vous priez Huan ? l’interrogea Reivan. Imi fronça le nez. —Pas à moins que les prêtres m’y obligent. Je le faisais quand j’étais petite, si je voulais quelque chose. Mais selon les prêtres, Huan est trop occupée pour faire parvenir aux enfants les cadeaux qu’ils désirent. Donc, j’ai décidé que je prierais seulement si j’en avais vraiment besoin. —L’avez-vous fait quand vous étiez prisonnière ? —Quelquefois, dit tristement Imi. Je suppose que je manquais d’entraînement. Père ne prie pas beaucoup – et parfois, il se met en colère contre Huan. Il dit que si elle se souciait de nous, elle arrêterait les pillards qui nous empêchent de vivre sur nos îles. Il dit qu’elle nous a abandonnés depuis belle lurette. Reivan acquiesça, compatissante. Elle ouvrit la bouche pour approuver le père d’Imi mais se ravisa. Comment pouvait-elle condamner la passivité d’une autre divinité – surtout d’une divinité qui n’existait pas – alors que ses propres dieux avaient laissé son peuple perdre la guerre ? —Les voies des dieux sont impénétrables, s’entendit-elle dire à la place. Nous ne comprenons pas toujours les raisons pour lesquelles ils font les choses… ou s’abstiennent de les faire. Leur vision du monde est comme celle des parents. Parfois, les enfants trouvent leurs parents cruels et injustes mais, plus tard, ils se rendent compte qu’ils ont agi dans leur intérêt. Imi hocha lentement la tête, l’air préoccupée par ses pensées. —Ah ! de la compagnie ! C’était la voix d’Imenja. Pivotant, Reivan vit sa maîtresse les rejoindre. Imenja tendit un doigt vers le ciel. —Ils viennent nous examiner, dit-elle. Imi jeta un coup d’œil dans la direction indiquée et hoqueta. Suivant son regard, Reivan vit cinq gros oiseaux planer vers le navire. Non, pas des oiseaux : des Siyee, rectifia-t-elle. —Vous feriez mieux de vous cacher, Imi, dit Imenja comme ils se rapprochaient. Nous ne savons pas encore comment ils réagiront à notre présence – ni à la vôtre si vous êtes avec nous. Ne réduisons pas vos chances d’obtenir leur aide. À contrecœur, Imi se laissa pousser vers le pavillon au milieu du navire. Imenja revint vers Reivan. Désormais, les Siyee étaient assez près pour que la jeune femme distingue l’ovale de leur visage. —Imi vient de m’apprendre que, comme les Siyee, les Elaï pensent qu’ils ont été créés par la déesse Huan, annonça Reivan. —Je sais, répondit Imenja. —Vous savez ? —Bien entendu. —Dans ce cas, je suis surprise que Nekaun vous ait laissé entreprendre ce voyage. Imenja rit tout bas. —Nekaun l’ignore. Reivan la dévisagea. Elle doutait fort que la Première Voix apprécie qu’on lui cache des choses si importantes. —Pourquoi ? —Tu l’as dit toi-même : Imi est une princesse ; elle doit être ramenée chez elle en grande pompe, sous l’escorte d’un haut dignitaire. Donc, une Voix. —Je n’ai pas dit ça. —Tu ne l’as pas formulé ainsi, mais la signification reste la même. —Ce n’est pas pour ça que vous n’avez rien dit à Nekaun, n’est-ce pas ? devina Reivan. Imenja sourit. —Qui de nous deux est la télépathe ? (Puis son sourire se flétrit légèrement.) Je ne me laisserai pas dissuader si facilement de saisir cette chance de conclure une alliance avec les Elaï. Ils ne sont peut-être pas nombreux et ils vénèrent peut-être une fausse divinité, mais, tant que nous ne les aurons pas rencontrés, nous ne pourrons pas évaluer leur potentiel. Pense combien les Siyee étaient efficaces au combat. Des alliés aquatiques pourraient s’avérer plus intéressants encore. Qu’importe leur religion ? —Mais nos dieux… Des battements d’ailes firent lever la tête à Imenja. Les Siyee avaient atteint le navire. Ils décrivirent un cercle à son aplomb avec une mine soupçonneuse. Les harnais qui leur barraient la poitrine ne semblaient pas bien redoutables, mais Reivan savait combien ils pouvaient être meurtriers. —Ils sont courageux d’approcher autant, souffla Imenja. Jetant un coup d’œil à la ronde, Reivan vit que plusieurs membres de l’équipage brandissaient un arc. —N’attaquez et ne ripostez pas à moins que je vous en donne l’ordre, lança Imenja. Après avoir fait trois fois le tour du bateau, tous les Siyee filèrent vers le rivage à l’exception d’un. Celui-ci vint se placer directement au-dessus d’Imenja et de Reivan. Un objet fusa de son harnais. Reivan fit un pas en arrière, mais sa maîtresse demeura immobile. Le missile se planta dans le pont à ses pieds avec un petit bruit sec. Battant des ailes pour éviter le gréement, le Siyee incurva sa trajectoire en direction des montagnes. Imenja poussa la fléchette du bout de sa sandale. —Que dis-tu de ça ? —C’est un avertissement, répondit Reivan. Un rappel du fait que nous ne sommes pas les bienvenus à Si. —Je suis d’accord avec toi. Le problème, c’est que nous devons faire débarquer Imi pour quelle ait une chance de retrouver le chemin de Borra. Comment allons-nous nous y prendre ? —Peut-être devrions-nous le lui demander. Imenja sourit. —Bien sûr. Nous lui en parlerons ce soir. Chapitre 35 Assis avec les coudes sur les genoux et le menton sur les poings, Mirar pensait à Auraya. Jusqu’à sa visite du matin, il ne l’avait pas vue depuis deux mois. Même s’il espérait qu’ils seraient amenés à se croiser de nouveau durant leur bataille contre le rongecœur, il avait conscience qu’il n’avait rien à y gagner, sinon un danger accru. L’adoration désespérée qui lui était tombée dessus quand il avait accepté Leiard comme une partie de lui-même n’était pas chose facile à gérer au quotidien. En vérité, elle le gênait grandement. Il s’exhortait constamment à se ressaisir – et le plus tôt serait le mieux. Pourtant, quand Auraya l’avait appelé du dehors, quand elle était entrée sous la tonnelle, son cœur avait fait toute une série d’acrobaties, et il avait compris qu’il lui faudrait bien plus de deux mois de séparation pour en reprendre le contrôle. Qu’elle vienne lui demander sa technique de guérison magique était bien la dernière chose à laquelle il s’attendait. Depuis son départ du village de la Rivière du Nord, il avait maintes fois maudit les dieux pour avoir refusé à la jeune femme la permission d’apprendre ce Don. Comme la maladie se propageait à un nombre grandissant de tribus, des tas de Siyee étaient morts qu’Auraya aurait pu sauver. Pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qui les a fait changer d’avis ? La réponse était évidente. L’épidémie faisait trop de victimes. Et les Siyee avaient peut-être entendu parler du pouvoir de guérison du Tisse-Rêves ; auquel cas ils devaient se demander pourquoi l’Élue des dieux ne le possédait pas. Alors, pourquoi les dieux ne le lui enseignent-ils pas eux-mêmes ? Toute la journée, Mirar avait ruminé cette question. Et il n’avait trouvé qu’une seule explication possible : ils ne le pouvaient pas. Les dieux étaient des êtres de magie. Leur intangibilité les empêchait peut-être de soigner des corps physiques, fût-ce par l’intermédiaire d’une humaine consentante. Enseigner cette technique à Auraya n’était pas sans danger – car elle était similaire à la méthode que tous les Indomptés utilisaient pour prévenir leur vieillissement. La jeune femme risquait de s’en apercevoir. Et ses dieux ne manqueraient pas de le faire. Je n’arrive pas à croire qu’elle serait capable de me tuer ; même si elle me soupçonnait d’être immortel. Un soupçon n’est pas une certitude, et Auraya n’est pas du genre à agir à la légère. Elle m’a promis qu’il ne me serait fait aucun mal. Et puis elle aura l’impression de me devoir quelque chose pour lui avoir donné la capacité de sauver des vies – ne serait-ce qu’une chance de quitter l’Ithanie du Nord. Quand il avait raconté sa rencontre avec Auraya à Emerahl durant un de leurs rêveliens, cette dernière lui avait suggéré d’abandonner les Siyee et de s’enfuir. Elle lui avait conseillé de se rendre en Ithanie du Sud, où les Tisse-Rêves étaient tolérés et même respectés. En apprenant qu’il avait proposé d’enseigner la guérison magique à Auraya, elle l’avait traité d’idiot, mais n’avait pu lui donner une seule bonne raison de ne pas le faire – mis à part celles qu’il avait déjà envisagées. Mirar entendit un bruit de pieds nus sur le sol. Levant les yeux, il ne vit que l’obscurité. Puis Auraya sortit de la pénombre tel un rayon de lune prenant forme et substance. Un frisson parcourut l’échine de Mirar. Une brise légère agitait l’ourlet du circ de prêtresse. Ses cheveux détachés voletaient autour de son visage ; elle leva une main pour les coincer derrière son oreille. Ne la regarde pas comme ça, se morigéna Mirar. Si elle te voit faire, elle comprendra que tu es toujours épris d’elle. Il prit une grande inspiration et se leva. —Salutations, Auraya des Blancs. La jeune femme haussa un sourcil amusé mais répondit sur le même ton cérémonieux : —Salutations, Tisse-Rêves Wilar. Il la guida vers l’une des deux couvertures qu’il avait étendues sur le sol devant les tonnelles. Elle s’assit et le suivit des yeux tandis qu’il se dirigeait vers la tonnelle du milieu. À l’intérieur, Tyve veillait un homme inconscient étendu sur une civière. Il se leva, se baissa pour saisir une extrémité de la civière et aida Mirar à transporter le patient dehors. Puis, après qu’ils l’eurent déposé entre les deux couvertures, le jeune homme regagna la tonnelle. Mirar s’assit face à Auraya. Celle-ci se pencha en avant et posa une main sur le front du malade. Son regard se fit lointain comme elle évaluait son état. Une petite grimace involontaire apprit à Mirar qu’elle avait perçu l’ampleur des dégâts. Elle leva les yeux vers lui. —Et maintenant ? —Je pourrais te l’expliquer avec des mots et t’amener à découvrir le Don par toi-même, mais ça prendrait des mois, voire des années, et nous n’avons pas de temps à perdre. Nous devons nous lier. Auraya haussa les sourcils. —Tu veux dire : lier nos esprits ? —Pas tout à fait. Nous allons nous prendre par la main, mais tu n’auras pas besoin de m’ouvrir tes pensées. C’est comme un rêvelien, mais en plus facile puisque tu n’as pas besoin d’être en transe ou partiellement endormie. Le contact physique t’en dispense. Je projetterai mes instructions vers toi, et tu me répondras de la même façon. Cela te convient-il ? Un des coins de la bouche d’Auraya frémit tandis qu’elle réfléchissait. Au bout d’un moment, elle hocha la tête et lui tendit les mains. Mirar n’en fut pas surpris. Elle avait déjà accepté de partager des rêveliens avec Leiard alors que c’était illégal ; sans doute avait-elle décidé que ce qu’il allait lui enseigner valait bien une nouvelle entorse à la loi. Il prit ses mains et ferma les yeux, puis chercha et trouva sa présence face à lui. Elle exhalait autant de fébrilité que d’incertitude. —Auraya ? —Leiard ? Ou dois-je continuer à t’appeler Wilar ? —Comme tu veux. —Quand je pense à toi, c’est toujours sous le nom de Leiard. Mais… tu sembles différent. —J’ai changé ? —Oui et non. C’est comme si… tu étais davantage toi-même. Je sais, c’est bizarre. Mais avant, tu paraissais… hésitant, peu sûr de toi. Ce n’est plus le cas. Mirar en éprouva une curieuse satisfaction. —C’est vrai. Je ne suis plus celui que j’étais. —J’étais sans doute la cause de ce manque d’assurance, poursuivit tristement Auraya. Peut-être devrions-nous éviter d’en parler. —Peut-être que oui, et peut-être que non. Ça pourrait faire autant de mal que de bien. —Tu as raison. Elle se tut mais, avant que Mirar trouve un moyen de changer de sujet, elle reprit : —Je t’ai pardonné. J’étais furieuse contre toi, mais ça m’est passé depuis que nous avons travaillé ensemble au village de la Rivière du Nord. J’aimerais que nous soyons amis. —Moi aussi, j’aimerais beaucoup, répondit-il avec un peu trop d’empressement. —N’aie pas peur : ça ne causera d’ennuis ni à toi, ni à ton peuple. Les dieux savent qui je porte dans mon cœur à présent. Mirar réprima un mouvement de surprise. Elle avait un autre amant ? Il lutta pour ne pas se laisser submerger par la jalousie. Non, se dit-il. Il examina ce sentiment et le mit de côté. Mieux vaut qu’elle soit heureuse. En tout cas, mieux vaut que je ne la rende pas malheureuse. Puis il comprit qu’elle ne parlait peut-être pas d’un nouvel amant. Peut-être avait-elle voulu dire que, désormais, elle se consacrait tout entière au service des dieux. Il n’y avait qu’un seul moyen de s’en assurer. —J’espère qu’il est digne de toi, lança-t-il. Une onde de gêne se déversa d’Auraya. Mirar sourit. Il avait bien deviné. Toutefois, il ne percevait que de l’embarras. La jeune femme aurait dû éprouver du bonheur ou de la joie. Or, ce n’était pas le cas. Ça ne durera pas, se surprit-il à penser avec satisfaction. De nouveau, il mit ce sentiment de côté. Il était temps de passer à la leçon. —La magie peut être utilisée pour soigner de bien des façons, commença-t-il. Les Tisse-Rêves divisent ces façons en trois niveaux de difficulté. Le premier est le plus simple : il permet de déplacer, de maintenir en place ou de modifier la température. Le deuxième emploie les mêmes Dons dans des situations plus délicates, ou pour renforcer la vigueur d’un corps. Le troisième est si compliqué qu’il nécessite une concentration absolue, une connaissance infaillible et une grande expérience de tous les processus corporels. Il permet à un Tisse-Rêves d’influencer les tissus de telle façon qu’il devient possible de réaligner la chair et les os, et de les persuader de guérir instantanément. Mirar s’interrompit. Ne sentant aucune perplexité émaner d’Auraya, il poursuivit : —Le Don que je vais t’enseigner est encore un pas au-delà du troisième niveau. Il ne nécessite pas de conjurer une grande quantité de magie, ni même de posséder une parfaite connaissance du corps humain. En revanche, il exige un esprit capable de percevoir et de comprendre ce corps, dans son fonctionnement global comme dans ses détails les plus infimes. Du moment que tu comprends, tu peux manipuler. Il guida une des mains de la jeune femme vers la poitrine du Siyee et la posa dessus. Regarde. Jusque-là, son bouclier mental avait empêché Auraya de voir ses pensées. Il se mit à l’ouvrir et à le refermer ainsi qu’une porte, afin de montrer ce qu’il faisait à la jeune femme à travers des images et des idées. Pour ne rien lui révéler de plus, il devait rester totalement concentré sur son patient. Peu à peu, le corps de celui-ci emplit sa conscience. Les dommages qu’il avait subis étaient évidents, tout comme leurs conséquences. Mirar détecta quelque chose qui n’avait rien à faire là – la vie minuscule qui attaquait cet organisme –, et il communiqua tout ce qu’il percevait à Auraya. À toi, maintenant. La jeune femme ne partagea pas ses perceptions avec lui. Elle garda le silence un long moment, puis Mirar sentit un frisson d’excitation la parcourir. Je la vois ! Je vois la maladie ! Montre-moi comment l’éradiquer. Il se concentra de nouveau sur le malade, focalisant sa magie de façon à éliminer l’intrus sans nuire à son hôte. À présent, il décelait les actions d’Auraya en observant leur effet sur le Siyee. Il fut surpris et ravi de voir qu’elle avait compris tout ce qu’il lui avait dit. Mais son attaque était désordonnée, et il se surprit à lui démontrer comment faire un balayage systématique du corps pour n’oublier aucune trace de la maladie. Ils se mirent à travailler ensemble, chacun d’eux réagissant pour compléter ou soutenir les actions de l’autre. C’était comme un pas de deux. C’était jubilatoire. Ça lui vient naturellement, comprit-il soudain. Comme un Don inné. Elle doit être assez Douée pour devenir immortelle sans l’aide des dieux. La pensée de ce qu’ils auraient pu être le parcourut telle une secousse électrique. Des amants immortels… Mais ça n’arrivera jamais. Ça ferait d’elle l’ennemie des dieux quelle vénère. Et qui me haïssent. Même si elle pouvait me pardonner mes mensonges… Auraya était totalement absorbée par ce qu’elle faisait. Il la laissa continuer seule tandis qu’il l’observait. Comme cette méthode était encore nouvelle pour elle, elle ne pouvait pas l’utiliser afin de stopper son propre vieillissement. Peut-être les dieux l’empêchaient-ils de vieillir à travers l’anneau qu’elle portait, sans qu’elle se rende compte de la façon dont ils s’y prenaient. Je me demande combien de temps elle mettra à faire le rapprochement, songea-t-il. Est-ce pour cette raison que les dieux n’apprennent pas aux Blancs à guérir ? —Le mal a disparu ! s’exclama Auraya. Mirar examina soigneusement le Siyee. —Oui, acquiesça-t-il. —C’était… plus facile que je l’aurais cru. Cette façon que tu as de percevoir le corps, c’est… stupéfiant. Et logique. Je ne comprends pas pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt. Mais… cet homme est toujours mourant. —En effet. Nous n’avons pas terminé. Il ramena l’attention de la jeune femme à l’intérieur du corps du patient. Puisant de l’énergie dans les réserves de graisse de ce dernier, il l’utilisa pour accélérer la régénération des tissus pulmonaires. Auraya l’imita. Une fois les poumons réparés, la circulation sanguine s’améliora, et le cœur se remit à battre plus vigoureusement. Les doigts, les orteils et autres extrémités se réchauffèrent. Mirar perçut l’émerveillement et la joie d’Auraya. Enfin, il se concentra sur la main du Siyee. Longtemps auparavant, un de ses doigts avait été cassé et l’os s’était ressoudé de travers. Il le redressa avec soin, modelant les fibres osseuses pour leur faire reprendre une position correcte. L’émerveillement d’Auraya se mua en excitation. —De cette façon, tu pourrais soigner n’importe quoi ! Rendre la vue à un aveugle. Refaire marcher un infirme. Ressusciter un mort. —Oui, mais dans le dernier cas, ce devrait être immédiat. La mémoire se détériore en quelques minutes après la mort, et elle ne peut pas être reconstituée. —Puis-je me soigner de la même façon ? —Evidemment, répondit-il. (Il ne devait pas la laisser poursuivre son raisonnement.) Tu as assimilé cette technique avec une rapidité exceptionnelle, la félicita-t-il. —Tu pensais que ça prendrait plus de temps ? —Oui. Mais comme toujours, tu as surpassé mes attentes. Si seulement tous mes élèves apprenaient si vite ! —Si c’est tout ce que j’ai besoin de savoir, je devrais regagner le village de la Montagne du Temple immédiatement. Trop de Siyee risquent de mourir ce soir si je ne rentre pas m’occuper d’eux. —Dans ce cas, je ne te retiens pas davantage. Ils se lâchèrent les mains, et la présence d Auraya s’évanouit aux perceptions de Mirar. Rouvrant les yeux, il vit que la jeune femme le regardait avec un large sourire. Il sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine et baissa très vite le nez vers le patient. —Merci, Leiard. Chaque vie que je sauverai grâce à ce Don sera une vie que tu auras sauvée. Il leva les yeux vers elle et grimaça. —Ne va surtout pas dire ça aux dieux. Ils peuvent se montrer assez désagréables quand ils sont jaloux. Auraya ouvrit la bouche pour répliquer, puis reporta son attention sur le Siyee. —Il est réveillé. De fait, constata Mirar, le patient les observait avec curiosité. —Bonsoir, lui dit-il. Auraya et moi vous avons guéri, mais vous devrez rester sous la première tonnelle jusqu’à ce que tout le village soit purgé du rongecœur. Vous serez fatigué pendant un jour ou deux. Dormez et reprenez des forces. L’homme acquiesça faiblement, et ses paupières s’abaissèrent. Auraya se leva. —Avant d’y aller, je vais t’aider à transporter notre ami dans sa nouvelle demeure. Ensemble, ils soulevèrent la civière et la portèrent sous la tonnelle occupée par les Siyee guéris mais encore vulnérables au mal. Puis Auraya ressortit. Debout sur le seuil, Mirar la regarda s’éloigner de quelques pas. Elle lui sourit brièvement et s’éleva dans les airs. L’obscurité l’engloutit. Mirar soupira. Auraya avait commencé à entrevoir le potentiel du Don dans les minutes qui avaient suivi son apprentissage. Il ne s’écoulerait guère de temps avant qu’elle revienne lui poser des questions. Le navire pentadrien était plus gros que celui des pillards. Et il n’avait pas la même forme. Reivan avait expliqué à Imi que sa silhouette profilée était conçue pour lui permettre de fendre les flots plus vite. La plupart des bateaux servaient à transporter des marchandises, aussi avaient-ils une coque assez large dans laquelle entreposer ces dernières. Mais ce navire-là n’avait à transporter que son équipage, quelques passagers et de quoi les nourrir tous jusqu’à destination. Il était fait d’un bois noir originaire de la partie la plus méridionale du continent sud. Une étoile blanche identique à celle qu’Imenja et Reivan portaient autour du cou se détachait sur ses flancs. Ses voiles aussi étaient noires avec une étoile blanche. Imi imaginait fort bien l’impression qu’il devait faire aux marchands et aux pillards. Du coup, elle souhaitait presque croiser les méchants terrestres qui l’avaient capturée. Imenja pourrait peut-être les punir avec sa magie… À la place du gros trou qui permettait d’accéder aux biens volés stockés dans la cale du navire des pillards, le pont du navire pentadrien présentait une légère dépression dans laquelle on pouvait s’asseoir à plusieurs, et qui était recouverte par une sorte de tente. C’était là qu’Imenja et Reivan dormaient ou s’abritaient lorsqu’il pleuvait. Le reste du temps, elles s’asseyaient sur le pont avec Imi et tentaient de ne pas gêner l’équipage. Il y avait un seau pour écoper, mais ce navire-là était de qualité supérieure et ne fuyait pas beaucoup. Le temps qu’Imi avait passé à bord du bateau des pillards lui apparaissait désormais comme un souvenir lointain ou une histoire qu’on lui aurait racontée – même s’il lui arrivait encore de faire des cauchemars où elle se retrouvait en train de dépérir à fond de cale. Le peu de place disponible dans la coque était occupé par des provisions. Le niveau de celles-ci avait baissé de moitié depuis leur départ de Glymma, quelques mois auparavant. La nourriture qu’on mangeait à bord était bien meilleure que celle qu’Imi avait reçue du temps où elle était prisonnière, mais moins bonne que celle dont elle s’était délectée au Sanctuaire. Ce soir-là, ils n’avaient eu droit qu’à de la viande trop salée accompagnée d’une poignée de fruits secs. Parfois, Imi se surprenait à rêver de rouleaux d’herbe marine fourrés de chair de rampeur, et elle souriait de soupirer après ce qu’elle avait jadis considéré comme un plat ennuyeux. Un marin vint débarrasser les assiettes et les couverts. Levant les yeux, Imi vit Imenja dérouler une grande carte. Elle avait déjà eu l’occasion de contempler celle-ci maintes fois ; pourtant, elle continuait à l’intriguer. Elle représentait le monde tel que le voyaient les Siyee, tout en étant utilisable par des terrestres. Le capitaine déroula sa propre carte, qui était couverte de lignes incompréhensibles pour Imi, et posa différents objets sur les coins pour la maintenir en place. Les lampes se balançaient au même rythme que le navire, projetant des ombres dansantes partout à l’intérieur du pavillon. Le capitaine posa un doigt sur sa carte, puis le tendit vers celle d’Imenja et dit quelque chose. Reivan jeta un coup d’œil à Imi. —D’après lui, nous sommes ici, assez loin de la côte pour ne plus la voir même depuis le haut du mât. —Pourrait-on ramer d’ici jusqu’au rivage ? demanda Imi. Reivan traduisit. —Oui, mais ça prendrait de nombreuses heures. Et plus encore si le courant est contre nous. —Quel est le risque de nous faire repérer ? —Toujours très élevé pendant la journée. —Et la nuit ? —La lune est presque pleine, leur rappela le capitaine. Et nous ne verrons pas les récifs éventuels. —Vous n’êtes pas obligés de m’emmener jusqu’à terre, déclara Imi dès que Reivan eut fini de traduire. Je peux nager une partie du chemin. Les adultes la dévisagèrent, les sourcils froncés. —Vous vous sentez assez forte pour ça ? s’enquit Reivan. Le capitaine dit quelque chose sur un ton d’avertissement. —Il pense qu’il pourrait y avoir des prédateurs marins. Par exemple des piquins – les animaux que vous appelez flarks, je crois. Imi sentit la peur la gagner, mais elle redressa fièrement le dos. —Ce sont les seuls qui soient vraiment dangereux, et ils préfèrent les proies de petite taille. Ils n’attaquent les gens que s’ils sont blessés, ou s’il n’y a rien d’autre à manger. Si les Siyee vous voient, ils essaieront de vous tuer. Le risque est plus grand pour vous que pour moi. Tandis que Reivan traduisait pour le capitaine, celui-ci eut un sourire en coin et dévisagea Imi avec ce qui ressemblait bien à de l’admiration. —Nous devons espérer qu’il y aura des Siyee sur le rivage, ajouta Reivan. —Dans le cas contraire, je n’aurai qu’à longer la côte à la nage. Je finirai bien par les trouver. Vous rejoindre sera sans doute plus difficile. Comment saurai-je où vous êtes si je ne peux pas voir le navire ? Imenja et Reivan s’entre-regardèrent. —Nous devons convenir d’un lieu et d’une heure de rendez-vous, déclara la jeune femme. Par exemple, nous emmenons Imi à terre le matin et revenons la chercher le soir. —Comment vous verrai-je dans le noir ? demanda la fillette en frissonnant à l’idée de nager de nuit dans l’océan. Imenja sourit. —Dans ce cas, nous vous déposerons à l’aube et reviendrons vous chercher en fin d’après-midi. Si vous n’avez pas rencontré de Siyee ce jour-là, nous irons un peu plus à l’ouest le lendemain, et nous referons une tentative. Imi acquiesça. —Ça devrait marcher. Reivan traduisit pour le capitaine, qui opina. Il se tourna vers un marin posté à l’entrée du pavillon et dit quelque chose. L’homme disparut et revint très vite avec une fiole et des verres épais. Imi réprima une grimace. L’alcool qu’on servait à la fin des repas était trop fort et trop âcre pour elle, mais elle se forçait toujours à le boire pour ne pas offenser les Pentadriens. Il avait tout de même un avantage : il lui donnait sommeil, ce qui était mieux que de se tourner et de se retourner dans le lit-caisson aménagé pour elle au fond de la coque. Le caisson lui permettait de dormir sans que sa peau se dessèche pendant la nuit, mais la fillette avait du mal à se laisser aller dans de l’eau qui bougeait au rythme du navire. Ce soir-là, malgré l’alcool, elle aurait probablement du mal à trouver le sommeil. Elle serait trop occupée à penser à l’aventure qui l’attendait le lendemain. Y aurait-il des Siyee sur la côte ? Accepteraient-ils de l’aider ? Et que ferons-nous s’ils ne connaissent pas le chemin de Borra ? Lorsque Juran ouvrit la porte de ses appartements, Dyara sut aussitôt que quelque chose clochait. Malgré son calme apparent, l’aîné des Blancs arborait des plis soucieux qui ne barraient son front qu’en cas de grande détresse. Sans rien dire, il s’effaça et fit signe à sa visiteuse d’entrer. Rian et Mairae étaient déjà là. Tous deux semblaient perplexes. Dyara s’assit et attendit pendant que Juran faisait les cent pas dans la pièce comme pour rassembler ses pensées. Elle le connaissait mieux que les autres Blancs, ce qui était bien logique puisqu’ils travaillaient ensemble depuis soixante-seize ans. Les signes de son agitation accrurent sa propre inquiétude, et elle dut prendre sur elle pour ne pas réclamer des explications. —Depuis quelques mois, commença enfin Juran, Huan et moi surveillons… un certain individu. Nous attendions une preuve que nos soupçons à son égard étaient fondés. Et nous venons de la recevoir. —De qui s’agit-il ? s’enquit Dyara. Juran s’immobilisa et lui fit face. Il prit une grande inspiration, et son expression se durcit. —De Mirar. Dyara fixa les yeux sur lui, incrédule. Pendant quelques instants, personne ne dit rien. Puis Rian protesta : —Mirar est mort ! Juran secoua lentement la tête. —Non. J’ignore comment c’est possible, mais il a survécu. —Tu en es certain ? insista Dyara. —A présent, nous le sommes. —Mais tu as retrouvé son corps. —Nous avons retrouvé un corps broyé sous les décombres. Même si son visage était méconnaissable, il avait la bonne taille et la bonne couleur de cheveux. En outre, beaucoup de gens ont assisté à la scène, et personne ne l’a vu quitter les lieux. —Mais il n’y avait aucun moyen de prouver que c’était bien le corps de Mirar. —Non. Mairae se pencha en avant. —Comment as-tu découvert qu’il était toujours vivant ? Juran soupira et prit place dans un fauteuil. —Je vais commencer par le début. Il y a quelques mois, Auraya a découvert Mirar à Si. Bien entendu, elle ne s’est pas rendu compte que c’était lui. Il soignait les Siyee malades, et… —Et maintenant, elle connaît sa véritable identité ? s’alarma Dyara. Elle ne risque rien ? Juran sourit. —Elle l’ignore toujours, mais elle n’a rien à craindre. Chaia veille sur elle. —Elle prend Mirar pour un Tisse-Rêves ordinaire, devina Rian. —Oui. Dyara acquiesça par-devers elle. Évidemment. Puis une possibilité lui apparut, et elle leva les yeux vers Juran, mais celui-ci regardait Rian. —Elle lui a demandé de lui apprendre sa technique de guérison, poursuivit l’aîné des Blancs. Au début, Huan s’y est opposée. Mais récemment, elle a décidé que c’était un risque qui valait la peine d’être couru afin de confirmer ou d’infirmer nos soupçons. Mirar ne pouvait pas lire grand-chose de dangereux dans l’esprit d’Auraya ; en revanche, nous avions beaucoup à découvrir dans le sien. —Attends, le coupa Dyara. Ni Auraya ni Huan ne peuvent lire ses pensées ? —Non. Il a un bouclier mental à toute épreuve. —Pas étonnant que tu te sois méfié de lui, souffla Mairae. —Et pourtant, tu as encouragé Auraya à devenir son élève ? s’étonna Dyara. Juran soutint son regard et acquiesça. —Comme je viens de le dire, nous devions savoir si nos soupçons étaient fondés. Aujourd’hui, Mirar a accepté de montrer sa technique à Auraya. Huan et moi avons établi un lien mental avec elle pendant la leçon… sans qu’elle s’en rende compte. Mairae prit une inspiration sifflante. —Pourquoi ne l’as-tu pas prévenue ? —Pour apprendre le Don de guérison, elle devait se lier à Mirar. Si elle avait su qui nous le soupçonnions d’être, ou que Huan et moi l’observions, Mirar aurait pu le découvrir. —S’il pouvait découvrir cela, qu’a-t-il pu lire d’autre dans son esprit ? demanda Rian à voix basse. —Rien du tout, lui assura Juran. Nous étions prêts à briser le lien, mais ce ne fut pas nécessaire. Auraya protégeait admirablement bien ses pensées. Mais ce que Huan et moi avons vu dans celles de Mirar… (Il secoua la tête.) Pendant qu’Auraya était tout entière concentrée sur ce qu’elle faisait, il s’est demandé l’espace d’un instant comment elle réagirait si elle découvrait sa véritable identité. Des questions se bousculaient dans la tête de Dyara. Comment Mirar a-t-il survécu ? Juran va-t-il devoir le tuer une seconde fois ? Ou les dieux auront-ils pitié de lui et désigneront-ils quelqu’un d’autre pour s’en charger ? Moi, Rian… ou même Auraya, puisqu’elle se trouve déjà à Si. Puis elle se souvint de la possibilité qui lui avait traversé l’esprit un peu plus tôt. —Pourquoi Mirar enseignerait-il un Don pareil à l’une d’entre nous ? Quelle raison avait-il de faire confiance à Auraya ? Juran soutint son regard, et les plis soucieux de son front s’accentuèrent. —Parce qu’il la connaît bien. D’ailleurs, nous le connaissons bien aussi. C’est… C’est Leiard. Un silence choqué s’abattit sur la pièce. Dyara opina avec une satisfaction amère. Elle avait deviné juste. —Leiard ! s’exclama Mairae. Comment est-ce possible ? Nous l’avons tous rencontré ! Nous avons tous lu dans ses pensées. Comment avons-nous pu ne pas découvrir qui il était ? Juran écarta les mains. —Je l’ignore. S’il peut dissimuler son esprit aux dieux, qui sait quels autres Dons il possède ? L’un d’eux lui permet peut-être de dissimuler sa véritable identité sous une autre. —Mais tu sais à quoi il ressemble, protesta Rian. Pourquoi ne l’as-tu pas reconnu ? —Il n’avait pas la même apparence qu’il y a un siècle. (Juran soupira.) Et puis, mes souvenirs se sont estompés. (Il se dirigea vers une table sur laquelle il prit un parchemin.) Après la mort de Mirar, presque toutes les statues et tous les portraits de lui ont été détruits. J’ai demandé à des prêtres de toute l’Ithanie du Nord de chercher ceux qui auraient pu en réchapper. Voici une reproduction d’un bas-relief découvert dans les ruines d’une ancienne Maison de Tisse-Rêves il y a quelques années. Il tendit le parchemin à Dyara. À la vue du dessin, cette dernière poussa un hoquet de surprise. Le visage était plus charnu que celui de Leiard, et il ne portait pas de barbe, mais il restait reconnaissable. Elle passa le parchemin à Rian, qui fronça les sourcils en identifiant Mirar à son tour. Dyara se laissa aller dans son fauteuil et repensa à l’époque où Leiard était arrivé à Jarime – et même avant. Il avait connu Auraya enfant. Il l’avait retrouvée après qu’elle était devenue une Blanche. Elle l’avait nommé conseiller Tisse-Rêves. Comme elle entrevoyait les conséquences d’avoir donné à Mirar une telle influence sur les Circliens, Dyara poussa un grognement. —Jusqu’où remontent ses manipulations ? demanda-t-elle. Savait-il qu’Auraya deviendrait une Blanche ? Était-ce une coïncidence, ou s’est-il arrangé pour qu’elle vienne ici et serve involontairement son dessein ? Juran la dévisagea, ahuri. —Certainement pas ! —Nous devons envisager cette possibilité, insista Dyara. —Je doute qu’il ait pu tout orchestrer, intervint Rian. Mais quand il a appris ce qu’elle était devenue, il n’a pas pu résister à l’envie d’en profiter. Il l’a suivie ici pour gagner sa confiance et entrer dans son intimité. —Et dans son lit ! siffla Dyara. (Folle de colère, elle s’adressa à Juran.) C’est toujours le scélérat que tu as connu. Il a usé de son influence sur elle pour encourager l’acceptation des Tisse-Rêves par les Circliens. (Même si c’était ce qu’elle prédisait depuis le début, son triomphe avait un goût amer.) Mais il est allé trop loin. Coucher avec elle fut une erreur. Après que leur liaison a été découverte, il est parti à Si, sachant qu’elle finirait par y retourner. Et maintenant, il essaie de la reconquérir en se servant de sa magie comme appât. Juran secoua la tête. Avait-il du mal à croire aux manigances de Mirar, ou était-il juste horrifié par la situation ? Dyara ne pouvait le deviner. Il se remit à faire les cent pas. —Il se peut que tu aies raison, Dyara, mais il se peut aussi que tu te trompes. Quand je lui ai ordonné de s’éloigner d’Auraya, j’ai sondé son esprit, et je n’y ai rien vu indiquant qu’il était Mirar ou qu’il complotait contre nous. Tout ce que j’ai vu, c’est un homme amoureux d’Auraya. Ses sentiments étaient mêlés de désespoir et de peur, mais sincères. Il n’aurait pas pu les simuler. —Et Auraya l’aime, murmura Mairae. Ou du moins, elle l’aimait. —Ce qu’elle aimait n’était qu’un mensonge, fit remarquer Rian. —Dans ce cas, il est heureux qu’elle ait cessé de l’aimer, répliqua Dyara. Parce qu’elle va devoir le tuer. De nouveau, le silence s’installa. Mairae avait les yeux écarquillés d’horreur. Elle implora Juran du regard. —Vous ne pouvez pas lui faire ça ! —Elle est à Si, répondit Juran sur un ton las. Il faudrait des mois à n’importe lequel d’entre nous pour atteindre Mirar. —Vous ne pouvez pas lui demander une chose pareille, insista Mairae. Même si elle sait qu’il n’est plus l’homme qu’elle a aimé, c’est trop cruel de la forcer à le tuer. —Quand elle découvrira qui il est et de quelle façon il s’est servi d’elle, elle comprendra que nous ne pouvons pas le laisser vivre ! dit Rian avec véhémence. Dyara frémit. Elle était plutôt d’accord avec Mairae. —Qu’est-ce que les dieux attendent de nous ? Juran eut un faible sourire. —Ils délibèrent. —S’ils posent la question, je suis prête à le faire à sa place, offrit Dyara. Comme Mairae, je pense que c’est trop exiger d’Auraya. Il existe d’autres moyens de régler ce problème. Par exemple, nous pourrions nous servir d’Auraya pour attirer Mirar hors de Si. Juran acquiesça. —Je leur en parlerai. Merci. Ils se turent tous quatre, chacun ruminant cette révélation et réfléchissant à ses conséquences potentielles. Au bout d’un moment, Dyara s’agita et regarda autour d’elle. —Nous ne pouvons qu’attendre la décision des dieux. Regagnons nos appartements respectifs et retrouvons-nous demain. Comme elle se levait, Mairae et Rian l’imitèrent. Ils sortirent de la pièce en silence. Sur le seuil, Dyara jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Juran grimaçait amèrement. Elle éprouva un élan de compassion pour lui comme elle refermait la porte derrière elle. Le chef des Blancs ne dormirait pas ce soir-là. Ses fantômes étaient revenus le hanter au sens littéral du terme. Ilne s’est jamais pardonné d’avoir tué Mirar, songea Dyara. Maintenant, il sait qu’il culpabilise pour rien depuis un siècle. Chapitre 36 Ça faisait des siècles qu’Emerahl n’avait pas remonté le golfe du Chagrin à la voile. Sennon ne l’attirait guère avec ses déserts et ses villes incolores. Durant sa longue existence, elle n’avait jamais quitté l’Ithanie du Nord, sinon pour visiter la nation insulaire de Somrey qui, désormais, était considérée comme faisant partie de l’Ithanie du Nord de toute façon. Si elle avait navigué au milieu du golfe et si l’air avait été moins brumeux, peut-être aurait-elle pu distinguer les deux continents à la fois, mais la nécessité de renouveler ses provisions de temps à autre l’incitait à rester proche de la côte sennienne. Elle aurait pu tenter d’acheter de la nourriture en Avven, mais elle ignorait quel genre d’accueil elle recevrait en Ithanie du Sud, et elle ne parlait pas non plus la langue locale, ce qui aurait rendu le marchandage difficile. Sennon, en revanche, n’avait que très peu changé par rapport à ses souvenirs. Même la langue n’avait guère évolué durant les quelques siècles écoulés depuis son dernier séjour. Dans toutes les directions, la poussière soulevée par le vent qui poussait le bateau d’Emerahl vers l’est voilait l’horizon. Devant elle s’étendait l’isthme de Grya, une bande de terre qui divisait le golfe du Chagrin depuis le golfe de Feu. La cité de Diamyane se dressait à l’endroit où l’isthme rejoignait Sennon. C’était là que s’achèverait son voyage en mer. Emerahl se mordit la lèvre et tapota la barre. Son petit bateau lui avait fait parcourir bien des lieues depuis quelques mois. Il avait résisté à des tempêtes et à l’occasionnelle poussée magique donnée par son occupante pour le faire accélérer. Il lui manquerait. Mais le seul moyen de lui faire franchir l’isthme aurait été de payer quelqu’un pour le remorquer de l’autre côté, et Emerahl doutait d’avoir assez d’argent pour ça. Une fois qu’elle l’aurait vendu, elle pourrait se joindre à une caravane marchande qui se dirigerait vers l’est ou, si elle en avait les moyens, se payer la traversée à bord d’un bateau. Mettant ses regrets de côté, elle se remémora qu’elle avait pris cette décision depuis des mois et qu’il n’était plus temps de changer d’avis. Elle aurait pu contourner l’Ithanie du Sud, mais cela aurait considérablement rallongé son voyage. Elle aurait aussi pu prendre dans la direction opposée et longer la pointe de l’Ithanie du Nord, mais cela l’aurait obligée à passer au large de Jarime ; or, elle préférait se tenir à l’écart du pays gouverné par les Blancs. Dans un rêvelien, Mirar l’avait prévenue que les Siyee surveillaient soigneusement leur côte depuis qu’ils avaient chassé les envoyés pentadriens quelques mois auparavant. Il lui avait également révélé qu’Auraya se trouvait à Si. Passer à proximité d’une Blanche valait mieux que passer à proximité des quatre autres, avait raisonné Emerahl. Elle avait embarqué un maximum de provisions pour ne pas être obligée d’accoster à Si. Nulle sorcière volante vêtue de blanc ne l’avait interpellée, et les vents lui avaient été favorables pendant une grande partie du chemin. Jusque-là, elle n’avait aucune raison de regretter son choix. Des formes d’une régularité peu naturelle commencèrent à se dessiner dans le nuage de poussière au lointain. En se précisant, elles se révélèrent être des bâtiments. Emerahl mit le cap sur eux sans se presser, prolongeant les moments qui lui restaient à passer à bord de son bateau. Trop tôt à son goût, elle s’approcha d’un quai et lança un bout aux dockers, qui tirèrent dessus et l’amarrèrent à une bitte avec une rapidité née de l’habitude. Elle sauta sur la jetée, laissa tomber quelques pièces dans leur main et demanda où se trouvaient les remorqueurs. Ils avaient installé leur comptoir près des quais. Dès qu’elle entra, Emerahl sentit leur humeur virer à la cupidité crasse. Devant plusieurs tasses fumantes d’une boisson locale un peu amère, elle les convainquit qu’une femme était capable de marchander aussi bien qu’un homme, mais, si ses perceptions lui disaient qu’elle avait fait baisser leur prix jusqu’à un niveau raisonnable, celui-ci demeurait toujours trop élevé pour elle. Elle se mit alors en quête d’un acheteur pour son bateau et découvrit que les embarcations de petite taille n’étaient guère recherchées. Les bateaux servaient surtout à transporter les marchandises, et le sien ne pouvait pas en contenir beaucoup. Elle trouva quand même un homme prêt à le lui reprendre pour une somme ridicule, et convint de le retrouver un peu plus tard pour une visite d’inspection. Plusieurs heures s’étaient écoulées. Emerahl se rendit sur le marché pour changer un peu d’argent. Quand elle se fut procuré des canars (la monnaie locale), elle acheta de quoi manger et une mesure de kahr, la liqueur sennienne, puis tenta sans conviction de vendre ses services de guérisseuse. Plusieurs de ses collègues déjà installés sur place lui jetèrent des regards hostiles. Elle savait qu’elle ne pourrait pas s’attarder longtemps dans les parages sans s’attirer des ennuis. À Sennon, chacun était libre de vivre comme il le souhaitait et de vénérer les dieux qu’il voulait à condition de n’enfreindre aucune des lois essentielles du pays. Sur le chemin du marché, Emerahl avait aperçu une Maison de Tisse-Rêves et un tas de Tisse-Rêves dans les rues. À Toren, les gens étaient venus réclamer son aide ; ici, ils l’ignoraient, visiblement satisfaits par les services des guérisseurs locaux. Donc, je dois attirer leur attention avec des produits plus rares ou de meilleure qualité, en conclut Emerahl. —Remèdes contre la stérilité ! clama-t-elle. Effacement de cicatrices ! Aphrodisiaques ! Un homme et une femme se tournèrent vers elle et la dévisagèrent. La femme portait un bébé, et l’homme tenait un petit garçon par la main. Ils échangèrent un regard et s’approchèrent d’un pas vif. Emerahl se demanda ce qui avait attiré leur attention. Apparemment, ils n’avaient pas de problèmes de fertilité. —Vous êtes Emméa, la guérisseuse qui souhaite vendre son bateau ? demanda l’homme, utilisant le nom qu’elle avait donné aux remorqueurs. Elle avait cessé d’utiliser celui de « Limma » dès qu’elle avait atteint Sennon. En changer souvent la rendait plus difficile à suivre à la trace. Surprise, Emerahl cligna des yeux et acquiesça. —En effet. Vous voulez en acheter un ? —Non, la détrompa l’homme. Laissez-moi me présenter. Je suis Tarsheni Drayli, et voici ma femme Shalina. Nous cherchons à passer de l’autre côté avec nos enfants. —Oh ! lâcha Emerahl, déçue. Je ne peux pas vous aider. Je ne vais pas vers l’ouest. L’homme sourit. —Nous non plus. Nous voulons aller à l’est. —Néanmoins, je ne peux pas vous aider, dit Emerahl sur un ton d’excuses. Je n’ai pas les moyens de me payer un remorquage. —Ah ! Mais vous n’en avez pas besoin. Il existe un petit tunnel qui traverse l’isthme, révéla Tarsheni. Il a été ouvert il y a quelques années. Seuls les petits bateaux peuvent l’emprunter. Et c’est beaucoup moins cher qu’un remorquage. —Vraiment ? (Personne ne lui avait parlé de ce tunnel, mais il n’était guère surprenant que les remorqueurs ne l’aient pas mentionné.) Et combien cela coûte-t-il ? —Douze canars par bateau. Emerahl acquiesça. Elle ne sentait aucune duplicité émaner de son interlocuteur. Mais douze canars, c’était toujours trop. Si elle les payait, il ne lui resterait plus rien pour s’acheter de la nourriture – à moins qu’elle emmène ces gens à l’est. En silence, elle se maudit de ne pas s’être renseignée sur le prix des transports. Elle ne savait pas combien réclamer à Tarsheni. —Voici ce que je vous propose, dit celui-ci, la prenant de vitesse. Nous payons le passage dans le tunnel et, en échange, vous nous emmenez à Karienne. Emerahl sourit. —Ça me paraît raisonnable. Le passage sur un bateau coûterait bien plus de douze canars. Tarsheni acquiesça et, de nouveau, elle ne détecta pas de mensonge en lui – juste de l’espoir. Elle réfléchit en faisant la moue tandis qu’il attendait patiemment. —Vous devrez apporter vos propres provisions, le prévint-elle. Je n’ai pas de quoi vous nourrir et vous abreuver. —Bien entendu. —Et même si je ne pense pas que vous ayez l’intention de me dérober mon bateau, je préfère vous prévenir que je possède des Dons assez importants. Tarsheni sourit. —Vous n’avez rien à craindre de nous. Emerahl hocha la tête. —Et réciproquement. Encore une question : quelle est la raison de votre voyage ? Tarsheni et sa femme échangèrent un regard, et Emerahl perçut leur appréhension. Elle croisa les bras et les toisa en haussant les sourcils. Les épaules de Tarsheni s’affaissèrent. —Vous allez sans doute trouver ça idiot, dit-il. Nous avons entendu parler d’un homme qui vit à Karienne, un sage qui connaît des choses stupéfiantes. Nous voulons l’entendre parler. Emerahl sentit qu’il était sincère, mais aussi qu’il lui cachait quelque chose. —Qu’a-t-il de si spécial, cet homme ? —Il… commença Tarsheni. —Vous êtes circlienne ? le coupa sa femme. Emerahl la dévisagea prudemment. —Non, admit-elle, espérant que son honnêteté ne lui coûterait pas leur arrangement. —Vous n’êtes pas pentadrienne, devina Shalina, les yeux brillants de sagacité. Etes-vous une hérétique ou une incroyante ? Emerahl soutint son regard. —L’homme que vous souhaitez rencontrer vénère-t-il un des dieux morts ? Shalina secoua la tête. —Il dit que les dieux ont été créés par un être supérieur, révéla Tarsheni. Peut-être qu’il se trompe. C’est ce que nous voulons découvrir. —Je vois. Quelle idée intéressante, lâcha Emerahl, sincèrement intriguée. Si elle devenait populaire, ce serait la première religion nouvelle qui se développerait en plusieurs millénaires – pour peu qu’Emerahl excepte ses propres fidèles sans scrupules, morts depuis belle lurette et dont elle n’avait jamais voulu. —Bien, dit-elle, reportant son attention sur Tarsheni et sa famille. Quand souhaitez-vous partir ? Les deux époux la gratifièrent d’un large sourire. —Il ne nous reste qu’à passer à notre pension pour payer la logeuse et récupérer nos affaires, répondit Tarsheni. Oh ! et acheter des provisions. Que devons-nous emporter exactement ? Emerahl sourit. C’étaient des jeunes gens inexpérimentés, qui avaient sans doute l’habitude de vivre dans le confort. Ils risquaient d’en baver pendant le voyage. Autant s’assurer qu’ils soient bien préparés. —Prenez de quoi manger pendant quelques jours : on ne sait jamais dans combien de temps on trouvera un village où se ravitailler. N’emportez rien de périssable et prenez garde à ce que tout soit bien emballé. Il peut faire très chaud en mer et, en cas de tempête, nos affaires risquent d’être mouillées. Vous avez des toiles huilées ? Non ? Il vaut mieux que je vous accompagne à votre pension. Je vais examiner ce que vous emporterez et vous dire comment l’empaqueter. Vous aurez également besoin de quelque chose contre le mal de mer… Ce fut toute joyeuse qu’elle entraîna la famille hors du marché. Non seulement elle n’était pas obligée d’abandonner son bateau, mais elle gagnerait peut-être un peu d’argent en emmenant ces gens à Karienne. Le temps qu’Auraya regagne le village de la Montagne du Temple, six autres Siyee avaient contracté le rongecœur – et depuis son retour, deux de plus étaient tombés malades. La jeune femme avait utilisé maintes fois son nouveau Don de guérison, mais les membres de cette tribu n’avaient ni l’envie ni la possibilité de s’isoler les uns des autres. Déjà, des signes de réinfection se manifestaient. Parallèlement, Auraya avait été informée que le mal s’était propagé à des villages épargnés jusque-là. Elle se rendait compte que ses efforts eussent été mieux employés chez des tribus plus coopératives et souffrant d’une moins grande promiscuité, mais elle était décidée à ne pas quitter la Montagne du Temple sans avoir amélioré le sort de ses habitants. —Cette maladie va mettre chacun de nous à l’épreuve, dit l’orateur Ryliss avec résignation en rajoutant de l’huile dans le poêle. —Oui, si on la laisse se répandre, acquiesça Auraya. —Comment peut-on l’en empêcher ? —Demandez à tous ceux qui sont déjà rétablis de partir. L’orateur fronça les sourcils. —Vous avez dit que les anciens malades ne pouvaient pas transmettre le mal à autrui. Ce serait chasser des gens qui ne constituent un danger pour personne ici ! —Mais qui occupent trop de place et qui nous empêchent d’isoler convenablement les malades actuels, fit valoir Auraya. Il faut diminuer temporairement la densité de population du village ; or, nous ne pouvons pas éloigner les gens qui n’ont pas encore eu le rongecœur, de peur que certains l’aient contracté et ne manifestent pas encore de symptômes. Ryliss hésitait. —Tout de même, chasser des Siyee de chez eux… Est-ce bien nécessaire ? —Votre village est surpeuplé, je vous l’ai déjà dit. —Sûrement pas plus que les autres. —La plupart des tribus ont perdu des membres pendant la guerre, l’an dernier. Beaucoup des gens de la Montagne du Temple vous ont rejoints récemment, n’est-ce pas ? —Oui. Ils sont venus pour s’instruire au sujet des dieux et les servir. Surprise, Auraya dévisagea l’orateur. —Pourquoi ne sont-ils pas allés voir les prêtres de l’Ouvert ? Ryliss haussa les épaules. —Ils sont arrivés ici avant que les prêtres arrivent là-bas. Et… sans vouloir vous offenser, certains d’entre nous pensent qu’ils doivent apprendre la liturgie siyee auprès d’autres Siyee. Auraya sourit. —Je comprends. Cela vous aiderait-il si des prêtres venaient ici ? Les Gardiens seraient-ils prêts à enseigner au côté de terrestres ? —Je vais le leur demander. —Merci. (Auraya se dirigea vers le patient suivant.) Les nouveaux arrivants sont jeunes et forts, constata-t-elle. Leur corps combat le mal. (Elle se redressa et planta son regard dans celui de l’orateur.) Alors, acceptez-vous d’éloigner une partie de la tribu ? La réticence creusa le visage de Ryliss, mais Auraya n’entendit pas sa réponse. Une autre voix remplit son esprit. Auraya. Viens au Temple. Aussi brusquement quelle s’était manifestée, la présence de Huan s’évanouit. Ryliss continuait à parler, nota Auraya. Et à invoquer tout un tas de raisons pour ne pas faire ce qu’elle lui demandait. —Je suis désolée, orateur, le coupa-t-elle. Je dois vous laisser. Huan vient de m’appeler. Ryliss écarquilla les yeux. —Mieux vaut ne pas la faire attendre. —En effet. Auraya sortit de la caverne et s’engagea dans un passage. Le réseau souterrain était peu profond, et elle atteignit l’extérieur en quelques instants. Elle leva les yeux pour s’assurer qu’aucun Siyee n’était sur le point de s’élancer par une des ouvertures à flanc de falaise au-dessus d’elle, puis se concentra sur sa perception du monde alentour et se propulsa vers le pic le plus proche. Un vent frais lui soufflait agréablement au visage. En se rapprochant, elle commença à distinguer le Temple. Même si elle s’y était déjà rendue plusieurs fois, elle était toujours émerveillée à la vue de la petite structure taillée à même la montagne. La façon dont le Temple avait été sculpté restait un mystère pour elle. Ryliss lui avait dit qu’il était beaucoup plus ancien que la race des Siyee. Son architecte ne pouvait être que très doué pour l’escalade ou capable de voler. Ses motivations restaient plus mystérieuses encore. Cinq colonnes soutenaient un toit en forme de dôme. Auraya se posa au centre du plancher circulaire. Elle prit une grande inspiration et regarda autour d’elle, le cœur battant d’excitation. Elle s’était habituée à la compagnie de Chaia, mais la perspective de se trouver en présence des autres dieux continuait à la remplir de joie et d’appréhension mêlées. Huan, je suis là, appela-t-elle mentalement. Elle se concentra et sentit une présence approcher très rapidement, faisant bouillonner la magie dans son sillage. Elle réprima un mouvement de recul instinctif. La présence s’arrêta net à quelques pas d’elle, et l’air alentour se mit à scintiller. La lumière dessina une silhouette de femme à l’expression sévère. Auraya se prosterna devant elle. —Relève-toi, Auraya, ordonna Huan. Nous avons une mission à te confier. —De quoi s’agit-il ? s’enquit la jeune femme en obtempérant et en faisant face à la déesse. —De réparer une grave erreur qui fut commise il y a longtemps. Mais prends garde : ce ne sera ni facile ni plaisant. Nous venons de découvrir qu’un ennemi que nous pensions mort est toujours vivant. Et que non content de nous avoir bernés, il s’immisce dans nos affaires. Le cœur d’Auraya fit un bond dans sa poitrine. —Kuar ! s’exclama-t-elle. Mais comment est-il possible qu’il ait survécu ? Et comment puis-je m’y prendre pour le tuer ? —Il ne s’agit pas de Kuar. Si Kuar avait survécu, ce n’est pas toi que nous chargerions d’y remédier, puisqu’il était plus puissant que toi. Cet ennemi-là est à la fois moins redoutable et plus ancien. C’est Juran qui fut le dernier à l’affronter. Il s’appelle Mirar. Auraya fixa les yeux sur Huan, stupéfaite. —Mirar ? Comment est-ce possible ? Comprenant ce que les dieux lui demandaient, elle sentit son cœur se serrer. Oh ! Leiard. Me pardonneras-tu un jour ? —Il n’en aura pas besoin, répliqua Huan. Leiard est Mirar. —Leiard ? s’exclama Auraya. (Un instant, elle resta hébétée et muette. Puis elle éclata de rire.) C’est impossible. J’ai lu dans son esprit —avant qu’il… —Mirar est Leiard. Il nous a dupés. Il a dupé les Blancs et, pire que tout, il s’est servi de toi. Nous ne savons pas de quelle manière il a pu se dissimuler derrière la personnalité de Leiard, mais nous sommes certains de sa véritable identité. Quand tu t’es liée à lui pour apprendre son Don de guérison, j’ai vu la vérité. —Tu étais là ? —Oui. Auraya secoua la tête, incrédule. Elle avait capté des bribes des pensées de Leiard pendant leur lien – mais des pensées qui concernaient uniquement la guérison en cours. —Pendant que tu te concentrais sur votre patient, il a baissé sa garde. Il se croyait en sécurité, expliqua Huan. Auraya fouilla dans ses souvenirs de Leiard. Elle se le remémora d’abord tel qu’il était quand il vivait dans la forêt près du village où elle avait grandi et qu’il lui enseignait l’usage des plantes médicinales. Y avait-il eu le moindre signe laissant supposer qu’en réalité il était Mirar ? Si oui, elle ne s’en souvenait pas. Puis elle repensa à l’homme qui avait été son conseiller à Jarime. Il s’était senti extrêmement mal à l’aise dans l’enceinte du Temple, mais quel Tisse-Rêves ne l’aurait pas été ? Sa répugnance vis-à-vis de toutes les choses circliennes était-elle un indicateur de sa véritable identité ? Il avait fini par la surmonter pour entrer au service d’Auraya – sur une idée de la jeune femme, et non de lui. Les Tisse-Rêves avaient bénéficié de son travail, mais il n’y avait rien d’anormal ou de mal à ça. À sa place, n’importe quel membre de son ordre aurait agi pour leur bien à tous. À moins qu’il ait, sans qu’Auraya le sache, utilisé sa position pour acquérir d’autres avantages. —Tu ne te rends pas compte de l’ampleur de sa tromperie, Auraya. Leiard n’existe pas. Il n’a jamais existé. L’homme que tu as connu était une pure invention conçue pour te manipuler. Auraya fronça les sourcils. Elle cherchait quelque chose d’inhabituel dans le comportement de Leiard. Elle devait plutôt envisager les choses du point de vue de Mirar. S’il avait décidé de la manipuler en inventant Leiard, il avait réussi. Il avait gagné son amitié et sa confiance, puis son amour. Auraya repensa à leurs rêveliens, à ses déclarations et à ses promesses. Rien de tout ça n’était donc réel… La jeune femme frissonna. Elle avait… fait des choses avec un homme qu’elle ne connaissait pas vraiment, et dont les intentions ne pouvaient être que nuisibles – pour elle, pour les dieux et pour tous les Circliens. —Dans ce cas, quel était le but de Mirar ? Juran a-t-il déjoué ses projets en découvrant notre liaison et en le chassant ? Mirar est-il venu à Si dans l’espoir de me retrouver et de renouer avec moi ? Comme cette possibilité lui apparaissait, Auraya sentit la colère la gagner. J’étais prête à risquer tant de choses pour Leiard. Mais je me suis bien rendu compte qu’il avait changé, songea-t-elle. Quand nous nous sommes liés pour qu’il puisse m’enseigner son Don de guérison, j’ai perçu une différence. Qu’a-t-il répondu, déjà ? « Je ne suis plus celui que j’étais. » —Maintenant, tu comprends tout, dit Huan. Je sais que cela te fera souffrir. Nous le déplorons. Il eût été préférable que cette erreur ne soit pas commise. Accroche-toi à ta colère ; tu en auras besoin pour faire ce qui doit être fait. Les autres Blancs sont trop loin pour s’en charger à ta place. Tu es sur place, et tu bénéficies de l’avantage de la surprise. Il ne s’attendra pas que ce soit toi qui l’exécutes. —Qui l’exécute ? Auraya en fut glacée jusqu’à la moelle. —Oui. Je sais que tu répugnes à tuer. Et c’est une bonne chose ; tu nous décevrais dans le cas contraire. Mais Mirar doit mourir – pour de bon, cette fois. Je te guiderai. —Quand ? —Maintenant. —Mais les Siyee… ? —Ça ne te prendra pas longtemps, Auraya. —Oh ! La jeune femme se sentait étrangement désorientée. Je ne vais pas avoir le temps de me faire à cette idée, n’est-ce pas ? Je devrai mettre de l’ordre dans ma tête après coup. —Oui. Tu ne dois pas te laisser distraire par quoi que ce soit, la prévint Huan. Il est très fort. Ce sera difficile. Il tentera de te manipuler une fois de plus. Il fera n’importe quoi pour t’arrêter. Évidemment, songea Auraya. Je doute qu’il veuille mourir. —Je te guiderai, promit Huan. Vas-y, Auraya. Va le trouver. Chapitre 37 Le souffle des rameurs produisait une fine brume dans l’air ; pourtant, Imi n’avait pas froid du tout. Au début, elle s’était demandé pourquoi Imenja ne réchauffait pas aussi l’air autour des rameurs avec sa magie. Puis elle avait remarqué la sueur qui brillait sur leur front et compris que leur effort leur tenait déjà suffisamment chaud. Des nuages encombraient l’horizon d’un côté, assourdissant la lumière de l’aube toute proche. La mer, le bateau et même le visage bronzé des rameurs avaient une teinte grisâtre malsaine, comme si toute couleur avait déserté le monde. La côte était une ligne sombre et montagneuse jaillissant du ciel nocturne, séparée de l’eau par une bande pâle de sable. Imenja se tourna vers Imi. Son regard était franc, et ce fut sans sourire qu’elle posa une main sur l’épaule de la fillette. —Nous ne pouvons pas approcher davantage sans risquer d’être repérés, lui dit-elle. Sommes-nous assez près du rivage ? Imi acquiesça. —Je pense. —Ne prenez pas de risques inutiles. —Promis. —Nous reviendrons cet après-midi. Bonne chance. La fillette sourit. —À tout à l’heure. Elle s’approcha du bastingage. Le bateau tanguait trop fort pour qu’elle puisse sauter sans risquer de se faire mal. Elle décida que le meilleur moyen d’entrer dans l’eau était de s’asseoir sur le bord, les jambes pendant dans le vide, et de se laisser tomber quand le canot pencherait de son côté. Son plan fonctionna très bien, même si sa sortie ne fut pas très gracieuse pour une princesse. L’eau était délicieusement froide. Prenant une grande inspiration, Imi plongea sous la surface et se mit à nager en direction de la côte. Vue du bateau, celle-ci lui avait paru assez proche, mais il lui fallut plus longtemps qu’elle s’y attendait pour l’atteindre. L’eau était sale, et la lumière encore trop faible pour révéler grand-chose dans les profondeurs de toute façon. Imi s’était rarement trouvée si exposée, et jamais seule. Elle n’avait pas de mal à imaginer une créature émergeant de la pénombre alentour. Une créature massive et redoutable. Ou peut-être petite et rapide comme un flark, qu’on n’apercevait que quelques secondes avant qu’il attaque. Imi se sentit sur le point de frissonner, comme elle se sentait parfois sur le point d’éternuer. Mais son frisson ne vint jamais. Soudain, l’eau s’éclaircit. La fillette refit surface, s’attendant à voir que le soleil s’était levé. Rien n’avait changé. La plage s’étendait toujours devant elle, formant un arc autour d’une baie peu profonde. En baissant les yeux, Imi constata qu’elle pouvait voir le fond sablonneux sous elle. Elle continua à nager. Bientôt, l’eau se mit à la tirer, à la pousser et à bondir par-dessus sa tête. Imi avait entendu parler du ressac, mais elle n’avait jamais essayé de nager dedans. Un danseur aquatique lui en avait parlé un jour ; il lui avait dit qu’il était possible de chevaucher les vagues à condition de savoir comment. Imi se propulsa vers l’une d’elles, qui était juste en train de se former, et chercha par quel bout la prendre. Elle sut qu’elle avait trouvé le bon angle quand elle sentit une force puissante s’emparer d’elle et la pousser vers l’avant. C’était une chevauchée excitante qui s’acheva bien trop tôt à son goût. Sentant du sable sous ses pieds, Imi se mit debout. Elle regarda par-dessus son épaule et envisagea d’aller à la rencontre d’une autre vague. Non, je dois me mettre en quête des Siyee. J’ignore combien de temps il me faudra pour les trouver. Sortant de l’eau, elle remonta la plage jusqu’aux hautes touffes d’herbe qui la bordaient. Le soleil apparut enfin dans la trouée entre nuages et horizon, baignant le paysage d’une lumière dorée. Imi escalada une dune et en découvrit d’autres derrière, qui s’étendaient à perte de vue. Les marchands élaï qui lui avaient raconté des histoires sur les Siyee avaient dit que les hommes ailés vivaient dans d’étranges maisons qui ressemblaient à des bulles à demi enterrées. Imi doutait fort que ces marchands se soient aventurés très loin du rivage de peur de se dessécher, aussi espérait-elle que les habitations des Siyee seraient visibles de la plage. Elle se mit à marcher le long de la dune, suivant l’arc de la baie jusqu’à une pointe rocheuse, puis contournant celle-ci et débouchant sur une baie plus vaste. Au bout d’un moment, elle eut soif et déboucha la gourde qu’Imenja lui avait donnée pour boire. Malgré les nuages qui masquaient le soleil et l’humidité que le ressac répandait dans l’air, elle ne tarda pas à sentir sa peau tirer désagréablement. Elle regagna la mer et se mit à nager parallèlement au rivage. Je pourrais marcher pendant des heures sans trouver de Siyee, songea-t-elle. Il vaudrait peut-être mieux que je nage en m’arrêtant au milieu de chaque baie pour les chercher. Comme ça, je ne me dessécherai pas, et je pourrai continuer à chevaucher les vagues. Ainsi procéda-t-elle pendant les heures qui suivirent. Petit à petit, les avancées de terre qui séparaient les baies se firent plus rocailleuses. Imi prit garde à les contourner de loin. Elle voyait les vagues s’y écraser et devinait que si elle s’approchait trop, elle risquait d’être projetée sur les rochers. Cela mis à part, la côte ne présentait guère de variations. Les nuages maintenaient leur voile jaloux devant le soleil ; pourtant, Imi sentait la journée s’allonger. S’arrêtant pour scruter une nouvelle portion de dune, elle soupira et secoua la tête. Je vais bientôt devoir faire demi-tour ; sinon, il fera noir avant que j’atteigne l’endroit où Imenja m’a laissée. Elle fronça les sourcils comme la panique la poignardait. Comment reconnaîtrai-je la bonne baie ? Le vent siffla et tourbillonna autour d’elle. Imi leva les yeux et… sursauta en voyant des silhouettes ailées décrire des cercles à son aplomb. Des Siyee ! Ils étaient exactement tels que les marchands les lui avaient décrits. Malgré leur petite taille, elle voyait qu’il s’agissait d’hommes adultes. L’un d’entre eux avait les cheveux gris tandis que l’autre semblait plus jeune. Le cœur d’Imi se souleva, et elle agita la main d’une manière qu’elle espéra amicale. Les deux Siyee descendirent en spirale et se posèrent en soulevant une petite gerbe de sable. Ils se redressèrent et la dévisagèrent avec un mélange de prudence et de curiosité. —Salutations, damoiselle des mers, lança le plus âgé dans la langue des Elaï. Je suis Tyrli, orateur de la tribu des Sables. Mon compagnon est mon petit-fils Riz. —Salutations, hommes du ciel, répondit Imi. Pardonnez-moi de m’être introduite sur vos terres sans y avoir été invitée. Je suis Yli, fille du pêcheur Sei. Imenja lui avait déconseillé de révéler aux Siyee qu’elle était une princesse. Ils ne voudraient pas la laisser rentrer seule chez elle. Si elle ne pouvait pas regagner le navire, elle devrait attendre le passage du prochain groupe de marchands élaï. Elle y serait peut-être obligée de toute façon si les Siyee ne pouvaient pas lui indiquer où se trouvait Borra, mais ce serait beaucoup mieux si son père avait l’occasion de rencontrer Imenja et Reivan. Le vieux Siyee lui sourit. —Vous êtes pardonnée, damoiselle des mers. Puis-je vous demander ce que vous faites ici seule ? Imi inclina la tête. —Je suis perdue, admit-elle. C’est ma faute. Je me suis enfuie pendant que mes parents avaient le dos tourné. Des pillards m’ont capturée, mais je me suis échappée. Et je ne connais pas le chemin pour rentrer chez moi. Je ne m’étais jamais éloignée autant. J’espérais trouver des Siyee qui pourraient m’indiquer la bonne direction. C’était la vérité – ou une assez bonne approximation. Elle lut de la compassion sur le visage de ses interlocuteurs. —Vous avez de la chance, dit Tyrli. De la chance que les pillards ne vous aient pas tuée, et de la chance d’avoir pu vous échapper. —Les Blancs devraient vraiment faire quelque chose pour les décourager, ajouta le jeune homme, les sourcils froncés. —Vous avez également eu de la chance que nous vous repérions, poursuivit Tyrli. Nous sommes à plusieurs heures de vol de notre village ; nous patrouillons le long de la côte au cas où les envahisseurs pentadriens reviendraient. Il vous aurait fallu des journées entières pour atteindre notre village. —Savez-vous où se trouve Borra ? —Je peux vous indiquer sa direction approximative. Imi poussa un soupir de soulagement. —Alors oui, j’ai de la chance. Tyrli gloussa. —Vous devez être épuisée et affamée. Nous avons dressé notre camp non loin d’ici. Venez manger avec nous. Vous pourrez vous reposer en sécurité ce soir et prendre la route du retour demain matin. —J’aimerais beaucoup, mais je dois regagner… Imi s’interrompit en comprenant qu’elle ne pouvait pas leur dire qu’elle devait rejoindre Imenja. Elle ne voyait aucune raison susceptible de justifier qu’elle refasse tout ce chemin en sens inverse. Tyrli lui sourit gentiment. —Vous êtes pressée de rentrer chez vous. Je comprends. Mais Borra se trouve à bien des jours de nage d’ici, et il fera bientôt nuit. Restez avec nous ce soir. Il lui fit signe de marcher avec lui le long de la plage. Imi jeta un coup d’œil vers la mer, luttant pour réprimer une panique grandissante. Imenja sera tellement inquiète en ne me voyant pas regagner le bateau ! Mais que puis-je faire ? Si j’insiste pour qu’il me donne les indications maintenant, je risque d’éveiller les soupçons de Tyrli. Elle se mordit la lèvre. D’un autre côté, si je ne reviens pas, Imenja risque de débarquer pour me chercher. Tyrli lui tapota le bras. —Ne vous inquiétez pas, lui dit-il. Nous vous aiderons à rentrer chez vous. En approchant du village du Lac Bleu, Auraya ralentit et sentit sa colère retomber quelque peu. Il y avait des Siyee partout : sur la berge, dans les champs et, bien entendu, sous les tonnelles où l’on soignait les malades. Elle n’imaginait que trop bien leur confusion et leur effroi s’ils la voyaient attaquer leur sauveur. —Huan, appela-t-elle. La déesse était restée près d’elle, même si elle n’avait rien dit pendant le trajet. —Je suis là. Ah ! je comprends ton inquiétude. Mieux vaudrait éviter de choquer les Siyee. Trouve un moyen d’attirer Mirar à l’écart du village. Le soulagement d’Auraya fut de courte durée. Le Tisse-Rêves n’abandonnerait pas ses patients à moins qu’elle lui donne une bonne raison de le faire. Si elle s’adressait à lui en réprimant son agressivité, il risquait de sentir que quelque chose clochait. Pouvait-elle demander à quelqu’un de lui faire parvenir un message ? Et si oui, quel devrait en être le contenu ? Je vais juste lui dire que je dois lui parler en privé, décida la jeune femme. Elle fut prise de nausées en comprenant que cela pourrait être interprété comme une invitation à reprendre leur liaison. Ça me paraît sournois, mais se faire passer pour quelqu’un d’autre l’était également. À cette pensée, sa colère flamboya de nouveau. Se concentrant sur l’esprit des personnes en contrebas, elle localisa l’orateur Dylli sous sa tonnelle et se laissa tomber près de l’entrée de celle-ci. —Orateur Dylli ? appela-t-elle. —Auraya des Blancs ? Elle l’entendit se diriger vers la porte. —Oui, répondit-elle. (Comme le Siyee écartait le rideau, elle lui sourit.) Pourriez-vous faire porter un message à Wilar de ma part ? Il acquiesça. —Bien sûr, mais j’ignore quand il lui parviendra. Wilar est parti il y a quelques jours cueillir des plantes pour fabriquer ses remèdes. Mais Tyve est ici. Peut-il vous aider ? —Non. Mirar est parti. Une vive émotion submergea Auraya, qui s’aperçut que c’était du soulagement. Je n’ai pas envie de le tuer, se rendit-elle compte. Même s’il le mérite. Je n’aime pas faire ce genre de chose. Peut-être n’y serai-je pas obligée. S’il quitte Si, c’est à Juran qu’il reviendra de le pourchasser. Mais à peine avait-elle pensé cela qu’elle sut quelle ne pourrait pas se dérober si facilement à sa mission. —Savez-vous quelle direction il a prise ? se força-t-elle à demander à Dylli. L’orateur secoua la tête. Auraya opina. —Il n’a pas pu aller bien loin. Je vais voler en cercles jusqu’à ce que je le trouve. Dylli lui sourit. —Bonne chance, Auraya des Blancs. La jeune femme se propulsa dans les airs à la verticale. Elle scruta le village, la forêt et les lacs alentour. Quand les Siyee cherchaient des animaux à chasser, ils décrivaient des cercles de plus en plus larges autour de leur point de départ. Elle allait essayer cette méthode tout en sondant les pensées de toute personne susceptible d’avoir vu ou d’observer Mirar. Cela lui donna le temps de réfléchir. Elle passa en revue tout ce que Huan lui avait dit. La déesse avait identifié Mirar à travers son lien avec Auraya. C’est étrange qu’elle ne m’ait rien dit sur le coup, songea la jeune femme. Et que Chaia ne m’en ait pas parlé. Peut-être ne veut -il pas gâcher notre relation en me demandant lui-même de tuer mon ancien amant. Puis elle considéra sa répugnance à éliminer Mirar. C’est parce que je n’ai pas encore bien assimilé qu’il n’est pas Leiard, raisonna-t-elle. C’est tellement incroyable ! Mais je ne peux pas attendre de m’être habituée à cette idée. Je dois faire confiance à Huan et accepter ce qu’elle me dit comme étant la vérité. Peut-être serait-ce plus facile si je savais pourquoi Mirar a agi de la sorte. Je me demande si je pourrais l’amener à me révéler ses intentions… Tu ne peux rien croire de ce qu’il te dira, la prévint Huan. Un vrai méchant ne se vante pas de ses exploits et ne dévoile pas ses plans, sinon pour manipuler autrui. Tu dois accepter le fait que certaines questions demeureront sans réponse. Auraya soupira. Pourquoi moi ? se surprit-elle à se demander. Pourquoi m’a-t-il prise pour cible ? Jamais il n’aurait dupé les autres Blancs si facilement. Je suis une idiote ! Non, Auraya. Nous ne choisissons pas d’idiots pour nous représenter. Si nous n’avons pas réussi à voir au travers de ces mensonges, il n’est guère étonnant que tu t’y sois laissé prendre aussi. Voilà pourquoi il doit mourir. Ses capacités et sa haine des Circliens le rendent dangereux pour les mortels. Auraya frémit. Les capacités en question incluaient un extraordinaire Don de guérison – un Don qu’il lui avait enseigné, et qui avait sauvé des centaines de Siyee. Pourquoi avait-il fait ça ? Y avait-il là-dedans un piège caché susceptible de nuire à ses patients ou à elle-même ? C’était parce qu’il lui avait fait une démonstration de son pouvoir que les dieux l’avaient démasqué. Avait-il eu conscience du risque qu’il prenait ? Un mouvement sous le feuillage des grands arbres attira le regard d’Auraya. Elle ralentit et sentit un frisson la parcourir comme elle apercevait une robe de Tisse-Rêves. Mirar longeait un torrent qui coulait le long d’un étroit ravin, muni de sa sacoche et d’un gros rouleau de corde. Soudain, le cœur d’Auraya se mit à battre follement. —N’aie pas peur, lui dit Huan. Nous t’avons faite assez forte pour vaincre les Indomptés. —Je n’en doute pas. —Pourtant, tu as peur. Il ne peut te blesser qu’avec ses mots. N’oublie pas qu’il t’a trahie. Fais taire ses mensonges à jamais. Prenant une grande inspiration, Auraya conjura toute sa colère et sa détermination. Ce n’est pas Leiard ; c’est Mirar. Puis une autre pensée lui traversa l’esprit. Les Tisse-Rêves ne méritent pas que cet homme compromette leur réputation et leur avenir. Elle se laissa tomber entre les arbres et atterrit à quelques pas de lui. Comme il levait la tête, ses yeux s’écarquillèrent de surprise. —Auraya, la salua-t-il. Et il lui adressa un sourire si immédiat, si familier que la colère et l’indignation submergèrent Auraya. Elle les accueillit à bras ouverts et les sentit raffermir sa détermination. —Mirar, répondit-elle froidement. Elle vit son regard basculer, et tout espoir résiduel que Huan se soit trompée s’envola alors avec son sourire. Ils se dévisagèrent un long moment. —Ainsi, tu sais, lâcha enfin le Tisse-Rêves. —Oui. Et je vois que tu ne nies pas. —Cela servirait-il à quelque chose ? —Non. Huan a vu qui tu étais vraiment pendant que tu m’enseignais le Don de guérison. —Oh ! Il grimaça. Soudain, Auraya se sentit vidée. Elle avait espéré que les dieux se trompaient, que Leiard pourrait lui fournir une explication plausible et la preuve qu’il n’était pas Mirar. Mais il venait de reconnaître les faits. Il n’était pas Leiard. La personne qu’elle avait aimée n’était qu’une illusion, un mensonge. À sa grande surprise, Auraya en éprouva un soulagement immense. Elle ne connaissait pas cet homme. Il n’était qu’un sorcier de légende, une crapule dont il fallait débarrasser le monde une fois pour toutes. Je peux le tuer, se dit-elle. Mais au lieu de conjurer sa magie pour frapper, elle s’entendit lancer : —Pourquoi as-tu fait ça ? Le Tisse-Rêves leva le menton. —Si je te le disais, tu ne me croirais pas. Le défi dans son regard fit courir un frisson d’avertissement le long de l’échine d’Auraya. —En effet, parce que je n’ai aucun moyen de savoir si ce que tu racontes est la vérité. Huan a raison. Mes questions resteront sans réponse. Soudain, elle souhaita en finir au plus vite. Bien, la félicita Huan. Lui parler davantage ne servirait qu’à te rendre vulnérable à ses manigances. Attaque-le immédiatement. Auraya baissa les yeux pour conjurer sa magie. Ce faisant, elle se demanda comment elle devait attaquer. Mirar avait sûrement dressé un bouclier autour de lui, mais serait-il assez fort pour résister à un assaut d’une grande puissance ? Dans le cas contraire, tout serait terminé en un clin d’œil. Auraya l’entendit faire quelques pas vers elle. —Il y a un moyen de…, commença-t-il. Sans lever les yeux, Auraya lui décocha un éclair de pouvoir. Il glapit de surprise et tituba en arrière. Mais son bouclier tint bon. —Attends ! s’exclama-t-il en reprenant son équilibre. Auraya ! Elle attaqua de nouveau. Même si elle connaissait désormais sa véritable identité, elle ne pouvait s’empêcher d’être surprise par sa puissance. Elle savait que Leiard était fort, mais pas à ce point. —Et ta promesse ? cria-t-il. Tu as dit qu’il ne me serait fait aucun mal ! Tu l’as juré sur les dieux ! Auraya s’interrompit, puis attaqua une troisième fois. —J’ai juré qu’il ne serait fait aucun mal à Leiard. Tu n’es pas Leiard, répliqua-t-elle. Il ne se défendait pas. Il doit se rendre compte qu’il n’a aucune chance de gagner, songea Auraya. Il me suffit d’augmenter la puissance de mes attaques jusqu’à ce que son bouclier saute. Comme elle conjurait davantage de magie, l’expression du Tisse-Rêves se fit déterminée, et elle se prépara à encaisser une riposte. —Mais je suis Leiard, dit-il doucement. Il est temps que tu apprennes la vérité. Là où il n’y avait rien l’instant d’avant, soudain, il y eut un esprit. Un flot de souvenirs, d’images, d’intentions et d’émotions se déversa dans celui d’Auraya. Non, siffla Huan. Ne regarde pas ! Trop tard. Les réponses aux questions d’Auraya étaient toutes là. La voix mentale de Mirar lui parlait, et elle ne pouvait s’empêcher d’écouter. Voici comment je suis mort… Elle vit Juran attaquer Mirar, perçut l’incrédulité et le sentiment de trahison de celui-ci comme ses forces l’abandonnaient. Il passa en revue toutes ses actions et n’en vit aucune qui justifie son élimination. Son seul crime avait été de déranger les dieux. Personne n’était mort. Personne n’avait été blessé. Il n’avait fait qu’encourager les gens à douter et leur offrir un choix. Et en retour… Il y eut une grande explosion, un nuage de poussière et de pierre, et Auraya éprouva l’écho d’une douleur atroce – celle d’une personne ensevelie sous les décombres. Elle comprit que Mirar avait conjuré assez de magie pour se maintenir en vie, et qu’il avait réussi à échapper aux dieux en se créant une personnalité de remplacement. Voici ce que je suis devenu. Pas l’homme qu’elle avait connu sous le nom de Leiard – pas tout de suite. Amnésique, infirme et couturé de cicatrices, il avait erré misérablement de par le monde. Son corps n’avait récupéré qu’après de nombreuses années. Et sa véritable identité n’avait recommencé à faire surface que lorsqu’il était venu à Jarime et avait accepté un poste de conseiller auprès des Blancs. Voici la raison pour laquelle la mémoire m’est revenue. Son déguisement était tombé en morceaux à cause d’elle. Les instincts dont il avait doté Leiard lui disaient de se tenir à l’écart de Jarime, mais son désir de rester auprès d’elle avait été trop fort. Auraya sentit son cœur se serrer. Leiard l’avait donc réellement aimée. Elle n’avait pas été trompée. Mais Leiard n’était pas réel. Il l’est. Voici ce que je suis devenu. Auraya vit ce qu’elle n’avait fait qu’entrevoir jusque-là. Les « souveliens » de Mirar étaient en réalité des fragments de sa véritable identité tentant de reprendre le dessus. Mais Leiard avait développé sa propre personnalité pendant un siècle. Après la bataille, il s’était rendu à Si avec une amie. Apercevant cette séduisante jeune femme, Auraya éprouva un pincement de jalousie. Qui est-ce ? Cette amie avait aidé le Tisse-Rêves à comprendre que Leiard ne pouvait rien être ni faire dont Mirar ne soit également capable. Et au moment où il avait accepté l’idée que si Leiard était amoureux d’Auraya, il devait l’être aussi, Mirar avait recouvré son intégrité. Savoir qu’il ne pouvait pas être avec elle lui faisait du mal, mais la perspective de lui causer du tort était tout aussi douloureuse. Aussi avait-il l’intention de quitter l’Ithanie du Nord dès que l’épidémie aurait été éradiquée à Si. Il s’en irait très, très loin… Je suis Leiard. Je suis également Mirar. Aucun de nous deux n’est plus ce qu’il était autrefois. Mais ce que nous… —Non ! Auraya sursauta comme la voix de Huan couvrait celle du Tisse-Rêves. Une silhouette scintillante apparut brusquement près d’elle. —Quoi que tu aies été pendant un siècle, tu n’en restes pas moins coupable des crimes que tu as commis. —Quels crimes ? répliqua Mirar sur un ton de défi. Vous avoir agacés ? Avoir donné aux gens un autre choix que vous vénérer aveuglément ? Leur avoir révélé la vérité sur votre passé ? Tes compagnons et toi êtes coupables de crimes bien pires que ça. Auraya fronça les sourcils en apercevant des souvenirs terribles dans l’esprit de Mirar. Le Tisse-Rêves lui jeta un coup d’œil et les mit fermement de côté. Je te montrerais volontiers, lui dit-il mentalement, mais ça te ferait trop souffrir. Pourtant, d’après le peu qu’elle avait vu, Auraya le savait convaincu que les dieux étaient capables de cruauté et d’injustice. Et que lui-même n’avait rien fait pour mériter la mort. Par ailleurs, elle savait qu’il n’avait jamais intentionnellement nui à aucun des Blancs, elle y comprise. Il n’avait pas agi par désir de vengeance. Il était trop occupé à lutter pour ne pas perdre pied tandis que son identité originelle refaisait surface – à lutter, et à s’attirer les pires ennuis. —Auraya ! Choquée par tout ce qu’elle venait d’apprendre, la jeune femme se tourna lentement vers la déesse. —N’est-ce pas un crime de refuser l’immortalité à une âme ? Mirar dit avoir offert un choix aux gens, mais il ne pouvait pas leur offrir d’existence après la mort. Détourner un mortel de notre culte, c’est le priver d’éternité. Tu le sais. Mirar secoua la tête. —Certains préféreraient ça plutôt que passer leur éternité enchaînés près de vous. Je suis peut-être incapable de préserver leur âme, mais je n’utilise pas ça comme une récompense ou un châtiment. En fin de compte, peut-être devrais-je montrer à Auraya certaines des choses que tu as… —Des choses que j’ai faites il y a très longtemps, le coupa Huan, la tête haute. L’ge de la Multitude est terminé depuis belle lurette. Les excès de cette époque sont oubliés. Tu es bien obligé de reconnaître que le Cercle a créé un monde paisible et prospère durant ce dernier siècle. Mirar hésita. —C’est vrai, admit-il. Mais si on peut oublier ton passé et celui des autres dieux, pourquoi pas le mien ? Auraya sentit un sourire frémir au coin de ses lèvres. Il marquait un point. Puis la silhouette scintillante s’embrasa brusquement. —Parce que tu continues à œuvrer contre nous, immortel ! Vois, Auraya, de quelle façon il déforme mes paroles ! (Elle pivota et se dirigea vers la jeune femme.) Il t’a embrouillée avec des vérités déformées. Abandonne-moi ta volonté. Un instant, le cœur d’Auraya cessa de battre. Lui abandonner sa volonté… Huan voulait la posséder ? Elle recula face à la déesse. Au lieu de la heurter, celle-ci lui passa au travers. Auraya se retrouva enveloppée de lumière. Abandonne-moi ta volonté, ordonna mentalement Huan. Mirar dévisageait Auraya, différentes expressions se succédant sur ses traits : d’abord l’horreur, puis la peur, puis la résignation. Je dois faire ce qu’elle me demande, se dit Auraya. Je le dois ! Ce serait si facile de laisser la déesse endosser la responsabilité de la mort de Mirar. Et tant pis si c’était… était… Injuste. Inique. Mirar avait fait des choses qu’Auraya désapprouvait, mais rien qui justifie un tel châtiment. Les Circliens n’exécutaient pas les gens sans une bonne raison – du moins, pas ceux qui respectaient la loi. Il existait d’autres peines pour les coupables de crimes mineurs : l’emprisonnement ou l’exil, par exemple. —Obéis-moi, Auraya ! La jeune femme porta les mains à son visage et poussa un grognement. —Je ne peux pas. Ça va à l’encontre des lois que vous avez vous-mêmes édictées, et que vous nous avez chargés de faire respecter. Tuer sans une bonne raison, c’est un meurtre pur et simple. Je ne peux pas tuer Mirar. Et je ne peux pas non plus te laisser le tuer. Elle attendit la réponse de Huan, mais rien ne vint. —Auraya ? Baissant les mains, elle détailla l’homme qui se tenait devant elle. Qu’il soit Leiard ou Mirar, il lui avait causé plus d’ennuis que n’importe qui ou n’importe quoi d’autre au monde. Elle voulait qu’il disparaisse. —Va-t’en, s’entendit-elle dire. Quitte l’Ithanie du Nord avant que je change d’avis – et ne reviens jamais. Auraya ! tonna la voix de Huan dans sa tête. Ne me provoque pas ! Comme Mirar s’éloignait précipitamment en pataugeant dans le ruisseau, la jeune femme sentit ses genoux céder sous elle. Elle s’affaissa sur le sol, en proie à une nausée grandissante – mais aussi à une amère et troublante satisfaction. Si j’ai fait le bon choix, pourquoi est-ce que je me sens si mal ? Elle secoua la tête. Parce que j’ai désobéi aux dieux et que, l’espace d’un instant, j’en ai éprouvé de la fierté. Ce dont Huan n’a pu manquer de s’apercevoir. Chapitre 38 Les Drayli avaient tant de bagages qu’Emerahl les soupçonna d’avoir emporté toutes leurs possessions terrestres avec eux, à l’exception de leur maison. Ils furent consternés d’apprendre qu’ils allaient devoir en vendre ou en jeter au moins la moitié. —J’ai un petit bateau, leur rappela-t-elle. Si nous embarquons tout ça, non seulement il ne restera plus de place pour vous à bord, mais notre ligne de flottaison sera tellement haute que la plus petite vague inondera le pont et abîmera tout. Vous savez nager ? Je n’avais pas pensé à vous poser la question jusqu’ici. Shalina blêmit, ce qui était l’effet recherché. —Ce ne sont que des objets, lui dit Tarsheni à voix basse. Des possessions matérielles. Nous ne pouvons pas les laisser faire obstacle à notre quête de la vérité. Le tri prit un certain temps, puis Emerahl dut accompagner toute la famille au marché pour surveiller la vente des affaires en trop. L’amicale innocence et la générosité des Drayli compensaient leur supposition qu’elle les assisterait en tout. Quand le soir tomba, Tarsheni et Shalina insistèrent pour lui offrir le dîner et une chambre dans leur pension. Ils ne voulaient pas chercher le tunnel dans le noir, craignant que leurs enfants s’en effraient. Le lendemain, comme Emerahl les regardait monter maladroitement à bord, elle commença à s’inquiéter de la façon dont ils supporteraient le voyage en mer. Elle sentait la détermination et l’excitation des parents, ainsi que la curiosité de leur petit garçon. Quant à leur fillette, elle était encore bébé et ne se rendait pas compte de l’aventure dans laquelle ils s’embarquaient. Tandis qu’Emerahl louvoyait entre les autres embarcations pour sortir du port, les Drayli promenèrent un regard satisfait alentour. Emerahl se pencha vers eux et tendit une petite fiole à Shalina. —Qu’est-ce que c’est ? s’enquit cette dernière. —Un remède contre le mal de mer. Prenez-en un bouchon chacun, et donnez un tiers de bouchon au gamin. Pour la petite, une goutte mélangée à un peu d’eau devrait suffire. Prévenez-moi si elle commence à rougir. —Je ne me sens pas malade du tout, protesta Tarsheni. —Ça changera quand nous serons au large, lui promit Emerahl. Le remède met un certain temps à faire effet, et il n’est pas aussi efficace si on le prend une fois malade. Les Drayli obéirent. Une fois sortie du port, Emerahl choisit un cap parallèle au tracé de l’isthme. Le petit garçon commença à bombarder ses parents de questions relatives à la mer et à la navigation. Emerahl dut se retenir de ne pas sourire à certaines de leurs réponses. —Comment avançons-nous ? lança soudain Tarsheni. La voile est baissée, et vous ne ramez pas. —Par magie, révéla Emerahl. Tarsheni haussa les sourcils. —C’est un Don très utile pour quelqu’un qui passe beaucoup de temps en mer. Emerahl éclata de rire. —En effet. Nous avons tous tendance à développer les Dons utiles dans notre métier. Et vous, vous en avez ? —Quelques-uns. Je suis scribe, comme tous mes ancêtres. Nous nous transmettons les Dons qui nous servent à préparer le parchemin et l’encre, à affûter nos instruments et à nous défendre. —À vous défendre ? —Parfois, les lettres que nous remettons ne sont pas bienvenues, même si leur message n’émane pas de nous, grimaça Tarsheni. Emerahl gloussa. —Oui, j’imagine que ça doit arriver. —J’espère coucher par écrit les paroles du Sage de Karienne. —Vous semblez en savoir déjà beaucoup sur lui, fit-elle remarquer. La veille au soir, l’enthousiasme tranquille de Tarsheni avait impressionné beaucoup de gens à la pension. Emerahl s’était presque attendue que toute une procession de bateaux les suive dans le tunnel ce jour-là. —Je ne sais que ce que m’ont raconté ceux qui l’ont rencontré, admit Tarsheni. Parfois, leurs récits sont contradictoires. Mais une fois ses paroles couchées par écrit, nul ne pourra plus déformer les enseignements du Sage. —En théorie. Votre œuvre pourrait être altérée par la suite. Il soupira et opina. —C’est possible. S’il existait un Don me permettant d’empêcher cela, je consacrerais ma vie à l’apprendre. —Hier soir, vous avez dit que cet être supérieur avait créé les dieux, le monde et toutes les créatures vivantes qui le peuplent. S’il a créé les humains, et si les humains sont capables de cruauté et de meurtre, soit il les a voulus ainsi, soit il a commis une grosse erreur, raisonna Emerahl. Tarsheni se rembrunit. —Ça fait justement partie des questions que je souhaite poser au Sage. —S’il ne s’agit pas d’une erreur, je crois que je n’aimerai pas beaucoup ce… Vous croyez que c’est le tunnel ? Emerahl sentit le bateau tanguer légèrement comme les Drayli pivotaient dans la direction de son regard. Droit devant, elle avait repéré un pli dans la paroi abrupte de l’isthme. Comme son bateau s’en approchait, elle vit qu’un sentier descendait jusqu’à la faille. —On dirait, répondit Tarsheni. Emerahl hocha la tête, et il porta la main à sa bourse. —Non, ne la sortez pas tout de suite, l’arrêta-t-elle. Voyons d’abord comment les choses se présentent. Tarsheni jeta un coup d’œil anxieux au tunnel. —Vous croyez que c’est un piège ? —Je préfère être prudente, c’est tout. Le repli s’accentua et, en l’atteignant, les voyageurs virent des lampes suspendues aux murs des deux côtés d’un tunnel, ainsi qu’un demi-cercle de lumière à l’autre extrémité de celui-ci. Les parois étaient étayées à l’aide de briques, dont certaines semblaient avoir été remplacées récemment près de l’entrée. À mi-chemin, un grand portail métallique barrait le passage, et le chemin se poursuivait par une corniche courant le long d’un des murs. Emerahl aperçut des silhouettes devant elle et sentit leur intérêt s’éveiller à la vue de son bateau – puis se muer très vite en impatience et en cupidité. Sa peau la picota. —Comment avez-vous eu vent de l’existence de ce tunnel, Tarsheni ? —Un homme nous en a parlé. Il nous a dit qu’il pouvait nous emmener dans le Nord si nous acquittions le droit de passage. —Pourquoi n’avez-vous pas accepté sa proposition ? —Quelque chose en lui nous déplaisait. —Mmmh. Il me semble qu’il devrait y avoir plus de passage ; sans quoi les gens qui gardent le tunnel ne feraient aucun profit. —Peut-être est-il encore trop tôt dans la journée. —Peut-être. Emerahl s’interrogea. Qui pouvait bien emprunter ce tunnel ? Les pêcheurs l’auraient probablement trouvé utile s’il avait été assez large pour leurs bateaux. En l’état, seules les embarcations minuscules comme celle d’Emerahl avaient une chance d’y passer. Ce qui signifiait qu’il était réservé aux voyageurs solitaires ou en petit groupe. —Cet homme, que vous a-t-il dit d’autre ? Tarsheni haussa les épaules. —Qu’avant il y avait des tas de tunnels qui traversaient l’isthme, et que la plupart avaient été creusés par des contrebandiers. Mais les gens ont fini par craindre qu’ils s’effondrent et que la mer emporte l’isthme. Aussi les ont-ils fait reboucher. Emerahl songea aux briques qui renforçaient l’entrée. Ce tunnel avait-il lui aussi été bouché et récemment remis en service ? —Il vous a dit si quelqu’un avait protesté contre la réouverture de ce tunnel ? —Non. (Tarsheni hésita.) Il ne va pas s’écrouler sur nous, n’est-ce pas ? Emerahl détailla la voûte du plafond. —Il me semble assez solide. Comme ils approchaient du portail, Emerahl distingua quatre hommes debout sur la corniche. Leur expression reflétait la cupidité qu’irradiait leur esprit. Conjurant un peu de magie, Emerahl créa un bouclier protecteur autour de son bateau. Elle arrêta celui-ci devant le portail, puis soutint tour à tour le regard de chacun des quatre hommes. —Salutations, gardiens. Mes compagnons et moi souhaitons acheter notre passage. Un gros homme à qui il manquait plusieurs dents crocheta ses pouces dans sa ceinture et lui adressa une large grimace. —Salutations, m’dame. C’est vot’bateau ? —Oui. —On n’voit pas souvent de femmes marins. Les autres hommes s’avancèrent pour détailler la famille Drayli et ses possessions. L’un d’eux voulut descendre de la corniche pour sauter à l’intérieur du bateau. Son genou heurta la barrière invisible. Il jura de douleur et tituba en arrière. —Je ne laisse personne monter à bord sans y avoir été invité, l’informa Emerahl. L’homme édenté plissa les yeux. —Alors, vous feriez mieux d’nous inviter, sinon, vous n’passerez pas. —Vous n’avez rien à faire à bord, répliqua fermement Emerahl. Son interlocuteur bomba le torse. —Z’avez des Dons, hein ? Mais Ameri en a aussi. Il désigna un de ses compagnons, un jeune homme frêle à l’expression aigre. Emerahl le salua de la tête avec une politesse feinte et reporta son attention sur l’homme édenté. —Voici ma proposition. Vous baissez votre tarif à dix canars, et je ne démonte pas votre portail. Au fond, elle espérait qu’il refuserait. Ces gredins devaient faire ça à tous les voyageurs. Même si elle ne pouvait pas les neutraliser définitivement sans prendre beaucoup de retard, elle serait ravie de les mettre hors d’état de nuire pour un petit moment au moins. Le visage de l’édenté s’assombrit. —Ameri, dit-il sans quitter Emerahl des yeux. Force-les à coopérer. Le jeune homme frêle tendit une main vers Emerahl et fît un geste aussi théâtral que ridicule. De la magie éclaboussa le bouclier. Il était plus Doué que la moyenne, et son attaque aurait blessé ou tué la plupart des voyageurs ordinaires. Emerahl le foudroya du regard. La situation ne l’amusait plus du tout. Quand Ameri baissa le bras, elle riposta avec une force qui percuta les quatre hommes de plein fouet et les colla au mur. Puis elle se tourna vers le portail et projeta une onde de chaleur. Bientôt, les barreaux se mirent à briller et se tordirent. Comme des morceaux de métal fondu tombaient dans l’eau, le tunnel se remplit de vapeur brûlante. Le bouclier d’Emerahl protégeait les occupants du bateau, mais les quatre hommes hurlèrent. Alors, elle les libéra et les laissa s’enfuir à toutes jambes. Dès que l’eau eut englouti les restes du portail, Emerahl fît avancer son bateau en prenant garde à ne pas toucher les parois du tunnel. Elle ne se détendit que lorsqu’elle émergea à l’autre bout et se tourna vers ses passagers. Ceux-ci fixaient leurs yeux sur elle avec stupéfaction. Elle haussa les épaules. —Je vous l’avais dit : je possède des Dons assez importants. Et très peu de sympathie pour les voleurs. Auraya se déplaçait d’un hamac à l’autre, examinant leurs occupants. Deux des malades luttaient efficacement contre le rongecœur ; les deux autres avaient beaucoup plus de mal. Elle ne voulait pas utiliser le Don de guérison de Mirar sur eux avant d’être certaine qu’ils ne se rétabliraient pas tout seuls. J’appelle ça « le Don de guérison de Mirar », maintenant, songea-t-elle. Pas celui « de Leiard ». Je suppose que Mirar l’utilise depuis des centaines, sinon des milliers d’années. Il lui appartient donc davantage qu’à Leiard. Tyve l’observait, ses pensées bouillonnant de curiosité et d’inquiétude. Auraya ne cessait de s’agiter. Elle faisait inlassablement le tour des tonnelles, cherchant une distraction pour l’empêcher de penser à ce qu’elle venait de faire. J’ai désobéi à Huan. J’ai désobéi aux dieux que j’avais juré de servir. Mais la seule autre solution était de tuer un homme qui ne le méritait pas. Peu importe. Je devrais faire confiance aux dieux et me dire qu’ils ont certainement une bonne raison de vouloir sa mort. Juran n’a pas douté de leur jugement, il y a un siècle. Au lieu de la rassurer, cette pensée ne fit que la troubler davantage. Je n’arrive pas à croire que Juran ait tenté de tuer Mirar sans être certain que c’était justifié. Même si elle savait que c’était son devoir d’exécuter la volonté des dieux, cela le faisait baisser d’un cran dans son estime. Je me demande s’il connaît la vérité… Une des patientes se réveilla et réclama de l’eau. Tyve ne bougea pas le petit doigt tandis qu’Auraya se précipitait pour apporter un bol à la femme. Alors qu’elle approchait le récipient de ses lèvres, une terrible angoisse l’envahit, et elle se figea. Une présence familière se dirigeait vers elle. Auraya hoqueta de soulagement en reconnaissant Chaia. —Auraya. —Chaia ! —Apparemment, je n’ai pas besoin de te dire que tu as de gros ennuis. Il s’était exprimé sur un ton léger, mais Auraya perçut son inquiétude profonde. —En effet, répondit-elle. Une main toucha la sienne. Surprise, elle leva les yeux et vit Tyve lui prendre le bol des mains. Le jeune homme lui fit signe de s’écarter du hamac. Elle battit en retraite vers l’entrée de la tonnelle. —Pourquoi ai-je fait ça ? demanda-t-elle à Chaia. Ou plutôt, pourquoi ne l’ai-je pas fait ? —Parce que tu as une conscience. Tu as besoin de savoir que tes actions sont légitimes. Il est plus important pour toi d’être juste que d’être obéissante. C’est un trait de caractère que j’apprécie beaucoup. Malheureusement, les autres ne partagent pas mon point de vue. —Tous les autres, ou seulement Huan ? —Nos opinions varient, mais nous sommes unis dans nos décisions, Auraya. Il ne t’appartient pas de connaître nos positions individuelles. La jeune femme sortit de la tonnelle. La lumière du jour était trop vive. Elle se dirigea vers l’ombre d’un arbre. —Vous deviez pourtant savoir que ça faisait partie de ma nature. Pourquoi m’avez-vous choisie pour devenir une Blanche ? —Parce que tous les Blancs ne peuvent pas être identiques. Chacun de vous possède des forces et des faiblesses qui lui sont propres. Ainsi, quand vous œuvrez ensemble, vos faiblesses s’en trouvent gommées et vos forces décuplées. Ta principale faiblesse – ta compassion – est aussi ta plus grande force. Un dirigeant capable de tuer sans se poser de questions ne peut posséder l’empathie nécessaire pour négocier des alliances mutuellement bénéfiques et aider d’autres peuples à surmonter leurs différences. —Dans ce cas, pourquoi Huan m’a-t-elle désignée pour cette mission ? —Je crains que tu aies été la mauvaise Blanche au mauvais endroit et au mauvais moment. Ce n’est pas à toi qu’il aurait dû incomber d’exécuter Mirar – et pas seulement parce que tu as été amoureuse d’une part de lui autrefois. Auraya sentit une lueur d’espoir se rallumer en elle. —Dois-je comprendre que je suis pardonnée ? —Pas tout à fait, la détrompa Chaia. Certains d’entre nous pensent que les Blancs doivent se montrer dociles quelle que soit leur nature. Puisqu’ils sont tous différents les uns des autres, il est normal que parfois ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Dans ce cas, c’est vers nous qu’ils doivent se tourner pour que nous leur indiquions le chemin à suivre. S’ils nous désobéissent, cela menace leur unité. L’estomac d’Auraya se noua. —Huan veut toujours que j’assassine Mirar. —Que tu l’exécutes, rectifia Chaia. Tandis que la lueur d’espoir s’éteignait en elle, Auraya fut surprise de sentir sa colère se réveiller. —Et si je refuse une nouvelle fois ? demanda-t-elle sans réfléchir. —Tu seras punie. De quelle façon, je ne puis le deviner. Il m’a fallu du temps pour convaincre les autres de te donner une deuxième chance, j’ai également insisté pour qu’ils t’accordent une journée de délai, afin que tu puisses réfléchir à ta mission et aux conséquences de ton obéissance ou de ton refus. Dis-toi ceci : parfois, nous sommes confrontés à un problème dont toutes les solutions potentielles nous déplaisent, et nous n’avons pas d’autre choix que d’opter pour la moins dommageable pour les gens que nous avons juré de protéger. —Mirar n’a aucune intention de se dresser contre nous. —Ah bon ? Il n’en a peut-être pas l’intention maintenant-mais les choses peuvent changer dans un futur plus ou moins lointain. Il est puissant et malin, tu le sais. Et il nous déteste, tu le sais aussi. Peux-tu parier que si une occasion de nous nuire s’offre à lui, il la dédaignera ? Auraya secoua la tête. —Imagine ce qui arriverait s’il décidait de redevenir le chef des Tisse-Rêves, la pressa Chaia. N’oublie pas qu’il peut les influencer et les diriger depuis l’autre bout du monde à travers leurs rêves. Ainsi, même l’exil n’était pas une solution satisfaisante. Le cœur d’Auraya se serra. —Et envisage aussi la possibilité que tu sois toujours amoureuse de Leiard. —Ce n’est pas le cas. —Non ? Je vois dans ton cœur, Auraya. Je sais que tu éprouves encore de l’attirance et de l’affection pour lui, même si tu refuses de l’admettre. S’il le peut, Mirar en profitera. Il nourrira ton attachement pour lui non seulement parce que tu lui plais encore, mais surtout parce qu’il sait que tu ne lui feras pas de mal tant que tu douteras de tes sentiments. Tant que vos liens ne seront pas totalement rompus, tu ne seras pas libre d’aimer quelqu’un d’autre. Auraya s’enveloppa de ses bras. Elle se sentait nauséeuse, déchirée, au bord du désespoir. —À mon grand regret, je ne puis te consoler, dit Chaia sur un ton chagrin. Je ne puis te témoigner d’affection ni éloigner tes cauchemars de peur que les autres m’accusent de récompenser ton insubordination. Ils ont accepté que ce soit moi qui vienne te parler parce que c’est moi qui te connais le mieux. Je te le demande en tant qu’ami et amant : fais ce que Huan t’a ordonné. Et il s’éloigna. Longtemps, Auraya resta assise au pied de l’arbre, songeant à tout ce qu’il venait de lui dire. Puis elle se leva et regagna la tonnelle. Elle avait besoin de réfléchir, mais les Siyee avaient davantage besoin de son aide. Chapitre 39 Mirar conjura de la magie et réchauffa l’air autour de lui. Durant les mois où il avait traité les Siyee, il avait été tellement absorbé par son travail que c’était à peine s’il avait remarqué le changement de saison. Désormais, il sentait l’hiver frissonner dans l’air, particulièrement les dernières heures avant l’aube. Il s’adossa à un arbre et ferma les yeux. Bien qu’il ait marché toute la journée et une grande partie de la nuit, il ne s’était pas arrêté pour dormir ni même pour se reposer. Faisant le vide dans son esprit, il s’abîma dans une transe onirique. —Emerahl ? Ils communiquaient par rêvelien tous les trois ou quatre jours depuis le départ de sa compagne. Récemment, celle-ci s’était mise à esquiver ses questions quand il lui demandait où elle se trouvait et où elle allait. Il espérait que ça signifiait qu’elle avait découvert d’autres immortels et ne pouvait pas encore le lui dire. —Mirar ? répondit-elle. —Comment va mon aventurière préférée ? —Comme d’habitude. Beaucoup de navigation, pas mal de navigation, et encore un peu de navigation pour couronner le tout. —Tu t’ennuies, n’est-ce pas ? —Non. J’ai des passagers payants – des gens intéressants. Et toi ? —Ma vie vient juste de se compliquer, révéla-t-il. Les dieux ont découvert mon identité. —Quoi ? Comment ? —J’ai appris la guérison magique à Auraya. Ils ont dû nous observer. —Espèce d’imbécile ! —Oui. Je te déçois ? Emerahl garda le silence un moment. —Non. Je ne suis pas surprise. Tu aurais dû t’en aller dès qu’elle est apparue, mais tu ne l’as pas fait. Je sais que tu es resté à cause des Siyee, et j’imagine que c’est pour eux que tu lui as montré ton Don. —En effet. —Mais je soupçonne que ce n’est pas ta seule raison d’avoir compromis ta sécurité. Comment Auraya a-t-elle réagi à la nouvelle ? —Elle a essayé de me tuer. —Oh ! Donc, elle était prête à briser sa promesse. —Comme elle me l’a fait remarquer, cette promesse concernait Leiard. —C’est juste. De toute évidence, elle n’a pas réussi à te tuer. Pourquoi ? —Parce que je lui ai ouvert mon esprit et montré la vérité. —Et ça a suffi à la dissuader ? Très intéressant. Crois-tu que c’était son idée de te tuer, ou celle des dieux ? —Celle des dieux. Huan est apparue et l’a pressée de le faire. —Auraya lui a désobéi ? —Oui. —De plus en plus intéressant. Alors, a-t-elle réussi à l’apprendre ? —Quoi donc ? —Ton Don de guérison. —Oui. —Tu comprends ce que ça signifie ? —Qu’elle est assez Douée pour devenir immortelle. Mais elle l’est déjà. —Oui, mais elle pourrait l’être même sans l’aide des dieux. C’est une Indomptée. Les conséquences pour elle dépendront de la raison pour laquelle les dieux nous haïssent. Si c’est par principe, ils la tueront. Le sang de Mirar se glaça dans ses veines. Avait-il condamné Auraya en lui enseignant la guérison magique ? —J’ai autre chose à te dire. Les dieux en ont peut-être vu davantage que je l’aurais voulu. —Tu as laissé échapper quelques secrets, c’est ça ? —Oui. Quand j’ai expliqué comment Leiard et moi étions devenus une seule et même personne, j’ai pensé brièvement à toi qui m’avais aidé. J’ai essayé de ne pas le faire, mais… —Tu penses que les dieux vont deviner mon identité. —Oui. Je suis désolé. Tu es peut-être en danger. Pendant un long moment, Emerahl ne dit rien. —Pas autant que toi, finit-elle par répliquer. Ils savent que je suis toujours en vie, mais pas où je me trouve. Contrairement à toi. —Ils savent juste que je suis à Si. Mais les montagnes sont vastes. —Vers où te diriges-tu ? —Auraya m’a ordonné de quitter l’Ithanie du Nord. J’essaie de rejoindre la côte. —Auraya n’est peut-être pas prête à te tuer mais, à ta place, je n’escompterais pas les mêmes scrupules de la part des autres Blancs. Huan enrôlera les Siyee pour te chercher, et elle enverra les Blancs t’achever une fois qu’ils t’auront trouvé. Tu crois pouvoir échapper aux Siyee ? —En voyageant de nuit, peut-être. Mais sans lumière, ça ne sera pas facile. —C’est dommage que tu ne sois pas déjà près de la côte. Tu pourrais te fabriquer un bateau et partir par la mer. Il y a une limite à la distance que peuvent parcourir les Siyee en volant. Une fois que tu les aurais semés, tu pourrais regagner la terre ferme. Et tant que personne ne te verrait, les dieux ne sauraient pas où tu es. Mais là… le temps que tu gagnes la côte, je crains que les Blancs t’y attendent. (Une pause.) D’une façon ou d’une autre, tu ne pourras quitter l’Ithanie du Nord que par la mer. Tout le problème consiste à choisir le bon endroit et le bon moment. Laisse-moi réfléchir. J’atteindrai ma propre destination dans quelques jours. J’y dénicherai peut-être une cachette pour toi. —Ta destination, hein ? Tu recommences à faire des mystères… —Tu viens juste de révéler mon identité aux dieux. Tu ne voudrais quand même pas que je te dise où ils peuvent me trouver ? —Non. En fait, je m’attendais que tu me tailles mentalement en pièces. —Si je ne pensais pas que tu mourras pour de bon d’un jour à l’autre, c’est ce que je ferais. —C’est rassurant… —Vraiment ? Ce n’était pas voulu, crois-moi. Maintenant, réveille-toi et fiche le camp de Si. —Oui, ô grande sage, acquiesça Mirar sur un ton moqueur. Emerahl rompit le lien avec une brusquerie délibérée, qui l’arracha à sa transe onirique en sursaut. Alors qu’il se redressait, un souvenir d’Auraya nimbée de lumière lui traversa l’esprit. Avait-elle refusé d’abandonner sa volonté à Huan, comme il le soupçonnait ? Les dieux allaient-ils la punir pour cela ? Voire la tuer, puisqu’elle était de toute évidence une Indomptée ? Si ça se trouve, elle est déjà morte, songea-t-il. À cause de moi. Il devait découvrir ce qu’il en était. Et pour ça, il n’y avait qu’un seul moyen. Mirar l’avait déjà envisagé et rejeté d’innombrables fois depuis son départ du village du Lac Bleu. Si elle était toujours vivante et s’il se rêveliait avec elle, accepterait-elle de lui parler ? Ce faisant, augmenterait-il le danger qui le menaçait – ou qui menaçait Auraya ? Tant que je ne lui dis pas où je suis, je ne risque rien. Rien de plus, en tout cas. Fermant les yeux, il envoya son esprit à la recherche de la femme qui avait essayé de le tuer. —Auraya ? Elle fut plus longue à répondre qu’Emerahl. Le silence qui suivit accrut la peur de Mirar qu’elle soit déjà morte. Puis il l’entendit prononcer son nom sur un ton surpris. —Mirar ? —Oui. —Pourquoi ce rêvelien ? —Je m’inquiète pour toi. —Tu t’inquiètes pour moi ? Je viens d’essayer de te tuer ! —Je suis peut-être un peu différent du Leiard que tu as connu, mais je me soucie toujours de toi. —C’est tellement bizarre… —Tu trouves ça bizarre ? Je me suis réveillé d’un sommeil d’un siècle pour découvrir que je n’étais plus le même qu’autrefois. Et qu’entre-temps j’avais accumulé les sottises : aller à Jarime, travailler pour les Blancs, tomber amoureux d’une des plus puissantes Servantes des Dieux… Le plus drôle, c’est que je ne regrette rien, sinon de ne plus pouvoir être avec toi. J’ai peur de la punition qu’ils t’infligeront pour m’avoir laissé filer. Tu sais déjà ce qu’ils vont te faire ? Auraya garda le silence un long moment. —Pas encore. —Peut-être n’ont-ils pas l’intention de te châtier. —Je n’en sais rien. N’attends pas de le découvrir. Viens avec moi. Nous quitterons l’Ithanie et irons vivre sur un autre continent très loin d’ici. Mirar perçut la stupéfaction de la jeune femme. —Abandonner tout ce que j’ai, les dieux et les gens que je protège, juste pour toi ? Abandonner les Siyee alors que la maladie est à son apogée ? —Non ? Bon. Ça valait le coup de demander. —Si je choisis de désobéir aux dieux, je subirai la punition qu’ils jugeront bon de m’infliger, quelle qu’elle soit. —La mort y comprise ? Il y eut une nouvelle pause, mais moins longue que la précédente. —Non. Ils ne me tueront pas pour ça. Ça signifierait qu’ils ont commis une erreur en me choisissant. Si les Circliens apprenaient que je leur ai désobéi, ils se mettraient à douter du reste des Blancs. Non, mon châtiment sera plus subtil… Je crains… Je crains qu’ils me retirent ma capacité de voler. Sa capacité de voler. Mirar fut frappé par un éclair de lucidité. Sa capacité de voler ! Aucun des autres Blancs ne la possède ! Si Emerahl a raison et si Auraya est bien une Indomptée, c’est peut-être ça, son Don inné ! —En revanche, poursuivit la jeune femme, si je pars avec toi, les dieux seront furieux. Et ils pourront peut-être me punir, même sans envoyer les autres Blancs à ma poursuite. Pense à l’anneau qui me rend immortelle. Peut-être peuvent-ils inverser ses effets et s’en servir pour m’éliminer. J’ignore ce qui se passerait si je le retirais de ma propre initiative. Au minimum, je redeviendrais mortelle. Je vieillirais et je mourrais. Pardonne-moi de penser que rester ici et subir leur punition reste un sort préférable. —Mais tu es… Au prix d’un gros effort, Mirar s’empêcha de terminer sa phrase. Il voulait désespérément lui révéler qu’elle pouvait se rendre immortelle par ses propres moyens, qu’il lui suffisait pour cela d’appliquer son Don de guérison d’une manière un peu différente. Il voulait la prévenir qu’elle était une Indomptée, et que les dieux risquaient de la tuer pour cette seule raison. D’un autre côté, il comprenait qu’elle disait vrai : sa mort ébranlerait la foi des Circliens en l’infaillibilité des dieux. Ceux-ci devaient savoir depuis le début qu’elle était assez puissante pour être une Indomptée. Quelle importance, puisqu’ils avaient fait d’elle une Blanche ? Une fois de plus, Mirar fut frappé par une brusque clairvoyance. Les dieux savaient que de nouveaux Indomptés apparaîtraient au fil du temps. En règle générale, les sorciers les plus puissants intégraient le clergé. Cela leur permettait-il de s’assurer qu’aucun Indompté ne se rende jamais compte de son potentiel ? Avaient-ils choisi Auraya uniquement pour la contrôler ? Les autres Blancs étaient-ils des Indomptés putatifs, eux aussi ? —Mais je suis quoi ? demanda Auraya. Les pensées de Mirar se bousculaient dans sa tête. Les autres Blancs n’avaient pas manifesté de pouvoir unique – seule Auraya l’avait fait. Et dorénavant, elle venait de prouver qu’elle était capable de se rebeller. Pis encore, de désobéir afin de protéger un autre Indompté. Les dieux devaient se demander ce que serait le pis-aller : les conséquences s’ils l’éliminaient, ou les risques s’ils l’épargnaient. Et elle n’en avait pas conscience. C’était peut-être la seule chose qui la sauvait. Mirar avait deux possibilités. Il pouvait ne rien dire et parier que les dieux ne lui feraient pas de mal tant qu’elle ignorerait sa véritable nature, ou il pouvait essayer de la convaincre de s’enfuir avec lui. Mais elle était trop liée aux dieux et aux autres Blancs, et elle se méfiait trop de lui. S’il lui faisait part de ses soupçons, elle ne le croirait pas – du moins, pas immédiatement. Et même si c’était le cas, même si elle acceptait de partir avec lui, il l’arracherait à une vie qu’elle aimait pour l’entraîner dans la gueule du loup. —Mirar ? Que disais-tu ? —Que tu es plus courageuse que moi. Merci de m’avoir laissé la vie sauve. J’espère pouvoir rembourser cette dette un jour. —Ne me remercie pas encore. —Pourquoi ? Les autres Blancs sont-ils à ma poursuite ? La jeune femme ne répondit pas. —Tout ce que je peux te promettre, c’est que si on te trouve ta mort sera rapide. Et permanente. Et elle rompit le lien. Rouvrant les yeux, Mirar vit qu’il était enveloppé d’une brume blanchie par la pâle lumière de l’aube. Il frissonna – mais pas de froid. Les dernières paroles d’Auraya étaient un avertissement. Elle ne pouvait pas l’aider. Les autres Blancs arrivaient. Il devait s’enfuir, et vite. La brume le dissimulerait aux Siyee qui le recherchaient peut-être. Se levant, il s’étira et s’enfonça entre les arbres. Le soleil scintillait à la surface de l’océan, faisant larmoyer les yeux de Reivan. La nuit avait été longue et pénible, mais la journée ne s’annonçait guère meilleure à en juger par la chaleur grandissante. Je suis de mauvais poil, songea la jeune femme. C’est le manque de sommeil et le fait d’être coincée depuis si longtemps à bord de ce canot. Ç’aurait raison de la bonne humeur de n’importe qui. Mais chaque fois qu’elle pensait à Imi, Reivan oubliait sa fatigue et l’inconfort de sa situation. La princesse n’était pas revenue la veille au soir, aussi étaient-ils restés dans le canot toute la nuit. Imenja était assise à la proue, silencieuse et vigilante. Elle tourna la tête vers Reivan. —Que me conseillerais-tu ? murmura-t-elle. Devons-nous accoster pour la chercher, ou regagner le navire ? Reivan réfléchit. —Nous avons promis de la ramener chez elle. Nous avons également promis de ne plus mettre les pieds à Si. Ça ne signifie pas que nous ne puissions pas nous approcher du rivage pour la chercher. Tant que nous ne débarquons pas, les Siyee ne peuvent pas nous accuser de les envahir. Imenja gloussa. —Certes, mais je doute qu’ils le voient de cet œil. Ils… (Elle fronça les sourcils et leva les yeux.) Ah ! Reivan suivit son regard. À l’est, trois petits points noirs filaient dans le ciel en direction du large. —Ils ont repéré le navire, constata Imenja. Reivan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le bâtiment n’était pas visible. —Comment ? —Ils sont plus haut que nous. —Évidemment. La jeune femme secoua la tête… Je suis fatiguée. J’aurais dû comprendre que la vision des Siyee porterait plus loin. —Peu importe. Ils sont… (Imenja plissa les yeux et sourit.) Ils espèrent nous distraire afin que nous ne remarquions pas la fillette élaï qui rentre chez elle à la nage. —Imi ? —Oui. —Nous a-t-elle abandonnés ? L’ont-ils convaincue que nous sommes l’ennemi, et qu’elle doit continuer seule ? Imenja fit un signe de dénégation. —Ces Siyee ignorent qu’elle était avec nous. —Peut-être leur a-t-elle dit qu’elle partait vers l’est pour pouvoir nager dans cette direction sans attirer leur attention sur nous. —Nous ne pouvons qu’attendre et voir. Si elle ne réapparaît pas dans les prochaines heures, nous saurons qu’elle a continué sans nous. Le silence retomba sur le canot. Les Siyee regagnèrent le rivage sans avoir remarqué la minuscule embarcation. —Je l’entends, dit soudain Imenja. Avec un soupir de soulagement, Reivan scruta l’eau autour d’eux. Chaque bruit d’éclaboussures lui faisait tourner la tête. Puis une tête apparut brusquement par-dessus le plat-bord. Bien qu’essoufflée, Imi eut un large sourire. —Désolée, haleta-t-elle. Je n’ai pas pu… leur fausser compagnie. Ils ont insisté… pour que je dîne avec eux… et que je me repose. —Je comprends, acquiesça Imenja. Elle se leva et tendit sa main à la fillette, qui la prit et glapit de surprise comme Imenja la soulevait hors de l’eau et la reposait dans le canot. —Vous êtes drôlement forte ! s’exclama-t-elle. —Quand c’est nécessaire, oui. Imenja ordonna aux rameurs de les ramener au navire, puis se rassit. —Ils vous ont indiqué le chemin de Borra ? demanda-t-elle à Imi. —Oui. Et ils n’aiment pas beaucoup les Pentadriens. Ils m’ont conseillé de ne pas vous approcher. Imenja opina. —Telle est malheureusement la conséquence de leur avoir déclaré une guerre imbécile, dit-elle, la voix vibrante de sincérité. Reivan la dévisagea, surprise que la Deuxième Voix exprime une telle opinion en public. Puis elle se souvint qu’Imi et elle parlaient en élaï, et que les rameurs ne pouvaient pas les comprendre. —Je voulais leur dire qu’ils se trompaient à votre sujet, avoua Imi. Mais je n’ai pas osé. Imenja lui tapota la main. —Ils finiront bien par s’en apercevoir tout seuls. —Je l’espère. Imi étouffa un énorme bâillement. —Vous êtes fatiguée, constata Imenja. Dormez un peu. Je vous réveillerai quand nous atteindrons le navire. Imi acquiesça et s’allongea sur un banc. Reivan prit une couverture, qu’elle trempa dans la mer et dont elle drapa la fillette pour la protéger contre le soleil. En se redressant, elle vit qu’Imenja l’observait d’un air approbateur. Les deux femmes échangèrent un regard soulagé, puis retombèrent dans un silence las. En entrant dans les appartements de Juran, Mairae songea que la scène qui l’y attendait commençait à devenir familière. Juran faisait les cent pas ; Dyara était assise au bord de son siège, le dos bien droit et le front barré d’un pli soucieux. Comme Rian suivait la jeune femme vers les fauteuils libres, Juran s’arrêta, leur fit face et soupira. —Je vous ai fait venir pour vous tenir au courant de la situation à Si, déclara-t-il. Les dieux ont décidé que, puisqu’elle se trouvait déjà sur place, c’était à Auraya de trouver et d’exécuter Mirar. Mairae prit une inspiration sifflante qui attira sur elle l’attention de son aîné. —Elle était déjà sur place, répéta Juran. Aucun de nous n’aurait pu arriver à temps. Pauvre Auraya, songea Mairae. N’était-ce pas assez terrible pour elle de découvrir que son ancien amant était un ennemi des dieux ? —Donc, tu vas nous dire qu’elle est rongée par la culpabilité et qu’elle aura besoin de tout notre soutien ? demanda-t-elle sèchement. Juran frémit. —Non. Surprise, Mairae cligna des yeux. —Non ? Elle est plus solide que je le croyais. D’un autre côté, si elle était vraiment furieuse… —Elle n’a pas tué Mirar, la coupa Juran. Elle l’a laissé partir. —Oh ! Mairae se tourna vers les autres. Dyara pinçait les lèvres d’un air désapprobateur. Rian fixait les yeux sur Juran avec un mélange de stupéfaction et de colère. —Pourquoi ? L’aîné des Blancs secoua la tête. —Mirar lui a ouvert son esprit. Il l’a convaincue… de beaucoup de choses. Qu’il avait mis sa propre identité en veilleuse et inventé Leiard pour se dissimuler aux dieux, qu’il ne voulait de mal à personne et qu’il avait l’intention de quitter l’Ithanie du Nord, qu’il ne méritait pas la mort. (Juran soupira.) Je ne saurais dire si cela est vrai. Il se peut que Mirar soit capable de remplir son esprit de mensonges ressemblant à des vérités. Mais l’important n’est pas là. Les dieux ont demandé à Auraya de le tuer, et elle ne l’a pas fait. Un lourd silence s’abattit sur la pièce. Mairae éprouva un élan de sympathie envers Auraya. Mais en même temps, elle était déçue par l’attitude de sa cadette. Elle aurait compris qu’Auraya trouve sa mission difficile et qu’elle en soit très perturbée, mais qu’elle s’y dérobe carrément… —Attends, dit-elle. S’est-elle trouvée incapable d’agir, ou a-t-elle refusé clairement de le faire ? —Quelle différence ? marmonna Rian. —L’hésitation et l’insubordination ne sont pas la même chose. Un guerrier expérimenté peut hésiter durant une bataille s’il se trouve confronté à quelque chose d’inattendu – par exemple, s’il se rend compte que son adversaire est un de ses amis. Quoi que Mirar ait montré à Auraya, ça l’a fait hésiter. Mais si elle avait eu le temps de réfléchir, peut-être aurait-elle passé outre son hésitation. Il faut lui donner une deuxième chance. —C’est déjà fait, révéla Juran. Elle a jusqu’à cet après-midi pour réfléchir, après quoi elle devra remplir sa mission. Mirar n’a pas pu aller bien loin. Des Siyee ont déjà été envoyés à sa recherche. —Et si elle refuse encore ? s’enquit Rian. —Elle sera punie, répondit Juran sur un ton funeste. Mairae secoua la tête. —Je continue à penser que c’est trop lui demander. Elle n’est une Blanche que depuis peu de temps. L’un de nous devrait s’en charger à sa place. —Elle doit prouver sa loyauté envers les dieux, la contra Rian. —Il a raison, acquiesça Dyara. Si les gens apprenaient qu’elle a désobéi à un ordre divin… —Qui va le leur dire ? répliqua Mairae en jetant un coup d’œil à Juran. C’est arrivé dans un pays lointain et, avec un peu de chance, sans témoins. Les dieux et nous sommes les seuls à le savoir. L’expression de Dyara se durcit. —Si les dieux le lui demandent, ce doit être nécessaire. Ils voient dans notre cœur et dans notre esprit. Ils savent quand notre loyauté doit être mise à l’épreuve. Mairae dévisagea son aînée. Celle-ci pouvait se montrer autoritaire et cassante mais, d’habitude, elle faisait preuve de plus de compassion. Quand elle parlait ainsi, on avait l’impression d’entendre Rian le fanatique. —Peux-tu affirmer qu’il te serait facile de tuer ton conseiller si les dieux te l’ordonnaient ? La colère et la surprise écarquillèrent les yeux de Dyara. —Timare est un prêtre, pas un… un répugnant Indompté. —Qu’en sais-tu ? Tu n’as pas détecté l’esprit de Mirar derrière celui de Leiard. —Je connais Timare depuis quarante ans. Peux-tu en dire autant de tes amants ? Mairae haussa les épaules. —Non. Je n’en ai pas besoin. —Il me semble donc qu’il existe beaucoup d’hommes en ce monde que tu répugnerais à tuer. —Je les utilise pour satisfaire mes pulsions, Dyara. Je ne suis pas amoureuse d’eux. —Mairae ! protesta Juran. Cette discussion ne nous mènera nulle part ! La jeune femme leva les yeux vers lui et eut un sourire d’excuses. Elle savait qu’elle ne ferait pas progresser la cause d’Auraya en se mettant Dyara à dos. Juran était toujours plus enclin à prendre le parti de son aînée que le sien. —Qu’allons-nous faire ? s’enquit Rian. Juran se tourna vers lui. —Nous devons nous tenir prêts au cas où Auraya refuserait une seconde fois – ou si elle a besoin de notre aide pour trouver et éliminer Mirar. Dyara et toi allez-vous embarquer pour le Sud. Mirar a l’intention de quitter l’Ithanie du Nord ; aussi, j’imagine qu’il se dirige vers la côte. Rian redressa le dos. —Je n’hésiterai pas. C’est toujours un plaisir de servir les dieux. Mairae réprima un soupir. J’espère que tu y arriveras, Auraya. Rian deviendra plus insupportable que jamais s’il peut se vanter d’avoir tué quelqu’un d’aussi célèbre que Mirar. Chapitre 40 La lumière matinale révélait des nuages menaçants qui obscurcissaient les montagnes autour du village du Lac Bleu. L’air était glacial et, autour des tonnelles, le givre avait blanchi la végétation. Auraya conjura de la magie pour sécher un tronc d’arbre mort avec une rafale d’air chaud. En s’asseyant, elle comprit qu’une poignée de jours seulement s’était écoulée depuis qu’elle avait pris place sur ce même tronc à côté de Mirar. Il lui semblait que ça faisait une éternité. Je suppose que toutes ces heures passées à ruminer plutôt qu’à dormir ont fait paraître le temps beaucoup plus long. La veille, elle n’avait réussi à s’assoupir qu’une heure avant que Mirar la contacte par rêvelien. Et après avoir mis un terme à leur communication onirique, elle s’était complètement réveillée. Quelque chose la perturbait, mais elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Enfin, alors que les premières lueurs de l’aube filtraient à travers la membrane de sa tonnelle, elle avait compris de quoi il s’agissait. Voir dans l’esprit de Mirar lui avait donné l’impression de retrouver une personne familière et pourtant inconnue, comme un ami d’enfance jamais revu depuis lors. Elle avait cherché des traces de Leiard et été forcée d’admettre qu’il ne s’agissait plus du même homme. Leiard était en lui, mais ne représentait qu’une partie d’un tout plus vaste qu’elle découvrait seulement, et dont elle n’était en aucun cas amoureuse. Tu te trompes, Chaia, songea-t-elle. Ce que tu perçois, ce sont les vestiges de mes sentiments pour Leiard. Tu ne t’es pas rendu compte que Mirar ne m’attire pas de la même façon. Si Chaia ne voyait pas cela, peut-être ne voyait-il pas non plus que Mirar n’était pas la même personne qu’un siècle auparavant. Ce qu’il avait été forcé de faire pour survivre l’avait transformé ; ç’avait fait de lui quelqu’un de différent. Quelqu’un qui méritait d’être jugé sur ses propres mérites et son propre caractère. Huan a dit qu’il fallait oublier le passé. C’est encore plus vrai pour Mirar que pour les dieux. Parce que, contrairement à eux, il a changé. Ce serait injuste de le punir pour les crimes qu’une autre personne a commis jadis. Mais Mirar n’était pas tout à fait devenu un autre ; aussi Auraya comprenait-elle qu’une partie de lui restait coupable et indigne de confiance. Toutefois, à la lumière de ce qu’on lui avait révélé sur ses prétendus « crimes », elle ne voyait pas en quoi il méritait d’être exécuté. Mirar avait œuvré contre les dieux et la formation du clergé circlien en semant le doute sur le sort des âmes des défunts et en racontant toutes sortes d’actes terriblement cruels que les dieux auraient commis. Entre autres moyens, il communiquait avec les gens par le biais de leurs rêves. En regardant dans son esprit, Auraya avait vu qu’il reconnaissait sa culpabilité sur ce point. Elle avait également perçu qu’il pensait avoir agi pour le bien des mortels, parce qu’il ne souhaitait pas les voir gouvernés par des êtres qu’il savait capables de faire le mal. À l’époque, les rêveliens n’étaient pas interdits ; il n’avait donc enfreint aucune loi. Les Circliens avaient répandu des mensonges sur les siens et, comme toujours, Mirar avait utilisé les rêves pour rassurer le peuple sur ses intentions. Il n’avait encouragé personne à tuer des prêtres. Pourtant, Auraya savait que certains Circliens avaient attisé la haine à l’égard des Tisse-Rêves, ce qui avait entraîné la mort de milliers d’entre eux. Elle était perturbée par la conviction de Mirar que les dieux avaient commis des atrocités autrefois. Mais il ne lui avait pas précisé en quoi consistaient ces atrocités. Sa crainte que les dieux nuisent aux mortels en créant le clergé circlien s’est révélée infondée, songea-t-elle. Ils ont fait beaucoup de bien. Peut-être parlait-il seulement d’autres façons dont ils encourageaient les mortels à les vénérer – un objectif qu’il semble désapprouver. La jeune femme soupira. Décourager les gens de vénérer les dieux était mal, parce que ça leur coûtait leur âme éternelle après leur mort. Toutefois, Mirar n’avait forcé personne à se détourner des dieux. Il avait simplement proposé un autre choix au peuple. Ce n’était pas un crime qui méritait la mort. Sans cela, des milliers de personnes auraient dû périr chaque jour. Les gens allaient à l’encontre de la volonté divine de bien des façons. D’un autre côté, il est forcément tentant de croire que défier les dieux n’est pas un crime quand on en est soi-même coupable, se surprit-elle à penser. Le clergé existait pour guider les mortels et les aider à mener une vie pieuse. Et les Blancs étaient ses chefs. Autrement dit, mon crime est bien pire que celui de Mirar, puisqu’il n’a jamais juré de servir les dieux. Si je ne mérite pas de mourir, il ne le mérite pas non plus. Peut-être est-ce pour cela qu’il craignait que les dieux m’aient exécutée. Sans doute a-t-il raison de s’inquiéter… Elle frissonna. Je ne suis pas encore morte. Ils m’ont donné une seconde chance. Je peux encore trouver Mirar et… Son estomac se noua, et son sang se glaça dans ses veines. La frustration la submergea. Pourquoi ne puis-je me résoudre à le faire ? Pourquoi l’idée de tuer Mirar m’inspire-t-elle une telle répugnance ? Elle se mordit doucement la lèvre. Que penserait-elle d’elle-même et des dieux si elle faisait ce qu’ils lui demandaient ? Chaque fois qu’elle l’envisageait, un mauvais pressentiment l’assaillait. J’aurais l’impression d’avoir commis un assassinat. Peu importent les raisons qu’ont les dieux de vouloir la mort de Mirar. Et mon opinion sur eux changerait aussi. Je redouterais leurs demandes suivantes. Je ne pourrais plus les considérer comme justes et bienveillants. Je ne me sentirais pas digne de gouverner les autres si je me laissais persuader de commettre un meurtre. Elle fronça les sourcils. Et comment les Circliens réagiraient-ils s’ils l’apprenaient ? Je ne suis pas assez naïve pour croire que quiconque oserait ouvertement mettre le jugement divin en question, mais les gens n’en penseraient pas moins. Certains estimeraient qu’il était injuste d’exécuter Mirar sans procès public et preuves incontestables de sa culpabilité. Cela ébranlerait leur foi en la bienveillance des dieux. D’un autre côté, ceux qui pensent que les dieux ont toujours raison constateraient que les exécutions injustifiées sont acceptables. Ils pourraient très bien décider d’éliminer eux-mêmes quelques gêneurs. Mais si les gens apprenaient qu’une des Blancs avait désobéi aux dieux, leur foi en les dieux et en les Blancs serait également ébranlée. Ils se demanderaient si les dieux avaient pris une mauvaise décision en la choisissant, et peut-être commenceraient-ils à douter des autres Blancs. Ils se diraient que si la désobéissance était parfois admise de la part des Blancs, elle pouvait aussi l’être pour les Circliens ordinaires. Mais il est inutile que le peuple découvre mon insubordination. Seuls les Blancs et les dieux seront au courant. J’ai réfléchi à ce que je ressentirais si je faisais ce qu’ils me demandent. Et dans le cas contraire ? Elle éprouverait de la culpabilité, elle le savait – mais aussi du soulagement. Elle se respecterait parce qu’elle aurait fait ce qu’elle estimait juste, en même temps qu’elle s’en voudrait d’avoir désobéi aux dieux. Mais mieux valait être déçue par elle-même que par eux. Je ne m’attends pas qu’ils organisent un procès public, juste qu’ils laissent Mirar quitter l’Ithanie du Nord. S’il revient… eh bien, je me chargerai de lui. En attendant… si les dieux doivent me punir, qu’il en soit ainsi. Cette pensée la rasséréna quelque peu. Ai-je pris ma décision ? Suis-je prête à accepter n’importe quel châtiment ? Contrairement à Mirar, elle ne pensait pas que les dieux la tueraient. Ni qu’ils la priveraient de son statut de Blanche, car le peuple en serait tout aussi choqué que de son exécution. Non, chaque fois qu’elle envisageait le pire qu’ils pourraient lui infliger, elle en arrivait à la même conclusion : ils allaient lui retirer sa capacité de voler. Et rien que d’y penser, il lui semblait que son cœur se brisait en mille morceaux. Si c’est bien ce qui arrive, Mirar, j’espère que tu apprécieras mon sacrifice à sa juste valeur, songea-t-elle. Je te conseille de tenir parole, de quitter l’Ithanie du Nord et de ne jamais revenir – parce que, dans le cas contraire, je n’hésiterais pas à te tuer. Elle ferma les yeux et soupira. Bon ! je crois que ma décision est prise. Et maintenant ? Dois-je appeler Chaia et… ? Sa réflexion fut interrompue par deux Siyee qui se posèrent à quelques pas d’elle. Ils s’approchèrent d’un pas vif, irradiant la fébrilité et la peur. —Auraya des Blancs, dit le plus grand en faisant le signe du cercle. —Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? —Un navire pentadrien a été aperçu au large de Si voici trois jours. En vue du village des Sables. —A-t-il accosté ? —Non. Quelques jours auparavant, un navire avait été repéré à l’est. —Un autre navire, ou le même ? —Nous l’ignorons. Auraya se leva. —Je vais voler vers le sud et mener ma petite enquête. —Merci. Comme les nouveaux arrivants se dirigeaient vers le centre du village, Auraya regagna rapidement la tonnelle. Tyve acquiesça et eut un sourire entendu quand elle lui annonça son départ ; elle savait qu’il se demandait s’il découvrirait jamais ce qui se passait entre Wilar et elle. Se détournant, Auraya sortit. Tandis qu’elle se propulsait dans les airs, elle éprouva une bouffée de tristesse. C’est peut-être la dernière fois que je vole. Autant en profiter pendant que je peux encore. Puis elle éclata de rire. Si Mirar a raison et si les dieux décident de me tuer, quel meilleur moyen que de me retirer mes Dons pendant que je suis à des centaines de pieds d’altitude ? Imi était montée sur le pont dès que la première île avait été repérée, et elle était restée collée au bastingage malgré la pluie. Jusque-là, le navire n’avait dépassé que des reliefs rocheux à peine assez grands pour mériter le nom d’île. Mais désormais, des formes plus massives se découpaient au large, des formes avec lesquelles Imi était familière pour les avoir admirées sur des tableaux au palais. —Îlenue, dit-elle tout bas comme ils longeaient une île dépourvue de végétation. (Un peu plus loin s’étendait une île allongée aux courbes douces.) La Demoiselle. Entendant des pas derrière elle, elle pivota. Imenja et Reivan la rejoignirent près du bastingage. —C’est bien Borra, Imi ? s’enquit la Deuxième Voix. La fillette opina. —Oui. Je suis rentrée chez moi, se réjouit-elle tandis que le navire pénétrait dans un cercle d’îles. —Reste-t-il la moindre trace de vos villages en surface d’antan ? l’interrogea Reivan. Imi haussa les épaules. —Je l’ignore. Nous n’avons pas pu vivre à l’extérieur de la cité depuis très longtemps. Certains ont essayé ; ils se sont fait tuer par les pillards. (Elle sourit.) Mais les pillards n’ont jamais réussi à s’installer ici parce que, dès qu’ils construisent une maison, nous y mettons le feu. —Votre peuple avait-il érigé des remparts autour de ses villages ? —Des remparts ? —Des murs pour maintenir les pillards à distance. —Je ne sais pas. Vous devriez plutôt demander ça à mon père. Si nous étions capables de nous protéger contre les pillards, peut-être parviendrions-nous à les chasser. À la grande surprise d’Imi, Reivan secoua la tête. —Tant qu’il y aura des échanges commerciaux entre le nord et le sud de l’Ithanie, des voleurs navigueront dans ces eaux. Le vent souffle en faveur des bateaux qui arrivent depuis Si, mais il n’y a pas de port majeur le long de la côte où baser une force navale capable de faire fuir les pillards. —Il est bien dommage que nous ne puissions pas négocier un arrangement avec les Siyee pour régler leur compte à ces malandrins, soupira Imenja. Imi fronça les sourcils. —Pourquoi mon peuple ne l’a-t-il pas fait ? Reivan haussa les épaules. —J’ai entendu dire que les Siyee étaient un peuple pacifique avant de s’allier avec les Blancs. —Ils ont pourtant eu des problèmes avec les terrestres, eux aussi, déclara Imi, se souvenant de ce que Teiti lui avait dit. Ils ont peut-être trouvé une solution entre-temps. —Je n’en ai pas la moindre idée, avoua Reivan. Elle jeta un coup d’œil à Imenja, mais celle-ci n’ajouta rien. Imi décida d’en parler à son père. Scrutant la direction du pic au sommet duquel se trouvait le poste de guet, elle sentit son cœur se serrer. Elle n’aurait vraiment l’impression d’être rentrée chez elle que lorsqu’elle sentirait les bras puissants de son père autour d’elle. —Vont-ils venir à notre rencontre, princesse ? s’enquit Imenja. —Je ne sais pas. Ils ont peur des terrestres, avoua Imi. Mais ils se montreront peut-être s’ils me voient. —Nous sommes un peu loin pour ça. (Imenja pianota sur le bastingage.) Nous devrions vous emmener à terre. —Non. (Imi secoua la tête.) Je sais comment je réagirais si je voyais des terrestres marcher sur notre sol. Et si une Elaï les accompagnait, je penserais qu’elle est leur prisonnière. Vous ne réussiriez qu’à effrayer mon peuple et à le mettre en colère. —Dans ce cas, nous allons vous rapprocher du rivage à la rame et attendre, suggéra Imenja. Imi fit un nouveau signe de dénégation. —Non. Je crois que je vais devoir finir à la nage. (Elle adressa un sourire d’excuses à Imenja.) Je suis désolée, mais mon peuple se méfie des terrestres. Je parlerai aux gens ; je leur dirai ce que vous avez fait pour moi. —Vous croiront-ils ? demanda Reivan. —Je ferai en sorte que oui. (Imi se rembrunit.) Mais les convaincre pourrait prendre du temps. —Nous attendrons, lui assura Imenja. C’est vous qui connaissez le mieux votre peuple. Si vous devez nager, nous vous laisserons nager. Imi sourit, puis s’avança pour étreindre la Deuxième Voix. Celle-ci gloussa et lui tapota le dos. —Prenez soin de vous, princesse. Je serais triste si je ne devais plus jamais vous revoir. —Vous me manquerez, acquiesça Imi en s’écartant d’elle. (Elle se tourna vers Reivan.) Toi aussi. Je vais demander à Père de vous recevoir toutes les deux. Je suis sûre qu’il vous appréciera autant que moi. Reivan eut son habituel sourire un peu embarrassé. —Nous verrons. —Allez-y, dit Imenja. Plus vite vous rentrerez, plus vite nous aurons l’occasion de le rencontrer. Imi grimaça. Elle se baissa et passa la tête entre deux barreaux du bastingage pour scruter l’eau en contrebas. La mer était profonde au centre de l’archipel mais, depuis qu’elle naviguait avec les Pentadriens, Imi avait découvert que c’était toujours une bonne idée de vérifier qu’aucune grosse créature marine n’inspectait la coque avant de se jeter à l’eau. Lâchant les barreaux, elle se laissa tomber en avant. La chute fut courte mais excitante, et Imi savoura son plongeon dans l’eau fraîche. En refaisant surface, elle agita la main pour saluer Imenja et Reivan avant de prendre une grande inspiration et de se mettre à nager vers la cité. Elle n’était pas tout à fait certaine de l’endroit où s’ouvrait l’entrée du Tunnel Principal, aussi décida-t-elle de longer le mur rocheux entourant la zone dans laquelle elle pensait le trouver. Bientôt, elle vit une ombre nager en dessous d’elle, et son cœur se gonfla de joie comme elle comprenait que c’était un autre Elaï. Elle savait qu’une fois reconnue elle risquait d’attirer l’attention générale ; aussi le suivit-elle à une distance prudente. La silhouette disparut, au grand désarroi d’Imi. Mais presque aussitôt, la fillette aperçut deux autres Elaï sur sa droite. Elle ne nageait dans leur sillage que depuis quelques instants quand une forme sombre se découpa dans la paroi devant elle. Les poissons luisants avaient été enlevés, sans doute pour éviter qu’ils signalent l’entrée de la cité sous-marine aux terrestres. Ayant côtoyé des plongeurs terrestres, Imi savait qu’ils auraient pu trouver le tunnel – mais pas retenir leur souffle assez longtemps pour gagner l’intérieur de la ville. Alors qu’elle nageait dans le noir, la fillette fut soulagée d’apercevoir de la lumière plus loin devant. Celle-ci la conduisit aux poches d’air qui permettaient aux Elaï de reprendre leur souffle. Imi s’arrangea pour ne jamais remonter à la surface en même temps que les autres usagers du tunnel, afin que personne ne la reconnaisse. Puis une lueur plus vive et plus étendue lui indiqua qu’elle arrivait à la Bouche. Pendant plusieurs minutes, elle flotta béatement dans le lac, observant les cavernes, les lumières et les gens alentour. C’était trop beau pour être vrai. Imi avait peur de sortir de l’eau au cas où… Comme un nouvel arrivant crevait la surface près d’elle, la fillette s’écarta précipitamment. De quoi ai-je peur ? se demanda-t-elle. Que Teiti ou Père me punissent pour m’être sauvée ? Même s’ils devaient le faire, repartirais-je pour autant ? Elle secoua la tête et nagea en direction de la berge. Lorsqu’elle sortit de l’eau, des têtes se tournèrent vers elle. Des Elaï ordinaires la dévisagèrent avec stupéfaction. Des gardes froncèrent les sourcils et clignèrent des yeux. Leur capitaine fit un pas en avant. —Princesse ? Princesse Imi ? La fillette grimaça un sourire. —Oui. —Où étiez-vous… ? (L’homme s’interrompit et redressa le dos.) Puis-je vous escorter jusqu’au palais ? Amusée par son brusque changement d’attitude, Imi opina. —S’il vous plaît. Le capitaine se mit à aboyer des ordres. Trois autres gardes s’avancèrent et vinrent se placer l’un avec lui devant la princesse, les deux autres derrière, tandis que le reste de la patrouille s’élançait en direction du palais. Ils vont prévenir Père que je suis rentrée. Imi sentit son estomac papillonner mais força ses jambes à bouger. Une petite foule de spectateurs s’était formée au bord du lac ; ils encadrèrent l’escorte de la princesse et se mirent en marche en même temps qu’elle. Les regards éberlués avaient cédé la place à de grands sourires. Des voix souhaitaient la bienvenue à Imi. La fillette sentit ses yeux se remplir de larmes et battit des paupières pour les chasser. La distance qui la séparait du palais lui parut infinie. Elle allongea le pas, puis ralentit à la vue de l’immense portail si familier. Celui-ci était grand ouvert. Un homme se tenait sur le seuil. Son père. Les gardes s’écartèrent comme Imi accélérait. Ce fut à peine si elle s’en aperçut. Tout ce qu’elle vit, ce fut son père qui se précipitait vers elle, les yeux brillants de larmes. Alors, elle ne put plus retenir les siennes. Enfin, elle lui jeta ses bras autour du cou et sentit les siens la serrer – si forts, si rassurants ! Elle se mit à balbutier des excuses incohérentes et éclata de rire en se rendant compte qu’il faisait de même. —De quoi t’excuses-tu, Père ? C’est moi qui ai faussé compagnie à Teiti et quitté la cité sans permission ! Il s’écarta d’elle pour la dévisager. —J’aurais dû te laisser sortir plus souvent. Tu n’aurais pas été si curieuse de l’extérieur, et tu aurais eu des gardes pour te protéger. Elle sourit et s’essuya les yeux. —Oh ! je leur aurais faussé compagnie aussi. —Où étais-tu donc passée ? demanda son père en redevenant sérieux. Le fils du marchand, ce petit vaurien, nous a dit que tu avais été enlevée par des pillards. —C’est la vérité. Tu n’as pas été trop méchant avec lui, j’espère ? C’est moi qui l’ai entraîné dehors. Le roi fronça les sourcils. —Teiti m’a convaincu de le jeter en prison. Imi hoqueta. —Pauvre Rissi ! Elle devait être drôlement en colère… Son père frémit. —Oui, mais je l’étais encore plus qu’elle. Tu dois tout me raconter. (Il pivota vers le palais.) Ton retour a-t-il un rapport avec le navire qui vient d’arriver dans l’archipel ? —Oui. Les gens qui se trouvent à bord m’ont sauvée et ramenée ici. Je leur dois la vie, déclara Imi. Son père se rembrunit, visiblement mécontent. —Tous les terrestres ne sont pas mauvais, insista Imi. —Ça, c’est ce que tu crois, répliqua le roi, l’air sombre. Que veulent-ils en échange ? —Rien du tout, lui assura la fillette. —Rien du tout ! (Il secoua la tête.) Ils veulent toujours quelque chose. Mais ils n’obtiendront rien de moi ! —Père ! Ils m’ont sauvé la vie, dit fermement Imi. Le roi hésita, puis soupira. —Tu as raison. Je devrais leur donner quelque chose en retour. La fillette haussa les épaules. —Tes remerciements, au minimum. Son père s’arrêta et la regarda bizarrement. —Que t’est-il arrivé pour que tu sois devenue si sage et si courageuse ? —Beaucoup de choses, Père. Rentrons, et je te raconterai tout. Ilacquiesça, passa un bras autour de ses épaules et la guida à travers la cour du palais. Chapitre 41 Ruminer encore ne servirait à rien. Il avait déjà mentalement répertorié chacun de ses actes et leurs conséquences possibles, passé des heures à imaginer vainement de quelle autre façon il aurait pu s’y prendre. Mais même si la traversée des montagnes de Si mobilisait une grande partie de sa concentration, elle n’occupait pas complètement l’esprit de Mirar. Et la petite partie qui ne se souciait ni d’escalade ni de marche en terrain accidenté insistait pour tourner en rond. Chaque fois qu’il tentait de réfléchir à autre chose, son cheminement mental le ramenait immanquablement vers Auraya, les Blancs, les dieux… Et Emerahl. Pourquoi a-t-il fallu que je pense à elle quand j’ai ouvert mon esprit à Auraya ? Il n’avait pensé à elle que très brièvement, en tant qu’amie et soutien précieux. Il n’avait pas pensé à sa quête d’autres immortels. Si les dieux l’avaient reconnue – et il était possible que ça ne soit pas le cas –, ils préviendraient les Blancs de son existence. Mais ils ne savaient pas où elle était. Tant qu’Emerahl ne ferait rien pour attirer leur attention ni ne croiserait le chemin d’un des Blancs, elle ne risquerait rien. Les dieux pouvaient la chercher en sondant l’esprit des mortels afin d’y repérer une femme visible pour ces derniers mais pas pour eux-mêmes. Cependant, cela prendrait beaucoup de temps, et ils avaient un problème plus urgent à régler : Auraya. Mirar espérait que la jeune femme avait raison en affirmant que les dieux ne la tueraient pas de peur d’affaiblir la confiance de leurs fidèles envers les Blancs. Et il espérait aussi qu’il ne l’avait pas condamnée en lui ouvrant son esprit. C’était le seul moyen de se sauver, mais il ne l’avait pas fait uniquement pour lui. Il voulait lui montrer la vérité. Il voulait quelle le voie enfin tel qu’il était réellement – et qu’elle sache qu’il l’aimait. Imbécile, se morigéna-t-il. C’est une Elue des dieux. Elle ne peut pas t’aimer en retour. Elle l’a déjà fait, chuchota une autre partie de son esprit. Alarmé, Mirar se figea. Leiard était-il de retour ? Il se concentra pour percevoir une éventuelle présence dans sa tête, mais en vain. Leiard, c’est moi, se rappela-t-il. Je ferais mieux d’accepter que ses faiblesses sont aussi les miennes et de m’assurer que je ne mettrai plus jamais personne en danger. Si je ne peux pas avoir Auraya, autant partir le plus loin possible d’elle. Dans l’étroit ravin aux parois abruptes, l’air était humide et immobile. Cela fit bâiller Mirar, qui envisagea de s’arrêter pour faire une petite sieste. Il n’avait presque pas dormi depuis son départ du village du Lac Bleu, et la fatigue qu’il tenait à distance depuis si longtemps lui paraissait soudain insupportable. Il trébucha. Baissant les yeux, il fronça les sourcils à la vue des fines tiges qui rampaient en travers de son chemin. Son cœur manqua un battement. Il promena un regard à la ronde, la peur dissipant le brouillard qui enveloppait son esprit. Autour de lui, les arbres et le sol étaient couverts de dormane. Absorbé par ses ruminations, il n’avait pas remarqué dans quel piège le ravin le conduisait. Une odeur de chair pourrissante lui souleva l’estomac. Quelque part dans ce tapis vert luxuriant se décomposaient un ou deux animaux victimes du Don de la dormane. À partir du moment où Mirar prit conscience de la suggestion qui s’infiltrait insidieusement dans son esprit, il n’eut pas de mal à la bloquer. Il se remit en marche, enjambant avec soin les tiges qui rampaient à ses pieds. C’était une plante mature de grande taille. Le ravin formait un corral naturel qui lui amenait certainement des tas de proies. Plus loin, il s’étrécissait encore, mais les tiges de la dormane ne s’étendaient pas jusque-là. Avec un soupir de soulagement, Mirar continua à longer l’étroite crevasse. Il dut escalader plusieurs saillies rocheuses et se faufiler dans des failles en retenant son souffle. J’espère que ce n’est pas un cul-de-sac ! Si seulement Tyve avait pu l’accompagner ! Il était certain que le jeune homme aurait accepté. Mais son esprit était ouvert aux dieux et, sans le vouloir, il aurait trahi la position de Mirar. Les parois rocheuses s’achevaient quelques pas plus loin, tandis que le sol s’effaçait brusquement. Au-delà, des cimes d’arbres se balançaient dans le vent. Mirar atteignit le bord de la falaise. Ce n’était pas un cul-de-sac, mais descendre allait nécessiter du temps et de la concentration. Devant lui se dressaient de hautes montagnes, et la descente qui l’attendait n’était rien comparée à ce qu’il devrait endurer pour franchir ces versants rocheux. Emerahl lui avait suggéré de se diriger vers le désert sennien, et traverser les montagnes était le chemin le plus direct. Le chemin le plus facile, bien que beaucoup plus long, l’aurait obligé à suivre la rivière issue du Lac Bleu jusqu’à la côte – précisément l’endroit où les dieux s’attendraient qu’il se rende. Donc, l’endroit où les Siyee le chercheraient et où les Blancs se posteraient. Jamais ils ne penseraient qu’il avait décidé de gravir une montagne puis de traverser un désert pour gagner l’Ithanie du Sud. Du moins, Mirar l’espérait. Soupirant, il s’assit pour manger et examiner le terrain devant lui. Même si la forêt cachait l’essentiel du terrain en contrebas, il pouvait d’ores et déjà planifier un chemin pour contourner les obstacles les plus évidents. Une ombre passa sur lui. Une ombre trop grande pour être celle d’un oiseau. Il leva les yeux juste à temps pour voir un Siyee survoler le bord de la falaise, virer sur une aile et disparaître. Peu de Siyee vivaient dans cette région. Mirar se trouvait toujours sur le territoire de la tribu du Lac Bleu, mais les villageois jouissaient d’assez de terrain exploitable autour de leurs habitations pour n’avoir pas besoin de s’éloigner de celles-ci en quête de nourriture ou d’autres nécessités. Il doit quand même exister des choses qu’ils ne trouvent pas autour du lac. Des plantes rares, par exemple. À moins qu’ils patrouillent par principe. Ou qu’ils me cherchent. Il se leva et recula dans la crevasse. Qu’il soit à sa recherche ou non, tout Siyee qui l’apercevrait risquait de révéler sa position aux dieux. Mirar hésita, se demandant s’il devait retourner sur ses pas au lieu de descendre la falaise. Celle-ci s’étendait très loin de chaque côté de la crevasse, formant une barrière naturelle entre lui et les montagnes. Pour ne pas se colleter avec elle, il devrait faire un détour considérable. Une silhouette ailée le survola de nouveau. Il sentit émaner d’elle un mélange de satisfaction et de patience. Son estomac se noua. Il sait que je suis là. Du coup, le Siyee pouvait bien le regarder descendre, songea Mirar. Sous le couvert des arbres, il lui serait beaucoup plus facile de semer ses poursuivants. Nul navire noir n’était visible à l’horizon lorsqu’ Auraya atteignit le village de la tribu des Sables. Il y avait des Siyee partout : entre les tonnelles, sur la plage et dans le ciel. Lorsqu’elle fut suffisamment près d’eux, la jeune femme sonda leur esprit et localisa l’orateur Tyrli. Le temps que ses pieds touchent le sol, une petite foule s’était déjà rassemblée pour l’accueillir. Une des villageoises avait apporté deux bols. Tyrli les tendit à Auraya. Le premier était plein d’eau et le second de baies piquantes. Auraya accepta les traditionnels cadeaux de bienvenue. —J’ai reçu votre message, orateur, lui dit-elle. Où avez-vous aperçu ce navire ? Tyrli tendit un doigt en direction du sud-est. —Il n’était visible que depuis les airs. Une étoile était peinte sur ses voiles. En le survolant, mes hommes ont repéré des sorciers pentadriens à bord. Auraya acquiesça. —L’avez-vous revu depuis ? —Non. Dans l’esprit de l’orateur, elle aperçut l’image d’une enfant à la peau sombre et glabre. Une fillette élaï. Tyrli craignait qu’elle ait rencontré les Pentadriens, même si cela semblait peu probable. Auraya réprima sa curiosité ; il y avait plus urgent que de la satisfaire. —Quelqu’un a-t-il suivi ce navire ? Tyrli acquiesça. —De loin, pendant aussi longtemps que possible. Il a poursuivi sa route vers le sud-est, en direction de Borra. —Il n’a pas accosté ? —Non. Les Élaï sont-ils en danger ? Auraya secoua la tête. —J’en doute. Ils ne menacent pas les Pentadriens, et ils sont trop peu nombreux pour les intéresser en tant qu’alliés. Je suppose que les Pentadriens pourraient tenter de les convertir, mais les Élaï ont été créés par Huan. Ça m’étonnerait qu’ils se détournent d’elle. Tyrli opina. Toutefois, ça ne signifie pas que les Pentadriens n’essaieront pas, songea Auraya, se souvenant de ce que Juran lui avait dit – que les Pentadriens tentaient de s’installer dans d’autres pays que les leurs. Elle soupira. —Il faudrait que j’en discute avec Juran. L’orateur sourit. —Venez-vous installer sous ma tonnelle. Ma fille veillera à ce qu’on ne vous dérange pas. Auraya hésita avant d’accepter. —Merci. Tyrli ne pouvait pas savoir qu’elle avait des raisons d’être réticente à l’idée de communiquer avec les autres Blancs. Mais je ne pourrai pas l’éviter éternellement, se raisonna-t-elle. Le temps d’atteindre la tonnelle de l’orateur, elle s’était mentalement préparée à une discussion qu’elle imaginait fort déplaisante. La fille de Tyrli lui apporta de l’eau et une assiette de nourriture plus substantielle que des baies, puis la laissa seule. Les parois de la tonnelle laissaient filtrer la lumière dorée du soleil. Auraya prit une grande inspiration, ferma les yeux et projeta son esprit. —Juran ? Il y eut une pause, puis : —Auraya. Où es-tu ? —Sur la côte de Si. La tribu des Sables rapporte avoir aperçu un navire pentadrien il y a quelques jours. —Il a accosté ? —Non. Apparemment, il a poursuivi sa route vers le sud-est, en direction de Borra. —Qu’est-ce que les Pentadriens peuvent bien vouloir aux Elaï ? —Je l’ignore. Ils n’ont pas de raison de les attaquer, et je doute fort que les Elaï acceptent une proposition d’amitié. Nous savons combien ils se méfient des terrestres. —En effet. —Dois-je pousser mes recherches plus loin ? Juran garda le silence un moment. —Non, répondit-il enfin. Où en est l’épidémie ? —Elle a gagné la plupart des tribus, excepté celles qui vivent dans un très grand isolement. La situation ne peut plus guère empirer. Nouveau silence. —Que comptes-tu faire à propos de Mirar ? Auraya sentit un étau comprimer sa poitrine. —Je ne peux pas le tuer si je pense qu’il ne le mérite pas. —Pas même si les dieux te l’ordonnent ? Elle hésita. —Non. Ça irait à l’encontre de tout ce qu’ils représentent – et nous avec eux. Ça piétinerait toutes nos valeurs. Cette fois, le silence se prolongea. —Dyara et Rian partent pour Si aujourd’hui. S’ils tuent Mirar, auras-tu l’impression qu’ils auront piétiné les valeurs du Cercle ? L’estomac d’Auraya se noua. —Peut-être. Je ne sais pas… —J’ai exécuté Mirar il y a un siècle, sans plus de preuves de sa culpabilité que tu en as aujourd’hui. Savoir cela te fait-il perdre tout respect pour moi ? Elle ne pouvait pas répondre à cette question. Nier serait malhonnête ; pourtant, elle éprouvait encore beaucoup de respect envers son aîné. —La situation n’était pas la même. Mirar ne t’avait pas ouvert son esprit. Et à l’époque où tu l’as affronté, les dieux venaient juste de commencer d’édicter les lois selon lesquelles nous vivons aujourd’hui. Les lois qu’ils m’ordonnent à présent d’enfreindre. —Peut-être plus autant qu’avant, admit la jeune femme. Je ne peux pas m’en empêcher. Quand ils ont exigé de moi une chose injuste, j’ai cessé de croire que jamais ils ne me pousseraient à faire quoi que ce soit de mal. (Elle éprouva un amusement amer.) Si je tue Mirar, je me haïrai, et je douterai de la sagesse des dieux jusqu’à la fin des temps. —Je crains que tu en doutes de toute façon. Auraya s’aperçut qu’il avait raison, et elle en fut glacée. Aucun retour en arrière n’était possible. Elle avait perdu un peu de son respect pour les dieux, et elle ne pouvait pas faire comme si de rien n’était. Je suis une Blanche. Une Blanche ne doit pas douter des dieux quelle sert ! Si je ne parviens pas à regagner mon respect pour eux, alors… Elle frissonna. Je ne devrais plus être une Blanche. —Auraya ? Sa bouche était sèche. Elle se força à reporter son attention sur Juran. —Que dois-je faire ? Faut-il que je rentre à Jarime ? —Non. Reste à Si. Il est inutile que tu reviennes ici alors que le peuple du ciel a encore besoin de toi. Juran rompit le contact. Auraya rouvrit les yeux et les sentit se remplir de larmes. Depuis toujours, elle ne voulait qu’une chose : être une prêtresse et utiliser ses Dons pour aider les autres. Servir ces êtres glorieux qu’étaient les dieux. Les dieux que j’aime, songea-t-elle. Mais plus inconditionnellement qu’avant. Mon amour n’était peut-être pas assez solide, assez entier. Peut-être devrais-je, comme Rian, être prête à faire n’importe quoi en leur nom, que cela me paraisse bien ou mal. Suis-je trop arrogante ? Ce que je crois être juste ou non a-t-il la moindre importance ? Mais il fallait bien que cela en ait. Les Blancs devaient se soucier du bien et du mal. Et il était crucial que les dieux soient justes et bons. Sans cela, quels autres abus de pouvoir risquaient-ils de demander à leurs Élus de commettre pour eux ? Si Mirar a raison, et si les dieux ont déjà maintes fois abusé de leur pouvoir par le passé, qu’est-ce qui les empêcherait de recommencer ? Et s’ils avaient créé les Circliens et les Blancs afin de faire tout ce qui leur chante dans le monde physique sans que personne puisse s’opposer à eux ? L’estomac d’Auraya se noua. C’était une hypothèse trop effrayante pour qu’elle l’envisage sérieusement. Si les dieux étaient animés par des intentions égoïstes ou mauvaises, où cela plaçait-il les humains ? À leur merci. Le chemin le plus sûr pour elle était de conserver leur faveur : de tuer Mirar comme une Servante obéissante. Elle devrait se montrer aussi loyale que Rian, excepté que sa docilité serait motivée par la peur et non par l’amour. Cette idée lui donnait la nausée. Vivre constamment dans le mensonge et la terreur, forcée de commettre des actions qu’elle savait iniques, ne pourrait que la rendre malheureuse. Pendant une éternité. C’est pourtant ce qui risque d’arriver, se dit-elle. Non. Les dieux ne sont pas maléfiques. Ils veulent la mort de Mirar parce qu’ils craignent qu’il nuise aux mortels. Ils sont trop éloignés de nous pour se rendre compte qu’il ne constitue plus un danger, je vois les choses de plus près – donc, je les distingue mieux. Mirar m’a ouvert son esprit. Je connais la vérité sur lui. Mais comment était-ce possible ? Les dieux étaient censés être plus sages que les humains. Si elle les croyait capables de se tromper, alors elle devait les croire capables de commettre des erreurs. Une Blanche ne devrait pas douter des dieux. Elle laissa tomber sa tête entre ses mains et admit enfin : Je suis indigne de ma position. Les marins s’affairaient sur le pont de la Flèche comme si leur vie dépendait de leur rapidité. Rian jeta un coup d’œil à l’Étoile. L’équipage de l’autre navire semblait tout aussi industrieux. Dyara se tenait à la proue. Même si leurs bâtiments allaient faire route de conserve, les deux Blancs ne pourraient se parler que mentalement durant les semaines à venir. Des pas résonnèrent sur le pont. Pivotant, le jeune homme vit approcher Juran. —Rian, le salua son aîné. Tu as tout ce qu’il te faut ? —Oui. Juran s’interrompit alors qu’un prêtre portant un coffret de bois montait à bord et s’approchait d’un pas vif. Il déposa le coffre à leurs pieds et fit nerveusement le signe du cercle. —Les copies que vous avez réclamées, Rian des Blancs. —Merci. Tu peux y aller. —Quels sont donc ces textes sur lesquels les scribes ont passé une nuit blanche ?s’enquit Juran tandis que le prêtre s’éloignait sans demander son reste. —Le Code de la Loi sennien, des histoires relatives aux empereurs précédents et quelques études que j’ai réclamées sur les nombreux cultes pratiqués là-bas, énuméra Rian. J’ai besoin de lecture pour le voyage, et je ne voulais pas prendre le risque d’emporter les originaux. —Je ne pensais pas que tu aurais le temps de lire entre ici et Si, occupé comme tu le seras à propulser le navire, fit remarquer Juran. Rian haussa les épaules. —Pas à l’aller. Mais une fois le problème Mirar réglé, nous pourrons rentrer à une allure moins soutenue. L’expression de Juran se fit chagrine. C’était une expression que Rian connaissait bien – celle que son aîné arborait chaque fois qu’on prononçait le nom de Mirar devant lui. Il avait deviné depuis belle lurette que Juran culpabilisait encore d’avoir exécuté le chef des Tisse-Rêves. Ce devait être frustrant pour lui de découvrir que cet hérétique n’était pas mort, et qu’il avait recommencé à manipuler les mortels. Et les immortels. Plus vite Dyara et lui débarrasseraient le monde de sa présence, mieux ça vaudrait. Mais en parler n’aurait servi à rien, sinon à aggraver la frustration de Juran. —Je commence à penser qu’il nous faudra des années, voire des siècles, pour amener Sennon sous notre protection, dit Rian en revenant au sujet originel de la conversation. Ces gens sont prêts à croire n’importe quoi. As-tu entendu parler du nouveau culte de l’Artisan ? Juran haussa les sourcils. —Non. —Il se fonde sur l’idée que le monde et les dieux ont été créés par un être supérieur pour servir quelque dessein incompréhensible. Cet être est connu sous le nom d’Artisan. L’homme qui dirige son culte n’a aucune preuve tangible à offrir, mais il utilise une logique perverse pour convertir les gens. Pour l’instant, les fidèles de l’Artisan sont peu nombreux, mais leurs rangs grossissent à une vitesse alarmante. —Comme toujours avec les nouveaux cultes. L’enthousiasme des fidèles retombe généralement quand ils comprennent qu’il n’y a rien à gagner à adorer une idole – surtout à l’approche de la mort. —En effet. (Rian eut un reniflement dédaigneux.) Ils sont si rares ceux dont la vénération naît uniquement du respect. La plupart des gens attendent quelque chose en échange. Juran sourit. —Si le respect était la seule condition nécessaire, tu pourrais vénérer l’Artisan aussi bien que les dieux véritables. Rian secoua la tête. —Il me faudrait une preuve de son existence. Le regard de Juran se fit perçant. —Et de sa bonté, peut-être ? Comment réagirais-tu s’il te demandait de faire une chose que tu considères comme injustifiée ? Rian s’adossa au bastingage en réprimant un sourire. Il devinait à qui pensait son aîné – à Auraya. —Nulle tâche n’est injustifiée si un dieu véritable l’exige de nous. —Même si elle contredit les lois et les principes qu’il t’a encouragé à adopter ? —Les dieux ont parfois des raisons de se contredire. Dans certaines circonstances, il est normal de consentir des exceptions à la règle. —Et s’il ne s’agissait pas des circonstances en question ? —Alors, j’en conclurais que j’ignore les vraies raisons de ma mission. Si les dieux ne m’expliquent pas pourquoi ils m’ordonnent d’enfreindre leurs propres lois, c’est qu’ils sont dans l’impossibilité de le faire. Et comme j’ai foi en eux, je pars du principe qu’ils ont pris la bonne décision. Juran fronça les sourcils et se frotta le menton. —Donc, tu ne réclamerais pas de justification valable ? —Non. Rian regarda Juran pianoter sur son avant-bras d’un air pensif. Des quatre autres Blancs, il était le seul qui appréciait les débats théologiques. Dyara n’avait pas la patience de se livrer à ce qu’elle appelait « de vaines spéculations », et les rares fois où Rian avait tenté d’entreprendre Mairae sur la question, elle avait paru très mal à l’aise. Quant à Auraya, il n’avait jamais abordé le sujet avec elle. L’occasion s’était bien présentée deux ou trois fois, mais il l’avait laissé filer. Non que sa cadette lui ait donné l’impression que ça ne l’intéressait pas – bien au contraire. Mais il soupçonnait quelle n’approuverait pas son point de vue. —Les dieux ont-ils déjà pris une décision avec laquelle tu n’étais pas d’accord, mais que tu as soutenue parce que tu as une confiance aveugle en eux ? demanda lentement Juran. Le cœur de Rian manqua un battement. Devait-il avouer ? Avant qu’il puisse prendre une décision, son aîné sourit. —Je suppose que ton hésitation est une réponse en soi. Rian acquiesça brièvement. —Mais j’ai fini par comprendre la sagesse de cette décision plus tard, ajouta-t-il. Juran plissa les yeux. —Tu ne veux pas me dire de quoi il s’agissait. Rian faillit secouer la tête mais se ravisa. À la lumière des récents événements, peut-être valait-il mieux que Juran le sache. —Par le passé, j’aurais trouvé ça mesquin d’en parler mais, à présent, ça peut se révéler important. —Oui ? —Je désapprouvais l’Élection d’Auraya. Juran haussa vivement les sourcils. —Mais tu viens de dire que tu as fini par la comprendre. —Oui. Auraya nous a été très utile en fin de compte. —Tu parles au passé. Rian eut un geste désinvolte. —Je ne connais pas l’avenir. J’ignore si elle nous sera encore utile par la suite. —On dirait presque que tu la considères comme… dispensable, fit remarquer Juran. —Ce n’est pas voulu, dit Rian, imperturbable. Juran détourna les yeux et soupira. —Auraya n’est des nôtres que depuis un peu plus d’un an. Exécuter Mirar, c’était peut-être trop lui demander. Rian fronça les sourcils. —Quelle limite de temps lui accordes-tu pour démontrer son obéissance envers les dieux ? Elle a juré de les servir le jour de son Election—et même bien avant : le jour où elle est devenue prêtresse. Juran se mordit la lèvre inférieure. —Avoir fait ce vœu ne le rend pas nécessairement facile à honorer. —Elle a bien tué Kuar. —Et puis, je me demande si Mirar ne finirait pas par se rétablir de toute façon. Nous ne comprenons pas ses pouvoirs. —Je réduirai son corps en cendres que je répandrai à travers le monde, lui assura Rian. Je doute fort qu’il s’en remette. Juran le dévisagea avec une expression indéchiffrable. —Et que souhaites-tu que les dieux fassent d’Auraya ? Rian se rembrunit. —Elle leur a désobéi. Peut-être a-t-elle hésité parce qu’elle était confuse, mais ils lui ont donné une seconde chance et elle persiste à les défier. Une fois de plus, il me semble qu’elle n’était pas la bonne personne pour compléter notre cercle, mais je m’inclinerai devant la décision des dieux quelle qu’elle soit. Juran acquiesça d’un air pensif. Puis il regarda autour de lui. Les marins avaient cessé de s’agiter ; ils faisaient semblant de travailler en attendant le signal du départ. Il en allait de même à bord de l’Étoile. —Bon voyage, Rian. Ne brutalise pas trop le navire. —Jamais Dyara ne me laisserait prendre le risque d’ouvrir une voie d’eau, répliqua Rian. Juran gloussa. —En effet. Rian suivit son aîné des yeux tandis qu’il regagnait le quai. Puis il adressa un signe de tête aux capitaines des deux bâtiments. Une discussion qu’il avait eue peu de temps auparavant avec Juran et Dyara lui revint à l’esprit. —Ensemble, vous serez assez forts pour repousser une attaque éventuelle d’un des chefs pentadriens, avait déclaré Juran. —Mais pas de deux, avait fait remarquer Dyara. —Si cela devait se produire, appelez Auraya. Elle est la seule d’entre nous qui pourra vous rejoindre rapidement. —Et si elle refuse de nous aider ? avait demandé Rian. —Jamais elle ne ferait une chose pareille ! s’était indignée Dyara. Elle manque peut-être de jugement en ce qui concerne Mirar, mais elle ne nous abandonnerait pas. —Et si Mirar s’allie avec les Pentadriens ?avait insisté Rian. Ses deux aînés avaient échangé un regard funeste. —Ça me paraît très improbable, avait répondu Juran. En tout cas, il n’y pensait pas. Sinon, Auraya aurait… réagi différemment après avoir vu dans son esprit. Mais si cela arrivait, vous n’auriez pas d’autre choix que de fuir. Les deux navires s’écartèrent du quai. Les dieux nous préviendront, raisonna Rian. Et Auraya sera forcée de se ressaisir ou de nous trahir tous les quatre. Chapitre 42 Le canot vibra faiblement comme sa coque raclait contre le sable. Quelqu’un aboya un ordre. Aussitôt, les rameurs rangèrent leurs rames, sautèrent dans l’eau et tirèrent l’embarcation au sec. Reivan se leva en même temps qu’Imenja et descendit à terre avec sa maîtresse. Puis toutes deux se dirigèrent vers la petite foule d’hommes à la peau sombre et glabre qui les attendait sur la plage. Ce n’était pas difficile d’identifier leur chef. Le roi des Élaï ne portait pas de vêtements à l’exception d’un pantalon court taillé dans un matériau de la même couleur que sa peau et ressemblant à du cuir, mais il croulait sous les bijoux. Autour de son cou, des médaillons moulés en forme de créatures marines et incrustés de pierres précieuses pendaient au bout d’épaisses chaînes en or. Des coquillages sculptés, si bien polis qu’ils étincelaient comme des arcs-en-ciel, avaient été attachés les uns aux autres pour former une sorte de plastron. Le poids de toute cette quincaillerie devait être considérable ; pourtant, il se tenait le dos très droit et le menton fièrement levé. Sa main droite agrippait fermement une lance qui, malgré tous ses embellissements précieux, ne semblait pas purement décorative. Et il avait un regard noir. Reivan réprima un sourire. Imi les avait bien prévenues que son père était hostile envers les étrangers. Un cercle protecteur entourait le roi. Chacun des guerriers qui le composaient arborait une armure, une lance et une expression orageuse. Imenja s’approcha d’eux et s’arrêta. Les deux guerriers les plus proches s’écartèrent pour les laisser passer, Reivan et elle. —Salutations, Aïs, roi des Élaï, lança Imenja. —Salutations, Imenja, Deuxième Voix des Pentadriens, répondit le père d’Imi. —Je suis venue sur votre requête. La princesse Imi est-elle bien rentrée chez elle ? —Oui. Imenja sourit. —J’en suis ravie. Je l’aurais volontiers escortée jusqu’à vous, mais j’ai cru comprendre que vous aviez des raisons de vous méfier des visites imprévues. La grimace du roi s’accentua. —Je vous suis reconnaissant de me l’avoir ramenée, répondit-il avec raideur. Je vous ai demandé de venir afin de vous remercier de l’avoir tirée des griffes de ceux qui lui voulaient du mal et de l’avoir raccompagnée jusqu’ici. (Il leva sa main libre.) En récompense, je vous prie d’accepter ceci. Les guerriers qui se tenaient derrière lui s’écartèrent, et plusieurs Élaï d’aspect tout aussi féroce s’avancèrent en portant des ballots. Ils dépassèrent le roi et s’arrêtèrent pour déplier le tissu qui enveloppait leurs présents, révélant un assortiment de coupes et de calices en or ou en argent ouvragés, débordant de joyaux, de pierres précieuses, de coquillages sculptés et, ironiquement, de clochettes de mer séchées. À cette vue, un léger frisson d’excitation parcourut Reivan. —C’est magnifique, commenta Imenja. Et vous êtes très généreux dans votre gratitude, mais je ne suis pas sûre de pouvoir accepter tout cela. Nous ne sommes pas venus ici en quête d’une récompense. Voir Imi rendue aux siens nous suffit amplement. Si le roi avait eu des sourcils et des cheveux, les premiers auraient disparu dans les seconds. —Dans ce cas, pourquoi n’êtes-vous pas partis après qu’elle ait regagné la cité à la nage ? Pourquoi êtes-vous restés dans la baie au lieu de rentrer chez vous ? —Je voulais être certaine qu’Imi était bien arrivée à destination. Je ne pouvais pas m’en aller sans m’assurer qu’elle avait retrouvé sa famille. À présent, me voici rassurée. J’ai tenu la promesse que je lui avais faite. Mais, avant de partir, j’aimerais vous remettre les affaires qu’elle n’a pas pu emporter quand elle a quitté notre navire à la nage. Imenja pivota et fit signe aux rameurs plantés au bord de l’eau. Ceux-ci empoignèrent le coffre contenant les cadeaux de Nekaun, le sortirent du canot et le portèrent jusqu’au roi tandis que Reivan dissimulait un sourire devant la manœuvre d’Imenja. Si la Deuxième Voix avait dit au roi que ces présents étaient pour lui, il aurait facilement pu les refuser. Les rameurs déposèrent le coffre à ses pieds. L’un d’eux souleva le couvercle, puis tous quatre s’inclinèrent respectueusement et battirent en retraite vers le canot. De nouveau, le roi des Elaï haussa ses arcades sourcilières glabres. —Tout ceci appartient à ma fille ? Imenja sourit. —Ce sont des présents que lui a offerts le chef de mon peuple, la Première Voix Nekaun. Dans mon pays, la coutume veut que l’on couvre de cadeaux les visiteurs de sang royal. Dans le cas d’Imi, ce fut un vrai plaisir. Et même si mon peuple n’est pas responsable de son enlèvement, elle a passé un certain temps prisonnière sur notre territoire. Nekaun a estimé qu’elle devait en être dédommagée. Le roi Aïs acquiesça, les yeux toujours rivés sur le contenu du coffre et l’air pensif. Puis il reporta son attention sur Imenja. —Dans mon pays, la coutume veut qu’on récompense les bonnes actions. Apportez donc mes présents à votre chef, et remettez-les-lui avec tous mes remerciements. —Je n’y manquerai pas, affirma Imenja, et je vous remercie de sa part. Il sera aussi impressionné que moi par le talent de vos artisans. Faisant de nouveau signe aux rameurs, elle leur ordonna de rempaqueter les trésors élaï et de les mettre dans le canot. Lorsqu’ils furent sortis du cercle, elle fit face au roi Aïs. —Imi m’a parlé des pillards qui vous causent tant de problèmes. Je vous offrirais notre aide si je pensais que vous l’accepteriez. —Et de quelle façon pourriez-vous nous aider ? —Peut-être en vous enseignant ce que nous savons de la sorcellerie, de l’art de la guerre, ou simplement de la construction de villages fortifiés. Peut-être en vous vendant des armes. —Quel profit en retireriez-vous ? —Ces pillards attaquent des navires marchands qui font la navette entre l’Ithanie du Nord et mon pays, d’où des pertes importantes. Etablir une flotte de patrouille prendrait du temps et coûterait cher même s’il existait un port adéquat pour nous servir de base. Si votre peuple était capable de se défendre, peut-être pourrait-il nous aider à éradiquer ce fléau. Je sais que nos marchands seraient prêts à payer très cher pour ce genre de service. Le roi fixa son regard sur elle d’un air dubitatif. —Ça, c’est vous qui le dites. Je pense plus probable qu’ils nous escroquent. Imenja opina. —Vous avez raison d’envisager cette possibilité. La crainte d’être pris pour des pillards pousserait la plupart des marchands à faire preuve d’honnêteté mais, quand on s’embarque dans une entreprise pareille, il est bon de le faire avec vigilance. —Ou de ne pas s’y embarquer du tout, la contra le roi. (Il leva le menton.) Merci de m’avoir ramené ma fille, Imenja des Pentadriens. Je vous demande de partir avant midi. —Dans ce cas, c’est ce que nous ferons, répondit Imenja. Si à l’avenir vous souhaitiez négocier avec nous, cherchez un navire aux voiles noires. Vous trouverez à son bord un Serviteur vêtu comme moi qui pourra me transmettre votre message. Elle se détourna et revint vers le canot. Reivan lui emboîta le pas en résistant à la tentation de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule pour voir l’expression du roi. Il est probablement encore en train de faire la gueule et de bomber le torse, grimaça-t-elle. —Ça ne s’est pas trop mal passé, non ? demanda mentalement Imenja. Reivan reporta son attention sur sa maîtresse. —Je ne sais pas. Qu’avez-vous lu dans ses pensées ? —Essentiellement de la méfiance. Il soupçonne tous les terrestres de vouloir du mal aux Elaï. —Y compris ceux qui ont sauvé et ramené sa fille chez elle ? —Surtout ceux-là. Sa méfiance est sa plus grande force. Mais je connais aussi sa plus grande faiblesse. —Quelle est-elle ? —Sa fille. Il se considère comme responsable de son enlèvement. Elle a vu davantage de choses qu’il pourrait en imaginer et, désormais, elle en sait plus que lui sur le monde extérieur. Entre sa culpabilité, sa vieille habitude de la gâter outrageusement et sa nouvelle certitude qu’elle ne sera jamais heureuse cloîtrée dans la cité sous-marine, il se prépare à livrer une sacrée bataille. —Une bataille qu’il perdra ? Imenja sourit. —J’y compte bien. La cité de Karienne n’avait guère changé d’aspect depuis la dernière visite d’Emerahl. Des bâtiments de toutes les tailles et de toutes les formes se mélangeaient pour former une métropole tentaculaire des deux côtés d’une rivière modeste et polluée. Si ce qu’Emerahl pouvait en voir depuis la mer était représentatif, la ville avait doublé de surface au cours des derniers siècles. —Où voulez-vous débarquer ? demanda-t-elle en se tournant vers ses passagers. Shalina consulta son époux du regard. —Vous ne comptez pas vous amarrer dans le port principal ?s’enquit Tarsheni. —Je pourrais, mais ça me coûterait probablement beaucoup plus cher. En principe, je me cantonne aux annexes. —D’après mes souvenirs, le port principal est tout près de la Grand-Place, où le Sage dispense la bonne parole, et nous aimerions débarquer le plus près possible. Si nous payons votre taxe d’amarrage, viendrez-vous l’écouter avec nous ? Emerahl réfléchit. Une partie d’elle avait hâte de remonter la rivière jusqu’aux Cavernes Rouges, mais une autre était curieuse de rencontrer ce fameux Sage. Il lui avait fallu un mois pour arriver jusque-là, qu’importait un délai d’une demi-journée supplémentaire ? —Très bien, dit-elle. Allons voir la cause de tout ce tintouin. Bientôt, ils atteignirent le port principal et trouvèrent un emplacement parmi les jetées et les quais bondés. Emerahl aida les Drayli à décharger leurs bagages et à les porter. Les rues de la ville étaient étroites, souvent couvertes pour protéger les passants contre le soleil du désert. Elles partaient dans toutes les directions, formant un motif que ni Emerahl ni Tarsheni ne connaissaient. Maisons, entrepôts, boutiques, temples et baraquements se mélangeaient comme au hasard. Aucune bâtisse n’était alignée avec les autres, de sorte que la largeur des rues variait sans cesse. Par chance, les habitants étaient amicaux et ne rechignaient pas à indiquer leur chemin aux voyageurs. Après avoir longé une ruelle encombrée, Emerahl et les Drayli émergèrent dans un vaste espace découvert. La Grand-Place n’était pas si grande que ça comparée à celles d’autres villes d’Ithanie mais, succédant aux rues congestionnées, elle semblait immense. Une petite foule se massait dans un coin. Les yeux de Tarsheni se mirent à briller d’excitation. Sa femme et lui trouvèrent une pension non loin de là et ne marchandèrent pas beaucoup le prix demandé : ils étaient trop impatients de voir celui qui avait inspiré un si long voyage. Une fois leurs affaires déposées dans leur chambre, ils quittèrent la pension et traversèrent la place pour se joindre à la foule. Les deux adultes étaient fébriles et tendus. Leur fils se sentait juste un peu hébété par toute cette agitation, et le bébé clignait des yeux d’un air ensommeillé. La foule était clairsemée sur les bords. Tarsheni ralentit et s’y enfonça en essayant de ne bousculer personne. Emerahl ne pouvait pas voir l’objet de l’attention générale, mais elle l’entendait très distinctement. —Nous sommes tous des œuvres de l’Artisan, tonnait-il. Vous, moi, ce prêtre là-bas, l’arem qui transporte vos marchandises et le reyna que vous montez sommes ses œuvres. L’oiseau qui chante et l’insecte qui pique sont ses œuvres. Le mendiant pouilleux, le marchand aux poches pleines d’or, les rois et les empereurs du monde, les prêtres et les Serviteurs des Dieux, les Doués et les autres sont tous ses œuvres. Les dieux eux-mêmes… La voix s’interrompit comme quelqu’un posait une question de façon moins audible. —Non ! répondit le Sage. C’est faux. J’ai étudié les textes fondateurs de toutes les religions, et nul dieu n’a jamais affirmé avoir créé le monde. Il doit pourtant bien avoir un Artisan… Emerahl n’entendit pas non plus la question suivante et décida de se rapprocher un peu, abandonnant là les Drayli fascinés. —L’existence du monde est une preuve bien suffisante ! Seul un être supérieur… Oui, c’est exact. L’Artisan produit des créatures que nous considérons comme mauvaises. Mais pourquoi les considérons-nous ainsi ? Parce qu’elles tuent ? Les carmooks tuent et dévorent d’autres animaux ; pourtant, nous en faisons nos familiers. Les reynas mangent des plantes, qui sont vivantes elles aussi. Nous craignons les leramers et les vorns parce qu’ils peuvent nous tuer, mais ils ne le font pas par méchanceté : seulement parce qu’ils ont faim. Nous leur en voulons parce qu’ils massacrent notre bétail. C’est une gêne pour nous, pas une preuve de malveillance de leur part. Il y eut une pause, puis un gloussement. Comme les deux hommes qui se tenaient devant elle s’écartaient légèrement, Emerahl aperçut soudain un séduisant jeune homme perché sur une caisse en bois, les bras levés. Surprise – car elle l’avait imaginé beaucoup plus vieux –, elle se rapprocha. —… Mauvais aussi. Pourquoi nous entre-tuons-nous ? Je l’ignore. Pourquoi le monde est-il imparfait ? Pourquoi ne le comprenons-nous pas jusque dans ses moindres détails dès notre naissance ? De toute évidence, l’Artisan ne l’entend pas ainsi. Il a créé un monde changeant, peut-être pour nous donner une raison de nous démener. Emerahl s’arrêta en voyant qu’elle approchait de plusieurs prêtres circliens. Ils comptaient même un grand prêtre dans leurs rangs. Quelques-uns fronçaient les sourcils d’un air contrarié, mais les autres écoutaient avec intérêt. —C’est à moi qu’est échu le devoir de comprendre l’Artisan, clama le Sage. Tous ceux qui veulent se joindre à ma quête sont les bienvenus. Je ne vous demande pas de renoncer à quoi que ce soit. Ni à votre famille, ni à votre argent, ni à votre profession, votre pouvoir ou même votre religion. Croyez en l’Artisan, et tous ensemble – hommes et femmes, riches et pauvres, Doués ou non – nous lutterons pour élucider les mystères de la vie. Il poursuivit sa harangue dans la même veine. Ses auditeurs s’en furent ; d’autres les remplacèrent et recommencèrent à poser les mêmes questions. Emerahl rebroussa chemin jusqu’aux Drayli. Elle vit que les prêtres étaient partis, et que deux Pentadriens s’éloignaient également. Il n’y a pas de Tisse-Rêves, remarqua-t-elle. Les yeux de Tarsheni brillaient plus fort que jamais. —Je dois aller chercher mon encre et mon papier, souffla-t-il. (Il se tourna vers Emerahl.) Alors, qu’en pensez-vous ? Elle haussa les épaules. —C’est un concept intéressant. —Vous l’avez déjà dit. —J’ai également dit que s’il ne pouvait pas fournir de preuve, la plupart des gens ne lui prêteraient guère d’attention. —L’existence du monde n’est-elle pas une preuve suffisante ? —Non. Je ne crois pas que les Circliens apprécient l’idée qu’un être supérieur ait créé leurs dieux, et encore moins que quelqu’un le clame sur tous les toits. Tarsheni grimaça. —Qui se soucie de l’avis des Circliens ? Emerahl éclata de rire. —De fait. (Elle dévisagea chacun des Drayli et sourit.) Je suppose qu’il est temps de nous séparer. —Ce fut un plaisir de voyager avec vous, affirma chaleureusement Shalina. —Et réciproquement, répondit Emerahl. —Merci de nous avoir transportés, dit Tarsheni d’un air solennel. Et de nous avoir sauvés de ces voleurs dans le tunnel de l’isthme. —Si vous ne m’aviez pas parlé de ce tunnel, j’aurais été obligée de vendre mon bateau, répliqua Emerahl. Donc, vous aussi, vous m’avez empêchée de me faire dépouiller. Les Drayli gloussèrent. —Où comptez-vous aller maintenant ? —Je vais remonter la rivière. —Vous avez de la famille à voir dans le coin ? —En quelque sorte. Disons que, comme vous, j’espère rencontrer quelqu’un dont j’ai beaucoup entendu parler. —Dans ce cas, je vous souhaite d’être aussi contente de cette rencontre que nous de la nôtre, dit Tarsheni. Adieu, Emméa. Puissent les vents souffler toujours en votre faveur. —Adieu. Et n’oubliez pas mes conseils. Si cet homme commence à vous demander de l’argent, ne lui donnez pas une seule pièce de plus que ce dont vous pouvez vous passer. J’ai déjà eu affaire à de faux sages, et ils peuvent être très rusés. —Nous serons prudents. Souriant, Emerahl se détourna de la petite famille et reprit le chemin du port pour entamer la dernière étape de son voyage vers les Cavernes Rouges. Chapitre 43 Pour une fois, Auraya aurait bien voulu arriver à l’Ouvert sans attirer une foule de Siyee désireux de lui souhaiter la bienvenue. Leur respect lui semblait immérité. Injustifié. Elle n’en était pas digne. Comme elle se posait, l’oratrice Sirri vint à sa rencontre pour lui offrir la tasse d’eau et le gâteau traditionnels. Mais avant qu’Auraya puisse boire ou manger, quelque chose fila entre les jambes des Siyee massés autour d’elle et bondit dans ses bras, lui faisant lâcher tasse et gâteau. —Vaurien !s’exclama-t-elle. C’est très impoli ! Le veez trépignait d’excitation. Impossible de le gronder sérieusement. Auraya ne l’avait pas vu depuis si longtemps, et c’était si bon d’être de nouveau l’objet d’une adoration inconditionnelle ! —Owaya wentwée, se réjouit-il. Owaya wester. —D’accord, d’accord, Vaurien. Je reste. Mais… Baaah !arrête ! Elle avait eu le temps de voir jaillir la petite langue rose, mais pas de l’esquiver. Empoignant le veez, elle le tint à bout de bras pour l’empêcher de lui lécher la figure. Face à elle, elle vit Sirri plaquer une main sur sa bouche pour s’empêcher de rire. Les autres Siyee ne furent pas si discrets, et gloussèrent ouvertement. —Désolée, oratrice, s’excusa Auraya. J’ai négligé son dressage ces derniers temps, et il a une fâcheuse tendance à prendre de mauvaises habitudes. —Je crois qu’il les tient de nos enfants, grimaça Sirri en laissant retomber sa main. Ils l’adorent. Vaurien commença brusquement à se débattre comme s’il voulait que sa maîtresse le repose. Auraya le lâcha, puis grogna tout haut en le voyant se jeter sur son gâteau. La foule éclata de rire. Auraya éprouva une bouffée d’affection pour les Siyee qui, au lieu de se sentir insultés par l’interruption de leur cérémonie de bienvenue, savaient voir le comique de la situation. —Vous restez un peu parmi nous ? l’interrogea Sirri. Voulez-vous dîner avec moi ce soir ? —Oui, et volontiers. (Auraya ramassa Vaurien et le percha sur son épaule.) Comment ça va, ici ? —Discutons-en en chemin, suggéra l’oratrice en se dirigeant vers la tonnelle de la visiteuse. Auraya lui emboîta le pas. Sirri garda le silence jusqu’à ce qu’elles soient hors de portée d’ouïe des autres Siyee. —Des messagers de la tribu des Sables ont rapporté qu’un navire pentadrien avait été aperçu au large, et qu’ils vous avaient prévenue. Auraya acquiesça. —Oui mais, le temps que j’arrive là-bas, le bateau était parti depuis longtemps. —Plusieurs autres cas de rongecœur se sont déclarés depuis votre départ. Des Siyee originaires du village de la Montagne du Temple. Ils disent que vous les avez envoyés ici. Nous les avons isolés, et les prêtres s’occupent d’eux. Auraya grogna. —J’avais dit à l’orateur de n’éloigner que les gens qui avaient déjà été malades et s’étaient rétablis. Et les autres villages ? —À présent, même les tribus les plus isolées réclament des secours. Je crains que vous ne puissiez pas toutes les atteindre à temps. Je ne sais pas quoi faire, avoua Sirri. Et la tribu du Lac Bleu nous a envoyé un message pour nous prévenir que le Tisse-Rêves Wilar avait disparu. Entendant ce nom, Auraya sentit un frisson lui parcourir l’échine. Dans les pensées de Sirri, elle vit que l’oratrice ignorait la raison de la disparition de Wilar, mais que le messager du village du Lac Bleu avait soulevé la possibilité qu’elle se soit disputée avec lui. —Je sais qu’il est parti, répondit-elle prudemment. Et je sais pourquoi, mais je ne peux rien vous dire sinon que j’aurais aimé qu’il n’y soit pas forcé, et que je ne suis pas en mesure de l’aider. Puisque c’est moi, son problème, ajouta-t-elle en silence. Quoiqu’intriguée, Sirri ne formula pas la question qu’elle avait en tête. Les deux femmes avaient atteint la tonnelle d’Auraya. Vaurien sauta à terre et se précipita à l’intérieur. —C’est bien dommage, commenta Sirri. Si vous ne pouvez rien faire pour lui, qui le pourra ? —Lui seul. Soudain, Auraya se souvint de l’amie qu’elle avait vue dans l’esprit de Mirar. La femme qui l’avait aidé à recouvrer son identité pourrait-elle le secourir de nouveau ? Sirri sourit et recula d’un pas. —Nous aurons beaucoup à discuter ce soir. Qu’allez-vous faire maintenant ? —Je vais tâcher de convaincre Vaurien de rester ici, puis rendre visite aux nouveaux malades. L’oratrice acquiesça. Comme elle s’éloignait, Auraya pénétra sous sa tonnelle. Un regard à la ronde lui révéla la présence d’une carafe d’eau fraîche et d’un compotier plein de fruits sur la table. En silence, elle remercia la personne qui avait pris soin des lieux en son absence et qui s’était occupée de Vaurien. Le veez était grimpé jusqu’au panier suspendu qui lui servait de lit. Son museau apparut par-dessus le bord, puis il escalada celui-ci et se laissa tomber sur l’épaule d’Auraya. —Je te trouve plus lourd qu’avant, lui dit sa maîtresse en le grattant sous le menton. Tu n’aurais pas grossi ? —Vauwien gwossi, acquiesça la petite créature. Auraya éclata de rire. Il avait reconnu le mot siyee, même si elle voyait qu’il ne comprenait pas sa signification. Les habitants de l’Ouvert avaient dû le prononcer assez souvent en sa présence pour qu’il l’associe à lui. —Tu as embêté les gens pour qu’ils te donnent à manger, n’est-ce pas ? devina Auraya. Le veez ne répondit pas. Les yeux clos, il savourait ses caresses. —Maintenant, tu vas rester ici. Je dois… Où est-elle ? Ah !la voilà. Auraya se figea. C’était la voix de Chaia. Son cœur se mit à battre la chamade. Vaurien sauta à terre et pivota vers elle, les moustaches frémissantes. Il percevait son agitation, mais pas la cause de celle-ci. Puis une lueur apparut au centre de la pièce, et le veez fila dans la chambre voisine. Auraya déglutit péniblement comme la lueur dessinait la silhouette d’un homme. Elle constata avec soulagement que Chaia souriait. —Bonjour, Auraya. —Bonjour, Chaia. —Je t’ai manqué ? Elle le dévisagea un moment, ne sachant que répondre. Ce n’était pas la question à laquelle elle s’attendait. Le dieu arborait le même sourire taquin que lorsqu’il était d’humeur à folâtrer mais, pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, cela la perturbait. Quand il fit un pas vers elle, Auraya résista à l’envie de reculer. —C’est difficile de déplorer l’absence de quelqu’un quand on ne sait pas si on aimera ce qu’il va faire ou réclamer lors de sa prochaine visite, dit-elle peut-être un peu brusquement. Le sourire de Chaia s’élargit, et il tendit une main pour toucher la joue d’Auraya. —J’imagine. Mais cela mis à part, n’as-tu pas soif de mes caresses ? Ne brûles-tu pas de passer encore la nuit avec moi ? À l’endroit où ses doigts lui traversèrent la joue, Auraya éprouva un délicieux picotement. Un frisson lui parcourut l’échine. —Si, admit-elle. Un peu. —Juste un peu ? Chaia fit la moue. Ne suis-je pas suffisamment attentionné ? Elle ne put réprimer un sourire. —Tu l’es plus qu’assez. (Elle fit un pas en arrière pour se soustraire à son contact.) Mais ce n’est que du plaisir physique, Chaia. Bien sûr que j’adore ça. Seulement… —Seulement… ? (Le dieu haussa les sourcils.) Je ne t’ai pas manqué parce que tu n’es pas amoureuse de moi, n’est-ce pas ? Auraya détourna les yeux. Depuis qu’il avait formulé la question, elle savait qu’il avait vu juste. —Pas comme je pourrais être amoureuse d’un amant humain. Pas comme… —Pas comme tu es amoureuse de Mirar, acheva Chaia, toute bonne humeur envolée. Auraya éprouva une bouffée de colère. —En effet, ça n’a rien à voir avec ce que j’éprouve pour Mirar. C’est de la pitié que tu veux ? Chaia fixa les yeux sur elle puis sourit. —J’imagine que je l’ai bien cherché. Et je sais que tu ne m’aimes pas comme tu aimais Leiard autrefois. (Il plissa les yeux.) Que ressens-tu pour moi ? Auraya réfléchit. —Quelque chose à mi-chemin entre l’amour d’un dieu et l’amitié. Je crois… Je crois que nous sommes trop différents. —Je t’ai toujours traitée en égale quand nous étions seuls. Et tu as fait de même. —Oui, mais se traiter mutuellement en égal ne suffit pas. (Auraya secoua la tête. Un mouvement sur le seuil de la chambre attira son attention. Vaurien observait la scène.) C’est peut-être aussi extravagant que de s’attendre que Vaurien éprouve un amour romantique pour moi. C’est un veez, je suis une humaine. Les dieux et les humains sont sans doute plus similaires que les veez et les humains, mais pas encore assez. Songe à toutes les différences dans nos manières respectives de voir le monde. Et à toutes les choses que nous ne pouvons pas nous apporter mutuellement, alors que nous pourrions les trouver auprès de nos semblables. Je… (Elle leva les yeux vers Chaia.) Mais tu le sais déjà. Tu peux lire dans mon esprit. —Je ne vois que ce qui y est, pas ce qu’il te reste encore à décider. Auraya sentit les battements de son cœur accélérer. —Dans ce cas, tu peux voir ce que j’ai décidé dans d’autres domaines. Comment allez-vous réagir, les autres dieux et toi ? Chaia haussa les épaules, mais son expression était grave. —Ça reste à déterminer. Elle fronça les sourcils. —Pourquoi ? Le dieu eut un sourire en coin. —Nous ne sommes pas toujours d’accord entre nous, Auraya. —Dans ce cas, quelles sont les possibilités que vous envisagez ? —Je ne peux pas te le dire, répliqua-t-il. Ce serait rapporter. Et il disparut, laissant Auraya en proie à la colère et à la frustration. —Chaia ? (Ses perceptions lui disaient qu’il n’était pas parti.) Chaia, je sais que tu es toujours là. Je te sens. —Je sais. Le dieu s’éloigna mais, avant de sortir de la portée de ses perceptions, il lui adressa quelques mots qui flottèrent jusqu’à la jeune femme telle une voix distante charriée par le vent. —Je m’attendais que tu refuses, Auraya. Sache que tu t’es fait un ennemi de l’un de nous. Puis il se tut. Auraya tourna sur elle-même, se demandant s’il faisait allusion à son refus de tuer Mirar ou à son aveu qu’elle ne l’aimait pas comme un amant humain. Duquel des dieux s’était-elle attiré l’inimitié : Chaia, ou un autre ? Imi faisait lentement le tour de sa chambre, touchant chaque objet au passage. C’était une habitude qu’elle avait prise les derniers jours—pour se prouver qu’elle était bien rentrée chez elle, ou pour se remémorer combien les choses avaient changé, elle n’aurait su le dire. Les bas-reliefs sculptés sur les murs ne l’avaient jamais autant intéressée. Enfant, elle les avait aimés pour ce qu’ils représentaient : des Élaï célèbres, la déesse Huan, des créatures marines. Désormais, elle décelait la finesse du travail des artisans et se demandait combien les terrestres seraient prêts à payer pour ça. Et, aussi, ce que son peuple pourrait leur vendre d’autre. Alors que, jusque-là, elle n’avait jamais aimé porter les bijoux qu’affectionnaient les adultes, désormais, elle choisissait quelque chose dans sa cassette tous les jours. Elle avait exposé ses jouets sur une étagère mais ne s’amusait plus avec eux. Au lieu de ça, elle bombardait Teiti de questions sur l’histoire des Élaï, sur les terrestres qui les avaient attaqués ou trahis par le passé, sur la magie et sur la déesse Huan. Quand sa tante ne savait pas, elle l’envoyait chercher des réponses ou des gens capables de lui apprendre ce qui l’intéressait. —Tous les terrestres ont des Dons, même minuscules. Pourquoi pas nous ?avait-elle demandé au sorcier du palais, un vieillard hideux dont la peau flasque pendait sur ses os tel un vêtement trop grand. —D’après nos archives les plus anciennes, Huan a sciemment choisi des hommes et des femmes quasiment dépourvus de Dons pour en faire des Élaï, lui avait-il répondu. Parce qu’ils offraient moins de résistance aux changements subis par leur corps. —Quelle résistance ? Ils ne voulaient pas devenir des Élaï ? —Si, mais ceux qui avaient des pouvoirs magiques défaisaient le travail de la déesse sans le vouloir. —Et les Élaï qui ont des Dons aujourd’hui ? Le sorcier avait haussé les épaules. —Nous tombons facilement malades, et nous vieillissons plus vite. —En est-il de même pour les Siyee ? —Oui. Mais ils s’en sont mieux sortis que nous. Ils disposent de quelques sorciers aux Dons modérément puissants. Du moins, c’était le cas quand je leur ai rendu visite, il y a dix ans. —Comment cela se fait-il ? —Je l’ignore, avait-il admis. Pourquoi ne posez-vous pas la question à la grande prêtresse ? Imi avait suivi son conseil. La grande prêtresse, une femme de l’âge de Teiti, lui avait dit que les choses étaient telles que Huan les souhaitait. —Donc, elle ne veut pas que nous changions ? —Pas nécessairement. Nous pouvons évoluer. Mais si nous évoluons dans une direction qui lui déplaît, elle interviendra. C’est déjà arrivé. Imi avait ruminé cette réponse un moment, puis posé une autre question qui la turlupinait. —Nous ne vénérons que Huan. Pourquoi pas les autres dieux ? —Parce que c’est Huan qui nous a créés. —Et elle ne veut pas nous partager ? La grande prêtresse avait haussé les sourcils, mais pas de surprise. Imi avait affronté sa désapprobation sans sourciller. —À quoi ressemblent les autres dieux ? —Chaia a toujours été connu sous le nom de roi des dieux. Lore était le dieu de la Guerre, Yranna la déesse des Femmes et Saru le dieu de la Prospérité. —Vous dites ça comme s’ils ne l’étaient plus. —Ils ont renoncé à leurs titres formels après la Guerre des Dieux. Mais ces titres restent une indication de leur nature. Chaia a un caractère de chef ; il sait comment utiliser et conserver le pouvoir. Imi avait acquiescé. —Et les dieux pentadriens ? La grande prêtresse avait haussé les épaules. —J’ignore tout d’eux. On raconte que cinq dieux seulement ont survécu à la guerre mais que, dans certaines contrées, les gens continuent à adorer des dieux morts. —La Servante Reivan m’a dit qu’une fois elle avait entendu son dieu parler dans sa tête. On dirait bien qu’il est réel. —Elle l’a peut-être imaginé. Franchement, je ne sais rien de ces dieux pentadriens, et ça m’est égal. Huan est notre créatrice. Nous n’avons pas besoin d’autres divinités. —Non. Mais il serait tout de même bon d’être renseignés sur les dieux des autres peuples. —Pourquoi ? —Au cas où Huan déciderait qu’il faut que nous changions. Ou au cas où nous changerions, et où Huan ne nous en empêcherait pas. —Je doute qu’elle nous laisse vénérer d’autres dieux. —Et je ne pense pas que les Élaï le désirent. Mais d’autres choses peuvent évoluer, parfois sans que nous le voulions. Nous devrions être prêts à affronter n’importe quel changement. Alors, la grande prêtresse avait souri. —Vous ferez une bonne reine, un jour. Ce souvenir remplissait Imi de fierté. La fillette avait presque fini le tour de sa chambre. Comme elle s’approchait de la dernière étagère, quelqu’un toqua à la porte, et elle s’immobilisa. Teiti sortit de sa petite « chambre » à l’intérieur de la caverne d’Imi et alla ouvrir. À la vue du jeune garçon qui se tenait sur le seuil, elle se rembrunit. —Entre, Rissi. L’enfant contourna Teiti et se dirigea vers Imi. Il s’arrêta à quelques pas d’elle et s’inclina. —Princesse, la salua-t-il. Je suis venu vous faire mon rapport. Teiti hocha la tête pour approuver sa politesse et regagna sa chambrette. Imi sourit à Rissi. Après qu’elle eut passé une journée entière à le supplier, son père était finalement convenu que plusieurs mois de prison constituaient une punition suffisante pour le vaurien qui l’avait entraînée hors de la cité et jusqu’aux îles près desquelles elle avait été capturée. Rissi, qui savait que c’était exactement l’inverse, n’en avait pas voulu à Imi pour autant ; au contraire, il n’avait cessé de s’excuser pour n’avoir pas réussi à la dissuader ou à la sauver. Chaque jour, il venait la voir au palais et lui demandait ce qu’il pouvait faire pour se racheter. Teiti avait suggéré à Imi de lui trouver quelque chose d’utile à faire, car, de toute évidence, sa culpabilité l’accablait. Cela avait donné une idée à la fillette, qui avait dépêché Rissi en quête d’informations. Son père utilisait la salle aux tuyaux pour espionner les habitants de la cité et se renseigner sur ce qu’ils pensaient de sa politique. Elle, elle utiliserait les enfants. Rissi avait demandé à d’autres gamins de poser une question à leurs parents. Après avoir comptabilisé les réponses, il devait les lui rapporter. Cette question était : « Les Élaï devraient-ils devenir amis avec les gens qui ont sauvé la princesse Imi ? » La fillette sourit à son visiteur. —Alors, qu’ont-ils dit ? —C’est partagé. Il y a eu autant de « oui » que de « non ». Plus quelques indécis qui n’ont pas su quoi répondre ou qui ont fait une réponse incompréhensible. —Donc, ça fait moitié-moitié, réfléchit Imi à voix haute. Et cela sans que personne n’ait essayé de les faire changer d’avis pour le moment. —Vous n’allez quand même pas demander à votre père de s’allier avec les terrestres ! —L’idée ne te plaît pas ? Rissi secoua la tête. —Les terrestres vous ont enlevée et réduite en esclavage. Ils sont dangereux. —Pas tous, répliqua Imi. Les Pentadriens ont été bons avec moi. Le jeune garçon s’obstina à secouer la tête mais n’ajouta rien. —Pourquoi ne me crois-tu pas ? demanda Imi. —Ce n’est pas que je ne vous croie pas, mais… —Mais… ? Il grimaça. —Il suffirait d’un méchant parmi les gentils pour que nous soyons tous morts. —Pas si nous ne les invitons pas ici. Nous n’aurions qu’à commercer ailleurs. Et à insister pour qu’ils viennent en petit nombre. Nous pourrions même leur demander de laisser leurs marchandises à un endroit donné, et nous laisserions les nôtres en échange – ainsi, nous ne serions pas obligés de les rencontrer. —Et s’ils reviennent pour nous attaquer ? Si les pillards s’emparent des marchandises ? —Nous devrons prévoir un moyen rapide de nous enfuir. N’oublie pas qu’ils ne peuvent pas nager comme nous. Il faut cesser de fuir et de nous cacher. Nous devons être capables de faire front et de nous défendre, déclara Imi avec véhémence. —Nous avons des guerriers. —Qui ne peuvent se battre qu’à un contre un. Il nous faut mieux que ça. Des archers. Et des fortifications. Et de la magie. Rissi frissonna. —Ça ne me plaît pas. Nous vivons en sécurité depuis des générations. Pourquoi tout changer maintenant ? —Parce que nous stagnons, Rissi. Regarde les Siyee. Ils sont des milliers. Mais ici, nous n’avons pas de place pour nous développer. Il faut que nous retournions vivre à la surface. (Imi soupira.) Mon père commence à parler de me trouver un mari dans quelques années. J’ai demandé à Teiti qui il pourrait choisir, et figure-toi qu’il n’y avait que cinq garçons convenables à peu près du même âge que moi. Ils sont tous cousins, et aucun d’eux ne me plaît. —Vous avez encore le temps de changer d’avis, intervint Teiti depuis sa petite chambre. —Il a même dit que je pourrais peut-être épouser un grand guerrier qui l’aurait suffisamment impressionné, histoire d’apporter du sang neuf dans la famille, ajouta Imi, ignorant le commentaire de sa tante. Rissi semblait partagé entre l’amusement et l’horreur. —Un mari ? Déjà ? Imi opina. —Je crois qu’il essayait juste de changer de sujet parce que j’étais en train de lui parler des terrestres. Le jeune garçon gloussa. —Je peux le comprendre. D’après ce que je me suis laissé dire, vous n’avez pas cessé de parler des Pentadriens et de la possibilité de commercer avec eux depuis votre retour. Imi se rembrunit. —Tu crois que les gens sont au courant ? et que ça a pu influer sur leur réponse ? Rissi leva les yeux au ciel. —Ça vous arrive parfois de penser à autre chose ? La princesse redressa le dos. —Pas alors que l’avenir du royaume est entre mes mains. —Vous ne jouez plus jamais avec nous. Depuis votre retour, vous n’êtes pas venue une seule fois au Bassin des Enfants, lui reprocha Rissi. Imi hésita. —Mon père me l’a interdit, avoua-t-elle. Il ne veut pas que je fréquente de jeunes inconscients, ajouta-t-elle très sérieusement. Rissi détourna les yeux, et ses joues s’empourprèrent. —Dans ce cas, je ferais mieux d’y aller. Le cœur d’Imi se serra. La compagnie des autres enfants lui manquait. Rissi était un garçon mais, au moins, il avait son âge. —Tu n’es pas obligé, protesta-t-elle. Je ne voulais pas… Mais il secoua la tête et rebroussa chemin vers la porte. —Il faut que j’y aille. Je dois me rendre au Bassin des Guerriers. —Reviens demain, ordonna Imi. J’ai une autre question que je voudrais que tu poses aux enfants. Il acquiesça. —Entendu, princesse. Au revoir. Comme la porte se refermait derrière lui, Imi croisa les bras et soupira. Pourquoi j’ai fait ça ? Maintenant, il va falloir que je trouve une bonne question à poser. Chapitre 44 Au bout de plusieurs jours de marche, Mirar avait renoncé à tenter de se soustraire au regard des Siyee. Les hommes ailés se montraient diligents dans leurs recherches, et il y avait très peu de chances qu’ils ne le repèrent pas lorsqu’il aurait atteint les pentes enneigées de la montagne, où il n’y aurait pas de végétation pour le dissimuler. Il ne prenait même plus la peine d’effacer ses traces de pas. Toutefois, les Siyee n’essayaient pas de l’approcher. Chaque nuit, ils disparaissaient dans la forêt en contrebas. Chaque matin, il les retrouvait décrivant des cercles paresseux à son aplomb. Ils n’irradiaient ni colère ni culpabilité, aussi Mirar doutait-il qu’ils sachent pourquoi ils le pistaient. Mais percevoir constamment leurs émotions le rendait nerveux, et il faisait des rêves déplaisants durant lesquels il était poursuivi par d’énormes yeux dotés d’ailes blanches radieuses. La proximité des Siyee avait tout de même un avantage : tout changement de leurs émotions pourrait lui indiquer l’approche des Blancs. Mais il ne s’attendait pas que ceux-ci le rejoignent avant plusieurs semaines : à l’exception d’Auraya, ils auraient beaucoup de mal à se déplacer dans ces montagnes. Chaque jour aux premières lueurs de l’aube, Mirar se réveillait, s’éclaircissait les idées et plongeait dans une transe onirique. Il commençait par chercher Auraya, mais celle-ci ne répondait jamais à ses appels. Il se pouvait qu’elle l’ignore délibérément, ou que les dieux bloquent toute tentative de communication entre eux. Ou encore, qu’elle soit morte. Parfois, il y pensait pendant la journée, et cette éventualité le torturait. Si les dieux avaient tué la jeune femme, il en était partiellement responsable. Lorsqu’il ne pouvait supporter plus longtemps le silence d’Auraya, il se résolvait à contacter Emerahl. Ce jour-là, elle lui répondit sèchement, et il devina qu’elle était toujours contrariée de lui avoir accidentellement révélé où elle se trouvait, la veille. —Je n’ai pas constaté beaucoup de changements hier, lui rapporta-t-elle après qu’ils se furent salués. Excepté que le terrain devient marécageux. La rivière ne cesse de se scinder, et j’ai perdu la moitié de la journée à explorer des bras qui se sont révélés être des impasses. Mais le soir, un homme des marais est venu à ma rencontre. Il m’a dit qu’il avait un message pour l’amie du Goéland : « Suis le sang de la terre. » —Le sang de la terre, répéta Mirar. Liquide et solide. La vase des Cavernes Rouges ? —Oui. Ça me semble assez évident. J’ai remarqué que la couleur de l’eau allait du noir au rouge. Dès que le soleil sera assez haut dans le ciel, je me remettrai en route. Et toi, comment vas-tu ? —Les Siyee me surveillent toujours. —Tu crois pouvoir les semer ? —Pas à moins de trouver une forêt sur l’autre versant. Et puis je suis certain qu’ils doivent patrouiller à la lisière du désert. Ils ne pourront pas manquer de me voir quand j’arriverai là-bas. Mais lorsque je me serai enfoncé assez loin dans le désert, ils ne pourront plus me suivre. Ils ne peuvent pas transporter assez d’eau. —Toi non plus, fit remarquer Emerahl. Tu devras en acheter aux caravanes, et tous les mortels que tu rencontreras sont susceptibles de révéler ta position aux dieux. Elle avait raison. —Depuis le temps, ils ont dû comprendre que je ne me dirigeais pas vers la côte de Si. —Oui. Mais tu devras gagner la mer à un moment ou à un autre si tu veux te rendre en Ithanie du Sud. —Où je n’arriverai jamais si un Blanc m’attend sur la côte pour m’éliminer. —Justement, j’ai pensé à un moyen d’améliorer tes chances. Mirar éprouva un frisson d’espoir. —Lequel ? —Faire appel à tes semblables. Si toutes les villes côtières grouillent soudain de Tisse-Rêves, personne ne prêtera attention à toi. L’idée n’était pas mauvaise, mais sa mise en pratique présentait quelques difficultés. —Comment faire pour attirer suffisamment de Tisse-Rêves sur la côte sennienne ? —Demande à Arleej de les envoyer là-bas. —Si je contacte Arleej, elle sentira que j’ai changé. Elle pensera que Leiard est devenu fou. —Oui. Tu devras lui montrer la vérité et la convaincre comme tu l’as fait avec Auraya – mais sans rien révéler à mon sujet, cette fois. —Bien entendu. Néanmoins, informer le monde de mon retour ne sera pas dépourvu de conséquences. Si les Circliens apprennent que le prétendu sorcier maléfique Mirar a survécu à son juste châtiment, ils risquent de se retourner contre tous les Tisse-Rêves. —Dans ce cas, demande à Arleej de garder le secret. Dis-lui d’inventer une autre raison pour envoyer les Tisse-Rêves sur la côte sennienne. Il vaudrait mieux que ceux qui t’aideront n’aient pas conscience de le faire : ça leur épargnera de te trahir involontairement si les Blancs lisent dans leur esprit. Si tu n’es pas vêtu comme un Tisse-Rêves mais comme un simple voyageur, personne ne fera attention à toi. Une fois de plus, Emerahl avait raison. Cela augmenterait considérablement ses chances. Mirar ne souhaitait pas dévoiler son retour à ses semblables tant qu’il ne serait pas certain que cela ne leur nuirait pas. Il pouvait avoir confiance en Arleej pour garder son secret. Malgré sa désapprobation, l’ancienne avait gardé pour elle l’histoire de la liaison de Leiard et Auraya. —Je crois que ça pourrait marcher. Merci, Emerahl. —Tu sais bien que je ferais n’importe quoi pour un ami. —N’importe quoi ? —Presque n’importe quoi, se corrigea-t-elle. —Passe une bonne journée à patauger dans la boue. —Ha !ha ! Va donc interrompre le sommeil d’une des tiens, pour changer un peu. Emerahl rompit la communication. Mirar attendit un petit moment, le temps de se réorienter, puis appela : —Arleej ? Il devait être sensiblement la même heure à Arbeem qu’à Si. Il était possible que l’ancienne soit déjà réveillée, mais ça n’avait pas d’importance. Quelques mois auparavant, quand Leiard l’avait contactée après que Juran lui eut ordonné de s’éloigner d’Auraya, elle avait prouvé qu’elle était assez sensible pour détecter un appel même lorsqu’elle ne dormait pas. —Arleej ? Au bout de plusieurs tentatives, il entendit une réponse faible et ensommeillée. —Oui ? Qui m’appelle ? —Je suis celui que vous connaissez sous le nom de Leiard. Il sentit la connexion tressaillir comme le choc manquait de la réveiller. —Leiard ! Mais… vous n’êtes pas Leiard. Je ne vous reconnais pas. —C’est normal. Je suis lui sans être lui. J’ai beaucoup de choses à vous expliquer. Vous souvenez-vous des souveliens de Mirar que j’avais accumulés ? —Oui. —Ce n’étaient pas des souveliens, mais des souvenirs réels. Je suis Mirar. Il y eut une pause. —Leiard, depuis combien de temps n’as-tu pas communié avec un autre Tisse-Rêves ? —Ce n’est pas un délire résultant de ma perte d’identité, Arleej. J’ai créé Leiard et supprimé mes propres souvenirs afin de survivre. Laissez-moi vous montrer. Au fur et à mesure qu’il lui révélait ce qui s’était passé, Mirar perçut la compassion, la colère et l’émerveillement de l’ancienne. Il lui montra comment il avait survécu et recouvré son identité tout en conservant celle de Leiard. Quand il eut terminé, Arleej garda le silence un long moment. —Ainsi, tu es Mirar, dit-elle enfin. —Oui. Je suis de retour. Et, pour changer un peu, je me suis mis dans un sacré pétrin. Il sentit son amusement. —J’imagine que tu n’as pas eu beaucoup de temps pour planifier l’avenir pendant que tu suffoquais sous les décombres de la Maison des Tisse-Rêves. Comment pouvais-tu savoir que l’enfant que tu avais prise pour élève deviendrait une Blanche ? C’est quelqu’un d’extraordinaire. Cet hospice qu’elle a créé à Jarime est une véritable réussite. —Quel hospice ? —Auraya a amené les prêtres circliens et les Tisse-Rêves à collaborer afin de soigner les pauvres et d’encourager la tolérance. —Elle ne m’en a pas parlé. —Tu l’as vue récemment ? —Oui. Nous traitions tous deux les Siyee, qui ont été touchés par une épidémie particulièrement virulente de rongecœur. —Je l’ignorais. Dois-je envoyer des Tisse-Rêves à Si ? Mirar éprouva un pincement de culpabilité. S’il avait contacté l’ancienne plus tôt, des membres de son ordre auraient peut-être entrepris le voyage malgré sa difficulté, et seraient peut-être arrivés à temps pour aider le peuple du ciel. Mais il était tellement préoccupé par sa propre sécurité qu’il n’y avait pas pensé. Et puis, aucun d’eux n’était assez puissant pour guérir magiquement ; aussi n’auraient-ils pu apporter qu’une contribution limitée. Mais même les Siyee dont le corps était capable de combattre le mal avaient besoin de soins le temps de se remettre. —S’il y a des volontaires pour faire le voyage, oui, répondit-il à Arleej. Mais Auraya aura peut-être la situation sous contrôle d’ici à leur arrivée. —Toute seule ? Vraiment ? Elle doit être plus Douée que je le pensais. —Je lui ai appris tout ce que je sais de la guérison magique. —C’était très généreux de ta part, étant donné qu’il s’agit d’une Blanche ! —Je sais qu’elle en fera bon usage. —Tu as raison. L’hospice de Jarime en est la preuve. —Personne n’a protesté ? Il n’y a pas eu de désordre civil ? —Bien sûr que si. Mais une rumeur prétend qu’elle l’a fait afin de prouver que les prêtres circliens sont de meilleurs guérisseurs que nous, pour que plus personne ne soit tenté de nous rejoindre. —Ce qui ne peut pas être vrai. Elle sait que nous sommes meilleurs. —Mais elle ne peut pas avoir eu l’intention de provoquer l’effet contraire. —En effet. Jamais elle n’encouragerait les gens à nous rejoindre. Et Juran n’aurait pas approuvé la création de cet hospice à moins de penser que les Circliens avaient quelque chose à y gagner. (Mirar sentit son sang se glacer.) Nos connaissances. Ils vont s’approprier nos connaissances. —Oui, mais pas toutes. Je doute qu’ils cherchent à apprendre les méthodes fondées sur les rêves ou la télépathie. —Et pourquoi pas ? Arleej hésita. —Qu’en penses-tu ? Il réfléchit. —À long terme, les attitudes peuvent être modifiées. Dans quelques décennies, quand Auraya aura favorisé la carrière des prêtres guérisseurs ayant l’esprit le plus ouvert, l’attitude générale vis-à-vis de la télépathie se détendra. Et cela lui donnera le temps de faire changer les autres Blancs d’avis, eux aussi. Elle réfléchit comme une immortelle. —Je pensais seulement que c’était une chance d’améliorer la façon dont le peuple nous perçoit, et… —Et ? —Parfois, il me semble que la survie de notre savoir est plus importante que la nôtre. Jamais nous n’avons refusé d’aider autrui, fût-ce à notre détriment. Cet aveu perturba Mirar. Le fait que l’actuelle dirigeante de son culte nourrisse ce genre de pensée aurait dû le consterner. Mais avant qu’il puisse trouver les mots pour la rassurer, il se rendit compte qu’il avait enseigné la guérison magique à Auraya pour les mêmes raisons. Il n’était pas libre d’arpenter le monde pour aider les gens malades, aussi avait-il transmis cette capacité à la jeune femme. Peut-être vaudrait-il mieux que le savoir des Tisse-Rêves soit révélé au monde et que le culte disparaisse peu à peu. En cet âge, les Tisse-Rêves ne pouvaient mener qu’une existence de persécution et de division. À travers les Blancs, les dieux étaient trop puissants. La façon de vivre des Tisse-Rêves, qui refusaient de faire la guerre et prônaient la tolérance et la générosité, se perdrait peut-être, mais qui pouvait dire ce qui émergerait pour prendre sa place ? Tant que les Tisse-Rêves incarneraient cette philosophie, les gens la rejetteraient. Mais après leur extinction, certains Circliens pourraient la développer par eux-mêmes sans être accusés d’hérésie. —À présent que tu es là, nous allons redevenir forts, dit Arleej, qui avait sans doute interprété son silence comme de la consternation. —Pas si je ne survis pas aux semaines à venir. En apprenant la guérison magique à Auraya, j’ai involontairement révélé mon identité aux dieux. Actuellement, je fuis en direction de la côte sennienne. —Tu ne peux pas être revenu pour périr presque aussitôt ! Puis-je faire quelque chose pour t’aider ? —Peut-être. Les Siyee me pistent, et ils communiquent ma progression aux dieux et aux Blancs. Une fois que j’aurai atteint la mer, j’ai l’intention de continuer mon chemin en bateau. Les Siyee ne pourront pas me suivre bien loin vers le large. C’est ma seule chance de m’échapper. Mais il est à peu près certain qu’un des Blancs m’attendra sur la côte. —Comment puis-je t’aider ? —En envoyant des Tisse-Rêves sur la côte. Des tas de Tisse-Rêves. Qu’ils grouillent dans les rues des villages de pêcheurs. Avec un peu de chance, ça me permettra de passer inaperçu. —Il leur faudra du temps pour arriver là-bas. —Je sais. C’est pourquoi nous devons coordonner nos efforts. Sans ça, les Circliens pourraient deviner ce que nous faisons et chasser les Tisse-Rêves. Et puis, si je réussis, il est possible qu’ils décident de se venger. —Nous avons l’habitude d’esquiver le danger. Et une fois que les nôtres auront appris ton retour, j’aurai trop de volontaires sur les bras. —Non. Il ne faut pas leur parler de moi, Arleej. Sinon, les Blancs pourront lire notre plan dans leur esprit. —Tu as raison. Je vais inventer une autre raison pour les envoyer là-bas. Et moi ? Ne crains-tu pas que les dieux lisent dans mon esprit ? —C’est un risque que nous sommes obligés de prendre. Merci d’organiser tout ça. —Si tu survis, nous reverrons-nous ? —Je l’espère. —Peut-être me rendrai-je en visite dans le continent sud. Les Tisse-Rêves qui y vivent jouissent d’une bien plus grande liberté que nous autres à Somrey. —Je ne révélerai l’endroit où je me trouve à personne. Les Pentadriens tolèrent peut-être la présence de Tisse-Rêves sur leur territoire, mais ils pourraient ne pas vouloir de moi. Je vous recontacterai quand je saurai quel village j’ai l’intention de traverser. —Prends soin de toi. —Promis. Au revoir. S’arrachant à la transe onirique, Mirar rouvrit les yeux. Au-delà de l’entrée de la crevasse dans laquelle il s’était abrité, le ciel noir et bas promettait du mauvais temps. Il n’y avait aucun signe des Siyee. Mirar se leva, scruta les nuages sombres et jura. On dirait qu’un blizzard se prépare. Il ne pourrait pas aller bien loin ce jour-là. Du moins la tempête empêcherait-elle les Siyee de voler. Pour une fois, il n’aurait pas la désagréable impression d’être surveillé en permanence. En émergeant du pont inférieur, Reivan vit qu’Imenja était toujours debout à la poupe, appuyée contre le bastingage et la tête inclinée. La jeune femme l’avait souvent surprise dans cette posture les deux derniers jours. Elle se rapprocha de sa maîtresse et ne fut pas surprise de voir que celle-ci scrutait les flots en contrebas. —C’est fou ce que c’est calme à bord maintenant qu’Imi nous a quittés, commenta-t-elle. Je crois qu’elle manque à l’équipage. —Possible, acquiesça Reivan. À moins que ce soit juste parce que vous boudez. Imenja pivota vers elle en haussant un sourcil. —Parce que je boude ? —Oui. Vous passez votre temps à regarder l’horizon ou à sonder la mer. —Vraiment ? —Vraiment. J’imagine que vous êtes déçue de ne pas avoir conclu d’alliance avec les Elaï, compatit Reivan. —Tu te trompes, sourit Imenja. Ce n’est pas encore fini. Le roi nous a peut-être renvoyés, mais son peuple n’en a pas terminé avec nous. (Elle baissa les yeux vers l’eau.) Nous sommes suivis. Avec un frisson d’excitation, Reivan scruta les vagues mais n’y vit aucun signe de la présence des Élaï. —Ils savent que vous le savez ? —Ils le soupçonnent, mais n’en sont pas certains, grimaça Imenja. —Est-ce pour cela que nous n’avons hissé que la grand-voile ? —Oui. Je ne veux pas que nous les semions. —Pourquoi donc ? —Disons que… j’espère que le sort nous fournira une occasion. Mais, pour être honnête, mes plans reposent autant sur mes recherches que sur le destin. Avant notre départ, j’ai lu dans l’esprit de plusieurs Élaï qui avaient vu des pillards. J’y ai découvert les endroits où les navires marchands se font attaquer le plus fréquemment. —Et nous nous dirigeons vers l’un de ces endroits ? —Nous y sommes déjà. Il y a un navire de pillards un peu plus au sud, au-delà de l’horizon. J’ai capté les pensées de son équipage. —Vous espérez qu’ils nous attaqueront ? —Non. Je doute que des pillards s’en prennent à nous. Notre bateau n’est pas un navire marchand. Même si notre voile ne s’ornait pas d’une étoile, ou si je la faisais changer, ils nous identifieraient à la forme de notre coque. —Ne me dites pas que vous comptez les attaquer ? s’exclama Reivan, inquiète. Ça ne me paraît pas très sage. Et si les Blancs apprenaient que nous avons détruit un navire dans les eaux circliennes ? Peut-être ne tiendraient-ils pas compte du fait que c’était un navire de pillards… Imenja plissa les yeux. —Ils ne l’apprendraient pas, s’il ne restait pas de survivants. —Mais il y aurait des témoins, si les Élaï nous suivent toujours, objecta Reivan. —J’y compte bien. Je veux leur donner l’occasion de prendre part à la bataille, si possible. (Imenja se rembrunit.) Le problème, c’est que je ne sais pas trop comment. Si tu étais un guerrier élaï, de quelle façon pourrais-tu causer des dégâts à un navire de pillards ? —Je ne sais pas trop. De quels avantages les Élaï disposent-ils sur leurs ennemis ? Ils peuvent retenir leur souffle très longtemps, donc, ils n’auraient pas de mal à les noyer. —À condition de pouvoir les atteindre. Je ne parlais pas des pillards mêmes, mais de leur navire. Reivan haussa les épaules. —Ils pourraient s’attaquer à la coque pour essayer d’y ouvrir une brèche. —Pas à mains nues, la contra Imenja. —Et pas avec leurs lances non plus. Il leur faudrait un instrument conçu dans cette intention précise. Ou de la magie. —Et nous ne pouvons leur fournir ni l’un ni l’autre. —Pourquoi ? (Reivan grimaça.) Il doit bien y avoir des outils de charpentier à bord. —Cela leur permettrait-il d’endommager la coque assez rapidement ? —Peut-être que oui, peut-être que non. Tout dépendrait de la durée de la bataille et du nombre des outils employés. —De quelle autre façon les Élaï pourraient-ils lutter contre les pillards ? Tout en marchant, les deux femmes avaient atteint la proue. —En les attirant vers des récifs ? suggéra Reivan. Mais je doute que ça marcherait. Les pillards doivent bien connaître ces eaux. Je suis sûre que je pourrais trouver quelque chose de mieux si vous me laissiez le temps de… Brusquement, Imenja leva une main pour lui intimer de se taire. La Deuxième Voix fixa des yeux mi-clos sur l’horizon. —Il semblerait que nos pillards viennent de dénicher une proie. Oui, un navire marchand qui fait route vers l’ouest. Tu ferais mieux de réfléchir vite, Reivan. —Je croyais que vous ne vouliez pas que les Blancs apprennent cela. Avez-vous l’intention de couler aussi le navire marchand ? Imenja eut un large sourire. —Non, ça pourrait nous être utile que quelques Circliens soient reconnaissants d’avoir été sauvés de leurs agresseurs par des Pentadriens. Reivan gloussa. —Ainsi, nous impressionnerions deux peuples en une seule bataille. Mais en arriverons-nous là ? Quand les pillards nous verront approcher, il est probable qu’ils s’enfuiront… —Oh !nous les pourchasserons. Et je ferai en sorte que nous les rattrapions, promit Imenja. Reivan en frémit d’excitation. Mais je ne dois pas laisser la perspective d’un peu de magie et de justice me rendre aveugle aux conséquences néfastes potentielles. —Si les marchands nous haïssent suffisamment, ils pourront affirmer que c’est nous qui les aurons attaqués. —Les Blancs lisent dans les esprits, lui rappela Imenja. Ils ne tarderaient pas à découvrir la vérité. Regarde. (Elle tendit un doigt vers le sud, où des voiles venaient d’apparaître à l’horizon.) Les pillards. (Tournant la tête vers l’est, elle plissa les yeux.) Le navire marchand a de l’avance sur nous. Reportant son attention sur le pilote, elle lui ordonna de modifier son cap pour dévier de la direction du vent. L’homme obéit ; les voiles s’affaissèrent, et le bateau ralentit jusqu’à s’immobiliser ou presque. Reivan jeta un regard interrogateur à sa maîtresse. —Les marchands n’ont pas encore remarqué les pillards, expliqua Imenja. Et nous ne voulons pas décourager ceux-ci. En outre, les Élaï ont besoin d’un peu de temps pour se préparer. —Ah bon ? —Oui. Nous allons leur montrer comment utiliser des outils de charpentier. —Je suis certaine qu’ils savent déjà s’en servir. Il y a quelques sculptures assez impressionnantes parmi les présents du roi Aïs. —Certes, mais ce n’est pas parce que leurs artisans sont doués que leurs guerriers savent manier le ciseau à bois. Imenja héla le capitaine et lui ordonna de se préparer pour une poursuite suivie d’une bataille. Arrivée à la poupe, elle s’arrêta et appela les Élaï par leur nom. Quelques minutes plus tard, deux têtes apparurent à plusieurs encablures du bateau. —À quel point haïssez-vous les pillards ? lança la Deuxième Voix sur un ton plein de défi. Les deux Élaï échangèrent un regard mais ne répondirent pas. —Il y a un navire de pillards un peu plus loin. Ils sont sur le point d’attaquer un navire marchand. J’ai l’intention de les en empêcher. M’aiderez-vous ? —Comment ?s’enquit l’un des guerriers. —Laissez-moi vous montrer. (Imenja fit signe à un marin.) Apporte-nous des outils de charpentier. Des ciseaux et des maillets. Tout ce qui peut servir pour faire un trou dans la coque d’un bateau. —Est-ce bien sage, Deuxième Voix ? objecta le marin. Et s’ils décidaient de nous couler aussi ? —Ils ne le feront pas, lui promit-elle. Tandis que l’homme s’éloignait d’un pas vif, Reivan dévisagea les Élaï. Ils ont l’air plus soupçonneux qu’enthousiastes, songea-t-elle. Il ne va pas être facile de les convaincre. À sa grande surprise, le marin revint avec plusieurs ciseaux à bois et autant de maillets. Elle devina que si un navire avait besoin d’être réparé dans un endroit isolé, tout l’équipage était sommé de mettre la main à la pâte, de sorte qu’il transportait assez d’outils pour chacun de ses membres. Les deux Élaï s’étaient rapprochés à la nage. Quatre autres têtes jaillirent des flots un peu plus loin. —Montre-leur comment on s’en sert, ordonna Imenja au marin. Celui-ci regarda autour de lui, saisit un seau, le coinça entre ses genoux et attaqua le bois. Imenja se tourna vers les Élaï. —Je vais vous donner ces outils. Utilisez-les pour ouvrir une brèche dans la coque du navire des pillards. L’eau entrera, et le bateau coulera. —Mais nous ne le rattraperons jamais, protesta un des Élaï. —Si, pourvu que vous montiez à notre bord, répliqua Imenja. Notre bateau est plus rapide que le leur. Les deux Élaï disparurent sous l’eau et réapparurent parmi leurs compagnons, un peu plus loin. Quelques minutes s’écoulèrent, puis quatre des têtes plongèrent et émergèrent de nouveau près de la poupe du navire. —Nous allons vous accompagner. Alors que le marin jetait un bout aux Élaï pour leur permettre de monter à bord, Reivan se tourna vers Imenja et lui sourit. —Je n’arrive pas à croire que vous les avez convaincus, murmura-t-elle. —Ils sont jeunes et, comme Imi, frustrés de passer le plus clair de leur temps cloîtrés dans leur cité sous-marine bondée, expliqua la Deuxième Voix tout bas. —Où sont les autres ? demanda Reivan, jetant un coup d’œil vers l’endroit où s’étaient trouvés les deux Élaï restants. —Ils vont continuer à nous suivre de loin, au cas où ce serait un piège. Comme les quatre Élaï prenaient pied sur le pont, Imenja s’avança pour les saluer. Elle leur désigna le navire des pillards à l’horizon et leur expliqua qu’ils le rattraperaient dans une heure ou deux. Puis elle leur présenta Reivan. Les guerriers avaient beaucoup de mal à garder leur équilibre sur le pont agité par un léger roulis. S’ils étaient intimidés par Imenja, ils le dissimulaient bien. Le marin leur tendit les ciseaux à bois et les maillets. Les Élaï les prirent avec assurance, et Reivan en conclut qu’elle avait vu juste : ils savaient les utiliser. Soudain, le navire fit un bond vers l’avant. Reivan n’avait pas remarqué que l’équipage hissait le reste des voiles. Le vent s’engouffra dans la toile, faisant grincer les haubans et craquer les mâts. Les marins s’interrompirent pour échanger un regard surpris, mais les Elaï ne réagirent pas. Ils n’avaient jamais dû mettre les pieds sur un bateau jusqu’à aujourd’hui, raisonna Reivan. Pour eux, ce vent improbable n’est qu’un mystère parmi beaucoup d’autres. À l’horizon, les pillards fonçaient vers le navire marchand, qui était trop lourd et trop lent pour semer ses poursuivants. Chaque manœuvre semblait laborieuse et délibérée. —Nous ont-ils vus ? demanda Reivan. —Oui, répondit Imenja. Ils pensent pouvoir piller le navire marchand et s’éloigner avant notre arrivée. Et aucun bâtiment pentadrien ne les a jamais attaqués jusqu’ici. Plus ils se rapprochaient des pillards et de leur proie, plus leur bateau accélérait. Soudain, les pillards se détournèrent du navire marchand. —Ils ont compris que nous nous déplacions plus vite qu’ils l’avaient d’abord cru, murmura Imenja. La poursuite s’engage. Le temps s’étira. Ils doublèrent le navire marchand, passant assez près de lui pour voir l’expression confuse et effrayée des marins sur le pont. Imenja leva une main pour les saluer, puis reporta son attention sur les pillards. La distance entre les deux bâtiments diminua très vite. Lorsqu’on put distinguer les hommes à bord, le navire des pillards fit brusquement volte-face – du moins, aussi brusquement que possible pour un vaisseau de cette taille. —Ils ont décidé de nous affronter, constata Imenja. (Elle se tourna vers les Elaï.) Si vous voulez frapper vos ennemis, c’est maintenant. Mais prenez garde : quand ils comprendront ce que vous faites, ils tireront des flèches dans l’eau. Les guerriers acquiescèrent puis, sans dire un mot, s’approchèrent du bastingage et plongèrent. —Reste près de moi, Reivan, ordonna Imenja à voix basse. Des flèches sifflèrent dans l’air. Imenja fonça vers un côté du navire et écarta les bras. Les projectiles rebondirent sur une barrière invisible. —Ça ne paraît pas très équitable, marmonna Reivan. Ils n’ont aucun espoir de vous battre. Imenja éclata de rire. —Voudrais-tu que je reste les bras croisés et que je laisse mourir mes gens par esprit d’équité ? —Bien sûr que non. —Sois sûre que ces hommes sont des voleurs et des assassins. Nous ne tuons pas d’innocents. Le navire des pillards passa à quelques encablures d’eux. Ses occupants lancèrent trois ou quatre grappins, mais ceux-ci heurtèrent le bouclier d’Imenja et tombèrent à l’eau. Reivan baissa les yeux. Elle ne voyait rien sous la surface. —Comment s’en sortent les Élaï ? demanda-t-elle. Imenja gloussa. —Ils s’amusent beaucoup. Je ne peux pas te dire s’ils font de gros dégâts parce qu’ils l’ignorent eux-mêmes. En revanche, les pillards les entendent marteler la coque, et ça les inquiète. Un homme s’approcha du bastingage du navire d’en face. Il était richement vêtu, et de l’or scintillait sur sa poitrine. —Le capitaine, devina Reivan. —Oui. Un homme expérimenté. Il leva les mains, et l’air ondula. Imenja rit doucement. —C’est vrai que c’est injuste. (Elle fit signe aux marins qui avaient bandé leur arc.) Tirez ! Avant que les flèches atteignent leur cible, une secousse parcourut le navire des pillards. Quelques hommes sortirent précipitamment de la cale. Leurs cris paniqués firent frissonner Reivan. La mer se mit à grignoter les flancs de leur bateau, l’attirant dans sa gueule liquide. L’estomac de la jeune femme se noua comme les pillards commençaient à se battre entre eux pour une place à bord du canot. Abandonnant son attaque magique contre Imenja, leur capitaine grimpa dans la minuscule embarcation. Le navire prit de la gîte. De l’eau lécha le pont, puis le recouvrit. Des bulles d’air s’élevèrent tandis que les flots engloutissaient le bâtiment. La vision des pillards qui s’agitaient dans l’eau donna la chair de poule à Reivan. Mais pas longtemps, car les malheureux ne tardèrent pas à couler. Même ceux qui savaient nager se noyèrent, attirés sous la surface par des ombres vengeresses. Reivan détourna les yeux tandis que les cris désespérés se taisaient un à un. Un silence funeste s’installa, et elle entendit Imenja soupirer. —C’est fini. Pas de survivants. Et les Élaï ont presque tout fait eux-mêmes. —Pas de survivants ? (Reivan pivota en direction du canot. Celui-ci flottait la quille en l’air.) Qu’est devenu le capitaine ? —Nos amis se sont chargés de lui. Deux têtes à la peau sombre apparurent soudain près du navire pentadrien. Un large sourire dévoila les dents blanches étincelantes des guerriers élaï. —Félicitations ! lança Imenja. Vous ne nous avez presque pas laissé le temps d’attaquer ! Vous venez de couler un navire de pillards à vous seuls ! —Nous ne les aurions jamais rattrapés sans votre aide, répliqua un des Élaï. —Non, mais ils nous avaient vus venir. Alors que vous auriez facilement pu les prendre par surprise en nageant sous l’eau. —Vous voulez récupérer vos outils ? Imenja secoua la tête. —Gardez les. Une autre tête noire creva la surface. Le guerrier brandit un gobelet en or. —Regardez ! Leur cale est pleine d’objets précieux ! —C’est leur butin, acquiesça Imenja. Ce qu’ils ont volé aux marchands. Ça vous appartient, maintenant. Comme tout ce que vous trouverez à bord des autres navires de pillards que vous coulerez. Un immense sourire fendit le visage des Élaï. —Mais prenez garde à ne pas couler de navires marchands, tempéra Imenja. Sans quoi les terrestres voudront vous punir pour ce crime – des terrestres puissants, dotés d’une magie dévastatrice. À côté d’eux, les pillards ne sont que des enfants, et mon peuple ne pourrait rien faire pour vous sauver. Les sourires des Élaï s’évanouirent. Imenja leva une main pour les saluer. —Au revoir, fiers guerriers. Grâce à vous, ces eaux sont un peu plus sûres aujourd’hui. Allez célébrer votre victoire avec votre peuple. —Nous n’y manquerons pas, affirma celui qui tenait le gobelet en or. —Adieu donc, lança un de ses camarades. Faites bon voyage. —Merci beaucoup pour votre aide. —Au revoir ! Le quatrième Élaï refit surface, le cou chargé de chaînes en or. Il regarda autour de lui, vit ses camarades s’éloigner et plongea pour les rattraper. Imenja se tourna vers le capitaine et lui donna l’ordre de poursuivre son chemin. —Mais pas trop vite, ajouta-t-elle à voix basse. Quand le roi Aïs aura vent de cette histoire, je voudrais que nous ne soyons pas trop loin pour que les Elaï puissent nous rattraper et nous inviter à faire demi-tour. Le capitaine hocha la tête. Imenja reporta son attention sur Reivan et eut un sourire en coin. —Du moins, murmura-t-elle, s’il ne s’offusque pas que j’aie poussé quelques jeunes guerriers naïfs à couler un navire de pillards. Chapitre 45 Chaque nuit depuis qu’elle avait pénétré dans le marécage, les habitants du coin transmettaient un message à Emerahl. D’abord, il y avait eu : « Suis le sang de la terre », qui n’avait pas été difficile à déchiffrer. Seul un aveugle aurait pu ignorer la boue rouge qui souillait certains des affluents. Puis, une fois que toute l’eau avait été de la même couleur, « Dirige-toi vers la montagne plate » avait fourni un point de repère à la voyageuse. Non qu’elle puisse progresser en ligne droite. Elle devait louvoyer entre des îles de taille variée – certaines à peine plus grosses que des touffes d’herbe, d’autres semblables à de petites collines – tout en évitant les endroits où l’eau était trop peu profonde pour son bateau. Depuis le matin, elle luttait pour « remonter le courant le plus rapide », qui, à son grand soulagement, empruntait un canal assez profond pour que la quille de son embarcation ne racle pas contre la boue. Dès que le terrain fut devenu assez solide pour supporter de la végétation, celle-ci crût et se multiplia densément. Les arbres du marécage avaient un tronc maigre et immense ; des lianes festonnaient leurs branches et les reliaient entre eux. Quand ils atteignaient une hauteur trop ambitieuse pour le sol gorgé d’eau, ils s’affaissaient les uns contre les autres ou s’écroulaient complètement, dévoilant leurs énormes racines filandreuses. De temps à autre, Emerahl apercevait une imposante aiguille de pierre. Certaines étaient larges, d’autres plus minces, et toutes étaient drapées de végétation. Une fois, la voyageuse avait dépassé un promontoire qui s’était écroulé sur son voisin. La moitié supérieure de l’espace triangulaire ainsi formé était occupée par la toile d’une araignée aussi grosse que sa main. Le marécage était un endroit aussi fascinant qu’inhospitalier. Et je ne vois pas le moindre signe de l’existence de cavernes, songea Emerahl. Il n’y a pas assez de pierre dans les parages. Je suppose que je dois encore pousser beaucoup plus loin. Alors même que cette pensée traversait son esprit, elle vit qu’elle se trompait. La rivière venait de décrire un tournant, et devant elle se dressait un mur rocheux à peine plus haut que les arbres. À sa base, l’eau avait creusé des renfoncements peu profonds qui ne méritaient pas le nom de « caverne », mais qui présentaient un certain potentiel. Le cœur d’Emerahl se mit à battre un peu plus vite. La rivière continuait à longer cette petite falaise. La voyageuse résista à la tentation de faire accélérer son bateau. L’eau d’un rouge opaque dissimulait encore des obstacles. Le mur décrivait des courbes fantaisistes, faisant serpenter la rivière. Après une heure passée à suivre ses méandres, Emerahl contourna une saillie et poussa un soupir de satisfaction. Devant elle, la rivière s’élargissait, formant un vaste bassin devant un entrelacs de renfoncements et de cavernes. Des ondulations à la surface de l’eau indiquaient la direction du courant. Celui-ci menait directement vers l’entrée d’une caverne. Emerahl le laissa entraîner son bateau. Juste avant d’atteindre la gueule de pierre béante, elle leva les yeux vers le ciel et sourit par-devers elle. J’aimerais bien savoir pourquoi nous autres immortels finissons toujours dans des cavernes. La lumière diffuse de la forêt marécageuse s’estompa rapidement. Emerahl créa une étincelle et l’envoya en éclaireur. Le plafond s’abaissa à tel point que le mât du bateau l’aurait éraflé si la voyageuse ne l’avait pas abattu la veille pour l’empêcher de s’emmêler dans les lianes. De chaque côté d’elle, des ouvertures révélaient un dédale de souterrains naturels à demi inondés. Elle continua à suivre le courant qui s’enfonçait sous la falaise. Il n’y avait pas de virages, juste les ondulations ininterrompues de l’eau. L’air était chargé d’humidité et d’un épais silence. Soudain, devant Emerahl, le plafond remonta si haut qu’il se perdit dans l’obscurité, et les parois s’effacèrent. La voyageuse ralentit et approcha prudemment, augmentant l’intensité de sa lumière jusqu’à ce qu’elle révèle une vaste caverne. Seul le sillage de son bateau perturbait l’eau immobile. Un dôme lisse la surplombait. Au fond de la salle souterraine, Emerahl distingua une corniche juste au-dessus du niveau de l’eau. Et sur celle-ci reposait une jarre de terre cuite. Je suppose que je suis censée débarquer là, songea Emerahl. Elle dirigea son bateau vers la corniche, empoigna l’amarre et enjamba le plat-bord. Le récipient était plein d’eau claire. Elle regarda autour d’elle. Deux ouvertures béaient non loin de là. Un symbole se détachait au-dessus de la plus grande : deux petits cercles reliés par une ligne. Sentant une secousse sur le bout qu’elle tenait à la main, Emerahl pivota et vit que son bateau dérivait dans le courant. Il n’y avait rien à quoi l’attacher. Elle détailla la jarre, passa l’amarre autour et recula, prête à la saisir si le récipient se renversait. La corde se tendit, mais la jarre ne bougea pas. Emerahl la poussa du pied. Elle semblait assez stable. Précédée par sa lumière, la voyageuse se dirigea vers l’entrée marquée d’un symbole. Elle découvrit une petite caverne ronde, aux murs décorés de motifs complexes à base de points. Une autre jarre pleine d’eau se dressait en son milieu. L’humidité du plafond coulait dedans. —Qui es-tu ? La voix avait chuchoté dans une langue morte depuis longtemps, et Emerahl ne pouvait estimer de quelle direction elle provenait. On aurait dit que deux personnes avaient parlé en même temps, mais ce n’était peut-être qu’une déformation de l’écho. Elle se demanda quel nom donner. —Je suis… (Puis elle se rendit compte que son hôte ne connaissait peut-être pas le vrai.) Je suis la Mégère. —Que fais-tu ici ? —Je suis venue vous rencontrer. —Dans ce cas, bois et sois la bienvenue. Emerahl détailla la jarre avec méfiance. L’eau était si claire qu’elle voyait le fond de terre cuite au travers. Y avait-il quelque chose à craindre ? Le Goéland ne l’aurait sûrement pas envoyée dans un traquenard. Non, elle était juste paranoïaque, comme d’habitude. Cette invitation n’était probablement qu’un rituel d’hospitalité. Plongeant une main dans l’eau, elle la porta à ses lèvres et but. Aussitôt, sa bouche se mit à la brûler. Elle hoqueta et recula comme si cela pouvait arrêter la douleur. La sensation commença à se répandre. Emerahl se tâta le visage et fut très alarmée de constater qu’il enflait rapidement. —Que… ?Tenta-t-elle d’articuler, mais ses lèvres boursouflées ne parvenaient plus à former de mots. Le Goéland avait dit que son ami m’ignorerait s’il ne voulait pas me rencontrer – pas qu’il me tuerait. Pourquoi… ? La ferme !s’intima-t-elle. Tu as été empoisonnée. Dépêche-toi de réagir. Reculant hors de la caverne, elle tituba jusqu’à son bateau et s’écroula dedans. Une léthargie profonde s’emparait de son corps. Elle n’avait plus la force de larguer l’amarre. Fermant les yeux, elle projeta son esprit à l’intérieur. L’effet du poison se propageait depuis sa bouche, sa gorge et son estomac. Elle l’arrêta en bloquant les voies qu’il empruntait. Puis elle le fit remonter dans sa gorge avec les liquides auxquels il s’était mélangé et le cracha en grimaçant. Cela fait, elle se mit à chercher les traces de poison dans son sang. Une sensation de brûlure guida son esprit à travers ses organes et le long de ses membres. Elle vit que le poison était trop dilué pour faire beaucoup de dommages. Alors, elle accéléra les battements de son cœur pour le filtrer et le rassembla en une petite goutte qu’elle expulsa de son corps. Prenant trois grandes inspirations, elle ouvrit les yeux et s’assit au fond de son bateau. —Félicitations, Emerahl la Mégère. Tu as triomphé de l’épreuve, lança une voix féminine. —Vous auriez quand même pu utiliser un moyen plus… poli, répliqua la voyageuse mécontente. Un éclat de rire résonna à travers la caverne. Un éclat de rire jeune et masculin. Ainsi, ils sont deux, songea Emerahl. Leur voix ne contenait nulle malveillance, juste beaucoup d’amusement. Elle ne pouvait toujours pas en déterminer la provenance. —Si cela avait été possible, nous l’aurions fait, déclara l’homme. Pardonne-nous, Emerahl. Nous devions nous assurer que tu étais bien celle que tu prétendais. La voyageuse se leva et descendit de son bateau. —J’aurais préféré une énigme. L’homme rit de nouveau. —Vraiment ? Je les trouve agaçantes et prétentieuses. Elle regarda autour d’elle. —Je ne sais même pas qui vous êtes, bien que j’aie ma petite idée. Comment puis-je vous mettre à l’épreuve en retour ? —Entre dans l’autre caverne, dit la voix de femme. Emerahl s’approcha de celle-ci et hésita. —Ne t’en fais pas. Nous n’avons pas d’autres tests en réserve pour toi. Néanmoins, elle maintint un bouclier autour d’elle en franchissant le seuil. La caverne était vide. Des marches irrégulières montaient vers un trou dans le plafond. Emerahl gravit l’escalier lentement et émergea au milieu d’une vaste salle souterraine. Le sol était inégal ; çà et là, elle apercevait des creux assez profonds. Sur certaines des plus hautes bosses étaient disposés des coussins de couleurs vives. Des alcôves taillées dans les murs abritaient divers objets utilitaires ou décoratifs, notamment des paniers d’osier, des récipients de terre cuite et des statuettes de bois. Il y avait même un vase de fleurs. —Bienvenue, Emerahl. Ou préfères-tu que nous t’appelions la Mégère ?lança une voix derrière elle. Emerahl fit volte-face. Un homme et une femme étaient assis dans deux des alcôves du fond. Tous deux avaient des cheveux blonds, un visage séduisant et portaient des vêtements très simples. Leur ressemblance physique confirma les soupçons d’Emerahl. —Vous êtes les Jumeaux. L’homme eut un sourire éclatant, tandis que celui de sa sœur restait plus réservé, presque timide. Cette expression plissa un côté de leur visage, attirant l’attention d’Emerahl sur les cicatrices qui couraient le long de leur joue, de leur cou et de leur épaule. Des cicatrices ? Si ce sont des immortels, ils ne devraient pas en avoir. Puis elle remarqua que celles de la femme, qui se trouvaient sur le côté gauche, étaient symétriques à celles de l’homme, qui se trouvaient sur le côté droit, et elle comprit tout à coup. Ces deux-là étaient nés siamois. Ils avaient délibérément conservé leurs cicatrices, peut-être en souvenir de leur union d’antan. —En effet, acquiesça la femme. Je suis Tamun. —– Et moi Surim. —Le soleil et la lune en vélian ancien, traduisit Emerahl. —Oui. Nos parents pensaient que ça nous porterait chance. —Avaient-ils raison ? Les Jumeaux échangèrent un regard, et Surim haussa les épaules. —En grandissant, nous nous sommes révélés incroyablement Doués. Certains considéreraient ça comme une chance. —D’une certaine façon, oui, acquiesça Tamun avec un faible sourire. (Elle dévisagea Emerahl et redevint sérieuse.) Nous pardonnes-tu l’épreuve que nous t’avons infligée ? Seule une immortelle pouvait en triompher, et nous devions être sûrs. Emerahl écarta les mains. —J’imagine que j’aurais fait la même chose si j’avais craint qu’on essaie de me tromper. Tamun hocha la tête. —Nous avons entendu parler de toi de temps à autre au fil des siècles. Bien que notre accueil laisse à désirer, nous avions très envie de te rencontrer. —Et réciproquement, affirma Emerahl. C’est étrange que nous ayons vécu si longtemps sans jamais nous croiser auparavant. Surim haussa les épaules. —Il n’est guère avisé de se vanter de son immortalité, surtout par les temps qui courent. Si nous autres immortels avons un point commun, c’est bien la solitude. Emerahl opina. —Pourtant, j’ai éprouvé une irrésistible envie de me mettre à la recherche de mes semblables. —Paradoxalement, c’est la menace accrue envers nous qui nous pousse à tenter d’entrer en contact, approuva Tamun. —Et à vouloir nous entraider, ajouta Surim. —Ainsi, vous aussi, vous avez cherché d’autres Indomptés ? demanda Emerahl. Tamun fronça le nez. —Indomptés. C’est le nom que nous donnent les dieux. Nous nous appelions immortels bien avant cela, et je pense que nous devrions continuer. —Oui, nous aussi, nous l’avons fait, dit Surim en réponse à la question d’Emerahl. (Il se leva et se dirigea vers elle. Lui prenant les mains, il lui sourit avec chaleur et plongea son regard dans celui de la voyageuse.) Nous sommes restés isolés trop longtemps. Nous avons soif de compagnie. —Depuis des siècles, nous observons le monde à travers l’esprit des mortels, mais ce n’est pas aussi satisfaisant que de vivre parmi eux, renchérit Tamun en se mettant debout et en s’étirant. —Viens, assieds-toi. Surim entraîna Emerahl à travers la caverne et lui désigna une pile de coussins. Tamun se laissa tomber près de la visiteuse. Elle s’empara d’un petit métier et se mit à tisser avec la dextérité née d’une très longue pratique. —Je me suis toujours demandé quel Don vous possédiez, avoua Emerahl. La rumeur suggérait que vous étiez des prophètes, comme l’Oracle. Surim éclata de rire. —Nous n’avons jamais prétendu être capables de voir ou de prédire l’avenir, la détrompa Tamun. Contrairement à l’Oracle. Elle n’avait pas ce pouvoir, tu sais. Elle se servait juste de ses Dons télépathiques pour lire dans l’esprit des gens ce qu’ils voulaient entendre, et elle leur donnait des réponses ambiguës. —Elle écrivait des poèmes consternants qu’elle faisait passer pour des prophéties, ajouta Surim avec un geste dédaigneux. Des histoires stupides d’héritiers perdus et d’épées magiques. Nous savons tous qu’une épée ne peut pas être magique. —À moins qu’elle soit taillée dans le bois d’un arbre de bienvenue, fit remarquer Tamun. Ou dans du corail noir. —Ce qui la rendrait totalement inutilisable en tant qu’arme physique. (Surim sourit à Emerahl.) Ignore-nous, ma chère. Nous avons passé près d’un millénaire à nous contredire pour tuer le temps. À présent, parle-nous de toi et du monde extérieur. Le Goéland nous tient informés, mais il ne connaît que des rumeurs et des ragots. Toi, tu as vu des événements récents de tes propres yeux. Emerahl gloussa. —Ça ne m’étonne pas qu’il l’ait mentionné. En effet, j’ai assisté à pas mal de choses, et pas toujours de mon plein gré. Alors, elle entreprit de leur raconter comme un prêtre l’avait chassée de son phare plus d’un an auparavant. Auraya faisait les cent pas. Depuis plusieurs semaines, elle sillonnait Si par la voie des airs, faisant le tour des villages touchés par le rongecœur. Dans chacun d’eux, elle avait ordonné que l’on construise trois tonnelles, comme Mirar l’avait fait au Lac Bleu. Et dans chacun d’eux, elle avait appris aux habitants à fabriquer des remèdes et à jauger quand un patient avait besoin d’aide magique pour vaincre le mal. Désormais, quand elle arrivait quelque part, elle pouvait traiter directement ceux qui avaient le plus besoin d’elle avant de s’envoler pour le village suivant. Mais, le matin, Juran l’avait contactée pour lui dire que les dieux rendraient leur jugement plus tard ce jour-là, à l’Autel. Cela l’avait forcée à rester enfermée pendant des heures, sans rien pour se distraire, alors que des patients avaient besoin d’elle. Soudain, elle se rendit compte qu’elle se tordait les mains comme sa mère avait l’habitude de le faire quand elle était anxieuse. Elle se força à les écarter en poussant un soupir d’exaspération. J’en ai assez d’attendre ! Que les dieux annoncent leur décision et qu’on en finisse ! Son estomac se noua tandis qu’elle arpentait la tonnelle. Elle se remémora les paroles de Chaia : « Sache que tu t’es fait un ennemi de l’un de nous. » Un de nous, pas deux. De tous les dieux, c’étaient Huan et Chaia qui avaient le plus de raisons de la détester. Désobéir à Huan avait-il suffi à la retourner contre elle ? Sans doute. Et dédaigner l’amour de Chaia ? Sans doute aussi. La jeune femme avait longuement ruminé la nouvelle que les dieux n’étaient pas d’accord sur le châtiment à lui infliger. Dans quel camp s’était rangé chacun d’eux ? Chaia avait insinué que Huan était la plus furieuse de tous, mais que pensaient les autres ? —Auraya ? Le cœur de la jeune femme fit un bond dans sa poitrine comme elle reconnaissait la voix mentale de Juran. —Juran ? C’est l’heure ? —Oui. Mairae et moi sommes à l’Autel. Elle acquiesça, oubliant qu’il ne pouvait pas la voir, et se dirigea vers un fauteuil. Voyant qu’elle s’asseyait, Vaurien s’extirpa de son panier, descendit le long de la paroi de la tonnelle et vint se rouler en boule sur ses genoux. Depuis que le temps fraîchissait, il tirait parti de tout corps tiède qui se tenait immobile plus de quelques secondes. Se concentrant sur l’esprit de Juran, Auraya ferma les yeux et se laissa imprégner par ce qu’il voyait. Il se trouvait bien à l’Autel. Les murs de celui-ci s’étaient abaissés. Mairae était assise à sa place. Auraya sentit Dyara et Rian entrer en contact télépathique avec Juran. Lorsque tous furent prêts, l’aîné des Blancs entama le bref rituel. —Chaia, Huan, Lore, Yranna, Saru. Une fois de plus, nous vous remercions pour la paix que vous avez ramenée en Ithanie, pour les pouvoirs que vous nous avez conférés et pour les sages conseils que vous nous dispensez. —Nous vous remercions, murmura Mairae. Auraya entendit Dyara et Rian répéter les mots mentalement et fit de même. —Vous nous avez indiqué que vous étiez prêts à rendre votre jugement pour le refus d’Auraya d’exécuter Mirar. Nous vous prions d’apparaître et vous souhaitons la bienvenue parmi vos humbles serviteurs. —Guidez-nous. À travers les yeux de Juran, Auraya vit quatre des coins de l’Autel se mettre à briller. Les lumières prirent lentement forme, dessinant la silhouette de Huan, de Lore, d’Yranna et de Saru. Auraya se demanda où était Chaia. Puis Juran tourna la tête, et elle s’aperçut que le dieu se tenait près de lui. —Juran, Dyara, Mairae, Rian et Auraya, commença Chaia. Nous vous avons choisis pour nous représenter et pour agir en notre nom dans le monde des mortels. Jusqu’ici, nous avons toujours été satisfaits de votre travail. —Nous avons pris garde à ne vous confier que des tâches que vous étiez capables d’exécuter, précisa Yranna. (Elle dévisagea Juran.) Une seule fois, il y a longtemps, nous avons été forcés de demander à l’un de vous d’agir contre son cœur. Et, récemment, nous n’avons pas eu d’autre solution que d’exiger la même chose de l’une de ses pairs. —Mais, cette fois, la mission n’a pas été accomplie, gronda Lore. —Nous avons répété notre demande et, une fois de plus, elle a été ignorée, ajouta Saru. Huan planta son regard dans celui de Juran, et Auraya frissonna en comprenant que ce n’était pas sur l’aîné des Blancs qu’elle fixait son regard. La jeune femme se sentit trembler. La peur rongea sa détermination. Comment pouvait-elle se dresser contre la volonté des dieux qu’elle avait toujours adorés ? Comment puis-je adorer des êtres capables de piétiner si facilement les lois qu’ils ont eux-mêmes établies ? répliqua une petite voix dans sa tête. —Nous reconnaissons qu’Auraya n’a accédé que très récemment à ses nouvelles responsabilités, reprit Huan, mais cela ne devrait pas l’empêcher de les assumer. Certains d’entre vous pensent que la mission que nous lui avons confiée allait à l’encontre de sa nature. Nous attendons de vous tous que vous vous acquittiez de tâches déplaisantes en cas de nécessité. —Auraya estime notre décision injuste, dit Lore. Nous avons jugé Mirar il y a un siècle, et ce jugement n’a pas changé. La jeune femme résista à une forte envie de protester. Mais Mirar a changé, lui. Il n’est plus la même personne. —Un siècle passé à se dissimuler derrière une autre identité n’efface pas les crimes qu’il a commis par le passé, fit valoir Huan. Des crimes trop mineurs pour mériter d’être condamné à mort, songea Auraya. Mais elle garda le silence. Les dieux pouvaient lire dans son esprit. Parler était inutile. —Auraya refuse de nous obéir afin de ménager sa conscience, enchaîna Saru. Vous ne pouvez pas en faire autant chaque fois que nous vous demandons d’exécuter un criminel. —Dans ce genre de situation – quand il est urgent d’agir et que nos motivations vous paraissent obscures –, vous devez nous faire confiance, dit doucement Yranna. Huan leva les yeux, et Auraya devina qu’elle regardait Chaia. —Nous avons décidé qu’Auraya devait rentrer à Jarime, annonça Chaia. (Était-ce un effet de son imagination, ou s’était-il exprimé sur un ton las, plein d’aversion ?) Elle ne quittera plus la ville pendant une période de dix ans, à moins que l’Ithanie du Nord soit envahie et qu’elle soit accompagnée par les autres Blancs. Chaia marqua une pause. Auraya attendit la suite. —Tel est notre verdict, acheva le dieu. Surprise, la jeune femme se détendit. C’est tout ? Ils ne me retirent pas ma capacité de voler ? J’imagine que dix ans, ça fait beaucoup de temps à passer au même endroit… —Auraya partira dès demain, ajouta Huan. Demain ? Le sang de la jeune femme se glaça dans ses veines. Et le rongecœur ?se surprit-elle à demander mentalement. Qui soignera les Siyee après mon départ ? —Ils devront se débrouiller seuls, répondit Huan. La maladie n’en tue que un sur cinq. C’est regrettable, mais elle ne les éradiquera pas. Atterrée, Auraya ne trouva rien à répliquer. —Acceptes-tu ton châtiment ?s’enquit la déesse. Auraya avait la nausée. Tant de Siyee allaient mourir par sa faute… —Auraya ? Elle reporta son attention sur Huan. Puisqu’il le faut… Oui, je vais rentrer à Jarime. La déesse acquiesça, une lueur de satisfaction dans les yeux. Puis, sans rien ajouter, ses compagnons et elle disparurent. Etim se tenait le dos très droit face à son roi. Dans une main, il agrippait sa lance ; dans l’autre, il brandissait le ciseau à bois et le maillet que les Pentadriens lui avaient donnés. —Qu’ont-ils réclamé en échange ?s’enquit le roi. —Rien du tout, sire, répondit Etim. Le roi Aïs se rembrunit. Il pivota vers la jeune fille dont la main était posée sur son bras. Ce doit être la princesse Imi, décida Etim, un peu surpris – car elle paraissait plus âgée qu’il s’y attendait. Et pas seulement à cause de ses vêtements. Son regard était plein de maturité. —Imenja aurait probablement pu couler ce navire elle-même, Père, dit-elle en souriant. Elle a demandé à nos guerriers de l’aider pour nous prouver que nous pouvions les combattre sans nous exposer à trop de danger. Le roi s’assombrit encore davantage. —Ta prêtresse vient de déclencher une guerre. Quand les pillards découvriront que nous avons détruit un de leurs navires, ils viendront ici en force pour se venger. Ils ne savent pas, comprit Etim. Mais il ne pouvait pas parler sans y avoir été invité. Frustré, il se dandina d’un pied sur l’autre. Le roi remarqua son manège et se tourna vers lui, les yeux plissés. —Tu n’es pas d’accord ? lança-t-il sur un ton menaçant. Etim décida que s’en tenir aux faits vaudrait mieux qu’émettre une opinion. —Nous n’avons laissé aucun survivant. Personne pour raconter ce qui s’est passé. —Personne, à part les Pentadriens,le corrigea le roi. —Ils ne diront rien, déclara la princesse Imi. Mais je veux que les pillards l’apprennent. Je veux qu’ils nous craignent. Je veux que nous découpions des trous dans la coque de leurs bateaux, que les poissons se repaissent de leurs cadavres et que le peuple élaï s’enrichisse de leur butin. (Elle sourit.) Je veux que nous soyons respectés par les marchands et redoutés par les voleurs. Et, avec l’aide des Pentadriens, nous pouvons l’être. Le roi dévisagea sa fille, mais Etim n’aurait su dire s’il était atterré ou favorablement surpris. Au bout d’un moment, il détourna les yeux et reporta son attention sur le jeune guerrier. —Que penses-tu de ces Pentadriens ? lui demanda-t-il en se frottant le menton. Etim réfléchit à la meilleure façon de tourner sa réponse. —Je préférerais être leur ami que leur ennemi, finit-il par dire sincèrement. Un léger sourire passa sur les lèvres du roi. Imi gloussa. —Voilà ce que j’aimerais que tout le monde pense de nous. —Et, en attendant, il nous faudra faire confiance à ces terrestres, lâcha le roi sur un ton aigre. Sa fille haussa les épaules. —Eux non plus ne peuvent pas nous empêcher de découper des trous dans la coque de leurs bateaux. Le roi parut surpris. Etim aurait pu se tromper, mais il crut voir passer une lueur d’intérêt dans son regard. Imi tendit la main et toucha de nouveau le bras de son père. —As-tu réfléchi à ma suggestion ? lui demanda-t-elle tout bas. Et dressé une liste de toutes les conditions que tu souhaiterais ajouter à un traité d’alliance ? —Ils ne les accepteront jamais. —Peut-être pas. Mais tu n’en sauras rien tant que tu n’auras pas essayé. Le roi dévisagea de nouveau sa fille, puis prit une grande inspiration et souffla très fort. Il se tourna vers Etim. —Amène-moi le Premier Guerrier. Se demandant s’il venait juste d’être témoin d’un tournant décisif dans l’histoire de son peuple, le jeune homme se hâta de quitter la pièce. Chapitre 46 —Vauwien et Owaya voler ? Auraya baissa les yeux vers le veez, qui inspectait son paquetage avec intérêt. —Oui, Vaurien. Nous rentrons à… à Jarime. Elle avait failli dire « à la maison », mais l’expression ne lui semblait pas appropriée. Elle savait déjà qu’elle ne se sentirait plus chez elle dans la capitale hanienne. Soupirant, la jeune femme s’assit et caressa son familier. Sirri avait été consternée d’apprendre son départ. Sans mon aide, des tas de Siyee vont mourir, se lamenta Auraya. Mais, si les dieux m’avaient ôté la capacité de voler, je n’aurais pas pu atteindre les villages isolés de toute façon. Elle avait cru que le châtiment divin – quel qu’il soit – ne prendrait effet qu’une fois l’épidémie sous contrôle. En la renvoyant à Jarime immédiatement, les dieux punissaient également les Siyee pour sa désobéissance. C’était injuste. Cruel, même. L’humeur d’Auraya s’assombrit. Mirar avait peut-être raison, finalement… Quelle ironie, tout de même ! C’était en persuadant le Tisse-Rêves de lui enseigner la guérison magique qu’elle avait forcé les deux seules personnes capables d’aider les Siyee à quitter leur territoire. Les paroles de Mirar résonnèrent dans sa tête. « Viens avec moi. Nous quitterons l’Ithanie et irons vivre sur un autre continent très loin d’ici. » C’était une proposition absurde, qui l’aurait obligée à abandonner les Siyee. Baissant les yeux vers son anneau, Auraya eut un sourire grimaçant. Même si elle avait dû renoncer à tout ce qu’il représentait—sa position, son pouvoir, sa capacité de vol, son immortalité –, elle aurait quand même préféré rester et aider les Siyee. Levant la tête, elle examina les objets disposés sur la table. Les cadeaux avaient afflué dès l’annonce de son départ. Auraya ne pouvait pas tous les emporter : même si Vaurien n’avait pas occupé la moitié de son paquetage, celui-ci n’aurait pas été assez grand. Mais elle tenait à décorer sa chambre dans la Tour Blanche avec des objets siyee de manière que, chaque fois que les autres Blancs lui rendraient visite, ils soient forcés de se remémorer le sort du peuple du ciel. Car elle n’abandonnait pas les Siyee seulement au rongecœur, mais aussi aux Pentadriens. Si ceux-ci tentaient de nouveau de débarquer, aucun des autres Blancs ne pourrait arriver à temps pour les en empêcher. Je ne servirais pas à grand-chose non plus sans ma capacité de vol et mes pouvoirs décuplés par les dieux, songea tristement Auraya. Mais je suppose que je pourrais vivre sur la côte. Avec un bateau, il ne me faudrait pas longtemps pour atteindre l’endroit où les Pentadriens auraient accosté. Peut-être ma réputation suffirait-elle à les faire fuir. C’était presque tentant. Si les malades volaient jusqu’à elle dès l’apparition des premiers symptômes, avant que leurs forces les quittent, elle pourrait quand même les aider. Elle créerait une infirmerie dans le village des Sables, et peut-être trouverait-elle quelques Siyee capables d’apprendre le Don de guérison de Mirar… Soudain, le cœur de la jeune femme se serra. Elle n’était pas certaine d’être toujours capable d’utiliser le Don de Mirar si elle ôtait l’anneau des dieux. Elle n’était même pas certaine de pouvoir ôter celui-ci sans qu’il lui arrive quelque chose de terrible. Je devrais poser la question à Chaia, suggéra une petite voix dans son esprit. Secouant la tête, elle se leva et s’approcha de la table. C’est absurde, se dit-elle. Je ne vais ni enlever mon anneau, ni me détourner des dieux. Je dois accepter leur jugement et m’en accommoder. À Jarime, elle pourrait enseigner le Don de Mirar. Il devait bien y avoir des prêtres guérisseurs capables de l’apprendre. Les Siyee qui avaient choisi de se rendre au Temple pourraient peut-être le rapporter chez eux. D’ici là, il serait trop tard pour sauver les victimes du rongecœur, mais cela permettrait de faire face à l’épidémie suivante… et inciterait peut-être le peuple du ciel à lui pardonner de l’avoir abandonné. Du moins Auraya l’espérait-elle. Cela lui brisait le cœur si, sa réclusion de dix ans terminée, elle découvrait qu’elle n’était plus la bienvenue à Si. Quelqu’un hurlait. Non – des tas de gens. Leurs cris étaient si mélodramatiques qu’ils en devenaient presque comiques. Mirar tenta de s’en inquiéter, et ne réussit qu’à s’inquiéter de ne pas se sentir inquiet. —Mirar ? —Emerahl ? C’est toi qui fais tout ce boucan ? C’est très énervant. —Quel boucan ? —Ce boucan-là. —Oh !ça. Tu es en train de rêver. Il réfléchit. —Et cette conversation, elle fait aussi partie de mon rêve ? —Non. J’essaie d’établir un rêvelien. Ressaisis-toi, Tisse-Rêves. Il banda sa volonté, et les hurlements faiblirent – sans toutefois se taire complètement. Alors, il se souvint. —C’est le blizzard, dit-il à Emerahl. Le vent doit souffler si fort que je ne peux m’empêcher de l’entendre même dans mon sommeil. —Ce doit être un vrai plaisir. —En effet. Comment vas-tu ? —J’ai atteint les Cavernes Rouges. J’espère que ça ne t’ennuie pas, mais j’ai parlé de toi à mes hôtes. Ils sont très impressionnés par la façon dont tu t’es dissimulé sous une autre identité pendant un siècle. Mirar éprouva un pincement d’appréhension. Elle leur avait raconté ça ? Que leur avait-elle révélé d’autre ? —Si ça m’ennuie ? Eh bien, ça dépend. Qui sont tes hôtes ? —Les Jumeaux. La surprise faillit l’arracher à sa transe onirique. —Vraiment ? —Oui. Les as-tu déjà rencontrés ? —Une fois, il y a longtemps. Une cinquantaine d’années avant l’Election de Juran, ils m’ont prévenu que les Tisse-Rêves allaient connaître une période noire durant le siècle à venir. Je ne les ai pas crus. —Ils disent qu’ils perçoivent les schémas d’évolution. Ils surveillent constamment l’esprit des mortels pour observer le développement des idées nouvelles. D’après eux, le comportement humain est très facile à prévoir la plupart du temps. —Pour des gens qui l’étudient depuis si longtemps, j’imagine qu’il doit l’être. La première fois que j’ai entendu parler d’eux, je n’étais immortel que depuis quelques centaines d’années. —Oh !les Jumeaux sont beaucoup plus vieux que ça. Ils étudiaient déjà les mortels depuis des siècles quand ils ont commencé à déceler les motifs récurrents dans leur comportement, et sont devenus célèbres pour leurs prédictions. —Comment voient-ils l’avenir proche ? —Ils ne sont pas d’accord. Surim pense qu’un grand changement est sur le point de se produire. Tamun estime que c’est peu probable, si tôt après l’avènement des Circliens et des Pentadriens. Et je trouve ça très intéressant. D’après eux, les deux religions se sont manifestées et développées en même temps. Surim pense qu’il est normal que de nouvelles croyances aient émergé pour remplir le vide laissé par la disparition de la plupart des anciens dieux. Tamun soupçonne qu’il y a autre chose – que les deux religions sont liées. —Savent-ils si les dieux des Pentadriens sont réels ? —Oui, ils le sont. Trop de fidèles se souviennent de les avoir rencontrés pour qu’il s’agisse de simples icônes. En revanche, personne ne sait d’où ils viennent. Ils se distinguent des dieux circliens en ceci qu’ils apparaissent rarement aux mortels. Et qu’ils n’aiment pas s’immiscer dans les affaires de leurs fidèles. —Sinon pour leur ordonner d’envahir l’Ithanie du Nord ? —Les Jumeaux pensent que c’était la décision de l’ancien chef des Pentadriens, Kuar. —Intéressant. J’aime l’idée que les dieux ne manipulent pas leurs fidèles, mais si c’est pour les laisser faire ce genre de choses… —Ne me dis pas que tu as changé d’avis et que tu penses que la soumission aux dieux est préférable ? —Jamais. Mais les mortels peuvent eux aussi se montrer incroyablement stupides et cruels. —Même tes fidèles ? —Bien sûr que non. Les Tisse-Rêves sont forcément des gens sensés. —Ha ! —Evidemment, toute règle admet quelques exceptions. —Tu as contacté l’ancienne Arleej ? —Oui. Elle va faire ce que tu as suggéré. —Comment a-t-elle réagi en apprenant ton histoire ? —Elle a été surprise. —Plus que surprise, j’imagine. Les Jumeaux m’ont raconté quelque chose qui pourrait t’être utile un jour. Il existe d’autres vides dans le monde. La plupart d’entre eux ne peuvent servir à personne, mais quelques-uns se trouvent dans des endroits isolés qui pourraient faire de bonnes cachettes pour toi. —Savent-ils comment ils ont été créés ? —Non. Ils savent seulement qu’un événement magique d’une grande amplitude a dû se produire pour provoquer un tel drainage, si localisé soit-il. Ils n’avaient jamais entendu parler de ces vides avant la Guerre des Dieux. —Que l’on peut sans nul doute qualifier d’« événement magique d’une grande amplitude », fit remarquer Mirar. —Oui. J’ai toujours trouvé étrange que ce conflit n’ait pas affecté le monde physique. Les seules choses qui ont changé pour les mortels, c’est que leurs dieux ont cessé de leur apparaître et que les Dons qu’ils leur avaient conférés ont disparu. —Je me demande si les vides sont dangereux pour les dieux. Après tout, ce sont des êtres de magie pure. —Pour ça, il faudrait qu’ils aient la malchance de traverser l’un d’eux. —Ou que quelqu’un les pousse dedans. Il perçut l’amusement d’Emerahl comme une douce vague. —On n’entend plus rien, dit-elle tout à coup. Mirar se tut et tendit l’oreille. Il lui fallut un moment pour comprendre la signification de ce silence. Le vent avait cessé de hurler. Ou bien son subconscient avait enfin réussi à le bloquer, ou bien la tempête était finie. —Je ferais mieux de me réveiller et d’être polie avec mes hôtes, dit Emerahl. Bon voyage, Mirar. —Merci, répondit-il en pensant aux montagnes traîtresses et enneigées qu’il lui restait encore à franchir. L’esprit d’Emerahl s’estompa à ses perceptions. Il prit une grande inspiration et s’arracha à sa transe onirique pour se propulser vers la conscience. À son grand soulagement, il constata que le vent avait bel et bien cessé de hurler. Quand il ouvrit les yeux, il ne vit que du noir ; aussi conjura-t-il un peu de magie pour créer une étincelle. Alors, son soulagement se changea en consternation. L’entrée de l’énorme caverne dans laquelle il s’était abrité était complètement bloquée par un mur de neige. Voilà pourquoi il n’entendait plus le vent. Chapitre 47 Le lendemain du jour où les Élaï avaient coulé le navire de pillards, Imenja avait ordonné à l’équipage de jeter l’ancre près d’un chapelet d’îlots. Même si ces derniers n’étaient guère que de gros rochers nus, ceux qui affleuraient la surface étaient couverts de bulines. Le petit archipel se trouvait trop loin de Borra pour que les Elaï viennent y chercher leur nourriture, et il était trop dangereux pour qu’un bateau l’approche sans aide magique. Chaque matin depuis deux jours, Imenja et quelques marins audacieux s’aventuraient dehors pour aller ramasser les délicats coquillages dont tous les occupants du bord raffolaient. Tous, à l’exception de Reivan. Elle était la seule qui ne les aimait pas, la seule dont l’estomac se soulevait à la vue des marins qui se délectaient de les manger crus. Mais le cuisinier avait pris son dégoût comme un défi personnel. Chaque soir, il préparait les bulines de façon différente, tentant d’en trouver une qui lui plairait. Sous l’œil vigilant d’Imenja, Reivan avait ainsi goûté des bulines grillées, de la soupe de bulines et même de la purée de bulines que, prise de haut-le-cœur, elle avait failli recracher. Elle avait hâte que le navire reprenne sa route, mais le plaisir des papilles n’était pas la seule raison pour laquelle Imenja s’attardait dans l’archipel. La Deuxième Voix voulait laisser aux guerriers élaï le temps de regagner la cité sous-marine et de raconter leur expédition au roi – en espérant que celui-ci enverrait un messager à la poursuite des Pentadriens. —Je crois que je commence à apprécier la vie en mer, dit-elle d’un air satisfait. Peut-être devrais-je renoncer à gouverner le monde et devenir marchande. Reivan la dévisagea. —Je suppose que ça ne changerait pas grand-chose pour vous. Vous pourriez continuer à tyranniser les gens qui vous entourent et à négocier avec des tas d’étrangers. Néanmoins, en ce qui me concerne, je préfère le confort austère du Sanctuaire. —C’est vrai qu’il y a beaucoup plus de place là-bas, affirma Imenja. —Et surtout, pas de… Oh non !c’est reparti. Reivan avait vu le cuisinier approcher du pavillon. Dans ses mains, il tenait une planche de bois sur laquelle reposait un plat couvert. Imenja gloussa. —Il ne cherche qu’à te faire plaisir. —J’ai plutôt l’impression qu’il essaie de me rendre malade ! Le cuisinier entra. Il posa la planche sur la table, esquissa rapidement le signe de l’étoile, puis souleva le couvercle du plat d’un geste théâtral. Reivan soupira. Les bulines avaient été extraites de leur coquille, et elles fumaient de manière appétissante. Un délicieux fumet d’herbes chatouilla les narines de Reivan, sans toutefois parvenir à dissiper sa méfiance. Le cuisinier lui tendit une fourchette. —Goûtez. La jeune femme secoua la tête. —Goûte, Reivan, dit Imenja sur un ton n’admettant aucune réplique. Avec un soupir, Reivan prit la fourchette et empala un des coquillages à l’aspect gluant. Elle lui jeta un coup d’œil fataliste, puis se força à le mettre dans sa bouche. Le fort goût de poisson qui, d’habitude, assaillait ses perceptions à ce stade ne vint jamais. Un fumet assez doux, délicatement relevé par les herbes aromatiques, emplit sa bouche. Surprise, la jeune femme mâcha prudemment, s’attendant que la pression de ses dents libère le goût haï. Mais ce ne fut pas le cas, et elle avala presque à contrecœur. Un large sourire illumina le visage du cuisinier. —Ça vous plaît. Reivan acquiesça. —C’est mieux. Beaucoup mieux. —Vraiment ? Imenja prit la fourchette des mains de Reivan, piqua un autre coquillage, le fourra dans sa bouche et mâcha. Ses yeux s’écarquillèrent. —Mais oui. C’est encore plus subtil et délicieux que d’habitude. Tu les as cuites à la vapeur ? Le cuisinier acquiesça. —N’oublie pas la recette, lui recommanda Imenja. Je me demande si nous pourrions nous faire expédier des bulines à Glymma pour… Son expression changea soudainement. Les sourcils froncés, elle congédia le cuisinier d’un geste, se leva et sortit du pavillon. Reivan la suivit comme elle se dirigeait vers le bastingage et scrutait la mer. —Je crois que nous allons avoir de la visite, murmura-t-elle. Oui. Là. Elle tendit un doigt. La surface de l’eau n’était qu’ombres noires et reflets rouges du soleil couchant. Mais, bientôt, Reivan aperçut un objet rond qui aurait pu être une tête, et qui s’abaissait et se soulevait au rythme des vagues. Au bout d’un moment, il disparut. La jeune femme chercha un autre signe de la présence des Elaï – en vain. —Lance un bout, ordonna Imenja à un marin qui se tenait non loin d’elles. L’homme se hâta d’obéir, et Reivan se pencha par-dessus le bastingage pour mieux voir. Une tête creva la surface de l’eau, et deux yeux couverts d’une membrane laiteuse se braquèrent vers Imenja. Les paupières internes du guerrier élaï se rétractèrent. Il empoigna le bout et se mit à grimper. En atteignant le bastingage, il s’arrêta et scruta le pont nerveusement. Il était plus âgé que les guerriers qui avaient coulé le navire des pillards. Comme Imenja s’avançait pour le saluer, il pivota vers elle, l’air grave. —Je suis venu vous porter un message, lança-t-il. Le roi Aïs, souverain de Borra et des Élaï, invite la Deuxième Voix Imenja, Servante des Dieux pentadriens, à examiner la proposition suivante. Il s’exprimait avec soin et lenteur ; de toute évidence, il avait appris par cœur le message du roi. Reivan réprima un sourire triomphant en comprenant qu’il était sur le point de leur faire une offre d’alliance. —Le roi suggère qu’à l’avenir son peuple et le vôtre se rencontrent pour échanger des marchandises, mais pas dans l’archipel de Borra. Des îles situées à quelques jours de bateau pourraient nous accueillir si les pillards ne s’en sont pas emparés. » En contrepartie de leur aide pour renforcer les défenses élaï, le roi Aïs prêtera main-forte aux Pentadriens pour se débarrasser des pillards, à condition que le risque ne soit pas trop important pour ses guerriers. Tous les biens de valeur se trouvant à bord des navires coulés deviendront sa propriété. Par ailleurs, l’entraînement des Elaï qui apprendront à se battre, à utiliser la magie ou à construire des fortifications aura également lieu à l’extérieur de Borra. Imenja opina. —Ai-je raison de penser que la signature d’un éventuel traité se fera, elle aussi, dans ces îles lointaines ? Le messager hocha la tête. Imenja détourna les yeux comme si elle réfléchissait. —Qu’en penses-tu, Reivan ? —J’en pense que c’est la seule offre qu’il nous fera. Nous ne pouvons pas nous permettre de discuter ses conditions. Si nous essayons, nous n’entendrons plus jamais parler de lui. —Et pour ce qui est des conditions ? —La seule qui me semble déraisonnable, c’est celle qui stipule qu’il gardera tout le butin. Il ne lui faudra pas longtemps pour comprendre que s’il attend que les pillards aient attaqué un navire marchand, l’intervention de ses guerriers lui sera bien plus profitable. Imenja reporta son attention sur le messager. —Au nom de mon peuple, j’accepte la proposition du roi Aïs. Indique-moi la position des îles dont tu parles, et nous en prendrons le chemin aux premières lueurs du jour. Le messager parut surpris, mais pas mécontent. Il lui donna les coordonnées de l’archipel puis, avec une courbette respectueuse, prit congé d’elle et recula vers le bastingage. Contrairement aux jeunes guerriers qui avaient plongé depuis le pont, il redescendit prudemment le long du bout et se glissa dans l’eau sans provoquer la moindre éclaboussure. Imenja fit signe à Reivan, qui s’approcha d’elle. —Tu crains toujours que les Élaï remplacent les pillards comme plus grand danger menaçant les marchands dans ces eaux, dit-elle tout bas. Ne t’en fais pas. Je vais leur donner une bonne raison d’y réfléchir à deux fois. Un poids tiède reposait entre les omoplates d’Auraya. Après de longues heures de vol, Vaurien avait fini par s’ennuyer. Mais il comprenait—instinctivement, peut-être – qu’il ne pouvait quitter la protection du paquetage de sa maîtresse. Aussi s’était-il résolu à faire une chose que la jeune femme lui enviait : dormir. En contrebas, le paysage nocturne faisait le timide et rechignait à se montrer. Différentes teintes d’obscurité soulignaient ses traits ; les forêts étaient plus sombres que les champs, et l’eau davantage encore. De temps en temps, la lune trouvait une brèche dans les nuages, permettant à Auraya de distinguer les routes et les maisons. Enfin, la jeune femme aperçut une aberration, une interruption du motif naturel à la jonction de la terre et de l’eau. Comme le clair de lune inondait de nouveau le monde, il révéla des angles durs et un fatras de lignes entrecroisées. Deux bâtiments semblaient refléter son éclat. Le Dôme brillait tel un astre à demi enfoui dans le sol, tandis que la Tour Blanche se dressait ainsi qu’un doigt accusateur. En s’approchant de cette dernière, Auraya imagina l’accueil que ses pairs allaient lui faire. Seraient-ils là tous les quatre ? Se montreraient-ils compatissants ou furieux contre elle ? Exigeraient-ils des explications ou des excuses ? Tout en descendant, la jeune femme se prépara à une conversation tendue, voire franchement déplaisante. À l’instant où ses pieds touchèrent le toit, l’obscurité s’abattit sur le Temple. Auraya leva les yeux et vit que les nuages dissimulaient de nouveau la lune. Personne ne sortit pour lui souhaiter la bienvenue. Elle attendit plusieurs battements de cœur, puis rit tout bas. Je supposais que les dieux préviendraient Juran de mon arrivée. Apparemment, ils ne l’ont pas fait. Elle se dirigea vers la porte du toit, amusée d’éprouver une légère déception. À moins que les autres m’attendent à l’intérieur, ou dans mes appartements. Elle pénétra dans la Tour et referma discrètement la porte derrière elle. En descendant l’escalier, elle ne croisa personne, pas même un domestique. Arrivée sur son palier, elle s’arrêta et tendit l’oreille. Aucun bruit n’émanait de ses appartements. En ouvrant la porte, elle les trouva vides et plongés dans le noir. Elle posa son paquetage et conjura une étincelle de lumière. Un Vaurien ensommeillé rampa hors de son nid. Clignant des yeux, il sauta sur un fauteuil, se roula en boule et se rendormit aussitôt. Auraya lui donna une caresse et regarda autour d’elle. Tout était tel qu’elle l’avait laissé, pourtant, elle ne se sentait pas comme chez elle. La vue de cet environnement familier ne lui réchauffait pas le cœur. Passant d’une pièce à l’autre, elle se demanda si cela était dû au fait qu’elle n’allait plus pouvoir le quitter pendant dix ans, et qu’il lui apparaissait désormais comme une prison. Elle s’assit au bord de son lit et fit tourner l’anneau à son doigt. Durant ses longues heures de vol sans rien pour la distraire, elle avait beaucoup réfléchi. Au début, elle avait pensé qu’il ne servait à rien de s’interroger sur son avenir. Son sort était fixé, et elle ne pouvait rien y changer. Mais, au fond d’elle, quelque chose avait continué à la turlupiner jusqu’à ce qu’elle admette qu’elle avait d’autres solutions – si stupides ou ridicules qu’elles semblent. Alors, elle les avait passées en revue, soupesant les conséquences de chacune d’elles pour se dissuader d’y recourir. Le temps d’atteindre Jarime, elle avait compris que certaines de ces possibilités n’étaient pas aussi saugrenues qu’elle l’avait d’abord cru. Qu’elle serait peut-être plus heureuse – ou du moins qu’elle se rendrait plus utile au reste du monde – en optant pour l’une d’elles. En même temps, cette perspective l’effrayait. Aussi avait-elle décidé de ne prendre de décision qu’après une bonne nuit de sommeil. Et puis, elle avait besoin de savoir encore une chose. S’allongeant sur son lit, elle s’autorisa à s’assoupir. Lorsqu’elle estima le moment approprié, elle prononça un nom. —Mirar. Il y eut un long silence, puis une voix mentale familière répondit : —Auraya ? C’est vraiment toi ? —Oui. J’ai une question à te poser. —Je t’écoute. —Pourrais-je enseigner ton Don de guérison à d’autres gens ? —Seulement dans des circonstances bien particulières. —Lesquelles ? Silence. —Mirar ? —Les dieux ont-ils déjà décidé de ta punition ? s’enquit le Tisse-Rêves. —Oui. —Alors ? Auraya hésita. S’il avait l’intention de faire du vilain, la savoir coincée à Jarime ne pourrait que l’y encourager. —Ça ne te regarde pas. —Vraiment ? Considère ça comme un échange d’informations. Je te révélerai les limites de l’enseignement du Don de guérison si tu me révèles le châtiment que t’ont infligé les dieux. Auraya mit son agacement de côté. Elle pouvait au moins lui dire une partie de la vérité. —Ils m’ont renvoyée à Jarime. —Ah ! Les Siyee se retrouvent donc privés de guérisseurs, d’où ta question. Les dieux te punissent en punissant tes protégés. J’imagine qu’ils ne pouvaient pas te prendre grand-chose d’autre. —Tu ne pensais pas qu’ils me retireraient ma capacité de voler ? —Non. Depuis le jour où je t’ai enseigné la guérison, je soupçonnais que cette capacité était innée chez toi. À présent, j’en suis certain. Un frisson parcourut l’échine d’Auraya. —Que veux-tu dire ? —Tu étais déjà une puissante sorcière quand tu as intégré le clergé circlien. J’avais décelé ton potentiel bien avant ça. Ne t’a-t-il jamais paru étrange que les autres Blancs n’aient pas reçu cette capacité ? —Si, mais ils n’étaient pas destinés à se rendre à Si. —Ah bon ? Tu as découvert cette capacité par toi-même. Si les dieux te l’avaient donnée pour que tu puisses devenir amie avec le peuple du ciel, ne l’auraient-ils pas fait à l’occasion d’une cérémonie en grande fanfare, afin que leurs fidèles les adorent encore davantage ? —Mais, si Juran était plus Doué que moi, il pourrait sûrement apprendre à voler lui aussi ! —As-tu essayé de le lui enseigner ? Auraya se mordit la lèvre. Tous les efforts de son aîné étaient demeurés vains. —Ça voudrait dire que je suis plus Douée – plus forte – que lui ! —Pas si les dieux contiennent ta puissance. Ils ont fait de toi leur troisième Elue en termes de pouvoir, mais quand tu as commencé à manifester des capacités naturelles qui auraient pu te faire dépasser Juran et Dyara, ils n’ont pas eu d’autre choix que de te brider. —Comment le sais-tu ? —Je ne le sais pas : je le devine. En revanche, je sais que tu es plus puissante que tu le crois. Plus puissante que les dieux s’y attendaient et le souhaitaient. Je l’ai senti le jour où tu as essayé de me tuer. La frustration gagna Auraya. —Tu n’as pas répondu à ma question. Quelles circonstances particulières sont requises pour que je puisse enseigner ton Don de guérison à quelqu’un d’autre ? Mirar hésita avant de répondre. —Seuls des sorciers extrêmement Doués parviendront à l’apprendre. Les autres Blancs, peut-être. Ou peut-être pas. Le cœur d’Auraya se serra. Ainsi, il n’y aurait pas de prêtres ni de Siyee capables de combattre le rongecœur. —Quoi d’autre ? —Pourquoi veux-tu qu’il y ait quelque chose d’autre ? —Tu as parlé de circonstances particulières au pluriel. —En effet. Tu dois tenir compte de ceci : même si tu trouvais quelqu’un d’assez Doué pour apprendre ma méthode de guérison, les dieux pourraient le faire tuer. Souviens-toi : Huan a dit que c’était interdit. —Pourquoi ? —Je ne peux pas te le révéler. —Tu ne peux pas, ou tu ne veux pas ? —Je ne veux pas. —Pourquoi ? —Ça non plus, je ne peux pas te le dire. Auraya sentit croître sa frustration et inspira profondément. —Alors, pourquoi ne m’éliminent-ils pas ? —Tu es une Blanche. —Si je ne l’étais pas, crois-tu qu’ils me tueraient ? —Peut-être que oui, peut-être que non. Tout dépend si tu parles de toi avant que tu deviennes une Blanche, ou après que tu aurais cessé d’en être une. Dans le premier cas, je pense que oui. —Et dans le second ? —Je n’en suis pas certain. Envisagerais-tu de démissionner de ton poste ? Auraya ne répondit pas, sachant que Mirar sentirait si elle lui mentait. —Parce que si c’était le cas, poursuivit-il, les dieux pourraient bien en concevoir une telle fureur qu’ils essaieraient de te tuer de toute façon. Cela dit, tu es tellement puissante que tu leur donnerais sûrement du fil à retordre. Peut-être même parviendrais-tu à leur échapper. Mais je sais ce que c’est d’être méprisé et traqué par les dieux. Crois-moi, tu ne veux pas de cette existence, Auraya. —En effet. Je n’ai nulle intention de m’attirer l’inimitié des dieux. Merci d’avoir répondu à ma question, fût-ce partiellement. —J’ai répondu à ta question de la même façon que tu as répondu à la mienne, répliqua-t-il. Comme il brisait leur lien, Auraya soupira. Il est malin. Mais il ne sait pas tout. Cependant, il savait beaucoup de choses qu’elle ignorait. Leur conversation lui en avait appris quelques-unes, même si elle s’interrogeait sur leur véracité. Il était peu probable qu’elle parvienne à s’endormir avant le matin. Pourtant, lorsque Vaurien sauta sur son lit et vint se rouler en boule près d’elle, Auraya était plongée dans un profond sommeil. Entrant dans son bassin de nuit, Imi s’éclaboussa le corps et poussa un soupir de bien-être comme l’eau fraîche apaisait sa peau. Comment Père fait-il ? Il a écouté ce marchand lui raconter sa vie pendant des heures ! Et cette tisseuse, qui n’a fait que gémir et se plaindre ! Quand Imi avait demandé à son père si elle pouvait assister aux audiences qu’il accordait, il avait accepté, mais à la seule condition qu’elle reste jusqu’à la fin. Très vite, la jeune fille avait découvert que cela durait beaucoup plus longtemps qu’elle l’aurait cru, et que la plupart des gens qui venaient présenter leurs requêtes ou leurs doléances étaient atrocement ennuyeux. D’ailleurs, elle soupçonnait son père d’avoir tenu à ce qu’elle endure toute la séance pour qu’elle se désintéresse de son travail et lui fiche enfin la paix. En d’autres termes, il mettait sa détermination à l’épreuve. Ou peut-être voulait-il qu’elle commence à apprendre comment gouverner Borra. Cette pensée la remplissait de crainte et d’excitation. Et aussi de tristesse, car le jour où elle monterait sur le trône serait celui de la mort de son père. Sa détermination n’avait pas fléchi, et elle avait enfin été récompensée. Elle avait compris que la plupart des marchands et des guerriers, voire certains des courtisans, avaient beaucoup à gagner d’un traité avec les Pentadriens, et elle l’avait fait remarquer à son père chaque fois que celui-ci lui demandait son avis sur un requérant. Quand il avait enfin décidé d’envoyer un messager vers le navire d’Imenja, un bonheur triomphant avait gonflé le cœur d’Imi. Mais depuis qu’elle avait eu le temps de réfléchir, des doutes avaient commencé à saper son optimisme. Sortant de son bassin de nuit, elle se mit à faire les cent pas dans sa chambre. Et si les Pentadriens se révélaient indignes de confiance ? S’ils revenaient et parvenaient à entrer de force dans la cité ? Et si les Elaï se faisaient massacrer par sa faute ? Imenja ne le permettrait jamais, se raisonna-t-elle. Elle est bonne, et extrêmement Douée. Personne n’oserait lui désobéir. Quand Imi ne s’inquiétait pas de l’avenir qu’elle était en train de créer pour son peuple, elle s’inquiétait qu’il ne se produise jamais. Les Pentadriens pouvaient refuser les limitations définies par son père. Ils pouvaient décider que les Elaï n’avaient rien d’intéressant à vendre, ou qu’ils étaient trop faibles pour faire des alliés utiles. Même si c’est vrai, même si l’alliance n’est pas conclue, les choses ont d’ores et déjà changé pour nous. La jeune fille se souvint de la lueur dans les yeux des guerriers qui avaient coulé le navire des pillards. Père aura du mal à les empêcher de recommencer. Ou de chercher d’autres moyens de nuire aux pillards. Il peut leur défendre de le faire, mais ça ne leur plaira pas. Elle se rembrunit. Est-ce la seule raison pour laquelle il a envoyé ce messager à Imenja ? Craint-il que les gens lui en veuillent, voire se retournent contre lui, s’il leur refuse cette chance de riposter ? Lui semble-t-il qu’il n’a pas le choix ? Est-ce ma faute ? Non. Même s’il pense qu’il doit céder face aux guerriers, rien ne l’oblige à impliquer les Pentadriens. Nous n’avons pas besoin d’eux pour combattre les pillards. Mais, si les pillards se révélaient des ennemis trop puissants, les Elaï auraient besoin d’un allié comme les Pentadriens pour les aider à vaincre. Si, si, si… Trop de « si ». Quelqu’un frappa à la porte. Imi regarda Teiti sortir de sa chambrette pour aller ouvrir. En voyant Rissi contourner sa tante, elle poussa un soupir de soulagement. —Bonjour, princesse. —Rissi, le salua-t-elle. Sa visite était une distraction bienvenue. Elle se demanda s’il pouvait rester un peu. Peut-être pourraient-ils jouer à un jeu de plateau. N’importe quoi pour l’empêcher de ruminer ses préoccupations. Elle l’entraîna vers la table. —Teiti, tu veux bien aller nous chercher des rafraîchissements ?et peut-être quelque chose à manger, aussi ? Sa tante plissa les yeux en dévisageant Rissi, puis acquiesça et sortit de la pièce. Le jeune garçon attendit qu’Imi se soit assise pour l’imiter. Ses bras étaient couverts d’ecchymoses. —Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda Imi. —Je me suis entraîné. —Entraîné à quoi ? —À me battre, avoua-t-il. —Pour quoi faire ? Tu n’as pas recommencé à jouer à la guerre avec les autres garçons, j’espère ? l’interrogea Imi sur un ton désapprobateur. Rissi grimaça. —Non. Je prends des cours pour devenir un guerrier plus tard. —Oh ! (Imi haussa les épaules.) Tu n’es pas un peu jeune pour ça ? Une ombre passa sur le visage de son ami. —Non. Imi se mordit la lèvre en se rendant compte qu’elle l’avait vexé. Les garçons étaient comme ça. Ils voulaient toujours avoir l’air plus vieux. —Bien sûr que non, dit-elle en guise d’excuses. Tous les fils de marchands apprennent-ils à se battre ? Rissi détourna les yeux. —C’est toujours bon de pouvoir se défendre quand on sort de la cité. Imi le dévisagea plus attentivement. Elle sentait qu’il y avait autre chose. Rissi lui jeta un coup d’œil. —De toute façon, marmonna-t-il, je ne veux pas devenir marchand. Je veux être un guerrier. La surprise de la jeune fille se mua en inquiétude. Bientôt, les guerriers élaï allaient se mettre à attaquer les navires des pillards. Si Rissi se trouvait avec eux, il risquait de se faire tuer – et cela aussi, par sa faute. —Le Premier Guerrier m’a promis de me garder une place parmi les nouvelles recrues quand j’aurai l’âge, expliqua le jeune garçon. À condition que je réussisse les épreuves. Mon père n’aime pas ça, mais il ne peut pas m’en empêcher. —Pourquoi ? bredouilla Imi. Rissi écarta les mains. —Parce qu’il veut que je prenne sa suite quand je serai grand. —Non, je veux dire : pourquoi veux-tu devenir un guerrier ? Il fixa ses yeux sur elle en silence, puis un sourire fleurit lentement sur ses lèvres. —Parce que, princesse Imi, un jour, je vous épouserai. Le retour de Teiti dispensa la jeune fille de répondre à cette déclaration. La porte de la chambre s’ouvrit, et la gardienne de la princesse entra avec une cruche dans une main et un plateau en équilibre précaire dans l’autre. Elle déposa les deux sur la table entre Imi et Rissi, puis se redressa. —Princesse, dit-elle en insistant bien sur ce titre, comme durant chacune des visites de Rissi. Le roi vous fait dire que le messager est rentré. Les Pentadriens ont accepté toutes nos conditions. Imi se leva d’un bond. —Vraiment ? C’est merveilleux ! Il faut que je parle à mon père tout de suite ! Et, ignorant le sourire confiant de Rissi comme les protestations de Teiti qui venait juste de leur apporter une collation, elle saisit cette occasion de s’enfuir. Tandis qu’elle filait dans les couloirs du palais, elle sentit l’irritation la gagner. Je devrais être ravie, mais Rissi a tout gâché. Je ne savais pas quoi lui répondre. Jamais je n’ai été si embarrassée ! Et où a-t-il été chercher l’idée qu’en devenant un guerrier il pourrait m’épouser ? Puis elle se souvint. Elle lui avait dit elle-même que son père la marierait sans doute à quelqu’un de sang royal, ou peut-être « à un grand guerrier qui l’aurait suffisamment impressionné, histoire d’apporter du sang neuf dans la famille ». Il va en falloir beaucoup pour impressionner Père, songea-t-elle. Mais Rissi est prêt à essayer. Ce qui était assez flatteur, comprit-elle. Ses cousins plus ou moins éloignés en auraient-ils fait autant pour ses beaux yeux ? Elle en doutait fort. Souriant, Imi allongea le pas et se demanda où elle allait bien pouvoir trouver son père. Chapitre 48 —Ah !le voilà ! s’exclama Tamun en levant les yeux de son métier vers l’entrée de la caverne. Pivotant, Emerahl vit Surim gravir l’escalier. Autour de son cou, il portait un énorme serpent au corps aussi épais que sa cuisse, et si long qu’il l’avait drapé deux fois autour de ses épaules. Il se dirigea vers le côté de la caverne où les Jumeaux préparaient leurs repas et le déposa à terre. Puis il se tourna vers leur invitée et grimaça. —Le repas de ce soir. Nous allons faire un vrai festin. Horrifiée, Emerahl détailla le serpent qui gisait immobile à ses pieds. —Un festin bien ennuyeux, si c’est tout ce que tu nous rapportes, répliqua Tamun. —Non, ce n’est pas tout, se défendit Surim. Il plongea la main dans une besace de toile que le serpent avait dissimulée jusque-là et en tira plusieurs plantes inconnues d’Emerahl, mais qui lui inspirèrent un vif soulagement. —Tu as déjà mangé du takker ? l’interrogea-t-il. Emerahl déglutit. —Non. —C’est délicieux, affirma Surim. Sa viande a la même texture que celle du breem, avec un goût légèrement plus prononcé. —Tu aurais dû attraper une proie plus conventionnelle, lui reprocha sa sœur sans quitter son ouvrage du regard. (Elle jeta un coup d’œil à Emerahl et sourit.) Tu n’es pas obligée d’y toucher. Il nous a fallu un moment pour nous adapter à cet endroit, mais nous nous sommes habitués à varier notre ordinaire avec des plats quelque peu étranges. Toi, c’est différent. Tu es notre invitée, et nous ne pouvons pas t’imposer de manger ça. Surim haussa un sourcil taquin. —Je pense au contraire qu’une invitée doit être traitée avec une générosité toute particulière, qu’il faut lui servir les mets les plus rares et les plus délicats – du takker rôti, par exemple. —Je vais goûter, dit très vite Emerahl, espérant tuer dans l’œuf une autre discussion interminable. (Non que les chamailleries des Jumeaux soient méchantes, mais elles pouvaient durer des heures et des heures.) Et, si ça ne me plaît pas, je me rabattrai sur les légumes. Surim eut un large sourire. —Merci, Emerahl. Tu pourrais également apprécier ça… De sa besace, il sortit une araignée deux fois plus grosse que sa main. —Tu te moques de moi, s’entendit lâcher Emerahl. —Évidemment, gronda Tamun. Arrête ça, Surim. Son frère fit la moue. —Mais c’est si drôle ! Je n’ai personne avec qui jouer depuis trop longtemps. Duper quelqu’un d’aussi vieux que toi n’est pas chose aisée. Emerahl dévisagea Tamun. —Tu supportes ça depuis combien de temps ? —Presque deux millénaires, répondit calmement l’immortelle. J’espérais qu’il finirait par comprendre que ses plaisanteries n’étaient pas drôles, mais non. C’est comme être condamnée à écouter la même blague en continu. Certains qualifieraient ça de torture. —Ce n’est pas parce que je suis vieux que j’ai perdu mon sens de l’humour, répliqua Surim. Contrairement à certaines. —Oh !tu m’amuses tous les jours, dit sèchement sa sœur. Emerahl secoua la tête. —Vous n’arrêtez jamais, pas vrai ? Surim grimaça. —Pas une seule seconde. Pas même depuis notre séparation. Les Jumeaux se turent et s’entre-regardèrent avec une expression affectueuse. Emerahl les détailla tour à tour, se demandant quand et pourquoi… —Il y a un siècle, dit brusquement Tamun en se tournant vers elle, l’air grave. Pour échapper aux dieux qui étaient bien décidés à purger le monde des immortels. Emerahl en fut effarée. —Tu as… —… Lu dans ton esprit ? Non. (Tamun haussa les épaules et retourna à son ouvrage.) Mais cette expression nous est familière. (Elle sourit.) Ne t’en fais pas, nous ne sommes pas offensés par ta curiosité. Pose-nous tes questions. Emerahl opina. —En quoi vous séparer vous a-t-il sauvés ? —Comme tu t’en es peut-être rendu compte, les dieux ne peuvent agir directement dans le monde physique, répondit Surim. (Il avait traîné le serpent jusqu’à la grande table et était en train de le vider.) Ils doivent œuvrer à travers un mortel, de préférence un mortel Doué pour la magie. —Voilà pourquoi ils ont besoin de prêtres et de prêtresses pour faire leur travail, poursuivit Tamun. Après avoir réglé son compte à Mirar, Juran s’est lancé à la recherche des autres immortels. Il n’a pas eu de mal à trouver l’Oracle… —Qui, curieusement, n’avait pas prévu ça, marmonna Surim. —… Et le Fermier s’est laissé surprendre, dit Tamun en secouant la tête. Nous avons eu vent de l’ordre des dieux trop tard pour le prévenir. Le seul que nous avons pu mettre en garde, ce fut le Goéland. —Il est plus âgé que nous tous, déclara Surim, s’interrompant pour planter son regard dans celui d’Emerahl. (Son expression était pleine de respect.) Son habitude de se déplacer constamment, de dissimuler son identité et d’avoir l’air d’un simple moussaillon dépenaillé a joué en sa faveur. —Et puis, les gens de la mer protègent les leurs, ajouta Tamun. —Nous, en revanche, étions très connus et particulièrement faciles à identifier. Bien entendu, nous avons tenté de nous cacher – et nous avons réussi un moment. (Surim s’assombrit.) Puis les dieux ont déclaré que les siamois étaient des « abominations », et qu’ils devaient être séparés ou tués à la naissance. Des siamois de tous les âges et de toutes les origines se sont rendus à Jarime. La plupart des tentatives de séparation ont échoué. —Heureusement, il y a eu quelques réussites, affirma Tamun avec un enthousiasme forcé. Du moins, c’est ce que nous avons raconté. Le fait que nous soyons séparés suggérait que nous avions été examinés par les Circliens et jugés dignes de vivre. Donc, nous ne pouvions pas être les célèbres Jumeaux. Emerahl fronça les sourcils. —Maudits dieux. —Oh !inutile de nous plaindre, dit Tamun en souriant. Nous avions toujours eu l’intention de le faire, mais le courage nous manquait. Et si ça ne nous plaisait pas ? Et si nous ne pouvions plus redevenir comme avant ? —Nous n’avons pas de regrets, déclara Surim. Et ces séparations ont aussi eu des effets positifs. Les prêtres guérisseurs ont perfectionné leur technique. Aujourd’hui, la plupart des enfants survivent à la procédure. —Mais ceux qui meurent… (Tamun se rembrunit et secoua la tête.) Je déteste les dieux à cause de ceux-là. —Entre autres choses, grommela Surim. —Moi aussi, renchérit Emerahl, même s’ils ne m’ont rien fait de pire que m’obliger à me cacher. Je les déteste bien davantage pour ce qu’ils ont infligé à Mirar. (Elle soupira.) Si seulement nous pouvions être débarrassés d’eux… —Eh bien, il est possible de les tuer. Emerahl dévisagea Tamun, qui haussa les épaules. —Avant la Guerre des Dieux, ils étaient des dizaines. Après, il n’en est resté que cinq. —Dix, maintenant, la corrigea Surim. Sa sœur l’ignora. —La question est donc la suivante : Faut-il nécessairement un dieu pour en tuer un autre ? —Et, si oui, pouvons-nous convaincre ou forcer l’un d’eux à le faire pour nous ? (Surim gloussa.) Parle-lui du parchemin. —Ah !le parchemin. (Tamun sourit.) Ce dernier siècle, en passant d’un esprit à l’autre, nous avons découvert des rumeurs concernant un parchemin qui contiendrait le récit de la Guerre des Dieux, tel que relaté par une déesse à son dernier Serviteur avant qu’elle soit tuée. Emerahl sentit son cœur battre un peu plus fort. —Où est ce parchemin ? —Nul ne le sait, répondit Surim sur un ton théâtral. —Mais certains érudits d’Ithanie du Sud ont collecté des indices et entrepris des recherches, ajouta Tamun. De tous les habitants de ce monde, ils sont les plus susceptibles de le découvrir. —À moins que quelqu’un le trouve avant eux, acheva Surim. Le frère et la sœur fixèrent leur regard sur Emerahl avec la même expression frémissante. Elle éclata de rire. —Quand il s’agit d’insinuer quelque chose, vous êtes à peu près aussi subtils qu’un marteau de guerre dunwayen. Vous voulez que je me mette en quête de ce parchemin. (Elle s’interrompit comme une odeur délicieuse parvenait à ses narines.) Est-ce le takker qui est en train de cuire ? Surim gloussa. —C’est bien possible. —Ça sent bon. (Emerahl s’assit dans une position plus confortable et se tourna vers Tamun.) Alors, que pouvez-vous me dire d’autre au sujet de ce parchemin et des érudits d’Ithanie du Sud ? L’île se trouvait plus loin en mer que l’archipel de Borra. Elle était précédée par plusieurs îlots rocheux pareils à de minuscules montagnes submergées. Depuis que le navire pénétrait dans le lagon abrité choisi par le roi Aïs comme lieu de rencontre, Reivan se rendit soudain compte qu’ils s’engageaient dans un cratère plus ou moins semblable à ceux qu’elle avait vus en Avven. Ces îles étaient bel et bien des montagnes submergées. Telles des sentinelles alignées, les pics de la cordillère qui divisait l’Ithanie du Nord ne s’étiraient pas seulement de Dunway jusqu’à Si : ils se poursuivaient au fond de l’océan. Une plage étroite bordait le lagon. En son centre se tenait un petit groupe de silhouettes sombres. —Imi est avec eux, rapporta Imenja. Reivan sourit. —Tant mieux. J’espérais la revoir avant que nous rentrions chez nous. Ne fût-ce que pour m’assurer qu’elle allait bien. —Nous le savons déjà. —Oui, mais je ne peux pas lire dans les esprits. —Douterais-tu de ma parole ? —Bien sûr que non. Mais vous l’entendre dire, ce n’est pas la même chose que le voir de mes propres yeux. C’est comme si quelqu’un vous affirmait qu’un aliment est délicieux sans que vous l’ayez goûté vous-même. Imenja lui jeta un regard de biais. —Des bulines, par exemple ? Reivan ne jugea pas nécessaire de répondre. Du menton, elle désigna la plage. —Le roi est là ? —Oui. —Que pense-t-il de tout ça ? —Il se méfie toujours de nous, mais il a conscience des avantages de ce traité. Il est très satisfait d’avoir réussi à nous imposer ses limitations. Et il est fier d’Imi, même si elle lui fait un peu peur. —Peur ? —Oui. Ses aventures l’ont transformée. C’est dur pour lui d’accepter que sa petite fille soit revenue presque adulte. C’est le genre d’homme qui déteste le changement. (Imenja fit une pause.) Il y a quelqu’un d’autre avec lui. Une prêtresse. Elle se demande si le roi modifiera le traité de la façon qu’elle a suggérée. —C’est-à-dire ?s’enquit Reivan. —Elle craint que les Élaï se laissent séduire par nos dieux, aussi veut-elle qu’il nous interdise de leur parler théologie. —Qu’allez-vous faire ? Imenja ne répondit pas. Le capitaine approchait. Il leur annonça que le canot était prêt. La Deuxième Voix acquiesça et se tourna vers Reivan, —Tu as tout ce qu’il nous faut ? Son assistante brandit le sac de toile huilée dans lequel elle avait fourré du parchemin, de l’encre et divers instruments de calligraphie. —Dans ce cas, allons écrire une page d’histoire. Elles descendirent dans le canot. Dès qu’elles furent installées à bord, les marins se mirent à ramer. Personne ne pipa mot durant le court trajet jusqu’à la plage. Lorsque le fond du canot racla contre le sable, les hommes sautèrent dans l’eau et tirèrent l’embarcation au sec. Imenja et Reivan enjambèrent le plat-bord et se dirigèrent vers les Élaï tandis que les marins demeuraient près du canot. Comme durant leur rencontre précédente, le roi Aïs se tenait au milieu d’un cercle de guerriers, flanqué d’un côté par Imi et de l’autre par une vieille femme. L’inconnue portait des vêtements luxueux et des bijoux en or ; Reivan aurait pu la prendre pour une reine si elle n’avait pas su que la mère d’Imi était morte. Non, ce devait être la prêtresse. Quelques pas derrière le roi, la jeune femme aperçut un homme aux pieds duquel reposaient deux tablettes de pierre. —Salutations, roi Aïs, souverain de Borra, lança Imenja. —Bienvenue, Imenja, Deuxième Voix, répondit le roi. Elle se tourna vers Imi. —Salutations, princesse Imi. Comment vous réadaptez-vous à la vie auprès des vôtres ? La jeune fille sourit. —Très bien, Deuxième Voix. Imenja jeta un coup d’œil entendu à Reivan. —Je m’en réjouis. À présent, voulez-vous que nous discutions des termes de notre traité ? demanda-t-elle au roi. Celui-ci opina. Reivan écouta attentivement tandis qu’ils examinaient l’une après l’autre les questions relatives au commerce et aux conflits armés. Au fur et à mesure qu’ils décidaient comment formuler chaque clause du traité, la jeune femme prenait note sur de petits bouts de parchemin avec une craie grise. Chaque aspect fut envisagé soigneusement, et un long moment s’écoula avant qu’ils abordent le sujet de la religion. —Mon peuple se satisfait de vénérer Huan, déclara le roi Aïs. Mais je mesure la séduction de la nouveauté, et suis conscient que même des différends théologiques mineurs peuvent provoquer des troubles au sein d’un peuple. C’est pourquoi je dois vous demander de ne pas tenter de convertir un seul Elaï en lui exposant vos préceptes religieux, que ce soit de votre initiative ou sur sa demande. —Mes gens se garderont de prier ou de pratiquer quelque rituel que ce soit devant eux, lui assura Imenja. Reivan parvint à s’empêcher de jeter un coup d’œil surpris à sa maîtresse, mais elle toucha son pendentif en forme d’étoile. —Si vous acceptez cette clause, Nekaun considérera ce traité comme de bien peu de valeur. —Sans doute. Mais, avec le temps, il comprendra que plus une chose est interdite, plus elle devient séduisante aux yeux de certains. —J’ai moi aussi des conditions à poser, dit Imenja à voix haute. Le roi haussa ses arcades sourcilières glabres. —Oui ? —Certains de mes gens ont exprimé leur inquiétude que les vôtres cherchent à dépouiller des marchands, soit en les attaquant directement, soit en attendant que des pillards les aient attaqués avant d’attaquer les pillards eux-mêmes. Je leur ai assuré que ce ne serait pas le cas, mais ils veulent que vous le leur promettiez. —Ils ont ma parole que tout guerrier surpris à s’adonner à de telles pratiques sera sévèrement puni. Imenja hocha la tête. —Je préférerais « Elaï » à « guerrier », et je voudrais également que vous spécifiiez en quoi consistera leur punition. Par ailleurs, notez que si nous découvrons que vos gens se sont attaqués à des marchands de cette façon, nous considérerons le traité comme caduc. Le roi acquiesça. —Ça me semble raisonnable. Imenja planta son regard dans celui de son interlocuteur. —Et si cela devait se produire, soyez certain que je le saurais. De la même façon que j’ai su que le marchand qui avait acheté Imi aux pillards était coupable de maltraitance envers elle, ou que vos guerriers suivaient mon navire, ou qu’il existe un second accès à votre cité depuis lequel des sentinelles guettent l’approche éventuelle de pillards. Ce que je ne puis voir grâce aux Talents que les dieux m’ont conférés, ils me le disent eux-mêmes. Si vos gens deviennent des voleurs, j’en serai informée d’une façon ou d’une autre. L’expression perplexe du roi se dissipa lentement comme il assimilait les paroles d’Imenja. Il se tourna vers sa fille, qui eut tout à coup l’air un peu effrayée. Néanmoins, elle redressa le dos. —Je t’avais prévenu que c’était une sorcière. —Mais tu ne m’avais pas dit ça. —Parce que je l’ignorais. Le roi reporta son attention sur Imenja et plissa les yeux. —Comment puis-je être certain que vous ne reviendrez pas avec toute une armada pour vous emparer de ma cité ? Imenja sourit. —Je ne vois pas à quoi cela me servirait. Non seulement Borra est trop loin de chez nous, mais que ferions-nous d’une cité souterraine à peine plus grande qu’un village avvène ? En revanche, je vois très bien l’intérêt de commercer avec vous et de préserver la sécurité de ces eaux. » En signant ce traité, nous prenons un risque tous les deux. Vous devez nous faire confiance pour ne pas attaquer votre peuple. Et nous devons vous faire confiance pour ne pas employer à mauvais escient les choses que nous allons vous enseigner. Il me semble que le jeu en vaut la chandelle. Le roi acquiesça. —J’avais des doutes, et j’avoue que j’en ai toujours. Mais les Elaï ne peuvent pas rester éternellement ainsi, et ils sont prêts à courir ce risque. Il se tourna vers l’homme qui se tenait derrière lui. Reivan vit qu’une des tablettes était couverte d’écriture élaï. —Approche, afin que nous te regardions graver nos promesses dans la pierre. (Il reporta son attention sur Imenja.) Nous allons rédiger notre traité dans les deux langues. —Et à la manière de nos deux peuples, ajouta la Deuxième Voix. Elle jeta un coup d’œil à Reivan qui, en réponse à son ordre muet, ouvrit son sac en toile huilée et en sortit du parchemin, de l’encre et une planche sur laquelle s’appuyer pour écrire. —Ça ne résistera jamais à l’eau, murmura le scribe élaï. Reivan sourit et produisit un tube à message, un carré de toile huilée, de la cire et une bobine de ficelle. —Si, affirma-t-elle. L’homme ne parut guère convaincu. Haussant les épaules, Reivan s’assit en tailleur sur le sable et commença à écrire. Entre Mirar et les arbres clairsemés à la lisière de la forêt s’étendait une couverture de neige immaculée et presque verticale. Le moyen le plus sûr de descendre serait de décrire des lacets, décida le voyageur. En ligne droite, il aurait du mal à conserver son équilibre. D’un autre côté, serait-ce si terrible que je glisse ? se demanda-t-il. Ce serait beaucoup plus rapide… Il scruta les arbres en contrebas. Même s’ils étaient plus jeunes et plus petits que dans les profondeurs de la forêt, leur tronc devait être tout aussi dur. Si Mirar se laissait glisser, il n’aurait qu’un contrôle limité sur sa trajectoire et soulèverait un nuage de neige qui l’empêcherait de bien y voir – donc, d’utiliser sa magie à temps pour éviter d’éventuels obstacles. Non, ce n’est pas une bonne idée, conclut-il. Levant les yeux vers le sommet de la montagne, il soupira. Au cours de sa longue existence, il ne s’était que très rarement aventuré à une telle altitude et en des lieux si inhospitaliers. Certes, la vue qui s’offrait à lui était magnifique, mais la progression aussi ardue que périlleuse. La force magique brute lui avait suffi pour s’ouvrir un chemin hors de la caverne ensevelie ; éviter de tomber dans des crevasses recouvertes de neige avait été autrement plus délicat. Scrutant le sol devant lui, il se mit à descendre lentement. La couche de poudreuse n’était pas épaisse. À chacun de ses pas, un peu de neige s’en détachait et dégringolait le long de la pente. Arrivé à mi-chemin, il s’arrêta pour regarder autour de lui. … Et s’aperçut qu’il bougeait encore. La pente tout entière était en train de glisser. Son cœur cessa de battre un instant, puis accéléra furieusement. La surface blanche et lisse se mit à onduler sous ses pieds. Son instinct de fuite le poussa à se retourner et à tenter de remonter, mais d’immenses replis neigeux masquaient déjà la pente et se précipitaient à sa rencontre. Comme ils percutaient ses jambes, Mirar lutta pour conserver son équilibre – et échoua. Il atterrit sur le flanc et se mit à glisser tandis que la neige le submergeait telle une lame de fond. Ne panique pas, s’intima-t-il. L’avalanche va t’emporter jusqu’en bas ; c’est tout. Tu dois juste faire attention à ne pas suffoquer ni percuter un arbre. Conjurant de la magie, il créa une barrière autour de son corps. Il prit bien garde à la modeler en forme de bulle autour de sa tête pour pouvoir respirer. Pendant un moment, il se sentit dévaler le flanc de la montagne à toute allure. Puis sa descente ralentit brusquement et s’arrêta. De la neige le recouvrit. La pression qu’elle exerçait sur sa barrière augmenta. Je vais être enseveli. Des souvenirs de l’effondrement de la Maison des Tisse-Rêves lui traversèrent l’esprit. Une folle terreur jaillit du tréfonds de son être. Il lutta pour la réprimer, se concentrant sur sa respiration. La pression de l’avalanche semblait assez grande pour lui broyer tous les os. S’il flanchait une seule seconde, sa barrière se dissiperait et… Et pourquoi ne pas la laisser disparaître ? Sa peur céda la place à de l’engourdissement. Pourquoi ne pas lâcher prise sur cette existence ? découvrir ce qu’il y a au-delà ? De toute façon, les Serviteurs des Dieux risquent de me tuer dans quelques semaines, quand j’atteindrai la côte. Pourquoi leur donner ce plaisir ? En mourant ici, je les priverai de la satisfaction d’avoir exécuté le grand Mirar. J’imagine qu’ils se demanderont longtemps où je suis passé… Le froid de la neige n’était rien comparé au désespoir glacial qui l’envahissait. Quelle raison ai-je encore de vivre ? Mes semblables sont de moins en moins nombreux, et je ne peux pas me révéler à eux sans les mettre en danger. La femme que j’aime est totalement hors de mon atteinte. C’est l’ge des Cinq, et je n’y ai pas ma place. Je devrais juste… —… Cesser d’être si mélodramatique, dit-il à voix haute. Fermant les yeux, il aspira une grande quantité de magie et la modela. Il y eut une explosion étouffée. La blancheur qui le recouvrait fusa vers le ciel et vola en éclats. Comme elle retombait en fragments inoffensifs, Mirar s’assit et regarda autour de lui. Il gisait au centre d’un large cratère. Se relevant, il en escalada le bord et se retourna pour contempler son œuvre. Le trou était très impressionnant. Malgré lui, il sourit. Puis une ombre fila sur le sol près de la sienne, et son sourire s’estompa. Levant les yeux, il aperçut deux Siyee qui s’éloignaient. Avec un soupir, il se détourna et recommença à patauger dans la neige en direction de la forêt. Chapitre 49 Auraya s’arrêta et leva les yeux vers l’Autel. Les six côtés étaient redressés, fermés au reste du monde. Des scènes de la journée défilèrent dans l’esprit de la jeune femme. C’était Vaurien qui avait annoncé son retour. D’une façon ou d’une autre, il avait réussi à se glisser hors de ses appartements pour aller retrouver Poussière d’Etoile, la femelle veez de Mairae. Peu de temps après, Auraya avait été convoquée chez Juran. Elle y avait trouvé Mairae et leurs deux familiers. —Pourquoi ne nous as-tu pas prévenus de ton arrivée ? avait demandé Juran. —Je pensais que les dieux s’en chargeraient. J’étais surprise que vous ne soyez pas là pour m’accueillir. (Auraya avait haussé les épaules.) Il était tard ; je n’ai pas voulu vous réveiller. Juran avait opiné. —Je veux que tu me racontes tout ce qui s’est passé depuis le moment où tu as découvert que Mirar se trouvait à Si. La jeune femme s’était exécutée. Cela avait pris plusieurs heures. De temps en temps, les autres Blancs l’interrompaient pour lui poser des questions. Dyara et Rian l’écoutaient à travers un lien mental avec Juran. Quand elle avait eu terminé, Juran avait évoqué son châtiment et demandé si elle était prête à l’accepter. —Pour moi, oui, avait répondu Auraya. Mais j’ai du mal à comprendre que les Siyee soient punis pour mes fautes. —Tu aurais dû penser aux conséquences pour eux avant de désobéir aux dieux, avait répliqué Dyara. —Jamais je n’aurais cru qu’ils se montreraient si… si… Qu’ils prendraient une telle décision. —Tu t’obstines à mettre leur sagesse en doute, avait constaté Rian. Ce n’était pas son premier commentaire méprisant depuis le début de la réunion, même si c’était sûrement un des plus brefs. Auraya n’avait pas nié. —Oui. Si la capacité à douter était contradictoire avec ma fonction de Blanche, les dieux ne m’auraient pas choisie. Et il y aurait eu beaucoup moins de candidats aux différentes cérémonies d’Élection. Mairae avait souri mais, quand Juran s’était tourné vers elle, elle s’était forcée à prendre une mine sévère et désapprobatrice. C’est là que j’ai compris qu’ils pensaient tous devoir se comporter comme si j’étais une enfant polissonne. Etouffer toute la compassion qu’ils pouvaient ressentir envers moi. —Les individus dignes de servir les dieux sont rares, avait affirmé Rian. Auraya avait frémi. —Je sais que j’ai été stupide. Mais je ne le regrette pas, puisque le seul autre choix était de devenir une hypocrite et une meurtrière. Je déplore seulement que ma décision ait un tel impact sur les Siyee. Je ferais n’importe quoi pour y remédier. Juran était intervenu, déclarant qu’ils devaient s’efforcer de coopérer et d’éviter tout conflit inutile. Que les choses devaient redevenir comme avant. Mairae l’avait dévisagé avec un mélange de tristesse et de pitié. —Je doute que les choses redeviennent jamais comme avant, avait-elle murmuré. Auraya s’était demandé à qui elle faisait allusion. Elle-même, peut-être ? Les décisions des dieux avaient-elles poussé une autre Blanche à s’interroger ? À moins que Mairae ait parlé de l’ensemble des Blancs. Ou juste de moi. En tout cas, elle ne pensait visiblement pas aux Siyee. Personne ne semblait s’inquiéter de leur sort. Quand Juran avait enfin congédié Auraya, celle-ci s’était retournée sur le seuil de ses appartements et lui avait demandé s’il voulait apprendre le Don de guérison de Mirar. Son aîné avait secoué la tête comme si cette idée l’horrifiait. Un léger souffle d’air ramena l’attention de la jeune femme vers l’Autel. Les six côtés avaient commencé à s’ouvrir. Elle sentit son cœur s’arrêter, puis se mettre à battre la chamade. Je suis sur le point de prendre un risque énorme, songea-t-elle. Je pourrais très bien tout perdre. Mais comme Mairae l’avait dit, les choses ne redeviendraient jamais comme avant. J’ai déjà perdu beaucoup. Si on m’enlève le reste, je n’aurai qu’à l’accepter. Des pas pressés résonnèrent sous le Dôme. Pivotant, Auraya vit Juran et Mairae se diriger vers elle. Elle grimpa sur l’estrade de l’Autel et prit sa place à la table. —Pourquoi nous as-tu fait venir ?s’enquit Juran en la rejoignant. —J’ai une question à poser aux dieux, répondit Auraya en soutenant son regard. Une question dont la réponse pourrait vous intéresser. Son aîné la dévisagea, visiblement agacé qu’elle ait organisé une réunion sans le consulter d’abord. —Et quelle est cette question ? —Tu l’entendras dès que tu auras commencé le rituel et que les dieux seront apparus. Il hésita. Mairae lui posa une main sur l’épaule. —Vas-y. Je doute que nous réussissions à lui tirer les vers du nez autrement. Avec un soupir, Juran s’assit à sa place. Mairae se glissa gracieusement sur son siège, les yeux brillants de curiosité. —Tu te donnes vraiment beaucoup de mal pour nous distraire, Auraya, chuchota-t-elle à sa cadette sur un ton approbateur. La jeune femme réussit à conjurer un sourire. Elle jeta un regard hésitant à Juran, qui soupira de nouveau et ferma les yeux. —Chaia, Huan, Lore, Yranna, Saru, récita-t-il. Une fois de plus, nous vous remercions pour la paix que vous avez ramenée en Ithanie et pour les Dons qui nous permettent de la maintenir. Nous vous remercions également pour votre sagesse et pour les conseils que vous nous dispensez. —Nous vous remercions, murmura Auraya en même temps que Mairae. Elle se concentra sur la magie alentour, mais ne perçut aucun signe des dieux. —Auraya souhaite vous poser une question. Si vous voulez bien lui donner une réponse, merci d’apparaître devant nous. —Guidez-nous. Juran rouvrit les yeux et s’adossa à sa chaise. À son air dubitatif, Auraya comprit qu’il ne s’attendait pas que les dieux se manifestent. Mais, comme elle soutenait son regard, elle sentit plusieurs présences à la lisière de ses perceptions. Ces présences se rapprochèrent d’elle. Cinq silhouettes lumineuses se dessinèrent lentement autour de l’Autel. Chaia apparut près de Juran. Il regarda Auraya et lui sourit. Puis son sourire s’estompa comme il lisait dans son esprit. —Quelle est ta question, Auraya ? C’était Huan qui avait parlé – la déesse qu’elle avait défiée, et aussi celle qui réclamait l’obéissance la plus aveugle. Auraya se sentit brusquement nerveuse. Mais elle lui fit face et rassembla tout son courage pour demander : —M’autoriserez-vous à démissionner de mon poste de Blanche ? Juran hoqueta, et Mairae prit une inspiration sifflante. —Non, Auraya ! protesta l’aîné des Blancs. Ce n’est pas nécessaire. —Nous avons tous été un peu durs avec toi aujourd’hui, ajouta Mairae. Tu ne dois pas prendre Rian trop au sérieux. Auraya continua à fixer son regard sur Huan. La déesse plissa les yeux. —Où iras-tu ? —À Si. Elle consulta les autres dieux du regard. —Nous devons en discuter. Attendez-nous ici. Les cinq silhouettes disparurent. Auraya prit une grande inspiration et expira lentement. —Auraya, dit Juran sur un ton sévère. Tu as dit que tu acceptais la punition des dieux. La jeune femme se tourna vers lui. —Et c’est le cas. Mais je ne parviens pas à accepter qu’ils abandonnent les Siyee. Juran se rembrunit. —Valent-ils la peine que tu renonces à ta position, à ton immortalité, à ton Don de vol ? Comment pourras-tu les aider sans cela ? —Je ferai mon possible. Je… Auraya secoua la tête. Quelque chose bourdonnait à la limite de ses perceptions. En se concentrant, elle fut surprise de réussir à distinguer des mots. —… Vous avais prévenu que ça risquait d’arriver, mais vous avez insisté pour la mettre à l’épreuve encore et encore. C’était Chaia, comprit-elle. Il était furieux. —Pas plus que les autres, répliqua Huan. —Mais après seulement un an de service ! —Elle était la dernière des Blancs. Nous savions qu’elle n’aurait pas beaucoup de temps pour se faire à son nouveau rôle. À présent, nous pouvons lui trouver un remplaçant plus digne de sa position. Qu’en pensez-vous ? —Je suis d’accord, dit Lore. —Moi aussi, acquiesça Yranna. —Donnons-lui ce qu’elle veut, renchérit Saru. Comme ça, nous serons débarrassés d’elle. —Seulement si elle se retourne contre nous, le contra fermement Chaia. Moi, je pense que nous devrions la garder. —Nous sommes quatre contre toi. Mais nous la laisserons retourner à Si. Cela atténuera le choc causé par sa démis… Attendez ! Elle nous entend ! s’exclama Huan. —Je vous avais prévenus, répliqua Chaia sur un ton satisfait. Vous savez qu’elle nous perçoit quand nous sommes près d’elle. Cela vous fait-il revenir sur votre décision ? —Non. Les dieux se rapprochèrent et reprirent leurs positions respectives autour de la table. Auraya se rendit compte qu’elle avait passé les dernières minutes à regarder fixement Juran sans le voir. Les cinq silhouettes lumineuses réapparurent. —Nous accédons à ta requête, déclara Huan. —Mais à certaines conditions, poursuivit Chaia. Tu ne dois pas chercher à gouverner une nation ou un peuple par tes propres moyens. Si tu te dresses contre nous ou contre les autres Blancs, si tu fais obstacle à nos desseins ou t’allies avec nos ennemis, nous te considérerons comme hostile. —C’est compréhensible. J’accepte vos conditions. —Ote ton anneau. Le cœur d’Auraya se serra. Tendant sa main devant elle, elle retira lentement l’anneau blanc de son doigt. Puis elle se leva et fit face à Chaia. —Vous servir a été une immense joie et un grand honneur, mais il est clair que cette position doit revenir à quelqu’un qui en sera plus digne. Néanmoins, je ne souhaite pas me détourner de vous. Je vous conserve mon respect et mon amour et, avec votre permission, je continuerai à vous servir en tant que simple prêtresse. Chaia jeta un coup d’œil à Huan. —Ça, c’est une décision qui incombe aux Blancs, comme toujours, répondit-il. La déesse plissa légèrement les yeux. Auraya regarda Juran, puis son anneau. Prenant une grande inspiration, elle le déposa sur la table. Elle n’éprouva rien – ni chagrin bouleversant, ni aucun changement en elle. Alors, elle recula d’un pas et redressa le dos. Juran fixait les yeux sur son anneau d’un air sombre. Pas étonnant, songea Auraya. Sans un cinquième membre, les Blancs sont vulnérables. Mais je suis certaine que les dieux ne les laisseront pas dans cet état. Je doute qu’ils attendent un quart de siècle pour me choisir un remplaçant. Elle regarda Mairae. À sa grande surprise, la prêtresse blonde lui sourit et hocha la tête. Dans ses yeux, Auraya lut du respect et de l’amitié. Deux sentiments dont elle doutait fort qu’ils soient partagés par les autres Blancs. Dyara et Rian avaient sûrement assisté à toute la scène à travers les yeux de Juran. Dyara sera déçue. Mais Rian ne se tiendra plus de joie. —Tu ne pourras pas revenir sur ta décision, dit Huan. Toutefois, il n’est plus nécessaire que tu restes à Jarime. Tu peux retourner à Si. Auraya acquiesça et fit le signe du cercle. —Merci. Les dieux s’évanouirent. Auraya hésita, ne sachant que dire ou faire. Juran fixait toujours le regard sur son anneau. Lentement, il tendit la main et s’en saisit. Puis il leva les yeux vers elle. —Tu as tout sacrifié pour les Siyee, résuma-t-il. Auraya sourit. —Oui. Elle songea à la conviction de Mirar que sa capacité de vol lui appartenait en propre. —Peut-être pas tout, la contra Mairae. Auraya baissa un regard surpris vers elle. —Je peux lire dans ton esprit, maintenant, expliqua la prêtresse blonde. —Bien sûr. (Auraya secoua la tête.) Je n’y avais pas pensé. —Alors, vas-tu essayer de voler ? Elle dévisagea Mairae, puis se concentra sur la position qu’elle occupait dans le monde. Sa perception de celle-ci n’avait pas changé. Conjurant de la magie, elle se souleva de terre. Mairae éclata d’un rire triomphant. —Oui ! Tu peux encore aider les Siyee ! Submergée par le soulagement, Auraya ne put réprimer un large sourire. —Je peux les rejoindre. Maintenant, il me reste à découvrir si je peux encore les soigner. —J’imagine que tu vas partir dès que possible, dit Juran sur un ton las. Auraya se reposa sur le sol. —Oui. Je n’ai qu’à passer prendre Vaurien et quelques affaires. Juran acquiesça et se leva. —Prends soin de toi, Auraya. Je n’ai pas besoin de te recommander d’éviter les sorciers pentadriens. Je… Je dois consulter les autres avant de décider si tu peux rester une prêtresse. —Je comprends. —Passe nous voir de temps en temps pour nous donner des nouvelles, ajouta Mairae. Auraya sourit. —Il faudra venir me rendre visite à Si un de ces jours. En bateau, par exemple. Je suis sûre que vous vous plairiez là-bas. Mairae consulta Juran du regard. —C’est une bonne idée. L’aîné des Blancs acquiesça, puis descendit de l’Autel. —Nous pourrions faire cet effort. Et il nous sera sûrement profitable d’avoir sur place une prêtresse capable de nous atteindre rapidement. Auraya lui jeta un coup d’œil en biais. —Moi aussi, j’aimerais continuer à travailler avec vous, Juran des Blancs. Son aîné la regarda et, pour la première fois depuis son retour, il lui sourit. Son bateau se trouvait exactement là où elle l’avait laissé. Emerahl se tourna vers Surim et Tamun. —Merci pour votre hospitalité, dit-elle. Tamun sourit et lui ouvrit grand les bras. À la grande surprise d’Emerahl, l’immortelle d’ordinaire si réservée s’avança et l’étreignit chaleureusement. —C’est moi qui devrais te remercier d’être venue ici. Pour une fois que j’avais quelqu’un à qui parler ! —Quelqu’un d’autre que moi, grimaça Surim. —Votre compagnie n’est pas déplaisante non plus, dit Emerahl. Comme Tamun s’écartait d’elle, Surim prit le relais de sa sœur avec tant de force qu’Emerahl en eut le souffle coupé. —Prends soin de toi, Vieille Mégère. —Et vous, veillez bien l’un sur l’autre. —Oh !nous avons l’habitude. C’est ce que nous faisons depuis des siècles. —Pour le meilleur et pour le pire, ajouta Tamun. (Puis elle s’éclaircit la voix.) Tu ne crois pas que ça suffit ? Surim lâcha Emerahl et recula avec un large sourire. —Mais ça faisait si longtemps que je n’avais pas tenu une femme dans mes bras ! Tamun toussota. —Pas plus de quelques semaines, si mes souvenirs sont exacts. —Quelques semaines, c’est une éternité ! (Surim prit un air pensif.) Mmmh, je pense qu’il est temps que j’aille faire un petit tour. —Cette fille des marais accapare beaucoup trop ton attention, dit Tamun sur un ton désapprobateur. —Elle est un peu vieille pour être encore considérée comme une fille, la contra Surim, même si je ne doute pas qu’elle en serait flattée. Tamun secoua la tête mais ne dit rien. Elle tendit un sac à Emerahl—celui que la voyageuse l’avait regardée tisser. —Dedans, tu trouveras de l’eau douce, de la nourriture et les remèdes locaux dont nous avons parlé. —Merci. —Nous essaierons de te contacter chaque soir, ajouta Surim. Dans tes rêves. —Et j’en ferai autant si je découvre quoi que ce soit. Les Jumeaux acquiescèrent. Surim se rembrunit. —Nous nous en chargerions bien nous-mêmes, mais tu connais le monde d’aujourd’hui beaucoup mieux que nous. Même si nous passons notre temps à épier les pensées des mortels, rien ne garantit que ce que nous y avons lu nous permettrait de survivre. Et puis, nous devrions nous séparer. Il n’eut pas besoin de préciser combien cette idée leur répugnait : sa voix d’ordinaire joyeuse était voilée par l’émotion. —Nous te serons plus utiles en continuant à sonder l’esprit des mortels et en te rapportant ce que nous aurons appris. Emerahl sourit et leva les mains. —C’est bon, c’est bon. Je comprends votre réticence. Et j’ai envie de le faire. Même si nous ne trouvons pas le moyen de tuer les dieux, en savoir davantage sur eux – et particulièrement sur leurs limitations – nous sera toujours utile. —C’est ta quête, gloussa Surim. En tout cas, c’est ainsi que l’Oracle l’aurait appelée. Emerahl éclata de rire. —Non, elle l’aurait appelée « la Quête du Parchemin des Dieux », avec des majuscules partout. Tamun opina. —Et elle aurait écrit un poème grandiloquent qu’elle aurait qualifié de prophétie, racontant de quelle façon un feu follet aux yeux verts découvrirait le parchemin et sauverait le monde et l’âme de tous ses habitants. —Pitié, arrêtez ! Gloussant toujours, Emerahl se tourna vers son bateau. Elle défit l’amarre qu’elle avait attachée à la jarre en terre cuite et monta à bord. Aussitôt, l’embarcation commença à s’éloigner de la corniche sur laquelle se tenaient les Jumeaux. —Le courant t’emportera vers la sortie, lança Surim. —Bonne chance, ajouta Tamun. Emerahl posa le sac tissé au fond du bateau et regarda par-dessus son épaule. Déjà, elle avait traversé la moitié de la caverne. Tamun et Surim agitaient la main pour lui dire au revoir. Elle leur rendit leur salut. Puis, comme le bateau atteignait l’autre extrémité de la caverne, elle pivota vers la proue afin de le guider dans le tunnel principal. Elle gloussa par-devers elle. Et voilà, la Quête du Parchemin des Dieux a commencé ! Personne n’avait rien dit depuis leur départ du lagon. Personne n’avait rien pu dire, car ils avaient nagé pendant tout le chemin du retour, ne s’accordant que de rares et brèves pauses. Quand Imi avait manifesté des signes de fatigue, deux guerriers lui avaient pris les mains pour la traîner, ce qui aurait pu être amusant si tout le monde n’avait pas eu l’air si grave. Désormais, tandis qu’elle émergeait de l’eau à côté de son père, Imi s’aperçut que le simple fait de patauger était épuisant. Tout son corps lui faisait mal : ses jambes parce qu’elle avait trop poussé dessus, ses épaules parce qu’on l’avait tirée une moitié du chemin. Elle fut très soulagée lorsque son père s’arrêta au bord de la Bouche. —Mon peuple. Citoyens de Borra, tonna-t-il. Surprise, Imi leva les yeux et découvrit la foule d’Elaï qui s’était rassemblée autour de la Bouche pour attendre leur retour – et pour savoir ce qu’ils avaient fait à l’extérieur. —Aujourd’hui, j’ai fait un pari risqué, mais un pari que beaucoup d’entre vous approuvent, je le sais. J’ai conclu un accord avec les Pentadriens. Ils feront du commerce avec nous, ils nous apprendront à nous défendre, et ils viendront à notre secours en cas de besoin. » Un tel accord comporte évidemment des dangers. Il repose sur une confiance mutuelle et sur l’intégrité des deux parties. Mais il offre également de nombreux avantages. Je suis convaincu qu’avec l’aide des Pentadriens nous deviendrons plus forts. Peut-être assez forts pour ne plus avoir besoin de nous cacher dans cette cité. Peut-être assez forts pour ne plus avoir à craindre les pillards terrestres. Peut-être même assez forts pour débarrasser les mers de leur engeance maudite. Il balaya du regard les visages massés devant lui. Certains s’étaient rembrunis, mais la plupart semblaient satisfaits. Il jeta un coup d’œil à Imi et lui prit la main. —Ensemble, nous deviendrons puissants et fiers, et nous pourrons retourner vivre à la surface ! Quelqu’un poussa un hourra, et d’autres voix se joignirent à lui. Imi sentit sa fatigue s’envoler. Elle leva les yeux vers son père et grimaça. Il lui rendit son sourire et, pour la première fois, ce ne fut pas un sourire plein de méfiance, mais de détermination. Ensemble, ils fendirent la foule en direction du palais. Danjin s’assit dans un fauteuil près de sa femme. Silava lui sourit et mit de côté la lettre qu’elle lisait. Elle se leva, alla chercher le broc de tintra qu’elle avait mis à réchauffer près du feu et en versa dans un gobelet pour son époux. Puis elle regagna son fauteuil et reprit sa lecture. —De laquelle de nos filles s’agit-il cette fois ?soupira Danjin. —De ton aînée, répondit Silava sur un ton faussement désapprobateur. Ta petite-fille a été malade, mais elle s’est bien rétablie. Crois-tu que nous pourrions leur rendre visite cet été ? —Tout dépendra de… Quelqu’un frappa à la porte d’entrée. Leur valet se hâta d’aller ouvrir. Danjin eut le temps d’apercevoir un homme vêtu de blanc avant que la porte se referme sur lui. —Un message pour Pa-Pique, annonça respectueusement le valet en tendant à son maître un cylindre métallique. Silava jeta un coup d’œil à ce dernier. —Une convocation au Temple, j’imagine ? lança-t-elle, résignée. Danjin détailla l’étui à message d’un air perplexe. —D’habitude, ils me font seulement dire de venir. —C’est peut-être une invitation à une cérémonie particulière, suggéra sa femme. —Peut-être. Danjin examina le sceau. Il était intact, et l’étui paraissait authentique. Silava pianota sur l’accoudoir de son fauteuil. —Tu comptes l’ouvrir un jour ? —Un jour, oui. —Pourquoi pas maintenant ? —Parce que tu ne bous pas encore suffisamment de curiosité. Danjin rentra la tête dans les épaules pour esquiver le gobelet vide que sa femme venait de lui lancer. Riant aux éclats, il brisa le sceau et renversa l’étui pour en faire tomber le message qu’il contenait. Silava se leva pour ramasser son gobelet et le remplir de tintra tandis que son époux déroulait le parchemin. Les yeux de Danjin parcoururent les mots, mais son esprit refusa de les comprendre. Quand il eut relu la lettre trois fois, il la mit de côté, puis se perdit dans la contemplation des flammes de la cheminée. —Alors ?s’impatienta Silava. —Auraya a démissionné. Danjin vit sa femme relever brusquement la tête. Elle garda le silence un moment, puis demanda : —Le message dit pourquoi ? —Non, mais il dit qu’elle vient de repartir pour Si. Je ne savais même pas qu’elle était rentrée à Jarime. Elle ne m’en avait pas parlé. —Forcément. Si les gens avaient su ce qu’elle s’apprêtait à faire, il y aurait eu des émeutes. —Je suppose que oui. J’aurais pu garder son secret, mais si elle ne voulait pas que les autres Blancs l’apprennent… De nouveau, on frappa à la porte d’entrée. Cette fois, Danjin se leva et alla ouvrir lui-même. Un messager tout de blanc vêtu lui tendit solennellement un autre étui cylindrique, fit le signe du cercle et rebroussa chemin vers une platène du Temple. Avant même de regagner son fauteuil, Danjin avait déjà brisé le sceau et déroulé le parchemin. À la vue de l’écriture gracieuse d’Auraya, un immense soulagement l’envahit. La jeune femme ne l’avait pas oublié. « À Danjin Pique, Je ne puis m’attarder à Jarime, aussi cette missive sera-t-elle plus brève que je le voudrais. Aujourd’hui, j’ai pris une décision difficile, mais que je ne regrette pas. J’ai démissionné des Blancs afin de me consacrer à aider les Siyee. J’aurais aimé t’annoncer cette nouvelle en personne mais, chaque minute où je m’attarde ici, le rongecœur fait de nouvelles victimes. Je tiens à te remercier pour tous les conseils que tu m’as donnés et le soutien que tu m’as apporté durant cette dernière année et demie. Tu as été mon ami autant que mon serviteur ; ta sagesse et ton humour me manqueront. Je recommanderai aux Blancs de te nommer conseiller de mon remplaçant. Je sais que tu t’acquitteras à merveille de cette tâche. Bonne chance pour tout, Auraya Teinturier » —C’est gentil, commenta Silava. Elle a l’air pressée. Levant les yeux, Danjin vit que sa femme avait lu par-dessus son épaule. Il secoua la tête. —Cette lettre aurait pu contenir des informations confidentielles. Silava lui tapota le dos. —Elle aurait pu. J’ai pris un risque. Que vas-tu faire de ton anneau ? Danjin regarda sa main. —Je suppose qu’ils vont me demander de le rendre. —Sans doute. De toute façon, il ne fonctionne probablement plus. —Non. Il l’ôta de son doigt et le déposa au creux de sa paume. Comme il le contemplait, il éprouva un pincement de tristesse. —C’était une bonne Blanche. Trop bonne. Elle a tout sacrifié pour aider les Siyee. —Je sais, dit Silava sur un ton apaisant. Donne-moi ça et laisse-moi le mettre de côté pour le moment. Danjin lui remit l’anneau. Ses bruits de pas s’éloignèrent, s’interrompirent et revinrent vers lui. Saisissant le broc, elle remplit de nouveau son gobelet. —Bois. Ça te réchauffera. Et dis-toi qu’ils vont mettre des mois à lui trouver un remplaçant. Nous allons enfin avoir du temps pour nous. Il leva les yeux vers elle. —Du coup, j’imagine que nous serons libres de rendre visite à nos filles cet été. Silava fit mine d’être surprise. —Je n’y avais pas pensé, mais tu as raison. Danjin gloussa tandis que sa femme retournait près de la cheminée. Au moins était-elle heureuse. Baissant les yeux vers la lettre posée sur ses genoux, le vieil homme eut un sourire en coin. Auraya était sous le charme des Siyee depuis leur première rencontre. J’espère que ça signifie que êtes heureuse aussi, songea-t-il. Et que votre sacrifice en valait la peine. Je vous souhaite un bon retour parmi les mortels. Épilogue Mirar jeta un coup d’œil à la côte par-dessus son épaule et ne put s’empêcher de glousser. Arleej avait tenu parole. Le village grouillait de Tisse-Rêves. Avec ses vêtements sales et usés, il paraissait si ordinaire et si peu intéressant que personne ne lui avait prêté attention. Malheureusement, du fait de l’abondance de guérisseurs, il n’avait pas pu gagner d’argent, de sorte qu’il avait été forcé de voler un bateau. C’était une embarcation minuscule, incapable d’affronter la houle du grand large, mais, avec son expérience limitée de la navigation, il n’aurait pas pu en gouverner de plus imposante. Toute la nuit, il l’avait fait avancer et maintenue à flot grâce à sa seule magie. Désormais, l’aube approchait, l’eau était plus calme, et Mirar se sentait à bout de forces. Je ne peux pas encore dormir. Je dois demander à Emerahl de m’apprendre à diriger cette chose, se raisonna-t-il. Sans quoi je ne dormirai pas du tout pendant les jours, voire les semaines à venir. Il s’allongea dans le fond du bateau et s’abîma aussitôt dans la transe onirique. —Emerahl. Il en était à son troisième appel quand elle répondit enfin. —Mirar. Où es-tu ? —Dans un bateau. —Quoi ? Comment… ? Oh !tu as réussi à leur échapper ! —Oui. La nuit dernière. —Bien joué. —Merci. Arleej s’est bien débrouillée. Les Tisse-Rêves pullulent le long de toute la côte. Je crois qu’elle a lancé une rumeur à propos d’une épidémie qui se serait déclenchée là. Les gens du coin vont gagner une fortune en louant des chambres et en vendant des repas aux Tisse-Rêves – et, avec un peu de chance, ils s’enrichiront aussi sur le dos des prêtres circliens que les Blancs ont amenés avec eux. —Tu les as vus ? —Qui ?les Blancs ? Non, mais j’ai entendu quelqu’un dire qu’ils se trouvaient tout près. Les Siyee m’ont suivi jusqu’au village. —Et c’était quand ?hier ? —Oui. —Tu peux m’expliquer pourquoi tu dors ? Tu dois t’éloigner de la côte autant que possible. Les Siyee peuvent couvrir une sacrée distance en une journée. —Je sais. Mais ce bateau est minuscule et toute ma concentration suffit à peine à l’empêcher de chavirer. J’ai besoin de ton aide. —Quelle sorte de bateau as-tu pris ? Il lui en envoya une image mentale. —Un YOUYOU ! Tu as acheté un YOUYOU ! Espèce d’idiot ! —Je n’ai pas eu beaucoup le choix. J’ai été forcé de le voler. Il y avait tellement de Tisse-Rêves que personne n’aurait échangé un bateau contre les remèdes douteux d’un vagabond. —Je suppose que non. —Il faut que tu m’aides. Apprends-moi à naviguer. —Par rêvelien ? Je ne peux pas rester couchée toute la journée. Je suis en Quête. À la façon dont elle l’avait dit, Mirar sut que le mot prenait une majuscule. —Mais je vais me noyer ! —Très bien. Entre toi et les Jumeaux, je vais passer la moitié de ma journée sur le dos ! Euh… Enfin, tu vois ce que je veux dire. Ce qui me fait penser que j’ai une nouvelle importante pour toi. —Laquelle ? —Selon les Jumeaux, la rumeur est en train de se répandre à travers l’Ithanie du Nord comme un feu de forêt en été. (Emerahl marqua une pause théâtrale.) Ton Auraya a quitté les Blancs. Mirar sentit tout son être voler en éclats et se recomposer. Comment une si petite phrase pouvait-elle à ce point le terrifier et le remplir d’excitation ? —Elle est vivante ? —Apparemment. Elle est retournée à Si. D’après les hommes ailés dont les Jumeaux ont sondé l’esprit, elle s’y trouve depuis quelques semaines déjà. —Ce qui signifie qu’elle peut toujours voler. (Son cœur battait la chamade.) C’est son Don inné, Emerahl ! Elle est tout près de devenir immortelle. Je le sais ! —Tu ne peux pas en être certain. —Si. Elle a assimilé la guérison magique trop facilement. Il ne lui reste plus qu’un pas minuscule à faire pour devenir immortelle. Il suffirait d’une petite poussée dans la bonne direction… —Je doute que les dieux approuvent. —Non, mais la seule autre option, c’est de la laisser vieillir et mourir. Je dois lui apprendre. —Comment comptes-tu la faire venir à toi ? Il fronça les sourcils. Jamais Auraya ne quitterait l’Ithanie du Nord pour s’aventurer en territoire pentadrien, même si les Siyee n’avaient plus besoin d’elle. —Il faudra que ce soit moi qui aille à elle. —Tu te feras tuer. Même si tu réussissais à éviter les Siyee, Auraya ne sait pas dissimuler ses pensées. Et elle t’a ordonné de ne jamais revenir. Ce n’est pas l’attitude d’une femme qui serait ravie de te revoir, et encore moins qui t’autoriserait à lui enseigner une chose à cause de laquelle les dieux voudront probablement la tuer elle aussi. Mirar sentit monter la frustration. Puis la solution lui apparut. —Dans ce cas, c’est quelqu’un d’autre qui doit la lui apprendre. —Qui ? —Toi, Emerahl. Tu dois retourner à la caverne où tu m’as emmené, puis l’envoyer chercher. Une fois qu’elle sera dans le vide, tu pourras lui montrer comment dissimuler ses pensées. Comme elle ne quittera pas Si, les dieux ne verront rien de louche dans son déplacement. Oui, ça pourrait marcher. Emerahl garda le silence un long moment. —Mais… et ma Quête ? Mirar éprouva une bouffée d’affection pour elle. Si elle avait dû refuser, elle aurait protesté plus énergiquement. Pourtant, il réfléchit avant de répondre. Elle semblait si pleine d’enthousiasme pour cette fameuse Quête ! Cela lui plaisait qu’elle arpente désormais le monde avec confiance. Mais à qui d’autre pouvait-il s’adresser ? —Ça peut attendre, non ? Ça m’ennuie de te demander ça, mais… tu es sa seule chance. De nouveau, Emerahl mit longtemps à répondre. —D’accord, je vais le faire, lâcha-t-elle enfin. Mais j’espère qu’elle apprend vite. Mirar sourit. —Oh !que oui ! Crois-moi. Merci, Emerahl. —Tu auras intérêt à me revaloir ça. —Je n’y manquerai pas, promit-il. Je n’y manquerai pas. Glossaire VÉHICULES Platène : véhicule à deux roues Tarn : véhicule à quatre roues PLANTES Boissel : bois qui résiste à la pourriture Boivif : écorce aux propriétés stimulantes Dembar : arbre dont la sève est sensible à la magie Dormane : plante qui utilise la télépathie pour immobiliser ses proies Drimma : fruit d’Ithanie du Sud Felféa : arbre de Si Florrim : tranquillisant Formtane : soporifique Fruyère : plante qui ressemble à de la fougère ou de la bruyère Garpa : arbre dont les graines ont des propriétés stimulantes Hébrine : remède censé protéger contre les MST Hroomya : corail qui produit de la teinture bleue Kwee : algue dont les bulbes sont des fruits comestibles Mallin : herbe qui active la circulation Mytten : arbre dont le bois brûle lentement Rebi : fruit que l’on trouve à Si Shendle : plante des sous-bois Tuyo : corail qui produit de l’encre Vélalgue : remède contre les hémorroïdes Vinet : arbre qui pousse le long des rivières Wemmin : fleur charnue Yan : tubercule que l’on trouve dans les bois ANIMAUX Aggen : monstre mythique qui vivrait dans les mines Amma : substance qui serait issue des larmes du léviathan Arem : animal domestique utilisé pour tirer les platènes et les tarns Ark : oiseau prédateur Breem : petit animal que les Siyee chassent pour le manger Buline : coquillage que l’on trouve sur les pentes rocheuses Carmook : petit animal domestique originaire de Sennon Chalvre : animal domestique originaire des montagnes, élevé pour sa viande et son lait Epinelle : créature des récifs couverte de piquants Fanrin : prédateur qui chasse les chalvres Flark : prédateur marin Flèmouche : insecte qui pique, vivant dans les montagnes du Nord-Est Garr : créature marine géante Girri : oiseau sans ailes domestiqué par les Siyee Kiri : gros oiseau prédateur Leramer : prédateur possédant des capacités télépathiques Léviathan : énorme créature marine Lumiver : insecte qui brille dans le noir Lyrim : animal domestique qui vit en troupeau Moohook : petit animal familier Ner : animal domestique élevé pour sa viande Piquarin : nom que les terrestres donnent au flark Poisson-bois : poisson sans goût Poisson luisant : poisson qui brille dans les eaux noires Reyna : animal que l’on peut monter ou atteler à une platène Shem : animal domestique élevé pour son lait Shrimmi : coquillage d’eau douce Takker : gros serpent Tiwi : insecte qui vit en essaim Veez : adorable animal familier, doté de capacités télépathiques et capable de parler Vorn : animal qui ressemble à un loup et vit en meute Yern : animal qui ressemble à un cerf et possède des capacités télépathiques limitées Yeryer : créature marine venimeuse VÊTEMENTS Circ : coiffe de tissu circulaire portée par les prêtresses et les prêtres circliens Combinaison : sous-vêtement féminin Octavestim : tenue des Prêtres de Gareilem Tale : cape Tunique : robe pour les femmes, chemise pour les hommes NOURRITURE Beignet de racines : pâtisserie à base de racines bouillies et frites Flammépice : épice originaire de Toren Galfre : pâtisserie frite Noimanger : pâte faite à partir de fruits secs, à Si Pain-plat : pain dense BOISSONS Ahm : boisson de Somrey, que l’on consomme généralement tiède et épicée Draï : boisson élaï Jamya : boisson cérémonielle des Pentadriens Kahr : boisson de Sennon Teepi : boisson siyee Teho : boisson de Sennon Tintra : boisson de Hania Tipli : boisson de Toren MALADIES Rongecœur : maladie qui attaque les poumons Pourrimone : maladie qui entraîne la pourriture des poumons Pourriplaie : gangrène BTIMENTS Gîte : endroit où peuvent séjourner les voyageurs Refuge : endroit où peuvent séjourner les Tisse-Rêves Blanchepierre : pierre de couleur claire Noirepierre : pierre de couleur foncée AUTRE Canar : pièce sennienne BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! Faites-nous parvenir votre nom et vos coordonnées complètes (adresse postale indispensable), ainsi que votre date de naissance, à l’adresse suivante : Bragelonne 35, rue de la Bienfaisance 75008 Paris club@bragelonne. fr Venez aussi visiter nos sites Internet : www. bragelonne. fr www. milady. fr graphics. milady. fr Vous y trouverez toutes les nouveautés, les couvertures, les biographies des auteurs et des illustrateurs, et même des textes inédits, des interviews, un forum, des blogs et bien d’autres surprises ! Achevé d’imprimer en juillet 2010 N°d’impression L 73883 Dépôt légal, juillet 2010 Imprimé en France 35294423-1 * * * [i] Jeu de mots impossible à traduire sans changer le nom du personnage en français. Wily= Zizi ; Willful= obstiné ; et Wilted qui vient ensuite= flétri (allusion au problème d’érection de Mirar dans une scène précédente. (Ndt)