Première partie Chapitre premier LA CÉRÉMONIE endant quelques semaines chaque été, le ciel de Kyralie se colorait d’un bleu cru et le soleil frappait sans pitié. La poussière recouvrait les rues d’Imardin et les mâts des bateaux, dans le port, étaient brouillés par la chaleur. Les habitants restaient chez eux à s’éventer en savourant des jus de fruits… ou filaient dans les quartiers les plus mal famés des Taudis pour ingurgiter de larges rasades de soupe. Mais à la Guilde, ces jours de canicule précédaient un événement d’importance : la cérémonie d’admission des élèves de la promotion estivale. Sonea tira nerveusement sur le col de sa robe. Elle avait voulu mettre les vêtements simples – mais bien coupés – qu’elle portait depuis qu’elle vivait à la Guilde, mais Rothen pensait qu’elle avait besoin de quelque chose de plus raffiné pour la cérémonie. — Ne t’inquiète pas, Sonea ! lança l’alchimiste. Ce sera bientôt fini et tu devras porter une nouvelle robe, celle de novice – et, elle, tu apprendras vite à la détester. — Mais je ne m’inquiète pas ! répondit Sonea d’un ton irrité. — Vraiment ? demanda le mage en étouffant un éclat de rire. Tu ne te sens même pas un peu nerveuse ? — Rien à voir avec le concile de l’an passé. Ça, c’était coton. — Coton ? répéta Rothen. Tu es nerveuse, Sonea. Ça fait des semaines que tu n’as pas parlé comme ça. Exaspérée, la jeune fille leva les yeux au ciel. Depuis cinq mois – en fait, depuis le concile au cours duquel Rothen avait obtenu de haute lutte la tutelle de l’adolescente – le magicien lui avait appris tout ce que devait savoir un novice avant d’entrer à l’université. Sonea était capable de lire la plupart des textes sans aide, et, d’après Rothen, elle écrivait presque correctement. La jeune fille avait des difficultés avec les mathématiques, mais elle trouvait ses cours d’histoire passionnants. Rothen reprenait l’adolescente chaque fois qu’elle utilisait un mot d’argot, l’obligeant à répéter chacune de ses phrases jusqu’à ce qu’elle les prononce comme une véritable dame des Maisons. Le mage avait seriné à la jeune fille que les novices n’accepteraient pas son passé aussi facilement que lui : rappeler ses origines dès qu’elle ouvrirait la bouche ne ferait rien pour arranger les choses. C’était avec cet argument, d’ailleurs, qu’il avait persuadé Sonea de porter une robe pour la cérémonie. Même si l’adolescente savait que Rothen avait raison, elle n’en était pas moins mal à l’aise. Le mage et la jeune fille aperçurent les rangées de carrosses dès qu’ils arrivèrent en vue de l’université. Les véhicules étaient alignés devant le bâtiment. À côté de chacun se tenait un serviteur en livrée aux couleurs de sa Maison. Les domestiques saluèrent Rothen dès qu’ils le virent. Sonea examina les carrosses et faillit s’évanouir. Elle avait déjà vu des véhicules de ce genre, mais jamais autant au même endroit. Gravés et peints de symboles complexes, tous étaient faits d’un bois poli comme un miroir. Au centre de chaque porte, les carrosses portaient le blason de leur Maison : leur « incal ». Sonea reconnut celui des Maisons Paren, Arran, Dillan et Saril, toutes d’une grande influence. Les filles et fils de ces Maisons seraient bientôt ses camarades. La jeune fille fut prise d’un vertige dès qu’elle y songea. Qu’allaient-ils penser d’elle, la première Kyralienne, depuis des siècles, qui entrait à la Guilde sans être née au cœur des grandes familles ? Au pire, la même chose que Fergun, le magicien qui avait tenté d’empêcher Sonea de rejoindre la Guilde l’année précédente. Ce mage était persuadé que les arcanes de la magie ne devaient être dévoilés qu’aux seuls rejetons des Maisons. Il avait enlevé Cery, l’ami de Sonea, pour obtenir l’obéissance absolue de l’adolescente. Son but ? Prouver à la Guilde que les Kyraliens de basse extraction étaient dénués de toute morale et ne méritaient pas qu’on leur fasse confiance. Mais Fergun avait été percé à jour et muté loin de la cité. Sonea ne trouvait pas la punition sévère pour quelqu’un qui avait mis la vie de son ami en danger, et elle doutait que ce châtiment dissuade qui que ce soit de recommencer. Sonea espérait que certains novices ressembleraient à Rothen, qui se moquait comme d’une guigne de savoir qu’elle avait vécu dans les Taudis. Les élèves étrangers, eux aussi, accepteraient mieux une fille venue des classes les plus basses de la société. Les Vindos étaient en général de bonne compagnie : dans les Taudis, Sonea avait croisé des immigrés venus travailler dans les vergers et les vignobles d’Imardin. Les Lans, d’après ce qu’on lui avait dit, ignoraient les différences de richesse. Ils vivaient en tribu, chaque homme et femme gagnant le respect des autres grâce à son courage, sa sagesse et son intelligence. Sonea ignorait totalement la place qu’elle aurait eue dans leur société. L’adolescente regarda Rothen. Elle eut une bouffée de gratitude et d’affection en repensant à tout ce que cet homme avait fait pour elle. Au début, Sonea avait été horrifiée de se découvrir si dépendante de quelqu’un – et d’un mage, par surcroît. Jusqu’à très récemment, elle haïssait la Guilde si violemment que son premier sort lancé d’instinct – un jet de pierre – avait blessé un mage. Les magiciens l’avaient recherchée, et elle s’était persuadée qu’ils voulaient la tuer. Désespérée, elle avait osé demander l’aide des voleurs, même si elle savait que le prix de leurs services était toujours exorbitant. Lorsque les pouvoirs de Sonea étaient devenus incontrôlables, les mages avaient fait comprendre aux voleurs que seule la Guilde pouvait prendre soin d’elle. Rothen avait retrouvé la jeune fille et il était devenu son professeur. Il lui avait prouvé que les mages – enfin, la plupart – n’étaient pas les monstres cruels et égoïstes que les habitants des Taudis imaginaient. Deux soldats montaient la garde près des portes ouvertes de l’université. Ils n’étaient là que pour le décorum, et uniquement lorsque d’importants visiteurs devaient venir à la Guilde. Quand Rothen et Sonea entrèrent, ils les saluèrent avec une raideur toute militaire. Le hall impressionnait toujours autant la jeune fille, même si elle l’avait déjà vu. Un millier de filaments composés d’une matière semblable à du verre et d’une extrême finesse s’élevaient du sol pour supporter de délicats escaliers en spirale. Des entrelacs de marbre sinuaient sur les rampes et les marches comme les pampres d’une vigne grimpante. Ils semblaient trop frêles pour supporter le poids d’un homme, et l’auraient certainement été si la magie ne les avait pas renforcés. Rothen et Sonea dépassèrent l’escalier et prirent un petit corridor. Ils entrèrent dans le grand hall, une pièce immense construite autour d’un bâtiment aux murs gris et rugueux : l’ancien hall de la Guilde. Sonea sentit sa bouche s’assécher en voyant plusieurs personnes patienter devant les portes de l’ancien hall. Des hommes et des femmes se tournèrent pour regarder les nouveaux venus, et de l’intérêt passa dans leurs yeux quand ils reconnurent Rothen. Les mages le saluèrent poliment de la tête, les autres lui adressèrent une révérence. Rothen conduisit sa protégée vers la petite foule. En dépit des températures estivales, remarqua Sonea, toutes les personnes présentes, à l’exception des mages, étaient habillées de vêtements épais et opulents. Les femmes portaient des robes sophistiquées, les hommes, des manteaux longs frappés de l’incal de leur Maison. L’adolescente les regarda de plus près, et la surprise la fit cligner des yeux. Sur chaque ourlet rutilaient de minuscules éclats de pierres rouges, bleues ou vertes, et on avait enchâssé d’énormes escarboucles dans les boutons des manteaux. Des chaînes en métal précieux pendaient aux cous et aux poignets, et des joyaux brillaient sur des doigts gantés de velours. Sonea examina la veste d’un homme et nota la facilité avec laquelle un voleur aurait pu le délester de ses pierres. Dans les Taudis, on vendait même des lames courtes conçues pour cet usage. Il suffisait d’une collision « accidentelle », d’excuses et d’une fuite rapide. La victime ne se rendrait compte de rien avant d’être rentrée chez elle. Quant au bracelet de cette femme, il serait si facile de… Comment pourrais-je me faire des amis parmi ces gens si je pense exclusivement à la meilleure façon de les dépouiller ? se morigéna Sonea. Elle ne put s’empêcher de sourire. Elle avait été aussi douée que n’importe lequel de ses amis d’enfance pour vider les poches et forcer les serrures – sauf Cery, qui la battait à plate couture – et même si sa tante Jonna lui avait seriné que le vol était un crime, elle n’avait jamais oublié l’excitation du jeu. Sonea prit son courage à deux mains et regarda les jeunes élèves. Certains baissèrent vivement les yeux, et la protégée de Rothen se demanda qui ils s’étaient attendus à rencontrer. Une mendiante dévorée par la nervosité ? Une femme courbée et fatiguée par le travail ? Ou une prostituée maquillée comme une actrice de carnaval ? Puisque aucun d’eux ne daignait croiser son regard, Sonea put les regarder autant qu’elle le voulait. Seules deux familles avaient les cheveux noirs et la peau blanche typiques des Kyraliens : une des mères portait même la robe verte des guérisseurs. L’autre tenait la main d’une fillette maigrichonne qui rêvassait, le nez levé vers le plafond de verre. Trois familles formaient un autre groupe. Ces gens étaient sans doute des Elynes, si on se fiait à leurs cheveux roux et à leur petite taille. Ils discutaient tranquillement et un rire leur échappait parfois, résonnant dans le hall. Deux Lonmars à la peau sombre attendaient en silence. Le père était vêtu de robes violettes, et de lourds talismans d’or – deux symboles du culte de Mahga – pendaient sur sa poitrine. Tous deux avaient le crâne rasé. Deux autres Lonmars se tenaient à l’écart : la peau du fils était d’un brun plus clair que celle de son père, trahissant une mère d’une autre origine. Les robes du père étaient rouges, et aucun bijou ne brillait sur sa poitrine. Une famille de Vindos attendait près du corridor. Bien que le père fût richement vêtu, les regards nerveux qu’il lançait en direction des autres trahissaient son malaise. Son fils était un jeune garçon râblé à la peau olivâtre. Quand Sonea vit la mère poser une main sur l’épaule de l’enfant, Jonna et Ranel lui manquèrent cruellement. Ils étaient sa seule famille et s’étaient occupés d’elle après la mort de sa mère et le départ de son père, mais la Guilde les impressionnait tant qu’ils n’étaient jamais venus la voir. Sonea leur avait demandé d’assister à la cérémonie, mais ils avaient refusé. Ils refusaient de laisser leur nouveau-né à une nourrice, et il aurait été incorrect de se rendre à une cérémonie de cette importance avec un nourrisson braillard. Sonea entendit des pas dans le couloir et se retourna. Trois Kyraliens en grande tenue rejoignaient les visiteurs : un enfant et ses parents. Le garçon toisa la foule, parcourut la pièce des yeux, fixa Rothen puis étudia Sonea. Il la dévisagea et un franc sourire souleva les coins de sa bouche. L’adolescente lui sourit en retour, surprise, et l’enfant lui adressa une grimace dédaigneuse. Sonea le regarda sans comprendre. Elle vit un sourire fat étirer les lèvres du garçon avant qu’il se tourne vers les autres. Sonea en profita pour l’observer. Il devait déjà connaître le Kyralien, puisqu’ils échangèrent des clins d’œil amicaux. Les filles eurent droit à des sourires éclatants, et si la Kyralienne leur répondit avec dédain, ses yeux s’attardèrent quand même sur le dos du garçon longtemps après qu’il se fut détourné d’elle. Les autres visiteurs n’eurent droit qu’à des saluts polis. Un cliquètement métallique interrompit les mondanités, et toutes les têtes se tournèrent vers l’ancien hall. Un silence pesant suivit le petit bruit, puis les portes s’ouvrirent et des murmures excités coururent dans l’assistance. La fameuse lumière dorée rayonna par l’interstice et envahit le hall. Elle venait de centaines de minuscules globes magiques qui flottaient à quelques pouces du plafond. Une chaude odeur de bois et de cire accueillit les familles. En entendant des cris d’admiration, Sonea se retourna et vit que la majorité des visiteurs regardaient l’ancien hall avec émerveillement. La jeune fille comprit que les autres élèves – ainsi que beaucoup de parents – n’étaient jamais entrés dans le bâtiment. Seuls les mages et les parents qui avaient déjà accompagné leurs aînés avaient déjà vu l’ancien hall. Et elle, Sonea… La jeune fille se rembrunit en se rappelant le moment où le haut seigneur et Cery y avaient fait irruption pour mettre fin à l’odieux chantage de Fergun. Cery avait réalisé un de ses rêves, ce jour-là. Le jeune homme s’était juré de visiter tous les bâtiments extraordinaires de la cité. Être né dans le ruisseau avait encore renforcé sa détermination. Mais Cery avait changé. Il n’était plus le garçon aventureux avec qui Sonea avait traîné pendant toute son enfance, ni même l’adolescent qui l’avait aidée à fuir les mages. Lorsque les deux adolescents se voyaient, à la Guilde ou dans les Taudis, Cery semblait plus mûr, et plus soucieux. Quand Sonea lui demandait ce qu’il faisait ou s’il travaillait toujours pour les voleurs, il souriait sans répondre et changeait de sujet. Cery paraissait pourtant satisfait. Et Sonea préférait ignorer s’il était vraiment à la solde des voleurs. Une silhouette vêtue d’une robe se découpa dans l’encadrement des portes. Sonea reconnut le seigneur Osen, l’assistant de l’administrateur. Le magicien leva une main et s’éclaircit la gorge. — La Guilde vous remercie d’être venus, dit-il. La cérémonie d’admission va maintenant commencer. Que les élèves forment un rang, je vous prie. Ils entreront les premiers : les parents les suivront et s’assiéront sur les sièges, au niveau du sol. Alors que de nouveaux élèves couraient pour ne pas être en retard, Sonea sentit une main se poser sur son épaule. — Ne t’inquiète pas, la rassura Rothen. C’est bientôt fini. — Je ne m’en fais pas, répondit-elle en souriant. — Ah ! Vas-y, alors, dit le mage en la poussant gentiment en avant. Ne les fais pas attendre. Une petite foule s’était massée devant les portes. — En rang, je vous prie, répéta le seigneur Osen sur un ton moins amical. Osen s’assura que les élèves obéissaient, jeta un coup d’œil à Sonea et lui fit un petit sourire. L’adolescente hocha la tête en réponse. Tout le monde la dépassa durant ce bref échange, et elle se retrouva au dernier rang. Un murmure, sur sa gauche, attira son attention. — Au moins, entendit-elle, celle-là connaît sa place ! Sonea tourna doucement la tête et vit les deux Kyraliennes se parler à voix basse. — C’est la fille des Taudis, non ? demanda une des deux femmes. — Oui, répondit l’autre. J’ai dit à Bina de ne pas l’approcher. Je refuse de voir ma chère enfant prendre des habitudes détestables… ou pire, tomber malade. Sonea dut avancer et n’entendit pas ce que répondit la deuxième femme. L’adolescente plaqua une main sur sa poitrine, étonnée de sentir son cœur battre si vite. Tu ferais mieux de t’y habituer, se dit-elle, parce que ce n’est pas la dernière fois que tu y auras droit. Elle s’interdit de jeter un dernier regard affolé à Rothen, redressa les épaules et suivit les élèves dans l’allée de l’ancien hall. Ils entrèrent dans le bâtiment dont les hauts murs se refermèrent sur eux. Presque tous les mages de la cité étaient présents : pourtant, ils occupaient moins de la moitié des sièges. Sonea regarda sur sa gauche, et croisa les yeux d’un vieux mage ridé. L’air rébarbatif, il la foudroya du regard. Sonea rougit, baissa les yeux, et s’aperçut, gênée, que ses mains s’étaient mises à trembler. Allait-elle perdre tous ses moyens à cause d’un vieillard désagréable ? Elle tenta de reprendre une expression calme et sereine, laissa errer son regard sur la foule… … et faillit s’évanouir en voyant que chaque magicien semblait la dévisager. Sonea déglutit péniblement et décida de ne plus regarder que le dos du garçon qui marchait devant elle. Les élèves avaient atteint le bout de l’allée. Osen fit signe au premier de partir à gauche, au second de filer à droite, et ainsi de suite jusqu’à ce que tous forment une ligne traversant le hall. Sonea se retrouva au milieu du rang, juste en face de l’assistant, qui étudiait la foule dans le dos de l’adolescente. En entendant leurs mouvements et les cliquetis de leurs bijoux, Sonea devina que les parents prenaient place sur les sièges mis à leur disposition. Lorsque le silence revint dans la salle, Osen se retourna pour saluer les hauts mages, assis sur leurs sièges en gradins, le dos tourné à l’entrée. — Je vous présente la promotion estivale de l’université. — C’est bien plus intéressant maintenant que je vois quelqu’un que je connais, murmura Dannyl alors que Rothen s’asseyait à sa place. L’alchimiste regarda son ami. — Je te rappelle que ton neveu, l’année dernière, était à la place de Sonea ! — Je ne le connais presque pas, grogna Dannyl. Sonea, ce n’est pas la même chose. Rothen regarda à nouveau la cérémonie, amusé par la mauvaise foi de son ami. Dannyl était charmant lorsqu’il voulait s’en donner la peine, mais il avait peu d’amis. Tout cela à cause d’un incident survenu des années plus tôt, pendant son noviciat. Un condisciple un peu plus âgé l’avait accusé d’être attiré de façon « inappropriée » par d’autres novices, et Dannyl avait été obligé de faire face aux insinuations de ses condisciples – et des mages. Il avait été rejeté, raillé. Selon Rothen, c’était pour ça qu’il accordait sa confiance à si peu de gens. De longues années durant, Rothen avait été le seul véritable ami de Dannyl. L’alchimiste s’était rendu compte que le jeune homme était un des novices les plus prometteurs de l’université. Lorsqu’il avait vu à quel point les rumeurs affectaient le travail de Dannyl, Rothen avait décidé de demander sa tutelle. Il avait réussi à lui faire oublier ses désirs de vengeance grâce à quelques encouragements et à beaucoup de patience, puis à le ramener sur le droit chemin des leçons et de la magie. Certaines mauvaises langues avaient affirmé que Rothen serait incapable de faire passer le goût des robes à Dannyl. Bien assis dans le vieux hall, l’alchimiste sourit sous cape. Après avoir réussi ses études haut la main, Dannyl venait d’être nommé deuxième ambassadeur de la Guilde de Kyralie en Elyne. Rothen baissa les yeux sur Sonea et se demanda si elle lui donnerait d’aussi bonnes raisons de se rengorger. — Comparés à Sonea, ce ne sont que des gosses, non ? souffla Dannyl en se penchant en avant. — Je ne sais pas quel âge ils ont précisément, répondit Rothen en examinant les élèves, mais d’habitude, ça tourne autour de quinze ans. Sonea en a presque dix-sept, et quelques années ne font pas une bien grande différence. — Je crois que si, murmura Dannyl, et ce sera à son avantage. Osen longeait la rangée de nouveaux élèves, déclinant le nom et le titre de l’intéressé devant chacun, comme le voulait la coutume. — Alend de la famille Genard. (Osen avança de deux pas.) Kano de la famille Temo, de la Guilde des armateurs. (Un autre pas.) Sonea. Osen s’arrêta un instant, puis continua son inspection. Il passa au nom suivant, et Rothen plaignit Sonea. Ne porter ni nom de Maison ni titre la mettait ouvertement hors jeu. Mais le mage ne pouvait rien y faire. — Regin de la famille Winar, Maison Paren, finit enfin Osen devant le dernier garçon. — C’est le neveu de Garrel, c’est ça ? demanda Dannyl. — Oui. — Il paraît que ses parents ont demandé qu’il rejoigne les classes d’hiver trois mois après la rentrée. — C’est stupide. Pourquoi auraient-ils fait ça ? — Je n’en ai aucune idée, souffla Dannyl. Le reste de l’histoire ne m’intéressait plus. — Tu veux dire que tu étais encore en train d’espionner et que tu as dû déguerpir pour ne pas te faire prendre ? — Je n’espionne jamais, Rothen ! Je prête l’oreille. Rothen leva les yeux au ciel. S’il avait réussi à détourner Dannyl le novice de ses envies de vengeance, il n’avait pas encore pu décourager Dannyl le magicien de colporter ses ragots. — Je ne sais pas ce que je vais faire, quand tu seras parti. Qui me racontera les petites intrigues de la Guilde ? — Tu n’auras qu’à faire plus attention, répliqua Dannyl. — Je me suis demandé si les hauts mages ne t’envoyaient pas prêter l’oreille ailleurs, tu sais ? — Oh… mais ils disent que la meilleure façon de savoir ce qui se passe en Kyralie est d’écouter ce qui se dit en Elyne. Les deux hommes entendirent des bruits de pas et se tournèrent vers le hall. Le directeur de l’université, Jerrik, s’était levé de son siège, placé à côté de ceux des hauts mages et descendait les marches. Il s’arrêta devant les élèves et les dévisagea en affichant sa grimace désapprobatrice habituelle. — Aujourd’hui, vous avancez d’un pas sur la route qui fera de vous des mages de la Guilde, dit-il d’une voix sévère. Vous êtes des novices, et nous vous demanderons d’obéir au règlement de l’université. Ces règles ont été approuvées par tous les signataires des traités des Terres Alliées, et chaque magicien se doit de les respecter. Même si vous n’obtenez pas votre diplôme, ces règles vous lieront toute votre vie. (Jerrik marqua une pause et fixa intensément tous les élèves.) Pour rejoindre la Guilde, vous devrez prononcer un serment en quatre points. » Premièrement, vous devez jurer de ne jamais blesser un homme ou une femme, sauf pour défendre les Terres Alliées. Ceci sans distinction de classe sociale, d’état civil ou d’âge. Toutes les vendettas, personnelles comme politiques, sont aujourd’hui oubliées. » Deuxièmement, vous devez jurer de respecter les lois de la Guilde. Si vous ne les connaissez pas encore par cœur, qu’elles soient votre première leçon. L’ignorance n’est pas une excuse. » Troisièmement, vous devez jurer d’obéir à n’importe quel mage, sauf s’il vous demande de violer une loi. Cela dit, ce serment n’est pas aussi rigide que les autres. Vous ne devrez rien faire que vous jugeriez moralement répréhensible ou en conflit avec vos croyances et votre religion. Mais n’imaginez pas que vous serez les seuls à juger le bien-fondé de votre refus. Dans un cas de ce genre, vous viendrez m’exposer votre problème, et je prendrai les mesures qui s’imposent. » Enfin, vous devez jurer de ne jamais, jamais, jeter un sort sans la présence d’un magicien. C’est pour votre propre sécurité ! N’utilisez pas la magie sans être supervisé, à moins que votre professeur vous en ait donné l’autorisation. Jerrik se tut. Pas un murmure ne vint rompre le silence qui suivit. Le directeur haussa les sourcils et redressa les épaules. — Comme le veut la tradition, un mage de la Guilde peut prendre un ou une novice sous sa tutelle, afin de le, ou de la, guider dans son apprentissage à l’université. (Il se tourna vers les gradins.) Haut seigneur Akkarin, voulez-vous prendre l’un de ces élèves sous votre tutelle ? — Je n’en ai nullement l’intention, répondit une voix grave et lente. Pendant que Jerrik posait la même question aux hauts mages, Rothen regarda le chef de la Guilde vêtu de noir. Comme la plupart des Kyraliens, Akkarin était mince et élancé, ses traits anguleux encore durcis par sa coiffure à l’ancienne mode ; il portait les cheveux tirés en arrière et attachés sur la nuque. Comme toujours, le haut seigneur semblait distant. Il n’avait jamais montré le moindre intérêt pour un novice, et la plupart des familles avaient abandonné tout espoir de voir leur enfant devenir son pupille. En dépit de son jeune âge, Akkarin imposait le respect aux magiciens les plus conservateurs et influents. Il était doué, intelligent et instruit, mais c’était son incroyable pouvoir qui lui valait l’estime de tous. L’étendue de son don était telle que certains affirmaient qu’il était plus puissant que tous les autres mages réunis. Grâce à Sonea, Rothen était un des deux seuls magiciens à connaître la raison de cette puissance. Avant que les voleurs livrent Sonea aux mages, la jeune fille, accompagnée de Cery, avait passé une nuit à explorer la Guilde. En regardant les mages utiliser leurs dons, s’étaient-ils dit, Sonea pourrait apprendre à contrôler ses pouvoirs. En guise de formation, la jeune fille avait surpris le haut seigneur pendant un étrange rituel. Cette nuit-là, elle n’avait pas compris ce qu’elle avait vu. Mais durant le concile, lorsque l’administrateur Lorlen avait lu en elle pour confirmer les crimes de Fergun, il avait remarqué ce souvenir et avait su de quoi il retournait. Le haut seigneur Akkarin, chef suprême de la Guilde, utilisait la magie noire. Les magiciens ordinaires ignoraient tout de la nécromancie, sinon qu’elle était interdite. Les hauts mages en savaient assez pour la reconnaître. Savoir lancer un sort noir était déjà un crime. Grâce à la communication mentale entre Sonea et Lorlen, Rothen avait appris que la magie noire permettait de voler la force de quelqu’un. Si on puisait tout le pouvoir de la victime, elle en mourait. Rothen était incapable d’imaginer ce qu’avait pu ressentir Lorlen en apprenant que son meilleur ami savait lancer un sort interdit et ne s’en privait pas. Lorlen avait aussitôt compris qu’il ne pouvait pas dénoncer Akkarin sans mettre la Guilde et la cité en danger. Akkarin gagnerait haut la main n’importe quel combat, et chaque adversaire qu’il tuerait le rendrait plus puissant. Sonea, Rothen et Lorlen devaient donc garder leur secret pour le moment. Rothen n’osait imaginer à quel point Lorlen souffrait de feindre l’amitié devant Akkarin, sachant de quoi le mage était capable. Bien qu’elle en ait été informée, Sonea avait accepté de rejoindre la Guilde. Rothen avait été surpris, au début, avant que l’adolescente lui explique que si elle s’en allait, sans être capable de faire appel à son don – une condition exigée de tout mage quittant la Guilde –, elle deviendrait une source de pouvoir tentante pour le haut seigneur. Puissante et dans l’impossibilité de lancer un sort pour se défendre… Rothen en avait des frissons dans le dos. Au moins, à la Guilde, si Sonea mourait dans d’étranges circonstances, sa fin ne passerait pas inaperçue. Rester était tout de même une décision courageuse, sachant quel monstre se cachait au cœur de la Guilde. Rothen regarda Sonea, au milieu des fils et filles des Maisons, et eut une bouffée de fierté et d’affection. Durant les six derniers mois, il s’était surpris à penser à elle d’avantage comme à une fille que comme à une élève. — Un mage veut-il prendre un de ces novices sous sa tutelle ? Rothen bondit sur ses pieds en s’avisant que c’était à son tour de prendre la parole. Il ouvrit la bouche, mais une autre voix que la sienne prononça la formule consacrée : — Je réclame la tutelle de l’un d’eux, directeur. La voix venait de l’autre côté de l’ancien hall. Tous les élèves se tournèrent pour voir qui avait parlé. — Seigneur Yarrin, acquiesça Jerrik. Quel novice voulez-vous prendre sous votre tutelle ? — Gennyl, de la famille Randa, de la Maison Saril, du grand clan d’Alaraya. Un murmure étouffé monta des rangs des magiciens. Rothen vit que le père de l’enfant, le seigneur Tayk, était prêt à bondir de sa chaise. Jerrik attendit que les mages se taisent, puis tourna la tête en direction de Rothen. — Un autre magicien veut-il prendre un de ces novices sous sa tutelle ? — Je réclame la tutelle de l’un d’eux, directeur ! lança Rothen. — Seigneur Rothen, répondit Jerrik, lequel voulez-vous prendre sous votre responsabilité ? — Je réclame la tutelle de Sonea. Aucun murmure ne suivit cette déclaration, et Jerrik se contenta d’acquiescer pendant que Rothen se rasseyait. — Voilà qui est fait, souffla Dannyl. Tu viens de perdre ta dernière chance. Tu ne peux plus y couper, maintenant ! Elle t’a pris dans ses filets pour les cinq ans qui viennent… — Tais-toi donc ! répliqua Rothen. — Un autre magicien veut-il prendre un de ces novices sous sa tutelle ? répéta Jerrik. — Je réclame la tutelle de l’un d’eux, directeur. La voix venait de la gauche de Rothen. Des chaises grincèrent lorsque des gens se tournèrent pour voir qui avait parlé. Le seigneur Garrel se leva, et un brouhaha excité courut dans le hall. — Seigneur Garrel, dit Jerrik, surpris, lequel voulez-vous prendre sous votre responsabilité ? — Regin, de la famille Winar, de la Maison Paren. Les murmures se muèrent en un soupir de compréhension. Rothen vit le dernier garçon du rang sourire. Les grincements de chaises et les voix continuèrent à résonner jusqu’à ce que Jerrik lève les mains pour demander le silence. — Je garderais un œil sur ces novices si j’étais toi, chuchota Dannyl. Personne ne demande une tutelle la première année. Tous ces mages le font sans doute pour empêcher Sonea de sortir du lot de ses condisciples. — Ou j’ai lancé une mode ! plaisanta Rothen. Et Garrel a peut-être déjà senti un fort potentiel chez son neveu. Cela expliquerait pourquoi la famille de Regin l’envoie ici si jeune. — D’autres tutelles ? demanda Jerrik. Personne ne lui répondant, il laissa retomber les bras. — Que tous les tuteurs s’avancent, je vous prie. Rothen se leva et se fraya un chemin jusqu’au pied des marches. Il rejoignit les seigneurs Garrel et Yarrin, et attendit aux côtés du directeur qu’un jeune novice, rouge d’excitation de s’être vu confier cette tâche, leur apporte une pile de robes vermillon. Les trois mages prirent chacun un vêtement. — Que Gennyl approche, ordonna Jerrik. Un des garçons lonmars se précipita en avant et salua. Comme il était impressionné de voir le seigneur Jerrik d’aussi près, sa voix trembla lorsqu’il prononça ses vœux. Le seigneur Yarrin tendit sa nouvelle robe au garçon, puis il recula avec lui. Jerrik fit face à la foule. — Que Sonea approche, dit-il. L’adolescente avança d’un pas emprunté vers le directeur. Blanche comme un linge, elle le salua pourtant gracieusement et prononça son serment d’une voix claire. Rothen lui tendit sa robe et ils s’écartèrent. — Par la présente, je te prends sous ma tutelle, Sonea. Ton apprentissage sera ma mission et mon devoir jusqu’à ce que tu quittes l’université. — Je vous obéirai, seigneur Rothen. — Puissiez-vous tous deux profiter de cet arrangement, dit Jerrik. Rothen et Sonea allèrent se placer aux côtés du seigneur Yarrin et de Gennyl. Jerrik appela le novice qui souriait toujours. — Que Regin approche. Le garçon avança d’un pas sûr, mais son salut au directeur manqua de grâce et de souplesse. Rothen regarda Sonea pendant que le mage et son novice répétaient les formules rituelles. Il se demandait à quoi elle pouvait penser. Elle était à présent membre de la Guilde, et ce n’était pas rien. Elle fixait le garçon à sa droite, et Rothen suivit son regard. Très raide, Gennyl était empourpré jusqu’aux oreilles. La fierté le consume, pensa Rothen. Avoir un tuteur, à ce stade de ses études, était la preuve d’un don particulièrement prometteur. Peu de gens auraient cru que Sonea était dans ce cas. Ils devaient être nombreux à penser que Rothen la prenait sous son aile afin de rappeler à tous que c’était lui qui l’avait trouvée. Les mages ne l’auraient jamais cru s’il leur avait parlé de la puissance et de la force de la jeune fille. Mais ils comprendraient avec le temps. Cette pensée réconforta l’alchimiste. Regin et le seigneur Garrel avaient fini de réciter leurs formules, et ils se placèrent sur la gauche de Rothen. Le garçon jeta un œil calculateur à Sonea, qui ne sembla pas s’en rendre compte, car elle fixait Jerrik, qui invitait le reste des élèves à venir prononcer leurs vœux. Ils prirent tous une robe et se mirent en rang à côté des tuteurs et de leurs pupilles. Avant de leur faire face, Jerrik attendit que les derniers élèves aient rejoint leur place. — Vous voilà maintenant des novices de la Guilde des magiciens, leur dit-il. Puissent les années à venir vous être bénéfiques. Les novices le saluèrent avec un bel ensemble. Puis le seigneur Jerrik hocha la tête et s’écarta. — Je présente aux novices tous mes vœux de réussite pour les années qui viennent. (Sonea sursauta en reconnaissant la voix de Lorlen.) Et déclare que cette cérémonie est terminée. Des voix retentirent aussitôt dans l’ancien hall. Les rangs d’hommes et de femmes en robe se réveillèrent soudain : tous quittèrent leur siège en même temps, et l’écho de leurs pas emplit la salle. Les novices s’égaillèrent dans toutes les directions lorsqu’ils comprirent que les formalités étaient finies. Certains coururent vers leurs parents, ci autres examinèrent leur nouvelle robe ou balayèrent la foule du regard. Les portes de l’ancien hall commencèrent à s’ouvrir. — Eh bien, voilà, dit Sonea à Rothen. Je suis une novice. — Contente que ce soit fini ? demanda le mage. — J’ai plutôt l’impression que ça ne fait que commencer…, dit la jeune fille en regardant par-dessus son épaule. Ah, voilà ton ombre ! Rothen se retourna et découvrit Dannyl. — Bienvenue à la Guilde, Sonea, dit le grand mage. — Merci, ambassadeur Dannyl, répliqua Sonea en le saluant. — Pas encore, Sonea, pas encore ! lança le mage en riant. Rothen devina une présence à ses côtés, tourna la tête et reconnut le directeur. — Seigneur Rothen, salua Jerrik avant de répondre d’un signe de tête à la révérence de Sonea. — Oui, directeur ? — Sonea viendra-t-elle s’installer dans les quartiers des novices ? Je n’ai pas pensé à vous poser la question avant aujourd’hui. — Elle restera avec moi, répondit Rothen. J’ai assez de place pour elle dans mes appartements. — Je vois, dit Jerrik en fronçant les sourcils. J’en informerai le seigneur Ahrind. Si vous voulez bien m’excuser… Rothen suivit des yeux le vieil homme qui se dirigea vers un mage efflanqué et aux joues creuses. Le seigneur Ahrind fronça les sourcils à son tour et jeta un coup d’œil à Sonea pendant que Jerrik s’adressait à lui. — Et maintenant ? demanda l’adolescente. Rothen désigna le vêtement, dans les mains de la novice. — Maintenant ? Voyons si cette robe te va. (Il regarda Dannyl.) Je pense qu’une petite fête est de rigueur… Tu viens ? — Je ne manquerais ça pour rien au monde, répondit Dannyl en souriant jusqu’aux oreilles. Chapitre 2 PREMIER JOUR annyl s’approcha de la calèche et sentit le soleil lui réchauffer le dos. Le jeune homme puisa en lui un peu de magie afin de faire voler le premier de ses paquets jusque sur le toit de la voiture. Le deuxième le suivit bientôt, et Dannyl haussa les épaules. — Je sais que je vais regretter de prendre tant de bagages, mais je ne peux pas m’empêcher de penser à tout ce que je laisse derrière moi. — Tu pourras toujours acheter ce qui te manque à Capia, lui répondit Rothen. Je suis certain que Lorlen te paie rubis sur l’ongle. — Oui, et c’est une bonne surprise. Peut-être que tu as raison, après tout, et qu’il veut vraiment se débarrasser de moi… — La distance et les frontières ne t’empêcheront pas de te mettre dans les soucis jusqu’au cou, Dannyl. — Eh bien, ne plus pouvoir te tirer d’affaire me manquera, mon ami ! (Le cocher ouvrit la portière au magicien, et Dannyl jeta un dernier regard à Rothen.) Tu viens voir le port ? — La rentrée des classes est dans moins d’une heure, répondit l’alchimiste. — Oh ! Une nouvelle année de cours, pour toi et Sonea, acquiesça Dannyl. Bon, nous y voici, alors… Le moment de nous faire nos adieux. Les deux hommes échangèrent un long regard, puis Rothen posa ses mains sur les épaules de Dannyl et sourit. — Prends soin de toi. Essaie de ne pas tomber à l’eau. — Fais aussi attention à toi, mon vieil ami, répondit Dannyl en lui rendant son accolade. Ne laisse pas cette petite novice te faire tourner en bourrique. Je serai de retour l’année prochaine pour voir comment tu t’en es sorti. — Vieil ami, encore ? Rothen poussa Dannyl dans la calèche. Une fois à l’intérieur, le jeune mage se retourna et découvrit une expression pensive sur le visage de l’alchimiste. — Je n’aurais jamais cru te voir partir si loin, ni pour des missions aussi importantes. C’est étrange. Tu avais l’air de te plaire, ici, et tu n’as presque jamais passé les portes de la Guilde depuis ton noviciat. — Il faut croire que j’attendais une bonne raison, Rothen. — Menteur, grogna l’alchimiste. Tu es juste paresseux. J’espère que le premier ambassadeur est au courant, ou alors il aura une surprise de taille. — Il sera informé bien assez tôt. — Je n’en doute pas un seul instant, dit Rothen en reculant. Allez, Dannyl, il est temps. — Au revoir, alors. Dannyl frappa le toit de la calèche du plat de la main, et l’attelage se mit en route. Le jeune mage se laissa tomber sur le siège, ouvrit le rideau et regarda Rothen jusqu’à ce que la calèche passe les portes de la Guilde et que son ami ne soit plus visible. Dannyl s’adossa aux coussins et soupira. Il était heureux de partir, surtout après tous ces préparatifs, mais il savait que ses amis et son entourage lui manqueraient. Rothen avait toujours Sonea pour lui tenir compagnie, ainsi que Yaldin et sa femme Ezrille. Dannyl, lui, serait entouré d’étrangers… Il était impatient de prendre son poste, mais tous ces nouveaux devoirs et responsabilités l’intimidaient. Depuis qu’il avait pourchassé et localisé Sonea – puis négocié avec l’un des voleurs –, la vie de la Guilde lui semblait bien falote. Dannyl n’avait pas mesuré combien il s’ennuyait avant que Rothen lui apprenne qu’il était pressenti pour la place de second ambassadeur. Lorlen avait demandé à voir Dannyl : durant cet entretien, le jeune mage avait récité le statut et l’arbre généalogique de chaque homme et femme vivant à la cour d’Elyne, et, au grand amusement de l’administrateur, évoqué bon nombre de scandales dont il avait eu vent. La calèche s’engagea dans le cercle intérieur et suivit la route qui longeait le mur du palais. Assis comme il l’était, Dannyl ne pouvait pas voir grand-chose des tours du bâtiment. Il se pencha donc à l’autre fenêtre de la voiture pour admirer les demeures richement décorées des beaux quartiers. À un coin de rue, le jeune homme vit une nouvelle maison en chantier. Dannyl se souvint de l’ancienne bâtisse qui se dressait là, une relique qui datait d’avant l’architecture magique. La pierre et le métal, transformés à l’aide de sorts, permettaient l’édification de demeures défiant les limites de la construction classique. Avant que la calèche dépasse le chantier, Dannyl vit deux mages près des premiers murs. L’un d’eux tenait un plan entre ses mains. La voiture tourna et passa devant d’autres grandes maisons, avant de ralentir et de franchir une des portes qui débouchaient dans le quartier ouest. Les gardes levèrent à peine les yeux sur la calèche : juste le temps de reconnaître le symbole de la Guilde peint sur les portières. La route pénétrait le quartier ouest, bordée de grandes maisons au style plus passe-partout que celles du cercle intérieur. Elles appartenaient pour la plupart à des marchands ou à des artisans. Ces commerçants préféraient cette zone de la cité, proche du marché et du port. L’équipage passa la porte Ouest et s’engagea dans un labyrinthe d’échoppes et de baraques. Dans la rue noire de gens de toutes races et de toutes classes, les vendeurs faisaient l’article et hurlaient leurs prix au-dessus des cris de la foule, des sifflets, des cloches et des beuglements. La chaussée était large, mais les camelots, les chalands, les bateleurs et les mendiants s’y pressaient tellement que les voitures avaient souvent le plus grand mal à s’y croiser. L’air était alourdi d’un mélange d’odeurs de toutes sortes. Un remugle de fruits blets voisinait avec des relents de légumes pourris. La senteur fibreuse des joncs mis à sécher était balayée par celle, âcre et suffocante, d’un liquide huileux et malsain que deux hommes transportaient dans un tonneau. Lorsque Dannyl sentit enfin l’odeur saumâtre de la mer et le parfum subtil et vivifiant du limon du fleuve, son cœur s’emballa. L’équipage tourna et arriva en vue du port. Une forêt de mâts et de cordages s’éleva devant les yeux du mage, festonnant le ciel de rubans bleus. Une marée humaine allait et venait entre le port et la rue. Des hommes d’équipage et des débardeurs musclés portaient des coffres, des paniers et des sacs à même leur dos. Des carrioles de toutes tailles tirées par toutes sortes de bêtes de trait cahotaient sur la chaussée. Ici, les cris des camelots étaient remplacés par les beuglements des animaux et des contremaîtres. La calèche continua son chemin le long du quai, dépassant des bateaux de plus en plus grands, jusqu’à un embarcadère où étaient amarrés de robustes navires marchands. L’équipage ralentit et s’arrêta en tressautant sur ses essieux. — Vous êtes arrivé, seigneur, dit le cocher en ouvrant la portière. Dannyl le salua et descendit de la voiture. Un vieil homme à la peau sombre et aux cheveux blancs se tenait à quelques pas, le visage et les avant-bras tannés par le soleil. Plusieurs jeunes hommes à la carrure impressionnante se tenaient debout derrière lui. — Vous êtes le seigneur Dannyl ? demanda l’homme en le saluant maladroitement. — Oui, et vous êtes… ? — Le responsable de l’embarcadère. Ils sont à vous ? demanda-t-il en désignant la voiture du menton. Devinant que l’homme parlait des coffres, Dannyl hocha la tête. — On va s’en occuper. — Non, ne vous dérangez pas pour moi, lança Dannyl. Il se tourna vers la calèche et se concentra. Ses deux coffres flottèrent jusqu’au quai, où deux jeunes hommes les prirent sur leur dos sans prêter la moindre attention au mage. Ils se dirigèrent vers le bateau, et les autres débardeurs les suivirent. — Sixième bateau droit devant, seigneur, dit le responsable par-dessus le bruit de la calèche qui faisait demi-tour. — Merci, répondit Dannyl. Alors que ses pas résonnaient sur le bois du quai, il baissa les yeux et vit l’eau se refléter entre les planches disjointes. Il suivit les débardeurs, longea une pile de coffres que l’on chargeait dans un navire, puis arriva devant ce qui semblait être des tapis roulés, posés les uns à côté des autres. Tout le monde s’activait comme à l’intérieur d’une fourmilière ; des hommes montaient et descendaient des passerelles, leur charge en équilibre sur le dos, traînaient sur le quai pour taper le carton ou marchaient à grands pas en criant des ordres. Par-dessus le vacarme, Dannyl réussit à prêter l’oreille aux bruits plus subtils du port : le craquement des planches et des cordages, les vagues cognant sur les quilles et les pilotis des embarcadères. Il remarqua quelques petits détails, comme les décorations sur les mâts et les voiles, les noms peints délicatement sur les coques et les cabines, l’eau expulsée par un trou dans la quille d’un navire. Dannyl fronça les sourcils. L’eau n’était-elle pas censée rester à l’extérieur du bateau ? Arrivés au sixième bateau, les débardeurs s’engagèrent sur une passerelle étroite. Deux hommes, à bord, regardaient Dannyl avec attention. Le mage posa lentement le pied sur la planche, et se rassura en voyant qu’elle semblait résistante malgré sa souplesse. Le jeune homme avança jusqu’au pont, et les deux hommes le saluèrent. Ils se ressemblaient beaucoup. Leur peau brune et leur petite taille témoignaient de leur ascendance vindo, ils portaient des vêtements grossiers de couleur vive. Celui qui dépassait l’autre de quelques pouces prit la parole : — Bienvenue sur le Fin-da, seigneur. Je suis le capitaine Numo. — Je vous remercie, capitaine. Je suis le seigneur Dannyl. Numo désigna les coffres sur le pont et les hommes qui attendaient à côté. — Il n’y a pas de place pour vos bagages dans la cabine, seigneur. Ils iront dans la cale. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, adressez-vous à mon frère Jano. — Bien, acquiesça Dannyl. J’ai juste besoin de prendre quelque chose dans mes coffres avant de vous les laisser. — Jano va vous montrer votre cabine, dit le capitaine. Nous partons bientôt. Le marin tourna les talons, et Dannyl toucha le verrou du plus petit des deux coffres. Quand le couvercle se fut soulevé, le mage prit un sac de cuir contenant son nécessaire de voyage, puis referma le coffre. — J’ai tout ce qu’il me faut… enfin, j’espère, dit-il aux débardeurs. Dannyl se releva pendant que les hommes emportaient les coffres, puis Jano lui fit signe de le suivre et il lui emboîta le pas. Ils passèrent une porte étroite et descendirent un escalier menant à une grande pièce au plafond si bas que même Jano dut se baisser pour avancer entre les madriers. Des draps de toile épaisse pendaient à des crochets, et Dannyl reconnut les hamacs dont il avait entendu parler dans toutes les histoires d’aventures au long cours. Le mage suivit sur quelques pas Jano qui ouvrit une porte dans un autre couloir. Dannyl regarda la pièce minuscule sans y croire. Un lit bas à peine aussi large que ses épaules prenait toute la place. Un petit placard s’ouvrait à la tête du lit, et plusieurs bonnes couvertures de laine de reber étaient soigneusement pliées au pied de la couchette. — C’est petit, hein ? Dannyl regarda le marin qui souriait jusqu’aux oreilles. — Oui, dit le mage, comprenant que sa consternation crevait les yeux. C’est petit. — Le capitaine, lui, il a une cabine deux fois plus grande. Quand on a un gros bateau, on a une grande chambre, pas vrai ? — Ça semble correct, acquiesça Dannyl. (Il jeta son sac sur le lit et réussit à s’asseoir sur le matelas, ses longues jambes dépassant dans le couloir.) J’ai tout ce qu’il me faut. — Là, c’est ma piaule, dit Jano en tapotant la porte de la cabine voisine. Tous les deux, on se tiendra compagnie. Tu chantes ? Dannyl cherchait quelque chose à répondre lorsqu’une cloche sonna au-dessus d’eux. — Je dois y aller, lâcha Jano en levant les yeux vers le plafond. On quitte le plancher des vaches. Toi, tu restes là, tu viens pas traîner dans mes pattes. Sans attendre de réponse, le marin disparut dans les coursives. Dannyl examina le réduit qui lui servirait de chambre pour les deux semaines à venir, et éclata de rire. Maintenant, il savait pourquoi les mages haïssaient tant les voyages en mer. Sonea se pétrifia devant la porte de la classe. Elle avait quitté très tôt les appartements de Rothen, espérant entrer en classe la première et avoir le temps de maîtriser sa nervosité. Malheureusement, plusieurs sièges étaient déjà occupés. Alors que Sonea hésitait à passer la porte, des têtes se tournèrent vers elle et l’adolescente sentit sa gorge se serrer. Elle préféra regarder le professeur, assis devant les élèves. Il était plus jeune qu’elle l’avait imaginé ; sans doute n’avait-il pas plus d’une vingtaine d’années. Il avait un je-ne-sais-quoi de dédaigneux, peut-être à cause de son long nez anguleux. Quand Sonea le salua, il leva les yeux sur elle, examina son visage, puis descendit jusqu’à ses bottes neuves avant de faire le chemin inverse. Satisfait, le magicien retourna à sa liste et y ajouta une petite croix. — Choisis une place, Sonea, dit-il en la congédiant de la main. Il y avait vingt tables parfaitement alignées dans la classe. Six novices, déjà assis, regardèrent Sonea étudier l’agencement des places. Ne t’assieds pas trop loin des autres élèves, pensa la jeune fille. Tu ne veux pas qu’ils croient que tu ne les aimes pas – ou qu’ils t’effraient. Il restait quelques places au centre de la pièce, mais Sonea n’avait pas envie d’une table aussi en vue. Elle repéra une chaise près du mur, entourée par trois autres occupées par des novices. Voilà qui ferait l’affaire. Sonea alla prendre sa place, consciente des regards qui la suivaient. Elle s’assit et se força à regarder ses condisciples. Les novices la quittèrent aussitôt des yeux et Sonea soupira de soulagement. Elle s’était attendue à plus de mépris. Le garçon de la cérémonie – Regin – était peut-être le seul à être ouvertement désagréable ? Un par un, les derniers novices arrivèrent, saluèrent le professeur et prirent un siège. La timide Kyralienne s’assit sur la première chaise qui lui tomba sous la main. Un autre élève salua à peine le maître et se précipita vers la place libre, juste devant Sonea. Avant d’avoir posé la main sur le dossier de sa chaise, il ne vit pas l’adolescente puis la regarda avec dégoût et s’assit de mauvaise grâce. Le garçon désagréable, Regin, arriva en dernier. Il étudia la classe d’un œil critique avant de s’installer au centre du groupe. Une cloche retentit dans les couloirs, et le professeur se leva. Aussitôt, plusieurs novices – dont Sonea – sautèrent sur leurs pieds. Mais avant que leur maître puisse parler, un visage familier apparut dans l’encadrement de la porte. — Vous avez fait l’appel, seigneur Elben ? — Oui, directeur Jerrik, et ils sont tous là. Le directeur glissa les pouces dans sa ceinture et regarda les élèves. — Bienvenue, dit-il d’une voix revêche, et félicitations. Je ne vous félicite pas d’être nés sous une assez bonne étoile pour posséder le don, mais d’avoir été acceptés à l’université de la Guilde. Certains d’entre vous viennent de pays lointains, et ils ne retourneront pas chez eux avant de longues années. Vous pourrez décider de passer ici une bonne partie de votre vie. En tout cas, vous êtes à l’université pour les cinq ans à venir. » Dans quel but ? Devenir magicien. Mais qu’est-ce qu’un magicien ? Il faut plusieurs qualités pour faire un mage. Quelques-unes que vous possédez déjà, d’autres que vous développerez. Le reste, vous l’apprendrez. Certaines sont plus importantes que d’autres. Le directeur se tut et balaya la classe du regard. — Qu’y a-t-il de plus important pour un mage ? Sonea vit plusieurs novices se raidir sur leur siège. Jerrik avança du côté de la jeune fille, et regarda le garçon devant elle. — Vallon ? L’adolescent se tassa sur sa chaise, comme s’il voulait disparaître sous sa table. — Sa… sa maîtrise des choses, seigneur, répondit le garçon d’une voix presque inaudible. À quel point il s’entraîne. — Non. Jerrik tourna sèchement les talons. Il alla de l’autre côté de la classe et fixa un des garçons les plus impatients. — Gennyl ? — La force, seigneur ! — Absolument pas ! aboya le directeur. Il recula, marcha le long des tables et s’arrêta devant la timide Kyralienne. — Bina ? La fille leva les yeux sur le mage et battit des paupières. Quand il croisa son regard, elle baissa aussitôt la tête. — Heu… (Elle n’osa plus bouger, mais sursauta soudain :) La bonté, seigneur. La façon dont il, ou elle, se sert de sa magie. — Non, répondit gentiment Jerrik. Mais c’est un trait de caractère très important, et nous l’attendons de tous nos magiciens. Le directeur continua à déambuler dans la classe. Sonea le suivait des yeux et remarqua que les autres élèves, le dos raide, regardaient devant eux. L’adolescente préféra les imiter et écouter les claquements des semelles du directeur approcher. — Elayk ? — Le talent, seigneur ? répondit le garçon avec un fort accent lonmar. — Non plus. Les pas approchèrent encore, et Sonea sentit un regard lui vriller la nuque. Que dirait-elle si le directeur lui posait la question ? Toutes les réponses qui lui semblaient bonnes avaient déjà été données. L’adolescente respira profondément, essayant de faire le moins de bruit possible. Jerrik ne s’adresserait pas à elle, de toute façon… C’était elle qui avait le moins d’importance de tous les… — Sonea ? L’estomac retourné, la jeune fille leva les yeux et vit Jerrik debout devant elle. Lorsqu’il comprit qu’elle hésitait, son regard se fît encore plus froid. Sonea se rendit compte qu’elle savait la réponse. C’était facile. Après tout, elle la connaissait mieux que n’importe qui dans cette classe, puisqu’elle avait failli mourir lorsque ses pouvoirs avaient échappé à tout contrôle. Jerrik le savait, et c’était pour ça qu’il lui demandait, à elle. — Le Contrôle, seigneur. — Absolument pas. Le mage soupira et regagna le devant de la classe. Rouge de honte, Sonea baissa les yeux sur les éraflures de sa table. Le directeur croisa les bras et étudia la classe. Les novices attendirent, honteux et silencieux. — Le plus important, pour un mage, est la connaissance. (Il se tut pour dévisager tous les novices qui avaient mal répondu.) Sans elle, sa force ne sert à rien, pas plus que ses dons ou son talent, et toutes les bonnes intentions du monde n’y changeront rien. (Il riva les yeux sur Sonea.) Et même si ses pouvoirs se manifestent d’eux-mêmes, il mourra s’il ne sait pas les contrôler. Les élèves soupirèrent comme un seul homme, et quelques visages se tournèrent brièvement vers Sonea. La tirade du directeur avait glacé l’adolescente, et elle n’osa pas lever les yeux. — La Guilde est le plus complet et le plus grand magasin de connaissances du monde, continua Jerrik, gonflé de fierté. Pendant les années où vous vivrez ici, ce savoir, ou du moins une partie, passera dans vos mains. Si vous faites attention, si vous écoutez ce que disent vos professeurs, si vous apprenez à vous servir des équipements et moyens mis à votre disposition – comme la bibliothèque – vous réussirez. Mais si vous n’en faites qu’à votre tête, si vous ne respectez pas vos aînés ou si vous ignorez les siècles de connaissance amassés par vos prédécesseurs, vous ne ferez honte qu’à vous-mêmes. Les années qui viennent ne seront pas faciles pour vous, je vous préviens. Vous devrez vous dévouer à votre tâche, vous discipliner et être consciencieux si vous voulez éveiller votre plein potentiel de magicien de la Guilde ! Les élèves se tendirent aussitôt, tellement silencieux que Sonea les entendait respirer. Jerrik se redressa, les mains croisées dans le dos. — Vous savez sans doute, dit-il d’une voix plus douce, que les trois niveaux de Contrôle sont la base de votre apprentissage. Le premier, qui libère votre don, vous sera enseigné aujourd’hui. Le deuxième, la capacité à y accéder, à y puiser et à le contenir, sera votre objectif de ce matin – et celui de tous les autres jours jusqu’à ce que vous puissiez le maîtriser sans même y penser. Le troisième, qui englobe toutes les façons dont le pouvoir peut être utilisé, vous sera enseigné jusqu’à votre diplôme. N’oubliez pas : quelle que soit la discipline que vous choisirez, aucun de vous ne pourra considérer avoir totalement maîtrisé le troisième niveau. Une fois que vous serez mages, il vous reviendra de développer vos propres connaissances. Mais personne ne peut savoir tout ce qu’il y a à savoir… » La Guilde est la gardienne de plus de connaissances qu’il n’est possible d’en assimiler en une seule vie, et sans doute plus qu’il n’est possible d’en apprendre en cinq. Nous enseignons les trois disciplines : guérison, alchimie et guerre. Vous pourrez en savoir assez sur l’une de ces écoles pour devenir un mage de talent : mais vos professeurs, et ceux qui les ont précédés, ont glané les informations les plus adéquates. Alors, utilisez ces connaissances à bon escient, novices de la Guilde. Le directeur fixa un instant chaque élève, tourna les talons, hocha la tête à l’attention du seigneur Elben, et quitta la salle. La classe resta immobile et silencieuse. Le professeur, qui n’avait pas bougé, souriait devant l’expression de ses élèves. Puis il se plaça devant son grand bureau et s’adressa à eux : — Votre première leçon de Contrôle commence maintenant. J’ai choisi un maître pour chacun de vous, et il vous attend dans la pièce d’à côté. Levez-vous et allez dans le couloir. Les novices bondirent sur leurs pieds et les chaises grincèrent sur le parquet. Sonea suivit le mouvement, mais le professeur lui jeta un regard glacial. — Sauf toi, Sonea. Toi, tu restes ici. Cette fois, tous les novices dévisagèrent franchement la jeune fille. Sonea cligna des yeux devant tous ces adolescents, et se sentit étrangement coupable en les voyant comprendre. — Allez ! les pressa le professeur. Les élèves se retournèrent et Sonea, le dos raide, les regarda s’en aller. Un seul garçon lui jeta un coup d’œil haineux avant de passer la porte : bien entendu, l’adolescente reconnut Regin. — Sonea ! L’adolescente sursauta et fixa le professeur, surprise de le voir encore là. — Oui, seigneur ? Le regard du magicien s’adoucit un peu et il s’avança jusqu’à la chaise de la novice. — Puisque tu as dépassé le premier et le deuxième niveau de Contrôle, je t’ai apporté le livre que nous étudierons bientôt en classe. (Sonea baissa les yeux sur le livret que lui tendait le professeur.) Il y a des exercices à faire en lisant, mais ils nécessitent la présence de toute la classe. Cela dit, tu apprendras beaucoup en étudiant ce texte. Il posa le livret sur la table et tourna les talons. — Merci, seigneur Elben ! lança Sonea. Le magicien se retourna. Après avoir jeté un regard étonné à l’adolescente, il passa la porte. La pièce étant vide et silencieuse, Sonea en profita pour regarder les tables et les chaises autour d’elle. Elle baissa les yeux sur le livret et lut : Six Leçons pour les novices, du seigneur Liden, et une date remontant à plus d’un siècle. Combien d’élèves avaient dû plancher sur ses pages ? Sonea fut soulagée en voyant que le texte se lisait sans peine. « La magie est un art utile, mais qui a ses limites. C’est le corps qui sert de barrière à la sphère d’influence d’un magicien, sa peau en trace la frontière. Il faut peu d’efforts pour influencer la magie de cette zone. Aucun autre mage ne peut interagir avec cet espace, à moins d’être guérisseur, ce qui nécessite un contact de peau à peau. Pour influer sur ce qui est au-delà du corps, un plus gros effort doit être fourni. Plus l’objet est éloigné, plus l’effort à produire est grand. Ces limites s’appliquent aussi à la communication mentale, bien qu’elle soit moins pénible que la plupart des autres tâches magiques. » Rothen avait déjà expliqué tout cela à l’adolescente, mais elle continua sa lecture. Elle finissait la troisième leçon et commençait la quatrième lorsque deux novices entrèrent dans la classe. Le premier était Gennyl, le garçon au père lonmar, qui avait un tuteur. Le second était l’autre Lonmar. Ils jetèrent un coup d’œil à Sonea en passant et allèrent s’asseoir au milieu de la classe. Sonea sentit qu’ils avaient quelque chose de différent, comme si leur Présence était plus nette. Cela devait vouloir dire que leurs pouvoirs avaient été libérés. Ils apprendraient vite à cacher leur Présence, tout comme elle l’avait fait avant eux. Le premier niveau n’était visiblement pas compliqué à atteindre. Le second, en revanche, se révélait plus difficile. Les deux garçons commencèrent à chuchoter dans la langue chantante de leur pays. Un autre novice revint dans la salle, un Kyralien avec des cernes noirs sous les yeux. Il s’assit, le dos raide et le regard rivé sur son pupitre. Sonea trouvait que sa Présence avait quelque chose d’étrange. Elle la sentait, mais de façon erratique – parfois forte, parfois presque trop faible pour être détectée. L’adolescente ne voulut pas embarrasser le garçon et regarda ailleurs. Elle capterait beaucoup de choses étranges chez les élèves avant qu’ils aient passé les premier et deuxième niveaux de Contrôle. Sonea allait se replonger dans sa lecture, lorsqu’un éclat de rire attira son attention. Cinq novices entrèrent dans la classe. Maintenant, seul Regin manquait à l’appel. Sans personne pour les surveiller, les élèves traînaient dans la salle, s’asseyaient sur leur pupitre et discutaient en petits groupes. Leurs Présences vrombissaient dans l’air. Personne ne s’approcha de Sonea, qui s’en trouva à la fois soulagée et triste. Les élèves ne savaient pas à quoi s’attendre avec elle, et ils préféraient l’éviter. C’était donc à elle de faire le premier pas, sinon, ils penseraient qu’elle ne s’intéressait pas à eux. La jolie petite Elyne, assise tout près, se massait les tempes. Sonea se souvint que Rothen lui avait confié que les leçons de Contrôle lui avaient parfois donné mal à la tête, et se dit que la jeune fille avait sans doute besoin d’un peu de sympathie. Lentement, en essayant de paraître sûre d’elle, l’adolescente traversa la pièce jusqu’à la table d’Elyne. — Ce n’est pas facile, hein ? lui dit-elle. La fille sursauta, leva les yeux vers elle, haussa les épaules et regarda son pupitre. Elle ne répondit pas, Sonea eut la gorge serrée lorsqu’elle se rendit compte que sa « camarade » l’ignorait. — Je ne l’aime pas, dit soudain la fille avec un fort accent elyne. — Qui ça ? demanda Sonea, surprise et soulagée. — Dame Kinla, répondit la fille d’une voix irritée. (Elle prononçait Keenlar.) — Ton professeur de Contrôle ? Ça ne doit pas rendre les choses faciles. — Dame Kinla n’est pas quelqu’un de mauvais, souffla la jeune fille. C’est juste que je ne veux pas d’elle dans ma tête. Elle est tellement… Elle secoua la tête et ses boucles rousses oscillèrent. Le siège en face de la jeune fille étant vide, Sonea s’y assit et se tourna pour continuer à discuter. — Tu ne veux pas qu’elle voie les choses qui sont dans ton esprit ? Des choses ni bonnes ni mauvaises, mais simplement personnelles ? — Voilà, c’est ça, répondit la jeune fille en levant sur Sonea des yeux écarquillés. Mais il faut bien que je la laisse faire, non ? — Pas forcément, expliqua Sonea. Eh bien, je ne sais pas vraiment ce que tu veux garder pour toi, mais… enfin, on peut cacher ce genre de choses, tu sais. — Comment ? demanda la jeune Elyne en dévisageant Sonea. — Tu n’as qu’à imaginer une sorte de porte, derrière laquelle tu enfermes tout ce que tu veux, répondit Sonea. Dame Kinla saura que tu as caché des choses dans ton esprit, mais elle fera comme Rothen avec moi et elle ne voudra rien voir au-delà de ce battant. — Le seigneur Rothen t’a appris à te Contrôler ? Il a été dans ton esprit ? — Oui. — Mais… mais c’est un homme ! — Il a réussi quand même. C’est pour ça que tu as une dame comme professeur ? Il faut que ce soit une femme qui t’apprenne le Contrôle ? — Évidemment ! répliqua la fille, horrifiée. — Je ne savais pas…, dit Sonea en hochant la tête. Je ne vois pas la différence que ça fait, mais… mais je comprends ce que tu veux dire. Si je n’avais pas pu cacher certaines pensées, je crois que j’aurais préféré avoir une femme comme professeur. — Laisser un homme entrer dans sa tête est mal pour une fille de ton âge, lâcha la fille en reculant un peu. — C’est… ce sont seulement les esprits, tenta de se justifier Sonea. C’est comme parler, mais ça va plus vite. Il n’y a pas de mal à parler avec un homme, si ? — Eh bien… Non. — On évite quand même certains sujets, ajouta Sonea avec un regard lourd de sous-entendus. — Oui, répondit la jeune fille en comprenant ce que voulait dire Sonea. À part dans certaines occasions, j’imagine. — Issle ! Une voix venait de couvrir le brouhaha de la classe. Sonea leva les yeux et vit une femme d’âge mûr, en robe verte, debout sur le pas de la porte. — Tu t’es reposée assez longtemps, Issle. Viens. — Oui, dame Kinla, souffla la fille. — Bonne chance ! lança Sonea en voyant Issle se précipiter dans le couloir. Mais elle n’était pas sûre que la fille l’ait entendue. En tout cas, Issle disparut sans un regard en arrière. Sonea inspecta le livret qu’elle tenait toujours entre ses mains et se permit un sourire. C’était un début. Plus tard, elle pourrait peut-être reparler à Issle. Elle retourna à son bureau et reprit sa lecture. « Projection : Faire bouger un objet est plus simple et plus facile s’il est en vue. On peut bouger ce qu’on ne voit pas, à condition d’avoir déjà étendu ses sens afin de localiser l’objet choisi. Cela prend plus de temps et d’effort, mais… » Sonea s’ennuya vite et regarda les allées et venues des novices. Elle écouta les mages les appeler et tenta d’imaginer quel était leur caractère. Shern, le Kyralien aux yeux cernés, avait tressailli quand son professeur était venu le chercher. Il avait regardé son maître avec des yeux hagards, sa réticence transparaissant dans tous ses gestes lorsqu’il avait repoussé sa chaise et s’était dirigé vers le couloir. Regin s’était déjà lié avec deux autres garçons, Kano et Vallon. La timide Kyralienne les écoutait attentivement, et l’Elyne traçait de petits dessins sur la couverture d’un livre. Quand Issle revint, elle se laissa tomber sur sa chaise, la tête enfouie entre ses bras. Ayant entendu les autres se plaindre de maux de tête, Sonea décida de la laisser tranquille. Lorsque la cloche sonna la pause, Sonea soupira de soulagement. Elle avait seulement lu un livre de leçons qu’elle connaissait déjà, sans cesse dérangée par les autres élèves. Pour un premier cours, il n’avait pas été bien intéressant. Le seigneur Elben entra et les novices se précipitèrent à leur place. Il attendit qu’ils soient tous assis, puis s’éclaircit la gorge. — Nous reprendrons les leçons de Contrôle demain à la même heure, dit-il. Votre prochain cours porte sur l’histoire de la Guilde, dans la deuxième salle à l’étage. Vous pouvez partir. Des soupirs de soulagement coururent dans la classe. Les novices se levèrent, saluèrent le professeur et se dirigèrent vers la porte. Sonea vit que le garçon elyne avait rejoint le groupe de Regin. Elle les suivit sans bruit, rendit le livret au professeur et ralentit pour qu’Issle la rattrape. — Ta seconde leçon était plus facile ? — J’ai fait ce que tu as dit, répondit la fille en hochant la tête. Ça n’a pas marché, mais ça ira mieux la prochaine fois. — C’est bien. Après ça, tout va de mieux en mieux. Elles firent quelques pas en silence, et Sonea chercha désespérément quelque chose à dire. — Tu es Issle de Fonden, non ? lança soudain une voix. Issle se retourna et s’arrêta en voyant Regin et les autres se diriger vers elle. — Oui, répondit-elle avec un gentil sourire. — Ton père est un des conseillers du roi Marend ? demanda Regin, l’air impressionné. — Oui, répéta Issle. — Je suis Regin de Winar, déclara-t-il avec une politesse exagérée. De la Maison Paren. Puis-je t’escorter jusqu’au réfectoire ? — J’en serais honorée, répondit Issle avec un grand sourire. — Je t’en prie : tout le plaisir est pour moi. Il se glissa entre Issle et Sonea, forçant celle-ci à reculer, et prit le bras d’Issle. Les amis de Regin les suivirent et Sonea se retrouva en queue de cortège, sans que personne ne daigne lui jeter un coup d’œil. Lorsque le groupe descendit l’escalier de l’université, Sonea s’arrêta et le regarda s’éloigner. Issle ne l’avait même pas remerciée. Ça ne devrait pas m’étonner. Des morveux endimanchés sans aucune éducation, voilà ce qu’ils sont ! Non, se reprit-elle. Ne sois pas injuste. Si l’un d’eux avait dû entrer dans le groupe de Harrin, ça n’aurait pas été plus facile pour lui. Ils oublieront peut-être que je ne suis pas comme eux. Il faut leur donner du temps… Chapitre 3 DES HISTOIRES endant que la domestique de Rothen débarrassait le petit déjeuner, Sonea se laissa tomber sur un fauteuil en soupirant. Rothen leva les yeux et vit l’expression résignée et malheureuse de sa pupille. Il maudit le seigneur Peakin de l’avoir gardé après les cours, la veille au soir, pour parler de ses élèves au lieu de le laisser rentrer chez lui. — Comment ça s’est passé, hier ? demanda-t-il. — Aucun des novices ne sait se servir de sa magie, répondit Sonea. Ils apprennent encore à se Contrôler. Le seigneur Elben m’a donné un livre pour m’occuper. — Aucun élève ne sait se Contrôler lorsqu’il arrive chez nous. Nous n’éveillons pas leurs pouvoirs avant qu’ils aient prononcé leur serment. Je croyais que tu le savais. — Mais il faudra des semaines avant qu’on commence les leçons ! Tout ce que j’ai fait, c’est lire un bouquin – et je savais déjà tout ! Je ne pourrais pas rester ici en attendant ? — Nous ne mettons pas un novice à l’écart quand il apprend plus vite que les autres, répondit Rothen, amusé. Tu devrais plutôt en profiter. Demande un autre livre, ou vois si ton professeur accepte de faire des exercices avec toi. — Je doute que les autres apprécient, dit Sonea en faisant la moue. Rothen sourit. Son élève avait vu juste, mais il savait que le directeur ne l’autoriserait pas à garder la jeune fille dans ses appartements. — Les novices sont censés être en compétition les uns avec les autres, Sonea. Tes camarades essaieront toujours de te glisser des bâtons dans les roues. Te mettre toi-même à l’écart n’y changera rien. En fait, tu perdras leur respect si tu t’empêches d’apprendre par peur de leur déplaire. Sonea hocha la tête et baissa les yeux sur la table. Rothen compatissait sincèrement : quels que soient les conseils qu’il lui donnerait, elle serait toujours frustrée d’être soudain propulsée dans le petit monde mesquin des novices. — Tu n’as pas tant d’avance que ça, Sonea… J’ai eu besoin de plusieurs semaines pour t’enseigner le Contrôle, parce qu’il a fallu que tu me fasses confiance. Les plus doués seront prêts à la fin de la semaine, et les autres d’ici quinze jours à peine. Ils te rattraperont plus vite que tu ne t’y attends. L’adolescente hocha encore la tête. Après avoir pris une cuillerée de poudre dans un pot, elle la versa dans une tasse d’eau chaude. L’arôme âcre du raka en monta aussitôt, et Rothen grimaça en voyant son élève porter la boisson à ses lèvres. Le mage se demandait comment elle pouvait supporter ce mélange : il avait essayé de lui faire adopter le sumi, la boisson en vogue dans les Maisons, mais elle n’avait pas aimé. Les ongles de Sonea cliquetaient sur sa tasse. — Issle a dit quelque chose de bizarre… Elle pense que les professeurs, enfin, les hommes, ne devraient pas enseigner aux élèves filles. — Issle est elyne ? — Oui. — Alors tout s’explique. Les Elynes sont encore plus maniérés que les Kyraliens à propos des rapports entre garçons et filles. Ils exigent que seules des femmes enseignent la magie à leurs adolescentes. Ils sont tellement contrariés de voir une novice – de n’importe quelle origine – prendre des cours avec un homme, que nous avons adopté cette « règle » pour toutes nos élèves. Étrangement, les rapports entre adultes les choquent beaucoup moins. — Choquée, c’est exactement ce qu’était Issle, acquiesça Sonea. — Tu aurais mieux fait de lui dire que tu prenais des cours avec une femme, ajouta Rothen en fronçant les sourcils. Les Elynes sont capables de porter des jugements très durs sur ce genre de choses. — Eh bien, j’aurais aimé que tu me préviennes… Elle était amicale au premier abord, et puis… — Elle aura bientôt oublié, la rassura Rothen. Donne-lui du temps. D’ici quelques semaines tu auras des amis, et tu te demanderas pourquoi tu étais si angoissée. — Des amis ? Je me contenterais d’un seul, répondit l’adolescente en plongeant le nez dans sa tasse. Dans le grand bureau obscur de l’administrateur, un globe lumineux flottait de gauche à droite, envoyant ramper des ombres sur les murs. Lorsque Lorlen eut fini de lire la lettre qu’il tenait entre ses mains, il étouffa un juron. — Vingt pièces d’or la bouteille ! L’administrateur alla s’asseoir sur sa chaise, ouvrit une boîte posée sur son bureau et en sortit une épaisse feuille de papier. Il commença à écrire, seul le bruit du grattement décidé de la plume troublant le silence de son bureau. Lorlen s’arrêtait de temps à autre, les yeux plissés pour se relire. Il apposa enfin sa signature extravagante au bas de la feuille, s’appuya au dossier de sa chaise et regarda son œuvre. Puis il soupira et jeta la lettre à la poubelle. Depuis des siècles, c’était l’argent du roi qui payait les fournisseurs de la Guilde, et les commerçants avaient pris leurs aises. Ils facturaient deux ou trois fois trop cher n’importe quel produit – à tel point que les mages avaient pris l’habitude de faire pousser eux-mêmes leurs simples. Lorlen posa les coudes sur sa table, plaça son menton entre ses paumes, relut le catalogue du vendeur de spiritueux et pensa un instant à ne pas commander de vin du tout. Il y aurait forcément des conséquences, mais rien d’insurmontable s’il gardait cette maison comme producteur – pour d’autres denrées moins onéreuses. Le vin était le péché mignon d’Akkarin. Obtenu avec la plus fine variété de baies de vare, il était doux et riche en bouche. Le haut seigneur en gardait toujours une flasque dans son salon, et il serait très mécontent de ne pas pouvoir renouveler son stock. Lorlen reprit une feuille en grimaçant, mais se figea soudain. Pourquoi devrait-il céder à Akkarin aussi facilement ? Ce n’était pas dans ses habitudes, le haut seigneur s’en rendrait forcément compte et commencerait à se poser des questions. Lorlen ne passait plus que de très rares après-midi avec Akkarin, qui devait bien s’en être aperçu. Lorlen était incapable de se souvenir de la dernière fois où il avait pris son courage à deux mains pour se rendre aux appartements du haut seigneur. En tout cas, cela faisait trop longtemps. Lorlen baissa la tête, accablé. Ah, Sonea ! Pourquoi a-t-il fallu que tu me révèles ce secret ? Le souvenir se fraya un chemin jusqu’à son esprit. C’était le souvenir de Sonea, pas le sien, mais il n’avait rien perdu de sa clarté… — C’est fait, dit Akkarin, en défaisant sa fibule et en retirant sa cape. Les vêtements au dessous sont tachés de sang. — Tuas apporté ma robe ? Le serviteur murmure une réponse pendant que le haut seigneur retire sa chemise ensanglantée. En dessous, une dague pend à un ceinturon de cuir. Le magicien se nettoie rapidement avant de disparaître. Il revient vêtu de sa robe noire. Il sort la dague rutilante de son fourreau et commence à l’essuyer sur un chiffon. Il lève ensuite les yeux sur le domestique. — Le combat m’a vidé de mes forces. J’ai besoin des tiennes. Le domestique s’agenouille et tend un bras. Akkarin fait courir sa dague le long de la peau de l’avant-bras, puis appuie sa main sur la plaie comme pour la guérir… Lorlen frissonna. Il aurait mille fois préféré que le souvenir de Sonea soit la mauvaise interprétation d’une scène innocente, mal comprise par une adolescente qui haïssait les mages et s’attendait à les voir commettre des actes horribles… Mais des visions aussi claires ne montraient que la vérité. Et comment la jeune fille aurait-elle pu tout inventer, puisqu’elle ne savait pas de quoi il retournait ? Avec un sourire amer, l’administrateur se souvint que Sonea avait pris Akkarin pour l’assassin de la Guilde. La vérité était bien pire, et Lorlen, même s’il l’avait voulu, n’aurait pas pu l’ignorer. Akkarin, son meilleur ami, le maître de la Guilde, pratiquait les arts noirs. Lorlen avait toujours été fier d’appartenir et de diriger la plus grande alliance de magiciens de tous les temps. Une partie de lui se révoltait à l’idée que le haut seigneur, qui aurait dû représenter tout ce qui était bon et juste, trempait dans la magie noire. Cette partie de Lorlen voulait crier ce crime au grand jour, afin de chasser un homme dangereux d’un poste aussi influent. Mais une autre partie de sa personnalité reconnaissait qu’attaquer le haut seigneur de face était suicidaire et qu’il fallait prendre toutes les précautions possibles. Lorlen se souvint du jour, des années auparavant, où il avait fallu choisir un nouveau haut seigneur. Akkarin n’avait pas seulement battu les meilleurs mages de la Guilde au test de puissance, mais il avait vaincu les forces combinées de vingt d’entre eux. Mais Lorlen savait très bien, mieux que n’importe qui, qu’Akkarin n’avait pas toujours été aussi puissant. Les deux hommes avaient été amis dès leur premier jour à l’université. Durant leurs années d’études, ils avaient souvent combattu ensemble dans l’arène et découvert que leurs forces se valaient. Pourtant, les pouvoirs d’Akkarin avaient continué à grandir, et, à son retour de voyage, sa force dépassait celle de n’importe quel magicien. Lorlen se demandait à présent si cette progression avait été naturelle. Les voyages d’Akkarin lui avaient servi de prétexte à des recherches touchant les anciennes formes de magie. Le haut seigneur avait passé cinq ans dans les Terres Alliées. De retour à la Guilde, maigre et affaibli, il avait dû admettre que toutes les connaissances qu’il avait glanées s’étaient perdues durant son voyage de retour. Mais s’il avait vraiment découvert quelque chose ? S’il avait appris à se servir de la magie noire ? Et Takan, le domestique qu’avait vu Sonea dans la chambre souterraine ? Akkarin avait ramené l’homme de son voyage et, depuis, il le gardait à son service. Quel était son véritable rôle ? Était-il le complice ou la victime du haut seigneur ? Il était plus facile de penser à Takan comme à une innocente victime, mais Lorlen ne pouvait pas l’interroger sans révéler le secret d’Akkarin. Le risque était bien trop grand. Lorlen se massa les tempes. Ces pensées lui tournaient en boucle dans la tête depuis bientôt quatre mois, et il ne savait toujours pas quoi faire. Il restait possible qu’Akkarin ait essayé la magie noire par pure curiosité. Le sujet était mal connu, et les disciplines des arts noirs n’étaient pas toutes punies de mort. Takan en était la preuve vivante. Lorlen trahirait son ami de façon ignoble en le faisant condamner, voire exécuter, pour ce qui pouvait être, après tout, une expérience. Mais alors, pourquoi Akkarin portait-il des vêtements tachés de sang lorsque Sonea l’avait vu ? Lorlen grimaça. Il était certain que quelque chose d’affreux avait eu lieu cette nuit-là. C’est fait, avait dit Akkarin. Une tâche accomplie. Mais laquelle ? Et pourquoi ? Peut-être y avait-il une explication rationnelle. Ou c’est moi qui voudrais en trouver une, se dit Lorlen. Hésitait-il par peur de découvrir les crimes atroces de son ami ? Parce qu’il redoutait de savoir que la personne qu’il avait admirée et à qui il avait fait confiance toutes ces années était un monstre assoiffé de sang ? En tout cas, il ne pouvait pas poser la question à Akkarin. Il lui faudrait trouver une autre solution. Ces derniers mois, Lorlen avait dressé une liste mentale de toutes les informations qu’il lui fallait. Pourquoi Akkarin pratiquait-il la magie noire ? Depuis combien de temps ? Qu’en faisait-il ? Quelles étaient les limites de sa puissance et comment pourrait-il être défait ? Lorlen violerait les lois de la Guilde en cherchant des informations sur la magie noire, mais il en avait un besoin vital. Lorlen n’avait presque rien trouvé dans la bibliothèque de la Guilde, et il n’en avait pas été étonné. Les hauts mages en connaissaient assez sur les arts noirs pour les reconnaître. Quant au reste des magiciens, savoir qu’ils étaient interdits leur suffisait. Trouver les informations dont Lorlen avait besoin n’allait pas être une mince affaire. L’administrateur devrait chercher plus loin. Il avait tout de suite pensé à la Grande Bibliothèque d’Elyne, une mine de connaissances encore plus impressionnante que celle de la Guilde. Puis il s’était souvenu que cette bibliothèque avait justement été la première étape du voyage d’Akkarin, et il s’était demandé s’il trouverait quelque chose en suivant son ami pas à pas. Un administrateur ne pouvait pas quitter la Guilde : sa position exigeait une présence constante, sans compter qu’un tel voyage mettrait forcément la puce à l’oreille d’Akkarin. Quelqu’un d’autre devait donc partir à la place de Lorlen. Le mage s’était longuement demandé qui méritait une telle confiance. Celui qu’il choisirait devrait être assez intelligent pour dissimuler la vérité, et assez habile pour découvrir ce qu’on voudrait lui taire. Un seul nom était venu à l’esprit de Lorlen. Le seigneur Dannyl. Les novices entrèrent dans le réfectoire, Sonea à la traîne. Regin, Gennyl et Shern n’étaient pas retournés en classe à la fin des cours, et l’adolescente avait emboîté le pas aux autres novices. Le réfectoire, une grande pièce, était uniquement meublé de tables et de chaises. Des domestiques entraient et sortaient continuellement de la cuisine, les bras chargés de plateaux de nourriture qu’ils présentaient aux élèves. Aucun des novices ne protesta lorsque Sonea osa se glisser à côté d’eux. Quelques-uns lui jetèrent des regards en coin quand elle prit ses couverts, mais la plupart l’ignorèrent totalement. Les conversations entre les jeunes gens étaient aussi étranges que la veille. Ils ne surent pas de quoi parler jusqu’à ce qu’Alend dise à Kano qu’il avait vécu un an dans les îles Vindos et que les autres commencent à poser des questions sur le pays. La conversation glissa bientôt sur les familles et les Maisons des novices, et Alend regarda Sonea. — Alors, comme ça, tu as grandi dans les Taudis ? Ils se tournèrent tous vers la jeune fille, qui mâcha et avala sa bouchée rapidement. — Une dizaine d’années… oui, répondit-elle. Je vivais avec ma tante et mon oncle. Ensuite nous avons eu une chambre dans le quartier nord. — Et tes parents ? — Ma mère est morte lorsque j’étais enfant. Mon père… est parti. — Il t’a laissée seule dans les Taudis ? C’est monstrueux ! s’exclama Bina. — Ma tante et mon oncle se sont occupés de moi, répondit Sonea en réussissant à sourire. Et j’avais beaucoup d’amis. — Tu les vois toujours, ces amis ? demanda Issle. — Pas vraiment, non. — Et celui que Fergun a retenu prisonnier dans les sous-sols ? Il n’est pas venu te voir deux ou trois fois ? — Eh bien, oui… — C’est un voleur, non ? continua Issle. Sonea hésita avant de répondre. Elle pourrait nier, mais qui la croirait ? — Je ne sais pas vraiment. En six mois, il a pu se passer beaucoup de choses. — Et toi, tu étais une voleuse, aussi ? — Moi ? répondit Sonea en souriant. Tous ceux qui habitent dans les Taudis ne travaillent pas pour les voleurs, heureusement. Les novices semblaient être un peu plus à l’aise. Quelques-uns hochaient même la tête. Issle regarda autour d’elle et se rembrunit. — Mais tu as volé des choses, non ? demanda-t-elle. Tu faisais partie des détrousseurs de la place du Marché. Sonea rougit et comprit que cette réaction l’avait trahie. Ils sauraient tous qu’elle mentait, si elle niait l’évidence. La vérité la rendrait peut-être sympathique… — Oui, j’ai volé de l’argent et de la nourriture quand j’étais enfant, dit-elle en se forçant à regarder Issle dans les yeux. Mais seulement quand j’avais le ventre vide, ou que l’hiver approchait et que j’avais besoin d’un manteau chaud ou d’une paire de chaussures. — Alors, j’ai bien raison, tu as volé, répondit Issle dont les yeux pétillaient de malice. — Mais c’était une enfant, Issle, protesta faiblement Alend. Toi aussi, tu aurais volé si tu n’avais rien eu à manger. Les autres se tournèrent vers Issle, attendant de voir ce qu’elle allait répondre, mais elle fixa Sonea. — Dis-moi tout ! lança-t-elle avec un regard froid. As-tu déjà tué quelqu’un ? Sonea en eut l’estomac retourné. Si Issle savait la vérité, elle y réfléchirait peut-être à deux fois avant de la harceler… — Je n’en sais rien. Les novices regardèrent la jeune fille en silence. — Qu’est-ce que tu racontes ? grinça Issle. C’est oui ou non. Sonea baissa les yeux sur la table avant de regarder Issle franchement. — Très bien, puisque tu penses que tu dois savoir. Une nuit, il y a deux ans, un homme m’a traînée dans une allée. Il était… Bon, disons qu’il ne voulait pas me demander son chemin. Dès que j’ai pu libérer une de mes mains, je l’ai poignardé et je me suis enfuie. Je n’ai pas traîné dans le coin, alors je ne sais pas s’il est mort. Personne ne parla pendant quelques minutes. — Tu aurais pu crier, finit par dire Issle. — Parce que tu crois que quelqu’un aurait risqué sa vie pour une pauvre fille ? répondit Sonea d’une voix glaciale. Cet homme aurait pu me couper la gorge pour me faire taire, ou j’aurais pu en attirer d’autres comme lui. — Je suis choquée, dit Bina. En entendant la jeune fille, Sonea eut un frisson d’espoir. Elle déchanta vite en entendant la phrase qui suivit. — Tu portes un couteau ? Sonea reconnut l’accent lonmar d’Elayk et se tourna pour lui faire face. — Comme tout le monde. C’est bien pratique pour ouvrir les paquets, couper des fruits… — Détrousser les passants, siffla Issle. Sonea fixa la jeune fille, qui soutint son regard. Visiblement, j’ai perdu mon temps avec celle-là, pensa Sonea. — Sonea ! dit soudain une voix. Regarde ce que je t’ai gardé… Les novices se tournèrent vers Regin, qui portait un plateau et souriait de toutes ses dents. Il jeta le plateau devant Sonea, et la jeune fille rougit violemment en voyant qu’il était couvert de croûtes de pain et de restes de nourriture. — Tu es un garçon si généreux et délicat, Regin, répondit Sonea en poussant le plateau loin d’elle. Je te remercie, mais j’ai déjà mangé. — Tu dois encore avoir faim ! insista le garçon, débordant de fausse sympathie. Regarde-toi, tu es toute maladive. On dirait que tu pourrais encore manger deux ou trois fois. Tes parents oubliaient de te nourrir ? Il poussa le plateau devant Sonea, qui le fit à nouveau glisser plus loin. — C’est quelque chose comme ça, oui, répondit-elle. — Ils sont morts, ses parents, dit quelqu’un. — Alors, pourquoi tu ne prendrais pas ce plateau ? Tu voudras peut-être manger plus tard ? Regin poussa le plateau qui tomba sur les genoux de Sonea. La sauce brune éclaboussa la robe de la jeune fille avant de se répandre sur le sol, et des ricanements saluèrent cet incident. La jeune fille, oubliant les recommandations de Rothen, poussa un juron et Issle grimaça de dégoût. L’adolescente leva les yeux et voulut parler – mais au même instant la cloche de l’université sonna. — Oh, déjà l’heure des cours ? s’exclama Regin. Désolé de ne pas rester pour te regarder manger, Sonea… Allez, tout le monde, ce serait bête d’être en retard. Regin tourna les talons et partit avec les autres novices. Seule dans je réfectoire, Sonea se leva et essaya de réparer le plus gros des dégâts. Puis elle reposa le plateau sur la table et regarda sa robe maculée de taches. Elle jura, en prenant garde, cette fois, à ne pas être entendue. Que pouvait-elle faire, maintenant ? Il était hors de question de retourner en cours avec des vêtements dégoûtants… Le professeur la renverrait aussitôt chez elle pour se changer, et cette humiliation publique ferait bien trop plaisir à Regin. Non, Sonea devait d’abord passer chez Rothen puis trouver une excuse valable pour son retard aux cours. Elle sortit du réfectoire, priant pour ne croiser personne. Au bout de la coursive, Dannyl entendit les marins se réunir dans la salle commune et jura entre ses dents. La nuit allait encore être courte. Comme d’habitude, Jano vint chercher le mage et l’équipage l’accueillit avec des vivats. Une bouteille de siyo sortit de nulle part, et les marins commencèrent à discuter entre deux gorgées de liqueur vindo. Lorsque la bouteille arriva devant Dannyl et qu’il la passa à Jano sans boire, l’équipage le taquina. Une fois qu’ils eurent bu, les marins parlèrent dans leur langue. Ils semblèrent se poser des questions avant de tous tomber d’accord et ils commencèrent à chanter, en faisant de grands signes à Dannyl pour qu’il se joigne à eux. Jusque-là le mage n’avait pas osé insister, mais cette fois, il fixa Jano d’un œil torve. — Tu avais promis de traduire pour moi. — La musique, c’est pas ton truc, tu m’as dit, répondit le marin. — Laisse-moi en décider, Jano. Le marin réfléchit en écoutant la chanson. — À Capia, mon amie a des cheveux, cheveux roux… Et des seins comme des sacs de tenn. À Tol-Gan, mon amie a de belles, belles jambes… et elle les enroule autour de moi. À Kiko mon amie a… Ah, je ne connais pas ton mot pour ça ! — Je crois deviner, répondit Dannyl en secouant tristement la tête. Assez de traduction, je préfère ne pas savoir ce que je chante. — Et maintenant, tu me dis pourquoi tu ne bois pas mon siyo ? — Le siyo sent fort. L’odeur est trop puissante. — Le siyo est puissant ! lança fièrement Jano. — Vouloir saouler un magicien n’est pas une très bonne idée, lui fit remarquer Dannyl. — Et pourquoi ça ? Dannyl essaya de trouver des mots que le Vindo comprendrait. — Quand on est saoul, vraiment saoul, on fait et on dit des choses pas très malignes, même sans le vouloir, tu sais ça ? Jano hocha la tête et tapota l’épaule de Dannyl. — Te fais pas de souci, on racontera rien à personne. — Il est stupide de faire de la magie quand on n’a pas tous ses moyens. Ça peut être dangereux. Jano fronça les sourcils et se détendit soudain. — Alors, on te donne qu’un peu de siyo ? — Si tu veux, répondit Dannyl en riant. Jano fit signe aux marins de lui passer la bouteille. Il essuya le goulot avec sa manche et offrit la boisson au magicien. Dannyl porta le goulot à ses lèvres sous le regard de tous les marins et but une gorgée. Un goût de noisette lui emplit la bouche, puis une agréable chaleur descendit le long de sa gorge une fois qu’il eut avalé sa gorgée. Dannyl reprit sa respiration et apprécia la tiédeur qui envahissait son corps. Les marins crièrent de joie en le voyant sourire et hochèrent vigoureusement la tête. Jano rendit la bouteille à l’équipage et tapa dans le dos de Dannyl. — Je voudrais pas être magicien, dit-il. Aimer picoler et jamais pouvoir le faire. C’est trop triste. — J’aime aussi la magie, répondit Dannyl. Les marins commencèrent à brailler une nouvelle chanson. Sans que Dannyl le lui demande, Jano commença à traduire. Le mage se surprit à rire de l’absurde crudité des paroles. — Mais que veut dire « eyoma » ? — Une sangsue de mer, lui expliqua Jano. Une sale bête. Tiens, je vais te raconter une histoire. Aussitôt, les autres marins se turent et regardèrent Jano, impatients. — Les sangsues de mer sont grandes comme ça, du coude à la main, dit Jano en levant le bras pour la démonstration. Elles nagent en petits groupes la plupart du temps, mais quand elles font des petits, elles se mettent toutes ensemble, et là, ça devient dangereux. Très dangereux. Elles montent sur la coque en pensant que c’est un rocher, et les marins doivent les tuer, sinon les sangsues se collent à eux et boivent tout leur sang. Dannyl regarda les marins, qui hochèrent la tête. Le mage se demanda si cette histoire n’était pas une exagération – voire un mensonge – une farce que faisaient les hommes du bateau à chaque voyageur. Il jeta un regard interrogateur à Jano, mais le Vindo était trop absorbé par son histoire pour lui prêter attention. — Les sangsues boivent le sang de tous les gros poissons, continua-t-il. Quand un bateau coule, les hommes tentent de nager jusqu’au rivage, mais si les sangsues les trouvent, ils sont vite fatigués et ils meurent. Si des hommes tombent à l’eau pendant qu’elles font leurs petits, ils coulent a cause du poids des sangsues collées sur eux. Une sale façon de crever, non ? ajouta-t-il pour Dannyl, les yeux écarquillés. Le mage avait beau ne pas y croire, il frissonna tout de même. Jano lui tapota le bras et reprit : — T’as pas à t’en faire. Les sangsues vivent dans les eaux chaudes, pas ici. Prends encore du siyo et oublie ça. Dannyl accepta la bouteille et avala une modeste gorgée. Un marin commença à chantonner, et bientôt tous l’accompagnèrent. Le mage n’arrivant pas à suivre la mesure, il les laissa se moquer de lui jusqu’à ce que le capitaine ouvre la porte. Soudain, les marins chantèrent un peu moins fort. — Seigneur, j’ai quelque chose pour vous, dit Numo à Dannyl. Il fit signe au mage de le suivre et remonta la coursive en direction de sa cabine. Dannyl lui emboîta le pas, les deux mains plaquées au mur afin de lutter contre le tangage du navire. Il entra chez le capitaine – contrairement à ce qu’avait dit Jano – et se retrouva dans une pièce qui était au moins quatre fois plus grande que celle où dormait le magicien. Au centre de la cabine, Dannyl vit une table couverte de cartes. Numo avait déjà sorti une boîte d’un petit placard. Il tira une clé des plis de sa chemise, ouvrit la serrure du coffret et en sortit un morceau de papier plié. — On m’a demandé de vous remettre ça avant d’arriver à Capia… Dannyl s’assit sur la chaise que lui désigna Numo et examina la feuille. Elle était fermée par le sceau de la Guilde, et le papier était de la qualité la plus fine qui soit. Le magicien brisa le cachet et reconnut l’écriture de Lorlen au premier regard. « Au second ambassadeur de la Guilde en Elyne, Dannyl, famille Vorin, Maison Tellen. J’espère que vous m’excuserez de vous faire parvenir cette lettre après votre départ. J’ai une tâche d’importance à vous confier, en plus de vos responsabilités d’ambassadeur. Cette mission doit rester confidentielle, et la méthode que j’ai choisie pour vous faire parvenir ce message n’est qu’une petite précaution parmi d’autres. Seigneur Dannyl, comme vous le savez, le haut seigneur Akkarin a quitté la Kyralie il y a une dizaine d’années afin de recueillir des informations à propos des anciennes formes de magie. Une quête dont il n’est jamais venu à bout. Votre tâche est de suivre ses pas et de visiter tous les endroits où il est allé. Vous devrez trouver tous ceux qui ont pu l’aider, et collecter un maximum d’informations au sujet des magies archaïques. Je vous prie de me faire parvenir par des messagers tout ce que vous apprendrez. Ne communiquez jamais avec moi directement. J’attends de vos nouvelles. Je vous remercie, Administrateur Lorlen » Dannyl relut la lettre plusieurs fois avant de la replier. Que préparait véritablement Lorlen ? Retracer le voyage d’Akkarin ? Communiquer par messagers interposés ? Le magicien rouvrit la lettre et la parcourut rapidement des yeux. Lorlen exigeait-il le secret pour obtenir de Dannyl des informations confidentielles ? Ces informations concernaient Akkarin… Le haut seigneur savait-il que Dannyl suivait ses traces ? Le magicien étudia les réponses possibles. Si Akkarin était au courant, il avait certainement donné son accord. S’il ne l’était pas… Dannyl sourit sous cape. Lorlen voulait peut-être seulement savoir si ce que racontait Akkarin à propos des sangsues de mer était vrai. Lorlen voulait-il réussir là où son ami avait échoué ? Ces deux-là étaient en compétition depuis leur noviciat. L’administrateur ne pouvait évidemment pas partir en voyage, donc il avait envoyé un autre mage à sa place. Et il m’a choisi, moi. Dannyl replia la lettre, se leva et tituba à cause du mouvement du bateau. Si le besoin s’en faisait sentir, Lorlen lui expliquerait les raisons de ce secret. En attendant, Dannyl avait la permission de farfouiller dans le passé de quelqu’un, et pas n’importe qui : le mystérieux haut seigneur. Dannyl salua Numo et quitta la pièce. Il repassa par sa cabine, fourra la lettre dans ses affaires, et alla rejoindre Jano et l’équipage. Chapitre 4 FAIRE SON DEVOIR onea errait dans les couloirs de l’université. Elle était soulagée de savoir que le lendemain était un vaindredi, un jour où elle n’avait pas cours et ne devrait pas supporter Regin et les autres novices. L’adolescente était surprise de se sentir si fatiguée, d’autant plus qu’elle n’avait pas fait grand-chose pendant la semaine. Elle avait passé la plupart des cours à lire des livres et à regarder les novices aller et venir dans la salle de classe après leurs leçons de Contrôle. Il n’était presque rien arrivé, et Sonea avait pourtant l’impression que des semaines s’étaient écoulées – voire des mois. Issle ne prêtait plus la moindre attention à Sonea. Même si c’était plus agréable que la franche hostilité, les autres novices avaient également décidé que c’était la meilleure chose à faire. Aucun ne lui adressait la parole, y compris lorsqu’elle leur posait une simple question à propos de leurs leçons. Sonea repensa aux élèves. Elayk était l’archétype de tout ce qu’on disait sur les garçons lonmars. Élevé dans une société où les femmes, recluses, vivaient dans le luxe mais sans aucune liberté, le jeune homme n’avait pas l’habitude de leur adresser la parole. Il traitait Bina et Issle avec la même indifférence glacée. Le voleur lonmar qui avait caché Sonea n’avait rien à voir avec ce garçon. Mais Faren était tout sauf un Lonmar typique ! Le père de Gennyl était lonmar aussi. Sa mère étant kyralienne, il semblait à l’aise avec Bina et Issle. Il ignorait superbement Sonea, mais elle l’avait déjà vu lui jeter un regard en coin. Shern ne parlait presque pas avec les élèves et passait le plus clair de son temps les yeux dans le vague. Sonea était toujours consciente de la pulsation de sa Présence, mais elle n’irradiait plus de façon désordonnée. Bina était une fille tranquille, et Sonea la jugeait simplement trop timide pour se joindre aux conversations. Quand elle avait voulu engager la discussion, la fille lui avait dit qu’elle n’avait pas le droit de lui parler. Se souvenant de la réflexion de sa mère durant la cérémonie, Sonea n’en avait pas été surprise. Kano, Alend et Vallon se vantaient en permanence, comme la moitié des garçons de leur âge. Plus leurs farces étaient imbéciles, plus elles leur plaisaient, et ils parlaient sans cesse de ce qu’ils possédaient et de leurs succès auprès des filles. Ayant déjà entendu cette chanson-là dans la bouche des garçons du clan de Harrin, Sonea savait très bien que la plupart de leurs fanfaronnades étaient inventées de toutes pièces. En revanche, une chose l’amusait beaucoup : savoir que les traîne-savates des Taudis du même âge avaient assez d’expérience pour ne plus avoir besoin de se vanter, et ce depuis plusieurs années. Regin dominait le groupe. Sonea avait remarqué la façon dont il contrôlait les autres à coups de compliments, de farces, et d’une phrase autoritaire lancée ici et là. Les élèves hochaient la tête à chacune de ses interventions. Ce tic avait été amusant jusqu’à ce que le garçon ne laisse plus passer une occasion de lancer des piques à propos du passé de Sonea. Même Alend, qui avait d’abord montré un peu de sympathie à l’adolescente, riait de ces méchancetés. Et lorsque Sonea avait voulu engager la conversation avec Bina, Regin n’avait plus quitté la fille pendant un bon moment, tout sourires et faisant le beau. — Sonea ! En entendant une voix essoufflée derrière elle, la jeune fille se retourna. — Oui ? répondit-elle à Alend. — C’est ton tour, ce soir, haleta-t-il. — Mon tour ? — Corvée de cuisine. Tu n’es pas au courant ? — Non… — Évidemment, c’est Regin qui a la liste. Nous avons tous une corvée de cuisine par semaine. Aujourd’hui c’est ton tour. — Oh… — Tu ferais mieux de te dépêcher… Tu ne voudrais pas arriver en retard, hein ? — Merci, répondit Sonea, pendant qu’Alend déguerpissait. Corvée de cuisine ? Sonea soupira. Il avait fait une chaleur étouffante toute la journée, et elle voulait prendre un bain frais avant le repas du soir. Les tâches qu’on confiait aux novices n’étaient ni longues ni fastidieuses, et elle aurait sans doute encore le temps de se rafraîchir. L’adolescente descendit rapidement l’escalier en colimaçon jusqu’à l’étage inférieur, et se laissa guider jusqu’au réfectoire par les odeurs de cuisine. La salle grouillait d’activité, et les sièges se remplissaient à mesure que les élèves arrivaient pour manger. Sonea suivit l’un des domestiques qui portait un plateau en cuisine et entra dans une grande pièce où se trouvaient de longs bancs. Les marmites fumaient, les viandes brunissaient sur les grills et la pièce résonnait de bruits métalliques. Des serviteurs se pressaient dans tous les coins, criant pour s’interpeller au-dessus du vacarme. Désorientée par le tintamarre et les odeurs, Sonea avança dans la salle. Une jeune femme leva les yeux de sa casserole, la regarda un instant et se retourna pour appeler une matrone affublée d’un long tablier blanc. La femme laissa aussitôt sa préparation en plan et vint saluer la jeune fille. — Comment puis-je vous aider, ma dame ? — Je suis là pour la corvée de cuisine, expliqua Sonea. Ils m’ont dit de venir vous aider. La matrone la regarda sans comprendre. — La… la corvée de cuisine ? — Oui, répondit Sonea. En tout cas, me voilà. Par quoi dois-je commencer ? — Les novices ne viennent jamais ici. Il n’y a aucune corvée de cuisine. — Mais je… Sonea rougit, soudain consciente qu’elle avait été roulée. Comme si on allait demander aux fils et filles des Maisons de venir aider dans les cuisines ! La matrone la regardait maintenant avec méfiance. — Je m’excuse de vous avoir dérangée, soupira Sonea. On a dû me faire une farce. Des éclats de rire ponctuèrent aussitôt cette déclaration. La matrone regarda par-dessus l’épaule de la jeune fille, et Sonea se retourna le ventre noué d’appréhension. Cinq visages familiers grimaçant méchamment se découpaient dans l’encadrement de la porte. Les novices virent l’expression de Sonea et rirent plus fort. Dans la cuisine, le bruit n’avait pas cessé mais Sonea se rendit compte que plusieurs domestiques regardaient ce qui se passait. Le rouge aux joues, elle grinça des dents et se dirigea vers la porte. — Pas question que tu te sauves ! lança Regin. Tu peux rester ici avec la valetaille. C’est ta place, après tout. Maintenant que j’y pense, même les domestiques valent mieux que les miséreux de ton espèce ! (Il se tourna vers la matrone.) Je me méfierais d’elle, si j’étais vous. C’est une voleuse, elle l’avouera si vous le lui demandez. Faites attention qu’elle ne vole pas un couteau pour vous le planter dans le dos ! Sur ces mots, Regin claqua la porte. Sonea se précipita et secoua la poignée, mais la porte refusa de s’ouvrir. La jeune fille sentit une vibration étouffée autour de sa main. De la magie ? Mais comment avaient-ils pu lancer un sort ? Aucun de ses « camarades » n’avait encore atteint le deuxième niveau. Des murmures et des rires filtraient à travers le panneau de bois. Elle reconnut la voix d’Alend, et les gloussements d’Issle n’avaient pas leurs pareils. Sonea entendit aussi Vallon et Kano, et elle remarqua que Regin était le seul à rester silencieux. Sans doute parce qu’il se concentrait pour garder la porte fermée. Sonea eut la gorge serrée lorsqu’elle comprit ce que cela voulait dire. Regin avait au moins atteint le second niveau. Il savait comment accéder à ses pouvoirs, mais il pouvait aussi les utiliser. Rothen l’avait prévenue que certains novices y parvenaient en quelques semaines, mais pourquoi lui ? Mais Sonea avait passé de longs mois à développer son don, et il restait encore un long chemin à faire au jeune homme. Elle lâcha la poignée et recula. Pourrait-elle neutraliser ce sort ? Sans doute, mais le choc risquait de détruire la porte. Sonea se tourna vers la matrone. — Il y a un autre chemin pour sortir des cuisines, je suppose. Vous pourriez me le montrer ? La femme hésita. Il n’y avait plus une once de sympathie sur son visage, et l’angoisse de Sonea se changea en colère en la voyant si méfiante. — Alors ? demanda-t-elle d’une voix cassante. La matrone baissa aussitôt le regard. — Oui, ma dame, bien sûr. Suivez-moi. Elle fit signe à Sonea de lui emboîter le pas et se faufila entre les bancs. Les domestiques lancèrent des regards en coin à la novice lorsqu’elle passa près d’eux, mais elle ne quitta pas des yeux le dos de la matrone. Les deux femmes entrèrent dans une salle plus grande que la cuisine où les provisions s’entassaient sur des étagères débordant de nourriture et d’ustensiles. Elles traversèrent la pièce, la matrone ouvrit une porte et désigna le corridor à Sonea sans dire un mot. — Je vous remercie, souffla la jeune fille avant de sortir. La porte claqua aussitôt dans son dos. Sonea regarda autour d’elle. Elle ne connaissait pas ce corridor, mais il devait bien mener quelque part. Elle soupira, secoua la tête et choisit une direction au hasard. Les soirées dans le salon nocturne ne sont plus aussi amusantes qu’avant, pensa Rothen. Peu de temps auparavant, il redoutait encore la réunion hebdomadaire à cause des questions qu’on lui posait sans cesse sur la fille des Taudis. Maintenant, tout le monde semblait l’ignorer. — Nous devons garder un œil sur cette fille d’Elyne, dit une femme. D’après ce que dit dame Kinla, il ne faudra pas longtemps pour qu’elle ait besoin de rendre visite à l’un de nos guérisseurs. — Bina ? Peut-être. Ou bien tu veux dire… Non. Qui en voudrait ? Laissons ça à Rothen. Le mage chercha qui parlait de lui et aperçut deux jeunes guérisseuses assises sur le rebord d’une fenêtre. L’une d’elle leva la tête, aperçut Rothen, rougit et baissa aussitôt les yeux. — Il y a quelque chose d’étrange à propos d’elle, quelque chose… Rothen eut un frisson de triomphe en reconnaissant cette voix. C’était le seigneur Elben, un des professeurs de Sonea. Le brouhaha des conversations menaçait de noyer la suite de la phrase, et Rothen, appliquant les conseils de Dannyl, se concentra afin de mieux l’écouter. — Elle n’a rien à faire ici, répondit le professeur d’histoire des premières années. Qui serait assez fou pour dire le contraire ? — C’est pire que ça, Skoran, insista Elben. Elle est renfermée. Elle ne parle jamais avec les autres novices. — Ils ne l’apprécient pas beaucoup, je me trompe ? — Non ! D’ailleurs, qui les en blâmerait ? lança le professeur avec un petit rire. — Vous vous mettez à la place du seigneur Rothen ? ajouta Skoran. Quel pauvre homme ! Vous croyez qu’il savait dans quoi il allait se fourrer ? Je ne voudrais pas d’elle dans mes quartiers, surtout chaque nuit. Selon Garrel, quand elle vivait dans les Taudis, elle a poignardé quelqu’un. Je ne voudrais pas qu’une petite meurtrière erre dans mes appartements pendant que j’y dors. — Charmant ! La nuit, j’espère que Rothen garde sa porte fermée à clef. Les voix des mages moururent lorsqu’ils s’enfoncèrent dans la foule. Rothen cligna des yeux puis fixa son verre de vin. Dannyl avait raison : de cette chaise, on pouvait effectivement suivre les conversations d’autres magiciens. Dannyl affirmait que les habitués du salon nocturne, absorbés dans leurs conversations, oubliaient de se soucier des oreilles indiscrètes. Les scrupules n’étouffaient jamais Dannyl, mais Rothen, lui, était gêné d’espionner ses confrères et consœurs. Il se leva pour rejoindre Skoran et Elben et se força à sourire poliment. — Bonsoir, seigneur Elben, dit-il en les saluant. Seigneur Skoran… — Seigneur Rothen… — Je viens vous demander comment se porte ma petite voleuse. Les deux mages se pétrifièrent et blêmirent, puis Elben rit nerveusement. — Elle s’en tire très bien, répondit-il. En fait, mieux que je m’y attendais. Elle apprend vite et elle se Contrôle particulièrement bien. — Elle a pu s’entraîner durant des mois, ajouta Skoran, et n’a pas encore testé sa force. Rothen se souvint que pratiquement personne ne l’avait cru lorsqu’il avait dit à quel point Sonea était puissante. Il sourit. Les mages auraient pourtant dû savoir que les pouvoirs de la jeune fille devaient être hors du commun, puisqu’ils s’étaient éveillés sans l’aide de la Guilde. — J’ai hâte d’entendre votre opinion quand vous la testerez, dit Rothen avant de reculer d’un pas. — Avant que vous partiez, lança Skoran en tendant une main tavelée vers lui, j’aimerais savoir comment mon petit-fils, Urlan, progresse en chimie. — Plutôt bien, répondit Rothen en faisant face au vieil homme. Ils commencèrent à parler du garçon, et Rothen se promit de demander à Sonea comment ses professeurs la traitaient. Ne pas aimer un élève n’est pas une excuse valable pour le négliger. En haut de l’escalier de l’université, l’administrateur Lorlen se retourna et regarda la Guilde. Malgré la pénombre, il voyait, sur la droite, le bâtiment des guérisseurs, un édifice rond à deux étages qui se dressait derrière les grands arbres du jardin. Juste devant, il distinguait le chemin menant aux quartiers des domestiques. Un sentier sinueux traversait la forêt qui entourait le parc. Une large route serpentait entre l’université et les portes de la Guilde. Les écuries étaient à gauche, bordées par une autre partie de la forêt. De l’autre côté des jardins, on apercevait entre les troncs la résidence du haut seigneur. Le bâtiment gris ne luisait pas sous la lune comme les autres édifices – tous blancs – de la Guilde. Une présence fantomatique au cœur de la forêt… Avec l’ancien hall, c’était le seul bâtiment qui datait des débuts de la Guilde. Pendant plus de sept siècles, la résidence avait accueilli le mage le plus puissant de sa génération, et Lorlen ne doutait pas que le magicien qui l’occupait actuellement était l’un des plus extraordinaires que le bâtiment ait jamais abrité. L’administrateur avança vers l’édifice. Pour le moment, tu ferais mieux d’oublier tout ça, se dit-il. C’est ton plus ancien ami, l’Akkarin que tu connais bien. Vous allez parler de politique, de vos familles et de la Guilde. Tu lui demanderas de faire une apparition au salon nocturne, et il déclinera l’invitation. Lorlen approcha du pas de la porte et bomba le torse. Comme toujours, le battant s’ouvrit avant que le mage ait eu le temps de frapper. Lorlen entra : Akkarin et son domestique n’étaient pas là pour l’accueillir, et il s’en sentit soulagé. L’administrateur s’assit dans l’antichambre et examina la pièce. À l’origine, c’était une entrée avec, de chaque côté, un escalier poli par des milliers de semelles. La mode des antichambres était née plusieurs siècles après la construction de ce bâtiment, et les anciens hauts seigneurs recevaient leurs invités dans d’autres pièces. Akkarin avait modernisé l’ensemble en cachant les deux escaliers derrière des cloisons. Il avait rempli l’espace ainsi créé de meubles accueillants et de tapisseries, pour créer une antichambre petite mais plaisante. — Qu’est-ce que c’est ? demanda une voix. Un visiteur inattendu ! Lorlen se tourna et réussit à sourire en découvrant la silhouette noire en haut des marches. — Bonjour, Akkarin. Le haut seigneur sourit à son tour, ferma la porte derrière lui et se dirigea vers un cabinet où étaient rangés plusieurs bouteilles, des verres et de l’argenterie. Akkarin ouvrit un des flacons et remplit deux verres du vin que Lorlen avait justement décidé de ne plus acheter. — J’ai failli ne pas te reconnaître, Lorlen. Notre dernière rencontre remonte à longtemps… — Notre petite famille a été un peu débordée, répondit Lorlen en haussant les épaules. Akkarin sourit de plus belle en entendant le surnom que Lorlen et lui avaient donné à la Guilde. Il tendit un verre à l’administrateur et s’assit. — Ah ! Nos mages savent te garder occupé et tu te dois de les récompenser pour leur courage et leur dévouement. Choisir le seigneur Dannyl comme second ambassadeur en Elyne est intéressant. Le cœur battant la chamade, Lorlen cacha son trouble en se penchant en avant. — Tu aurais pensé à quelqu’un d’autre ? — Pas du tout. C’est un homme né pour cette mission. Il a fait preuve d’initiatives et de courage en cherchant à contacter les voleurs et en traitant avec eux. — Mais il aurait dû nous consulter avant d’agir, répondit Lorlen, un sourcil froncé. Akkarin leva une main, comme si le sujet ne l’intéressait plus. — Les hauts mages auraient ergoté pendant des semaines, pour finir par prendre la décision la plus sûre – et donc, la mauvaise. Dannyl l’a bien vu, et il a risqué la désapprobation de ses pairs pour sauver cette fille. Voilà qui montre qu’il ne s’embarrasse pas de la hiérarchie lorsque ses méthodes sortent des sentiers battus. Et il aura besoin d’indépendance d’esprit lorsqu’il sera à la cour d’Elyne. J’ai été surpris que tu ne me demandes pas mon opinion, mais je suis certain que tu savais que j’étais de ton avis. — As-tu des nouvelles pour moi ? demanda Lorlen. — Rien de bien excitant. Le roi m’a demandé si la « petite voleuse », comme il appelle Sonea, fait partie des élèves de la session estivale. Je lui ai répondu qu’elle avait commencé les cours, et il a semblé satisfait. Tiens, ça me rappelle un autre incident amusant : Nefin, de la Maison Maron, a voulu savoir si Fergun pouvait revenir à Imardin. — Encore ? — C’est la première fois que Nefin pose cette question. Le dernier à le faire était Ganen, il y a trois semaines. Il semble que tous les membres de la Maison Maron doivent venir me poser la même question. Les enfants sont même venus me demander quand ils reverraient oncle Fergun. — Et qu’as-tu répondu ? — Qu’oncle Fergun avait fait une très grosse bêtise, mais qu’ils ne devaient pas s’inquiéter, parce que les gentils hommes du Fort prendront bien soin de tonton pendant les années où il devra y rester. — C’est ce que tu as répondu à Nefin que je veux savoir ! s’esclaffa Lorlen. — La même chose. Mais pas dans ces termes, répondit Akkarin en passant ses longs doigts dans ses cheveux. En tout cas, depuis que j’ai éloigné Fergun, je n’ai plus de demandes de mariage de la Maison Maron. C’est sans doute la meilleure raison pour le garder au Fort. Lorlen but une gorgée de vin. Il avait toujours deviné qu’Akkarin ne s’intéressait pas aux femmes frivoles des Maisons et qu’il trouverait une épouse au sein de la Guilde. Maintenant, l’administrateur se posait la question : le haut seigneur était-il resté célibataire pour protéger son terrible secret ? — Les Maisons Arran et Korin ont demandé si nous pouvions leur envoyer deux guérisseurs pour leurs chevaux, continua Akkarin. — Et tu leur as répondu que c’était impossible ? répliqua Lorlen, exaspéré. — Je leur ai dit que nous allions y réfléchir. Nous pourrions tirer un avantage de leur requête. — Mais nous avons besoin de tous nos guérisseurs. — Évidemment, mais ces Maisons ont l’habitude de traiter leurs filles comme leurs pouliches. Comme si leur valeur ne tenait qu’à la progéniture qu’elles sont capables de mettre au monde. Si ces Maisons laissaient leurs filles douées de magie venir parmi nous, nous pourrions largement compenser la perte de deux guérisseurs. — D’un autre côté, dit Lorlen, les guérisseurs restants devront prendre du temps pour former ces jeunes filles. De plus, rien ne dit qu’elles choisiront cette voie, une fois leur diplôme en poche. — C’est une question d’équilibre. Nous devons former assez de jeunes filles pour remplacer les guérisseurs que nous enverrons aux Maisons. Au final, nous aurons plus de thérapeutes, que nous pourrons faire revenir parmi nous dans le cas d’un incendie ou d’une émeute. Akkarin tapota le bras de son fauteuil.) Et j’y vois un autre avantage… Il y a quelques mois, le seigneur Tepo m’a parlé de son projet d’étoffer nos connaissances en médecine vétérinaire. Il a été persuasif, et ce serait pour lui l’occasion rêvée de se mettre au travail. — Il me semble surtout que c’est un bon moyen de gaspiller le temps des guérisseurs… — Je discuterai de vos deux points de vue avec dame Vinara, dit Akkarin. As-tu des nouvelles pour moi ? — Oui, et de très mauvaises, répondit Lorlen en s’adossant à son fauteuil. Des nouvelles qui choqueront tous les mages de la Guilde, et toi plus que n’importe qui. — Vraiment ? demanda Akkarin dont le regard se fit dur. — As-tu encore de ce vin ? demanda Lorlen en désignant son verre. — C’est ma dernière bouteille. — Quelle horreur ! C’est pire que ce que je croyais. J’ai bien peur qu’il n’y en ait pas d’autres. J’ai décidé de ne pas reconduire notre contrat avec ce fournisseur. Une fois cette bouteille vidée, il n’y aura plus d’anuren sombre pour le haut seigneur. — C’est ça, ta nouvelle ? — Oui. Terrible, non ? répondit Lorlen en dévisageant son ami. Tu es mécontent ? — Bien sûr que oui ! Pourquoi n’en achètes-tu plus ? — Parce que le marchand demande vingt pièces d’or par bouteille. — Vingt pièces pour une bouteille ? lâcha Akkarin avant de siffler entre ses dents. Eh bien, encore une bonne décision même si tu aurais dû me consulter. J’aurais pu en toucher deux mots à qui de droit, à la cour… À vrai dire, je peux encore le faire. — Dans ce cas, dois-je m’attendre à une facture plus raisonnable, dans les semaines qui viennent ? — Je vais voir ce que je peux faire, répondit Akkarin en souriant. Ils se turent un long moment, puis Lorlen vida son verre et se leva. — Je dois retourner au salon nocturne, dit-il. Tu m’accompagnes ? — Non, répondit le haut seigneur, l’air soucieux. J’ai quelqu’un à voir dans la cité. Mais te revoir m’a fait très plaisir, Lorlen. Reviens plus souvent, veux-tu ? Je ne tiens pas à organiser des réunions d’administration simplement pour entendre ce qui se dit à la Guilde. — J’essaierai, répondit Lorlen avec un sourire forcé. Si tu venais au salon plus souvent ? Tu pourrais entendre quelques ragots par toi-même. .. Akkarin secoua la tête. — Les mages font trop attention à ce qu’ils disent lorsque je suis là. De plus, mes intérêts dépassent les murs de la Guilde. Je te laisse les scandales de notre petite famille. Lorlen posa son verre sur la table et se dirigea vers la porte. Alors qu’elle s’ouvrait en silence, l’administrateur jeta un dernier coup d’œil à Akkarin qui finissait son vin d’un air satisfait. — Bonne nuit, dit l’administrateur. — Fais de beaux rêves, lui répondit le haut seigneur en levant son verre pour le saluer. La porte se ferma dans le dos de Lorlen qui poussa un long soupir. En s’éloignant, il repensa à tout ce qui avait été dit durant la soirée. Akkarin semblait ravi du choix de Dannyl comme émissaire de la Guilde – ce qui était ironique, si on y songeait. Le reste de leur conversation avait été sympathique et léger ; dans de telles conditions, il était facile d’oublier la vérité. Mais Lorlen avait toujours été impressionné par la façon qu’avait Akkarin de dissimuler ses secrets lorsqu’ils se rencontraient. « Mes intérêts dépassent les murs de la Guilde. » Dite de cette façon, la phrase semblait avoir peu d’importance. Akkarin devait parler de la cour et du roi, Lorlen l’aurait parié. Avec tout ce que je sais sur lui, je ne peux plus m’empêcher d’interpréter se propos. Avant de savoir ce qu’il cachait, Lorlen avait toujours apprécié de rendre visite à son ami. À présent, il quittait la résidence du haut seigneur fatigué et soulagé que l’épreuve soit terminée. L’administrateur pensa à son lit et ferma les paupières. Avant de pouvoir se reposer, il devrait se rendre au salon nocturne et y endurer des questions sans fin. Lorlen soupira, puis allongea le pas pour traverser les jardins. Chapitre 5 DES TALENTS BIEN UTILES onea ouvrit son cahier et commença à lire en attendant le début du cours. Une ombre passa sur son pupitre et la jeune fille sursauta lorsqu’une main arracha une page de son cahier. Sonea tenta de la rattraper, mais la page disparut. — Eh bien, qu’avons-nous là ? demanda Regin, face à la classe, en s’appuyant sur le bureau du professeur. Les notes de Sonea. La novice le dévisagea froidement. Les autres élèves, en revanche, l’observaient avec intérêt. Regin survola la page et partit d’un rire méprisant. — Regardez-moi cette écriture ! s’exclama-t-il en secouant la feuille. Elle écrit comme un enfant ! Oh, et cette orthographe ! Sonea grogna lorsque le novice commença à lire à voix haute, faisant semblant de lutter pour déchiffrer son écriture. Après quelques phrases, Regin s’arrêta et demanda aux autres s’ils avaient compris un traître mot. Sonea rougit en entendant des rires étouffés. Regin entreprit alors de prononcer chaque erreur orthographique, lisant chaque mot littéralement, et la classe éclata de rire. Sonea posa son coude sur la table, le menton dans sa paume, et tenta de ne pas paraître concernée. Elle se sentait glacée, puis brûlante, la colère et la honte l’envahissant tour à tour. Soudain, Regin sursauta et se précipita à sa place. Les rires moururent et des bruits de pas retentirent dans le couloir. Une silhouette en robe mauve apparut dans l’encadrement de la porte. Le seigneur Elben entra et se dirigea vers son bureau et y posa une boîte en bois. — Le feu, dit-il, est comme une créature vivante et, comme elle, il a des besoins. Le mage ouvrit la boîte, puis en sortit une chandelle et un bougeoir. D’un geste précis, il planta la bougie sur la petite pointe de fer. — Le feu a besoin de respirer et de se nourrir, comme les animaux, sauf qu’il n’est pas à proprement parler vivant, expliqua-t-il en riant. Cela peut paraître étrange, mais gardez toujours à l’esprit qu’il agit comme s’il était capable de penser par lui-même. Dans le dos de Sonea, un des élèves ricana et la jeune fille se retourna. Du coin de l’œil, elle vit Kano passer quelque chose à Vallon, et sentit l’angoisse la gagner lorsqu’elle reconnut sa feuille de cahier. Au nez et à la barbe du professeur, ses notes amusaient la classe entière. Sonea ferma un bref instant les yeux. La seconde semaine de cours n’avait pas été différente de la première. Tous les novices – à part Shern, que personne n’avait revu après un bref éclat où il avait prétendu voir le soleil au travers du plafond – se regroupaient autour de Regin à la première occasion. Sonea savait qu’elle n’était pas la bienvenue dans ce cercle, et Regin faisait d’elle le centre de toutes ses farces. Ils la rejetaient. Comme les garçons qui n’étaient pas acceptés dans le groupe de Harrin… Sauf que Sonea, elle, ne pouvait se réfugier nulle part. Elle ne pouvait pas leur échapper. Sonea avait adopté la seule défense qui lui était venue à l’esprit : les ignorer tous. Si elle ne réagissait pas aux piques de Regin et des autres, ils se lasseraient peut-être et ne l’embêteraient plus. — Sonea ! La novice sursauta et vit que le seigneur Elben la fixait en fronçant les sourcils. Son professeur lui avait-il adressé la parole ? S’était-elle apitoyée sur son sort au point de ne pas l’entendre lui parler ? Pire, Elben allait-il la punir devant toute la classe ? — Oui, seigneur ? demanda-t-elle, se raidissant en attente du châtiment. — C’est toi qui feras le premier essai pour allumer cette chandelle, lui dit-il. Maintenant, je te rappelle que la production de chaleur est plus aisée lorsque… Soulagée, Sonea se concentra sur la mèche de la bougie. Elle pouvait presque entendre Rothen lui répéter ses instructions. « Puise un peu de magie en toi, étends ta volonté, focalise ton esprit sur la mèche, puis libère-la… » Sonea sentit une parcelle de ses pouvoirs bondir vers la bougie et y faire naître une flamme tremblotante. Le seigneur Elben la dévisagea, la bouche encore ouverte. — Merci, Sonea, finit-il par dire. (Regardant les élèves les uns après les autres, il ajouta :) J’ai une bougie pour chacun de vous. Votre travail, ce matin, est d’apprendre à les allumer, puis de vous entraîner à le faire vite le plus facilement possible. Il sortit des chandelles de sa boîte et les disposa devant les novices. Aussitôt, les élèves fixèrent les mèches. Sonea les regarda, et jubila en voyant qu’aucune ne s’allumait, même celle de Regin. Le seigneur Elben retourna à son bureau, prit une sphère de verre emplie d’un liquide bleuté et vint la poser sur la table de Sonea. — Voici un exercice qui t’apprendra la subtilité, lui dit-il. La substance, dans la sphère, réagit aux variations de température. Si tu la réchauffes doucement et régulièrement, elle deviendra rouge. Si tu vas trop vite, elle bouillonnera et il faudra plusieurs minutes pour que les bulles disparaissent. Je veux voir du rouge, et aucune bulle. Appelle-moi lorsque tu y seras parvenue. Sonea hocha la tête et attendit que le professeur soit retourné à son bureau pour se concentrer sur la sphère. L’exercice était différent de celui de la bougie ; ici, il fallait uniquement réchauffer le liquide. La novice prit une longue inspiration et modela un peu de magie pour en faire une brume diffuse qui réchaufferait le globe. Le liquide tourna aussitôt au rouge profond. Satisfaite, Sonea leva les yeux et vit Elben parler avec Regin. — Mais je ne comprends pas, disait le novice. — Essaie encore ! lui répondit le professeur. Regin fixa la chandelle qu’il serrait dans sa main, les yeux plissés. — Seigneur Elben ? lança Sonea. Le professeur se tourna vers elle. — Je dois focaliser la magie à l’intérieur de la mèche ? demanda Regin, attirant à nouveau l’attention du professeur sur lui. — Oui, répondit Elben avec une note d’impatience dans la voix. Alors que Regin fixait à nouveau sa bougie, le seigneur Elben regarda la sphère de Sonea et secoua la tête. — Pas assez chaud… Sonea suivit son regard et vit que le liquide tournait au violet. Elle fronça les sourcils et se concentra : le pourpre reprit sa couleur te. Regin sursauta soudain sur son siège en criant de surprise et de douleur. Sa chandelle avait disparu, ses mains étaient couvertes de cire fondue et il les grattait frénétiquement. Sonea sentit qu’elle souriait et plaqua une main sur sa bouche. — Tu t’es brûlé ? demanda Elben. Tu peux aller voir les guérisseurs, si tu veux. — Non, répondit rapidement Regin. Ça va. Elben haussa les épaules et prit une autre bougie qu’il posa sur le bureau de Regin. — Alors, au travail, lança-t-il à toute la classe, qui regardait les mains rougies de Regin. Elben retourna près de Sonea, baissa les yeux sur la sphère et hocha la tête. — Vas-y, montre-moi. Sonea se concentra une nouvelle fois, et le liquide se réchauffa. Elben hocha la tête, satisfait. — C’est très bien. J’ai un autre exercice pour toi. Sonea vit que Regin la regardait tandis que le professeur retournait à son bureau. Un sourire naquit sur le visage de la jeune fille pendant que Regin serrait les poings. Elben tapota la table du garçon en passant. — Retournez à votre travail, tous. Accoudé au bastingage, Dannyl respirait l’air salin avec soulagement. — On a moins envie de vomir, dehors, pas vrai ? Le mage se retourna et vit que Jano s’approchait. Malgré le roulis, le petit homme se déplaçait avec aisance. Jano s’adossa au bastingage. — Les magiciens sont pas malades sur les bateaux, dit-il. — Si, avoua Dannyl, mais nous pouvons repousser nos malaises. Toutefois nous devons nous concentrer pour y arriver, et il faut bien se reposer, parfois. — Alors… Vous n’êtes pas malades quand vous pensez à ne pas l’être, mais vous ne pouvez pas penser à ne pas être malades tout le temps ? — Voilà, c’est ça, dit Dannyl en souriant. Jano secoua la tête. Dans son nid-de-pie, la vigie fit sonner une cloche et cria quelque chose en vindo. — Est-ce qu’il a dit « Capia » ? demanda Dannyl en levant la tête. — Capia, oui, dit Jano en se retournant et en braquant son index sur l’horizon. Tu vois ? Dannyl regarda dans la direction que lui montrait le marin, mais il ne distingua qu’une langue de terre recouverte de nuages gris. Il haussa les épaules. — Tu as de meilleurs yeux que les miens, dit-il. — Les Vindos ont de bons yeux, oui, répliqua Jano. C’est pour ça qu’on est marins. — Jano ! appela une voix morne. — Je dois y aller… Dannyl regarda l’homme se presser vers son poste, puis il se tourna à nouveau vers la côte. Toujours incapable de distinguer la capitale d’Elyne, il laissa glisser son regard sur l’étrave du bateau et la vit fendre les vagues. Le regard du mage erra sur l’eau. Durant tout le voyage, il avait trouvé le son des vagues qui venaient s’écraser sur la coque aussi apaisant qu’hypnotique. Quant à leurs couleurs, changeant selon l’heure et le temps, elles l’avaient fasciné. Lorsque Dannyl leva les yeux, la terre s’était rapprochée, et il put voir des rangées de minuscules cubes blancs sur la côte : de lointains bâtiments. Le mage frissonna, et son cœur battit plus fort. Ses doigts pianotèrent sur le bastingage pendant qu’il regardait le rivage approcher. On devinait l’entrée de la baie, bien protégée du déferlement des vagues, grâce à une large ouverture entre les bâtiments. Les maisons étaient de grandes demeures entourées de jardins, clos de murs, qui descendaient en terrasses jusqu’à une plage blanche. Toutes étaient construites avec la même pierre jaune pâle, qui reflétait chaudement la lumière du matin. Le bateau avançait vers l’entrée du port, et Dannyl resta bouche bée. Les maisons formaient les bras d’une cité qui entourait la baie. En face de lui, le mage vit de grandes demeures à plusieurs étages bâties au-dessus d’un immense brise-lames. Derrière, des dômes et des tours se dressaient vers le ciel, parfois reliés entre eux par des arches de pierre. — Le capitaine veut que vous restiez à côté de lui, seigneur, dit un des hommes d’équipage à Dannyl. Le magicien hocha la tête et alla rejoindre le capitaine, debout derrière le gouvernail. Les marins se pressaient de tous les côtés, vérifiant les cordages et s’invectivant en vindo. — Capitaine ? Vous m’avez fait demander ? — Oui. Je veux que vous restiez hors du passage, seigneur. Dannyl prit la place que Numo lui désignait, et regarda l’officier étudier alternativement la côte et les vagues. Enfin, Numo beugla un ordre dans sa langue et commença à tourner le gouvernail. Aussitôt, les marins entrèrent en action. Ils tirèrent sur des cordages et les voiles s’affalèrent. Le vaisseau tangua et gîta en se tournant vers la côte. La voilure accrocha un nouveau vent, se gonflant et claquant. Les marins nouèrent les cordages à leurs nouvelles positions, se criant des informations les uns aux autres. Une fois qu’ils eurent fini, ils attendirent à leur poste. Le vaisseau s’approcha encore de la côte et la même scène recommença. Cette fois, le bateau s’engagea dans la rade. Le capitaine se tourna vers Dannyl. — Vous êtes déjà venu à Capia, seigneur ? — Jamais. — C’est joli, dit le capitaine en désignant la ville du menton. À présent, on distinguait les surfaces dépouillées des arches et des colonnes. Au contraire des maisons kyraliennes, peu de bâtiments étaient sculptés, même si plusieurs dômes et tours ressemblaient à de subtiles spirales ou à des éventails. — C’est mieux quand le soleil se lève, continua Numo. Vous pourrez louer un bateau, une nuit, et voir tout ça. — Je n’y manquerai pas, répondit Dannyl. Je n’y manquerais pour rien au monde. La bouche du capitaine se plissa pour former ce que Dannyl devina être un sourire – qui s’effaça dès qu’il recommença à hurler ses ordres. Les voiles étant affalées et roulées au pied des mâts pour offrir le moins de prise au vent possible, le vaisseau ralentit et louvoya entre les centaines d’embarcations qui mouillaient dans la baie. Plus loin, plusieurs navires étaient amarrés au bas du brise-lames. — Vous devriez aller prendre vos affaires dans votre cabine, lança Numo par-dessus son épaule. On arrive bientôt, seigneur. J’ai envoyé un homme dire à vos gens que vous êtes là. Ils viendront vous chercher. Dannyl remercia le capitaine avant de gagner sa cabine. Il emballait ses affaires et fermait son sac lorsqu’il sentit le bateau tanguer une dernière fois. Des ordres étouffés descendirent le long des coursives jusqu’aux oreilles du mage, puis la coque frotta le ponton et le silence revint. Dannyl remonta sur le pont, et vit l’équipage attacher le vaisseau à de lourds anneaux de fer encastrés dans le mur du brise-lames. D’énormes sacs rebondis protégeaient le flanc du navire des frottements. Un étroit passage courait le long du brise-lames, un escalier permettant d’y accéder à chaque extrémité. Le capitaine et Jano se tenaient devant le bastingage. — Vous voilà à bon port, seigneur, dit Numo. C’était un honneur de vous avoir comme passager. — Je vous remercie, répondit Dannyl. C’était un honneur d’être à votre bord, capitaine. (Puis il ajouta en vindo :) Bon voyage. Numo écarquilla les yeux de surprise. Saluant à nouveau Dannyl, il recula. — Il t’aime bien, dit Jano. Les mages, d’habitude, ils ne sont pas polis avec nous. Dannyl sourit. Cela ne l’étonnait pas le moins du monde. Quatre marins portant ses coffres montèrent sur le pont, et Jano lui fit signe de les suivre. Quand ils descendirent la passerelle, Dannyl s’arrêta après quelques pas. Il avait l’impression que le sol roulait et tanguait sous ses pieds ! Il se mit sur le côté pour laisser passer les hommes d’équipage. Jano se retourna, vit l’expression de Dannyl et éclata de rire. — Tes jambes doivent se réhabituer à la terre ferme ! lança-t-il. Ça ne prendra pas longtemps. Dannyl posa une main sur le mur et suivit les marins qui grimpaient les marches. Au sommet, il vit qu’une large voie noire de monde longeait le brise-lames. Les hommes d’équipage posèrent les coffres et s’assirent sur le muret, apparemment ravis de ne rien faire, à part suivre la foule des yeux. — Le voyage était bon, dit Jano. Bon vent, aussi. Pas de tempête. — Ni de sangsues de mer, ajouta Dannyl. — Pas d’eyomas, acquiesça le marin en riant. Elles vivent plus haut, dans les mers du Nord. Tu es un bon camarade pour apprendre des langues, continua-t-il après un instant. J’ai appris beaucoup de mots. — Moi aussi, j’ai appris plusieurs mots vindos, répondit Dannyl. Délicats à utiliser à la cour d’Elyne, mais ils me seront bien utiles si jamais j’entre dans un tripot vindo. — Si tu passes par Vin, tu seras le bienvenu dans ma famille, dit Jano en souriant de toutes ses dents. Dannyl se tourna vers le marin, surpris par cette attention. — Je te remercie, dit-il. — Voilà tes amis ! lança Jano en pointant un doigt vers la foule. Dannyl chercha un coche noir frappé de l’écusson de la Guilde. Il n’en vit aucun. Jano se tourna en direction des escaliers, et lança : — J’y vais, maintenant. Bon voyage, seigneur. — Bon voyage, Jano, répondit Dannyl. Le marin sourit une dernière fois et s’engagea dans l’escalier. Dannyl se tourna en direction de la rue, et fronça les sourcils quand il remarqua un attelage de bois poli rouge qui s’arrêta en lui bloquant la vue. Le mage comprit mieux ce qui se passait lorsqu’un des marins descendit du véhicule pour aider les autres à empiler les coffres de Dannyl dans la malle de la voiture. La portière de l’attelage s’ouvrit, et un jeune homme richement vêtu en descendit. Un instant, Dannyl en resta sans voix. Ayant déjà rencontré des hommes de la cour d’Elyne, il avait été soulagé d’apprendre qu’il n’aurait pas à adopter le style précieux et ridicule qui y était en vogue. Cela dit, il fallait bien admettre que le vêtement moulant et élaboré du jeune homme lui allait parfaitement. Je mettrais ma main au feu qu’il fait des ravages parmi les dames, pensa Dannyl. Le courtisan fit un pas hésitant en avant, puis demanda : — Ambassadeur Dannyl ? — Oui. — Je suis Tayend de Tremmelin, se présenta l’homme avec un salut gracieux. — Honoré de faire votre connaissance, répondit Dannyl. — Je le suis plus encore de faire la vôtre, ambassadeur Dannyl. Vous devez être épuisé par le voyage… Je vais vous conduire immédiatement chez vous. — Avec grand plaisir, répondit Dannyl en se demandant pourquoi on lui avait envoyé cet homme et pas un serviteur. Faites-vous partie de la Guilde ? — Non, répliqua Tayend en riant. Je suis employé de la Grande Bibliothèque. C’est l’administrateur qui m’a envoyé vous chercher. — Je vois. — Après vous, dit Tayend en désignant la portière du carrosse. Dannyl monta dans le véhicule, et apprécia le luxe de la voiture en véritable connaisseur. Après tant de jours passés dans une cabine étroite sans intimité ni confort, il ne pensait qu’à prendre un bain, et à se nourrir de quelque chose de plus raffiné que de la soupe et du pain. Tayend prit place sur la banquette, en face de Dannyl, et tapa contre la paroi pour avertir le cocher qu’ils étaient prêts à partir. Quand le carrosse s’ébranla, Tayend fixa un instant la robe de Dannyl puis regarda par la fenêtre de la voiture et se frotta les mains. Dannyl l’entendit déglutir. Le mage se retint de sourire en voyant la nervosité du jeune homme, et tenta de se rappeler ce qu’il savait de la cour d’Elyne. Il n’avait jamais entendu parler de Tayend de Tremmelin, même s’il connaissait le nom de sa famille. — Quelle est votre position à la cour, Tayend ? — Oh, quasiment aucune ! J’évite la cour et elle me le rend bien. Je suis un érudit qui passe le plus clair de son temps à la Grande Bibliothèque. — J’ai toujours rêvé de la visiter… — C’est un endroit merveilleux ! Je vous y conduirai demain, si vous le souhaitez. Je sais que les mages apprécient mieux les livres que la plupart des courtisans. Votre haut seigneur a passé plusieurs semaines à la Grande Bibliothèque, autrefois – avant d’être nommé à son poste, évidemment. Dannyl étudia le jeune homme, le cœur battant. — C’est vrai ? Mais qu’est-ce qui l’intéressait à ce point ? — Bien des choses, répondit Tayend, les yeux brillants. Parfois, je lui servais d’assistant. Irand – le bibliothécaire en chef – n’arrivait jamais à me chasser de son fief, lorsque j’étais enfant. De guerre lasse, il me demandait de l’aider à porter ou à classer les livres. Le seigneur Akkarin lisait surtout les plus vieux ouvrages. Il cherchait quelque chose – mais quoi, je n’ai jamais pu le savoir. C’était un véritable mystère. Un jour, il n’est pas arrivé à l’heure habituelle, et idem le lendemain. Nous avons voulu savoir où il était. Il avait fait ses bagages et était parti sans prévenir… — Voilà qui est intéressant, continua Dannyl. Je me demande s’il a trouvé ce qu’il cherchait. — Ah ! lança Tayend en regardant au-dehors. Nous voilà presque arrivés. Voulez-vous que je vienne vous chercher demain ? Mais vous souhaiterez sûrement vous présenter d’abord à la cour. — J’accepte votre proposition avec joie, Tayend, mais je ne sais pas quand ce sera possible. Je vous enverrai un message dès que j’en saurai plus sur mon emploi du temps. — Entendu ! (Le carrosse s’arrêta, et le jeune homme ouvrit la portière.) Il vous suffira de me faire parvenir une note à la Grande Bibliothèque – à moins que vous veniez directement. J’y suis toute la journée. — Alors, très bien, répondit Dannyl. Je vous remercie d’être venu me chercher au port, Tayend de Tremmelin. — C’était un honneur, seigneur, répéta le jeune érudit. Le mage descendit du véhicule et leva les yeux sur une grande demeure à trois étages. Des colonnes reliées par des arches soutenaient une véranda. L’espace entre les deux colonnes du centre était plus grand que les autres, et, au-dessus, la véranda s’incurvait pour former un arc ressemblant à l’entrée de l’université. Au-dessous, Dannyl vit une réplique de la double porte de la Guilde. Quatre domestiques avaient déchargé les coffres du carrosse, et un cinquième s’avança pour saluer le mage. — Ambassadeur Dannyl, soyez le bienvenu à la maison de la Guilde à Capia. Veuillez me suivre, je vous prie. Dans son dos, Dannyl entendit qu’une voix cultivée répétait son titre à voix basse. Il résista à l’envie de se retourner pour regarder Tayend, et préféra suivre le domestique. Mais il se pétrifia soudain. Tayend avait assisté Akkarin dans ses recherches, dix ans auparavant, et Lorlen s’était arrangé pour que le jeune homme l’accueille. Coïncidence ? Le mage en doutait fort. Il aurait parié que Lorlen avait fait son possible pour que Dannyl demande son aide à Tayend lors de ses recherches sur les anciennes magies. Dans le minuscule jardin, la fragrance des fleurs était d’une douceur quasi insupportable. Une fontaine miniature coulait quelque part, cachée par les ombres nocturnes, et Lorlen brossa de la main les pétales tombés dans les plis de sa robe. Les deux personnes assises sur un banc, étaient de lointaines connaissances de l’administrateur, membres de la même Maison que lui. Lorlen avait grandi avec leur fils aîné, Walin, avant d’entrer à la Guilde. Bien que ce dernier vive à présent en Elyne, Lorlen aimait de temps à autre rendre visite aux parents de son vieil ami, surtout lorsque le jardin de Derril resplendissait ainsi. — Barran va bien, dit Velia, les yeux brillant à la lumière des torches. Il est certain d’être nommé capitaine l’an prochain. — Déjà ? s’étonna Lorlen. C’est vrai qu’il a fait de grandes choses, ces cinq dernières années. — On peut le dire, ajouta Derril en souriant. Je me réjouis de voir que notre petit dernier devient un homme responsable, même si Velia le couve plus que de raison. — Pas le moins du monde ! protesta la femme. Je serai seulement soulagée lorsqu’il n’aura plus à patrouiller dans les rues… — Je dois me ranger à l’avis de Velia, dit Derril en regardant sa femme. Chaque année, la cité est de plus en plus dangereuse. Avec tous ces meurtres, même le plus téméraire des hommes ferme sa porte à clé. — Des meurtres ? demanda Lorlen. — Oui, répondit Derril. Vous ne savez pas ? Toute la ville ne parle que de ça. — On a pu m’en souffler un mot, mais les affaires de la Guilde ont dû m’accaparer. Voilà longtemps que je n’ai pas prêté attention à ce qui se passe dans la cité. — Eh bien, lança aigrement Derril, vous devriez sortir plus souvent d’entre vos murs ! Je suis étonné que vous n’ayez pas jugé ces affaires assez importantes pour vous en occuper. On dit que ce sont les pires meurtres que la cité a connus depuis un siècle. Velia et moi en savons plus long sur ces crimes, bien sûr, grâce à Barran… Lorlen faillit sourire. Derril se rengorgeait de pouvoir confier les informations « secrètes » que son fils lui racontait, et il adorait être le premier à les connaître. Il buvait du petit-lait à l’idée d’éclairer la lanterne de l’administrateur de la Guilde. — Alors, vous devriez me dire ce que vous savez, et vite, avant que quelqu’un d’autre s’aperçoive de mon ignorance, le pressa Lorlen. Derril se pencha en avant, et, avec une mimique de conspirateur, posa les coudes sur ses genoux. — Ce qui glace le sang, à propos de ces affaires, c’est que le criminel effectue une sorte de rituel en tuant ses victimes. Une femme a été témoin d’un des meurtres, il y a deux nuits de cela. Elle emballait des vêtements lorsqu’elle a entendu son employeur se battre avec quelqu’un. Elle s’est rendu compte qu’ils se rapprochaient de la pièce où elle travaillait et s’est cachée dans un placard. » Elle a rapporté que l’assaillant a ligoté son employeur, sorti un couteau et a coupé sa chemise. Il a ensuite fait de nombreuses petites entailles sur le corps de l’homme, cinq sur chaque épaule. (Derril posa ses doigts à l’endroit des blessures.) Grâce à ces marques, les gardes savent qu’il s’agit du même tueur. La femme a dit que cet assassin a posé ses doigts sur les coupures puis qu’il a psalmodié entre ses dents. Ses incantations terminées, il a égorgé sa victime. — Je vous demande pardon, mais c’est tout simplement trop pour moi, dit Velia en se levant pour retourner à l’intérieur de la maison. — La femme a ajouté quelque chose, continua Derril. Selon elle, la victime était morte avant que le tueur lui ouvre la gorge. Barran m’a certifié que les blessures aux épaules n’étaient pas mortelles et qu’on n’avait trouvé aucun signe d’empoisonnement. Les enquêteurs ont conclu que l’homme était mort de peur. Je le serais aussi, avec… Lorlen, vous allez bien ? — Oui, se força à répondre l’administrateur avec un sourire. Je n’arrive simplement pas à croire que j’entends parler de cette histoire seulement aujourd’hui. La femme a-t-elle pu donner une description du tueur ? — Rien dont on puisse tirer parti. Il faisait sombre, et elle regardait par le trou de la serrure… L’homme avait les cheveux noirs et portait de vieux vêtements, c’est tout ce qu’elle a vu. — Et il psalmodiait, dites-vous ? demanda Lorlen après avoir pris une longue inspiration. Comme c’est étrange… — Avant que Barran rejoigne la garde, j’ignorais que le monde abritait des gens aussi cruels et retors. C’est incroyable, ce que certains sont capables de faire ! Lorlen pensa à Akkarin et hocha lentement la tête. — J’aimerais en savoir plus sur cette affaire, dit-il. Vous me tiendrez au courant ? — On dirait que j’ai su attirer votre attention, hein ? répondit Derril avec un petit sourire. Bien sûr que je vous raconterai tout ! Chapitre 6 UNE PROPOSITION INATTENDUE othen sursauta lorsque Sonea entra dans la pièce. — Déjà de retour ? demanda-t-il en regardant la robe de la jeune fille. Oh ! Qu’est-ce qui s’est encore passé ? — Regin. — Encore ? — Toujours, répondit Sonea en jetant son cahier sur la table. Il s’y écrasa avec un bruit humide, et une petite flaque commença à se former autour. Sonea ouvrit son cahier et vit que ses notes étaient brouillées, illisibles, l’eau et l’encre mélangées. La jeune fille grogna en comprenant qu’elle devrait tout réécrire. Puis elle fila dans sa chambre pour se changer. Devant l’université, Kano lui avait jeté une poignée de nourriture au visage. Sonea s’était approchée de la fontaine de la cour pour se rincer, mais dès qu’elle s’était penchée au-dessus de l’eau, un de ses « camarades » avait fait jaillir l’eau pour l’asperger. La jeune fille ouvrit son placard en soupirant, en sortit un vieux pantalon, une chemise, et les enfila. Sa robe dégoulinante à la main, elle retourna dans le salon. — Le seigneur Elben a fait une remarque intéressante, hier. — Oh ? répondit simplement Rothen. — Il a dit que j’ai plusieurs mois d’avance sur la classe, que je suis presque au niveau de la classe d’hiver. — Tu as eu le temps d’apprendre et de faire beaucoup de choses, avant d’entrer à l’université, acquiesça Rothen. (Il souriait, mais il se rembrunit en voyant les vêtements de Sonea.) Tu ne peux pas aller en classe comme ça, Sonea, tu dois porter ta robe. — Je sais, mais je n’en ai plus de propre. Tania doit en rapporter ce soir. À moins que tu puisses sécher celle-ci ? L’adolescente tendit sa robe mouillée à Rothen. — Tu devrais en être capable toi-même, lui répondit son tuteur. — Oui, mais je suis supposée ne pas faire de magie, sauf… — … sauf sous l’autorité d’un mage, je sais, finit Rothen. Cette règle est souple, Sonea. On part généralement du principe que si un professeur apprend quelque chose à un élève et lui demande de s’entraîner, le novice peut le faire hors de la classe, sauf interdiction précise. Sonea baissa les yeux sur sa robe, et le tissu commença à fumer dès que la jeune fille le chauffa. Une fois son vêtement sec, elle le mit de côté et prit une part de gâteau pour le déjeuner. — Un jour, tu m’as dit qu’un novice très doué pouvait sauter une classe. Que devrais-je faire pour y arriver ? — Travailler énormément, en premier lieu, répondit Rothen en fronçant les sourcils. Tu as beau savoir jeter des sorts tout à fait corrects, tes connaissances et ta compréhension ne sont pas encore à un niveau assez élevé. — Mais c’est possible ? — Oui… Si nous y consacrons toutes nos soirées et tous nos vaindredis, tu pourrais passer ton équivalence dans un mois, pourquoi pas. Mais le travail ne ferait que commencer. Si tu sautes une classe, il faudra atteindre le niveau des élèves d’hiver, et si tu échoues aux tests de seconde année, tu retourneras dans la classe que tu veux tant quitter. Rejoindre la promotion d’hiver, cela implique de travailler sans relâche pendant deux ou trois mois. — Je comprends, dit Sonea en se mordant la lèvre. Mais je veux essayer quand même. Rothen étudia sa pupille un long moment. — Alors, tu as changé d’avis. — Changé d’avis ? répéta Sonea sans comprendre. — Tu voulais attendre jusqu’à ce que les autres se fatiguent. — Oublions-les, ceux-là, répondit Sonea. Ils ne valent pas la peine qu’on s’occupe d’eux. Peux-tu trouver le temps de me donner des cours ? Je ne veux pas te tenir éloigné de tes élèves. — Je n’y vois aucun problème. Je préparerai mes cours pendant que tu travailleras. Mais je sais que tu fais tout ça pour fuir Regin, et je veux te prévenir que la classe dans laquelle tu seras intégrée ne sera pas moins hostile que celle-ci. Sonea hocha la tête, se laissa tomber sur une chaise et sépara délicatement les pages collées de son cahier. — J’y ai réfléchi, tu sais. Je ne m’attends pas à ce que ces élèves-là m’apprécient, je veux juste qu’ils me laissent tranquille. Je les ai bien regardés, et je n’ai pas l’impression qu’il y ait un autre Regin parmi eux. Ils ne suivent pas un seul novice aveuglément. (Elle leva les yeux vers Rothen.) Je peux vivre en étant ignorée, tu sais. — On dirait que tu as bien mûri ta décision. Alors, allons-y ! Sonea reprit soudain espoir. On lui offrait une seconde chance ! — Merci, Rothen, dit-elle en souriant. — Je suis ton tuteur, répondit-il en haussant les épaules. Après tout, c’est mon rôle de te donner plus d’importance qu’aux autres. Sonea souleva les feuilles de papier humide et commença à les sécher. Les pages s’enroulèrent sur elles-mêmes, et l’encre se figea en formant des taches grotesques. La jeune fille soupira en pensant aux heures de réécriture qui l’attendaient. — Tu sais, Sonea, que les dons guerriers ne sont pas ma tasse de thé, mais je crois qu’apprendre à lever un simple bouclier ne pourrait pas te faire de mal. Tu pourrais peut-être te protéger de farces comme celle-ci. — Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, répondit Sonea. — Et puisque tu as déjà raté le début de ton cours, autant que tu restes ici et que je t’apprenne comment faire. Je dirai à ton professeur… Eh bien, je trouverai quoi lui dire, voilà tout. Agréablement surprise, Sonea reposa les feuilles de son cahier, pendant que Rothen poussait la table contre le mur. — Lève-toi, jeune fille ! Sonea obéit. — Bien. Maintenant, tu sais que tout le monde, mage ou non, possède un espace autour de son corps qui le protège naturellement. Aucun mage ne peut avoir de l’influence dans cet espace sans avoir d’abord épuisé sa victime. Sinon, un mage qui voudrait tuer quelqu’un n’aurait qu’à se projeter jusqu’à son cœur pour le broyer. — Cette frontière, c’est la peau, récita Sonea. Les soins passent la barrière, mais seulement grâce au contact peau à peau. — Tu me suis ? Bien. Tu as déjà étendu ton influence magique, comme tu déplierais le bras, pour allumer une bougie ou soulever une balle. Un bouclier, c’est simplement comme étendre toute ta peau vers l’extérieur, ou faire gonfler une bulle autour de toi. Regarde, je vais en invoquer un que tu pourras voir. Le regard de Rothen devint vague. Le mage commença à luire, puis il sembla que la surface de sa peau poussait vers l’extérieur, adoucissant et brouillant les contours de son corps. Avant de se recroqueviller et de disparaître, elle s’étendit pour former un globe translucide et rayonnant autour du mage. — Ce n’était qu’un bouclier lumineux, expliqua Rothen. Il n’aurait rien pu repousser. Mais il est bon de commencer par celui-là, puisqu’on le voit. Maintenant, je veux que tu fasses la même chose, juste autour de ta main. Sonea leva une paume et se concentra dessus. La faire briller était facile – Rothen lui avait déjà appris à créer des lumières assez froides pour ne brûler personne. La jeune fille se focalisa sur sa peau, chercha à la sentir d’une façon nouvelle – magique – et poussa en avant. Au début la lumière s’étira en bulles chaotiques, mais après plusieurs minutes Sonea réussit à contrôler sa forme, et commanda son expansion de façon régulière. Enfin, une sphère brillante entoura sa main. — Bien, constata Rothen. Maintenant, essaie autour de ton bras. Lentement, avec hésitation, le globe s’allongea jusqu’à l’épaule de Sonea avant de s’épanouir totalement. — Ton torse, à présent. La sensation était très étrange. La jeune fille avait l’impression d’occuper plus d’espace que d’habitude. Quand elle élargit la sphère pour y faire entrer sa tête, son crâne la picota. — Parfait. Et maintenant, tout entière. Une petite partie de la sphère disparut lorsque Sonea se concentra sur ses jambes, mais après y avoir fait un peu plus attention, la jeune fille se retrouva totalement enveloppée par le globe lumineux. Après avoir regardé par terre, elle s’aperçut que le bouclier disparaissait dans le sol, passant sous ses pieds. — Excellent ! s’exclama Rothen. Maintenant, réintègre-le de façon régulière. Sonea fit retourner doucement le globe d’où il venait jusqu’à ce qu’il ait disparu, mais certaines zones disparurent plus vite que d’autres. — Tu as compris comment faire, dit Rothen. Il ne te manque plus que de l’entraînement. Une fois que tu maîtriseras ce sort correctement, nous travaillerons sur les boucliers, qu’ils repoussent ce qui vient de l’extérieur ou gardent ce qui est à l’intérieur. Maintenant, reprenons du début. Alors que la porte se refermait derrière Sonea, Rothen réunit ses cahiers et ses livres. S’il avait bien compris, le novice de Garrel était un vrai petit chef. Il était dommage, mais pas surprenant, que Regin ait choisi de renforcer son ascendant sur les autres en les montant contre un des élèves, et Sonea faisait la tête de Turc rêvée. Dans cette situation, il lui était devenu impossible d’être acceptée par le reste de sa classe. Rothen baissa la tête. S’était-il échiné pour rien à faire disparaître le vocabulaire grossier de Sonea et à lui inculquer les bonnes manières ? Il lui avait tant seriné qu’il fallait qu’elle trouve un ami ou deux pour faire oublier d’où elle venait… Mais il avait eu tort. Ses condisciples l’avaient rejetée et ils s’étaient ligués contre elle. Ses professeurs ne s’intéressaient pas non plus à Sonea, en dépit de son don exceptionnel. Si on en croyait Yaldin, le plus vieil ami de Rothen, des histoires de coups de poignard et d’enfance au milieu des voleurs hantaient les couloirs de l’université. Mais ce n’était pas une raison pour que les formateurs négligent la jeune fille, et Rothen allait de ce pas s’assurer que ce ne serait plus le cas. — Rothen ! Le mage s’immobilisa et se concentra sur la voix. — Dannyl ? — Bonjour, mon vieil ami. Rothen se focalisa sur ce qu’il entendait, et aussitôt la voix se fît plus nette, la présence de son ami devenant plus claire. Le mage sentait d’autres magiciens autour d’eux, leur attention attirée par l’appel. Ils retournèrent bientôt à leurs propres affaires. — Je m’attendais à ce que tu me donnes des nouvelles plus tôt, Dannyl ! Ton bateau a été retardé ? — Non, je suis arrivé il y a deux semaines, mais je n’ai pas encore eu un moment à moi. Le premier ambassadeur avait prévu tellement de présentations et de réunions que j’ai eu du mal à le suivre. Je crois que je l’ai profondément déçu en lui apprenant que j’avais parfois besoin de dormir. Rothen se retint de demander à Dannyl si le premier ambassadeur de la Guilde était devenu aussi gras qu’on le disait. Les communications mentales n’étaient pas aussi privées qu’on pouvait le croire, et personne ne pouvait jurer qu’une oreille indiscrète ne les écoutait pas. — Tu as visité Capia ? — Un peu. Cette ville est aussi belle qu’on le dit, répondit Dannyl en envoyant l’image mentale d’une cité de pierre jaune, bordée d’eaux bleues mouchetée de navires. — Et la cour ? Tu t’y es déjà rendu ? — Non, la tante du roi est morte il y a quelques semaines, et il est en deuil. Je lui rends visite aujourd’hui. Ce sera sûrement intéressant. Rothen capta une certaine jubilation dans les propos de son ami, et il sut que Dannyl repensait à tous les scandales, rumeurs et potins qu’il avait amassés à propos des membres de la cour d’Elyne avant de quitter la Kyralie. — Et comment va Sonea ? — Ses professeurs vantent ses capacités, mais il y a dans sa classe un trouble-fête qui a réussi à dresser les autres élèves contre elle. — Tu ne peux rien y faire ? demanda Rothen, une note de sympathie et de compréhension dans la voix. — Elle voudrait sauter une classe. — Pauvre de toi ! Elle ne manquera pas de travail – et toi non plus, par la même occasion. — Je devrais pouvoir m’en tirer. J’espère seulement quelle ne trouvera pas les élèves de la promotion d’hiver aussi désagréables que les autres. — Passe-lui mon bonjour, veux-tu ? dit Dannyl dont la voix mentale perdait de son acuité. Je dois y aller. À bientôt ! — À bientôt. Rothen ramassa ses livres et se prépara à partir. Dannyl avait été un novice maussade et mal aimé, se souvint-il, et cette pensée le rasséréna un peu. Pour l’instant, rien ne semblait favorable à Sonea, mais à la fin, peut-être pourrait-elle tirer son épingle du jeu. — Tayend de Tremmelin, c’est ça ? demanda Errend. Le premier ambassadeur de la Guilde en Elyne se renfonça dans son siège, son impressionnante bedaine étranglée par la ceinture de sa robe. — C’est le plus jeune fils du dem Tremmelin, continua-t-il. Un érudit de la Grande Bibliothèque, si je ne me trompe. On ne le voit pas souvent à la cour – bien que je pense l’y avoir croisé aux côtés du dem Agerralin – un homme aux associations douteuses ! Et pourquoi donc ? Dannyl voulut poser la question à l’ambassadeur, mais le carrosse tangua et le gros homme se détourna du mage. — Le palais ! s’exclama-t-il en pointant le doigt par la fenêtre du véhicule. Je vais vous présenter au roi ; ensuite, ce sera à vous de jouer pour vous faire une place à la cour. J’ai un rendez-vous qui me prendra la plus grande partie de l’après midi, alors ne vous gênez pas pour reprendre le carrosse dès que vous voudrez rentrer. Rappelez juste au cocher de revenir ici pour moi… La portière s’ouvrit et Dannyl descendit à la suite d’Errend. Ils étaient sur l’un des côtés d’une grande cour. Devant eux, en haut d’un escalier immense, se dressait le palais, une construction tentaculaire flanquée d’un nombre impressionnant de dômes et de balcons. Des hommes et des femmes en tenue d’apparat montaient les marches ou se reposaient sur les sièges de pierre prévus à cet effet. Dannyl se tourna vers son compagnon et le trouva en train de flotter à quelques pouces du sol. Le premier ambassadeur sourit en voyant l’étonnement du jeune mage. — Pourquoi marcher quand on peut s’en dispenser ? demanda l’homme en se dirigeant vers l’escalier. Dannyl regarda les courtisans et les domestiques autour d’eux, mais personne ne semblait leur prêter attention. Nul ne paraissait choqué par cet usage de la magie, même si certaines personnes jetaient un coup d’œil vers le premier ambassadeur en souriant. Errend, replet et jovial, n’en était pas moins un magicien de grand talent. Dannyl, craignant d’attirer l’attention sur lui, lui emboîta le pas sur ses deux pieds. Errend l’attendait en haut des marches, et fit de grands gestes en direction du palais. — Regardez-moi cette vue ! N’est-ce pas merveilleux ? Essoufflé par l’ascension, Dannyl se tourna pour regarder. La baie tout entière se déroulait devant lui. Les demeures jaune pale brillaient dans la lumière, et l’eau était d’un bleu si pur… — « Un collier de roi », a dit un jour le poète Lorend. — C’est une très belle cité, acquiesça Dannyl. — Peuplée de belles gens, ajouta Errend. Entrez, je vais vous les présenter. Des arcades se dressaient au-dessus d’eux, les plus grandes que Dannyl ait jamais vues. Plus hautes que plusieurs hommes et pointues en leur centre. Derrière la plus grande, Dannyl vit l’entrée, sans porte qui menait à l’intérieur du palais. Six gardes, bien droits dans leur armure, suivirent Dannyl des yeux lorsqu’il entra avec Errend dans une pièce immense. L’intérieur était vaste et spacieux. Des fontaines et des statues avaient été placées à intervalles réguliers le long des murs, et, entre elles, des portes voûtées menaient à d’autres pièces et corridors. Des plantes jaillissaient de niches, dans les murs, ou s’épanouissaient dans de grandes vasques posées sur le sol de pierre. Errend se dirigea vers le centre de la pièce. Des groupes d’hommes et de femmes, certains avec des enfants, déambulaient dans la salle. Tous vêtus de somptueux habits, ces gens regardaient Dannyl avec curiosité lorsqu’il les croisait, et les plus proches s’inclinaient gracieusement. Du coin de l’œil, Dannyl apercevait des robes de la Guilde : les femmes en vert, les hommes en rouge ou violet. Il saluait en retour les mages qui hochaient la tête à son passage. Des gardes en uniforme se tenaient près de chaque porte, étudiant la foule attentivement. En solo, des musiciens jouaient doucement ou chantaient à mi-voix. Le visage dégoulinant de sueur, un messager croisa la route de Dannyl. Vers le fond du hall, Errend passa sous une autre arche, pour atteindre une pièce plus petite. Face à eux, se dressaient deux portes frappées du blason du roi d’Elyne ; un poisson bondissant au-dessus de grappes de raisin. Un garde, dont le plastron portait le même blason, fit un pas en avant et demanda le nom de Dannyl. — Seigneur Dannyl, second ambassadeur de la Guilde en Elyne, répondit Errend. Ça sonne plutôt bien, pensa Dannyl. Il eut un frisson d’excitation en passant les portes au côté d’Errend. Dans la pièce, deux courtisans avaient pris place sur un large banc garni de coussins, et le garde fit signe aux mages de s’asseoir. Errend s’y laissa tomber avec un soupir. — Il ne nous reste plus qu’à attendre, dit-il. — Combien de temps ? — Autant qu’il le faudra. Nos noms seront chuchotés dans l’oreille du roi dès que son entretien actuel aura pris fin. S’il veut nous recevoir dès que possible, on nous appellera. Si ce n’est pas le cas… (Errend désigna d’une main les deux courtisans.) Nous attendrons notre tour, ou nous rentrerons chez nous. Des rires et des voix féminines montèrent du banc en face d’eux. Des courtisanes prêtaient l’oreille à un musicien assis en tailleur à leurs pieds. Habillé de couleurs vives, l’homme chatonnait et tenait un instrument sur ses genoux, en pinçant les cordes pour en obtenir un chapelet de notes aigrelettes. Quand Dannyl se tourna vers le groupe, le musicien se pencha vers une des femmes pour lui chuchoter à l’oreille ; la courtisane posa une main sur sa bouche afin de cacher un sourire. Comme s’il savait qu’on le regardait, l’homme leva les yeux et croisa le regard de Dannyl. Tout en se levant d’un mouvement gracieux, il commença à pincer les cordes de son instrument pour produire une étrange mélodie. Amusé, Dannyl se rendit compte que ce qu’il avait pris pour une tunique était en fait un curieux justaucorps à ceinture qui finissait par une courte jupe. Quant aux jambes du musicien, elles étaient recouvertes d’un collant aux éclatantes couleurs vert et jaune. « Un homme en curieux atours, un homme en curieux atours. Un homme en curieux atours, le voilà à notre cour. » Le musicien se mit à danser dans l’antichambre et s’arrêta devant le banc. Il salua légèrement, et regarda Dannyl dans les yeux. « De robes tout habillé, de robes tout habillé, De robes tout habillé, saura nous faire jaser. » Ne sachant comment réagir, Dannyl interrogea Errend du regard. L ambassadeur regardait le musicien d’un œil ennuyé et habitué. L’homme se figea et prit une pose dramatique. « Un homme au ventre rond, un homme au ventre rond… » Le musicien s’arrêta l’espace d’un souffle et renifla. « … l’homme au ventre rond, ma foi, ne sent pas si bon. » La bouche d’Errend se releva en un demi-sourire alors qu’une explosion de rires montait autour des deux magiciens. Le musicien salua, rit un tour sur lui-même et fila rejoindre le groupe de courtisanes. — À Capia, mon amour a des cheveux, des cheveux roux, et des veux comme l’océan profond, chanta-t-il d’une voix riche et douce. À Tol-Gan, mon amour a des bras, des bras forts et elle les serre autour de moi. — J’ai entendu une autre version de cette chanson, dit Dannyl. Des marins vindos me l’ont chantée, mais elle pourrait choquer les oreilles de ces jeunes femmes. — Celle que vous avez entendue était sans doute la véritable version, répondit Errend, et celle-ci est une variante spécialement expurgée pour la cour. Le musicien confia cérémonieusement son instrument à une des jeunes femmes pour se lancer dans une série de sauts périlleux arrière. — Quel étrange garçon ! s’étonna Dannyl. — Ces bouffons font semblant de flatter pour mieux insulter, lui répondit Errend. Ignorez celui-ci. À moins que vous le trouviez distrayant, s’entend. — Un peu, bien que je ne sache pas pourquoi. — Ça vous passera bientôt. Un jour, il a… — Les ambassadeurs de la Guilde en Elyne ! annonça le garde. Dannyl sur les talons, Errend se leva et avança vers la porte. Le garde leur fit signe d’attendre un instant, et disparut derrière le battant. Dannyl entendit quelqu’un donner le titre d’Errend, puis le sien. Le jeune mage attendit, puis le garde revint et les invita à entrer. La pièce était plus petite que celle qu’ils venaient de quitter. Des hommes d’âge mûr, voire respectable, étaient assis devant deux tables qui se trouvaient sur les côtés droit et gauche de la salle : les conseillers du roi. Au centre, Dannyl vit une autre table, chargée de documents, de livres, et d’un plat de petits gâteaux. Derrière ce bureau, le roi était assis dans un fauteuil recouvert de coussins. Deux magiciens, debout dans son dos, épiaient chaque mouvement dans la pièce. Dannyl suivit l’exemple d’Errend, s’arrêta et mit un genou à terre. Il ne s’était pas agenouillé devant un roi depuis des années – et il n’était qu’un enfant, à l’époque, lorsque son père l’avait amené à la cour pour le récompenser. En tant que mage, Dannyl tenait pour acquis que quiconque, mis à part d’autres magiciens, le saluerait. Il avait beau ne pas réellement tenir à ce geste, il se sentait bêtement mal à l’aise lorsqu’on l’oubliait, comme si une règle de bienséance avait été bafouée. Les marques de respect étaient importantes, au minimum pour sauvegarder les bonnes manières. Mais saluer quelqu’un était humiliant, découvrait Dannyl, et cette émotion ne lui était pas habituelle. Il ne pouvait s’empêcher de songer à quel point le roi devait se délecter de ces moments-là : un des rares instants où, dans toutes les Terres Alliées, un magicien posait un genou à terre. — Relevez-vous. Dannyl se redressa et vit le roi en train de le dévisager. Le monarque avait plus de cinquante ans, sa chevelure rousse et brune était striée de gris, mais il gardait l’œil vif et l’esprit acéré. — Bienvenue en Elyne, ambassadeur Dannyl. — Je vous remercie, votre Altesse. — Votre voyage a-t-il été agréable ? — Oui, répondit Dannyl après avoir réfléchi un instant. De bons vents, aucun orage, pas d’avarie. — On vous prendrait presque pour un marin, ambassadeur Dannyl, s’amusa le roi. — J’ai beaucoup appris durant cette traversée. — Et comment comptez-vous occuper votre temps en Elyne ? — Lorsque les exigences de ma charge m’en laisseront le temps, je visiterai la cité et ses alentours… Je suis tout particulièrement intéressé par la Grande Bibliothèque. — Je n’en suis pas étonné, nota le roi en souriant. Les mages semblent avoir un appétit sans fin pour le savoir. Eh bien, ce fut un plaisir de vous rencontrer, ambassadeur Dannyl. Je suis certain que nous nous reverrons. Vous pouvez vous retirer. Dannyl baissa la tête, puis suivit Errend jusqu’à une porte sur un côté de la salle. Ils entrèrent dans une pièce plus petite où plusieurs gardes parlaient calmement. Un autre homme en uniforme les poussa vers une autre porte puis dans un corridor, qui les conduisit jusqu’à une des portes latérales de la grande pièce où ils étaient entrés en premier. — Eh bien, dit Errend, ce fut rapide et peu exaltant, mais il vous connaît, maintenant, et c’était le but de cette petite entrevue. Je vais vous laisser ici, mais ne vous inquiétez pas. J’ai demandé qu’on vous… Ah ! les voici justement. Deux femmes venaient vers eux, et elles s’inclinèrent gracieusement lorsque Errend les présenta à Dannyl. Le jeune mage les salua de la tête, et étouffa un sourire en se souvenant d’une rumeur particulièrement croustillante à propos de ces deux sœurs. Dès que l’aînée eut posé sa main sur le bras de Dannyl, Errend sourit et salua avant de partir. Les deux sœurs firent faire le tour de la pièce au jeune mage et lui présentèrent quelques courtisans parmi les plus connus. Bientôt, Dannyl put associer un visage aux noms qu’il avait appris par cœur. Tous ces gens semblaient absolument ravis de faire sa connaissance, et le second ambassadeur, centre de tant d’intérêt, commença à se sentir mal à l’aise. Enfin les lumières se firent moins vives dans la pièce, et Dannyl, en voyant d’autres personnes partir, sentit qu’il pouvait quitter le palais sans paraître impoli. Il faussa compagnie aux deux sœurs et se dirigea vers la sortie. Mais avant qu’il ait pu l’atteindre, un homme se mit en travers de son chemin. — Ambassadeur Dannyl ? demanda-t-il. L’homme était mince, avait les cheveux coupés en brosse, et ses vêtements verts semblaient très sombres au milieu des joyeux habits des courtisans. — Je suis le dem Agerralin, dit-il lorsque Dannyl eut acquiescé. (Il salua le jeune mage.) Comment s’est déroulé votre premier jour à la cour ? Dannyl avait déjà entendu ce nom-là quelque part, mais il ne parvint pas à retrouver où. — Plutôt bien… Une expérience divertissante. J’ai fait de nombreuses rencontres. — Mais vous nous quittez déjà, répondit l’homme en reculant d’un pas. Je ne voudrais pas vous mettre en retard. Soudain, Dannyl se souvint de ce nom. Le dem Agerralin était l’homme aux « associations douteuses » dont lui avait parlé Errend. Le mage l’étudia du regard. Le dem était dans la force de l’âge, et rien ne le distinguait particulièrement. — Je ne suis pas si pressé, répondit Dannyl. — Ah, voilà qui est bien ! dit le dem en souriant. J’aurais voulu vous poser une question, si vous me le permettez. — Je vous écoute. — C’est un sujet délicat. Intrigué, Dannyl fit signe à l’homme de poursuivre. Son interlocuteur sembla chercher ses mots et écarta les mains comme pour s’excuser. — Peu de choses échappent à la cour d’Elyne, et, comme vous avez dû le remarquer, nous sommes fascinés par la Guilde et les magiciens. Nous voulons tout savoir à votre sujet. — Oui, je l’ai déjà remarqué. — Alors, je ne vous apprendrai rien en vous disant que certaines rumeurs sont parvenues jusqu’à nous. Dannyl frissonna mais tenta de garder une expression sereine. — Des rumeurs, dites-vous ? — Oui. D’anciennes rumeurs, mais depuis que nous avons appris que vous veniez à la cour, il nous a fallu les regarder d’un œil nouveau. Ne soyez surtout pas alarmé, mon ami. Ces choses-là ne sont pas considérées comme… Ah ! aussi taboues qu’en Kyralie, bien que s’en vanter en public ne soit pas non plus de mise. Comme je vous l’ai dit, nous sommes très curieux à votre sujet, alors, puis-je me permettre de vous demander si ces rumeurs sont fondées ? L’homme semblait espérer un oui. Dannyl s’avisa qu’il fixait le dem d’un œil incrédule et se força à regarder ailleurs. Si un courtisan avait posé la même question en Kyralie, le scandale qui en aurait découlé aurait pu ruiner l’honneur d’un homme et discréditer sa Maison. Dannyl devait répondre vertement pour faire comprendre au dem qu’il était allé trop loin. Mais l’amertume et le ressentiment qu’il avait éprouvés contre Fergun pour avoir lancé cette rumeur avaient presque disparu depuis que le guerrier avait été exilé. Et bien que Dannyl n’eût jamais trouvé de femme pour faire taire ces ragots, les hauts mages l’avaient tout de même choisi comme ambassadeur. Dannyl se demanda que répondre. Il ne voulait pas froisser homme. Les Elynes étaient moins réservés à ce sujet que les Kyraliens, mais jusqu’à quel point ? L’ambassadeur Errend avait parlé des « associations douteuses » du dem. De toute façon, il aurait été stupide de se faire un ennemi dès le premier jour. — Je vois, répondit Dannyl en choisissant ses mots. Je pense connaître la rumeur dont vous parlez. Je crois qu’elle me suit toujours, bien que dix… non, quinze ans se soient écoulés. La Guilde, vous devez le savoir, est un endroit assez conservateur et le novice qui a lancé ce ragot savait parfaitement qu’il me causerait du tort. Chez lui, mentir à mon sujet était une habitude. Le dem hocha la tête, et ses épaules s’affaissèrent. — Je vois. Eh bien, veuillez m’excuser de vous avoir rappelé de mauvais souvenirs. Je sais que le novice dont vous parlez vit maintenant dans les montagnes, dans un fort, si j’ai bien compris. Nous nous sommes posé beaucoup de questions à son sujet, puisque celui qui crie au loup est souvent celui qui le voit le plus. Un homme s’approchait d’eux, et le dem Agerralin n’en dit pas plus. Dannyl leva les yeux et fut surpris de voir Tayend. Encore une fois, il fut impressionné par les habits flamboyants de l’érudit. Vêtu de bleu sombre, ses cheveux blond-roux tirés en arrière, Tayend semblait à sa place à la cour. Il salua gracieusement, puis sourit aux deux hommes. — Ambassadeur Dannyl, dem Agerralin. Comment allez-vous ? — Bien, répondit le dem. Et vous ? Voilà longtemps que nous ne vous avons pas vu à la cour, jeune Tremmelin. — Je regrette que mes devoirs me forcent à rester entre les murs de La Grande Bibliothèque, répondit Tayend d’une voix où ne perçait aucun regret. J’ai bien peur de devoir vous voler l’ambassadeur Dannyl, dem. Je dois discuter avec lui d’un sujet de la plus haute importance. Le dem Agerralin lança un long regard à Dannyl, et le jeune mage fut incapable de déchiffrer son expression. — Je vois. Eh bien, il ne me reste qu’à vous souhaiter le bonsoir, ambassadeur ! lança-t-il avant de saluer et de disparaître. Tayend attendit que l’homme soit hors de vue, et se tourna vers Dannyl. — Vous devez savoir quelque chose à propos du dem Agerralin. — Oh, répondit Dannyl avec un demi-sourire, je crois que je le sais déjà ! — Ah ! Et vous a-t-il parlé de ces rumeurs qui courent sur vous ? (Voyant que Dannyl fronçait les sourcils, l’érudit continua.) Je pensais bien qu’il n’y manquerait pas. — Est-ce donc le nouveau sujet à la mode ? — Non, seulement celui de certaines gens dans certains cercles. Dannyl ne sut pas vraiment s’il devait se sentir soulagé. — Ces accusations ont été lancées il y a des années. Je suis même surpris qu’elles soient arrivées jusqu’ici. — Vous ne devriez pas. L’idée qu’un mage kyralien soit un mignon – la façon polie de parler d’hommes comme Agerralin – est amusante. Mais ne vous en faites pas. Les garçons se nomment souvent ainsi, entre eux. Mais, si je puis me permettre, je suis étonné qu’un Kyralien arrive à garder son sang-froid dans de telles circonstances. Je m’attendais à ce que vous réduisiez ce pauvre Agerralin en cendres. — Si je l’avais fait, j’aurais pu rendre mon titre d’ambassadeur dans la minute. — Peut-être, mais vous ne semblez même pas froissé. Encore une fois, Dannyl choisit ses mots avec soin. — Quand on a passé la moitié de sa vie à démentir ce genre de rumeur, on en arrive à sympathiser avec les personnes dont on est censé partager les mœurs. Avoir de telles tendances est inacceptable, et les nier, tout comme les cacher, doit devenir un cauchemar. — Peut-être en Kyralie, mais pas ici. La cour d’Elyne est à la fois abjecte pour sa décadence, et magnifique pour sa liberté. Nous ne sommes ni étonnés ni choqués par les bizarreries des uns et des autres. Nous aimons les rumeurs, même si nous évitons d’y apporter trop de crédit. Un de nos proverbes dit qu’il y a une part de vérité dans chaque ragot. La difficulté est de trouver laquelle ! Mais passons… Quand viendrez-vous à la bibliothèque ? — Bientôt, répondit Dannyl. — Je suis pressé de vous y voir. Mais, pour l’heure, une autre tâche m’attend. À bientôt, ambassadeur Dannyl. — À bientôt, répondit Dannyl. Le jeune mage regarda l’érudit s’éloigner, et cligna des yeux. Il avait amassé des rumeurs à propos des courtisans, comme autant de petits trésors, sans se douter un instant qu’ils faisaient de même à son sujet. Toute la cour était-elle au courant de l’infamante rumeur que Fergun avait lancée des années auparavant ? Savoir que le sujet était encore à l’ordre du jour mettait Dannyl mal à l’aise. Il fallait espérer que Tayend disait vrai et que les courtisans ne prenaient pas tous les racontars au sérieux. Dannyl soupira, se dirigea vers la sortie du palais et commença à descendre le long escalier en direction du carrosse de la Guilde. Chapitre 7 LA GRANDE BIBLIOTHÈQUE onea serra ses livres sur sa poitrine. Encore un jour de brimades et de moqueries. La semaine à venir l’angoissait. C’était la cinquième semaine, pensa-t-elle, et cinq longues années la séparaient encore de son diplôme. Chaque journée était épuisante. Quand elle n’avait pas Regin et ses complices sur le dos, Sonea souffrait presque autant à cause des efforts qu’elle devait fournir pour les éviter. Si le professeur quittait la classe, même pour un moment, Regin mettait ce temps à profit pour la harceler. La novice avait pris l’habitude de garder ses cahiers hors de portée des autres et de faire très attention lorsqu’elle devait se lever de sa chaise ou retourner s’asseoir. Pendant un moment, Sonea avait réussi à échapper à la surveillance des autres novices en retournant chez Rothen à l’heure du déjeuner pour manger avec Tania. Mais Regin s’était mis à monter la garde pour la surprendre sur le chemin du retour. La jeune fille avait tenté de rester dans la classe pendant la pause, mais dès que son tourmenteur avait compris qu’elle s’y cachait, il avait attendu le départ du professeur pour revenir dans la pièce. En désespoir de cause, Sonea avait rejoint Rothen dans sa classe de chimie à l’heure du déjeuner, l’aidant à démonter et à nettoyer les cornues et les tubes de verre dont il avait besoin pour ses cours. Tania leur apportait des petites boîtes laquées remplies de mets savoureux. Chaque après-midi, Sonea sentait son cœur s’emballer dès que résonnait la cloche de début des cours. Rothen et Tania avaient tous les deux proposé de l’accompagner et de revenir la chercher, mais elle avait refusé, car cela confirmerait à Regin et ses acolytes qu’ils la blessaient profondément. La novice prenait sur elle chaque fois qu’elle entendait les moqueries et les piques, parce que toute autre réaction, elle le savait, ne pourrait que les encourager. La cloche de fin de classe résonnait toujours comme une libération. Quelles que soient les manigances auxquelles s’adonnaient les novices après les cours, elles devaient être plus intéressantes que Sonea, puisque la classe entière se précipitait dehors dès que le professeur en donnait la permission. La jeune fille attendait que les autres soient partis puis elle regagnait les quartiers des mages sans encombre. Pour le cas où les novices auraient changé d’avis, elle faisait toujours attention de prendre le chemin le plus long, allant et venant dans les jardins, choisissant de nouveaux détours chaque soir et préférant rester à proximité des magiciens et des autres novices. Aujourd’hui comme tous les autres jours, Sonea sentit ses épaules se détendre et son estomac se dénouer dès quelle arriva au coin du couloir. En pensée, elle remercia Rothen de lui avoir permis de vivre chez lui. L’idée de ce qu’aurait pu lui faire subir Regin si elle avait dormi à l’internat la faisait frissonner. — Elle est là ! Sonea se pétrifia en reconnaissant la voix. Le couloir était plein de novices plus âgés, mais cela n’avait jamais arrêté Regin. La jeune fille allongea le pas, espérant pouvoir atteindre l’entrée de l’université où se trouvaient forcément un mage ou deux, avant que Regin et ses amis la rattrapent. Le bruit du galop des élèves emplit le couloir derrière elle. — Sonea ! Sonnneeeeeaaaaaaaaa ! Les novices les plus anciens tournèrent la tête et Sonea, suivant leur regard, devina que Regin et les autres étaient juste derrière elle. Elle prit une longue inspiration et se décida à leur faire face sans faiblir. Une main s’écrasa sur son bras et la tira en arrière. Sonea se dégagea et regarda Kano. — Tu ne nous entendais pas, péquenaude ? attaqua Regin. C’est très impoli, mais on ne peut pas te demander d’avoir des manières, pas vrai ? Ils l’encerclaient. Où qu’elle regarde, Sonea ne voyait que des visages grimaçants. Elle serra ses livres contre elle, avança et poussa Issle et Alend de l’épaule pour sortir du cercle menaçant. Des mains la saisirent et la repoussèrent à sa place. Sonea sentit l’angoisse la gagner. Ils n’avaient encore jamais porté la main sur elle, à part parfois un croche-pied pour la faire tomber dans quelque chose de déplaisant. — Où tu veux aller, Sonea ? demanda Kano alors que quelqu’un la poussait encore. On veut juste te parler. — Et moi, je ne veux pas parler avec vous ! Sonea tenta encore de se frayer un chemin, mais n’y parvint pas mieux. — Laissez-moi passer ! cria-t-elle, effrayée. — Et pourquoi tu ne nous supplierais pas un peu, péquenaude ? ricana Regin. — Oui, vas-y, quémande, tu dois avoir l’habitude ! — Tu as dû t’entraîner, dans les Taudis, dit Alend. Tu n’as pas pu oublier en si peu de temps. Je suis sûr que tu étais un de ces morveux répugnants qui traînent autour de nos maisons, à quémander de la nourriture. — S’il vous plaît, une petite pièce. Rien qu’une seule ! pleurnicha Vallon. Je n’ai rien à manger ! Les autres éclatèrent de rire. — Ou peut-être qu’elle a quelque chose à vendre, suggéra Issle. Bonjour seigneur, dit-elle d’une voix suggestive. Besoin de compagnie ? — Pensez à tous les hommes qu’elle a dû voir passer ! lança Vallon. Des ricanements emplirent le couloir, et Alend recula de quelques pas. — Elle est peut-être malade. — Plus maintenant, répondit Regin d’un ton lourd de sous-entendus. On nous a dit que les guérisseurs l’ont examinée quand elle est arrivée ici, tu te souviens ? Ils ont dû arranger ça. Regin se tourna vers Sonea et la regarda de haut en bas. — Alors, Sonea, dis-nous : combien tu prenais ? demanda-t-il d’une voix mielleuse. Il approcha, et des mains se pressèrent contre le dos de la jeune fille pour l’empêcher de reculer. — Tu sais, Sonea, j’ai pu me tromper. Peut-être que je pourrais même te trouver… gentille. Tu es un peu maigre, mais après tout… Explique-moi… Est-ce que tu rends des services… spéciaux ? Sonea tenta de se dégager, mais les novices resserrèrent leur prise. — Je suppose, reprit Regin, que les magiciens t’ont expliqué que tu devrais changer tes habitudes. Ce doit être particulièrement frustrant pour toi, j’en suis certain. Mais personne n’est obligé de les mettre au courant. On n’est pas forcés de leur dire. Tu sais que tu pourrais te faire de l’argent, ici. La clientèle est riche. Sonea regarda le garçon, les yeux écarquillés. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’il lui proposait. Un instant, elle fut tentée de lui répondre de façon provocante, mais elle devina que Regin ferait mine de croire qu’elle était sérieuse. Par-dessus les épaules du garçon, elle vit que les élèves, dans le couloir, regardaient la scène avec intérêt. — Ce serait comme des travaux pratiques, souffla Regin en approchant encore. Sonea sentit son souffle sur son visage. Le garçon voulait simplement l’intimider et savoir à quel point il pouvait la tyranniser. Eh bien, ce n’était pas la première grande gueule que rencontrait Sonea. — Tu as parfaitement raison, Regin, répondit-elle. J’ai déjà fréquenté beaucoup d’hommes comme toi. Et je sais exactement comment m’en occuper. Sonea enroula un bras autour du cou de Regin et se mit à serrer. Avant que le garçon puisse lever les mains et tirer sur le poignet de la jeune fille, elle crocheta les jambes de Regin, poussa de toutes ses forces et sentit céder les genoux du novice. Ravie, elle le regarda tomber en arrière, les bras battant l’air, et s’écraser au sol. Tous les élèves regardaient Regin. Sonea eut un ricanement dédaigneux. — Quel bel exemple tu fais, Regin ! Si c’est de cette façon que se comportent les hommes de la Maison Paren, c’est qu’ils n’ont pas plus de manières que le premier pilier de gargote venu. Regin se raidit sous l’insulte. Sonea lui tourna le dos et fit face aux autres novices, les défiant du regard de porter de nouveau la main sur elle. Ils reculèrent et, dès que le cercle se desserra, la jeune fille en sortit. Elle avait à peine fait quelques pas lorsque Regin lui répondit : — Et tout le monde sait qu’en matière de comparaisons, tu sais de quoi tu parles. Et Rothen, qu’en dit-il ? Ce doit être un homme comblé avec toi dans ses appartements. Tout s’explique, maintenant… Je m’étais toujours demandé comment tu l’avais gagné à ta cause. Sonea se sentit soudain glacée, puis une colère brûlante l’envahit. Elle serra les poings et résista à l’envie de faire demi-tour. À quoi bon, de toute façon ? Frapper Regin ? Même si elle osait porter la main sur un fils de Maison, il la verrait venir et se protégerait derrière un bouclier. Et il serait enfin certain de l’avoir réellement blessée. Suivie par les murmures des novices, la jeune fille remonta le corridor en se forçant à garder les yeux rivés sur les marches en face d’elle. Les novices présents dans le couloir ne croiraient sûrement pas ce que Regin venait de dire. Ils ne pouvaient pas le croire. Même s’ils pensaient le plus grand mal d’elle à cause de ses origines, jamais ils n’iraient gober quelque chose de semblable. N’est-ce pas ? — Administrateur ! Lorlen s’arrêta devant l’entrée de l’université, se retourna et vit le directeur Jerrik. — Oui ? Le directeur s’approcha et tendit une feuille de papier à Lorlen. — Le seigneur Rothen m’a fait parvenir cette requête hier. Il voudrait faire passer Sonea dans la classe d’hiver. — Vraiment ? demanda Lorlen en parcourant rapidement la lettre. Croyez-vous qu’elle ait le niveau requis ? — Peut-être, répondit pensivement Jerrik. J’ai demandé leur avis aux professeurs de première année, et ils pensent qu’elle en est capable, à condition d’étudier dur. — Et Sonea ? Qu’en dit-elle ? — Elle semble réellement prête à se mettre au travail. — Alors ? Vous allez la faire passer ? — Probablement, répondit Jerrik avant de baisser la voix. Mais j’aimerais connaître la véritable raison de cette demande. — Oh !… Et pourquoi donc ? demanda Lorlen en se retenant de sourire. Jerrik avait toujours pensé que les novices étaient incapables de travailler pour le seul plaisir d’apprendre. Ils étaient motivés par le désir d’impressionner leurs pairs, d’être les meilleurs, de plaire à leurs parents ou de pouvoir fréquenter quelqu’un qu’ils admiraient. — Comme nous nous y attendions, elle ne s’est pas intégrée aux autres novices. Et lorsque les choses se passent ainsi, le mouton noir devient la cible des railleries des élèves. Je crois qu’elle cherche seulement à se mettre hors de portée. J’admire sa détermination, mais je me demande si la classe d’hiver l’acceptera mieux. Elle risque d’avoir travaillé dur pour rien. — Je comprends, répondit Lorlen. Sonea est un peu plus âgée que ses condisciples et elle est assez mûre – par rapport aux adolescents qui vivent entre nos murs, bien sûr. La plupart de nos élèves sont encore des enfants en arrivant, et ils perdent leurs habitudes de gosses pendant leur première année de cours. La classe d’hiver la chahutera peut-être moins durement. — Ces élèves se montreront plus compréhensifs, c’est bien possible, acquiesça Jerrik. Mais l’apprentissage de la magie doit prendre un certain temps. Sonea pourra bourrer son crâne de connaissances, rien ne remplacera jamais plusieurs mois d’entraînement et elle risque de faire plus tard de graves erreurs. — Elle se sert de son don depuis plus de six mois, lui rappela Lorlen. Sonea a appris à contrôler ses pouvoirs pendant que Rothen lui donnait des cours particuliers pour qu’elle puisse suivre en classe, et n’avoir autour de soi que des débutants en magie doit être particulièrement frustrant. — J’en déduis que vous être favorable à son passage dans la classe supérieure ? — Tout à fait, répondit Lorlen en tendant la missive à Jerrik. Donnez-lui cette chance. Je suis certain qu’elle vous étonnera. — Je vous fais confiance. Sonea sera testée dans cinq semaines. Je vous remercie, administrateur. — Vous me direz comment elle s’en est sortie ? demanda Lorlen. — Si vous y tenez, répondit Jerrik. — Je vous remercie, directeur, le salua Lorlen avant de tourner les talons. L’administrateur descendit l’escalier de l’université. En bas, son carrosse l’attendait. Il y monta, tapa contre le toit et se renversa sur les coussins lorsque le véhicule démarra. Le carrosse passa les portes de la Guilde et s’engagea dans les rues de la ville. Plongé dans ses pensées, Lorlen ne remarqua rien. L’invitation à dîner chez Derril était arrivée la veille. Lorlen avait toujours fui ce genre de réunions, mais il avait modifié son emploi du temps pour aller à celle-ci. Si Derril avait d’autres informations à propos de ces meurtres, Lorlen voulait le savoir. L’histoire de Derril avait fait frissonner Lorlen. Les blessures infligées à la victime, l’étrange rituel, le fait que la femme témoin de l’agression était persuadée que l’homme était mort avant que le criminel lui coupe la gorge… Ces meurtres semblaient peut-être si suspects à Lorlen seulement parce qu’il pensait déjà à la magie noire. Mais, s’ils étaient l’œuvre d’un mage noir, cela pouvait vouloir dire deux choses : soit un nécromant renégat s’attaquait aux habitants de la cité, soit Akkarin était le meurtrier. Les deux possibilités effrayaient tout autant Lorlen. Le carrosse s’arrêta et le mage, surpris, vit qu’il était déjà arrivé. Le cocher descendit et ouvrit la porte de la voiture devant l’élégante demeure aux nombreux balcons. Lorlen descendit du carrosse et fut accueilli par un des domestiques de Derril qui le guida jusqu’à un balcon intérieur qui dominait un jardin. Lorlen posa les mains sur la rambarde et examina la petite oasis de végétation. Cette fois, les plantes lui parurent ternes et brûlées sur les bords. — Je crains que l’été ait été trop dur pour la plupart de mes plantations, dit Derril d’une voix morne en rejoignant l’administrateur. Mes buissons de gan-gan n’y survivront pas. J’ai pris mes dispositions pour qu’on m’en envoie d’autres, des montagnes de Lan. — Vous auriez pu les déplanter avant que les racines meurent, répondit Lorlen. Les racines de gan-gan ont de remarquables propriétés antiseptiques. Mélangées à du sumi, elles font un excellent traitement contre les désordres gastriques. — Votre formation de guérisseur revient à la surface, c’est ça ? s’amusa Derril. — Exactement, répliqua Lorlen avec bonne humeur. Je deviendrai peut-être un vieil administrateur ronchon, mais je serai en bonne santé. Je dois bien faire quelque chose de tout ce savoir médical… — Hum…, coupa Derril en plissant les yeux, j’aimerais que les gardes aient de leur côté quelqu’un doté de votre savoir. Barran a un autre mystère sur les bras. — Un meurtre de plus ? — Oui et non, soupira Derril. La garde pense que celui-là est un suicide. En tout cas, il en a l’apparence. — Barran pense que c’est une mise en scène ? — Peut-être. Il est justement venu dîner, pourquoi ne pas descendre et lui poser la question ? Lorlen suivit le vieil homme jusqu’à un grand salon aux fenêtres occultées par des stores de papier décorés de fleurs et de feuillages. Un jeune homme d’une vingtaine d’années était assis sur une des somptueuses chaises. Lorlen repensa à Walin, le frère du garçon, dès qu’il vit ses larges épaules et son nez légèrement crochu. Barran se leva immédiatement pour saluer le mage. — Bienvenue, administrateur Lorlen, dit-il. Comment allez-vous ? — Très bien, merci, répondit Lorlen. — Barran, coupa Derril en montrant un siège à l’administrateur, Lorlen s’intéresse au suicide sur lequel tu enquêtes. Pourrais-tu lui en parler en détail ? — Bien sûr, répondit Barran en haussant les épaules. Ce n’est pas un secret – juste un mystère. (Il posa sur Lorlen son regard bleu troublé. Une femme est venue trouver un garde en faction dans sa rue pour lui dire qu’elle avait trouvé le cadavre de sa voisine. Le garde est allé voir et a découvert une femme aux poignets tranchés. Ce qui me chiffonne, c’est que la morte avait perdu très peu de sang et qu’elle était encore tiède. En fait, ses blessures étaient très peu profondes. Elle aurait dû survivre. Lorlen réfléchit une minute. — La lame était peut-être empoisonnée. — Nous y avons pensé, mais, si c’est le cas, il s’agit d’un poison subtil et inconnu. Toutes les substances mortelles laissent des traces, même si les dommages sont visibles uniquement dans les organes. Aucune des armes que nous avons trouvées ne portait de résidu de poison, ce qui est déjà étrange. Ensuite, lorsque quelqu’un se coupe les veines, il utilise en général ce qu’il a sous la main. Nous avons fouillé la maison sans rien trouver d’autre que quelques couteaux de cuisine propres et rangés à leur place. La victime n’a pas été étranglée non plus, d’après ce que nous savons. Mais d’autres détails me mettent la puce à l’oreille. » J’ai trouvé des empreintes qui ne correspondent à aucune des chaussures des domestiques, des amis ou des membres de la famille. Les semelles de l’assaillant sont usées et de forme étrange : des empreintes très caractéristiques. Dans la chambre où la femme a été trouvée, la fenêtre n’était pas tout à fait fermée – et, sur l’appui, j’ai découvert des empreintes de doigts et des traces qui semblent être du sang séché. J’ai alors regardé le cadavre de plus près et j’ai trouvé les mêmes empreintes de doigts sur les poignets de la victime. — Les siennes ? — Non, elles étaient trop larges. Celles d’un homme. — Quelqu’un a pu vouloir stopper l’hémorragie avant de s’enfuir par la fenêtre en entendant des bruits de pas. — C’est possible. Mais la fenêtre est au deuxième étage et le mur est lisse, avec très peu de prises. À mon avis, même un voleur expérimenté ne s’y serait pas risqué. — Et dehors ? Des empreintes ? Le jeune homme hésita un moment. — Quand j’ai inspecté le sol, j’ai trouvé quelque chose de très étrange, dit-il en traçant un arc de cercle avec le doigt. Comme si quelqu’un avait écrasé la poussière et la saleté sur un cercle parfait. Au centre, j’ai vu deux empreintes de pied, les mêmes que celles de la chambre, et d’autres qui quittaient le cercle. Je les ai suivies, mais elles menaient à une rue pavée. Le cœur de Lorlen s’emballa. Un rond parfait sur le sol, et un saut de trois étages ? Pour léviter, un magicien devait créer un disque d’énergie sous ses pieds. Les sols mous ou sablonneux pouvaient en garder la trace circulaire. — Le disque de poussière était peut-être déjà là, suggéra Lorlen. — Ou le meurtrier a pu utiliser une sorte d’échelle à base ronde, soupira Barran. Quel cas étrange ! En revanche, il n’y avait aucune coupure sur les épaules de la victime, donc je pense quelle n’a pas été assassinée par notre tueur en série. Celui-ci n’a pas frappé depuis un moment, à moins que nous n’en ayons pas entendu parler. Ils entendirent le tintement d’une cloche, et Velia apparut dans embrasure de la porte, tenant une clochette et un petit maillet. — Le dîner est servi, annonça-t-elle. Lorlen et Barran se levèrent et suivirent Velia jusqu’à la salle à manger. — Pas question de parler de meurtres ou de suicides à ma table ! dit-elle avec un regard lourd de sous-entendus à son fils. Il serait dommage de couper l’appétit de l’administrateur. Dannyl regardait les grands bâtiments de pierre jaune défiler devant la fenêtre du carrosse. Le soleil était bas dans le ciel, et la ville entière semblait émettre une chaude lumière. La foule et les véhicules se pressaient dans les rues. Chaque jour, au cours des trois dernières semaines, Dannyl avait passé le plus clair de son temps à rendre visite ou à divertir des personnages influents et à jouer son rôle d’assistant d’Errend. Dannyl avait rencontré la plupart des dems et des bels qui fréquentaient la cour. Il avait appris par cœur le passé de chaque magicien de la Guilde vivant en Elyne. Il avait rempli des registres avec les noms des enfants ayant un potentiel magique, répondu aux questions posées par les courtisans, ou les avait transmises à la Guilde ; il avait aussi négocié l’achat de vins elynes, et soigné un domestique qui s’était brûlé dans la cuisine de la maison de la Guilde. Dannyl s’inquiétait du temps qui s’écoulait sans qu’il puisse commencer ses recherches. Il se promit d’aller à la Grande Bibliothèque dès qu’il aurait quelques heures à lui. Il avait envoyé un messager demanda si une visite était possible en soirée, et l’homme était revenu avec l’assurance que Dannyl pouvait venir à la bibliothèque à n’importe quelle heure. Aussi, lorsque le mage sut qu’il avait sa soirée, il avait demandé à manger plus tôt avant de faire venir une voiture. À Capia, au contraire d’Imardin, les rues s’entrelaçaient au petit bonheur la chance. La voiture zigzaguait dans tous les sens, allant même jusqu’à rouler sur les trottoirs. Les hôtels particuliers laissaient place à de grandes maisons, leurs tours étaient remplacées par des rangées de coquets petits bâtiments. En sortant d’un virage, Dannyl vit qu’ils étaient à la lisière des quartiers pauvres. Du bois et d’autres matériaux moins nobles remplaçaient la pierre jaune. Ici, les hommes et les femmes qui vaquaient à leurs occupations portaient des vêtements grossiers. Bien que rien, en ces lieux, n’arrive à la cheville de ce que Dannyl avait vu dans les Taudis pendant qu’il cherchait Sonea, le jeune mage en resta ébahi. La capitale elyne était si magnifique qu’il était déçu de découvrir qu’elle aussi avait ses quartiers misérables. Le carrosse laissa les maisons derrière lui et s’enfonça dans le moutonnement des collines. Des champs de tenn se balançaient sous un léger vent, et des pieds de vare plantés en ligne et chargés de leurs fruits attendaient que les vignerons les récoltent pour en faire du vin. Des vergers regorgeant de pachis et d’arbres à piorres apparaissaient au hasard de la route. On y voyait parfois des cueilleurs vindos, venus comme chaque année en Elyne pour travailler dans les plantations. Les derniers rayons du soleil passèrent du jaune à l’orange, et le carrosse continua sa route pour s’éloigner encore de la ville. Dannyl se rembrunit. Le cocher avait-il mal compris ses instructions ? Le mage leva une main pour frapper la cloison, mais se ravisa lorsque la voiture contourna le flanc d’une colline. Devant lui, le ruban noir de la route s’incurvait pour rejoindre le pied d’une haute falaise. Comme brûlée d’un feu intérieur, la pierre jaune luisait dans la lumière du soleil couchant. Sur la façade du bâtiment qui se dressait devant Dannyl, les ombres dures faisaient ressortir les angles des fenêtres et des arches. Le mage les reconnut, pour les avoir vues reproduites dans bien des livres. — La Grande Bibliothèque, murmura-t-il, époustouflé. Une gigantesque porte avait été sculptée dans la falaise. Le carrosse approcha, et Dannyl comprit qu’un petit rectangle sombre – dans un des coins – était en fait une porte à taille humaine aménagée dans les massifs battants de bois. Une silhouette attendait là. Dannyl sourit en reconnaissant les vêtements colorés de l’homme. Le mage tapota impatiemment sur le montant du carreau alors que la voiture se rapprochait lentement de la bibliothèque. Quand elle s’arrêta devant l’entrée, Tayend se précipita pour ouvrir la porte à Dannyl. — Bienvenue à la Grande Bibliothèque, ambassadeur Dannyl ! dit-il en lui faisant une profonde révérence. Dannyl leva les yeux vers la falaise et secoua la tête, émerveillé. — Je me rappelle avoir vu des images de ce bâtiment dans des livres, lorsque j’étais encore novice. Mais on ne peut pas comprendre ce que c’est avant d’y être. De quand date la bibliothèque ? — D’avant la Guilde, répondit Tayend avec un rien de suffisance. Huit ou neuf siècles, pensons-nous. Certaines parties sont plus vieilles encore, mais le meilleur reste à venir… Suivez-moi, seigneur. Ils passèrent la petite porte – Tayend la verrouillant derrière eux – et prirent un long corridor au plafond voûté. Le couloir s’enfonçait dans les ténèbres, mais avant que Dannyl puisse invoquer un globe de lumière, Tayend le conduisit vers un escalier raide et éclairé par de nombreux flambeaux qui s’ouvrait dans un des murs. En haut, Dannyl découvrit une grande pièce tout en longueur. D’un côté, il vit les fenêtres qu’il avait aperçues depuis le carrosse. Immenses, elles étaient faites de petits morceaux de verre fixés sur une structure de métal. Le mur opposé se mouchetait d’éclats de lumière dorée. Des chaises étaient disposées par trois ou quatre à intervalles réguliers, et un vieil homme se tenait à côté des plus proches. — Bonsoir, ambassadeur Dannyl, dit-il avec une de ces révérences raides et prudentes caractéristiques du grand âge. Je suis Irand, le bibliothécaire. Irand avait une voix profonde et étonnamment riche qui convenait aux dimensions inhumaines de la pièce. Il avait de courts cheveux blancs sur le crâne et il portait une chemise et un pantalon gris. — Bonsoir, bibliothécaire Irand, répondit Dannyl. Le vieil homme sourit. — L’administrateur Lorlen m’a fait savoir que vous aviez une mission à remplir entre nos murs. Il m’a dit que vous compulseriez tous les documents sur lesquels a travaillé le haut seigneur durant ses recherches. — Connaissez-vous ces documents ? — Non, mais Tayend en a quelques souvenirs. Il était l’assistant d’Akkarin et il sera ravi de vous aider. Sa connaissance des langues anciennes vous sera d’un grand secours. Il pourra aussi aller vous chercher des boissons ou de la nourriture si vous le désirez. Tayend hocha vivement la tête, et Irand sourit en le voyant faire. — Je vous remercie, répondit Dannyl. — Bien, alors. Inutile de faire traîner les choses en longueur, ajouta le vieil homme, les yeux brillants. La bibliothèque n’attend plus que vous ! — Par ici, seigneur, dit Tayend en se dirigeant vers l’escalier. Dannyl suivit le jeune érudit le long du passage sombre. Des lampes attendaient sur un présentoir ; Tayend en prit une. — Ne prenez pas cette peine, dit Dannyl. Le magicien se concentra et aussitôt, un globe lumineux flotta à côté de sa tête, faisant naître des ombres dans le corridor. Tayend regarda la sphère et plissa les yeux. — Ces globes me laissent toujours des taches lumineuses sur les rétines, dit-il en prenant une des lampes. Je devrai bien vous laisser vous débrouiller tout seul à un moment ou à un autre, alors j’en prends une quand même. Tayend se mit en route, sa lampe se balançant à côté de lui. — Cet endroit a toujours été une mine de savoir. Dans une de nos réserves, quelques morceaux de papier tombent en poussière ; ils datent de huit siècles et font référence à une sorte de bibliothèque qui était déjà vieille à cette époque. À l’origine, seules quelques pièces étaient utilisées pour entreposer les livres. Tout le reste servait à loger quelques milliers de personnes. Nous avons rempli presque toutes les chambres de livres et de rouleaux, de tablettes et de peintures – sans compter les pièces que nous avons creusées nous-mêmes dans la pierre. Pendant que Dannyl et son compagnon marchaient, le mage regardait les ténèbres se retirer comme une brume fuyant la magie. Ils débouchèrent bientôt sur un croisement, l’obscurité semblant rouler des deux côtés du mur qui leur faisait face. Tayend prit le couloir de droite. — Quelles langues parlez-vous ? demanda Dannyl. — Tous les vieux dialectes d’Elyne et de Kyralie, répondit Tayend. Nos anciennes langues sont très similaires, mais plus on regarde en arrière et plus elles diffèrent. Je peux parler le vindo moderne – ce sont des domestiques qui me l’ont appris – et un peu le lan. Et traduire les anciens glyphes vindos et tenturs, si on me laisse compulser mes livres. — Ça fait beaucoup, dit Dannyl en regardant son compagnon, impressionné. — Oh, une fois que vous avez compris les bases, le reste vient tout seul ! se défendit Tayend. Un jour, je partirai pour apprendre le lonmar moderne et quelques-uns des anciens dialectes. Je n’en ai pas encore eu l’occasion. Ensuite, je me tournerai peut-être vers le sachakanien et ses variantes. Les anciennes langues sachakaniennes sont aussi très similaires aux nôtres. Après quelques tournants et d’autres marches, Tayend s’arrêta devant une porte. Avec une expression sobre, qu’il arborait rarement, l’érudit fit signa à Dannyl de passer en premier. Le mage entra et en resta le souffle coupé. Séparés par une large allée, d’innombrables rayonnages s’alignaient à perte de vue. Le plafond de la pièce était bas, mais le mur du fond était si loin qu’on ne le distinguait pas. De massives colonnes de pierre rejoignaient le plafond tous les cent pas. Les seules sources de lumière étaient des flambeaux disposés çà et là sur de lourds pieds de métal. Il émanait de la gigantesque pièce une écrasante impression d’ancienneté. Les livres, comparés au poids des colonnes de pierre et du plafond, semblaient de fragiles et précaires petites choses. Se sentant tout petit dans ce décor, Dannyl céda à une certaine mélancolie. Il pouvait rester une année dans cette salle sans y laisser plus de traces qu’un moucheron volant contre les murs de pierre froids. — Comparé à cette pièce, tout le reste de la bibliothèque est neuf, murmura Tayend. C’est la salle la plus ancienne. Il se peut qu’elle ait des milliers d’années. — Qui l’a construite ? souffla Dannyl. — Personne ne le sait. Dannyl commença à descendre l’allée, suivant des yeux les rayonnages sans fin. — Comment vais-je trouver ce que je cherche ? demanda-t-il, au désespoir. — Oh, ce n’est pas un problème ! La voix de Tayend parut lumineuse au jeune mage, contrastant avec le lourd silence de la bibliothèque. — J’ai préparé tout ce qu’il vous faut dans la pièce qu’utilisait Akkarin. Suivez-moi. Tayend descendit l’allée d’un pied léger. Il dépassa plusieurs étagères avant de tourner et de gravir une large volée de marches de pierre qui menait à une trappe, dans le plafond. L’érudit monta les marches deux à deux et mena Dannyl devant un grand couloir. Là encore, le plafond était très bas. Des portes s’ouvraient à droite et à gauche : Tayend s’arrêta devant l’une d’elles et fit signe à Dannyl de la franchir. Le mage entra dans une petite pièce. Une large table de pierre se dressait au milieu, couverte de piles de livres. — Nous y voilà, dit Tayend. Et voilà les livres qu’Akkarin a lus. Il y avait de tout : du fascicule de la taille d’une paume jusqu’à un énorme volume dont le maniement devait être épique. Dannyl examina tous les volumes, lut leurs titres, puis les reposa sur leur pile. — Par où vais-je commencer ? demanda-t-il à voix haute. Tayend tira un ouvrage poussiéreux et le présenta à Dannyl. — C’est le premier qu’Akkarin a lu. Dannyl regarda Tayend, impressionné. Les yeux du jeune érudit brillaient d’enthousiasme. — Vous vous souvenez même de ça ? — Il faut une bonne mémoire pour travailler ici. Sinon, comment retrouver un livre que vous voulez relire ? Dannyl examina le volume qu’il tenait entre ses mains. Pratiques magiques des tribus des Montagnes grises. La date, sous le titre, indiquait que le texte avait au moins cinq cents ans. Dannyl savait qu’aucune tribu n’avait vécu dans les Montagnes grises depuis cette époque. Intrigué, il commença à lire. Chapitre 8 EXACTEMENT CE QU’IL AVAIT PRÉVU l suffit de rester assis là et d’écouter ? demanda Yaldin en parcourant des yeux le salon nocturne. Rothen réprima un sourire. Le visage du vieux mage était trop expressif. N’importe qui verrait au premier coup d’œil qu’il essayait de toutes ses forces d’écouter quelque chose. Mais depuis le départ de Dannyl, Rothen avait besoin d’un autre « espion » pour savoir ce que disaient ses confrères et consœurs. Tout le monde se méfiait depuis que cette scandaleuse rumeur courait. Comme elle concernait Rothen, tout le monde se taisait dès que ce dernier approchait. Il avait donc décidé d’entraîner son plus vieil ami, Yaldin, aux techniques de Dannyl. — Ce que tu fais crève les yeux, Yaldin. — Comment ça ? demanda le vieil homme en fronçant les sourcils. — Quand tu… — Seigneur Rothen ? Surpris, le magicien leva la tête et vit que Lorlen se tenait à côté de lui. — Oui, administrateur ? — J’aimerais vous parler en privé. Rothen regarda autour de lui et s’aperçut que plusieurs mages fixaient Lorlen avec insistance. Yaldin se rembrunit mais ne dit mot. — Bien sûr, répondit Rothen à l’administrateur. Le magicien se leva et suivit Lorlen jusqu’à une porte discrète qui s’ouvrit devant eux. Les deux magiciens entrèrent dans la salle de réception. La pièce était sombre. Un globe lumineux apparut au-dessus de la tête de l’administrateur et illumina une immense table. Lorlen alla s’asseoir sur une des chaises et Rothen prit place à ses côtés. L’alchimiste se prépara à entendre ce qu’il redoutait. Lorlen étudia longuement Rothen, puis laissa son regard glisser vers la table. — Êtes-vous au courant des rumeurs qui courent à propos de Sonea et de vous ? — Oui, répondit Rothen. — Je suppose que Yaldin vous a mis au courant. — Lui, et Sonea aussi… — Elle le sait ? coupa Lorlen, surpris. — Oui. Il y a quatre semaines, elle m’a raconté qu’un de ces condisciples avait lancé la rumeur. Convaincue que les gens allaient la croire, elle se faisait beaucoup de souci. Je lui ai dit de ne pas se tracasser Les commérages ont une durée de vie limitée et les « hypothèses » de ce genre deviennent vite de vieux ragots avant de sombrer dans l’oubli. — Hum… Les rumeurs de cette sorte disparaissent moins vite que vous voudriez le croire. Plusieurs magiciens sont déjà venus me faire part de leurs inquiétudes. Ils pensent qu’avoir une jeune femme sous votre toit n’est pas convenable. — La faire déménager ne changera rien aux ragots. — C’est vrai, répondit Lorlen. Cependant, cela couperait court a de nouvelles rumeurs qui pourraient être blessantes pour vous comme pour Sonea. Avec le recul, je comprends qu’elle aurait dû s’installer dans les quartiers des novices dès son entrée en classe. Évidemment pas pour éviter ce que suggèrent les rumeurs, mais pour empêcher qu’elles courent. Personne ne croit sérieusement que les relations entre Sonea et vous sont inconvenantes. — Alors, pourquoi la faire déménager ? demanda Rothen sans comprendre. Elle passera toujours des heures avec moi, dans mes appartements, pour étudier ou simplement partager mes repas. Si nous reculons maintenant, combien de temps faudra-t-il avant qu’on chuchote à propos de chacune de ses visites chez moi ? Laissez les choses comme elles sont, administrateur, et que les gens capables de prêter l’oreille à de telles sornettes apprennent qu’aucune preuve n’est venue étayer les rumeurs. — Vous êtes bien confiant, répondit Lorlen, non sans ironie. Mais qu’en pense Sonea ? — Ces racontars l’ont blessée, évidemment. Mais, d’après elle, ils seront oubliés dès qu’elle-même ne sera plus la cible du petit protégé de Garrel. — Quand elle aura – si elle y parvint – rejoint la promotion hivernale ? — Oui. — Croyez-vous qu’elle sera capable d’y entrer et d’y rester ? — C’est une certitude, répondit Rothen sans chercher à dissimuler sa fierté. Elle apprend vite et elle est très volontaire. Retomber sous la coupe de Regin est la dernière chose qu’elle souhaite. — Je ne partage pas votre optimisme à propos de cette rumeur, dit Lorlen. Vos arguments en faveur du statu quo se tiennent, mais si vous vous trompez, la situation ne fera qu’empirer. Sonea ferait mieux de déménager, pour son propre bien… Rothen fronça les sourcils sans comprendre. Lorlen ne pouvait pas croire qu’il avait mis dans son lit une fille trois fois plus jeune que lui ? Le regard de l’administrateur était dur et sévère, et Rothen fut choqué en comprenant que le mage étudiait cette possibilité. Lorlen ne pouvait pas penser qu’il en était capable ! Comment avait-il même pu y songer une seconde ? Quand avait-il donné une raison à l’administrateur de douter de lui ? La raison lui apparut soudain. C’est à cause d’Akkarin, pensa le magicien. Si je venais d’apprendre que mon meilleur et plus ancien ami pratique les arts noirs, je me méfierais aussi de tout le monde. Rothen prit une longue inspiration et choisit ses mots avec soin. — Vous êtes le seul à comprendre pourquoi je veux la garder à mes côtés, Lorlen, murmura-t-il. Le danger qui la guette est assez important pour ne pas la livrer à ceux qui lui veulent du mal, là où elle sera bien plus vulnérable que les autres novices. Lorlen réfléchit avant de se redresser et de hocher lentement la tête. — Je comprends vos inquiétudes. Elle doit être terrifiée. Mais, si je prends une décision qui va à l’encontre de celle de la majorité des mages, j’attirerai l’attention sur Sonea. Selon moi, elle ne sera pas plus en danger dans les quartiers des novices… mais j’essaierai de différer la décision finale le plus longtemps possible, dans l’espoir que tout finisse par se décanter, comme vous semblez le penser. — Je vous remercie. — Et, lança Lorlen après un instant, je garderai un œil sur ce novice, Regin. Les perturbateurs doivent être mis au pas bien avant d’être diplômés. — Je vous en suis très reconnaissant. Les deux mages se levèrent. Leurs regards se croisèrent un instant, et Rothen lut de l’épuisement dans celui de l’administrateur. L’alchimiste frissonna. Lorlen tourna les talons et se dirigea vers la porte du salon nocturne. Les deux mages y entrèrent ; Lorlen gagna sa chaise habituelle et Rothen alla s’asseoir à sa place. Sentant que certains mages le fixaient, celui-ci tenta de garder une expression neutre. Yaldin lui jeta un regard interrogateur. — Pas grand-chose d’intéressant, dit Rothen en se laissant tomber sur son siège. Bon, où en étions-nous ? Oh, voilà ! Qu’on pouvait lire en toi comme dans un livre. Regarde à quoi tu ressembles… Sonea soupira en entendant frapper à sa porte. Elle posa sa plume et lança : — Entrez ! — Quelqu’un voudrait vous voir, demoiselle Sonea, dit Tania d’une voix éteinte. Sonea regarda par-dessus son épaule et découvrit une femme en robe verte, une ceinture noire autour de la taille. Sonea sauta sur ses pieds et s’inclina bien bas. — Dame Vinara… Sonea regarda la chef des guérisseurs avec attention. Il était toujours difficile de deviner l’humeur de dame Vinara, puisqu’elle arborait en permanence un air sévère et froid. Aujourd’hui, les yeux gris de la femme étaient aussi durs que d’habitude. — Il est un peu tard pour étudier, fit remarquer Vinara. — Je travaille pour rattraper la promotion hivernale, répondit Sonea en jetant un coup d’œil sur ses cahiers. — C’est ce que j’ai entendu dire, coupa Vinara avec un geste en direction de la porte. Avant que le battant se ferme, Sonea vit le regard angoissé que Tania lui jeta. — Je voudrais te parler seule à seule, Sonea. La jeune fille proposa sa chaise à Vinara et alla s’asseoir au bord de son lit. Son estomac se serra pendant qu’elle regardait Vinara prendre place et arranger sa robe. — Es-tu au courant de certaines rumeurs, à propos du seigneur Rothen et de toi ? (Sonea hocha la tête.) Je suis venue te poser quelques questions à propos de toute cette affaire. Je veux que tu me répondes honnêtement, Sonea. C’est très important. Y a-t-il la moindre parcelle de vérité dans ce qu’on raconte ? — Non. — Le seigneur Rothen ne t’a pas fait de propositions déplacées ? — Non. — Il ne t’a pas… touchée ? — Non, répondit Sonea en devinant qu’elle rougissait. Jamais. C’est juste une rumeur stupide. Rothen ne m’a jamais touchée et je ne l’ai jamais touché non plus. Ces insinuations me rendent malade. — Je suis heureuse que rien de tel ne se soit passé, dit Vinara. Souviens-toi : tu n’as aucune raison d’avoir peur. Si tu as été forcée à quoi que ce soit, tu n’as pas à rester ici. Nous sommes là pour te venir en aide. — Merci, fit Sonea en ravalant sa colère, mais il ne se passe rien de ce genre ici. — Je dois encore te dire une chose. Si ces rumeurs se révèlent fondées et que tu as été une… participante enthousiaste… ton départ de la Guilde pourrait être envisagé. Au mieux, tu perdrais la tutelle de Rothen. Bien sûr ! Regin serait ravi de l’apprendre. C’était peut-être ce qu’il mijotait depuis le début. — Si les choses en arrivent là, dit Sonea en serrant les dents, Lorlen pourra entrer dans mon esprit et voir si je mens. — Espérons que l’affaire ne prendra pas une telle ampleur, répondit Vinara. Bien, je suis désolée d’avoir dû aborder un tel sujet avec toi. Mais tu dois comprendre qu’enquêter est mon devoir. Viens me voir si tu as besoin de parler. (Vinara se leva et jeta un regard critique à Sonea.) Tu es épuisée, jeune fille. Tu te rendras malade à travailler trop. Va te reposer. Une fois dame Vinara partie, Sonea attendit que Tania ait tiré le verrou des appartements de Rothen. Puis elle boxa rageusement son oreiller. — Je vais le tuer ! gronda-t-elle. Je vais le noyer dans la Tarali et lui accrocher des pierres aux jambes pour que personne ne le retrouve ! — Demoiselle Sonea ? Sonea se redressa et écarta les mèches qui pendaient devant ses yeux. — Oui, Tania ? — Qui… qui voulez-vous tuer ? — Regin, bien entendu, répondit Sonea en tapotant l’oreiller pour lui redonner sa forme. — Ah ! fit simplement Tania en s’asseyant sur le lit. J’ai eu peur, un instant. Ils m’ont posé des questions à moi aussi, vous savez. Je ne crois pas ce qu’on dit, mais ils m’ont ordonné de surveiller… enfin… je… — Ne te fais pas de souci, Tania. Il n’y a qu’une personne à la Guilde qui a tenté ce genre de choses avec moi. — Qui ? demanda la domestique en écarquillant les yeux. — Regin. Qui veux-tu d’autre ? — Comment avez-vous réagi ? — Je me suis rappelé un truc que m’avait appris Cery… Elle se mit debout et mima la scène à Tania. Il était tard quand Lorlen regagna son bureau de l’université. Plus tôt dans la journée, son assistant, le seigneur Osen, lui avait apporté un petit paquet de missives. Lorlen l’avait feuilleté et avait aperçu un petit colis venant d’Elyne au milieu des autres lettres. Il l’avait mis de côté pour l’ouvrir plus tard. Lorlen fit augmenter l’intensité de son globe lumineux, défit le paquet et reconnut l’écriture élégante du seigneur Dannyl. La lettre du jeune magicien était claire et soignée. Lorlen se cala dans son siège et commença sa lecture. « À l’attention de l’administrateur Lorlen. J’ai visité la Grande Bibliothèque il y a une semaine, et j’y suis retourné chaque nuit, depuis, pour continuer mes recherches. Le bibliothécaire, Irand, m’a confié aux soins de l’assistant qui a aidé le haut seigneur dans son travail : Tayend de Tremmelin. Cet homme possède une mémoire extraordinaire et se souvient de toutes les visites du haut seigneur. J’ai fait de grands progrès grâce à lui. D’après Tayend, le haut seigneur avait avec lui un carnet dans lequel il prenait des notes, recopiait des passages de livres et dessinait des cartes. Grâce à mon assistant, j’aurai bientôt compulsé la moitié des livres qu’a lus le haut seigneur et noté tout ce qui me semblait intéressant… sans oublier que Tayend me parle de tout ce qui a attiré l’attention du haut seigneur à l’époque, et dont il se souvient. Je peux déjà suivre certaines pistes, comme le haut seigneur avant moi. La plupart d’entre elles nécessitent un voyage jusqu’à une tombe, un temple ou une bibliothèque des Terres Alliées. Lorsque j’aurai fini mes lectures, je connaîtrai toutes les hypothèses qu’a pu émettre Akkarin. Ensuite, je devrai choisir la piste que je suivrai. Afin de m’aider, Tayend s’est rendu aux archives du port où on garde trace de tous les embarquements depuis des années. Il a découvert qu’un certain seigneur Akkarin était arrivé ici il y a dix ans, avant de repartir quelques mois plus tard pour l’Elyne. Le haut seigneur a ensuite gagné Capia afin de prendre un autre bateau en partance pour les îles Vindos, puis il est revenu à Capia un mois plus tard. Ensuite, on ne trouve plus trace de lui dans les registres. En recoupant les informations que j’ai collectées, je dirais que le haut seigneur s’est rendu dans le Temple Splendide en Lonmar. J’ai recopié mes notes et les ai jointes à ma lettre. Second ambassadeur de la Guilde en Elyne, Dannyl » Lorlen reposa la missive et feuilleta les notes du jeune mage. Claires et bien écrites, elles regroupaient des miettes d’information datant d’avant la Guilde. À la fin de la dernière page, Dannyl avait ajouté une petite note. « Trouvé un livre écrit peu après les événements, qui parle des Guerres sachakaniennes. Il est remarquable que le texte décrive la Guilde comme une ennemie – et qu’il nous dépeigne de façon si peu flatteuse ! Quand j’aurai fini mon travail, je retournerai à la bibliothèque pour le lire d’un bout à l’autre. » Lorlen sourit. S’il avait su que Dannyl était un chercheur si acharné, il aurait mis plus tôt ses compétences à profit. Le jeune mage n’avait pour l’instant rien découvert qui pourrait incriminer Akkarin, mais il avait réuni une somme d’informations non négligeables en peu de temps. L’espoir de Lorlen – trouver quelque chose d’utile – grandissait sans cesse. Dannyl n’avait posé aucune question gênante dans sa lettre. Comme Loden l’avait pensé, le jeune mage était assez intelligent pour garder le secret même s’il ignorait de quoi il retournait. S’il avait trouvé un indice permettant de deviner que le haut seigneur pratiquait les arts noirs, Lorlen était persuadé qu’il le lui aurait fait comprendre à demi-mots. Et après ? Lorlen sourit en réfléchissant. Il faudrait sans doute dire la vérité à Dannyl. Mais l’administrateur lui faisait confiance pour comprendre que toute confrontation avec Akkarin n’avait aucune chance d’aboutir tant qu’ils n’auraient pas tous les atouts en main. De plus, savoir que Rothen et Sonea étaient d’accord pour ne pas agir dans l’immédiat pousserait Dannyl à garder le silence. Mais Lorlen préférait ne rien dire à Dannyl tant qu’il pouvait faire autrement. Pour l’instant, il devait l’aider à rassembler le plus d’informations possible. Lorlen sortit une feuille de papier et écrivit une lettre au premier ambassadeur. Il la scella avec soin, ajouta l’adresse de la maison de la Guilde en Elyne et plaça la missive dans la corbeille du courrier. Le seigneur Osen l’enverrait le lendemain par coursier. Lorlen se leva et alla placer le paquet de Dannyl dans une boîte qu’il réservait aux documents importants. Il renforça la barrière magique qui tenait les curieux éloignés, puis mit la boîte dans une armoire, derrière son bureau. L’administrateur se permit un sourire en quittant la pièce. Akkarin avait raison : j’ai choisi l’homme qu’il fallait comme second ambassadeur de la Guilde. Chapitre 9 PENSER AU FUTUR ourrais-tu m’en donner une toute simple ? demanda Sonea en prenant la brosse à cheveux en argent. — Oh non, pas ça non plus ! soupira Tania. Vous n’allez rien prendre de joli ? — Non. Aucun objet de valeur ou auquel je tiens. — Mais vous laissez tant derrière vous… Et si vous preniez un joli vase ? Je vous apporterai des fleurs de temps en temps. Votre chambre serait tellement plus chaleureuse. — J’ai été habituée à pire, Tania. Quand j’aurai trouvé un moyen de cacher des choses, je reviendrai chercher des livres… (Sonea regarda ses affaires, dans une malle sur son lit.) Voilà, tout y est. Tania soupira, souleva la malle et la porta hors de la chambre. Sonea la suivit et trouva Rothen qui faisait les cent pas dans le salon. Il se précipita vers elle et lui prit les mains dès qu’il la vit. — Je suis désolée, Sonea…, commença-t-il. Je… — Tu n’as pas à t’excuser, Rothen. Je sais que tu as fait ce que tu as pu. Il vaut mieux que je parte. — Mais ça n’a pas de sens. Je pourrais… — Non. Je dois partir. Si je reste, Regin inventera des preuves. Même mon départ ne l’empêchera pas d’en fabriquer, s’il veut qu’on te retire ma tutelle. S’il réussit son coup, les professeurs refuseront peut-être de s’occuper de moi, et je n’y pourrai rien. — Je n’y avais pas pensé, répondit Rothen de nouveau soucieux. Ce n’est pas juste qu’un simple novice nous cause tant d’ennuis. — Effectivement… Mais il ne pourra pas me forcer à baisser les bras ! Nous allons continuer à travailler. — Bien sûr, répondit Rothen en souriant. — Rendez-vous devant la bibliothèque des mages dans une heure ? — Si tu veux. Sonea serra les mains du magicien avant de les lâcher, puis hocha la tête en direction de Tania. La domestique souleva la malle et sortit dans le couloir. Au moment de passer la porte, Sonea regarda une dernière fois Rothen et lui sourit. — Tout ira bien, tu verras, dit-elle. L’alchimiste répondit d’un petit sourire. Sonea se retourna et descendit le corridor, Tania sur les talons. Les quartiers des magiciens étaient très fréquentés pour un vaindredi matin. Sonea ignora les coups d’œil que lui jetaient les mages quand elle passait près d’eux, car sa colère serait trop visible si elle les regardait dans les yeux. Elle entendit Tania grommeler à propos d’injustice lorsqu’elles descendirent l’escalier, mais ne demanda pas à la domestique de répéter ses propos. Ces derniers jours, le sujet était trop souvent revenu sur le tapis. Sonea avait fanfaronné devant Rothen, mais en réalité, elle mourait de peur. Une fois dans les quartiers des novices, elle ne pourrait plus fuir Regin. Elle pourrait toujours verrouiller magiquement sa porte – Rothen lui avait appris comment faire – mais elle savait que Regin trouverait un moyen de parvenir jusqu’à elle. De toute façon, elle ne pourrait pas rester enfermée tout le temps. C’était ainsi que le garçon vengeait sa Maison, calomniée par Sonea. La jeune fille aurait dû se contenter de jeter Regin au sol et ne pas envenimer la situation. Mais comme elle n’avait pas réussi à se contenir, il avait décidé de ne pas la laisser s’en tirer à si bon compte. Sonea s’était pourtant promis d’ignorer le jeune homme jusqu’à ce qu’il se lasse. C’était raté. À présent, les novices n’étaient plus les seuls à chuchoter son nom dans les couloirs. Elle avait entendu assez de murmures pour savoir quelle opinion les magiciens avaient d’elle. Personne ne cherchait à savoir qui avait fait naître l’on-dit, ni dans quel but. « Pour commencer, on ne devrait même pas pouvoir lancer de telles rumeurs », avait souligné un professeur. Il paraissait étrange que Sonea vive avec Rothen, surtout si l’on prenait en compte le passé de la jeune fille. Comme si toutes les femmes des Taudis étaient des prostituées ! Sonea avait entendu beaucoup de gens se demander pourquoi elle avait un traitement de faveur. Les autres novices vivaient dans leurs quartiers, non ? Pourquoi pas elle ? Sonea passa les portes des quartiers des mages et descendit dans la cour. La chaleur étouffante de la mi-été n’était plus qu’un souvenir, et les jours se révélaient agréablement tièdes. Une douce chaleur montait des pavés. Sonea n’était jamais entrée dans les quartiers des novices sauf durant sa visite nocturne en compagnie de Cery, très longtemps auparavant. À l’époque, Sonea avait regardé par les fenêtres et vu de petites chambres sobres et nues. Plusieurs groupes de novices se tenaient près des portes. Tous se turent pour dévisager Sonea, puis certains d’entre eux se penchèrent pour chuchoter à l’oreille de leurs camarades. La jeune fille leur jeta un regard neutre en entrant dans le bâtiment. Plus de novices encore se trouvaient dans le couloir. Sonea s’interdit d’examiner la foule à la recherche d’un visage connu. Tania tourna à droite de l’entrée et frappa à une porte. Pendant que les deux jeunes femmes attendaient, Sonea étudia les élèves du coin de l’œil. Elle se demandait où était passé Regin. Il ne devait sûrement pas être loin, afin de savourer cette petite victoire. La porte s’ouvrit sur un mage vêtu de rouge. Maigre, les traits anguleux, l’homme baissa les yeux sur Sonea. La jeune fille le salua en repensant aux plaintes qu’elle avait entendues au sujet du directeur des quartiers des novices. Ahrind n’était pas très aimé. — Eh bien, te voilà ! dit-il d’une voix glacée. Suis-moi. Les élèves s’écartant de son chemin, il descendit le corridor jusqu’à une porte. Il en ouvrit le battant, et Sonea vit une pièce aussi nue et sobre que dans son souvenir. — Pas de modifications dans la chambre, dit Ahrind. Pas de visiteurs après le gong du soir. Si tu t’absentes une ou plusieurs nuits, je te prie de m’en informer deux jours auparavant. Tu dois tenir ta chambre propre et rangée. Au besoin, fais venir des domestiques. Des questions ? — Non, seigneur, répondit Sonea. Le guerrier tourna les talons et remonta le couloir. Sonea échangea un regard avec Tania, entra dans la pièce et l’examina. À peine plus grande que la chambre chez Rothen, la pièce contentait un lit, un placard à vêtements, un bureau et quelques étagères. Sonea alla regarder par la fenêtre d’où l’on voyait l’arène et les jardins. Tania posa la malle sur le lit et commença à déballer les affaires de la jeune fille. — Je n’ai pas vu le garçon, dit-elle. — Moi non plus. Mais ça ne veut pas dire qu’il ne nous espionnait pas, lui ou un de ses amis. — C’est une bonne chose que vous soyez si près de la sortie. Sonea hocha la tête avant de déballer ses cahiers, ses plumes et ses feuilles et de les ranger sur son bureau. — Si je suis dans cette chambre, c’est sans doute parce qu’Ahrind veut garder un œil sur moi. Pour s’assurer que je n’ai pas de mauvaise influence sur les élèves. — Les domestiques ne le portent pas dans leur cœur, révéla Tania. Si j’étais vous, je ne lui donnerais aucune raison de me remarquer. Comment vous organisez-vous, pour les repas ? — Je prendrai mes dîners avec Rothen. Sinon… j’irai au réfectoire, j’imagine. Je devrais pouvoir me glisser là-bas, prendre quelque chose à grignoter et revenir ici avant que Regin ait fini de manger. — Je vous apporterai de quoi déjeuner, si vous voulez. — Il vaut mieux pas, répondit Sonea. Ta présence lui donnerait une cible de plus. — Je viendrai avec un autre domestique, ou j’enverrai quelqu’un. Je ne vais pas vous laisser dépérir à cause de cet idiot. — Je ne compte pas m’affamer, Tania, la rassura Sonea. Bien, toutes les affaires sont à leur place. La jeune fille posa sa main sur la porte du placard puis sur le tiroir du bureau. — J’ai tout scellé magiquement. Allons rejoindre Rothen à la bibliothèque. En souriant, Sonea poussa la domestique hors de la pièce, ferma la porte et se dirigea vers l’université. — Qu’est-ce que c’est ? se demanda Tayend en glissant la main dans sa poche. Il en tira un morceau de papier et l’examina. — Oh, les notes que j’ai prises au port ! dit-il en les relisant. Akkarin est parti pendant six ans, c’est ça ? — Oui, répondit Dannyl. — Alors, il a passé cinq années ici, après être revenu des îles Vindos. — À moins qu’il soit allé ailleurs entre-temps. — Mais où ? J’aimerais pouvoir poser des questions à la famille qui l’a accueilli, mais ces gens informeraient Akkarin de nos recherches et c’est ce qu’il nous faut éviter à tout prix, dit Tayend en tapotant des doigts sur la rambarde du navire. Dannyl sourit et se tourna face au vent. Il avait appris à beaucoup aimer l’érudit depuis qu’ils travaillaient ensemble. Tayend avait l’esprit vif, une excellente mémoire, et il était aussi sympathique que bon assistant. Lorsque Tayend lui avait proposé de l’accompagner en Lonmar, Dannyl avait été surpris, et réjoui. Il avait demandé si Irand était d’accord. — Je travaille à la bibliothèque parce que je le veux bien, avait répondu Tayend, visiblement amusé. On ne peut pas dire que je m’échine à la tâche. Je fais ce que je veux à la bibliothèque, tant que j’aide les visiteurs et les chercheurs. Quand Dannyl avait exprimé le désir de visiter la Lonmar et les îles Vindos, il avait cru que le premier ambassadeur s’y opposerait. Après tout, le jeune mage n’était en Elyne que depuis quelques mois. Mais Errend avait été ravi. Lorlen lui avait demandé de se rendre dans ces deux pays pour régler quelques questions d’ordre politique. Comme Errend détestait le bateau, il avait soudain décidé que Dannyl pourrait y aller à sa place. Tout s’arrangeait trop bien… — Comment est-il revenu à la Guilde ? — Qui ça ? demanda Dannyl en se retournant vers Tayend. — Akkarin. — Il paraît qu’il a juste passé les portes de la Guilde, sale et habillé de vêtements civils. D’abord, personne ne l’a reconnu. — Vraiment ? lança Tayend en écarquillant les yeux. Et il a expliqué ce qui lui était arrivé ? — Peut-être… Je dois avouer qu’à l’époque, je n’y ai pas fait très attention. — J’aimerais pouvoir lui poser la question. — Nous ne sommes qu’au début de notre voyage… Savoir pourquoi Akkarin est revenu dans cet état ne nous avancerait à rien. Et n’oublions pas que, d’après Lorlen, le haut seigneur n’a pas achevé sa quête. — Eh bien, j’aimerais quand même avoir le fin mot de cette histoire, insista Tayend. Le navire tangua en sortant de la rade. Dannyl regarda en arrière et soupira d’aise à la vue de l’éblouissante cité. Avoir été nommé ambassadeur dans un si bel endroit était une chance, il le savait. Tayend froissa le bout de papier entre ses doigts. — Au revoir, Capia, dit-il, déjà mélancolique. J’ai l’impression de quitter les bras d’un être aimé, que je tenais pour conquis. C’est au moment du départ qu’on mesure ce qu’on perd. — On dit que le Temple Splendide est un endroit magnifique. — Oui, et nous allons nous en assurer par nous-mêmes, dit Tayend en parcourant le pont des yeux. C’est un véritable périple qui nous attend ! Oh, les spectacles qui nous attendent et les souvenirs que nous rapporterons ! Et quelle formidable façon de voyager… — Je te conseille d’attendre de voir ta cabine avant de produire d’autres envolées lyriques à propos de voyages en mer – même si je dois avouer que dormir avec le roulis est une très plaisante expérience. Le navire tangua de nouveau et Tayend tituba. — Ça s’arrête bientôt, j’imagine ? Dès que nous serons plus loin de la côte ? — S’arrêter ? De quoi parles-tu ? demanda Dannyl, pince-sans-rire. L’érudit riva un regard horrifié sur le mage, agrippa la rambarde et vomit. Dannyl fut aussitôt honteux de sa réponse moqueuse. — Ça va aller, dit-il en posant sa paume sur le poignet du jeune homme. Dannyl ferma les yeux et envoya sa conscience explorer le corps de l’érudit. Mais le contact fut rompu, car Tayend retira vivement sa main. — Non. Ne fais pas ça, lança Tayend, rouge de confusion. Je vais déjà mieux. Ce n’est que le mal de mer. Je finirai par m’y faire. — Être malade n’est pas une obligation, expliqua Dannyl, surpris par la réaction du jeune homme. — Si, justement, répondit Tayend, penché sur la rambarde, tout en s’essuyant la bouche avec un mouchoir. Ça fait partie de l’expérience, vois-tu, dit-il aux vagues. Si tu m’empêches d’être mal, je n’aurai aucune bonne histoire à raconter. — Eh bien, tu sais que je suis là, si tu changes d’avis… — C’est noté, répondit Tayend en toussant encore un peu. Lorsque les dernières lumières n’éclairèrent plus que le sommet des arbres, Lorlen sortit de l’université et se dirigea vers la résidence du haut seigneur. Il devait enfouir ce qu’il savait dans un recoin sombre de son esprit. C’était obligatoire s’il voulait papoter amicalement avec Akkarin, échanger quelques bons mots et boire le meilleur vin des Terres Alliées. Autrefois, il aurait sans hésiter confié sa vie au haut seigneur. Ils avaient été si proches au temps de leur noviciat, toujours prêts à soutenir l’autre et se confiant leurs secrets. À l’époque, Akkarin était le premier à enfreindre les règles de la Guilde et à jouer des tours pendables. Son intérêt pour la magie noire venait-il de là ? Akkarin violait-il les lois de la Guilde pour s’amuser, comme autrefois ? Lorlen soupira. Il n’aimait pas avoir peur de son ancien ami. Il était plus facile, par des nuits comme aujourd’hui, de lui trouver des excuses. Mais les explications ne chassaient pas les doutes. « Le combat m’a vidé de mes forces. J’ai besoin des tiennes. » Mais quel combat, et contre qui Akkarin s’était-il battu ? Lorlen se rappelait ce qu’il avait vu dans l’esprit de Sonea. Les vêtements d’Akkarin étaient tachés de sang : l’administrateur devait en conclure que son adversaire avait été gravement blessé. Ou pire, tué. Les étranges histoires de Derril et de son fils tournaient encore dans la tête de Lorlen. Les deux affaires mettaient en scène des cadavres sans blessures mortelles. Mais rien d’assez significatif pour affirmer qu’un mage noir était à l’œuvre. Moins préoccupé par Akkarin, l’administrateur aurait sans doute déjà parlé de ces décès à dame Vinara. La guérisseuse devait avoir un moyen de savoir si on avait utilisé la nécromancie pour tuer quelqu’un. Mais si la Guilde partait à la recherche d’un mage noir, cela pourrait-il mener à une confrontation prématurée avec Akkarin ? Lorlen soupira encore une fois devant la porte du haut seigneur. Il devait chasser ces pensées. Certains mages pensaient qu’Akkarin pouvait lire dans un esprit sans même voir sa cible. Lorlen n’y croyait pas, mais il devait avouer que le haut seigneur était particulièrement habile pour percer les secrets avant tout le monde. Comme toujours, la porte s’ouvrit avant que l’administrateur frappe. Lorlen entra et trouva Akkarin debout à quelques pas de lui, un verre de vin à la main. — Merci, dit-il en acceptant le verre offert. Akkarin en prit un autre sur la table et le porta à ses lèvres. Puis il étudia Lorlen par-dessus le bord de son verre. — Tu as l’air fatigué. — Ça ne m’étonne pas, répondit Lorlen en allant s’asseoir. — Takan pense que le dîner sera prêt dans dix minutes, ajouta Akkarin. Viens avec moi. Akkarin se dirigea vers la gauche de la pièce, ouvrit une porte donnant sur l’escalier et fit signe à Lorlen de le suivre. L’administrateur frémit d’angoisse en montant les marches. Il avait soudain une conscience aiguë du mage en robe noire qui le suivait. Mais il occulta ce sentiment et gagna le premier étage. Deux portes s’ouvraient au milieu du couloir, invitant Lorlen à gagner la salle à manger. Takan y attendait déjà. Le domestique salua l’administrateur et le magicien dut se faire violence pour ne pas le dévisager, car il avait eu peu d’occasions de l’étudier depuis qu’il avait appris les activités d’Akkarin. Takan tira une chaise pour Lorlen. L’administrateur prit place et regarda le domestique faire asseoir le haut seigneur avant de se retirer. — Qu’est-ce qui te tracasse, Lorlen ? — Me tracasse ? répéta Lorlen d’une voix étranglée. — Tu n’as pas l’air dans ton assiette, dit Akkarin, un sourire aux lèvres. Que se passe-t-il ? — Eh bien…, dit Lorlen en se frottant l’arête du nez, j’ai dû prendre une décision désagréable cette semaine. — Le seigneur Davin t’a encore demandé de quoi acheter du matériel pour ses expériences météorologiques ? — Non… enfin, oui, aussi. J’ai dû faire déménager Sonea dans les quartiers des novices. Je suis mal à l’aise, puisqu’elle ne s’entend visiblement pas avec les autres élèves. — Elle a eu de la chance de rester si longtemps chez Rothen… Quelqu’un devait finir par se plaindre… Je suis étonné que cette décision n’ait pas été prise avant. — Eh bien, voilà qui est fait ! Je peux seulement m’assurer que la situation ne dégénère pas et demander au seigneur Garrel de calmer Regin. — Tu peux toujours essayer… Même si Garrel suivait son pupille comme une ombre, il ne pourrait pas l’empêcher de nuire. Sonea devra apprendre à se faire respecter si elle ne veut plus être rejetée par les novices. Takan arriva, un plateau sur les bras, et posa sur la table de petits bols de potage. Akkarin saisit l’un d’eux entre ses doigts fins et y plongea les lèvres pour goûter avant de sourire. — Tu me parles d’elle chaque fois que tu viens ici, remarqua le haut seigneur. Montrer un intérêt particulier pour un novice ne te ressemble pas. Lorlen avala avec précaution son potage salé. — Je suis curieux de voir comment elle va s’intégrer ici, et jusqu’à quel point son passé sera un handicap. C’est dans notre intérêt de suivre la façon dont elle s’adapte à nous et de voir si son potentiel s’épanouit. C’est pour cela que je suis ses progrès de temps à autre. — Tu penses faire venir d’autres enfants des classes inférieures ? — Non. Et toi ? Akkarin regarda ailleurs et haussa les épaules. — J’y songe parfois. Nous passons sans doute à côté de beaucoup de recrues en ignorant une telle part de la population. Sonea en est la preuve vivante. — Peut-être, mais tu ne parviendrais pas à convaincre la Guilde de changer de politique, même si tu essayais, s’amusa Lorlen. Takan revint avec un plateau plus grand et le posa entre Akkarin et son invité. Le domestique ramassa les bols vides et les remplaça par des assiettes. Takan se retira, et Akkarin se servit dans les nombreux plats proposés. Lorlen l’imita, et se permit un petit soupir de contentement. Prendre le temps de manger un véritable repas était très agréable. Les en-cas avalés à la va-vite dans un bureau ne pouvaient pas rivaliser avec de la vraie cuisine. — Et toi, quelles nouvelles as-tu apprises ? demanda Lorlen. Entre deux bouchées, le haut seigneur lui raconta les nouveaux scandales autour du roi et de sa cour. — J’ai entendu dire beaucoup de bien de notre nouvel ambassadeur en Elyne, ajouta-t-il. Plusieurs jeunes célibataires lui ont été présentées, mais il les a toutes repoussées avec tout le savoir-vivre nécessaire. — Je suis certain qu’il s’amuse…, répondit Lorlen avec un sourire. Il hésita, puis décida que le moment était bien choisi pour poser une question à Akkarin. — Je l’envie. Je n’ai jamais pu voyager, contrairement à toi. Et aujourd’hui, j’ignore même si j’en aurai le temps. Aurais-tu gardé un journal, un carnet ? Je sais que tu avais l’habitude d’écrire quand nous étions novices. Akkarin dévisagea pensivement Lorlen. — Je me souvins surtout d’un jeune élève qui lisait mon journal dès qu’il en avait l’occasion. — Ce n’est plus le cas ! réussit à répondre Lorlen en regardant son assiette. Je cherche simplement un récit de voyage à lire avant de me coucher. — Je ne peux rien pour toi, dit Akkarin. Mon journal et toutes mes notes ont été détruits pendant la dernière partie de mon voyage. J’ai souvent regretté de ne pas en avoir fait des copies et, parfois, j’ai envie de retourner là-bas pour regrouper toutes les informations perdues. Mais comme toi, mes responsabilités me retiennent ici. Lorsque je serai un vieillard, je partirai peut-être à nouveau. — Alors, je devrai chercher mes récits ailleurs, soupira Lorlen. Tandis que Takan revenait chercher son plateau, Akkarin suggéra des noms de livres à son invité. Lorlen hocha la tête et tenta de paraître attentif, mais une partie de son esprit s’emballait déjà. L’administrateur connaissait Akkarin, et il aurait mis sa tête à couper qu’il avait tenu un journal. Y trouverait-il des références à la magie noire ? Avait-il été détruit, ou bien était-ce un mensonge d’Akkarin ? Le journal devait être chez lui. Serait-il possible de fouiller pour le trouver ? Lorsque Takan servit aux deux mages des coupes de compote de piorres au vin, Lorlen avait conclu que de telles recherches seraient dangereuses. Si Akkarin trouvait la preuve d’une intrusion chez lui, il comprendrait que quelqu’un connaissait son secret. Avant de prendre un tel risque, il valait mieux attendre que Dannyl découvre quelque chose. Chapitre 10 LES EFFORTS PAIENT onea a réussi l’examen de la mi-année, seigneur Kiano, annonça Jerrik. Elle entre donc dans votre classe. Huit paires d’yeux se braquèrent sur la jeune fille. Les novices étaient assis en demi-cercle autour du bureau de leur professeur. Sonea dévisagea ses condisciples, essayant de déchiffrer leur expression. Aucun ne lui fit la grimace, mais personne ne lui sourit non plus. Le professeur était un Vindo trapu aux paupières tombantes. Il rocha la tête en direction du directeur de l’université et de Rothen, puis regarda Sonea. — Va prendre une chaise dans le fond de la classe et joins-toi au groupe. Sonea le salua, s’approcha des chaises, en prit une et regarda les novices. Mais ils lui tournaient le dos et, sans voir leurs visages, elle ne pouvait pas deviner qui serait gêné par sa présence. Mais un des garçons se tourna pour la regarder et lui fit un faible sourire. La jeune fille se dirigea vers lui et le vit déplacer sa chaise afin de lui faire une petite place. Rothen et Jerrik partirent ; Sonea entendait les échos des bruits de leurs pas mourir dans le couloir. Le seigneur Kiano toussota, parcourut la classe du regard et reprit sa lecture. Les élèves se penchèrent sur leurs cahiers pour prendre leurs notes à une vitesse qui étonna Sonea. Le guérisseur donna rapidement une longue liste de maladies et des soins capables d’en venir à bout. La jeune fille s’empressa de sortir une feuille de papier. N’ayant aucune idée de ce qu’elle devait noter, elle écrivit tout ce qu’elle entendait – un gribouillis infâme qu’elle aurait du mal à déchiffrer plus tard. Le seigneur Kiano finit par s’arrêter pour dessiner un diagramme sur le tableau, et Sonea en profita pour examiner les autres élèves. Une fille et six garçons. Des Kyraliens, à l’exception d’un grand Lan, une Elyne et un Vindo. Cela dit, le garçon assis à côté de Sonea était tellement petit qu’il pouvait être à moitié vindo. Il avait une peau marbrée et ses cheveux pendouillaient en mèches molles. Il eut un sourire hésitant, puis, encouragé par la réaction amicale de Sonea, lui sourit de toutes ses dents. Ses yeux tombant sur les pages de notes de la jeune fille, il fronça les sourcils. Il tourna son cahier vers elle après avoir écrit au bas de la page : « Tu as eu le temps de tout noter ? » « J’espère, il parle si vite ! » répondit Sonea de la même manière. Le garçon voulut écrire quelque chose d’autre, mais Kiano commença à expliquer son diagramme en détail, et le garçon, comme Sonea, se rendit compte avec effroi qu’il devait prendre des notes. Sonea écrivit aussi vite qu’elle put durant de longues minutes. Avant qu’elle ait fini, la sonnerie familière de la pause déjeuner résonna dans le couloir. Le seigneur Kiano se plaça devant les élèves. — Pour la prochaine fois, je veux que vous appreniez les noms et propriétés des végétaux mucilagineux dont il est question dans le chapitre 5. Vous pouvez sortir. Les novices se levèrent comme un seul homme et saluèrent le professeur, qui se tourna vers le tableau et effaça le diagramme au grand désespoir de Sonea. — Tu as tout noté ? demanda le garçon en se tordant le cou pour regarder la feuille de Sonea. Elle la tourna vers lui afin qu’il voie mieux. — Non, pas tout, dit-il, mais tu as marqué des choses qui m’ont échappé. Est-ce que… est-ce qu’on peut mettre nos notes en commun ? — Oui, si tu veux. Les autres élèves avaient rangé leurs affaires et sortaient de la classe. Quelques-uns regardèrent Sonea, sans doute parce que leur nouvelle condisciple les intriguait. La jeune fille se tourna vers le garçon. — Tu vas au réfectoire ? — Oui, dit-il alors que son sourire s’estompait. — J’irai avec toi, si tu veux bien. Il hocha la tête. Les deux élèves rangèrent leurs cahiers et sortirent dans le couloir. Les novices marchaient deux par deux, mais en restant assez proches les uns des autres pour qu’on sache qu’ils étaient de la même classe. Quelques-uns dévisagèrent Sonea mais aucun ne recula ou ne se moqua ouvertement d’elle. — Comment tu t’appelles ? demanda-t-elle au garçon. — Poril. De la famille Vindel, de la Maison Heril. — Moi, c’est Sonea, dit la jeune fille en cherchant quelque chose à ajouter. Vous êtes tous en classe depuis la mi-hiver ? — Oh, tout le monde sauf moi ! J’ai commencé les cours l’été dernier. Un redoublant. Sonea se demanda ce qui l’avait empêché de passer dans la classe supérieure. Il pouvait avoir un fort potentiel magique mais trop de difficultés avec les leçons, ou peut-être qu’il était simplement trop faible pour venir à bout des exercices. Poril commença à parler de sa famille, de ses frères et sœurs – il en avait six – et de nombreux autres détails le concernant. Sonea hochait la tête pour l’encourager, redoutant de répondre aux questions qu’il allait lui poser à propos de sa propre histoire. Toute la classe descendit au rez-de-chaussée de l’université et entra dans le réfectoire. Alors qu’ils approchaient d’une table, Sonea hésita, mais Poril avança et choisit sereinement une place. La jeune fille s’assit à côté de lui et fut soulagée de voir que personne ne protestait. Quand les domestiques les eurent servis, les novices commencèrent à manger et à parler. Sonea les écouta avec attention discuter des cours et de personnes qu’elle ne connaissait pas. Ils paraissaient troublés par sa présence, et l’un des garçons lui jetait parfois un long regard. — Tu étais dans la classe de Regin, c’est ça ? finit-il par demander en désignant un coin de la salle. Ainsi, son ancienne classe était connue comme « celle de Regin », comprit Sonea, l’estomac noué. — Oui, répondit-elle. — Ils t’ont fait passer un sale quart d’heure, si j’ai bien compris. — On peut dire ça… — Nous, on t’épargnera ça, expliqua le garçon en hochant vigoureusement la tête. On n’a plus le temps de jouer, ici. Tu devras travailler dur, je te préviens. C’est un peu plus compliqué que d’apprendre à se Contrôler. Les autres novices acquiescèrent et Sonea se retint de sourire. À en croire la tirade sur le Contrôle, le garçon ne connaissait visiblement rien de son histoire. À moins qu’il soit parfaitement au courant, que ce petit discours soit une pique d’un genre nouveau. Les élèves passèrent à d’autres sujets de conversation, et Sonea, se souvenant du geste du garçon lorsqu’il avait parlé de Regin, regarda sur sa droite. À quelques tables de là, des visages qu’elle connaissait bien la fixaient. Sonea se demanda ce qu’ils avaient pensé lorsqu’elle ne s’était pas présentée au début des cours. Ils devaient tous être si sûrs qu’elle échouerait à ses examens. Sonea avait travaillé dur. Elle était entrée à l’université à peine trois mois auparavant et elle avait assimilé la moitié d’une année de cours. Maintenant, elle avait l’avance de la classe de la mi-hiver à rattraper, ce qui impliquait de faire tenir six mois de cours en un trimestre. Ce n’était pas gagné d’avance. Regin sentit le regard de la jeune fille peser sur lui et leva les yeux de son assiette pour la dévisager. Sonea ne cilla pas. Regin plissa les paupières et repoussa sa chaise. L’angoisse était telle que Sonea eut l’impression qu’on la poignardait. Elle baissa vivement les yeux. Qu’allait-il inventer maintenant ? Du coin de l’œil, la jeune fille vit Kano poser la main sur l’épaule du jeune homme. Ils parlèrent pendant plusieurs minutes. Regin finit par remettre sa chaise à sa place, et Sonea respira beaucoup mieux. Elle secoua la tête lorsqu’une domestique lui présenta un plateau. Regin lui avait coupé l’appétit. Elle n’était plus dans sa classe, mais rien ne l’empêchait de la harceler dans le réfectoire, ou sur le chemin, entre les salles de cours et sa chambre. Du coin de l’œil, Sonea vit qu’il la fixait toujours. Non, elle n’en était pas encore débarrassée. Mais elle pouvait se faire un ami, maintenant. Sonea regarda les élèves autour d’elle et l’espoir la gagna. Elle pourrait peut-être devenir leur amie à tous ! Rothen devina une présence à ses côtés et leva les yeux. — Je suis désolé de vous interrompre, dit le seigneur Jullen, l’air gêné, mais je voudrais fermer la bibliothèque. — Bien sûr, répondit Rothen en se levant aussitôt. Le temps de ranger nos affaires et nous déguerpissons. Le bibliothécaire retourna à son bureau près de la porte. Sonea soupira, ferma le gros livre qu’elle lisait et lâcha : — Je n’aurais jamais cru que le corps humain était si complexe. — Ce n’est que l’anatomie de base, s’amusa Rothen. Ils rassemblèrent rapidement leurs affaires : les livres furent fermés, les feuilles rangées dans leurs cahiers et les bouteilles d’encre soigneusement rebouchées. Rothen alla remettre quelques volumes à leur place puis entraîna Sonea hors de la bibliothèque. Dans l’université obscure et silencieuse, Sonea ne dit pas un mot en marchant à côté du magicien. Il n’avait pas voulu travailler avec la jeune fille dans ses appartements, de peur de relancer la rumeur. L’alchimiste avait proposé à Sonea de venir étudier dans sa chambre à elle, mais elle avait refusé. Rien n’empêcherait Regin de demander à un novice d’inventer des histoires de bruits étranges et de conversations compromettantes. Sonea avait alors eu une idée brillante : travailler à la bibliothèque. Les leçons se déroulaient sous le chaperonnage du bibliothécaire, le seigneur Jullen, et la jeune fille avait accès à certains livres sans devoir demander une autorisation spéciale, comme il était d’usage pour les novices. Regin, tout comme Sonea, ne pouvait pas entrer à la bibliothèque sans être accompagné par son tuteur. Rothen sourit. Il pouvait être fier de Sonea, qui savait retourner les pires situations à son avantage. Ils arrivèrent dans les jardins et l’alchimiste les entoura d’un bouclier magique avant de réchauffer l’air qui y était retenu prisonnier. Les nuits devenaient de plus en plus froides. Des feuilles mortes tombaient dans les allées, touchant le sol avec un bruit feutré. Dans un mois, ce serait l’hiver. Rothen et Sonea atteignirent les quartiers des novices et y entrèrent. Le couloir était vide et silencieux. L’alchimiste accompagna la jeune fille jusqu’à sa chambre, lui dit au revoir, tourna les talons et entendit le verrou cliqueter derrière lui. Il avait fait quelques pas lorsqu’une silhouette entra dans le bâtiment. Rothen ralentit et plissa les paupières dès qu’il reconnut le garçon. Leurs regards se croisèrent. Afin de fixer Rothen plus longtemps, Regin tourna la tête au moment où le mage passait à côté pour lui. Imperturbable en dépit de la réprobation que Rothen ne pouvait s’empêcher de lui montrer, le garçon sourit très légèrement avant de tourner la tête définitivement. Rothen haussa les épaules et sortit des quartiers des novices. Regin n’avait pu mettre la main sur Sonea qu’une ou deux fois depuis qu’elle avait sa chambre, et pas une seule depuis qu’elle avait changé de classe. Rothen avait cru que le garçon ne s’intéressait plus à elle. Mais en repensant à l’assurance et à la malveillance qu’il avait lues dans le regard du novice, il comprit qu’il s’était trompé. — Rothen ! Reconnaissant immédiatement la voix, le mage se pétrifia et faillit trébucher. — Dorrien ! — J’ai de bonnes nouvelles, père. Dame Vinara pense qu’il est temps que je vienne lui faire mon rapport. Je serai bientôt à la Guilde – sans doute dans moins d’un mois. Rothen devina des sentiments complexes derrière l’apparente simplicité du message. Voyager jusqu’à Imardin dans un but diplomatique, il le savait, irritait son fils au plus haut point. Dorrien se demandait comment le village où il vivait allait faire durant ces quelques semaines sans guérisseur. Il y avait aussi une impatience rassurante derrière ce message. Les deux hommes ne s’étaient pas vus depuis bientôt deux ans. Mais il n’y avait pas que cela. Ces derniers mois, Rothen avait senti la curiosité de son fils à chacune de leurs communications. Dorrien brûlait de rencontrer Sonea. — Voilà ce que j’appelle de bonnes nouvelles ! lança mentalement Rothen en continuant à marcher. Ça fait trop longtemps que je ne t’ai pas vu. Ce n’est pas faute d’avoir cherché comment te pousser à revenir ici ! — Père, répondit Dorrien, soupçonneux, ce n’est pas toi qui as arrangé tout ça ? — Non, répondit Rothen, amusé. Mais je me souviendrai de cette possibilité pour plus tard. Je vais te faire préparer ton ancienne chambre. — Je resterai deux semaines, alors n’oublie pas de faire provision de ce vin elyne, du district du Lac. J’ai fait le tour des alcools locaux. — D’accord. Et apporte du raka, pendant que j’y pense. J’ai entendu dire que celui du district de l’Ouest était le meilleur. Sonea adore le raka. — Il n’a pas son égal, répondit Dorrien avec fierté. D’accord, du raka en échange de ton vin. Je te contacterai pour mon départ. Je dois y aller, maintenant. — Prends soin de toi, mon fils. Rothen arriva aux quartiers des mages et sentit la Présence familière disparaître de son esprit. Dorrien était curieux de rencontrer Sonea, mais qu’allait-elle penser de lui ? L’alchimiste eut un petit rire et monta vers son appartement. — Je me sens mieux, ce soir, dit Tayend au plafond de sa cabine. Je t’avais bien dit que je m’y habituerais. Dannyl regarda son ami, couché de l’autre côté du minuscule passage de la cabine. Tayend avait somnolé presque toute la journée, mais avec une telle humidité, dormir était impossible. — Tu n’avais pas à supporter tout ça. Un seul jour de nausées aurait suffi à donner de la couleur à ton aventure. — Non, répondit Tayend, honteux, en jetant un coup d’œil à Dannyl. — Tu as peur de te faire soigner, c’est ça ? L’érudit hocha la tête. — Je n’ai jamais rencontré quelqu’un dans ton cas, mais j’ai déjà entendu parler de gens comme toi, nota Dannyl. Je peux te demander pourquoi tu refuses mon aide ? — Je préfère ne pas en parler. Dannyl haussa les épaules avant de se lever et de s’étirer le plus qu’il put. À croire que les bateaux marchands n’avaient que des endroits exigus à offrir à leurs passagers – sans doute à cause de l’identité de leurs constructeurs. En effet la majorité des navires qui sillonnaient les mers, autour des Terres Alliées, étaient bâtis par des Vindos et conçus pour les équipages de petite taille. Le voyage jusqu’à Capia avait duré deux semaines, et les deux amis avaient été ravis de retrouver la terre ferme. Jebem, la capitale lonmare, était à quatre semaines de bateau de Capia, et Dannyl était déjà dégoûté de la mer. Pire : le vent faiblissait depuis quelques jours et le capitaine avait informé le mage que le bateau aurait du retard. — Je monte prendre l’air, dit Dannyl. Tayend grogna un assentiment. Dannyl prit la coursive et entra dans la pièce commune. Cet équipage-là, au moins, restait tranquille la nuit. Les matelots s’asseyaient deux par deux ou tout seuls, ou encore se couchaient en chien de fusil dans leurs hamacs. Dannyl les dépassa et monta sur le pont. L’air était lourd. C’était l’automne en Kyralie, mais le temps s’était réchauffé pendant leur voyage vers le nord. Dannyl traversa le pont et salua les marins qu’il aperçut. Ils lui répondirent à peine, et certains ne se donnèrent même pas cette peine. Jano manquait au mage. Aucun des hommes de cet équipage ne voulait tester son kyralien ou découvrir si Dannyl savait chanter. Le mage regrettait même cet imbuvable siyo. Des lanternes éclairaient le navire. Parfois, pendant la nuit, un des marins en fixait une au bout d’une perche afin d’examiner la coque du bateau. Dannyl avait une fois demandé ce que cherchait l’homme, mais à voir le regard vide qu’on lui avait retourné, le mage avait pensé que le marin ne parlait pas un mot de kyralien. Il faisait nuit et tout était calme. Dannyl ne fut pas dérangé pendant qu’il était accoudé à la rambarde, regardant la quille fendre l’eau. Il était facile de croire que le dos d’une créature marine se cachait dans les ombres des flots. Durant ces deux semaines, Dannyl avait déjà aperçu un poisson filant sous la surface des vagues. Quelques jours plus tôt, voir des anyis nager dans le sillage du bateau, certains aussi grands que des humains, l’avait émerveillé. Les étranges créatures avaient sorti leur museau moustachu de l’eau puis poussé de longs cris rauques. Dannyl se détourna et reprit sa marche. Il s’arrêta en voyant plusieurs morceaux de gros cordages noirs tendus au travers de son chemin. Il pensa qu’il aurait pu se prendre les pieds dedans et tomber… Puis l’un des cordages bougea. Dannyl recula et examina le câble. C’était trop lisse pour être de la corde. Et pourquoi couper des cordages en petits morceaux ? Ils brillaient tous du même noir humide à la lueur des torches. L’un d’eux se tourna vers le mage et commença à ramper dans sa direction. — Eyomas ! Le cri d’alarme résonna dans la nuit, repris par d’autres bouches. Stupéfait, Dannyl regarda les marins autour de lui sans y croire. — Je croyais que Jano se moquait de moi, murmura-t-il en s’éloignant des bestioles. J’étais sûr qu’il se moquait de moi… — Eyomas ! cria un marin en se précipitant vers Dannyl, un seau dans une main et une rame dans l’autre. Sangsues de mer ! Éloignez-vous du bastingage ! Le mage tourna les talons et s’aperçut que la plupart des bestioles étaient derrière lui. Elles montaient à bord de tous les côtés. Dannyl battit en retraite jusqu’au milieu du pont et s’écarta lorsqu’une des sangsues fit un petit bond vers lui. Une autre se redressa à demi comme si elle humait l’air, mais Dannyl ne vit aucun nez – juste le trou rond et pâle d’une bouche garnie de dents aiguës. Le marin passa tout près de Dannyl et vida son seau sur la sangsue. Du liquide éclaboussa les autres bestioles et le pont. Une odeur familière de noisette emplit les narines de Dannyl. — Siyo ? lança-t-il dans la direction du marin. Les eyomas semblaient aussi dégoûtées par le liquide que Dannyl l’aurait été à leur place. Elles commencèrent à se tortiller, et les marins les repoussèrent par-dessus bord avec leurs rames. Dannyl entendit des petits « ploufs ». Deux autres hommes d’équipage vinrent aider le premier. Ils formèrent une chaîne pour remplir leurs seaux à un tonneau ouvert arrimé au pont, arroser les sangsues et les rejeter à la mer. Les marins étaient si efficaces que le mage commença à se détendre. Quand il leur arrivait de s’éclabousser avec du siyo, ils éclataient tous de rire. Mais les bestioles noires montaient toujours à bord, si nombreuses que la nuit elle-même semblait grignoter le bateau petit à petit. Un des marins jura et regarda le sol. L’une des sangsues s’attaquait à son mollet, s’enroulant autour de la jambe de l’homme à une vitesse stupéfiante. Avec un abominable juron, le marin vida son seau sur l’eyoma. Lorsque l’animal se dégagea et commença à ramper sur le ponton, il lui flanqua un coup de pied qui le renvoya dans l’eau. Dannyl se décida à intervenir. Alors qu’un des hommes avançait pour repousser les sangsues, le mage lui prit le bras. Il fit un signe de la main vers les bestioles, se concentra et poussa en avant. Les sangsues s’éparpillèrent et glissèrent dans l’eau. Le mage croisa le regard du marin, qui fit une moue impressionnée. — Pourquoi du siyo ? demanda-t-il à l’homme pendant qu’il remplissait son seau. Pourquoi ne pas simplement les repousser ? — Pas siyo, répondit le marin en se débarrassant de sa rame. Yomi. Ce qui reste après avoir fait siyo. Brûle les eyomas et les empêche de revenir. Le marin continua à vider son seau et Dannyl repoussa les animaux dans les vagues. Puis le navire tangua bizarrement, penchant d’un côté, et le marin jura. — Que se passe-t-il ? — Trop d’eyomas, répondit le marin qui avait pâli. Si beaucoup sangsues, le bateau devient trop lourd. Si les eyomas toutes du même coté, il tourne en rond. Dannyl regarda autour de lui et s’aperçut que le capitaine et plus de la moitié de l’équipage s’occupaient de la partie basse du pont, où le navire était noir de sangsues. Le mage se souvint des histoires de Jano et comprit que le danger était bien réel. Si le bateau chavirait, personne ne ferait long feu. — Comment les chasse-t-on ? demanda Dannyl en repoussant des créatures à la mer. — Avec difficulté, lança le marin en courant remplir son seau. Difficile de jeter le yomi sur la coque ! La gîte du bateau s’accentua encore. Dannyl récupéra la rame que l’homme avait jetée sur le pont. — Je vais voir si je peux faire quelque chose. Le marin hocha la tête et Dannyl se mit à courir. Des sangsues lui bloquèrent bientôt le chemin et il vit des ombres noires se tortiller sur les cordages, dans les coins et sur le bastingage. Il invoqua un bouclier magique et traversa la masse de bestioles, sursautant lorsqu’elles se précipitaient vers lui, un petit grésillement annonçant qu’elles touchaient le champ de force. Satisfait, Dannyl continua son chemin. Avant qu’il ait pu rejoindre le capitaine, le mage entendit une petite voix familière appeler au travers de la porte de la salle commune : — Mais qu’est-ce qui se passe ? Dannyl eut un coup au cœur en reconnaissant Tayend dans l’entrebâillement de la porte. — Surtout, reste en bas ! Une sangsue tomba d’un cordage à quelques pieds de la porte. Tayend la fixa avec une fascination horrifiée. — Encore une, dit-il. — Ferme cette porte ! cria Dannyl en se concentrant sur le battant jusqu’à ce qu’il claque. Il se rouvrit aussitôt et Tayend déboula sur le pont. — Il y en a aussi en bas ! s’exclama-t-il en se précipitant à côté de Dannyl. C’est quoi, ces horreurs ? — Des eyomas. Des sangsues de mer. — Mais… tu m’avais dit que c’était une blague ! — Eh bien, elles me semblent toute à fait réelles, maintenant. — Que fait le capitaine ? demanda Tayend, les yeux écarquillés. Le souffle coupé, Dannyl regarda le capitaine s’enfoncer dans les rangs de bestioles. Sans se soucier des sangsues qui s’enroulaient autour de ses jambes, il avançait, un tuyau dans la main. Puis il se pencha sur la rambarde, visa la coque avec le tuyau et aboya un ordre. Le tuyau était relié à un tonneau et un homme d’équipage actionna immédiatement une manette fixée à la barrique. Du liquide jaillit du tuyau à gros bouillons. Les marins couvraient les jambes du capitaine de yomi mais d’autres sangsues prenaient la place de celles qui reculaient. En quelques minutes, les jambes du capitaine, mordues par des dizaines d’eyomas, se couvrirent de sang. Dannyl se précipita, Tayend sur les talons. — Reste là ! lança-t-il à l’érudit. Dannyl hésita en voyant la quantité de sangsues, entre le capitaine et lui. Il prit une longue inspiration avant de se frayer un chemin dans la masse luisante et noire. Des grésillements l’entouraient, provoqués par le frottement des créatures contre son bouclier. Le mage sentait les animaux éclater sous ses semelles. Il arriva enfin près du capitaine et toucha une sangsue collée sur l’épaule de l’homme. Elle tomba aussitôt, laissant une marque de morsure ronde. Le capitaine regarda Dannyl et hocha la tête en guise de remerciements. — Laissez-moi la place, ordonna Dannyl. Le capitaine obéit. — N’en tuez pas trop, dit-il, sinon le bateau penchera de l’autre côté. — Je comprends, répondit Dannyl. Le navire gîtait dangereusement. Dannyl examina la coque. Elle était pratiquement invisible dans l’obscurité. Le mage invoqua un globe lumineux et l’envoya illuminer le flanc du bateau. Il se mordit les lèvres. La coque n’était plus qu’une masse grouillante de sangsues. Dannyl se concentra et déchaîna son pouvoir en une gerbe de petits projectiles magiques. Une pluie d’eyomas retomba à la mer. Elles survivraient au choc, mais Dannyl refusait de prendre le risque de lancer un sort plus puissant. Pas sur une coque en bois qui pourrait prendre feu ou se briser. D’autres sangsues suivirent les premières et le bateau se redressa un peu, avant de s’incliner de l’autre côté. Dannyl traversa le pont et se pencha sur la rambarde. Il fit lâcher prise aux sangsues, et le navire retrouva son assiette. Le mage repartit à bâbord et vit que les marins repoussaient les bestioles du pont. Un des hommes s’échinait à faire descendre les sangsues enroulées dans les cordages ou qui s’étaient lovées dans des recoins inaccessibles. Le danger était passé, mais le travail ne pourrait pas s’arrêter tant que les animaux continueraient à grimper sur le pont. Dannyl perdit bientôt le compte de ses allées et venues. Il reprenait des forces grâce à ses soins magiques, mais les heures passaient, et sa tête commençait à le torturer en raison de l’effort mental soutenu. L’assaut faiblit enfin et seules quelques sangsues apathiques restèrent sur le pont. Dannyl se redressa en entendant son nom. À la lueur de l’aube, il se retourna pour voir qui l’appelait. Les marins s’étaient regroupés autour de lui. Le capitaine leva le bras et un tonnerre d’acclamations salua le magicien. Surpris, Dannyl sourit, partageant sa joie avec les hommes d’équipage. Il était épuisé, mais la victoire l’enivrait. Un petit tonneau fut tiré sur le pont, et une tasse passa de main en main. Le mage reconnut l’odeur du véritable siyo en y trempant les lèvres. Son corps se réchauffa dès qu’il avala la première gorgée. Dannyl chercha Tayend des yeux, mais il n’était nulle part. — Ton ami dort, dit l’un des marins. Soulagé, le magicien accepta une autre gorgée de siyo. — Vous croisez souvent des eyomas ? — De temps en temps, répondit le capitaine. Jamais un si grand nombre. — Jamais vu autant, acquiesça un des hommes d’équipage. C’est bien que tu voyages avec nous, sinon, les poissons nous auraient mangés tout crus. Le capitaine leva soudain les yeux et dit quelque chose en vindo. L’équipage courut vers les cordages, et Dannyl s’aperçut que le vent s’était levé. Le capitaine avait l’air épuisé, mais content. — Allez dormir, dit-il au mage. Vous nous avez été d’un grand secours. Nous aurons peut-être encore besoin de vos services cette nuit. Dannyl retourna dans sa cabine, où il trouva Tayend profondément endormi, le front barré d’une ride soucieuse. Le mage examina les cernes sous les yeux du jeune érudit. Le mage aurait voulu soigner son ami, et hésitait à profiter de son sommeil pour employer sa magie. Mais il aurait eu l’impression de trahir la confiance de Tayend, et il ne voulait pas mettre leur amitié naissante en danger. Il se laissa tomber sur sa couchette, soupira, ferma les yeux et s’abandonna à son épuisement. Chapitre 11 DES ARRIVÉES MAL VENUES onea mordit dans le pachi et se régala du goût sucré de son jus. La jeune fille serra les dents pour maintenir le fruit entre ses lèvres et tourna les pages du cahier de Poril jusqu’à ce quelle ait trouvé le schéma qu’elle cherchait. — Ah, le voilà ! dit-elle après avoir pris le pachi dans sa main. Le système sanguin. Dame Kinla veut que nous sachions cette leçon par cœur. Poril baissa les yeux sur le dessin et poussa un gros soupir. — Ne t’en fais pas, le rassura Sonea. On trouvera bien quelque chose pour que tu t’en souviennes. Rothen m’a montré deux ou trois exercices pour mémoriser les listes de ce genre. Sonea étouffa un grognement en voyant l’expression dubitative du jeune garçon. Elle avait très vite deviné d’où venaient les problèmes scolaires de Poril. Il n’était ni très malin ni très solide, et les contrôles . emplissaient de terreur. Pire : il était maintenant démoralisé au point de ne même plus vouloir essayer d’apprendre. Il avait pourtant soif de camaraderie. Sonea n’avait jamais vu un autre novice se moquer de lui ouvertement, mais c’était évident que personne ne l’aimait. Il appartenait à la Maison Heril, en défaveur à la cour pour des raisons que Sonea n’avaient pas encore découvertes. Ce n’était pas à cause de sa Maison que Poril n’avait pas d’amis : il avait des habitudes très énervantes, la pire de toutes étant ce rire strident et ridicule qui faisait grincer les dents de Sonea. Quant aux autres élèves, ils faisaient comme si la jeune fille n’existait ras. Sonea avait vite compris qu’ils ne l’ignoraient pas sciemment et qu’ils ne la repoussaient pas comme ils le faisaient avec Poril. Simplement, chaque novice s’entendait bien avec un autre, et ils ne tenaient pas à intégrer un troisième personnage à leur amitié. En revanche, il était évident que Trassia et Narron étaient plus que des camarades. Sonea les avait parfois surpris en train de se tenir les mains, et avait noté que le seigneur Ahrind gardait un œil sur eux. Narron, meilleur élève dans toutes les disciplines qui touchaient à la guérison, voulait déjà devenir guérisseur. Trassia prétendait s’intéresser aussi à cette carrière, mais sa passivité laissait deviner que sa passion était surtout due à l’enthousiasme de Narron – où encore à l’habitude de penser que les soins convenaient mieux aux femmes. Yalend, le seul Elyne de la classe, passait son temps avec Seno, le Vindo bavard. Hal, le Lan au visage impassible et son ami kyralien, Benon, formaient la dernière paire d’élèves. Ces quatre-là, bien que plus calmes que les garçons de l’ancienne classe de Sonea, parlaient sans fin de courses de chevaux, racontaient de déplaisantes histoires sur les filles de l’école et faisaient les idiots comme s’ils étaient restés petits garçons. C’était le cas, finit par comprendre Sonea. Les enfants des Taudis étaient obligés de grandir vite. Les novices avaient vécu dans le luxe et avaient moins de raisons de vouloir quitter rapidement l’enfance. Avant d’avoir obtenu leur diplôme, ces gamins étaient libres de toutes responsabilités familiales, comme être présentés à la cour, se marier ou gérer les affaires de leurs parents – quelles qu’elles soient. Rejoindre la Guilde leur donnait cinq années d’insouciance supplémentaires. Poril avait un an de plus que les autres élèves, mais il restait le plus infantile. Son amitié semblait sincère à Sonea, même si elle ne pouvait s’empêcher de penser que Poril était heureux de ne plus être le novice de la plus basse extraction. Au grand soulagement de Sonea, Regin l’ignorait depuis qu’elle avait quitté sa classe. Elle l’apercevait chaque jour au réfectoire ou croisait parfois son groupe dans un couloir, mais il n’avait rien tenté. Même la rumeur concernant Rothen et sa pupille semblait avoir disparu des mémoires. Les professeurs ne jetaient plus de regards suspicieux à Sonea, qui n’entendait quasiment plus chuchoter le nom de son tuteur lorsqu’elle marchait dans les couloirs. — Si seulement on pouvait savoir sur quelles parties du corps elle va nous interroger, grogna Poril. Les plus grandes, j’imagine, et sans doute deux ou trois petites en plus. — Ne perds pas ton temps à vouloir deviner. Apprendre tout par cœur te demandera moins d’efforts, répondit Sonea. La cloche retentit. Entre les troncs d’arbre, Sonea regarda les autres novices ramasser leurs affaires à contrecœur et se précipiter vers leurs salles de cours. Comme eux, Sonea et Poril avaient profité de la rare douceur d’un jour d’automne ensoleillé pour passer la pause de midi dans les jardins. La novice se leva et s’étira. — Autant aller à la bibliothèque après les cours pour réviser. — Si tu veux, acquiesça Poril. Ils sortirent rapidement des jardins et regagnèrent l’université. Les élèves de leur classe étaient déjà tous à leur pupitre. Le seigneur Skoran entra au moment où Sonea s’installait à sa place. Le magicien posa une petite pile de livres sur son bureau et s’éclaircit la gorge. Il voulut faire face aux élèves, mais un mouvement attira son attention vers la porte. Toute la classe regarda les trois silhouettes entrer dans la pièce. Sonea reconnut Regin et se sentit soudain très mal. Le directeur Jerrik parcourut la classe du regard, examinant chacun des élèves. Il fronça les sourcils en voyant Sonea et se tourna vers le garçon debout à ses côtés. — Regin a réussi l’examen de la mi-année, annonça Jerrik. Sa voix, habituellement neutre, laissait deviner sa désapprobation. — Il passe donc dans cette classe. L’estomac de Sonea faillit se retourner. Les mages parlaient toujours, mais la jeune fille était incapable d’entendre ce qu’ils disaient. Elle sentit sa poitrine se serrer, comme si une main invisible se refermait sur ses côtes. Son cœur s’emballa et elle l’entendit bientôt gronder dans ses oreilles. Puis elle se souvint de respirer. Prise d’un vertige, Sonea ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, ce fut pour voir Regin arborer son sourire le plus séducteur. Le regard du garçon passait des autres élèves à Sonea. Sa bouche restait figée sur le même sourire, pas un muscle de son visage ne bougeait, et pourtant son expression changeait du tout au tout. Sonea le quitta des yeux. C’est impossible. Comment a-t-il pu assimiler tous ces cours ? Il a dû tricher. Mais Sonea ne voyait pas comment Regin aurait pu tromper ses professeurs et réussir les examens. Il ne restait qu’une possibilité : le garçon avait commencé à travailler en plus peu de temps après elle – probablement dès qu’il avait connu le plan de Sonea. Et tout cela en secret, sans doute avec l’aide de son tuteur. Mais pourquoi ? Tous ses amis étaient dans l’autre classe. Regin pensait peut-être trouver ici un nouveau groupe d’admirateurs. Sonea eut un regain d’espoir. Même Regin aurait du mal à s’immiscer entre les novices de ce cours. À moins que… Sonea commençait à connaître le garçon. Une fois qu’il avait décidé de passer dans la classe supérieure, il avait sans doute dû se présenter à tous les élèves de la classe. Il avait dû s’assurer d’être le bienvenu… En regardant autour d’elle, Sonea fut surprise de voir que Narron fixait Regin d’un air mécontent. Le front du garçon était tout plissé. Puis la jeune fille se souvint de ce qu’on lui avait affirmé : dans cette classe, « on n’a plus le temps de jouer ». Regin n’était peut-être pas devenu l’ami de ses nouveaux condisciples. Pourtant, il avait fait de gros efforts pour sauter une classe. Peut-être ne pouvait-il pas supporter de voir une fille des Taudis faire mieux que lui. Fergun avait pris de gros risques pour que Sonea soit expulsée de la Guilde : tout ça parce qu’il ne voulait pas de mages de basse extraction. Les plus infimes échecs et réussites de Sonea serviraient d’arguments aux magiciens lorsqu’ils prendraient la décision de faire entrer d’autres pauvres dans la Guilde. Et si Regin voulait l’empêcher d’avoir de bons résultats aux examens pour que l’université reste ouverte exclusivement aux enfants des Maisons ? Dans ce cas, je dois tout faire pour contrecarrer ses plans ! Sonea avait déjà échappé à Regin. Elle pourrait recommencer en étudiant plus dur encore et en sautant une autre classe. Mais elle se rendit compte aussitôt que son plan ne tenait pas debout. Elle avait passé toutes ses nuits et ses vaindredis à ingurgiter six mois de cours en un trimestre, et il lui restait à rattraper tout ce qu’avait fait sa nouvelle classe avant qu’elle y entre. Sonea n’avait pas le temps d’apprendre le programme de deuxième année. Il valait peut-être mieux que Regin pense avoir gagné. Le garçon laisserait Sonea tranquille, s’il pensait être meilleur qu’elle. Elle n’avait pas besoin d’être première dans toutes les disciplines pour prouver que les pauvres pouvaient devenir des mages. Si Sonea ratait ses examens, Regin serait trop fier pour redoubler avec elle. La jeune fille oublia cette idée plus vite encore que le précédente. La classe d’été restait sous la férule de Regin, même s’il n’y était plus en personne… Au moins, sa classe actuelle ne s’était pas liguée contre elle. Sonea cligna des yeux, soudain consciente que le seul son audible depuis un moment était la voix faible et hésitante du seigneur Skoran. — … et pour continuer notre cours sur les guerres sachakaniennes, je veux que vous rassembliez tous les renseignements que vous pourrez à propos des cinq hauts mages qui ont pris part à la Deuxième Bataille. Ils étaient tous étrangers à la Kyralie et ont combattu sous les ordres d’un jeune magicien nommé Genfel. Choisissez l’un de ces mages et écrivez une rédaction de quatre pages sur sa vie avant la guerre. Sonea saisit sa plume et commença à écrire. Regin avait peut-être sauté une classe, mais il avait encore beaucoup à apprendre avant de rattraper les autres élèves. Pendant quelques semaines il serait trop occupé pour avoir le temps d’ennuyer Sonea. D’ici là, elle saurait s’il avait une quelconque influence sur leurs condisciples. Sans le soutien des autres, Regin aurait du mal à la prendre pour cible. — Jebem, halai ! Dannyl leva les yeux dès qu’il entendit crier. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Tayend. Dannyl repoussa son assiette avec une grimace. La pâte d’algue sèche était un délice, mais rien ne pourrait rendre appétissant le pain de mer rassis. — Jebem est en vue, répondit le mage en se levant. Il se plia en deux pour ne pas se cogner au plafond et se précipita vers le pont. La lumière l’éblouit : le soleil émergeait à peine des vagues et les faisait luire comme du métal. La chaleur de la journée n’avait pas totalement disparu et montait encore du pont. Dannyl regarda au nord et resta sans voix, avant de repasser la porte de la salle commune et d’appeler Tayend. Puis il se plaça à la proue et regarda la cité lointaine. Sur la côte, des maisons basses en pierre grise s’étalaient à perte de vue. Entre elles s’élevaient des milliers d’obélisques. — C’est énorme, souffla Tayend en rejoignant Dannyl. Le mage hocha la tête sans répondre. Ces derniers jours, ils avaient longé de petits villages côtiers aux bâtisses construites sur le même style campagnard avec une poignée d’obélisques dressés entre les maisons. Les demeures de Jebem n’étaient pas plus grandes, mais la taille de la ville donnait le vertige. Les obélisques ressemblaient à une forêt d’aiguilles, et le soleil couchant colorait le tout d’un rouge-orange éclatant. Les deux hommes regardèrent Jebem en silence pendant que le bateau s’approchait de la côte. Une ceinture de récifs courait, parallèle à la grève, comme une rangée de soldats gardant la ville. Le navire s’engagea dans le passage qui s’y ouvrait. Le bateau ralentit en passant devant les obélisques les plus épais, puis tourna dans un étroit canal. Des deux côtés, des hommes à la peau sombre se pressaient sur la grève rocailleuse. Ils jetèrent des cordages aux marins, qui les enroulèrent autour des cabestans. L’autre extrémité des filins était déjà attachée aux harnais de gorins attelés deux par deux. Les grandes bêtes tirèrent le bateau le long du chenal. Pendant une heure, les haleurs lonmars guidèrent le navire jusqu’à un port artificiel. Plusieurs autres bateaux tanguaient doucement dans le courant, parfois deux fois plus gros que celui de Dannyl et Tayend. Les deux hommes allèrent chercher leurs affaires pendant que les Lonmars arrimaient le navire au quai. Ils échangèrent un bref au revoir avec le capitaine et s’engagèrent sur la passerelle pour gagner la terre ferme. Quatre hommes se chargèrent de leurs coffres, et un cinquième les salua. — Bienvenue, ambassadeur Dannyl, jeune Tremmelin. Je suis Loryk, votre interprète. Je vais vous conduire à la maison de la Guilde. Si vous voulez bien me suivre… L’homme fit un geste vif en direction des porteurs et partit vers la cité. Dannyl et Tayend le suivirent le long des quais jusqu’à une grande rue. La poussière en suspension dans l’air assombrissait les couleurs. En l’absence de brise, une chaleur étouffante pesait sur la ville, pleine d’un mélange de parfums, d’épices et de sable. Des hommes se pressaient le long des rues, tous vêtus de simples habits lonmars. Des voix entouraient les deux compagnons, mais aucun des deux ne comprenait cette langue chantante. Ni accueillants ni désapprobateurs, les passants dévisageaient ouvertement Dannyl avant d’examiner Tayend. Parfois, un des hommes mobilisait toute son attention sur le jeune érudit, qui avait revêtu son plus bel habit de cour et ne semblait pas du tout à sa place. Tayend était anormalement silencieux. Dannyl le regarda et perçut son malaise. Ses expressions lui étaient devenues familières, et il reconnut le pli soucieux entre ses sourcils, et sa façon de marcher un demi-pas derrière lui. Tayend leva les yeux sur Dannyl qui lui sourit pour le rassurer. — Ne t’inquiète pas, lui dit le mage. Être dans une cité inconnue est un peu déroutant. La ride disparut du front de Tayend. Il rattrapa son ami, et ils suivirent leur interprète dans une rue étroite. Dannyl ralentit lorsqu’ils débouchèrent sur une grande place carrée et regarda autour de lui, troublé. Des estrades en bois se dressaient tout autour de la place. Sur la plus proche, Dannyl vit une femme aux mains liées. Un homme vêtu de blanc se tenait à côté d’elle. Sa tête rasée couverte de tatouages, il tenait un fouet dans la main gauche. Un autre homme marchait au milieu de la foule massée au pied de l’estrade et lisait un document à voix haute. Dannyl rattrapa l’interprète. — Que dit-il ? — Cette femme a jeté la honte sur son mari et sur sa famille, répondit Loryk. Elle a invité un autre homme dans sa chambre. C’est la place du Jugement. Des cris s’élevèrent, étouffant le reste de la proclamation. La foule s’était agglutinée autour de plusieurs estrades. Dannyl emboîta le pas aux porteurs, mais en s’éloignant de la femme, il vit un jeune homme qui se tenait non loin et la regardait. Les yeux sombres du garçon étaient humides mais son visage ne trahissait aucun sentiment. Le mari ou l’amant ? se demanda Dannyl. Le centre de la place était plus dégagé. Les porteurs le traversèrent et se faufilèrent entre deux estrades. Debout sur leurs plates-formes, les hommes vêtus de blanc portaient des épées. Dannyl ne quitta pas des yeux le dos de l’interprète, mais une voix retentit au-dessus des moqueries de la foule et Loryk ralentit. — Ah… Il dit : « Cet homme a jeté la honte sur sa famille avec ses goûts… » Quel est votre mot ? Contre-nature ? « Il a mérité la punition ultime pour avoir corrompu le corps et l’esprit des hommes. Comme quand le soleil se couche, les ténèbres purgeant ce monde de ses fautes, sa mort seule pourra laver du péché les âmes de ceux qu’il a corrompus. » Malgré la chaleur, Dannyl sentit un frisson glacé parcourir son échine. Le condamné était adossé à un poteau et semblait résigné. Les hommes dans la foule commencèrent à crier, le visage tordu de haine. Dannyl regarda au loin, tentant de contenir la marée d’horreur et de colère qui le submergeait. Ici, ce qu’avait fait cet homme méritait la mort. En Kyralie, ce crime n’apportait que la honte et le déshonneur, et, d’après Tayend, cette pratique n’était même pas répréhensible en Elyne. Dannyl ne put s’empêcher de penser à l’ancien scandale et aux rumeurs qui lui avaient fait tant de tort lorsqu’il était novice. Il avait été accusé du même « crime » que cet homme. Peu importaient les preuves : une fois la rumeur lancée, Dannyl avait été traité comme un pestiféré par ses condisciples et ses professeurs. Le magicien frissonna en entendant les cris de la foule dans son dos. Si j’avais eu la malchance de naître ici, j’aurais pu finir comme ça. Loryk s’engagea dans une autre ruelle et les moqueries finirent par s’éteindre. Dannyl regarda Tayend, qui était blanc comme un linge. — C’est une chose de lire les lois strictes d’une autre contrée, et une autre de les voir à l’œuvre, murmura Tayend. Je fais le serment de ne plus jamais me plaindre des excès de la cour d’Elyne. L’interprète prit une autre rue et s’arrêta lorsque les porteurs entrèrent dans un bâtiment bas. — La maison de la Guilde à Jebem, annonça-t-il. Je vous quitte ici. L’homme salua et tourna les talons. Dannyl examina la maison et remarqua, fixée au mur, une plaque gravée du symbole de la Guilde. À part ce détail, le bâtiment était le même que tous ceux que le mage avait croisés. Dannyl et Tayend passèrent la porte et entrèrent dans une pièce au plafond bas. Un mage elyne les y attendait. — Bienvenue, dit-il. Je suis Vaulen, premier ambassadeur de la Guilde en Lonmar. L’homme avait les cheveux gris et était élancé. Dannyl le salua. — Second ambassadeur de la Guilde en Elyne, Dannyl. (Puis il ajouta, avec un gracieux geste de la main vers son ami :) Tayend de Tremmelin, mon assistant et érudit de la Grande Bibliothèque. Vaulen salua Tayend poliment, puis il regarda avec insistance la chemise violette du jeune homme. — Bienvenue à Jebem. Je me sens obligé de vous prévenir, Tayend de Tremmelin, que les Lonmars tiennent l’humilité et la simplicité en grande estime. Ils désapprouvent les vêtements bariolés, même s’ils sont à la pointe de la mode. Je peux vous recommander un excellent tailleur qui vous fournira des vêtements plus passe-partout pour le temps de votre visite. Dannyl s’attendit à voir de la rébellion passer dans le regard de son ami, mais Tayend baissa gracieusement la tête. — Je vous remercie de votre avertissement, seigneur. J’irai voir ce tailleur demain, s’il est libre. — Je vous ai fait préparer des chambres, continua Vaulen. Je suis sûr que vous voulez vous reposer après un tel voyage. Nous avons des bains séparés ici – les domestiques vous les montreront. Sachez que vous serez ensuite les bienvenus pour partager mon dîner. Dannyl et Tayend suivirent un domestique dans un couloir. L’homme leur désigna deux portes ouvertes, salua et repartit. Tayend entra dans l’une des chambres avant de s’arrêter et de regarder autour de lui, totalement perdu. — Tu vas bien ? demanda Dannyl après avoir hésité à entrer à son tour. — Ils vont le tuer, c’est ça ? dit Tayend en frissonnant. C’est sans doute déjà fait. — Probablement, répondit Dannyl quand il eut compris que son ami parlait de l’homme sur la place. — On ne peut rien faire. Autre pays autres mœurs, et c’est tout. — Malheureusement. — Je ne veux pas te gâcher le voyage, Dannyl, mais je hais déjà ce pays, dit Tayend en se laissant tomber sur un fauteuil. — La place du Jugement n’est pas l’introduction rêvée pour un séjour, c’est vrai. Mais je ne veux pas juger les Lonmars trop rapidement, leur culture est forcément plus complexe que ça. Si tu voyais en premier les Taudis à Imardin, tu penserais beaucoup de mal de la Kyralie. Il faut espérer que nous avons vu le pire. Le reste ne peut qu’être mieux. Tayend soupira, s’approcha de son coffre et l’ouvrit. — Tu as sans doute raison. Je vais essayer de trouver des habits moins voyants. Dannyl eut un sourire las. — Cet uniforme a parfois ses avantages, dit-il en tirant sur la manche de sa robe. La même robe violette tous les jours, mais je peux la porter n’importe où dans les Terres Alliées. Si je ne te vois pas aux bains, retrouvons-nous au dîner, lança-t-il avant de quitter la pièce. Tayend secoua la main en direction du mage sans lever les yeux. Dannyl laissa son ami fouiller dans son coffre à la recherche de vêtements moins colorés et entra dans sa chambre. Dannyl s’assombrit en pensant aux semaines à venir. Lorsqu’il aurait bouclé ses obligations d’ambassadeur, Tayend et lui iraient faire des recherches dans le Temple Splendide. L’endroit était réputé pour sa quiétude, bien qu’il fût le cœur de la religion mahgane, à qui l’on devait les supplices de la place. Les deux hommes devaient trouver des informations sur les magies anciennes. Après un mois passé sur un bateau, Dannyl avait besoin de faire fonctionner ses jambes et son esprit. Il souhaitait simplement que les Lonmars soient dans l’ensemble plus accueillants que ceux de la place. Il était tard lorsque Lorlen retourna à son bureau. Assis à sa table, le mage sortit la dernière lettre de Dannyl de son coffret et la relut. Il se renversa sur sa chaise et soupira dès qu’il eut fini. Depuis des semaines, Lorlen pensait en permanence au journal d’Akkarin. S’il existait, il devait être caché quelque part dans la résidence du haut seigneur. Lorlen doutait qu’Akkarin garde un carnet tel que celui-ci dans sa bibliothèque, au milieu de livres ordinaires. Il était probablement quelque part dans le cellier, dans un endroit fermé à double tour. Un courant d’air vint chatouiller Lorlen, qui frissonna et jura entre ses dents. Son bureau avait toujours été mal isolé, et il n’avait jamais cessé de s’en plaindre. Il se leva pour aller à la recherche de la source de la perturbation, comme il en avait pris l’habitude. Mais comme toujours, le courant d’air disparut aussi soudainement qu’il était venu. Lorlen secoua la tête et commença à faire les cent pas. Dannyl et son compagnon devraient arriver bientôt en Lonmar. Ensuite, ils visiteraient le Temple Splendide. Lorlen espérait qu’ils ne trouveraient rien – l’idée que des informations sur la magie noire étaient détenues là-bas le glaçait d’horreur. Le mage s’arrêta de marcher lorsqu’il entendit frapper à la porte. Il alla ouvrir, s’attendant à devoir écouter le seigneur Osen lui tenir une conférence sur l’importance d’un bon sommeil. Mais une silhouette sombre apparut derrière le battant. — Bonsoir, dit Akkarin en souriant. Totalement décontenancé, Lorlen fixa le haut seigneur. — Tu ne vas pas m’inviter à entrer ? — Bien sûr que si ! répondit Lorlen en secouant la tête comme pour se réveiller. Akkarin se faufila dans la pièce et se laissa tomber sur l’une des chaises garnies de coussins. Le regard du haut seigneur ne quittait pas le bureau de Lorlen. L’administrateur faillit s’étrangler en voyant la lettre de Dannyl, toujours ouverte. Il dut s’obliger à ne pas se jeter sur la missive pour la fourrer dans son coffret. Il traversa la pièce sans se presser et alla s’asseoir à son bureau en soupirant. — Comme toujours, tu me surprends dans le désordre le plus complet, dit-il en glissant la lettre dans sa boîte. Lorlen rangea quelques objets épars sur son bureau et finit par mettre le coffret dans l’un de ses tiroirs. — Qu’est-ce qui t’amène à cette heure indue ? — Rien de particulier…, répondit Akkarin. C’est toujours toi qui fais le déplacement pour me voir, j’ai pensé qu’il était temps que je te rende la pareille. Il est tard, même pour toi, mais je savais que je perdrais mon temps à venir frapper à tes appartements. — Il est tard, oui. Je finissais de lire de la correspondance et je me préparais à aller me coucher. — Des lettres intéressantes ? Que devient le seigneur Dannyl ? Le cœur de Lorlen rata un battement. Akkarin avait-il pu reconnaître la signature du jeune mage ou son écriture ? Lorlen tenta de se souvenir de ce qui était marqué sur la page restée en vue. — Il est en route pour la Lonmar afin de mettre fin aux disputes des conciles à propos des grands clans koyhmars. J’ai demandé à Errend de s’en charger, puisqu’il a maintenant un second ambassadeur pour s’occuper de tout en son absence. Mais il a préféré envoyer Dannyl à sa place. — Lonmar, dit Akkarin avec un demi-sourire. Un pays qui étanche la soif de voyages, ou la rend plus virulente encore. — Et qu’a-t-il fait, chez toi ? demanda Lorlen. — Eh bien…, fit le haut seigneur tout en étudiant la question. Ce pays m’a donné envie de voir le monde, mais il a fait de moi un voyageur plus endurci. Les Lonmars ont beau être le peuple le plus civilisé des Terres Alliées, ils n’en sont pas moins durs et cruels. Tu apprends à tolérer leur conception de la justice, et pourquoi pas à la comprendre, mais tes idéaux en ressortent fortifiés. On pourrait dire la même chose de la frivolité elyne, ou de l’obsession vindo pour le commerce. La vie ne se résume pas à la mode et à l’argent. Akkarin s’arrêta un instant. Il semblait regarder ailleurs. — Puis tu fais une découverte : comme les Elynes ou les Vindos, qui ne sont pas tous frivoles ou rapiats, tous les Lonmars ne sont pas inflexibles. La plupart sont agréables et tolérants, et préfèrent laver leur linge sale en famille. J’ai beaucoup appris d’eux, et même si mes recherches ont été une perte de temps, en Lonmar, ce voyage m’a enrichi au plan personnel. Lorlen ferma les yeux et se massa les paupières. Une perte de temps ? Dannyl perdait-il le sien, lui aussi ? — Tu es fatigué, Lorlen. Je te force à rester éveillé. — Non, répondit l’administrateur en clignant des paupières. Non, ne t’en fais pas pour moi. Continue, s’il te plaît. — Hors de question, répondit Akkarin en se levant dans un bruissement de robe noire. Tu étais en train de t’endormir. Je te raconterai la suite une autre fois. Lorlen ne savait pas s’il était déçu ou soulagé lorsqu’il raccompagna Akkarin à la porte. Le haut seigneur se retourna une dernière fois dans le couloir et sourit. — Bonne nuit, Lorlen. Tu vas te reposer, n’est-ce pas ? Tu as l’air épuisé. — Oui. Bonne nuit, Akkarin. Lorlen ferma la porte et soupira. Il venait d’apprendre quelque chose d’important – enfin, peut-être ? Akkarin avait pu prétendre n’avoir rien trouvé en Lonmar afin de brouiller les pistes. C’était étrange qu’il aborde lui-même le sujet, après avoir refusé de répondre auparavant. Lorlen frissonna quand un courant d’air lui souffla dans le cou. Distrait, le mage bâilla avant de retourner à son bureau, de prendre le coffret et de le remettre à sa place. Puis Lorlen se sentit soulagé et quitta son bureau pour retourner dans ses appartements. Il devait être patient. Dannyl trouverait bien assez tôt si ce voyage était une perte de temps. Chapitre 12 SAVOIR À QUOI S’ATTENDRE omment a-t-il pu faire ça ? Sonea marchait lentement dans les couloirs. Elle tenait son écritoire, comme d’habitude rempli de sa plume, de son flacon d’encre et de sa chemise bourrée de feuilles de notes. La chemise était vide. Sonea fouilla encore dans sa mémoire. Quand avait-elle donné l’occasion à Regin de toucher à ses affaires ? Elle faisait toujours très attention et ne laissait jamais ses feuilles sans surveillance. Mais pendant les cours de dame Kinla, les novices quittaient souvent leur place pour voir les démonstrations de plus près. Regin avait peut-être sorti les notes de leur chemise en passant près du bureau de Sonea. La novice avait cru que les enfants des Maisons ne pouvaient pas posséder de tels talents de prestidigitateurs. Elle avait eu tort. Sonea avait fouillé sa chambre de fond en comble. Elle était même retournée dans l’université, de nuit, afin de regarder dans la classe. Mais elle savait très bien qu’elle ne trouverait pas ses notes : du moins pas en un seul morceau, et pas avant le contrôle d’aujourd’hui. Sonea entra dans la classe et sut qu’elle ne s’était pas trompée en voyant que Regin était fier comme un coq. Refusant de laisser paraître quoi que ce soit, la novice salua dame Kinla et alla s’asseoir à sa place, à côté de Poril. Dame Kinla était une femme d’âge mûr, plutôt grande. Les guérisseuses portaient toutes les cheveux noués bas sur la nuque, une coiffure qui donnait au visage étroit de dame Kinla un perpétuel air sévère. La professeur s’éclaircit la gorge au moment où Sonea s’asseyait et regarda les élèves. — Aujourd’hui, vous allez passer un contrôle sur ce que nous avons vu durant ces trois mois. Vous avez le droit de consulter vos notes. (Kinla s’empara de plusieurs feuilles de papier qu’elle parcourut du regard.) D’abord, Benon… Le cœur de Sonea rata un battement lorsque le contrôle commença. Dame Kinla allait et venait dans la classe, passant à côté des élèves qu’elle interrogeait. La jeune fille sursauta en entendant son nom, mais la question était facile et, à son grand soulagement, elle put y répondre de mémoire. Mais les questions étaient de plus en plus difficiles. Sonea sentit l’angoisse la gagner lorsque les autres élèves hésitèrent avant de répondre et commencèrent à consulter leurs notes. Sonea eut l’impression que l’air devenait plus épais lorsque dame Kinla passa près d’elle. La guérisseuse s’arrêta, regarda Sonea et se dirigea vers son pupitre. — Sonea, demanda-t-elle en posant la main sur son bureau, où sont tes notes ? Sonea déglutit péniblement. Un moment, elle songea à dire qu’elle les avait oubliées, mais cette excuse donnerait encore plus de satisfaction à Regin. De plus, une autre explication lui vint à l’esprit… — Vous avez dit que ce contrôle serait un test, ma dame, dit-elle. J’ai cru que je n’aurais pas besoin de les prendre. Dame Kinla haussa un sourcil, et étudia Sonea. Rapidement étouffé, un éclat de rire monta d’un des pupitres. — Je vois, dit la professeur d’un ton menaçant. Cite-moi vingt os du corps humain, en commençant par le plus petit. Sonea étouffa un juron. Sa réponse avait vexé la guérisseuse, qui pensait visiblement qu’elle serait incapable de répondre correctement. Mais il fallait essayer. Lentement, puis prenant plus d’assurance, Sonea cita les os de mémoire en les comptant sur ses doigts. Lorsqu’elle eut fini, dame Kinla la fixa sans rien dire, les lèvres serrées. — C’est correct, admit-elle à contrecœur. Sonea soupira de soulagement et regarda la professeur tourner les talons et continuer à déambuler le long des pupitres. La jeune fille parcourut la classe des yeux et vit que Regin la fixait, les yeux réduits à deux fentes. Sonea regarda ailleurs. Heureusement quelle avait aidé Poril à tenir ses notes et qu’elle pourrait les recopier. Car elle était prête à parier qu’elle ne reverrait pas les siennes de sitôt. Quelques jours après l’arrivée de Dannyl, les prêtres du Temple Splendide accédèrent à sa requête et lui ouvrirent les portes de leur collection de parchemins. Le mage fut soulagé de faire une pause dans ses obligations d’ambassadeur. Les chamailleries des membres du Conseil lonmar avaient déjà usé toute sa patience. Malheureusement, Lorlen n’avait pas envoyé un ambassadeur de la Guilde en Lonmar pour rien. Un des grands clans avait perdu tout soutien et l’intégralité de sa fortune ; n’étant plus en mesure de prendre soin de ses mages et de ses novices, il avait demandé aux autres clans de s’occuper d’eux. Dannyl, pour se préparer à son rôle, avait dû étudier les arrangements passés entre la Guilde et les autres pays. Si le roi de Kyralie entretenait les magiciens de la Guilde grâce à une partie des impôts et les laissait gérer l’entrée de nouveaux élèves, ce n’était pas le cas dans tous les pays. Le roi d’Elyne choisissait tous les ans un nombre fixe de novices et ceux qui désiraient se tourner vers des carrières politiques avaient la priorité. Les Vindos envoyaient à la Guilde tous les élèves qu’ils pouvaient, c’est-à-dire très peu, puisque la magie était faible dans leurs lignées. Le Conseil des Anciens gouvernait les Lonmars, et ses membres étaient des représentants des grands clans. Chaque clan payait pour l’entraînement de ses propres mages. Selon les arrangements passés depuis des siècles entre les Lonmars et le trône de Kyralie, si un clan n’avait plus les moyens de financer ses magiciens, les autres se répartiraient les frais de façon équitable. La Guilde refusait de voir des magiciens obligés de faire un mauvais usage de la magie pour survivre. Mais plusieurs clans protestaient. L’ambassadeur Vaulen avait prévenu Dannyl : dans ce cas-là, il suffirait de rappeler gentiment mais fermement aux Anciens qu’annuler les arrangements aurait ses désavantages. L’idée de voir leurs mages renvoyés chez eux et la Guilde fermée aux Lonmars les ferait coopérer. Pendant que Vaulen jouait le rôle du diplomate elyne, Dannyl tenait celui du Kyralien ferme et impitoyable. Mais pas aujourd’hui. L’ambassadeur Vaulen avait fait préparer le carrosse de la Guilde dès qu’il avait appris que le Temple Splendide acceptait de recevoir Dannyl. — Aujourd’hui est un jour de repos, dit-il au mage. Ce qui veut dire que les Anciens en profiteront pour se rendre visite les uns aux autres et débattre de ce qu’ils vont faire. Autant que tu en profites pour faire un peu de tourisme, ajouta-t-il en offrant à Dannyl et Tayend des fruits secs amollis dans une eau miellée. — Il y a quelque chose que je devais savoir à propos des prêtres ? demanda Dannyl. — Si on en croit la doctrine mahgane, répondit Vaulen, toute vie n’est qu’équilibre entre joies et peines. Les magiciens étant considérés comme bénits à cause de leur don, ils ne peuvent accéder à la prêtrise… à de très rares exceptions près. — Il y en a eu ? s’étonna Dannyl. Dans quelles circonstances ? — Pour rééquilibrer cette balance, il est déjà arrivé qu’on permette à certains mages, dont l’histoire était particulièrement douloureuse, de devenir prêtres, à condition toutefois de renoncer à leurs pouvoirs – mais les plus hauts rangs leur ont toujours été fermés. — J’espère que les prêtres ne voudront pas me faire du mal pour contrebalancer mes dons. — À leurs yeux, ne pas partager leur foi est une torture bien suffisante, répondit Vaulen en souriant. — Que pouvez-vous me dire du haut prêtre Kassyk ? — Il respecte la Guilde et tient le haut seigneur en grande estime. — Pourquoi Akkarin en particulier ? — Akkarin a visité le temple il y a une dizaine d’années, et il semble qu’il a fait forte impression sur le haut prêtre. — Et comment a-t-il réussi cet exploit ? Dannyl regarda Tayend, qui ne leva pas le nez de son assiette. À la surprise de son ami, Tayend, était revenu de chez le tailleur le lendemain de leur arrivée, vêtu du classique et terne costume lonmar. — C’est très confortable, avait-il expliqué. Et puis, j’avais envie de rapporter un souvenir. — Tu es bien le seul à voir ainsi le bon côté des choses en toute circonstance, avait répondu Dannyl en secouant la tête. — Le carrosse est là, dit Vaulen en se levant. Dannyl entendit les bruits de sabots et le craquement des essieux et se dirigea vers la porte. Tayend le suivit, en essuyant les derniers résidus de fruits secs de ses doigts avec une serviette humide. — Présentez mes respects au haut prêtre, dit Vaulen. — Je n’y manquerai pas, répondit Dannyl en sortant du bâtiment. Le mage fut aussitôt saisi par la chaleur irradiant du mur – baigné de soleil – qui se dressait de l’autre côté de la rue. La poussière soulevée par le carrosse lui piqua la gorge. Un domestique ouvrit la portière. Dannyl monta dans la cabine et l’atmosphère étouffante le fit tressaillir. Tayend l’imita puis s’assit en face du mage en grimaçant. Le domestique leur tendit deux bouteilles d’eau et fit signe au cocher de partir. Dannyl ouvrit une fenêtre dans l’espoir de sentir un courant d’air, et reçut de la poussière dans la figure. Le mage but de longues rasades à sa bouteille pour lutter contre la brûlure de sa gorge. Les rues étroites étaient certes à l’abri du soleil, mais les passants ralentissaient la voiture. Certaines ruelles, recouvertes de toits en bois, évoquaient de sombres tunnels. Les deux compagnons parlèrent un peu, puis sombrèrent dans le silence. Discuter ne servait qu’à leur remplir la bouche de poussière. La voiture avançait lentement et laborieusement dans les rues de la ville immense. Il ne fallut pas longtemps à Dannyl pour se lasser de voir les mêmes gens et les mêmes maisons. Il se cala dans un coin du carrosse et somnola. Le bruit des sabots des chevaux frappant des pavés le tira de son sommeil. En regardant par la fenêtre, il vit défiler des murs lisses. Après une centaine de pas, le carrosse s’engagea dans une grande cour. Enfin, le mage découvrit le Temple Splendide. Comme toujours avec l’architecture lonmare, le temple n’avait qu’un étage et n’était pas décoré. Les murs étaient faits de marbre, et les moellons étaient si bien agencés qu’il était difficile d’en discerner les joints. Des obélisques se dressaient devant le temple à intervalles réguliers. Leur base était aussi large que l’édifice était grand ; ils étaient trop hauts pour que le mage puisse voir leur sommet de la fenêtre du carrosse. La voiture s’arrêta et Dannyl en descendit, trop impatient pour attendre dans la touffeur du carrosse que le cocher lui ouvre la portière. Le mage leva les yeux et retint son souffle devant la taille des obélisques. Placés à intervalles d’une cinquantaine de pas dans toutes les directions, ils emplissaient le ciel. — Regarde ça, souffla Dannyl à Tayend. On dirait une forêt d’arbres gigantesques. — Ou des milliers d’épées. — Ou les mâts d’une armée de bateaux qui attendent pour emporter des âmes au loin. — Ou encore une planche à clous. — Tu es de bonne humeur, aujourd’hui, dit sèchement Dannyl. — Oh, tu as remarqué ? lança Tayend avec un sourire retors. Ils approchèrent de la porte du Temple Splendide, et un homme vêtu d’une simple robe blanche sortit pour les accueillir. Ses cheveux de la même couleur que sa tenue contrastaient avec le noir profond de sa peau. Il salua légèrement les deux hommes, claqua des mains avant d’ouvrir les bras – le geste d’accueil rituel des fidèles de Mahga. — Bienvenue, ambassadeur Dannyl. Je suis le haut prêtre Kassyk. — Je vous remercie de nous accueillir, répondit le mage. Voilà mon ami et assistant, Tayend de Tremmelin, érudit de la Grande Bibliothèque de Capia. — Bienvenue à vous, Tayend de Tremmelin, dit le haut prêtre avec un second salut. Voudriez-vous visiter un peu le Temple Splendide avant de voir nos parchemins ? — Nous en serions très honorés, répliqua Dannyl. — Alors, suivez-moi. Le haut prêtre tourna les talons et les deux hommes le suivirent dans la fraîcheur du temple. Ils descendirent un long corridor pendant que Kassyk leur expliquait la signification historique ou religieuse de chaque détail. D’autres couloirs croisaient le leur et de la lumière filtrait des petites fenêtres situées juste sous le plafond voûté. Les trois hommes traversèrent quelques minuscules atriums remplis de plantes à grandes feuilles, surprenantes de fraîcheur. Ils s’arrêtèrent aussi devant des fontaines, encastrées dans les murs, pour y boire de longues gorgées d’eau. Kassyk leur montra les cellules où vivaient, priaient et étudiaient les prêtres. Il les guida le long de grands halls où se déroulaient les prières et les rituels journaliers. Enfin, il les conduisit jusqu’à un ensemble de petites pièces remplies de livres et de parchemins. — Quels textes aimeriez-vous voir ? leur demanda le haut prêtre. — Je pensais aux parchemins de Dorgon. Le prêtre regarda longuement Dannyl avant de répondre : — Les non-croyants ne peuvent pas les lire. — Oh ! fit Dannyl, déçu. C’est une mauvaise nouvelle. J’avais entendu dire qu’on pouvait consulter ces textes, et je suis venu de très loin pour les compulser. — C’est effectivement une mauvaise nouvelle, répondit le haut prêtre sur un ton réellement compatissant. — Pardonnez-moi si je me trompe, mais vous avez déjà permis à quelqu’un de les lire ? Kassyk, surpris, cligna des yeux et finit par hocher lentement la tête. — Oui. Votre haut seigneur, lorsqu’il nous a rendu visite, il y a dix ans. Il m’a persuadé de lui en faire la lecture. Il m’a assuré que plus personne ne viendrait chercher ces informations. — Akkarin n’était pas encore haut seigneur, répondit Dannyl après avoir échangé un regard avec Tayend. Mais même s’il l’avait été, comment aurait-il pu tenir cette promesse ? — Il a fait le serment de ne jamais répéter ce qu’il avait entendu, dit le haut prêtre en fronçant les sourcils. Et de ne parler des parchemins à personne. Il m’a aussi appris que ces informations n’avaient aucun intérêt pour la Guilde. Ni pour lui, puisqu’il était à la recherche d’anciennes connaissances magiques, pas de savoir religieux. Êtes-vous en quête des mêmes vérités ? — Je ne peux pas vous répondre puisque je ne sais pas exactement ce que le haut seigneur cherchait. Ces parchemins peuvent m’aider, mais n’avoir été d’aucun intérêt pour Akkarin, expliqua Dannyl en regardant le prêtre dans les yeux. Si je fais la même promesse que le haut seigneur, me lirez-vous ces parchemins ? Kassyk étudia longuement le magicien et finit par hocher la tête. — Très bien, mais votre ami doit rester là. Les épaules de Tayend s’affaissèrent, mais il se laissa tomber dans un fauteuil avec un soupir de soulagement. Dannyl le laissa s’étirer sur son siège et suivit le haut prêtre dans les pièces remplies de rouleaux. Après une promenade labyrinthique, les deux hommes entrèrent dans une petite salle carrée. Ils étaient entourés d’étagères recouvertes de carreaux de verre translucide et sans défaut. Dannyl s’approcha et vit des morceaux de parchemin pressés sous les carreaux. — Les parchemins de Dorgon, dit le haut prêtre en se dirigeant vers la première étagère. Je vous les traduirai, si vous promettez sur l’honneur de votre famille et de la Guilde de ne jamais divulguer leur contenu. Dannyl redressa les épaules et se tourna vers Kassyk. — Je jure sur l’honneur de ma famille, de ma Maison et de la Guilde de Kyralie que je ne parlerai jamais de ce que j’aurais appris de ces parchemins. À personne, homme ou femme, jeune ou vieux, sauf si mon silence met en grand danger les Terres Alliées. (Dannyl fit une pause.) Est-ce acceptable ? Je ne peux rien promettre de mieux. Le vieil homme sourit, mais il répondit solennellement : — C’est acceptable. Soulagé, Dannyl rejoignit le haut prêtre devant la première vitrine et écouta sa traduction. Ils firent lentement le tour de la pièce, Kassyk montrant les diagrammes et les dessins du doigt pour mieux les expliquer. Lorsqu’ils eurent lu le dernier parchemin, Dannyl alla s’asseoir sur un banc au centre de la pièce. — Qui aurait pu deviner ? dit-il à voix haute. — Personne quand il en était encore temps, répondit Kassyk. — Je comprends pourquoi vous voulez garder le secret. Kassyk éclata de rire et s’assit à côté de Dannyl. — Ceux qui entrent au service de Mahga savent très bien que Dorgon était un charlatan et qu’il a utilisé ses maigres pouvoirs pour convaincre des milliers de personnes de sa sainteté. L’important, c’est ce qui est arrivé ensuite. Il a commencé à voir des miracles dans ses tours de magie et à comprendre que ces miracles étaient des manifestations du Grand Pouvoir. Mais aucun lecteur de ces parchemins ne pourrait s’en apercevoir. — Alors, pourquoi les gardez-vous ? — C’est tout ce qui nous reste de Dorgon. Ses travaux plus tardifs ont été recopiés, mais ce sont les derniers originaux à avoir survécu. Ils ont été sauvegardés par une famille qui a résisté à la religion mahgane pendant des siècles. Dannyl fouilla la pièce des yeux et hocha la tête. — Il n’y a rien de dangereux ici – ni d’utile. Je suis venu en Lonmar pour rien. — C’est aussi ce qu’a dit votre haut seigneur quand il ne portait pas encore ce titre, répondit Kassyk en souriant. Je me souviens très bien de sa visite. Vous êtes quelqu’un de très poli, ambassadeur Dannyl. Lui, il a éclaté de rire en apprenant ce que vous venez d’apprendre. Votre quête est peut-être plus semblable à la sienne que vous voulez bien le croire. — Peut-être…, répondit Dannyl en regardant le haut prêtre. Je vous remercie de m’avoir révélé tout ceci. Et je m’excuse de ne pas vous avoir cru lorsque vous avez affirmé que ces parchemins n’avaient rien à voir avec les anciennes magies. — Je savais que la curiosité ne vous lâcherait pas si je me contentais de nier, dit Kassyk en se levant. Maintenant, vous savez, et je vous fais confiance, au sujet de votre promesse. Je vous raccompagne auprès de votre ami. Dannyl se leva et les deux hommes retournèrent dans le labyrinthe des couloirs. — Tous les livres sur les Guerres sachakaniennes ont été empruntés ? demanda Sonea. — C’est bien ce que je vous ai dit, répondit le seigneur Jullen en levant les yeux sur la jeune fille. Sonea tourna les talons et grommela un juron qui lui aurait valu une sévère diatribe de la part de Rothen. Les élèves avaient dû aller emprunter des livres dans la bibliothèque pour résoudre certains exercices, et un ballet élaboré s’était aussitôt mis en place dans lequel les novices luttaient poliment pour les meilleurs ouvrages. Sonea n’ayant pas voulu y prendre part, elle avait tenté sa chance du côté de la bibliothèque de Rothen. Mais sur ce sujet, le mage n’avait rien d’intéressant. Le temps que la jeune fille retourne à la bibliothèque des novices, tous les livres utiles avaient disparu. Sonea s’était tournée vers la bibliothèque des magiciens, mais elle aussi avait été razziée. — Tout est parti, dit-elle à Rothen qui venait de la rejoindre. — Tout ? Comment est-ce possible ? Les magiciens et les novices n’ont droit qu’à un certain nombre de livres. — Je n’en sais rien. Regin a sans doute persuadé Gennyl d’en prendre, lui aussi. — Sonea, tu ignores si c’est la faute de Regin. Sonea ricana. — Pourquoi ne ferais-tu pas copier un de ces livres ? — Ce serait très cher, non ? — C’est bien pour cela que tu as une bourse, je te rappelle. — Et combien de temps ça prendrait ? — Tout dépend du livre. Quelques jours pour un imprimé, plusieurs semaines pour un manuscrit. Ton professeur saura te conseiller les meilleurs titres. (Rothen sourit sous cape.) Ne lui explique pas tes raisons et il sera très impressionné de te voir si intéressée par tes cours. — Je ferais aussi bien d’y aller, répondit Sonea en ramassant ses affaires. Je te verrai demain. — Tu veux que je t’accompagne ? Sonea hésita puis secoua la tête. — Le seigneur Ahrind garde un œil sur tout le monde. — Bonne nuit, alors. — Bonne nuit. Le seigneur Jullen suivit Sonea des yeux lorsqu’elle quitta la bibliothèque. Dehors il faisait froid, et la jeune fille se hâta jusqu’aux quartiers des novices. Elle entra, vit une petite foule d’élèves dans le corridor et s’arrêta. De grands sourires s’affichèrent sur les visages des adolescents dès qu’ils la virent. Sonea regarda derrière eux et vit les mots écrits à l’encre baveuse sur sa porte. La jeune fille serra les dents et fit un pas en avant. Regin sortit de la foule au même moment. Sonea se prépara à des insultes, mais il battit très vite en retraite. — Eh, Sonea ! La novice fit demi-tour en reconnaissant la voix. Deux silhouettes venaient d’entrer dans le corridor, l’une grande, l’autre petite. Le seigneur Ahrind plissa les paupières en voyant la porte de Sonea. Il la dépassa, et la jeune fille entendit les novices protester de leur innocence. — Je me moque de qui a fait ça ! Toi, tu vas nettoyer. Maintenant ! Mais Sonea n’écoutait plus. Toute son attention était mobilisée par un visage familier et amical. — Cery ! souffla-t-elle. Le sourire de son ami disparut lorsqu’il vit ce qui se passait derrière elle. — Ils te font passer un sale moment, hein… Ce n’était pas une question… — Ce sont juste des gamins. Je… — Sonea ! lança le seigneur Ahrind. Comme tu le vois, tu as de la visite. Tu peux lui parler dans le couloir, ou dehors. Mais pas dans ta chambre. — Oui, seigneur, répondit Sonea. Satisfait par sa réponse, Ahrind disparut dans sa loge. Sonea regarda autour d’elle et vit que tous les novices, sauf un, étaient partis. Le garçon restant frottait l’encre, sur sa porte. Au regard furibond qu’il lança à la novice avant de repartir dans sa chambre, elle devina qu’il n’avait fait que regarder et n’avait rien écrit. Maintenant que le couloir était vide, Sonea imagina que les élèves collaient leurs oreilles à leur porte pour écouter sa conversation avec Cery. — Allons dehors. Attends-moi ici, j’en ai pour une seconde. Sonea se glissa dans sa chambre, fit un petit paquet, retourna dans le couloir et emmena Cery dehors. Ils trouvèrent un banc abrité et s’y assirent. Sonea invoqua une barrière de chaleur autour d’eux, et Cery écarquilla les yeux d’un air appréciateur. — Tu as appris quelques nouveaux tours sympathiques. — Quelques-uns. Le regard de Cery ne restait pas en place, fouillant les ombres sans répit. — Tu te souviens de notre visite dans ces jardins ? dit-il. À nous faufiler derrière ces arbres. Ça fait presque un an. — Comment aurais-je pu oublier ? demanda Sonea en souriant. Son sourire disparut quand elle se souvint de ce quelle avait vu verrière le soupirail de la maison du haut seigneur. À ce moment-là, elle avait été trop pressée de partir pour raconter à Cery la scène qu’elle avait surprise. Plus tard, elle lui avait avoué avoir vu un mage lancer un sort, mais sans savoir qu’il s’agissait de nécromancie interdite. Et maintenant, elle avait promis à Lorlen de cacher la vérité à tout le monde, sauf à Rothen. — Ce garçon, c’est le meneur, non ? Celui qui s’est caché quand il a vu le magicien… le seigneur Ahrind, c’est ça ? Sonea hocha la tête. — Et comment il s’appelle, ce gars ? — Regin. — Il t’ennuie beaucoup ? — Tout le temps, soupira la jeune fille. Puis elle lui confia toutes les farces et les moqueries dont elle était la cible. Qu’il était bon de parler à son plus vieil ami – satisfaisant de lire de la colère sur le visage de Cery. — Il a besoin d’une bonne leçon, si tu veux mon avis. Tu aimerais que je m’en occupe ? — Tu ne pourras jamais l’approcher, s’amusa Sonea. — Oh, vraiment ? Normalement, les magiciens ne peuvent blesser personne, hein ? — C’est vrai. — Alors, il ne pourrait pas utiliser ses pouvoirs dans un combat contre un non-magicien ? — Il ne se battra pas contre toi, Cery. Il jugera qu’un duel contre un traîne-ruisseau n’est pas digne de lui. — C’est un lâche ? — Non. — Mais il ne trouve rien à redire quand il te cherche des noises. Tu étais bien une traîne-ruisseau aussi, non ? — On ne se bat pas. Il veut simplement s’assurer que personne n’oublie d’où je viens. Cery réfléchit un moment puis lâcha : — Eh bien, il ne reste plus qu’à le tuer ! Surprise par l’absurdité de la suggestion, Sonea éclata de rire. — Et comment tu comptes t’y prendre ? — On pourrait l’attirer dans un passage étroit et l’y enterrer, répondit Cery, les yeux brillants. — C’est tout ? Il lui suffirait d’invoquer un bouclier et de repousser les décombres. — Pas sans épuiser sa magie. Pas si on le recouvre d’un très gros tas de débris ? D’une maison entière, tiens. — Il en faudrait beaucoup plus. — On pourrait le faire tomber dans une cuve d’eaux usées et l’y enfermer. — Il lui suffirait d’un sort pour s’échapper. — Et si on l’embarquait sur un bateau et qu’on le fasse couler au large ? — Il invoquerait une bulle d’air autour de lui et se mettrait à flotter. — Mais il ne pourrait pas flotter éternellement. Il se fatiguerait et coulerait. — Nous pouvons maintenir un bouclier très longtemps, Cery. Il lui suffirait de parler télépathiquement avec le seigneur Garrel. La Guilde enverrait un autre bateau à sa recherche. — Si nous faisons couler le bateau très loin de tout magicien, il pourrait mourir de soif. — Ce serait possible, concéda Sonea, mais j’en doute. La magie nous rend forts. Nous survivons plus longtemps que les gens ordinaires – et nous savons comment faire disparaître le sel de l’eau. Il n’aurait pas soif et il pourrait pêcher et cuire ses poissons. Cery étouffa un grognement d’impatience. — Ça suffit ! Tu veux me rendre jaloux, ou quoi ? Tu ne peux pas l’épuiser d’abord un peu, que je le finisse en beauté ? — Non, Cery ! — Pourquoi ? Il est plus fort que toi ? — Je n’en sais rien. — Alors ? — Ce n’est pas la peine, répondit Sonea en regardant ailleurs. Quoi que tu fasses, il me retomberait sur le râble. — Il s’amuse déjà assez à tes dépens, non ? Baisser les bras pour ce genre de trucs ne te ressemble pas. Bats-toi, Sonea. Qu’est-ce que tu as à perdre ? Sinon, je peux régler ça à la façon des voleurs. — Non, répondit la novice en le fixant sévèrement. — Il s’en prend à mon clan, je m’en prends au sien, ajouta Cery en se frottant les mains. — Non, Cery ! L’expression du garçon était devenue lointaine, et il ne semblait plus écouter son amie. — Ne t’en fais pas, je ne les tuerai pas et je ne ferai pas de mal aux enfants. Il faut coller les foies aux hommes de sa famille. On pourra peut-être le mater comme ça, quand il aura fini par comprendre que sa famille recevra une visite chaque fois qu’il te fera quelque chose. — Ne rigole pas avec ça, Cery, souffla Sonea. Ce n’est vraiment pas marrant. — C’était pas une blague. Il devrait même pas oser s’en prendre à toi. La jeune fille saisit le bras de Cery et le força à la regarder. — On n’est pas dans les Taudis, Cery. Si tu crois que Regin la fermera juste pour ne pas avouer ce qu’il fait, tu te goures. Tu jouerais son jeu. Faire du mal à sa famille est bien pire que se payer la tête d’une novice. On m’accuserait d’avoir passé un contrat avec les voleurs et on me jetterait hors de la Guilde. — Passé un contrat ? répéta Cery. Je vois. — Oh, Cery ! Je sais que tu cherches à m’aider, je le sais vraiment ! Le jeune homme se tourna vers les arbres en faisant la moue. — Je ne peux rien faire pour le calmer, c’est bien ça ? — Rien… Mais c’était marrant de l’imaginer coulant au fond de la mer ou recevant une maison sur la tête, ajouta Sonea en souriant. — Marrant, tu l’as dit, répondit Cery en riant à son tour. — Et je suis si contente que tu sois passé me voir. Je ne t’ai pas parlé depuis que je suis entrée ici… — J’ai beaucoup de travail… Tu as entendu parler des meurtres ? — Non… — Il y en a eu beaucoup, ces derniers temps. Bizarres. Les soldats cherchent le tueur et causent du tort au petit commerce, alors les voleurs veulent qu’on lui mette la main dessus au plus vite. — Tu as vu Jonna et Ranel ? — Ils vont bien. Ton petit cousin est fort et en bonne santé. Tu viendras les voir bientôt ? Tu leur manques. — J’essaierai. Je suis débordée. Il y a tellement de leçons à apprendre ! (Sonea mit la main dans sa poche et en sortit un paquet.) Tu pourras leur donner ça ? demanda-t-elle à Cery en lui fourrant le petit colis dans la main. — Des pièces ? dit le jeune homme en soupesant le paquet. — Une partie de ma bourse. Dis-leur qu’un peu de leurs impôts sera bien utilisé. Et si Jonna refuse, donne-le à Ranel. Il n’est pas aussi obstiné qu’elle. — Pourquoi tu me demandes de le leur apporter ? — Parce que je n’ai pas envie que quelqu’un d’ici sache ça. Même pas Rothen. Il me soutiendrait, mais… Je veux garder certaines choses pour moi. — Tu as confiance en moi ? — Je te préviens que je sais exactement combien il y a dans ce paquet, dit Sonea en agitant un index sous le nez de Cery. — Comme si j’allais voler une amie, dit le jeune homme, l’air faussement contrit. — Pas une amie, mais n’importe qui d’autre, dit Sonea en éclatant de rire. — Sonea ! appela une voix. Les deux amis se tournèrent. Le seigneur Ahrind sortit des quartiers des novices, cherchant la jeune fille des yeux. Quand Sonea se leva, il la vit et lui fit de grands signes impérieux pour qu’elle le rejoigne. — Je ferais mieux d’y aller, dit-elle à Cery. — Ça fait bizarre de te voir les appeler « seigneur » et sauter sur tes pieds quand ils te le disent, dit Cery en hochant la tête. — Comme toi avec Faren, tu veux dire ? demanda Sonea avec une grimace. Au moins, je sais que dans cinq ans, je donnerai des ordres à tout le monde. Une expression étrange passa sur le visage de Cery. Puis il sourit et poussa son amie en avant. — Vas-y. Retourne à tes études. J’essaierai de revenir te voir dans pas longtemps. — Juré craché ? Sonea retourna à contrecœur vers les quartiers des novices. Le seigneur Ahrind la regardait, les bras croisés sur la poitrine. — Dis à ce garçon que je vais lui casser les deux bras s’il ne te laisse pas tranquille, lança Cery juste assez fort pour que Sonea l’entende. — Je m’en chargerai s’il me pousse à bout, répondit-elle. Enfin, sans le faire exprès, bien sûr… Cery hocha la tête et fit au revoir de la main. En atteignant les quartiers des novices, Sonea jeta un dernier coup d’œil en arrière. Cery attendait toujours sur le banc. La jeune fille lui fit un signe de la main, et il répondit rapidement dans le langage par gestes des rues. Elle sourit, et le seigneur Ahrind la poussa à l’intérieur. Chapitre 13 VOLEUSE ! orsque Sonea quitta les quartiers des novices, la surprise et le plaisir lui coupèrent le souffle. Le ciel, strié de nuages orange, était d’un bleu pâle et lumineux. Derrière la colline Sarika, le soleil se levait. Sonea avait découvert qu’elle aimait ces heures-là, quand tout est encore paisible. L’hiver approchait et chaque jour, l’aube se levait un peu plus tard. Aujourd’hui, Sonea pouvait y assister. Des domestiques encore à moitié endormis la regardèrent d’un œil rond entrer dans le réfectoire, et l’un d’eux, sans un mot, lui tendit un savoureux pain chaud pour qu’elle l’emporte dehors. Les domestiques s’étaient habitués à ses apparitions impromptues. Sonea se rendit ensuite aux bains. Parmi tous les endroits de la Guilde, c’était l’un de ceux où elle se sentait le plus en sécurité. Les hommes et les femmes y étaient strictement séparés par une épaisse cloison. Même Issle ou Bina n’avaient jamais tenté d’ennuyer Sonea aux bains. Il y avait toujours des magiciennes, et la novice risquait moins d’être harcelée. Regin avait rapidement découvert qu’insulter et ridiculiser la jeune fille n’impressionnait pas ses nouveaux camarades. Comme Sonea l’avait espéré, il n’avait pas réussi à se mettre les élèves dans la poche. Quant à ses tentatives pour approcher Poril, elles avaient tourné au fiasco puisque l’adolescent refusait de croire – et craignait –qu’on s’intéresse à lui. À midi, Regin rejoignait toujours son ancienne classe au réfectoire. Sonea pensait qu’il n’abandonnerait pas son ancienne bande tant que ses nouveaux camarades ne feraient pas bloc autour de lui. Et maintenant que leur harcèlement avait repris, les anciens condisciples de Sonea avaient besoin de temps pour mettre leurs plans au point. Il ne leur restait que quelques heures – avant le premier cours et après le dernier – pour trouver et tourmenter la jeune fille. Sonea se cachait du mieux qu’elle pouvait jusqu’à la sonnerie de début des classes. La sortie était plus difficile : le groupe se contentait de l’attendre, et elle ne pouvait pas faire grand-chose pour l’éviter. Ses camarades ne l’ennuyaient jamais, mais aucun d’eux n’avait bougé le petit doigt pour l’aider. Quant à Poril, le pauvre, il n’impressionnait personne. Il restait en arrière, tremblant et tout pâle, pendant que Sonea supportait les moqueries de Regin. De temps à autre, elle parvenait à éviter le groupe en proposant son aide à un professeur ou en posant une question dont la réponse prenait tout le chemin du retour. La présence d’un seul mage dans les couloirs suffisait parfois pour que Sonea échappe à ses poursuivants. Rothen venait la chercher à la sortie de certains cours, mais la novice devait alors endurer une flopée de sous-entendus le lendemain. Ses anciens « camarades » la laissaient tranquille dans les quartiers des novices. Un jour, ils étaient entrés en force dans sa chambre et avaient jeté ses affaires par terre. Quand Sonea avait demandé mentalement au seigneur Ahrind comment se débarrasser d’invités indésirables, il était entré dans la pièce, fou de rage, et avait exigé de savoir ce qui se passait. Le groupe n’avait jamais réessayé d’entrer – à moins que la novice ne s’en soit pas rendu compte. Fatiguée de voir ses livres jetés au sol, ses notes prendre feu et ses plumes et encriers se briser, Sonea avait acheté un robuste cartable pour ranger ses affaires. Et puis, protéger son cartable magiquement lui faisait réviser ses leçons. Sonea quitta les bains et regarda quels novices traînaient autour du bâtiment. Elle serra plus fort la poignée de son cartable en entrant dans l’université et s’engouffra dans l’escalier. Au second étage, la novice étudia rapidement les visages autour d’elle. Un troupeau de robes brunes attendait hors de sa salle de classe, les têtes penchées les unes vers les autres. Sonea sentit son estomac se nouer. Elle examina le couloir et vit, loin d’elle, un mage discuter avec un novice. Était-il assez près pour décourager Regin ? Peut-être. Sonea approcha aussi discrètement que possible de la porte de la classe. Lorsqu’elle eut presque atteint son but, le magicien tourna brusquement les talons et descendit l’escalier. Issle leva la tête et vit Sonea au même moment. — Beurk ! cria Issle d’une voix pointue qui résonna dans le corridor. Qu’est-ce qui pue comme ça ? Regin leva lui aussi les yeux et sourit. — C’est l’odeur des Taudis ! Fais attention, plus tu en approches, plus ça sent ! Regin se plaça devant Sonea et regarda ce qu’elle tenait à la main. — Il y a peut-être quelque chose qui pue dans son nouveau cartable ? Sonea recula au moment où Regin tendait le bras, mais une grande silhouette vêtue de noir sortit d’un couloir et le garçon se pétrifia, la main toujours prête à se refermer sur le cartable. L’élan de Sonea la mit hors de portée de Regin, mais la projeta dans les jambes du magicien. La jeune fille s’avisa brusquement qu’elle était la seule à bouger. Immobiles, tous les autres novices présents dans le couloir regardaient le magicien. Le mage vêtu de noir. Le haut seigneur. Dans la tête de Sonea, une petite voix se mit à hurler : — C’est lui ! Cours ! Fuis ! Elle recula précipitamment de quelques pas. Non, pensa-t-elle, n’attire pas l’attention sur toi ! Agis comme d’habitude. Sonea reprit son équilibre et salua profondément le haut seigneur. Il continua son chemin sans lui jeter un regard. Les autres novices imitèrent Sonea et firent la révérence. La novice profita de cette diversion pour échapper à Regin et se faufiler dans la classe. Elle sentit aussitôt disparaître les effets de la présence du haut seigneur. Les novices étaient détendus sur leurs sièges, et le seigneur Vorel était tellement plongé dans ses écritures qu’il ne releva même pas le salut de Sonea, qui alla s’asseoir à côté de Poril et poussa un long soupir. Durant les quelques instants où la surprise avait pétrifié les autres élèves, on eût dit que seules Sonea et la sombre silhouette qui hantait ses cauchemars existaient. La novice lui avait même fait une révérence. Elle regarda ses mains, toujours serrées sur la poignée de son cartable. La jeune fille saluait si souvent, maintenant, qu’elle n’y pensait plus. Mais ça, c’était différent… Sonea bouillait de rage. Sachant qui le haut seigneur était en réalité, ce qu’il était capable de faire… Tous les jeunes gens se levèrent. Sonea suivit le mouvement et vit que le dernier des novices était entré sans que le seigneur Vorel ne s’adresse aux élèves. Le guerrier désigna la porte, et les novices commencèrent à sortir. Surprise, Sonea suivit Poril. — Laisse tes livres ici, dit Vorel à la jeune fille. Elle regarda son cartable, puis les pupitres de la salle pour voir si les élèves avaient eux aussi laissé leurs affaires. Retournant à sa place à contrecœur, elle posa son cartable sur son bureau avant de se précipiter pour rejoindre ses camarades. Les novices parlaient entre eux avec excitation. Poril, lui, semblait malade. — Qu’est-ce qui se passe ? chuchota Sonea à l’oreille de son ami. — Le… l’arène, répondit-il d’une voix tremblante. Le cœur de Sonea battit la chamade. L’arène. Jusque-là, les leçons martiales avaient consisté en de longs cours d’histoire ou en des conseils sans fin sur la meilleure façon d’invoquer un bouclier. Les élèves n’avaient jamais quitté les salles de classe, même s’ils savaient que les facettes plus offensives des cours seraient peut-être étudiées dans l’arène. Un sentiment étrange – pas tout à fait de la frayeur – gagna Sonea pendant que la classe descendait les marches et sortait de l’université. La jeune fille ne s’était pas approchée de l’arène depuis le jour où Rothen l’avait emmenée voir une leçon, à l’époque où il faisait tout pour la persuader de rester à la Guilde. Sonea avait été troublée de voir les novices se jeter des sorts les uns aux autres. Cela lui avait rappelé les mauvais souvenirs du jour où elle avait lancé une pierre sur les mages. Son don s’était révélé à ce moment-là, et les magiciens, sans le vouloir, avaient causé la mort du jeune garçon qu’ils prenaient pour leur agresseur. Une simple erreur, mais qui avait transformé un innocent en un cadavre calciné. Les cours de sécurité, que les autres élèves prenaient par-dessus la jambe, emplissaient la jeune fille de terreur. Elle se demandait toujours combien d’erreurs étaient déjà survenues. Regin, Hal et Benon couraient dans l’allée du jardin et ils avaient pris de l’avance sur les autres. Même Narron et Trassia étaient roses d’excitation. Penser qu’ils pourraient tuer un enfant des Maisons par accident ou un noble venu d’un autre pays les calmerait peut-être. Mais une fille des Taudis ? Les élèves atteignirent le large espace dégagé, devant l’arène. Sonea examina les huit flèches incurvées qui en montaient et sentit la légère vibration du bouclier magique qu’elles supportaient. Puis elle approcha des gradins et regarda à ses pieds. L’arène était un cercle de pierre en forme de bol, au sol recouvert de sable blanc. Les flèches y étaient plantées à intervalles réguliers. Des escaliers de pierre s’élevaient jusqu’au niveau du jardin. Un portail carré s’ouvrait sur un des côtés, permettant d’entrer dans l’arène via un court escalier souterrain. — Suivez-moi, ordonna le seigneur Vorel. Mettez-vous en ligne. Il s’engagea dans l’escalier et fit signe aux novices de franchir le portail. Les élèves obéirent, et Poril passa en dernier. Le seigneur Vorel attendit que le silence se fasse, et s’éclaircit la gorge. — Voilà votre première leçon de frappes basiques. Ce sera aussi la première fois que vous utiliserez toute la puissance de votre magie ! Faites bien attention à ce que je vais vous dire : ce que vous ferez aujourd’hui est dangereux. (Le seigneur Vorel regarda les novices les uns après les autres.) Nous devons tous prendre nos précautions durant ces exercices. Vous pouvez tuer, même à votre niveau. Rappelez-vous-en. Je sévirai à la moindre incartade. Toute négligence sera sévèrement punie. Un frisson parcourut l’échine de Sonea. J’espère que la punition est assez grave pour faire comprendre à Regin qu’un accident n’est pas la bonne solution pour se débarrasser de moi. Vorel sourit et se frotta les mains avec impatience. — Je vais vous enseigner les trois frappes magiques de base. D’abord, voyons ce qui vous vient naturellement. Regin. Le garçon fit un pas en avant. Le seigneur Vorel recula presque jusqu’à l’extrémité de l’arène, leva les mains et les écarta. Un disque d’énergie brillant et à moitié invisible apparut devant lui. Vorel s’éloigna et fit un signe de tête à Regin. — Rassemble ta magie et envoie-la sur cette cible. Regin leva un bras et fit comme s’il jetait quelque chose vers le disque. Il fronça les sourcils, puis un éclair brillant surgit de sa main et frappa son objectif. — Bien, fit le seigneur Vorel. Un éclair de force, mais avec beaucoup d’énergie gâchée en lumière et en chaleur. Hal ? Sonea examina le disque luisant du professeur. Vorel devait l’utiliser pour savoir quel type d’énergie lançaient les novices… Mais la jeune fille se souvenait d’une autre cible – une cible qui l’angoissait et lui donnait la nausée. Un nouveau jet d’énergie frappa le disque. Cette fois-ci, il était bleu. — Un éclair de chaleur, dit Vorel, pour expliquer la différence entre les différentes frappes. Sonea ne l’écoutait que d’une oreille, incapable de se détacher de ses souvenirs… La foule qui court… un cadavre calciné… l’odeur de la chair brûlée… — Benon. Le Kyralien avança. Le rayon qui jaillit de ses doigts était presque transparent. — Éclair de force, nota Vorel d’un ton satisfait. Narron ? Un autre jet d’énergie vibra dans l’air. — À part la chaleur gâchée, c’était un éclair de force. Trassia… Une série de flammes éblouit Sonea. — Langue de feu, expliqua Vorel d’une voix perplexe. Seno… Le Vindo fronça longuement les sourcils avant qu’un éclair bondisse de sa main. Il partit de travers et rata la cible. Au moment où il s’écrasa sur la barrière magique de l’arène, un tintement cristallin retentit dans l’air. L’impulsion éclata en fils d’énergie. Sonea déglutit péniblement. Ce serait bientôt son tour… — Yalend. Le garçon debout à côté de Sonea avança et frappa le disque sans hésiter. — Sonea… La novice fixa le disque, mais tout ce qu’elle voyait, c’était un cadavre noirci qui lui rendait son regard. Apeuré, mais ne comprenant pas ce qui lui était arrivé… — Sonea ? Elle prit une profonde respiration et repoussa l’image cauchemardesque. Quand j’ai décidé de rejoindre la Guilde, je savais que je devrais en passer par là. Ces sorts ne sont que des jeux… Un jeu dangereux, créé pour entraîner les mages à la guerre au cas où les Terres Alliées seraient attaquées. Le seigneur Vorel fit un pas vers Sonea, mais s’arrêta lorsqu’elle leva une main. Pour la première fois depuis ses leçons de Contrôle, elle se força à atteindre l’énergie présente en elle. Les novices piaffaient d’impatience. L’image du garçon revint à la charge. Sonea devait s’en débarrasser, où elle perdrait tous ses moyens. Regin grogna quelque chose à propos de peur, mais une silhouette apparut dans l’esprit de la jeune fille, qui sourit. Elle concentra toute sa volonté et propulsa une explosion de colère. Ce qui passait pour un juron, à la Guilde, retentit au-dessus du son cristallin. Sonea sentit son estomac se retourner. Avait-elle manqué la cible ? Des vagues de lumière s’élevèrent jusqu’au sommet des flèches avant de disparaître. La cible avait disparu. Sonea regarda Vorel sans comprendre. Le magicien se massait les tempes. — Je ne vous ai pas encore demandé d’envoyer toutes votre puissance, dit-il. C’était une… combinaison de… langues de feu et d’éclairs de force – je pense. (Il se tourna vers Poril, qui se tétanisa aussitôt.) Je vais invoquer de nouveau la cible dans un instant. Ne jette pas de sort avant que je te le dise. Durant plusieurs minutes, Vorel resta les yeux clos et silencieux. Puis il prit une longue inspiration et recréa le disque. — Vas-y, Poril. Le garçon leva les yeux au ciel, tendit une main et envoya un éclair presque invisible sur la cible. — Bien, dit le professeur en hochant la tête. Un éclair de force, sans magie perdue. Maintenant, vous allez tous tirer de nouveau, mais cette fois à pleine puissance. Ensuite, vous apprendrez tous à modeler vos éclairs dans un but précis. Regin. Sonea regarda les novices jeter leur sort contre la cible. Elle n’aurait pas su dire si les tirs étaient plus puissants, mais Vorel semblait satisfait. Lorsque ce fut le tour de la jeune fille, il hésita, puis haussa les épaules. — Allez. Voyons si tu peux faire la même chose. Amusée, Sonea rassembla son pouvoir et le projeta en avant. Le disque résista un instant avant de trembloter et de disparaître. Une lumière blanche fit vibrer le bouclier de l’arène et les novices baissèrent involontairement la tête. Le tintement résonna, puis tout redevint silencieux. Vorel scruta Sonea. — Ton âge te donne un avantage, c’est sûr, dit-il. Tout comme l’expérience de Poril l’aide à se contrôler. (Il invoqua une troisième cible.) Poril ? Montre-nous un éclair de force. Le garçon s’exécuta. Son sort était presque invisible. Vorel désigna la cible. — Comme vous pouvez le voir – ou pas – Poril n’a rien gâché. Aucune chaleur ou lumière excessives. Toute sa puissance a été dirigée vers l’avant, et nulle part ailleurs. Essayez maintenant de lancer des éclairs de force. Regin, tu commences. Le cours continua, et Sonea constata qu’il lui plaisait. Modeler ses sorts était un véritable défi. Mais le jeu ne durait que le temps de ressentir chaque type d’éclair. Sonea fut déçue lorsque Vorel leur fit signe de retourner en classe. Elle regarda autour d’elle, notant les sourires et les conversations passionnées des autres élèves. Ils montèrent les marches quatre à quatre, faisant résonner les couloirs de leur bavardage. Puis ils entrèrent dans la classe et se calmèrent en s’asseyant à leurs places. Le seigneur Vorel attendit qu’ils soient tous silencieux. — Pour notre prochaine leçon, nous travaillerons à améliorer vos boucliers. (Les novices s’affaissèrent sur leurs sièges, déçus.) Ce que vous avez vu aujourd’hui devrait vous faire comprendre à quel point il est vital de savoir se protéger, dit-il durement. Avant la pause de midi, j’aimerais que vous écriviez ce que vous avez appris aujourd’hui. Plusieurs élèves poussèrent des gémissements. Ils ouvrirent leurs cahiers pendant que Sonea frôlait les fermoirs de son cartable avant de s’apercevoir qu’elle ne les avait pas fermés magiquement. La jeune fille ouvrit son sac et soupira de soulagement en découvrant que ses affaires étaient intactes. Elle sortit ses feuilles de son cartable, mais quelque chose glissa d’entre les pages et tomba au sol avec un bruit métallique. — Ma plume ! Sonea leva la tête et vit que Narron la dévisageait. Elle fronça les sourcils, baissa les yeux jusqu’à un éclat doré à ses pieds et se pencha pour le ramasser. Une main lui arracha la plume des doigts. Sonea se rendit compte que le seigneur Vorel la dévisageait. Il se tourna vers Narron. — C’est la plume que tu disais avoir perdue ? — Oui, répondit Narron. Sonea l’avait dans son cartable. Vorel se retourna vers Sonea, la mâchoire crispée. — Où as-tu trouvé cette plume ? Sonea regarda son cartable. — Elle était là-dedans. — Elle a volé ma plume ! cria Narron, indigné. — Absolument pas ! protesta Sonea. — Sonea. (Les doigts de Vorel se serrèrent autour de la plume.) Viens avec moi. Le professeur tourna les talons et remonta l’allée de la classe. Sonea le regarda, incrédule, jusqu’à ce qu’il se retourne, l’air menaçant. — Maintenant ! cria-t-il. Sonea ferma son cartable et se leva pour le suivre jusqu’à la porte, consciente des yeux qui ne la quittaient pas. Elle regarda les novices. Ils ne pouvaient quand même pas croire qu’elle avait volé la plume de Narron – alors que Regin lui avait encore joué un tour à sa façon, ça crevait les yeux ! Les élèves, soupçonneux, rendirent son regard à la novice. Poril baissa la tête pour ne pas avoir à poser les yeux sur elle. Blessée, Sonea se détourna. Elle était une fille des Taudis. Celle qui avait avoué avoir volé étant enfant. Une pauvre. Une amie des voleurs. Les élèves avaient vu Regin lui jouer des tours, mais ils n’étaient pas au courant des livres et des notes qu’il lui avait volés, ou des mauvais traitements qu’elle avait dû subir. Ils ne savaient pas à quel point le garçon était retors et déterminé. Sonea ne pouvait même pas accuser Regin. Et si elle osait tout dire et risquer une lecture de vérité, elle serait incapable de prouver qu’il avait fait le coup. Elle ne pourrait que démontrer sa propre innocence, et Sonea refusait de prendre un tel risque pour si peu. Si le directeur ne lui permettait pas de choisir le mage qui se chargerait de la lecture, quelqu’un risquait de découvrir le crime du haut seigneur. Vorel se retourna avant de passer la porte. — Narron, tu ferais mieux de venir aussi. Les autres, continuez votre devoir. Je ne reviendrai pas avant midi. Rothen nota la position des occupants dès qu’il entra dans le bureau du directeur de l’université. Assis sur son fauteuil, Jerrik avait croisé les bras et une expression sévère assombrissait son visage. Sonea était tassée sur une chaise, les yeux dans le vague. Un autre novice, raide comme un piquet, était juché sur un tabouret. Derrière lui se tenait le seigneur Vorel, les yeux brûlant de colère. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Rothen. — Votre novice a été trouvée en possession d’une plume, appartenant à son condisciple Narron, ici présent, répondit Jerrik en se rembrunissant encore, si c’était possible. Rothen regarda Sonea, mais elle ne leva pas les yeux. — C’est la vérité, Sonea ? — Oui. — Tu peux t’expliquer ? — J’ai ouvert mon cartable pour prendre mes notes, et la plume en est tombée. — Comment s’est-elle retrouvée là ? — Je n’en sais rien. — Tu ne l’y as pas mise ? demanda Jerrik en avançant vers la novice. — Je ne sais pas. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Je ne sais pas si je l’y ai mise. — Comment ça, tu ne sais pas ? Tu dois bien le savoir ? — Il est possible que la plume ait été dans mon cartable quand j’ai rangé mes affaires hier soir, répondit Sonea en écartant les mains. Jerrik secoua la tête, exaspéré, et prit une longue inspiration. — As-tu volé la plume de Narron ? — Pas délibérément, dit Sonea. Rothen faillit sourire : il avait eu de nombreuses conversations de ce genre avec sa protégée. Mais le moment était mal choisi pour jouer sur les mots. — Tu nous dis que tu as pu la voler sans le savoir ? demanda-t-il. — Comment peut-on voler par accident ? s’exclama Jerrik. Le vol est un acte délibéré ! — Si tu ne nies pas, Sonea, nous devrons croire à ta culpabilité, ajouta Vorel avec un grommellement de dégoût. La jeune fille leva les yeux sur son professeur et plissa soudain les paupières. — Nier ? Pourquoi faire ? Vous pensez déjà tout savoir ! Rien de ce que je pourrai dire ne vous fera changer d’avis ! Personne n’osa répondre pendant un moment. Lorsque Rothen vit le rouge monter aux joues de Vorel, il fit un pas en avant et posa la main sur l’épaule de Sonea. — Va m’attendre dehors, Sonea. La novice sortit et ferma la porte derrière elle. — Qu’est-ce que je suis censé faire ? s’exclama Jerrik. Si elle est innocente, pourquoi se moque-t-elle de nous avec ses réponses évasives ? Rothen fixa ostensiblement Narron. Jerrik suivit le regard du mage et hocha la tête. — Tu peux retourner en cours, mon garçon, dit-il. — Je peux récupérer ma plume, directeur ? demanda l’adolescent en se levant. — Évidemment… Jerrik fit un signe à Vorel. Rothen se rembrunit en découvrant la coûteuse plume incrustée d’or que tenait le professeur. Le garçon l’avait certainement reçue en cadeau, pour son entrée dans la Guilde. Lorsque Narron eut quitté la pièce, Jerrik interrogea Rothen du regard. — Vous disiez, seigneur Rothen ? Le magicien croisa les mains dans son dos. — Avez-vous entendu parler du harcèlement que font subir les novices à Sonea ? — Bien évidemment, répondit Jerrik. — Avez-vous identifié le chef de cette bande ? — Êtes-vous en train de me dire qu’un élève a voulu faire croire à ce vol ? — Je vous suggère simplement d’envisager cette possibilité. — J’aurais besoin de preuves. Aujourd’hui, nous n’avons qu’une plume manquante et retrouvée dans les affaires de votre pupille. Elle refuse de nier sa culpabilité et n’a pas accusé Regin de l’avoir cachée. Que devrais-je croire ? — Je suis certain que Sonea voudrait avoir des preuves, répondit Rothen en hochant la tête pour montrer qu’il comprenait le directeur. Et si elle n’accuse personne, c’est sans doute qu’elle n’en a pas. Comment pourrait-elle protester de son innocence dans ce cas précis ? — Ça ne la disculpe pas, nota Vorel. — Non, mais vous m’avez demandé d’expliquer son comportement, pas de prouver qu’elle n’a rien fait. Je peux seulement me porter garant. Je ne pense pas qu’elle ait volé cette plume. Vorel émit un petit bruit de gorge mais resta silencieux. Jerrik dévisagea les deux magiciens, puis les renvoya d’un geste de la main. — Je vais réfléchir à tout ça. Je vous remercie, vous pouvez partir. Appuyée contre le mur du couloir, Sonea fixait ses bottes sans rien dire. Vorel la regarda, mais passa devant elle sans lui adresser la parole. Rothen approcha d’elle, s’adossa au mur et soupira. — Ça ne s’annonce pas bien. — Je sais… — Tu as parlé de Regin ? — Et comment j’aurais pu le faire ? Je ne peux pas l’accuser, même si j’avais des preuves ! — Mais pourquoi ne… Rothen comprit soudain. Les règles de la Guilde ! Accuser quelqu’un impliquait se soumettre à une lecture de vérité. Sonea ne pouvait pas prendre ce risque. Les secrets dont elle avait la responsabilité ne devaient pas être révélés pour le moment. Rothen, ébranlé et frustré, fixa le sol en silence. — Tu les as crus ? demanda Sonea. — Bien sûr que non, répondit le mage en la regardant. — Tu n’as même pas eu un petit doute ? — Pas le moindre. — Peut-être que tu devrais ! Tout le monde n’attendait que ça. Ils se fichent de ce que je peux dire ou inventer, ça ne fait pas la moindre différence. Ils savent que j’ai volé avant de venir ici, alors ils pensent tous que je recommencerai, avec ou sans raison. — Sonea, dit-il gentiment, tes actions et tes paroles changent réellement quelque chose. Et tu le sais. Que tu aies dérobé de quoi manger il y a longtemps ne veut pas dire que tu restes une voleuse. Si tu étais une sorte de kleptomane, nous le saurions depuis longtemps. Tu devrais clamer haut et fort ton innocence, même si tu penses que personne ne te croira. Sonea ne pensait pas être totalement convaincue, mais elle hocha la tête. Lorsque la cloche de midi retentit, la jeune fille et le mage levèrent les yeux. Rothen s’écarta du mur. — Viens manger avec moi. Nous n’avons pas déjeuné ensemble depuis des semaines. — Je crois que je ne serai pas la bienvenue au réfectoire pendant un moment… Chapitre 14 MAUVAISES NOUVELLES es novices passaient un par un devant la table du seigneur Elben pour prendre une éprouvette. Sonea attendit, consciente qu’elle récolterait des regards hostiles si elle s’approchait. À son grand déplaisir, Regin était le dernier de la file. Il regarda la jeune fille, hésita, puis saisit les deux éprouvettes restantes. Le seigneur Elben fronça les sourcils en voyant le garçon les examiner, mais lorsque le professeur ouvrit la bouche pour faire une réflexion, Regin lança l’un des tubes à Sonea. — Tiens ! La novice tendit la main pour saisir le tube de verre. Mais il lui échappa des doigts, tomba par terre et vola en éclats. — Oh, je suis vraiment désolé ! s’exclama Regin en s’éloignant des morceaux de verre. Moi et ma maladresse… Le seigneur Elben pointa son long nez vers le garçon, puis vers Sonea. — Regin, trouve un domestique pour nettoyer tout ça. Sonea, tu te contenteras de regarder l’expérience. Sonea retourna à sa place. Elle n’était pas surprise. Le « vol » de la plume de Narron n’avait pas seulement changé l’opinion des novices à son égard. Avant le « larcin », Elben aurait dit à Regin de donner la dernière éprouvette à Sonea, ou il l’aurait envoyé en chercher une autre. Le « vol » avait confirmé ce que suspectaient déjà les élèves et les professeurs. La punition officielle de Sonea avait été de ranger des livres dans la bibliothèque des novices, une heure par jour, ce qui s’était révélé plutôt agréable – sauf lorsque Regin jouait la mouche du coche autour d’elle. La punition avait pris fin le vaindredi précédent, mais les novices et les professeurs traitaient toujours la jeune fille avec suspicion et mépris. La plupart du temps, la classe faisait comme si Sonea n’était pas là. Mais lorsque l’adolescente s’approchait trop d’un novice, ou pire, osait adresser la parole à quelqu’un, elle recevait en réponse un regard glacial. Elle n’avait pas essayé de rejoindre ses camarades dans le réfectoire et avait repris sa vieille habitude de sauter le repas de midi ou de déjeuner avec Rothen. Mais tout n’allait pas si mal. Depuis que Sonea avait constaté que ses pouvoirs étaient bien supérieurs à ceux des autres élèves, elle s’était découvert une nouvelle confiance en elle. Sonea n’avait pas besoin d’économiser ses forces pour les cours pratiques, comme on l’avait recommandé aux adolescents de sa classe. Elle gardait donc en permanence autour d’elle un bouclier magique, assez puissant pour la protéger des projectiles, bousculades et autres farces idiotes. Du coup, elle pouvait se frayer un chemin au milieu de Regin et de son groupe s’ils l’encerclaient dans un couloir. Sonea avait aussi protégé sa porte avec un sort, comme sa fenêtre et sa malle. Elle utilisait sa magie nuit et jour, et ne se sentait pas fatiguée. Même pas après un cours de magie martiale particulièrement difficile. Mais elle était seule. Sonea soupira en voyant la chaise, vide en face d’elle vide. Poril s’était blessé la semaine précédente, en se brûlant les mains pendant qu’il étudiait. Il lui manquait beaucoup, surtout depuis qu’il s’était moqué comme d’une guigne de cette histoire de vol. — Seigneur Elben ? Sonea leva les yeux. Une femme en robe verte se tenait sur le seuil. Elle entra et poussa doucement un petit novice en avant. Sonea sentit son cœur s’illuminer. — Je pense que Poril a assez récupéré pour revenir en classe, dit la guérisseuse. Il ne peut toujours pas se servir de ses mains, mais il pourra suivre les cours. Le regard de Poril se riva aussitôt sur Regin. Puis il baissa les yeux, salua le seigneur Elben et fila à sa place. La guérisseuse hocha la tête en direction du professeur et quitta la pièce. Elben reprit le cours, et Sonea ne put s’empêcher de regarder le dos de son ami de temps à autre. Poril ne semblait pas suivre la leçon. Il se tenait très droit et fixait parfois ses mains, encore rouges de tissu cicatriciel. Les heures passèrent et, lorsque la cloche de midi retentit, il attendit que tous les novices aient quitté la pièce avant de se lever et de sortir précipitamment. — Poril ! appela Sonea. Elle salua rapidement le professeur et rattrapa son ami en quelques enjambées. — Je suis contente que tu sois revenu, dit-elle, souriant en voyant qu’il la regardait. Tu auras besoin de mes notes ? — Non, fit le garçon en allongeant le pas. — Poril ? lança Sonea en lui prenant le bras au vol. Qu’est-ce qui se passe ? Poril la dévisagea, puis jeta un coup d’œil au reste de la classe, qui marchait plus loin dans le couloir. Regin restait à l’arrière du groupe, regardant Sonea et Poril par-dessus son épaule avec une expression qui glaça les sangs de la novice. — Je ne peux pas te parler, dit Poril en frissonnant. Je ne peux pas. Il dégagea son bras de la main de Sonea. — Mais… — Non. Laisse-moi tranquille ! Sonea reprit le bras du garçon et ne le lâcha pas. — Je ne te laisserai pas tant que tu ne me diras pas ce qui se passe, gronda-t-elle, les dents serrées. — C’est Regin, répondit Poril après une hésitation. Devant la pâleur de Poril, Sonea eut l’estomac retourné. Il regardait toujours les autres novices, et la jeune fille comprit qu’il ne voulait rien dire de plus. La seule chose qu’il voulait, c’était s’éloigner d’elle. — Qu’est-ce qu’il t’a dit ? le pressa-t-elle. — De ne plus te parler, répondit Poril en avalant sa salive. Je suis désolé… — Tu vas lui obéir au doigt et à l’œil, c’est ça ? (Sonea savait qu’elle était cruelle, mais la jeune fille était hors d’elle.) Pourquoi tu ne lui as pas dit d’aller se noyer dans la Tarali ? — Mais je l’ai fait, répondit-il en levant ses mains devant son visage. La colère glaça Sonea de la tête aux pieds. Elle dévisagea son ami. — Il a osé ? Poril hocha la tête, si légèrement que Sonea faillit ne pas le remarquer. La novice sonda le couloir, mais les élèves avaient déjà descendu l’escalier. — C’est… Pourquoi tu n’as rien dit ? — Je ne peux rien prouver. Une lecture de vérité apporterait les preuves dont avait besoin Poril. Le jeune garçon avait-il un secret à cacher, comme Sonea ? Ou était-il tellement terrifié à l’idée qu’un mage pénètre son esprit qu’il ferait tout pour l’éviter ? — Il ne peut pas s’en tirer comme ça, dit Sonea. Te brûler les mains juste parce que tu es mon ami ? S’il te menace encore, viens m’en parler ! Je vais… je vais… — Tu… quoi ? Tu ne peux rien faire, Sonea. (Poril s’empourpra de honte.) Je suis désolé, mais c’est au-dessus de mes forces. C’est tout. C’est tout, répéta-t-il en tournant les talons avant de descendre le couloir. Accablée, Sonea le suivit de loin. Elle atteignit l’escalier et le descendit lentement. Au pied des marches, elle entendit des échos de voix étouffés. Elle regarda le grand hall, et resta muette de surprise. L’entrée était pleine de magiciens. Ils se tenaient là, deux par deux ou par groupes plus nombreux, et parlaient. Sonea s’arrêta, se demandant ce qui avait pu les amener ici tous ensemble. Ce n’était pas un jour de réunion, il devait donc y avoir une autre raison. — Je me ferais toute petite, si j’étais toi, dit une voix dans son dos. Sonea sursauta et fit face à Regin. — Ils pourraient se dire qu’ils en ont manqué une, ajouta-t-il, une joie mauvaise faisant briller son regard. Sonea recula, étonnée, déjà sûre qu’elle ne voulait pas en savoir plus. Les yeux de Regin s’illuminèrent quand il devina qu’elle ne comprenait pas. Il s’approcha. — Tu ne piges pas, hein ? (Sa bouche se tordit en un hideux sourire.) Tu as oublié ? Aujourd’hui, c’est le jour de votre grande fête, à vous, les pouilleux. Le jour de la Purge. La révélation frappa Sonea comme un coup de poing. La Purge. Depuis trente ans, depuis la première Purge et à date fixe, le roi envoyait ses soldats et la Guilde nettoyer les rues de la cité de ses vagabonds et de ses miséreux. Le but, ou du moins le prétexte du roi, était de rendre la ville plus sûre en la vidant de ses petits délinquants. En vérité, les voleurs – la véritable organisation – s’en moquaient bien : ils possédaient leurs propres moyens pour entrer et sortir de la ville. Seuls les pauvres et les sans-abri étaient repoussés dans les Taudis. Et les gens qui, comme la famille de Sonea un auparavant, louaient des chambres dans des meublés « surpeuplés et dangereux ». Sonea était si furieuse, ce jour-là, qu’elle avait rejoint un groupe d’adolescents qui jetaient des pierres aux magiciens. C’était là quelle avait découvert ses pouvoirs. Regin éclata de rire. La colère gagnait la jeune fille et Sonea se força à s’éloigner. Le garçon lui barra la route. En voyant la joie de son triomphe et la satisfaction tordre le visage de Regin, Sonea fut soulagée de savoir que les novices ne se joignaient pas à la Purge. Puis elle pensa à l’avenir et frissonna. Regin attendait avec joie le jour où il pourrait utiliser son don pour chasser les pauvres hors de la cité. — Ne t’en va pas maintenant, dit Regin en désignant le hall du menton. Tu ne veux pas demander à ton tuteur s’il s’est bien amusé ? Rothen ? Non, il ne ferait pas… Certaine que le garçon la tourmentait, Sonea fouilla la pièce du regard et reconnut les traits familiers dans un groupe de magiciens. Rothen. La jeune fille se pétrifia. Comment pouvait-il faire ça en connaissant Les sentiments de Sonea ? Mais comment aurait-il pu désobéir au roi… Si, il pouvait ! Tous les mages ne participent pas à la Purge ! Il aurait pu refuser et laisser sa place à un autre ! Comme s’il avait senti le regard de sa pupille, Rothen tourna les yeux vers elle, remarqua Regin à côté d’elle et fronça les sourcils. Le garçon gloussa bêtement. Ne désirant plus que s’enfuir, Sonea dépassa Regin et sortit à grandes enjambées de l’université. L’adolescent la suivit, se moquant d’elle jusqu’aux quartiers des mages où il la laissa entrer seule. Sonea se précipita dans les appartements de Rothen et fut soulagée de les trouver vides. Elle ne voulait pas voir Tania, au cas où sa rage la rendrait désagréable. La porte s’ouvrit peu après. — Sonea. Rothen avait l’air désolé. La jeune fille ne lui répondit pas, mais cessa de faire les cent pas dans la pièce. S’arrêtant devant la fenêtre, elle regarda dehors. — Je suis désolé, Sonea, et je sais que tu penses que je te trahis, je voulais te voir pour te dire que j’y allais. J’ai toujours remis cette conversation à plus tard, et je n’ai pas su que nous devions partir avant ce matin, très tôt. — Tu n’avais pas besoin d’en être, dit Sonea, la voix vibrante de colère. — Si, répondit-il. — Non ! Quelqu’un d’autre aurait pu y aller à ta place. — C’est vrai… Mais je dois y aller pour d’autres raisons. (Le mage approcha de Sonea, gardant une voix douce et tendre.) Je dois prendre part à la Purge, Sonea, pour m’assurer qu’aucune erreur ne sera commise. Si je n’y participais pas, et qu’il arrive quelque chose… (Il soupira.) Tout le monde est sur les nerfs, ces temps-ci. C’est peut-être difficile à voir, mais la confiance de la Guilde a été ébranlée par ce qui s’est passé l’année dernière. Que ce soit la peur de faire d’autres erreurs, ou celle de trouver un autre traîne-ruisseau « perce-bouclier » ne change rien. La Guilde a besoin de quelqu’un qui garde un œil sur elle. Sonea baissa les yeux. Ça semblait logique. Un peu plus calme, elle soupira et parvint à hocher la tête. Rothen sourit. — Tu me pardonnes ? demanda-t-il, plein d’espoir. — Je crois, oui… Sonea regarda ailleurs et vit que Tania avait laissé sur la table un repas composé de pains savoureux et de plats froids. Visiblement, un en-cas préparé par quelqu’un qui ignorait quand son maître rentrerait. — Viens, et régale-toi, dit Rothen. Acceptant l’invitation, Sonea prit une chaise et se mit à table. Le carrosse de la Guilde s’arrêta devant un simple bâtiment à deux étages. Lorlen en descendit, ignorant les regards curieux et surpris des passants. Il se dirigea à grands pas vers la porte de la Première Garnison de la cité, et, alors qu’un domestique lui ouvrait un battant, entra dans un hall étroit. La pièce était décorée avec goût mais sans extravagance. Des fauteuils étaient disposés par groupes un peu partout dans la salle, une configuration qui rappela le salon nocturne de la Guilde à Lorlen. Un couloir latéral donnait accès au reste du bâtiment. — Administrateur. Lorlen se retourna et vit le fils de Derril se lever de l’un des fauteuils. — Capitaine Barran. Félicitations pour votre nouveau poste. Le jeune homme sourit. — Je vous remercie, administrateur. (Il désigna le couloir.) Venez dans mon bureau et je vous donnerai les dernières nouvelles. Barran guida Lorlen jusqu’à une porte, presque au bout du corridor, et le fit entrer dans une pièce cossue. Un des murs était recouvert de meubles à tiroirs, et un bureau coupait la salle en deux. Barran désigna l’une des deux chaises et attendit que Lorlen s’asseye pour prendre l’autre. — Votre père ma dit que vous aviez changé d’opinion à propos de cette femme, dont nous avons parlé l’autre jour, commença Lorlen. Que vous pensiez que c’était finalement un meurtre. — Oui, répondit Barran. Il y a eu depuis d’autres suicides, trop semblables à celui-ci. Dans tous les cas, impossible de retrouver l’arme, et chaque fois, des signes d’intrusion. Toutes les victimes portent des traces de doigts sur leurs blessures. Ce sont d’étranges coïncidences. (Il s’arrêta un instant.) Ces suicides ont commencé à peu près un mois après la disparition de ces meurtres rituels, comme si le tueur avait deviné qu’il attirait l’attention sur lui et avait décidé de changer ses méthodes, dans l’espoir de faire passer ses crimes pour des suicides. — Ou peut-être est-ce un autre meurtrier, avança Lorlen. — C’est possible, répondit Barran. (Il hésita un peu.) Il y a quelque chose d’autre, qui ne vaut sans doute pas la peine que je vous en parle. J’ai demandé à mon prédécesseur s’il avait eu vent d’affaires aussi étranges. Il m’a parlé d’une série discontinue de meurtres, qui s’étend sur ces quatre ou cinq dernières années. (Barran eut un rire sans joie.) Il a ajouté que c était le prix à payer pour vivre en ville. Un frisson courut le long de la colonne vertébrale de Lorlen. Akkarin était revenu de ses voyages il y avait tout juste cinq ans. — Et avant ? Rien de ce genre ? demanda-t-il. — Je ne crois pas… Il me l’aurait dit. — Et les meurtres étaient les mêmes ? — Dans le sens où ils suivaient un mode opératoire avant d’en adopter un autre, oui. Mon prédécesseur a d’abord pensé que l’un des voleurs abattait les membres d’un autre gang. Ce meurtrier aurait pu marquer ses victimes, pour que ses rivaux sachent qui avait tué l’un des leurs. Mais les victimes n’avaient aucun lien entre elles, ni avec les voleurs. » Il a alors pensé qu’un assassin se bâtissait une réputation grâce à des meurtres identifiables. Mais peu de victimes étaient de mauvais payeurs, ou avaient une autre bonne raison d’être tués. Mon prédécesseur n’a rien trouvé pour relier ces morts, et moi non plus. — Et un simple cambriolage ? — Quelques victimes ont été dépouillées, mais pas toutes, répondit Barran en secouant la tête. — Il y a des témoins ? — Ça arrive. Leurs descriptions varient. Ils ont tous mentionné un même détail, toutefois, ajouta Barran avec une étincelle d’intérêt dans le regard. Le tueur porte une bague ornée d’une grosse gemme rouge. — Vraiment ? demanda Lorlen en fronçant les sourcils. Avait-il déjà vu Akkarin avec une bague ? Non. Le haut seigneur ne portait jamais de bijoux. Mais ça ne voulait pas dire qu’il ne pouvait pas glisser un anneau à son doigt lorsqu’il était hors de vue. Mais pour quoi faire ? Lorlen secoua la tête et soupira. — Avez-vous découvert un indice qui laisse penser que ces victimes sont tuées magiquement ? — Mon père trouverait ça passionnant, répondit Barran en souriant. Mais non, pas le moindre. Il y a de curieux éléments dans certains crimes, mais aucune trace d’éclairs, ni de quelque chose qui nécessite une explication hors du commun. Évidemment, Barran aurait été incapable de reconnaître un crime de nécromancien. Lorlen n’était même pas certain qu’un tel crime laisse des traces identifiables par un magicien. Il devait quand même obtenir le plus de détails possible. — Que pouvez-vous me dire d’autre ? — Vous voulez les détails de chaque meurtre ? — Oui. Barran désigna le mur couvert de tiroirs. — J’ai là-dedans tous les rapports concernant ces meurtres étranges. Et il y a de quoi faire. Lorlen fut désorienté par le nombre de tiroirs. Il y en avait tant… — Seulement les plus récents, alors ? Barran hocha la tête. Il se dirigea vers le mur et tira un gros dossier de l’un des tiroirs. — Je suis heureux de savoir que la Guilde s’intéresse aux affaires de ce genre, dit-il. — Mon intérêt est purement personnel, répondit Lorlen avec un sourire. Mais si la Guilde peut vous aider, faites-le-moi savoir. Je suis certain que ces enquêtes sont entre les mains des personnes les plus compétentes. Barran eut un sourire ironique. — Je l’espère, administrateur, je l’espère sincèrement. Les nuages gris sombre, au-dessus du bouclier de l’arène, roulaient lentement vers le quartier nord. Dans les jardins, le vent secouait les arbres. Le ciel s’obscurcissait à l’approche de la saison froide, mais les dernières feuilles étaient encore d’un jaune et d’un rouge vifs. Il n’y avait pas un souffle de vent dans l’arène. Le bouclier magique la protégeait des rafales, mais pas du froid. Sonea résista à l’envie de serrer ses bras autour de son torse pour coller ses sous-vêtements de laine le plus près possible de sa peau. Le seigneur Vorel leur avait ordonné de ne rien invoquer, pas même une protection contre le froid. — Rappelez-vous ces règles capitales, dit-il. La première : lors d’une attaque, il faut plus d’énergie pour garder son bouclier que pour envoyer un éclair sur cette cible. La deuxième : un éclair incurvé ou modifié nécessite plus de force qu’un autre, plus simple. La troisième : la chaleur et la lumière voyagent plus vite et plus facilement que la force, donc, un éclair de force est plus coûteux en énergie qu’une langue de feu. Le seigneur Vorel se tenait devant sa classe, les jambes tendues et les mains sur les hanches. Il regarda Sonea. — Les éclairs sont faciles à lancer, c’est pour ça que les magiciens les utilisent très souvent. C’est aussi pour ça que les boucliers sont si importants pour un guerrier et que les novices passent tant d’heures à s’entraîner à se protéger. Souvenez-vous des règles de l’arène. Une fois que votre bouclier est désintégré, vous savez perdu. Pas besoin d’aller plus loin. Le froid et une autre sensation firent frissonner Sonea. Aujourd’hui, pour la première fois, les novices se battraient les uns contre les autres. Tous les conseils de Vorel lui revinrent en mémoire. Sonea examina les visages des autres novices. La plupart avaient les joues rouges d’excitation, mais Poril était blanc comme un linge. Sonea et le garçon ayant toujours travaillé ensemble, le seigneur Vorel les apparierait sans doute aujourd’hui encore. La jeune fille se promit d’être prudente et d’y aller doucement avec son ancien ami. — Vous allez travailler avec quelqu’un de votre force, pour commencer, leur dit le professeur. Regin, avec Sonea. Benon, tu combattras Yalend. Narron, contre Trassia. Hal, Seno et Poril, chacun votre tour. Sonea sentit son sang se glacer dans ses veines. Il me met contre Regin ! Mais c’était logique. Ils étaient les deux meilleurs novices de la classe. Sonea aurait voulu pouvoir deviner ce qui allait se passer, afin de se montrer plus faible qu’elle ne l’était en réalité. Non, je ne dois pas penser comme ça. Vorel leur avait seriné qu’une bataille était perdue d’avance lorsqu’un mage pensait déjà avoir le dessous. Je vais battre Regin, se dit la jeune fille. Je suis plus forte que lui. C’est comme ça que je lui ferai payer les blessures de Poril. Mais garder cette détermination se révéla difficile quand Vorel fit venir Sonea près de Regin. Le professeur plaça la main sur l’épaule de la jeune fille, qui ressentit la magie autour d’elle lorsqu’il invoqua un bouclier. Un second guerrier, le seigneur Makin, fit de même avec Regin. — Le reste de la classe, sortez de l’arène, ordonna-t-il. Les novices obéirent, et Sonea se força à regarder Regin dans les yeux. Ils luisaient de malice et les coins de sa bouche se relevaient en un début de sourire. — Maintenant, lança Vorel pendant que les élèves s’asseyaient sur les gradins, prenez vos positions ! Sonea avala difficilement sa salive et avança vers le bord de l’arène. Regin alla se placer de manière à faire face à son adversaire. Vorel et Makin reculèrent et Sonea les sentit créer un bouclier pour se protéger. Son cœur s’affola. Vorel regarda Sonea, puis Regin, et lança : — Commencez ! Sonea invoqua un bouclier puissant et se prépara à soutenir le choc, mais le barrage d’éclairs qu’elle attendait n’arriva pas. Regin ne bougeait pas. Le poids de son corps sur une seule jambe, les bras croisés, il attendait. Sonea plissa les paupières. Le premier tir d’un duel était censé en dire long sur le caractère du combattant. La jeune fille examina Regin, et vit qu’il n’avait même pas invoqué de bouclier. Il changea de jambe d’appui, pianota sur son bras, frappa le sol du pied, puis lança un long regard étonné au professeur. Sonea risqua un coup d’œil vers Vorel, qui fixait les deux élèves, sans paraître perturbé par ce non-combat. Regin soupira assez fort pour que même les novices, sur les gradins, puissent l’entendre. Puis il bâilla. Sonea retint un sourire. Ce n’était pas une bataille de magie, mais de patience. Qui la perdrait en premier ? La jeune fille plaqua les mains sur ses hanches avant de lever les yeux vers les novices, sans plus se soucier de Regin. Certains adolescents les regardaient avec passion, d’autres semblaient étonnés ou ennuyés. Sonea posa à nouveau les yeux sur le professeur. Vorel lui rendit son regard sans trahir ce qu’il pensait. Elle pourrait peut-être pousser Regin à attaquer en premier… Et si j’abaissais mon bouclier ? Sonea affaiblit un peu sa protection magique. Aussitôt, des éclairs déferlèrent sur Sonea. Le bouclier qu’elle invoqua rapidement retint le sort pendant un instant avant de trembloter et de disparaître. Sa peau la brûla, là où la magie de Regin rencontra le bouclier protecteur de Vorel. — Assez ! L’éclair disparut, laissant des étoiles noires danser sur les rétines de Sonea. Elle clignait encore des yeux lorsque Vorel descendit au centre de l’arène. — Regin remporte la victoire, annonça-t-il. Des acclamations sans enthousiasme montèrent des rangs des novices, et Sonea rougit de honte lorsque Regin salua gracieusement. — Sonea, dit Vorel en se tournant vers elle, baisser son bouclier est une faute inadmissible, à moins de savoir en invoquer très rapidement un autre. Si tu veux utiliser de nouveau cette tactique, entraîne-toi. Vous pouvez aller vous asseoir, tous les deux. Benon et Yalend, à vous ! Sonea salua et se dirigea vers le couloir aussi vite qu’elle put. La tristesse s’abattit sur elle au moment où elle entrait dans le passage. Ce n’est que la première bataille, se dit-elle. Elle ne pouvait pas gagner tout le temps, et encore moins contre Regin dont le tuteur était un guerrier. S’ils étaient toujours appariés selon leur force, Sonea devrait se battre contre Regin à chaque leçon. Il était clair pour tout le monde que le garçon préférait la discipline guerrière aux deux autres, et Sonea avait entendu Hal dire que Regin prenait des cours particuliers. Comme elle n’avait aucun désir de devenir une guerrière ou de prendre des cours supplémentaires, elle pouvait être sûre qu’il serait toujours meilleur qu’elle dans ce domaine. Mais Vorel leur avait dit de se mettre avec quelqu’un de leur force pour commencer. Si les groupes de travail changeaient par rapport aux talents des élèves, et si Sonea prouvait qu’elle n’était pas au niveau de Regin, Vorel la mettrait avec un autre novice. Elle avait le choix : faire de son mieux et se retrouver systématiquement contre Regin, ou ne pas réussir pour éviter le garçon. Elle soupira et monta les marches pour rejoindre les autres élèves sur les gradins. D’une façon comme d’une autre, elle devrait encore subir de cuisantes défaites. Sonea songea à l’ancien dôme, la vieille structure en forme de bol retourné, à côté des quartiers des novices. Avant que l’arène soit construite, les élèves y prenaient leurs cours. Des murs épais protégeaient l’extérieur des éclairs perdus et empêchaient quiconque de voir ce qui s’y passait, à l’exception des combattants et de leurs professeurs. Même si l’endroit était oppressant, il offrait au moins un peu d’intimité. Sonea regarda Benon et Yalend commencer à se battre et s’ennuya très vite. Elle ne comprenait pas comment ces leçons, avec toutes leurs règles, pouvaient préparer les mages à un véritable conflit. Non, ces guerriers passaient leur vie entière à jouer à un jeu dangereux, alors que leur don pourrait être utilisé à de meilleures choses – comme la guérison. Sonea secoua la tête. Elle savait déjà que, quand le temps serait venu de choisir une discipline, elle ne revêtirait pas la robe rouge. Chapitre 15 ATTAQUE SURPRISE ! onea comprit que quelque chose n’était pas normal au moment même où elle entra en classe. Il y avait comme un courant magique dans la pièce. La jeune fille hésita sur le seuil. Elle avait réussi à éviter le groupe de Regin, mais son soulagement disparut d’un coup. Le seigneur Kiano leva les yeux et la regarda avec ferveur, comme si elle était une diversion bienvenue. — Il n’y aura pas cours aujourd’hui, Sonea. Surprise, la novice regarda le professeur. — Pas cours, seigneur ? Kiano hésita. Un sifflement attira l’attention de Sonea vers le centre de la pièce. Quatre novices étaient arrivés avant la jeune fille. Benon se tenait la tête entre les mains. Trassia et Narron avaient tiré leurs chaises à ses côtés. Regin était tranquillement assis derrière eux, pour une fois, le regard dénué de méchanceté. Trassia lorgnait Sonea d’un air accusateur. — Un novice est mort, Sonea, expliqua Kiano. Shern. Sonea fronça les sourcils en se souvenant de l’élève de la promotion d’été, celui que ses pouvoirs rendaient si étrange. Mort ? Des questions tourbillonnèrent dans l’esprit de la jeune fille. Comment ? Quand ? — Oh, va-t’en, c’est tout ! gronda Trassia. Sonea fixa la novice, surprise par son agressivité. — C’était le cousin de Benon, lui expliqua Kiano à voix basse. Trassia fixait Sonea. Alors, l’adolescente comprit. Elle avait demandé pourquoi les cours étaient annulés, et le seigneur Kiano avait été obligé de parler de la mort de Shern devant Benon. Sonea s’empourpra. Au moment où Narron, l’air renfrogné, commença à lever les yeux sur elle, la jeune fille sortit de la classe à reculons et s’enfuit. Sonea arrêta de courir après quelques foulées, taraudée par la colère et la frustration. Comment aurait-elle pu savoir que Shern était mort, et que Benon était son cousin ? Demander pourquoi la classe était annulée était parfaitement compréhensible. N’est-ce pas ? Les pensées de Sonea se tournèrent de nouveau vers Shern. Lorsqu’elle chercha à savoir ce qu’elle ressentait, la jeune fille ne trouva qu’une fade tristesse. Shern ne lui avait jamais adressé la parole, pas plus qu’aux autres élèves. En fait, tous les novices avaient ignoré Shern pendant les quelques semaines qu’il avait passées à l’université. Sonea atteignit les dernières marches et, soudain soulagée, vit que Rothen montait pour la rejoindre. — Ah, te voilà ! dit-il. Tu as entendu la nouvelle ? — Ils annulent les cours. — Oui… C’est ce qu’ils font toujours dans ces cas-là. Je suis venu te chercher dans ta chambre, mais tu n’y étais pas. Viens, allons prendre une boisson chaude. Sonea marcha en silence derrière le mage. Il lui semblait étonnant que la Guilde ferme l’université en raison de la mort d’un novice qui n’y avait passé que quelques semaines. Mais puisque tous les élèves, sauf elle, étaient des enfants de Maisons, le garçon avait probablement des liens familiaux avec plusieurs novices et magiciens. — Shern était dans ta première classe, je me trompe ? demanda Rothen lorsqu’ils entrèrent dans le salon. — Oui, hésita Sonea. Je peux te demander ce qui lui est arrivé ? — Bien sûr. (Rothen prit une théière et des tasses sur une desserte, et sortit deux bocaux d’un placard.) Tu te souviens de ce que je t’ai dit, à propos de la perte de Contrôle lorsqu’un magicien meurt ? — Toute la magie non utilisée se libère et consume le corps du mage. Rothen hocha la tête. Il posa la vaisselle et les bocaux. — Shern a perdu le Contrôle. Sonea sentit un frisson lui remonter le long du dos. — Mais il avait atteint le second niveau. — Oui, mais pas entièrement – ou pas bien. Son esprit n’a jamais été assez stable. (Rothen secoua la tête.) Cet état est rare, mais ça arrive parfois. Tu sais, lorsqu’on détecte le don chez un enfant, on le teste aussi pour dépister d’éventuels problèmes de ce genre. Parfois, il n’a tout simplement pas la force mentale ou la stabilité requise pour se Contrôler. — Je vois, dit Sonea. Rothen versa de l’eau dans la théière, avant d’y ajouter des feuilles de sumi prises dans l’un des bocaux. Sonea saisit l’autre et mélangea du raka en poudre dans l’eau avant de chauffer le tout grâce à sa magie. — Malheureusement, continua Rothen, certaines personnes développent un déséquilibre mental en grandissant, ou lorsque leur magie est éveillée. Et là, c’est trop tard. Elles perdent tôt ou tard le Contrôle qu’on leur a enseigné – généralement dans les premières années. Shern a commencé à montrer des signes d’instabilité il y a plusieurs mois. La Guilde l’a fait sortir de la cité et l’a logé dans un endroit construit pour des novices comme lui. Elle tente de les garder tranquilles et calmes, et ils sont suivis par des guérisseurs habitués à ce genre de problèmes. Mais personne n’a jamais trouvé comment les soigner, et aucun verrou que nous plaçons sur leurs pouvoirs ne tient bien longtemps. Sonea frissonna. — La première fois que je l’ai vu, j’ai trouvé que sa Présence était étrange. Rothen fronça les sourcils. — Tu as détecté son instabilité si tôt ? Personne d’autre n’a pu le faire. Je dois le dire à… — Non. (Une boule gonfla dans la gorge de Sonea. Si le magicien racontait à quiconque ce qu’elle avait vu d’anormal chez Shern, les autres novices auraient un reproche de plus à lui faire.) Non. S’il te plaît. Rothen dévisagea l’adolescente. — Personne ne va te regarder de travers parce que tu n’auras rien dit. Tu ne pouvais pas comprendre ce que tu ressentais. Sonea soutint le regard du mage, qui soupira. — Très bien… Je suppose que ça n’a plus d’importance, maintenant. (Rothen plaça ses mains autour de la théière. Aussitôt, de la buée s’éleva du bec.) Comment te sens-tu après tout cela, Sonea ? La novice haussa les épaules. — Je ne le connaissais pas. (Puis elle raconta à Rothen ce qui s’était passé, lorsqu’elle était entrée dans la classe.) C’est comme si tout était ma faute. Rothen fronça les sourcils en se versant une tasse d’infusion de sumi. — Ils ont sans doute été cassants parce que tu les as interrompus à un moment difficile. Ne te fais pas de souci à cause de ce qu’ils ont dit. Demain, ils auront tout oublié. — Alors, qu’est-ce que je dois faire aujourd’hui ? se demanda Sonea à voix haute. Rothen prit le temps de boire une gorgée avant de sourire. — Je pensais que nous pourrions nous organiser pour la visite de Dorrien. Le capitaine de l’Anyi avait été enchanté lorsque Dannyl lui avait demandé s’il naviguait vers les îles Vindos. Au départ, Dannyl avait pensé que le capitaine était simplement ravi de revoir sa terre natale, mais il s’était méfié quand l’homme avait insisté pour que Tayend et lui prennent sa propre cabine. Dannyl ne connaissait pas grand-chose aux marins vindos, mais il devait leur falloir plus que le mal du pays – ou leur respect de la Guilde – pour pousser un capitaine à abandonner sa cabine. L’après midi qui suivit leur départ, Dannyl découvrit la véritable raison de l’enthousiasme du capitaine. — Les bateaux pour Kikooville vont à Capia en premier, leur dit le capitaine pendant le repas. Ce chemin est beaucoup plus rapide. — Pourquoi ne naviguent-ils pas directement vers Kikooville ? demanda Tayend. — Des hommes mauvais vivent dans les îles Vindos supérieures, répondit le capitaine d’un air renfrogné. Ils volent les bateaux, tuent les équipages. Des gens dangereux. — Oh ! (Tayend regarda Dannyl.) Et nous allons passer près des côtes de ces îles ? — Pas de danger cette fois, expliqua le capitaine à Dannyl en souriant. Magicien à notre bord. On montre drapeau de la Guilde. Ils n’osent pas nous voler ! Dannyl sourit tout seul en se souvenant de la conversation. Il se doutait que les marchands prenaient de temps à autre le risque de hisser le drapeau de la Guilde même s’ils n’avaient aucun magicien à bord. Les pirates avaient dû comprendre le truc, et Dannyl n’aurait pas été surpris de voir un uniforme de la Guilde, réel ou copié, gardé dans un coffre, quelque part sur le bateau, au cas où un simple drapeau ne suffirait pas à effrayer les voleurs. Le mage avait été trop soulagé de quitter Lonmar pour se préoccuper de déguisements et de drapeaux. Le conflit du Conseil des Anciens lui avait fait perdre plus d’un mois en scandales et controverses. Les devoirs qui l’attendaient dans les îles Vindos étaient certes de moindre importance, mais Dannyl se demandait si l’archipel se révélerait plus complexe qu’il ne le semblait. À mesure que le bateau s’éloignait de la Lonmar et que l’équipage devenait de plus en plus nerveux et vigilant, Dannyl avait réalisé que la menace de pirates était bien réelle. Tayend avait traduit ce qu’il avait pu entendre des conversations entre les marins, et Dannyl en avait conclu qu’une rencontre avec les pirates n’était pas un risque, mais une certitude. Le magicien s’étonnait de la superstition des hommes d’équipage, persuadés que leurs vies tenaient à la présence de Dannyl sur le navire. Le magicien regarda Tayend, allongé sur la seconde couchette. L’érudit était pâle et amaigri. Des accès de mal de mer avaient prélevé leurs écots sur sa santé. Malgré sa faiblesse et son évident malaise, Tayend refusait toujours de laisser Dannyl le soigner. Jusque-là, leur voyage n’avait rien eu à voir avec la plaisante aventure qu’avait imaginée Tayend. Dannyl savait que l’érudit avait été, comme lui, soulagé de quitter la Lonmar. Lorsqu’ils auraient atteint Kikooville, décida le mage, ils passeraient une semaine ou deux à se reposer. Les Vindos étaient connus pour leur hospitalité et la chaleur de leur accueil. Heureusement, ils pourraient oublier le climat et l’étrangeté de la Lonmar, et Tayend retrouverait ses forces et l’enthousiasme du voyage. Deux petites lucarnes laissaient voir l’océan. Le ciel était d’un bleu mat de fin d’après-midi, vide de tout nuage. Dannyl approcha d’une ouverture et vit l’ombre lointaine des îles qui mouchetaient l’horizon – ainsi que deux gros bateaux. Le magicien entendit un bâillement et regarda Tayend. L’érudit s’étirait, assis sur la couchette. — Comment te sens-tu ? demanda Dannyl. — Mieux. C’est comment, dehors ? — Plutôt joli, si j’en crois ce que je vois. (Les navires étaient plus petits que l’Anyi. Ils fendaient les vagues et s’approchaient rapidement.) Je pense que nous aurons de la compagnie avant le dîner. Tayend s’appuya au mur de la cabine et s’approcha de Dannyl. Il regarda par la fenêtre. — Des pirates ? Des bruits de pas retentirent, puis on frappa à la porte. — Je les vois ! cria Dannyl. Tayend lui tapa sur l’épaule. — Le moment est venu d’être un héros, mon cher magicien. Dannyl foudroya du regard son ami avant d’ouvrir la porte et de sortir dans la coursive. Le mousse, un garçon de quatorze ans, lui fit de grands signes pour qu’il le suive. — Venez, vite ! dit-il, les yeux écarquillés. Dannyl suivit le garçon, traversa la pièce commune et sortit sur le pont. Il trouva le capitaine à la poupe du navire, le rejoignit en marchant parmi les cordages, et en montant un petit escalier. — Mauvais hommes, dit le capitaine en désignant les bateaux du doigt. Les navires étaient à moins de deux cents brasses. Dannyl leva les yeux sur le mât de l’Anyi et vit le pavillon de la Guilde claquer au vent. Le magicien regarda le pont et s’aperçut que chaque homme, jusqu’au mousse, portait un couteau ou une courte épée improvisée. Quelques-uns avaient des arcs et avaient déjà encoché une flèche qu’ils tenaient pointée sur les bateaux. Tayend eut un grognement dégoûté. — L’équipage n’a pas vraiment l’air de te faire confiance, murmura-t-il à Dannyl. — Il ne veut prendre aucun risque, répondit ce dernier. Tu en prendrais, toi ? — Tu es notre héros et notre protecteur. Je sais que tu vas nous sauver. — Es-tu obligé de répéter ça ? — Je veux juste que tu te sentes utile et apprécié ! lança Tayend en riant. Le navire de tête ne ralentit pas en approchant l’Anyi. Inquiet à l’idée que les pirates éperonnent leur bateau, Dannyl se campa devant le bastingage, prêt à faire changer le cap du navire. Celui-ci infléchit sa course au dernier moment, les voiles orientées de manière à se placer bord à bord avec l’Anyi. Des hommes trapus montèrent à bord des barques placées sur son côté. Ils levèrent de larges boucliers en direction du navire, prêts à essuyer une pluie de projectiles. Entre les écus, Dannyl vit luire des épées sous le soleil. Deux hommes tenaient des cordes enroulées et terminées par un grappin. Les hommes que voyait le magicien étaient plus mats et plus grands que la plupart des Vindos, apparemment un mélange de sangs vindo et lonmar. Des visages pleins d’expectative le fixaient. Un ou deux lancèrent un regard appuyé à un homme debout à la proue. Sans doute leur chef, pensa Dannyl. Lorsque le second bateau approcha de l’Anyi, l’homme leva une main et cria en vindo. Tayend émit un petit bruit étranglé, mais l’équipage resta silencieux. Dannyl fixa le capitaine. — Qu’est-ce qu’il a dit ? Le capitaine s’éclaircit la gorge. — Il demande combien nous voulons pour votre joli ami. Il dit pouvoir faire beaucoup d’argent en le vendant comme esclave dans l’Ouest. — Vraiment ? (Dannyl regarda Tayend.) Combien, à votre avis ? Cinquante pièces d’or ? Tayend dévisagea Dannyl. — Je ne connais pas le prix des esclaves mâles, répondit le capitaine en riant. Dannyl sourit à son tour et secoua la tête. — Moi non plus. Dites au pirate que mon ami n’est pas à vendre. (Dannyl fit face au flibustier.) Ajoute qu’il ne peut pas s’offrir la cargaison de ce navire. Le capitaine répéta ces mots en vindo. Le pirate sourit et leva la main pour faire passer un message au deuxième bateau. Des hommes se précipitèrent sur les cordages et les poulies, et les navires se dégagèrent rapidement de l’Anyi avant de prendre le large et de gagner de la vitesse. Le capitaine s’avança vers Dannyl. — Tuez-le maintenant, dit-il. Avant qu’il parte trop loin. — Non, répondit le magicien en secouant la tête. — Mais les pirates, mauvaises personnes ! Ils volent toujours les bateaux ! Ils tuent ! Ils prennent des esclaves ! — Ils ne nous ont pas attaqués, souligna Dannyl. — Vous les tuez, vous rendez la mer plus sûre. Dannyl se tourna pour faire face au capitaine. — Tuer les hommes d’un ou deux bateaux ne fera aucune différence. D’autres viendront les remplacer. Si les Vindos veulent des mages pour vider les îles de leurs pirates, ils doivent passer un accord avec la Guilde. Je peux utiliser mes pouvoirs uniquement pour me défendre, ou pour obéir à un ordre direct du roi, c’est la loi. Le capitaine baissa les yeux et se retira. Dannyl l’entendit murmurer en vindo avant d’ordonner à son équipage de retourner à ses occupations. Plusieurs des marins semblaient mécontents, mais se dirigèrent vers leur poste sans se plaindre. — Ce ne sont pas les seuls à être déçus de ta performance, dit Tayend. Dannyl dévisagea son ami, étonné. — Toi aussi, tu penses que j’aurais dû les tuer ? Tayend regarda les pirates qui s’éloignaient. — Je n’aurais pas protesté si tu l’avais fait. (Il sourit.) Mais j’attendais au moins un petit tour de magie. Rien de très tape-à-l’œil. Juste quelques étincelles et deux ou trois flammes. — Des étincelles et des flammes ? — Oui. Et pourquoi pas une trombe d’eau ? — Je suis désolé de t’avoir déçu, répliqua Dannyl sèchement. — Et c’était quoi cette réflexion, à propos de me vendre aux marchands d’esclaves ? Et pour seulement cinquante pièces d’or ! C’est insultant ! — Je m’excuse. Cent pièces d’or, ça t’aurait semblé plus correct ? — Non ! Et tu n’as pas l’air particulièrement désolé non plus. — Eh bien, je m’excuse de ne pas avoir réussi à te convaincre de mes excuses. Tayend leva les yeux au ciel. — Ça suffît ! Je retourne dans la cabine. Sonea serra son carnet de notes sur sa poitrine et soupira. La nuit tombait rapidement. Encore haut, le soleil perçait les ombres de la forêt quand la jeune fille était sortie. À présent, il ne restait qu’une mince lueur permettant à peine de distinguer les alentours. Sonea résista à l’envie d’invoquer un globe lumineux, sachant que cela la rendrait trop repérable. Tout près, elle entendit craquer une brindille. Elle s’arrêta et fixa les troncs. Entre eux, elle voyait vaciller au loin les lumières des quartiers des guérisseurs. Elle ne distingua aucun mouvement, n’entendit aucun bruit. Sonea laissa échapper le souffle quelle retenait, et reprit sa marche. Quelques semaines plus tôt, le seigneur Kiano avait emmené la classe aux plantations et aux serres, derrière les quartiers des guérisseurs, où poussaient les simples. Il leur en avait montré plusieurs variétés, et expliqué comment les reconnaître. Ensuite, il leur avait annoncé que, chaque semaine, il choisirait un novice pour l’accompagner aux plantations après la classe, afin de tester ses connaissances. Cet après-midi-là, c’était le tour de Sonea. Kiano l’avait renvoyée toute seule aux quartiers des novices après l’avoir interrogée. Sonea savait très bien que Regin ne manquerait pas une si belle occasion de la tourmenter hors de vue des mages, et elle s’était attardée, prétendant s’intéresser aux plantes, dans l’espoir de pouvoir suivre Kiano sur le chemin du retour. Mais quand le professeur avait commencé à discuter paisiblement avec un jardinier, elle avait compris qu’elle pourrait attendre longtemps. La jeune fille décida donc d’essayer autre chose. Pensant que Regin l’attendrait sur l’itinéraire habituel, elle passerait par la forêt, espérant ainsi contourner les quartiers des guérisseurs, pour retrouver le chemin de l’université. La jeune fille se pétrifia en entendant un bruit, sur sa gauche. Son sang se glaça lorsqu’un rire étouffé retentit, lui annonçant que son plan avait échoué. — Bonsoir, Sonea. La novice se retourna et reconnut une silhouette familière entre les troncs. Elle invoqua un globe lumineux, et les ténèbres reculèrent. Regin s’arrêta, un sourire sur les lèvres. Deux autres personnes apparurent derrière lui : Issle et Alend. Sonea entendit des bruits tout autour d’elle, et vit Gennyl, Vallon et Kano émerger des ombres. — Belle nuit pour faire une promenade en forêt, dit Regin en regardant autour de lui. Si calme. Tranquille. Personne pour nous interrompre. (Il fit un pas en avant.) Tu n’es plus la chouchoute des professeurs, hein ? C’est bien triste. Ce n’est vraiment pas juste qu’ils fassent attention à nous et pas à toi. Alors, j’ai pensé que je pourrais te donner une leçon moi-même. Des bruits de pas sur la neige apprirent à Sonea que les novices se rapprochaient. La jeune fille renforça son bouclier, mais, à sa grande surprise, les jeunes gens passèrent à côté d’elle pour rejoindre Regin. — Hum, reprit le novice, je devrais peut-être t’apprendre un ou deux trucs que m’a enseignés le seigneur Balkan. (Il regarda les autres élèves et sourit.) Oui, je pense que tu trouverais ça intéressant. L’estomac de Sonea se noua. Elle savait que Regin prenait des cours particuliers pour développer ses talents de guerrier, et que c’était Balkan, le maître de cette discipline, qui lui donnait ces leçons. Au moment où Regin leva les mains, les novices se rapprochèrent de leur chef et placèrent leurs paumes sur ses épaules. — Défends-toi ! dit le jeune garçon, imitant l’ordre habituel du seigneur Vorel. Sonea invoqua davantage de magie pour soutenir son bouclier et bloqua le flot d’énergie qui partit des mains de Regin. Les éclairs avaient peu de puissance, mais ils en gagnèrent rapidement jusqu’à devenir plus forts que tout ce que Sonea avait combattu dans l’arène. Surprise, elle renforça encore son bouclier magique. Comment était-ce possible ? Sonea avait assez souvent affronté Regin pour savoir de quoi il était capable. Il avait toujours été plus faible qu’elle. Était-il resté sur sa réserve, attendant juste le bon moment pour la surprendre avec sa véritable puissance ? Regin fit une vilaine grimace et fit un pas vers Sonea. L’attaque faiblit, puis cessa lorsqu’il se tourna vers les autres novices. Ils se précipitèrent vers lui pour reposer leurs mains sur ses épaules. Regin reprit son attaque dès que les élèves le touchèrent. Sonea réfléchit à ce que cela impliquait. Les adolescents donnaient leur pouvoir à leur chef, ça crevait les yeux. La jeune fille ne savait pas que c’était possible, mais elle ignorait beaucoup de choses sur le combat. Et elle avait pu aussi ne pas prêter attention pendant les longues et ennuyeuses leçons de Vorel. La magie présente dans l’air fit vibrer les nerfs de Sonea. La neige tombée entre elle et le groupe d’élèves avait fondu en flaques qui grésillaient. Tant de pouvoirs… L’idée qu’il était tout entier tourné contre elle fit battre le cœur de la novice. Si Sonea ne réussissait pas à maintenir son bouclier, les conséquences seraient rapides – et fatales. Regin prenait un tel risque… à moins que ? Et s’il voulait me tuer ? Bien sûr que non. Il serait renvoyé de la Guilde. Mais lorsque Sonea se représenta le garçon face à l’assemblée des mages, dans le hall de la Guilde, elle imagina facilement ce qui se dirait… Un accident malheureux. Regin ne devrait pas être blâmé pour le manque de talent magique de Sonea. Quatre semaines d’astreinte dans la bibliothèque, et que cela lui serve de leçon ! La colère balaya la peur de Sonea. Elle dévisagea les novices et vit qu’ils échangeaient des regards troublés. Regin ne souriait plus, mais grimaçait de concentration. Il grogna quelque chose, et les autres protestèrent. Quoi qu’ils puissent faire, ça n’avait pas l’effet escompté. Alors, c’était tout l’effet de leurs pouvoirs combinés ? Sonea sourit. Elle les tenait facilement à distance. Regin l’avait sous-estimée – et si le globe lumineux qui flottait au-dessus d’elle fournissait un indice, il lui restait de l’énergie à dépenser. Comment tout ça allait-il finir ? Sonea était certaine de briser leur assaut si elle contre-attaquait. Mais si les autres ne pouvaient pas se défendre, ce serait elle qui devrait faire face aux hauts mages et risquer l’expulsion. Et si les jeunes gens réussissaient à invoquer un bouclier, ils continueraient à pourchasser Sonea jusqu’aux quartiers des novices. Comment pouvait-elle se débarrasser d’eux ? Elle leva les yeux sur le globe lumineux. Si elle le faisait disparaître, les novices auraient besoin de quelques instants pour s’habituer à l’obscurité. Sonea pourrait en profiter pour s’enfuir. Malheureusement, elle aussi serait aveuglée pendant plusieurs minutes… Aveuglée… ? L’adolescente sourit et ferma les yeux. Elle modela sa volonté. Une lumière éclatante jaillit derrière ses paupières, et elle sentit que l’attaque cessait. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle vit les novices ciller ou se frotter le visage. — Je ne vois plus rien ! cria Kano. Ça a marché ! Sonea sourit quand Alend jura et tendit les bras en avant. Il avait presque perdu l’équilibre sur le sol inégal. Issle tâtonna autour d’elle jusqu’à ce qu’elle trouve un arbre et s’y accroche comme si elle craignait qu’il disparaisse. Sonea recula d’un pas. En entendant la neige crisser sous ses pas, Regin avança vers elle. Ses bottes glissèrent dans la boue sale résultant de la neige fondue, et il tomba le visage dans la gadoue. Il se redressa en poussant un cri de dégoût et de fureur. Sonea gloussa. Le visage déformé par la rage, Regin sauta sur ses pieds. Esquivant ses mains malhabiles, la jeune fille recula loin des novices. — Merci pour la leçon, Regin ! Maintenant, je sais que j’y vois plus clair ! Elle tourna les talons et partit vers les lumières de l’université. Elle riait. Chapitre 16 LES RÈGLES D’UNE ACCUSATION othen démontait un assemblage délicat d’éprouvettes, de clapets et de cornues de verre lorsqu’on l’appela. Le magicien leva les yeux et vit un jeune homme en livrée, portant la ceinture verte des messagers des guérisseurs, qui se tenait sur le seuil de la pièce. — Oui ? dit Rothen. — Dame Vinara vous demande aux quartiers des guérisseurs. Le cœur de Rothen battit la chamade. Que voulait Vinara ? Était-il arrivé quelque chose à Sonea ? Une des farces de Regin avait-elle mal tourné ? Ou était-ce à propos de quelqu’un d’autre ? Le vieil ami du mage, Yaldin ? Ou Ezrille, sa femme ? — J’arrive dans un instant, dit-il. Le messager le salua avant de se retirer. Rothen regarda le novice qui était resté dans la classe pour l’aider. Farind sourit. — Je vais finir à votre place, si vous voulez, seigneur. Rothen hocha la tête. — Très bien. Fais juste attention quand tu manipuleras l’acide. — Évidemment. Rothen se précipita dans le couloir et tenta d’arrêter de chercher la raison de l’appel de Vinara. Il serait fixé bien assez tôt. Au-dehors, l’air nocturne était glacial et le magicien invoqua un bouclier magique autour de lui avant d’en réchauffer l’intérieur. Il atteignit les quartiers des guérisseurs et constata que dame Vinara l’attendait à l’entrée. — Vous m’avez fait demander ? demanda Rothen, essoufflé. Un pâle sourire retroussa les lèvres de la guérisseuse. — Vous n’aviez pas besoin de vous presser, seigneur Rothen, dit-elle. Les novices qui se prétendent victimes de votre protégée ne sont pas à l’article de la mort. Savez-vous où se trouve Sonea ? Victimes ? Qu’avait fait la jeune fille ? — Elle étudie certainement dans sa chambre. — Vous ne l’avez pas vue ce soir ? — Non. Que se passe-t-il ? — Six novices sont arrivés ici il y a une heure. Ils accusent Sonea de leur avoir tendu une embuscade dans la forêt et de les avoir aveuglés. — Aveuglés ? Mais comment ? — À l’aide d’une vive lumière. — Oh ! (Rothen se détendit, mais, voyant l’expression soucieuse de la guérisseuse, il se rembrunit.) Pas de façon permanente ? Vinara secoua la tête. — Non. Aucune de leurs blessures n’est sérieuse – certainement pas assez pour faire perdre leur temps aux guérisseurs. Les novices s’en tireront. — Ont-ils d’autres lésions, à part cet « aveuglement » ? — Les coupures et les bleus qu’ils se sont faits en sortant de la forêt. — Je vois, dit Rothen en hochant lentement la tête. L’un de ces novices serait-il le favori de Garrel, Regin ? — Oui, acquiesça Vinara, les lèvres pincées. J’ai entendu dire que Sonea a une aversion certaine pour ce garçon. Rothen éclata d’un rire bref et rauque. — Le sentiment est réciproque, je vous assure. Puis-je parler à Regin ? — Bien sûr. Je vais vous conduire à lui. Vinara tourna les talons et remonta le couloir principal du bâtiment. Rothen lui emboîta le pas en réfléchissant à tout ce qu’avait dit la guérisseuse. Il ne crut pas une minute que Sonea avait tendu une embuscade à Regin et ses amis. Il y avait plus de chance que ce soit le contraire. Quoi qu’il en soit, quelque chose ne s’était pas passé comme prévu. Les novices avaient pu s’aveugler eux-mêmes pour accuser Sonea, mais Rothen doutait que ce soit le cas. S’ils avaient monté ce coup, ils auraient prévu quelqu’un pour les trouver, les sortir de la forêt et les ramener jusqu’aux quartiers des guérisseurs. Que les élèves n’aient même pas appelé à l’aide mentalement suggérait qu’ils avaient rechigné à attirer l’attention sur leur situation. Vinara s’arrêta devant une porte et fit signe à Rothen d’entrer. Le mage regarda dans la pièce et vit un jeune homme qui lui était familier, vêtu d’une robe tachée de boue et assis sur le bord d’un lit. Empourpré, Regin serrait et desserrait les poings pendant que ses yeux brûlaient farouchement, fixés sur un point bien plus lointain que l’épaule de son tuteur, le seigneur Garrel, qui se tenait devant lui. Quand le mage se tourna vers Rothen, son expression s’assombrit. L’alchimiste l’ignora et préféra écouter Regin, qui finissait justement une longue plainte agressive. — Je le jure, elle essayait de nous tuer ! Je connais les lois de la Guilde ! Elle devrait être jetée dehors ! Rothen regarda Vinara, puis reporta les yeux sur le garçon, et sentit un sourire lui retrousser les lèvres. Si Regin voulait faire appel aux lois de la Guilde, et bien, qu’il en soit ainsi. — C’est une très sérieuse accusation, Regin, dit-il calmement. Et il serait déplacé que ce soit ton tuteur qui atteste de ta bonne foi. (Rothen se tourna vers la magicienne, à côté de lui.) Dame Vinara pourrait peut-être nous suggérer un nom ? La guérisseuse cligna des paupières, puis ses yeux étincelèrent lorsqu’elle comprit ce que voulait dire Rothen. — Je ferai cette lecture de vérité, répondit-elle. Regin inspira un grand coup. En regardant à nouveau le novice, Rothen fut ravi de voir qu’il était blême. — Non, je ne voulais pas dire…, bredouilla-t-il. Je ne… — Retires-tu ton accusation, alors ? demanda Rothen. — Oui, répondit Regin. Je la retire. — Alors, qu’est-il arrivé cette nuit ? — Oui, lança Vinara d’un ton plus sévère. Pourquoi Sonea vous a-t-elle attaqués, comme tu le dis ? — Cela crève les yeux ! répliqua Garrel. Elle voulait s’assurer que ces élèves ne pourraient pas venir en cours pendant plusieurs jours. — Je vois, dit Rothen. Que doit-il se passer dans les prochains jours, pour que Sonea veuille vous voir absents ? — Je n’en sais rien… Je pense qu’elle voulait juste nous blesser. — Alors, elle a suivi six novices dans la forêt, dit Rothen à Vinara avec un regard lourd de sens, certaine de pouvoir maîtriser leurs forces combinées ? Elle doit avoir de meilleurs talents de guerrière que ses notes le disent. Les yeux blessés de Regin cherchèrent son tuteur. — Avant toute chose, que faisiez-vous dans la forêt ? demanda Vinara. — Nous… l’explorions. Pour nous amuser. — Hum, fit Vinara. Tes amis ne disent pas la même chose. Regin ouvrit la bouche, puis la referma. Garrel se leva. — Mon novice a été blessé et il a besoin de repos. Vos questions pourront certainement attendre sa guérison. Rothen hésita, puis décida de prendre le risque. Il se tourna vers Vinara. — Il a raison. Nous n’avons pas besoin des réponses de Regin. Je suis certain que Sonea se soumettra à une lecture de vérité afin de prouver son innocence. — Non ! s’exclama Regin. Vinara plissa les yeux. — Si elle le désire, Regin, tu ne peux pas l’en empêcher. Le novice grimaça, comme s’il avait un mauvais goût dans la bouche. — Très bien. Je vais vous dire la vérité. Nous l’avons suivie dans la forêt pour lui jouer un tour. Rien de dangereux ! Nous voulions simplement… mettre en pratique ce que nous apprenons en classe. — Je vois, dit Vinara d’une voix glaciale. Alors, tu ferais mieux de nous dire ce qu’était ce tour – et souviens-toi que Sonea confirmera – ou non – tout ce que tu diras. Sonea soupira, marqua la page de son livre avec un morceau de papier et se leva pour aller répondre à la porte. Elle ouvrit le battant avec précaution, le renforçant grâce à la magie au cas où Regin tenterait de faire irruption dans sa chambre. À sa grande surprise, elle découvrit le seigneur Osen dans le couloir. — Pardonne-moi cette visite impromptue, dit le magicien. L’administrateur Lorlen souhaite te voir dans son bureau. Sonea dévisagea Osen et l’angoisse lui noua l’estomac. L’administrateur… La novice ne lui avait pas parlé depuis des mois. Que voulait-il ? Y avait-il un rapport avec le haut seigneur ? Akkarin avait-il découvert qu’elle connaissait son secret ? — Ne t’inquiète pas, dit Osen avec un sourire. Il veut juste te poser quelques questions. Sonea sortit de la pièce, suivit le mage dans les quartiers des novices, traversa la cour et entra dans l’université par l’arrière. Leurs pas résonnaient dans le corridor désert et Sonea retint son souffle au moment où Osen ouvrit la porte du bureau de l’administrateur. La pièce était remplie de magiciens, certains assis sur des chaises, d’autres debout. La jeune fille entra dans le bureau et s’aperçut que la plupart des hauts mages étaient présents. Sonea soupira, soulagée, lorsqu’elle reconnut Rothen. Puis elle vit le seigneur Garrel et son cœur s’emballa. Alors, tout ça concernait sa rencontre avec Regin. Il avait dû raconter une belle fable pour rameuter les hauts mages. Rothen sourit et lui fit signe d’approcher. Sonea vint près de lui, se sentant malade. — Sonea. Elle fit face à Lorlen, qui était assis derrière un grand bureau. L’expression du mage en robe bleue était grave. — On nous a rapporté un incident, survenu entre toi et six novices plus tôt dans la soirée. Nous voulons que tu nous dises ce qui est arrivé. La gorge nouée, Sonea parcourut la pièce du regard. — Le seigneur Kiano m’a emmenée au jardin de simples pour un contrôle. Je suis revenue par le chemin le plus long, en contournant les quartiers des guérisseurs. Regin et ses amis m’ont arrêtée dans la forêt. Sonea hésita, cherchant comment éviter de dire quoi que ce soit qui pourrait passer pour une accusation. — Vas-y, fit Lorlen. Dis-nous ce qui s’est passé. Sonea prit une longue respiration et se lança : — Regin a dit qu’il voulait me montrer quelque chose que le seigneur Balkan lui avait appris, dit-elle en jetant un regard en coin au mage vêtu de rouge. Ensuite, les autres élèves ont posé les mains sur ses épaules. Son éclair était plus fort que d’habitude et j’ai compris que ses amis, d’une façon ou d’une autre, lui fournissaient du pouvoir. — Qu’as-tu fait ? — J’ai invoqué un bouclier. — C’est tout ? — Je ne voulais pas contre-attaquer. Ils auraient pu ne pas se protéger assez bien. — Voilà qui est sage. Que s’est-il passé ensuite ? — J’avais toujours mon globe lumineux, alors je savais qu’il me restait du pouvoir. Sonea entendit un hoquet de surprise et sursauta. Elle se tourna et vit dame Vinara la fixer avec étonnement. — Continue, dit Lorlen. — Je savais qu’ils ne laisseraient pas tomber et que je devais me sortir de là avant qu’ils décident de faire autre chose. Alors, pour les empêcher de me suivre, je les ai aveuglés avec une lumière vive. Sonea entendit des voix murmurer dans son dos. Lorlen fit un petit geste et le silence revint. — Quelques questions me viennent à l’esprit, dit-il. Pourquoi as-tu pris le chemin le plus long pour rentrer des jardins ? — Je savais qu’ils m’attendaient, répondit-elle. — Qui ? — Regin et les autres. — Et pourquoi auraient-ils fait cela ? — Ils sont toujours… (Sonea secoua la tête.) J’aimerais le savoir, administrateur. Lorlen hocha la tête et regarda Vinara. — Son histoire colle avec celle de Regin. Sonea dévisagea la guérisseuse. — Regin vous a raconté ça ? — Regin t’a accusée d’avoir tenté de les tuer, expliqua calmement Rothen. Lorsqu’il s’est rendu compte qu’il devrait se soumettre à une lecture de vérité, il a retiré ses accusations. J’ai alors dit que tu te soumettrais à une lecture de vérité pour prouver ton innocence. Après quoi, il n’a plus osé garder son secret. Sonea le regarda, surprise. Le mage avait suggéré qu’elle se soumette à une lecture de vérité ? Et si Regin ne s’était pas confessé ? Rothen devait savoir que si on perçait son plan à jour, le garçon dirait ce qui s’était vraiment passé. — Alors, pourquoi cette réunion ? demanda Sonea. Pourquoi les hauts mages sont-ils là ? Rothen n’eut pas le temps de répondre. — Quelqu’un a-t-il des questions à poser à Sonea ? demanda Lorlen. — Oui. Le seigneur Sarrin se redressa et fit un pas en avant. — À la suite de cette confrontation, t’es-tu sentie fatiguée ? Vidée de tes forces ? Sonea secoua la tête. — Non, seigneur. — As-tu lancé d’autres sorts, ce soir ? — Non… En fait, oui. Un verrou magique sur ma porte. Le seigneur Sarrin sourit et regarda le seigneur Balkan. Le guerrier fixa Sonea d’un regard interrogateur. — As-tu travaillé tes dons de guerrière pendant ton temps libre ? lui demanda-t-il. — Non, seigneur. — As-tu déjà eu maille à partir avec des novices utilisant cette méthode de combinaison de pouvoirs ? — Non, je n’en avais jamais entendu parler. Le seigneur Balkan s’adossa au dossier de sa chaise et hocha la tête en direction de l’administrateur. Lorlen parcourut la salle du regard. — D’autres questions ? Les magiciens se regardèrent, puis hochèrent négativement la tête. — Alors, tu peux te retirer, Sonea. La jeune fille se leva et salua les mages qui la regardèrent passer en silence devant eux. Lorsque Sonea eut refermé la porte derrière elle, les voix s’élevèrent à nouveau, trop étouffées par le battant pour qu’elle les comprenne. La novice regarda la porte et commença à sourire. En essayant de lui porter préjudice, Regin s’était mis dans une très mauvaise position. Sonea tourna les talons et rebroussa chemin jusqu’aux quartiers des novices, certaine – pour une fois – que personne ne l’ennuierait. — Tant de pouvoirs, et elle est si jeune ! (Le seigneur Sarrin secoua la tête.) Ceux qui progressent aussi vite sont rares. Lorlen acquiesça. Ses propres pouvoirs s’étaient rapidement développés. Comme ceux d’Akkarin. Et ils avaient tous les deux été élus à deux des plus hautes positions de la Guilde. Lorlen pouvait voir les mages exprimer leur mécontentement lorsqu’ils s’en rendaient compte. Normalement, ils auraient été ravis de voir un tel potentiel chez un novice. Mais Sonea était une fille des Taudis, et elle s’était récemment montrée sous un jour douteux en volant une plume. Même si Rothen était tout prêt à croire que ce n’était qu’un incident isolé, peut-être en réaction au harcèlement des novices, les autres mages ne voyaient pas l’affaire du même œil. — Nous ne devrions pas placer de grands espoirs en elle, pour l’instant, dit l’administrateur pour les rassurer. Elle peut n’être qu’un de ces élèves qui se développent rapidement, avec un don qui n’ira jamais plus loin. — Elle est déjà plus puissante que la plupart de ses professeurs, et (Sarrin désigna Rothen du doigt) peut-être même que son tuteur. — Est-ce un problème ? demanda Rothen calmement. — Non, répondit Lorlen, souriant. Cela n’en a jamais été un par le passé. Contentez-vous d’être prudent. — Doit-on encore lui faire sauter une classe ? demanda Jerrik. — Seule sa puissance est en avance, répliqua Vinara. Pas ses talents. Il lui reste encore beaucoup à apprendre. — Il nous suffit de prévenir ses professeurs, dit Lorlen. Ils ne devraient pas tester sa force sans prendre les précautions habituelles. À la grande satisfaction de Lorlen, tous les mages hochèrent la tête. Le mauvais tour de Regin avait révélé plus que sa nature cruelle. Il avait montré à tout le monde de quoi était capable Sonea. Lorlen pensait que Rothen aussi était surpris par la puissance dont avait fait preuve sa protégée. Mais toute l’attention de Rothen était tournée vers Garrel. Le tuteur de Regin n’avait rien dit pendant presque toute la discussion. Lorlen fronça les sourcils. Ils ne devaient pas oublier l’importance de l’événement qui les avait fait se réunir ici. — Que va-t-il se passer pour Regin ? dit-il assez fort pour couvrir les murmures. Balkan sourit. — Je crois que ce jeune homme retiendra la leçon. Il serait idiot de la provoquer encore une fois. Les autres mages approuvèrent du chef. — Une mesure disciplinaire doit être prise, insista Lorlen. — Il n’a enfreint aucune règle, protesta Garrel. Balkan lui a donné la permission de pratiquer ses techniques avec ses condisciples. — Tendre un piège à une novice n’est pas ce que nous appelons « pratiquer », répliqua Lorlen. C’est dangereux et irresponsable. — Je suis d’accord, dit fermement Vinara. Et la punition doit être à la hauteur. Les magiciens échangèrent de longs regards. — Regin prenait des leçons particulières de magie martiale, dit Balkan. Puisqu’elles sont la source de cet incident, je ne lui en donnerai plus pendant… trois mois. Lorlen fit la moue. — Jusqu’au milieu de sa seconde année… D’ici là, les cours auront abordé toutes les questions d’éthique et d’honneur. Lorlen regarda Rothen et le vit lever une main pour se gratter le nez et dissimuler un sourire. L’expression de Garrel se fit plus sombre, mais il resta silencieux. — Très bien, acquiesça le guerrier avec un maigre sourire. Jusqu’à ce qu’il passe ses contrôles de seconde année, alors. Lorlen regarda les autres magiciens qui hochèrent la tête pour montrer leur accord. — Voilà qui est dit. Jerrik soupira, regarda les mages et fit un pas en avant. — S’il n’y a rien d’autre, je retourne au travail. Loren vit le seigneur Sarrin et dame Vinara se lever à leur tour et suivre le directeur de l’université hors de la pièce. Le seigneur Garrel leur emboîta le pas. Balkan dévisageait Rothen. — C’est bien triste que Sonea ne montre aucun enthousiasme pour la magie martiale. Nous trouvons rarement des guerrières de sa puissance… et de sa débrouillardise. Rothen se tourna pour regarder le mage. — Je ne peux pas me prétendre surpris de son manque de passion pour les batailles, répliqua-t-il. — L’avez-vous découragée ? demanda Balkan, fort mécontent. — Pas du tout, répondit calmement Rothen. C’est un certain drame, dans le quartier nord, qui l’a dégoûtée, et je doute de pouvoir y faire quelque chose, même si j’essayais. Il m’a déjà fallu assez de temps pour la persuader que nous n’étions pas tous d’ignobles fous de guerre. Balkan eut un sourire retors. — Vous lui avez montré que ce n’était pas le cas, j’espère. Rothen soupira et regarda au loin. — Parfois, j’ai l’impression d’être le seul à essayer. — Il est inévitable que d’autres élèves la prennent en grippe, et cela continuera quand elle sera diplômée. Elle doit apprendre à gérer ce qui lui arrive. Au moins, cette fois, elle a utilisé la magie au lieu de talents moins avouables. Rothen dévisagea Balkan qui lui rendit son regard sans ciller. Sentant la tension monter entre les deux hommes, Lorlen claqua légèrement le dessus de son bureau. — Assurez-vous qu’ils circonscrivent leurs batailles à l’intérieur de l’arène, intervint-il. Il aurait suffi d’être en été pour qu’ils fassent brûler la forêt. J’ai assez à faire sans que des désastres de ce genre viennent s’ajouter à mon travail. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…, dit-il en faisant signe des deux mains vers la porte. Je veux être seul dans mon bureau ! Les deux magiciens saluèrent l’administrateur de la tête, se dirigèrent vers la porte et sortirent en s’excusant. Au moment où le battant se referma, Lorlen soupira de soulagement et d’exaspération. Ces magiciens ! Chapitre 17 UN COMPAGNON DÉBROUILLARD ans les jardins, les chemins avaient été débarrassés de la neige, mais les arbres portaient encore un manteau blanc sur leurs branches dépouillées. Rothen leva les yeux sur l’université. Des glaçons pendaient aux fenêtres, décorant un peu plus les encadrements de pierre. Comme la neige commença à tomber au moment où Rothen et Sonea arrivèrent au coin du bâtiment, le magicien fit passer la jeune fille devant lui dans l’escalier menant au refuge du hall d’entrée. — Rothen ? — Dorrien. — J’espère que tu as une bonne dizaine de globes chauffants dans la chambre. Cette vague de froid est incroyable ! Elle est pire que toutes celles dont je me souviens. J’arrive en vue des portes. Rothen regarda Sonea. La jeune fille avait les yeux rivés sur la rue, au-delà de la porte ouverte. — Il arrive, murmura-t-elle. Rothen leva les yeux et vit le cavalier solitaire qui approchait. La silhouette fit un signe de la main, et une des portes commença à pivoter vers l’intérieur. Avant qu’elle s’ouvre totalement, le cavalier la franchit et lança son cheval au galop. Le cheval caracola sur la route circulaire, la robe verte de son cavalier claquant dans le vent. — Père ! lança Dorrien, le visage rougi par la chevauchée. Sa monture glissa en s’arrêtant, et Dorrien passa aussitôt une jambe par-dessus sa selle avant de sauter doucement au sol. — Très théâtral, Dorrien, dit sèchement Rothen en remontant l’escalier de l’université. Un jour tu t’écraseras le visage contre le sol. — Et sûrement sous ton nez, répondit Dorrien en prenant Rothen dans ses bras, le noyant sous un flot de tissu vert, pour que tu puisses me dire « je t’avais prévenu ». — Moi, je dirais ça ? demanda Rothen, l’air innocent. — Oui, tu en serais capable… Dorrien regarda par-dessus l’épaule de Rothen. — Et voici ta nouvelle novice. — Sonea. Rothen lui fit signe de venir, et la jeune fille descendit les marches. Dorrien plaça les rênes de son cheval dans les mains de son père et avança d’un pas. Comme toujours, voir son fils sourire après une longue absence serra de tristesse le cœur du magicien. Quand Dorrien était ainsi, il rappelait à Rothen sa défunte femme. Le garçon avait aussi hérité d’Yilara son dévouement à la guérison. Ce n’est plus un garçon, se corrigea Rothen. Dorrien avait fêté ses vingt-quatre ans quelques mois plus tôt. C’était un homme fait. À son âge, songea Rothen, j’avais une femme et un fils. — Bonjour à vous, dame Sonea. — Bonjour à vous, seigneur Dorrien, répondit Sonea en saluant avec grâce. Un garçon d’écurie arriva pendant qu’ils parlaient, et Rothen lui confia les rênes du cheval. — Où dois-je faire porter les sacs, seigneur ? demanda le domestique. — Dans mes appartements, lui répondit Rothen. Le garçon d’écurie hocha la tête et emmena le cheval avec lui. — Mettons-nous à l’abri du froid, suggéra Dorrien. Rothen acquiesça. Lorsqu’ils entrèrent dans le bâtiment chauffé, Dorrien soupira de soulagement. — Je suis content d’être de retour, dit-il. Comment vont les choses à la Guilde, père ? Rothen haussa les épaules. — Aussi tranquilles que d’habitude… Au moins, nous avons été les personnages des seuls drames de l’année dernière. (Il sourit à Sonea.) Et tu sais déjà tout à leur sujet. Dorrien éclata de rire. — Oui. Et comment se porte l’ambassadeur Dannyl ? — Il ne m’a pas contacté directement depuis plusieurs mois, mais j’ai reçu quelques lettres, et une caisse de vin elyne. — Il en reste ? — Oui. — Voilà une bonne nouvelle, lâcha Dorrien en se frottant les mains. — Et dans le Nord-Est ? — Il ne se passe rien de spécial, répondit Dorrien en haussant les épaules. Un accès de fièvre hivernale, voilà l’événement le plus passionnant de l’année dernière. Comme chaque fois, plusieurs fermiers ont essayé de continuer leur travail et ont fait de l’emphysème. Quelques accidents à gérer, des vieillards qui passent l’arme à gauche, et des nouveau-nés qui viennent prendre leur place. Oh, et un de ces garçons qui élèvent les rebers est venu me voir avec des brûlures ! Il affirme qu’il a été attaqué par ce que les locaux appellent « le Roi Sakan ». Rothen fronça les sourcils. — Le Roi Sakan ? Cette vieille superstition à propos d’un fantôme qui hanterait le mont Kanlor ? — Oui, mais si j’en juge par les blessures du garçon, je dirais plutôt qu’il s’est fait tomber un morceau de bois enflammé dessus. Rothen éclata de rire. — Les jeunes gens peuvent être incroyablement créatifs quand ils refusent d’admettre qu’ils ont fait quelque chose de stupide. — C’était une histoire plutôt divertissante, acquiesça Dorrien. Ce garçon m’a fait une description saisissante du Roi Sakan. Rothen sourit. La télépathie était trop directe pour permettre ce genre de bavardage. Discuter face à face était tellement mieux ! Du coin de l’œil, le magicien vit Sonea fixer Dorrien. Lorsque son fils se tourna pour jeter un coup d’œil dans le réfectoire, la jeune fille lui lança un regard engageant. Dorrien nota la direction des yeux de son père et regarda Sonea. La novice prit cela pour une invitation à se joindre à leur conversation. — Vous avez eu un voyage difficile ? — Infect ! Du blizzard dans les montagnes et une neige sans fin ailleurs. Mais il faut bien revenir lorsque la Guilde vous le demande, même si cela signifie dépenser jusqu’à la dernière parcelle de ses pouvoirs pour se frayer un chemin dans les congères sans finir par geler avec son cheval. — Vous n’auriez pas pu attendre le printemps ? — La saison chaude est la plus chargée pour les éleveurs de rebers. Les animaux commencent à mettre bas, les fermiers travaillent trop dur, et ils ont des accidents. (Dorrien secoua la tête.) Ce n’est pas une bonne saison. — Et en été ? Dorrien secoua la tête une nouvelle fois. — Quelqu’un est toujours victime d’une syncope ou de coups de soleil. Sans compter la toux d’été. — L’automne ? — La saison des récoltes. — Alors, l’hiver est la meilleure saison. — J’ai toujours des patients avec des problèmes d’engelures, et vivre à l’intérieur pendant des mois peut déclencher des soucis de santé, et… — Il n’y a pas de meilleure saison, alors ? Dorrien sourit. — Non. Ils sortirent de l’université par la porte de derrière, et marchèrent sous la neige jusqu’aux quartiers des mages. Rothen vit Sonea écarquiller les yeux lorsque Dorrien s’engagea sur la partie carrelée de l’escalier avant de se mettre à flotter. — Tu grimpes toujours les marches, père ? lança Dorrien. Je suppose que tu prêches encore pour l’exercice et contre la paresse. Que dirais-tu d’entretenir tes pouvoirs aussi bien que ton corps ? — Je suis surpris qu’il te reste assez d’énergie pour léviter, après toutes les tribulations de ton voyage, répliqua Rothen. Dorrien rit. Rothen le dévisagea et vit des traces de fatigue dans l’expression du jeune homme. Alors, il fait semblant, pensa le magicien. Un jour, Yaldin avait dit que Dorrien pouvait charmer la laine d’un reber s’il lui en prenait l’envie. Rothen regarda Sonea. Elle fixait les pieds du jeune homme, sentant probablement l’énergie qui se trouvait en dessous. Ils atteignirent le haut des marches, et Dorrien se posa au sol avec un soupir de soulagement. Puis il lança à Sonea un regard d’encouragement. — Mon père t’a-t-il déjà montré comment léviter ? Sonea secoua la tête. — Eh bien, il va falloir remédier à ça. (Dorrien regarda Rothen d’un œil lourd de reproches.) C’est un talent qui peut s’avérer très pratique, parfois ! — Pour impressionner les jeunes dames ? Dorrien ne releva pas. Rothen sourit et les conduisit jusqu’à sa porte. Ils entrèrent dans le salon, agréablement chaud et furent accueillis par Tania. — Un verre de vin chaud, seigneurs ? — Avec plaisir ! s’exclama Dorrien. — Pas pour moi, dit Sonea, toujours devant la porte. J’ai encore trois chapitres de médecine à étudier. Dorrien sembla vouloir protester, puis il changea d’avis. — La fin de la première année est proche pour toi, n’est-ce pas, Sonea ? — Oui, deux semaines encore avant les examens. — Et beaucoup à étudier. Sonea hocha la tête. — Oui, alors je dois vous laisser tous les deux pour rattraper tout ça. Je suis honorée d’avoir fait votre connaissance, seigneur Dorrien. — Je suis content de t’avoir rencontrée aussi, Sonea, répondit Dorrien en levant son verre. Je te verrai plus tard, peut-être au dîner. La porte se referma derrière la novice, mais les yeux de Dorrien s’attardèrent sur le battant. — Tu ne m’avais pas dit qu’elle avait les cheveux courts. — Ils l’étaient bien plus l’année dernière. — Elle a l’air si frêle, ajouta Dorrien en fronçant les sourcils. Je m’attendais à quelqu’un de… plus rude, j’imagine. — Tu aurais dû la voir lorsqu’elle est arrivée ici. — Oh ! dit Dorrien d’un ton plus grave. Elle a grandi dans les Taudis. Pas étonnant qu’elle soit si petite. — Petite, certes, acquiesça Rothen, mais pas faible. Pas en ce qui concerne la magie, en tout cas. (Rothen étudia son fils.) Je pensais que tu pourrais la distraire un peu. Les seules choses qu’elle a en tête, depuis l’été, sont ses études et ses problèmes avec les autres novices. L’étincelle d’humour reprit vie dans les yeux de Dorrien. — La distraire ? Je suppose que je peux le faire – si tu crois qu’elle ne trouvera pas un guérisseur de campagne horriblement barbant. La grand-rue de Kikooville serpentait dans toute l’île, finissant devant la demeure de l’empereur vindo, sur son promontoire. Selon le guide de Dannyl, la cité avait été construite de cette façon pour ralentir et égarer les attaquants. La route était aussi utilisée comme parcours durant les parades des festivals, pour s’assurer que chaque habitant verrait l’événement. Le Festival de la moisson battait son plein lorsque Dannyl et Tayend étaient arrivés, et il continuait, trois jours après. Les missions que Lorlen avait confiées à Dannyl étaient mineures, mais nombreuses. Dannyl ne pouvant pas commencer avant la fin du festival, Tayend et lui s’étaient reposés dans la maison de la Guilde depuis leur arrivée, et ils se contentaient de sortir pour voir les fêtes de rues ou acheter du vin et des gourmandises locales. Les célébrants, les chanteurs, les danseurs et les musiciens emplissaient la rue durant presque toute la journée, rendant difficiles des déplacements qui auraient dû être rapides. La procession pouvait être évitée, toutefois, en montant le raide escalier qui reliait les boucles de la route en spirale. Cette ascension n’était pas une partie de plaisir, et Tayend respirait très fort lorsque les deux hommes atteignirent enfin leur destination : la boutique d’un marchand de vins sur la grand-rue, plusieurs paliers au-dessus de la maison de la Guilde. Tayend s’appuya contre le mur d’une habitation et fit signe à Dannyl d’aller au magasin. — Je me repose, haleta-t-il. Vas-y. Aussitôt, une fille portant des bracelets de fleurs sortit de la procession, s’approcha de l’érudit et essaya de le persuader de lui en acheter quelques-uns. Tayend avait été un peu plus que chamboulé par le toupet des femmes vindos, mais leur guide leur avait expliqué que cette « cordialité » n’était rien de plus que l’expression des bonnes manières locales. Dannyl laissa Tayend à ses occupations, entra dans le magasin et commença à faire son choix parmi les vins. Il savait que Tayend apprécierait quelque chose de familier, et prit plusieurs bouteilles de vin elyne. Comme la plupart des Vindos, le marchand pratiquait assez la langue de Dannyl pour lui donner son prix, mais pas assez pour négocier. Pendant que l’homme rangeait les bouteilles dans une caisse, Dannyl alla devant la baie vitrée de la boutique. La fille aux fleurs était partie. Tayend était adossé au coin d’un bâtiment, les bras croisés, son attention rivée sur un groupe d’hommes acrobates. Une main fit soudain son apparition, saisit le bras de l’érudit et l’attira dans l’ombre. Dannyl s’approcha encore de la baie vitrée avant de se pétrifier. Il vit Tayend, plaqué contre le mur d’une venelle à côté du magasin. Un Vindo crasseux aux cheveux ébouriffés serrait le cou de l’érudit dans l’une de ses mains. L’autre tenait une épée contre le flanc de Tayend. Blanc de terreur, Tayend dévisageait son agresseur. Les lèvres de l’homme bougèrent. Il exigeait de l’argent, devina Dannyl. Le magicien fit un pas vers la porte, puis se força à s’arrêter. Que se passerait-il si le malfrat était confronté à un mage ? L’imagination de Dannyl s’emballa. Il vit l’homme se servir de Tayend comme otage… l’emmenant avec lui dans sa fuite et le poignardant quand Dannyl serait hors de vue. Mais si Tayend lui donnait son argent, l’homme le prendrait simplement et s’en irait. Le regard de Tayend glissa jusqu’à la fenêtre et croisa celui de Dannyl. Hochant la tête en direction de l’agresseur, Dannyl articula en silence : — Donne-lui ton argent. Tayend fronça les sourcils. En voyant le changement d’expression de l’érudit, le malfrat regarda vers la fenêtre. Dannyl se jeta hors de vue et jura. L’homme l’avait-il vu ? Il regarda prudemment par la baie vitrée. Tayend était en train de sortir sa bourse de son manteau. L’agresseur s’en saisit et la soupesa. Avec un rictus de triomphe, il la glissa dans sa poche. Puis, d’un mouvement rapide, il enfonça sa lame dans le flanc de Tayend. Dannyl, horrifié, se jeta hors de la boutique. Tayend était plié en deux, le sang jaillissant de sa blessure. Voyant que le malfrat était sur le point de frapper encore, Dannyl tenta de l’atteindre grâce à sa magie. L’expression du bandit passa de la surprise à l’horreur lorsqu’il vit Dannyl. Puis il fut projeté dans les airs. Il traversa la rue, s’écrasa sur le mur d’une maison de l’autre côté avec un « crac » répugnant et tomba sur le sol. Les célébrants se dispersèrent lorsqu’il atterrit au milieu d’eux. Un moment, Dannyl fixa l’homme, surpris et horrifié. Il n’avait pas voulu réagir si violemment. Puis Tayend gémit doucement et le bandit sortit des pensées de Dannyl. Celui-ci se précipita en arrière, attrapa Tayend au moment où il tombait et le posa en douceur sur le sol. Dannyl tira sur la chemise ensanglantée et pressa ses mains sur la plaie. Il ferma les yeux et envoya son esprit à l’intérieur de la blessure. La lame avait coupé profond, sectionnant veines, artères et organes. Dannyl fit appel à ses pouvoirs de guérisseur et les concentra sur la zone blessée. Il détourna le flot de sang, obligea les tissus à se recoller, et força le corps de Tayend à repousser la saleté présente sur la lame du malfrat. En général, les guérisseurs travaillaient seulement jusqu’à ce qu’une coupure soit refermée et saine, afin de garder leur don pour d’autres patients. Mais Dannyl puisa dans son énergie jusqu’à ce qu’il ne reste que du tissu cicatriciel. Puis il écouta ce que disait le corps de son patient, comme on le lui avait appris, s’assurant que tout fonctionnait bien. D’autres messages lui parvinrent. Le cœur de Tayend s’emballait. Ses muscles étaient tendus. Une sensation de soulagement et d’angoisse atteignit l’esprit de Dannyl. Il fronça les sourcils. Il était courant de rencontrer une peur résiduelle, mais il y avait quelque chose d’autre à propos de cette frayeur. Les sens du magicien montèrent plus haut, et soudain, les pensées de Tayend se déversèrent dans l’esprit du mage : Peut-être qu’il ne verra rien… Non, c’est trop tard ! Il a déjà tout vu, sans doute. Maintenant, il va me rejeter. Les magiciens kyraliens sont comme ça. Ils pensent que nous sommes pervers. Contre-nature. Mais c’est faux ! Il comprendra. Il dit qu’il sait ce que c’est. Mais il n’en est pas un lui-même… ou peut-être que si ? Il pourrait le cacher. Non, il ne peut pas en être. C’est un mage kyralien ! Les guérisseurs l’auraient senti, et ils l’auraient chassé… Dannyl, surpris, sortit des pensées de Tayend, mais il garda les yeux fermés et sa main sur le flanc de l’érudit. Voilà pourquoi Tayend refusait ses soins ! Il avait peur que Dannyl sente qu’il… qu’il était comme le dem Agerralin. Tayend désirait les hommes. Des souvenirs des derniers mois remontèrent à la mémoire de Dannyl. Il se rappela le lendemain de l’attaque des sangsues de mer. Tayend en avait trouvé deux, sur une corde, enroulées l’une autour de l’autre. Un marin avait noté l’intérêt de l’érudit. — Ils font des petits, avait expliqué l’homme. — Lequel est le garçon, et laquelle la fille ? avait demandé Tayend. — Ni garçon ni fille. Ils sont pareils. Tayend avait froncé les sourcils et dévisagé le marin. — Vraiment ? L’homme d’équipage était allé remplir son seau de siyo. Tayend avait regardé à nouveau les sangsues. — Vous ne connaissez pas votre chance, avait-il dit. Dannyl se souvint du temps passé en Elyne et de sa conversation avec Errend : « C’est le plus jeune fils du dem Tremmelin… Un érudit, si je ne me trompe… On ne le voit pas souvent à la cour – bien que je pense l’y avoir croisé aux côtés du dem Agerralin… un homme aux associations douteuses… » Puis de son dialogue avec le dem Agerralin : « Nous voulons tout savoir à votre sujet. » Nous ? Et Tayend lui-même, au palais : « La cour d’Elyne est à la fois abjecte pour sa décadence, et magnifique pour sa liberté. Nous ne sommes ni étonnés ni choqués par les bizarreries des uns et des autres. » Tayend avait été mal à l’aise durant tout leur séjour en Lonmar. Dannyl savait que la scène dont ils avaient été témoins sur la place du Jugement avait marqué l’érudit, mais le magicien avait pensé que son ami pourrait oublier l’incident et profiter de leur « aventure ». Mais Tayend était resté craintif et silencieux. Et maintenant, il a évidemment peur de ma réaction. Les Kyraliens ne sont pas vraiment connus pour leur tolérance envers les hommes comme Tayend. Je ne le sais que trop. Ce n’est pas étonnant qu’il ait eu peur d’être soigné. Il croit que les guérisseurs peuvent sentir qu’un homme désire d’autres hommes, comme si c’était une maladie. Dannyl fronça les sourcils. Que pouvait-il faire, alors ? Allait-il dire à Tayend qu’il avait découvert son secret, ou ferait-il mieux de prétendre n’avoir rien vu de spécial ? Je n’en sais rien. J’ai besoin de plus de temps pour prendre une décision. Pour le moment… oui, je vais faire comme s’il ne s’était rien passé. Dannyl ouvrit les yeux et vit Tayend qui le fixait. Le magicien sourit et retira la main du flanc de son ami. — Comment te sens-tu… — Seigneur ? Dannyl leva les yeux et vit qu’une foule s’était massée autour de lui. L’homme qui venait de s’adresser à lui était un soldat vindo. D’autres gardes interrogeaient les témoins. L’un d’eux examinait le malfrat étendu sur le sol et retirait de sa main la bourse de Tayend. Le soldat debout au-dessus de Dannyl écarta le couteau ensanglanté du bout de sa sandale. — Pas de procès, dit l’homme en croisant nerveusement le regard du mage. Les passants vous ont vu tuer ce mauvais homme. Vous êtes dans votre bon droit. Dannyl tourna la tête et vit les yeux fixes du voleur. L’homme était mort. Un frisson courut le long de l’échine du magicien. Avant ce jour, il n’avait jamais tué qui que ce soit. C’était une chose terrible, à laquelle il devrait penser plus tard. Lorsque le soldat recula, Dannyl regarda Tayend et lui demanda : — Tu te sens mieux ? Tayend hocha rapidement la tête. — Oui, si on oublie que je tremble toujours. Le marchand de vins sortit sur le seuil de son échoppe, hésitant et effrayé. Un homme, plus jeune, se tenait à côté de lui, la caisse de bouteilles entre les mains. — Allons-y, alors. Prenons notre vin. Je ne sais pas pour toi, mais cette histoire m’a donné encore plus soif. Tayend fit quelques pas incertains et sembla reprendre confiance. Puis un soldat lui fourra sa bourse dans la main. Dannyl sourit en voyant l’expression de l’érudit. Il fit signe au compagnon du marchand de les suivre et repartit vers la maison de la Guilde. Sur la page, les mots disparurent soudain sous de grosses gouttes noires. Sonea regarda par-dessus son épaule, mais ne vit personne dans son dos. Elle entendit d’autres gouttes tomber, leva les yeux et vit une bouteille d’encre ouvragée flottant au-dessus d’elle. Sonea entendit des rires étouffés monter de derrière les étagères de livres, sur sa gauche. La bouteille s’écarta, au risque de se renverser sur la robe de Sonea. La novice fixa l’objet et envoya un éclair de pouvoir. Aussitôt, l’encre grésilla et sécha. Puis la bouteille commença à chauffer au rouge. Quand elle alla percuter les étagères, Sonea entendit un glapissement. La novice sourit, mais son expression s’assombrit lorsqu’elle baissa les yeux sur sa page et la vit encore tachée d’encre. Elle sortit un mouchoir et commença à tamponner les éclaboussures… avant de jurer lorsque le liquide se mit à baver. — Mauvaise idée ! Tu ne fais qu’aggraver les choses, dit une voix derrière l’épaule de la jeune fille. La novice sursauta, se tourna et découvrit Dorrien, debout derrière elle. Avant de pouvoir s’en empêcher, elle referma violemment son livre. Dorrien secoua la tête. — Ça ne va t’aider non plus. Ennuyée, Sonea fronça les sourcils et chercha une répartie, mais le jeune homme réussit à lui prendre le livre. — Là, laisse-moi voir. (Il éclata de rire :) Alchimie, première année. Ça ne vaut pas le coup de s’en faire ! — Mais ce livre vient de la bibliothèque. Dorrien feuilleta l’ouvrage jusqu’aux taches d’encre et fit la grimace. — Tu ne peux rien y faire, dit-il en secouant la tête. Mais ne t’inquiète pas. Rothen peut en faire faire une autre copie. — Mais… Dorrien haussa les sourcils. — Mais ? — Ça va coûter… — De l’argent ? coupa Dorrien. Ce n’est pas un problème, Sonea. La novice ouvrit la bouche pour protester, mais elle la referma. — Tu penses qu’il n’est pas juste que Rothen paie pour ça, je me trompe ? (Dorrien se laissa tomber sur une chaise à côté de Sonea.) Après tout, tu n’as pas endommagé ce livre. Sonea se mordilla la lèvre. — Vous les avez vus ? — J’ai vu un novice souffler sur ses doigts brûlés et un autre, qui tenait ce qui ressemblait à une bouteille d’encre fondue. Lorsque je t’ai vue tenter de sauver ce livre, j’ai deviné le reste. (Dorrien pinça les lèvres.) Rothen m’a parlé de tes admirateurs. Sonea fixa le jeune homme sans rien dire. Il rit en voyant son expression, mais c’était un rire sans joie. — Je n’étais pas très populaire non plus pendant ma première année à l’université. Je comprends un peu ce que tu vis. C’est difficile, mais tu peux te sortir de cette situation. — Comment ? Dorrien reposa le livre sur la table et s’adossa à sa chaise. — Avant que je te conseille, tu ferais mieux de me raconter tout ce qu’ils t’ont fait jusqu’à présent. Je dois avoir une idée de qui sont ces novices, et tout particulièrement Regin, avant de pouvoir t’aider. — M’aider ? (Sonea fixa le jeune homme avec méfiance.) Que pourriez-vous faire de plus que Rothen ? Dorrien sourit. — Peut-être rien, mais nous ne saurons pas tant que nous n’aurons pas essayé. Un peu à contrecœur, Sonea raconta au jeune homme tout ce qui s’était passé le premier jour, lui parla d’Issle, et de la façon dont toute la classe s’était tournée contre elle. Elle lui confia comment elle avait travaillé pour sauter une classe, uniquement pour voir Regin la rejoindre – puis cacher la plume de Narron dans son cartable pour que tout le pense qu’elle volait. Puis elle décrivit l’embuscade, dans la forêt. — Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai quitté cette réunion avec les hauts mages en pensant qu’il se passait quelque chose qu’on ne me disait pas, conclut-elle. Ils ne m’ont pas posé les questions auxquelles je m’attendais. — Lesquelles étaient-ce ? Sonea haussa les épaules. — Savoir qui avait mis le feu aux poudres. Mais ils m’ont juste demandé si j’étais fatiguée. — Tu leur as montré à quel point tu es puissante, Sonea. Ta force les intéresse plus qu’une querelle entre les novices et toi. — Mais ils ont expulsé Regin des cours de Balkan jusqu’au milieu de l’année prochaine. — Oui, pour le punir. (Dorrien secoua une main pour montrer le peu d’importance de la chose.) Mais ce n’est pas pour ça qu’ils t’ont posé des questions. Ils voulaient que tu confirmes son histoire, mais surtout, ils entendaient évaluer tes limites. Sonea repensa à la réunion et hocha la tête. — J’ai entendu dire que tu étais plus puissante que les professeurs de moindre niveau, maintenant, continua Dorrien. Certains pensent que tes pouvoirs se sont développés quand tu étais jeune et qu’ils ne grandiront presque plus. D’autres, que tu continueras sur cette voie et que tu seras aussi douée que Lorlen. Qui sait ? Tout ça ne sert à rien tant que tu ne sais pas comment utiliser ces pouvoirs. Dorrien se cala dans son siège et se frotta les mains. — Mais les magiciens doivent reconnaître que Regin et ses amis te pourchassent. Manque de chance, les mages ne peuvent agir que s’ils ont des preuves. Nous devons leur en donner. Je crois qu’il faut les convaincre que c’est Regin qui a caché la plume de Narron dans ton cartable. — Mais comment ? — Hum… (Dorrien tapota la couverture du livre.) L’idéal, ce serait de le prendre en train d’essayer de te faire passer pour une voleuse une nouvelle fois. Lorsqu’il sera attrapé, tout le monde se demandera s’il ne s’agissait pas également d’un coup monté la première fois. Mais, bien sûr, nous devons nous assurer que personne ne pourra croire que nous avons monté un coup à notre tour… Ils échangèrent leurs idées pendant un moment, et Sonea sentit ses soucis disparaître un peu. Dorrien pourrait peut-être réellement l’aider. Il ne ressemblait pas du tout à ce que la jeune fille s’était imaginé. En fait, décida la novice, il ne ressemblait à aucun des mages qu’elle avait pu rencontrer. Je crois que je l’aime bien, pensa-t-elle. Chapitre 18 AMITIÉS onea ouvrit la porte de sa chambre et cligna des yeux de surprise. — Assez de révisions, lança Dorrien. Tu es restée enfermée là-dedans tous les soirs cette semaine. C’est vaindredi et nous sortons. — Nous sortons ? répéta Sonea. — Oui, nous sortons, acquiesça le jeune homme. — Mais où ça ? — Ah, dit Dorrien dont les yeux pétillaient, c’est une surprise ! Sonea ouvrit la bouche pour protester, mais le guérisseur posa un doigt sur les lèvres de la jeune fille. — Chut, dit-il. Plus de questions. Malgré son agacement, Sonea était piquée par la curiosité. Elle ferma la porte derrière elle et suivit Dorrien dans le couloir des quartiers des novices. La jeune fille entendit soudain un bruit étouffé derrière elle et regarda par-dessus son épaule. Regin l’espionnait de l’encadrement d’une porte ouverte, les lèvres tordues en un sourire cruel. Sonea se retourna et suivit Dorrien dehors. Le soleil brillait, bien que le sol soit encore enseveli profondément sous la neige. Dorrien marchait vite, et la novice dut se presser pour rester à sa hauteur. — Cet endroit secret est encore loin ? — Non, pas trop, répondit Dorrien en souriant. « Non, pas trop. » Comme souvent avec Dorrien, cela ne répondait pas à la question. Sonea serra les lèvres, déterminée à ne plus rien lui demander. — Tu es souvent sortie de la Guilde depuis ton arrivée ? demanda-t-il en ralentissant le pas alors qu’ils arrivaient à l’université. — Quelques fois. Mais pas depuis que j’ai commencé les cours. — Mais c’était il y a plus de six mois ! (Dorrien secoua la tête.) Rothen devrait vraiment t’emmener faire un tour plus souvent. C’est mauvais pour la santé de rester enfermé. Sonea sourit, amusée par la désapprobation du guérisseur. Elle n’arrivait pas à l’imaginer supportant de rester entre quatre murs bien longtemps. Si l’on en croyait le léger hâle sur son visage et ses mains, Dorrien devait passer de longues heures sous le soleil. Ses enjambées étaient longues et décontractées, et Sonea devait vraiment marcher vite pour rester à ses côtés. Elle s’était attendue à retrouver Rothen en lui, en plus jeune. Les yeux de Dorrien étaient du même bleu éclatant que ceux de son père, mais sa mâchoire était plus étroite et ses traits plus fins. Et la véritable différence résidait dans leurs caractères. À moins que… Si Rothen se dévouait pour l’apprentissage de ses novices, Dorrien s’engageait à veiller sur les villages dont il avait la responsabilité. Les deux hommes pratiquaient simplement des disciplines différentes dans des environnements qui n’avaient rien en commun. — Où es-tu allée ? demanda Dorrien. — J’ai rendu quelques visites à mon oncle et ma tante dans les Taudis, lui répondit-elle. Chaque fois, je pense que certains mages ont eu peur que je m’échappe à nouveau. — Et tu y as déjà songé ? Surprise par la question, Sonea dévisagea Dorrien. Son regard était franc, son expression, sérieuse. — Parfois, admit-elle en levant le menton. Dorrien sourit. — Ne crois pas que tu es la seule novice à y avoir pensé, dit-il rapidement. Presque tous les novices en ont rêvé une ou deux fois – généralement juste avant un contrôle. — Mais, toi, tu as bien fini par partir, non ? lança Sonea. Le jeune guérisseur rit. — On peut dire ça comme ça. — Depuis combien de temps travailles-tu à la campagne ? — Cinq ans. Ils arrivèrent au bout du corridor, avancèrent dans le hall d’entrée et commencèrent à monter l’escalier. — La Guilde te manque ? Il fit la moue. — Parfois. C’est surtout mon père qui me manque, mais aussi le fait de ne plus pouvoir accéder à tous les médicaments et à toutes les connaissances qui se trouvent ici. Si j’ai besoin de savoir comment traiter une maladie, je peux toujours communiquer avec les guérisseurs de la Guilde, mais le processus est plus lent et, la plupart du temps, je n’ai pas les drogues dont j’aurais besoin dans mon officine. — Il y a d’autres quartiers de guérisseurs là où tu vis ? — Oh non ! répondit Dorrien avec un sourire. Je vis dans une petite maison à flanc de colline, tout seul. Les gens viennent me voir pour que je les soigne, ou bien je leur rends visite. Parfois, le déplacement me prend plusieurs heures, et je dois emporter tout ce dont je peux avoir besoin. Sonea digéra l’information en montant une nouvelle volée de marches au côté du jeune homme. Ils arrivèrent en haut, et la jeune fille, un peu essoufflée, vit que le guérisseur n’était pas le moins du monde affecté par l’exercice. — Par là, dit-il en lui faisant signe de le suivre dans le couloir principal. Ils étaient arrivés au deuxième étage de l’université. Déconcertée, Sonea se demanda ce qui pouvait s’y trouver de si intéressant. Dorrien tourna dans un passage plus étroit. Après avoir pris plusieurs tournants et traversé une petite pièce abandonnée, il s’arrêta devant une porte et passa lentement la main devant un panneau fixé dans le battant. Sonea entendit un « clic », puis la porte s’ouvrit. Dorrien fit signe à la novice de le suivre et avança dans un escalier sans éclairage. Au moment où le battant se refermait derrière eux, un globe lumineux apparut derrière la tête de Dorrien. — Où sommes-nous ? souffla Sonea. Ils avaient tant tourné dans les couloirs qu’elle était totalement désorientée. La novice était certaine qu’ils étaient près de la façade de l’université. Il n’y avait pas d’étage au-dessus, et pourtant l’escalier continuait à monter. — À l’intérieur de l’université, lui répondit Dorrien avec un sourire innocent. — Ça, je le sais. Le jeune guérisseur rit et se tourna vers les marches. Ils montèrent l’escalier jusqu’à une nouvelle porte qui s’ouvrit comme la première, devant la main de Dorrien. Dès que le battant s’entrouvrit, une rafale de vent glacé souffla sur Sonea et la fit frissonner. — Maintenant nous sommes à l’extérieur de l’université, dit Dorrien lorsqu’ils passèrent le seuil. Sonea se retrouva sur un large chemin de ronde, et la surprise lui coupa le souffle. Elle et Dorrien se tenaient sur le toit de l’université. Il s’incurvait légèrement pour laisser s’écouler les pluies et la neige. Sonea pouvait voir le plafond de verre du grand hall, au centre. Quelques flocons s’étaient amassés autour des jointures de chaque carreau translucide. Le fronton ornementé qui courait au sommet des deux plus longs côtés du bâtiment formait un robuste garde-fou, à la hauteur de la taille. — Je ne savais pas qu’on pouvait monter sur le toit, avoua Sonea. — Il y a peu de mages autorisés à venir jusqu’ici, lui dit Dorrien. Les verrous ne répondent qu’à leur geste. C’est le prédécesseur de dame Vinara, le seigneur Garen, qui m’y a donné accès. (L’expression de Dorrien se fit nostalgique.) Après la mort de ma mère, lui et moi sommes en quelque sorte devenus amis. Je suppose qu’il était comme un grand-père, pour moi, un autre. Un qui était toujours là pour me parler. C’est lui qui m’a appris ce qu’il savait quand j’ai décidé de… Une rafale de vent emporta ses mots et agrippa leurs robes. Une mèche de cheveux fouetta le visage de Sonea, lui piquant les yeux. La jeune fille mit les mains derrière sa tête et resserra la barrette qui retenait sa chevelure. Elle se tourna face au vent afin de regrouper ses mèches et de les attacher fermement. Le vent disparut soudain. Sonea sentit le bouclier magique qu’avait créé Dorrien autour d’eux et leva les yeux sur le jeune homme. Il la fixait, ses yeux brillant dans la lumière du soleil. — Viens par ici, dit-il en lui faisant signe. Il emprunta le chemin le long du bâtiment. Sonea le suivit, notant comment le toit avait été creusé de rainures pour empêcher les bottes d’y glisser lorsqu’il était humide. Dorrien s’arrêta à mi-parcours. Sonea débarrassa le garde-fou de la neige, et s’y accouda pour regarder vers le sol. La distance était vertigineuse. Un groupe de domestiques se pressaient sur le sentier au milieu des jardins, vers les quartiers des guérisseurs. Sonea pouvait voir le toit du bâtiment circulaire au travers des arbres. Elle se tourna vers sa droite et aperçut les quartiers des novices, le dôme, les Sept Voûtes et les bains. Derrière, c’était la colline Sarika et sa forêt mouchetée de neige. Et en haut de la colline, l’observatoire désaffecté et tombant en ruine était à peine visible, presque entièrement caché par les arbres. Sonea se retourna et regarda vers la cité, puis au-delà. Un ruban bleu, la Tarali, se déroulait depuis Imardin jusqu’à l’horizon. — Regarde, dit Dorrien en lui désignant quelque chose du doigt. On peut voir les barges sur le fleuve. Sonea plissa les yeux et aperçut une longue file de bateaux à fond plat sur le fleuve juste à la périphérie de la ville. Sur chacun d’eux se tenaient de minuscules hommes armés de perches, avec lesquelles ils sondaient le fond de l’eau. La jeune fille fronça les sourcils. — Le fleuve n’est-il pas profond ? — Si, près de la cité, lui expliqua Dorrien. Mais là, les fonds sont assez hauts pour que les barges puissent naviguer. Quand elles arrivent devant la ville, un bateau vient les chercher et les guide jusqu’au port. Elles apportent sûrement des produits du nord-ouest, nota Dorrien. Tu vois la route, de l’autre côté du fleuve ? Sonea hocha la tête. Une étroite ligne brune suivait la coulée bleue de la Tarali. — Une fois qu’elles ont déposé leurs marchandises, les barges sont attelées à des gorins, qui leur font remonter le courant. Les bêtes seront ensuite utilisées pour redescendre d’autres ballots – les gorins sont plus lents et moins chers. » Pour aller chez moi, il faut prendre cette route, dit Dorrien en désignant le chemin. Les pics de la Ceinture de fer apparaissent à l’horizon après quelques jours de chevauchée. Sonea regarda dans la direction désignée par le jeune homme. De sombres bosquets d’arbres poussaient le long de la route lointaine, et après eux, la novice pouvait discerner des champs s’étirant à perte de vue. Sonea avait étudié des cartes de Kyralie et savait que des montagnes marquaient la frontière entre la Kyralie et le Sachaka, tout comme, au nord-ouest, les Montagnes grises étaient celle avec l’Elyne. Alors que la jeune fille regardait au loin, un sentiment étrange l’étreint. Il y avait des lieux, là-bas, qu’elle n’avait jamais visités – auxquels elle n’avait même jamais pensé – mais qui faisaient pourtant partie de son pays. Et encore au-delà, se trouvaient des terres dont elle n’avait appris l’existence que depuis peu. — Dorrien, es-tu déjà sorti de Kyralie ? — Non, répondit-il en haussant les épaules. Peut-être que je voyagerai, un jour. Je n’ai jamais eu de bonne raison de partir, et je n’aime pas être éloigné de mon village trop longtemps. — Et le Sachaka ? Tu vis juste à côté d’un des cols, non ? Tu n’y es jamais monté pour jeter un coup d’œil ? Dorrien secoua la tête. — Quelques-uns des bergers l’ont fait, sans doute pour voir si les pâturages y étaient plus verts. Il n’y a pas de villes de l’autre côté du col, pas à moins de plusieurs jours de voyage. Juste un désert. — Le désert laissé par la guerre ? — Oui, dit-il en hochant la tête. Tu as bien suivi tes cours d’histoire, je vois. Sonea haussa les épaules. — C’est la seule partie intéressante. Tout le reste – l’Alliance et la formation de la Guilde – n’est qu’un ennuyeux rabâchage. Dorrien rit et s’écarta du garde-fou. Lui et Sonea rebroussèrent lentement chemin jusqu’à la porte et entrèrent dans la petite pièce. Le jeune homme s’arrêta en haut des marches et posa une main sur le bras de Sonea. — Alors, as-tu apprécié ma surprise ? Elle hocha la tête. — Oui. — Tu ne regrettes pas d’avoir abandonné tes devoirs ? — Bien sûr que non. Dorrien sourit et fit un pas de côté. Sonea se figea lorsque le jeune homme se laissa tomber dans la cage d’escalier. Il refit son apparition un instant plus tard, lévitant sur un disque de magie. Sonea pressa une main sur sa poitrine, sentant son cœur battre la chamade. — Tu as failli me faire mourir de peur, Dorrien ! le gronda-t-elle. Il éclata de rire. — Tu veux apprendre à léviter ? Sonea secoua la tête. — Bien sûr que si, la reprit-il. — Il me reste trois chapitres à lire. Les yeux du jeune homme se mirent à briller. — Tu pourras le faire cette nuit. Ou tu veux apprendre quand tous les autres novices regarderont ? Si je t’apprends maintenant, personne, à part moi, ne verra tes erreurs. Sonea se mordit la lèvre. Il avait un bon argument… — Allez, la pressa-t-il. (Il tendit les bras en avant et fit un tour sur lui-même.) Si tu refuses, je ne t’ouvrirai pas la porte du bas ! Sonea roula des yeux. — Oh, très bien ! La maison de la Guilde à Kikooville était construite sur une forte pente. De nombreux balcons permettaient aux visiteurs d’admirer la vue sur la mer, les plages et la longue rue en spirale – toujours noire de festivaliers. Le son de la musique rythmée arrivait aux oreilles de Dannyl. Il tenait un verre de vin elyne dans une main, et la bouteille dans l’autre. Le mage but une gorgée et quitta le balcon pour aller s’asseoir sur une chaise avant de poser la bouteille à côté de lui. Il étira ses jambes et laissa son esprit vagabonder. Comme toujours, elles revinrent droit sur Tayend. L’érudit s’était montré nerveux et maladroit en présence de Dannyl, depuis l’agression. Le mage avait essayé de faire comme s’il n’avait rien vu de spécial, mais il semblait bien que Tayend n’avait pas été convaincu que son secret en était toujours un. L’érudit croyait qu’un guérisseur trouverait un signe physique trahissant ses inclinations, et la seule façon, pour Dannyl, de rassurer Tayend serait de lui dire qu’il avait tort. Et cela, évidement, révélerait que Dannyl connaissait le secret de son ami. Tayend craignait que Dannyl ne rejette son amitié. Ce n’était pas une peur infondée. Bien que les Kyraliens n’exécutent pas les hommes pour ce comportement « inacceptable », comme le faisaient les Lonmars, ces penchants étaient toujours considérés comme contre nature et déplacés. Ces hommes se voyaient retirer leurs titres, et leurs proches étaient traités comme ceux d’un pestiféré. Si une famille découvrait que l’un de ses membres avait de tels penchants, ils l’envoyaient au loin gérer de petits domaines ou propriétés leur appartenant. Dannyl avait entendu parler de mages de la Guilde, qui, autrefois, avaient été punis de cette façon. Bien qu’ils n’aient pas été exilés, ils avaient été rejetés de toutes les autres façons imaginables. Il avait appris, quand il avait eu des ennuis lors de son noviciat, que si les rumeurs étaient fondées, cela l’empêcherait d’obtenir son diplôme. Durant toutes les années qui avaient suivi, Dannyl avait fait attention à ne pas susciter à nouveau des soupçons. Et ces jours derniers, le mage avait lutté avec la pensée dérangeante que, si les préférences de Tayend étaient connues en Elyne, la cour s’était forcément posé des questions sur les siennes. Les rumeurs venues de son passé ne feraient qu’attiser le feu des bavardages, et, si ces ragots n’étaient pas dangereux en Elyne, il en irait tout autrement une fois qu’ils atteindraient la Guilde… Dannyl secoua la tête. Cela faisait plusieurs mois que le mage voyageait avec Tayend, et si sa réputation devait en souffrir, le mal était déjà fait. Si Dannyl voulait mettre fin aux rumeurs, il devrait se séparer de Tayend dès leur retour en Elyne. Il devrait ensuite faire savoir qu’il avait découvert que son assistant était, comme disait la cour, un « mignon ». Tayend comprendra, dit une petite voix dans la tête du mage. Ou pas ? demanda une autre. Et s’il se fâchait et allait parler à Akkarin des recherches de Lorlen ? Il ne ferait pas ça. Cela pourrait ruiner sa réputation d’érudit intègre. Et peut-être que tu pourrais mettre fin à cette amitié gentiment, sans heurter ses sentiments. Dannyl se renfrogna en regardant son verre de vin. Pourquoi fallait-il toujours en arriver là ? Tayend était un compagnon agréable, un homme qu’il appréciait et estimait. Penser à mettre fin à leur amitié par peur de voir des rumeurs atteindre la Guilde lui faisait honte et le mettait en colère. Il devait y avoir un moyen de profiter de l’amitié de Tayend sans mettre en danger sa réputation. Ne prête pas attention aux rumeurs, pensa-t-il. Ne les laisse pas ruiner une autre amitié prometteuse. Mais si la Guilde en entendait parler et le prenait assez mal pour ordonner à Dannyl de rentrer… Non, les mages ne feront rien d’aussi dramatique pour une simple rumeur. Ils savent à quoi ressemble la cour d’Elyne. Ils ne prendront aucune décision avant qu’il se passe quelque chose de vraiment compromettant. Et il ne se passera rien, se dit Dannyl. Ça crevait les yeux, il ne pourrait jamais échapper à de tels racontars, alors autant apprendre à vivre avec. À gérer la situation. Peut-être même à la tourner à son avantage… — Tu ne penses pas vider cette bouteille tout seul, si ? Surpris, Dannyl leva les yeux et vit Tayend debout près de la porte-fenêtre. — Bien sûr que non, répondit-il. — Heureusement, dit Tayend. Sinon j’aurais eu l’air d’un crétin avec ça dans la main. Il leva un verre vide. Tayend dévisagea Dannyl pendant que le mage lui versait du vin, mais fuit son regard dès qu’il le regarda à son tour. L’érudit se dirigea vers la balustrade pour fixer la mer et l’horizon. C’est le moment de lui dire la vérité, se décida Dannyl, et que je ne vais pas le rejeter. Le mage prit une longue inspiration. — Il faut que nous parlions, dit soudain Tayend. — Oui, acquiesça Dannyl. (Il choisit ses mots avec soin.) Je crois savoir pourquoi tu ne voulais pas que je te soigne. Tayend tressaillit. — Un jour, tu m’as dit que tu comprenais à quel point les choses étaient difficiles pour… pour les hommes comme moi. — Mais tu m’as expliqué que vous étiez acceptés en Elyne. — Oui et non. (Tayend baissa les yeux sur son verre, et but son vin d’un trait. Puis il se tourna vers Dannyl.) Au moins nous ne sommes pas déshérités, lança-t-il sur un ton accusateur. Dannyl grimaça. — La Kyralie n’est pas une nation connue pour sa tolérance. Tu sais que je suis passé moi-même par là. Mais tous les Kyraliens ne pensent pas de la même façon. Une ride se creusa entre les sourcils de Tayend. — Je voulais être mage, autrefois. Un de mes cousins m’a testé et m’a trouvé du potentiel. Ma famille allait m’envoyer à la Guilde. (Le regard de Tayend se fit vague, et Dannyl lut l’envie sur le visage de l’érudit, avant que ce dernier secoue la tête et soupire.) Et puis j’ai entendu parler de toi et j’ai compris que même si ces rumeurs n’étaient pas fondées, cela ne faisait aucune différence ! Je ne pourrais jamais être mage. La Guilde devinerait ce que je suis et me renverrait immédiatement. Dannyl sentit soudain une étrange et douloureuse colère le gagner. Avec son impressionnante mémoire et son esprit aiguisé, Tayend aurait été une recrue de premier ordre. — Comment as-tu fait pour échapper à ton inscription ? — J’ai dit à mon père que je ne voulais pas y aller, répondit Tayend en haussant les épaules. À l’époque, il ne suspectait rien du tout. Plus tard, quand j’ai commencé à fréquenter certaines personnes, il a pensé avoir compris mes véritables raisons. Il croit que j’ai gâché mes chances d’entrer à la Guilde parce que je voulais me complaire dans des plaisirs qu’elle me refusait. Il n’a jamais saisi que j’aurais été incapable de cacher qui je suis. (Tayend baissa les yeux sur son verre vide, fit un pas en avant et saisit la bouteille. Il remplit son verre et le but d’un trait.) Tu sais, dit-il en regardant vers l’océan, si cela peut te rassurer, j’ai toujours su que les rumeurs à ton propos ne pouvaient pas être vraies. Dannyl tressaillit. — Pourquoi dis-tu cela ? — Parce que si tu étais comme moi, et que tu ne puisses rien faire contre tes penchants, les guérisseurs l’auraient su, non ? — Pas nécessairement. L’érudit écarquilla les yeux. — Tu veux dire que… — Les guérisseurs ressentent tout ce qui est physique. Et rien de plus. Et si quelque chose, dans le corps des hommes, les amène à désirer d’autres hommes, les guérisseurs ne l’ont pas encore trouvé. — Mais on m’a dit… On m’a dit que les guérisseurs peuvent dire si quelqu’un ne va pas bien. — Oui, ils le peuvent. — Alors… Ce n’est pas une maladie, ou… (Tayend fronça les sourcils et dévisagea Dannyl.) Alors comment as-tu su, pour moi ? Dannyl sourit. — Ton esprit le criait si fort que je ne pouvais pas ne pas l’entendre. Ceux qui ont du potentiel magique en eux et qui n’ont jamais appris à s’en servir, projettent toujours leurs pensées si violemment… — Oh ? (Tayend regarda au loin, rougissant.) Jusqu’à quel point as-tu… as-tu lu en moi ? — Presque rien, le rassura Dannyl. J’ai surtout vu tes peurs. Je n’ai pas cherché plus loin. Ce n’est pas poli. Tayend hocha la tête. Il réfléchit un moment, puis ses yeux s’écarquillèrent. — Tu veux dire que j’aurais pu rejoindre la Guilde ! (Il fronça les sourcils.) Mais je ne crois pas que ça m’aurait vraiment plu. (Tayend s’approcha de la chaise à côté de Dannyl et s’y assit.) Je peux te poser une question personnelle ? — Oui. — Que s’est-il vraiment passé entre toi et ce novice ? Dannyl soupira. — Rien. (Il regarda Tayend et le vit suspendu à ses lèvres.) Très bien, je vais te raconter toute l’histoire, alors. » Je n’étais pas très populaire. Les jeunes novices en cherchent toujours de plus anciens pour les aider dans leurs devoirs, mais j’avais du mal à trouver quelqu’un pour me rendre ce service. J’avais entendu des histoires à propos d’un des novices, et je savais que les autres élèves l’évitaient à cause de ce qu’on disait sur lui. Mais c’était l’un des meilleurs de sa promotion et j’ai décidé de ne pas écouter les ragots. Quand il a accepté de m’aider, j’en ai été très heureux. (Dannyl secoua la tête.) C’était sans compter avec ce garçon, dans ma classe, qui me haïssait. — Le seigneur Fergun ? — Oui. Nous nous jetions des insultes à la tête et nous jouions de mauvais tours depuis le début. Il avait entendu parler de lui, et c’était tout ce dont il avait besoin pour lancer des rumeurs. Il n’en a pas fallu davantage pour que les hauts mages me posent des questions. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — J’ai nié, évidemment. Les mages ont pensé que la meilleure façon de mettre fin aux rumeurs était de nous séparer, alors on m’a ordonné de me tenir éloigné de ce garçon. Bien sûr, cela a conforté les novices. — Que lui est-il arrivé, à lui ? Ce qu’on disait sur lui, était-ce fondé ? — Il a été diplômé et est rentré chez lui. C’est tout ce que je peux te dire. (Voyant les yeux de Tayend luire de curiosité, Dannyl ajouta :) Et non, je ne te dirai pas son nom. Tayend eut l’air déçu et s’appuya au dossier de sa chaise. — Et ensuite ? Dannyl haussa les épaules. — J’ai continué à travailler et je me suis assuré de ne plus attirer ce genre d’attention. Tout le monde a fini par oublier l’incident, à part Fergun – et la cour d’Elyne, apparemment. Tayend ne sourit pas. La ride refit son apparition, entre ses sourcils. — Et que vas-tu faire, maintenant ? Dannyl remplit son verre de vin. — Puisque les Tombes des Blanches Larmes sont fermées pendant le festival, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire que boire et se détendre. — Et ensuite ? — Je pense que nous visiterons les Tombes. — Et après ? — Tout dépend de ce que nous y trouverons. D’une façon ou d’une autre, nous retournerons en Elyne. — Ce n’est pas ce dont je te parle. (Tayend regarda Dannyl dans les yeux.) Si le simple fait d’avoir été vu avec un novice qui pouvait être, ou n’être pas, un mignon t’a causé tant de problèmes, alors t’associer avec un homme connu pour en être un pourrait être pire, bien pire. Tu as dit que tu devais éviter de faire peser des soupçons sur toi. Je peux toujours t’assister à la bibliothèque, mais je t’enverrai ce que je trouve par messager. Dannyl sentit quelque chose le tirailler. Il n’avait pas pensé que Tayend pourrait suggérer ce genre de choses. Le mage se souvint que, plus tôt, il avait pensé mettre fin à leur amitié et éprouva une bouffée de culpabilité. — Oh non ! répliqua-t-il. Tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement. — Mais cela pourrait attirer encore plus l’attention sur toi de travailler avec un… — … érudit de la Grande Bibliothèque, finit Dannyl. Un assistant utile et précieux. Et un ami. Si de nouvelles rumeurs devaient naître, c’est déjà trop tard pour l’empêcher. Si nous communiquons en secret et que cela se sache, elles seront encore pires. Surpris, Tayend ouvrit la bouche pour parler, mais secoua la tête. Il baissa les yeux sur son verre et le leva vers Dannyl. — À l’amitié, alors. Dannyl, en souriant, leva son verre et trinqua avec son ami. Rothen, à la recherche d’un livre, parcourut les reliures du doigt. Il s’arrêta lorsque la porte de la bibliothèque s’ouvrit, leva les yeux et vit Dorrien entrer dans la pièce, suivi de Sonea. Le magicien fronça les sourcils. La jeune fille lui avait demandé de lui rapporter plusieurs livres de la bibliothèque, et voilà qu’elle arrivait avec Dorrien. Le seigneur Jullen se renfrogna et demanda à la jeune fille de laisser son cartable sur les étagères à côté de la porte. Elle en sortit quelques feuilles et le laissa derrière elle. Dorrien salua poliment le bibliothécaire, avant de suivre Sonea le long des grands rayonnages. Rothen, décidant de trouver les volumes qu’il cherchait avant de rejoindre les deux jeunes gens, continua ses fouilles et finit par retrouver le premier livre de sa liste, rangé à plusieurs étagères de distance de sa place habituelle. Il maudit en silence le magicien qui l’avait mal rangé. Rothen se rendait vaguement compte que quelqu’un s’approchait du seigneur Jullen pour lui demander de l’aide, mais était pleinement conscient que Dorrien avait engagé une conversation amicale avec le seigneur Galin, dans l’allée suivante. Rothen entendit une forte toux derrière lui et, se retournant, il vit le seigneur Garrel porter un mouchoir à sa bouche. Puis une exclamation attira toute son attention. — Regin ! aboya Galin en avançant à grands pas dans l’allée. Rothen regarda au travers des rayonnages et vit Regin devant le bureau de Jullen. — Oui, seigneur ? demanda l’adolescent, l’innocence et l’étonnement se lisant sur son visage. — Qu’est-ce que tu viens de mettre dans ce cartable ? — Quel cartable, seigneur ? Galin plissa les paupières. — Quel est le problème, seigneur Galin ? lança Garrel en s’approchant du bureau de Jullen. — Je viens de voir Regin prendre un objet sur la table de Jullen puis le mettre dans ce cartable, répondit Galin en tirant le cartable de Sonea de son étagère avant de le jeter devant Regin. Rothen entendit des murmures et regarda autour de lui. Des mages, par groupes de deux ou trois, suivaient le déroulement de l’incident. Le seigneur Jullen sortit de derrière une étagère. Le mage regarda ses confrères, puis le novice, et enfin le cartable. — Qu’est-ce qui se passe ici ? C’est le cartable de Sonea. Galin haussa les sourcils. — Vraiment ? Voilà qui est très intéressant. Il fit part de ce qu’il avait vu. Le seigneur Jullen prit une expression désapprobatrice. — Pourrions-nous vérifier sur laquelle de vos possessions Regin a décidé que se porterait l’intérêt de Sonea ? Regin pâlit. Rothen sentit un sourire éclairer son visage et faillit pousser un cri de surprise lorsqu’une main se posa sur son épaule. Il se tourna et vit Dorrien debout à côté de lui, le regard brillant d’un éclat espiègle. — Qu’est-ce que tu as fait ? souffla Rothen d’une voix accusatrice. — Rien, répondit Dorrien, les yeux écarquillés par l’innocence. Regin a tout fait tout seul. Je me suis juste assuré que quelqu’un le verrait. Rothen entendit cliqueter le fermoir du cartable et regarda Jullen en sortir un objet noir et luisant. — Mon encrier elyne, une antiquité de deux cents ans, dit le bibliothécaire en fronçant les sourcils. Il a de la valeur, mais il fuit. Je dois te féliciter, Regin. Même si Sonea avait réussi à le remettre en place, ses feuilles auraient quand même été tachées d’encre. Regin fixa désespérément son tuteur. — Nul doute qu’il voulait ruiner ses cahiers, intervint Garrel. Rien qu’une blague idiote. — Je ne pense pas, l’interrompit Galin. Dans ce cas, il aurait simplement renversé l’encre sur les papiers de Sonea et laissé l’encrier sur le bureau du seigneur Jullen. L’expression de Garrel s’assombrit, mais le regard accusateur de Galin ne changea pas. Le seigneur Jullen regarda le premier mage, puis l’autre, puis les étagères. — Seigneur Dorrien, appela-t-il. Dorrien sortit d’une travée. — Oui ? — Veuillez trouver Sonea et l’amener ici. Dorrien hocha la tête et remonta l’allée. Rothen dévisagea Sonea lorsqu’elle arriva en vue des magiciens. Aussitôt, la jeune fille devint méfiante. Le seigneur Jullen lui expliqua ce qui venait de se passer et les yeux de Sonea s’agrandirent, puis elle lança un regard à Regin. — J’ai bien peur que tes feuilles de cours ne soient illisibles, dit Jullen en penchant le cartable vers elle. (La jeune fille regarda à l’intérieur et grimaça.) Si tu veux, je peux garder ton sac dans mon armoire fermée à clé, à partir de maintenant. La novice leva les yeux sur le mage, étonnée. — Je vous remercie, seigneur Jullen, dit-elle d’une voix posée. Le mage referma le cartable et le rangea dans son armoire, derrière son bureau. Galin regarda Regin. — Tu peux te remettre au travail, Sonea. Regin et moi allons discuter un peu avec le directeur de l’université. La jeune fille lança un dernier regard à Regin, puis tourna les talons et retourna vers les rayonnages. Dorrien hésita, puis la suivit. Galin jeta un coup d’œil vers Garrel. — Vous venez aussi ? Le guerrier hocha la tête. Alors que les deux mages et le novice quittaient la bibliothèque, Dorrien et Sonea rejoignirent Rothen. Ils semblaient tous les deux très fiers d’eux. Rothen secoua la tête et leur adressa un regard sévère. — C’était risqué. Et si personne ne l’avait vu faire ? Dorrien sourit. — Ah, mais je me suis assuré que ce ne serait pas le cas ! (Il regarda Sonea.) Tu as réussi à paraître très surprise. La jeune fille eut un sourire rusé. — J’étais surtout étonnée que ça marche. — Humpf…, fit Dorrien. Est-ce que personne ne me fait confiance ? (Il retrouva son sérieux et regarda Rothen.) As-tu remarqué qui a fait quitter son bureau à Jullen et a distrait tout le monde pendant que Regin commettait son acte malveillant ? Rothen se remémora la scène. — Garrel ? Non, ne sois pas ridicule. Regin a tiré avantage de la situation. Ce n’est pas parce que Garrel a demandé de l’aide et a toussé au moment où Regin agissait qu’il s’implique dans des querelles infantiles. — Tu as sans doute raison, dit Dorrien. Mais je garderais un œil sur lui, si j’étais toi. Chapitre 19 LES CONTRÔLES COMMENCENT a lueur de l’aube réchauffait à peine le ciel lorsque Sonea quitta les bains. La jeune fille invoqua une barrière autour d’elle et réchauffa l’air à l’intérieur. Elle s’était arrêtée pour arranger sa robe quand une silhouette vêtue de vert sortit de la partie des bains réservée aux hommes. Sonea reconnut Dorrien et sentit son humeur s’alléger. Puisqu’il avait prévu de partir de l’université tôt ce matin, ils s’étaient fait leurs adieux la veille au soir, en dînant dans les appartements de Rothen. Mais Sonea avait une nouvelle occasion de lui parler avant son départ. — J’aurais dû me douter que tu étais un lève-tôt, lui dit-elle. Dorrien se retourna et cligna des yeux, surpris. — Sonea ! Qu’est-ce que tu fais debout à l’aube ? — Je commence toujours ma journée à cette heure-là. Je peux faire deux ou trois choses sans personne pour m’ennuyer. Dorrien eut un sourire retors. — Une sage décision, mais tu n’as peut-être plus besoin de te lever aussi tôt. Regin t’a laissée tranquille, je me trompe ? — Non. — Bien. (Dorrien pencha légèrement la tête sur le côté et lui lança un regard étrange.) Je voulais passer par un de mes vieux repaires avant de partir. Tu veux m’accompagner ? — Où est-ce ? — Dans la forêt. Sonea regarda en direction des arbres. — Un autre de tes endroits secrets ? Dorrien sourit. — Oui, mais cette fois, il faudra vraiment garder bouche cousue. — Oh ! Mais si tu m’y emmènes, ça ne sera plus un vrai secret. Dorrien pouffa. — Tu dois avoir raison. C’est juste un endroit où j’aimais aller enfant. J’allais m’y cacher chaque fois que j’avais des ennuis. — Alors tu devais t’y retrouver souvent. — Évidemment, répondit-il en souriant jusqu’aux oreilles. Bon, tu viens ? Sonea baissa les yeux sur son cartable. Elle devait ensuite se rendre au réfectoire. — Ça prendra longtemps ? Le jeune homme secoua la tête. — Tu seras de retour à temps pour tes contrôles. — Alors, d’accord, répondit-elle. Dorrien commença à descendre le chemin menant à la forêt. Sonea, en marchant à côté de lui, se remémora la dernière fois qu’elle avait pris cette route. C’était près d’un an auparavant, la nuit était froide, et la jeune fille était toujours « prisonnière » de la Guilde. Rothen avait décidé qu’elle avait besoin d’air frais et d’un peu d’exercice. À quelques pas de la lisière de la forêt se trouvait un ancien cimetière, et Rothen avait expliqué à la jeune fille ce qu’il advenait des mages, lorsqu’ils mourraient. Sonea frissonna à ce souvenir. À sa mort, un mage perdait tout Contrôle. La magie restée à l’intérieur de son corps le consumait alors, changeant chair et os en cendre et poussière. Il ne restait rien. Les magiciens n’étaient ainsi jamais enterrés. L’existence même de l’ancien cimetière était un mystère. Sonea devait presser le pas pour suivre le rythme des longues enjambées de Dorrien. Elle se rappela leur conversation de la veille et l’impatience du jeune homme à l’idée de retourner chez lui, mais elle ne put que souhaiter qu’il reste encore un peu. La jeune fille ne se souvenait pas s’être autant amusée que lors des semaines précédentes. Rothen était de bonne compagnie, mais Dorrien était plein d’énergie et cherchait toujours quelque chose d’amusant à faire. Il avait appris à la novice comment léviter et les règles de nombreux jeux. Bien sûr, tous requéraient la connaissance de la magie, et Sonea voyait bien que Dorrien se régalait d’avoir quelqu’un avec qui les partager. — Qu’est-ce que ça fait, d’être le seul mage parmi des gens ordinaires ? demanda-t-elle. Dorrien étudia la question. — C’est satisfaisant et stimulant. Les gens n’oublient jamais que tu es différent, quels que soient les rapports que tu entretiens avec eux. Ils sont mal à l’aise, parce que tu peux faire des choses qu’ils ne comprennent pas. Certains fermiers refusent que je les touche, même s’ils sont très heureux que je soigne leurs animaux. Sonea hocha la tête. — Les habitants des Taudis sont comme ça aussi. Ils sont terrifiés par les mages. — Au début, je faisais peur à la plupart des fermiers. Ils ont mis du temps à me faire confiance. — Tu t’es senti seul ? — Parfois. Mais je ne regrette rien. (Ils avaient atteint la route, et Dorrien prit à gauche.) Il y a quelque chose de bien dans ce que je fais. Il y a des gens, dans ces montagnes, qui seraient morts si je n’avais pas été là pour les aider. — Ça doit être merveilleux, de savoir qu’on a sauvé une vie. Dorrien sourit. — La magie ne peut pas être utilisée dans un meilleur but. En comparaison, tout le reste n’est que futilités. Mon père ne serait pas d’accord avec moi, mais j’ai toujours pensé que l’alchimie est un gâchis de pouvoir. Quant aux talents guerriers… Eh bien… — Les alchimistes disent qu’ils ont créé et inventé des façons de rendre la vie des gens plus sûre et plus confortable, argumenta Sonea. Les guerriers, qu’ils sont essentiels à la défense de la Kyralie. Dorrien hocha la tête. — Les alchimistes ont réellement fait du bon travail, et ce ne serait vraiment pas raisonnable, de la part des magiciens, d’oublier comment se défendre. Je dois nourrir de la rancune vis-à-vis de ceux qui perdent leur temps à penser à eux alors qu’ils pourraient aider les autres. Ceux qui consacrent leur vie à l’autosatisfaction. Sonea sourit en pensant aux expériences de Dannyl, à son envie de transférer des images mentales sur le papier – abandonnée depuis qu’il était ambassadeur de la Guilde en Elyne. Dorrien n’approuverait certainement pas le « passe-temps » de Dannyl. — Il y a trop d’alchimistes, et pas assez de guérisseurs, continua Dorrien. Les guérisseurs se concentrent sur les patients qui ont de l’argent et un statut social, parce qu’ils n’ont pas le temps de traiter tout le monde. Tous les mages sont formés aux guérisons de base. Il n’y a pas de raison pour que les alchimistes et les guerriers ne passent pas un peu de temps à seconder les guérisseurs. Nous pourrions aider plus de gens. » Je m’occupe de tout le monde : éleveurs, artisans, fermiers, voyageurs de passage. Rien n’empêche les guérisseurs, ici, de faire la même chose. Les artisans de la cité paient des impôts, et une partie de cet argent va à la Guilde. Ces gens devraient avoir accès aux services que paient leurs taxes. Dorrien avait élevé la voix. Il était passionné par ce sujet, cela crevait les yeux. — Et les gens dans les Taudis ? lança Sonea. Le jeune homme ralentit et se tourna pour la regarder. — Ça les concerne aussi, dit-il. Mais je crois que nous devrions être prudents avec eux. Sonea fronça les sourcils. — Ah oui ? — Les Taudis font partie d’un plus gros problème, et nous pourrions facilement gaspiller beaucoup de temps et d’efforts. Ce quartier est, si tu me pardonnes cette métaphore, un furoncle sur la peau de la cité. Il traduit un trouble bien plus profondément enfoui dans le corps. Les furoncles ne s’en iront pas tant que les véritables problèmes ne seront pas résolus. — Les véritables problèmes ? — Eh bien ! dit Dorrien en regardant à nouveau la jeune fille. Si je poursuis mon analogie, je dirai que la cité est devenue semblable à un gros guerrier boulotteur de sucreries. Il se moque que sa gourmandise détruise son corps – ou l’ignore – ou que son ventre distendu le rende hideux. Il est loin d’être en forme, mais comme il n’a plus d’ennemis, il est heureux de se laisser aller et de se passer ses caprices. Sonea dévisagea Dorrien, impressionnée. Il disait, comprit-elle, que le roi et les Maisons étaient gloutons et paresseux, et que les habitants de la cité – comme ceux qui vivaient dans les Taudis – en supportaient les conséquences. Le jeune homme étudia Sonea d’un regard hésitant. — Ce que je veux dire, ajouta-t-il vivement, ce n’est pas qu’il ne faut rien faire, parce que le problème est complexe. Au contraire, nous devons faire quelque chose. — Mais quoi ? Il sourit. — Ah, mais je ne voudrais pas gâcher notre promenade avec mes harangues et mes délires ! Regarde, nous voilà arrivés à la route. Dorrien s’y engagea et mena Sonea entre les maisons des membres retraités de la Guilde. Ils les dépassèrent et Dorrien s’enfonça dans la forêt, ses bottes crissant dans la neige. Sonea le suivit, marchant dans ses traces. Bientôt, le sol devint inégal. Le cartable de Sonea était lourd et l’encombrait dans la forêt, aussi le laissa-t-elle sur une souche, protégé par une barrière magique. Elle haleta bientôt dans la côte raide. Finalement, Dorrien s’arrêta et posa sa main sur le tronc d’un arbre énorme. — C’est la première marque. Souviens-toi de cet arbre, Sonea. Suis la direction qu’avait la route jusqu’à cet arbre, puis tourne à l’est et monte la côte jusqu’à ce que tu trouves le mur. — Le mur extérieur ? Le jeune homme hocha la tête. Sonea retint un gémissement. Le mur extérieur devait être loin dans la forêt. Les deux jeunes gens gravirent la colline enneigée durant plusieurs minutes, laissant Sonea hors d’haleine. — Stop ! s’écria-t-elle, persuadée que ses jambes ne la porteraient pas plus loin. Dorrien se retourna vers elle, sourit, et la jeune fille fut soulagée de le voir essoufflé lui aussi. Le jeune homme désigna un tas de rochers recouverts de neige, devant lui. — Le mur. Sonea fixa la neige, et réalisa soudain que les rochers, en dessous, étaient d’énormes blocs de pierre, éparpillés dans la forêt. C’était tout ce qui restait du mur extérieur. — Maintenant, dit Dorrien entre deux grandes inspirations, nous allons au nord. Avant que Sonea puisse se plaindre, le jeune homme était reparti. Ils n’avaient plus à grimper, la marche était plus aisée, et Sonea put reprendre son souffle. Dorrien arriva à un affleurement de rochers, l’escalada et disparut derrière. Sonea suivit ses traces dans la neige et se retrouva debout au milieu d’un petit cercle de pierres. Elle sut, grâce à la profusion d’arbres autour d’elle, que l’endroit serait bien caché dès que les feuilles repousseraient. D’un côté, de l’eau jaillissait des rochers et formait une mare frangée de glace avant de tomber en cascade. Dorrien était à quelques pas et souriait. — Nous y voilà. La source de l’eau de la Guilde. Sonea le rejoignit et vit l’eau jaillir d’un trou entre les pierres. — C’est magnifique, dit-elle en levant les yeux vers Dorrien. Ce doit être superbe en été. — Pas seulement, dit Dorrien, les yeux brillant. C’est tout aussi beau au printemps. Je venais ici dès que la neige commençait à fondre. Sonea tenta d’imaginer Dorrien sous les traits d’un petit garçon, grimpant la colline et s’asseyant ici tout seul. Un garçon devenu novice de la Guilde, puis guérisseur. Elle reviendrait, décida la jeune fille. Elle pourrait s’y rendre quand elle aurait besoin de se retrouver seule, loin de Regin et des autres novices. Dorrien l’avait peut-être amenée ici dans ce but. — À quoi penses-tu, petite Sonea ? — Je te remercie. Dorrien haussa les sourcils. — Merci ? — Pour avoir mouché Regin. Pour m’avoir montré les toits de l’université. (Sonea éclata de rire.) Pour m’avoir appris à léviter. — Ah ! dit-il en agitant la main. Ce n’était rien, vraiment. — Et pour m’avoir permis de m’amuser. Je pense que j’en étais venue à croire que cela ne fait pas partie de la vie d’un mage. (Sonea eut un sourire retors.) Je sais que tu dois repartir, mais j’aimerais que tu restes encore. Dorrien retrouva son sérieux. — Tu vas me manquer aussi, petite Sonea. Il fit un pas en avant et ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais aucun mot ne franchit ses lèvres. Dorrien posa un doigt sous le menton de Sonea, lui leva la tête, s’approcha encore et posa sa bouche sur la sienne. Surprise, la jeune fille recula un peu. Dorrien était très près d’elle, les yeux brillants et interrogateurs. Soudain, son visage la brûla, et son cœur s’emballa. Elle souriait comme une idiote et ne pouvait pas s’en empêcher. Dorrien rit doucement, puis se pencha pour l’embrasser une nouvelle fois. Ses lèvres s’attardèrent sur celles de Sonea, et la jeune fille prit conscience de leur douceur et de leur chaleur. Elle sentit un frisson descendre le long de sa colonne vertébrale, mais elle n’avait pas froid. Lorsque Dorrien s’écarta, la novice se laissa aller en avant, pour prolonger le baiser. Dorrien recula d’un pas, et son sourire disparut. — Je suis désolé, ce n’était pas juste de ma part. Sonea avala sa salive. Retrouva sa voix. — Pas juste ? Le jeune homme regarda ses pieds, sérieux. — Parce que je m’en vais. Parce que tu pourrais vouloir ou avoir besoin de quelqu’un d’autre entre maintenant et je ne sais quand, mais le repousser à cause de moi. Sonea éclata d’un rire un peu acide. — J’en doute. Le regard de Dorrien se fit soucieux. Sonea fronça les sourcils. Pensait-il qu’elle avait accueilli ses attentions parce qu’elle croyait que personne d’autre ne s’intéresserait à elle de cette manière ? Était-ce le cas ? Un instant auparavant, Sonea n’avait même pas pensé que Dorrien pourrait être plus qu’un ami. Elle secoua la tête et sourit. — Tu m’as encore réservé une de tes surprises, Dorrien. Les coins de sa bouche se relevèrent. — Dorrien ? Sonea reconnut la voix mentale de Rothen. — Père, répondit Dorrien. — Où es-tu ? — Je suis allé faire une promenade matinale. — Le maître des écuries est arrivé. — Je n’en ai pas pour longtemps. Dorrien fit une grimace d’excuses. — J’ai peur que nous n’ayons pris plus de temps que je croyais. Sonea sentit un pincement d’appréhension. Était-elle en retard pour les examens de la première année ? — Allez, viens. Ils se frayèrent un passage entre les rochers et repartirent. Ils se hâtèrent dans la forêt, puis atteignirent la souche où Sonea avait laissé son cartable. Ils retombèrent sur la route peu de temps après et purent commencer à courir. De temps à autre, Sonea jetait des coups d’œil à Dorrien, en se demandant à quoi il pouvait bien penser. Elle remarqua qu’il la regardait aussi, et il souriait lorsque leurs regards se croisaient. Il tendit le bras et lui saisit la main. Ses doigts étaient chauds, et, lorsqu’ils arrivèrent en vue de la Guilde, la jeune fille fut attristée de sentir que Dorrien lâchait sa paume. Ils approchèrent les quartiers des mages, et Rothen sortit par l’une des portes pour les accueillir. — Ton cheval t’attend devant, Dorrien. (Rothen les dévisagea tous les deux, vit la neige sur leurs chaussures et leurs vêtements, avant de hausser les sourcils.) Vous feriez mieux de vous sécher. De la vapeur s’éleva de la robe de Dorrien alors qu’ils prenaient le chemin longeant l’université. Sonea se concentra pour réchauffer l’air autour d’elle et sécher sa robe. Un domestique les attendait devant l’escalier de l’université, les rênes du cheval de Dorrien à la main. Dorrien prit d’abord Rothen dans ses bras, puis Sonea, en une accolade appuyée. — Prenez soin l’un de l’autre, dit-il. — Prends soin de toi, répliqua Rothen. Ne t’enfonce pas dans le blizzard pour rentrer plus rapidement ! Dorrien sauta en selle. — Aucun blizzard n’a jamais pu me retenir loin de chez moi ! — Rappelle-moi de quoi tu t’es plaint, ces quatre dernières semaines ? — Moi ? Me plaindre ? — Sauve-toi, dit Rothen, en riant et en croisant les bras. Dorrien sourit. — À bientôt, père. — À bientôt, Dorrien. Le jeune homme posa les yeux sur Sonea. La novice sentit une présence légère, à la limite de son esprit. — À bientôt, Sonea. Apprends vite. Le cheval de Dorrien partit au galop, passa les portes à toute allure et s’enfonça dans les rues enneigées de la cité. Pendant quelques minutes, Rothen et Sonea regardèrent les portes. Le magicien soupira et se tourna vers sa pupille. Il plissa les yeux. — Hum… Quelque chose se trame dans mon dos. Sonea garda une expression neutre. — Ah bon ? Quoi ? — Ne t’en fais pas. (Rothen sourit d’un air entendu et commença à monter l’escalier.) Je suis de tout cœur avec vous. Je ne crois pas que la différence d’âge ait de l’importance. Ce ne sont que quelques années. Tu comprends bien que tu dois rester ici jusqu’à ton examen final, nous sommes d’accord ? Sonea ouvrit la bouche pour protester, mais la referma en voyant un mouvement dans le hall d’entrée. Elle saisit le bras de Rothen. — Je n’ai rien contre ton avis, Rothen, lui dit-elle tranquillement. Mais j’apprécierais que tu me le donnes en privé. Le magicien fronça les sourcils et regarda la jeune fille avec surprise. Elle ne quitta pas le hall des yeux. Alors qu’ils y entraient, la pièce résonna d’un écho de pas rapides dans l’escalier intérieur. Sonea leva les yeux, et entraperçut un novice familier qui prenait la fuite. Son estomac se noua. Elle avait clairement vu l’expression de Regin avant qu’il disparaisse. La jeune fille avait peut-être gagné la sympathie – quoique accordée à contrecœur – des professeurs lorsqu’il avait été pris à tenter de la faire passer pour une voleuse, mais elle ne pensait pas être débarrassée des piques du jeune homme. Les révisions pour l’examen l’avaient tenu occupé, mais Sonea se doutait qu’il préparait une vengeance particulièrement odieuse. — Je te verrai ce soir, dit-elle à Rothen. Le magicien hocha solennellement la tête. — Bonne chance, Sonea. Je sais que tu réussiras. La jeune fille sourit avant de s’engager à son tour dans l’escalier. Elle arriva sur le palier et déboucha avec précaution dans le couloir. L’université était pleine de novices, leurs voix basses et leurs expressions tendues créant une atmosphère d’attente et d’angoisse. Sonea se dirigea vers sa classe et y entra. Regin était à sa place habituelle et dévisageait la jeune fille. Cette dernière se détourna et salua les deux professeurs debout devant la classe, avant de rejoindre sa table. Elle ouvrit son cartable et en sortit l’exposé d’histoire que le seigneur Skoran leur avait demandé. Sonea le feuilleta, et fut soulagée de trouver les pages en ordre et intactes. Bien que la jeune fille les ait vérifiées quand elle avait scellé son cartable, avant de quitter sa chambre, elle s’était presque attendu que Regin parvienne à les endommager, d’une façon ou d’une autre. Skoran hocha la tête quand Sonea lui tendit les feuillets. À sa grande satisfaction, il les enferma dans une boîte. Sonea était consciente que Regin ne l’avait pas quittée des yeux un seul instant. En retournant s’asseoir, elle ignora le visage qu’elle pouvait voir du coin de l’œil. Elle regarda les derniers novices entrer dans la classe et remettre leur devoir à leur professeur. Lorsqu’ils furent tous présents, le seigneur Vorel avança d’un pas et se tint devant les élèves, les bras croisés. — Aujourd’hui, vous passerez votre examen de guerrier de première année, les informa-t-il. Vous devrez combattre tous les autres élèves de la classe, avant d’être notés sur vos capacités, Contrôle et, bien sûr, nombre de victoires. Suivez-moi, je vous prie. Sonea se leva avec le reste de la classe. Alors que les premiers novices quittaient la salle, Regin se tourna vers Sonea et la regarda dans les yeux. Il sourit doucereusement. La jeune fille s était entraînée à lui retourner ses regards avec une froide indifférence ; un frisson lui parcourut l’échine. Bien que Sonea soit bien plus forte que les autres élèves, les restrictions que Vorel lui avait imposées l’empêchaient d’utiliser ses dons à son avantage. En fait, le bouclier intérieur qu’il dressait autour des novices pour les protéger pendant les combats lui permettait de dire si les tirs de Sonea étaient plus puissants que nécessaire. Regin était toujours meilleur guerrier que la jeune fille, et bien que le garçon ne prenne plus de cours avec le seigneur Balkan, rien ne l’empêchait de suivre des cours particuliers avec le seigneur Garrel. Alors que Sonea se glissait hors de la salle, un domestique en uniforme de messager s’arrêta en glissant juste à côté d’elle. — Dame Sonea, dit l’homme, on ma envoyé vous dire que vous devez retourner dans les appartements du seigneur Rothen immédiatement. Surprise, la jeune fille leva les yeux sur le seigneur Vorel. Le magicien fronça les sourcils. — Nous ne pouvons pas t’attendre, Sonea. Si tu ne reviens pas dans l’heure, nous serons obligés de t’arranger un nouveau contrôle au début de l’année prochaine. La novice hocha la tête. Elle remercia le messager avant de remonter le couloir. Pourquoi Rothen l’avait-il envoyée chercher ? Il avait eu à peine le temps de rentrer chez lui depuis qu’ils s’étaient quittés. Peut-être avait-il trouvé ce que mijotait vraiment Regin et avait-il préféré appeler Sonea pour la mettre à l’abri. Sonea secoua la tête. Ce n’était pas le genre de Rothen. Il aurait essayé d’informer le seigneur Vorel des plans de Regin plutôt que d’empêcher sa pupille de se rendre à un contrôle aussi important. Sauf si le magicien voulait simplement dire à la jeune fille à quoi elle devait s’attendre de la part du jeune garçon. Peut-être qu’il voulait lui suggérer une façon de tourner la situation – quelle qu’elle soit – à son avantage. Sonea aurait toujours le temps de se glisser dans l’arène à temps pour les combats. Mais si c’était le cas, pourquoi Rothen n’avait-il pas tout bêtement attendu sa protégée à la sortie de la classe ? Et pourquoi n’était-il pas avec ses propres élèves, pour leur faire passer leur contrôle ? Sonea fronça les sourcils en descendant les marches jusqu’au rez-de-chaussée de l’université. Et si le magicien l’avait fait demander pour une tout autre raison ? Le domestique n’avait jamais dit que le message venait de Rothen. Quelqu’un avait aussi pu demander à Sonea de se rendre aux appartements du mage à cause de Rothen. Il pouvait être malade. Il n’était pas vieux, mais il n’était plus jeune. Il était possible que… Arrête de te tracasser ! se dit Sonea. Ce n’est sans doute rien de grave. Mais elle n’en trotta pas moins pour traverser les jardins jusqu’aux quartiers des mages. Le cœur de la jeune fille s’emballa lorsqu’elle courut dans l’escalier, puis dans le couloir menant à la porte de Rothen. Le battant s’ouvrit dès qu’elle le frôla. Rothen se tenait à côté de la fenêtre. Il se tourna lorsque Sonea entra dans la pièce. Elle ouvrit la bouche pour poser la question qui lui venait aux lèvres, mais se tut lorsqu’elle vit l’expression alarmée du magicien. Elle sentit tout d’abord la Présence. Elle était palpable, aucunement cachée. Elle emplissait la pièce à la façon d’une fumée épaisse et suffocante. La terreur emballa le cœur de la jeune fille, mais elle parvint à garder une expression qui, elle l’espérait, ne montrait que la surprise et le respect. Tu ne sais pas pourquoi il est ici, se dit-elle en se tournant. Ne le laisse pas voir qu’il te terrorise. La novice, gardant les yeux baissés, fit face au visiteur et le salua. — Veuillez m’excuser, haut seigneur. Il ne répondit rien. — Sonea, dit Rothen d’une voix basse et tendue. Viens ici. La jeune fille regarda le magicien et sentit son estomac se tordre. Le visage de Rothen était pâle, presque maladif. Il lui fit signe de s’approcher, et sa main trembla légèrement. Troublée par ces signes de peur, Sonea se dépêcha de lui obéir. La voix de Rothen était étonnamment calme lorsqu’il s’adressa au haut seigneur : — Sonea est ici, comme vous l’avez demandé, haut seigneur. Comment puis-je me rendre utile ? Akkarin dévisagea Rothen d’un regard qui aurait transformé Sonea en statue de glace. — Je suis ici pour trouver la source d’une certaine… rumeur. Une rumeur que je tiens de l’administrateur, vous concernant, vous et votre novice. Rothen hocha la tête. Il semblait choisir les mots qu’il allait prononcer avec un grand soin. — Je crois que ces bruits, à propos de nous deux, se sont tus. Personne n’a semblé y porter crédit et… Les yeux sombres du haut seigneur étincelèrent. — Pas cette rumeur. Je parle de celle qui concerne mes activités nocturnes. Elle doit cesser. Sonea eut l’impression qu’une main se refermait sur sa gorge, sa respiration se fit difficile. Rothen fronçait les sourcils et secouait la tête. — Vous vous trompez, haut seigneur. J’ignore tout de vos… — Ne me mentez pas, Rothen, le coupa Akkarin, les paupières plissées. Je ne serais pas venu jusqu’ici si je n’étais pas sûr de ce que j’avance. (Il fit un pas dans leur direction.) Je viens juste de le lire dans l’esprit de Lorlen. Toute couleur disparut du visage de Rothen. Il se contenta de dévisager Akkarin en silence. Si Akkarin a lu l’esprit de Lorlen, pensa Sonea, alors il sait tout ! Les genoux de la jeune fille faillirent céder, et, apeurée à l’idée de tomber, elle agrippa le rebord de la fenêtre, derrière elle. Le haut seigneur sourit légèrement. — Ce que j’ai vu m’a impressionné : la façon dont Sonea a visité la Guilde pendant qu’elle était en fuite, ce dont elle a été témoin cette nuit-là, comment Lorlen a tout découvert durant la lecture de vérité, au cours de l’audition pour sa tutelle, puis vous a ordonné de garder tout cela secret pour qu’il puisse découvrir comment faire appliquer les lois de la Guilde. Une décision sensée. Et heureuse pour vous tous. Rothen se redressa et fit de nouveau face à Akkarin. — Nous n’avons pas soufflé un mot de tout cela à qui que ce soit. — Si vous le dites. (La voix du haut seigneur s’était adoucie, mais ne s’était pas réchauffée.) Je voudrais en être certain. Sonea entendit la respiration de Rothen s’accélérer. Les deux mages se regardaient en chiens de faïence. — Et si je refuse ? — Je prendrai toutes les mesures que vous me forcerez à prendre, Rothen. Vous ne pouvez m’empêcher de lire votre esprit. Rothen regarda au loin. Soudain, Sonea se souvint de la description que lui avait faite Cery de la lecture d’esprit qu’Akkarin lui avait fait subir. Le jeune homme lui avait dit que, lorsque le haut seigneur l’avait découvert, emprisonné par Fergun dans une pièce sous l’université, il avait permis à Akkarin de lire dans son esprit afin de connaître la vérité. Cela avait été facile, et complètement différent des visites mentales de Rothen ou de la lecture de vérité de Lorlen : aussi, Sonea en avait-elle conclu que la rumeur qui courait – disant que le haut seigneur était capable de lire les esprits avec ou sans l’accord de leur propriétaire – devait être vraie, au moins un peu. Raide, comme si ses os étaient ceux d’un homme de vingt ans plus âgé, Rothen avança vers le haut seigneur. Sonea le dévisagea, incapable de croire que le magicien se rendait si facilement. — Rothen… — Tout va bien, Sonea, dit Rothen d’une voix éteinte. Ne bouge pas. Akkarin combla la distance qui le séparait du tuteur de Sonea en quelques enjambées et plaça les mains sur les tempes de Rothen. Il ferma les yeux et son visage eut une expression de calme surprenante. Rothen prit une brusque respiration et tituba. Il serrait et desserrait les poings. Sonea fit un pas en avant et s’arrêta. Elle n’osait pas intervenir. Et si à cause d’elle, Akkarin blessait Rothen ? Frustrée, apeurée, la jeune fille serra les poings jusqu’à sentir ses ongles lui entrer dans la chair. Pendant un moment insupportablement long, les deux magiciens restèrent silencieux et immobiles. Puis, sans signe avant-coureur, Akkarin inspira profondément et ouvrit les yeux. Il dévisagea l’homme debout devant lui un instant, puis retira ses mains de ses tempes et recula d’un pas. Sonea regarda anxieusement Rothen prendre une longue respiration hésitante et tituber légèrement. Akkarin croisa les bras, et étudia le magicien vieillissant. Sonea avança avec précaution et prit le bras de Rothen. — Je vais bien, dit-il péniblement. Ne t’inquiète pas. Il se frotta les tempes et grimaça, avant de serrer la main de Sonea dans la sienne pour rassurer la jeune fille. — Sonea, à toi. Une terreur glacée submergea la novice. Elle sentit les doigts de Rothen se refermer sur les siens. — Non ! protesta le magicien d’une voix rauque. (Il entoura les épaules de la jeune fille d’un bras protecteur.) Vous savez tout, maintenant. Laissez-la tranquille. — C’est impossible. — Mais vous avez tout vu ! continua Rothen. Elle n’est qu’… — … qu’une enfant ? le coupa Akkarin en haussant un sourcil. Une jeune fille ? Allez, Rothen. Vous savez que cela ne lui fera aucun mal. Rothen avala difficilement sa salive, avant de se tourner lentement vers sa protégée. Il la regarda dans les yeux. — Il sait tout, Sonea. Il n’y a rien à lui cacher. Laisse-le s’en assurer s’il en a besoin. Tu n’auras pas mal. Son regard était humide, mais ferme. Sonea sentit le magicien lui presser les mains puis les lâcher. Il recula. Un terrible sentiment de trahison envahit la novice. — Fais-moi confiance. Nous devons coopérer. C’est tout ce que nous pouvons faire pour le moment. Sonea entendit les pas d’Akkarin derrière elle. Son cœur s’emballa lorsqu’elle se retourna pour lui faire face. La robe noire du haut seigneur bruissait doucement alors qu’il avançait vers la novice. Elle recula et sentit les mains de Rothen sur ses épaules. Akkarin fronça les sourcils en arrivant devant la jeune fille. Ses doigts froids frôlèrent le visage de Sonea, qui frissonna. Puis les paumes du mage serrèrent fermement les tempes de la novice. Une Présence toucha son esprit, mais elle était dépourvue de personnalité. Sonea ne sentait aucune pensée, aucun sentiment. Peut-être qu’Akkarin n’avait pas d’émotions. Cette idée ne réconforta pas la jeune fille. Puis, une image éclata à l’intérieur de son crâne. Sonea tressaillit en réalisant qu’elle avait attendu que le haut seigneur pénètre ses barrières mentales. Mais, d’une façon ou d’une autre, il les avait dépassées. La jeune fille vérifia et trouva ses défenses intactes : la Présence du haut seigneur était simplement trop intangible pour rencontrer une résistance. La même image brûlait toujours dans son esprit. Celle du sous-sol sous la résidence d’Akkarin, vue du seuil. Le souvenir de ce qu’avait vu Sonea, la nuit où elle avait épié le haut seigneur. Quelque chose s’empara de ce souvenir et commença à en étudier les détails. Sonea se rappela comment Lorlen avait exploré sa mémoire, et comment elle avait pu cacher certaines choses en les repoussant hors de ses pensées. Peut-être que Sonea pourrait réessayer maintenant ? Elle tenta de noyer le souvenir, mais la lecture de vérité continua. La jeune fille réalisa que ses efforts ne faisaient aucune différence, car le haut seigneur avait pris le contrôle de son souvenir, là où Lorlen l’avait seulement guidée et encouragée. Cette découverte emplit Sonea de terreur. Au désespoir, la novice tenta de noyer ce souvenir dans d’autres pensées et images. — Arrête ça ! La colère couvait sous ces mots. Sonea se figea, éprouvant un frisson de triomphe à l’idée d’avoir trouvé un moyen de gêner le haut seigneur. Sa peur se changea en détermination. La jeune fille fit émerger ses leçons, des listes et des tables de multiplication, des souvenirs du travail qu’elle avait effectué en classe. Elle bombarda Akkarin d’images de ses livres de cours et de poèmes sans queue ni tête qu’elle avait découverts dans la bibliothèque. Elle lui jeta des souvenirs des Taudis qui n’avaient rien à voir avec ce qu’il cherchait, des morceaux sans importance de son ancienne vie. L’image mentale d’un orage lui apparut – un entonnoir de scènes qui emprisonnaient Akkarin en son centre. Sonea ignorait si c’était réel, ou si c’était une création de son esprit… La douleur ! Des couteaux s’enfonçaient dans son crâne. Un cri lui perça les tympans. Prenant conscience qu’elle venait de le pousser, elle ouvrit les yeux, à mi-chemin entre sa conscience et le monde extérieur. Les mains de Rothen se crispèrent sur ses épaules. Une voix lui parvint. — Arrête de me combattre, lui commandait-elle. Les paumes du haut seigneur se pressèrent durement sur les tempes de Sonea. Elle se retira dans le domaine de son esprit. Désorientée et choquée par la douleur, elle tenta de retrouver ses repères. La Présence retourna à sa tâche : creuser à la recherche de souvenirs. Sans pitié, Akkarin les appelait à lui, image après image. Cette fois-ci, Sonea revécut les instants passés sur la place Nord. Elle relança sa pierre et chercha encore à fuir les magiciens. Des pièces et des couloirs dans les Taudis défilaient devant ses yeux. Le jour où elle avait senti que Rothen cherchait sa Présence, qu’elle avait dissimulée instinctivement. Cery, Harrin et sa bande. Faren des voleurs. Senfel, le mage renégat. Puis Sonea rampa dans la forêt jusqu’aux jardins de la Guilde. Ses souvenirs s’affinèrent, furent examinés attentivement. Une fois de plus, la jeune fille escalada le mur des quartiers des guérisseurs pour y espionner les novices. De nouveau, Sonea ressentit les vibrations autour de l’arène. Elle regarda par les fenêtres de l’université. Ses déambulations la ramenèrent à l’arrière de la Guilde où elle vit les quartiers des novices et la forêt proche. Puis, une fois que Cery l’eût quittée pour voler les livres, la jeune fille se glissa jusqu’à l’étrange bâtiment gris à deux étages. Le domestique fit son entrée, forçant Sonea à se retirer jusqu’aux buissons. Alors, la novice vit filtrer de la lumière par un ventail et se coucha pour regarder. Une faible étincelle d’irritation parvint à ses sens. Oui, pensa la jeune fille, moi aussi, je serais en colère si mes secrets étaient découverts avec autant de facilité. Sonea vit l’homme taché de sang retirer ses vêtements, se nettoyer et se retirer. De retour en robe noire, il parla à son domestique : — Le combat a drainé mes forces. J’ai besoin des tiennes. L’homme saisit un poignard ouvragé et coupa la peau du bras du domestique, avant de placer sa main au-dessus de la blessure. Encore une fois, Sonea ressentit cette magie étrange. Le souvenir se brisa brusquement, et la novice ne distingua plus rien de la Présence qui rôdait derrière la sienne. Elle se demanda à quoi le haut seigneur pouvait penser. — As-tu mis qui que ce soit d’autre que Lorlen et Rothen au courant ? — Non, répondit-elle. Elle se détendit, certaine qu’Akkarin n’avait pensé à rien d’autre, mais un interrogatoire acharné suivit alors qu’il partait à la recherche d’autres souvenirs. Il explora des pans entiers de l’histoire de la jeune fille, de son enfance à ses cours à l’université. Il examina ses sentiments, depuis sa tendresse pour Rothen jusqu’à sa loyauté durable pour Cery et les habitants des Taudis, en passant par les émotions nouvelles qu’elle ressentait pour Dorrien. Et, spontanément, jaillit la colère qu’elle ressentait à l’égard d’Akkarin à cause de ce qu’il lui faisait subir. Il chercha ce que pensait Sonea de sa pratique des arts noirs, et l’esprit de la novice lui renvoya désapprobation et angoisse. Accuserait-elle le magicien si elle en avait le pouvoir ? — Oui ! Mais seulement si elle était sûre que Rothen et les autres ne risquaient rien. Puis la Présence disparut et Sonea sentit la pression sur ses tempes se relâcher. Elle ouvrit les yeux et cligna des paupières. La jeune fille sentit les mains de Rothen sur ses épaules, fermes et rassurantes. Akkarin avait le dos tourné et s’éloignait d’eux d’un pas tranquille. — Vous m’accuseriez tous les deux si vous le pouviez, dit le haut seigneur. (Il resta silencieux un instant, puis se retourna pour leur faire face.) Je vais demander la tutelle de Sonea. Ses capacités sont développées, et, comme Lorlen l’avait conjecturé, elle possède une puissance remarquable. Personne ne mettra mon choix en cause. — Non ! s’étrangla Rothen en serrant les doigts sur les épaules de Sonea. — Si ! rétorqua Akkarin. Elle sera le gage de votre silence. Personne ne saura que je pratique les arts noirs tant qu’elle se trouvera sous ma coupe. (Les yeux du haut seigneur glissèrent vers la novice.) Et la bonne santé de Rothen sera ma garantie pour que tu coopères. Sonea le dévisagea avec horreur. Elle allait être son otage ! — Vous ne vous parlerez plus, sauf pour éviter les soupçons. Vous vous comporterez comme s’il s’agissait de rien de plus qu’un changement de tutelle. Vous comprenez ? Rothen fit un bruit étranglé. Sonea se tourna vers lui, inquiète. Le magicien la regarda dans les yeux, et la jeune fille y lut de la culpabilité. — Ne me faites pas chercher une autre solution, les avertit le haut seigneur. — Je comprends. Nous ferons ce que vous voulez, répondit Rothen d’une voix lasse. — Bien. Akkarin s’approcha d’un pas, et Sonea leva les yeux. Il la fixait intensément. — Chez moi, il y a une pièce prévue pour le novice du haut seigneur. Viens avec moi maintenant, un domestique viendra prendre tes affaires plus tard. Sonea dévisagea Rothen, la gorge serrée. Il chercha les yeux de la jeune fille. — Je suis désolé. — Maintenant, Sonea, dit Akkarin avec un geste vers la porte, qui s’ouvrit. La jeune fille sentit les mains de Rothen se desserrer sur ses épaules. Il la poussa en avant presque imperceptiblement. Sonea jeta un regard à Akkarin. Elle ne voulait pas que Rothen la voie traînée hors de la pièce. Il trouverait un moyen de l’aider. Il ferait tout ce qu’il pourrait. Pour l’instant, ils n’avaient pas d’autre solution qu’obéir. Sonea prit une profonde respiration et s’écarta de Rothen. Elle sortit dans le couloir. Akkarin adressa un dernier regard d’avertissement au vieux magicien, puis passa la porte. Au moment où le haut seigneur disparaissait, les yeux de Rothen flamboyèrent de haine. Puis le battant se referma, séparant Rothen de sa pupille. — Viens, dit Akkarin. Dans ma résidence, la chambre du novice n’a pas vu d’élève depuis des années, mais elle a toujours été tenue prête. Tu la trouveras bien plus confortable que celle des quartiers des novices. Seconde partie Chapitre 20 LA BONNE ÉTOILE DE SONEA orsque Sonea ouvrit la porte, le directeur de l’université assis à son bureau leva les yeux pour voir qui était entré. Pour autant qu’elle s’en souvienne, ce fut la première fois qu’elle voyait l’expression aigre de Jerrik disparaître. Il se leva d’un bond. — Que puis-je faire pour vous, haut seigneur ? — Je voudrais parler de l’entraînement de Sonea. J’ai lu votre rapport et son manque de maîtrise dans certains domaines m’inquiète. Jerrik eut l’air surpris. — Les progrès de Sonea sont plus que satisfaisants. — Ses notes en combat sont moyennes, au mieux. — Ah ! (Jerrik jeta un coup d’œil à Sonea.) Il n’est pas inhabituel pour un novice de montrer moins d’aptitudes pour l’une des disciplines, à ce stade. Il est vrai qu’elle n’excelle pas en combat, mais ses résultats sont acceptables. — Néanmoins, je veux qu’on règle ce problème. Je pense que le seigneur Yikmo serait le tuteur idéal. — Le seigneur Yikmo ? (Jerrik écarquilla les yeux puis fronça ses sourcils généreux.) Il n’enseigne qu’en journée, mais si Sonea prend des cours du soir dans d’autres matières, ça lui libérera des créneaux. — Je crois qu’elle a raté un test de combat, hier. — Effectivement. D’habitude, nous nous arrangeons pour organiser des tests après les vacances, mais je pense qu’une simple évaluation par le seigneur Yikmo suffira. (Il regarda son bureau.) Je peux me charger tout de suite de l’emploi du temps de Sonea pour l’année prochaine, si vous voulez. Ce ne sera pas long. — D’accord. Je vais vous laisser avec Sonea ; elle me l’apportera. Merci, monsieur le directeur. La Présence aux côtés de la jeune fille s’éloigna. Quand la porte se referma, Sonea prit une grande inspiration et expira lentement. Enfin. Il était parti. Avec un bruit mou, Jerrik se laissa retomber sur son siège. Il désigna une chaise en bois au bout de son bureau. — Assieds-toi, Sonea. Elle obéit. Elle reprit une inspiration et sentit la tension diminuer dans ses muscles. Tout ce qui s’était passé depuis qu’elle avait quitté Rothen ressemblait à un mauvais rêve. Elle avait suivi Akkarin jusqu’à sa résidence, où un serviteur l’avait conduite dans une pièce du deuxième étage. Peu de temps après, un coffre contenant ses affaires était arrivé des quartiers des novices. Un autre serviteur lui avait apporté un plateau de nourriture, mais Sonea était trop anxieuse pour manger. Elle était restée assise près de l’une des petites fenêtres et avait regardé, presque sans les voir, les magiciens et les novices qui allaient et venaient sur le domaine, tout en cherchant une solution à ses problèmes. Tout d’abord, elle avait pensé fuir dans les Taudis. Les voleurs seraient prêts à la protéger, maintenant quelle contrôlait sa magie. S’ils avaient réussi à cacher Senfel, le magicien renégat que Faren n’avait pas réussi à convaincre de lui enseigner la magie, ils pouvaient bien la cacher, elle aussi. Cependant, si elle disparaissait, Akkarin ferait du mal à Rothen. Mais si elle le prévenait, Rothen pourrait dire au reste de la Guilde qu’Akkarin pratiquait la magie noire avant que le haut seigneur s’aperçoive de sa disparition. De plus, il lui faudrait prévenir Lorlen, car le départ de Sonea le mettrait lui aussi en danger. Oui, si elle les prévenait tous les deux avant de partir et si elle le faisait au bon moment, Akkarin n’aurait peut-être pas le temps de les empêcher de parler. Et ensuite ? La Guilde affronterait Akkarin. Lorlen semblait penser que les mages ne pourraient pas gagner cette bataille, et il connaissait Akkarin mieux que n’importe quel autre magicien. Si elle s’échappait, elle risquait de provoquer une confrontation qui conduirait à la destruction de la Guilde, voire même de toute la Kyralie. Elle avait fini par comprendre que le destin de la Guilde était entre ses mains. Elle qui n’était qu’une fille des Taudis. Mais ce pouvoir soudain sur la Guilde ne lui procurait aucun plaisir. Elle était plutôt malade de colère et de peur. Bien après que les jardins avaient disparu dans l’obscurité de la nuit, le serviteur était revenu avec une boisson. Reconnaissant l’arôme d’une plante médicinale douce censée l’aider à dormir, Sonea avait tout bu, puis s’était recroquevillée sur l’étrange lit trop mou et avait accueilli avec reconnaissance l’engourdissement qui s’était lentement emparé d’elle. Le lendemain matin, des serviteurs bruyants lui avaient apporté une robe propre et à manger. Elle avait réussi à avaler quelques bouchées, ce qu’elle regretta à l’arrivée d’Akkarin. Effrayée au point d’en avoir la nausée, elle l’avait suivi à l’université. Jusque dans le bureau de Jerrik. Avait-elle croisé des novices en chemin ? S’étaient-ils tus devant Akkarin, comme ils le faisaient toujours ? Elle ne s’en souvenait pas. Les gestes de Jerrik étaient précipités. Il avait les sourcils froncés par la concentration. Les quelques fois où elle avait vu le haut seigneur en compagnie d’autres magiciens, elle avait remarqué qu’ils le traitaient avec respect, et même avec crainte. Révéraient-ils la position de haut seigneur, ou s’agissait-il d’autre chose ? Le craignaient-ils instinctivement, sans savoir pourquoi ? Elle regarda Jerrik et secoua la tête. Les emplois du temps et autres tests lui semblaient si futiles, à présent. Si Jerrik avait su ce qui s’était vraiment passé, cette paperasserie ne l’aurait pas du tout intéressé. Il aurait perdu tout respect pour Akkarin. Mais il ne savait rien, et elle ne pouvait pas lui parler. Jerrik se leva brusquement. Il se tourna vers un placard et en sortit trois boîtes : une verte, une rouge et une violette. Il alla vers un mur couvert de hautes et étroites portes et fit un geste de la paume devant la première poignée. Un claquement retentit et la porte s’ouvrit, révélant une série d’étagères. Il fit courir un doigt sur l’une d’elles et sortit un beau classeur. Il le posa sur le bureau, et Sonea vit que son nom était écrit proprement sur la couverture. Sa curiosité s’éveilla lorsque Jerrik ouvrit le classeur et parcourut plusieurs pages. Qu’y a-t-il là-dedans ? se demanda-t-elle. Sans doute des commentaires des professeurs. Et un rapport sur la plume que je suis censée avoir volée. Jerrik ouvrit les trois boîtes. Elles contenaient d’autres feuilles portant le nom des professeurs et des tableaux. Il en sélectionna certaines, puis sortit une feuille vierge de son bureau et commença à tracer un nouveau tableau. Pendant quelques minutes, le silence régna, à peine troublé par la respiration de Jerrik et le bruit de sa plume sur le papier. — Tu as vraiment de la chance, Sonea, dit-il sans lever les yeux de son ouvrage. Sonea réprima une envie soudaine de laisser échapper un rire amer. — Oui, monsieur le directeur, parvint-elle à répondre. Il leva les yeux sur elle et fronça les sourcils, puis se remit à écrire. Il termina son tableau, sortit une autre feuille et commença à le recopier. — Tu ne vas pas avoir beaucoup de temps pour toi, l’année prochaine, dit-il. Le seigneur Yikmo préfère enseigner le jour, alors tu vas devoir prendre des cours particuliers d’alchimie. Tu auras tes vaindredis pour étudier. Si tu travailles efficacement, tu pourras peut-être en libérer la matinée pour tes projets personnels. (Il marqua une pause et regarda le fruit de son travail en secouant tristement la tête.) Si tes progrès satisfont le seigneur Yikmo, peut-être parviendras-tu à te libérer quelques après-midi. Sonea ne répondit pas. À quoi bon avoir du temps libre, à présent ? Akkarin lui avait défendu de parler à Rothen et elle n’avait aucun ami parmi les novices. Elle redoutait les quelques semaines à venir. Sans cours à suivre jusqu’à l’année prochaine, comment allait-elle s’occuper ? En restant cloîtrée dans sa nouvelle chambre, dans la résidence d’Akkarin ? Elle frissonna. Non, elle s’en tiendrait éloignée aussi souvent que possible. S’il la laissait faire. Et s’il souhaitait la garder près de lui ? Que vais-je faire, s’il cherche à m’utiliser dans ses travaux maléfiques ? Elle commença à repousser cette idée mais se ravisa. C’était certes effrayant, mais elle devait réfléchir à cette possibilité. Il pourrait lui faire faire n’importe quoi en menaçant de faire du mal à Rothen. Son estomac se noua. N’importe quoi… Ses mains lui faisaient mal. Elle baissa les yeux et desserra les poings. Ses paumes étaient marquées de quatre petits trous en forme de croissant. Elle frotta ses mains sur sa robe et se promit de se couper les ongles lorsqu’elle retournerait dans sa chambre. Jerrik était toujours absorbé par ses papiers. Elle regarda la plume progresser sur la feuille. Lorsqu’il termina sa page, il laissa échapper un grognement de satisfaction et la lui tendit. — En tant que pupille du haut seigneur, tu auras droit à un traitement de faveur, mais il va aussi te falloir prouver qu’il a fait le bon choix. N’hésite pas à tirer profit de ta nouvelle situation – tu en auras besoin si tu comptes être à la hauteur de ses attentes. Elle acquiesça. — Merci, monsieur le directeur. — Tu peux partir. Elle avala sa salive, se leva, fit une révérence et se dirigea vers la porte. — Sonea. (Elle regarda par-dessus son épaule et – chose rare – vit un sourire apparaître sur la bouche de Jerrik.) Je sais que Rothen va te manquer en tant que tuteur. Akkarin n’est peut-être pas d’une compagnie aussi agréable, mais, en te choisissant, il a fait beaucoup pour améliorer ta situation. (Son sourire disparut.) Tu peux disposer. Elle se força à acquiescer. En refermant la porte, elle vit que Jerrik l’observait d’un air dubitatif. Elle se détourna, mit l’emploi du temps dans son cartable et remonta le large couloir familier. Quelques novices s’attardaient devant les portes. Ils la regardèrent passer. Leur regard la dérangeait, aussi accéléra-t-elle le pas. Combien de personnes sont au courant ? se demanda-t-elle. Tout le monde, probablement. Ils ont eu toute une journée pour l’apprendre. La nouvelle que le haut seigneur s’était finalement choisi une protégée se serait répandue dans toute la Guilde plus vite que la grippe. Un enseignant déboucha d’un couloir. Il la dévisagea, l’œil interrogateur, puis il regarda ses manches. Il haussa les sourcils et secoua légèrement la tête comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Elle baissa les yeux sur le petit carré doré sur la manche de sa robe. Les incals étaient des symboles de famille portés par les membres des Maisons. Les magiciens n’en portaient pas, car lorsqu’ils rejoignaient la Guilde, ils étaient censés laisser leurs liens politiques et familiaux derrière eux. Le serviteur qui avait apporté la robe lui avait expliqué que le haut seigneur avait pour incal le symbole de la Guilde, ce qui montrait que sa position était un engagement à vie. La Guilde était sa famille et sa Maison. Et Sonea était sa novice. Elle plia sa manche contre son corps pour dissimuler l’incal et se dirigea vers la porte de sa salle de cours. Elle marqua une pause avant d’entrer pour rassembler son courage. — Bonjour Sonea. Elle se retourna et vit le seigneur Elben remonter le couloir dans sa direction. Il sourit ; sa bouche s’élargit, mais ses yeux restèrent froids. — Félicitations pour ton nouveau tuteur, lança-t-il en arrivant à sa hauteur. Sonea s’inclina. — Merci, seigneur Elben. Il entra dans la salle de classe. S’armant de courage, elle le suivit. — Prenez place, s’il vous plaît, tonna-t-il. Nous avons beaucoup à faire, aujourd’hui. — Ah ! s’exclama une voix familière au milieu du brouhaha des chaises qu’on claquait et qu’on traînait. La favorite du haut seigneur daigne honorer notre humble classe de sa présence. La salle se fit silencieuse. Tous les visages se tournèrent vers Sonea. En voyant l’incrédulité des regards, elle ressentit une pointe d’amusement cynique. Comme il était ironique que ses camarades de classe aient été les derniers au courant. À part l’un d’eux, se corrigea-t-elle. Regin était assis sur une table et souriait, satisfait de l’effet qu’avait eu la nouvelle qu’il venait d’assener à la classe. — Regin, assieds-toi, s’il te plaît, grogna Elben. Regin se laissa glisser sur sa table et s’assit sur sa chaise. Sonea alla à sa place et posa son cartable sur son pupitre. Dans le mouvement, sa manche retomba et elle entendit un murmure autour d’elle. Elle leva les yeux et vit que Narron avait le regard rivé sur l’incal. — Sonea, dit Elben. Je t’ai gardé une place devant. Elle vit qu’il y avait effectivement une chaise libre au premier rang. C’était la place de Poril. Elle regarda autour d’elle et vit que son vieil ami était assis au fond de la classe. Il rougit et détourna le regard. — Merci, seigneur, répondit-elle en se retournant. C’est généreux de votre part, mais je préférerais rester ici. Les yeux du magicien s’étrécirent. On aurait dit qu’il était sur le point de protester, mais il regarda la classe et se ravisa. — Très bien. (Il prit place derrière son bureau et posa une main sur un paquet de feuilles.) Aujourd’hui, nous allons faire un test d’alchimie. Pour l’instant, je vais vous donner une liste de questions auxquelles vous devrez répondre et, plus tard, je vous donnerai des exercices à faire. Après la pause, vous aurez des tests pratiques. Comme il faisait passer les feuilles dans la classe, Sonea sentit une vieille inquiétude ressurgir, une inquiétude dont elle avait presque oublié l’existence. Les tests. Elle survola les questions et laissa échapper un soupir de soulagement. Malgré le dédain des professeurs, malgré les longues heures d’étude, malgré toutes les tentatives de Regin pour la gêner, elle avait finalement réussi à assimiler ses leçons. Rassérénée, elle sortit une plume de son cartable et commença à écrire. Des heures plus tard, lorsque le gong retentit pour marquer la fin du contrôle, la classe tout entière poussa un soupir de soulagement. — Ce sera tout, dit Elben. Vous pouvez partir. Les novices se levèrent d’un bloc et s’inclinèrent devant leur professeur. Sonea remarqua quelques regards dans sa direction au moment où les élèves quittaient la salle. Elle se rappela pourquoi et aussitôt, son estomac se retourna sous l’effet de la peur. — Attends Sonea, lança Elben alors qu’elle passait devant son bureau. Je voudrais te parler. Il attendit que la salle soit complètement vide. — Après la pause, dit-il, je souhaiterais que tu prennes la place que je t’ai gardée. Sonea avala sa salive. Était-ce à cela que Jerrik faisait référence lorsqu’il avait parlé du traitement de faveur que les professeurs lui réserveraient ? Devait-elle en tirer profit, comme il l’avait suggéré ? Mais qu’y avait-il à gagner à s’asseoir au premier rang, à part la certitude que Poril avait perdu un peu plus de son statut à cause d’elle ? Elle secoua la tête. — Je préfère la place à côté de la fenêtre. Elben fronça les sourcils. — Il serait plus approprié que tu t’asseyes devant, maintenant. Approprié ? Elle ressentit un accès de colère. Il n’était pas question de l’aider à apprendre, mais de montrer que l’on favorisait la novice du haut seigneur. Le professeur s’attendait probablement qu’elle rapporte chaque petite faveur à Akkarin. Encore une fois, elle étouffa un rire amer. Elle parlerait aussi peu que possible à son nouveau tuteur. Si elle avait appris quelque chose ces six derniers mois, c’était à éviter de bouleverser la minable hiérarchie sociale de la classe. Prendre la place de Poril signifierait bien plus qu’un simple échange de chaises. Les novices ne l’aimaient déjà pas ; elle ne voulait pas leur donner de raisons de la détester. Elle regarda Elben, debout les bras croisés, et sentit sa colère se transformer en défi. — Je vais rester à ma place habituelle, dit-elle. Les yeux du professeur s’étrécirent à nouveau, mais il sembla remarquer quelque chose dans le regard de Sonea qui lui fit marquer une pause. Il eut une moue pensive. — On voit et on entend mieux, devant, argumenta-t-il. — Seigneur Elben, je ne suis ni sourde ni myope. La mâchoire du professeur se crispa. — Sonea. (Il se rapprocha et baissa la voix.) Si tu ne prends pas la place de devant, on pourrait prendre ça pour… de la négligence de ma part… — Je devrais peut-être dire à Akkarin que vous ne voulez pas me laisser m’asseoir où je le désire. Il écarquilla les yeux. — Tu ne le dérangerais pas pour un tel détail… Elle sourit. — Je crois qu’il n’a que faire de l’endroit où je m’assieds. Il la regarda en silence, puis acquiesça. — Très bien. Tu peux t’asseoir où tu veux. Sors. En sortant dans le couloir, elle s’aperçut que son cœur battait la chamade. Qu’avait-elle fait ? Les novices ne se disputaient jamais avec leurs professeurs. C’est alors qu’elle se rendit compte que le couloir était inhabituellement calme. Elle leva les yeux et s’aperçut que des novices de toutes les promotions la dévisageaient en silence. Toute la satisfaction qu’elle avait pu tirer de sa conversation avec Elben s’était envolée. Elle déglutit et se dirigea vers l’escalier. — C’est elle, murmura une voix sur sa droite. — Hier, dit une autre voix, … aucun avertissement. — … Haut seigneur… — Pourquoi elle ? railla quelqu’un dans le but manifeste qu’elle entende. C’est qu’une fille des Taudis. — … pas juste. — … aurait dû être… — … insulte envers les Maisons. Elle renifla doucement. S’ils savaient la véritable raison qui l’a poussé à me choisir, pensa-t-elle, ils ne seraient pas si… — Place à la favorite du haut seigneur ! Son estomac se retourna lorsqu’elle reconnut la voix. Regin apparut et se mit sur son chemin. — Ô Illustre ! s’écria-t-il. Puis-je demander une minuscule, une infinitésimale faveur à quelqu’un de si admiré et de si illustre ? Sonea le regarda avec méfiance. — Que veux-tu, Regin ? — Pourrais-tu… enfin, si ce n’est pas une offense pour quelqu’un dans ta position… (Il sourit mielleusement.) Pourrais-tu ressemeler mes chaussures, cette nuit ? Tu vois, je sais que tu es particulièrement douée pour des tâches aussi exigeantes et, bon, si je dois faire ressemeler mes chaussures, autant le faire faire par la meilleure ressemeleuse des T… de la Guilde, tu ne crois pas ? Sonea secoua la tête. — C’est tout ce que tu as trouvé, Regin ? Elle le contourna et passa son chemin. Elle entendit des bruits de pas la suivre. — Oh, mais Sonea… Euh, je veux dire… Ô Illustre. Je serais tellement hono… Il se tut d’un coup. Elle fronça les sourcils mais résista à l’envie de regarder derrière elle. — C’est la novice du haut seigneur, murmura quelqu’un. Es-tu stupide ? Laisse-la tranquille. Sonea avait reconnu la voix de Kano. La surprise l’estomaqua. Était-ce un effet de l’amélioration de sa situation dont avait parlé Jerrik ? Elle atteignit l’escalier, descendit dans le hall, sortit et se dirigea vers les quartiers des mages. Elle s’immobilisa. Où allait-elle ? Dans les appartements de Rothen ? Elle essaya de rassembler ses pensées. La faim la décida. Elle irait au réfectoire. Et après les tests de l’après-midi ? À la bibliothèque. En y restant jusqu’à la fermeture, elle pourrait retarder son retour à la résidence du haut seigneur. Avec de la chance, Akkarin se serait déjà retiré pour la nuit et elle pourrait aller dans sa chambre sans le croiser. Elle prit une grande inspiration, s’arma de courage pour affronter les inévitables regards et murmures, et retourna dans l’université. Les appartements de Lorlen étaient au rez-de-chaussée des quartiers des mages. Il y passait très peu de temps, se levant tôt et rentrant bien après le reste de la Guilde. Jour après jour, il ne voyait pas grand-chose d’autre que son lit et son placard à vêtements. Mais ces dernières heures, il avait littéralement redécouvert les lieux. Il y avait sur les étagères des bibelots et des objets qu’il avait oublié posséder. Ces souvenirs du passé, de sa famille et de ses réussites ne ramenaient que souffrance et culpabilité à la surface. Ils lui rappelaient les gens qu’il aimait et respectait. Des gens qu’il avait déçus. Lorlen ferma les yeux et soupira. Osen ne s’inquiétait sans doute pas encore. Il ne s’était passé qu’un jour et demi. Pas assez longtemps pour que son assistant panique en voyant la liste de travaux inaccomplis. De plus, cela faisait des années qu’Osen essayait de persuader Lorlen de faire une pause de temps en temps. Si seulement ce n’était qu’une pause. Lorlen se frotta les yeux et déambula dans sa chambre. Peut-être était-il assez fatigué pour dormir, à présent. Cela ne lui était pas arrivé depuis deux nuits, depuis… Il s’allongea et les souvenirs revinrent. Il grogna et essaya de les repousser, mais il était trop épuisé pour les combattre, et de toute façon, il savait qu’ils reviendraient dès qu’il se détendrait à nouveau. Comment tout cela a-t-il commencé ? J’ai dit quelque chose à propos de l’ambassadeur des îles Vindos qui s’attendait à séjourner dans la résidence… — Il a été surpris d’apprendre que le haut seigneur ne reçoit plus d’invités, comme son père a séjourné ici du temps de ton prédécesseur, avait expliqué Lorlen. Sa remarque avait fait sourire Akkarin. Il se tenait à côté de la petite table sur laquelle les boissons étaient servies, et il regardait par la fenêtre la nuit qui tombait sur le domaine. — C’est le meilleur changement que j’ai jamais fait. — Tu aimes vraiment avoir ton intimité, avait distraitement remarqué Lorlen. Akkarin avait posé un doigt sur une bouteille de vin comme s’il se demandait s’il devait se resservir un verre. Il avait le visage tourné vers la fenêtre ; Lorlen n’en fut pas mécontent lorsque le haut seigneur reprit la parole. — Je ne crois pas que l’ambassadeur aimerait mes… habitudes. Et voilà ! Encore un de ses commentaires étranges. Comme s’il me testait. Je me croyais en sécurité, puisqu’il me tournait le dos et qu’il ne pouvait pas voir ma réaction… — Tes habitudes ? (Lorlen avait feint l’incrédulité.) Je ne crois pas que ça le gênerait que tu te couches tard de temps en temps ou que tu boives trop. Tu as juste peur qu’il boive ton meilleur vin. — Il y a aussi de ça. (Akkarin avait débouché la bouteille.) Mais on ne peut pas laisser qui que ce soit découvrir mes petits secrets, n’est-ce pas ? L’image d’Akkarin couvert de haillons ensanglantés était passée dans l’esprit de Lorlen à ce moment précis de la conversation. Il avait frissonné et l’avait repoussée dans un coin de son esprit, content, une fois de plus, qu’Akkarin lui tourne le dos. Était-ce cela qu’Akkarin avait senti ? Était-il en train de lire mes pensées ? — Non, avait finalement répondu Lorlen. Désirant changer de sujet, il avait demandé des nouvelles de la cour. À cet instant, Akkarin avait pris un objet sur la table. Entrapercevant l’éclat de joyaux, Lorlen regarda de plus près. C’était un couteau. Celui que Sonea avait vu dans la main d’Akkarin pendant le rituel de magie noire. Surpris et horrifié, Lorlen prit sa respiration et avala son vin de travers. — Tu es censé boire ton vin, mon ami, dit Akkarin en souriant. Pas le respirer. Lorlen avait tourné la tête et s’était caché derrière ses mains pour tousser. Il avait essayé de retrouver son calme, mais voir Akkarin avec ce couteau avait ravivé le souvenir de Sonea. Il s’était demandé pourquoi Akkarin l’avait apporté dans la chambre d’amis. Puis son sang s’était glacé à la pensée qu’Akkarin avait peut-être l’intention de l’utiliser. — Quelles nouvelles ? avait repris Akkarin. Attends que je réfléchisse. Lorlen s’était forcé à regarder son ami calmement. Akkarin avait reconcentré son attention sur sa bouteille et Lorlen l’avait imité. Un plat d’argent poli touchant une autre bouteille avait réfléchi les yeux d’Akkarin. Des yeux qui l’observaient. C’est là que je me suis aperçu qu’il m’observait depuis le début. Peut-être n’avait-il pas essayé de lire mes pensées à ce moment de la conversation. Ma seule réaction à ses propos et à la vue du couteau a suffi à le convaincre que je savais quelque chose. — J’ai eu des nouvelles de Dannyl par des amis en Elyne et Lonmar, avait dit Akkarin en s’écartant brusquement de la table. On dit le plus grand bien de lui. — C’est une bonne chose. Akkarin avait alors marqué une pause au centre de la pièce. — J’ai suivi ses progrès avec intérêt. C’est un chercheur efficace. Il savait donc que Dannyl cherchait quelque chose. Mais savait-il quoi ? Lorlen s’était forcé à sourire. — Je me demande ce qui a retenu son attention. Les yeux d’Akkarin s’étrécirent. — Il ne t’en a pas tenu informé ? — Moi ? — Oui. Après tout, tu lui as demandé de fouiller mon passé. Lorlen pesa ses paroles suivantes avec soin. Akkarin savait peut-être que Dannyl retraçait ses voyages, mais comment aurait-il pu savoir pourquoi, alors que Dannyl lui-même l’ignorait ? — C’est ce que racontent tes amis ? — Le terme « espions » serait sans doute plus exact. La main d’Akkarin avait bougé et la peur avait étreint Lorlen lorsqu’il avait vu qu’il tenait toujours le couteau. Comprenant qu’Akkarin n’avait pas pu manquer sa réaction, il regarda ouvertement l’arme. — Mais qu’est-ce que c’est que ça ? — Un objet que j’ai rapporté de mes voyages, répliqua Akkarin en la brandissant. Un objet que tu connais, je crois. Lorlen avait ressenti un sentiment de triomphe. Akkarin avait pour ainsi dire admis avoir appris la magie noire au cours de ses voyages. Mais les recherches de Dannyl pouvaient encore s’avérer utiles… — Il m’est étrangement familier, avait dit Lorlen. J’ai pu voir quelque chose comme ça dans un livre ou une collection d’antiquités – et il a un air tellement vicieux qu’on ne peut que s’en souvenir. — Sais-tu à quoi il sert ? Lorlen revit Akkarin entaillant le bras de son serviteur. — C’est un couteau, donc il sert probablement à faire des choses déplaisantes. Au grand soulagement de Lorlen, Akkarin avait posé le couteau sur une petite table. Malheureusement, son soulagement avait été de courte durée. — Tu t’es beaucoup méfié de moi durant ces derniers mois, avait dit Akkarin. Tu évites toute communication mentale, comme si tu avais peur que je détecte quelque chose derrière tes pensées. Quand mes contacts m’ont parlé des investigations de Dannyl, j’ai été intrigué. Pourquoi lui avoir demandé de faire des recherches sur mon passé ? Ne nie pas, Lorlen, j’ai des preuves. Lorlen avait été consterné qu’Akkarin ait découvert la mission de Dannyl. Mais il s’était préparé à cette question. Il avait feint l’embarras. — J’étais curieux et, après notre conversation sur ton journal, je croyais pouvoir retrouver des bribes de ce que tu avais perdu. Comme tu n’es pas libre de rassembler ces informations par toi-même… Bien sûr, c’est moins satisfaisant que d’y aller toi-même, mais j’espérais te faire une bonne surprise. — Je vois. (Sa voix s’était durcie.) J’aimerais pouvoir te croire, mais non. Vois-tu, ce soir, j’ai fait quelque chose que je n’ai jamais fait, que je n’ai jamais voulu faire. Pendant que nous parlions, j’ai lu la surface de tes pensées. J’en ai appris beaucoup, beaucoup plus. Je sais que tu mens. Je sais que tu as vu des choses que tu n’aurais jamais dû voir, et je dois savoir comment c’est arrivé. » Dis-moi, depuis combien de temps sais-tu que je pratique la magie noire ? En quelques mots, tout a changé. Y avait-il du remords ou de la culpabilité dans sa voix ? Non. Rien que de la colère… Consterné et passablement effrayé, Lorlen avait fait une dernière tentative désespérée d’évasion. Il avait dévisagé son ami avec horreur. — Tu pratiques quoi ? L’expression d’Akkarin s’assombrit. — Ne fais pas l’idiot, Lorlen, avait-il lancé. Je l’ai vu dans tes pensées. Tu sais que tu ne peux pas me mentir. Comprenant qu’il ne pouvait pas nier, Lorlen avait jeté un coup d’œil au couteau sur la table. Il s’était demandé ce qui allait se passer. S’il allait mourir. Comment Akkarin expliquerait l’incident. Si Rothen et Sonea suspecteraient la vérité et révéleraient le crime d’Akkarin… Il avait réalisé trop tard qu’Akkarin avait pu entendre ses pensées. Il leva les yeux, mais l’expression de ce dernier n’avait trahi aucune alerte, ni aucune suspicion ; seulement de l’attente, ce qui lui donnait un peu d’espoir. — Combien de temps ? avait insisté Akkarin. — Plus d’un an, admit-il. — Comment ? — Je suis venu ici une nuit. La porte était ouverte et j’ai vu de la lumière en bas des marches, alors j’ai commencé à descendre. Quand j’ai vu ce que tu faisais… ç’a été un choc. Je ne savais que penser. — Qu’as-tu vu exactement ? Avec une difficulté non feinte, Lorlen avait décrit ce que Sonea avait vu. Tout en parlant, il avait cherché de la honte dans l’expression du haut seigneur, mais n’y avait décelé qu’un soupçon d’ennui. — Quelqu’un d’autre le sait ? — Non, avait-il répondu sans hésiter. Il avait voulu éviter de trahir Sonea et Rothen, mais une fois de plus, les yeux d’Akkarin s’étrécirent. — Tu mens, mon ami. — Non, je t’assure. Akkarin avait alors soupiré. Le souvenir de ce soupir était encore vif dans la mémoire de Lorlen. — C’est vraiment malheureux. Lorlen s’était alors levé pour faire face à son ami, déterminé à le convaincre que son secret était sauf. — Akkarin, tu dois me croire. Je n’en ai parlé à personne. Ça provoquerait trop de désordres dans la Guilde. Je… Je ne sais pas pourquoi tu joues avec cette… magie interdite. Je ne peux que supposer que tu as de bonnes raisons. Crois-tu que tu serais ici, devant moi, si ce n’était pas le cas ? — Tu me fais donc confiance ? — Oui. — Alors, montre-moi la vérité. Je dois savoir qui tu protèges, Lorlen, et ce que tu sais. Akkarin avait tendu les mains vers la tête de Lorlen. Choqué, ce dernier avait compris que son ami comptait lire son esprit. Il s’était saisi des mains d’Akkarin et les avait repoussées, consterné que son ami puisse lui demander une telle chose. — Tu n’as pas le droit de… C’est alors que les dernières bribes de la confiance que Lorlen avait en son ami étaient mortes. Les doigts d’Akkarin s’étaient tordus en un geste familier. Une force avait repoussé Lorlen ; il était tombé assis sur son siège et avait senti la pression de la magie sur lui. — Ne fais pas ça, Akkarin ! Mais la bouche d’Akkarin s’était serrée jusqu’à n’être plus qu’une mince ligne. — Désolé, mon vieil ami, mais je dois savoir. Les doigts du haut seigneur avaient touché les tempes de Lorlen. C’était normalement impossible ! C’est comme s’il était là sans y être. Comment fait-il pour lire dans les pensées comme ça ? Frissonnant encore sous l’effet de ses souvenirs, Lorlen ouvrit les yeux et fixa le mur de sa chambre. Il serra les poings et sentit un anneau métallique chaud qui serrait l’un de ses doigts. Il leva la main et son estomac se tordit lorsqu’il vit la gemme rouge miroiter dans la faible lumière de la pièce. Tout avait été révélé : ce que Sonea avait vu, la lecture de vérité, l’implication de Rothen, et tout ce que Dannyl avait appris ou découvert. Aucune des pensées d’Akkarin n’avait filtré dans son propre esprit. C’était seulement après coup que Lorlen avait eu des indices de l’état d’esprit du haut seigneur, alors qu’Akkarin faisait les cent pas dans sa chambre d’amis pendant une heure, peut-être davantage. Ce qu’il avait découvert l’inquiétait beaucoup, manifestement, mais son attitude n’avait rien perdu de son assurance. Finalement, l’étreinte magique qui retenait Lorlen avait disparu. Akkarin avait pris le couteau sur la table. S’il avait eu plus de temps pour réfléchir, Lorlen aurait craint pour sa vie, mais il s’était contenté de regarder avec incrédulité son ami se couper la paume. Tandis que le sang s’accumulait dans sa main, Akkarin avait pris le verre vide de Lorlen et l’avait brisé sur la table. Il en avait ramassé un morceau et l’avait lancé en l’air. Le fragment de verre s’était arrêté devant les yeux d’Akkarin et avait commencé à tourner sur lui-même, ses bords coupants rougissant en fondant. Une fois refroidi, il avait la forme d’une sphère à facettes. Akkarin avait levé sa main ensanglantée et avait replié ses doigts autour de la sphère. Lorsqu’il avait rouvert la main, la coupure avait disparu et une gemme rouge brillante se trouvait à la place du morceau de verre. Ensuite, à la force de sa volonté, Akkarin avait attiré une cuiller du bar jusque dans sa main. Elle s’était tordue, avait fondu et s’était pliée jusqu’à former un cercle épais. Akkarin avait pris la gemme entre deux doigts et l’avait placée sur la partie la plus épaisse du morceau de métal qui s’était refermé sur elle comme une fleur. Il avait tendu l’anneau à Lorlen. — Mets-le. Lorlen avait pensé refuser, mais il savait qu’Akkarin était prêt à utiliser la force pour se faire obéir, et il pouvait imaginer plusieurs manières déplaisantes d’attacher un anneau de manière permanente. Il voulait pouvoir l’enlever un jour ; il l’avait donc pris et l’avait glissé avec réticence à son majeur. — J’entendrai et je verrai tout, autour de vous, avait dit Akkarin. Et nous pourrons communiquer sans que personne n’entende. Akkarin m’observe-t-il en ce moment ? Me regarde-t-il faire les cent pas dans ma chambre ? Ressent-il de la culpabilité pour ce qu’il a fait ? Certes, Lorlen se sentait blessé et trahi par les actes d’Akkarin, mais c’était le sort de Sonea qui le tourmentait le plus. Le haut seigneur observait-il quand Lorlen avait vu Sonea quitter l’université quelques minutes plus tôt ? Elle s’était arrêtée subitement ; la douleur dans ses yeux avait été si évidente, lorsqu’elle s’était rappelé qu’elle ne pouvait pas retourner dans les appartements de Rothen. Il n’était pas sûr de vouloir qu’Akkarin assiste à ce spectacle. Il ne savait pas si son « ami » était encore capable de remords ou de sentiment de culpabilité. Pour autant qu’il le sache, il se pouvait bien qu’il tire du plaisir de la tristesse de la jeune fille. Pourtant, en dépit de tout, il voulait toujours croire qu’il en allait autrement. Chapitre 21 LES TOMBES DES BLANCHES LARMES n s’éloignant de l’université, Sonea imagina les énormes bâtiments rapetissant derrière elle. La chaleur persistante lui picotait le dos, mais son visage était glacé. Une forme sombre se faisait plus grande à mesure qu’elle approchait. La résidence du haut seigneur. La maison d’Akkarin. Elle avait fait durer son dîner autant que possible, puis, incapable de se résoudre à quitter l’université, elle était allée à la bibliothèque des novices. À présent, la bibliothèque était fermée et le reste de l’université était désert et silencieux, et elle n’avait pas d’autre solution que de retourner dans sa nouvelle chambre. Le temps d’arriver à la porte, son cœur battait trop vite. Elle fit une pause, avala sa salive et tendit la main vers la poignée. Lorsqu’elle la toucha, la porte s’ouvrit vers l’intérieur. La salle était éclairée par un globe unique. Une silhouette assise dans l’un des fauteuils luxueux tenait un livre dans ses longs doigts pâles. Elle leva les yeux et Sonea sentit son estomac se nouer. — Entre, Sonea. Elle força ses jambes à la porter. La porte se referma derrière elle avec un claquement doux mais décidé. — As-tu réussi tes tests, aujourd’hui ? Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais comme elle ne faisait pas confiance à sa voix, elle décida d’acquiescer. — Bien. As-tu mangé ? Elle acquiesça encore. — Dans ce cas, tu devrais aller te reposer pour être fraîche et dispose demain. Va. Soulagée, elle s’inclina et emprunta hâtivement la porte sur sa gauche. Elle créa un globe de lumière et l’envoya devant elle pour s’éclairer quand elle gravirait l’escalier. Sous la lumière magique, ce dernier lui rappela celui qui l’avait menée dans la pièce souterraine où elle avait vu Akkarin pratiquer la magie noire – l’escalier qui à son avis se trouvait derrière la porte, de l’autre côté de la chambre d’amis. De ce côté-ci, on ne pouvait que monter. Une fois en haut, elle pénétra dans un long couloir. Derrière la première porte se trouvait sa chambre. Elle n’avait rien vu d’autre de la résidence du haut seigneur. Elle tourna la poignée et entendit des bruits de pas venant de l’autre bout du couloir. Elle vit une lumière de plus en plus forte, en haut de l’autre escalier. Elle força sa propre lumière à s’éteindre, ouvrit la porte de sa chambre et se glissa à l’intérieur. Elle laissa la porte légèrement entrebâillée, mais lorsqu’elle essaya de regarder, elle jura à voix basse. Elle ne voyait que le mur d’en face. Pour l’observer, elle devait ouvrir davantage sa porte, et il ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir. La lumière envahit le mur du couloir. Les bruits de pas s’arrêtèrent et elle entendit un petit claquement. La lumière se remit en mouvement, puis il y eut l’écho d’une porte qu’on fermait et ce fut l’obscurité totale. Alors, c’est sa chambre, pensa-t-elle. À peine à vingt pas de la mienne. Le savoir aussi proche n’était pas rassurant, mais ça n’aurait pas été tellement différent s’il avait été de l’autre côté de la résidence, car il était bien assez perturbant de se trouver dans le même bâtiment que lui. Elle referma sa porte sans bruit, se retourna et examina sa chambre. La lumière de la lune se déversait par les deux petites fenêtres, projetant des rectangles pâles sur le sol. Avec cet éclairage doux, la pièce semblait presque accueillante. Sa petite chambre toute simple des quartiers des novices était bien différente. Ici, les meubles étaient d’un bois rouge sombre parfaitement ciré. Il y avait une grande armoire contre un mur, à côté d’une table et d’une chaise pour étudier. Entre les deux fenêtres, il y avait un lit. Quelque chose était posé dessus. Sonea alla jusqu’au lit et créa un globe de lumière. Un paquet de tissu noué avec de la ficelle l’attendait sur la couverture. Elle défit le nœud et le paquet s’ouvrit révélant de l’étoffe verte. La robe de sa cérémonie d’intronisation. Lorsqu’elle la souleva, des objets plus lourds tombèrent des replis : son peigne et son miroir d’argent et deux recueils de poésie que Rothen lui avait donnés. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Non, je ne vais pas me mettre à chialer comme un enfant perdu, pensa-t-elle. Elle cligna pour chasser les larmes et posa les objets sur la table d’étude, puis elle alla mettre la robe dans le placard à vêtements. Le meuble exhala une légère odeur de bois lorsqu’elle pendit la robe à un cintre. Cette senteur lui rappela la Guilde. L’image de Rothen prononçant les mots rituels du tuteur apparut dans sa tête. Elle se souvint de son excitation, lorsqu’elle se tenait à ses côtés avec sa nouvelle robe dans les bras. Mais Rothen n’est plus mon tuteur. Elle soupira et referma la porte du placard. Elle retourna près du lit et remarqua un objet plus petit sur la couverture. Elle le ramassa et reconnut une sculpture approximative de reber que Dorrien avait donnée à Rothen peu après son arrivée. Elle avait trouvé fascinant qu’une représentation aussi grossière parvienne à capturer aussi bien l’essence de l’animal. Dorrien. Elle n’avait pas pensé à lui depuis qu’il était parti. Il lui semblait que des semaines s’étaient écoulées, alors qu’en réalité il ne s’était passé que deux jours depuis qu’ils étaient allés a la source ensemble et qu’il l’avait embrassée. Qu’allait-il penser en apprenant qu’elle avait si subitement changé de tuteur ? Elle soupira. Comme les autres magiciens, il s’extasierait devant sa « bonne étoile », mais elle était sûre que s’il avait été là, il se serait aperçu que quelque chose ne tournait pas rond. Il aurait remarqué sa peur, ainsi que la détresse et la colère de Rothen. Mais il n’était pas là. Il était loin, dans son petit village dans les montagnes. Dorrien finirait bien par revenir à la Guilde. Alors, il demanderait à la voir. Akkarin le permettrait-il ? Sonea sourit. Même si Akkarin leur interdisait de se voir, Dorrien trouverait un moyen. Par ailleurs, une interdiction éveillerait des soupçons. Était-ce bien certain ? Après tout, Akkarin n’aurait qu’à accuser Dorrien de la distraire de ses études. Certes, ce dernier trouverait cette mesure exagérée, mais les autres mages n’y verraient rien à redire. Elle fronça les sourcils. Et si Dorrien remarquait que quelque chose n’allait pas, que ferait-il ? Que ferait Akkarin ? Elle frissonna. Contrairement à Rothen et elle, Dorrien vivait loin du regard de la Guilde. Qui serait étonné d’apprendre qu’un guérisseur travaillant dans un lointain village était mort dans un « accident » ? Elle serra la sculpture dans son poing. Elle ne devait pas donner à Akkarin de raisons de remarquer Dorrien. Quand ce dernier reviendrait à la Guilde, elle lui dirait qu’elle n’éprouvait pas de sentiments pour lui. Lui-même avait dit qu’elle pourrait rencontrer quelqu’un avant d’avoir son diplôme. Elle n’aurait qu’à lui faire croire que cela s’était produit. Mais il n’y aurait jamais personne d’autre. Pas tant qu’elle serait l’otage d’Akkarin. Avoir un ami signifierait le mettre lui aussi en danger. Et son oncle, sa tante et son petit cousin ? Pour l’instant, Akkarin ne pouvait faire du mal à Rothen sans craindre qu’elle révèle son secret. S’il découvrait où se trouvait sa famille, il pourrait s’en servir contre elle. Elle soupira à nouveau et s’étendit sur le dos. Quand tout cela avait-il commencé à dégénérer ? Ses pensées remontèrent jusqu’au quartier nord. Depuis ce jour, son destin avait été dans les mains des autres : de Cery et Harrin, tout d’abord, puis des voleurs, de Rothen, et enfin d’Akkarin. Avant cela, elle était une enfant sous la protection de son oncle et de sa tante. Aurait-elle un jour le contrôle de sa vie ? Au moins je suis vivante. Pour le moment, je n’ai qu’à être patiente et espérer qu’il se passera quelque chose qui réglera tous ces problèmes – et à me préparer pour quand ça arrivera. Elle se leva et alla jusqu’à la table. Si quelque chose se produisait, ce serait sans doute une question de magie. Plus elle serait prête, mieux ce serait. Des tests de guérison étaient prévus pour le lendemain, et elle devait relire ses cours. Rothen retourna à la fenêtre et regarda la résidence du haut seigneur. De petits rectangles de lumière étaient apparus près de la tour nord, ces deux dernières nuits. Plus il y pensait, plus il était sûr que c’était Sonea qui était derrière ces fenêtres. Comme elle doit avoir peur. Et se sentir piégée. Elle aimerait probablement ne jamais avoir intégré la Guilde. Il s’aperçut qu’il avait les poings serrés. Il se força à retourner s’asseoir et contempla le repas auquel il avait à peine touché. Que puis-je faire ? Il y a forcément quelque chose que je peux faire. Cette question, il se l’était posée et reposée. Chaque fois, la réponse était la même. Tu iras aussi loin que ton courage te le permettra. Tout dépendait de la sécurité de Sonea. Il avait envie de sortir dans le couloir et de hurler la vérité à tous les autres magiciens qui acceptaient si aveuglément la décision d’Akkarin, mais il savait que s’il le faisait, Sonea serait la première victime du haut seigneur. Il utiliserait le pouvoir de la novice pour combattre la Guilde ; sa mort aiderait Akkarin à vaincre les magiciens. Il avait désespérément besoin de parler à Lorlen. Il voulait l’assurance que ce dernier ne comptait pas sacrifier la vie de Sonea dans une tentative pour abattre Akkarin ; il voulait aussi entendre l’administrateur lui dire qu’il n’avait pas abandonné tout espoir de combattre le haut seigneur. Akkarin avait interdit tout contact entre eux, mais même si Rothen avait eu le courage d’aller lui parler, il n’aurait pas pu le faire. L’administrateur s’était retiré dans ses appartements pour se reposer. Depuis qu’il avait entendu dire cela, Rothen craignait que Lorlen ait été blessé lors de sa confrontation avec Akkarin. Cette possibilité était effrayante. Si Akkarin était capable de faire du mal à son ami le plus proche, que ferait-il à ceux qui lui importaient moins ? Malheureusement, il se pouvait que le haut seigneur soit très habitué à tuer et à prendre le pouvoir des autres. Peut-être s’adonnait-il à ce genre de pratiques depuis des années. Rothen fronça les sourcils. Depuis combien de temps Akkarin pratiquait-il la magie noire ? Depuis qu’il était haut seigneur ? Était-ce encore plus vieux ? Depuis que Sonea lui avait révélé le secret d’Akkarin, Rothen s’était souvent demandé comment ce dernier avait découvert la magie noire. Il était communément admis que la Guilde avait détruit toutes les connaissances qui s’y rapportaient, des siècles auparavant. Les hauts mages apprenaient à la reconnaître, mais c’était tout. Cependant, Akkarin pouvait avoir eu accès, quelque part dans la Guilde, à des informations et à des instructions tirées de documents oubliés. Ou bien il avait pu apprendre la magie noire des années plus tôt, avant de partir pour ses périples. La recherche de la connaissance de pouvoirs anciens avait pu être une excuse pour devenir plus puissant, ou simplement pour gagner du temps pour étudier librement. À moins qu’Akkarin ait découvert la magie noire au cours de ses voyages. Était-il tombé sur ces connaissances par hasard et les avait-il utilisées pour se renforcer ? À l’endroit même où se trouvait le pouvoir gisait souvent le moyen de le vaincre. Si Akkarin avait découvert la magie noire lors de ses périples, d’autres pouvaient faire de même. Rothen soupira. Si seulement il pouvait quitter la Guilde, il passerait chaque seconde de sa vie à chercher l’origine de ces connaissances. Hélas, il ne pouvait pas partir. Akkarin devait le surveiller de près. Il ne permettrait pas à Rothen d’errer dans les Terres Alliées, hors de sa vue. Alors quelqu’un d’autre doit le faire. Rothen acquiesça. Quelqu’un qui est libre de voyager. Quelqu’un qui le fera sans poser trop de questions. Quelqu’un en qui je puisse avoir confiance… Lentement, Rothen se mit à sourire. Il connaissait la personne idéale. Dannyl. Des centaines de torches brillaient dans la brise fraîche de la nuit. Des centaines d’autres les précédaient et dessinaient un parcours en zigzag qui montait vers le ciel. Elles illuminaient la surface rocheuse d’une falaise et, par endroits, des cercles de flammes marquaient l’entrée de cavernes. Les hommes tiraient sur leurs rames en suivant le rythme lent imposé par le tambour à la proue. Les falaises renvoyaient l’écho de la voix des chanteurs qui enchaînaient les harmonies graves. Dannyl en avait des frissons dans le dos. Il jeta un coup d’œil à Tayend qui regardait avec émerveillement les bateaux autour d’eux. Après quelques semaines de repos, le courtisan avait l’air en meilleure forme. — Tu te sens bien ? murmura Dannyl. Tayend acquiesça et désigna la coque. — Ça ne tangue presque pas. Il y eut un petit bruit de frottement sous le bateau. Les rameurs sautèrent prestement de l’embarcation et la tirèrent sur le sable. Tayend se leva et jaugeant avec soin le rythme des vagues qui tourbillonnaient autour du bateau, il sauta au moment où l’eau s’était retirée. Il jura quand ses belles chaussures s’enfoncèrent dans le sable mouillé. Dannyl descendit en gloussant et traversa la plage en direction du sentier bordé de torches. Il s’arrêta pour laisser passer un grand groupe de gens en deuil qui commençaient leur procession vers les marches sculptées dans la falaise. Dannyl et Tayend les suivirent à distance respectable. À chaque pleine lune, les gens de Vin visitaient ces cavernes. Elles renfermaient les tombes de leurs morts. On déposait des offrandes à côté des restes des ancêtres et on demandait des faveurs à leurs esprits. Certaines tombes étaient tellement anciennes qu’il ne restait aucun descendant pour les visiter ; c’était l’une des plus vieilles que venaient voir Dannyl et Tayend. Se souvenant des coutumes dont on leur avait parlé, ils restèrent silencieux au cours de l’ascension. Ils passèrent devant plusieurs cavernes, continuant de monter d’un bon train. Quand la procession entra dans une caverne, Tayend respirait bruyamment. Après une courte pause, les deux hommes recommencèrent à gravir les marches étroites. — Attends. Regarde ça, murmura Tayend. Dannyl se retourna et vit que son ami désignait l’entrée d’une caverne qu’il avait dépassée sans la remarquer. Un pli dans la falaise avait dissimulé la fissure juste assez large pour qu’un homme s’y glisse de profil. Un symbole était gravé au-dessus. En le reconnaissant, Dannyl s’approcha de la fissure et regarda à l’intérieur. Il ne voyait que l’obscurité. Il recula d’un pas et créa un globe de lumière qu’il envoya à l’intérieur. Tayend étouffa à moitié un cri ; la lumière avait révélé un visage qui les fixait. L’homme plissait les yeux en regardant Dannyl et dit quelque chose en vindo. Comprenant qu’il s’agissait du gardien de la tombe, Dannyl prononça le salut rituel qu’on lui avait appris. L’homme donna la réponse appropriée, recula et leur fit signe de passer. Comme Dannyl se glissait à l’intérieur, son globe fit étinceler l’armure de cérémonie polie et l’épée courte du gardien. Ce dernier s’inclina sèchement. Ils se tenaient dans une petite pièce. Un couloir bas de plafond s’enfonçait dans la falaise. Les parois étaient couvertes de peintures. Tayend les examina de près et laissa échapper un sifflement d’appréciation. — Vous devoir avoir guide, dit le garde. Pour pas perdre vous. Vous devoir rien prendre, même pas caillou. Il sortit une petite flûte et souffla une unique note. Au bout d’un moment, un garçon portant un simple fourreau avec une ceinture apparut à la porte. Il fit signe aux deux hommes et lorsqu’ils franchirent le seuil, leur indiqua qu’ils devaient passer devant. Ils s’engagèrent dans un étroit tunnel descendant, et le garçon leur emboîta le pas en silence. Tayend ouvrit la marche, avançant lentement tout en étudiant les peintures sur les murs. — Quelque chose d’intéressant ? demanda Dannyl lorsque l’érudit s’arrêta pour la troisième fois. — Oh oui ! souffla Tayend. (Il regarda Dannyl et lui adressa un sourire contrit.) Mais ça n’a pas de rapport avec ce que tu cherches. Il se redressa et reprit sa descente en accélérant le pas ; son attention était toujours attirée par les murs, mais il paraissait moins distrait. Au fur et à mesure que le temps passait, Dannyl prenait conscience de la masse de terre au-dessus de sa tête et de la proximité des murs. Si le tunnel venait à s’effondrer, il était certain de pouvoir sauver son équipée en lançant un sort de barrière. Il avait fait à peu près la même chose un an plus tôt quand, pour l’empêcher de capturer Sonea, les voleurs avaient provoqué l’effondrement de l’un de leurs tunnels. Mais cette fois-ci, c’était différent. Il y aurait beaucoup plus de terre et de décombres et, s’il parvenait à éviter la mort, il n’était pas sûr de savoir ce qu’il devrait faire ensuite. Pourrait-il faire passer la terre derrière sa barrière et ainsi creuser un tunnel pour ressortir ? Disposerait-il d’assez de temps avant que l’air vienne à manquer ? Avait-il la puissance magique nécessaire ? Si ce n’était pas le cas, il faiblirait jusqu’à ce que le poids de la terre ait raison de lui. Cette idée le mettait mal à l’aise, aussi essaya-t-il de penser à autre chose. Il discernait à peine le bruit des pas du garçon, derrière lui. Il se demanda s’il avait peur d’être enterré vivant. Il repensa à la fois où il était entré dans les tunnels sous l’université pour voir pourquoi Fergun venait y fureter. Il avait lutté contre le sentiment que quelqu’un le suivait, pour finir par s’apercevoir que ce quelqu’un était le haut seigneur. — Ça va ? La question fit sursauter Dannyl. Tayend l’étudiait de près. — Oui. Pourquoi ? — Ta respiration est un peu rapide. — Ah bon ? — Oui. Tayend le dévisagea et sourit. — Ça te dérange, d’être sous terre ? — Non. — Beaucoup de gens se sentent mal à l’aise dans des endroits comme celui-ci. J’ai vu des tas de personnes paniquer à la bibliothèque, alors je sais reconnaître les signes. Tu me le diras, si tu commences à paniquer, n’est-ce pas ? Je n’aime pas trop l’idée de me retrouver à proximité d’un magicien qui panique. Dannyl sourit. — Je vais bien. Je me… remémorais juste quelques expériences déplaisantes que j’ai vécues dans ce genre d’endroits. — Ah oui ? Raconte-moi. D’une certaine manière, relier les deux expériences rasséréna Dannyl. Il expliqua comment les voleurs avaient cherché à l’enterrer vivant, ce qui le conduisit à raconter la recherche de Sonea. Lorsqu’il atteignit la partie de l’histoire où il entrait dans les tunnels de l’université et rencontrait le haut seigneur, ses yeux s’étrécirent. — Tu as peur de lui, n’est-ce pas ? — Non, c’est moins de la peur que… enfin, ça dépend de la situation. Tayend gloussa. — Eh bien, si un homme aussi effrayant que toi a peur du haut seigneur, je préfère ne pas me trouver en travers de son chemin. Dannyl ralentit le pas. — Je suis effrayant, moi ? — Oh, que oui ! acquiesça Tayend. Très effrayant. — Mais… (Dannyl secoua la tête.) Je n’ai rien fait qui… (Il s’interrompit en repensant au détrousseur.) Enfin, je suppose que si… Mais je ne te faisais quand même pas peur avant ? — Bien sûr que si. — Pourquoi ? — Tous les magiciens sont effrayants. Tout le monde a entendu parler de ce qu’ils savent faire… mais ce qui est encore pire, c’est ce qu’on ignore. Dannyl fit la grimace. — Bon, je suppose que maintenant, tu as vu de quoi je suis capable. Mais je ne voulais pas le tuer. Tayend le regarda en silence le temps de quelques pas. — Comment te sens-tu à ce propos ? — Pas très bien, admit Dannyl. Et toi ? — Je n’en suis pas sûr. C’est comme si j’avais deux points de vue opposés à la fois. Je ne suis pas triste que tu l’aies tué, mais je pense que c’est mal de tuer. Je crois que c’est l’incertitude qui me dérange le plus. Qui peut dire si ce que tu as fait était bien ou mal ? J’ai lu plus de livres que la plupart des gens que je connais, et aucun de ces livres n’est d’accord sur rien. Mais il y a quand même une chose que je veux te dire. Dannyl se força à affronter le regard de Tayend. — Oui ? — Merci. (Tayend arborait une expression sobre.) Merci de m’avoir sauvé la vie. Quelque chose au fond de Dannyl se détendit, comme si un nœud s’était défait. Il comprit qu’il avait eu besoin de la gratitude de Tayend. Sa conscience n’en était certes pas soulagée, mais cela l’aidait à mettre l’incident en perspective. Il regarda droit devant lui et s’aperçut que la lumière de son globe ne parvenait pas à éclairer les murs au loin. Il fronça les sourcils et comprit qu’ils approchaient d’une grande caverne. Une odeur minérale attira l’attention de Dannyl. Elle se fit plus distincte comme ils arrivaient à l’entrée de la cavité. Dannyl envoya son globe de lumière en avant et Tayend retint son souffle. La caverne était aussi grande que le foyer de la Guilde et remplie de flèches et de rideaux d’un blanc scintillant. On entendait l’écho de l’eau qui gouttait. En y regardant de plus près, Dannyl discerna l’humidité qui tombait du bout des stalactites. Entre les stalagmites, qui évoquaient des crocs, coulait un petit ruisseau. — Les Tombes des Blanches Larmes, murmura Tayend. — Formées par l’eau qui filtre de la voûte et dépose des minéraux partout où elle passe, expliqua Dannyl. Tayend leva les yeux au ciel. — Je le savais. Un chemin glissant descendait dans la caverne. Progressant avec précaution, ils s’engagèrent sur le sentier accidenté. À mesure qu’ils dépassaient de formidables structures blanches, ils en découvraient d’autres. Soudain, Tayend s’arrêta. — La Bouche de la Mort, dit-il à voix basse. Devant eux, la caverne était traversée par une rangée de stalagmites et une de stalactites. Certaines s’étaient rejointes et à force d’épaissir, commençaient à former des colonnes. D’autres étaient séparées par un écart si petit qu’elles semblaient être sur le point de se fondre. Elles avaient toutes une base colossale qui s’affinait jusqu’à n’être plus qu’une pointe blanche, si bien qu’on aurait dit les mâchoires d’un animal gigantesque. — Et si on allait voir s’il a un ventre ? demanda Tayend. Sans attendre la réponse, il se baissa et disparut entre deux dents. Dannyl le suivit et le découvrit qui se tenait près de la paroi d’un tunnel et lui faisait rageusement signe. Les murs ressemblaient à des rideaux scintillants donnant ici et là sur des niches horizontales peu profondes. Dannyl s’approcha de son ami et vit un squelette dans l’une d’elles. Un rideau blanc avait commencé à se former et à boucher l’orifice. — Ils ont dû creuser ces tombes en sachant que les murs finiraient par les recouvrir, murmura Tayend. Reprenant leur chemin, ils découvrirent une autre tombe, puis encore une autre. Plus ils avançaient, plus les sépultures étaient vieilles et nombreuses. Au bout d’un moment, il n’y eut plus que des niches complètement refermées. Dannyl savait que plusieurs heures s’étaient écoulées. Les Vindos interdisaient l’accès des cavernes aux visiteurs en journée, et le magicien craignait que leur bateau ne soit plus là à leur retour. Lorsqu’ils atteignirent le bout du tunnel, il laissa échapper un soupir de soulagement. — Il n’y a rien ici, dit Tayend en regardant autour de lui. Les parois étaient intactes. Dannyl se rapprocha de celle de droite pour l’examiner de plus près. Elle était presque translucide par endroits. Tayend l’imita et scruta le mur de gauche. Au bout de quelques minutes, il appela Dannyl d’une voix excitée. Ce dernier le rejoignit et vit qu’il désignait un petit trou. — Peux-tu éclairer l’intérieur ? — Je vais essayer. Tayend s’écarta ; Dannyl créa une minuscule étincelle et l’envoya dans l’orifice. Il la regarda entrer dans l’anfractuosité, traverser la paroi épaisse d’un doigt à peine, et disparaître dans l’obscurité. Le magicien renforça l’étincelle pour qu’elle éclaire l’espace au-delà du mur. Un sourire s’empara de son visage. — Qu’y a-t-il ? demanda Tayend avec excitation. Laisse-moi voir ! Dannyl s’écarta et l’érudit se baissa pour regarder. Il écarquilla les yeux. Derrière le rideau blanc, il y avait une petite caverne. Un cercueil sculpté reposait en son centre. À l’intérieur, les murs étaient partiellement recouverts de sédiments, mais la plupart des ornements gravés étaient encore visibles. Tayend sortit des feuilles de papier et un bâton à dessiner de son manteau ; ses yeux brillaient sous l’effet de l’excitation. — Je dispose de combien de temps ? Dannyl haussa les épaules. — Une heure, tout au plus. — Ça devrait suffire pour l’instant. Pourrons-nous revenir ? — Je n’y vois pas d’inconvénients. Tayend sourit. — Nous avons trouvé, Dannyl ! Nous avons trouvé ce que ton haut seigneur cherchait. Des preuves de l’existence de la magie ancienne ! Chapitre 22 ÉVITER LE HAUT SEIGNEUR orsque Sonea quitta les quartiers des guérisseurs, des novices la dépassèrent en courant, en sautant à grand renfort de cris. Sonea écouta leurs rires et leur excitation. Alors que le coup de gong marquant la fin de leur examen résonnait encore à leurs oreilles, les novices de tous âges et de tous niveaux parlaient d’équitation, de danses de cour et de jeux dont elle n’avait jamais entendu parler. Les deux prochaines semaines, les robes brunes se feraient rares sur le domaine de l’université, car les novices – et la plupart des magiciens – rentreraient dans leur famille pour les vacances d’hiver. Si seulement je pouvais partir, moi aussi. Mélancolique, elle pensa à ce qu’auraient pu être ses vacances dans les Taudis avec son oncle, sa tante et leur bébé. Mais il ne me laissera pas y aller. Elle gagna l’université et stoppa net pour laisser sortir des novices plus âgés. Elle croisa quelques retardataires en montant l’escalier, mais lorsqu’elle arriva au deuxième étage, elle se trouva soudain bien seule. Même tard dans la nuit, elle n’avait jamais autant ressenti le vide que dans ce couloir silencieux. Elle serra son cartable contre sa poitrine et pressa le pas. Alors que la bibliothèque des magiciens était au rez-de-chaussée de l’université vers l’arrière du bâtiment, celle des novices était au premier étage. On y accédait par un dédale de couloirs. La première fois qu’elle l’avait cherchée, Sonea n’avait pas réussi à la trouver ; elle avait fini par suivre d’autres novices. Lorsqu’elle entra dans la bibliothèque, elle vit qu’elle était, elle aussi, déserte. Elle ouvrit la porte, entendit des bruits de pas, et s’inclina lorsque dame Tya, la bibliothécaire, apparut. — Je suis désolée Sonea, dit Tya, mais la bibliothèque ferme. C’est la fin de l’année ; je viens de finir de tout ranger. — Sera-t-elle ouverte pendant les vacances, ma dame ? La bibliothécaire secoua la tête. Sonea acquiesça, puis elle recula et quitta la pièce. Au premier croisement de couloirs, elle s’arrêta. Elle appuya son dos contre le mur et jura. Où pouvait-elle aller à présent ? N’importe où du moment qu’il ne s’agissait pas de la résidence du haut seigneur. Avec un frisson, elle considéra les passages à sa droite et à sa gauche. Celui de droite ramenait au couloir principal. Celui de gauche… Où menait-il au juste ? Elle s’engagea dans le couloir de gauche et arriva à une autre intersection. Elle marqua une pause en se rappelant l’étrange périple dans lequel l’avait emmenée Dorrien pour aller sur les toits de l’université. Il avait dit qu’il connaissait chaque passage, chaque pièce de ce bâtiment. Grandir au sein de la Guilde avait ses avantages, d’après lui. Sonea fit la moue. Elle avait besoin de tout ce qui pouvait se révéler utile. Il était temps qu’elle apprenne à connaître les lieux. Mais si elle se perdait ? Elle ricana. Elle avait du temps à tuer. Pour la première fois depuis six mois, elle n’était pas obligée de se trouver quelque part. Si elle perdait son chemin, elle finirait par le retrouver. Un sourire morose aux lèvres, elle s’engagea dans l’un des couloirs. On frappa quatre coups fermes à la porte. Le sang de Lorlen se glaça. Il ne s’agissait pas des tapotements polis d’Osen, ni des coups timides du serviteur de Lorlen. Ce n’était pas non plus un bruit étranger qui aurait pu annoncer un autre mage. Ces coups-là, il les avait redoutés, tout en sachant qu’il finirait par les entendre. Et maintenant qu’il les avait entendus, il était incapable de bouger. Il fixa la porte, espérant en vain que son visiteur allait le croire absent et passer son chemin. — Ouvre cette porte, Lorlen. La phrase l’avait fait sursauter. Elle sonnait différemment ; on aurait dit qu’une vraie voix avait parlé dans son esprit. Lorlen prit une grande inspiration. Il lui faudrait bien affronter Akkarin. À quoi bon retarder l’échéance ? Il soupira bruyamment et intima à la porte l’ordre de s’ouvrir. — Bonsoir, Lorlen. Akkarin entra avec sur les lèvres le demi-sourire qu’il arborait toujours pour saluer Lorlen. Comme s’ils étaient toujours amis. — Haut seigneur. Lorlen avala sa salive. Son cœur battait bien trop vite, et il aurait voulu pouvoir rapetisser dans son fauteuil. Il ressentit un accès de colère contre lui-même. Tu es l’administrateur de la Guilde, pensa-t-il. Essaie au moins de rester digne. Il se força à se lever et à faire face à Akkarin. — Tu ne vas pas au salon nocturne, ce soir ? demanda ce dernier. — Je n’étais pas d’humeur. Il y eut un silence, puis Akkarin croisa les bras. — Je ne leur ai pas fait de mal, Lorlen. (La voix d’Akkarin était calme.) Ni à toi. Et, en fin de compte, Sonea y gagnera d’être ma novice. Malgré l’influence de Rothen, ses professeurs la négligeaient. À présent, ils vont faire des pieds et des mains pour l’aider – et elle aura besoin de leur aide pour atteindre le potentiel que j’ai vu en elle. Lorlen dévisagea Akkarin, sous le choc. — Tu as lu son esprit ? Le haut seigneur leva un sourcil. — Bien sûr. Elle est peut-être petite, mais ce n’est plus une enfant. Tu le sais, Lorlen. Toi aussi, tu as lu son esprit. — C’était différent. (Lorlen détourna le regard.) Elle m’y avait invité. Akkarin avait sans aucun doute lu aussi dans les pensées de Rothen. Lorlen ressentit une vague de culpabilité. — Mais ce n’est pas pour ça que je suis ici, reprit Akkarin. Rien ne t’a jamais tenu à l’écart du salon nocturne. Alors que tant de ragots et de spéculations sont sur le point d’y être répandus, ils vont s’attendre à ce que tu viennes. Il est temps de cesser de te morfondre, mon ami. Lui, un ami ? Lorlen grimaça et baissa les yeux sur l’anneau. Quel genre d’ami pouvait faire cela ? Et quel genre d’administrateur permet à un magicien noir de prendre un novice en otage ? Il soupira. Je n’ai pas le choix. Pour protéger Sonea, il devait faire comme s’il ne s’était rien passé. Rien d’extraordinaire à ce qu’un haut seigneur prenne un novice sous son aile, même s’il surprenait son monde en choisissant une fille des bas-fonds. Il acquiesça. — Je vais y aller. Tu viens ? demanda-t-il tout en connaissant la réponse. — Non, je retourne à ma résidence. Lorlen acquiesça à nouveau. Si Akkarin se présentait au salon nocturne, sa présence découragerait les bavardages. Au contraire, en son absence, les questions que nul n’osait poser au haut seigneur seraient posées à l’administrateur. Comme d’habitude, Akkarin attendrait qu’il lui fasse un rapport. Puis Lorlen se rappela l’anneau et les paroles d’Akkarin : « J’entendrai et je verrai tout, autour de toi. » Akkarin n’aurait pas besoin de rapport. Il allait écouter tout ce qui se disait. Lorlen se leva et alla dans sa chambre, se passa de l’eau sur le visage et observa son reflet dans le miroir. Les cernes sous ses yeux trahissaient ses nuits sans sommeil. Il lissa ses cheveux, les peigna jusqu’à la nuque et les attacha soigneusement. Sa robe était froissée, mais un simple petit sort régla la question. Il retourna dans l’autre pièce et son regard croisa celui d’Akkarin. Il garda son calme. Le haut seigneur lui adressa un petit sourire. Lorlen se détourna et, ne laissant rien transparaître dans son expression, il intima à la porte de s’ouvrir. Akkarin sortit le premier ; Lorlen le suivit et vit les magiciens s’arrêter pour le regarder. Il leur fit un signe de tête poli. En voyant les poches sous ses yeux, ils supposeraient qu’il avait été malade. Lorsqu’ils sortirent des quartiers des mages, Akkarin lui souhaita une bonne nuit et disparut dans l’université. Lorlen poursuivit son chemin vers le salon nocturne et salua deux magiciens qui arrivaient en même temps que lui. Comme il s’y était attendu, ils lui demandèrent s’il allait bien. Il leur assura que c’était le cas et les précéda. Les portes intérieures s’ouvrirent et les têtes se tournèrent pour voir qui venait d’entrer. Les bruits de voix commencèrent par diminuer, puis ils s’intensifièrent. Lorlen traversa la pièce pour aller s’asseoir sur son siège favori et vit que plusieurs mages, y compris des hauts mages, s’étaient rassemblés à proximité. À son grand amusement, il trouva le seigneur Yikmo assis à sa place. Le jeune guerrier se leva d’un bond. — Administrateur Lorlen ! s’exclama-t-il. Je vous en prie, asseyez-vous. Vous allez bien ? Vous avez l’air fatigué. — Je vais bien, répondit-il. — Content de l’entendre, dit Yikmo. Nous espérions que vous viendriez ce soir, mais j’aurais compris que vous décidiez d’esquiver toute question sur Sonea et le haut seigneur. Lorlen parvint à sourire. — Je ne peux tout de même pas vous laisser avec toutes ces interrogations. Lorlen prit place et attendit la première question. Trois magiciens, dont le seigneur Peakin, parlèrent en même temps. Ils se turent, se regardèrent, et deux d’entre eux firent un signe de tête poli au directeur des études en alchimie. — Saviez-vous qu’Akkarin avait l’intention d’être son tuteur ? demanda le seigneur Peakin. — Non, admit Lorlen. Il ne s’intéressait pas plus à elle qu’aux autres novices. Il nous est arrivé de parler d’elle, mais à part ça, il gardait ses pensées pour lui. Cela fait peut-être des semaines, voire des mois qu’il y pense. — Alors, pourquoi Sonea ? intervint le seigneur Garrel. — Encore une fois, je ne sais pas. Quelque chose a dû attirer son attention. — Peut-être sa force, dit Yikmo. On a eu une idée de son potentiel quand ces novices arrivés en été ont combiné leurs pouvoirs contre elle. — Alors, l’a-t-il testée ? Lorlen hésita, puis il acquiesça. — Oui. Autour de lui, les mages échangèrent des regards pleins de compassion. — Qu’a-t-il trouvé ? demanda Peakin. — Il m’a dit qu’il voyait en elle un grand potentiel. Il a envie de superviser son entraînement. L’un des mages se redressa et s’écarta du groupe pour aller à la rencontre d’un nouvel arrivant, sans aucun doute dans le but de répandre ces nouvelles. Derrière les deux hommes, un visage familier attira l’attention de Lorlen. Le regard de Rothen croisa le sien, et l’administrateur fut envahi d’un sentiment de culpabilité. La présence de Rothen le surprenait. Akkarin lui avait-il demandé de sauver les apparences, à lui aussi ? — Le Directeur Jerrik m’a dit qu’elle allait suivre les cours du soir, dit dame Vinara. Croyez-vous que c’est trop lui demander ? Lorlen reconcentra son attention sur les magiciens qui l’entouraient. — C’est nouveau pour moi, dit-il en haussant les épaules. Je ne savais pas qu’il était déjà allé voir Jerrik. — La plupart des cours du soir compenseront ceux qui seront remplacés par des cours particuliers de combat, les informa Yikmo. — Pourquoi ne peut-elle pas suivre ces cours le soir ? demanda un autre magicien. — Parce que je n’enseigne pas le soir, répliqua Yikmo avec un large sourire. — Excusez-moi de vous dire ça, mais je me serais attendu que ce soit plutôt le seigneur Balkan qui enseigne à la favorite du haut seigneur, dit le seigneur Garrel. Mais peut-être votre style d’enseignement si particulier conviendra-t-il à une fille comme Sonea. — J’ai déjà vu des novices à l’esprit vif et avec un tempérament moins agressif réagir favorablement à mes méthodes, répondit doucement Yikmo. Sentant que Rothen continuait de l’observer, Lorlen regarda la foule. Rothen détourna les yeux. Revenant dans la conversation, Lorlen chercha à la détourner des cours de Yikmo. Ces guerriers ! pensa-t-il. Toujours en compétition. Deux heures plus tard, Lorlen se surprit à réprimer un bâillement. Il jeta un coup d’œil circulaire à tous les magiciens réunis autour de lui et se leva. — Veuillez m’excuser, dit-il. La nuit avance, et je voudrais me coucher tôt. Bonne nuit. Traverser la pièce ne fut pas chose aisée. Chaque fois qu’il faisait quelques pas, on l’arrêtait pour le questionner. Après s’être poliment soustrait à plusieurs de ces conversations, il se tourna et se retrouva nez à nez avec Rothen. Ils se regardèrent en silence. Lorlen avait le cœur qui battait la chamade. Il n’arrivait pas à oublier qu’Akkarin leur avait interdit de se parler. Mais des visages s’étaient tournés vers eux et les regardaient, et, s’ils n’échangeaient pas quelques mots, les spéculations iraient bon train. — Bonsoir, administrateur, dit Rothen. — Bonsoir, seigneur Rothen. Nous avons déjà désobéi à Akkarin, pensa Lorlen. Le visage de Rothen était plus ridé que dans ses souvenirs. Soudain, il se rappela l’anneau. Il joignit ses mains dans son dos. — Je voulais vous exprimer ma… sympathie, reprit Lorlen. Il doit être douloureux de ne plus être le tuteur d’une novice que vous aimiez manifestement beaucoup. Une ride s’accentua sur le front de Rothen. — En effet, acquiesça-t-il. Lorlen aurait tellement voulu le rassurer. Peut-être pouvait-il trouver un moyen… — Je viens d’apprendre qu’on l’avait inscrite pour des cours du soir en deuxième année. Elle passera le plus clair de son temps à l’université, donc je ne pense pas qu’elle verra beaucoup son nouveau tuteur – c’est sans doute la manière qu’a trouvée Akkarin de ne pas l’avoir pendue à ses basques. Rothen acquiesça lentement. — Voilà qui conviendra à Sonea, j’en suis sûr. (Il hésita puis baissa la voix.) Vous allez bien, administrateur ? — Oui. (Lorlen sourit faiblement.) J’ai juste besoin d’un peu de sommeil. Je… (Il se tut et sourit à un groupe de magiciens qui passaient.) Merci de vous inquiéter. Bonne nuit, seigneur Rothen. — Bonne nuit, administrateur. Lorlen se détourna et reprit son chemin jusqu’aux portes. Il sortit dans l’air frais de la nuit. Il s’autorisa un léger soupir. Crois-tu vraiment qu’Akkarin ne leur fera pas de mal ? — Ils ne sont pas en danger. Tu as agi sagement en rassurant Rothen. Surpris, Lorlen se raidit. Il baissa les yeux sur son anneau. Il regarda autour de lui et vit avec soulagement que la cour était déserte ; personne n’avait pu voir sa réaction. — Tu m’avais parlé des talents de conversation de Garrel, mais je ne l’avais jamais vu en action. Fait-il cela avec tout le monde ? Lorlen regarda à nouveau l’anneau. À la lumière des lampes qui éclairaient la cour, la pierre ressemblait à s’y méprendre à un rubis. — Je t’ai prévenu, Lorlen. Tout ce que tu vois, tout ce que tu entends. — Et tout ce que je pense ? — Quand j’écoute… mais tu ne sauras pas quand l’envie m’en prendra. Accablé, Lorlen se saisit de l’anneau et essaya de l’enlever. — Ça suffit, Lorlen. Tu es déjà tourmenté par la culpabilité. Ne me force pas à rendre les choses pires qu’elles ne le sont. Lorlen lâcha l’anneau et serra les poings de frustration. — C’est mieux. À présent, va te reposer. Tu as du travail à rattraper. Défait et en colère, la respiration bruyante, Lorlen retourna dans ses appartements. Sonea ne s’était pas attendue qu’il soit si difficile de se familiariser avec les recoins de l’université. Plus elle poussait l’exploration, plus il était facile de se perdre. Les couloirs étaient tellement sinueux et imprévisibles qu’elle commençait à se demander s’ils n’avaient pas été spécialement conçus dans le but de déconcerter les étrangers. Les passages ne suivaient pas un plan prévisible ou répétitif. Tous les couloirs tournaient dans des directions différentes. Parfois, ils revenaient au couloir principal ; parfois ils se terminaient en cul-de-sac. Elle sortit une feuille de son cartable et se mit à compter ses pas et à dessiner les tournants tout en marchant. Au bout d’une heure, elle avait dressé le plan d’une petite section. Cependant, il lui en manquait des parties. Elle avait beau revenir sur ses pas, elle ne parvenait pas à trouver des passages conduisant aux sections vierges de ses cartes. Elle s’arrêta et s’assit sur son cartable pour se reposer et réfléchir. Elle avait supposé que Dorrien avait volontairement emprunté un chemin sinueux pour la conduire sur les toits dans le but de la déconcerter. Elle s’était peut-être trompée. En y repensant, elle se rappelait qu’ils avaient traversé une drôle de petite salle. En dehors du fait qu’elle contenait quelques armoires sculptées, elle semblait n’avoir aucune utilité. Peut-être s’agissait-il en fait d’un portail donnant sur des parties secrètes de l’université. Sonea se leva et courut jusqu’à l’un des culs de sac qu’elle avait rencontrés. Le couloir se terminait sur un mur tout simple, sans la moindre marque, mais sur sa gauche, il y avait une porte. Elle saisit la poignée… et s’arrêta. Et si elle se trompait ; s’il s’agissait d’une pièce ordinaire ? Elle pourrait déranger un magicien ou interrompre une réunion. Peut-être était-ce ce qu’elle était censée croire. La plupart des gens hésitent à ouvrir une porte close donnant sur une pièce inconnue sans y être invités. Elle lâcha la poignée et recula d’un pas pour regarder la porte. Comportait-elle une quelconque indication qu’il s’agissait d’un portail, plutôt que d’une porte classique ? Elle était en bois sombre. Elle était nue, sans décorations. Les gonds étaient en fer noirci. Sonea revint sur ses pas dans le couloir et examina d’autres portes. Elles étaient identiques. Elle retourna à la première et combattit son hésitation. Elle s’imagina pénétrant dans la pièce et tombant nez à nez avec un magicien en colère. Si c’était le cas, elle pourrait toujours s’excuser et dire qu’elle s’était trompée. Mieux encore : elle pouvait frapper et, si quelqu’un répondait, elle pourrait raconter qu’elle avait tapé à la mauvaise porte. De toute évidence, les novices se perdaient fréquemment. Elle frappa doucement, puis un peu plus fort. Elle compta jusqu’à cinquante puis tourna la poignée. Il y eut un claquement et la porte s’ouvrit vers l’intérieur. Elle entra dans la pièce qui était exactement comme celle qu’elle avait traversée avec Dorrien. Contente d’elle, elle alla jusqu’à l’autre porte au fond de la salle. Elle donnait sur un autre couloir. Il était différent de ceux qu’elle avait déjà explorés. Il y avait des lambris sur les murs, et des tableaux et gravures y étaient accrochés. L’air même avait une odeur différente – un mélange de cire et d’herbes. Sonea marcha lentement, allant d’un tableau à l’autre, profitant de la satisfaction qu’elle éprouvait à avoir donné raison à son instinct. Elle décida que les salles-portails agissaient comme des barrières. Elles tenaient ceux qui ne connaissaient pas leur usage à distance de ces couloirs secrets. La plupart des gens n’ouvriraient pas une porte donnant sur une pièce inconnue, et même s’ils le faisaient, ils tomberaient sur une salle tout à fait quelconque. Elle se demanda combien il y avait de portails. Partir à leur recherche allait l’occuper pendant les deux semaines suivantes. Elle fronça soudain les sourcils. Puisque certaines parties de l’université avaient été conçues pour décourager l’exploration, se trouvait-elle dans une zone interdite aux novices ? Elle entendit un petit grincement non loin. Elle fit volte-face. Une porte s’ouvrit à quelques pas d’elle. Il était trop tard pour se cacher, et elle sentit son cœur sursauter en voyant un magicien en sortir. Il la regarda avec suspicion. Aie l’air d’être à ta place ! Elle se tint bien droite et alla dans la direction de l’homme, comme si elle s’était seulement arrêtée pour admirer un tableau. Le mage regarda l’incal sur la manche de Sonea. Elle s’arrêta, s’inclina et le dépassa. Derrière elle, elle entendit les bruits de pas s’éloigner. Elle poussa un soupir de soulagement. Vu la réaction de l’homme, l’accès à cette partie de l’université n’était pas autorisé aux novices. Pourtant, il avait accepté sa présence à la vue de l’incal. Peut-être avait-il supposé qu’elle faisait une course pour le haut seigneur. Cette pensée la fit sourire. Tant qu’elle aurait l’air d’avoir une bonne raison d’être ici, les magiciens la laisseraient tranquille. Bon, et maintenant, quelle direction ? se demanda-t-elle. Elle déplia sa feuille de papier et réexamina ses plans. Chapitre 23 LA PROMESSE D’AKKARIN n revenant du pont, Dannyl trouva Tayend assis en tailleur sur le lit étroit de sa cabine. Les dessins et les notes de l’érudit étaient disséminés sur toutes les surfaces planes de la pièce. — J’ai traduit ce que je pouvais. Je crois qu’il y a une phrase sur le cercueil qui est répétée dans plusieurs langues anciennes. Je pourrai vérifier en allant à la bibliothèque. La troisième ligne est dans la vieille langue elyne qui s’est mélangée au kyralien il y a mille ans. — Et que signifie-t-elle ? — Qu’il s’agissait d’une femme belle et honorable. Qu’elle protégeait les îles avec sa haute magie. Les mots qui veulent dire « haute magie » étaient profondément gravés. Il y avait un glyphe souligné de la même manière en ce que je crois être un vieux dialecte vindo – c’est dans cette langue que sont rédigés les textes des murs. Le même glyphe revient à plusieurs reprises. Il tendit un dessin à Dannyl et indiqua le glyphe en question. Chaque fois que les mots signifiant « haute magie » apparaissaient, ils étaient surmontés d’une silhouette agenouillée devant une femme. La main de cette dernière était levée pour toucher la paume du suppliant, comme pour le calmer ou le récompenser. — Ça peut vouloir dire qu’elle est en train de pratiquer cette fameuse haute magie. À ton avis, que fait-elle ? Dannyl haussa les épaules. — Peut-être est-elle en train de le guérir. Ce serait logique, puisque la guérison devait être très rare, il y a mille ans. La Guilde n’a réussi à développer cette connaissance qu’à force de coopération et d’expérimentations – et c’est toujours la discipline la plus difficile à apprendre. — Alors, les termes « haute magie » ne te disent rien ? Dannyl secoua la tête. — Non. — Le trou par lequel nous avons regardé ne me semblait pas naturel. Il a forcément été fait par quelqu’un. Crois-tu qu’il puisse être d’origine magique ? — C’est possible. (Dannyl sourit.) Je crois que le visiteur précédent nous a rendu un fier service. — En effet. Il y eut un violent roulis. Tayend grimaça et sa peau prit une teinte maladive. — Tu ne vas quand même pas souffrir pendant tout le voyage, dit Dannyl avec fermeté. Donne-moi ton poignet. Tayend écarquilla les yeux. — Mais… je… — Maintenant, tu n’as plus d’excuses. Au grand amusement de Dannyl, Tayend rougit et détourna les yeux. — Je ne suis toujours pas, euh, très à l’aise avec… euh… Dannyl balaya ses objections d’un revers de la main. — Ce type de guérison est rapide. Et je ne vais pas lire tes pensées. Et puis, tu dois affronter la vérité en face. Tu n’es pas d’une très bonne compagnie, quand tu es malade. Quand tu ne vomis pas partout, tu passes ton temps à te plaindre que tu vomis. — À me plaindre ? protesta Tayend. Je n’ai rien dit ! (Il tendit le poignet.) Très bien, vas-y, alors. Tayend ferma les yeux avec force. Dannyl prit son poignet, dépêcha son esprit et ressentit immédiatement la nausée et les vertiges de l’érudit. Par un léger effort de volonté, il le soulagea. Il lâcha le bras de Tayend, le regarda ouvrir les yeux et observa l’effet de son intervention. — C’est beaucoup mieux. (Tayend lança un petit regard interrogateur à Dannyl, puis il haussa les épaules et baissa les yeux sur ses notes.) Combien de temps ça va durer ? — Quelques heures. Plus longtemps quand tu te seras habitué au tangage. Tayend sourit. — Je savais bien que je t’avais amené pour quelque chose. Qu’allons-nous faire en rentrant ? Dannyl fit une grimace. — Je vais devoir passer beaucoup de temps à rattraper mon retard dans mes tâches à l’ambassade. — Bon, eh bien, pendant ce temps, je continuerai nos recherches. Grâce aux registres des bateaux, nous avons découvert la destination du voyage d’Akkarin. Quelques questions à droite et à gauche devraient nous renseigner sur ce qu’il a fait par la suite. Tous les ans, la bel Arralade organise une fête pour son anniversaire, et ce sera un excellent point de départ. Une invitation t’attendra à la Guilde. — Comment peux-tu en être certain ? J’ai passé à peine quelques mois à Capia et je n’ai pas encore rencontré cette bel Arralade. — C’est pourquoi je suis sûr que tu seras invité. (Tayend sourit.) Voyons, un jeune magicien célibataire comme toi. En plus, l’ambassadeur Errend y va toujours. Si tu n’étais pas convié, il insisterait pour que tu l’accompagnes. — Et toi ? — J’ai des amis qui m’emmèneront avec eux si je demande gentiment. — Pourquoi ne pas venir avec moi ? Tayend regarda des deux côtés du couloir qui menait à sa cabine. Il se pencha vers Dannyl. — Si nous arrivons ensemble, les gens vont jaser. — Nous voyageons ensemble depuis des mois, remarqua Dannyl. Il se pourrait que les gens jasent déjà. — Pas forcément. (Tayend agita la main.) Pas si on te voit me traiter comme un vulgaire sous-fifre. Ils pourraient supposer que tu ne me connais même pas. Après tout, tu es kyralien. Si tu avais pu, tu te serais trouvé un autre assistant. — Aurions-nous déjà mauvaise réputation ? Tayend acquiesça. — Mais nous pouvons en tirer avantage. Si quelqu’un te dit quelque chose sur moi, tu devras t’outrager qu’on salisse mon nom. Je demanderai à mes amis de ne pas parler de toi car c’est important pour mon travail. Si nous sommes assez convaincants, nous pourrons continuer de travailler ensemble sans que personne s’en aperçoive. Dannyl fronça les sourcils. Il avait du mal à l’admettre, mais Tayend avait raison. Il aurait préféré faire fi des bavardages, mais toutes les mesures qui protégeraient sa réputation leur simplifieraient la vie à tous les deux. — Très bien. Je jouerai le rôle du magicien kyralien arrogant auquel tout le monde s’attend. (Il regarda Tayend.) Mais je veux que tu te souviennes : si je dis quoi que ce soit de sévère ou si je te juge durement, je ne le penserai pas vraiment. Tayend acquiesça. — Je sais. — Je te préviens juste. Mes talents d’acteur ne sont pas mauvais. — Ah oui, vraiment ? Dannyl gloussa. — Oui, vraiment. Les mots de mon mentor le prouvent : il a dit que si j’avais pu convaincre les voleurs que j’étais un pauvre marchand, je serai capable de tromper n’importe qui. — Nous verrons, répondit Tayend. Nous verrons. Le seigneur Osen attendait patiemment que Lorlen ait terminé la lettre. Lorlen sécha l’encre en l’éventant avec sa main, puis il plia la feuille et la scella. — Ensuite ? demanda-t-il en tendant la lettre à Osen. — C’est tout. Lorlen eut l’air surpris. — Nous avons rattrapé le retard ? — Oui. Osen sourit. Lorlen s’enfonça dans son siège et regarda son assistant d’un air approbateur. — Je ne vous ai pas remercié de vous être occupé de tout à ma place depuis huit jours. Osen haussa les épaules. — Vous avez besoin de repos. À mon avis, vous auriez dû prendre plus de temps. Peut-être pour rendre visite à votre famille pendant quelques semaines, comme tout le monde. Vous avez toujours l’air épuisé. — J’apprécie votre sollicitude, mais les laisser se débrouiller tout seuls pendant plusieurs semaines ? (Il secoua la tête.) Mauvaise idée. Le jeune magicien ricana. — Ah, là, vous redevenez vous-même ! Commençons-nous à préparer le prochain concile ? — Non. (Lorlen fronça les sourcils en se souvenant de ce qu’il avait à faire.) Je vais voir le haut seigneur, ce soir. — Excusez-moi de vous dire ça, mais vous ne me donnez pas l’impression d’être particulièrement enthousiaste. (Osen hésita puis reprit moins fort :) Êtes-vous en désaccord ? Lorlen regarda son assistant. Osen voyait presque tout, mais il était discret. Le croirait-il s’il niait ? Probablement pas complètement. — Dis-lui que oui. À propos d’une broutille. Lorlen se raidit en entendant la voix dans sa tête. Akkarin ne lui avait pas parlé par l’intermédiaire de l’anneau depuis leur conversation à la sortie du salon nocturne, plus d’une semaine plus tôt. — Je suppose qu’on peut dire que oui, répondit lentement Lorlen. D’une certaine manière. Osen acquiesça. — C’est ce que je pensais. Est-ce à propos de sa décision d’être le tuteur de Sonea ? Certains magiciens sont de cet avis. — Ah oui ? Lorlen ne put s’empêcher de sourire. Il était devenu un sujet de commérages. — Alors ? pensa-t-il à l’attention de l’anneau. — La réponse à laquelle tu penses suffira. Lorlen renifla doucement et lança un regard d’avertissement à Osen. — Je sais que je peux vous faire confiance pour garder ça pour vous, Osen. La spéculation ne m’ennuie pas, mais je ne veux pas que les autres sachent que le haut seigneur et moi avons eu un désaccord. Pour le bien de Sonea. Osen acquiesça. — Je comprends. Je garderai ça pour moi – et j’espère que vous parviendrez à régler votre différend. Lorlen se leva. — Ça dépend des capacités d’adaptation de Sonea. C’est beaucoup lui demander, après tout ce qu’elle a déjà traversé. — Je n’aimerais pas être dans sa position, admit Osen en le suivant vers la porte. Mais je suis sûr qu’elle s’en sortira. Lorlen acquiesça. Je l’espère. — Bonne nuit, Osen. — Bonne nuit, administrateur. Le bruit des pas du jeune magicien diminua à mesure qu’il s’éloignait dans le couloir. En pénétrant dans le hall d’entrée, Lorlen sentit un nuage de peur l’entourer. Il passa entre les portes colossales et s’arrêta en haut de l’escalier. Il considéra la résidence du haut seigneur au-delà des jardins qui s’étendaient devant l’université. Il n’y était pas retourné depuis la nuit où Akkarin avait lu son esprit. Repenser à ce moment le fit frissonner. Il prit une inspiration et se força à penser à Sonea. Pour la sécurité de la novice, il se devait de traverser les jardins pour aller affronter Akkarin encore une fois. Il était impossible de refuser l’invitation du haut seigneur. Lorlen prit sur lui et avança. Au bout de quelques pas, il accéléra. Autant en finir vite. Il marqua une pause devant la porte de la résidence ; son cœur battait la chamade. Il frappa à contre cœur. Comme toujours, la porte s’ouvrit dès qu’il l’effleura. Lorlen poussa un soupir de soulagement en voyant que la pièce était vide. Il entra. Du coin de l’œil, il aperçut un mouvement. Une ombre se découpait sur le rectangle sombre de la porte menant à l’escalier de droite. La robe noire d’Akkarin bruissait au rythme de ses pas. Robe noire. Magie noire. Ironiquement, le noir avait toujours été la couleur du haut seigneur. Tu n’étais pas obligé de prendre ça au pied de la lettre, pensa Lorlen. Akkarin gloussa. — Du vin ? proposa-t-il. Lorlen secoua la tête. — Alors assieds-toi. Détends-toi. Me détendre ? Comment pourrait-il se détendre ? La familiarité, la camaraderie d’Akkarin le gênait. Il resta debout et regarda le haut seigneur prendre une bouteille dans le placard à vins. — Comment va Sonea ? Akkarin haussa les épaules. — Je n’en sais rien. Je ne sais même pas exactement où elle est. Quelque part dans l’université, je crois. — Elle n’est pas ici ? — Non. (Akkarin se tourna vers lui et désigna les fauteuils.) Assieds-toi. — Alors comment… Tu ne lui as pas donné l’un de tes anneaux ? — Non. (Akkarin but une gorgée de vin.) Je jette un coup d’œil de temps en temps. Elle a passé quelques jours à explorer l’université, et maintenant qu’elle a trouvé quelques recoins pour se cacher, elle passe sont temps à lire des livres. Des histoires d’aventures, me semble-t-il. Lorlen fronça les sourcils. Il était content qu’Akkarin ne force pas Sonea à passer les vacances dans sa chambre, mais le fait qu’elle se cache confirmait qu’elle était terrifiée et malheureuse. — Es-tu sûr de ne pas vouloir un verre ? Le vin noir d’Anuren de cette année est un régal. Lorlen regarda la bouteille et secoua la tête. Il soupira puis alla s’asseoir. — Être son tuteur n’est pas aussi pénible que je l’avais craint, dit sereinement Akkarin en allant s’asseoir à son tour. Ça complique tout, mais c’est mieux que l’autre option. Lorlen ferma les yeux et essaya de ne pas penser à ce que pouvait être cette autre option. Il expira lentement, puis se força à regarder Akkarin dans les yeux. — Pourquoi fais-tu cela, Akkarin ? Pourquoi la magie noire ? Akkarin affronta son regard. — De tous les gens qui m’entourent, Lorlen, tu es celui à qui j’aimerais pouvoir tout expliquer. La magie noire a changé la manière dont tu me regardes. Si tu avais pensé qu’il était possible de me battre, tu aurais envoyé la Guilde contre moi. Pourquoi ne m’as-tu pas demandé ce que je faisais quand tu as appris ? — Parce que je ne savais pas ce que tu ferais. — Après toutes ces années d’amitié, tu ne me faisais pas confiance ? — À cause de ce que j’ai découvert en lisant l’esprit de Sonea, j’ai compris que je ne te connaissais pas du tout. Akkarin leva les sourcils. — C’est compréhensible. La croyance que la magie noire est maléfique est très ancrée. — L’est-elle ? Akkarin fronça les sourcils et baissa les yeux, regardant bien au-delà du sol. — Oui. — Alors, pourquoi la pratiquer ? demanda Lorlen. (Il leva la main qui portait l’anneau.) Et pourquoi cela ? — Je ne saurais te le dire. Mais sois assuré que je ne compte pas prendre le contrôle de la Guilde. — Inutile, tu es déjà haut seigneur. Akkarin eut un sourire en coin. — C’est vrai. Alors sois sûr que je ne vais pas détruire la Guilde, ni tout ce qui est cher à ton cœur. Il posa son verre et alla jusqu’à la table de service. Il remplit un autre verre et le tendit à Lorlen. — Un jour, je t’expliquerai tout, Lorlen, je te le promets. L’administrateur dévisagea Akkarin. Les yeux sombres de ce dernier ne clignèrent pas. Avec réticence, Lorlen accepta le verre et les paroles de réconfort. — Je te prendrai au mot. Akkarin ouvrit la bouche pour répondre, mais il s’arrêta en entendant quelqu’un frapper doucement à la porte. Il se redressa et ses yeux s’étrécirent. La porte s’ouvrit. La lumière du globe d’Akkarin éclairait à peine les yeux de Sonea, qui avançait, la tête baissée. — Bonsoir Sonea, dit doucement Akkarin. Elle s’inclina. — Bonsoir, haut seigneur, administrateur, répondit-elle d’une petite voix. — Qu’as-tu fait aujourd’hui ? Elle regarda les livres qu’elle tenait serrés contre sa poitrine. — J’ai lu. — Avec les bibliothèques fermées, tu ne dois pas avoir beaucoup de choix. Y a-t-il des livres que tu aimerais acheter ? — Non, haut seigneur. — On peut te trouver d’autres distractions, si tu veux. — Non merci, haut seigneur. Akkarin leva un sourcil, puis il agita la main. — Tu peux partir. L’air soulagé, elle se dépêcha de rejoindre l’escalier de gauche. Lorlen ressentit de la culpabilité et de la compassion en la regardant passer. — Elle doit être malheureuse, murmura-t-il. — Hmm… Ses réticences sont agaçantes, dit Akkarin à voix basse, comme pour lui-même. Il retourna s’asseoir et reprit son verre. — Alors, dis-moi, Peakin et Davin ont-ils résolu leur petit différend ? Appuyé contre la fenêtre, Rothen regardait le petit carré de lumière de l’autre côté des jardins. Il avait vu la petite silhouette se diriger vers la résidence quelques minutes plus tôt. Un instant plus tard, la lumière était apparue. À présent, il était sûr que cette pièce était bien la chambre de Sonea. De légers coups à la porte attirèrent son attention. Tania entra en portant une cruche d’eau et un gobelet. — Dame Indria dit que vous devriez éviter de le prendre l’estomac vide. — Je sais, répondit Rothen. Ce n’est pas la première fois que j’en prends. Il s’écarta de la fenêtre et vint prendre le gobelet. Le somnifère avait une couleur grise inoffensive, mais Rothen n’avait jamais oublié son goût horrible. — Merci, Tania. Tu peux disposer. — Dormez bien, dit-elle. Elle s’inclina et se retourna. — Attends. (Rothen se redressa et dévisagea sa servante.) Voudrais-tu. .. Peux-tu… Elle sourit. — Je vous le ferai savoir si j’entends quelque chose. Il acquiesça. — Je te remercie. Après son départ, il s’assit et dilua la poudre dans de l’eau. Il se força à avaler la mixture d’un trait, puis il s’installa confortablement et attendit que le médicament fasse effet. Le goût lui rappela un visage qu’il pensait parfois avoir oublié, et il sentit son cœur se serrer. Yilara, mon amour. Après tout ce temps, je te pleure toujours. Mais je suppose que si j’arrêtais, je ne me le pardonnerais jamais. Il était résolu à se rappeler sa femme en bonne santé, plutôt que transformée par la maladie qui avait eu raison d’elle. Il sourit en repensant à des souvenirs plus agréables. Il souriait toujours en glissant dans un sommeil paisible. Chapitre 24 UNE REQUÊTE n quittant les bains, Sonea pensa aux deux semaines qui venaient de s’écouler, et elle fut surprise en s’apercevant qu’elle regrettait que les vacances soient terminées. Elle avait passé le plus clair de son temps à explorer l’université, à lire et, lorsque le temps s’y prêtait, à aller jusqu’à la source dans la forêt. D’une certaine manière, peu de choses avaient changé. Ses déplacements au sein de la Guilde étaient toujours planifiés dans le but d’éviter quelqu’un. Cependant, Akkarin était beaucoup plus facile à éviter que Regin. Elle ne le voyait que le soir, en retournant à la résidence. On lui avait affecté une servante. Contrairement à Tania, Viola était distante et leurs rapports étaient strictement pratiques. Ayant remarqué que Sonea avait l’habitude de se lever tôt, elle se présentait toujours à elle juste après l’aube. Sonea avait dû lui demander plusieurs fois d’apporter un gobelet de poudre de raka, et quand la senteur envahissait la chambre de sa maîtresse, l’expression de son visage en disait long sur son aversion pour ce stimulant fort prisé dans les Taudis. Tous les matins, Sonea quittait la résidence du haut seigneur et se rendait aux bains, où elle décidait du programme de sa journée en se trempant dans l’eau délicieusement chaude. Ensuite, comme la relaxation lui donnait faim, elle allait au réfectoire. Une poignée de cuisiniers et de serveurs nourrissaient les quelques novices qui restaient à la Guilde pendant les vacances. Comme le personnel s’ennuyait et cultivait les occasions de travailler un jour pour les Maisons, il encourageait les novices à demander leurs plats favoris. Bien que Sonea ne soit pas issue d’une haute lignée, les cuisiniers les plus jeunes s’efforçaient aussi de lui faire plaisir, sans doute en raison de l’incal qu’elle portait sur sa manche. Après avoir mangé, Sonea arpentait les passages de l’université pour renforcer sa connaissance du plan du bâtiment. De temps en temps, elle s’arrêtait dans une pièce tranquille et ouvrait un livre ; elle lisait parfois pendant des heures avant de se décider à repartir. À mesure que le soir arrivait, le sentiment de peur s’installait inexorablement en elle jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus lire. On ne lui avait pas donné d’heure pour rentrer. Elle avait essayé de revenir de plus en plus tard, mais Akkarin était toujours là pour l’accueillir. Au bout d’une semaine, elle s’était résignée à le croiser tous les soirs, et elle se remit à rentrer à une heure plus raisonnable pour pouvoir dormir plus longtemps. Au moment où elle commençait à s’habituer à sa nouvelle routine, les vacances prirent fin. La veille, elle avait passé presque tout l’après-midi à observer le ballet des voitures depuis une fenêtre de l’université. La plupart du temps, quand la Guilde était remplie de magiciens, il était facile d’oublier que des épouses, des maris et des enfants habitaient eux aussi dans son enceinte. Sonea s’était aperçue qu’elle connaissait le nom de très peu d’entre eux. Décidant qu’elle devait mieux connaître ses futurs collègues, elle avait entrepris de prendre des notes sur les familles, sans oublier les armoiries qui ornaient leur voiture. Ces retrouvailles n’avaient pas été très formelles. Pendant que les serviteurs s’occupaient des bagages et des attelages, les magiciens et leur conjoint bavardaient par petits groupes. Les enfants étaient partis jouer dans la neige qui recouvrait les jardins. Les rires et les cris des novices, tous vêtus de leur robe brune, montaient jusqu’aux fenêtres. Dès le lendemain, les magiciens étaient à nouveau maîtres de leur domaine. Les serviteurs s’affairaient, mais les familles que Sonea avait observées la veille étaient invisibles. Les novices étaient partout. Elle ressentit un malaise familier en se rendant à l’université. Elle était sûre que Regin n’oserait pas s’en prendre à la protégée du haut seigneur, mais, par précaution, elle s’entoura d’une barrière. Lorsqu’elle atteignit l’escalier, elle remarqua que le novice devant elle tremblait et se frottait les bras. Elle supposa qu’il s’agissait d’un nouveau venu. Le seigneur Vorel avait affirmé que les novices admis en hiver apprenaient toujours à se protéger plus vite que ceux qui commençaient leurs études en été. À présent, elle comprenait pourquoi. — C’est elle. — Qui ? Les murmures venaient de derrière elle. Elle résista à l’envie de se retourner et continua de gravir les marches. — La fille des Taudis. — Alors, c’est vrai ? — Oui. Maman dit que ce n’est pas normal. Elle dit qu’il y a plein de novices qui sont aussi forts qu’elle. En plus, ils n’ont pas un passé trouble. — Mon père pense que c’est une insulte envers les Maisons – et même l’administrateur n’a pas… Sonea n’entendit pas le reste de la conversation car elle tourna dans le couloir du deuxième étage. Elle s’arrêta pour regarder les novices devant elle, puis reprit sa marche. Contrairement à la première fois qu’elle était apparue en tant que novice d’Akkarin, ils ne la dévisageaient pas. Au lieu de quoi, ils jetaient un coup d’œil dans sa direction, grimaçaient et détournaient les yeux. Il y avait des haussements de sourcils et des regards entendus. Ce n’est vraiment pas bon, pensa-t-elle. En approchant de sa salle de classe, un sentiment de crainte l’envahit. Elle s’arrêta sur le pas de la porte pour prendre une grande inspiration et elle entra. Le professeur la regarda ; il était étonnamment jeune. Il ne devait pas avoir son diplôme depuis longtemps. Elle vérifia son nom sur son emploi du temps. — Seigneur Larkin, dit-elle en s’inclinant. À son grand soulagement, il sourit. — Entre, Sonea. Seule la moitié des élèves était arrivés. Quelques-uns d’entre eux l’observèrent alors qu’elle allait rejoindre sa place habituelle près de la fenêtre. Leur expression n’était pas amicale, mais elle n’était pas spécialement hostile. Son malaise diminua. Larkin se leva. Elle soupira en le voyant s’approcher d’elle. Il allait sans doute lui demander de venir s’asseoir au premier rang. — Le haut seigneur m’a demandé de te dire qu’il souhaite te voir après les cours, dit-il à voix basse. Il faut que tu retournes à sa résidence. Sonea sentit son visage perdre toute sa chaleur. Craignant de pâlir, elle baissa les yeux en espérant qu’il n’avait rien remarqué. — Merci, seigneur. Larkin se retourna et gagna son bureau. Sonea avala sa salive. Que voulait Akkarin ? Elle imagina des scénarios effrayants ; elle sursauta quand Larkin se leva et s’adressa à la classe. Elle regarda autour d’elle et s’aperçut que tous les élèves étaient arrivés. — L’histoire de l’architecture conçue par les mages est longue, dit Larkin. Certaines parties sont tellement arides que c’en est insupportable, et j’en sauterai autant que possible. Je vais plutôt commencer par l’histoire du seigneur Loren, l’architecte de l’université. Repensant à la carte qu’elle avait dressée du bâtiment, Sonea se redressa sur sa chaise. Voilà qui promettait d’être intéressant. Larkin prit un paquet de feuilles sur son bureau et les distribua à la classe. — Voici un plan approximatif du niveau supérieur du bâtiment – c’est une copie du plan dessiné par l’architecte lui-même. Les premiers travaux du seigneur Loren étaient souvent instables et d’apparence ridicule. On considérait qu’il était obsédé par les grandes structures inutilisables, mais sa découverte des méthodes de façonnage et de renforcement de la pierre par la magie a changé plus que l’architecture. Tout à coup, il a construit des bâtiments dans lesquels les gens avaient envie de vivre. (Larkin montra le plafond.) » L’université est l’un de ses plus beaux ouvrages. Au moment où la Guilde lui a demandé de concevoir ses nouveaux locaux, ses travaux l’avaient déjà rendu célèbre dans le monde entier. (Larkin marqua une pause et laissa échapper un petit rire.) La Guilde se sentit tout de même obligée de stipuler dans ses directives qu’il ne devait pas utiliser de spirales dans la conception du bâtiment – car il était connu pour en abuser. » Cependant, il a utilisé la spirale dans le plafond en verre de la salle de la Guilde et dans l’escalier du hall d’entrée. D’après les journaux intimes et les dossiers des magiciens de l’époque, nous savons que le seigneur Loren était au mieux un personnage sournois. Plus de cent ans après, un magicien du nom de Rendo a écrit un livre sur sa carrière. J’ai joint au plan des extraits de cette biographie ainsi qu’une chronologie de la vie et de l’œuvre de l’architecte. Lisez-les tout de suite. Après les cours, je veux que vous étudiiez les bâtiments du domaine. Comme moi-même en mon temps, vous découvrirez de nombreux détails que vous n’aviez jamais remarqués. Vous me rendrez une dissertation sur ses travaux dans trois semaines. Alors que les autres novices lisaient les textes retranscrits sur la feuille, Sonea regarda le plan. Les tours aux quatre coins du bâtiment et la gigantesque salle centrale étaient dessinées avec précision, de même que le plafond de verre, mais les salles et les passages des deux côtés du couloir principal n’étaient pas indiqués. Elle sortit son propre plan de son cartable et l’étala à côté de celui de l’architecte. Après les avoir regardés, elle entreprit de recopier le dessin du plafond de verre sur sa carte. Comme elle l’avait supposé, les lignes représentant les spirales de verre correspondaient à la disposition des passages. Certes, les couloirs tournaient à angle droit, mais ils se combinaient parfaitement au dessin du plafond pour en prolonger les spirales. — Que fais-tu, Sonea ? La jeune fille rougit en s’apercevant que le professeur se tenait devant elle. — Je… je pensais à ce que vous avez dit sur les spirales, seigneur, expliqua-t-elle. Alors je me suis mise à les chercher. Larkin inclina la tête et étudia le plan de Sonea, puis il désigna les passages qu’elle avait dessinés. — J’ai souvent regardé les plans de l’université, mais je n’ai jamais vu autant de couloirs. Où as-tu trouvé cette carte ? — Euh… C’est moi qui l’ai faite. Je n’avais pas grand-chose d’autre à faire pendant les vacances. J’espère ne pas être allée dans des endroits interdits. Il secoua la tête. — Les seuls endroits de l’université interdits aux novices sont la salle de la Guilde et le bureau de l’administrateur. — Mais… ces pièces, entre les couloirs normaux et ceux qui sont décorés… On dirait des genres de barrières. Larkin acquiesça. — Dans le temps, elles étaient fermées, mais comme il y avait besoin de plus en plus de place, on a décidé que tout le monde pourrait accéder aux parties réservées. Sonea pensa au regard réprobateur que lui avait adressé le magicien qu’elle avait rencontré la première fois qu’elle avait exploré les lieux. Peut-être avait-il simplement trouvé bizarre qu’une novice se promène toute seule dans l’université. Ou peut-être se méfiait-il de la fille des Taudis. — Ça te dérange si je fais une copie de ton plan ? demanda Larkin. — Je vous le redessinerai, si vous voulez, proposa-t-elle. Il sourit. — Merci, Sonea. Intriguée, Sonea le regarda s’éloigner. Ses manières ne trahissaient pas la désapprobation ou le dédain auxquels elle était habituée de la part des autres professeurs. Peut-être que seuls les novices lui en voudraient, à présent. Elle regarda autour d’elle et vit plusieurs visages se détourner, mais l’un d’eux affronta son regard. Les yeux de Regin étaient rivés aux siens. Sonea tourna la tête et frissonna. Qu’avait-elle fait pour mériter d’être aussi ouvertement haïe ? Chaque fois qu’elle avait réussi un test, il l’avait égalée ou surpassée. Il était meilleur en maîtrise du combat, donc s’il était simplement question pour lui de la battre, c’était déjà fait. Mais il y avait un domaine dans lequel il ne pourrait jamais l’égaler : elle était la préférée du haut seigneur. De plus, il ne pouvait pas se défouler en le lui faisant payer. Elle soupira. Il ne serait pas si jaloux, s’il savait ce qui se passe vraiment. Personnellement, j’échangerais volontiers nos places. Il aurait la peur de sa vie… En était-elle sûre ? Regin, qui avait soif de pouvoir et d’influence et était prêt à faire du mal aux autres pour arriver à ses fins, serait-il capable de résister à l’appel de la magie noire ? Non. Il voudrait probablement rejoindre Akkarin. Elle trembla. Regin en magicien noir. L’idée avait de quoi effrayer. Lorsque Dannyl pénétra dans la maison de la Guilde, l’ambassadeur Errend sortit de la salle d’audience. — Vous êtes de retour, ambassadeur Dannyl. Bienvenue. — Merci, ambassadeur Errend, répondit Dannyl en inclinant poliment la tête. C’est agréable d’être de retour. S’il me reprend un jour l’envie de faire le tour du monde en bateau, rappelez-moi les deux semaines qui viennent de s’écouler. Errend sourit. — Ah ! En effet, les périples maritimes perdent de leur attrait au bout de quelques voyages. Dannyl grimaça. — Surtout quand on essuie une tempête. L’expression d’Errend ne changea presque pas, mais Dannyl était sûr d’y avoir décelé un soupçon de morgue, l’espace d’un instant. — Enfin, vous voici sur la terre ferme. Vous voudrez sans doute vous reposer pour le reste de la journée. Vous me raconterez vos aventures ce soir. — Ai-je raté beaucoup de choses ? — Bien sûr, dit Errend avec un sourire. C’est Capia. (Il recula d’un pas vers la salle d’audience mais s’arrêta.) Des lettres urgentes sont arrivées pour vous, il y a deux jours. Voulez-vous les lire maintenant, ou préférez-vous attendre demain ? Dannyl acquiesça, curieux en dépit de sa fatigue. — Faites-les porter dans ma chambre. Merci, ambassadeur. L’homme imposant inclina la tête avec grâce, puis il quitta les lieux. En remontant le principal couloir du bâtiment, Dannyl pensa au travail qui l’attendait. Il allait avoir beaucoup de retard à rattraper et il devait rédiger un rapport pour Lorlen. Il aurait du mal à trouver le temps d’aller à la Grande Bibliothèque. Mais ses recherches allaient se poursuivre en parallèle par d’autres moyens. L’invitation à la fête de la bel Arralade ferait probablement partie des lettres urgentes qu’il avait reçues. Il devait admettre qu’il avait hâte d’y aller. Il ne s’était pas exercé à recueillir des ragots depuis trop longtemps. Quand il revint des petits bains de la maison de la Guilde, il trouva une pile de lettres sur son bureau. Il s’assit, défit la pile et reconnut immédiatement l’écriture élégante de l’administrateur Lorlen. Il brisa le sceau, déplia la feuille épaisse et lut : « Au deuxième ambassadeur en Elyne, Dannyl de la famille Vorin, de la Maison Tellen. On a récemment porté à mon attention que certaines personnes pensaient que vous passiez moins de temps à remplir vos tâches à l’ambassade qu’à accomplir vos recherches « personnelles ». Vous avez ma gratitude pour le temps et les efforts que vous avez consacrés à ma requête. Votre travail s’est avéré inestimable. Cependant, pour empêcher les gens de se poser davantage de questions, je dois vous demander d’abandonner vos recherches. Inutile de m’envoyer d’autres rapports. Administrateur Lorlen. » Dannyl laissa tomber la lettre sur le bureau et la regarda avec incrédulité. Tous ces voyages, toutes ces recherches dans des livres, pour finir par abandonner à cause de quelques bavardages ? Manifestement, son travail n’avait pas été si important que cela, en fin de compte. Puis il sourit. Il n’avait pu que supposer qu’il y avait une bonne raison pour faire revivre la quête des anciens savoirs magiques d’Akkarin. Quand sa propre curiosité s’était heurtée à de vieux livres particulièrement assommants et aux inconforts du voyage maritime, son enthousiasme s’était maintenu grâce à l’idée qu’il y avait peut-être un but plus important que de simplement poursuivre les recherches du haut seigneur. Peut-être Akkarin avait-il été sur le point de redécouvrir une précieuse méthode pour utiliser la magie, et Lorlen voulait-il qu’un autre magicien reprenne le flambeau. Peut-être allait-il retrouver un véritable morceau d’Histoire. Mais en griffonnant ces quelques lignes, Lorlen avait mis fin à ses recherches comme si elles n’avaient pas eu la moindre importance. Dannyl secoua la tête, replia la lettre et la mit de côté. Il supposait que Tayend allait être déçu. À présent, ils n’avaient plus aucune raison d’assister à la fête de la bel Arralade. Néanmoins, cela ne les empêcherait pas d’y aller – et il comptait toujours rendre visite à son ami à la bibliothèque. Privé de l’excuse que lui donnait la requête de Lorlen, il lui faudrait trouver un autre prétexte « officiel » pour parler à l’érudit… Un autre sujet de recherches, peut-être ? Dannyl s’immobilisa. Tayend était-il la raison qui avait poussé Lorlen à abandonner ? L’administrateur avait-il entendu les rumeurs sur Tayend et avait-il craint que les questions sur la réputation de Dannyl refassent leur apparition ? Dannyl regarda son courrier, le sourcil froncé. Comment savoir si c’était la vraie raison ? De toute façon, il ne pouvait pas poser la question à Lorlen. Une autre lettre portant le sceau de la Guilde attira son attention. Il la prit et sourit en reconnaissant l’écriture solide de Rothen. Se redressant dans son siège, il brisa le sceau et lut : « À l’ambassadeur Dannyl. Je ne sais pas vraiment quand tu liras ce courrier, car j’ai entendu dire que tu visites d’autres pays. Tu te familiarises sans doute avec les peuples avec lesquels tu pourrais travailler dans l’avenir. Si j’avais compris que les tâches d’un ambassadeur incluaient de voyager à travers le monde, j’aurais peut-être abandonné l’enseignement il y a des années. Je suis certain que tu auras de nombreuses histoires à me raconter quand tu viendras nous rendre visite. J’ai des nouvelles, mais tu les as peut-être déjà entendues. Je ne suis plus le tuteur de Sonea. Elle a été choisie par le haut seigneur. Bien que la plupart des gens estiment qu’il s’agit d’un extraordinaire renversement de fortune pour Sonea, je ne suis pas content. Je suis sûr que tu me comprendras. En plus de la perte de sa compagnie, j’ai le sentiment d’avoir laissé une tâche inaccomplie. Par conséquent, suivant la suggestion de Yaldin, je me suis choisi un nouveau centre d’intérêt pour remplacer le précédent. Je suis sûr que ça va t’amuser : j’ai décidé d’écrire un livre sur les pratiques magiques anciennes. C’est une tâche qu’Akkarin a commencée il y a dix ans, et je suis déterminé à la mener à son terme. Il me semble me rappeler qu’Akkarin a débuté ses recherches à la Grande Bibliothèque. Comme tu n’en es pas loin, je me permets de te demander si tu pourrais y aller pour moi. Si le temps te manque, connais-tu quelqu’un de confiance qui puisse s’acquitter de cette tâche ? La personne devra être discrète, car je ne veux pas donner l’impression au haut seigneur que je mène une investigation sur son passé ! Cependant, il serait satisfaisant de réussir là où il a échoué. Je sais que tu apprécieras l’ironie. Ton ami, seigneur Rothen P.-S. Dorrien nous a rendu visite pendant quelques semaines. Il m’a demandé de te transmettre ses félicitations et ses meilleurs vœux. » Dannyl relut la lettre et ricana. Il n’avait jamais vu Rothen échouer dans quelque entreprise que ce soit. Pour la plupart, ses centres d’intérêt étaient les novices dont il était le tuteur. Perdre Sonea au profit du haut seigneur avait dû l’atteindre dans sa fierté. Pourtant, qu’Akkarin la choisisse ne pouvait être considéré comme un échec. Sans le travail acharné de Rothen, Sonea n’aurait peut-être pas attiré l’attention du haut seigneur. Dannyl hocha la tête. Il devait se rappeler de faire cette remarque dans sa réponse. Il survola la lettre une fois de plus, ralentissant en relisant le passage où Rothen demandait son aide. S’il appréciait effectivement l’ironie de la situation, il trouvait encore plus amusant que Rothen ait choisi de demander ces informations au moment où elles avaient cessé d’intéresser Lorlen. Quelle coïncidence ! Dannyl reprit la lettre de l’administrateur et la déplia. Passant d’une lettre à l’autre, il sentit sa nuque le picoter. Était-ce vraiment une coïncidence ? Il détailla les deux missives, remarqua les griffonnages pressés de Lorlen qui contrastaient avec l’écriture soignée de Rothen. Que se passait-il ? En laissant de côté toute spéculation, il n’avait que trois certitudes. Premièrement, Lorlen avait désiré savoir ce qu’Akkarin avait appris au cours de son voyage, puis s’était ravisé. Deuxièmement, Rothen voulait trouver l’information qu’Akkarin avait cherchée. Troisièmement, Lorlen et Rothen lui avaient tous deux demandé de garder la recherche secrète, et Akkarin n’avait jamais rendu ses propres découvertes publiques. La situation était mystérieuse. Même si Rothen n’avait pas demandé son aide, Dannyl aurait peut-être poursuivi ses recherches pour étancher sa propre curiosité. À présent, il était déterminé à le faire. Après tout, il n’avait pas passé plusieurs semaines en mer pour finir par tout abandonner du jour au lendemain. Avec un sourire, il replia les lettres et les rangea avec ses notes sur le voyage d’Akkarin. Le nœud dans l’estomac de Sonea se resserrait à chaque pas qui l’éloignait de l’université et la rapprochait de la résidence du haut seigneur. Le temps d’atteindre la porte, son cœur battait la chamade. Elle marqua une pause, reprit sa respiration et tapota la poignée. Comme toujours, la porte s’ouvrit dès qu’elle la toucha. Elle sentit sa bouche s’assécher au moment où elle regarda à l’intérieur. Akkarin l’attendait, assis dans un fauteuil. — Entre, Sonea. Elle déglutit et se força à entrer et à s’incliner, tout en évitant de quitter le sol des yeux. Il y eut un bruissement de robe lorsqu’il se leva. Quand il s’approcha d’elle, elle eut l’impression que son cœur allait s’arrêter de battre. Elle recula d’un pas et sentit son talon toucher la porte. — Je nous ai fait préparer un repas. Elle l’entendit à peine parler, car elle était obnubilée par la main qui se tendait vers elle. Les doigts d’Akkarin se refermèrent sur la poignée de son cartable. En sentant son contact, elle retira sa propre main, le lui abandonnant. Il le posa sur une table basse. — Suis-moi. Il se détourna ; elle prit une grande goulée d’air et expira lentement. Elle le suivit, mais s’immobilisa lorsqu’elle s’aperçut qu’il se dirigeait vers l’escalier menant à la salle souterraine. Comme s’il sentait son hésitation, il se tourna pour la regarder. — Allons, viens. Takan ne sera pas content, si la nourriture refroidit. De la nourriture. Un repas. Il ne mangeait sûrement pas en bas. Elle fut soulagée en voyant qu’il montait au lieu de descendre. Elle fit un effort de volonté pour s’engager dans l’escalier et monter à son tour. Une fois dans le couloir, Akkarin passa deux portes et s’arrêta devant la troisième. Elle s’ouvrit, et il s’écarta en faisant signe à sa pupille d’entrer. Sonea observa la pièce et vit une table cirée entourée de fauteuils richement décorés. Des assiettes, des fourchettes et des verres étaient disposés sur la table. Un véritable repas officiel. Pourquoi ? — Avance, murmura-t-il. Elle le regarda et aperçut un soupçon d’amusement dans ses yeux. Elle pénétra dans la pièce. Il la suivit et lui indiqua un fauteuil. — Je te prie de t’asseoir. Il contourna la table et s’assit en face d’elle. Elle obéit et se demanda comment elle allait faire pour manger. Elle avait perdu tout appétit au moment où le seigneur Larkin lui avait délivré le message du haut seigneur. Peut-être pouvait-elle dire qu’elle n’avait pas faim. Peut-être la laisserait-il partir. Elle baissa les yeux sur la table et retint sa respiration. Tout était en or : les couverts, les assiettes ; il y avait même un liseré d’or sur les verres. Un frisson de tentation qu’elle avait presque oublié la parcourut. Il lui serait si facile de glisser un couvert dans sa robe pendant qu’il regarderait ailleurs. Ses doigts n’étaient certes plus aussi rapides qu’avant, mais elle s’était exercée de temps en temps en jouant des tours à Rothen. Une seule de ces magnifiques fourchettes devait valoir une fortune – ou au moins, assez pour pouvoir disparaître dans quelque lieu retiré. Mais je ne peux pas partir. Frustrée, elle se demanda si cela valait le coup de voler quelque chose juste pour ennuyer Akkarin. Elle sursauta en s’apercevant que le serviteur du haut seigneur se tenait à côté d’elle. Troublée de ne pas l’avoir entendu approcher, elle le regarda verser du vin dans son verre, puis contourner la table pour servir Akkarin. Comme elle quittait sa chambre tôt et rentrait tard, elle n’avait croisé le serviteur qu’en de rares occasions. En y regardant de plus près, elle frissonna en s’apercevant qu’elle l’avait vu aider Akkarin à accomplir le rituel de magie noire. — Comment étaient tes cours aujourd’hui, Sonea ? Étonnée, elle dévisagea Akkarin, puis détourna prestement le regard. — Intéressants, haut seigneur. — As-tu appris des choses ? — Oui, sur l’architecture des mages. Sur les travaux du seigneur Loren. — Ah, le seigneur Loren ! Ton exploration des recoins de l’université a dû te familiariser avec certaines de ses particularités. Elle garda les yeux baissés. Ainsi, il savait tout de ses escapades. L’avait-il surveillée ? L’avait-il suivie ? Larkin avait eu beau lui dire qu’elle ne s’était pas aventurée dans des endroits interdits aux novices, elle se sentit rougir. Elle prit son verre et but une gorgée. Le vin était fort et sucré. — Comment se passent tes cours avec le seigneur Yikmo ? Elle tressaillit. Que devait-elle dire ? Qu’ils étaient décevants ? Insupportables ? Humiliants ? — Tu n’aimes pas la maîtrise du combat. C’était une affirmation. Elle décida qu’elle n’avait pas besoin de répondre. À la place, elle reprit une gorgée de vin. — La maîtrise du combat est importante. Elle met à profit tout ce que tu apprends dans les autres disciplines et met ta compréhension de la magie à rude épreuve. C’est seulement au cœur de la bataille que tu découvres les limites de ta force, de tes connaissances et de ton Contrôle. Il est dommage que Rothen ne se soit pas arrangé pour t’organiser des cours supplémentaires dès que tu as montré une faiblesse dans ce domaine. Cette critique à l’égard de Rothen blessa Sonea et éveilla la colère en elle. — Je suppose qu’il n’en voyait pas l’intérêt, répliqua-t-elle. Nous ne sommes pas en guerre, ni même sous la menace d’une guerre. Akkarin tapota son verre de l’un de ses longs doigts. — Crois-tu qu’il soit sage d’abandonner toutes nos connaissances sur la guerre en temps de paix ? Sonea secoua la tête. Elle souhaita soudain ne pas avoir donné son opinion. — Non. — Donc, nous devons entretenir nos connaissances et rester bien entraînés. — Oui, mais… Elle se tut. À quoi bon argumenter avec lui ? — Mais ? l’encouragea-t-il. — Il n’est pas nécessaire que tous les magiciens le fassent. — Non ? Elle jura en silence. Pourquoi prenait-il seulement la peine de parler de cela avec elle ? Peu lui importait qu’elle soit bonne en combat. Il voulait juste l’occuper pour qu’elle ne soit pas dans ses pattes. — Ne crois-tu pas que Rothen a négligé cette partie de ton enseignement parce que tu es une femme ? Elle haussa les épaules. — C’est possible. — Il avait peut-être raison. Ces cinq dernières années, les jeunes femmes qui voulaient devenir guerrières en ont été dissuadées. Tu trouves ça juste ? Elle fronça les sourcils. Il savait qu’elle n’avait aucune intention de rejoindre les guerriers, donc il posait simplement la question pour l’attirer dans une conversation. Si elle coopérait, cela la mènerait-elle en terrain glissant ? Devait-elle refuser de lui parler ? Avant qu’elle se soit décidée, la porte s’ouvrit derrière Akkarin et Takan entra avec un grand plateau. Une odeur délicieuse le précéda jusqu’à la table. Le serviteur aligna les bols et les assiettes entre Sonea et Akkarin, puis il entreprit de décrire chaque plat. Le ventre de Sonea gargouilla. Chaque fois qu’un fumet savoureux atteignait ses narines, les nœuds de son estomac se dénouaient. — Merci, Takan, murmura Akkarin lorsque le serviteur eut terminé. Takan s’inclina et quitta la pièce. Akkarin prit une louche et commença à se servir dans les différents plats. Sonea, qui avait déjà pris quelques repas formels avec Rothen, savait que c’était là la manière traditionnelle qu’utilisaient les Maisons kyraliennes pour recevoir leurs invités. Dans les Taudis, on préparait peu la nourriture et les gens utilisaient leur couteau en guise d’ustensile. La tradition toute kyralienne qui consistait à servir les mets en petites portions de la taille d’une bouchée demandait beaucoup plus de préparation, et plus le repas était formel, plus la nourriture et les couverts étaient élaborés. Heureusement, Rothen lui avait fait apprendre l’usage des différentes fourchettes, louches, pincettes et autres broches. Si Akkarin comptait l’humilier en mettant en évidence son manque de savoir-vivre, il allait être déçu. Elle utilisa la louche pour se servir des morceaux de rassook enveloppés dans des feuilles de brasi. Elle se servit de la fourchette pour en prendre une bouchée et s’aperçut qu’Akkarin s’était arrêté de manger pour la regarder. Une saveur délicieuse emplit sa bouche. Surprise, elle prit une autre bouchée. L’œil sur le plat suivant, elle termina bientôt son assiette. Elle se servit un peu de chaque mets et en oublia le reste. De fines tranches de poisson étaient disposées dans de la sauce marine, rouge et piquante. Il y avait de curieux petits paquets fourrés d’herbes et d’émincé de harrel. De grands crots violets, des haricots dont elle avait toujours détesté le goût, étaient enrobés d’une croûte salée qui les rendait irrésistibles. Elle n’avait jamais rien mangé d’aussi succulent. Les repas servis à l’université étaient toujours bons, et les plaintes fréquentes des autres novices la laissaient perplexe. Cependant, ce repas lui fit comprendre pourquoi ils critiquaient la nourriture du réfectoire. Lorsque Takan revint, elle leva les yeux de son assiette et vit qu’Akkarin l’observait toujours, le menton posé sur une main. Elle détourna les yeux et regarda Takan débarrasser les assiettes et les plats et les emporter. — Qu’as-tu pensé du repas ? Sonea acquiesça. — C’était bon. — Takan est un excellent cuisinier. — Il a tout fait tout seul ? Elle n’avait pas réussi à cacher sa surprise. — Oui, même s’il a un assistant qui prépare les plats à sa place. Takan revint avec deux bols qu’il posa devant eux. Sonea regarda le contenu du sien et elle en eut l’eau à la bouche. Des croissants pâles de pachi luisaient au milieu d’un épais sirop. La première bouchée révéla un goût sucré relevé par le piquant de l’alcool. Elle mangea lentement, dégustant chaque cuillerée. Ça vaut peut-être le coup de supporter sa compagnie, pour manger un repas pareil, pensa-t-elle. — Je souhaite que tu dînes avec moi tous les predis soir. Sonea s’immobilisa. Avait-il lu dans ses pensées ? Ou bien était-ce son intention depuis le départ ? — Mais mes cours du soir ? protesta-t-elle. — Takan connaît les horaires des cours. Tu n’en rateras aucun. Elle baissa les yeux sur son bol vide. — Mais tu vas effectivement rater celui de ce soir si je te garde plus longtemps, ajouta-t-il. Tu peux disposer, Sonea. Soulagée, elle faillit se lever d’un bond, puis elle posa une main sur la table pour ne pas tomber, car sa tête tournait. Elle s’inclina, puis alla vers la porte. Elle s’arrêta dans le couloir pour assurer son équilibre et entendit un murmure dans la pièce qu’elle venait de quitter : — Moins de vin la prochaine fois, Takan. — C’était le dessert, Maître. Chapitre 25 DANS DE DRÔLES D’ENDROITS onea soupira en apercevant Narron et Trassia qui se dirigeaient vers la salle de classe. Pour une fois, elle aurait aimé pouvoir les rejoindre ; malheureusement, la moitié de leur emploi du temps ne concordait plus. En matinée, elle devait se rendre dans une petite salle perdue dans les méandres des couloirs de l’université pour que le seigneur Yikmo lui donne un cours de maîtrise du combat. Elle quitta le couloir principal d’un pas lent, sentant une ombre descendre sur elle. L’arène était occupée pendant toute la durée des cours. Celui de Yikmo se déroulait donc dans une pièce protégée magiquement. Il ne consistait pas en de grands déploiements de magie, mais plutôt en de petits jeux compliqués supposés aiguiser l’astuce et les réflexes de l’élève. En tournant dans un autre couloir, elle faillit bousculer un magicien. Gardant les yeux rivés au sol, elle marmonna une excuse. — Sonea ! Reconnaissant la voix, elle leva les yeux et son cœur fit un bond lorsqu’elle vit Rothen. Ils regardèrent en même temps par-dessus leur épaule. Le couloir était désert. — C’est bon de te voir. (Il la dévisagea d’un regard inquisiteur, son visage se creusant de rides qu’elle ne se rappelait pas avoir déjà remarquées.) Comment vas-tu ? Elle haussa les épaules. — Je suis toujours là. Il acquiesça, l’air morose. — Comment te traite-t-il ? — Je le vois à peine. (Elle grimaça.) Trop de cours. Je crois que c’est ce qu’il voulait. Elle regarda à nouveau par-dessus son épaule en entendant des bruits de pas qui se rapprochaient. — Je dois y aller. Le seigneur Yikmo m’attend. — Bien sûr. (Il hésita.) D’après mon emploi du temps, j’enseigne dans ta classe, demain. — Oui. (Elle lui adressa un petit sourire rusé.) Je suppose que ç’aurait l’air bizarre si la novice du haut seigneur ne suivait pas les cours du meilleur enseignant de chimie de la Guilde. Le visage de Rothen se détendit un peu, mais il ne sourit pas. Elle se détourna à contrecœur et reprit sa route. Elle n’entendit pas de bruits de pas, et comprit qu’il la regardait s’éloigner. Il a l’air différent, pensa-t-elle en s’engageant dans un autre couloir. Tellement plus vieux. À moins qu’il ait toujours eu l’air vieux et que je ne l’aie pas remarqué ? Sans prévenir, des larmes jaillirent de ses yeux. Elle s’arrêta de marcher et s’appuya contre un mur en clignant rageusement. Pas ici ! Pas maintenant ! Je dois me contrôler ! Par deux fois, elle prit une longue inspiration hésitante et expira lentement. Elle entendit un gong à travers le mur sur lequel elle s’appuyait. En espérant que ses yeux n’étaient pas rouges, elle se dépêcha de remonter le couloir. Lorsqu’elle arriva en vue de la salle de Yikmo, la porte s’ouvrit. Sonea entrevit une manche noire et pila. Non. Je ne peux pas le voir. Pas maintenant. Elle revint sur ses pas en courant, tourna dans un couloir et s’accroupit pour ne pas être vue. Elle jeta un coup d’œil dans le couloir d’où elle venait. Elle entendait le murmure de voix familières, mais ne discernait pas ce qu’elles disaient. — Eh bien, voilà qui est intéressant ! Sonea fit volte-face et vit Regin qui se tenait, bras croisés, dans le couloir d’en face. — Je pensais que tu suivais ton tuteur partout, pas que tu l’évitais. Elle se sentit rougir. — Que fais-tu là, Regin ? Il sourit. — Oh, je suis juste là par hasard ! — Pourquoi n’es-tu pas en cours ? — Et toi ? Elle secoua la tête. Cette conversation ne mènerait nulle part. — Pourquoi je perds mon temps à te parler ? — Parce qu’il est encore là, répliqua Regin avec un sourire narquois. Et tu as trop peur de lui pour l’affronter. Elle le regarda attentivement, pesant plusieurs réponses possibles. Il ne la croirait pas si elle niait, et ne rien dire ne ferait que renforcer ses soupçons. — Peur ? s’exclama-t-elle avec morgue. Pas plus que toi. — Vraiment ? (Il se rapprocha d’un pas.) Alors qu’attends-tu ? Le gong a sonné. Tu es en retard et ton tuteur est là pour en témoigner. Pourquoi prendre encore plus de retard ? Peut-être que je devrais l’appeler et lui dire que tu te caches ? Elle le fusilla du regard. En serait-il capable ? Oui, s’il pensait que cela pouvait lui attirer des ennuis. Mais partir maintenant signifiait lui céder. Cependant, la situation serait pire s’il appelait le haut seigneur. Elle leva les yeux au ciel, fit volte-face et partit d’un pas pesant. En approchant du bout du couloir, elle vit passer une silhouette noire. Elle s’immobilisa. Elle fut soulagée : Akkarin ne l’avait pas remarquée. Les bruits de ses pas diminuaient. Elle entendit un gloussement de satisfaction dans son dos. Elle regarda par-dessus son épaule et vit Regin qui l’observait en souriant. Elle entra dans le couloir que le haut seigneur avait emprunté. Pourquoi cela intéressait-il tant Regin de savoir si Akkarin lui faisait peur ? Elle secoua la tête. C’était évident : il tirait plaisir de tout ce qui pouvait la rendre malheureuse. Mais pourquoi n’était-il pas en cours ? Pour quelle raison se trouvait-il dans cette partie de l’université ? Il ne l’avait tout de même pas suivie… Lorlen fut accueilli dans son bureau par un courant d’air froid. La bourrasque fit voler dans le couloir des messages qui avaient été glissés sous sa porte. En en voyant le nombre, il soupira. Puis il les balaya magiquement vers son bureau. Il ferma la porte et marcha lourdement jusqu’à son bureau. — Tu n’es pas de très bonne humeur aujourd’hui. Il sursauta et regarda autour de lui. Akkarin était assis dans un fauteuil ; la lumière tamisée par les rideaux se reflétait dans ses yeux sombres. Comment est-il entré ? Lorlen fixa Akkarin, tenté d’exiger une explication. Mais la tentation disparut lorsqu’il vit que le haut seigneur lui rendait son regard. Lorlen détourna les yeux et se concentra sur les messages disséminés sur le sol. Ils s’envolèrent et atterrirent dans sa main. Il les tria. — Qu’est-ce qui te dérange, mon ami ? Lorlen haussa les épaules. — Peakin et Davin continuent de se sauter à la gorge, Garrel veut que j’autorise Regin à reprendre les leçons avec Balkan, et Jerrik vient une nouvelle fois de refuser de donner un assistant à Tya. — Rien que tu ne puisses résoudre, administrateur. Lorlen renifla en entendant son titre. — Que désires-tu que je fasse, haut seigneur ? demanda-t-il d’un ton moqueur. Akkarin rit. — Tu connais notre petite famille mieux que moi, Lorlen. (Il eut une moue pensive.) Dis « oui » à Garrel, « non » à Tya, et en ce qui concerne Davin… Son idée de reconstruire l’observatoire pour pouvoir surveiller la météorologie est intéressante. La Guilde n’a rien bâti depuis bien longtemps, et une tour d’observation a une valeur militaire – ce qui ferait plaisir au capitaine Arin. Il essaie de me persuader de reconstruire le mur extérieur depuis qu’il est devenu conseiller militaire du roi. Lorlen fronça les sourcils. — Je suppose que tu n’es pas sérieux ? Un tel projet serait coûteux en argent et en temps. Notre temps serait mieux utilisé si… (Il marqua une pause.) As-tu suggéré de dire « oui » à Garrel ? Veux-tu vraiment que la punition de Regin pour avoir attaqué Sonea prenne fin avec six mois d’avance ? Akkarin haussa les épaules. — Crois-tu vraiment qu’il va s’en prendre à Sonea, maintenant ? Ce garçon a du talent. C’est dommage de le gâcher. Lorlen acquiesça pensivement. — Cette décision… adoucirait la douleur d’avoir vu son adversaire favorisée par le haut seigneur. — Balkan serait d’accord. Lorlen posa les messages sur son bureau et alla s’asseoir. — Mais tu n’es pas venu me voir pour parler de mes problèmes administratifs, n’est-ce pas ? Les longs doigts d Akkarin pianotèrent sur le bras de son fauteuil. — Non. (Il avait le regard vague.) Est-il possible de retirer Rothen de l’emploi du temps des deuxième année, la classe de Sonea, sans éveiller de soupçons ? Lorlen soupira. — Le faut-il vraiment ? L’expression d’Akkarin s’assombrit. — Oui. Il le faut. Ses traînements de pieds résonnèrent dans le couloir. Sa leçon matinale avec le seigneur Yikmo avait été un désastre. Ses rencontres avec Rothen et Regin l’avaient rendue nerveuse ; elle était trop distraite pour mémoriser le nom des plantes entrant dans la composition des médicaments et trop fatiguée pour comprendre les cours de mathématiques du soir. Tout bien considéré, elle avait hâte que cette journée se termine. Elle se rappela l’expression suffisante de Regin et se demanda encore une fois ce qu’il avait conclu de leur rencontre. Peut-être s’était-il simplement repu de la détresse de Sonea. Et alors ? pensa-t-elle. Tant qu’il me laisse tranquille, je me fiche de ce qu’il pense. Mais la laisserait-il tranquille ? S’il décidait qu’elle avait trop peur d’Akkarin pour dénoncer son harcèlement, il recommencerait à l’ennuyer. Cependant, il allait devoir le faire sans se faire voir des magiciens… Elle vit un mouvement du coin de l’œil. Elle n’eut pas le temps d’esquiver. Un bras s’enroula autour de son cou, l’autre autour de sa taille. Elle fut emportée par l’élan de son assaillant, mais le bras qui lui enserrait la gorge ne relâcha pas sa prise. Elle se débattit mais comprit vite que l’agresseur était trop fort pour elle. C’est alors qu’une astuce que Cery lui avait enseignée lui revint à l’esprit. Le souvenir était si présent qu’elle entendait presque sa voix… « Si quelqu’un te fait ça, bande les muscles de tes jambes… Voilà, comme ça, ensuite tends le bras en arrière et… » Elle sentit l’homme basculer et laissa échapper un petit rire de satisfaction lorsqu’il tomba par terre. Il ne s’étala pas sur le ventre mais roula avec agilité et se releva d’un bond. Apeurée, elle recula et tâtonna à la recherche d’un couteau qui n’était pas… Elle s’immobilisa et dévisagea son assaillant, surprise. Le seigneur Yikmo était étrangement différent en habits ordinaires. Une chemise toute simple, sans manches, révélait des épaules étonnamment musclées. Il croisa les bras et hocha la tête. — C’est ce que je pensais. Sonea continuait de le fixer ; sa surprise se transformait lentement en agacement. Le guerrier sourit. — Il se peut que j’aie trouvé la source de ton problème, Sonea. Elle ravala une réplique énervée. — Alors ? Qu’est-ce que c’est ? — Vu ta réaction, il est clair que ta première réaction à une attaque est d’ordre physique. Tu as appris ce mouvement de défense dans les Taudis, n’est-ce pas ? Elle acquiesça avec réticence. — Avais-tu un instructeur ? — Non. Il fronça les sourcils. — Comment as-tu su quoi faire ? — Mes amis me l’ont appris. — Des amis ? Alors, ce serait plutôt des jeunes gens ? Pas des vieux ? — Une fois, une vieille catin m’a montré comment me servir d’un couteau si je me retrouvais… dans une certaine situation. Il leva les sourcils. — Je vois. Du combat de rue. De l’autodéfense. Pas étonnant que ton premier réflexe soit de t’en servir. C’est ce que tu connais le mieux et tu sais que ça marche. Il faut que nous changions ça. Il fit un signe de la main pour qu’elle marche à côté de lui et partit en direction du couloir principal. — Tu dois apprendre à réagir magiquement plutôt que physiquement, poursuivit-il. Je peux concevoir des exercices qui t’aideront à aller dans ce sens. Mais je dois te prévenir qu’apprendre ce genre de choses peut s’avérer lent et difficile. Cependant, si tu persévères, tu utiliseras la magie sans même y penser d’ici à la fin de l’année. Elle secoua la tête. — Sans y penser ? Mais c’est le contraire de ce que disent les autres professeurs. — Oui. C’est parce que la plupart des novices sont trop avides d’utiliser la magie. On doit leur apprendre à se retenir. Mais tu n’es pas une novice ordinaire, donc nous pouvons oublier les méthodes d’enseignement ordinaires. Sonea réfléchit. Le raisonnement de Yikmo n’était pas dénué de logique. Une autre idée lui vint alors à l’esprit. — Comment savez-vous que je n’ai pas tout d’abord pensé à utiliser la magie et que je n’ai pas changé d’avis ? — Je sais que tu as agi d’instinct. Tu as cherché un couteau. Tu n’as pas pris le temps d’y réfléchir, n’est-ce pas ? — Non, mais c’est différent. Si on m’attaque comme ça, je suis bien obligée de supposer que la personne veut vraiment me faire mal. — Alors, tu étais tout à fait prête à me faire mal en retour ? Elle acquiesça. — Bien sûr. Il leva les sourcils. — Un homme ou une femme ordinaire qui tuerait quelqu’un en légitime défense aurait peu de risques d’être condamné, mais quand un magicien tue un non-magicien, c’est un outrage. Tu as le pouvoir de te défendre ; tu n’as donc aucune raison de tuer, quelles que soient les intentions de ton assaillant – pas même s’il s’agit d’un magicien. Dans une telle situation, ton premier réflexe devrait être de former un bouclier. Voici encore une bonne raison d’avoir une réaction magique plutôt que physique. Lorsqu’ils débouchèrent dans le couloir principal, Yikmo sourit et lui donna une tape sur l’épaule. — Tu ne t’en tires pas aussi mal que tu le crois, Sonea. Si tu avais utilisé la magie pour me frapper ou si tu étais restée paralysée en hurlant, j’aurais été déçu. Au lieu de cela, tu as gardé ton calme, tu as pensé avec rapidité et tu as réussi à me projeter au sol. Je trouve que c’est un début impressionnant. Bonne nuit. Elle s’inclina et le regarda partir à grands pas vers les quartiers des mages. Elle partit dans la direction opposée. « Tu as le pouvoir de te défendre ; tu n’as donc aucune raison de tuer, quelles que soient les intentions de ton assaillant – pas même s’il s’agit d’un magicien. » Pourtant, lorsqu’elle avait cherché son couteau, elle était prête à tuer. L’idée lui aurait semblé raisonnable quelque temps plus tôt, mais à présent, elle n’était plus si sûre d’elle. Le châtiment réservé à un magicien qui blessait délibérément quelqu’un, même par des moyens ordinaires et quel que soit le motif de son acte, était particulièrement sévère. C’était une assez bonne raison pour changer de mode de pensée. Elle ne voulait pas passer le reste de sa vie en prison, ses pouvoirs bloqués. Si d’instinct, sa première réaction était de tuer, elle devait l’oublier le plus vite possible. De toute façon, à quoi pouvaient bien lui servir les trucs appris dans les bas-fonds, à présent ? Considérant ce qu’elle était capable de faire, il était désormais peu probable qu’elle ait jamais besoin d’un couteau. Si elle devait se défendre un jour, ce serait probablement contre une attaque magique. Cette pensée la fit frissonner. Chapitre 26 LE RIVAL JALOUX ans la voiture qui l’emmenait vers sa destination, Dannyl réfléchit à ce qu’il savait de la bel Arralade. Veuve d’âge mûr, elle était à la tête de l’une des plus riches familles d’Elyne. Ses quatre enfants – deux fils et deux filles – avaient fait de beaux mariages. Bien que la bel elle-même ne se fût jamais remariée, les rumeurs couraient sur ses nombreuses liaisons avec des membres de la cour d’Elyne. L’attelage tourna à deux reprises, puis s’immobilisa. Dannyl regarda par la fenêtre et vit que sa voiture avait rejoint une longue file de véhicules décorés à la dernière mode. — Combien y a-t-il d’invités à ces fêtes ? demanda-t-il. Errend haussa les épaules. — Trois ou quatre cents. Impressionné, Dannyl compta les voitures. La file s’étirait à perte de vue, aussi ne pouvait-il pas en deviner la longueur. Des camelots entreprenants parcouraient la rue en proposant leurs marchandises aux occupants des véhicules. Ils proposaient du vin, des bonbons, des gâteaux et toutes sortes de divertissements. Des musiciens jouaient, des acrobates faisaient leur spectacle. Un flot constant de pièces rutilantes persuadait les meilleurs d’entre eux de s’attarder devant les courtisans qui s’ennuyaient. — Nous irions plus vite à pied, protesta Dannyl. Errend rit. — En effet, nous pourrions essayer, mais nous n’irions pas loin. Quelqu’un nous appellerait et nous demanderait de faire la route avec lui, et il serait impoli de refuser. Il acheta une petite boîte de bonbons et pendant qu’ils se les partageaient, il raconta des anecdotes sur les précédentes fêtes de la bel Arralade. Dans de tels moments, Dannyl était heureux que le premier ambassadeur de la Guilde, originaire d’Elyne, fût capable de lui expliquer les coutumes du pays. Il fut surpris d’apprendre que les jeunes enfants avaient le droit d’assister à la fête. — On aime faire plaisir aux enfants, ici, prévint Errend. Nous autres Elynes aimons les gâter quand ils sont jeunes. Malheureusement, cela fait d’eux de véritables petits tyrans pour les magiciens ; ils s’attendent à ce que nous leur fassions des tours de foire. Dannyl sourit. — Tous les enfants pensent que le rôle premier d’un magicien est de les amuser. Beaucoup plus tard, la porte de la voiture s’ouvrit et Dannyl sortit sur le parvis à la suite d’Errend pour découvrir un manoir capien typique. Des serviteurs bien habillés les accueillirent puis leur indiquèrent un passage sous une somptueuse arcade. Les deux ambassadeurs débouchèrent sur une grande cour. L’air était froid et les invités qui les précédaient pressaient le pas en direction des portes du manoir. Ils entrèrent dans une grande pièce circulaire bondée d’invités. Plusieurs lustres éclairaient la pléthore de costumes aux couleurs vives. Le dôme renvoyait le brouhaha ininterrompu des voix, et le mélange des odeurs de fleurs, de fruits et d’épices était presque accablant. Des têtes se tournèrent, la plupart juste assez longtemps pour voir qui venaient d’entrer. Il y avait des dems et des bels de tous âges. Quelques magiciens se tenaient parmi eux. Des enfants habillés en adultes miniatures couraient dans tous les sens ou se regroupaient sur les bancs. Les serviteurs, vêtus de jaune et portant des plateaux de nourriture ou des bouteilles de vin, étaient omniprésents. — Cette bel Arralade doit être une femme remarquable, murmura Dannyl. Si on rassemblait autant de membres des Maisons kyraliennes en dehors de la cour, ils tireraient l’épée en moins d’une demi-heure. — Oui, répondit Errend. Mais je vous assure que les armes seront tirées ce soir. Les Elynes trouvent que les mots sont plus aiguisés que les épées. Et c’est moins salissant. Un imposant escalier menait à un balcon qui faisait tout le tour de la pièce. Dannyl leva les yeux et vit que Tayend l’observait de derrière la balustrade. L’érudit s’inclina légèrement. Résistant à la tentation de sourire à la vue de ce cérémonial pincé, Dannyl lui rendit son signe de tête. À côté de Tayend se tenait un jeune homme musclé. En voyant son compagnon s’incliner, l’homme fronça les sourcils et regarda à qui ce salut s’adressait. Lorsqu’il vit Dannyl, il écarquilla les yeux et détourna précipitamment le regard. Dannyl se retourna vers Errend. L’ambassadeur se servait dans le plateau que lui tendait un serviteur en livrée chatoyante. — Essayez, le pressa Errend. Ils sont délicieux. — Et maintenant ? demanda Dannyl en prenant un petit roulé. — Nous nous mêlons à la foule. Restez avec moi, je vais vous présenter à des gens. Ainsi, durant les quelques heures qui suivirent, Dannyl suivit le premier ambassadeur et s’efforça de mémoriser des noms et des titres. Errend le prévint qu’on ne servirait pas de repas, car la dernière mode consistait à faire circuler des plateaux de friandises dans lesquels les invités pouvaient picorer. On donna un verre de vin à Dannyl, et on le lui remplissait si régulièrement que pour garder l’esprit clair, il fut obligé de le poser sur le plateau d’un serviteur qui regardait ailleurs. Lorsqu’une femme habillée d’une riche robe jaune s’approcha d’eux, Dannyl sut tout de suite qu’il s’agissait de leur hôtesse. Elle avait la peau moins ridée sur le portrait qu’il avait étudié en se préparant à sa nouvelle situation, mais son regard alerte, brillant, le prévint qu’elle était toujours la formidable bel dont il avait tant entendu parler. — Ambassadeur Errend, dit-elle en s’inclinant légèrement. Et ce doit être l’ambassadeur Dannyl. Merci d’être venus à ma fête. — Merci de nous avoir invités, répondit Errend en s’inclinant à son tour. — Je ne pouvais pas organiser une soirée sans inclure les ambassadeurs de la Guilde dans la liste de mes invités, dit-elle en souriant. Les magiciens ont toujours été les plus exquis et les plus divertissants des hôtes. (Elle se tourna vers Dannyl.) Alors, ambassadeur, appréciez-vous votre séjour à Capia, pour l’instant ? — Beaucoup. C’est une ville magnifique. La conversation se poursuivit dans cette veine pendant quelques minutes. Une femme les rejoignit et discuta avec Errend. La bel Arralade s’écria qu’elle était déjà fatiguée de rester debout ; elle attira Dannyl vers un banc dans une alcôve. — J’ai entendu dire que vous aviez entrepris des recherches sur la magie ancienne, dit-elle. Dannyl la regarda, surpris. Tayend et lui avaient évité de parler du sujet de leurs recherches à qui que ce fût d’autre que le bibliothécaire Irand, mais ils avaient pu piquer la curiosité d’une personne rencontrée au cours de leur voyage. À moins que Tayend eût décidé qu’ils n’avaient plus besoin de garder leurs recherches secrètes, maintenant qu’ils ne travaillaient plus pour Lorlen mais pour aider Rothen. Si tel était le cas, nier risquait d’éveiller les soupçons de son hôtesse. — Oui, répondit-il. Le sujet m’intéresse. — Avez-vous fait quelque découverte fascinante ? Il haussa les épaules. — Rien de particulièrement excitant. Des montagnes de livres et de parchemins rédigés dans d’anciennes langues. — Mais vous êtes récemment allé en Lonmar et à Vin. Vous avez forcément entendu des histoires fascinantes, là-bas. Il décida de rester vague. — J’ai vu des parchemins en Lonmar et des tombeaux sur les îles Vindos, mais ils n’étaient pas tellement plus passionnants que les vieux livres moisis que je lis depuis que j’ai entamé mes recherches. J’ai peur de vous ennuyer, si je vous les décris en détail – et que diront les gens si le nouvel ambassadeur endort leur hôtesse à sa propre fête d’anniversaire ? — Il faut éviter cela, à tout prix. (Elle rit, puis son regard se fit pensif.) Oh, mais ce sujet me rappelle de bien beaux souvenirs ! Votre haut seigneur est venu ici dans le même but il y a bien des années. Quel bel homme ! Bien sûr, il n’était pas encore haut seigneur, à l’époque. Il aurait pu parler de magie ancienne pendant des heures, et je l’aurais écouté rien que pour pouvoir l’admirer. Était-ce donc la raison de son intérêt ? Dannyl laissa échapper un petit rire. — Vous avez de la chance, je sais que je ne suis pas assez beau pour compenser l’ennui de mon récit. Elle sourit et ses yeux s’allumèrent. — Pas beau ? Je ne dirais pas ça. D’aucuns diraient même le contraire. (Elle marqua une pause et son expression redevint pensive.) Mais ne croyez pas que le haut seigneur ait été impoli. J’ai dit que je l’aurais écouté parler pendant des heures, mais ça ne s’est jamais produit. Il est venu à mon anniversaire, mais à peine rentré de Vin il est reparti pour les montagnes. Je ne l’ai jamais revu. Les montagnes ? Voilà qui était nouveau. — Dois-je lui passer le bonjour de votre part, bel ? proposa-t-il. — Oh, je doute qu’il se souvienne de moi ! dit-elle en balayant l’idée du revers de la main. — Baliverne ! Aucun homme ne peut oublier la beauté, même s’il ne l’a croisée qu’un instant. Elle lui fit un large sourire et lui tapota le bras. — Oh, je vous aime bien, ambassadeur Dannyl ! À présent, dites-moi. Que pensez-vous de Tayend de Tremmelin ? Il vous a accompagné dans vos voyages, non ? Conscient du regard que lui lançait Arralade d’entre ses longs cils, Dannyl considéra les réponses qu’il avait élaborées avec Tayend. — Mon assistant ? Je l’ai trouvé très utile. Il a une mémoire étonnante, et sa connaissance des langues est impressionnante. Elle acquiesça. — Mais personnellement ? Est-il d’une compagnie agréable ? — Oui. (Dannyl grimaça.) Mais je dois dire qu’il voyage mal. Je n’ai jamais vu personne avoir autant le mal de mer. Elle hésita. — On raconte qu’il a des inclinations peu conventionnelles. Certaines personnes – en particulier les femmes – le trouvent un peu… distant. Dannyl acquiesça lentement. — Passer des jours sous terre entouré de livres, à pratiquer les langues mortes, ne rend pas un homme très attirant pour les femmes. (Il lui lança un regard calculateur.) Joueriez-vous à l’entremetteuse, par hasard, bel Arralade ? Elle lui fit un sourire faussement prude. — Et alors ? — Alors, je dois vous prévenir que je ne le connais pas assez pour vous être utile. Si une dame occupe ses pensées, il ne m’en a pas parlé. À nouveau, elle hésita. — Dans ce cas, nous ne nous immiscerons pas dans sa vie privée. Jouer les entremetteuses est une habitude tout aussi mauvaise que de répandre des ragots, lorsque l’on apporte une aide qui n’est pas désirée. Ah, voici le dem Dorlini ! J’espérais qu’il viendrait ; j’ai quelques questions à lui poser. (Elle se leva.) C’était un plaisir de converser avec vous, ambassadeur Dannyl. J’espère que nous rediscuterons très bientôt. — J’en serais honoré, bel Arralade. Après quelques minutes, Dannyl comprit le danger qu’il y avait à rester seul et tranquille. Trois fillettes aux vêtements tachés de nourriture l’entourèrent. Il les amusa avec des illusions jusqu’à ce que leurs parents vinssent le sauver. Il se leva et se dirigea vers Errend, mais s’immobilisa en entendant son nom. Il se tourna et vit Tayend qui s’approchait, accompagné du jeune homme. — Tayend de Tremmelin. — Ambassadeur Dannyl. Voici Velend de Genard. Un ami. La bouche du jeune homme s’arqua, mais ses yeux ne sourirent pas. Il salua avec raideur et réticence. — Tayend m’a parlé de vos voyages, dit Velend. Mais à entendre ses descriptions, je ne crois pas que la Lonmar serait à mon goût. — C’est un pays chaud et grandiose, répondit Dannyl. Je suis sûr qu’il est possible de s’y acclimater en y restant suffisamment longtemps. Vous aussi, vous êtes un érudit ? — Non. Mon intérêt se porte sur l’escrime et les armes. Pratiquez-vous, ambassadeur ? — Non. Les jeunes gens qui rejoignent la Guilde ont peu de temps pour ce genre de choses. L’escrime. Il se demanda si c’était pour cette raison qu’il avait détesté l’homme au premier regard. Velend lui rappelait-il trop Fergun, qui favorisait lui aussi les armes concrètes ? — J’ai trouvé quelques livres qui pourraient se révéler intéressants, ambassadeur, dit Tayend d’un ton professionnel. Pendant qu’il décrivait les ouvrages, donnait leur âge et résumait leur contenu, Dannyl observait Velend qui se balançait d’un pied sur l’autre et jetait des regards en direction de la foule. Il finit par interrompre Tayend : — Excusez-moi, Tayend, ambassadeur Dannyl. Il y a quelqu’un à qui je dois parler. Il s’éloigna et Tayend eut un sourire rusé. — Je savais que ce ne serait pas long de se débarrasser de lui. (Il se tut lorsqu’un couple s’approcha d’eux, puis il reprit son ton professionnel :) Jusqu’ici, nous regardions de vieux livres, mais j’ai décidé d’en essayer de plus récents. Parfois, quand un dem meurt, sa famille donne ses journaux intimes et ses livres d’or à la bibliothèque. Dans le journal de l’un d’eux, j’ai trouvé des références intéressantes à… Bon, je ne vais pas entrer dans les détails pour l’instant, mais des indices semblent indiquer que nous pourrions trouver davantage d’informations dans la bibliothèque privée de quelques autres dems. Malheureusement, je ne sais pas qui ni où. — Y en a-t-il qui vivent dans les montagnes ? demanda Dannyl. Tayend écarquilla les yeux. — Quelques-uns. Pourquoi ? Dannyl baissa la voix. — Notre hôtesse me disait à l’instant qu’elle se rappelait un jeune magicien venu à sa fête d’anniversaire il y a dix ans. — Ah ! — Oui, ah ! (Dannyl fronça les sourcils en voyant Velend revenir.) Ton ami revient. — Ce n’est pas mon ami, en fait, le corrigea Tayend. C’est plus l’ami d’un ami. Il m’a amené à la soirée. Velend marchait d’un pas fluide rappelant la démarche d’un limek – ce chien prédateur qui harcelait les fermiers et tuait parfois les voyageurs dans les montagnes. Au soulagement de Dannyl, il s’arrêta pour parler à un autre courtisan. — Je dois te prévenir, reprit Dannyl, que la bel Arralade pourrait bien essayer de te trouver une jeune épouse. — J’en doute. Elle me connaît trop bien. Dannyl fronça à nouveau les sourcils. — Alors, je me demande pourquoi elle m’a dit que tu attirais les femmes. — Elle t’a peut-être sondé pour voir ce que tu sais sur moi. Qu’as-tu dit ? — Que je ne te connais pas assez bien pour savoir si quelqu’un occupe tes pensées. Tayend leva les sourcils. — Non, vraiment pas ? dit-il d’un ton calme. Je me le demande. Cela te dérangerait-il de le savoir, s’il y a quelqu’un ? — Me déranger ? (Dannyl secoua la tête.) Non… mais peut-être que ça dépendrait de l’identité de la personne. Dois-je comprendre que tu as quelqu’un en tête ? — Possible. (Tayend eut un sourire ambigu.) Mais je ne te dirai pas de qui il s’agit… pas encore. Dannyl jeta un regard amusé en direction de Velend. Tout de même pas… Un visage se tourna vers lui et une main s’agita. Dannyl fit un signe de tête en reconnaissant l’ambassadeur Errend. — Errend veut que je le rejoigne. Tayend acquiesça. — Et on va me trouver ennuyeux si je passe la nuit à parler travail. Je te verrai bientôt à la bibliothèque ? — Dans quelques jours. Il est possible que nous devions planifier un nouveau voyage. Sonea fit courir un doigt sur le dos des livres. Elle trouva un espace dans lequel elle glissa le volume manquant. L’autre livre qu’elle tenait était épais et lourd. S’apercevant qu’il allait sur une étagère à l’autre bout de la bibliothèque, elle le mit sous son bras et traversa la pièce. — Sonea ! Elle s’engagea dans une autre allée et se dirigea vers l’entrée de la bibliothèque. Dame Tya était assise derrière son petit bureau. — Qu’y a-t-il, ma dame ? — Un message vient d’arriver pour toi, dit la bibliothécaire. Le haut seigneur veut te voir dans la salle d’entraînement du seigneur Yikmo. Sonea acquiesça ; elle avait soudain la bouche sèche. Que voulait Akkarin ? Une démonstration ? — Alors, je ferais mieux d’y aller. Désirez-vous que je revienne demain soir ? Dame Tya sourit. — Tu es un rêve devenu réalité, Sonea. Personne ne voudrait croire combien l’entretien de cette bibliothèque demande de travail. Mais tu dois avoir beaucoup de leçons à étudier. — Je peux trouver une heure ou deux – et puis, il n’est pas inutile de connaître les ouvrages de la bibliothèque et de savoir où les trouver. La femme acquiesça. — Si tu as du temps libre, ton aide est bienvenue. (Elle secoua un doigt à l’adresse de Sonea.) Mais je ne veux pas entendre dire que je détourne la protégée du haut seigneur de ses études. — Ce ne sera pas le cas. (Sonea posa le livre, prit son cartable et ouvrit la porte.) Bonne nuit, dame Tya. Les couloirs de l’université étaient déserts et silencieux. Sonea se dirigea vers la salle du seigneur Yikmo. À chaque pas, elle avait un peu plus peur. Yikmo n’aimait pas enseigner le soir. Les raisons du magicien vindo avaient quelque chose à voir avec la religion de son pays. Cependant, on ne pouvait rien refuser au haut seigneur. Malgré cela, l’heure était bien avancée pour commencer une leçon ou une démonstration. Peut-être Akkarin avait-il une autre raison pour la convoquer chez Yikmo. Peut-être que ce dernier ne serait même pas présent… Elle sursauta lorsqu’un novice déboucha juste devant elle. Elle essaya de le contourner, mais il se déplaça pour l’empêcher de passer, et trois autres novices arrivèrent et se mirent aux côtés du premier. — Salut Sonea. As-tu eu mon message ? Elle se retourna et sentit son cœur manquer un battement. Regin se tenait à la tête d’un petit groupe de novices et lui bloquait toute retraite. Elle reconnut quelques élèves de son ancienne classe, mais les autres ne lui étaient que vaguement familiers. Elle comprit qu’il s’agissait d’étudiants plus âgés. Ils la regardaient froidement, et elle se souvint des commentaires qu’elle avait entendus le jour de la reprise des cours. Si tant de novices pensaient qu’elle ne méritait pas d’être choisie par le haut seigneur, Regin n’avait pas dû avoir beaucoup de mal à en persuader quelques-uns de se joindre à lui. Regin fit durer le plaisir. — Pauvre Sonea. On doit être si seul quand on est le favori du haut seigneur. Pas d’amis. Personne avec qui jouer. On a pensé que tu voudrais peut-être avoir de la compagnie. On pourrait jouer un peu. (Il se tourna vers un novice plus vieux.) À quoi on joue ? Le garçon eut un sourire mauvais. — J’aimais ta première idée, Regin. — Alors on joue à « la Purge » ? (Il haussa les épaules.) Je pense que ce sera un bon entraînement pour plus tard. Mais je crois que nous n’allons pas pouvoir nous contenter de jolies lumières et de sorts de barrières pour extirper ce genre de vermine de l’université. (Il regarda Sonea et ses yeux s’étrécirent.) Nous allons devoir trouver des moyens plus expéditifs. En entendant ces mots, Sonea fut gagnée par la colère, mais lorsqu’il leva les mains, l’incrédulité prit le dessus. Il n’oserait pas la frapper. Pas ici. Pas au sein de l’université. — Tu n’oserais pas… Il sourit. — Non ? (De la lumière sortit de sa main ; Sonea se protégea avec un sort bouclier.) Que vas-tu faire ? Le dire à ton tuteur ? Pour une raison ou pour une autre, je ne crois pas que tu le feras. À mon avis, tu as trop peur de lui. Regin s’approcha et de l’énergie blanche sortit de ses paumes. — Comment peux-tu en être aussi sûr ? répliqua-t-elle. Et si on nous trouve en plein combat dans le couloir ? Tu connais les règles. — Il y a peu de risques. (Il lui adressa un sourire en coin.) Nous avons vérifié. La zone est déserte. Même Dame Tya a quitté la bibliothèque. Ses attaques étaient faciles à contrer. Elle pourrait l’arrêter avec quelques éclairs. Mais elle résista à la tentation en se souvenant du discours de Yikmo sur le fait que les magiciens ne devaient pas faire de mal aux autres. — Alors, appelle ton tuteur, Sonea, insista-t-il. Demande-lui de venir te sauver. Un frisson glacé lui parcourut la colonne vertébrale, mais elle l’ignora. — De me sauver de toi, Regin ? Inutile de déranger le haut seigneur pour si peu. Il regarda les novices autour de lui. — Vous avez entendu ça ? Elle pense que nous ne sommes pas dignes de l’attention du haut seigneur. Nous, la crème des Maisons, insultés par une simple fille des Taudis ? Allons, montrons-lui qui est indigne. Il l’attaqua à nouveau. Elle sentit que son bouclier était aussi assailli par-derrière ; elle se retourna et vit que Kano et Issle étaient devant les autres novices. Leurs aînés fronçaient les sourcils. Elle lut le doute sur leurs visages. — Je vous l’ai dit, assura Regin entre deux éclairs. Elle ne lui en parlera pas. Les autres novices hésitaient toujours. — Si elle le fait, reprit Regin, j’endosserai la responsabilité. Je m’y engage juste pour vous le prouver. Qu’avez-vous à perdre ? Sentant le nombre d’éclairs augmenter, Sonea regarda par-dessus son épaule et vit que d’autres novices s’étaient joints à ses assaillants. Son bouclier lui demandait beaucoup plus de puissance, à présent. Inquiète, elle regarda de tous les côtés en réfléchissant à ce qu’elle allait faire. Si elle parvenait à aller jusqu’au couloir principal… Elle avança, forçant Regin et ses compagnons à reculer. — Si vous ne nous aidez pas, elle va s’en tirer. (Regin criait presque en s’adressant aux quelques novices qui hésitaient encore.) Elle va s’en tirer et continuera de nous prendre ce qui nous revient de droit. Allez-vous la remettre en place ou passer le reste de vos jours à vous prosterner devant une fille des Taudis ? Les novices qui entouraient Regin s’avancèrent non sans réticence et attaquèrent Sonea. Se mouvoir à travers les éclairs lui demandait plus de puissance que de simplement se protéger, et bien qu’elle parvînt à avancer, sa progression était lente et épuisante. Elle s’arrêta et reconsidéra son plan. Lui restait-il assez de force pour atteindre le couloir ? Elle n’en savait rien. Elle choisit de ne pas gâcher son énergie. Avec un peu de chance ils finiraient par s’épuiser et elle n’aurait alors aucun mal à passer en force. À condition de ne pas être à court d’énergie avant eux. Pour réduire la taille de son bouclier, elle plaqua son dos contre le mur. Tout en continuant d’essuyer leurs assauts, elle se demanda quel était leur but. Elle avait supposé que Regin avait regroupé tous ces novices pour avoir un public important – ainsi qu’une protection si elle contre-attaquait. Comptait-il aussi l’épuiser ? Si oui, qu’avait-il l’intention de faire une fois qu’elle n’aurait plus d’énergie ? La tuer ? Non, une fille des Taudis ne valait pas le coup d’aller en prison. Il voulait sans doute simplement qu’elle soit épuisée pour ses cours du lendemain. Les éclairs faiblissaient, mais elle s’aperçut avec inquiétude que ses propres forces diminuaient. Ç’allait être serré. Trop serré. Son bouclier commença à trembler, et Regin leva les bras. — Arrêtez ! Les éclairs moururent. Dans le silence, Regin regarda les autres, un par un, en souriant. — Vous voyez ? Maintenant, remettons-la à sa place. Il se retourna vers elle et elle vit un éclat malicieux dans ses yeux. Elle comprit que l’épuiser n’avait constitué que la première partie du plan de Regin. Elle regretta de ne pas avoir continué à se frayer un chemin vers le couloir principal. Pourtant, elle savait qu’elle n’aurait pas pu aller aussi loin. Regin tira un éclair plus faible sur son bouclier. L’un après l’autre, les novices se joignirent à lui. La plupart des décharges n’étaient pas puissantes, mais Sonea, qui avait de plus en plus de mal à maintenir son bouclier, comprit qu’elle était perdue. Même s’ils étaient tous trop épuisés pour utiliser leurs pouvoirs, à dix, ils n’avaient pas besoin de la magie pour continuer gaiement à la tourmenter. De plus en plus inquiète, elle sentit ses propres pouvoirs se tarir. Son bouclier clignota puis disparut. Il n’y avait plus que de l’air entre Regin et elle. Il sourit à ses comparses – c’était un sourire fatigué mais triomphant. Un rayon de lumière rouge jaillit de sa paume. Elle ressentit une douleur qui naquit dans sa poitrine et irradia vers l’extérieur de son corps, remontant ses bras et ses jambes comme une onde et transperçant sa tête comme un poignard. Ses muscles furent pris de spasmes et elle glissa contre le mur. Les sensations disparurent ; elle ouvrit les yeux et s’aperçut qu’elle était recroquevillée par terre. Elle se sentit rougir. Humiliée, elle essaya de se relever, mais une autre décharge de douleur s’empara de ses sens. Elle serra les dents, déterminée à ne pas crier. Elle discerna la voix de Regin : — Eh ! Je me suis toujours demandé quel effet pouvait avoir un éclair assommant. Ça vous dirait d’essayer ? Sonea entendit une exclamation de dégoût. Elle sentit un espoir momentané naître en elle lorsqu’elle vit deux novices échanger un regard consterné et tourner les talons. Mais les autres avaient une expression avide sur le visage, et l’espoir la quitta. Son corps fut à nouveau envahi par la douleur sous les assauts répétés des éclairs assommants. La raillerie de Regin lui revint à l’esprit : « Appelle ton tuteur, Sonea. Demande-lui de venir te sauver. » Il lui suffisait d’un signal mental ; une simple image de Regin et de ses complices… Non. Rien de ce que pourrait lui faire Regin ne pourrait être aussi terrible que de demander de l’aide à Akkarin. Alors Rothen ! Pas le droit de lui parler. Il doit bien y avoir quelqu’un ! Mais Akkarin – ainsi que les autres magiciens – entendrait forcément un appel à l’aide. Toute la Guilde saurait bientôt que l’on avait retrouvé la novice du haut seigneur épuisée et battue dans les couloirs de l’université. Elle ne pouvait rien faire. Elle se recroquevilla et attendit que les novices soient à court d’énergie ou qu’ils se lassent de leur jeu et la laisse tranquille. Il était bien plus de minuit lorsque Lorlen termina sa dernière lettre. Il se leva, s’étira et alla jusqu’à la porte. Il ferma distraitement la serrure magique. Il s’engagea dans le couloir et entendit un bruit provenant du hall d’entrée de l’université. Il marqua une pause et se demanda s’il était utile d’aller voir ce qui se passait. Le bruit avait été léger, peut-être une simple feuille morte poussée par le vent. Il venait de décider d’ignorer ce bruit quand il l’entendit à nouveau. Les sourcils froncés, il se dirigea vers le hall d’entrée. Un mouvement attira son attention. Quelque chose glissait sur le bois ancien de la porte colossale. Il s’avança d’un pas et retint son souffle. Sonea était appuyée contre la porte comme si elle avait besoin de son soutien pour ne pas tomber. Elle fit un pas puis s’arrêta et se mit à tituber en haut de l’escalier. Lorlen courut et la saisit par le bras pour l’empêcher de basculer. Elle le regarda avec surprise et désarroi. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il. — Rien, seigneur. — Rien ? Mais tu es épuisée. Elle haussa les épaules. Ce simple geste lui avait demandé des efforts. Elle était à bout de forces. Comme si… on avait drainé son énergie… — Qu’est-ce qu’il t’a fait ? articula Lorlen. Elle eut l’air interloquée, puis elle secoua la tête. Soudain, ses jambes s’effacèrent sous elle et elle s’affala sur les marches. Il s’assit à côté d’elle et lâcha son bras. — Ce n’est pas ce que vous croyez. (Elle se pencha en avant et posa la tête sur les genoux.) Pas qui vous croyez. Ce n’est pas lui. (Elle soupira et se frotta le visage.) Je n’ai jamais été aussi épuisée de ma vie. — Alors, pourquoi es-tu dans cet état ? Les épaules de Sonea s’affaissèrent mais elle ne répondit pas. — À cause d’une tâche qu’un professeur t’a donnée ? Elle secoua la tête. — T’es-tu essayée à un sort qui demandait plus d’énergie que prévu ? Elle fit à nouveau non de la tête. Lorlen essaya de trouver une autre raison pour expliquer l’épuisement des pouvoirs de la jeune fille. Il pensa aux quelques occasions où il était allé au bout de ses propres réserves. Cela remontait au temps de ses études à l’université. À un affrontement de maîtrise du combat entre lui et Akkarin. Mais elle avait dit qu’Akkarin n’y était pour rien. La mémoire lui revint alors. Un jour, un professeur avait demandé à chaque membre de la classe d’affronter plusieurs novices à la fois. C’était l’une des rares fois où il avait été surclassé. Mais ce n’était plus l’heure des cours. Pourquoi aurait-elle combattu d’autres novices ? Lorlen grimaça. Regin. Le garçon avait sans doute rassemblé ses partisans pour tendre une embuscade à Sonea. C’était audacieux et risqué. Si Sonea parlait de cette agression à Akkarin… Mais elle n’en ferait rien. Il la regarda et sentit son cœur se serrer. En même temps, il fut gagné par un sentiment de fierté inattendu. — C’est Regin, n’est-ce pas ? Elle ouvrit difficilement les yeux. Il y lut l’inquiétude et acquiesça. — Ne t’inquiète pas, je ne le dirai à personne, sauf si tu me le demandes. Je peux mettre Akkarin au courant, si tu veux. S’il m’écoute, il est déjà au courant. Il baissa les yeux sur l’anneau, puis s’empressa de regarder ailleurs. Elle secoua la tête. — Non. N’en faites rien. S’il vous plaît. Évidemment. Elle ne voulait pas qu’Akkarin sache. — Je ne m’y attendais pas, reprit-elle. Je garderai mes distances, à partir de maintenant. Lorlen acquiesça lentement. — Bon, si tu n’y arrives pas, sache quand même que tu peux m’appeler à l’aide. Le coin de la bouche de la novice se tordit en un sourire sans joie, puis elle prit une grande inspiration et entreprit de se relever. — Attends. (Elle s’immobilisa et il lui prit la main.) Voilà. Ça va t’aider. Un doux courant d’énergie de guérison émana de ses paumes et parcourut le corps de Sonea. Ses yeux s’ouvrirent grands lorsqu’elle le sentit. Cela ne lui rendrait pas ses pouvoirs, mais au moins, sa fatigue physique diminuait. Elle redressa les épaules et la pâleur quitta son visage. — Merci, dit-elle. Elle se leva et regarda dans la direction de la résidence du haut seigneur. Ses épaules s’affaissèrent à nouveau. — Ce ne sera pas toujours ainsi, Sonea, dit-il avec douceur. Elle hocha la tête. — Bonne nuit, administrateur. — Bonne nuit, Sonea. Il la regarda s’éloigner, espérant lui avoir dit la vérité. Rien n’était moins sûr. Chapitre 27 DES INFORMATIONS UTILES onea appuya la caisse de livres sur sa hanche pendant que Dame Tya ouvrait la porte de la bibliothèque des magiciens. Elle la suivit à l’intérieur et mit son fardeau près de celui de Tya sur le bureau du seigneur Jullen. Elle regarda la salle sombre autour d’elle. — Ça fait des semaines que je ne suis pas venue ici. Tya commença à sortir les livres des caisses. — Pourquoi ça ? — « Entrée interdite aux novices non accompagnés d’un magicien ». La bibliothécaire rit. — Je ne pense pas que ton tuteur veuille attendre ici pendant que tu étudies. Mais tu n’as pas à lui demander. Tu peux aller presque partout, maintenant. Surprise, Sonea cligna des yeux. — Même ici ? — Oui. Mais tu dois quand même m’aider à transporter ces livres. L’œil pétillant, la bibliothécaire tendit une caisse à Sonea. Sonea la suivit à travers les rayonnages jusqu’au mur du fond. Elles passèrent une petite porte et entrèrent dans une pièce qu’elle n’avait jamais vue. Le centre de la pièce était occupé par des étagères et il y avait des armoires et des coffres contre les murs. — Est-ce une réserve ? — Oui. (Tya empila les livres sur une étagère.) Ce sont des nouvelles copies des livres les plus populaires de la bibliothèque des novices ou des classes. Elles sont prêtes au cas où les vieux exemplaires seraient trop abîmés. On garde les originaux dans ces coffres. Elle prit les livres de Sonea et longea le mur jusqu’au fond de la salle. Elles passèrent devant une imposante armoire remplie de livres de toutes tailles et d’une véritable montagne de parchemins. Ses portes vitrées étaient renforcées d’un maillage en fil de fer. — Qu’y a-t-il, là-dedans ? La bibliothécaire se retourna et ses yeux se mirent à briller. — Des originaux des cartes et des livres les plus vieux et les plus précieux de la Guilde. Ils sont trop fragiles pour qu’on les utilise. J’ai vu des copies de certains d’entre eux. Sonea se colla à la vitre et regarda à travers. — Avez-vous déjà regardé les originaux ? Tya vint à côté de Sonea et regarda le contenu de l’armoire. — Non. Les portes sont fermées magiquement. Quand Jullen n’était qu’un jeune homme, son prédécesseur les lui a ouvertes, mais Jullen n’a jamais fait de même pour moi. Une fois, il m’a dit qu’il y avait une carte des passages sous l’université. — Des passages ? Sonea se souvint qu’on lui avait bandé les yeux pour l’emmener auprès de son ami Cery, emprisonné sous l’université par Fergun. — Oui. La Guilde est censée en être remplie. Plus personne ne les utilise de nos jours – à part ton tuteur qui, c’est bien connu, a l’habitude d’apparaître aux endroits les plus inattendus. — Et cette carte est là-dedans ? — C’est ce que m’a dit Jullen, mais je le soupçonne d’avoir dit ça pour me taquiner. Sonea jeta un regard en coin à Tya. — Vous taquiner ? La bibliothécaire rougit ; elle se redressa et se détourna. — C’était il y a très longtemps, quand nous étions beaucoup plus jeunes. — Il est difficile d’imaginer que le seigneur Jullen a été jeune un jour, dit Sonea en suivant Tya au fond de la salle. Il est toujours si sévère et désapprobateur. La bibliothécaire s’arrêta devant un coffre, prit les livres que portait Sonea et les rangea dans le meuble. — Les gens changent, dit-elle. Il est devenu beaucoup trop conscient de sa propre importance, comme si être bibliothécaire était aussi important qu’être, disons, chef des guerriers. Sonea rit. — Le directeur Jerrik dirait que la connaissance est plus importante que tout, donc, en tant que gardiens de la connaissance de la Guilde, vous êtes effectivement plus importants que les hauts mages. Un sourire se dessina sur les lèvres de Tya. — Je crois que je sais pourquoi le haut seigneur t’a choisie, Sonea. Maintenant, va me chercher les autres livres sur le bureau de Jullen. Sonea retourna dans l’autre pièce. Ces deux dernières semaines, elle avait passé la plupart de ses soirées à aider Tya. Certes, la vraie raison était qu’elle voulait éviter Regin, mais elle commençait vraiment à apprécier l’excentrique bibliothécaire. Quand elle rangeait après la fermeture de la bibliothèque, Tya pouvait devenir aussi bavarde que les lavandières qui travaillaient au bord de la Tarali. La magicienne aimait écouter Sonea parler des projets qu’on lui avait confiés. Quand la novice n’était pas d’humeur à discuter, Dame Tya semblait contente de faire la conversation toute seule. C’était aussi une source intarissable d’informations sur l’histoire récente de la Guilde ; elle avait toujours un récit plein de combats, d’intrigues politiques, de scandales et de secrets en réserve. Sonea avait été surprise d’entendre les rumeurs – mensongère, d’après Tya – qui avaient circulé sur Dannyl dans sa jeunesse. Elle avait été attristée par la lente décrépitude de la femme de Rothen, morte d’une maladie contre laquelle les guérisseurs ne pouvaient rien. En repassant devant l’armoire avec les bras chargés de livres, elle la regarda avec attention. Personne n’utilisait les passages souterrains de l’université. Certainement pas Regin, en tout cas. Et comme l’avait dit Tya, elle pouvait aller partout où elle le désirait, maintenant. Dès que la porte de sa chambre fut fermée, Rothen se dépêcha d’aller s’asseoir et sortit la lettre de sa robe. Elle était restée cachée là depuis qu’un messager la lui avait donnée entre deux cours. La curiosité l’avait tenaillé toute la journée, mais il n’avait pas osé l’ouvrir au sein de l’université. Cela faisait sept semaines qu’il avait écrit à Dannyl. Sept semaines qu’Akkarin lui avait pris Sonea. Depuis, il ne lui avait parlé qu’une seule fois. Lorsqu’un novice d’une famille influente lui avait demandé d’être son professeur particulier, il avait été flatté. Mais il s’était avéré que le novice n’était disponible qu’aux heures où il enseignait à la classe de Sonea, et Rothen avait compris que cet arrangement cachait quelque chose. Cependant, il aurait été impoli de refuser. Et, à part la vérité, il ne trouvait aucune raison valable pour refuser. Rothen regarda la lettre et se prépara à être déçu. Même si Dannyl avait accepté de l’aider, il n’y avait que peu d’espoir qu’il fasse une découverte qui provoquerait la chute d’Akkarin. Mais la lettre était longue et étonnamment épaisse. D’une main tremblante, il brisa le sceau. Il découvrit plusieurs feuilles écrites de la main de Dannyl. Il prit la première et la lut : « À Rothen. Quelle bonne surprise d’avoir de tes nouvelles, mon vieil ami. Effectivement, j’ai traversé le monde à la rencontre de gens de différentes races, cultures et religions. L’expérience a été à la fois instructive et édifiante, et j’aurai de nombreuses histoires à te raconter, à mon retour, l’été prochain. Les nouvelles concernant Sonea sont épatantes. C’est un changement imprévu, et je comprends ton désarroi de ne plus être son tuteur. Je suis sûr que ton attention et ton travail acharné ont fait d’elle une novice digne du haut seigneur. De plus, sa nouvelle situation a dû mettre un terme à ses problèmes avec un certain autre novice. Pour changer de sujet, je suis déçu d’apprendre que j’ai manqué la visite de Dorrien. Je te prie de bien vouloir lui transmettre mon meilleur souvenir. Cette lettre s’accompagne de quelques informations que j’ai glanées à la Grande Bibliothèque, entre autres sources. J’espère qu’elles te seront utiles. J’apprécie toute l’ironie de ton nouveau centre d’intérêt. Si mon prochain voyage est un succès, nous aurons peut-être encore plus de choses à ajouter à notre livre. Ton ami, Dannyl » Rothen survola les autres feuilles et bredouilla d’étonnement. — Tout ça ? Le Temple Splendide ? Les Tombes des Blanches Larmes ! (Il rit.) « Entre autres sources » ! Sacré Dannyl ! Il revint à la première page et commença à lire. Lorsqu’il atteignit la troisième page, quelqu’un frappa. Il fixa la porte, puis se leva d’un bond, le cœur battant la chamade. Il chercha du regard un endroit où cacher l’épaisse lettre ; il courut vers la bibliothèque et la glissa dans un gros livre. La bosse était visible, mais elle passerait inaperçue pour quiconque n’y regarderait pas de près. On frappa à nouveau. Rothen se dépêcha d’aller à la porte. Il prit une profonde inspiration et se prépara au pire. Il ouvrit et poussa un soupir de soulagement en voyant le vieux couple qui se tenait dans le couloir. — Yaldin et Ezrille. Entrez. Ils s’exécutèrent. — Comment vas-tu, Rothen ? demanda Ezrille. Nous ne t’avons pas vu depuis longtemps. Rothen haussa les épaules. — Bien. Et vous ? — Ça va, répondit Ezrille. Elle hésita et jeta un coup d œil en direction de Yaldin. — Désirez-vous une tasse de sumi ? proposa Rothen. — Oui, merci, dit Yaldin. Le couple s’assit et Rothen alla chercher un plateau, des tasses et des bols sur une table. Pendant qu’il faisait chauffer la boisson, Yaldin parla d’un petit problème lié à la Guilde. Rothen se dit que cela faisait vraiment trop longtemps qu’il n’avait pas vu ses vieux amis. Ezrille se tut jusqu’à ce que Rothen ait rempli la deuxième tasse de sumi. — Je voudrais que tu dînes avec nous tous les prédis soir, Rothen. — Vraiment ? (Il sourit.) Avec plaisir. Mais pourquoi tous les prédis soir ? — Nous savons que tu as subi un choc quand le haut seigneur a choisi Sonea, dit-elle avec fermeté. Elle ne vient jamais te rendre visite, ce qui doit te décevoir après tout ce que tu as fait pour elle. Il est vrai qu’elle a des cours supplémentaires, mais elle… — … n’y peut rien, intervint Yaldin. (Il adressa un sourire à Rothen.) Je suis sûr qu’elle viendra quand elle aura plus de temps libre. En attendant, nous ne voulons pas te voir ruminer. — Il veut dire que tu ne devrais pas passer toutes tes soirées seul. — Surtout que Dannyl est à l’étranger, ajouta Yaldin. Tu as besoin de parler à quelqu’un d’autre que des novices et des professeurs. — Et Tania dit que tu as recommencé à prendre du nemmin, reprit Ezrille à voix basse. Ne lui en veux pas de nous l’avoir dit ; elle est inquiète pour toi… et nous aussi. — Alors, tu viendras ? demanda Yaldin. Rothen regarda leurs visages inquiets, l’un après l’autre, puis il rit. — Bien sûr. Avec grand plaisir. Sonea longeait lentement le couloir, consciente du bruit de ses chaussures sur le sol. En arrivant à une intersection, elle jeta un coup d’œil discret dans le couloir suivant et poussa un soupir de soulagement en voyant qu’il était vide. Il était tard. Plus tard que d’habitude. Elle parvenait à éviter Regin depuis deux semaines, soit en quittant l’université avec Tya, soit en faisant des détours compliqués. Chaque fois qu’elle débouchait dans le couloir principal, elle tombait sur un novice qui faisait le guet. Cependant, aucun n’avait jamais tenté de l’attaquer là. Le risque qu’un magicien le surprenne était trop grand. Pour la même raison, ses tourmenteurs évitaient de l’attendre trop près de la bibliothèque, de peur que dame Tya les entende. Sonea espérait que les sbires de Regin finiraient par se désintéresser d’elle. Par sécurité, elle laissait son cartable à la bibliothèque au lieu de le rapporter dans sa chambre. Ils avaient abîmé ses notes et ses livres, après s’être lassés de la faire souffrir avec leurs éclairs assommants. En plus, elle avait dû laisser son cartable car elle était trop fatiguée pour le porter. Pour amoindrir le bruit de ses pas, elle devait marcher lentement. Pourtant, elle avait désespérément envie de courir. Ce ne fut pas la première fois qu’elle se demanda si les chaussures des magiciens étaient conçues pour faire du bruit. Elle avait beau poser les pieds avec délicatesse, le bruit de ses semelles rigides résonnait dans les couloirs déserts. Elle soupira. À peine quelques semaines auparavant, elle aimait errer dans les passages de l’université. À présent, elle s’estimait heureuse de rentrer saine et sauve à la résidence du haut seigneur. Elle entendit un léger bruit. Un ricanement à demi étouffé. Elle s’immobilisa en comprenant qu’ils avaient barré le chemin qui menait au couloir principal. Cependant, ils ne savaient pas qu’elle les avait entendus. En revenant sur ses pas et en utilisant un portail pour accéder aux passages intérieurs, elle pouvait regagner le couloir principal par un autre côté. Elle fit volte-face et courut. — Cours, Sonea, cours ! s’écria la voix de Regin. Des bruits de pas et des rires résonnèrent dans le couloir. Elle tourna précipitamment à un coin, puis à un autre. Une porte familière apparut. Elle saisit la poignée et se glissa dans l’ouverture. Sans attendre de voir s’ils la suivaient, elle se dépêcha de traverser la salle-portail, ouvrit la porte du fond et remonta le couloir suivant. Derrière elle, elle entendit le bruit étouffé d’une porte qui se refermait. Elle se précipita et tourna à la première intersection. Le passage tournait vers la droite, en croisait un autre, puis se terminait sur une porte. Le sourire aux lèvres, un novice lui en bloquait l’accès. Sonea pila et le regarda avec désarroi. Ainsi donc, ils connaissaient à présent les passages intérieurs. Le sourire du novice s’élargit, et Sonea plissa les yeux. Manifestement, on l’avait posté là pour faire le guet. Mais il était seul, et elle n’aurait pas de mal à se débarrasser de lui. Le sourire du jeune homme disparut lorsqu’il vit l’expression de Sonea ; il s’écarta à la hâte. Elle passa la porte et regagna les passages normaux. Elle courut en entendant une porte s’ouvrir, quelque part derrière elle. Le couloir principal n’était plus qu’à quelques coudes de là. Elle tourna un coin, puis un autre, et arriva au beau milieu d’une pluie de feu rouge. Espérant conserver son énergie le plus longtemps possible, elle ne s’était pas protégée. Une douleur déchirante parcourut son corps et tout devint noir. Quand elle recouvra la vue, elle était étendue sur le sol. Elle avait mal à l’épaule. Une nouvelle gerbe de feu l’atteignit, et elle ne put rien faire d’autre que serrer les dents. Lorsque l’attaque cessa, elle parvint à créer un bouclier. Elle roula sur elle-même et se redressa difficilement. Regin se tenait derrière elle, ainsi que quatre autres novices. Trois de plus bloquaient l’accès au couloir principal. Deux autres arrivèrent, puis trois encore. Treize novices. Plus que la première fois. Elle avala sa salive. Regin sourit. — Rebonjour, Sonea. Comment se fait-il que nous n’arrêtions pas de nous rentrer dedans comme ça ? Les novices ricanèrent. Il n’y avait plus la moindre trace de doute dans leurs yeux. On ne les avait pas convoqués ; ils n’avaient pas eu à répondre de leurs actes la fois précédente, ce qui prouvait quelle n’en avait pas parlé à Akkarin, comme Regin l’avait prévu. Ce dernier mit une main sur son cœur. — Quelle chose étrange que l’amour ! dit-il pensivement. Je croyais que tu me détestais, et voilà que tu me suis partout ! L’un de ses sbires lui passa une boîte en papier. Sonea fronça les sourcils. Ce genre de boîte contenait habituellement des noix sucrées ou autres friandises. — Ah ! Un cadeau ! reprit Regin en soulevant le couvercle. C’est pour te faire part de ma considération. À l’intérieur de la boîte, elle vit de petites torsades de papier coloré. Une odeur monta jusqu’à ses narines et son estomac se souleva. Des boulettes de harrel, ou des crottes de reber – voire les deux. Regin sortit une torsade. — Tu veux que je te le mette dans la bouche, comme le font les jeunes amoureux ? (Il regarda ses partisans.) Oh, mais on dirait que tu as d’abord besoin de quelques échauffements… Il lança un éclair sur le bouclier de Sonea, et les autres l’imitèrent. L’estomac de la jeune fille se tordait de peur. Elle n’avait aucune chance de résister à tant de novices. Elle se tourna vers ceux qui bloquaient l’accès du couloir principal et commença à pousser. Lentement, ils reculèrent, mais au bout de quelques pas, elle se sentit faiblir. Les novices, au contraire, ne montraient aucun signe de fatigue. Elle s’arrêta. La dernière fois, elle avait mis beaucoup de temps à se traîner jusqu’aux portes de l’université. Elle avait regretté de ne pas avoir encore un peu d’énergie en réserve – assez pour se lever et marcher. Pour garder de l’énergie, elle n’aurait qu’à baisser ses défenses un peu plus tôt et faire semblant d’être épuisée. Oui, ça pouvait fonctionner. Mais elle changea d’avis à la vue de la boîte de bonbons. Elle tiendrait aussi longtemps que possible. Sentant ses forces décliner, elle était déterminée à les lui recracher à la figure. Ses réserves s’épuisèrent. Son bouclier disparut et elle gémit de douleur sous l’effet des éclairs assommants. Ses genoux se dérobèrent sous elle et heurtèrent le sol. Quand les décharges s’arrêtèrent enfin, elle ouvrit les yeux et vit Regin s’accroupir devant elle en faisant craquer la torsade de papier entre ses doigts. — Mais que se passe-t-il ici ? Regin écarquilla les yeux et son visage devint cadavérique. Il referma le poing sur le « bonbon » et se redressa. Il se poussa et Sonea vit à qui appartenait la voix. Elle rougit. Le seigneur Yikmo se tenait au milieu du couloir, les bras croisés. — Alors ? insista-t-il. Regin s’inclina et fut rapidement imité par les autres novices. — Ce n’est qu’un simple jeu, seigneur, dit-il. — Un jeu ? Vraiment ? (Yikmo leur lança un regard noir.) Les règles de ce jeu prendraient-elles par hasard le pas sur celle édictées par la Guilde ? Le combat est interdit en dehors des cours dans l’arène. — On ne se battait pas, dit l’un des novices. On jouait. Les yeux de Yikmo s’étrécirent. — Ah oui ? Alors, comme ça, vous utilisiez des éclairs assommants pour jouer – et sur une jeune femme sans défense. Regin avala sa salive. — Nous n’avions pas vu que son bouclier avait disparu, seigneur. Le seigneur Yikmo leva les sourcils. — Il semble que vous ne soyez ni aussi discipliné, ni aussi compétent que le pense le seigneur Garrel. Je suis sûr que le seigneur Balkan sera d’accord avec moi. (Yikmo parcourut le groupe du regard et mémorisa l’identité des assaillants.) Retournez tous dans vos chambres. Les novices s’exécutèrent. Yikmo se tourna vers elle ; Sonea aurait aimé avoir eu la force de s’éclipser pendant qu’il tançait les novices. Il avait l’air très déçu. Elle força ses jambes à la porter et elle se redressa tant bien que mal. — Ça fait longtemps que ça dure ? Elle hésita. Elle ne voulait pas qu’il sache que l’incident s’était déjà produit par le passé. — Une heure. Il secoua la tête. — La stupidité de ces novices ! S’attaquer à la protégée du haut seigneur. Et en nombre, en plus. (Il la regarda et soupira.) Ne t’inquiète pas. Ça n’arrivera plus. — Je vous en prie, ne le dites à personne. Il la dévisagea en fronçant les sourcils. Elle avança d’un pas. Le couloir se mit à tourner et elle tituba. Yikmo l’attrapa par le bras pour l’empêcher de tomber. Elle sentit de l’énergie de guérison se répandre dans son corps. À peine avait-elle recouvré ses esprits qu’elle repoussa sa main. — Dis-moi, as-tu contre-attaqué ? Elle secoua la tête. — Non ? Pourquoi ? — À quoi ç’aurait servi ? — À rien, mais quand ils sont dépassés par le nombre, la plupart des gens contre-attaquent par orgueil. Mais peut-être t’es-tu retenue pour la même raison. Il attendait manifestement une réponse, mais elle détourna le regard et resta muette. — Bien entendu, si tu avais visé un ou deux des novices les plus faibles, ils auraient fini aussi épuisés que toi. Voilà qui aurait pour le moins découragé les autres. Sonea fronça les sourcils. — Mais ils n’avaient pas de boucliers internes. J’aurais pu les blesser ! Il eut un sourire de satisfaction. — C’est la réponse que j’attendais. Pourtant, je crois que la précaution ne suffit pas à expliquer ta répugnance à frapper. Sonea fut prise d’un accès de colère. Une fois encore, il la bousculait, la fouillait pour trouver ses faiblesses. Mais ils n’étaient pas en cours. L’humiliation d’avoir été découverte dans cette situation ne suffisait-elle pas ? Elle voulait qu’il la laisse tranquille ; elle pensa au sujet qui faisait tressaillir la plupart des magiciens. — Seriez-vous aussi prompt à frapper, si vous aviez vu un enfant mourir des mains de magiciens ? Le regard de Yikmo ne flancha pas. Au contraire, il se fit plus acéré. — Ah ! dit-il. Alors, c’est ça. Elle le dévisagea avec consternation. Allait-il aussi lui faire un cours sur la tragédie de la Purge ? Elle sentit la colère monter et sut qu’elle n’allait pas pouvoir se retenir beaucoup plus longtemps. — Bonne nuit, Seigneur Yikmo, dit-elle sans desserrer les dents. Elle se détourna de lui et se dirigea vers le couloir principal. — Sonea ! Reviens. Elle l’ignora. Il l’appela à nouveau, son ton trahissant sa colère. Elle combattit l’épuisement de ses jambes et parvint à presser le pas. En pénétrant dans le couloir, elle sentit sa colère décliner. Il allait lui faire regretter l’impolitesse de son départ, mais pour l’instant, elle n’en avait cure. Tout ce qu’elle voulait, c’était un lit chaud, et dormir plusieurs jours d’affilée. Chapitre 28 UN PLAN SECRET a porte s’ouvrit et Lorlen fut ébloui par la lumière du soleil qui s’y engouffra. Il mit une main devant son visage et suivit Akkarin sur le toit de l’université. — Nous avons de la compagnie, observa Akkarin. Suivant son regard, Lorlen vit une silhouette en robe rouge qui se tenait seule près de la balustrade. — Le seigneur Yikmo. (Lorlen fronça les sourcils.) Balkan a dû lui autoriser l’accès aux toits. Akkarin laissa échapper un grognement de réprobation. — Ce mur est imprégné de tellement d’identités que je me demande pourquoi nous prenons la peine de le fermer. Il alla d’un pas décidé vers le guerrier. Lorlen lui emboîta le pas, de peur qu’Akkarin interdise l’accès du toit à Yikmo. — Balkan ne lui aurait pas autorisé l’accès s’il n’avait pas une grande estime pour lui. — Bien sûr. Notre chef des guerriers sait que ses méthodes d’enseignement ne conviennent pas à tous les novices. Je suis certain qu’il sait que Yikmo essaie de détourner l’attention de ses propres faiblesses. Yikmo ne les avait pas vus arriver. Il se pencha par-dessus la balustrade ; quelque chose, en bas, avait attiré son attention. Il releva la tête quand Akkarin ne fut plus qu’à quelques pas de lui et se redressa à la hâte. — Haut seigneur. Administrateur. — Salutations, seigneur Yikmo, répondit Akkarin prestement. Je ne vous ai encore jamais vu ici. Yikmo secoua la tête. — Je monte rarement – seulement quand j’ai besoin de réfléchir. J’avais oublié à quel point la vue est belle. Lorlen promena son regard sur le domaine et sur la ville qui s’étendait d’un côté. Il baissa les yeux sur les jardins et vit que quelques novices s’étaient réunis dehors pour la pause. La neige recouvrait toujours la terre, mais le soleil commençait à évoquer l’arrivée du printemps. Ils connaissaient bien la novice la plus proche. Sonea était assise sur un siège et avait le nez dans un livre. — La source de ma contemplation, admit Yikmo. — Progresse-t-elle ? demanda Akkarin. — Moins vite que je l’espérais, soupira le guerrier. Elle hésite toujours à frapper. Je commence à comprendre pourquoi. — Ah ? Yikmo fit un drôle de sourire. — Elle est bien trop gentille. — C’est-à-dire ? — Elle a peur de faire mal aux gens – même à ses ennemis. (Yikmo prit un air décidé et fit face au haut seigneur.) La nuit dernière, j’ai trouvé Regin et plusieurs autres novices en train de la tourmenter. Après l’avoir presque épuisée, ils l’ont attaquée avec des éclairs assommants. Lorlen sentit son cœur s’arrêter. — Des éclairs assommants ! siffla-t-il. — Je leur ai rappelé les règles de la Guilde et les ai envoyés dans leurs chambres. Yikmo attendit une réaction du haut seigneur, mais ce dernier resta silencieux. Il fixait Sonea d’un regard si intense que Lorlen se demanda comment elle pouvait ne pas le sentir. — Combien y avait-il de novices ? demanda-t-il. Yikmo regarda dans le vide en repensant à la scène. — Douze ou treize. Je peux en identifier la plupart. Akkarin acquiesça. — Ce ne sera pas nécessaire. Inutile d’attirer l’attention sur cet incident. (Son regard sombre revint sur le guerrier.) Merci de m’en avoir averti, seigneur Yikmo. Yikmo marqua un temps d’arrêt, comme s’il allait ajouter quelque chose, puis il hocha la tête et se dirigea vers la porte. Quand il disparut, Akkarin se remit à observer Sonea. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres. — Douze ou treize. Sa puissance grandit rapidement. Je me souviens d’un novice, dans ma classe, dont le pouvoir augmentait tout aussi vite. Lorlen regarda Akkarin avec attention. Sous les rayons du soleil, le teint pâle du haut seigneur était maladif. Il avait des cernes sous les yeux, mais son regard était acéré. — Il me semble que tu progressais aussi vite que moi, dit Lorlen. — Je me demande souvent si nous aurions autant progressé si nous n’avions pas passé notre temps à essayer d’être meilleur l’un que l’autre. Lorlen haussa les épaules. — Probablement. — Je ne sais pas. Peut-être que notre rivalité nous a été bénéfique. — Nous a été bénéfique ? (Lorlen laissa échapper un petit rire.) T’a été bénéfique à toi. Crois-moi, il n’y avait rien de bon à être l’éternel numéro deux. À côté de toi, j’aurais aussi bien pu être invisible – en tout cas, en ce qui concerne les femmes. Si j’avais su que nous finirions tous deux célibataires, je n’aurais pas été aussi jaloux de toi. — Jaloux ? (Le sourire d’Akkarin s’effaça. Il se détourna pour regarder l’horizon.) Non. Ne sois pas jaloux. Sa réponse avait été si faible que l’administrateur se demanda s’il ne l’avait pas imaginée. Lorlen ouvrit la bouche pour demander pourquoi il ne devait pas être jaloux, mais le regard d’Akkarin s’était porté sur la tour d’observation en ruine. — Où en sont les plans de Davin pour l’observatoire ? Lorlen écarta ses interrogations avec un soupir et il se reconcentra sur les questions liées à la Guilde. Au début de l’après-midi, Dannyl et Tayend avaient laissé la dernière bicoque des faubourgs de Capia derrière eux. Les collines étaient couvertes de carrés de différents verts indiquant des exploitations agricoles et des vergers. De temps à autre, des zones de terre retournée ajoutaient une touche de brun-rouge à ce tableau. Leurs chevaux avançaient à un train confortable. Des serviteurs étaient partis en avant pour annoncer leur arrivée à leur première étape, la maison de la sœur de Tayend. Dannyl prit une grande inspiration et laissa échapper un soupir de contentement. — C’est bon de repartir sur les routes, non ? dit Tayend. Surpris, Dannyl le dévisagea. — On dirait que tu t’en réjouis ! — Et pourquoi pas ? — Je croyais que notre dernier périple t’avait dégoûté. Tayend haussa les épaules. — Nous avons eu quelques expériences déplaisantes, mais tout n’a pas été négatif. Cette fois-ci, nous restons en Elyne… et sur la terre ferme. — Je suis sûr que nous tomberons sur un lac ou une rivière avec des bateaux à louer, si tu trouves que notre voyage manque d’aventures. — Fouiner dans la bibliothèque des autres, voilà une aventure qui devrait me combler, répondit Tayend avec assurance. (Il regarda l’horizon en plissant les yeux.) Je me demande lequel de ces dems possèdent les livres que nous cherchons. — Peut-être aucun. (Dannyl haussa les épaules.) Pour autant que nous le sachions, Akkarin a pu aller voir un dem d’une autre région et voyager dans les montagnes pour une tout autre raison. — Mais où s’est-il rendu, par la suite ? (Tayend jeta un coup d’œil à Dannyl.) Voilà ce qui m’intrigue le plus. Nous savons qu’Akkarin est allé dans les montagnes. Après, il n’est fait aucune mention de lui, ni dans les archives de la ville, ni dans les souvenirs des gens. Je ne crois pas qu’il a pu revenir à Capia en secret et il s’est passé plusieurs années avant qu’il retourne à la Guilde. Est-il resté dans les montagnes pendant tout ce temps ? Est-il allé au nord ou au sud ? Ou bien les a-t-il traversées ? — Pour atteindre le Sachaka ? — Ce serait logique. L’Empire sachakanien n’était pas encore assez vieux pour qu’on le qualifie d’« ancien », mais c’était tout de même une société hautement magique – et il y a peut-être trouvé des références à des cultures encore plus anciennes. — Nos bibliothèques regorgent d’informations sur l’empire, dit Dannyl. Mais je doute qu’il reste grand-chose à découvrir au Sachaka. Ce que la Guilde n’a pas pris, à la fin de la guerre, elle l’a détruit. Tayend leva les sourcils. — Comme c’était gentil de sa part… Dannyl haussa les épaules. — C’était une autre époque. La Guilde venait d’être créée, et après les horreurs de la guerre, les magiciens étaient déterminés à empêcher qu’il y en ait une autre. Ils savaient que s’ils permettaient aux magiciens sachakaniens de conserver leur connaissance de la magie, les guerres punitives ne cesseraient jamais entre les deux pays. — Donc, ils ont laissé un désert derrière eux. — En partie. Au-delà du désert, il reste des terres fertiles, des fermes et des villes. Et Arvice, la capitale. Tayend fronça les sourcils. — Tu crois que c’est là qu’Akkarin est allé ? — Je n’ai jamais entendu personne le dire. — Mais s’il a visité le Sachaka, pourquoi la-t-il gardé pour lui ? (Tayend réfléchit un moment.) Peut-être est-il embarrassé d’admettre qu’il a passé toutes ces années à fouiller en vain l’Empire sachakanien. À moins… (Il sourit.) À moins qu’il ait passé toutes ces années à se la couler douce. Ça, ce serait embarrassant. Ou alors il a fait quelque chose que la Guilde n’approuverait pas. Ou il est tombé amoureux d’une jeune Sachakanienne, l’a épousée et a fait vœu de ne jamais revenir, mais alors elle est morte – ou elle l’a abandonné – et… — Ne nous emportons pas, Tayend. L’érudit sourit à nouveau. — Ou peut-être est-il tombé amoureux d’un jeune Sachakanien, s’est fait prendre et a été expulsé du pays. — C’est du haut seigneur que tu parles, Tayend de Tremmelin, le reprit Dannyl. — Cette suggestion t’offense ? Il y avait du défi dans son ton. Dannyl le regarda droit dans les yeux. — Je fouille peut-être son passé pour mes recherches, Tayend, mais cela ne signifie pas que je n’ai pas de respect pour l’homme ou pour le titre. S’il devait être offensé ou si sa position devait être menacée par des rumeurs, je refuserais de me prêter au jeu. — Je vois. Tayend se calma et baissa les yeux sur ses rênes. — Mais de toute façon, poursuivit Dannyl, ce que tu suggères est impossible. Tayend lui adressa un sourire sournois. — Comment peux-tu en être aussi sûr ? — Parce qu’Akkarin est un puissant magicien. Les Sachakaniens, l’expulser ? Ah ! C’est peu probable ! L’érudit ricana et secoua la tête. Il ne dit rien pendant un moment, puis il fronça les sourcils. — Que ferons-nous si nous apprenons qu’Akkarin est allé au Sachaka ? Ferons-nous de même ? — Hmmm… (Dannyl se retourna pour regarder la route qu’ils avaient parcourue ; Capia avait disparu derrière les collines ondoyantes.) Ça dépendra du temps que me prendront mes obligations d’ambassadeur de la Guilde. En entendant Errend se plaindre de l’imminence de son tour bisannuel du pays, Dannyl lui avait proposé de prendre sa place. Il s’était dit que ce serait l’occasion idéale de quitter Capia et de continuer ses recherches sans que l’on pense qu’il manquait à ses devoirs. Errend était ravi. Dannyl avait appris avec consternation qu’il devrait visiter absolument tout le pays, que l’on attendait de lui qu’il passe des semaines dans des endroits sans bibliothèques et qu’il ne partirait qu’en été. Impatient de commencer, il avait convaincu Errend d’avancer le voyage ; cependant, il n’y avait aucun moyen de contourner la moindre destination au programme. — Qu’es-tu censé faire, au juste ? demanda Tayend. — Me présenter aux dems qui vivent à la campagne, inspecter les magiciens et vérifier le potentiel magique des enfants que le roi compte envoyer à la Guilde. J’espère que tu ne vas pas trouver tout cela trop ennuyeux. Tayend haussa les épaules. — J’ai l’occasion de fureter dans des bibliothèques privées. Ça vaut bien dix voyages. Et puis je vais pouvoir voir ma sœur. — À quoi ressemble-t-elle ? Le visage de Tayend s’illumina. — Elle est merveilleuse. Je pense qu’elle avait compris qui j’étais bien avant moi. Tu vas l’aimer, je crois, même si son côté direct est assez déconcertant. (Il pointa le doigt devant eux.) Tu vois cette rangée d’arbres, sur la colline. C’est là que commence le chemin qui mène à sa propriété. Accélérons. Je ne sais pas pour toi, mais moi, j’ai faim ! Au moment où Tayend donnait l’ordre à son cheval de passer au trot, Dannyl sentit son propre estomac gargouiller. Il regarda les arbres que Tayend avait montrés et éperonna les flancs de sa monture. Ils quittèrent bientôt la route en passant sous une arche de pierre et ils chevauchèrent en direction d’un manoir de campagne, au loin. En retournant à la bibliothèque après sa leçon du soir, Sonea remarqua les poches sous les yeux de Tya. — Êtes-vous restée tard, la nuit dernière, ma dame ? La femme acquiesça. — J’y suis obligée les jours de livraison. Il n’y a aucun autre moment pour les ranger. (Elle bâilla puis sourit.) Merci de rester pour m’aider. Sonea haussa les épaules. — Ces boîtes sont-elles aussi pour la bibliothèque des magiciens ? — Oui. Rien de très excitant. Encore des manuels. Elles ramassèrent une pile de boîtes chacune et partirent les ranger. Le seigneur Jullen écarquilla les yeux lorsqu’il vit Sonea pénétrer dans la bibliothèque à la suite de Tya. — Alors, tu t’es trouvé une assistante, remarqua-t-il. Je croyais que Lorlen avait refusé ta requête. — Sonea s’est proposée d’elle-même. — Ne devrais-tu pas être en train d’étudier, Sonea ? Je crois que la novice du haut seigneur a mieux à faire que de porter des caisses. Gardant une expression neutre, Sonea regarda autour d’elle. — Connaissez-vous meilleur endroit pour passer mon temps libre, seigneur ? Le coin de sa bouche se pinça, puis il renifla. — Tant qu’il s’agit vraiment de temps libre. (Il s’adressa à Tya :) Je vais me retirer. Bonne nuit. — Bonne nuit, seigneur Jullen, répondit la magicienne. Lorsque le vieil homme strict fut parti, Tya alla vers la réserve. Sonea ricana. — Je crois qu’il est jaloux. — Jaloux ? (Tya se tourna et lui adressa un regard dubitatif.) De quoi ? — Vous avez une assistante. La novice du haut seigneur, pas moins. La bibliothécaire leva un sourcil. — Tu te donnes beaucoup d’importance. Sonea grimaça. — Je n’ai pas choisi. Mais je parierais que ça irrite Jullen que quelqu’un se porte volontaire pour vous assister. La bouche de Tya se crispa, comme si elle essayait de ne pas rire. — Alors, dépêche-toi. Si tu veux servir à quelque chose, ne reste pas plantée là à faire des suppositions. Sonea la suivit dans la réserve, posa ses boîtes sur un coffre et commença à les ouvrir. Elle essaya de résister à la tentation de regarder l’armoire pleine de cartes et de vieux livres et s’efforça de se concentrer sur le rangement. Tya s’arrêta plusieurs fois pour bâiller. — Mais jusqu’à quelle heure êtes-vous restée la nuit dernière ? demanda Sonea. — Jusqu’à pas d’heure, admit Tya. — Pourquoi ne me laissez-vous pas m’occuper de ça ? Tya lui lança un regard incrédule. — Tu débordes vraiment d’énergie, Sonea, soupira-t-elle. Je ne devrais pas te laisser ici toute seule – et puis tu vas être enfermée. Je vais devoir revenir t’ouvrir. Sonea haussa les épaules. — Je sais que vous n’allez pas m’oublier. (Elle regarda les livres.) Je peux être utile ici, mais pas sur le travail de référencement. Vous pourriez retourner le finir. Tya acquiesça lentement. — Très bien. Je reviendrai te chercher dans une heure. (Elle sourit.) Merci, Sonea. La jeune fille suivit la bibliothécaire jusqu’à la porte et la regarda s’éloigner. Elle sentit son excitation grandir à mesure que le bruit des pas de Tya diminuait. Elle se tourna et contempla la bibliothèque. L’air était chargé de poussière ; le globe de lumière de Sonea la teintait de jaune. Les rayonnages disparaissaient dans l’ombre, comme s’ils s’étiraient à l’infini. Se souriant à elle-même, Sonea retourna dans la réserve et empila les manuels aussi vite que possible. Consciente qu’elle ne disposait que d’une heure, elle compta les minutes. Une fois les boîtes vides, elle les abandonna et alla devant l’armoire. Elle inspecta la serrure, à la fois avec ses yeux et avec son esprit. Tya avait parlé d’un verrou, et il était logique qu’une réserve de connaissances aussi importante soit protégée magiquement. Ses recherches lui donnèrent raison. Bien que le verrou physique ne fût pas plus complexe que tous ceux qu’elle avait crochetés jusque-là, elle ne savait pas s’il était possible de déjouer le verrou magique. Et même si elle y parvenait, son intervention serait peut-être détectable, de même que le coupable serait peut-être identifiable. Lorsque Cery lui avait appris à crocheter les serrures, il lui avait dit de toujours commencer par chercher une autre solution. Il y avait parfois plus rapide que le crochetage. Elle examina la porte à la recherche de gonds et jura à voix basse en voyant qu’ils étaient à l’intérieur de l’armoire. Elle étendit son inspection, examinant chaque joint, chaque arête avec minutie. L’armoire avait beau être vieille, elle était solide et bien faite. Sonea eut une moue pensive. Elle alla chercher une chaise, grimpa dessus pour voir le dessus du meuble. Là non plus, il n’y avait aucune faiblesse. Elle soupira et descendit de son perchoir. Il ne restait que le fond et le bas de l’armoire. Elle allait devoir la soulever magiquement et se glisser dessous pour l’examiner. Elle avait suffisamment récupéré de l’épuisement de la nuit précédente pour suivre ses cours, mais elle n’était pas certaine de pouvoir soulever le meuble et le maintenir en position. Tenait-elle tellement à cette carte ? Elle regarda les livres et les parchemins à travers la vitre. Tout ce qui la séparait d’une occasion d’échapper à Regin, c’était une mince épaisseur de verre et de fil de fer. Frustrée, elle se mordit la lèvre. C’est alors qu’elle remarqua quelque chose de bizarre dans le fond de l’armoire : deux lignes couraient le long du bois ; elles étaient trop rectilignes pour être des fissures naturelles. L’arrière de l’armoire n’était manifestement pas composé d’une seule grande plaque de bois. Elle se baissa un peu pour voir si les lignes allaient jusqu’en bas. Ce n’était pas le cas. Elle se déplaça sur le côté de l’armoire et examina l’espace étroit entre le fond du meuble et le mur. Elle créa un globe minuscule pour l’éclairer et vit quelque chose d’étrange. Un objet de la taille d’un manuel mais en bois était coincé entre le mur et l’armoire. Elle recula d’un pas, prit une grande inspiration et entoura l’armoire de ses pouvoirs. Elle fit attention à ce que sa magie ne touche pas celle du verrou. Exerçant sa volonté avec toute la finesse dont elle était capable, elle souleva le meuble. Il se balança légèrement en s’élevant. Les yeux plissés par la concentration, elle le fit pivoter comme une porte et le reposa avec délicatesse. Apeurées, quelques farens décampèrent de leur toile. Sonea relâcha l’air de ses poumons et s’aperçut que son cœur battait à toute vitesse. Si l’on découvrait ce qu’elle était en train de faire, elle aurait des problèmes à n’en plus finir. Elle regarda à travers la vitre et fut soulagée de constater que le contenu de l’armoire n’avait pas bougé. Elle contourna le meuble et vit que l’objet qu’elle avait repéré n’était qu’une petite peinture. Elle regarda le fond de l’armoire et retint son souffle, étonnée. On avait découpé un petit rectangle dans le fond de l’armoire. Elle passa les ongles dans la fissure, le morceau de bois glissa facilement et révéla des rouleaux de parchemin et quelques livres. Le rythme de son cœur s’accéléra encore. Elle hésita ; elle avait peur de mettre la main à l’intérieur. Cette trappe avait bien été creusée par quelqu’un. Avait-elle toujours été là ? Ou l’avait-on découpée pour se servir discrètement dans le meuble ? Ses sens ne détectèrent aucune barrière à l’entrée, ni aucune sorte de magie. Elle glissa une main et sortit délicatement l’un des parchemins. C’était un plan des quartiers des magiciens. Elle le regarda en détail mais ne décela aucun passage secret. Elle le rangea et en prit un autre. Cette fois-ci, c’était un plan des quartiers des novices. Là non plus, il n’y avait pas le moindre passage secret. Quand elle vit que le troisième parchemin était une carte de l’université, son pouls s’accéléra. Malheureusement, il ne recelait rien de mystérieux ou d’inhabituel. Déçue, Sonea était sur le point de le remettre en place lorsque quelque chose attira son attention. Un bout de papier dépassait d’entre les pages d’un vieux livre. Curieuse, elle sortit l’ouvrage. « Les Magies du monde », lut-elle à haute voix. C’était l’un des premiers textes que l’on étudiait en histoire. Sous le titre était écrit « exemplaire du haut seigneur » à l’encre rouge passée. Elle fut prise d’un frisson. Elle eut tout à coup envie de ranger le livre, de remettre l’armoire en place et de quitter la bibliothèque au plus vite. Elle reprit sa respiration et écarta ses craintes. La bibliothèque était fermée. Même si Jullen ou Tya revenaient, elle les entendrait arriver. Elle devrait faire vite, mais elle arriverait à tout remettre en état avant qu’ils entrent dans la réserve. Elle ouvrit le livre à l’endroit où se trouvait le morceau de papier, examina les pages, et reconnut certains extraits du texte. Rien ne permettait d’expliquer le marque-page. Elle haussa les épaules et le reposa sur la page. Elle sursauta. Trois minuscules cartes de l’université – une par niveau – avaient été dessinées à la main sur le bout de papier. Elle les examina de près et ressentit un frisson d’excitation. Sur les autres cartes qu’elle avait vues, les murs étaient d’épais traits noirs. Sur celles-ci, ils étaient creux et des portes étaient indiquées là où, à sa connaissance, il n’y en avait pas. Entre les murs, on avait fait de drôles de petites croix. La troisième carte, celle du rez-de-chaussée, représentait des passages dessinant une véritable toile de faren hors des murs de l’université. Elle l’avait trouvée ! La carte des passages sous l’université. Ou plus exactement, la carte des passages à travers l’université. Elle prit le papier et recula. Quelqu’un le remarquerait-il, si elle l’emportait ? Peut-être valait-il mieux en faire une copie. De combien de temps disposait-elle ? Serait-elle capable de mémoriser le plan ? Elle suivit les passages des yeux. Elle remarqua un petit symbole dessiné sur un mur intérieur, juste à côté de la bibliothèque des magiciens. En y regardant de plus près, elle s’aperçut que c’était le mur devant lequel elle se tenait que le symbole indiquait… Elle fixa la peinture pendue au mur derrière l’armoire. Pourquoi accrocher un tableau derrière une armoire ? Elle saisit le cadre, le souleva et retint son souffle. Un trou carré bien net était creusé dans le mur. Elle regarda dedans et vit le carré de lumière projeté par l’ouverture se découper sur un mur de l’autre côté, à portée de bras. Elle lâcha précipitamment le tableau. Son cœur battait très fort. Cela ne pouvait être une coïncidence. La personne qui avait pratiqué cette ouverture l’avait fait pour atteindre l’armoire. Cela pouvait dater de plusieurs siècles, ou être beaucoup plus récent. Elle regarda à nouveau la carte et comprit qu’elle ne parviendrait pas à la mémoriser. À présent qu’elle savait que quelqu’un était susceptible de s’apercevoir que le plan n’était plus dans l’armoire, elle n’osait plus l’emporter. Mais elle ne pouvait pas non plus repartir les mains vides. Elle n’aurait peut-être jamais d’autre occasion d’accéder au contenu de ce meuble. Elle courut jusqu’au bureau du seigneur Jullen, prit une mince feuille de papier, une plume et un flacon d’encre. Elle posa la feuille sur la carte et la décalqua aussi vite que possible. Elle avait la bouche sèche et sa respiration était irrégulière. Elle eut l’impression que cela durait trop longtemps ; pourtant, elle parvint à terminer son plan. Elle le plia et le rangea dans une poche de sa robe. C’est alors qu’elle entendit des bruits de pas se rapprochant de la bibliothèque. Elle jura en silence, nettoya hâtivement la plume de Jullen et la remit à sa place. Elle retourna dans la réserve au pas de course, remit la carte dans le livre et replaça ce dernier sur son étagère. En fixant le panneau de bois derrière l’armoire, elle entendit les pas marquer une pause sur le seuil de la bibliothèque. Elle s’écarta du mur et se concentra sur le meuble. Du calme ! Elle prit sa respiration, souleva l’armoire et la fit pivoter contre le mur. La porte de la bibliothèque claqua. — Sonea ? Elle s’aperçut qu’elle tremblait ; elle préféra donc ne pas faire confiance à sa voix. — Mmm ? répondit-elle. Tya apparut à la porte de la réserve. — As-tu terminé ? Sonea acquiesça et ramassa les boîtes vides. — Je suis désolée, j’ai été longue. (Tya fronça les sourcils.) Tu as l’air un peu… perturbée. — C’est un peu effrayant, ici, quand on est toute seule, admit Sonea. Mais maintenant, ça va. Tya sourit. — En effet, ça peut faire un peu peur. Mais grâce à toi, nous avons fini, et nous allons enfin pouvoir aller nous coucher. En emboîtant le pas à Tya pour quitter la bibliothèque, Sonea posa une main sur la poche où elle avait caché sa carte. Elle sourit. Chapitre 29 UNE RÉVÉLATION onea prit son courage à deux mains et entra dans la salle d’entraînement de Yikmo. Les yeux baissés, elle s’arrêta dès qu’elle fut à l’intérieur. — Seigneur, commença-t-elle. Je suis désolée de vous avoir désobéi, l’autre soir. Vous m’avez aidée, et j’ai été impolie en retour. Yikmo resta coi un instant, puis il rit. — Tu n’as pas à t’en excuser, Sonea. Elle releva la tête et fut soulagée de le voir sourire. Il désigna une chaise ; elle s’assit docilement. — Il faut que tu comprennes que c’est mon métier, Sonea. Je prends des novices qui ont des difficultés en maîtrise du combat, et je trouve l’origine de ces difficultés. Et dans tous les cas, à part le tien, les élèves accueillent mon aide de bonne grâce. Quand ils comprennent que je vais réveiller des problèmes personnels qui peuvent être la cause de leur trouble, ils ont le choix : soit ils acceptent mes méthodes, soit ils se trouvent un autre professeur, soit ils choisissent une autre discipline. » Mais toi ? Tu es là parce que ton tuteur le veut. (Il la regarda dans les yeux.) Ai-je raison ? Sonea acquiesça. — Il est difficile d’aimer ce à quoi on n’est pas bon. Franchement, veux-tu t’améliorer dans cette discipline, Sonea ? Elle haussa les épaules. — Oui. Les yeux de Yikmo s’étrécirent. — Je te soupçonne de répondre ce que je veux entendre, Sonea. Je ne le répéterai pas à ton tuteur, si c’est de ça que tu as peur. Je ne te déconsidérerai pas si tu me dis que tu n’en as pas envie. Réfléchis bien à ma question. Veux-tu vraiment maîtriser cet art ? Elle détourna les yeux et pensa à Regin et ses partisans. Peut-être que si l’enseignement de Yikmo l’aidait à se défendre… mais face à autant de novices, à quoi pouvaient bien servir la compétence et la stratégie ? Y avait-il une autre raison qui pourrait la pousser à progresser ? Elle n’avait que faire de l’approbation du haut seigneur – et même si elle devenait aussi forte que Yikmo ou Balkan, elle n’aurait jamais la puissance nécessaire pour affronter Akkarin. Mais la Guilde finirait peut-être par découvrir la vérité sur lui. Ce jour-là, elle voulait pouvoir prêter main-forte aux mages. Ils auraient plus de chances de le battre si elle progressait aussi en maîtrise du combat. Elle se redressa sur sa chaise. Oui, voilà une bonne raison de s’améliorer dans cette discipline. Même si elle n’aimait pas les cours de combat, elle devait apprendre un maximum de choses pour aider un jour la Guilde à déboulonner Akkarin. Ses yeux revinrent sur Yikmo. — S’il est difficile d’aimer ce à quoi on n’est pas bon, aimerai-je davantage la maîtrise du combat en progressant ? Le guerrier lui adressa un grand sourire. — Oui, je te le promets. Mais par moments, tu ne l’aimeras plus. Nous subissons tous une défaite de temps en temps, et je ne connais personne qui aime ça. (Il marqua une pause et son expression s’apaisa.) Mais pour commencer, nous avons des difficultés à surmonter. Tu as beaucoup de faiblesses à dépasser, et ce que tu as vu pendant la Purge est la cause de nombre de tes problèmes. La peur de tuer explique ta réticence à frapper et savoir que tu es la plus puissante te rend encore plus prudente. Tu dois apprendre à te faire confiance. Tu dois apprendre les limites de tes forces, ainsi que le Contrôle – et j’ai imaginé quelques exercices pour t’aider dans ce sens. Cet après-midi, l’arène est à toi. Sonea le regarda avec étonnement. — L’arène ? — Oui. — Pour moi toute seule ? — Rien que pour toi – et pour ton professeur, bien sûr. (Il fit un pas en direction de la porte.) Allons, viens. Elle se leva et le suivit dans le couloir. — L’arène n’est-elle pas utilisée tous les jours pour les autres cours ? — Si, répondit Yikmo. Mais j’ai convaincu Balkan de trouver autre chose pour occuper sa classe cet après-midi. (Il la regarda en souriant.) Une activité amusante qui les emmènerait hors du domaine de la Guilde, afin que ton intrusion ne les dérange pas. — Que font-ils ? Il ricana. — Ils dégagent les rochers d’une ancienne carrière en les faisant exploser. — Quel enseignement vont-ils en tirer ? — Ils vont apprendre à respecter la puissance destructrice de leurs pouvoirs. (Il haussa les épaules.) Ça devrait aussi les aider à se rappeler qu’ils peuvent gravement endommager les lieux environnants en se battant hors de l’arène. Ils débouchèrent dans le couloir principal et prirent la direction de l’escalier arrière. En quittant l’université pour s’engager sur le chemin de l’arène, Sonea leva les yeux et regarda les fenêtres du bâtiment. Elle ne vit personne, mais elle fut soudain consciente que son cours « privé » n’allait pas être si privé que cela. Ils descendirent vers le portail de l’arène, traversèrent l’obscurité et ressortirent au soleil. Yikmo pointa le doigt vers les quartiers des guérisseurs. — Tire sur la barrière. Elle eut l’air interloquée. — Je… tire, c’est tout ? — Oui. — Avec quoi ? Il balaya la question de la main. — Comme tu veux. Peu importe. Tire. Elle prit une grande inspiration, se concentra et envoya une langue de feu sur le bouclier invisible. Au moment de l’impact, des centaines de petits fils d’énergie ondulèrent entre les flèches courbes de l’arène. Un petit tintement résonna dans l’air. — Frappe encore, mais plus fort. Cette fois, des éclairs recouvrirent toute la surface de la barrière en forme de dôme. Yikmo acquiesça en souriant. — Pas mal. Maintenant, mets-y toute ton énergie. La magie transperça la novice et irradia d’elle. C’était une sensation excitante. Le bouclier crépita sous l’effet des éclairs. Yikmo laissa échapper un rire satisfait. — Maintenant, de toutes tes forces, Sonea. — Je crois que c’était mon maximum. — Moi, je ne crois pas. Imagine que tout ce qui compte pour toi dépende d’un gigantesque effort. Ne te retiens pas. Elle acquiesça et imagina Akkarin devant la barrière. Elle se représenta Rothen, à côté d’elle et en proie aux pouvoirs immenses du haut seigneur. Ne te retiens pas, pensa-t-elle en laissant jaillir la magie. La barrière de l’arène brilla si fort que Sonea dut se protéger les yeux. Le tintement de l’air n’était pas plus fort, mais il faisait vibrer ses tympans. Yikmo exultait en silence. — Voilà qui est mieux ! Maintenant, recommence. Elle le regarda. — Encore ? — Plus fort, si tu peux. — Mais la barrière de l’arène ? Il rit. — Il en faudrait bien plus pour la briser. Les magiciens la renforcent depuis des siècles. Je veux que les montants soient chauffés au rouge d’ici la fin du cours, Sonea. Continue. Frappe encore. Après quelques langues de feu supplémentaires, elle s’aperçut qu’elle commençait à s’amuser. Bien qu’attaquer la barrière ne représentât pas un grand défi, c’était un soulagement de pouvoir frapper sans précautions ni restrictions. Cependant, chaque tir était plus faible que le précédent, et bientôt, elle ne pouvait plus envoyer que de petites vagues de lumière. — Ça ira, Sonea. Je ne veux pas que tu t’endormes au milieu de ton prochain cours. (Il l’interrogea du regard.) Qu’as-tu pensé de cette leçon ? Elle sourit. — C’était moins dur que d’habitude. — Ça t’a plu ? — Je crois. — De quelle manière ? Elle fronça les sourcils, puis réprima un sourire. — C’est comme… de voir à quelle vitesse j’arrive à courir. — Autre chose ? Elle ne pouvait pas lui dire qu’elle s’était imaginée en train de réduire Akkarin en cendres. Mais il avait remarqué son hésitation. Quelque chose de similaire, peut-être ? Elle le regarda avec malice. — C’est comme de jeter des cailloux sur un magicien. Il leva les sourcils. — Vraiment ? (Il se tourna et lui fit signe de le suivre vers le portail.) Aujourd’hui, nous avons testé tes limites, mais d’une manière qui ne nous permet absolument pas d’évaluer ta force en combat contre quelqu’un. Ce sera notre prochaine étape. Quand tu sauras combien d’énergie tu peux dépenser sans risque, alors tu n’hésiteras plus avant de frapper. Il s’arrêta. — Voici deux jours que Regin t’a épuisée. Étais-tu fatiguée, hier ? — Un peu, le matin. Il hocha lentement la tête. — Va te coucher tôt, ce soir, si tu peux. Tu auras besoin de tes forces, demain. — Alors, que penses-tu de ma sœur ? En voyant le large sourire de Tayend, Dannyl rit. — Rothen dirait qu’elle a son franc-parler. — Ah ! fit Tayend. C’est peu de le dire. Mayrie de Porreni était aussi quelconque que son frère était beau, bien qu’ils fussent tous deux minces, avec des os fins. Elle avait des manières directes et un humour audacieux qui la rendaient aimable. Le domaine de son mari produisait des chevaux, des récoltes et du vin recherchés dans toutes les Terres Alliées. Ils habitaient un grand manoir à un étage. Après dîner, Tayend avait pris une bouteille de vin et des verres et avait conduit Dannyl sous la véranda qui faisait tout le tour de la maison. Des chaises y étaient installées pour profiter de la vue sur les vignes. — Alors, où est son mari Orrend ? demanda Dannyl. — À Capia. Mayrie s’occupe de tout, ici. Il ne vient lui rendre visite que quelques fois par an. (Il regarda Dannyl et baissa la voix.) Ils ne s’entendent pas très bien. Père l’a mariée à une personne qu’il estimait lui convenir. Mais comme toujours, la Mayrie qu’il a en tête est très différente de ce qu’elle est dans la réalité. Dannyl acquiesça. Il avait remarqué la tension de leur hôtesse, lorsque l’un de ses convives avait évoqué le nom de son mari. — Vois-tu, l’homme qu’elle aurait choisi si son mariage n’avait pas été arrangé aurait été une erreur encore plus grosse, ajouta Tayend. Aujourd’hui, elle l’admet volontiers. (Il soupira.) J’attends toujours que père me choisisse une femme bien désastreuse. Dannyl fronça les sourcils. — Il en est encore là ? — Sans doute. (L’érudit joua un moment avec son verre, puis il releva sèchement la tête.) Je ne te l’ai encore jamais demandé, mais as-tu quelqu’un qui t’attend en Kyralie ? — Moi ? (Dannyl secoua la tête.) Non. — Aucune dame ? Pas de petite amie ? (Il avait l’air surpris.) Pourquoi ? Dannyl haussa les épaules. — Je n’ai jamais eu le temps. Je suis trop occupé. — À quoi faire ? — Mes expériences. — Et ? Le magicien rit. — Je ne sais pas. Quand j’y repense, je me demande à quoi j’ai passé mon temps. Certainement pas à aller à ces rassemblements de la cour qui semblent être faits pour se trouver une femme ou un mari. On n’y trouve pas le genre de femmes qui m’intéresse. — Et c’est quoi, le genre de femmes qui t’intéresse ? — Je ne sais pas, avoua Dannyl. Je n’en ai jamais rencontré qui m’intéresse suffisamment. — Et ta famille ? Elle n’a pas essayé de te trouver une femme qui te convenait ? — Si, ils ont essayé il y a des années. (Il soupira.) Elle était plutôt gentille, et je comptais accepter de me marier pour faire plaisir à ma famille. Mais un jour, j’ai compris que je ne pouvais pas, que je préférais rester seul et sans enfants plutôt qu’épouser une personne que je n’aimais pas. Il me semblait plus cruel de l’épouser que de refuser. Tayend leva les sourcils. — Mais comment t’en es-tu sorti ? Je croyais que les pères kyraliens arrangeaient le mariage de leurs enfants. — C’est vrai, répondit Dannyl avec un petit rire, mais l’un des privilèges des magiciens est de refuser un mariage arrangé. Je n’ai pas refusé directement ; j’ai trouvé un moyen de persuader mon père de changer d’avis. Je savais qu’elle admirait un autre jeune homme, alors je me suis assuré que certains événements se produisent afin que tout le monde soit convaincu qu’il ferait un meilleur mari pour elle. J’ai joué le rôle de l’amoureux déçu, et les gens ont été désolés pour moi. Elle est très heureuse, à ce qu’on m’a dit, et elle a eu cinq enfants. — Et ton père n’a jamais réessayé de t’arranger un mariage ? — Non. Il a décidé que… comment a-t-il dit, déjà… si je voulais être différent, il me laisserait tranquille tant que je ne déshonorerais pas la famille en me choisissant une servante mal née. Tayend soupira. — Dans cette affaire, on dirait que tu n’as pas simplement gagné le droit de choisir ta femme. Mon père n’a jamais accepté mes choix. En partie parce que je suis son seul fils, alors il a peur que je ne laisse pas d’héritier. Mais il désapprouve mes… euh… mes inclinations. Il croit que je m’obstine à aimer les choses perverses, comme s’il était seulement question de plaisir physique. (Il fronça les sourcils et vida son verre.) Ce n’est pas cela, au cas où tu te posais la question. Du moins pas en ce qui me concerne. Mes… certitudes sur ce qui est juste et naturel pour moi sont au moins aussi fortes que ses certitudes sur ce qui est juste et naturel pour un homme. J’ai lu des livres sur des époques et des lieux où c’était aussi ordinaire qu’être… je ne sais pas, moi, musicien ou épéiste. Je… je divague, là, non ? Dannyl sourit. — Un peu. — Désolé. — Ne t’excuse pas. Nous avons tous besoin de divaguer un peu, de temps en temps. Tayend acquiesça en riant. — En effet. (Il soupira.) Bon, assez prêché pour aujourd’hui. Ils contemplèrent les champs éclairés par la lune et le silence s’installa confortablement entre eux. Soudain, Tayend retint sa respiration. Il se leva d’un bond et courut à l’intérieur, non sans tituber un peu à cause du vin. Se demandant ce qui avait poussé son ami à partir aussi subitement, Dannyl pensa le suivre mais se ravisa et décida d’attendre qu’il revienne. Au moment où il se versait un autre verre, Tayend réapparut. — Regarde ça. L’érudit étala un dessin du tombeau sur les genoux de Dannyl et ouvrit un grand livre sur les pages duquel était représentée une carte des Terres Alliées et des pays environnants. — Qu’est-ce que je regarde, au juste ? demanda Dannyl. Tayend désigna une rangée de glyphes en haut du dessin. — Ces signes parlent d’un lieu – celui dont est originaire la femme. Il tapota un glyphe en particulier : un croissant de lune et une main entourés d’un carré aux angles arrondis. — Je ne connaissais pas la signification de ce glyphe-là, mais il m’était familier, et ça m’a pris un moment pour trouver ce qu’il me rappelait. À la Grande Bibliothèque, il y a un livre qui est si vieux que les pages tombent en poussière quand on les manipule trop vivement. Il appartenait à un magicien, il y a des siècles. Il s’appelait Ralend de Kemori et régnait sur une partie de l’Elyne avant l’unification du pays. Dans ce livre, les visiteurs écrivaient leur nom et leur titre, ainsi que les raisons de leur visite – bien que presque tout le registre soit rédigé de la même main, ce qui me conduit à penser qu’il louait les services d’un scribe pour noter les noms de ceux qui ne savaient pas écrire. » L’une des pages comportait un signe similaire. Je m’en souviens parce qu’il était fait au tampon, pas à la plume. Et il était en rouge – un peu effacé mais tout de même visible. À côté, le scribe a écrit : « roi de Charkan ». » Maintenant, on peut raisonnablement penser que la femme dans le tombeau venait du même endroit – le glyphe ressemble trop au tampon pour que ce ne soit pas le cas. Mais où se trouve cet endroit nommé « Charkan » ? (Tayend fit un grand sourire et tapota la carte.) Ceci est un vieil atlas qui appartenait à l’arrière-grand-père d’Orrend. Regarde bien. Dannyl prit le livre et rapprocha son globe de lumière. Le doigt de Tayend indiquait un mot minuscule et un dessin. — « Shakan Dra », lut Dannyl. — J’aurais pu le rater, sans ce croissant de lune et cette main. Dannyl regarda le reste de la carte et cligna les yeux de surprise. — C’est une carte de Sachaka, s’exclama-t-il. — Oui. Les montagnes. C’est difficile à dire sans plus de précisions, mais je serais prêt à parier vingt pièces d’or que Shakan Dra est près de la frontière. Tu penses la même chose que moi, à propos d’une certaine personne dont je tairai le nom et qui a fait un voyage dans ces montagnes il y a quelques années ? Dannyl acquiesça. — Oui. — Je crois que nous avons une nouvelle destination à explorer. — Mais nous devons suivre l’itinéraire prévu, lui rappela Dannyl. (Il n’aimait pas beaucoup l’idée d’aller au Sachaka ; connaissant l’histoire du pays, il ne savait pas comment les habitants l’accueilleraient.) En plus, le Sachaka ne fait pas partie des Terres Alliées. — Cet endroit n’est pas très loin de la frontière. À pas plus d’un jour de voyage. — Je ne sais pas si nous avons le temps. — On peut retourner à Capia avec un peu de retard. Je ne crois pas qu’on nous poserait des questions si nous n’arrivions pas le jour prévu. — S’il ne s’agit que de quelques jours, peut-être. (Dannyl dévisagea son ami.) Mais je pensais que tu ne voulais pas retarder ton retour. Tayend haussa les épaules. — Pourquoi pas ? — N’y a-t-il pas quelqu’un qui attend que tu reviennes ? — Non. À moins que tu veuilles dire le bibliothécaire Irand ? Il ne s’inquiétera pas si j’ai quelques jours de retard. — Personne d’autre ? Tayend secoua la tête. — Hmmm. (Dannyl acquiesça d’un air pensif.) Alors tu n’as de vues sur personne ? Pourtant, c’est ce que tu m’as fait comprendre à la fête de la bel Arralade. Tayend écarquilla les yeux, puis regarda Dannyl du coin de l’œil. — J’ai piqué ta curiosité, n’est-ce pas ? Et si je te disais que je ne suis pas attendu parce que la personne n’a pas eu vent de mon intérêt ? Dannyl ricana. — Ah, alors tu es amoureux en secret ! — Peut-être. — Tu peux me faire confiance, je garderai ton secret, Tayend. — Je sais. — C’est Velend ? — Non ! s’exclama Tayend en lui lançant un regard de reproche. Soulagé, Dannyl haussa les épaules avec un air contrit. — Je l’ai vu plusieurs fois à la bibliothèque. — J’essaie de le décourager, dit Tayend en faisant une grimace. Mais il croit que je le fais uniquement pour sauver les apparences vis-à-vis de toi. Dannyl hésita. — Je t’empêche de faire la cour à l’homme qui t’intéresse ? Tayend se surprit à grimacer. — Mais non. Cette personne, c’est, euh… Des bruits de pas attirèrent leur attention. Ils virent Mayrie venir vers eux avec une lanterne à la main. D’après le bruit, elle semblait porter de lourdes bottes sous sa robe. — Je savais que je vous trouverais ici, dit-elle. Je vais me promener dans les vignes. L’un de vous aimerait-il m’accompagner ? Dannyl se leva. — J’en serais honoré. Il lança un regard interrogateur à Tayend, mais à sa déception, ce dernier secouait la tête. — J’ai trop bu, ma chère sœur. J’ai peur de t’écraser les orteils ou de tomber dans les vignes. Elle lâcha un claquement de langue désapprobateur. — Alors, reste où tu es, ivrogne. L’ambassadeur Dannyl fera un compagnon plus convenable. Elle passa le bras sous celui de Dannyl et ils partirent en direction des vignes d’un pas lent. Ils marchèrent sans mot dire sur une centaine de mètres, puis tournèrent pour pénétrer dans le vignoble. Mayrie interrogea Dannyl sur les gens qu’il avait rencontrés à la cour, et sur l’opinion qu’il s’était faite d’eux. Puis, lorsqu’ils atteignirent le bout d’une rangée de pieds de vigne, elle le mesura du regard. — Tayend m’a beaucoup parlé de vous, mais pas de votre travail. J’ai l’impression que c’est secret. — Il ne veut probablement pas vous ennuyer avec ça, répondit Dannyl. Elle le regarda du coin de l’œil. — Si vous le dites. En revanche, Tayend m’a parlé de tout le reste. Je ne me serais jamais attendue à ce qu’un magicien kyralien soit aussi… enfin, je ne m’attendais pas à ce que vous soyez amis – ou du moins pas aussi bons amis. — Apparemment, nous avons la réputation d’être très intolérants. Elle haussa les épaules. — En tout cas, vous êtes une exception. Tayend m’a parlé des rumeurs qui vous ont causé tant de problèmes quand vous étiez novice, et il m’a dit que l’incident vous avait permis d’être plus compréhensif que la plupart des magiciens. Je crois que ça lui a aussi permis de s’estimer heureux d’être né elyne. (Elle marqua une pause.) J’espère que ça ne vous gêne pas que j’aborde ce sujet ? Dannyl secoua la tête et espéra qu’il avait l’air détaché. Le fait qu’une personne qu’il connaissait à peine parle de son passé intime d’une manière aussi désinvolte le mettait mal à l’aise. Mais il se rappela qu’il s’agissait de la sœur de Tayend. Ce dernier n’aurait pas abordé ce sujet avec elle s’il ne l’avait pas jugée digne de confiance. Ils arrivèrent au bout du vignoble. Elle tourna à gauche pour retourner vers la maison en longeant la dernière rangée de vignes. En regardant la véranda, Dannyl remarqua que la chaise qu’avait occupée Tayend était vide. Mayrie s’arrêta. — Comme je suis la sœur de Tayend, j’ai toujours tendance à vouloir le protéger. (Elle se tourna vers Dannyl, une expression sérieuse et attentive sur le visage.) Si vous voyez en lui un ami, faites attention. Je le soupçonne de s’être entiché de vous, Dannyl. Dannyl écarquilla les yeux. De moi ? Alors, c’est moi que Tayend aime en secret ? Il regarda la chaise vide. Il n’était pas étonnant que Tayend soit resté aussi évasif. Dannyl se sentit… étrangement satisfait. Comme il est flatteur d’être admiré, se dit-il. — C’est une surprise pour vous, reprit Mayrie. Le magicien acquiesça. — Je n’en avais aucune idée. Vous en êtes certaine ? — Plus que du contraire. Je ne vous l’aurais pas dit, mais je m’inquiète pour lui. Ne lui donnez pas de faux espoirs. Dannyl fronça les sourcils. — L’ai-je fait ? — Pas à ma connaissance. (Elle fit une pause et sourit, mais son regard resta dur.) Comme je vous l’ai dit, je protège énormément mon petit frère. Je veux seulement vous avertir – et que vous sachiez que si j’apprends qu’il a souffert d’une quelconque manière, votre séjour en Elyne pourrait s’avérer moins confortable que vous le désireriez. Dannyl l’étudia de près. Son regard d’acier lui laissait penser qu’elle ne plaisantait pas. — Que voulez-vous que je fasse, Mayrie de Porreni ? Son visage se détendit et elle lui tapota la main. — Rien. Faites juste attention. J’aime ce que j’ai vu en vous, ambassadeur Dannyl. (Elle s’avança d’un pas et l’embrassa sur la joue.) Je vous verrai demain, au petit déjeuner. Bonne nuit. Sur ces mots, elle fit volte-face et repartit en direction de la maison. Dannyl la regarda s’éloigner et secoua la tête. Manifestement, elle l’avait entraîné dans les vignes pour l’avertir. Tayend avait-il suggéré de rendre visite à sa sœur pour que cette dernière puisse voir Dannyl ? S’était-il attendu qu’elle remarque tant de choses, et qu’elle les révèle ? « Je le soupçonne de s’être entiché de vous, Dannyl. » Il alla s’asseoir sur la chaise de Tayend. Leur amitié allait-elle s’en trouver changée ? Il fronça les sourcils. Si Tayend ne savait pas que sa sœur lui avait parlé de ses sentiments et si Dannyl continuait de se comporter comme s’il ignorait tout, théoriquement, rien ne devrait changer. Mais moi, je sais, pensa-t-il. Ça change tout. Leur amitié dépendrait de comment Dannyl digérerait cette nouvelle. Il analysa ses sentiments. Il était surpris, mais ne ressentait aucun désarroi. Il ne trouvait pas déplaisant que quelqu’un l’aime autant. À moins que l’idée me plaise pour d’autres raisons ? Il ferma les yeux et écarta cette pensée. Il avait déjà étudié ces questions et leurs conséquences. Tayend n’était et ne serait jamais qu’un ami. Les entrées des passages secrets étaient étonnamment faciles à trouver. La plupart se situaient dans les parties intérieures de l’université, ce qui était logique, car les concepteurs du bâtiment n’auraient pas voulu que de simples novices tombent dessus par hasard. Les mécanismes d’ouverture des portes, dissimulées dans les panneaux de bois, étaient cachés derrière des tableaux ou des décorations diverses. Sonea était partie à leur recherche dès la fin de ses cours du soir au lieu de se rendre à la bibliothèque. Les couloirs étaient silencieux mais pas complètement déserts. C’était pourquoi elle ne rencontrait jamais Regin ou ses amis à cette heure. Ils préféraient attendre qu’elle ait quitté la bibliothèque, à une heure où l’université était vide. Pourtant, elle était tendue comme une corde de piano en parcourant les couloirs. Elle inspecta plusieurs portes cachées avant de trouver le courage d’en essayer une. Il était tard, mais elle ne pouvait s’empêcher de craindre d’être espionnée. Finalement, dans une section peu fréquentée des parties intérieures, elle osa tirer le levier dissimulé derrière une peinture représentant un magicien qui tenait des instruments de dessin et un parchemin. Le panneau de bois pivota silencieusement vers l’intérieur, et de l’air froid s’engouffra dans le couloir, la faisant frissonner. En repensant à la nuit où Fergun lui avait bandé les yeux pour la conduire auprès de Cery, elle se rappela avoir senti le changement de température. Elle regarda à l’intérieur du passage secret et vit un couloir étroit mais sec. Elle s’était attendue qu’il dégouline d’humidité, comme les tunnels sous la ville. Mais, la route des voleurs était sous le niveau du fleuve ; l’université était plus élevée – et puis, il ne pouvait pas y avoir d’humidité au deuxième étage. Ne voulant pas qu’on la voie devant la porte ouverte, Sonea entra. Lorsqu’elle lâcha le panneau, il se referma, plongeant le tunnel dans l’obscurité. Elle sursauta, puis plissa les yeux car le globe de lumière qu’elle avait fait apparaître était plus brillant qu’elle ne l’avait souhaité. Elle inspecta le couloir et vit que le sol était recouvert d’une bonne épaisseur de poussière. Au milieu, l’épaisseur était moindre à cause des passages répétés, mais ses pieds laissèrent de légères traces, ce qui indiquait que personne n’était venu dans cette section des tunnels depuis un certain temps. Tous ses doutes s’évaporèrent. Elle ne croiserait personne ; elle était libre d’explorer les lieux. Sa route des voleurs à elle. Elle sortit sa carte et s’engagea davantage dans le tunnel. À mesure qu’elle avançait, elle trouva et nota d’autres entrées. Les passages secrets longeaient les murs principaux de l’université ; ils suivaient donc un plan facile à mémoriser. Elle eut bientôt fait le tour de l’étage supérieur du bâtiment. Cependant, elle n’avait pas vu d’escalier. Elle examina à nouveau sa carte et remarqua les petites croix dessinées ici et là. Elle se rendit à l’endroit représenté par l’une d’elles et examina le sol. Elle balaya la poussière du bout du pied et découvrit une fissure. Elle s’accroupit et repoussa la poussière avec de petits souffles magiques. Comme elle s’y était attendue, la fissure tournait à l’angle droit, une fois, deux fois… et formait une trappe. Elle se releva, recula d’un pas, se concentra sur la plaque de bois et la souleva à la seule force de sa volonté. La trappe pivota sur ses gonds et révéla un autre couloir en contrebas, ainsi qu’une échelle fixée au mur. Sonea sourit et descendit au premier étage. La disposition des passages était presque identique à celle de l’étage supérieur. Après avoir inspecté tous les couloirs de ce niveau, elle trouva une autre trappe qui la mena au rez-de-chaussée. Une fois encore, les couloirs suivaient le même plan, même s’il y avait moins de passages. Cependant, elle trouva un escalier qui descendaient encore plus bas, sous l’université. Son excitation grandit lorsqu’elle s’aperçut que les fondations du bâtiment étaient criblées de tunnels et de salles vides représentés par des pointillés sur le plan du rez-de-chaussée. Les tunnels passaient sous l’université et s’étendaient jusque dans les jardins. Sonea s’éloigna du bâtiment et remarqua que le passage s’enfonçait de plus en plus profondément sous terre. Les murs étaient à présent en brique, et des racines pendaient du plafond. Sonea se rappela la taille de certains des arbres au-dessus d’elle et comprit qu’elle était plus bas qu’elle ne se l’était imaginé. Le passage s’arrêtait un peu plus loin ; son plafond s’était effondré. En se retournant, elle se demanda combien de temps son exploration lui avait pris. Il était tard. Très tard. Elle ne voulait pas donner à Akkarin des raisons de partir à sa recherche – ou pire, de lui ordonner de rentrer à la résidence tous les soirs immédiatement après les cours. Satisfaite de son succès, elle remonta vers l’université et quitta les tunnels par un passage suffisamment retiré pour qu’on ne la voie pas en sortir. Chapitre 30 UNE DÉCOUVERTE TROUBLANTE endant que Tania débarrassait la table des tasses de sumi vides, Rothen réprima un bâillement. Il avait diminué ses doses de nemmin, et, par conséquent il se réveillait tôt et passait les dernières heures de la nuit à se ronger les sangs. — J’ai reparlé à Viola cet après-midi, déclara Tania subitement. Elle reste toujours sur son quant-à-soi – à tel point d’ailleurs que les autres servantes trouvent qu’elle ne se prend pas pour rien depuis qu’elle a été attachée au service de Sonea. Mais elle se dégèle un peu avec moi car je lui explique comment satisfaire au mieux la protégée du haut seigneur. Rothen la regarda, attendant la suite. — Et ? — Elle m’a dit que Sonea se portait bien, même si elle a parfois un air fatigué le matin. — Rien d’étonnant, avec toutes ses leçons supplémentaires, répondit Rothen en hochant la tête. J’ai même entendu dire qu’elle avait également aidé dame Tya. — Viola m’a dit aussi que le haut seigneur reçoit Sonea à dîner tous les prédis – ce qui signifie sans doute qu’il ne la néglige pas autant que vous le redoutez. — À dîner, hein ? Le visage de Rothen s’assombrit à la pensée de Sonea en train de partager un repas avec le haut seigneur. Cela pourrait être pire, songea-t-il. Akkarin aurait pu la garder près de lui, la… Non, cela n’aurait pas été possible. Il savait à quel point elle pouvait se montrer déterminée ; jamais elle n’aurait permis à quiconque de la corrompre. Pour autant. Rothen ne parvenait pas à s’empêcher de s’interroger sur la teneur de leurs conversations. — Rothen ! Surpris, le mage se redressa sur son siège. — Dorrien ? — Père, comment vas-tu ? — Bien. Et toi ? — Ça va, mais, dans mon village, des gens ne vont pas bien. (Rothen percevait l’inquiétude de son fils.) Nous avons une épidémie de la maladie de la langue noire – d’une souche inhabituelle. Lorsque la situation sera sous contrôle, je viendrai avec un échantillon pour Vinara. — Aurai-je l’occasion de te parler ? — Bien sûr. Je ne pourrais pas faire tout ce chemin sans venir te voir ! À ce sujet, pourrai-je dormir dans ma vieille chambre ? — Tues toujours le bienvenu. — Merci. Comment va Sonea ? — Bien, d’après ce que Tania me dit. — Tu ne lui as pas encore parlé ? — Je n’en ai guère eu l’occasion. — Moi qui pensais qu’elle passerait sans cesse te voir. — Ses études la tiennent occupée. Quand viendras-tu ? — Je ne sais pas exactement. L’épidémie peut durer des semaines ou des mois. Je te préviendrai dès que j’en saurai plus. — Eh bien, deux visites en un an ! — J’aimerais tant pouvoir rester plus longtemps. À bientôt, père. — Prends soin de toi. — Promis. Le message mental de Dorrien s’évanouit ; Tania étouffa un gloussement. — Comment va Dorrien ? demanda-t-elle. — Bien, répondit Rothen avec une note de surprise. Comment savais-tu que c’était lui ? Elle haussa les épaules. — Vous prenez un air particulier quand c’est lui. — Vraiment ? s’étonna le mage en secouant la tête. Tu me connais décidément bien, Tania. Trop bien. — Oui, répondit-elle avec un sourire. C’est vrai. Un coup frappé à la porte la fit se retourner. D’un geste de la main, Rothen commanda à la porte de s’ouvrir. À sa grande surprise, Yaldin entra dans la pièce. — Bonsoir, dit le vénérable magicien. Il jeta un coup d’œil en direction de Tania ; la servante salua et s’éclipsa, refermant la porte derrière elle. Rothen désigna une chaise de la main et Yaldin s’assit avec un soupir d’aise. — J’ai un peu pratiqué cette « écoute » que tu m’as apprise, dit Yaldin. Subitement, Rothen se souvint que c’était quatredi ; il avait complètement oublié la réunion dans le salon nocturne. Il était décidément grand temps qu’il arrête de prendre du nemmin. Peut-être allait-il essayer de dormir sans son aide dès le soir même. — Et tu as entendu quelque chose d’intéressant ? Yaldin confirma d’un hochement de tête, une expression grave sur le visage. — Ce ne sont sans doute que des spéculations – tu sais combien les magiciens aiment les ragots et quel talent tu as pour dénicher des novices qui se fourrent dans les ennuis. Néanmoins, je me demande s’il peut vraiment se permettre que de pareilles rumeurs remontent une nouvelle fois à la surface. En particulier… — Une nouvelle fois ? l’interrompit Rothen. Les mots de Yaldin avaient fait s’accélérer les battements de son cœur ; il parvenait à peine à respirer. S’était-il produit quelque chose naguère pour que tout un chacun remette ainsi en question l’intégrité d’Akkarin ? — Oui, répondit Yaldin. Les discussions vont bon train à la cour d’Elyne – tu sais comment ils sont. Que sais-tu au sujet de l’assistant de Dannyl ? Rothen prit une profonde inspiration qu’il laissa fuser lentement. — Alors, c’est de Dannyl qu’il s’agit, c’est ça ? — Oui, confirma Yaldin, sourcils froncés. Tu te souviens des rumeurs qui couraient au sujet de la nature de son amitié avec un certain novice ? Rothen hocha la tête. — Bien sûr… Mais rien n’a jamais été prouvé. — C’est exact. D’ailleurs la plupart d’entre nous n’ont pas prêté l’oreille à ces racontars et se sont empressés d’oublier toute l’histoire. Toutefois, comme tu le sais sans doute, les Elynes sont plus tolérants à l’égard de ce type de comportement. D’après ce que j’ai entendu, l’assistant de Dannyl est connu pour ses inclinations. Fort heureusement, la cour d’Elyne pense dans son ensemble que Dannyl n’est pas au courant des habitudes de son assistant – et paraît trouver l’affaire plutôt plaisante. — Je vois, dit Rothen en secouant doucement la tête. Ah, Dannyl ! songea-t-il. N’ai-je pas déjà assez à m’inquiéter avec Sonea ? Faut-il que, toi aussi, tu me causes des insomnies ? Pourtant, tout cela n’était peut-être pas aussi dramatique qu’il y paraissait de prime abord. Comme l’avait souligné Yaldin, les Elynes étaient très tolérants et adoraient les ragots. S’ils pensaient que Dannyl ignorait tout des préférences de son assistant et s’amusaient tout au plus de son ignorance, c’est que rien ne prouvait qu’il y ait quoi que ce soit d’autre dans leur relation. Et puis Dannyl était adulte maintenant… Il savait comment se comporter ainsi exposé à l’attention générale. Si son expérience passée avait eu quelque chose de bon, c’était de l’avoir préparé à pareille épreuve. — Penses-tu que nous devrions avertir Dannyl ? demanda Yaldin. Au cas où il ne saurait pas pour son assistant… Rothen réfléchit à sa suggestion. — Oui. Je vais lui écrire une lettre. Mais je ne crois pas que nous devions trop nous en faire. Je suis sûr qu’il saura comment s’en tirer avec les Elynes. — Mais vis-à-vis de la Guilde ? — Ici, seul le temps peut faire taire les ragots – et ni toi, ni moi, ni même Dannyl ne pouvons rien y faire. (Rothen poussa un soupir.) Je crois que Dannyl est condamné à susciter ce genre d’interrogation sa vie durant. Et tant que rien ne sera prouvé, cela semblera chaque fois plus assommant et ridicule. Le vieux magicien hocha la tête, puis bâilla. — Tu as certainement raison, dit-il en se levant pour s’étirer. Je vais aller me coucher. — Dannyl serait fier de tes prouesses d’espion, ajouta Rothen avec un sourire. Yaldin haussa les épaules. — C’est facile lorsqu’on connaît l’astuce. (Il marcha jusqu’à la porte.) Bonne nuit. — Bonne nuit. Rothen se leva à son tour et passa dans sa chambre pour y mettre ses vêtements de nuit. Comme il se couchait, les inévitables questions commencèrent à déferler dans son esprit. Avait-il raison ? Ces ragots sur Dannyl allaient-ils vraiment mourir ? Probablement. Mais à condition que rien ne soit prouvé. Le problème, c’était qu’une part de Dannyl lui demeurait totalement inconnue, alors même qu’il le connaissait mieux que personne. Le novice qu’il avait adopté était plein de doutes et de craintes. Rothen avait maintenu une distance respectueuse entre eux, évitant certains sujets et indiquant clairement qu’il n’avait aucune intention de le questionner sur l’incident avec l’autre novice. Il savait que toute personne dont la vie personnelle est ainsi exposée publiquement – surtout aussi jeune – a besoin de voir son intimité respectée. Tous les novices s’interrogeaient sur leurs désirs – sur ces choses dont Dannyl avait été accusé. C’est ainsi que l’esprit fonctionne. Pour autant, cela ne signifiait pas qu’ils avaient commis la faute de passer à l’acte. Mais si les premières rumeurs avaient été fondées ? Rothen poussa un soupir et se leva pour repasser dans le salon. Lorsqu’il avait assumé la charge de Dannyl, il avait demandé conseil au responsable des guérisseurs – le prédécesseur de Vinara. Le seigneur Garen avait alors expliqué à Rothen qu’il était bien plus fréquent qu’on ne le pensait que des hommes prennent des amants. Le vieux guérisseur s’était montré étonnamment enclin à tolérer cette pratique, affirmant de son ton clinique habituel qu’une relation entre deux hommes n’entraîne aucun dommage physique pour peu qu’aucun des deux ne soit porteur de maladies. En revanche, les conséquences sociales sont bien plus épineuses. L’honneur et la réputation importaient plus que tout aux yeux des Maisons et la cour kyralienne était lourdement conservatrice. S’il n’était pas envisageable que Dannyl soit exclu de la Guilde pour un tel « crime », il n’en deviendrait pas moins un banni au sein de la société. Son rang diplomatique lui serait vraisemblablement retiré et jamais plus il ne se verrait offrir une position aussi importante. La Guilde n’accorderait plus la moindre attention ou le moindre crédit à ses expériences ; elle ne tiendrait plus compte de lui dans ses projets. Il deviendrait la victime désignée de toutes les blagues et… Suffit ! Rien n’a jamais été prouvé. C’était juste une rumeur. Rothen soupira et tendit la main vers le pot de nemmin. Tout en mélangeant la poudre à de l’eau, il songea tristement à l’année écoulée. Comment les choses avaient-elles pu tant changer en quelques mois ? Il aurait tant voulu que tout soit comme un an auparavant, avant que Dannyl parte en Elyne et que Sonea commence à l’université. Crispé à la perspective du goût amer, il porta le verre à ses lèvres et avala son médicament d’un coup. Lorlen leva un visage empreint de surprise ; on venait de frapper à la porte de son bureau. Bien rares étaient les fois où l’on venait le déranger si tard. Il marcha jusqu’à la porte pour l’ouvrir. — Capitaine Barran, s’exclama-t-il. Qu’est-ce qui vous amène aussi tard jusqu’à la Guilde ? Le jeune homme salua d’un hochement de tête ; un mince sourire apparut sur ses lèvres. — Pardonnez cette visite tardive, administrateur. Je suis bien aise de vous trouver encore debout. Vous m’aviez dit de vous prévenir si l’on mettait en évidence une action magique liée aux meurtres. Lorlen sentit une pointe d’alarme s’enfoncer en lui comme un poignard. Il repoussa le panneau et s’écarta du passage. — Entrez et dites-moi ce que vous avez découvert. Barran suivit Lorlen dans la pièce. Tout en indiquant d’un geste au jeune garde qu’il pouvait s’asseoir, Lorlen reprit place derrière son bureau. — Dites-moi ce qui vous fait penser que le meurtrier utilise la magie, dit-il. Barran fit une grimace. — Les brûlures sur l’un des corps. Mais permettez-moi d’abord de vous décrire la scène. (Il marqua une pause, de route évidence pour trier les détails dans son esprit.) Il y a deux heures de cela, nous avons été prévenus des meurtres. La maison est située dans le quartier ouest, l’une des zones les plus riches – ce qui n’a pas manqué de nous surprendre. Sur place, nous n’avons relevé aucune trace d’effraction, mais l’une des fenêtres était grande ouverte. » À l’intérieur d’une chambre, nous avons trouvé deux hommes – un garçon et son père. Ce dernier était déjà mort et portait toutes les marques que nous avons fini par associer au meurtrier : les poignets entaillés et maculés d’empreintes de doigts sanglantes. Le jeune homme était encore vivant, mais tout juste. Sa poitrine et ses bras portaient les traces habituelles d’impacts et de brûlures et sa cage thoracique était enfoncée. Malgré cela, nous avons pu l’interroger avant qu’il meure. » Il nous a dit que le meurtrier était grand, avec des cheveux noirs, poursuivit Barran, le visage crispé. Il portait une étrange tenue sombre. (Le capitaine leva les yeux vers le globe lumineux de Lorlen.) L’un de ces globes flottait dans la pièce. En arrivant chez lui, il a entendu son père crier. Surpris d’être ainsi découvert, le meurtrier a frappé sans la moindre hésitation, avant de s’enfuir par la fenêtre. (Barran marqua une nouvelle pause en portant son regard sur le bureau de l’administrateur.) Ah oui, il portait aussi une… Devant l’expression subitement ahurie du garde, Lorlen baissa les yeux à son tour. Il retint son souffle en constatant que la bague d’Akkarin, d’un rouge étincelant dans la lumière, s’offrait à la vue. Réagissant rapidement, il leva la main pour permettre à Barran de mieux l’observer. — Une bague comme celle-ci ? Les épaules du capitaine se redressèrent. — Je ne saurais dire exactement. Le jeune homme n’a pas eu le temps d’être précis. (Ses sourcils se froncèrent et il marqua une hésitation.) Je n’ai pas le souvenir de vous avoir vu avec auparavant, administrateur. Puis-je vous demander où vous vous l’êtes procurée ? — C’est un cadeau, répondit Lorlen avec un sourire forcé. Elle me vient d’un ami qui ignorait ce détail au sujet des meurtres. J’ai eu le sentiment que je devais la porter, même si cela ne devait être que pendant peu de temps. Barran hocha la tête. — Oui, le rubis n’a pas une très bonne cote par les temps qui courent. Que comptez-vous faire à présent ? Lorlen poussa un soupir et considéra la situation. Devant de telles preuves de magie, il était de son devoir d’alerter les hauts mages. Toutefois, si Akkarin était le meurtrier – si une enquête conduisait à cette conclusion – il ne pourrait échapper à la confrontation, qu’il redoutait, avec lui. En revanche, s’il tentait de dissimuler les preuves et s’il s’avérait qu’Akkarin n’était pas le meurtrier, alors des gens continueraient de mourir, assassinés par un mage renégat. Au bout du compte, le meurtrier finirait par être pris, la vérité serait connue et l’on se demanderait alors pour quelle raison Lorlen n’avait rien fait… — Tu dois chercher par toi-même. Les yeux de Lorlen papillotèrent sous l’effet de la surprise. La voix mentale d’Akkarin était aussi légère qu’un souffle. Il parvint à s’arracher à la contemplation de sa bague. — Dis à Barran que les preuves de magie doivent être tenues secrètes. Si la population apprend qu’un magicien est devenu un assassin, la méfiance et la panique s’ensuivront. Lorlen hocha la tête et reporta son regard sur Barran. — Il faut que je parle de tout ça avec mes collègues. Pour l’heure, l’information selon laquelle le meurtrier utilise la magie ne doit pas être divulguée au-delà du strict nécessaire. Mieux vaut que nous puissions nous occuper de lui sans que le public sache qu’il s’agit d’un renégat. Je vous contacterai demain. Barran hocha la tête. Lorlen se leva de son fauteuil et le jeune garde s’empressa de se remettre debout. — Il y a encore quelque chose qui pourrait vous intéresser, dit Barran en suivant Lorlen jusqu’à la porte. — Je vous écoute. — Il se dit que les voleurs sont également à la recherche de cet homme. Il semblerait qu’ils n’apprécient pas qu’il y ait dans la nature un assassin qu’ils ne contrôlent pas. — J’imagine très bien, en effet. Barran franchit le seuil. — Merci de m’avoir reçu à cette heure tardive, administrateur. — Je veille souvent très tard, répondit Lorlen avec un petit haussement d’épaules. Mais je doute de pouvoir beaucoup me reposer après avoir entendu pareille nouvelle. Quoi qu’il en soit, je vous remercie de m’avoir informé si vite. Le jeune capitaine sourit et salua du buste. — Bonne nuit, administrateur. Lorlen soupira tout en suivant des yeux Barran qui s’en allait. Ses yeux se portèrent sur la bague à son doigt. — Es-tu le meurtrier ? Sa question mentale demeura sans réponse. Le souterrain bifurqua une nouvelle fois et Sonea s’arrêta pour s’orienter. Tout d’abord, elle tenta de se remémorer le plan, mais elle y renonça après plusieurs tentatives infructueuses et plongea une main dans sa poche. Cela faisait une semaine qu’elle avait pénétré dans les souterrains pour la première fois. Depuis, elle les explorait chaque nuit, s’efforçant de laisser le plan au fond de sa poche jusqu’à ce qu’elle soit contrainte de le consulter. Elle voulait le mémoriser dans son intégralité, au cas où Regin et ses alliés lui tendent une embuscade et fouillent son cartable et ses poches après avoir épuisé ses défenses. Les doigts de Sonea ne trouvèrent rien. Le plan n’était pas là. Son cœur manqua un battement avant de s’affoler. L’avait-elle perdu ? L’avait-elle fait tomber dans l’un des passages ? Elle doutait de pouvoir parvenir à remonter le chemin qu’elle avait parcouru. Tous ces virages et ces intersections derrière elle… Elle se souvint alors qu’elle avait dissimulé le plan dans la couverture effilochée de l’un de ses livres de médecine, rangé dans son cartable – et qu’elle avait laissé son cartable à l’entrée d’un souterrain, préférant ne pas avoir à le tirer derrière elle dans ses pérégrinations. Elle se maudit de son oubli et entreprit de revenir sur ses pas. Après plusieurs centaines de pas, elle s’arrêta et secoua la tête. À ce stade, elle aurait dû avoir rejoint une zone familière, mais les méandres dans lesquelles elle errait ne correspondaient à rien. Elle était perdue. Elle n’était nullement effrayée – juste en colère après elle-même. Le domaine de la Guilde était certes vaste, mais elle doutait que les tunnels s’étendent au-delà du périmètre occupé par les bâtiments. En poursuivant droit devant elle, elle finirait nécessairement par aboutir sous l’université. Du moment qu’elle ne divaguait pas et faisait bien attention à l’orientation des tunnels qu’elle empruntait, elle ne pouvait manquer de trouver la sortie. Elle se remit en marche. Après plusieurs coudes et détours – et la découverte d’un petit ensemble de salles, dont une pourvue d’une cheminée murée et une autre carrelée qui avait dû naguère servir de bains – elle finit dans une impasse devant un plafond effondré. Ce n’était pas l’une des impasses qu’elle avait déjà rencontrées. Rebroussant chemin, elle choisit un nouveau tunnel. Elle déboucha dans un boyau étroit, dépourvu de tout accès latéral. À mesure qu’elle avançait, sa curiosité s’aiguisait ; une galerie rectiligne comme celle-ci conduisait forcément quelque part. Peut-être à un autre bâtiment de la Guilde ? Voire à l’extérieur de la Guilde ? Une centaine de pas plus loin, elle tomba sur une alcôve dans laquelle elle découvrit le mécanisme d’une porte dérobée. Elle repéra le petit judas dont toutes les portes étaient pourvues et vint y coller son œil. Il y avait une autre salle derrière la porte, mais elle n’en distinguait pas grand-chose. Non seulement la pièce était plongée dans l’obscurité, mais un morceau de verre sale placé sur l’œilleton brouillait sa vision. En tout cas, elle y voyait suffisamment pour constater que la pièce était vide. Elle saisit le mécanisme et tira sur le levier ; la porte pivota. Elle examina l’intérieur de la salle et son sang se glaça dans ses veines. Elle était dans la salle sous la résidence du haut seigneur. Pendant un instant, qui lui parut durer une éternité, elle ne put rien faire d’autre que contempler la pièce autour d’elle. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Puis, lentement, ses jambes obéirent et elle fit demi-tour. À tâtons, elle chercha le levier pour refermer la porte. Comme le panneau se refermait, ses muscles se relâchèrent et devinrent flasques. Elle se laissa aller contre le mur, sans se soucier des farens et autres insectes, puis tomba à genoux. S’il avait été là… L’idée était trop terrifiante pour qu’elle y songe. Elle prit une profonde inspiration et s’obligea à cesser de trembler. Ses yeux allèrent de la porte à l’endroit où elle se tenait agenouillée. Elle était juste à côté d’une entrée secrète menant à la salle d’Akkarin. Ce n’était pas une bonne chose – en particulier s’il avait l’habitude d’emprunter ces souterrains. Galvanisée par la peur, elle se remit sur ses pieds et repartit d’un bon pas. Le tunnel se poursuivait au-delà de l’alcôve, mais elle n’avait plus du tout envie de voir où il menait. Le souffle court, elle se mit à courir dans ce qu’elle espérait être la direction de l’université. Chapitre 31 UNE RENCONTRE IMPRÉVUE a route serpentait entre les collines, suivant les courbes du terrain, au milieu des Montagnes grises. Au débouché d’un tournant, un bâtiment stupéfiant apparut à la vue de Dannyl, Tayend et leurs serviteurs. Il se dressait droit vers le ciel, accroché au bord d’un précipice. Ses murs étaient percés de fenêtres minuscules et un étroit pont de pierre conduisait à une ouverture dépourvue de tout ornement. Dannyl et Tayend échangèrent des regards. À l’expression de son compagnon, Dannyl comprit que celui-ci partageait son sentiment sur le caractère peu accueillant de cette construction. Il se tourna vers les serviteurs. — Hend, Krimen. Allez voir si le dem Ladeiri accepte de nous recevoir. — Oui, seigneur, répondit Hend. Les deux hommes mirent leurs montures au trot et disparurent dans le virage suivant. — Pas très gai, comme endroit, murmura Tayend. — Pas vraiment, confirma Dannyl. Ça ressemble plus à un fort qu’à une demeure. — C’était un fort naguère, dit Tayend. Il y a des siècles de cela. Dannyl amena son cheval au pas. — Que peux-tu me dire au juste sur le dem Ladeiri ? — Il est vieux – dans les quatre-vingt-dix ans. Il a quelques serviteurs avec lui, mais il vit seul sinon. — Et il a une bibliothèque. — De grande renommée. Depuis plusieurs centaines d’années, sa famille collectionne toutes sortes de bizarreries, y compris les livres. — Peut-être allons-nous trouver quelque chose d’utile. Tayend haussa les épaules. — Je m’attends à trouver bien plus de choses étranges que de choses utiles. Le bibliothécaire Irand, qui m’a dit avoir connu le dem Ladeiri lorsqu’ils étaient jeunes tous les deux, me l’a décrit comme un « excentrique amusant ». Tout en cheminant, Dannyl observait la bâtisse qu’il apercevait par instants à travers le rideau d’arbres. Cela faisait trois semaines qu’ils chevauchaient, ne restant jamais plus d’une nuit au même endroit. Se présenter aux dems du pays et faire passer des épreuves à leurs rejetons était devenu une véritable corvée – d’autant qu’aucune des bibliothèques qu’ils avaient visitées ne contenait quoi que ce soit qu’ils n’avaient déjà appris. Bien sûr, cela pouvait très bien être le cas également pour Akkarin. Sa quête pour percer les arcanes de l’ancienne magie s’était peut-être achevée sans la moindre découverte un tant soit peu importante. Finalement, le pont apparut devant eux. Il enjambait un ravin d’une profondeur vertigineuse. Au fond d’une ouverture dans le mur de façade, il y avait deux grandes portes de bois fixées à des gonds si rouillés que Dannyl se demanda comment elles pouvaient encore tenir. Un homme frêle, à la chevelure blanche, vêtu d’habits qui paraissaient trop grands pour lui, les attendait devant. — Mes salutations, ambassadeur Dannyl, dit le vieil homme d’une voix fluette et légèrement chevrotante. Soyez le bienvenu chez moi. Dannyl et Tayend mirent pied à terre et tendirent les rênes de leurs montures à leurs serviteurs. — Merci, dem Ladeiri, répondit Dannyl. Voici Tayend de Tremmelin, érudit de la Grande Bibliothèque. Le dem fixa son regard myope sur Tayend. — Soyez le bienvenu, jeune homme. J’ai moi aussi une bibliothèque, savez-vous ? — C’est ce que j’ai entendu dire – une bibliothèque célèbre dans l’Elyne tout entière, répondit Tayend avec un empressement affecté des plus convaincants. Et pleine de curiosités. J’adorerais les voir, si vous n’y voyez pas d’objection. — Mais comment donc ! s’exclama le dem. Entrez, je vous en prie. Ils le suivirent dans une petite cour, puis dans un hall derrière une porte de fer rouillée. Le mobilier était luxueux, mais il flottait dans l’air une odeur de poussière et de vétusté. — Iry ! appela le vieil homme d’une voix perçante. Des bruits de pas empressés résonnèrent et une femme d’âge mur, portant un tablier, apparut. — Apporte quelque chose pour mes invités. Nous serons dans la bibliothèque. À la vue de la robe de Dannyl, les yeux de la servante s’agrandirent. Elle fit une courte révérence et repartit à la hâte. — Inutile de nous conduire à votre bibliothèque immédiatement, dit Dannyl. Nous ne voulons pas vous déranger. — Vous ne me dérangez pas, dit le dem en agitant la main. J’étais précisément dans la bibliothèque lorsque vos serviteurs se sont présentés. Ils emboîtèrent le pas au vieil homme le long d’un couloir, puis dans un escalier en colimaçon qui paraissait avoir été taillé directement dans la roche du mur. Dans sa dernière partie, l’escalier s’achevait en une solide estrade de bois donnant au beau milieu d’une vaste salle. Dannyl sourit en entendant Tayend retenir son souffle. De toute évidence, l’érudit ne s’était pas attendu à être impressionné. La pièce était soigneusement divisée par des étagères croulant sous les livres. Devant eux s’étalait tout un assortiment d’animaux empaillés, de bouteilles contenant des créatures étranges et des organes plongés dans du liquide, des bas-reliefs réalisés dans toutes sortes de matériaux, des mécanismes bizarres, des morceaux de roche et des cristaux, ainsi que des rouleaux et des tablettes sans nombre. Des sculptures monumentales étaient disséminées çà et là ; Dannyl se demanda comment on avait pu les amener là par l’escalier – et a fortiori dans la montagne. Des cartes célestes et d’autres représentations ésotériques et mystérieuses étaient accrochées aux murs. Ils suivirent le maître des lieux à travers ce dédale de merveilles, médusés au point de ne pouvoir parler. Tandis qu’ils longeaient un rayonnage, Tayend aperçut les petites plaques gravées indiquant le numéro et le contenu des étagères. — À quoi correspondent ces numéros ? demanda l’érudit. Le dem se retourna vers lui, un sourire sur les lèvres. — Il s’agit d’un système de classement. Un numéro est affecté à chaque ouvrage et j’en tiens à jour la liste dans un catalogue. — Nous n’avons rien d’aussi précis à la Grande Bibliothèque. Nous regroupons les livres relevant d’un même sujet… du mieux que nous le pouvons. Depuis quand avez-vous mis ce système en place ? Le vieil homme jeta un coup d’œil en coin en direction de Tayend. — Mon grand-père l’a inventé, répondit-il. — Avez-vous jamais proposé à la Grande Bibliothèque de l’adopter ? — Plusieurs fois, mais Irand ne lui a trouvé aucun intérêt. — Vraiment ? s’étonna Tayend avec une pointe d’amusement. J’adorerais voir comment il fonctionne. — Vous allez pouvoir, répondit le vieil homme, puisque c’est ce que je m’apprête à vous montrer. Au sortir des rayonnages, ils débouchèrent devant un vaste bureau entouré de secrétaires de bois. — Y a-t-il un sujet en particulier que vous aimeriez explorer ? — Avez-vous des ouvrages sur les pratiques de l’ancienne magie ? demanda Tayend. Les sourcils du vieil homme se haussèrent. — Oui. Mais pourriez-vous être un peu plus précis ? Dannyl et Tayend échangèrent un regard. — Quelque chose en rapport avec le roi de Charkan ou Shakan Dra. Les sourcils parurent s’élever encore. — Je vais voir. Il se tourna pour ouvrir un tiroir dans lequel étaient alignées des rangées de cartes. Ses doigts les parcoururent, puis il murmura un numéro. Ensuite, après avoir refermé le tiroir, il remonta les rayonnages et bifurqua dans une allée. Devant une étagère, il fit courir un doigt sur la tranche des ouvrages rangés là, puis en tapota une. — Le voilà. Il sortit le livre et le tendit à Tayend. — C’est un historique sur Ralend de Kemori. — Il doit y être fait référence au roi de Charkan, sinon mes cartes ne m’auraient pas conduit à lui, affirma le dem. Et maintenant, suivez-moi. Je crois que j’ai également quelques artefacts. Ils trottinèrent derrière lui jusqu’à une rangée de tiroirs – numérotés eux aussi. Le vieil homme en sortit un, qu’il vint poser sur une table toute proche. Après avoir jeté un coup d’œil à l’intérieur, il lâcha une exclamation à voix basse. — Ah, bien sûr ! On m’a fait parvenir ça, il y a cinq ans. Je me rappelle avoir pensé alors que votre haut seigneur aurait certainement aimé le voir. Une nouvelle fois, Dannyl et Tayend échangèrent un regard. — Akkarin ? demanda Dannyl en regardant dans la boîte, qui contenait un anneau d’argent. » Pourquoi cela l’aurait-il intéressé ? — Parce qu’il est venu me voir il y a bien des années, à la recherche d’informations sur le roi de Charkan. Et il m’a montré ce symbole. Le dem montra l’anneau sur lequel était montée une pierre d’un rouge profond, à la surface de laquelle était gravé un croissant de lune à côté d’une main grossièrement représentée. — Pourtant, poursuivit-il, lorsque je lui ai écrit pour lui dire ce que j’avais reçu, il m’a répondu qu’il n’était pas en mesure de venir me voir à cause de ses nouvelles fonctions. Dannyl prit la bague pour l’examiner attentivement. — La personne qui m’a envoyé cet anneau dit que, d’après la légende, les magiciens peuvent l’utiliser pour communiquer entre eux sans crainte d’être écoutés, précisa encore le dem. — Vraiment ? Et qui est la généreuse personne qui vous l’a donné ? — Je l’ignore. Il – ou elle – ne m’a pas dit son nom, répondit le dem avec un haussement d’épaules. Parfois, les gens préfèrent que leur famille ignore qu’ils donnent des choses de valeur. Cela dit, ce n’est pas une vraie pierre. Ce n’est que du verre et rien d’autre. — Essaie-le, dit une voix dans le dos de Dannyl. Surpris, Dannyl tourna un regard interrogateur en direction de Tayend. L’érudit grimaça un sourire. — Allez ! — Il faudrait que je sois en communication mentale avec un autre magicien, objecta Dannyl tout en passant la bague à un doigt. Et qu’un troisième tente d’intercepter notre conversation. Dannyl fixa son regard sur l’anneau. Il ne ressentit rien qui indiquât que la magie était à l’œuvre. — Je ne sens rien. (Il retira l’anneau et le rendit au dem Ladeiri.) Peut-être a-t-il eu des propriétés magiques à une certaine époque, mais elles ont disparu avec le temps. Le vieil homme hocha la tête et rangea la boîte. — Le livre nous en révélera peut-être plus. Il y a des chaises là-bas pour lire, dit-il avec un geste de la main. Comme ils se dirigeaient vers les sièges, la servante arriva avec un plateau chargé de nourriture. Un autre serviteur suivait avec des verres et une bouteille de vin. Tayend s’assit et commença à feuilleter l’ouvrage racontant l’histoire de Ralend de Kemori. — « Le roi de Charkan décrivit le chemin qu’il avait pris, lut-il. Il était arrivé par les montagnes, s’arrêtant pour offrir des présents à Armje, la ville de la Lune. » (Tayend releva la tête.) « Armje », j’ai déjà entendu ce nom. — Ce n’est plus qu’une ruine maintenant, intervint le dem, la bouche pleine d’un délicieux petit pain. Ce n’est pas très loin d’ici. J’y montais très souvent dans mes jeunes années. Le dem Ladeiri se lança dans une description enthousiaste des ruines, mais Dannyl vit que Tayend n’écoutait pas. Il poursuivait sa lecture du livre et son regard s’était étréci. Dannyl connaissait ce regard ; il sourit. Finalement, la bibliothèque du vieil homme s’était révélée être autre chose que la sempiternelle collection de bizarreries que Tayend avait anticipée. Depuis deux semaines qu’elle parcourait les souterrains secrets, jamais Sonea n’était tombée sur Regin. Tout en espérant que la découverte faite par le seigneur Yikmo avait mis à mal les alliés de Regin, elle doutait que cela fût le cas. Elle n’avait rien entendu indiquant qu’ils avaient été punis. Yikmo n’avait plus évoqué l’incident et personne ne semblait être au courant ; elle pensait donc qu’il avait donné suite à la demande qu’elle lui avait faite de garder le silence. Malheureusement, cela ne pouvait que renforcer le sentiment des alliés de Regin qu’ils pouvaient continuer à la harceler sans avoir à en subir les conséquences. Comme Regin avait toujours tendu ses embuscades au premier étage – celui de la bibliothèque – elle avait toujours pris soin de sortir des souterrains secrets au niveau inférieur. Or, la veille, elle avait relevé le premier indice indiquant qu’il avait percé à jour sa méthode. En entrant dans le couloir principal du rez-de-chaussée, elle avait aperçu un novice musardant à l’une des extrémités. Quelques pas plus loin, dans le hall d’entrée, elle était tombée nez à nez avec l’un des garçons plus âgés. Certes, il n’avait pas osé l’attaquer, mais il l’avait regardée passer avec un petit sourire suffisant. Ce soir-là, elle était donc sortie des passages secrets au deuxième étage. En marchant aussi silencieusement que possible, elle avançait à pas prudents vers le couloir principal. Si elle venait à croiser Regin et ses amis, elle aurait toujours la solution de fuir dans les passages secrets – à condition bien sûr qu’elle ne se fasse pas coincer avant de parvenir à une entrée et qu’elle puisse pénétrer dans les souterrains sans être vue. Comme elle tournait au coin d’un couloir, son œil saisit le mouvement d’un tissu brun au coin suivant ; son cœur manqua un battement. Elle recula vivement et perçut des murmures étouffés. Des bruits de pas arrivaient de la direction d’où elle venait. Elle jura à voix basse et se mit à courir. Comme elle s’élançait dans un passage latéral, elle vint percuter un novice isolé. Une attaque magique frappa son bouclier, mais le garçon était seul et elle l’écarta facilement. Trois virages plus loin, elle tomba sur deux autres novices. Ils tentèrent de lui barrer le chemin, mais renoncèrent au bout d’un moment. À la porte d’une salle-portail, quatre novices jaillirent pour l’attaquer. Elle les contourna, puis plaça un verrou magique sur la porte. Maintiens-les séparés, songea-t-elle. Yikmo approuverait sûrement. Par les passages intérieurs, elle fonça vers la salle-portail la plus proche. Dès qu’elle l’aperçut, elle lança un ordre magique pour que la porte s’ouvre et se referme, puis revint rapidement sur ses pas. Toujours seule. Elle ralentit l’allure, puis emprunta un chemin détourné jusqu’à une porte menant aux souterrains secrets. Après s’être assurée de n’être vue de personne, elle glissa une main sous une peinture et saisit le levier. — Elle est partie par-là, cria une voix. Son cœur s’emballa. Elle tira vivement sur le levier, s’engouffra dans l’ouverture et repoussa la porte derrière elle. Plongée dans les ténèbres, elle colla son œil au judas, le souffle toujours court. Par l’œilleton, elle vit plusieurs novices passer. Elle les compta et sentit le malaise l’envahir – vingt novices. Au moins, elle avait réussi à leur échapper. Son cœur se calma ; elle reprit sa respiration. Un petit souffle tiède passa sur son cou. Sonea fronça les sourcils. De l’air chaud ? Par-dessus le bruit de sa propre respiration, elle perçut alors un autre souffle, plus calme. Elle pivota sur elle-même tout en commandant une apparition de lumière… puis étouffa un hurlement de terreur. Des yeux sombres étaient plongés dans les siens. Bras croisés sur sa poitrine, l’or de son incal brillant sur le noir de sa robe, il fixait sur elle un regard chargé de désapprobation. Sonea déglutit avec difficulté et tenta de passer, mais un bras lui barra le passage. — Sors d’ici, gronda-t-il. Elle hésita. N’entendait-il donc pas les novices au dehors ? Ne comprenait-il pas qu’elle allait se jeter tout droit dans un piège ? — Immédiatement ! aboya-t-il. Et ne pénètre plus jamais dans ces souterrains. Elle fit demi-tour et chercha à tâtons le verrou de ses mains tremblantes. Par le judas, elle constata avec soulagement que la voie était libre. Elle sortit et sentit le courant d’air de la porte qui se refermait derrière elle. Elle demeura ainsi, tremblante, le temps de plusieurs battements de cœur. Puis, elle se dit qu’il devait la regarder par le judas ; elle se força à partir. Comme elle bifurquait dans un couloir, elle tomba sur vingt paires d’yeux stupéfaits rivés sur elle. — Attrapez-la ! s’écria joyeusement une voix. Sonea projeta un bouclier pour parer les premières attaques, puis recula. Ensuite, comme Regin ordonnait que la moitié des novices fassent mouvement pour l’encercler, elle tourna les talons et s’enfuit. En passant devant la porte dérobée, elle sentit l’émotion de sa rencontre s’estomper tandis que la colère montait en elle. Pourquoi ne les arrête-t-il pas ? Est-ce là ma punition pour avoir été là où je ne devais pas aller ? Elle s’arrêta en dérapant ; les novices jaillissaient d’un passage latéral. Elle projeta une barrière pour les bloquer et partit à fond de train vers l’unique autre sortie. Est-ce que personne ne se demandera pourquoi il n’a rien fait… mais non, bien sûr, personne – à part moi – ne sait qu’il était là. La barrière cédait sous les assauts des novices ; Sonea lâcha un juron. Au sortir d’un couloir, elle vint percuter un mur invisible. Elle le rompit aisément et reprit sa course, uniquement pour buter sur un autre. Elle en vint à bout tout aussi facilement, mais un autre l’attendait derrière, puis un autre encore. Elle se sentit presque défaillir en entendant le bruit des pas des novices arrivant devant et derrière elle. L’instant d’après, elle invoquait un bouclier pour contenir la pluie d’attaques magiques qui s’abattait sur elle. Et d’abord, que faisait-il dans les souterrains ? Je n’ai jamais vu la moindre trace de pas… À moins qu’il balaie la poussière derrière lui… Mais pourquoi ferait-il cela puisque personne n’emprunte ces souterrains ? Les novices bloquaient toutes les issues. Elle était piégée ; il ne lui restait plus qu’à attendre qu’ils l’épuisent. Face à tant d’assaillants, ses forces diminuaient rapidement. Comme son bouclier commençait à faiblir, Regin s’avança, un large sourire plaqué sur sa face. Il brandissait une petite bouteille pleine d’un liquide foncé. Sur un signal de sa part, les attaques cessèrent. — Ma chère Sonea, dit-il en lançant un éclair de puissance sur son bouclier. Mon cœur se réjouit de te retrouver, poursuivit-il en lâchant une nouvelle attaque. Cela fait si longtemps que nous nous sommes vus. Son bouclier commençait à s’effondrer, mais elle parvint à tirer – elle ne savait d’où – un surcroît de puissance. — La séparation renforce les sentiments, à ce qu’on dit. Le coup suivant acheva de le détruire. Elle se raidit dans l’attente des éclairs assommants. — Je t’ai apporté un cadeau, poursuivit Regin. Un parfum des plus exotiques. (Il retira le bouchon du goulot.) Euurk ! Quelle délicieuse fragrance ! Voudrais-tu l’essayer ? Même à plusieurs pas de distance, elle reconnut l’odeur. Sa classe avait extrait l’huile des feuilles d’un buisson de kreppa pour une leçon de médecine. Urticant et nauséabond, le jus obtenu sentait la végétation en pleine décomposition. Regin agitait sa bouteille avec insouciance. — Mais un si petit flacon serait un bien piètre gage de mon affection pour toi. Regarde, j’en ai amené d’autres ! Des bouteilles apparurent dans les mains des autres novices. Ils les débouchèrent avec précaution et l’horrible pestilence envahit le couloir. — Dès demain, nous saurons toujours où tu es… à l’odeur. (Regin fit un signe de la tête à l’intention de ses comparses.) Maintenant ! Leurs mains cinglèrent dans sa direction, projetant des traits de l’infâme liquide vers elle. Elle leva les mains, ferma les yeux et puisa au plus profond d’elle-même une ultime réserve de puissance. Aucune goutte ne l’atteignit. Aucune. Elle entendit quelqu’un qui toussait, puis un autre encore. Soudain, l’air fut rempli de cris et de jurons. Elle ouvrit les yeux et ne parvint pas à croire ce qu’elle voyait. Les murs, le plafond et les novices étaient recouverts de fines gouttelettes brunes. Les garçons s’essuyaient frénétiquement les mains et le visage. Certains crachaient sur le sol. D’autres se frottaient les yeux et l’un d’eux gémissait même de douleur. Regin, qui était le plus près d’elle, était celui qui avait le plus souffert. Des larmes coulaient de ses yeux ; son visage était constellé de taches rouges. Une sensation étrange était en train de monter en elle. Comprenant qu’elle était sur le point d’éclater de rire, elle plaqua ses mains sur sa bouche. Elle s’écarta du mur, tituba légèrement, puis se ressaisit. Ne leur montre pas à quel point tu es épuisée, se dit-elle. Ne leur laisse pas le temps de penser à se venger. À petits pas, elle se mit à marcher au milieu du groupe. Regin releva la tête. — Ne la laissez pas partir, gronda-t-il. Quelques novices le regardèrent, mais les autres l’ignorèrent. — Laisse tomber. Je file me changer, dit l’un d’eux. Certains hochèrent la tête pour approuver et s’éloignèrent. Les yeux de Regin papillotèrent. Son visage s’empourprait de rage, mais il ne discuta pas. Sonea tourna le dos à ses tourmenteurs et obligea ses jambes exténuées à la porter loin d’eux. Chapitre 32 UNE PETITE VIRÉE othen gravit l’escalier du quartier des mages en bâillant. Même le bain froid qu’il avait pris n’avait pas fait grand-chose pour le réveiller. Il trouva Tania qui l’attendait dans le salon, en train de préparer des assiettes de gâteaux et de petits pains. — Bonjour, Tania, dit-il. — Vous êtes un peu en retard ce matin, seigneur Rothen, répondit-elle. — En effet. Il passa une main sur son visage et entreprit de préparer du sumi. Soudain, il s’aperçut qu’elle le fixait toujours. — J’ai divisé le dosage par dix, dit-il en soupirant. Elle ne répondit rien, se contentant d’approuver d’un hochement de tête. — J’ai des nouvelles, annonça-t-elle. (Elle marqua une pause, puis fit une grimace en guise d’excuse lorsqu’il lui fit signe de poursuivre.) Vous n’allez pas aimer ça. — Je t’écoute. — Les serviteurs chargés du nettoyage de l’université se plaignaient ce matin qu’un liquide nauséabond avait été répandu partout dans l’un des passages. Je leur ai demandé ce qui avait bien pu se passer à leur avis et ils ont commencé à grommeler au sujet de novices qui se seraient battus. Ils paraissaient ennuyés à l’idée de dire quels novices – du moins ennuyés de le dire devant moi. J’ai donc soudoyé l’une des filles de service qui avait déjà entendu l’histoire. » Regin a rassemblé d’autres novices pour traquer Sonea pendant la nuit. J’ai demandé des précisions à Viola à ce sujet et elle m’a dit qu’elle n’avait rien remarqué donnant à penser que Sonea ait eu à subir quoi que ce soit. Rothen fronça les sourcils. — Il en faudrait beaucoup pour venir à bout de Sonea. En comprenant tout ce qu’impliquaient ses paroles, il ressentit soudain une pointe de colère. — En revanche, dès lors qu’elle est épuisée, Regin peut lui faire n’importe quoi. Elle ne serait même plus en état de se battre physiquement contre lui. Tania eut un haut-le-corps. — Il n’oserait quand même pas lui faire du mal, n’est-ce pas ? — Pas d’une manière pouvant causer des dégâts durables ou qui pourraient lui valoir d’être renvoyé, répondit Rothen, la mine renfrognée. — Pourquoi le haut seigneur ne fait-il rien pour arrêter ça ? Peut-être n’est-il pas au courant ? Vous devriez peut-être l’en informer. Rothen secoua la tête. — Il sait. C’est son rôle de savoir ça. — Mais… Tania s’interrompit ; on venait de frapper à la porte. Soulagé de cette interruption, Rothen lança un sort pour ouvrir. Un messager entra, salua et remit une lettre à Rothen, avant de quitter la pièce. — C’est pour Sonea. (Rothen tourna l’enveloppe et sentit son cœur s’emballer.) Ça vient de son oncle et sa tante. Tania s’approcha. — Ne savent-ils pas qu’elle ne vit plus avec vous ? — Non. Sonea a pensé que Regin pourrait garder son courrier s’il lui était adressé au quartier des novices. D’ailleurs, elle ne les a probablement pas contactés depuis quelle a emménagé à la résidence. — Voulez-vous que je la lui porte ? proposa Tania. Rothen leva la tête, étonné. Il oubliait que d’autres n’avaient aucune raison de craindre Akkarin. — Tu ferais ça ? — Bien sûr. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de lui parler. D’un autre côté, Akkarin pourrait bien nourrir quelques soupçons s’il apercevait la servante de Rothen en train de porter un message à Sonea. — Elle voudra en prendre connaissance au plus vite. Si tu lui portes dans sa chambre, elle ne l’aura pas avant ce soir. Je crois qu’elle passe ses vaindredis dans la bibliothèque des novices. Pourrais-tu la faire passer à dame Tya ? — Bien sûr, répondit Tania en glissant la missive dans la poche de son tablier. Je l’apporterai à la bibliothèque dès que j’aurai rapporté ces plats à la cuisine. — Argh ! J’ai mal aux jambes ! se plaignit Tayend. Dannyl rit lorsque l’érudit s’écroula sur un rocher pour s’y reposer. — C’est toi qui as voulu visiter les ruines, je te le rappelle. Pas moi. — C’est parce qu’elles paraissaient si fascinantes d’après la description du dem Ladeiri, répondit-il en attrapant sa gourde pour boire de l’eau. Et si proches… — Il a juste omis de préciser qu’il nous faudrait escalader quelques falaises pour y parvenir. Et puis aussi que le pont de corde était loin d’être des plus sûrs. — Je suppose qu’il nous a dit que cela faisait longtemps qu’il n’était pas venu ici. Ah, la lévitation doit se révéler bien utile parfois ! — Parfois… — Comment se fait-il que tu ne sois même pas essoufflé ? — La lévitation n’est pas le seul tour utile que la Guilde nous enseigne. — Tu te guéris ? (Tayend lança une petite pierre dans sa direction.) C’est de la triche ! — En ce cas, je suppose que tu refuseras mon aide si je te la propose ? — Certainement pas. J’estime qu’il est équitable que je bénéficie des mêmes avantages que toi. Par moquerie, Dannyl poussa un soupir plein de résignation. — Bien, alors donne-moi ton poignet. À sa grande surprise, Tayend lui tendit son bras sans marquer d’hésitation. Toutefois, à l’instant où sa paume vint au contact de la peau de l’érudit, Tayend tourna la tête en fermant les yeux de toutes ses forces. Dannyl envoya un peu de magie de guérison dans le corps de Tayend, afin d’apaiser ses muscles endoloris. La plupart des guérisseurs ne manqueraient pas de désapprouver un tel gaspillage de magie – Tayend ne souffrait de rien d’autre qu’un manque de pratique de la randonnée sur les chemins de montagne. Dannyl relâcha le bras de Tayend ; l’érudit se redressa et s’examina sous toutes les coutures. — C’est extraordinaire ! s’exclama-t-il. Je me sens comme ce matin au réveil, avant notre départ. (Il sourit à Dannyl avant de s’élancer d’un bon pas sur le chemin.) Allez, viens ! On n’a pas toute la journée. Amusé, Dannyl le suivit. Quelques centaines de pas plus loin, à peine, Tayend s’arrêta au sommet d’une montée. En arrivant à sa hauteur, Dannyl découvrit les ruines qui s’offraient à sa vue. Des restes de murs étaient disséminés sur une pente douce, montrant les contours de bâtiments aujourd’hui disparus. Ici et là, une colonne avait survécu aux ravages du temps. Au centre de la petite cité déserte, une construction plus vaste était demeurée debout. D’énormes blocs de pierre avaient été utilisés pour bâtir les murs, mais le toit avait disparu. La végétation avait tout envahi. — Voici donc Armje, murmura Tayend. Il n’en reste pas grand-chose. — Elle a plus de mille ans. — Voyons ça de plus près. Aux abords de la ville, le chemin sinueux allait s’élargissant pour devenir une route recouverte d’herbe. Aux premières constructions, elle devenait rectiligne et menait tout droit vers le vaste bâtiment. Dannyl et Tayend prirent quelques instants pour examiner quelques pièces à l’intérieur de bâtisses plus petites. — Penses-tu que c’était un genre de latrines publiques ? demanda Tayend, debout devant un banc de pierre dans lequel des trous étaient percés à intervalles réguliers. — Un genre de cuisine, peut-être, répondit Dannyl. Les trous servaient peut-être à maintenir des récipients au-dessus d’un foyer. En arrivant aux abords de la grande structure au milieu de la cité, Dannyl perçut une immobilité dans l’air. Ils passèrent sous un énorme linteau pour pénétrer dans une vaste salle. Le sol était couvert de terre ; les herbes leur arrivaient jusqu’à la taille. — Je me demande ce qu’était cet endroit, s’interrogea Tayend à voix haute. Quelque chose d’important en tout cas. Peut-être un palais. Ou un temple… Ils entrèrent dans une pièce plus petite et Tayend s’élança soudain vers l’un des murs, sur lequel figuraient des motifs sculptés aux formes complexes. — Ce sont des mots, dit-il. Ça parle de lois. Dannyl s’approcha pour examiner à son tour et son cœur manqua un battement lorsqu’il aperçut une main sculptée. — Regarde. — C’est le glyphe qui représente la magie, dit Tayend. — La main est donc le signe de la magie en ancienne Elyne ? — Oui… comme dans bon nombre d’écritures anciennes. Certains érudits pensent que la lettre « m » d’aujourd’hui provient du symbole de la main. — La moitié du titre du roi de Charkan désigne donc la magie. Mais que signifie le croissant de lune ? Tayend haussa les épaules, puis s’enfonça plus avant dans le bâtiment en ruine. — La magie de la Lune. La magie de la nuit… Est-ce que la magie a jamais suivi les cycles de la Lune ? — Non. — Cela a peut-être quelque chose à voir avec les femmes. La magie des femmes. Hé, viens voir ça ! Tayend s’était arrêté devant un autre mur orné de bas-reliefs. Du doigt, il montrait un endroit dans la partie supérieure où le parement s’était écroulé, laissant à nu la sculpture en dessous. Dannyl eut le souffle coupé. L’érudit ne désignait pas un glyphe, mais un nom qu’ils connaissaient bien, écrit dans l’alphabet contemporain. — Le dem Ladeiri n’a pas dit qu’Akkarin était venu ici, s’étonna Tayend. — Peut-être a-t-il oublié. Peut-être Akkarin ne lui a-t-il rien dit. — En tout cas, il avait vraiment envie que nous venions. Dannyl observa attentivement le nom, puis porta son attention sur le reste du mur. — Que dit l’ancienne écriture ? — Un instant…, répondit Tayend. Pendant que l’érudit examinait les glyphes, Dannyl prit du recul pour contempler la pièce dans son intégralité. Sous le nom d’Akkarin, un dessin gravé dans la pierre représentait une arcade. Ou alors, il s’agissait vraiment d’un passage voûté. Le mage écarta les herbes et la terre au pied du mur et un sourire apparut sur son visage ; il y avait une fente dans la roche. — D’après ce qui est dit ici, déchiffra Tayend avec excitation, il s’agit d’une… — … d’une porte, le coupa Dannyl. — Oui ! répondit Tayend en tapotant le mur. Une porte menant à un lieu où l’on prononce des jugements. Je me demande si on peut encore l’ouvrir. Les yeux fixés sur la porte, Dannyl lança une sonde sensorielle. Il ne détecta qu’un mécanisme assez simple, conçu pour être ouvert de l’intérieur – ou au moyen de la magie. — Recule. Pendant que Tayend s’écartait, Dannyl banda sa volonté. Le mécanisme se mit en branle avec réticence, grippé qu’il était par la poussière, la saleté et les herbes. La lourde porte de pierre recula vers l’intérieur dans un grondement sourd, révélant un couloir plongé dans l’obscurité. Lorsque le passage fut suffisant pour laisser passer un homme, Dannyl relâcha son emprise sur le dispositif, soucieux de ne pas l’abîmer gravement en forçant dessus. Il tourna la tête vers son compagnon. — On y va ? demanda l’érudit dans un souffle. Dannyl fronça les sourcils. — J’y vais d’abord. C’est peut-être instable. Tayend parut sur le point de protester, puis se ravisa. — Je vais poursuivre la traduction, dit-il finalement. — Je reviens dès que j’ai la certitude que l’endroit est sûr. — J’y compte bien. En s’engageant dans l’ouverture, Dannyl invoqua un globe lumineux qu’il envoya devant lui. Les murs étaient décorés. Tout d’abord, il lui fallut écarter des rideaux de racines et de toiles de farens, mais une vingtaine de pas plus loin le chemin était dégagé. Le sol descendait légèrement et l’atmosphère fraîchissait rapidement. Aucun tunnel latéral ne débouchait dans le couloir. Le plafond était bas ; bientôt, Dannyl sentit une sensation familière de malaise peser sur lui. Au bout de deux centaines de pas, le mur disparut. Le sol se poursuivait néanmoins, sous la forme d’une corniche étroite s’enfonçant dans les ténèbres. Le mage s’engagea prudemment sur le sentier précaire, paré à léviter si celui-ci venait à s’effondrer sous ses pieds. D’après les échos qu’éveillaient ses pas, le gouffre de chaque côté était vertigineux. Dix pas plus loin, la corniche s’élargissait formant une plate-forme circulaire. Il augmenta la brillance de son globe et eut le souffle coupé en découvrant un dôme étincelant au-dessus de lui. La surface luisait de mille feux, comme si elle avait été recouverte d’innombrables pierres précieuses. — Tayend ! appela-t-il. Viens voir ça ! Il se retourna vers le couloir derrière lui et tendit sa volonté pour invoquer des globes tout le long. Du coin de l’œil, il perçut quelque chose à l’extrémité de son champ de vision. Il tourna la tête et vit qu’une partie du dôme brillait d’un éclat particulier. Des petits ruisseaux de lumière apparurent, animés d’une vibration. Fasciné, il les observa tandis qu’ils avançaient pour se rejoindre. Cela faisait comme lorsque la barrière de l’arène avait été frappée, mais dans un mouvement inverse… Son instinct le mit en garde et il lança un bouclier, juste à temps pour parer l’attaque du dôme. La puissance du coup lui arracha une exclamation… puis une autre, lorsqu’il ressentit une deuxième attaque dans son dos. Un deuxième éclat d’étoile se formait dans les pierres ; deux autres naquirent rapidement. Il avança doucement en direction de l’entrée, puis sentit la résistance d’une barrière en travers de son chemin. Que se passe-t-il ? Qui fait ça ? Il n’y avait personne d’autre en ce lieu – hormis Tayend. Dannyl scruta le cœur du couloir ; il était vide. D’autres coups arrivaient. Mains tendues devant lui, Dannyl lança une attaque magique ; la barrière tint bon. Peut-être devait-il mettre toute sa puissance… Non, il fallait qu’il maintienne également son bouclier. La panique montait en lui. Chaque coup entamait un peu plus sa résistance. Il n’avait pas la moindre idée du temps que pourrait durer l’attaque. Mais, à coup sûr, s’il restait là, cet endroit – ce piège – pourrait bien finir par le tuer. Réfléchis ! Les coups lancés depuis les murs étaient tous dirigés sur un point au-dessus du centre de la plate-forme. S’il se tassait contre la barrière, les attaques le manqueraient peut-être lorsque son bouclier s’effondrerait. Et s’il relâchait son bouclier et lançait toute sa puissance contre la barrière, il parviendrait peut-être à l’abattre avant d’être frappé. C’était la seule solution à laquelle il parvenait ; il n’avait pas le temps de trouver mieux. Il ferma les yeux et ignora la piqûre de la magie tandis qu’il poussait contre la barrière. Il prit une profonde inspiration et, dans un même mouvement, relâcha son bouclier tout en lançant sa pleine puissance. La barrière vacilla. Il sentit distinctement ses forces l’abandonner. Il se raidit contre l’imminence de la douleur, mais ne ressentit rien d’autre qu’une sensation de chute vers l’avant. Il ouvrit les yeux, mais ne vit que les ténèbres autour de lui… Un noir d’encre dans lequel il continua de tomber bien après qu’il aurait dû heurter le sol… — Demoiselle Sonea. Sonea releva la tête et sentit son cœur s’emballer. — Tania ! La servante lui souriait ; la jeune fille sentit une vague de mélancolie passer sur elle comme lui revenait le souvenir de leurs discussions au petit matin. Elle tapota le siège à côté du sien et Tania prit place. — Comment allez-vous ? demanda Tania. Quelque chose dans le regard de la servante donnait à penser qu’elle n’attendait pas une réponse positive à sa question. — Bien, répondit Sonea avec un sourire forcé. — Vous avez l’air fatiguée. Sonea haussa les épaules. — Trop de nuits trop courtes. Il y a tant à étudier. Et toi, comment vas-tu ? Est-ce que Rothen te fait toujours cavaler autant ? Tania gloussa. — Il n’est pas si difficile. En tout cas, vous lui manquez terriblement. — Il me manque aussi… et toi également. — J’ai une lettre pour vous, poursuivit Tania en la tirant de sa poche pour la poser sur la table. Le seigneur Rothen dit qu’elle vient de votre tante et votre oncle et il a pensé que vous voudriez la lire immédiatement. J’ai donc proposé de vous l’apporter ici. Sonea s’empara avidement de la lettre. — Merci. Elle déchira l’enveloppe et commença à lire. Le ton était formel et un peu guindé. Comme ni son oncle ni sa tante ne savaient écrire, ils devaient recourir aux services d’un scribe chaque fois qu’ils lui envoyaient un message. — Ma tante va avoir un enfant ! s’exclama Sonea. Oh, j’aimerais tellement pouvoir les voir ! — Mais vous le pouvez, répondit Tania. La Guilde n’est pas une prison, vous savez. Sonea posa son regard sur la servante. Bien sûr, Tania ignorait tout au sujet d’Akkarin. Pour autant, celui-ci n’avait jamais dit qu’il lui interdisait les visites à sa famille, pas plus qu’il ne lui avait interdit de sortir de la Guilde. Les gardes à l’entrée ne l’arrêteraient pas. Elle était libre de sortir dans la ville et d’aller où bon lui semblait. Akkarin n’aimerait pas ça, mais comme il l’avait forcée à sortir des souterrains pour la mettre à la merci de Regin et sa bande, elle n’avait pas à se soucier tant que ça de se montrer coopérative. — Tu as raison, affirma lentement Sonea. Je vais aller les voir. Et pas plus tard qu’aujourd’hui. — Je suis sûre qu’ils seront ravis de vous revoir, dit Tania avec un sourire. — Merci, Tania, répondit Sonea en se levant. La servante salua et marcha en direction de la sortie de la bibliothèque, avec toujours son sourire sur les lèvres. Tout en rangeant ses livres dans son cartable, Sonea sentait l’excitation la gagner. Toutefois, en songeant à l’endroit où elle allait se rendre, elle calma son enthousiasme. Elle pourrait se déplacer sans problème dans la ville. Personne ne tiquerait sur la présence d’une magicienne se promenant dans les rues – pas même une novice. En revanche, une fois dans les Taudis, sa robe ne manquerait pas d’attirer l’attention, voire l’hostilité. Lors de ses visites précédentes, c’était un problème auquel elle n’avait pas été confrontée, puisqu’elle n’était pas encore novice. Si elle était capable de se protéger magiquement contre une attaque, elle ne voulait toutefois pas être suivie, ni attirer l’attention sur sa tante et son oncle. D’après la loi, elle était tenue de porter son uniforme en permanence. L’idée d’enfreindre la loi ne la préoccupait guère, mais où allait-elle bien pouvoir se changer pour revêtir les vêtements miteux qui lui permettraient de se fondre dans les Taudis – à supposer d’ailleurs qu’elle parvienne à en trouver ? Elle pourrait acheter un manteau ou une cape au marché en arrivant dans le quartier nord… mais pour cela, il lui faudrait de l’argent. Or, elle gardait son pécule dans sa chambre dans la résidence du haut seigneur. Les yeux plongés au fond de son cartable, elle reconsidéra son plan. Allait-elle laisser sa peur d’Akkarin l’empêcher d’aller voir les siens ? Non. Il était rarement chez lui dans la journée. Il y avait peu de risques qu’elle tombe sur lui. Elle ramassa son cartable, salua dame Tya de la tête et sortit de la bibliothèque. Pendant qu’elle cheminait dans les passages de l’université, un sourire flottait sur ses lèvres. Elle allait acheter un cadeau pour sa tante et son oncle… et puis elle irait faire un tour à l’auberge de Gollin, histoire de voir Harrin et Donia et demander des nouvelles de Cery. À l’entrée de la résidence du haut seigneur, elle sentit son cœur s’accélérer. À son grand soulagement, Akkarin n’était pas là ; Takan, son serviteur, ne se montra que le temps de la saluer d’une révérence cérémonieuse. Elle laissa son cartable, fourra une bourse dans sa poche, puis repartit. Comme la porte de la résidence se refermait derrière elle, elle se redressa et mit le cap sur les grilles. Les gardes la regardèrent passer avec curiosité. Sans doute ne l’avaient-ils jamais vue auparavant – puisqu’elle n’avait quitté la Guilde qu’en de rares occasions et toujours à bord d’un carrosse en compagnie de Rothen. Voir une novice sortir à pied devait les étonner ; rien de plus. Une fois dans le cercle intérieur, elle se sentit bizarrement déplacée. Devant les grandes demeures qui bordaient les rues, le souvenir lui revint brutalement des quelques fois où elle était venue dans cette partie de la ville des années auparavant, pour livrer des chaussures ressemelées ou des vêtements ravaudés aux serviteurs des Maisons. En ces occasions, les beaux messieurs et belles dames du Cercle Intérieur l’avaient regardée avec suspicion et dédain ; plusieurs fois, elle avait dû montrer patte blanche pour pouvoir circuler. Aujourd’hui, ces mêmes personnes lui souriaient et la saluaient poliment. C’était un sentiment étrange et irréel, qui se renforça encore lorsqu’elle franchit la porte menant au quartier nord. Les gardes s’interrompirent dans leurs tâches pour la saluer – et arrêtèrent même un attelage de la Maison Korin pour qu’elle n’ait pas à attendre. Dans le quartier nord, en revanche, les sourires et saluts polis se muèrent en coups d’œil appuyés. Au bout d’une centaine de pas, Sonea abandonna l’idée de se rendre au marché pour se diriger vers une boutique dont l’enseigne indiquait « Vêtements et retouches de qualité ». — Oui ? répondit une femme aux cheveux gris en ouvrant la porte. Puis, avisant une jeune magicienne sur son seuil, elle eut un hoquet. — Demoiselle ! Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle en s’empressant de la saluer. — Je voudrais vous acheter un manteau, répondit Sonea avec un sourire. — Entrez ! Entrez ! dit la femme en ouvrant la porte en grand, avec force courbettes. Elle fit passer la jeune fille dans une pièce remplie de portants couverts de vêtements. — Je ne sais pas si je vais avoir la qualité qui convient, dit la femme d’un air contrit tout en fourrageant parmi son assortiment. Celui-ci a un col de fourrure de limek… et celui-là est rehaussé d’un feston de perles. Incapable de résister, Sonea examina les manteaux. — C’est une belle pièce, dit-elle du second manteau, mais je doute que le col de celui-ci soit du limek. Le limek a une double fourrure. — Oh, mon dieu ! s’exclama la femme en remisant prestement le manteau. — Mais peu importe, ce n’est pas ce que je cherche, ajouta Sonea. J’aurais besoin de quelque chose d’ancien et défraîchi – même si je sais qu’ici tout est de qualité. L’une de vos servantes n’aurait-elle pas un vieux manteau qui mériterait d’être mis au rebut ? La femme fixait des yeux ronds sur la jeune magicienne. — Je ne sais pas…, dit-elle, plongée en pleine confusion. — Pourquoi ne pas le leur demander ? suggéra Sonea. Pendant que j’admire votre travail. — Si c’est ce que vous désirez… Une note de curiosité s’était insinuée dans le regard de la femme. Elle salua et disparut vers l’intérieur de la maison en appelant l’une de ses domestiques. Sonea s’approcha des portants pour contempler les vêtements. Un soupir lui échappa. Comme la loi lui imposait de porter la robe, elle n’était pas prête de revêtir pareilles toilettes – même si elle avait maintenant les moyens de se les offrir. Un bruit de pas pressés lui fit tourner la tête ; la couturière arrivait, les bras chargés de vêtements. Une servante, au teint livide et à l’air fatigué, la suivait. Ses yeux s’agrandirent lorsqu’elle découvrit Sonea. La magicienne choisit un manteau orné d’une longue déchirure soigneusement reprisée. L’ourlet en était également décousu. Elle se tourna ensuite vers la jeune servante. — Il y a un jardin ici ? Un poulailler, peut-être ? La fille hocha la tête. — Bien, alors passez ce manteau dans la terre et maculez-le pour moi s’il vous plaît. Stupéfaite, la servante disparut. Sonea glissa une pièce d’or dans la main de la couturière, puis une pièce d’argent dans la poche de la servante lorsqu’elle lui rapporta sa pelisse salie à souhait. Qui aurait cru que j’utiliserais un jour mes talents de voleuse pour donner de l’argent plutôt que de le subtiliser ? songea-t-elle en sortant de la boutique. Une fois sa robe dissimulée sous le manteau, elle n’eut plus droit à aucun regard de travers tandis qu’elle gagnait la porte Nord. Lorsqu’elle entra dans les Taudis, les gardes ne lui accordèrent qu’un coup d’œil rapide. Ils s’intéressaient plus à ceux qui quittaient les Taudis qu’à ceux qui y entraient. Dès l’entrée des ruelles tortueuses, elle fut enveloppée par une odeur à la fois désagréable et confortablement familière. Elle regarda autour d’elle et se détendit quelque peu. Ici, Regin et Akkarin n’étaient plus que des soucis mineurs et bien lointains. À cet instant, elle aperçut un homme qui la dévisageait, debout sur le seuil d’une gargote ; la tension revint en elle. Les Taudis restaient les Taudis, et même si elle était en mesure de se défendre par la magie, mieux valait pour elle qu’elle n’ait pas à le faire. En rasant les murs, elle hâta le pas le long des rues misérables. Jonna et Ranel vivaient désormais dans une zone plus florissante des Taudis, où les habitants logeaient dans de solides maisons de bois. Elle se glissa dans un marché pour acheter des couvertures, ainsi qu’un panier de légumes et du pain frais. Elle regretta de ne pouvoir offrir quelque chose de plus luxueux, mais Jonna refusait toujours ce type de cadeaux en disant : « Je ne veux rien chez moi qui ressemble à ce qu’on trouve dans les Maisons. Les gens se feraient des idées sur nous. » En arrivant dans la rue, elle distribua des petits pains à une bande de gamins assis sur des cageots vides. Ils la remercièrent à grands cris. Elle se rendit compte que cela faisait des mois qu’elle n’avait pas été aussi heureuse. Pas depuis la visite de Dorrien, songea-t-elle. Mais mieux vaut ne pas penser à Dorrien. Devant la maison de sa tante et son oncle, un sentiment de tristesse l’envahit. Depuis qu’elle avait rejoint la Guilde, ils avaient été mal à l’aise en sa présence. Ils l’avaient vue perdre son Contrôle un peu plus d’un an auparavant, et Sonea n’aurait pas été surprise d’apprendre qu’ils avaient encore peur d’elle. Elle savait cependant qu’elle ne parviendrait jamais à vaincre leurs craintes à son égard si elle cessait de venir les voir. Ils demeuraient sa seule famille ; elle n’avait aucunement l’intention de les laisser sortir de sa vie. Elle frappa. Un instant plus tard, la porte s’ouvrit et Jonna fixa sur elle un regard plein de surprise. — Sonea ! — Bonjour, Jonna, dit-elle en souriant. Jonna ouvrit la porte en grand. — Tu as l’air changée… Ce que tu as fait avec ce manteau… C’est autorisé ? — Peu importe, répondit-elle avec un reniflement. J’ai reçu votre lettre aujourd’hui. Il fallait que je vienne. Tiens, j’ai apporté un cadeau pour fêter ça. Elle tendit le panier et les couvertures et entra dans le petit salon, simplement meublé. Ranel entra dans la pièce et rit de contentement. — Sonea ! Comment va ma nièce ? — Bien. Je suis heureuse, mentit Sonea. Ne pense pas à Akkarin. Ne gâche pas cet après-midi. Ranel la serra dans ses bras. — Merci pour l’argent, murmura-t-il. Sonea sourit et s’apprêta à retirer son manteau, avant de se raviser. Apercevant un berceau de l’autre côté de la pièce, elle alla se pencher sur son petit cousin endormi. — Il grandit bien ? demanda-t-elle. Pas de problèmes ? — Non, juste un peu de toux, répondit Jonna avec un sourire. Nous espérons que ce sera une fille cette fois-ci, ajouta-t-elle en passant une main sur son ventre. Tout en conversant, Sonea fut rassurée de constater qu’ils étaient plus à l’aise en sa présence. Ils mangèrent du pain qu’elle avait apporté, jouèrent avec le bébé lorsqu’il se réveilla, parlèrent du nom qu’aurait le prochain. Ranel donna des nouvelles des anciens amis et connaissances de Sonea, et ils papotèrent encore des petits événements survenus dans le voisinage. — Nous n’étions pas en ville, mais nous avons entendu parler de la Purge, dit Ranel avec un soupir. (Il jeta un coup d’œil dans sa direction.) Est-ce que tu… ? demanda-t-il comme à regret. — Non, répondit Sonea d’un ton maussade. Les novices n’y vont pas. Je… C’est stupide, mais j’avais pensé qu’ils ne recommenceraient pas après ce qui s’est passé l’année dernière. Lorsque je serai diplômée, peut-être que je… Elle secoua la tête. Qu’est-ce que je ferai ? Je leur expliquerai qu’il ne faut pas faire ça ? Comme s’ils allaient écouter une traîne-ruisseau. Elle soupira. Il était encore loin le jour où elle serait en mesure d’aider ceux auxquels elle avait eu naguère le sentiment d’appartenir. L’idée de tenter de convaincre la Guilde de cesser les Purges lui paraissait naïve et ridicule désormais – tout comme l’espoir qu’elle offrirait un jour la guérison aux Taudis. — Et qu’est-ce que nous avons encore ici ? demanda Jonna en fouillant parmi les légumes dans le panier. Tu restes avec nous pour dîner ? Sonea se raidit. — Quelle heure est-il ? demanda-t-elle, subitement alarmée. Par l’une des fenêtres hautes et étroites, elle vit que la lumière du jour déclinait. — Je vais devoir y aller bientôt, dit-elle. — Tu feras bien attention en rentrant, dit Ranel. Pas question de rencontrer ce meurtrier dont tout le monde parle, hein ? — Il n’est pas de taille à se frotter à Sonea, dit Jonna avec un gloussement. La confiance manifestée par sa tante fit sourire Sonea. — Quel meurtrier ? — J’aurais cru que tu en aurais entendu parler, dit Ranel en haussant les sourcils. Toute la ville en cause. On dit aussi que le meurtrier n’est pas un voleur, ajouta-t-il avec une grimace. Il paraîtrait même que les voleurs le recherchent. Pas de chance pour lui ! — Je ne crois pas qu’il puisse leur échapper bien longtemps, murmura pensivement Sonea. — Mais ça fait des mois que ça dure, répliqua Ranel. Et certains ici affirment se souvenir de meurtres similaires il y a un an de cela, et même avant encore. — Est-ce que quelqu’un sait à quoi il ressemble ? — On entend des tas de choses différentes, mais la plupart des témoins affirment qu’il porte un anneau avec une grosse pierre rouge. (Ranel se pencha en avant.) C’est un de nos clients qui m’a raconté l’histoire la plus étonnante, qu’il tiendrait du mari de sa sœur qui a une auberge vers le quartier sud. Une nuit, il aurait entendu des cris en provenance d’une de ses chambres. Il est donc monté voir et, lorsqu’il a ouvert la porte, il a vu le meurtrier sauter par la fenêtre. Mais au lieu de tomber vers le sol, trois étages plus bas, il est tombé vers le haut, comme s’il s’envolait ! Sonea haussa les épaules. Bien des personnes se livrant à des activités douteuses passaient par les toits ; c’était ce qu’on appelait la « route haute ». Sans doute l’homme s’était-il accroché à une prise pour se hisser. — Mais ce n’est pas ça le plus étrange, poursuivit Ranel. Ce qui a le plus étonné l’aubergiste, c’est que l’homme dans la chambre était mort alors que son corps ne portait que des traces de coupures peu profondes. Sonea fronça les sourcils. Mort, sans blessure apparente hormis quelques coupures superficielles ? Puis, son sang se glaça dans ses veines. Un souvenir d’Akkarin dans la salle souterraine venait de surgir dans son esprit. Takan un genou à terre, offrant son bras. Une dague luisante dans la main d’Akkarin. La lame qui court sur la peau du serviteur, puis le haut seigneur qui pose sa main sur la blessure… — Sonea, tu m’écoutes ? Ses yeux papillotèrent, puis se posèrent sur son oncle. — Oui, j’étais juste en train de me souvenir de quelque chose… survenu il y a longtemps. Toutes ces discussions sur les meurtres. (Elle frissonna.) Je dois y aller maintenant. Elle se leva et sa tante la serra dans ses bras. — C’est réconfortant de savoir que tu peux te défendre, Sonea. Je n’ai pas besoin de m’inquiéter pour toi. — Hmph… Tu peux quand même t’inquiéter un petit peu, tu sais. Jonna éclata de rire. — D’accord. Si ça te fait plaisir. Sonea dit au revoir à son oncle et sortit. Tout en marchant dans les rues des Taudis, elle ne pouvait s’empêcher de penser aux paroles de Lorlen pendant la lecture de vérité : — Et, bien que l’idée me soit désagréable, je pense que tu feras une proie de choix pour Akkarin. Il sait que tu es puissante – une grande source de magie potentielle. Mais Akkarin ne pouvait pas la tuer. Si elle disparaissait, Rothen et Lorlen révéleraient son crime à la Guilde. Akkarin ne pouvait prendre ce risque. Pourtant, tandis qu’elle franchissait les portes menant au quartier nord, Sonea ne parvenait pas à oublier ses craintes. Avait-il fait des Taudis son terrain de chasse ? Sa tante et son oncle étaient-ils en danger ? Il ne les tuera pas eux non plus, se dit-elle. Je dirais la vérité à la Guilde. Soudain, il lui apparut que sa visite à sa tante et son oncle était la dernière des bêtises à faire. Elle avait disparu ; seule Tania savait où elle était partie. S’il était arrivé aux oreilles de Lorlen et Rothen qu’elle était introuvable, ils risquaient de voir là l’œuvre d’Akkarin. Ou alors, il se pouvait qu’Akkarin ait conclu qu’elle avait quitté la Guilde – et se prépare par conséquent à réduire les autres au silence. En frissonnant, elle comprit quelle ne se sentirait pas en sécurité avant d’avoir regagné la Guilde, quand bien même cela signifiait peut-être vivre sous le même toit que le meurtrier que les traîne-ruisseau redoutaient tant. Chapitre 33 L’AVERTISSEMENT DU HAUT SEIGNEUR es chants d’oiseaux et le bruit du vent saluèrent Dannyl à son réveil. Il ouvrit les yeux et cligna des paupières, momentanément plongé dans la confusion par ce qu’il découvrait autour de lui. Des murs de pierre le cernaient, mais il n’y avait aucun toit au-dessus de sa tête. Il était couché sur un lit d’herbe. L’air avait la fraîcheur du matin. Armje. Il était dans les ruines d’Armje. Puis les souvenirs lui revinrent – la salle et le dôme qui l’avaient attaqué. J’ai donc survécu. Il s’inspecta. Le col de sa robe portait des marques de brûlures. Sur ses mollets, au-dessus du niveau de ses bottes, sa peau rougie le démangeait. Il aperçut alors ses bottes, soigneusement rangées à quelques pas. Elles étaient toutes déformées et brûlées. Il comprit à cet instant qu’il avait frôlé la mort de très près. Tayend avait dû le tirer hors de la grotte pour l’amener là. Dannyl regarda autour de lui, sans découvrir la moindre trace de l’érudit. Son œil perçut une tache de couleur un peu plus loin ; c’était la veste bleue de Tayend, pliée et posée à côté d’un autre lit d’herbe. Il envisagea de se lever pour partir à la recherche de son ami, mais resta allongé. En premier lieu, Tayend ne pouvait pas être bien loin, mais plus que tout, l’idée de bouger lui inspirait une irrépressible répugnance. Il devait se reposer – pas parce que son corps en avait besoin, mais pour recouvrer des forces magiques. Concentré sur la source de sa puissance, il constata qu’il n’y avait pratiquement aucune magie à laquelle il pouvait s’abreuver. En temps normal, il aurait dormi jusqu’à avoir au moins partiellement récupéré. Peut-être les réminiscences du danger l’avaient-elles réveillé dès qu’il avait eu assez d’énergie pour sortir de son sommeil épuisé. Le fait de savoir que sa capacité magique était limitée aurait dû le mettre mal à l’aise et le faire se sentir vulnérable, mais, étonnamment, il éprouvait un sentiment de légèreté, comme s’il était libéré de quelque chose. Un bruit de pas lui parvint et il se redressa sur un coude. Tayend entra dans la salle et sourit en constatant que Dannyl était réveillé. Ses cheveux étaient un peu ébouriffés, mais il parvenait à avoir l’air présentable malgré une nuit à la belle étoile. — Te voici enfin réveillé. Tu as soif ? Je viens de remplir les gourdes. Constatant qu’il était effectivement assoiffé, Dannyl hocha la tête. Il prit la gourde offerte et but. Tayend s’accroupit à côté de lui. — Comment te sens-tu ? — Ça va. Un peu cuit au niveau des chevilles, mais rien de grave. — Que s’est-il passé ? Dannyl secoua la tête. — J’étais sur le point de te poser la même question, dit-il. — Toi d’abord. — D’accord. Dannyl décrivit alors la salle dans laquelle il était arrivé, puis l’attaque du dôme. Les yeux de Tayend s’agrandirent à mesure qu’il entendait le récit. — Après que tu as franchi la porte, j’ai poursuivi la lecture des glyphes, expliqua ensuite l’érudit. Ils annonçaient que celle-ci menait à un endroit appelé la Caverne du Châtiment Ultime. Ensuite, j’ai lu que ce lieu servait à l’exécution des magiciens. J’ai alors tenté de te prévenir. À cet instant, tu as appelé et allumé les globes. Avant que je parvienne au bout du couloir, tout s’est éteint. (Tayend réprima un frisson.) » J’ai continué d’avancer. Lorsque je suis arrivé à la caverne, tu étais coincé contre un obstacle invisible. Ensuite, tu es tombé en avant, inerte sur le sol. Des éclairs continuaient de jaillir des murs. Je me suis précipité pour saisir tes bras et te tirer hors de la plate-forme. Un éclair a frappé et tout est devenu noir. Je n’y voyais plus rien, mais je ne me suis pas arrêté. Je t’ai traîné dans le couloir jusqu’à l’extérieur. Ensuite, je t’ai porté jusqu’ici. (Il marqua une pause et un mince sourire apparut sur ses lèvres.) Tu es sacrément lourd, tu sais. — Vraiment ? — Parce que tu es grand, bien entendu. Dannyl sourit à son tour ; un élan d’affection et de gratitude le submergea. — Tu m’as sauvé la vie, Tayend. Merci. Les yeux du jeune homme papillotèrent et il eut une petite moue intimidée. — Je suppose que oui. On dirait bien que je t’ai rendu la politesse. D’après toi, la Guilde connaît-elle l’existence de cette Caverne du Châtiment Ultime ? — Oui. Non. Peut-être. Dannyl secoua la tête. Il ne souhaitait pas parler de la Guilde ou de la caverne. Je suis vivant, songea-t-il. Il regarda autour de lui – les arbres, le ciel et Tayend. C’est vraiment un homme magnifique, se dit-il subitement, se remémorant combien il avait été frappé de la beauté du jeune homme la première fois qu’il l’avait aperçu, sur les quais de Capia. Une pensée errait à la lisière de sa conscience – comme un souvenir qu’il ne parvenait pas à saisir. Il se concentra dessus et ses contours se précisèrent. Un sentiment de malaise familier passa sur lui. Il s’efforça de le repousser. Subitement, il ressentit avec acuité l’absence de ses forces magiques. Ses sourcils s’arquèrent ; pourquoi donc avait-il inconsciemment cherché à mobiliser sa puissance ? Puis, il comprit. Il avait été sur le point d’utiliser son pouvoir de guérison pour chasser son trouble – ou du moins la réaction physique qu’il avait entraînée. Comme je le fais toujours, sans même y penser. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Tayend. Dannyl secoua la tête. — Rien. C’était un mensonge. Toutes ces années, il n’avait cessé d’agir ainsi – détourner son esprit des pensées qui le troublaient et l’angoissaient à la fois, puis user de son pouvoir de guérison pour inhiber les réactions de son corps. D’autres souvenirs lui revinrent – des souvenirs de scandale et de rumeurs. À cette époque, il s’était dit que si ce qu’il éprouvait était si inacceptable, mieux valait qu’il n’éprouve rien du tout. Avec le temps, peut-être finirait-il par n’avoir que des désirs corrects et tolérables. Pourtant, rien n’avait changé. Dès l’instant où il avait perdu sa faculté de se guérir, tout lui était revenu. Il avait échoué. — Dannyl ? Dannyl posa les yeux sur son ami et sentit son cœur s’accélérer. Comment pouvait-il regarder son ami et considérer qu’être comme lui était un échec ? Il ne le pouvait pas. Il se souvint d’une phrase que Tayend avait dite : « Mes… certitudes sur ce qui est juste et naturel pour moi sont au moins aussi fortes que ses certitudes sur ce qui est juste et naturel pour un homme. » Qu’est-ce qui était juste ? Qu’est-ce qui était naturel ? Qui pouvait savoir ? Le monde n’avait jamais été simple au point qu’une personne puisse connaître les réponses à toutes les questions. Cela faisait si longtemps qu’il luttait. Qu’adviendrait-il s’il cessait de lutter ? S’il acceptait enfin ce qu’il était. — Tu as l’air étrange. À quoi penses-tu ? Dannyl fixa Tayend d’un air méditatif. L’érudit était son ami le plus proche – plus proche encore que Rothen, comprit-il soudain. Il n’avait jamais été capable de dire la vérité à Rothen. Il savait qu’il pouvait faire confiance à Tayend. Ne l’avait-il pas protégé des ragots en Elyne ? Ce serait un tel soulagement de pouvoir me confier à quelqu’un, songea Dannyl. Il inspira profondément, puis expira lentement. — Je crains de n’avoir pas été complètement honnête avec toi, Tayend. Les yeux de l’érudit s’agrandirent légèrement. Il s’assit par terre et sourit. — Vraiment ? Comment cela ? — Ce novice avec qui je me suis lié d’amitié il y a des années… Eh bien, il était exactement ce qu’on disait de lui. Les lèvres de Tayend s’ourlèrent en un petit sourire. — Tu ne m’as jamais dit qu’il ne l’était pas. Dannyl marqua une hésitation, puis poursuivit : — Et je l’étais moi aussi. Sur le visage de Tayend, Dannyl eut la surprise de voir le sourire s’élargir. — Je sais. — Comment peux-tu savoir ? s’étonna Dannyl, sourcils froncés. Moi-même… je viens tout juste de m’en souvenir. — Souvenir ? s’étonna Tayend en secouant la tête de droite à gauche. Comment peut-on oublier une chose pareille ? — Je… (Dannyl soupira, puis expliqua son usage de la guérison.) Après une ou deux années, je suppose que c’est devenu une habitude. L’esprit peut se révéler un instrument très puissant, en particulier chez les magiciens. Nous sommes formés à atteindre des degrés de concentration très élevés. J’ai repoussé toutes mes pensées dangereuses. Bien sûr, cela n’aurait peut-être pas fonctionné si la magie ne m’avait pas permis d’étouffer mes élans physiques. (Il fit une grimace.) Mais cela n’a rien changé. Je me suis juste vidé de tout sentiment d’attirance. Je ne désirais personne – ni homme ni femme. — Cela a dû être terrible. — Oui et non. J’ai quelques amis. Je suppose que j’ai vécu en solitaire – mais dans une solitude atténuée. La vie est moins douloureuse si l’on n’entretient aucun rapport avec les autres. (Il demeura silencieux un instant.) Mais est-ce vraiment vivre ? Tayend ne répondit rien. Au fond des yeux de l’érudit, Dannyl lisait comme une certaine réserve. — Tu savais, murmura doucement Dannyl. Mais tu ne pouvais rien dire. Sinon, je n’aurais pas manqué de nier et d’avoir peur. Tayend haussa les épaules. — Je le devinais plutôt. Mais si j’étais dans le vrai, cela signifiait qu’il y avait de grandes chances que tu refuses de voir les choses en face. D’ailleurs, maintenant que je sais tous les efforts que tu as faits pour lutter, je trouve incroyable que tu y sois parvenu. (Il marqua une pause.) Les habitudes ont la vie dure. — Mais je les vaincrai. Dannyl eut un haut-le-corps en mesurant ce qu’il venait de dire. Est-ce que je vais vraiment pouvoir faire ça ? Puis-je vraiment accepter ce que je suis et affronter la peur et l’ostracisme ? Tandis qu’il regardait Tayend, il entendit une voix au fond de lui : — Oui ! Le chemin menant à la résidence du haut seigneur était parsemé de petites taches de couleur. Sous les bourrasques qui agitaient les arbres, d’autres fleurs venaient joncher le sol à leur tour. Sonea admirait le tableau ainsi créé. Depuis la visite à sa tante et son oncle, son humeur demeurait plus légère. Même les coups d œil de Regin pendant les cours n’étaient pas parvenus à l’entamer. Toutefois, en arrivant devant la porte, elle ressentit la maussaderie désormais familière s’abattre sur elle. La porte s’ouvrit devant elle. Elle salua d’une courte révérence le magicien dans le salon. — Bonsoir, Sonea, dit Akkarin. Son imagination lui jouait-elle un tour ou y avait-il effectivement quelque chose de nouveau dans son ton ? — Bonsoir, haut seigneur. Les dîners du predi soir étaient devenus une routine dénuée de tout imprévu. Invariablement, il lui demandait des nouvelles de ses cours ; à quoi elle répondait aussi succinctement que possible. La nuit après qu’il l’avait trouvée dans les souterrains, elle s’était attendue à ce qu’il évoque le sujet, mais à son grand soulagement, il n’en avait absolument pas parlé. De toute évidence, il estimait inutile de la réprimander à nouveau. Elle gravit l’escalier. Comme d’habitude, Takan les attendait dans la salle à manger. Une délicieuse odeur épicée flottait alentour ; son estomac gronda d’impatience. Toutefois, alors qu’Akkarin prenait place en face d’elle, l’histoire de Ranel au sujet du meurtrier lui revint en mémoire et son appétit s’envola. Le regard fixé sur la table, elle risqua un coup d’œil dans sa direction. Dînait-elle en tête à tête avec un meurtrier ? Il porta les yeux vers les siens, mais elle les détourna bien vite. Ranel avait dit que le meurtrier portait un anneau orné d’une pierre rouge ; elle fut presque déçue de découvrir que les doigts d’Akkarin étaient dépourvus de toute bague. Elle ne releva pas la plus petite trace pouvant indiquer qu’il en portait habituellement une. Ses doigts étaient longs et élégants tout en demeurant masculins… L’arrivée de Takan portant un plateau détourna son attention. À l’instant où Sonea commença à manger, Akkarin se redressa et elle sut qu’il allait commencer avec ses sempiternelles questions. — Alors, comment vont ta tante, ton oncle et leur fils ? As-tu passé un bon après-midi en leur compagnie hier ? Il sait. Elle inspira avidement une goulée d’air et sentit quelque chose coincer dans sa gorge. Elle attrapa une serviette pour y enfouir son visage et tousser tout son saoul. Comment peut-il savoir où je suis allée ? M’a-t-il suivie ? Était-il dans les Taudis à la recherche d’une victime et m’a-t-il vue par hasard ? — Tu ne vas pas mourir chez moi, n’est-ce pas ? dit-il d’un ton sec. Ce ne serait pas convenable. Écartant la serviette, elle découvrit Takan à côté d’elle qui lui tendait un verre d’eau. Elle le saisit et avala une grande gorgée. Que dire ? Il sait où habitent Jonna et Ranel. La peur s’emparait d’elle, mais elle la repoussa. S’il l’avait voulu, il n’aurait eu aucun mal à trouver cette information – sans la suivre pour autant. Le cas échéant, il aurait même pu la lire dans son esprit – ou celui de Rothen. Il ne donnait pas l’impression d’attendre une réponse ; peut-être avait-il renoncé à en obtenir une. — Je ne vois aucune objection à ce que tu leur rendes visite, dit-il. En revanche, j’entends que tu me demandes la permission de sortir de l’enceinte de la Guilde. La prochaine fois, Sonea (il la fixa durement au fond des yeux), je suis sûr que tu n’oublieras pas de m’en parler. Elle baissa les yeux et hocha la tête. — Oui, haut seigneur. La porte s’ouvrit à la seconde même où Lorlen atteignait la résidence du haut seigneur. Sonea sortit, sa boîte à la main ; il s’arrêta. Les yeux de la novice clignèrent de surprise, puis elle le salua. — Administrateur. — Sonea, répondit-il. Les yeux de la jeune fille glissèrent vers la main du mage et s’agrandirent comme des soucoupes. Elle leva un visage interrogateur vers lui, puis détourna rapidement la tête et partit en hâte vers l’université. Lorlen regarda l’anneau à sa main et sentit l’inquiétude le mordre à l’estomac. De toute évidence, elle avait entendu parler du meurtrier et de son anneau orné d’une pierre rouge. Que pouvait-elle bien penser de lui maintenant ? Il regarda sa silhouette qui s’éloignait et son cœur se serra. Chaque jour, elle passait d’un cauchemar sans issue à un autre – de l’ombre d’Akkarin aux tourments que lui faisaient subir les novices. Une situation bien cruelle. Et parfaitement inutile. Il serra les poings et franchit le seuil. Akkarin était assis dans l’un de ses luxueux fauteuils, en train de siroter un verre de vin. — Pourquoi laisses-tu les novices se liguer contre elle ? demanda-t-il sans préambule, avant que son courage et sa colère l’aient abandonné. Akkarin haussa les sourcils. — Tu parles de Sonea, je suppose ? Ça lui fait du bien. — Du bien ? s’exclama Lorlen. — Oui. Elle doit apprendre à se défendre. — Contre d’autres novices ? — Elle doit être capable de les arrêter. Ils ne sont pas bien coordonnés. Lorlen secoua la tête et se mit à marcher de long en large. — Mais elle ne les arrête pas. Et certains magiciens commencent à se demander pourquoi tu n’interviens pas pour faire cesser ça. — C’est moi qui décide de la manière dont mes novices sont formés, répondit Akkarin en haussant les épaules. — Formés ? Mais ça, ça n’a rien à voir avec la formation ! — Tu as entendu le rapport du seigneur Yikmo, non ? Elle est trop gentille. Une véritable situation de conflit lui apprendra à riposter. — Mais il y a une quinzaine de novices face à elle. Comment veux-tu qu’elle affronte une telle horde ? — Quinze ? répondit Akkarin avec un sourire. La dernière fois, il m’a semblé qu’ils étaient une vingtaine. Lorlen interrompit ses allées et venues pour dévisager le haut seigneur. — Tu l’observes ? — Chaque fois que j’en ai l’occasion. (Le sourire d’Akkarin s’agrandit.) Mais ce n’est pas toujours facile de les suivre. J’aimerais bien savoir comment leur dernière rencontre s’est terminée. Dix-huit, peut-être dix-neuf novices en face d’elle et elle a quand même réussi à s’en sortir. — Elle s’en est tirée ? Lorlen se sentit soudain étourdi. Il s’approcha d’une chaise et s’y laissa tomber. — Mais alors, cela signifie que…, poursuivit-il. Akkarin gloussa. — Je te recommande d’y réfléchir à deux fois si tu as l’intention de la défier dans l’arène – encore que son manque d’expérience et de confiance te garantirait la victoire. Lorlen ne répondit rien. Son esprit luttait toujours pour accepter l’idée qu’une novice aussi jeune que Sonea se révélait déjà si puissante. Akkarin se pencha vers lui ; ses yeux noirs luisaient. — Chaque fois qu’ils l’attaquent, elle devient plus forte, dit-il d’un ton calme. Elle apprend des méthodes de défense que ni Balkan ni Yikmo ne pourraient lui enseigner. Je ne vais sûrement pas arrêter Regin et ses complices. Ils sont ses meilleurs professeurs. — Mais… pourquoi veux-tu qu’elle devienne si forte ? demanda Lorlen dans un souffle. Ne crains-tu pas qu’elle se dresse contre toi ? Que feras-tu lorsqu’elle sera diplômée ? Le sourire d’Akkarin s’évanouit. — Elle est la novice choisie par le haut seigneur. La Guilde attend d’elle qu’elle excelle. Toutefois, elle ne deviendra jamais suffisamment puissante pour représenter une menace pour moi. (Il détourna le regard et sa mine devint plus dure encore.) Quant à son diplôme, je déciderai comment m’occuper de cette question en temps et en heure. Devant l’expression calculatrice qu’il vit dans les yeux d’Akkarin, Lorlen ne put retenir un frisson. Un souvenir de sa visite à la maison des gardes lui revint. L’image du corps du jeune homme et de son père assassinés était de celles qu’on n’oublie pas facilement. Même si elle avait été plus horrible, la mort du jeune homme n’avait pas glacé les sangs de Lorlen autant que celle de l’autre victime. Les poignets du père ne présentaient que des entailles superficielles ; il n’avait perdu que peu de sang. Et pourtant, il était mort. Conformément aux instructions d’Akkarin, Lorlen avait expliqué à Barran qu’il n’enverrait pas de magiciens traquer le renégat comme il l’avait fait pour Sonea. Cette précédente expérience avait conduit Sonea à demander l’aide des voleurs – et ceux-ci l’avaient tenue hors de portée pendant des mois. Même si la rumeur disait que les voleurs eux aussi traquaient le meurtrier, il n’était pas exclu qu’ils concluent un pacte avec lui s’il venait solliciter leur aide. Aussi, mieux valait que la Guilde ne donne au meurtrier aucune raison de prendre trop de précautions. Il fallait que la garde le repère, puis Lorlen convoquerait des renforts magiques pour le capturer. Barran avait affirmé que cette décision lui paraissait la plus sage. Toutefois, rien ne se passerait ainsi si Akkarin était le meurtrier. Lorlen fixa son regard sur l’homme dans sa robe noire. Il voulait lui demander directement s’il était impliqué en quoi que ce soit dans les meurtres, mais la réponse lui faisait peur. D’ailleurs, même si Akkarin répondait par la négative, pourrait-il vraiment le croire ? — Ah, Lorlen ! dit Akkarin d’une voix où perçait l’amusement. On pourrait jurer que c’est toi qui as adopté Sonea comme pupille. Lorlen s’efforça de se concentrer de nouveau sur le sujet. — Si un tuteur néglige ses obligations, il est de mon devoir de corriger la situation. — Et si je te demandais de ne plus t’occuper de ça, le ferais-tu ? L’administrateur fronça les sourcils. — Bien sûr, répondit-il à regret. — Comment puis-je te faire confiance, demanda Akkarin en soupirant, alors que tu ne m’as pas obéi au sujet de Dannyl ? — Dannyl ? s’exclama Lorlen en tournant un visage surpris vers Akkarin. — Oui. Il poursuit ses recherches. Lorlen ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment d’espoir – qui s’envola bien vite cependant. Si Akkarin était au courant, tout le bien qui pouvait en sortir était perdu d’avance. — Je lui ai fait passer l’ordre d’arrêter. — Eh bien, il ne l’a pas suivi ! Lorlen marqua une hésitation. — Que vas-tu faire ? Akkarin vida son verre, puis se leva pour se diriger vers la table des alcools. — Je n’ai pas encore décidé. S’il va là où je crains qu’il aille, alors il mourra – et pas de ma main. Le cœur de Lorlen manqua un battement. — Peux-tu le mettre en garde ? Akkarin posa son verre sur la table et lâcha un profond soupir. — Il est peut-être déjà trop tard. Il faut que j’évalue les risques. — Les risques ? (Le front de Lorlen s’était ridé.) Quels risques ? Akkarin se tourna vers lui, tout sourires. — Tu n’as que des questions à la bouche, ce soir. Je me demande si l’eau de la source ne contient pas quelque chose depuis quelque temps. Tout le monde paraît être devenu tellement téméraire. (Il remplit son verre et en servit un second.) C’est tout ce que je peux te dire pour l’instant. Si j’étais libre de te livrer ce que je sais, je le ferais. Il revint vers Lorlen et lui tendit un verre. — Pour l’heure, tu dois me faire confiance. Chapitre 34 SI SEULEMENT C’ÉTAIT SI SIMPLE omme ils abordaient la courbe du chemin d’où ils avaient aperçu pour la première fois la demeure du dem Ladeiri, Dannyl et Tayend arrêtèrent leurs montures, puis se retournèrent pour contempler une ultime fois la construction. Leurs serviteurs poursuivirent, au pas tranquille de leurs chevaux sur la piste sinueuse. — Qui aurait pensé que nous trouverions des réponses à tant de questions dans cette vieille baraque ? dit Tayend en secouant la tête. — Ces derniers jours ont été des plus intéressants, répondit Dannyl avec un hochement de tête. — C’est bien le moins qu’on puisse dire. Les lèvres de Tayend se relevèrent au coin de sa bouche, tandis qu’il jetait un coup d’œil à Dannyl. Souriant en retour, Dannyl leva les yeux sur les montagnes dominant la demeure du dem Ladeiri. Les ruines d’Armje étaient quelque part sous l’une des crêtes, dissimulées à la vue. Tayend eut un frisson. — Ça me rend nerveux de savoir que cette caverne est là-haut. — Je doute qu’aucun magicien ait visité Armje depuis Akkarin, observa Dannyl. En outre, cette porte ne s’ouvre que sous l’action de la magie – à moins d’abattre le mur. J’ai bien songé à avertir le dem, mais je préfère consulter la Guilde avant de l’informer. Tayend hocha la tête. Il éperonna les flancs de sa monture et se remit en route. Dannyl suivit. — Au moins, nous avons maintenant de nouvelles informations sur ce roi Charkan. Si nous avions quelques semaines devant nous, nous pourrions aller jusqu’au Sachaka. — Je persiste à croire que ce n’est pas prudent. — Akkarin s’est sûrement rendu là-bas. Pourquoi pas nous ? — Nous ne savons pas avec certitude si c’est bien là qu’il est allé. — Mais si nous y allions, nous pourrions en avoir le cœur net. Les Sachakaniens ne peuvent pas avoir oublié le passage d’un magicien de la Guilde. Un autre magicien est-il seulement entré sur leur territoire au cours des dix dernières années ? Dannyl haussa les épaules. — Je l’ignore. — Eh bien, si un autre l’a fait, il sera certainement revenu à ses oreilles qu’un magicien de la Guilde est déjà passé avant lui. — Peut-être, concéda Dannyl avec un désagréable sentiment de malaise. L’idée d’être en présence d’autres magiciens lui rappelait le fait qu’il lui faudrait un jour retourner à la Guilde. Comme si ses collègues pouvaient être en mesure de voir… Pourtant, comment pourraient-ils savoir simplement en le regardant ? Aussi longtemps que Tayend et lui seraient suffisamment prudents en abordant le sujet, que lui-même se montrerait circonspect – et compte tenu du fait qu’il ne laisserait jamais quiconque le soumettre à la lecture de vérité, qui pourrait jamais prouver quoi que ce soit ? Ses yeux se portèrent sur Tayend. Rothen dit toujours que je suis assez habile pour découvrir – ou dissimuler – n’importe quel secret, songea-t-il. — Dannyl. Surpris, Dannyl se redressa sur sa selle. Puis il reconnut la personnalité derrière l’appel mental et l’incrédulité le tétanisa. — Dannyl. Une vague de panique déferla sur lui. Pourquoi Akkarin l’appelait-il ? Que pouvait bien lui vouloir le haut seigneur ? Dannyl jeta un coup d’œil à Tayend. À moins qu’il ait entendu que… Non, ce n’était tout de même pas assez important pour que… — Dannyl. Il fallait qu’il réponde. Il ne pouvait pas se permettre d’ignorer un appel du haut seigneur. Dannyl déglutit avec difficulté, inspira profondément, expira lentement, puis ferma les yeux et envoya un nom : — Akkarin ? — Où êtes-vous ? — Dans les montagnes d’Elyne. (Il transmit une image mentale de la route.) J’ai proposé à l’ambassadeur Errend de le remplacer pour sa tournée bisannuelle des dems, afin de me familiariser avec le pays. — Et pour poursuivre vos recherches malgré les ordres de Lorlen. Ce n’était pas une question. Dannyl s’étonna de se sentir soulagé. Si Akkarin avait entendu des rumeurs au sujet de Tayend et lui… Il détourna bien vite ses pensées de cette idée. — Oui, confirma-t-il en se concentrant délibérément sur les Tombes des Blanches Larmes et le mystère du roi Charkan. Je les continue de ma propre initiative. Lorlen ne m’a pas dit que je ne devais pas. — Manifestement, vos fonctions d’ambassadeur vous laissent du temps libre. Dannyl cligna des yeux. Il y avait très nettement une note de désapprobation dans le ton d’Akkarin. S’inquiétait-il uniquement parce que Dannyl consacrait trop de temps à ses recherches ou bien prenait-il mal qu’un autre magicien poursuive la tâche que lui-même avait abandonnée ? Ou bien encore, était-il fâché que quelqu’un remonte un pan de son passé ? Aurait-il quelque chose à cacher ? — Je souhaiterais discuter en personne avec vous de ce que vous avez découvert. Rentrez immédiatement à la Guilde et rapportez vos notes. Abasourdi, Dannyl marqua une hésitation avant de répondre : — Et la fin de ma tournée auprès des dems ? — Vous retournerez à vos occupations immédiatement après. — Très bien… Il va falloir que je… — Présentez-vous à moi dès votre arrivée. Le ton d’Akkarin avertit Dannyl que la communication était finie. Il rouvrit les yeux et lâcha un juron. — Que se passe-t-il ? demanda Tayend. — C’était Akk… le haut seigneur. Les yeux de Tayend s’arrondirent. — Qu’a-t-il dit ? — Il a appris au sujet de nos recherches – et je ne crois pas qu’il en soit très heureux. Il m’a ordonné de rentrer. — Rentrer… à la Guilde ? — Oui. Avec nos notes. Tayend se tourna vers lui, atterré. Puis son visage prit un air dur. — Comment a-t-il su ? — Je ne sais pas. Oui, commenta-t-il su ? Le souvenir de l’histoire selon laquelle Akkarin avait le pouvoir de lire les esprits contre le gré de leur propriétaire lui revint en mémoire ; un frisson lui parcourut l’échine. À un certain moment, j’ai pensé à Tayend… A-t-il surpris quelque chose ? — Je viens avec toi, dit Tayend. — Non, répondit Dannyl, soudain alarmé. Crois-moi, tu n’as aucune envie d’être entraîné dans cette histoire. — Mais… — Non, Tayend. Mieux vaut qu’il n’apprenne pas combien tu en sais. Dannyl éperonna les flancs de sa monture pour passer au trot. Il songea aux nombreuses journées de cheval et de navigation qui l’attendaient avant qu’il se retrouve devant Akkarin. Normalement, il aurait dû souhaiter pouvoir retarder ce moment – mais en réalité, il voulait le hâter ; il y avait une pensée qui le perturbait plus que toute autre. Qu’arriverait-il à Tayend si Akkarin s’opposait à ce qu’il poursuive ses recherches ? L’interdiction du haut seigneur s’étendrait-elle à l’érudit ? Tayend risquait-il de perdre son accès à la Grande Bibliothèque ? Dannyl ne se souciait pas des conséquences qu’il pourrait avoir à subir, du moment que Tayend ne serait pas affecté. Quoi qu’il advienne, Dannyl veillerait à ce que le blâme retombe entièrement sur lui. Le siège de jardin était chaud. Sonea posa sa boîte et ferma les yeux pour savourer la caresse du soleil sur son visage. Elle entendait autour d’elle les bavardages des autres novices, ainsi que les voix plus graves des mages, plus âgés. Elle ouvrit les yeux et observa plusieurs guérisseurs qui marchaient sur le chemin dans sa direction. Elle en reconnut quelques-uns – de jeunes diplômés. Ils éclatèrent de rire puis, comme les deux en tête du cortège s’écartaient, elle aperçut un visage qu’elle connaissait bien. Dorrien ! Son cœur manqua un battement. Elle bondit sur ses pieds et prit la tangente d’un pas rapide, espérant qu’il ne l’avait pas vue. Elle gagna une petite parcelle cernée de haies, puis s’assit sur un autre siège. Elle avait chassé Dorrien de ses pensées, sachant qu’il s’écoulerait des mois, voire plus d’une année, avant qu’il revienne à la Guilde. Et pourtant, il était là, quelques mois à peine après son départ. Pourquoi était-il revenu si vite ? Rothen l’avait-il prévenu au sujet d’Akkarin. Sûrement pas. Néanmoins, au cours d’une de leurs conversations mentales, peut-être lui avait-il donné sans le vouloir le sentiment que quelque chose n’allait pas. Ses sourcils se froncèrent. Quel que soit le motif de sa présence, Dorrien n’allait pas manquer de la chercher. Il allait falloir qu’elle lui dise qu’il ne l’intéressait plus – autrement que comme un ami. Et ça, c’était une conversation à laquelle elle allait devoir se préparer. — Sonea ? Elle se redressa et vit Dorrien, debout à l’entrée du petit jardin. — Dorrien ! Elle lutta pour juguler la panique. Il avait dû l’apercevoir et la suivre. Au moins, elle n’allait pas avoir à feindre la surprise. — Tu es déjà de retour ! poursuivit-elle. Il sourit et pénétra dans le jardin. — Pour une semaine seulement. Mon père ne t’a pas prévenue ? — Non… mais nous n’avons plus guère l’occasion de nous voir maintenant. — C’est ce qu’il m’a dit en effet. (Son sourire disparut. Il s’assit en fixant un regard interrogateur sur elle.) Il m’a dit également que tu suivais des cours le soir et passais le plus clair de ton temps à étudier. — Uniquement parce que je suis une piètre guerrière. — Ce n’est pas ce que j’ai entendu. — Et qu’as-tu entendu ? demanda-t-elle, les sourcils froncés. — Que tu as affronté plusieurs novices en même temps – et que tu les as vaincus. Sonea grimaça. — Alors, je me trompe sur le sens de ce qu’est une victoire. — Combien de personnes sont au courant ? — La plupart des gens le savent. Sonea enfouit son visage dans ses mains et émit un grognement. Dorrien lui tapota doucement l’épaule en gloussant. — C’est Regin qui mène la danse, n’est-ce pas ? — Évidemment. — Pourquoi ton nouveau tuteur n’a-t-il rien fait pour arrêter ça ? — Je ne crois pas qu’il le sache. Et d’ailleurs, je ne veux pas qu’il le sache, répondit Sonea en haussant les épaules. — Je vois. (Dorrien hocha la tête.) Je suppose que si Akkarin venait à ton secours à tout bout de champ, on finirait par penser que tu n’étais pas un bon choix. Les novices sont tous jaloux de toi. Aucun d’eux ne se rend compte qu’il serait dans la même situation que toi s’il était le pupille du haut seigneur – quand bien même ils appartiennent tous aux Maisons. Tout novice choisi par Akkarin devient une cible. Il doit sans cesse faire ses preuves. Il se tut et elle devina à l’expression sur son visage qu’il était plongé dans une profonde réflexion. — Il t’appartient donc à toi seule d’arrêter ces novices. Elle eut un rire amer. — Je ne crois pas que combattre Regin changera quoi que ce soit cette fois-ci. — Oh, mais ce n’est pas à ça que je pensais ! — Et à quoi pensais-tu donc ? Dorrien sourit. — Tu dois prouver que tu es la meilleure – que tu peux le battre à son propre jeu. Qu’as-tu fait jusque-là pour lui rendre la monnaie de sa pièce ? — Rien. Il n’y a rien que je puisse faire. Ils sont trop nombreux. — Il doit pourtant bien y avoir des novices qui ne l’aiment pas, rétorqua-t-il. Convaincs-les de t’aider. — Personne ne m’adresse la parole. — Aujourd’hui encore ? Tu m’étonnes. Certains doivent penser qu’il peut y avoir un avantage à s’allier à la protégée du haut seigneur. — Mais je ne souhaite pas leur compagnie si c’est là tout ce qu’ils attendent de moi. — Mais, tant que tu n’oublies pas la raison pour laquelle ils sont avec toi, pourquoi ne pas tirer parti de la situation ? — Peut-être parce que Regin a organisé un accident pour le dernier novice qui s’y est risqué. — Hmm… Je me souviens maintenant, répondit Dorrien en fronçant les sourcils. Il faut trouver autre chose. Il retomba dans le silence. Sonea haussa les épaules, avec un vague sentiment de déception. Elle avait souhaité que Dorrien trouve une parade inventive pour mettre un terme aux embuscades de Regin ; le problème était peut-être au-delà de ses compétences désormais. — Je crois que ce dont Regin a besoin, dit-il subitement, c’est d’une bonne raclée en public. Le cœur de Sonea s’arrêta. — Tu ne vas pas… — Pas que, moi, je lui donne une raclée. Que, toi, tu le fasses. — Moi ? — Tu es plus forte que lui, non ? Bien plus forte même, si la rumeur dit vrai. — Euh… oui, concéda Sonea. C’est pour ça qu’ils s’y mettent à autant. — Alors, défie-le. Lance-lui un défi formel. Dans l’arène. — Un défi formel ? (Elle fixa son regard sur lui.) Tu veux dire… le combattre devant tout le monde. — Oui. — Mais… (Les paroles du seigneur Skoran lui revinrent en mémoire.) Cela fait plus de cinquante ans qu’il n’y en a plus eu – et c’était entre deux magiciens, pas entre des novices. — Aucune règle n’interdit à des novices de s’affronter dans un défi formel, répondit Dorrien en haussant les épaules. Bien sûr, il y a un risque. Si tu perds, le harcèlement deviendra pire encore. Mais si tu es à ce point plus puissante, comment pourrais-tu perdre ? — « L’habileté peut vaincre la force », rappela Sonea. — C’est vrai, mais tu ne manques pas d’habileté. — Je ne l’ai encore jamais vaincu. Dorrien haussa les sourcils. — Si tu es aussi puissante qu’on le dit, alors tes pouvoirs sont bridés en cours, non ? Sonea confirma d’un hochement de tête. — Ce ne sera pas le cas dans un combat formel. Sonea sentit s’allumer en elle une petite étincelle d’espoir mêlé d’excitation. — Vraiment ? — Absolument. L’idée est que les combattants s’affrontent tels qu’ils sont, sans limitations ni améliorations d’aucune sorte. En fait, c’est une méthode ridicule pour régler un différend. Aucun combat n’a jamais établi qu’un homme – ou une femme – était dans le vrai. — Mais ce n’est pas de ça dont il s’agit, dit Sonea en détachant chaque mot. Je veux juste convaincre Regin qu’il ne sert à rien de me chercher sans cesse. Lorsqu’il aura subi une défaite humiliante, il ne se risquera plus à se frotter à moi. — Tu as saisi l’idée, répondit Dorrien avec un sourire. Fais en sorte de lui lancer ton défi devant le plus de témoins possible. Il sera obligé de le relever, au risque sinon de déshonorer le nom de sa famille. Ensuite, fais subir à cet idiot la défaite la plus cuisante que tu puisses lui infliger. Après ça, s’il persiste, défie-le à nouveau. Il ne te donnera plus l’occasion de le mettre dans une telle situation. — Personne d’autre ne sera impliqué, murmura Sonea dans un souffle. Personne ne souffrira et je ne serai pas obligée d’entretenir de fausses amitiés. — Oh si ! Ça, il le faudra ! dit-il tristement. Tu auras besoin de partisans. Sinon, il pourrait croire conquérir l’admiration de tous en te combattant encore et encore, en cherchant un moyen de te battre. Il faut que tu rassembles les novices autour de toi, Sonea. — Mais… — Mais ? Elle poussa un soupir. — Je ne suis pas comme ça, Dorrien. Je ne veux pas devenir la chef d’une bande de tristes sires. — Aucun problème, répondit-il avec un sourire. Tu n’es pas obligée de devenir comme Regin. Il suffit que tu sois une personne d’agréable compagnie – ce qui ne devrait pas être difficile pour toi. Moi, je trouve ta compagnie très agréable. Elle détourna le regard. Je devrais dire quelque chose pour le décourager, songea-t-elle. Mais rien ne lui venait. Elle reporta les yeux sur lui – pour découvrir une expression tendue et déçue à la fois peinte sur son visage. Elle comprit qu’elle lui avait tout dit en ne disant rien. Il sourit, mais une certaine petite lueur avait disparu de son regard. — Et sinon, qu’as-tu fait ces derniers temps ? demanda-t-il. — Pas grand-chose. Comment va Rothen ? — Tu lui manques terriblement. Tu sais qu’il te considère comme sa fille. Ç’a été dur pour lui quand je suis parti, mais il savait que cela devait arriver et il avait eu le temps de se faire à l’idée. Avec toi, le choc a été plus rude. Sonea hocha la tête. — Il l’a été pour nous deux. Rothen entra dans la salle de classe et désigna la table de démonstration aux deux volontaires. Pendant que les novices déposaient leur fardeau, il déverrouilla l’armoire à fournitures et s’assura qu’il y avait suffisamment d’ustensiles pour le cours suivant. — Seigneur Rothen, appela l’un des garçons. Relevant la tête, Rothen suivit le regard de l’adolescent en direction de la porte. Il vit celui qui se tenait sur le seuil et son cœur s’accéléra. — Seigneur Rothen, dit Lorlen, pourrais-je vous parler en privé. — Bien sûr, administrateur, répondit Lorlen avec un hochement de tête empressé. D’un regard aux novices, il leur indiqua de quitter la pièce. Ils se hâtèrent vers la sortie, saluant Lorlen au passage d’un signe de tête. Comme la porte se refermait derrière eux, Lorlen marcha jusqu’à la fenêtre ; son visage était grave et inquiet. Rothen l’observait, conscient que seule une question de la plus haute importance pouvait l’avoir conduit jusqu’à lui, enfreignant l’interdiction que leur avait faite Akkarin de se parler. À moins que quelque chose soit arrivé à Sonea ? Rothen sentit l’angoisse monter en lui. Lorlen était-il venu lui apporter l’horrible nouvelle, sachant qu’elle le déliait des ordres d’Akkarin ? — Je viens d’apercevoir votre fils dans les jardins, commença Lorlen. Reste-t-il longtemps parmi nous ? Rothen ferma les yeux, soulagé. C’était donc au sujet de Dorrien – pas de Sonea. — Une semaine, répondit-il. — Il était en compagnie de Sonea, poursuivit Lorlen, les sourcils froncés. Étaient-ils devenus… proches l’un de l’autre lors de sa dernière visite ? Rothen inspira profondément. Il avait deviné que l’intérêt de Dorrien pour Sonea était plus que de la curiosité – il l’avait même souhaité. D’après la question de Lorlen, il y avait apparemment suffisamment de choses entre eux pour que l’administrateur en vienne à concevoir des soupçons. Rothen aurait pu en être heureux, mais au contraire un sentiment d’alarme naquit en lui. Que ferait Akkarin s’il découvrait cela ? Rothen choisit ses mots avec soin. — Dorrien sait que de nombreuses années s’écouleront avant que Sonea soit autorisée à quitter la Guilde – et qu’elle ne souhaitera peut-être pas le rejoindre lorsque ce jour viendra. Lorlen hocha la tête. — Peut-être en faudra-t-il plus que ça pour le décourager. — Les choses faites pour décourager ont plutôt tendance à encourager Dorrien, observa Rothen avec un sourire forcé. Le regard que lui retourna Lorlen était dénué de toute trace d’humour. — Vous êtes son père, aboya-t-il. Vous plus que quiconque devriez savoir le convaincre. Rothen détourna la tête. — Pas plus que vous, je ne souhaite qu’il soit impliqué dans tout ça. Lorlen soupira et s’absorba dans la contemplation de ses mains. Il portait un anneau dont le rubis luisait dans la lumière. — Je suis désolé, Rothen. Nous avons déjà suffisamment de sujets d’inquiétude. Je suis sûr que vous ferez votre possible. Pensez-vous que Sonea verra le danger et le repoussera ? — Oui, absolument. Rothen sentit un élan de sympathie pour son fils. Pauvre Dorrien ! Il avait d’ailleurs plus ou moins escompté que le penchant de Sonea s’émousserait, avec les années d’études qui l’attendaient et les longues absences de Dorrien. Néanmoins, si Dorrien venait à en apprendre la véritable raison, il serait probablement tenté de commettre une folie. Mieux valait qu’il l’ignore. Et Sonea, que pensait-elle de tout ça ? Allait-elle souffrir de repousser Dorrien ? Rothen poussa un soupir. Comme il aurait aimé pouvoir lui poser la question. Lorlen retourna vers la porte. — Merci, Rothen. Je vous laisse à vos préparations. Le mage hocha la tête et suivit l’administrateur des yeux tandis qu’il sortait. S’il comprenait l’attitude résignée de Lorlen, il ne pouvait pas s’empêcher d’en être irrité. Vous êtes censé trouver une solution, adressa-t-il muettement à la silhouette qui s’éloignait. Puis, son dépit se mua en désespoir. Si Lorlen ne trouvait pas de solution, qui le pourrait ? Il est déjà tard, songea Sonea, l’esprit encore embrumé. Passé minuit. Pourquoi suis-je éveillée ? Quelque chose m’aurait-il réveillée… ? Un souffle léger caressa sa joue. Elle ouvrit les yeux et il lui fallut un moment pour distinguer le carré de ténèbres à l’endroit où aurait dû se trouver une porte. Une tache claire se déplaçait à l’intérieur. Une main. Au battement de cœur suivant, elle était parfaitement réveillée. Une forme ovale claire flottait au-dessus de la main. Pour le reste, il était invisible dans sa robe noire. Que fait-il ? Pourquoi est-il là ? Son cœur battait si fort qu’il devait l’entendre ; elle en avait la certitude. Elle se força à respirer lentement et à ne pas bouger, terrorisée à l’idée de ce qu’il pourrait faire s’il s’apercevait qu’elle était consciente et parfaitement avertie de sa présence. Pendant un temps atrocement long, il demeura là. Puis, en un clin d’œil, il disparut. La porte était fermée. Les yeux de Sonea restaient rivés à la porte. Avait-elle rêvé ? Mieux valait qu’elle le croie. Toute autre pensée était bien trop effrayante. Oui, elle avait dû faire un cauchemar… Lorsqu’elle s’éveilla à nouveau, le matin était là. Des réminiscences de rêves peuplés de silhouettes noires et de mauvais présages se mêlaient aux images de son visiteur de la nuit. Elle les chassa de son esprit et se leva pour enfiler sa robe. Chapitre 35 LE DÉFI première vue, il n’y avait rien d’anormal, mais en y regardant de plus près, Sonea constata que le produit dans l’une des fioles était trouble et que le contenu de l’autre avait séché, formant un magma brunâtre. De plus, le délicat agencement des tiges et des poids à l’intérieur du dispositif de mesure du temps était dans une pagaille indescriptible. Du couloir lui parvint un gloussement qu’elle connaissait bien, suivi de ricanements sournois à moitié étouffés. Elle se raidit, sans toutefois se retourner. Après sa conversation avec Dorrien, elle s’était sentie pleine de confiance en elle et prête à défier Regin à la première occasion, mais à mesure que la journée s’était écoulée, les doutes l’avaient assaillie. Chaque fois qu’elle avait songé à un combat contre Regin, l’idée lui avait paru moins brillante – et surtout plus folle. Ses compétences de guerrier étaient le point fort de Regin – et les siennes son point faible à elle. Qu’elle vienne à perdre leur affrontement et sa vie deviendrait un enfer. Le jeu n’en valait pas la chandelle. À la fin de la semaine, elle avait décidé que c’était la pire chose quelle pouvait entreprendre. Si elle s’accommodait de ses vexations, peut-être se lasserait-il à la longue. Elle pouvait supporter qu’on lui lance des noms d’oiseau en dehors des cours, qu’on lui tende des embuscades et qu’on la tourmente. Mais ça, elle ne pouvait pas le tolérer. Alors qu’elle contemplait ses efforts réduits à néant, elle sentit une colère glacée monter en elle. Même si le professeur ne la pénalisait pas pour avoir échoué dans son exercice, en commettant un acte pareil, Regin l’empêchait d’apprendre. Et ce faisant, il amoindrissait ses chances de devenir un jour suffisamment compétente pour aider la Guilde à vaincre Akkarin. Comme sa colère se muait en véritable rage, quelque chose bascula en elle. Subitement, elle ne voulait plus qu’une chose et une seule – réduire Regin en cendres. — Fais subir à cet idiot la défaite la plus cuisante que tu puisses lui infliger. Après ça, s’il persiste, défie-le à nouveau. Il ne te donnera plus l’occasion de le mettre dans une telle situation. Un combat formel, c’était un risque. Mais attendre était également un pari. Peut-être ne se lasserait-il jamais. Peut-être ne la laisserait-il jamais tranquille. Et sa patience était à bout… — Fais en sorte de lui lancer ton défi devant le plus de témoins possible. Lentement, elle se retourna. Debout dans le couloir, Regin et les novices du cours précédent l’observaient. Marchant sur eux, elle se fraya un chemin hors de la classe. Le couloir était empli de novices et de professeurs, bruissant de multiples conversations mais pas au point qu’une seule voix ne parvienne à les couvrir. Un magicien en robe pourpre se dirigeait précisément vers la salle de classe. Le seigneur Sarrin, chef des alchimistes. Parfait. — Qu’est-ce qui ne va pas, Sonea ? ricana Regin. Ton expérience n’a pas marché ? Sonea pivota pour lui faire face. — Regin de la famille Winar, maison Paren, je te lance un défi pour un combat formel dans l’arène. Bouche grande ouverte, le visage de Regin demeura figé par la surprise. Le silence se propagea autour d’eux comme la fumée d’un incendie. À l’extrémité de son champ de vision, Sonea vit des visages se tourner dans sa direction. Même le seigneur Sarrin s’était arrêté. Elle refoula la désagréable sensation qu’elle venait de faire quelque chose qu’elle regretterait toute sa vie. Trop tard, maintenant ! Regin parvint à refermer la bouche. L’expression sur son visage devint pensive. Elle se demanda s’il n’était pas sur le point de refuser – de dire qu’elle n’était pas digne d’être combattue. Ne lui laisse pas le temps de réfléchir. — Acceptes-tu ? demanda-t-elle. Il marqua une hésitation, puis sourit de toutes ses dents. — J’accepte, Sonea de la famille Rien du tout. Immédiatement, un murmure parcourut le couloir. Craignant que son courage ne s’effondre si elle regardait autour d’elle, Sonea maintenait son regard rivé sur le garçon. Regin se retourna vers ses compagnons et lâcha un ricanement. — Oh, ça va être… — À toi de choisir le jour et l’heure, aboya-t-elle. Le sourire du novice disparut un instant, puis revint. — Je suppose que je ferais mieux de te laisser un peu de temps pour te ressaisir, dit-il d’un ton léger. Vaindredi, dans une semaine, une heure avant le coucher du soleil. Je crois que c’est assez généreux. — Sonea, dit une voix adulte. Elle se retourna et aperçut le seigneur Elben qui marchait vers elle. Il vit la foule qui s’était massée et fronça les sourcils. — Ton expérience a échoué. Je l’ai vérifiée hier soir – et ce matin encore – et je ne comprends pas ce qui a pu se passer. Je te laisse une journée supplémentaire pour la tenter à nouveau. — Merci, seigneur Elben, dit-elle avec une petite courbette. Il regarda les novices massés dans le couloir. — Fin des conversations. Les cours ont lieu dans les salles, pour autant que je sache. — Tu bois plus de siyo que la dernière fois, non ? Dannyl tendit la gourde à Jano, puis hocha la tête. — Je crois que je commence à aimer ça. Le marin lui jeta un coup d’œil légèrement inquiet. — Tu ne vas pas te tromper dans ta magie à cause de la boisson, hein ? Dannyl soupira en secouant la tête. — Je ne suis pas encore saoul à ce point-là – mais je n’aimerais tout de même pas trop qu’on croise une sangsue de mer. Jano lui tapota l’épaule. — Il n’y a pas d’eyomas si loin au sud, tu te souviens ? — Je ne risque pas de l’oublier, murmura Dannyl. Les cris de joie de l’équipage noyèrent son commentaire. Un marin venait d’entrer dans la pièce. Tout sourires, l’homme mit le cap sur son hamac. Il tira d’un sac un petit instrument à vent en terre cuite, puis prit place au bout de la table. Pendant qu’il jouait, Dannyl repensa à la semaine qui venait de s’écouler. Tayend et lui avaient rallié Capia en trois jours, en voyageant sans s’arrêter, sauf pour changer de montures. Tayend était resté chez sa sœur, tandis que lui-même continuait sa route vers la ville. Il avait fait halte à la maison de la Guilde, juste le temps nécessaire pour préparer un petit bagage, puis il avait trouvé un bateau en partance pour Imardin le soir même. En fait, il avait été content d’embarquer à nouveau à bord du Fin-da. Jano l’avait accueilli comme un vieil ami et lui avait assuré que le voyage serait plus rapide qu’à l’aller, grâce aux alizés de printemps. En revanche, Jano avait omis de lui préciser que ces vents rendaient la navigation plus difficile. Dannyl n’en avait cure, si ce n’est que la nausée le tenait enfermé à l’intérieur pendant la majeure partie de la journée, à se ronger les sangs au sujet de ce qui l’attendait à la Guilde. Sa grande crainte était qu’Akkarin ait perçu quelque chose et appris que ses sentiments à l’égard de Tayend s’étaient renforcés depuis son départ. Lors de son passage à la maison de la Guilde, Errend lui avait remis quelques lettres – dont une de Rothen. Il s’était empressé de l’ouvrir, uniquement pour constater qu’elle ne contenait qu’une mise en garde : « … Je ne m’en fais pas trop au sujet de ces rumeurs. Elles concernent ton assistant – et pas toi directement. Néanmoins, j’ai pensé qu’il valait mieux t’en avertir afin que tu juges par toi-même si celles-ci risquent de te causer des ennuis à l’avenir… » De toute évidence, Rothen pensait que Dannyl n’était pas au courant des penchants de Tayend. C’était exactement ce qu’ils avaient voulu qu’on pense à la cour d’Elyne, mais maintenant qu’il était « informé », les Elynes – et les Kyraliens – escomptaient sûrement qu’il évite la fréquentation de Tayend. À moins que personne ne sache que Rothen l’avait prévenu. Il pouvait toujours prétendre n’avoir pas reçu la lettre… Non, dès son arrivée à la Guilde, Rothen ne manquerait pas de lui demander s’il l’avait bien reçue – et lui réitérerait sa mise en garde. Et au sujet d’Akkarin ? Dannyl n’était pas bien sûr de savoir comment le haut seigneur avait découvert qu’il poursuivait ses recherches. Et si ces mêmes sources lui avaient parlé de son « amitié » pour Tayend ? Et si les soupçons d’Akkarin avaient été confirmés pendant leur brève communication mentale ? Dannyl poussa un soupir. Pendant quelques jours, tout avait été si merveilleux. Il avait vécu les moments les plus heureux de son existence. Et puis… il y avait eu ça. La gourde repassa par lui et il s’octroya une nouvelle rasade du puissant alcool. Aussi longtemps que Tayend n’a pas à souffrir de m’avoir connu, songea-t-il, je serai heureux. Le salon nocturne était bondé. Lorlen ne l’avait pas vu aussi fréquenté depuis la traque de Sonea. Des magiciens qui d’ordinaire ne prenaient guère part à la vie sociale pendant la semaine étaient présents ce soir-là. L’homme à côté de lui était le plus notable de ces visiteurs inattendus. La forêt de robes rouges, vertes et pourpres s’écarta devant Akkarin, tandis que le haut seigneur avançait vers le fauteuil qui était officiellement le sien. Akkarin trouvait l’instant des plus divertissants. Pour les autres, l’expression neutre peinte sur son visage suggérait l’indifférence, mais Lorlen était plus avisé. Si Akkarin n’avait pas souhaité prendre part à une conversation sur le défi lancé par sa novice favorite à un autre novice, il ne serait tout bonnement pas venu. Les trois chefs de discipline avaient déjà pris place autour du fauteuil d’Akkarin et une petite foule de mages se pressa lorsque le haut seigneur s’assit. Lorlen vit que Dorrien – le fils de Rothen – était du nombre. — Il semble que votre novice favorite ait trouvé un nouveau moyen de nous divertir, dit dame Vinara. Je commence à me demander ce que nous pourrons attendre d’elle lorsqu’elle aura obtenu son diplôme. Une commissure des lèvres d’Akkarin se redressa pour un sourire en coin. — Je me pose la même question. — Est-ce que ce défi est une idée à elle ? grommela Balkan. — Ce n’est pas la mienne en tout cas. — A-t-elle sollicité votre approbation ? dit Balkan en haussant les sourcils. — Non, mais il me semble qu’aucune règle ne l’exige – ce qui d’ailleurs est sans doute regrettable. — Alors, si elle vous l’avait demandée, vous auriez refusé ? Le regard d’Akkarin s’étrécit. — Pas nécessairement. Si elle m’avait demandé mon avis sur la question, je lui aurais probablement conseillé d’attendre. — C’était peut-être une décision spontanée, avança le seigneur Peakin, debout derrière le fauteuil de dame Vinara. — Non, intervint le seigneur Sarrin. Elle a choisi un moment où elle était sûre d’avoir le plus grand nombre de témoins possible. Regin n’avait pas d’autre issue que d’accepter. Avisant le regard du chef des alchimistes résolument pointé dans une direction, Lorlen tourna la tête pour voir ce qu’il regardait. Le seigneur Garrel se tenait au milieu des magiciens, le front barré d’une profonde ride. — Si elle a préparé son coup, c’est qu’elle se sent assurée de l’emporter, conclut Peakin. Partagez-vous sa confiance, seigneur Balkan ? Le guerrier haussa les épaules. — Elle est forte, mais un adversaire habile pourrait la vaincre. — Et Regin ? — Il est plus habile qu’un novice de deuxième année moyen. — Suffisamment habile pour l’emporter ? Balkan tourna la tête en direction d’Akkarin. — Suffisamment habile pour qu’il soit bien difficile de prédire qui va l’emporter. — Pensez-vous qu’elle l’emportera ? demanda Vinara à Akkarin. Le haut seigneur prit son temps avant de livrer sa réponse : — Oui. Elle sourit. — Bien sûr que vous le pensez. Elle est votre pupille… Il faut donc que vous lui manifestiez publiquement votre soutien. Akkarin hocha la tête. — Ce n’est pas faux. — De toute évidence, elle fait ça pour vous plaire. Les mots de Garrel avaient fait se retourner Lorlen. — J’en doute, répondit Akkarin. Surpris de cet aveu, Lorlen jeta un coup d’œil à Akkarin, puis nota soigneusement l’expression des autres magiciens. Aucun d’eux n’avait l’air surpris. Seul le fils de Rothen, Dorrien, avait une mine pensive. Peut-être s’était-on aperçu que Sonea n’appréciait pas du tout son tuteur. — Alors, pourquoi fait-elle ça ? demanda Peakin. — Si elle l’emporte, Regin cessera de la tarabuster, de crainte d’être défié et vaincu à nouveau, répondit Vinara. Il y eut un instant de silence – au cours duquel des coups d’œil furent échangés. En évoquant ouvertement la question des brutalités devant Akkarin et Garrel, Vinara avait mis le doigt sur les risques de conflit entre les deux tuteurs. Alors que d’ordinaire, personne ne se formalisait que des mages parlent des querelles des novices, bien peu se seraient risqués à le faire au sujet de la pupille du haut seigneur. Voilà qui mettait Garrel dans une position des plus intéressantes. Aucun des deux tuteurs ne parla. — Cela dépendra de la manière dont le combat se déroulera, intervint Balkan en rompant le silence. Si elle l’emporte par la force brute, personne ne la respectera. — Cela ne fait aucune différence, objecta Sarrin. Peu importe la manière dont elle gagne, Regin ne l’ennuiera plus. Je doute qu’elle se soucie qu’on respecte ses talents de guerrière. — Il existe des tactiques pour vaincre un magicien plus puissant, rappela Balkan. Regin le sait et il m’a déjà demandé des conseils à ce sujet. — Et Sonea ? Bénéficiera-t-elle de vos lumières elle aussi ? demanda Vinara. — Le seigneur Yikmo est son professeur, dit Akkarin. Balkan hocha la tête. — Son style d’enseignement convient mieux au tempérament de Sonea. — Qui supervisera le combat ? demanda un autre magicien. — Moi, répondit Balkan. Si personne n’y voit d’inconvénients. Le seigneur Garrel protégera Regin. » Protégerez-vous Sonea ? demanda-t-il en se tournant vers Akkarin. — Oui. — Voici celui qui s’occupe de Sonea, dit le seigneur Sarrin en pointant la porte du doigt. Lorlen se retourna et vit le seigneur Yikmo qui venait d’entrer dans la pièce. Le guerrier s’arrêta et regarda autour de lui, manifestement surpris de voir une telle foule. Ses yeux se posèrent sur les magiciens rassemblés autour d’Akkarin et il haussa les sourcils. Sarrin lui fit un petit signe. — Bonsoir, haut seigneur, administrateur, dit Yikmo en atteignant les fauteuils. — Seigneur Yikmo, attaqua Peakin, vous devez vous préparer à quelques nuits plutôt courtes. — Des nuits courtes ? s’étonna Yikmo. Peakin émit un gloussement. — Elle serait donc si forte que ça ? N’a-t-elle pas besoin de s’entraîner ? La perplexité du jeune magicien s’accrut encore. — S’entraîner ? Vinara eut pitié du guerrier. — Sonea a défié Regin en combat formel, expliqua-t-elle. Yikmo fixa son regard sur elle, puis sur tous ceux qui le regardaient. Lentement, son visage devint livide. — Elle a fait quoi ? Sonea marchait de long en large dans sa chambre en se tordant les mains. Qu’ai-je fait ? J’ai laissé la colère s’emparer de moi, voilà ce que j’ai fait. Je ne connais rien au combat. Tout ce que je vais gagner, c’est de me ridiculiser devant… — Sonea. La jeune fille se retourna et ses yeux papillotèrent de surprise lorsqu’elle découvrit celui qui se tenait sur le seuil. Personne ne lui avait jamais rendu visite dans la résidence du haut seigneur. — Seigneur Yikmo, dit-elle en saluant. — Tu n’es pas prête, Sonea. Elle recula, subitement emplie de crainte. Si Yikmo pensait qu’elle ne pouvait pas l’emporter… — J’espérais que vous pourriez m’aider sur ce plan, seigneur. Diverses expressions passèrent sur le visage de Yikmo – la consternation, la réflexion, puis l’intérêt. Il fronça les sourcils et passa une main dans ses cheveux. — Je comprends pourquoi tu fais ça, Sonea. Mais tu sais aussi bien que moi que Garrel est un guerrier accompli – et que Regin t’est supérieur au combat, malgré tout ce que je t’ai enseigné. Il a une semaine pour se préparer et Balkan a accepté de l’entraîner. Balkan ! De mieux en mieux ! Sonea regarda ses mains. Elle eut la satisfaction de voir qu’elles ne tremblaient pas, mais son estomac était si noué qu’elle se sentait sur le point d’être malade. — Mais je suis plus forte que lui et les règles d’un défi n’imposent aucune limite à la puissance, objecta-t-elle. — Tu ne peux pas t’en remettre à ta seule puissance pour l’emporter, Sonea, répliqua Yikmo. Il existe des moyens pour la contourner et je suis sûr que Balkan veillera à ce que Regin les connaisse tous. — Alors, à vous de faire en sorte que je les connaisse également, répondit-elle. (Surprise par la détermination dans sa voix, elle fit une petite grimace en guise d’excuse.) M’aiderez-vous ? Le guerrier sourit. — Bien sûr. Comment pourrais-je abandonner la protégée du haut seigneur en cet instant ? — Merci, seigneur. — Mais ne crois surtout pas que je fais ça uniquement par respect envers ton tuteur. Elle le fixa au fond des yeux et fut sidérée d’y lire de l’approbation. Parmi tous ses professeurs, jamais elle n’aurait pensé conquérir le respect d’un guerrier. — Tu comprends que tout le monde va m’observer en train de t’enseigner, dit-il. Nos moindres faits et gestes seront rapportés à Regin et au seigneur Garrel. — J’y ai pensé. — Et ? — Eh bien… Que pensez-vous du dôme ? Les sourcils de Yikmo se haussèrent puis un large sourire apparut sur son visage. — Je suis sûr qu’on peut arranger ça. Chapitre 36 LE COMBAT COMMENCE omme l’attelage franchissait les portes de la Guilde, Dannyl leva les yeux sur l’université. Tous ces bâtiments pourtant si familiers lui apparaissaient maintenant comme étrangers et chargés de menaces. Son regard dériva vers la résidence du haut seigneur. Celui-ci en particulier. Il jeta un coup d’œil à la sacoche posée sur le siège à côté de lui, puis l’empoigna. Elle contenait une copie des notes que Tayend et lui avaient prises – réécrites de façon que rien ne donne à penser qu’ils avaient suivi les traces du voyage d’Akkarin. Il mordilla sa lèvre inférieure. Si Akkarin pense que nous avons en quoi que ce soit cherché à enquêter sur son passé, sa fureur n’en sera que pire. De toute façon, quoi qu’il advienne, je serai dans la panade. Ça vaut donc la peine d’essayer. La berline s’arrêta, puis tangua légèrement lorsque le cocher descendit à terre. La porte s’ouvrit. Dannyl sortit et se tourna vers l’homme. — Fais porter ma malle dans mes appartements, ordonna Dannyl. L’homme salua d’une courbette, puis passa à l’arrière de la voiture où le bagage était arrimé. Son porte-documents coincé sous un bras, Dannyl s’engagea sur le sentier menant à la résidence du haut seigneur. Chemin faisant, il constata que les jardins étaient vides – un fait pour le moins étonnant pour un vaindredi après-midi. Où sont-ils tous passés ? Lorsqu’il arriva devant la porte, sa bouche était sèche et son cœur battait bien trop vite. Il prit une profonde inspiration et saisit la poignée. Avant même que ses doigts se soient refermés dessus, le panneau pivota sur lui-même vers l’intérieur. Un serviteur s’approcha et le salua d’une courte révérence. — Le haut seigneur vous attend dans la bibliothèque, ambassadeur Dannyl. Si vous voulez bien me suivre. Dannyl lui emboîta le pas, jetant à la ronde des coups d’œil appréciateurs sur la pièce luxueusement décorée. Jamais auparavant il n’était entré dans la résidence du haut seigneur. Le serviteur ouvrit une porte, conduisant Dannyl dans un escalier en colimaçon, au sommet duquel il suivit un petit couloir menant à une double porte ouverte sur sa droite. Les murs de la pièce étaient couverts de livres. Quels secrets peuvent-ils bien contenir ? se demanda Dannyl. Ya-t-il des informations sur… À cet instant, il aperçut le bureau à l’une des extrémités de la salle, ainsi que le magicien vêtu d’une robe noir qui l’observait, assis dans un fauteuil. Il sentit son cœur s’arrêter, puis se mettre à battre à tout rompre. — Soyez le bienvenu, ambassadeur Dannyl. Ressaisis-toi ! s invectiva Dannyl. D’une inclinaison aimable de la tête, il salua Akkarin. — Merci, haut seigneur. La porte se referma dans son dos ; regardant par-dessus son épaule, Dannyl vit que le serviteur était sorti. Dans la gueule du loup… Il chassa cette pensée de son esprit, fit un pas vers l’avant et posa sa sacoche sur le bureau d’Akkarin. — Mes notes, dit-il. Comme vous me l’avez demandé. — Merci, répondit Akkarin. D’une main, le haut seigneur s’empara de la serviette ; de l’autre, il désigna un siège. — Asseyez-vous. Vous devez être fatigué après ce voyage. Dannyl s’assit avec gratitude, puis observa Akkarin qui feuilletait son travail. Dannyl apaisa une déplaisante sensation de migraine. La veille au soir, il avait bu du siyo plus que de raison, dans une vaine tentative pour ne pas penser à ce qui l’attendait le lendemain. — Je vois que vous avez visité le Temple Splendide. Dannyl avala sa salive. — Oui. — Le haut prêtre vous a-t-il autorisé à lire les rouleaux ? — Il me les a lus – après que je lui ai fait le serment de garder le secret sur leur contenu. Akkarin eut un mince sourire. — Et les Tombes des Blanches Larmes également ? — Oui. Un endroit fascinant. — Qui vous a conduit à Armje ? — Pas directement. Si j’avais poursuivi mes recherches, j’aurais probablement fini par entrer au Sachaka, mais mes devoirs en tant qu’ambassadeur ne m’en ont pas laissé le loisir. Akkarin s’interrompit. — Traverser la frontière serait… imprudent. (Le haut seigneur releva la tête pour croiser le regard de Dannyl. Son visage exprimait la désapprobation.) Sachaka ne fait pas partie des Terres Alliées et, en tant que membre de la Guilde, vous ne pouvez pas y pénétrer sans un laissez-passer signé par le roi. Dannyl secoua la tête. — Je n’avais pas pensé à cela – mais je n’allais pas commettre la maladresse de m’aventurer dans l’inconnu sans m’enquérir ici au préalable. Akkarin maintint Dannyl sous le feu scrutateur de son regard, avant de revenir aux notes. — Alors, pourquoi êtes-vous allé à Armje ? — Le dem Ladeiri m’a suggéré de profiter de mon passage chez lui pour aller voir les ruines. — Il a fait ça, vraiment ? répondit Akkarin en fronçant les sourcils. Il s’absorba de nouveau dans sa lecture. Au bout de quelques minutes, il émit un petit bruit exprimant sa surprise, puis releva les yeux pour dévisager Dannyl. — Vous avez survécu ? Devinant à quoi Akkarin faisait référence, Dannyl confirma d’un hochement de tête. — Oui, même si j’en suis sorti totalement vidé. Tandis que le haut seigneur poursuivait sa lecture, Dannyl se demanda si l’occasion lui avait déjà été donnée de le voir marquer de l’étonnement. Il se dit que non et en ressentit un étrange sentiment de fierté : il était le premier à surprendre Akkarin. — Vous avez donc triomphé de la barrière, murmura-t-il pensivement. Intéressant. Peut-être, la salle perd-elle de sa force. Il n’est pas exclu que la puissance s’amenuise avec le temps. — Puis-je vous poser une question ? se risqua Dannyl. Akkarin releva la tête, un sourcil arqué. — Je vous écoute. — Si vous connaissiez l’existence de cette Caverne du Châtiment Ultime, pourquoi n’en avez-vous jamais parlé à quiconque ici ? — Je l’ai fait. (Un coin de la bouche d’Akkarin s’étira vers le haut.) Mais comme il était impossible d’aller l’explorer sans déclencher une attaque – ainsi que pour d’autres raisons de nature politique – il a été décidé que son existence ne devait être connue que des seuls mages du rang le plus élevé. D’ailleurs, pour cette même raison, je vous demanderai de garder cette information pour vous, exclusivement. — Je comprends, répondit Dannyl avec un hochement de tête. — Il est regrettable que l’inscription que j’avais laissée se soit estompée. (Akkarin marqua une pause et son regard s’étrécit.) Y avait-il le moindre signe susceptible de vous faire penser que cela ait pu être fait délibérément ? Surpris, Dannyl repensa au mur et à ce qui subsistait du nom d’Akkarin. — Je ne saurais dire. — Il va falloir enquêter. Cet endroit pourrait devenir un piège mortel pour les magiciens. — J’y retournerai moi-même si vous le souhaitez. Akkarin le fixa intensément, puis hocha la tête. — Oui. Il est sans doute préférable que personne d’autre ne soit mis dans la confidence. Votre assistant est au courant lui aussi, n’est-ce pas ? Dannyl hésita ; une nouvelle fois, il se demanda ce qu’Akkarin avait bien pu saisir au cours de leur brève communication mentale. — Oui… Mais j’ai le sentiment que Tayend est digne de confiance. Les yeux d’Akkarin cillèrent légèrement, puis il ouvrit la bouche pour dire quelque chose avant de la refermer à l’instant même où quelqu’un frappa à la porte. Clair et alerte, son regard se tourna vers la porte qui s’ouvrait. Le serviteur entra et salua. — Le seigneur Yikmo vient d’arriver, haut seigneur. Akkarin hocha la tête. Comme la porte se refermait, il considéra son vis-à-vis d’un air méditatif. — Vous pourrez repartir en Elyne d’ici une semaine. (Il referma la sacoche.) Je vais lire ceci et, le cas échéant, nous en reparlerons. En attendant, poursuivit-il en se levant, il faut que j’aille assister à un combat formel. Les yeux de Dannyl papillotèrent de surprise. — Un combat formel ? Le haut seigneur parut presque sourire. — Oui, ma novice en a défié un autre – peut-être inconsidérément. Sonea a défié Regin en combat ! Les possibles conséquences de l’événement lui apparurent dans leur totalité et Dannyl émit un gloussement. — Il faut que je voie ça. Akkarin sortit de la bibliothèque. Dannyl le suivit. Il se sentait à la fois étonné et soulagé. Il n’y avait eu aucune question délicate sur ce qui l’avait poussé à entreprendre ses recherches. C’était presque comme si Akkarin avait été satisfait de ses progrès. Ni Dannyl, ni Tayend – ni Lorlen non plus – n’avaient encouru les foudres du haut seigneur. Et Rothen était épargné lui aussi – même si fort heureusement Akkarin ignorait encore son subit « intérêt » pour l’ancienne magie. Et surtout, pas un mot n’avait été prononcé au sujet de Tayend. Tout ce qu’il lui restait à faire, c’était rencontrer Rothen. Son mentor ne manquerait pas d’être surpris de le voir. Dannyl ne l’avait pas averti de sa visite ; aucune lettre n’aurait pu voyager plus vite que lui-même ne l’avait fait et il ne voulait pas risquer une communication mentale. Rothen avait toujours été capable de lire dans ses pensées plus qu’il ne le souhaitait. Or Dannyl ne savait pas comment Rothen réagirait en apprenant que son ancien novice s’était rendu coupable de devenir ce que Fergun l’avait accusé d’être. Il ne voulait pas perdre son seul ami proche au sein de la Guilde. Pour autant, il avait décidé de ne pas nier les rumeurs concernant Tayend ; Rothen n’aurait eu aucun mal à découvrir le mensonge. Il se contenterait donc de le rassurer en lui disant qu’il n’allait pas risquer son honneur par association. Les Elynes étaient un peuple tolérant ; il se devait de l’être également. Dans quelques semaines, il serait de retour en Elyne, avec l’autorisation du haut seigneur de poursuivre ses recherches à Armje, tout en remplissant ses devoirs d’ambassadeur. Et il serait près de Tayend. Au moins, la situation était-elle bien meilleure qu’auparavant. Sonea renoua la ceinture de sa robe et lissa le tissu. Il lui semblait bien léger aujourd’hui. J’ai l’impression que je devrais plutôt porter une armure. Elle ferma les yeux, regrettant de n’avoir personne à ses côtés pendant qu’elle se changeait. Naturellement, Yikmo ne pouvait pas décemment assister à ses préparatifs – pas plus qu’Akkarin d’ailleurs, ce dont elle remerciait le ciel. Non, en cet instant, c’était Tania qui lui manquait. La servante de Rothen lui aurait fait promettre de sortir victorieuse de son combat – tout en lui disant que les gens qui l’aimaient ne l’en aimeraient pas moins en cas de défaite. Elle prit une profonde inspiration. La ceinture la bridait un peu trop ; elle la desserra. Elle allait sans doute avoir besoin d’une grande liberté de mouvements. Elle jeta un coup d’œil au plateau de friandises et de petits pains que Viola avait apporté un peu plus tôt. Son estomac était noué. Elle se détourna et se remit à faire les cent pas. Elle pouvait compter sur un avantage – ou deux. Tandis que les « espions » de Yikmo lui avaient rapporté tout ce que Regin avait fait au cours de la semaine écoulée, son propre entraînement était demeuré secret, dans l’enceinte confinée et étouffante du dôme. Yikmo lui avait montré toutes les stratégies auxquelles un magicien pouvait recourir face à un adversaire plus puissant. Il l’avait exercée à toutes les méthodes que Garrel et Balkan enseignaient à Regin – plus à quelques autres. Elle n’avait guère vu son tuteur, mais son influence était partout perceptible. Les récriminations contre un combat formel opposant deux novices avaient cessé en moins d’une journée. Manifestement, Balkan s’opposait à ce qu’elle utilise le dôme, mais il ne le lui avait pas interdit. Et lorsqu’elle y avait pénétré pour la première fois, Yikmo lui avait dit que le haut seigneur avait renforcé sa structure pour s’assurer qu’elle ne l’endommage pas accidentellement. Cependant, le soir suivant, il lui était apparu qu’il avait peut-être eu recours à la magie noire pour réaliser ce tour de force. Elle n’avait pu trouver le sommeil, la conscience tiraillée à l’idée que la puissance magique qui l’aidait dans sa petite querelle contre un novice pouvait bien avoir coûté la vie à une personne qu’elle ne connaissait pas. Toutefois, elle ne pouvait pas refuser l’aide d’Akkarin – du moins pas sans éveiller les soupçons. Même si elle prétendait agir par orgueil uniquement, elle ne pouvait rien contre le fait qu’il s’était déclaré son protecteur pour le combat. La magie du haut seigneur constituerait l’ultime bouclier qui lui sauverait la vie, si ses propres défenses venaient à s’effondrer. Cette pensée la mettait plus qu’un petit peu mal à l’aise. Si Rothen et Lorlen n’avaient pas été là, elle aurait été effrayée à l’idée qu’il saisisse cette occasion pour se débarrasser d’elle. On frappa à la porte ; elle se retourna, le cœur de nouveau au bord des lèvres. Ce doit être l’heure, enfin, pensa-t-elle. Mais le soulagement céda bien vite le pas à une vague de terreur. Tout en marchant vers la porte, elle inspira profondément pour laisser filer l’air tout doucement. Elle ouvrit la porte et eut de nouveau l’impression que sa cage thoracique allait exploser ; Akkarin se tenait là. Puis elle aperçut un autre homme derrière lui et la surprise se superposa à sa peur ; elle venait de reconnaître Dannyl. — Haut seigneur, dit-elle en saluant. Ambassadeur Dannyl. — Le seigneur Yikmo est arrivé, dit Akkarin. Inspirant une nouvelle fois à fond, Sonea se hâta dans l’escalier. Elle trouva Yikmo en train de faire les cent pas dans le salon d’Akkarin. Il releva brusquement la tête à son entrée. — Sonea ! Tu es prête. Parfait. Comment te sens-tu ? — Bien. (Elle sourit en apercevant les deux magiciens toujours en train de descendre l’escalier.) Comment ne le serais-je pas après tout ce que vous m’avez enseigné ? Il eut un sourire en biais. — Ta confiance en moi est… (Il s’interrompit comme Akkarin et Dannyl entraient dans la pièce.) Bonjour, haut seigneur, ambassadeur Dannyl. — On m’a dit que vous étiez là pour ma novice, dit Akkarin. Alors je vous l’ai envoyée. — En effet, répondit Yikmo. (Il se tourna vers Sonea.) Ne faisons pas attendre Regin. La grande porte s’ouvrit et Akkarin fit un geste dans sa direction. Sonea traversa la pièce – sentant sur ses épaules le poids du regard des magiciens – et sortit dans la lumière de la fin d’après-midi. Comme elle remontait le chemin vers l’université, Yikmo vint marcher à sa droite – et Akkarin à sa gauche. Un bruit de pas derrière eux lui indiqua que Dannyl les suivait. Elle résista à l’envie de se retourner ; elle se demandait quelle affaire l’avait ramené auprès d’Akkarin. Quelque chose d’important, sûrement. Pourquoi sinon serait-il rentré d’Elyne ? Ses compagnons avançaient en silence. Sonea jeta un coup d’œil vers Yikmo ; il se contenta de lui sourire en retour. Elle ne tourna pas la tête en direction d’Akkarin, mais elle sentait intensément sa présence. Jamais encore elle ne s’était sentie dans la peau de la protégée du haut seigneur. Soudain, elle eut une conscience suraiguë des attentes de la Guilde à son égard. Si jamais elle perdait… Pense à autre chose, se dit-elle. Ils approchaient de l’université. Elle concentra ses pensées sur les leçons de Yikmo. « Regin va tenter de te faire perdre tes pouvoirs. Pour ça, le plus efficace est d’employer la tromperie et la ruse. » La tromperie figurait assurément en bonne place dans l’arsenal de Regin. Bien souvent pendant leurs cours de combat de première année, il l’avait surprise par ses feintes et ses fausses attaques. « Une bonne part de ce que tu as appris ne te servira pas. Inutile d’utiliser des projections dans l’arène – il n’y a rien à déplacer. Les éclairs assommants sont autorisés, mais considérés comme grossiers. Naturellement, les frappes mentales sont interdites – mais tout au plus te serviraient-elles à distraire ton adversaire. » Jamais Regin n’avait utilisé de frappes mentales contre elle – et pour cause, ils n’avaient pas encore appris à les pratiquer. « Ne fais surtout pas de gestes ! Ils sont autant d’indications de tes intentions. Un bon guerrier ne bouge pas pendant le combat – pas même les muscles de son visage. » Yikmo parlait toujours du guerrier au masculin ; au début, elle avait trouvé ça amusant, puis en avait conçu de l’irritation. Lorsqu’elle s’en était plainte, il avait ri. « Dame Vinara serait d’accord avec toi, avait-il dit. Mais Balkan te dirait : “lorsqu’il y aura plus de guerrières que de guerriers, alors je changerai mon point de vue”. » Sonea sourit à l’évocation de ce souvenir. C’est donc le sourire aux lèvres qu’elle dépassa l’université pour déboucher devant la foule de magiciens massée à l’extérieur de l’arène. — Tout le monde est ici, dit-elle, le souffle coupé. — C’est possible, répondit Yikmo d’un ton léger. Regin a choisi de t’affronter un vaindredi… pour que le plus grand nombre le voie se faire battre. Sonea sentit le sang se retirer de son visage. Les novices et les mages l’observaient. Même les non-magiciens – femmes, maris, enfants et serviteurs – étaient venus assister au spectacle. Des centaines de visages étaient tournés vers elle. Leurs yeux la suivaient tandis qu’elle fendait la foule, flanquée de son professeur et de son tuteur. Les hauts mages l’attendaient, immobiles. Yikmo la conduisit jusqu’à eux, s’arrêta et salua. Des salutations formelles furent échangées, mais elle était trop distraite pour suivre avec attention – du moins jusqu’à ce qu’elle entende quelqu’un prononcer son nom. — Sonea, ton adversaire n’attend plus que ton bon plaisir, dit le seigneur Balkan avec un grand geste du bras. Elle aperçut alors Regin et le seigneur Garrel debout à côté d’une haie taillée en arche. Par celle-ci, on pénétrait directement dans l’arène. — Bonne chance, Sonea, dit Lorlen avec un sourire. — Merci, administrateur. Sa voix était toute fluette ; elle éprouva une bouffée d’exaspération contre elle-même. C’est elle qui avait lancé le défi. Elle se devait d’aller au combat pleine de détermination et de confiance. Comme elle s’apprêtait à entrer, Yikmo posa une main sur son bras. — Ne te déconcentre pas et tout ira bien, murmura-t-il. Puis il s’écarta et l’invita d’un geste à avancer. Seul Akkarin demeurait à côté d’elle. Elle s’approcha de l’arche. Lorsque ses yeux croisèrent ceux de Regin, le visage du garçon se tordit en un sourire moqueur. Immédiatement, cela lui rappela la première fois qu’elle l’avait vu, avant la cérémonie d’intronisation. Elle lui retourna un regard de défi. Le seigneur Garrel la regardait ; elle tourna son attention sur lui. Le magicien fixait sur elle un regard ostensiblement chargé de mépris et de colère. Étonnée, elle se demanda ce qui lui valait d’encourir un tel courroux. Lui en voulait-il d’avoir dû consacrer tant de temps à préparer son novice pour le combat ? Avait-il été offensé qu’elle ait l’audace de défier son pupille ? Ou bien lui en voulait-il de le mettre dans une situation d’opposition vis-à-vis du haut seigneur ? Qu’est-ce que j’en ai à faire ? Rien. S’il avait eu deux doigts de perspicacité, il aurait fait cesser les agissements de Regin après qu’elle était devenue la protégée du haut seigneur. La simple pensée que ce défi pouvait lui avoir causé du tracas fit revenir un sourire sur ses lèvres. Elle se détourna de lui pour s’engager sous l’arche et marcha d’un pas décidé vers l’arène. Au côté d’Akkarin, elle franchit le portail, puis marcha jusqu’au centre de la piste de sable. Garrel, Regin et Balkan l’avaient suivie. À l’extérieur du cercle, la foule des magiciens et novices se répandait dans tout l’édifice. Certains s’asseyaient sur les marches en gradins. Elle jeta un coup d’œil en direction de Regin. Il observait la foule ; son visage était inhabituellement impassible. Elle parcourut des yeux l’assistance, puis s’arrêta en apercevant Rothen, debout à côté de Dorrien. Le jeune mage lui adressa un sourire, accompagné d’un petit signe de la main. Rothen eut un sourire crispé. Balkan vint se placer entre elle et Regin. Bras levés, il attendit que les murmures de l’assistance se taisent. — Cela fait bien des années que deux magiciens ne se sont pas affrontés dans l’arène pour vider une querelle ou se prouver leur valeur dans un combat formel, attaque Balkan. Aujourd’hui, nous allons assister au premier affrontement depuis cinquante-deux ans. À ma droite, celle qui a lancé le défi, Sonea, novice préférée du haut seigneur. À ma gauche, son adversaire, Regin de la famille Winar, maison Paren, novice préféré du seigneur Garrel. » Les tuteurs des combattants se sont déclarés leurs gardiens. Ils peuvent maintenant apposer un premier bouclier autour de leurs novices respectifs. Sonea sentit une main toucher son épaule. Elle frissonna sous la sensation, puis s’examina. Le bouclier d’Akkarin était pratiquement indétectable. Elle résista à la tentation de l’éprouver. — Les protecteurs peuvent maintenant quitter l’arène. Elle suivit des yeux Akkarin et Garrel qui se retiraient vers le portail. Lorsqu’ils reparurent à l’extérieur du cercle, elle vit que le visage de Garrel était blême de rage tandis que celui d’Akkarin paraissait préoccupé. De toute évidence, quelque chose avait été dit pour troubler le tuteur de Regin. Akkarin avait-il procédé à une harmonisation ? Malgré elle, elle éprouva une satisfaction inattendue à cette pensée. Mais son sentiment s’envola à l’instant où Balkan reprit la parole : — Que les combattants prennent place. Instantanément, Regin pivota sur lui-même pour aller se poster de l’autre côté de l’arène. Sonea fit demi-tour et marcha dans l’autre direction. Elle prit quelques inspirations profondes. Très bientôt, elle allait devoir concentrer toute son attention sur Regin. Il faudrait qu’elle fasse abstraction de la foule qui l’observait pour ne songer qu’au combat. À quelques pas du bord de l’arène, elle se retourna. Balkan marchait en direction du portail. Il s’y engouffra pour reparaître au sommet de la volée de marches conduisant au sommet des gradins. — Sera déclaré vainqueur le combattant qui aura remporté la majorité des cinq reprises, annonça-t-il à l’assistance. Une reprise est déclarée terminée lorsqu’un premier bouclier est touché par une force considérée comme un coup fatal. Les frappes mentales sont interdites. Si un combattant utilise la magie avant le début officiel d’une reprise, il perd automatiquement celle-ci. Les reprises commencent lorsque je dis « commencez » et se terminent lorsque j’annonce « cessez ». Avez-vous compris ? — Oui, seigneur, répondit Sonea. Regin lui fit écho. — Êtes-vous prêts ? — Oui, seigneur. Une nouvelle fois, la réponse de Regin suivit celle de Sonea. Balkan leva une main qu’il approcha de la barrière de l’arène. Il lança une impulsion de puissance qui se répandit en clignotant au-dessus du dôme. Sonea fixa son regard sur Regin. — Commencez ! Regin se tenait les bras croisés, mais le sourire moqueur qu’elle s’était attendue à voir sur son visage était absent. À l’instant où il lança sa première attaque, elle vit l’air vibrer sous l’effet de la puissance. Le coup atteignit son bouclier un battement de cœur après qu’elle eut envoyé sa riposte. Le bouclier de Regin tint bon, mais le novice ne frappa pas à nouveau. Elle voyait son front se creuser. À coup sûr, il cherchait la meilleure feinte possible pour lui faire gaspiller sa puissance. L’air entre eux ondula une nouvelle fois ; il venait de lâcher une nouvelle salve, une attaque multiple cette fois-ci. Les éclairs émirent une timide lueur blanche ; elle les sentit plus qu’elle ne les vit. Apparemment, c’était des éclairs de force… mais normalement il fallait qu’ils soient suffisamment puissants pour devenir blancs, à moins que… Sonea sentit le premier impact mourir doucement sur son bouclier et lâcha un gloussement. Il tentait de la feinter de façon qu’elle mobilise trop de puissance dans ses défenses. Elle faillit les diminuer, mais la variation des vibrations de l’air entre les coups l’alerta. Un éclair de force frappa son bouclier à pleine puissance et elle remercia son instinct. L’attaque avait été suffisamment forte pour la faire reculer d’un pas. La pluie de coups de faible puissance continua de s’abattre sur elle. En retour, elle envoya un puissant rayon d’énergie. Regin abandonna son attaque pour projeter une barrière, mais une seconde à peine avant que son coup touche au but, elle déploya sa volonté et l’éclair de chaleur explosa subitement en une gerbe d’éclairs assommants rouges qui se délitèrent contre le bouclier de Regin. Le visage du garçon se tordit de rage. Sonea sourit en entendant les murmures parcourir l’arène. Les magiciens avaient parfaitement saisi la plaisanterie – ils avaient forcément entendu dire que Regin avait utilisé des éclairs assommants contre elle. L’attaque suivante du jeune homme fut rapide, mais facilement esquivée. Sonea se mit à jouer avec sa colère, ripostant uniquement par des éclairs assommants. Elle ne prenait même pas la peine de les camoufler ; il savait comment les contrer désormais. Même si leur affrontement ne menait nulle part, elle ne résistait pas au plaisir de se gausser de lui. Ses réserves d’énergie étaient encore énormes et, sous le coup de la colère, Regin pouvait très bien se lancer dans une manœuvre hasardeuse. Néanmoins, l’utilisation des éclairs assommants en combat étant fort mal vue, cela ne risquait pas de lui attirer des sympathies au sein de la Guilde. Soudain, Regin lança sur elle une pluie continue de coups – des éclairs de force, des éclairs de chaleur, d’intensité variable. Le bouclier de Sonea se mit à luire doucement sous leur puissance. La jeune fille revint à sa stratégie de défense. Elle cernait parfaitement sa tactique. Face à un pareil déluge, le défenseur n’avait qu’une seule possibilité : maintenir un bouclier capable de bloquer les coups les plus puissants tout en surveillant l’arrivée d’un coup plus puissant encore ou alors s’efforcer de faire varier le bouclier en fonction des attaques pour économiser ses forces. Elle répliqua par une attaque semblable à la sienne et nota que son adversaire modulait son bouclier. Or, mener une telle défense tout en attaquant en même temps exigeait un énorme effort de concentration. Sous la tension, le visage de Regin était devenu comme un masque, tandis que ses yeux suivaient chacune des attaques. Avec cette méthode, il pouvait parvenir à l’épuiser. Elle savait qu’un coup particulièrement puissant obligerait Regin à rompre son attaque, mais cela la contraindrait, elle, à puiser dans ses ressources ; et c’était ça qu’il escomptait. Cependant, sa manœuvre comportait elle aussi un point faible. Sa défense ne pouvait fonctionner que s’il repérait chacun de ses coups, sans en manquer un seul. Il faut que je fasse quelque chose d’inattendu. Modifier la trajectoire d’une attaque une fois qu’elle avait été lancée demandait un gros effort – mais pas autant qu’un coup surpuissant. Concentrée à l’extrême, elle infléchit la course d’un de ses éclairs de force au dernier moment, de façon qu’il le contourne et vienne le frapper dans le dos. Regin tituba vers l’avant. Ses yeux s’arrondirent, puis se plissèrent, flamboyant de colère. — Cessez ! Sonea abandonna son attaque et relâcha son bouclier. Elle leva un regard interrogateur en direction de Balkan. — La première victoire est pour Sonea. L’air s’emplit des commentaires des magiciens, tournés les uns vers les autres pour débattre de ce qui venait de se passer. Sonea tenta de réprimer un sourire ; puis elle renonça et le laissa s’épanouir sur ses lèvres. J’ai remporté la première reprise ! Elle regarda son adversaire ; son visage était livide de fureur. Balkan leva les bras. Les conversations cessèrent. — Êtes-vous prêts à entamer la deuxième reprise ? demanda-t-il. — Oui, seigneur, répondit-elle. La réponse de Regin fut cassante. Balkan mit une main contre la barrière de l’arène. — Commencez ! Chapitre 37 LA PROTÉGÉE DU HAUT SEIGNEUR n sourire apparut sur les lèvres de Lorlen tandis que les deux novices se faisaient face de nouveau. La première victoire de Sonea avait été exactement ce qu’elle devait être. En effet, la jeune fille l’avait emportée sans recourir à la force, mais en trouvant une faille dans la défense de Regin. Tournant la tête vers Yikmo, il s’étonna de voir un pli soucieux barrer le front du guerrier. — Vous n’avez pas l’air satisfait, seigneur Yikmo, murmura l’administrateur. — Je le suis pourtant, répondit le guerrier avec un sourire. C’est la première fois qu’elle bat Regin. Mais il est facile de perdre sa concentration dans l’ivresse de la victoire. En voyant Sonea attaquer son adversaire avec une ardeur ostensible, Lorlen partagea l’inquiétude de Yikmo. Pas d’excès de confiance, Sonea, se dit-il. Regin est sur ses gardes, maintenant. Le garçon para aisément la charge, puis contre-attaqua. L’atmosphère dans l’arène ne tarda pas à grésiller de vibrations magiques. Soudain, Sonea écarta les bras en regardant vers le sol ; la puissance de son attaque vacillait. Lorlen entendit l’assistance autour de lui retenir son souffle. Toutefois, le bouclier de Sonea tint bon sous les coups redoublés. Sous les pieds de Sonea, il vit le sable qui s’écartait. Un disque de puissance apparut sous les semelles de ses bottes. Elle lévitait au-dessus du sol. Lorlen connaissait cette tactique. Un magicien pouvait s’attendre à des frappes en provenance de toutes les directions, mais pas par en dessous. Il était tentant d’arrêter son bouclier à l’endroit où il touchait le sol pour économiser l’énergie. De toute évidence, Sonea avait étiré le sien sous ses pieds et sa maîtrise de la lévitation lui avait épargné l’indignité d’être déséquilibrée par les mouvements du sable au point de s’étaler dans l’arène. L’administrateur se souvint alors que la lévitation n’était pas enseignée avant la troisième année. — Belle esquive, dit Lorlen. C’est vous qui lui avez enseigné ça ? — Non, répondit Yikmo en secouant la tête. Le visage de Sonea était crispé par l’effort. La concentration requise pour léviter, maintenir un bouclier et attaquer en même temps était colossale. D’ailleurs, ses attaques avaient pris un rythme régulier, facile à parer. Or, Lorlen savait qu’il lui fallait contraindre Regin à maintenir un niveau de concentration et de puissance comparable. Le sable sous les pieds de Regin se mit à bouillonner, mais il se contenta de faire un pas de côté. Au même instant, Sonea écarta une nouvelle fois les bras, touchée par une nouvelle charge souterraine. Son attaque s’effondra. — Cessez ! » La deuxième victoire est pour Regin. Les novices lancèrent quelques exclamations feutrées. Tandis que Regin tout sourires faisait un petit signe à l’intention de ses camarades, Sonea fronça les sourcils, manifestement dépitée. — Parfait, dit Yikmo. Étonné, Lorlen tourna un regard interrogateur vers le guerrier. — Elle avait besoin de ça, expliqua Yikmo. Pendant le court repos avant la reprise, Rothen chercha Dannyl des yeux parmi les magiciens de l’autre côté de l’arène. Il ne l’apercevait plus à la place qu’il occupait parmi les hauts mages. Ses sourcils se froncèrent. Il était partagé entre son désir de suivre le combat et l’envie de chercher son ami. Il avait été étonné de voir Dannyl arriver avec Sonea, Yikmo et Akkarin. Dannyl ne l’avait pas informé de sa visite à la Guilde – pas même une rapide communication mentale. Cela signifiait-il que son retour devait rester confidentiel ? Cela étant, ce n’était plus un secret désormais. En se montrant aux côtés de Sonea et du haut seigneur, Dannyl avait révélé sa présence à toute l’assistance. Ce qui l’étonnait le plus, toutefois, c’était qu’il se montre en compagnie d’Akkarin. Cela faisait plusieurs semaines maintenant que Dannyl ne lui avait plus fait parvenir la moindre lettre, le plus petit message. Les questions se succédaient en rafale dans son esprit. Akkarin avait-il eu vent de la demande que lui, Rothen, avait faite ? S’agissait-il simplement d’une question diplomatique pour laquelle Dannyl collaborait avec le haut seigneur ? Y avait-il une plus sombre affaire encore et Dannyl ignorait-il qu’il apportait son aide à un magicien noir ? Ou bien avait-il découvert la vérité au sujet d’Akkarin ? — Bonjour, mon vieil ami. Rothen sursauta en entendant la voix derrière lui, puis se retourna vivement. Dannyl lui souriait, à l’évidence très content de lui d’avoir surpris son mentor. D’un hochement de tête, il salua Dorrien, qui lui sourit chaleureusement en retour. — Dannyl ! Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu rentrais ? demanda Rothen. Dannyl lui fit un petit sourire d’excuse. — Désolé, j’aurais dû te prévenir, mais j’ai été rappelé ici de manière plutôt inattendue. — Pourquoi cela ? Le jeune magicien détourna le regard. — Simplement pour rendre compte de mes activités au haut seigneur. Rappelé de manière inattendue simplement pour rendre compte au haut seigneur ? À cet instant, Balkan annonça le début de la troisième reprise et Rothen fut déchiré entre le désir d’interroger son ami et l’envie de suivre le combat. Optant pour la seconde option, il se retourna vers l’arène. Si Dannyl souhaitait lui raconter son entrevue avec Akkarin, il n’avait probablement aucune envie de le faire au beau milieu d’une foule de magiciens. Je lui poserai mes questions plus tard, se dit Rothen. Regin avait adopté une défense hardie et risquée à la fois. Au lieu de dresser un bouclier, il contrait tous les coups de Sonea en dirigeant directement ses attaques contre les siennes. Leurs deux magies se pulvérisaient l’une contre l’autre et l’arène s’emplissait de zébrures et d’éclairs, trop faibles cependant pour atteindre les novices. Quelques-uns touchèrent la barrière de l’arène, explosant en gerbes d’énergie. En même temps, Regin dirigeait quelques attaques directement sur Sonea. Si la jeune fille les parait facilement, il était aussi évident qu’elle utilisait plus de puissance que lui, simplement en maintenant son bouclier. Elle contra en intensifiant le feu roulant de ses attaques. La ruse de Regin ne pouvait fonctionner que s’il parvenait à bloquer tous les coups. Qu’il en manque un seul et il lui faudrait créer un bouclier en catastrophe. Sous les yeux fascinés de Rothen, c’est exactement ce qui se produisit ; l’une des frappes de Sonea franchit les tirs de barrage de son adversaire. Avant même que Rothen ait retenu son souffle, le garçon avait dressé une défense. Sonea s’avança, raccourcissant la distance entre eux, contraignant du même coup son adversaire à réagir de plus en plus rapidement. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à dix pas de lui, les attaques de Regin semblèrent soudain revenir vers lui. Il tituba en arrière en poussant un cri de surprise. L’arène se vida instantanément de tout flux magique. — Cessez ! Le silence s’abattit après l’intervention de Balkan ; puis des murmures parcoururent le public. — La troisième victoire est pour Sonea. Les magiciens exprimèrent leur incompréhension. Sourcils froncés, Rothen secouait la tête. — Que s’est-il passé ? — Je crois que Sonea a doublé tous ses coups, dit Dorrien. Chacune de ses frappes était immédiatement suivie d’une autre, alors que pour Regin il semblait n’y en avoir qu’une chaque fois. Ses contres bloquaient la première, mais il n’avait plus le temps ensuite de voir la seconde. Plusieurs magiciens qui avaient entendu son explication hochèrent la tête, impressionnés. Dorrien tourna un visage béat vers son père. — Elle est vraiment fantastique à regarder. — Oui, confirma Rothen en opinant du chef. Il soupira ensuite tandis que Dorrien se retournait vers l’arène. De toute évidence, son fils était plus que jamais sous le charme. Jamais il n’aurait cru avoir hâte que son fils reparte pour son village. La voix de Balkan couvrit le bruit des conversations : — Reprenez vos places. Sonea s’éloigna de Regin. — Êtes-vous prêts pour la quatrième reprise ? — Oui, seigneur, répondirent les deux novices à l’unisson. Un éclair de lumière se propagea au-dessus de la barrière de l’arène. — Commencez ! Sonea débuta ce nouvel assaut sur un mode bien moins triomphal. La tactique qu’elle avait employée pour vaincre Regin avait sérieusement entamé ses réserves de puissance. Si Regin entendait lui faire gaspiller son énergie pour triompher d’elle, alors il était en bonne voie. Elle allait devoir se montrer bien plus avisée cette fois. Elle devait à tout prix éviter de se laisser entraîner dans ses manœuvres. Il fallait qu’elle s’économise. Qu’elle perde cette reprise et il faudrait encore qu’elle survive à un ultime affrontement. Pendant un certain temps, Regin et elle demeurèrent face à face sans rien faire, sans aucun bouclier, leurs yeux simplement rivés l’un sur l’autre. Puis le regard de Regin s’étrécit et l’air s’emplit d’un millier d’éclairs de chaleur pratiquement invisibles – chacun d’eux suffisamment puissant cependant pour être considéré comme un coup fatal pour Sonea s’il parvenait à toucher son premier bouclier. Au milieu de cette nuée d’attaques de faible intensité, elle en repéra quelques-unes plus puissantes. Elle invoqua un bouclier capable de toutes les bloquer. Juste avant de l’atteindre, tous ces coups se délitèrent purement et simplement dans l’air. Agacée d’avoir mordu à l’hameçon, elle répliqua par un tir nourri identique, émaillé de quelques coups puissants, de façon à laisser Regin croire qu’elle lui rendait la pareille. Bien entendu, il ne s’y laissa pas prendre, mais il chancela néanmoins vers l’arrière ; son visage trahissait son épuisement. Elle sentit une vague de triomphe monter en elle. Il commençait à se fatiguer ! Une attaque prudente suivit – une combinaison complexe et économique à la fois. Le novice emplit l’air d’une intense lueur, comme si son intention était de camoufler quelques coups puissants au milieu de la lumière aveuglante. À chacune des ripostes de Regin, Sonea voyait à de petits signes dans son attitude combien il peinait. Il tentait par tous les moyens de dissimuler sa faiblesse, mais il devenait clair qu’il ne serait plus très longtemps une menace pour elle. À travers la clarté éblouissante, elle le vit grimacer de douleur sous l’impact de l’une de ses attaques. À cet instant, elle sentit une force inattendue heurter le sommet de son bouclier. Ses défenses vacillèrent, puis une nouvelle frappe arriva du dessus. Parfaitement coordonné, ce second coup parvint à rompre son bouclier avant qu’elle ait pu le renforcer. — Cessez ! L’incrédulité et le dépit la submergèrent lorsqu’elle comprit qu’il n’avait fait que feindre la faiblesse. Une expression satisfaite était peinte sur ses traits ; elle se maudit de sa bêtise. — La quatrième victoire est pour Regin. Cependant, elle connaissait les limites de son adversaire. Après tout ça, il doit forcément commencer à être fatigué. Elle ferma les yeux et sonda la source de sa puissance. Elle avait diminué, mais elle était encore loin d’être épuisée. Yikmo lui avait recommandé de ne pas triompher au moyen de la seule force. — Si tu veux gagner le respect, avait-il dit, tu dois faire preuve de savoir-faire et d’honneur. Ça y est, j’ai suffisamment prouvé que j’avais du savoir-faire et de l’honneur, pensa-t-elle. Quoi qu’il advienne dans la reprise suivante, elle n’allait pas risquer de perdre en s’obligeant à économiser ses forces. Si elle l’emportait, ce serait uniquement en résistant plus longtemps que Regin. Au bout du compte, sa victoire ne serait qu’une question de puissance. Alors pourquoi ne pas en terminer rapidement par une attaque toute en férocité ? — Êtes-vous prêts pour la cinquième reprise ? — Oui, seigneur, répondit-elle juste avant Regin. — Commencez. Elle débuta par une série de coups puissants, dans l’idée d’évaluer la vigueur de Regin. Toutefois, le garçon esquiva adroitement tous ses coups – qui vinrent mourir contre la barrière de l’arène. Sonea fixa Regin dans les yeux ; il lui retourna un regard plein d’innocence. L’esquive était considérée comme une méthode de combat déloyale, mais aucune règle ne l’interdisait. Elle s’étonnait d’ailleurs qu’il ait recouru à cet artifice, mais c’était manifestement quelque chose qu’il avait préparé. Il n’avait agi ainsi que pour lui faire gaspiller de l’énergie en de vaines attaques. Regin sourit. Le sable autour de ses pieds commença à tourbillonner. Un murmure parcourut la foule ; le sable se soulevait dans l’arène. Sonea observait, tentant de comprendre ce qu’il faisait – et dans quel but. Yikmo n’avait évoqué aucune tactique comportant ce genre de manœuvre. En fait, il avait souligné que les projections étaient parfaitement déplacées dans un combat formel. Un cyclone de sable emplissait l’arène maintenant. Il gagnait rapidement en épaisseur, créant comme un voile dans l’air. Regin disparut à sa vue ; Sonea fronça les sourcils. Bientôt, elle ne vit plus rien d’autre que du blanc. Puis quelque chose de plus puissant vint gifler son bouclier. Au jugé, elle répliqua par une attaque dans la direction supposée de son adversaire, mais un nouveau coup la frappa dans le dos, puis un troisième au-dessus. Il m’aveugle. Dissimulé derrière le mur de sable, il se déplaçait tout autour de l’arène ou incurvait ses frappes pour qu’elles arrivent sous des angles différents. Tant qu’elle ne savait pas où il était, elle n’était pas en mesure de riposter. Mais cela n’aurait aucune importance si elle visait dans toutes les directions à la fois. Puisant au cœur de sa puissance, elle lâcha une rafale de puissantes attaques en éventail. Le sable s’écroula d’un coup, formant un cercle au sol autour d’elle. Regin avait centré le tourbillon sur elle. Ainsi il savait où j’étais. Debout au bord de l’arène, face à elle, il l’observait attentivement. Rien qu’à le voir, elle comprit qu’il s’efforçait d’évaluer à quel point elle était fatiguée. Je ne le suis pas. Elle attaqua et il esquiva à nouveau. Un petit sourire étira les lèvres de Sonea. Si Regin voulait qu’elle dilapide son pouvoir, elle pouvait très bien le faire courir partout dans l’arène comme un rassook effrayé. De toute façon, elle finirait par l’attraper. Mais elle pouvait aussi courber ses frappes de façon à couvrir toute la circonférence de l’arène. Il n’aurait alors nulle part où aller. Oui. Finissons-en ! Elle ferma à moitié les yeux pour se concentrer sur la source de ses pouvoirs. Elle puisa presque tout ce qui lui restait de puissance et forma dans son esprit un schéma tactique tout à la fois magnifique et imparable. Ensuite, elle leva les bras. Cela n’avait plus d’importance désormais qu’elle dévoile ses intentions. À la seconde où elle libéra sa magie, elle sut qu’elle lâchait la force la plus terrible qu’elle avait jamais mobilisée. Elle lança trois vagues d’éclairs de force, dans un crescendo de puissance dévastateur. Elle perçut un murmure sourd qui montait dans la foule lorsque ses attaques irradièrent d’elle pour éclore en une fleur de lumière incandescente. Les yeux de Regin s’arrondirent devant le train d’ondes qui se précipitait sur lui. Il recula, mais il n’avait nulle part où aller. La première attaque arriva sur lui et son bouclier vola en éclat. Un battement de cœur plus tard, la deuxième vague frappa son nouveau bouclier. L’expression sur son visage passa de la surprise à la terreur pure. Il tourna la tête vers le seigneur Garrel, puis leva les bras devant son visage à l’instant où la troisième lame déferlait. Elle entendit une exclamation. C’était la voix de Garrel. Le bouclier autour de Regin vacilla… mais tint bon. Sonea se tourna vers le tuteur de Regin qui tenait ses mains plaquées sur ses tempes. Akkarin posa une main sur l’épaule du magicien. Un bruit sourd ramena son attention vers l’arène. Sonea sentit son cœur s’arrêter ; Regin gisait au sol. Une chape de silence s’était abattue. Elle attendit qu’il bouge, mais il demeurait inerte sur le sable. Il est épuisé, c’est ça. Il ne peut pas être… mort. Elle avança d’un pas. — Cessez ! Figée par l’ordre crié, elle leva un regard interrogateur vers Balkan. Le dur regard du guerrier semblait lui lancer un avertissement. Puis Regin émit un grognement et tous les magiciens présents poussèrent un soupir collectif. Sonea ferma les yeux et sentit le soulagement l’envahir. — Sonea remporte le défi, annonça Balkan. Doucement tout d’abord, puis avec de plus en plus d’enthousiasme, les mages et novices présents poussèrent des vivats. Surprise, Sonea regarda tout autour d’elle. J’ai gagné, songea-t-elle. J’ai réellement gagné ! Elle observa les magiciens, novices et non-magiciens assemblés qui clamaient leur joie. Et peut-être plus encore que ce combat. Mais ça, elle ne le saurait avec certitude que plus tard, dans les couloirs de l’université, en entendant ce que les novices murmureraient sur son passage, ou lorsqu’elle croiserait Regin et ses amis dans un coin tard le soir. — Je déclare la fin de ce combat formel, proclama Balkan. Il descendit ensuite de son estrade au-dessus du portail pour rejoindre Garrel et Akkarin. Garrel hocha la tête en réponse à une question du guerrier, puis entreprit de faire le tour de l’arène en direction de l’entrée, les yeux toujours rivés sur la silhouette de Regin, couché en chien de fusil sur le sol. Sonea regarda attentivement son adversaire. En approchant, elle vit la pâleur de son visage. Il donnait l’impression de dormir. De toute évidence, il était épuisé ; elle savait quelle horrible sensation c’était. Néanmoins, toutes les fois où cela lui était arrivé, jamais elle n’avait perdu conscience. Avec prudence, au cas où il aurait été en train de simuler, elle s’accroupit et tâta délicatement son front. Son épuisement était si extrême que son corps était en état de choc. Par l’intermédiaire de sa main, elle lui fit passer un petit flux d’énergie de guérison. — Sonea ! Elle leva les yeux et croisa le regard de Garrel, qui la fixait d’un air désapprobateur. — Que fais-tu… — Ngh…, gémit le garçon. Ignorant Garrel, elle reporta son attention sur Regin, dont les yeux papillotaient péniblement. Il la fixa quelques instants, puis son front se plissa. — Toi ? Sonea sourit, mi-figue, mi-raisin, puis se redressa. Après un salut muet à Garrel, elle passa sous son nez, marchant droit devant elle en direction du portail. L’assistance était en train de partir, mais les hauts mages s’attardaient à côté de l’arène. Ils avaient vaguement formé un cercle pour discuter du combat. — Ses pouvoirs se sont développés plus vite que je ne l’aurais cru possible, dit dame Vinara. — Sa puissance est stupéfiante pour quelqu’un de son âge, confirma Sarrin. — Si elle est si forte, pourquoi n’a-t-elle pas laminé Regin d’entrée de jeu ? demanda Peakin. Pourquoi a-t-elle cherché à s’économiser ? Ça lui a coûté deux reprises. — Parce que l’objectif de ce combat n’était pas pour elle de gagner, expliqua Yikmo d’une voix tranquille. C’était que Regin perde. Peakin fixa un regard dubitatif sur le guerrier. — Et quelle est la différence ? La confusion de l’alchimiste amena un sourire sur les lèvres de Lorlen. — Si elle s’était contentée de le battre, elle n’aurait gagné le respect de personne. En gagnant et perdant sur ses seules compétences, elle a montré quelle était disposée à se battre loyalement malgré son avantage. Vinara hocha la tête. — En fait, elle ne savait même pas à quel point elle est puissante, n’est-ce pas ? — Effectivement, répondit Yikmo avec un sourire. Elle savait juste qu’elle était plus puissante que lui. Si elle avait vraiment su à quel point, il lui aurait été difficile de se laisser aller. — À quel point est-elle puissante au juste ? Yikmo fixa un point derrière l’épaule de Lorlen. L’administrateur se retourna et vit Balkan et Akkarin qui approchaient. Il comprit que ce n’était pas Balkan que Yikmo regardait. — Peut-être avez-vous pris une charge que même vous n’êtes pas en mesure de maîtriser, haut seigneur, dit Sarrin. — Je ne crois pas, répondit Akkarin avec un sourire. Lorlen regarda les autres mages échanger des regards. Aucun visage ne montrait d’incrédulité – une certaine incompréhension tout au plus. — Très bientôt, vous allez devoir vous charger de son enseignement vous-même, ajouta Vinara. Akkarin secoua négativement la tête. — L’université peut lui enseigner tout ce qu’elle doit apprendre. Elle n’a que faire de ce que je pourrais lui apporter – pour l’instant. Soudain, Lorlen sentit un frisson lui parcourir l’échine. Il fixa son regard sur Akkarin, sans toutefois rien déceler dans son expression qui puisse justifier ses craintes. — En effet, je ne crois pas qu’elle puisse comprendre les luttes et intrigues entre les Maisons, ou même s’y intéresser, confirma Vinara. Toutefois, l’idée que la Guilde élise sa première haute dame me semble très intéressante. — N’oublions tout de même pas d’où elle vient, répliqua Sarrin, les sourcils froncés. Le regard de Vinara se durcit ; Lorlen s’éclaircit la gorge. — Fort heureusement, la question n’est pas pour tout de suite. Il se tourna vers Akkarin, mais l’attention du haut seigneur avait dérivé ailleurs. Lorlen suivit son regard et aperçut Sonea qui s’approchait. Le cercle des magiciens s’élargit pour lui ménager une place ; la jeune fille salua. — Félicitations Sonea, grommela Balkan. C’était un beau combat. — Merci, seigneur Balkan, répondit-elle, les yeux brillants. — Comment te sens-tu ? demanda dame Vinara. Sonea pencha la tête sur le côté pour réfléchir, puis haussa les épaules. — J’ai faim. Vinara s’esclaffa. — Alors, j’espère que ton tuteur t’a préparé un repas de fête pour célébrer l’événement. Si le sourire de Sonea se crispa légèrement, aucun de ses interlocuteurs ne parut le noter. Tous tenaient leurs regards braqués sur Akkarin – qui la regardait. — Bien joué, Sonea, dit-il. — Merci, haut seigneur. Ils s’observèrent quelques instants en silence, puis Sonea baissa les yeux. Lorlen observa attentivement les autres – Vinara affichait un sourire entendu, Balkan semblait amusé et Sarrin hochait la tête d’un air approbateur. L’administrateur soupira ; tout ce qu’ils voyaient, c’était une jeune novice emplie de crainte et de respect devant son puissant tuteur. Seraient-ils jamais capables de voir autre chose ? Il baissa les yeux sur la pierre rouge à son doigt. S’ils y parviennent, ce ne sera pas moi qui leur aurai ouvert les yeux. Je suis tout autant qu’elle un otage. Il releva le visage vers Akkarin et son regard devint dur. Lorsqu’il s’expliquera, il aura intérêt à avoir une bonne raison pour tout ça. Dannyl ouvrit la porte de sa chambre et invita d’un geste Rothen à entrer. Il le suivit et referma la porte derrière lui. La pièce était sombre et, même si tout paraissait propre et sans une trace de poussière, il y régnait une odeur de renfermé. Sa malle avait été déposée au beau milieu. — Alors, pour quelle raison urgente, le haut seigneur t’a-t-il fait revenir à Imardin ? demanda Rothen. Dannyl scruta le visage de son ami. Pas le moindre « comment vas-tu ? » ou « comment s’est passé ton voyage ? ». Sans les stigmates inquiétants qu’il remarquait dans l’apparence de Rothen, Dannyl en aurait éprouvé de la peine. De profonds cernes noirs bordaient les yeux de son mentor. À moins que l’éloignement m’ait fait oublier quelque peu sa mine fatiguée et les fils gris dans sa chevelure. En tout cas, la voussure de ses épaules et la raideur de sa démarche sont réellement une nouveauté. — Je peux t’expliquer en partie, répondit Dannyl. Mais je ne peux pas tout te dire. Il semblerait qu’Akkarin ait eu vent de mes recherches concernant l’ancienne magie. Hé… Tu te sens bien, Rothen ? Subitement devenu pâle, Rothen avait détourné le regard. — Est-il… offensé de mon intérêt pour la question ? — Pas du tout, le rassura Dannyl. Il n’en sait absolument rien. En fait, il a juste appris que je menais des recherches – et apparemment il les approuve. En fait, j’ai obtenu sa permission de les poursuivre. Rothen fixa Dannyl, incrédule. — Alors cela signifie… — … que tu peux écrire ton livre sans craindre de marcher sur ses plates-bandes, termina Dannyl à sa place. À la mine de son ami, Dannyl comprit que ce n’était pas ça qui l’avait surpris. — T’a-t-il demandé autre chose ? insista Rothen. — Ça, c’est ce dont je ne peux pas parler, répondit Dannyl avec un sourire. Des questions diplomatiques, mais rien de dangereux au demeurant. Rothen posa un regard scrutateur sur Dannyl, puis hocha la tête. — Tu dois être fatigué, dit-il. Je vais te laisser défaire tes bagages et te reposer. Il marcha en direction de la porte, puis marqua une hésitation et se retourna. — As-tu reçu ma lettre ? Nous y voilà, pensa Dannyl. — Oui. — J’ai pensé que je devais te prévenir – juste au cas où cela raviverait les ragots, expliqua Rothen avec un geste d’excuse. — Bien sûr, répondit Dannyl avec une pointe d’ironie contenue. Puis il se tut, surpris par le ton détaché de sa propre voix. — Je ne crois pas que cela devienne un problème, ajouta Rothen. Si ton assistant est bien ce qu’on dit de lui, eh bien qu’il en soit ainsi ! Personne ne se pose de questions à ton sujet. Les gens trouvent juste la situation amusante compte tenu des accusations portées contre toi lorsque tu étais novice. — Je vois. Dannyl hocha la tête, puis se prépara à livrer l’information délicate. — Tayend aime les hommes, Rothen. — Les hommes ? (Rothen fronça les sourcils, puis ses yeux s’agrandirent lorsqu’il saisit pleinement le sens de ce qui était dit.) Alors la rumeur dit vrai. — Oui. Les Elynes sont un peuple plus tolérant que les Kyraliens – en règle générale. (Dannyl sourit.) Je fais des efforts pour m’adapter à leurs mœurs. — Je suppose que ça fait partie du rôle d’ambassadeur, répondit Rothen. Ça et les entretiens secrets avec le haut seigneur. (Il sourit – pour la première fois depuis qu’ils s’étaient retrouvés ce jour-là.) Mais je t’empêche de t’installer. Pourquoi ne viendrais-tu pas dîner avec Dorrien et moi, ce soir ? Demain, il repart pour son village. — Avec plaisir. Rothen gagna la porte. D’une impulsion de sa volonté, Dannyl commanda à la porte de s’ouvrir. Rothen s’arrêta, repoussa le battant et lâcha un soupir. Il se retourna ensuite pour fixer son ami au fond des yeux. — Sois prudent, Dannyl, dit-il. Sois très prudent. Dannyl soutint son regard. — Je le serai, promit-il. Rothen hocha la tête, rouvrit la porte et sortit dans le couloir. Dannyl regarda son mentor et ami qui s’éloignait. Puis il secoua la tête. En fait, il ne savait pas le moins du monde si l’avertissement concernait ses affaires avec Tayend ou celles avec Akkarin. ÉPILOGUE a pleine lune nimbait d’une lueur bleutée le chemin menant à la résidence du haut seigneur. Tout en marchant, Sonea souriait. Quatre semaines s’étaient écoulées depuis le défi et pas une fois elle n’avait croisé Regin et ses acolytes dans les passages de l’université après les cours. Pas un ricanement n’avait blessé ses oreilles à son passage et pas un seul de ses travaux n’avait été réduit à néant. Aujourd’hui, en classe de médecine, elle avait fait équipe avec Hal. Après un début un peu étrange, ils avaient fini par se quereller au sujet du traitement approprié pour soigner les vers de peau. Il lui avait parlé d’une plante rare que son père, un guérisseur de village en Lan, utilisait pour traiter la maladie. Et lorsqu’elle lui avait répliqué que les traîne-ruisseau appliquaient les résidus de mou de tugor après distillation du bol, il s’était esclaffé. Ensuite, ils avaient échangé les superstitions et autres traitements improbables de leurs régions respectives, tant et si bien qu’à la fin du cours elle s’était rendu compte qu’ils avaient bavardé pendant une heure. Arrivée devant la porte, Sonea posa la main sur la poignée. S’attendant à ce qu’elle s’ouvre immédiatement, elle poursuivit sur son élan et son genou vint cogner contre le panneau. Surprise et agacée, elle toucha de nouveau la poignée, mais la porte demeura close. Allait-elle devoir passer la nuit dehors ? Elle saisit fermement la poignée qui, à son grand soulagement, joua normalement. La porte s’ouvrit. Elle referma derrière elle, puis se dirigea vers l’escalier. À cet instant, un bruit venu de l’autre escalier la tétanisa. Un cri étouffé lui parvint et le sol vibra sous ses pieds. Il se passait quelque chose à l’étage en dessous – dans la salle souterraine. Quelque chose de magique. Un froid intense saisit tout son corps. Glacée, elle se demanda ce qu’elle devait faire. Sa première tentation fut de s’enfuir dans sa chambre, mais elle se dit que si une bataille magique se déroulait au sous-sol, elle n’y serait certainement pas plus en sécurité. Il fallait qu’elle s’en aille – qu’elle s’éloigne autant que possible. Mais la curiosité la clouait sur place. Je veux savoir ce qui se passe, pensa-t-elle. Et si quelqu’un est venu affronter Akkarin, peut-être a-t-il besoin de mon aide. Elle prit une profonde inspiration, s’approcha de la porte de l’escalier et l’entrouvrit. L’escalier était plongé dans l’obscurité ; la porte de la pièce souterraine devait être fermée. Lentement, tous les muscles de son corps parés pour une fuite précipitée, elle descendit l’escalier sur la pointe des pieds. Devant le panneau fermé, elle chercha un trou de serrure ou tout autre interstice qui lui permettrait de voir ce qui se passait ; en vain. Une voix masculine criait quelque chose. La voix d’un étranger. Il lui fallut quelques instants pour comprendre qu’elle n’avait pas saisi un traître mot parce que l’homme s’exprimait dans une autre langue. La réponse fut criée durement, toujours dans la même langue. Sonea reconnut la voix d’Akkarin et son sang se figea. Ensuite, un gémissement de désespoir affola son cœur et elle recula vers l’escalier, subitement convaincue qu’elle serait mieux n’importe où ailleurs plutôt qu’ici. La porte s’ouvrit à la volée. Takan porta les yeux sur elle et s’arrêta. Elle ne vit pas l’expression de son visage ; son attention était tout entière captivée par la scène qui se déroulait derrière lui. Akkarin se tenait au-dessus d’un homme vêtu simplement, une main serrée sur sa gorge. Du sang coulait entre ses doigts. Dans son autre main luisait une dague – une arme horriblement familière. Les yeux de l’étranger devinrent vitreux et il s’effondra sur le sol. Takan s’éclaircit la gorge et Akkarin leva la tête. Leurs regards se rivèrent l’un à l’autre – comme dans ses cauchemars dans lesquels elle revivait la nuit où elle l’avait aperçu dans sa pièce, à la nuance près qu’il la voyait le regarder et qu’elle était incapable de bouger… Ensuite, elle se réveillait, le cœur battant la chamade. Seulement, cette fois-ci, elle n’allait pas se réveiller. C’était la réalité. — Sonea. (Il avait prononcé son nom avec un agacement non dissimulé.) Viens ici. Elle secoua la tête, recula et sentit derrière elle la piqûre de la magie. Son dos venait de rencontrer une barrière. Takan soupira et rentra dans la pièce. Sonea sentit la barrière peser sur ses épaules et comprit qu’elle allait la pousser en bas de l’escalier. Elle repoussa la panique qui l’assaillait, fit un effort pour se redresser et obligea ses jambes à la conduire au cœur du domaine d’Akkarin. À peine avait-elle franchi le seuil que la porte se referma derrière elle dans un claquement définitif. Elle fixa l’homme mort et frissonna à la vue de ses yeux vides. Akkarin suivit son regard. — Cet homme est… était un assassin. Il a été envoyé pour me tuer. C’est ce qu’il dit. Elle tourna la tête vers Takan. — C’est vrai, confirma le serviteur. (D’un geste, il désigna l’intérieur de la pièce.) Pensez-vous que le m… le haut seigneur mettrait ainsi la pagaille chez lui. Regardant autour d’elle, elle vit que les murs étaient lacérés et que l’une des bibliothèques avait été brisée en mille morceaux et les livres éparpillés sur le sol. Ce qu’elle avait senti et entendu depuis le rez-de-chaussée confirmait qu’un combat magique s’était déroulé ici. Le mort était donc un magicien. Elle l’observa à nouveau. Ce n’était pas un Kyralien et il n’appartenait à aucun des peuples des Terres Alliées. En fait, il ressemblait à… elle se tourna vers Takan. Le même visage aux pommettes hautes. La même peau cuivrée… — Oui, dit Akkarin. Takan et lui appartiennent au même peuple. Des Sachakaniens. Voilà qui expliquait comment l’homme pouvait détenir des pouvoirs magiques sans appartenir à la Guilde. Il y avait toujours des magiciens au Sachaka… Mais si cet homme était bien un assassin, pourquoi voulait-il – lui ou son employeur – tuer Akkarin ? Oui, pourquoi ? se demanda-t-elle. — Pourquoi l’avez-vous tué ? Pourquoi ne l’avez-vous pas remis à la Guilde ? Le sourire d’Akkarin était dénué de toute trace d’humour. — Parce que, comme tu l’as certainement deviné, lui et les siens savent beaucoup de choses sur moi que je préfère cacher à la Guilde. — Alors… vous l’avez tué. Avec… avec… — Avec ce que la Guilde appelle la magie noire. Oui. (Il fit un pas vers elle, puis un autre. Son regard ne déviait pas.) Je n’ai jamais tué d’hommes qui ne me voulaient pas du mal, Sonea. Elle détourna la tête. Est-ce que c’était vraiment censé la rassurer ? Il savait parfaitement qu’elle révélerait son secret dès qu’elle en aurait la possibilité – et ça, n’était-ce pas lui vouloir du mal ? — Il serait satisfait cependant s’il savait le mal qu’il a causé en venant ici et en t’exposant à ce que tu as vu, murmura Akkarin d’une voix douce. Tu dois te demander qui sont ceux qui veulent me tuer – et pour quelles raisons. Je ne peux te dire qu’une chose : les Sachakaniens haïssent toujours la Guilde, mais ils nous craignent également. De temps à autre, ils envoient un tueur comme lui pour me tester. Penses-tu vraiment que je n’ai pas raison de me défendre ? Elle leva la tête vers lui. Pourquoi lui disait-il tout ça ? Escomptait-il vraiment qu’elle le croirait ? Si les Sachakaniens représentaient un danger, le reste de la Guilde était certainement au courant – pas uniquement le haut seigneur. Non, il se livrait à la magie noire pour renforcer son pouvoir et il mentait pour obtenir son silence. Le regard d’Akkarin scruta son visage. Puis, le haut seigneur hocha la tête pour lui-même. — Peu importe que tu me croies ou non, Sonea. (Il tourna son regard sur la porte – qui s’ouvrit en grand dans un grincement.) Mais n’oublie pas une chose : si tu dis un seul mot de tout ça, tu ne feras qu’amener la destruction sur tout ce que tu as de plus cher. Elle fit un pas de côté en direction de la porte. — Je sais, dit-elle amèrement. Inutile de me le rappeler. Elle s’engouffra dans le couloir et gravit les marches quatre à quatre. Comme elle débouchait dans le salon, elle l’entendit en dessous. — Au moins les meurtres cesseront. — Pour l’instant, répondit Akkarin. Jusqu’à l’arrivée du prochain. Sonea abaissa la poignée et tituba dans le salon. Le souffle court, elle sentit le soulagement la submerger. Elle avait affronté son cauchemar et survécu. Néanmoins, elle savait qu’elle aurait du mal à dormir désormais. Elle l’avait vu tuer quelqu’un et c’était quelque chose qu’elle n’oublierait jamais. Glossaire de l’argot des Taudis, par le seigneur Dannyl À la bonne place : digne de confiance, quelqu’un qui a le cœur là où il faut Aller à la pêche : chercher des informations (un « poisson » est aussi quelqu’un recherché par les gardes) Argent du sang : paiement obtenu pour un assassinat Boulet : quelqu’un qui trahit les voleurs Caniveau : revendeur d’objets volés C’est fait : l’assassinat est réussi C’est réglé : l’affaire est réussie Chope : bouche (en référence au contenant habituel du bol) Clan : les proches de confiance d’un voleur Client : personne en affaires avec les voleurs Coureurs : terme générique pour les traîne-ruisseau Corde : évasion Couteau : assassin, tueur à gages Cueillir : reconnaître, comprendre Dans la peau : avoir un faible pour quelqu’un (je l’ai dans la peau) Encapuchonnés : clients des bordels Étiqueter : reconnaître (une étiquette est aussi un espion) Eu : attrapé Face d’égout : abruti notoire Gantelet : garde pouvant être corrompu ou travaillant pour les voleurs Garder l’œil ouvert : rester attentif à une cible Grand-maman : maquerelle Hey ! : expression de surprise ou cri pour attirer l’attention Hic : des ennuis (Y a un hic !) Huiles : bourgeois Aller dehors : chercher quelque chose de précis Mandrin : passeur Messager : voyou qui porte des messages à travers la cité Mine d’or : homme préférant les garçons Monté : furieux (monté contre quelqu’un) Montrer : présenter Mou dans la corde (avoir du) : avoir la permission de faire quelque chose Museler : persuader quelqu’un de garder le silence Repousser : refuser/refus (Ne nous repousse pas !) Style : façon de mener ses affaires avec classe Sur du velours (c’est) : le plan est facile Surveiller : cacher (Surveille ce que tu fais. Je vais surveiller ça pour toi !) Tarte : difficile (C’est pas de la tarte !) Tirelire : prostituée Vigile : celui qui observe quelqu’un ou quelque chose Visiteur : quelqu’un qui dérobe dans les maisons Voleur : meneur d’un groupe de criminels Glossaire Animaux Anyi : mammifère marin doté de petites épines Ceryni : petit rongeur Enka : animal domestique à cornes, élevé pour sa chair Eyoma : sangsue de mer Faren : terme générique pour les arachnides Gorin : gros animal domestique élevé pour sa viande et utilisé pour haler les barges et tirer les chariots Harrel : petit animal domestique élevé pour sa chair Limek : chien sauvage, prédateur Mite aga : petits insectes se nourrissant de vêtements Mullook : oiseau nocturne sauvage Rassook : oiseau de basse-cour élevé pour sa chair et ses plumes Ravi : rongeur, plus gros qu’un ceryni Reber : animal domestique, élevé pour sa viande et sa laine Sapfly : insecte des forêts Sevli : lézard venimeux Squimp : créature proche de l’écureuil, connue pour voler sa nourriture Zill : petit mammifère intelligent, parfois élevé comme animal de compagnie Plantes/nourriture Anivope (vigne) : plante sensitive, réceptive aux ondes psychiques Bol : alcool fort extrait du tugor (veut aussi dire « boue de rivière ») Brasi : végétaux verts feuillus et à petits bourgeons Chebol (sauce) : sauce riche à la viande faite à partir de bol Crots : gros haricots violets Curem : épice douce et au goût de noisette Curren : épice à la saveur robuste Dall : long fruit à la chair granuleuse et orange vif Gan-gan : buisson fleuri originaire de Lan Iker : drogue stimulante, réputée pour ses propriétés aphrodisiaques Jerras : longs haricots jaunes Kreppa : herbe médicinale à l’odeur nauséabonde Marin : agrume rouge Monyo : bulbe Myk : drogue psychotrope Nalar : racine piquante Pachi : fruit doux et croustillant Papea : épice proche du poivre Piorre : petit fruit en forme de cloche Raka/Suka : boisson stimulante faite de grains grillés, originaire de Sachaka Sumi : boisson amère Telk : grain dont on extrait de l’huile Tenn : graine pouvant être consommée telle quelle, coupée, ou réduite en farine Tugor : racine ressemblant à une carotte Vare : baie dont on fait la plupart des vins Armes et habillement Cache-poussière : manteau tombant jusqu’aux chevilles Incal : symbole carré, proche d’un blason, cousu sur une manche ou un revers Kebin : barre de fer munie d’un crochet permettant de désarmer l’adversaire. Arme des gardes. Maisons publiques Maison de bains : établissement de bains publics offrant aussi d’autres services Gargote : établissement vendant du bol et servant d’auberge pour de courts séjours Brasserie : maison fabriquant du bol Meublé : maison louée, occupée par une famille par chambre États des Terres Alliées Elyne : le plus proche de la Kyralie géographiquement et culturellement, climat tempéré Kyralie : terre d’élection de la Guilde Lan : région montagneuse où vivent des tribus guerrières Lonmar : région désertique sous la férule de la religion mahgane Vindos : îles réputées pour leurs marins Autres termes Casse-croûte : en-cas Casse-dalle : déjeuner Pièce percée : monnaie pouvant être enfilée sur un bâtonnet jusqu’à atteindre la somme voulue Tapis simbarite : tapis fait de fibres de roseau