PROLOGUE Auraya enjamba un arbre tombé au sol, prenant bien garde à ne pas trahir sa présence en marchant sur des feuilles mortes ou en faisant craquer des brindilles sous ses pieds. Une traction sur sa gorge l’incita à regarder en arrière. L’ourlet de sa taie s’était accroché à une branche. Elle le dégagea et choisit soigneusement où la porterait son pas suivant. Sa proie bougea, et elle se figea. Il ne peut pas m’avoir entendue, raisonna-t-elle. Je n’ai pas fait le moindre bruit. Elle retint son souffle tandis que l’homme se redressait et levait la tête pour scruter les branches moussues d’un vieux garpa. Des ombres feuillues marbraient son gilet de Tisse-Rêves. Au bout d’un moment, il s’accroupit de nouveau et reprit son étude du sous-bois. Auraya avança prudemment de trois pas. — Tu es en avance aujourd’hui, Auraya. Avec un soupir exaspéré, la jeune fille rejoignit sa proie sans plus s’embarrasser de précautions. Un jour, j’arriverai à le surprendre, se jura-t-elle. — Mère a pris une forte dose hier soir. Elle se réveillera tard. Leiard ramassa un morceau d’écorce, sortit un petit couteau d’un poche de son gilet, glissa la pointe dans une fissure du bois et lui imprima une légère rotation, révélant de minuscules graines rouges à l’intérieur. — Qu’est-ce que c’est ?s’enquit Auraya, intriguée. Même si Leiard lui enseignait les voies de la forêt depuis des années il restait toujours quelque chose de nouveau à apprendre. — Des graines de garpa. (Leiard les fit tomber du morceau d’écorce et les étala dans sa paume.) Elles accélèrent le rythme cardiaque et empêcher de dormir. Les messagers les utilisent pour pouvoir parcourir de longue distances ; les soldats et les érudits, pour rester éveillés ; et… Brusquement, il se tut et fixa la forêt alentour. Auraya entendit un craquement dans le lointain. Elle regarda entre les arbres. Était-ce son père qui venait la chercher pour la ramener à la maison ? Ou peut-être le prêtre Avorim ? Il lui avait dit de ne pas parler aux Tisse-Rêves. Auraya aimait le défier en secret, mais être découverte en compagnie de Leiard était une tout autre histoire. Elle s’écarta d’un pas. — Reste où tu es. Surprise par le ton de Leiard, la jeune fille s’immobilisa. Entendant un bruit de pas, elle se retourna et vit deux hommes apparaître entre les arbres. Ils étaient trapus, larges d’épaules et portaient des gilets de cuir rigide. Leur visage était couvert de spirales et de traits noirs. Des Dunwayens, songea Auraya. — Garde le silence, murmura Leiard. Je m’occupe d’eux. Les Dunwayens les aperçurent. Comme ils pressaient le pas pour les rejoindre, Auraya vit que chacun d’eux tenait une épée à la main. Leiard ne dit rien. Les Dunwayens s’arrêtèrent à quelques pas d’eux. — Tisse-Rêves, lança celui de droite. Y a-t-il d’autres gens dans cette forêt ? — Je l’ignore, répondit Leiard. La forêt est vaste, et rares sont ceux qui s’y aventurent. De son épée nue, le guerrier désigna le village. — Venez avec nous. Leiard ne discuta pas, et il ne demanda pas non plus d’explication. — Tu ne veux pas savoir ce qui se passe ? chuchota Auraya. — Non. Nous le découvrirons bien assez tôt. Oralyn était le plus gros village du nord-est de Hania, mais Auraya avait entendu des visiteurs grommeler qu’il n’était pas si grand que ça. Construit au sommet d’une colline, il surplombait les champs et les bois environnants. Un temple de pierre dominait le reste des bâtiments, et un mur antique encerclait l’ensemble. Ses portes avaient été enlevées plus d’un demi-siècle auparavant, laissant des moignons tordus et rouillés à l’ancien emplacement des gonds. Des guerriers dunwayens arpentaient le mur d’enceinte, et, autour du village, il n’y avait pas un seul travailleur dans les champs. Auraya et Leiard furent escortés le long de rues également désertes jusqu’au temple. En entrant, ils virent que celui-ci était bondé de villageois. Certains des jeunes gens arboraient des bandages. Entendant son nom, Auraya aperçut ses parents et se hâta de les rejoindre. — Les dieux soient loués : tu es vivante, dit sa mère en la prenant dans ses bras. — Que se passe-t-il ? La mère d’Auraya s’affaissa de nouveau sur le sol. — Ces étrangers nous ont forcés à venir ici, répondit-elle. Ton père leur a pourtant dit que j’étais malade… Auraya défit l’attache de sa taie, la plia et s’assit dessus. — Ils ont expliqué pourquoi ils faisaient ça ? Son père secoua la tête. — Non. Je ne crois pas qu’ils aient l’intention de nous faire du mal. Certains des hommes ont tenté de les combattre après que le prêtre Avorim a échoué à les repousser, mais aucun n’a été tué. Auraya ne fut pas surprise qu’Avorim ait été vaincu. Même si tous les prêtres avaient des Dons, tous n’étaient pas de puissants sorciers. Auraya soupçonnait qu’il existait des fermiers plus doués pour la magie qu’Avorim. Leiard s’était arrêté auprès d’un des blessés. — Tu veux que je t’examine ? demanda-t-il à voix basse. L’homme ouvrit la bouche pour répondre, mais se figea alors qu’une silhouette vêtue de blanc venait se planter près de lui. Il jeta un coup d’œil au prêtre et secoua la tête. Leiard se redressa et détailla le nouveau venu. Même s’il n’était pas aussi grand que lui, Avorim détenait l’autorité. Auraya sentit son cœur accélérer comme les deux hommes se toisaient. Puis Leiard inclina la tête et s’éloigna. Imbécile, songea Auraya. À tout le moins, il pourrait calmer la douleur. Quelle importance s’il ne vénère pas les dieux ? C’est le meilleur guérisseur de tout le village. Pourtant, elle comprenait que la situation n’était pas si simple. Les Circliens et les Tisse-Rêves se détestaient depuis toujours. Les Circliens détestaient les Tisse-Rêves parce que ceux-ci ne vénéraient pas les dieux. Et les Tisse-Rêves détestaient les dieux parce qu’ils avaient tué leur chef, Mirar. Du moins, c’est ce que raconte le prêtre Avorim, songea Auraya. Je n’ai jamais entendu Leiard dire ça. Un cliquetis métallique résonna à travers le temple. Toutes les têtes se tournèrent vers la double porte qui venait de s’ouvrir. Deux guerriers dunwayens entrèrent. Le premier avait des lignes tatouées sur le front, qui lui donnaient un air perpétuellement renfrogné. Le cœur d’Auraya manqua un battement comme elle reconnaissait ce motif. C’est leur chef. Leiard m’a décrit ces tatouages, une fois. Près de lui se tenait un homme vêtu de bleu foncé, au visage couvert de lignes en étoile. Et lui, c’est un sorcier. Les deux hommes balayèrent la pièce du regard. — Qui dirige ce village ? demanda le chef. Un gros marchand nommé Qurin s’avança nerveusement. — Moi. — Quels sont ton nom et ton rang ? — Qurin, échevin d’Oralyn. Le Dunwayen le détailla de la tête aux pieds. — Je suis Bal, talm de Mirrim, kast-lem des Leven-ark. Auraya se remémora les leçons de Leiard. « Talm » était un titre de propriétaire terrien, et « kast-lem », un rang élevé dans la hiérarchie militaire dunwayenne. Il aurait dû être associé à l’un des vingt et un clans de guerriers, mais Auraya entendait le nom de « Leven-ark » pour la première fois. — Voici Sen, poursuivit Bal en désignant le sorcier qui l’accompagnait. Guerrier de feu des Leven-ark. Il y a un prêtre parmi vous. (Il reporta son attention sur Avorim.) Avance et dis-nous comment tu t’appelles. Avorim rejoignit l’échevin d’un pas glissant. — Je suis le prêtre Avorim, dit-il, une expression dédaigneuse plissant son visage ridé. Pourquoi avez-vous attaqué notre village ? Libérez-nous immédiatement ! Auraya réprima un grognement. Ce n’était pas une façon de s’adresser à un Dunwayen, et encore moins à un Dunwayen qui venait de prendre tout un village en otage. Bal ignora la requête du prêtre. — Venez avec moi, ordonna-t-il. Comme il tournait les talons, Qurin jeta un coup d’œil désespéré à Avorim, qui lui posa une main sur l’épaule pour le rassurer. Tous deux suivirent Bal hors du temple. Dès que la porte se fut refermée derrière eux, les villageois commencèrent à réfléchir. Bien qu’Oralyn soit situé très près de Dunway, ses habitants ne connaissaient pas grand-chose de la contrée voisine. Ils n’en avaient pas besoin : les montagnes qui les en séparaient étaient quasi infranchissables, de sorte que les marchandises circulaient par la mer ou par la passe qui se trouvait beaucoup plus au sud. La pensée de tout ce que Qurin et Avorim pouvaient dire pour irriter Bal fit courir un frisson d’appréhension le long de l’échine d’Auraya. Leiard excepté, elle doutait qu’il y ait dans le village une seule personne assez familière avec les Dunwayens pour négocier une issue satisfaisante à cette situation. Mais jamais Avorim n’autoriserait un Tisse-Rêves à parler en leur nom. Auraya repensa au jour où elle avait rencontré Leiard, près de cinq ans plus tôt. Sa famille venait de s’installer au village dans l’espoir que la santé de sa mère s’améliorerait grâce au calme de la campagne. Mais ça n’avait pas été le cas. Auraya avait entendu dire que les Tisse-Rêves étaient de bons guérisseurs ; aussi avait-elle eu le culot de rendre visite à Leiard pour lui demander de soigner sa mère. Depuis lors, elle allait le voir tous les deux ou trois jours. Elle s’était toujours posé un tas de questions auxquelles personne ne pouvait répondre. Le prêtre Avorim ne savait que lui parler des dieux, et il était trop faible pour lui enseigner beaucoup de Dons magiques. Leiard, en revanche, n’était jamais tombé à court de Dons à lui enseigner. Même si Avorim lui était antipathique, Auraya avait conscience qu’elle devait apprendre la tradition circlienne auprès d’un prêtre de cette obédience. Elle aimait les rituels et les sermons, l’histoire et les lois, et elle s’estimait chanceuse de vivre à une époque que les dieux avaient rendue paisible et prospère. Si j’étais une prêtresse, je me débrouillerais bien mieux que ça, se dit-elle. Mais ça n’arrivera jamais. Tant que Mère sera malade, elle aura besoin que je reste à la maison pour m’occuper d’elle. Ses pensées furent interrompues par l’ouverture des portes du temple. Qurin et Avorim entrèrent d’un pas vif, et le reste du village se porta à leur rencontre. — Il semble que ces hommes tentent de faire échouer le projet d’alliance entre Dunway et Hania, révéla Qurin. Avorim hocha la tête. — Comme vous le savez, les Blancs essaient de conclure une alliance avec les Dunwayens depuis des années. Et ils rencontrent quelque succès depuis que le vieil I-Orm, qui était un dirigeant si soupçonneux, est mort en laissant la place à son fils plein de bon sens : I-Portak. — Mais que font ces guerriers ici ? interrogea quelqu’un. — Ils veulent empêcher la formation de l’alliance. Ils m’ont demandé de contacter les Blancs pour leur communiquer leurs exigences. Je me suis exécuté et… j’ai parlé à Juran en personne. Auraya entendit quelques hoquets de stupéfaction. Il était très rare qu’un prêtre s’entretienne télépathiquement avec un des Elus des dieux, les quatre dirigeants des Circliens connus sous le nom de Blancs. Deux taches rouges étaient apparues sur les joues d’Avorim. — Qu’a-t-il dit ? voulut savoir le boulanger du village. Avorim hésita. — Il s’inquiète pour nous et fera son possible. — C’est-à-dire ? — Il ne l’a pas précisé. Il veut probablement parler à I-Portak avant toute chose. Plusieurs questions suivirent. Avorim éleva la voix. — Les Dunwayens ne veulent pas faire la guerre à Hania – ils se sont montrés très clairs sur ce point. Après tout, défier les Blancs équivaut à défier les dieux eux-mêmes. J’ignore combien de temps nous resterons ici. Nous devons nous préparer à attendre plusieurs jours. Comme les interrogations basculaient vers des sujets d’ordre pratique, Auraya remarqua que Leiard avait les sourcils froncés et l’air inquiet. De quoi a-t-il peur ? Douterait-il du fait que les Blancs puissent nous sauver ? Auraya rêvait. Elle marchait le long d’un interminable couloir bordé de parchemins et de tablettes. Bien qu’ils aient l’air intéressant, elle les ignorait : d’une façon ou d’une autre, elle savait qu’aucun d’eux ne contenait ce qu’elle cherchait. Quelque chose la poussait en avant. Elle arriva dans une petite pièce circulaire. Au centre de celle-ci, un gros parchemin reposait sur une estrade. Il se déroula tout seul, et Auraya baissa les yeux vers son texte. Elle se réveilla en sursaut et se redressa, le cœur battant la chamade. Le temple était silencieux à l’exception du souffle et des ronflements des autres villageois. Balayant la pièce du regard, Auraya trouva Leiard endormi dans un coin. Lui avait-il envoyé ce rêve ? Si oui, il venait de commettre une infraction passible de mort. Quelle importance, puisque nous allons tous mourir ici ? Auraya s’enroula dans sa taie. Elle se repassa son rêve et la raison pour laquelle elle était désormais sûre que personne au village n’en réchapperait. Sur le parchemin s’était détaché un seul paragraphe : « Leven-ark » signifie « quitte-honneur » en dunwayen. Ce terme décrit un guerrier qui a renoncé à son honneur et à ses obligations afin de défendre un idéal ou une cause morale. Au début, Auraya n’avait pas compris comment un guerrier dunwayen pouvait déshonorer son clan en capturant des villageois désarmés ou en tuant des gens sans défense. À présent, tout s’éclaircissait. Ces Dunwayens ne se souciaient plus de leur honneur. Ils pouvaient faire n’importe quoi, y compris massacrer leurs otages. Les Blancs étaient puissamment Doués ; ils n’auraient guère de mal à vaincre les Dunwayens en combat. Mais pendant la bataille, les Dunwayens risquaient de tuer les villageois avant que les Blancs aient raison d’eux. Toutefois, si les Blancs cédaient aux exigences des Dunwayens, cela instaurerait un précédent, et d’autres gens pourraient s’inspirer de leurs méthodes. Beaucoup de Haniens seraient peut-être emprisonnés et menacés. Les Blancs refuseront, songea Auraya. Ils préféreront sacrifier certains d’entre nous plutôt que d’encourager d’autres prises d’otages. Elle secoua la tête. Pourquoi Leiard m’a-t-il envoyé ce rêve ? Il ne me tourmenterait sûrement pas avec la vérité si je ne pouvais rien y faire. Elle repensa au texte du parchemin. « Leven-ark ». « Renoncé à son honneur ». Comment pouvons-nous en tirer parti ? Auraya resta éveillée à réfléchir toute la nuit. Mais la solution ne finit par lui apparaître que lorsque la lumière de l’aube commença à filtrer doucement dans la pièce. Quelques jours plus tard, la patience des villageois touchait à son terme et l’air du temple était chargé d’odeurs déplaisantes. Lorsqu’il n’arbitrait pas les disputes entre villageois, le prêtre Avorim s’échinait à leur redonner courage. Chaque jour, il leur faisait plusieurs sermons. Cet après-midi-là, il avait évoqué l’âge ténébreux d’avant la Guerre des Dieux, au temps où le chaos régnait sur le monde. — Prêtre Avorim ? demanda un jeune garçon lorsqu’il eut terminé son histoire. — Oui ? — Pourquoi les dieux ne tuent-ils pas les Dunwayens ? Avorim sourit. — Les dieux sont des êtres de magie pure. Pour affecter le monde, ils doivent œuvrer à travers des humains. C’est pourquoi ils nous ont donné les Blancs. Les Blancs sont les mains, les yeux et la voix des dieux. — Pourquoi ils ne vous donnent pas le pouvoir de tuer les Dunwayens ? — Parce qu’il existe de meilleurs moyens de résoudre les problèmes. Les Dunwayens… (Avorim se tut. Son regard se focalisa sur un point distant. Puis il sourit de nouveau.) Mairae des Blancs est arrivée, annonça-t-il. L’estomac d’Auraya fit une petite cabriole dans son ventre. L’une des Blancs est ici, à Oralyn ! Son excitation retomba aussi sec comme la porte du Temple s’ouvrait. Bal entra, flanqué par plusieurs guerriers et par le sorcier Sen. — Prêtre Avorim. Qurin. Venez. Les deux hommes obtempérèrent rapidement. Sen ne les suivit pas à l’extérieur. Une grimace déformait les lignes tracées sur son visage. De l’index, il désigna le père du forgeron, Ralam. — Toi. Viens ici. Le vieil homme se leva et tituba vers le sorcier, traînant une jambe dont l’os s’était ressoudé de travers après une fracture des années auparavant. Le sacrifice, songea Auraya. Son cœur se mit à battre très vite comme elle s’avançait. Tout son plan reposait sur la répugnance des Dunwayens à violer leurs coutumes, malgré leur dessein. Elle se plaça devant Ralam. — Conformément aux édits de Lore, lança-t-elle en faisant face à Sen, je réclame à exercer mon droit de prendre la place de cet homme. Surpris, le sorcier cligna des yeux. Il jeta un bref regard aux guerriers qui gardaient la porte et leur adressa quelques mots en dunwayen, désignant Auraya d’un geste méprisant. — Je sais que vous m’avez comprise, insista la jeune fille en se rapprochant et en s’immobilisant à un pas de lui à peine. Tout comme vos frères guerriers. Je réclame à prendre la place de cet homme. Son cœur battait la chamade. Des voix l’appelèrent, lui disant de revenir. Ralam tira sur son bras. — C’est bon, petite. Je vais y aller. — Non, contra Auraya. (Elle se força à soutenir le regard de Sen.) M’emmènerez-vous ? Le sorcier plissa les yeux. — Tu as choisi de ton plein gré ? — Oui. — Alors, viens avec moi. Quelqu’un dans la foule glapit le nom d’Auraya, et la jeune fille frémit en réalisant que c’était sa mère. Résistant à l’envie de regarder par-dessus son épaule, elle suivit les Dunwayens hors du temple. Une fois dehors, Auraya sentit son courage faiblir. Elle voyait des guerriers dunwayens rassemblés en demi-cercle autour de la brèche dans le mur d’enceinte. La lumière de fin d’après-midi faisait étinceler leurs lances. De Qurin et du prêtre Avorim, il n’y avait pas le moindre signe. Bal sortit des rangs. Apercevant Auraya, il se rembrunit et dit quelque chose dans sa langue. — Elle s’est proposée en échange, expliqua Sen en hanien. — Pourquoi n’as-tu pas refusé ? — Elle connaissait les paroles rituelles. Mon honneur m’obligeait à… Bal plissa les yeux. — Nous sommes les Leven-ark. Nous avons abandonné tout honneur. Ramène… Quelqu’un cria un avertissement. Tous pivotèrent vers la brèche dans le mur. Une prêtresse se tenait sur le seuil du village. Elle était très belle avec ses cheveux dorés, savamment tressés et relevés. Elle observait sereinement de ses grands yeux bleus les guerriers massés devant elle. Auraya oublia tout, sinon quelle contemplait Mairae des Blancs. Puis Sen lui prit le poignet dans une étreinte de fer et l’entraîna à la suite de Bal, qui se dirigeait vers la nouvelle venue. — Ne bouge pas, ou elle meurt, aboya le chef des Dunwayens. Mairae le fixa intensément. — Bal, talm de Mirrim, kast-lem des Leven-ark, pourquoi retiens-tu prisonniers les habitants d’Oralyn ? — Ton prêtre ne te l’a-t-il pas expliqué ? Nous exigeons que vous renonciez à votre alliance avec Dunway. Sans quoi, nous tuerons ces villageois. — I-Portak n’approuve pas votre action. — Notre querelle le concerne autant que vous. Mairae acquiesça. — Pourquoi voulez-vous empêcher cette alliance alors que les dieux désirent unir nos contrées ? — Ils n’ont pas décrété que Dunway devait être gouvernée par les Blancs – seulement que nos contrées devaient être alliées. — Nous ne souhaitons pas vous gouverner. — Dans ce cas, pourquoi réclamez-vous le contrôle de nos défenses ? — Nous ne le réclamons pas. L’armée de votre pays est et sera toujours contrôlée par I-Portal et ses successeurs. — Une armée privée de guerriers de feu. Mairae haussa légèrement les sourcils. — Donc, c’est au démantèlement du Clan Sorcier que vous vous opposez, et non à l’alliance elle-même ? — En effet. Elle prit l’air pensif. — Nous pensions que les sorciers approuvaient ce démantèlement. I-Portak estime qu’il y aurait de grands bénéfices à ce que les Dunwayens Doués intègrent le clergé. Nous pourrions leur enseigner beaucoup de choses qu’ils n’apprendraient pas dans la maison de leur clan. L’art de la guérison, par exemple. — Nos guerriers de feu savent soigner les blessures, aboya Sen, dont la voix résonna fortement à l’oreille d’Auraya. Mairae reporta son attention sur lui. — Mais ils sont incapables de soigner les maladies infantiles, de faciliter une naissance mal engagée ou d’éclaircir la vue d’un vieillard. — Nos Tisse-Rêves s’occupent de ces choses-là. Mairae secoua la tête. — Il ne peut y avoir assez de Tisse-Rêves dans tout Dunway pour s’acquitter de ces tâches. — Il y en a plus qu’à Hania, répliqua Sen avec raideur. Parce que contrairement aux Haniens, nous ne les avons pas massacrés. — Voici un siècle, les Dunwayens étaient aussi impatients que les Haniens de se débarrasser de Mirar, le chef des Tisse-Rêves. Seuls quelques Haniens égarés s’en sont pris à ses fidèles. Et pas sur notre commandement. (Mairae marqua une pause.) Les Tisse-Rêves sont peut-être des guérisseurs Doués, mais ils ne peuvent conjurer le pouvoir des dieux. Nous vous offrons bien plus que ça. — En échange d’une tradition que nous observons depuis plus d’un millénaire, cracha Bal. — Vous attireriez-vous l’inimitié des dieux pour si peu ? demanda Mairae. Cette tradition vaut-elle la peine que vous déclenchiez une guerre ? Car c’est ce que vous ferez en exécutant ces villageois. — Je sais, répliqua Bal. Nous nous y sommes préparés. Car nous savons que ce ne sont pas les dieux qui réclament la fin du Clan Sorcier, mais I-Portak et les Blancs. Mairae soupira. — Pourquoi n’avez-vous pas réagi plus tôt ? Si vous nous aviez approchés en paix, nous aurions pu modifier les termes de l’alliance. Mais, à présent, nous ne pouvons accéder à vos demandes, car si d’autres voient que votre méthode a porté ses fruits, eux non plus n’hésiteront pas à menacer des innocents pour obtenir ce qu’ils veulent. — Ainsi, vous allez abandonner ces villageois à leur sort ? — C’est sur votre conscience que pèsera leur mort. — Vraiment ? insinua Bal. Que penseront les gens en apprenant que les Blancs ont refusé de sauver leur propre peuple ? — La loyauté de notre peuple est grande. Tu as jusqu’à la fin de la journée pour partir, talm de Mirrim. Puissent les dieux te guider. Et Mairae se détourna. — Notre cause est juste, dit Bal à voix basse. Les dieux le voient forcément. Il jeta un coup d’œil indifférent à Auraya, puis fit un signe de tête à Sen. Le sang de la jeune fille se glaça dans ses veines comme la main du sorcier lui empoignait les cheveux. — Attendez ! hoqueta-t-elle. Puis-je parler avant de mourir ? Elle sentit Sen hésiter. Mairae s’arrêta et regarda Bal par-dessus son épaule. Le Dunwayen sourit. — Vas -y. Auraya prit une grande inspiration et se lança dans le discours qu’elle répétait en silence depuis des jours. — Il existe quatre issues possibles à cette situation, commença-t-elle. Premièrement, les Dunwayens pourraient abandonner et laisser les Blancs faire à leur guise. (Elle dévisagea Bal.) Ça paraît peu probable. Et il n’est pas davantage probable que les Blancs cèdent et attendent un meilleur moment pour conclure leur alliance, parce qu’ils ne veulent pas que quiconque s’inspire de vos méthodes. Sa bouche était si sèche qu’elle dut s’interrompre pour déglutir. — Il semble donc que les Blancs doivent laisser les Leven-ark nous massacrer, reprit-elle en se tournant vers Mairae. Ensuite, ils tueront les Leven-ark… à moins qu’I-Portak s’en charge lui-même. De cette façon, nous deviendrons tous des martyrs pour notre nation ou notre cause. (De nouveau, elle fixa Bal.) Quoi que… Si vous mourez, le Clan Sorcier sera démantelé quand même. Et vous aurez échoué. (Elle reporta son attention sur Mairae.) Il doit y avoir un autre moyen. Tout le monde la regardait. Une fois de plus, elle se força à dévisager Bal. — Donnez l’impression que les Leven-ark ont échoué. Vous avez renoncé à votre honneur, et vous êtes venus ici prêts à sacrifier votre vie pour sauver le Clan Sorcier. Etes-vous prêts à sacrifier votre orgueil à la place ? Bal fronça les sourcils. — Mon orgueil ? — Si vous laissez les Blancs vous escorter hors de Hania dans la honte ; s’il semble que vous avez échoué – alors, nous n’aurons pas à craindre que d’autres vous imitent. (Auraya jeta un coup d’œil à Mairae.) S’il accepte, modifierez-vous les termes de votre alliance ? — Pour permettre au clan de subsister ? — Oui. Même moi qui vis dans ce minuscule village, j’ai entendu parler du célèbre clan des guerriers de feu dunwayens. Mairae acquiesça. — Si le peuple dunwayen souhaite vraiment le garder… Oui. — Mais vous devrez attendre un peu, précisa Auraya ; sans quoi, les gens feront le rapprochement entre la venue des Leven-ark à Oralyn et la rectification du traité. Arrangez-vous pour trouver une autre justification. Bal et Mairae parurent réfléchir. Sen fit un petit bruit de gorge et dit quelques mots en dunwayen. Entendant la réponse de Bal, il se raidit mais garda le silence. — Tu as quelque chose à ajouter, petite ? s’enquit Bal. Auraya inclina la tête. — Je vous serai très reconnaissante si vous évitez de tuer ma famille et mes voisins. Bal eut une grimace amusée. Puis il pivota vers Mairae, tandis qu’Auraya luttait contre l’impression grandissante qu’elle venait de se couvrir de ridicule. Il fallait que j’essaie, se raisonna-t-elle. Si j’avais pensé à un moyen de sauver le village sans oser le mettre en œuvre, je… j’en serais morte de honte. — Etes-vous prêts à laisser croire que vous avez échoué ? demanda Mairae. — Oui, répondit Bal. À condition que mes hommes soient d’accord. S’ils acceptent, modifierez-vous les termes de l’alliance ? — Si les autres Blancs et I-Portak y consentent. Que dirais-tu de consulter nos alliés et de nous retrouver ici dans une heure ? Bal acquiesça. — Vous ne ferez pas de mal aux villageois d’ici là ? — Au nom de Lore, je te jure que nous ne toucherons pas à un cheveu de leur tête. Mais comment pouvons-nous être certains que toi et les autres Blancs tiendrez parole après notre départ ? La bouche de Mairae se détendit en un sourire. — Les dieux ne nous autorisent pas à revenir sur nos promesses. Bal poussa un grognement. — Nous devrons nous en satisfaire. Reviens dans une heure. Nous te donnerons notre réponse. Lorsque Mairae pénétra dans le Temple, les villageois se turent. — Nous avons trouvé une solution pacifique, annonça-t-elle. Les Dunwayens sont partis. Vous pouvez rentrer chez vous. Aussitôt, le temple s’emplit de vivats. Auraya avait suivi Mairae, Avorim et Qurin dans la pièce. — Petite sotte ! s’exclama une voix familière. (Sa mère se précipita vers elle pour la serrer très fort dans ses bras.) Pourquoi as-tu fait ça ? — Je t’expliquerai plus tard. Auraya chercha Leiard du regard, mais le Tisse-Rêves ne se trouvait nulle part en vue. Comme sa mère la lâchait, la jeune fille se rendit compte brusquement que Mairae se tenait près d’elle. — Auraya Teinturier, dit la Blanche. Tu as été très courageuse. Auraya sentit ses joues s’empourprer. — Courageuse, moi ? J’étais morte de peur ! — Mais tu n’as pas laissé ta peur te réduire au silence. (Mairae sourit.) Tu as fait preuve d’une grande sagacité. Selon Avorim, tu es une élève intelligente et exceptionnellement Douée. Surprise, Auraya jeta un coup d’œil au prêtre. — Il a dit ça ? — Oui. As-tu envisagé d’intégrer le clergé ? Tu es plus vieille que la moyenne de nos initiés, mais pas encore trop vieille. Le cœur d’Auraya se serra. — J’adorerais ça, mais ma mère… (Elle jeta un coup d’œil à ses parents.) Elle est malade. C’est moi qui m’occupe d’elle. Mairae tourna son attention vers la mère d’Auraya. — Les guérisseurs du temple sont les meilleurs du pays. Si j’en envoie un ici pour prendre soin de toi, autoriseras-tu ta fille à nous rejoindre ? La tête d’Auraya lui tournait. Quant à ses parents, ils avaient les yeux écarquillés de stupéfaction. — Je ne voudrais pas vous donner cette peine…, commença sa mère. Mairae sourit. — Considère ça comme un échange : une prêtresse toute neuve en échange d’une autre qui a fini sa formation. Auraya a trop de potentiel pour qu’on le gaspille. Qu’en penses-tu, Auraya ? Auraya ouvrit la bouche et poussa un couinement dépourvu de la moindre dignité, dont elle devait se rappeler avec embarras durant les années à venir. — Ce serait génial ! PREMIERE PARTIE CHAPITRE PREMIER Bien qu’il ait déjà visité le Temple de Jarime à plusieurs reprises, ce jour-là, Danjin Pique avait l’impression de s’y rendre pour la première fois. Précédemment, il y était allé de la part d’autres gens ou pour rendre de menus services en tant que traducteur. Mais cette fois, c’était différent. Cette fois, il s’apprêtait à commencer ce qu’il espérait être la mission la plus prestigieuse de sa carrière. Quelle qu’en soit l’issue, même s’il échouait ou si ses devoirs s’avéraient fastidieux ou déplaisants, ce jour resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Il se surprenait à faire plus attention que d’habitude à ce qui l’entourait – peut-être pour mémoriser chaque détail et pouvoir s’en souvenir plus tard. Ou peut-être juste parce que je suis anxieux, songea-t-il. Ce trajet me semble durer une éternité. On lui avait envoyé une platène. La petite voiture à deux roues cahotait doucement au rythme chaloupé de l’arem qui la tirait, dépassant d’autres véhicules, des serviteurs et des soldats, ainsi que des hommes et des femmes riches qui déambulaient languissamment. Danjin se mordit la lèvre pour ne pas demander au conducteur perché sur son banc de presser la docile créature. Tous les serviteurs du temple dégageaient une calme dignité qui décourageait la plupart des gens de leur donner des ordres. Peut-être était-ce parce que leur attitude rappelait celle des prêtres et des prêtresses, desquels personne n’aurait osé exiger quoi que ce soit. Ils approchaient du bout d’une route longue et large. De gros bâtiments à deux ou trois étages la bordaient de part et d’autre, contrastant avec le fouillis d’appartements, de boutiques et d’entrepôts qui constituait la majeure partie de la ville. Dans la rue du Temple, les maisons étaient si chères que seuls les plus riches pouvaient se les offrir. Bien que Danjin appartienne à l’une des familles les plus argentées de Jarime, aucun de ses parents ne vivait ici. C’étaient des marchands ; le temple et la religion les intéressaient à peu près autant que le marché ou que leur dîner. Ils les considéraient comme des nécessités basiques dont il n’y avait pas à se préoccuper tant qu’on ne pouvait pas en tirer d’espèces sonnantes et trébuchantes. Danjin n’était pas de cet avis. D’aussi loin que remontaient ses souvenirs, il ne l’avait jamais été. Il pensait que la valeur des choses peut se mesurer autrement qu’avec de l’or – des choses comme la loyauté envers une juste cause, la loi, un code de conduite civilisé, l’art ou la poursuite du savoir. Des choses qui, selon son père, pouvaient être achetées ou ignorées. La platène atteignit l’arche blanche qui enjambait l’entrée du temple, et des bas-reliefs des cinq dieux toisèrent Danjin. Les rainures remplies d’or restituaient très bien la lumière radieuse qui émanait d’eux lorsqu’ils adoptaient une forme visible. Je sais ce qu’en dirait Père : si les dieux n’accordent aucune importance à l’or, pourquoi leur Temple n’est-il pas fait de branches et d’argile ? La platène franchit l’arche, et toute la gloire du temple se révéla aux yeux de Danjin. Celui-ci poussa un soupir de ravissement. Il devait bien l’admettre : il se réjouissait que cet endroit ne soit pas fait de branches et d’argile. Sur sa gauche se dressait le Dôme, l’énorme demi-sphère dans laquelle avaient lieu les cérémonies. De hautes arches s’ouvraient tout autour de sa base pour permettre d’y accéder, donnant l’impression qu’il flottait juste au-dessus du sol. À l’intérieur se trouvait l’Autel, où les Blancs communiaient avec les dieux. Danjin ne l’avait jamais vu, mais peut-être en aurait-il l’occasion dans sa nouvelle fonction. Le Dôme était flanqué par la Tour Blanche : le plus haut bâtiment jamais construit. Elle semblait s’élever jusqu’aux nuages – ce qui, bien entendu, n’était pas le cas. Pour être déjà monté à son sommet, Danjin savait que les nuages y étaient encore hors d’atteinte. Mais cette illusion devait faire une forte impression aux visiteurs. Danjin voyait très bien l’intérêt d’intimider les manants comme les dirigeants étrangers. À la droite de la Tour s’étendaient les Cinq Maisons, le grand bâtiment hexagonal où logeait le clergé. Danjin n’y était jamais entré et n’y entrerait probablement jamais. Même s’il respectait les dieux et leurs fidèles, il n’avait aucun désir de devenir prêtre. À cinquante et un ans, il était trop vieux pour renoncer à certaines de ses mauvaises habitudes. Et sa femme n’approuverait certainement pas. Quoi que, rectifia-t-il en souriant par-devers lui. L’idée pourrait lui plaire. Elle se plaint tout le temps que je salis et que je mets du désordre quand je suis à la maison. Une généreuse portion de terrain entourait les bâtiments du temple. Des allées pavées et des massifs de fleurs formaient des cercles à l’intérieur d’autres cercles. Cette figure géométrique était le symbole sacré du Cercle des Dieux, et certaines des façons dont elle avait été incorporée au temple poussaient Danjin à se demander si les architectes de celui-ci n’étaient pas des cinglés fanatiques. Par exemple, avaient-ils vraiment besoin de décorer les toilettes communales avec des motifs circulaires ? La platène roula jusqu’à la Tour Blanche. Le cœur de Danjin battait un peu trop vite à présent. Des prêtresses et des prêtres vêtus de blanc allaient et venaient entre les bâtiments ; quelques-uns d’entre eux remarquèrent l’arrivée du traducteur et le saluèrent poliment du chef, comme ils saluaient sans doute tous les visiteurs aussi richement habillés. La platène s’immobilisa, et Danjin descendit. Il remercia le conducteur, qui hocha la tête avant de faire redémarrer son arem. Prenant une grande inspiration, Danjin pivota vers l’entrée de la Tour Blanche. Des colonnes massives soutenaient une arche assez large pour laisser passer deux chariots de front. Il entra. Des lumières magiques révélaient que tout le rez-de-chaussée était un hall abondamment parsemé de colonnes. C’était là que se tenaient les réunions et que l’on recevait les visiteurs de marque. Parce qu’en plus de leur rôle de chefs de la religion circlienne, les Blancs gouvernaient aussi Hania, le temple de Jarime était un palais autant qu’un lieu de culte. Les dirigeants de nations étrangères, leurs ambassadeurs et autres personnages importants se retrouvaient ici dans les grandes occasions, ou lorsqu’ils venaient négocier des traités politiques. C’était une situation unique : dans tous les autres pays, le clergé n’occupait qu’une position secondaire à celle des instances régnantes. Le hall était rempli de gens et bourdonnait de voix. Des prêtresses et des prêtres vaquaient à leurs occupations ou se mêlaient à des femmes et des hommes en tuniques luxueuses, drapés dans d’immenses taies malgré la chaleur et croulant sous les bijoux. Danjin scruta les visages qui l’entouraient avec un émerveillement proche de la stupeur. Presque tous les chefs d’Etat, tous les gens riches, influents et célèbres de l’Ithanie du Nord se trouvaient là. Je n’arrive pas à en croire mes yeux. Ils avaient été conduits au temple de Jarime par leur désir de voir les dieux choisir le cinquième et dernier Blanc. À présent que la cérémonie avait eu lieu, ils voulaient tous rencontrer le nouvel Elu divin. Danjin se força à poursuivre son chemin. Il s’engagea entre deux rangées de colonnes qui, filant vers le centre du bâtiment, l’entraînèrent vers un épais mur circulaire. Celui-ci abritait un escalier en colimaçon qui montait jusqu’au plus haut niveau de la Tour. L’ascension était ardue, et, pour la faciliter, les concepteurs du temple avaient imaginé une solution étonnante. Une lourde chaîne pendait au centre du bâtiment et disparaissait dans un trou au milieu du sol. Un prêtre se tenait au pied des marches. Danjin s’approcha de lui en esquissant le signe rituel : un cercle formé par l’arrondi du pouce et de l’index de ses deux mains. — Danjin Pique, se présenta-t-il. Je viens voir Dyara des Blancs. Le prêtre acquiesça. — Bienvenue, Danjin Pique, répondit-il d’une voix grave. Danjin guetta un signe qu’il envoyait un signal mental à ses frères et sœurs, mais l’homme ne cilla même pas. La chaîne commença à bouger. Danjin retint son souffle. Il était encore un peu effrayé par le dispositif au centre de la Tour Blanche. Levant les yeux, il vit un gros disque de métal descendre vers eux. Ce disque était la base d’une structure métallique aussi large que le puits. Pour des raisons évidentes, tout le monde la surnommait « la cage ». Elle ressemblait aux petites constructions de jonc utilisées pour contenir les animaux au marché – et inspirait sans doute un sentiment de vulnérabilité similaire à ses occupants. Danjin se réjouissait de ne pas l’emprunter pour la première fois. Même s’il ne pensait pas s’y sentir à l’aise un jour, elle ne le terrifiait plus autant qu’avant. Et il n’avait vraiment pas besoin d’ajouter la terreur à l’angoisse de commencer une nouvelle mission importante. Lorsque la structure métallique se fut posée au fond du puits, le prêtre ouvrit la porte et lui fit signe d’y entrer. Puis la cage commença à s’élever, et Danjin le perdit de vue. L’escalier semblait s’enrouler autour de lui tandis qu’il prenait de la hauteur. Des femmes et des hommes coiffés de circs, vêtus d’uniformes de serviteurs ou de splendides atours grouillaient sur les marches. Les premiers étages abritaient les appartements et les salles de réunions destinés aux dignitaires en visite. Mais plus la cage montait, plus les gens se faisaient rares. Enfin, Danjin atteignit les niveaux supérieurs de la Tour – ceux où vivaient les Blancs. La cage ralentit et s’arrêta. Danjin ouvrit la porte et sortit. Deux pas plus loin, une porte se découpait dans le mur d’en face. Il hésita avant de s’en approcher. Même s’il avait déjà parlé plusieurs fois à Dyara, la deuxième des Blancs par ordre de puissance, il se sentait toujours un peu impressionné en sa présence. Il essuya ses mains moites sur ses flancs, prit une profonde inspiration et leva un poing pour frapper. Mais ses doigts repliés ne rencontrèrent que le vide alors que la porte s’ouvrait devant lui. Une grande femme d’âge mûr lui sourit. — Pile à l’heure, comme toujours. Entre, Danjin Pique. — Dyara des Blancs, dit respectueusement le traducteur en faisant le signe du cercle. Comment pourrais-je être en retard alors que vous m’avez si gentiment envoyé une platène ? Dyara haussa les sourcils. — S’il suffisait d’une platène pour garantir la ponctualité d’un visiteur, beaucoup de ceux que j’ai convoqués par le passé auraient de sérieuses explications à me fournir. Entre et assieds-toi. Elle se détourna et rebroussa chemin. Combinée à sa tenue de prêtresse circlienne, sa haute taille aurait fait d’elle un personnage imposant même si elle n’avait pas été l’une des Elus immortels des dieux. En la suivant à l’intérieur de la pièce, Danjin vit qu’une autre Blanche était présente. Il refit le signe du cercle. — Mairae des Blancs, la salua-t-il. La jeune femme sourit, et Danjin sentit son cœur se soulever. La beauté de Mairae était célèbre dans toute l’Ithanie du Nord. Les chansons qui lui rendaient hommage comparaient ses yeux à des saphirs et ses cheveux à de l’or filé gorgé de soleil. On disait qu’un sourire de sa part suffisait pour qu’un roi renonce à son royaume. Danjin doutait fort qu’un des souverains actuels se laisse convaincre par un simple sourire, mais la lueur chaleureuse dans les yeux de Mairae le mettait toujours à l’aise. Mairae n’était pas aussi grande que Dyara et n’exsudait pas la même assurance sévère. Des cinq Blancs, Dyara avait été choisie en second. Son Election s’était produite soixante-quinze ans auparavant, quand elle en avait cinquante-deux, de sorte qu’elle avait accumulé plus d’un siècle de connaissance du monde. Mairae, choisie à l’âge de vingt-trois ans un quart de siècle plus tôt, avait moins de la moitié de l’expérience de son aînée. — Ne laisse pas le roi Berro accaparer toute ta journée, lui enjoignit Dyara. — Je trouverai quelque chose pour le distraire, affirma Mairae. As-tu besoin d’aide pour les préparatifs des festivités de ce soir ? — Pas encore. Mais il reste toute une journée pour qu’une catastrophe se produise. (Dyara s’interrompit comme si une idée venait de lui traverser l’esprit. Elle jeta un coup d’œil au traducteur.) Mairae, tu veux bien tenir compagnie à Danjin Pique pendant que je vérifie quelque chose ? — Bien sûr. Comme la porte se refermait derrière Dyara, Mairae sourit à leur visiteur. — Notre nouvelle recrue se sent un peu dépassée, lui confia-t-elle sur un ton de conspiratrice. Je me souviens encore de ma propre Election. Dyara avait fait en sorte que je sois trop occupée pour avoir le temps de réfléchir. Danjin éprouva un pincement d’appréhension. Que ferait-il si la nouvelle Blanche était incapable de remplir ses devoirs ? — N’aie crainte, Danjin Pique, lui dit Mairae. (Alors, il se souvint que tous les Blancs pouvaient lire dans les pensées.). Cette petite est très bien. Juste un peu surprise de se retrouver là. Danjin acquiesça, soulagé. Il dévisagea Mairae. Peut-être tenait-il une occasion d’en apprendre un peu plus au sujet de la nouvelle Blanche. — A quoi ressemble-t-elle ? interrogea-t-il. Mairae réfléchit en faisant la moue. — Elle est maligne. Puissante. Loyale envers les dieux. Pleine de compassion. — Je veux dire, en quoi est-elle différente des autres Blancs ? corrigea Danjin. Mairae éclata de rire. — Ah ! Dyara ne m’avait pas dit que tu étais un flatteur. J’aime ça chez un homme. Mmmh. (Elle plissa les yeux.) Elle essaie d’envisager tous les aspects d’un problème, et se demande spontanément de quoi les gens ont envie ou besoin. Je pense qu’elle fera une bonne diplomate. — Ou une négociatrice, peut-être ? suggéra Danjin. J’ai entendu dire qu’elle avait été impliquée dans cet incident avec les Dunwayens, il y a dix ans. — Oui. C’était son village qu’ils avaient pris en otage. — Ah. Intéressant. Mairae se redressa brusquement et fixa le mur derrière lui. Non pas le mur, se rendit compte Danjin. Son attention est ailleurs. Il commençait à reconnaître les attitudes qui trahissaient une communication mentale entre les Blancs. Le regard de Mairae revint sur lui. — Tu as raison, Danjin Pique. On vient de m’informer que le roi Berro demande à me voir. Je crains de devoir m’absenter. Ça ne te dérange pas de rester seul ? — Pas du tout. Mairae se leva. — Je suis certaine que nous aurons maintes occasions de nous revoir, Danjin Pique. Et que tu feras un excellent conseiller. — Merci, Mairae des Blancs. Au départ de la jeune femme succéda un silence inhabituellement intense. C’est parce qu’il n’y a pas de bruit dehors, songea Danjin. Il tourna la tête vers la fenêtre. Large et circulaire, celle-ci donnait sur le ciel. Un frisson parcourut l’échine de Danjin. Il se leva et se força à s’approcher de l’ouverture. Même s’il l’avait déjà contemplée auparavant, la vue que l’on avait depuis le sommet de la Tour Blanche continuait à le mettre mal à l’aise. La mer apparut à ses yeux. Quelques pas de plus, et il put voir la cité en contrebas – une cité que l’on aurait crue faite de maisons jouets et de gens pas plus gros que des fourmis. Encore un pas, et son cœur se mit à battre la chamade comme le Dôme surgissait tel un œuf gigantesque à demi enfoui dans le sol. Le sol. Qui se trouvait très, très loin en dessous. Le monde bascula et se mit à tourner. Danjin recula jusqu’à ce qu’il ne puisse plus voir que la mer et le ciel. Aussitôt, son vertige se dissipa. Quelques grandes inspirations plus tard, son pouls se mit à ralentir. Puis il entendit la porte s’ouvrir derrière lui, et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Pivotant, il vit Dyara entrer dans la pièce. Une autre prêtresse l’accompagnait. Comme Danjin comprenait qui ce devait être, son appréhension céda la place à de la curiosité. La nouvelle Blanche était aussi grande que son aînée, mais elle avait des bras plus minces, un visage anguleux et des cheveux une teinte plus clairs que la crinière brun foncé de Dyara. Ses grands yeux en amande, aux coins légèrement relevés, lui donnaient l’air d’un oiseau. Tandis qu’ils fixaient Danjin avec une intelligence pénétrante, un sourire amusé fit frémir sa bouche. Elle devait se rendre compte que le visiteur la jaugeait – n’était-elle pas capable de lire ses moindres pensées ? Les habitudes étaient difficiles à briser. Au fil des ans, Danjin avait appris à juger le caractère d’une personne au premier regard, et il ne pouvait plus s’en empêcher. Comme Dyara et la nouvelle Blanche s’approchaient de lui, il remarqua que la crispation des épaules de cette dernière trahissait sa nervosité. Toutefois, son regard très droit et le pli décidé de sa bouche suggéraient qu’un aplomb naturel ne tarderait pas à prendre le dessus. Danjin s’était laissé dire qu’elle avait vingt-six ans, et ce qu’il voyait semblait le confirmer. Mais la maturité de l’expression de la jeune femme laissait deviner chez elle un savoir et une expérience supérieurs à celle d’une noble de cet âge. Elle a dû étudier dur et apprendre très vite pour accéder si jeune au rang de grande prêtresse, songea-t-il. Ses Dons doivent également être très grands. Si c’est bien elle qui vient de ce petit village que les Dunwayens avaient pris en otage, elle a déjà fait beaucoup de chemin. Dyara sourit. — Auraya, voici Danjin Pique, dit-elle. Il sera ton conseiller. Danjin fit le signe du cercle. Auraya fit mine de lever les mains pour lui répondre, puis se ravisa et les laissa retomber contre ses flancs. — Salutations, Danjin Pique. — Salutations, Auraya des Blancs. Elle paraît sûre d’elle, nota-t-il. En tout cas, elle ne laisse pas sa voix trahir sa nervosité. Il faut juste quelle travaille un peu son attitude. Auraya redressa les épaules et leva le menton. C’est mieux, songea Danjin. Puis il se rendit compte qu’elle avait dû lire dans ses pensées et ajuster sa posture en conséquence. Je vais mettre un peu de temps à m’y habituer… — Je vois que vous allez faire du bon travail ensemble, se félicita Dyara en leur désignant des chaises. Danjin nous a déjà rendu de grands services par le passé. Son évaluation particulièrement clairvoyante de la situation torennaise nous a aidés à conclure une alliance avec le roi. Auraya dévisagea Danjin avec intérêt. — C’est vrai ? Il haussa les épaules. — Je n’ai fait que rapporter ce que j’avais appris en vivant à Toren. Dyara gloussa. — Son humilité est rafraîchissante. Tu t’apercevras vite que sa connaissance des autres peuples peut nous être très utile. Il parle toutes les langues d’Ithanie. — À l’exception de celles des peuples de Siyee et d’Elaï, précisa Danjin. — Et c’est un bon juge des caractères. Il sait donner des conseils aux puissants de manière discrète, sans les offenser. Le dernier commentaire de Dyara fit frémir les lèvres d’Auraya. — De fait, c’est un talent précieux. — Il t’accompagnera chaque fois que tu donneras une audience. Prête attention à ses pensées. Elles te guideront dans tes réponses. Auraya acquiesça et jeta à Danjin un coup d’œil contrit. — Il est tout à fait conscient qu’être mentalement sondé fait partie de son rôle, lui assura Dyara. (Tout en continuant à parler à sa cadette, elle pivota vers Danjin et lui sourit.) Mais ça ne signifie pas que tu doives ignorer les bonnes manières dont je t’ai parlé. — Bien sûr que non. — Maintenant que les présentations sont faites, nous allons descendre. Le roi de Toren t’attend. — Je vais déjà rencontrer des rois ? s’étonna Auraya. — Oui, répondit fermement Dyara. Ils sont venus à Jarime pour être témoins de l’Élection. À présent, ils veulent s’entretenir avec l’Elue. J’aimerais pouvoir t’accorder plus de temps, mais c’est impossible. Auraya haussa les épaules. — Ça ira. J’espérais juste faire plus ample connaissance avec mon conseiller avant de le mettre au travail. — Vous apprendrez à vous connaître en travaillant, déclara Dyara. Auraya acquiesça. — Très bien. (Elle sourit à Danjin.) Mais je tiens à ce que nous passions un peu de temps seuls tous les deux dès que l’occasion se présentera. Le nouveau conseiller s’inclina. — J’en serai ravi, Auraya des Blancs. Comme les deux prêtresses se levaient et se dirigeaient vers la porte, Danjin les suivit. Il venait de rencontrer la femme qu’il allait servir, et rien chez elle ne suggérait que son rôle serait difficile ou déplaisant. Il en allait tout autrement de la première tâche qu’on venait de lui confier. L’aider à traiter avec le roi de Toren, songea-t-il. Ça, ça s’annonce délicat. Tryss modifia légèrement sa position, crispant et décrispant ses orteils sur l’écorce rugueuse de la branche. Alors qu’il regardait en contrebas à travers l’épais feuillage, il distingua un autre mouvement dans le sous-bois et sentit l’excitation le gagner. Mais même s’il brûlait de se pencher en avant, de déployer ses ailes et de plonger, il se retint. La sueur qui dégoulinait sur sa peau le démangeait ; elle imbibait les joncs tressés de son gilet et de son pantalon. Les lanières qui ceignaient ses hanches et son cou le gênaient, et les pointes suspendues contre son ventre lui paraissaient bien lourdes. Trop lourdes. Elles le précipiteraient à terre à l’instant où il tenterait de s’envoler. Non, se raisonna Tryss. Lutte contre tes instincts. Le harnais ne t’entrave pas. Il ne t’alourdit pas. Les pointes sont beaucoup plus dangereuses. S’il s’écorchait avec… Il ne donnait pas cher de ses chances de survie s’il succombait à une drogue soporifique perché sur une branche à plusieurs hauteurs d’homme du sol. Apercevant un nouveau mouvement en contrebas, il se raidit. Trois yerns pénétrèrent dans la clairière. Tryss retint son souffle. Vus du dessus, on aurait dit trois tonneaux de cuir brun ornés, à une extrémité, de moignons de cornes. Lentement, les créatures s’approchèrent de la crique scintillante, arrachant des bouchées d’herbe sur leur passage. Tryss passa les mains sur les lanières et les leviers en bois de son harnais, vérifiant que tout était réglé correctement. Puis il prit quelques inspirations profondes et se laissa tomber. Les yerns étaient des herbivores qui vivaient en troupeau. Leurs perceptions développées leur permettaient de détecter la position et l’humeur de tous leurs congénères, mais aussi de repérer les autres animaux à proximité et de savoir si l’un d’eux nourrissait des intentions belliqueuses. Comme, en outre, ils couraient très vite, les seuls prédateurs qui réussissaient à les attraper étaient ceux qui jouaient sur l’effet de surprise ou possédaient eux aussi des Dons mentaux – par exemple, les redoutables leramers. Et même eux ne pouvaient s’en prendre qu’aux yerns vieux et malades. Alors qu’il chutait, Tryss vit les créatures se raidir et regarder autour d’elles. Elles avaient perçu l’approche d’un esprit agressif, mais ne savaient pas dans quelle direction fuir. L’idée qu’on puisse les attaquer par le dessus ne les effleurait pas. À mi-chemin du sol, Tryss écarta les bras et laissa les membranes de ses ailes collecter l’air. Il jaillit du feuillage et piqua vers ses proies. Sentant qu’il était presque sur eux, les yerns furent submergés par la terreur. Ils s’égaillèrent dans toutes les directions en meuglant bruyamment. Tryss suivit l’un d’eux, zigzaguant sous les branches d’autres arbres. Il le pourchassa jusqu’à un espace découvert puis, lorsqu’il s’estima en bonne position à son aplomb, il tira sur la lanière enroulée autour de son pouce droit. Une des pointes suspendues à sa taille se détacha. Au même moment, le yern infléchit brusquement sa trajectoire. La pointe manqua sa cible et disparut dans l’herbe. Ravalant un juron, Tryss vira pour regagner le terrain perdu sur sa proie. Cette fois, il essaya de ne pas penser qu’il était prêt à frapper. Il vida son esprit de tout ce qui n’était pas sa détermination à rejoindre le yern, puis plia brusquement son pouce gauche et sentit tomber l’autre pointe. Celle-ci se ficha dans le dos de la bête, juste derrière le garrot. Tryss réprima un hurlement de triomphe. Comme l’animal continuait à courir, il regarda la pointe brinquebaler contre son poil, craignant qu’elle finisse par se détacher, ou qu’elle ne se soit pas plantée assez profondément pour que la drogue pénètre dans le sang de sa cible. La pointe resta logée dans le dos du yern. La créature ralentit, tituba et s’arrêta tandis que Tryss lui tournait au-dessus tel un charognard. Il scruta prudemment les environs en quête de leramers ou d’autres grands prédateurs susceptibles de lui dérober sa proie sous le nez. En dessous de lui, le yern vacilla et s’effondra sur le côté. Estimant qu’il pouvait atterrir sans danger, Tryss se laissa souplement tomber sur le sol à quelques pas de l’animal. Il attendit pour approcher que le regard du yern soit devenu vitreux : ses cornes pointues pouvaient facilement lacérer les ailes d’un Siyee. Vue de près, la créature paraissait énorme. Tryss pensait que si elle était tenue debout, sa propre tête ne serait pas arrivée au niveau de ses épaules. Il passa une main sur sa peau. Le yern avait un poil tiède, qui dégageait une forte odeur. Tryss réalisa qu’il grimaçait d’excitation. J’ai réussi ! À moi tout seul, j’ai abattu un des grands animaux de la forêt ! En règle générale, les Siyee ne chassaient pas les grands animaux. Les membres de leur race étaient petits et fragiles, et ils possédaient peu de Dons magiques. Leurs os délicats se brisaient facilement. Leurs jambes n’étaient pas conçues pour courir sur de longues distances, et le mouvement de leurs bras – leurs ailes – était limité. Même s’ils avaient pu manier une lance ou une épée, ils n’auraient pas eu de prise assez solide sur elle. Incluses dans la structure de leurs ailes, à l’exception de l’index et du pouce, leurs mains ne leur permettaient pas d’exécuter des tâches requérant de la force. Quand Tryss examinait son corps, il se demandait toujours si la déesse Huan qui, bien des siècles auparavant, avait créé son peuple à partir de terrestres – les humains qui occupaient le reste du monde – n’avait pas oublié de lui donner un moyen de se défendre et de se nourrir. Il était communément admis que, puisque les Siyee ne pouvaient utiliser aucune arme en vol, la déesse ne voulait pas qu’ils soient une race chasseresse ou guerrière. Donc, ils se consacraient à la cueillette et à la culture de céréales, de légumes et de fruits. Ils devaient capturer de petits animaux pour les élever, et vivre là où aucun terrestre ne pouvait les atteindre : dans les rudes et infranchissables montagnes de Si. Hélas ! Il n’existait que de rares poches de terre arable dans ces montagnes, et la plupart des animaux qu’ils consommaient devenaient de plus en plus difficiles à attraper. Tryss était certain que Huan n’aurait pas voulu voir mourir de faim le peuple qu’elle avait créé. Voilà pourquoi, raisonnait-il, certains de ses semblables avaient reçu un esprit inventif. Le jeune homme baissa les yeux vers le harnais qu’il portait. C’était un dispositif assez simple. Toute la difficulté avait été de concilier la liberté de mouvement en vol avec un moyen commode de libérer les pointes. Avec ça, nous pourrons chasser ! Et peut-être même nous défendre. Voire reprendre une partie des terres dont on nous a dépouillés. Tryss savait que son harnais ne permettrait pas aux Siyee de combattre un grand nombre d’envahisseurs, mais il devrait suffire à mettre en fuite les petits groupes de hors-la-loi qui s’aventuraient parfois chez eux. Sauf que… Deux pointes, ça ne suffira pas, décida-t-il. Je suis sûr de pouvoir en porter quatre : elles ne pèsent pas si lourd… Mais comment faire pour les libérer ? Je n’ai que deux pouces. C’était une question à laquelle réfléchir plus tard. En détaillant le yern endormi, Tryss réalisa qu’il en avait un problème plus urgent. Il avait apporté une bonne longueur de corde avec l’intention de hisser sa proie dans un arbre pour la mettre hors d’atteinte de la plupart des prédateurs pendant qu’il rentrerait chez lui et ramènerait d’autres Siyee afin d’admirer son exploit et de l’aider à dépecer le yern. À présent, il doutait d’avoir seulement la force de traîner celui-ci jusqu’à l’arbre le plus proche. Il n’avait pas d’autre choix que le laisser là en espérant qu’il ne serait pas découvert en son absence. Autrement dit, il devait ramener de l’aide au plus vite. Et il volerait bien mieux sans son harnais. Défaisant les boucles de celui-ci, Tryss roula des épaules pour l’ôter et le suspendit dans les branches d’un arbre voisin. Puis il sortit son couteau et coupa une poignée de poils dans la crinière du yern. Après les avoir fourrés dans une de ses poches, il jaugea la direction du vent et se mit à courir. Décoller depuis le sol consommait une grande quantité d’énergie. Tryss bondit dans les airs et battit des ailes. Il était hors d’haleine lorsqu’il atteignit une altitude où les vents forcissaient et où il put se contenter de planer. Après avoir repris son souffle, il accéléra en se propulsant le long de courants aériens favorables. C’était dans ces moments-là qu’il pardonnait à la déesse Huan toutes les difficultés rencontrées par son peuple. Tryss adorait voler – comme les terrestres adoraient apparemment se servir de leurs jambes. Un de leurs divertissements, appelé « danse », consistait à marcher ou à courir en décrivant des figures bien précises, seul, par deux ou en petits groupes. L’équivalent siyee le plus proche était le trei-trei, utilisé pour faire la cour à quelqu’un ou pour tester l’agilité en vol. Tryss s’arracha à sa rêverie en apercevant devant lui une étendue de pierre nue, pareille à une mince cicatrice barrant le pelage végétal des montagnes. Elle se décomposait en trois marches qui escaladaient le flanc d’un pic. C’était l’Ouvert, qui abritait la plus grande communauté de son peuple. Chaque jour, d’innombrables Siyee allaient et venaient depuis cette clairière abrupte. Tryss descendit lentement, cherchant du regard des visages familiers. Il avait presque atteint l’aire de ses parents quand il repéra ses cousins. Les jumeaux étaient assis sur la pierre chaude de la marche inférieure, de chaque côté d’une fille menue aux longs cheveux brillants. Comme il reconnaissait cette dernière, Tryss sentit son cœur se serrer. C’était Drilli, la fille de ses nouveaux voisins. Il décrivit un cercle au-dessus d’eux et envisagea de passer son chemin. Il s’était toujours assez bien entendu avec ses cousins – du moment qu’il était prêt à se faire taquiner à cause de ses idées bizarres. Puis la famille de Drilli était venue s’installer à l’Ouvert. À présent, Ziss et Trinn se disputaient l’attention de la jeune fille, souvent au détriment de Tryss. Celui-ci avait appris à les éviter quand Drilli se trouvait dans les parages. Avant, ses cousins respectaient son inventivité. Et Tryss avait toujours envie de leur faire partager ses découvertes. Mais il ne pouvait pas leur raconter sa chasse réussie devant Drilli : sinon, ils trouveraient un moyen de se moquer de lui. Et puis, sa langue faisait toujours des nœuds en présence de Drilli. Non, il allait chercher quelqu’un d’autre. Puis Tryss remarqua que, vue du dessus, la coupe du gilet de Drilli révélait ce creux fascinant entre ses seins, et il se surprit à décrire un cercle de plus. Son ombre passa sur Drilli, qui leva les yeux. Un frisson de plaisir étourdit Tryss comme la jeune fille lui souriait. — Tryss ! Descends nous rejoindre ! Ziss et Trinn viennent juste de me raconter une blague trop drôle ! Les jumeaux levèrent la tête et se rembrunirent. De toute évidence, ils voulaient Drilli pour eux seuls. Tant pis pour vous, songea Tryss. Je viens juste d’abattre un yern. Et je veux que Drilli le voie. Plongeant vers le sol, il replia ses ailes et se posa en douceur devant eux. Drilli haussa les sourcils. Aussitôt, la gorge de Tryss se serra, l’empêchant de prononcer la moindre syllabe. Il fixa la jeune fille et sentit sa figure le picoter comme chaque fois qu’il devenait tout rouge. — Où étais-tu passé ? lança Ziss. Tante Trill te cherche partout. — Tu ferais mieux d’aller voir ce qu’elle veut, renchérit Trinn. Tu sais comment elle est. Drilli éclata de rire. — Oh, elle ne semblait pas si inquiète. À mon avis, tu peux rester encore un peu, Tryss. (Elle lui sourit.) Qu’as-tu fait ce matin ? Tryss déglutit péniblement et prit une grande inspiration. Il pouvait sûrement articuler deux ou trois mots. — J’ai chassé. — Chassé quoi ? s’esclaffa Ziss. — Le yern. Les jumeaux ricanèrent, incrédules. Trinn se tourna vers Drilli et se pencha comme pour lui dire un secret à l’oreille, mais il parla juste assez fort pour que Tryss l’entende. — Tryss a de drôles d’idées, vois-tu. Il croit pouvoir attraper de gros animaux en s’attachant des pierres pointues à la taille et en les leur faisant tomber dessus. — Des pierres ? (Drilli fronça les sourcils.) Mais comment… ? — Des pointes, corrigea très vite l’intéressé. Des pointes enduites de jus de florrim. (Ses joues étaient brûlantes, mais il lui suffit de penser au yern endormi pour être submergé par la fierté.) Et j’en ai bel et bien attrapé un. Fourrant la main dans sa poche, il sortit la poignée de poils qu’il brandit victorieusement. Les trois autres Siyee examinèrent son trophée avec intérêt. Puis Ziss leva la tête vers lui, les yeux plissés. — Tu te fiches de nous, l’accusa-t-il. Tu les as coupés sur un yern mort. — Non. Il est juste endormi, à cause du jus de florrim. Je vais vous montrer. (Tryss jeta un coup d’œil à Drilli, émerveillé et soulagé de réussir enfin à faire des phrases complètes devant elle.) Apportez vos couteaux et nous festoierons ce soir. Mais si vous attendez trop longtemps, un leramer le trouvera, et il ne nous laissera rien à manger. Les jumeaux échangèrent un regard. Tryss devina qu’ils soupesaient le risque qu’il s’agisse d’une plaisanterie contre la possibilité d’avoir de la viande pour le dîner. — Très bien, dit Ziss en se levant et en s’étirant. Allons voir ça par nous-mêmes. Trinn imita son frère et fléchit ses ailes. Comme Drilli se mettait debout à son tour, dans l’intention visible de les suivre, le cœur de Tryss fit un bond dans sa poitrine. Quand elle verrait le yern, elle serait drôlement impressionnée ! Grimaçant, le jeune homme s’élança et bondit dans le ciel. Alors qu’il entraînait les autres au loin, il fronça les sourcils en voyant les jumeaux survoler un groupe de garçons plus âgés, près de l’extrémité de l’Ouvert. Il reconnut Sreil, l’athlétique rejeton de l’oratrice Sirri – la chef de sa tribu. Sa bouche s’assécha comme le groupe montait à sa rencontre en poussant des sifflements aigus. — Alors, tu t’es dégotté un yern, hein ? lui lança Sreil au passage. — Peut-être bien que oui, répliqua Tryss. D’autres questions suivirent, mais il refusa d’expliquer comment il avait abattu l’animal. Avant ça, il n’avait réussi à convaincre aucun Siyee de jeter un coup d’œil à son harnais. S’il se mettait à le décrire maintenant, les autres garçons ne tarderaient pas à s’ennuyer et à décrocher. Mais une fois qu’ils auraient vu le yern, ils voudraient savoir comment leur camarade l’avait attrapé. Tryss leur ferait une démonstration. Ils commenceraient à prendre ses idées au sérieux. Au bout de quelques minutes, Tryss jeta un coup d’œil derrière lui. Il fut consterné de découvrir que le groupe qui le suivait avait doublé. Des doutes commencèrent à grignoter son assurance, mais il les repoussa et laissa son imagination l’entraîner vers l’avenir. Sreil rapporterait de la viande à l’oratrice Sirri. La chef de sa tribu demanderait à voir l’invention de Tryss. Elle lui enjoindrait d’en fabriquer davantage et d’apprendre aux autres à s’en servir. Je deviendrai un héros. Les jumeaux ne se moqueront plus jamais de moi. Tryss s’arracha à ses rêves de gloire en approchant de l’endroit où il avait laissé le yern. Il décrivit un cercle à son aplomb, cherchant l’animal du regard. En vain. Sentant que tous ses camarades l’observaient, il se posa pour investiguer. Dans l’herbe, il trouva un creux de la taille d’un gros animal – mais pas de yern. Déçu, il fixait l’empreinte laissée par sa proie quand les autres Siyee se laissèrent tomber autour de lui. Son estomac se noua. — Alors, il est où, ce fameux yern ? demanda Ziss. Tryss haussa les épaules. — Il a disparu. Je vous avais bien dit que si on tardait trop, un leramer finirait par le repérer. — Il n’y a pas de sang, fit remarquer un des garçons les plus âgés. Si un leramer l’avait emporté, il y aurait du sang. — Il n’y a pas non plus de piste indiquant qu’il l’ait traîné plus loin, ajouta un autre Siyee. Et s’il l’avait bouffé sur place, il resterait une carcasse. Il avait raison, réalisa Tryss. Alors, où était passé le yern ? Sreil s’avança et examina pensivement le sol. — Mais quelque chose de gros était allongé ici il n’y a pas longtemps, admit-il. — En train de faire la sieste, sans doute, suggéra quelqu’un. Les spectateurs ricanèrent. — Si je comprends bien, résuma Ziss, tu as trouvé un yern endormi et tu as cru pouvoir nous convaincre que tu l’avais tué. Tryss jeta un coup d’œil à son cousin, puis aux visages moqueurs qui l’entouraient. Le sien s’empourpra. — Non. — J’ai des choses à faire, dit quelqu’un. Les Siyee s’éloignèrent. Le battement de leurs ailes fit bruisser l’air. Humilié, Tryss garda les yeux rivés au sol. Puis il entendit des pas approcher et sentit une main se poser sur son épaule. Levant la tête, il vit que Sreil se tenait devant lui, et qu’il lui tendait la pointe avec laquelle il avait abattu le yern. — Bien tenté, dit-il. Tryss frémit. Il récupéra la pointe, puis regarda le fils de l’oratrice courir pour prendre son élan et bondir dans les airs. — Tu as utilisé du jus de florrim, pas vrai ? Tryss sursauta. Il ne s’était pas rendu compte que Drilli était toujours là. — Oui. La jeune fille examina la pointe. — Il doit en falloir beaucoup plus pour endormir un gros animal. Et ton aiguille n’a pas dû s’enfoncer beaucoup dans la peau du yern. Tu devrais peut-être essayer quelque chose de plus costaud ou de plus radical. Ou t’assurer que ta proie ne puisse pas se réveiller. D’un air entendu, elle tapota le couteau dont le fourreau était fixé sur sa cuisse. Elle n’a pas tort, songea Tryss. Drilli grimaça et se détourna. Comme elle s’envolait à son tour, il la suivit des yeux, admiratif. Parfois, il se demandait comment il pouvait être aussi stupide. CHAPITRE 2 Auraya était assise devant son miroir d’argent poli, mais elle ne voyait pas son reflet. Au lieu de ça, elle était captivée par un souvenir récent. Dans sa tête, elle contemplait des milliers de femmes et d’hommes en blanc massés devant le Dôme. Jamais elle n’avait vu autant de membres du clergé rassemblés en un seul endroit. Ils étaient venus des quatre coins d’Ithanie du Nord pour être témoins de l’Élection. Chaque prêtre logé aux Cinq Maisons partageait ses appartements avec des collègues originaires d’autres villes ou d’autres pays. Auraya avait aperçu la foule alors qu’elle quittait la Tour pour se rendre à pied jusqu’au Dôme en compagnie des autres grands prêtres. Au-delà de la mer de silhouettes en blanc s’étendait un océan encore plus vaste de gens ordinaires venus assister à l’événement. Seuls les membres du clergé possédant le rang de grand prêtre (ou de grande prêtresse) avaient été candidats au poste de dernier Elu des dieux. Parmi eux, Auraya était l’une des plus jeunes. Certains disaient que sans ses Dons très développés, jamais elle n’aurait grimpé si vite dans les rangs. Quand elle y pensait, la colère lui nouait encore l’estomac. C’est injuste de leur part. Ils savent bien qu’il m’a fallu dix ans de dévouement et de labeur acharné pour y arriver. Que se disaient-ils maintenant qu’elle était l’une des Blancs ? Regrettaient-ils de l’avoir jugée de la sorte ? Auraya éprouvait un mélange de compassion et de triomphe. Ils sont victimes de leur propre ambition. S’ils croyaient que les dieux prêteraient foi à leurs mensonges, ils se trompaient lourdement. Ça n’a sans doute servi qu’à prouver leur propre indignité. Un Blanc ne devrait pas propager des ragots, surtout s’ils sont dénués de fondement. Revenant à son souvenir, la jeune femme se repassa en esprit la marche depuis la Tour jusqu’au Dôme. À l’intérieur de celui-ci, les grands prêtres avaient formé un cercle autour de l’Autel – le lieu le plus sacré du Temple. C’était une structure trois fois plus haute qu’un homme, à la base pentagonale et aux parois triangulaires inclinées vers le centre. Lorsque les Blancs y pénétraient, ces cinq parois s’ouvraient tels des pétales de fleurs et venaient se poser sur le sol, révélant une table et cinq chaises sises en leur milieu. Et si les Blancs souhaitaient converser en privé, elles se refermaient pour former une pièce dont aucun son ne pouvait s’échapper. L’Autel s’était ouvert comme les quatre Blancs gravissaient les marches de l’estrade et pivotaient pour faire face à la foule. Fermant les yeux, Auraya tenta de se remémorer les paroles exactes de Juran. — Chaia, Huan, Lore, Yranna, Saru. Gardiens et guides divins, nous vous invoquons en ce jour, car le moment est venu pour vous de choisir votre cinquième et dernier représentant. Devant vous se tiennent celles et ceux qui ont prouvé leur valeur, les plus capables, les plus dévoués et les plus dignes de vos fidèles : nos grandes prêtresses et nos grands prêtres. Chacun d’eux ne désire rien d’autre que vous servir et est prêt à vous consacrer sa vie. L’air avait paru scintiller brièvement. Ce souvenir fit frissonner Auraya. Puis cinq silhouettes étaient apparues sur l’estrade – cinq êtres de lumière, cinq illusions d’humanité translucides. Un murmure étouffé était monté depuis les rangs des membres du clergé. Auraya avait entendu des voix distantes s’exclamer : « Les dieux sont apparus ! » Et quelle vision cela avait été, songea-t-elle en souriant. Les dieux existaient à travers la magie qui imprégnait le monde, dans chaque pierre, chaque goutte d’eau, chaque plante, chaque animal, chaque homme, chaque femme et chaque enfant, invisibles et impalpables tant qu’ils ne cherchaient pas à influencer le cours des événements. Lorsqu’ils choisissaient de se manifester, ils changeaient la magie en lumière qu’ils modelaient pour lui donner une radieuse forme humaine. Chaia était grand et vêtu ainsi qu’un dignitaire. Il avait un visage noble et séduisant, un profil royal qu’on aurait cru sculpté dans du marbre. Ses cheveux ondulaient comme sous la caresse d’un vent taquin. Et ses yeux… Auraya soupira. Son regard était clair et insupportablement direct, mais aussi plein de chaleur et d’affection. Il nous aime réellement tous, avait songé la jeune femme. Par contraste, Huan semblait beaucoup plus sévère et intimidante – très belle, mais redoutable. Les bras croisés sur sa poitrine, elle irradiait le pouvoir. Son regard avait balayé la foule comme si elle cherchait quelqu’un à punir. Bien que d’une carrure surpassant celle de ses frères et sœurs, Lore affichait une posture détendue. Il portait une armure étincelante. Avant la Guerre des Dieux, tous les soldats le vénéraient. Yranna était tout en sourires, se souvenait Auraya, avec une beauté plus féminine et plus juvénile que celle de Huan. Elle inspirait une dévotion toute particulière aux jeunes prêtresses. Même si elle avait mis de côté son rôle de déesse de l’amour en rejoignant les autres dieux, elle restait la championne des femmes. Auraya avait remarqué Saru en dernier. On racontait que ce patron des marchands avait jadis été le dieu des voleurs et des parieurs, mais elle n’était pas certaine que ce soit vrai. Il affichait la minceur délicate en vogue chez les courtisans et les intellectuels. À l’apparition des dieux, tous s’étaient prosternés. Auraya se souvenait encore de la fraîcheur du sol de pierre contre son front et ses paumes. Un long silence avait suivi. Puis une voix sonore et mélodieuse avait empli le Dôme. — Lève-toi, peuple d’Ithanie. Comme elle se redressait en même temps que le reste de la foule, Auraya avait pris conscience qu’elle tremblait de stupeur et d’excitation. Elle ne s’était pas sentie si impressionnée depuis son arrivée au temple de Jarime, dix ans auparavant. Son trouble l’avait ravie : après tant d’années passées là, peu de chose avait encore la capacité de l’émouvoir à ce point. La voix avait repris la parole, et Auraya avait réalisé qu’elle appartenait à Chaia. — Voici quelques siècles à peine, les dieux combattaient les dieux et les hommes combattaient les hommes, causant force ruine et chagrin. Parce que cette situation nous attristait tous les cinq, nous entreprîmes une tâche d’envergure. Nous décidâmes de faire jaillir l’ordre du chaos, d’apporter la paix et la prospérité au monde, de libérer l’humanité des chaînes de la barbarie, de l’esclavage et du mensonge. La grande bataille que nous livrâmes alors refaçonna bel et bien le monde. Mais remodeler le cœur des hommes et des femmes n’était pas et ne sera jamais en notre pouvoir. Ainsi avons-nous choisi des représentants dont le devoir serait de vous protéger et de jouer les intermédiaires entre vous et nous, vos dieux. Aujourd’hui, nous allons désigner le cinquième et dernier d’entre eux parmi ceux que vous avez jugés les plus dignes de cette responsabilité. À cette personne, nous accorderons l’immortalité et une grande force. Lorsqu’elle aura accepté nos Dons, une nouvelle étape de notre mission s’achèvera. Puis Chaia avait marqué une pause. Auraya s’attendait à un plus long discours. Un silence absolu s’était abattu à l’intérieur du Dôme, comme si chacun des spectateurs retenait son souffle. Moi, en tout cas, je retenais le mien, se souvint la jeune femme. Alors était venu le moment qu’elle n’oublierait jamais. — Nous offrons ce don à la Grande Prêtresse Auraya, de la famille Teinturier, avait dit Chaia en se tournant vers elle. Avance, Auraya des Blancs. La jeune femme prit une grande inspiration tremblante comme la joie la submergeait de nouveau. Sur le coup, cette joie avait été tempérée par une pointe de terreur. Elle avait dû s’approcher d’un dieu. Sur elle s’était concentrée l’attention – et, probablement, la jalousie – de plusieurs milliers de personnes. À présent, sa joie était tempérée par la réalité de son avenir. Depuis l’instant de son Élection, c’était à peine si elle avait eu un moment à elle. Ses journées étaient remplies de réunions avec des dignitaires et autres personnages importants ; elle devait affronter des difficultés allant de la barrière du langage au fait d’éviter de prendre des engagements que les autres Blancs désapprouveraient. Elle ne se retrouvait seule que tard dans la soirée, à l’heure où elle était censée dormir. Jusqu’ici, elle n’avait pas réussi à fermer l’œil. Elle avait passé ses nuits à tenter de mettre de l’ordre dans tout ce qui lui était arrivé. Aujourd’hui encore, elle avait fait les cent pas dans sa chambre avant de s’asseoir devant son miroir. C’est un miracle que je ne ressemble pas à une déterrée, songea-t-elle en se forçant à examiner son reflet. Je ne devrais pas avoir l’air en forme à ce point. Est-ce un autre Don des dieux ? Auraya baissa les yeux vers sa main. L’anneau blanc semblait luire à son majeur. À travers lui, les dieux conféraient à leur cinquième représentante le Don d’immortalité, et ils amplifiaient quelque peu ses Dons propres. Ainsi faisaient-ils d’elle une des sorcières les plus puissantes du monde. En retour, Auraya leur offrait sa volonté et leur dédiait son existence qui, désormais, n’aurait plus de fin. Les dieux étaient des êtres magiques. Pour affecter le monde physique, ils devaient opérer à travers des humains. La plupart du temps, ils le faisaient par le biais de l’instruction. Mais si un de leurs fidèles leur abandonnait sa volonté, ils pouvaient s’emparer de son corps. Cela se produisait assez rarement, car une possession prolongée risquait d’affecter l’esprit de l’hôte. Parfois, celui-ci oubliait qui il était vraiment et continuait à se prendre pour un dieu. Parfois, il perdait tout sens de son identité. Mieux vaut ne pas y penser, se dit Auraya. De toute façon, les dieux ne saccageraient pas l’esprit d’un de leurs Elus. À moins de vouloir le punir… Elle se surprit à observer une vieille malle qui se dressait contre un mur. Les domestiques avaient respecté son interdiction d’y toucher, et, jusque-là, elle n’avait eu ni le temps ni le courage de l’ouvrir elle-même. À l’intérieur se trouvaient ses maigres possessions. Les babioles pittoresques et bon marché qu’elle avait achetées au fil des ans auraient sûrement l’air ridicule et déplacé dans les appartements austères d’une Blanche, mais elle ne voulait pas les jeter. Elles lui rappelaient des moments de sa vie et des gens qu’elle aimait, ou dont elle voulait se souvenir : ses parents, ses amis au sein du clergé et son premier amant – que cela lui semblait loin ! Le fond de la malle recelait quelque chose de beaucoup plus dangereux. Dans un compartiment secret, Auraya avait rangé plusieurs lettres qu’elle aurait dû détruire. Mais comme pour ses babioles, elle ne pouvait s’y résoudre. Même si, contrairement à ses babioles, la découverte des lettres aurait certainement provoqué un scandale dans sa position actuelle. Maintenant que je suis seule, je ferais aussi bien de m’en occuper. Auraya se leva, se dirigea vers la malle et s’agenouilla. La serrure cliqueta ; le couvercle grinça quand elle le souleva. Comme elle le soupçonnait, tout le contenu de la malle lui semblait désormais beaucoup trop rustique, trop humble. Le petit vase de terre cuite que lui avait offert son premier amant – un jeune prêtre – paraissait grossier. La couverture donnée par sa mère, bien que toujours très chaude, avait des couleurs ternes, passées. En les sortant de la malle, Auraya mit au jour un large rectangle de tissu blanc : son vieux circ. Depuis son entrée dans le clergé, la jeune femme portait un circ chaque jour – comme tous les prêtres, Blancs y compris. Celui des prêtres ordinaires était bordé de bleu ; celui des grands prêtres était bordé d’or. Celui des Blancs n’avait pas de liseré, pour bien montrer qu’ils avaient renoncé à tous leurs intérêts personnels afin de servir les dieux. Telle était la raison pour laquelle on surnommait ainsi les Elus des dieux. Par-dessus son épaule, Auraya jeta un coup d’œil à son nouveau circ, suspendu à une patère spécialement conçue à cet effet. Les deux fermoirs en or fixés au bord du tissu marquaient l’endroit où le tiers supérieur se repliait par-dessus le reste. Ainsi le circ se drapait-il autour des épaules de son porteur, tandis que les deux fermoirs l’arrimaient derrière sa tête. Le circ que tenait Auraya était à la fois plus léger et plus grossier que celui pendu derrière elle. Les Blancs n’embellissent peut-être pas leur circ, mais ils les font confectionner dans du tissu luxueux. Les habits blancs que la jeune femme avait reçus pour porter sous son nouveau circ étaient eux aussi de bien meilleure qualité que les précédents. Comme les prêtres de rang inférieur, les Blancs pouvaient adapter leur tenue à leur sexe et au temps qu’il faisait dehors, mais chacun de leurs vêtements et de leurs accessoires était d’excellente facture. Désormais, Auraya portait des sandales de cuir blanc avec de petites boucles en or. Elle mit le circ de côté. Elle ne l’avait pas porté depuis deux ans – depuis qu’elle avait accédé au rang de grande prêtresse et reçu un circ bordé d’or. Ce dernier avait disparu, emporté par les domestiques le jour de son Élection. Celui-ci disparaîtrait-il également si quelqu’un le trouvait ? S’en souciait-elle ? Elle ne l’avait conservé que par sentimentalisme. Auraya reporta son attention sur la malle. Elle sortit les autres objets qui s’y trouvaient et les déposa sur un siège voisin. Lorsque la malle fut vide, elle tâtonna à l’intérieur et ouvrit le compartiment secret. De petits rouleaux de parchemin y étaient alignés. Je ne sais même pas pourquoi je les garde, songea-t-elle. Je n’en ai pas besoin. J’imagine que je ne peux me résoudre à jeter quoi que ce soit du moment que ça vient de mes parents. Saisissant un parchemin, elle le déroula et commença à lire. « Ma chère Auraya, la récolte a été bonne cette année. Wor a épousé Dynia la semaine dernière. La vieille Myluna nous a quittés pour rejoindre les dieux. Notre ami a accepté ma proposition. Envoie ta lettre au prêtre. » La lettre suivante disait : « Ma très chère Auraya, nous nous réjouissons de savoir que tu vas bien et que tu apprends vite. Ici, la vie continue comme d’habitude. Ta mère va beaucoup mieux depuis que nous avons suivi ton conseil. Pa-Teinturier. » Les lettres de son père étaient toujours courtes – par nécessité. Le parchemin coûtait cher. Le soulagement envahit Auraya comme elle en lisait quelques autres. Nous avons été prudents, songea-t-elle. Nous n’avons jamais dit ce que nous faisions exactement. Sauf dans la première lettre que j’ai envoyée, et où il a bien fallu que j’explique à Père ce que je voulais qu’il fasse. J’espère qu’il a brûlé celle-là. La jeune femme soupira et secoua la tête. Quelques précautions que son père et elle aient pu prendre, les dieux devaient savoir ce qu’ils avaient fait. Ils pouvaient lire dans l’esprit de n’importe qui. Pourtant, ils m’ont choisie quand même. Parmi tous les grands prêtres, ils ont choisi quelqu’un qui avait enfreint la loi et recouru aux services d’un Tisse-Rêves. Dix ans plus tôt, Mairae avait tenu sa promesse. Un guérisseur était venu à Oralyn s’occuper de la mère d’Auraya. Comme Leiard ne pouvait plus continuer à traiter Ma-Teinturier, la jeune fille lui avait envoyé un mot pour le remercier de son aide et lui expliquer que sa famille n’avait plus besoin de lui. Mais malgré les soins du guérisseur, l’état de Ma-Teinturier avait empiré. À la même époque, Auraya avait appris par ses études que les prêtres guérisseurs ne possédaient pas la moitié du talent ou des connaissances des Tisse-Rêves. Elle avait compris qu’en laissant l’un d’eux remplacer Leiard, elle avait tout bonnement condamné sa mère à une mort plus rapide et plus douloureuse. Son séjour à Jarime lui avait également permis de se rendre compte combien les Circliens méprisaient et se méfiaient des Tisse-Rêves. En interrogeant prudemment ses professeurs et ses camarades, elle était vite arrivée à la conclusion qu’elle ne pouvait pas s’arranger ouvertement pour que Leiard revienne au chevet de sa mère. Si elle faisait cela, elle se frotterait à la résistance de ses supérieurs, et elle n’avait pas l’autorité nécessaire pour rappeler le prêtre guérisseur au temple. Aussi avait-elle dû procéder subrepticement. Dans une lettre adressée à son père, elle avait suggéré que sa mère exagère ses symptômes pour convaincre tout le monde quelle était aux portes de la mort. Pendant ce temps, son père s’était aventuré dans la forêt pour demander à Leiard s’il voulait bien reprendre le traitement. Le Tisse-Rêves avait accepté. Quand Auraya avait reçu la nouvelle que sa mère agonisait, elle avait suggéré au prêtre guérisseur de regagner Jarime : il ne pouvait rien faire de plus. Comme la jeune femme l’espérait, les soins de Leiard avaient ressuscité sa mère. Celle-ci avait minimisé son rétablissement miraculeux en restant chez elle et en ne recevant que peu de visiteurs – ce qui était de toute façon dans son caractère. J’étais tellement sûre que ça jouerait contre moi pendant l’Election ! Je voulais devenir une Blanche, mais je ne pouvais me résoudre à croire que les Tisse-Rêves étaient mauvais ou que j’avais fait quelque chose de mal. La loi qui interdit de faire appel aux services d’un Tisse-Rêves est ridicule. Les remèdes aux plantes de Liard ne sont pas bénéfiques ou nocifs selon qu’ils sont administrés par un croyant ou par un hérétique. Je n’ai jamais rien vu qui me convainque que l’on doive, en règle générale, haïr ou se méfier des Tisse-Rêves. Pourtant, les dieux m’ont quand même choisie. Que dois-je en déduire ? Cela signifie-t-il qu’ils sont prêts à tolérer les Tisse-Rêves désormais ? Un frisson d’espoir parcourut Auraya. Souhaitent-ils que les Circliens les acceptent eux aussi ? Suis-je censée provoquer ce changement ? Puis son sentiment s’estompa, et elle secoua la tête. Pourquoi feraient-ils ça ? Pourquoi toléreraient-ils des gens qui ne les servent pas et qui découragent autrui de le faire ? Je pense plutôt qu’on me conseillera de garder mon opinion pour moi et de me contenter de faire mon travail. Pourquoi cela la préoccupait-il ? Pourquoi éprouvait-elle de la sympathie pour les membres d’un culte auquel elle n’appartenait pas ? Etait-ce simplement parce qu’elle avait toujours une dette de gratitude envers Leiard, qui lui avait enseigné tant de choses et qui s’était si bien occupé de sa mère ? Dans ce cas, il paraissait logique qu’elle se soucie du bien-être de Leiard – mais pas de celui des Tisse-Rêves qu’elle n’avait jamais rencontrés. C’est à cause de toutes les connaissances médicales qui seraient perdues s’ils disparaissaient, raisonna-t-elle. Je n’ai pas vu Leiard depuis dix ans. Si je m’inquiète pour lui, c’est juste parce qu’il tient la vie de ma mère entre ses mains. Sortant toutes les lettres du compartiment, elle les plaça dans un bol en argent. Elle en garda une à la main, conjura sa magie et l’expulsa d’elle sous la forme d’une petite étincelle. Une flamme s’alluma et dévora le parchemin. Quand elle eut presque atteint ses doigts, Auraya lâcha la lettre dans le bol et en saisit une autre. L’une après l’autre, les missives brûlèrent. Tout en s’affairant, la jeune femme se demanda si les dieux l’observaient. Je me suis arrangée pour qu’un Tisse-Rêves soigne ma mère. Je ne le renverrai pas volontairement. Mais je ne me vanterai pas non plus de ce que j’ai fait. Si les dieux désapprouvent, ils me le feront savoir. Lâchant dans le bol le dernier coin de parchemin enflammé, Auraya recula et le regarda se changer en cendres. Elle se sentait mieux. Alors, elle regagna sa chambre et s’allongea en se cramponnant à ce sentiment. Maintenant, je vais peut-être réussir à dormir. Les falaises de Toren étaient hautes, noires et dangereuses. Pendant les tempêtes, l’océan se jetait contre elles comme s’il voulait les abattre. Même par les nuits les plus calmes, il semblait prendre offense de cette barrière minérale, écumant partout où il la touchait. Mais si cet affrontement entre la terre et l’eau devait se résoudre un jour, il progressait trop lentement pour que l’œil humain puisse deviner qui en serait le vainqueur. Dans un lointain passé, de nombreuses embarcations avaient été victimes de ce conflit. Les falaises étaient si sombres qu’on peinait à les distinguer la plupart des nuits, et qu’elles devenaient un péril meurtrier lorsque des nuages masquaient la lune. Les naufrages n’avaient cessé qu’après la construction du phare, plus d’un millénaire auparavant. Taillés dans la même pierre que l’à-pic qu’ils surplombaient, les murs ronds de la tour résistaient au temps comme aux intempéries. À l’intérieur, en revanche, le bois avait depuis longtemps succombé à la pourriture et à la négligence, ne laissant derrière lui qu’un étroit escalier de pierre qui montait le long des parois courbes. La pièce du haut avait pour plancher une dalle circulaire, au centre de laquelle un trou avait été découpé. Les murs bâtis sur cette dalle avaient souffert davantage que le reste du bâtiment ; seules leurs arches subsistaient. Le toit s’était effondré bien des années plus tôt. Jadis, le centre de la pièce avait été occupé par une boule de lumière flottante, à l’éclat si vif qu’elle aveuglait toute personne assez stupide pour la contempler en face pendant plus de quelques secondes. Des sorciers l’avaient entretenue pendant des siècles afin de sécuriser la côte. Mais, ces jours-ci, Emerahl était la seule visiteuse humaine de cette pièce. Des années auparavant, quand on avait déblayé les gravats qui encombraient la structure creuse, la sage sorcière y avait découvert un des masques portés autrefois par ses semblables défunts. Les trous des yeux étaient recouverts de gemmes sombres, sans doute pour filtrer la lumière éblouissante qu’ils avaient alimentée de leur magie. À présent, le phare était décrépit et à l’abandon. Les navires devaient se débrouiller pour passer les falaises sans son aide. En atteignant la pièce du haut, Emerahl s’arrêta pour reprendre son souffle. Posant une main ridée sur la colonne d’une arche, elle balaya l’océan du regard. De minuscules points de lumière attirèrent son attention. Les bateaux attendaient toujours l’aube avant de négocier le passage entre les falaises et les îles. Connaissent-ils l’existence de ce phare ? se demanda-t-elle. Les gens parlent-ils encore de la lumière qui brillait ici autrefois ? Elle ricana tout bas. Si tel est le cas, je doute qu’ils sachent que cette tour fut bâtie par un sorcier à la demande de Tempre, le dieu du feu. Ils ne doivent même pas se souvenir du nom de Tempre. Il n’a disparu que depuis quelques siècles, mais c’est plus de temps qu’il n’en faut aux mortels pour oublier à quoi ressemblait la vie avant la Guerre des Dieux. Qui connaissait encore les noms des dieux morts ces jours-ci ? Où étaient les érudits qui étudiaient ce sujet ? Peut-être dans les villes. Les hommes et les femmes ordinaires – ceux qui luttaient pour tirer le meilleur parti de leur courte existence – n’avaient que faire de telles choses. Emerahl baissa les yeux vers les maisons groupées à quelque distance le long de la côte. Un mouvement plus près du phare attira son attention. Elle poussa un grognement déconfit. Ça faisait des semaines que personne n’avait osé lui rendre visite. Mais, à présent, une adolescente maigrichonne, vêtue d’une tunique déchirée, gravissait la pente. Avec un long soupir, Emerahl reporta son attention sur les maisons et pensa à l’époque où les premiers habitants avaient débarqué. Quelques hommes étaient arrivés à bord d’un unique bateau ; ils avaient réussi à escalader la falaise et dressé leur campement dans les parages. Des contrebandiers, avait-elle deviné. Ils avaient érigé des huttes grossières, qu’ils avaient démantelées et reconstruites plusieurs fois durant les premiers mois jusqu’à ce qu’ils trouvent un emplacement assez abrité contre les tempêtes si fréquentes dans la région. Une fois, ils avaient approché Emerahl dans l’intention de la voler, et elle leur avait appris à respecter son désir de solitude. Ces hommes avaient fait des allées et venues régulières. Bientôt, le premier bateau était revenu accompagné. Un jour, un navire de pêche avait amené des femmes et des provisions. Le cri d’un bébé, puis d’un autre, avait résonné dans la nuit. Les bébés étaient devenus des enfants, et certains avaient survécu jusqu’à l’âge adulte. Les filles se faisaient engrosser trop jeunes ; beaucoup d’entre elles mouraient en couches. De tous les villageois, rares étaient les chanceux qui atteignaient quarante ans. À la base, c’étaient des gens laids et brutaux. Mais grâce à l’influence d’autres gens venus de l’extérieur, ils s’étaient améliorés au fil des générations. Quelques marchands de passage avaient fini par s’établir parmi eux. Peu à peu, les maisons de pierre avaient remplacé les huttes en matériaux de récupération. Le village avait grandi. Des animaux domestiques s’étaient mis à brouter l’herbe drue du haut des falaises. De petits potagers soigneusement entretenus avaient défié l’air iodé, les tempêtes et la pauvreté du sol. De temps en temps, un villageois montait jusqu’au phare pour demander des remèdes et des conseils à la sage qui vivait là. Emerahl les tolérait parce qu’ils lui apportaient toujours des cadeaux : de la nourriture, des vêtements, des babioles, des nouvelles du monde extérieur. Elle ne rechignait pas à faire un peu de troc si cela pouvait varier son ordinaire. Mais les villageois ne faisaient pas toujours bon usage de ses préparations. Une femme qui lui avait soutiré de la vélalgue, soi-disant pour soigner ses hémorroïdes, s’en était servie pour empoisonner son mari. Un homme lui avait réclamé un remède pour son incapacité à satisfaire sexuellement son épouse et, au retour de son voyage suivant, était venu chercher de quoi soigner son herpès génital. Si Emerahl avait su que le garçon Doué qui voulait apprendre à assommer les poissons et à allumer des feux allait utiliser son savoir pour tourmenter l’idiot du village, elle ne lui aurait rien enseigné du tout. Mais elle n’était pas responsable de ce que les gens décidaient de faire avec ce qu’ils lui achetaient. En l’absence de sage, la femme aurait trouvé un autre moyen de tuer son mari ; l’époux infidèle aurait fauté de toute façon – bien qu’avec moins de panache –, et le garçon Doué se serait servi de ses poings contre sa malheureuse victime. L’adolescente se rapprochait. Qu’allait-elle lui demander, et que lui offrirait-elle en retour ? Emerahl sourit. Les gens la fascinaient autant qu’ils la dégoûtaient. Ils étaient capables d’une gentillesse bouleversante et d’une cruauté épouvantable. Son sourire se mua en grimace. Elle avait toujours situé ceux du village plutôt du côté cruel. Rebroussant chemin vers l’escalier, Emerahl se mit à descendre. Le temps que la fille apparaisse, haletante et les yeux écarquillés, dans l’ouverture sans porte du phare, elle était déjà presque en bas. Une petite décharge de pouvoir lui suffit à embraser la pile de branches assemblée au milieu du plancher. L’adolescente fixa le feu, puis leva un regard effrayé vers Emerahl. Elle semble tellement maigre et lasse… D’un autre côté, moi aussi. — Que veux-tu, petite ? lança Emerahl. — On… on raconte que vous aidez les gens. La voix était timide et hésitante. Emerahl devina que sa visiteuse n’aimait pas attirer l’attention sur elle. En la regardant de plus près, elle distingua des signes de développement physique sur son visage et son corps. Cette fille deviendrait une femme séduisante, dans le genre chétif. — Tu veux charmer un homme ? La jeune fille frémit. — Non. — En dé-charmer un, alors ? — Oui. Pas juste un, précisa-t-elle. Tous. Emerahl rit sous cape et poursuivit sa descente. — Tous les hommes, hein ? Un jour, tu voudras peut-être faire une exception. — Ça m’étonnerait. Je les déteste. — Et ton père ? — C’est le pire de tous. Une adolescente typique, songea Emerahl. Mais en atteignant le bas des marches, elle lut un désespoir intense dans les yeux de sa visiteuse. Elle redevint sérieuse. Ce n’était pas juste une enfant rebelle. Les attentions dont elle faisait l’objet la terrifiaient. — Viens près du feu. La jeune fille obéit. Emerahl lui désigna un vieux banc quelle avait trouvé sur la plage en contrebas après un naufrage, bien longtemps avant la fondation du village. — Assieds-toi. La jeune fille obtempéra. Emerahl s’installa face à elle, sur la pile de couvertures qui lui servait de lit. Ses vieux genoux craquèrent. — Je peux te préparer une potion qui fera retomber le vent des voiles d’un homme, si tu vois ce que je veux dire. Mais droguer quelqu’un, c’est difficile et dangereux, sans compter que les effets ne durent pas. Une potion ne sert à rien si tu ne peux pas prévoir ce qui va se passer. — Je pensais que vous pourriez me rendre laide, dit très vite la jeune fille. Comme ça, ils ne voudraient plus m’approcher. Emerahl la fixa. Elle rougit et baissa les yeux. — La laideur ne te protégera pas contre un homme saoul capable de fermer les yeux, répliqua la vieille femme à voix basse. Et, comme je le disais tout à l’heure, un jour, tu voudras peut-être faire une exception. La jeune fille se rembrunit mais garda le silence. — J’imagine qu’il n’y a personne au village qui soit prêt à défendre ta vertu ; sinon, tu ne serais pas venue me voir, poursuivit Emerahl. Donc, je vais t’apprendre à le faire toi-même. Saisissant la chaîne pendue à son cou, elle la passa par-dessus sa tête. La jeune fille retint son souffle en apercevant le pendentif qui y était accroché. C’était une simple goutte de sève de dembar durcie. Dans la lumière du feu, elle brillait d’une profonde lueur orangée. Emerahl la tint à bout de bras. — Regarde-la bien. La jeune fille obéit, les yeux écarquillés. — Ecoute ma voix. Je veux que tu fixes cette goutte. Regarde à l’intérieur. Admire sa couleur. Et, en même temps, prends conscience de la chaleur du feu. Emerahl continua à parler en surveillant le visage de la jeune fille. Quand les clignements d’yeux de celle-ci se furent suffisamment espacés, elle se leva. Le regard de sa visiteuse demeura fixe. Hochant la tête, Emerahl lui dit de tendre la main vers la goutte. L’adolescente s’exécuta très lentement. — Maintenant, arrête-toi. Là. Tout près, mais sans toucher la goutte. Sens la chaleur du feu. Tu sens la chaleur du feu ? La jeune fille acquiesça comme au ralenti. — Bien. Imagine que tu aspires cette douce tiédeur. Imagine que ton corps en est rempli. Tu as chaud ? Parfait. Maintenant, projette cette chaleur vers la goutte. Aussitôt, la sève se mit à luire. La jeune fille cligna des yeux et fixa le pendentif, stupéfaite. La lueur s’estompa. — Que s’est-il passé ? — Tu viens d’utiliser un peu de magie, dit Emerahl. Elle baissa le pendentif et le remit autour de son cou. — J’ai des Dons ? — Bien sûr que oui. Comme tous les hommes et toutes les femmes. La plupart ne possèdent guère que le nécessaire pour allumer une bougie. Mais, chez toi, ça va plus loin. L’excitation fit briller les yeux de la jeune fille. Emerahl gloussa. Elle avait déjà vu cette expression maintes fois. — Ne va pas t’imaginer que tu deviendras une puissante sorcière, petite. Tes Dons ne sont pas si grands. Comme prévu, cela calma l’ardeur de la jeune fille. — Alors, de quoi suis-je capable ? — Tu peux persuader les autres d’y réfléchir à deux fois avant de te prêter plus d’attention que tu le désires. Une simple décharge en guise d’avertissement, et l’engourdissement pour ceux qui s’entêteront ou seront trop saouls pour sentir la douleur. Je t’enseignerai les deux – et je te donnerai les conseils qui vont avec. Apprends l’art de la rebuffade flatteuse ou humoristique. Tu voudrais peut-être les priver de leur dignité, mais l’orgueil blessé souvent cherche vengeance. Je n’ai pas le temps de t’enseigner quelque chose d’aussi complexe que déverrouiller une serrure ou arrêter un couteau. La jeune fille acquiesça sobrement. — J’essaierai. Mais je ne suis pas sûre que ça marche sur mon père. Emerahl hésita. Alors, c’était ça, le problème… — Dans ce cas, je vais te montrer comment faire dès ce soir. Mais, ensuite, tu devras t’entraîner toute seule. C’est comme jouer du sifflet à os. Tu as beau te souvenir des notes d’une mélodie, si tu ne la joues pas régulièrement, tes doigts finissent par perdre le coup. La jeune fille acquiesça de nouveau – avidement, cette fois. Emerahl s’interrompit pour la dévisager avec mélancolie. Cette gamine avait une vie difficile, pourtant, elle restait miséricordieusement ignorante du reste du monde, encore si pleine d’espoir… La sorcière baissa les yeux vers ses mains flétries. Suis-je si différente, malgré toutes les années qui nous séparent ? Mon époque est depuis longtemps révolue, et le monde a continué à avancer, mais je m’accroche toujours à la vie. Pourquoi m’obstiner de la sorte, alors que je suis la dernière de mon espèce ? Parce que je peux, se répondit-elle simplement. Avec un sourire en coin, elle entreprit d’enseigner à une autre jeune fille comment se défendre. CHAPITRE 3 Il n’y avait pas de gardes en faction à l’entrée du temple. En principe, l’accès de celui-ci était libre. Mais, une fois à l’intérieur, les visiteurs devaient être dirigés vers la personne la plus susceptible de répondre à leur besoin, de sorte que tous les initiés passaient un peu de leur temps à servir de guides. Cette partie de ses devoirs ne dérangeait pas l’initié Rimo. Pour l’essentiel, elle consistait à arpenter les chemins du temple en profitant du soleil et en indiquant aux gens où ils devaient aller, ce qui était beaucoup plus facile et plus satisfaisant que les cours sur la loi et la médecine. Il se passait quelque chose d’amusant presque chaque fois, et après avoir terminé leur service, les initiés se rassemblaient pour échanger leurs anecdotes. Après plusieurs jours passés à saluer des monarques, des nobles et autres dignitaires en visite, aucun deux n’était plus impressionné par les récits de rencontres avec les puissants de ce monde. Les petites excentricités des visiteurs ordinaires n’avaient pas non plus retrouvé leur popularité coutumière. Rimo savait que pour susciter l’admiration de ses pairs, il lui faudrait au moins quelque chose d’aussi extraordinaire qu’une rencontre avec Auraya des Blancs, et les chances que cela se produise étaient… Il s’arrêta net et, les yeux écarquillés d’incrédulité, regarda un grand homme barbu franchir l’arche blanche. Un Tisse-Rêves ? Ici ? Jamais encore il n’avait vu un de ces hérétiques dans le temple : aucun d’eux n’osait entrer dans le plus sacré des lieux de culte circlien. Rimo jeta un coup d’œil à la ronde, s’attendant à voir quelqu’un se précipiter vers le Tisse-Rêves. Une pierre lui tomba dans l’estomac alors qu’il comprenait qu’il était le seul guide à proximité. Un instant, il envisagea de faire comme s’il n’avait pas remarqué l’hérétique, mais ce pourrait être considéré comme une faute aussi grave que de l’avoir invité dans le saint des saints. Avec un soupir, il se força à se diriger vers l’homme. Alors qu’il s’approchait de lui, le Tisse-Rêves s’arrêta et pivota vers l’initié. Je dois juste découvrir ce qu’il veut, se raisonna Rimo. Puis lui demander de partir. Mais… s’il refuse ? S’il tente de forcer le passage ? Bah, il y a tout un tas de prêtres pour l’arrêter le cas échéant. — Puis-je vous aider ? lança-t-il avec raideur. Le regard du Tisse-Rêves était fixe, comme s’il voyait à travers la tête de Rimo. Ou peut-être à l’intérieur de celle-ci. — J’apporte un message. L’hérétique sortit un cylindre de sa robe. Rimo fronça les sourcils. Un message ? Il ne pouvait pas laisser son porteur s’enfoncer plus avant dans le Temple, et encore moins pénétrer dans l’un de ses bâtiments. — Donnez-le-moi, réclama-t-il. Je veillerai à ce qu’il soit remis à son destinataire. A son grand soulagement, le Tisse-Rêves lui tendit l’étui à parchemin. — Merci, dit-il. Puis il se détourna et rebroussa chemin vers l’entrée. Rimo baissa les yeux vers le cylindre. C’était un simple tube de bois creux. Comme il déchiffrait le nom encré sur le côté, il poussa un petit hoquet de stupeur. Puis il fixa le dos du Tisse-Rêves qui s’éloignait. C’était trop étrange. La destinataire du message était « La Grande Prêtresse Auraya ». Pourquoi un hérétique apportait-il un message à Auraya des Blancs ? Peut-être avait-il volé l’étui pour en lire le contenu. Rimo examina soigneusement le cylindre, mais le sceau était intact, et il n’y avait aucun signe d’effraction. Tout de même, c’était fort étrange. D’autres prêtres risquaient de poser des questions. Rimo hésita, puis s’élança à la poursuite de l’homme barbu. — Tisse-Rêves ! L’interpellé s’arrêta et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il se rembrunit. — Comment se fait-il qu’on vous ait chargé d’apporter ce message ? interrogea Rimo. Le Tisse-Rêves pinça les lèvres. — Personne ne m’a chargé de quoi que ce soit. J’ai rencontré le messager il y a quelques jours, saoul comme un cochon et évanoui sur le bord de la route. Comme je connais la destinataire et que je venais par ici de toute façon, j’ai décidé de l’apporter moi-même. Rimo détailla de nouveau le nom sur l’étui à parchemin. Il était impossible que cet hérétique connaisse Auraya des Blancs. Néanmoins, mieux valait être prudent. — Dans ce cas, je vais veiller à ce qu’elle le reçoive immédiatement, promit-il. Se détournant, il prit le chemin de la Tour Blanche. Quelques pas plus loin, il regarda par-dessus son épaule et vit avec soulagement que le Tisse-Rêves avait déjà franchi l’arche blanche et qu’il se dirigeait vers l’ouest de la ville. Il baissa les yeux vers l’étui à parchemin et sourit. Avec un peu de chance, il pourrait remettre le message en main propre. Ça, ça ferait une bonne anecdote à raconter ! Avec une excitation grandissante, il allongea le pas sur le chemin de la Tour Blanche. L’ambassadeur de Sennon se lança dans une autre digression interminable sur l’histoire de son pays – un fait dont ses compatriotes étaient coutumiers quand ils voulaient étayer un argument. L’expression d’Auraya se modifia légèrement. Tous ceux qui auraient assisté à cet entretien l’auraient crue totalement absorbée par les propos de son interlocuteur. Mais Danjin Pique commençait à la connaître mieux que ça, et il percevait les signes de sa patience forcée. Comme la plupart des Haniens, Auraya avait un parler simple et direct ; ces monologues fleuris à outrance l’ennuyaient profondément. — Nous serions honorés, que dis-je, indiciblement enchantés, si vous veniez à visiter la cité des étoiles. Depuis que les dieux ont choisi le grand Juran il y a un siècle, nous n’avons eu que neuf occasions bénies de recevoir et de loger leurs Elus. Ne serait-ce pas merveilleux si leur nouvelle représentante était la prochaine à arpenter les rues de Karienne et à gravir les dunes de Hemmed ? C’est tout ? Danjin réprima un soupir. Le discours élaboré de l’ambassadeur n’avait d’autre but qu’une invitation à visiter son pays. Mais il en profite pour faire remarquer que les Blancs se rendent rarement à Sennon. J’imagine que ses compatriotes se sentent quelque peu négligés… Le problème, c’est que Sennon était séparé de Hania par une cordillère et par un désert qui rendaient la route vers Karienne bien longue et bien difficile. Dunway se trouvait lui aussi de l’autre côté des montagnes, mais on pouvait l’atteindre par la mer. Le port principal de Sennon se trouvait à l’autre bout du continent. Par beau temps, un voyage maritime pouvait prendre des mois. Par mauvais temps, il pouvait durer plus longtemps qu’un déplacement terrestre. Néanmoins, si Sennon devenait un de leurs alliés, les Blancs devraient s’y rendre plus souvent. Danjin soupçonnait que l’autre raison pour laquelle les Blancs répugnaient à investir du temps dans un tel voyage était le grand nombre de Senniens qui continuaient à vénérer des dieux morts. Les empereurs de Sennon, passés et présent, avaient toujours soutenu que les gens devaient être libres de croire en qui ils voulaient, et qu’il ne leur appartenait pas de décider si l’objet de leur foi était réel ou non. Ils maintiendraient sans doute leur position aussi longtemps que la taxe religieuse sennienne accroîtrait leur richesse. Un seul culte s’opposait à cette situation aussi bruyamment que les Circliens. Ses prêtres se faisaient appeler les Pentadriens. Comme les Circliens, ils vénéraient cinq dieux, mais la ressemblance s’arrêtait là. Leurs dieux n’existaient pas, aussi maintenaient-ils les fidèles sous leur coupe à l’aide de tours de passe-passe et d’enchantements. On racontait qu’ils sacrifiaient des esclaves et s’adonnaient à des rites de fertilité orgiaques. Ainsi leurs fidèles n’osaient-ils pas douter de l’existence de leurs dieux : sinon, ils auraient dû admettre que leur dépravation était dépourvue de fondement. Auraya jeta un coup d’œil à Danjin, qui sentit ses joues s’empourprer de honte. Il était censé prêter attention à l’assommant monologue de l’ambassadeur afin de lui fournir les informations nécessaires à sa réponse. Et j’étais bien en train de lui fournir des informations, mais pas vraiment du genre dont elle a besoin à, cet instant précis. La porte de la pièce s’ouvrit, et Dyara entra. Danjin remarqua avec amusement quelle examinait Auraya d’un œil critique, telle une mère cherchant quelque chose à critiquer dans le comportement de sa fille. Il réprima un sourire. Auraya mettrait du temps à acquérir autant d’assurance que son aînée. Elle se trouvait actuellement dans une situation intéressante : en l’espace d’un jour, elle était passée de l’une des plus hautes positions qu’une prêtresse mortelle puisse atteindre à la plus humble position – en termes d’âge et d’expérience – parmi le cercle des immortels. — Une missive est arrivée de ton village, Auraya, annonça Dyara. Veux-tu qu’on te l’apporte maintenant ? Les yeux d’Auraya s’illuminèrent. — Oui, merci. Dyara s’écarta, livrant passage à un initié qui s’avança et tendit un étui à parchemin d’un air hésitant. Auraya sourit au jeune homme, puis cligna des yeux de surprise. Comme Dyara congédiait le messager, elle brisa le sceau et sortit une feuille de papier du cylindre en bois. Danjin vit qu’il n’y avait que peu de marques sur le vélin. Il entendit Auraya hoqueter tout bas et la dévisagea attentivement. La jeune femme avait blêmi. Auraya jeta un coup d’œil à Dyara, qui fronça les sourcils et se tourna vers le Sennien. — J’espère que vous avez apprécié votre visite au temple, ambassadeur Shemeli. Puis-je vous raccompagner ? Le diplomate hésita, puis s’inclina légèrement. — J’en serai très honoré, Dyara des Blancs. (Il forma un cercle avec ses deux mains et salua Auraya de la tête.) Ce fut un plaisir de m’entretenir avec vous, Auraya des Blancs. J’espère que nous pourrons très vite reprendre cette conversation. Auraya soutint son regard et acquiesça. — Moi de même. Tandis que Dyara entraînait le Sennien hors de la pièce, Danjin étudia soigneusement Auraya. La plus jeune des Blancs fixait un vase, mais il avait la certitude qu’elle ne le voyait pas. Etait-ce une larme qui brillait dans ses yeux ? Ne voulant pas la gêner, il détourna le regard. Comme le silence se prolongeait, il sentit croître sa gêne. Voir pleurer l’une des Blancs était une expérience perturbante, songea-t-il. Les Elus des dieux étaient censés être forts, parfaitement maîtres d’eux-mêmes. Mais Auraya vient juste d’accéder à sa position, se rappela Danjin. Et je préfère que ceux qui nous guident en matière de loi et de mortalité aient des sentiments humains plutôt que pas de sentiments du tout. La porte s’ouvrit et Dyara fit un pas à l’intérieur de la pièce, une main toujours posée sur la poignée. — Je suis désolée, Auraya. Prends le reste de la journée. Je passerai te voir ce soir, quand je serai libre. — Merci, répondit doucement Auraya. Dyara jeta un coup d’œil à Danjin et, du menton, lui désigna la porte. Il se leva et la suivit dans le couloir. — Mauvaises nouvelles ? demanda-t-il après que le battant se fut refermé derrière eux. — Sa mère vient de mourir. (Dyara grimaça.) Ça ne pouvait pas plus mal tomber. Rentre chez toi, Danjin Pique. Reviens demain à l’heure habituelle. Danjin hocha la tête et fit le signe du cercle. Dyara s’éloigna. Il jeta un coup d’œil en direction de l’escalier, puis vers la porte de la pièce qu’il venait juste de quitter. Un après-midi libre. Il n’avait pas eu un moment à lui depuis plusieurs jours. Il pourrait se rendre au Grand Marché et dépenser une partie de l’argent qu’il gagnait en cadeaux pour sa femme et ses filles. Il pourrait lire un peu. Le souvenir du visage blême d’Auraya s’imposa à son esprit. Elle doit avoir beaucoup de chagrin, songea-t-il. Y a-t-il quelqu’un ici qui puisse la réconforter ? Un ami ? Un autre prêtre, peut-être ? Toute envie d’achats ou de lecture évaporée, Danjin soupira et toqua à la porte. Au bout d’un moment, celle-ci s’ouvrit. Auraya jeta un regard interrogateur à son conseiller, puis sourit faiblement. Elle avait lu dans son esprit. — Ça va aller, Danjin. — Puis-je faire quelque chose ? Aller chercher quelqu’un ? La jeune femme secoua la tête, puis fronça les sourcils. — Peut-être que si, se ravisa-t-elle. Pas aller chercher, mais localiser. Trouve où est descendu l’homme qui a apporté le message au temple. L’initié, Rimo, devrait pouvoir te le décrire. S’il est bien la personne que je pense, il s’appelle Leiard. Danjin acquiesça. — S’il est toujours en ville, je le trouverai. Non loin sur sa gauche, trois femmes debout devant une table préparaient le repas du soir. Elles avaient à peine conscience de leurs mains qui remuaient, pétrissaient ou tranchaient adroitement pendant qu’elles bavardaient, discutant du mariage imminent de la fille de leur employeur. Derrière, et un peu plus loin, un homme avait atteint un état d’esprit presque méditatif en modelant de l’argile pour lui faire prendre la forme d’un bol. Satisfait, il sépara le récipient de son tour à l’aide d’un fil métallique et le posa parmi les autres qu’il venait de fabriquer, puis saisit une nouvelle boule d’argile. À droite, un jeune garçon passait d’un pas rapide. Il se sentait las et découragé. Ses parents s’étaient encore battus. Comme d’habitude, ça s’était terminé par le bruit sourd de poings s’écrasant sur de la chair, et par des gémissements de douleur. Il détailla les étrangers qui se pressaient entre les étals, apparemment inconscients de la présence de tire-goussets parmi eux, et son cœur s’allégea. Ce soir, il n’aurait pas de mal à se remplir les poches. Beaucoup plus loin sur la droite – mais beaucoup plus bruyamment –, une mère se disputait avec sa fille. La discussion se termina par un élan de satisfaction et de colère comme la fille claquait la porte au nez de sa mère. Leiard prit une grande inspiration et laissa la perception de ces autres esprits s’estomper. La douleur palpitante de son corps s’était muée en une fatigue profonde mais plus supportable. Il était tenté de s’allonger et de dormir, mais il ne voulait pas se réveiller dans la soirée : il n’avait déjà enduré que trop de nuits sans sommeil, à se demander s’il avait pris la bonne décision en soulageant le messager de cet étui à parchemin. Il fallait bien que quelqu’un s’en charge, raisonna-t-il. Pourquoi Pa-Teinturier a-t-il fait confiance à ce gamin pour le porter ? La récolte avait probablement commencé, et on devait avoir besoin de tous les bras adultes au village. Le gamin s’était peut-être proposé, histoire d’échapper au rude labeur des champs, et Pa-Teinturier ne devait pas soupçonner combien il était paresseux et peu fiable. Malgré la boisson dont il était imbibé, Leiard avait réussi à lui soutirer la raison pour laquelle le père d’Auraya envoyait un message à sa fille au lieu de lui faire communiquer la nouvelle mentalement par le prêtre Avorim. Ce dernier s’était écroulé quelques jours auparavant, terrassé par la maladie. Ainsi Pa-Teinturier n’avait-il pas eu d’autre choix. Leiard ne connaissait pas la gravité de l’état du prêtre Avorim. Le vieil homme n’en avait peut-être plus pour longtemps. S’il ne trouvait pas d’autre messager, Auraya risquait de ne jamais apprendre la mort de sa mère. Ironiquement, Leiard n’était tombé sur le messager saoul que parce que le décès de sa patiente l’avait délivré de ses obligations. Chaque année, il se rendait à pied jusqu’à une ville voisine d’Oralyn pour y acheter les remèdes qu’il ne pouvait fabriquer lui-même. Le gamin lui avait remis ce qu’il restait de l’argent donné par Pa-Teinturier pour sa nourriture et son logement, mais, en atteignant sa destination, Leiard avait découvert que ça ne suffirait pas à payer les services d’un autre messager. Il avait envisagé de porter la missive au prêtre local, mais quand il s’était imaginé en train d’expliquer comment il était entré en sa possession, il avait pris conscience que l’homme ne le croirait probablement pas. Cela ne lui laissait que deux options : rapporter le message à Pa-Teinturier, qui n’avait pas besoin d’une nouvelle source de détresse en ce moment, ou l’apporter lui-même à Auraya. Il lui suffirait de remettre l’étui à l’un des gardiens du temple, supposait-il. Mais, en arrivant à Jarime, il n’avait trouvé ni gardiens ni sentinelles. À ce souvenir, Leiard sentit sa peau le picoter. Trop préoccupé par le grouillement des gens alentour, il n’avait pas remarqué l’immense tour blanche qui surplombait tous les autres bâtiments de la ville. Il ne l’avait aperçue qu’en atteignant l’entrée du temple. Quelque chose en elle l’avait glacé jusqu’à la moelle. Une partie de lui avait éprouvé de l’émerveillement et de l’admiration pour ses architectes. Une autre partie s’était recroquevillée sur elle-même, le pressant de se détourner et de s’éloigner le plus vite possible. Seule sa détermination l’avait empêché de battre en retraite. Il n’avait pas fait tant de chemin pour renoncer si près de son but. Mais à l’entrée du temple, il n’y avait personne à qui remettre son message, et les prêtres qui se trouvaient à l’intérieur ne manifestaient aucune envie de l’approcher. Il avait dû franchir l’arche pour attirer enfin l’attention de quelqu’un. Après avoir remis l’étui à un jeune initié, il était parti rapidement, soulagé d’en avoir terminé avec sa mission. Jarime avait beaucoup grandi et changé depuis sa dernière visite, mais telle était la nature des villes. La densité et la diversité des gens qui se pressaient dans ses rues étaient à la fois stimulantes et épuisantes. Leiard avait dû marcher plusieurs heures avant de trouver un endroit qui logeait les Tisse-Rêves. La maison appartenait à Tanara et Millo Boulanger, un couple aux revenus modestes qui avait hérité d’un petit immeuble. Leur fils Jayim avait choisi de devenir un Tisse-Rêves, d’où leur décision d’offrir un abri aux Tisse-Rêves de passage en ville. Eux-mêmes vivaient au premier étage et louaient le rez-de-chaussée à des marchands. Tanara avait conduit Leiard à une chambre et l’y avait laissé se reposer. Il n’avait pu résister à la tentation d’entrer en transe pour effleurer les pensées des citadins qui l’entouraient. Comme partout ailleurs, ils étaient immergés dans des vies aussi variées que les poissons de l’océan. Lumineuses ou sombres. Faciles ou difficiles. Généreuses ou égoïstes. Pleines d’espoir et de détermination, ou de résignation. Il avait également perçu l’esprit de son hôtesse dans la cuisine du dessous. Tanara était en train de penser qu’elle devrait bientôt l’appeler pour le dîner… et elle espérait qu’il aiderait son fils. Prenant une autre grande inspiration, Leiard rouvrit les yeux. Le professeur de Jayim était mort l’hiver précédent, et aucun autre Tisse-Rêves ne s’était proposé pour le remplacer. Leiard savait qu’il serait forcé de décevoir ces braves gens. Dès le lendemain, il regagnerait son village. En supposant qu’il veuille prendre un nouvel élève, Jayim devrait l’accompagner. Les Boulanger préféreraient probablement que leur fils reste sans éducation plutôt que de le laisser partir loin d’eux. Si Jayim acceptait de venir avec moi, l’emmènerais-je ? Leiard éprouva le poids de ses obligations envers les siens. Les Tisse-Rêves étaient peu nombreux désormais ; ce serait dommage que le gamin abandonne faute de professeur. Lorsqu’il le rencontrerait, peut-être changerait-il d’avis. Après tout, il aurait formé Auraya si elle l’avait désiré. Se relevant, Leiard s’étira et se dirigea vers l’étroit banc où Tanara avait posé une grande bassine d’eau et des serviettes de toilette rêches. Il se lava lentement, revêtit sa tunique et son pantalon de rechange et, roulant des épaules, enfila son gilet de Tisse-Rêves. Puis il sortit de la chambre et passa dans la salle commune située au centre de la maison. Il y trouva Tanara assise sur un vieux coussin, le front barré par des plis de concentration. Du pain cuisait sur une large dalle plate calée sur deux briques. Il n’y avait pas de feu sous la pierre ; donc, Tanara devait utiliser la magie pour la chauffer. — Tisse-Rêves Leiard, le salua-t-elle avec un sourire qui creusa les rides autour de ses yeux. Nous n’avons pas de domestiques et je préfère cuisiner plutôt que d’acheter des immondices à la boutique d’en bas. Je n’ai mangé leur nourriture que deux fois, et j’ai été malade les deux fois. Mais ils paient toujours leur loyer à l’heure ; je peux donc difficilement me plaindre. (Du menton, elle désigna une porte ouverte.) Jayim est rentré. Pivotant, Leiard aperçut un adolescent avachi sur un vieux banc de bois dans la pièce voisine. Son gilet de Tisse-Rêves gisait sur le sol près de lui. Sa tunique était tachée de sueur. — Jayim, je te présente le Tisse-Rêves Leiard, appela Tanara. Tiens-lui compagnie pendant que je finis ça. Le jeune homme leva les yeux et, avisant Leiard, cligna des paupières sous l’effet de la surprise. Il se redressa à l’instant où Leiard entrait dans la pièce. — Bonjour, dit-il. — Salutations, répondit Leiard. Pas de salut traditionnel, nota-t-il. Par manque d’entraînement, ou par mépris envers les rituels ? Il s’assit dans une chaise face à Jayim. Son regard se posa sur le gilet abandonné par terre. Le jeune homme le ramassa rapidement et le drapa sur le dossier du banc. — Il fait sacrément chaud aujourd’hui, pas vrai ? lança-t-il afin de masquer sa gêne. Vous étiez déjà venu en ville ? — Oui. Il y a longtemps. — Quand ? Leiard fronça les sourcils. — Je ne sais pas exactement. Jayim haussa les épaules. — Alors, ça doit faire un bail. Vous trouvez que ça a beaucoup changé ? — J’ai remarqué un certain nombre de choses nouvelles, mais je ne peux pas vraiment en juger puisque je n’ai traversé qu’une partie de la ville depuis mon arrivée cet après-midi, révéla Leiard. Il semble toutefois qu’il soit toujours aussi hasardeux de manger de la nourriture préparée par une échoppe. Jayim gloussa. — Oh, il y a des exceptions. Vous restez longtemps ? Leiard secoua la tête. — Non, je repars demain. Le jeune homme ne réussit pas à masquer son soulagement. — Vous rentrez à… comment s’appelle votre village, déjà ? — Oralyn. — Où se trouve-t-il ? — Près de la frontière dunwayenne, au pied des montagnes. Jayim ouvrit la bouche pour parler, mais se figea en entendant frapper. — Il y a quelqu’un à la porte, Mère. — Alors, va lui ouvrir. — Mais… (Jayim regarda Leiard.) Je tiens compagnie à notre invité. Tanara soupira et se leva. Leiard écouta ses sandales gifler le sol carrelé comme elle s’éloignait et sortait de son champ de vision. Il entendit une porte s’ouvrir, puis des voix féminines. Deux bruits de pas revinrent vers lui. — Nous avons une cliente, annonça Tanara en pénétrant dans la pièce. Elle était suivie par une femme drapée dans plusieurs mètres de tissu sombre, dont l’un des bords rabattu sur sa tête dissimulait son visage. — Je ne suis pas venue pour me faire soigner, la détrompa la nouvelle arrivante, mais pour voir un vieil ami. Un frisson parcourut l’échine de Leiard sans qu’il s’explique pourquoi. Malgré lui, il se leva. La femme repoussa sa capuche improvisée et lui sourit. — Salutations, Tisse-Rêves Leiard. Son visage avait changé. Ses rondeurs enfantines s’étaient estompées, révélant une mâchoire élégante, un front haut et des pommettes ciselées. Elle était coiffée à la façon sophistiquée des riches qui se voulaient à la pointe de la mode. Et elle semblait plus grande. Mais ses yeux étaient restés les mêmes. Grands, expressifs et brillants d’intelligence, ils le scrutaient d’un air interrogateur. Elle doit se demander si je me souviens d’elle, songea Leiard. Ce qui est le cas, même si elle ne ressemblait pas à ça autrefois. Auraya était devenue une jeune femme d’une beauté frappante. Ce qui n’avait rien d’évident pour qui l’avait connue adolescente, quand elle paraissait trop mince et trop fragile comparée aux autres filles du village. La mode citadine lui seyait mieux. La mode citadine ? Elle n’est pas venue ici pour jouer les coquettes, mais pour devenir une prêtresse. Alors, Leiard se souvint de ses hôtes. Savoir qu’ils avaient une prêtresse circlienne dans leur maison – surtout une grande prêtresse – risquait de les effrayer. Du moins Auraya a-t-elle eu le bon sens de dissimuler sa tenue cléricale. Il se tourna vers Tanara. — Y a-t-il un endroit où cette dame et moi puissions parler en privé ? Tanara sourit. — Oui. Sur le toit. Il fait bon là-haut les soirs d’été. Suivez-moi. Elle leur fit traverser la salle commune et gravir l’escalier situé face à la porte d’entrée. En émergeant sur le toit, Leiard fut surpris de le trouver couvert de plantes en pot et de sièges en bois usé. De là, il pouvait voir les voisins se détendre sur d’autres jardins en terrasse semblables. — Je vais vous chercher des rafraîchissements, dit Tanara. Puis elle disparut dans l’escalier. Auraya s’assit face à Leiard et soupira. — J’aurais dû t’envoyer un message pour te prévenir de ma venue. Ou prendre mes dispositions pour te voir ailleurs. Mais dès que j’ai su que tu étais ici… (Elle eut un sourire en coin.) Je n’ai pu qu’accourir. Leiard acquiesça. — Tu avais besoin de parler de ta mère avec quelqu’un qui l’a connue, devina-t-il. Le sourire d’Auraya s’effaça. — Oui. De quoi est-elle… ? — De vieillesse et de maladie. (Leiard écarta les mains.) Avec l’âge, le mal ne faisait que s’amplifier. Il était inévitable qu’il finisse par avoir raison d’elle. Auraya opina. — C’est tout ? Rien d’autre ? Leiard secoua la tête. — On est toujours surpris quand, après avoir maintenu la maladie à distance si longtemps, elle finit par emporter quelqu’un. Auraya grimaça. — Oui, surtout lorsque cela survient à un moment si… inopportun. (Elle poussa un long soupir.) Comment va Père ? — Il allait bien quand je suis parti, répondit Leiard. Il avait du chagrin, bien sûr, mais il acceptait ce qui s’était passé. — Tu as dit à l’initié que tu avais trouvé son message dans les mains d’un type saoul. Sais-tu pourquoi le prêtre Avorim ne m’a pas contactée lui-même ? — Il paraît qu’il est malade. — Je vois. Il doit être très vieux maintenant. Pauvre Avorim… Je lui en ai fait baver quand il me donnait des leçons. À toi aussi, d’ailleurs. (Auraya leva les yeux vers son vieil ami et eut un léger sourire.) C’est bizarre. Je te reconnais, mais tu as l’air différent. — Comment ça ? — Plus jeune. — Les enfants pensent que tous les adultes sont vieux. — Surtout ceux qui ont les cheveux blancs. (Elle tira sur le tissu dans lequel elle s’était drapée.) Il fait un peu chaud pour être aussi couverte, poursuivit-elle. Mais j’avais peur que tes hôtes aient des ennuis si des gens me voyaient débarquer chez eux. — Je ne sais pas trop comment ça se passe pour les Tisse-Rêves de cette ville. — Mais tu as cru que tes hôtes seraient effrayés d’apprendre qui j’étais, devina-t-elle. — Oui. Elle se renfrogna. — Je ne veux pas qu’ils me craignent. Ça ne me plaît pas. Je voudrais… (Elle soupira.) Mais qui suis-je pour vouloir changer les gens ? Leiard la dévisagea attentivement. — Tu es en meilleure position pour le faire que la plupart. Auraya le fixa, puis eut un sourire embarrassé. — Je suppose que oui, admit-elle. Le tout est de savoir si les dieux m’y autoriseront. — Tu n’as quand même pas l’intention de le leur demander ? Elle haussa les sourcils. — Peut-être. En voyant la lueur dans ses yeux, Leiard éprouva une affection inattendue pour elle. Apparemment, un peu de la fillette curieuse qui ne cessait de le bombarder de questions avait survécu en Auraya. Il se demanda si elle la laissait voir à ses confrères, et comment ceux-ci réagissaient. Je l’imagine même interroger sans relâche les dieux au sujet de la nature de l’univers, songea-t-il, riant par-devers lui. Puis il redevint sérieux. Poser des questions, c’est facile. Déclencher des changements, c’est une autre paire de manches. — Quand comptes-tu repartir ? demanda Auraya. — Demain. — Je vois. (Elle détourna les yeux.) J’espérais que tu resterais plus longtemps. Quelques jours, peut-être. J’aimerais te parler plus longuement. Leiard considéra sa requête. Juste quelques jours. Un bruit de pas dans l’escalier précéda la réapparition de Tanara. Elle portait un plateau sur lequel reposaient deux gobelets de terre cuite et une assiette de fruits secs. Elle se pencha pour l’offrir à Auraya. À l’instant où celle-ci tendit la main pour prendre un gobelet, Tanara hoqueta et lâcha son plateau. Leiard vit Auraya fléchir légèrement les doigts. Le plateau s’immobilisa, le contenu des gobelets s’agitant à l’intérieur, et demeura suspendu dans les airs. Leiard leva les yeux vers Tanara. Cette dernière fixait Auraya. Alors, il se rendit compte que le tissu qui recouvrait les épaules de la jeune femme avait glissé, révélant le bord de son circ. Il se leva et posa les mains sur les épaules de Tanara. — Vous n’avez rien à craindre, dit-il sur un ton apaisant. Oui, c’est une prêtresse – mais aussi une vieille amie. Du village situé près de ma… Tanara lui agrippa les mains, les yeux écarquillés. — Pas juste une prêtresse, haleta-t-elle. Bien plus que ça. C’est… c’est… (Elle secoua la tête.) Vous êtes un ami d’Auraya des Blancs ? — Je… Auraya des quoi ? Leiard baissa les yeux vers la jeune femme, qui arborait une grimace gênée. Il détailla son circ. Celui-ci n’était pas bordé d’or comme celui d’une grande prêtresse, mais uniformément blanc. — Quand est-ce arrivé ? s’entendit demander le Tisse-Rêves. Auraya eut un sourire contrit. — Il y a neuf ou dix jours. — Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? — J’attendais le moment opportun. Tanara lâcha les mains de Leiard. — Je suis désolée. Je ne voulais pas gâcher la surprise. Auraya rit tristement. — Ça n’a pas d’importance. (Elle prit le plateau et le posa sur le banc près d’elle.) C’est moi qui devrais m’excuser de vous avoir fait une telle frayeur. J’aurais dû m’arranger pour voir Leiard ailleurs. Tanara secoua la tête. — Non, non. Vous êtes la bienvenue ici. Chaque fois que vous voudrez nous rendre visite, n’hésitez pas à… Auraya plissa imperceptiblement les yeux, puis eut un large sourire et se leva. — Merci, Tanara Boulanger. Ça me fait davantage plaisir que vous pourriez l’imaginer. Mais pour l’instant, je suis confuse d’avoir perturbé le déroulement de votre soirée. (Elle resserra le tissu autour d’elle.) Et je dois regagner le Temple. — Oh… (Tanara jeta un coup d’œil penaud à Leiard.) Je vais vous raccompagner. — Merci. Comme les deux femmes s’éloignaient, Leiard se rassit lentement. Auraya est l’une des Blancs. L’amertume le submergea. Il avait décelé son potentiel dès le début. Elle était intelligente, mais pas arrogante. Les autres lui inspiraient beaucoup de curiosité, mais jamais de mépris. Sa capacité à apprendre et à utiliser les Dons était supérieure à celle de tous ses autres élèves. Evidemment que les dieux l’avaient choisie. Leiard s’était même dit qu’il valait mieux qu’elle ait rejoint les Circliens, parce que les limitations imposées aux Tisse-Rêves lui auraient fait gâcher trop de son potentiel. Et c’est encore mieux maintenant qu’elle fait partie des Blancs immortels, se dit-il avec un regret cuisant. Ainsi, le monde bénéficiera de son talent pour l’éternité. C’est-à-dire aussi longtemps que sa perte te tourmentera. Cette pensée le fit sursauter. On aurait dit sa propre voix mentale, et, pourtant, il lui avait semblé qu’elle provenait d’ailleurs. — Leiard ? Le Tisse-Rêves leva les yeux. Tanara était revenue. — Vous allez bien ? — Je suis un peu surpris, répondit-il sèchement. Tanara s’installa dans le siège d’en face – celui qu’avait occupé Auraya. — Vous ne saviez pas ? Il fit un signe de dénégation. — Apparemment, ma petite Auraya a fait beaucoup plus de chemin que je le pensais. — Votre petite Auraya ? — Oui. Je l’ai connue gamine. Et j’ai été son professeur. Elle en sait probablement plus sur la médecine des Tisse-Rêves que n’importe quel autre prêtre. Tanara haussa les sourcils et détourna les yeux avec une expression pensive. Puis elle secoua la tête. — J’ai du mal à y croire, souffla-t-elle. Vous êtes un ami d’Auraya des Blancs. Une toux étranglée résonna derrière eux. Pivotant, Leiard vit Jayim debout au sommet de l’escalier, les yeux écarquillés de surprise. — Jayim ! s’exclama sa mère en se levant d’un bond et en le repoussant à l’intérieur. Tu ne dois en parler à personne. Ecoute-moi… Leiard les suivit dans l’escalier et regagna sa chambre. Ses vêtements sales reposaient toujours sur le dos d’une chaise. La moitié du contenu de son paquetage était répandue sur le lit. Il fourra rapidement toutes ses affaires dans son sac. Comme il s’apprêtait à refermer celui-ci, il entendit un bruit de pas et pivota au moment où Tanara s’arrêtait sur le seuil de la pièce. Elle jeta un coup d’œil au paquetage du Tisse-Rêves, et son expression se durcit. — Je m’en doutais, murmura-t-elle. Asseyez-vous, Leiard. J’ai quelque chose à vous dire avant que vous repartiez en courant dans votre forêt. Leiard obtempéra à contrecœur. Elle s’installa sur le lit à côté de lui. — Voyons si j’ai bien tout compris. Vous avez été le professeur d’Auraya quand elle était petite. Est-ce à dire que vous lui avez enseigné la tradition des Tisse-Rêves ? Leiard opina. — J’espérais qu’elle prendrait ma succession. (Il secoua la tête.) Mais, de toute évidence, je me mettais le doigt dans l’œil. Tanara lui tapota l’épaule. — Ça a dû être frustrant, compatit-elle. Tout de même… Du coup, c’est étrange que les dieux l’aient choisie. Ils doivent bien savoir qu’elle a étudié avec un Tisse-Rêves. — Peut-être savent-ils aussi vers où la portaient ses véritables inclinations depuis le début, marmonna amèrement Leiard. Tanara l’ignora. — Ça a dû vous faire bizarre de lui parler de nouveau, même si vous la preniez pour une simple grande prêtresse. Mais vous aviez l’air de bien vous entendre quand je suis arrivée. Visiblement, vous n’avez pas remarqué de changement en elle. Si son Élection l’avait transformée en quelqu’un de différent, vous vous en seriez aperçu. — Je vous ai dit que nous étions amis pour vous rassurer, avoua Leiard. Mais, en vérité, je ne l’avais pas vue depuis dix ans. Tanara absorba cette information en silence. — Réfléchissez un peu, Leiard, murmura-t-elle au bout d’un moment. Il semble impossible que l’un des Blancs soit lié à un Tisse-Rêves ; pourtant, Auraya souhaite visiblement rester votre amie. Et cela incitera peut-être les autres Circliens à traiter tous les Tisse-Rêves d’une meilleure façon. (Elle baissa encore la voix.) À présent, deux choix s’offrent à vous. Vous pouvez regagner vos bois, ou vous pouvez rester ici et entretenir cette amitié. — Ce n’est pas si simple, protesta Leiard. Il y a des risques. Et si les autres Blancs désapprouvent ? — Je doute qu’ils fassent davantage que vous demander de partir. (Tanara se pencha vers lui.) En tout cas, ça vaut le coup d’essayer, vous ne trouvez pas ? — Et si les gens décident que ça ne leur plaît pas ? Ils pourraient bien décider de prendre les choses en main… — Si votre amitié compte pour elle, Auraya les arrêtera. — Elle ne pourra peut-être pas – surtout si les autres Blancs refusent de la soutenir, objecta Leiard. Tanara se redressa pour mieux le détailler. — Je ne nie pas qu’il y ait des risques. Je vous demande juste d’y réfléchir et de faire ce que vous dicte votre cœur. Elle se leva et quitta la pièce, refermant la porte derrière elle. Leiard ferma les yeux et soupira. Tanara néglige un fait très simple : les dieux n’auraient pas choisi quelqu’un qui éprouve de la sympathie à l’égard des Tisse-Rêves, se dit-il. Pourtant, ils avaient bel et bien choisi Auraya. Donc, soit celle-ci avait développé de l’antipathie envers les Tisse-Rêves au fil des ans, soit les dieux jouaient à un jeu différent. Leiard envisagea les implications potentielles. S’ils prenaient une femme intelligente et Douée, favorable à la cause des Tisse-Rêves, et parvenaient à la retourner contre ces derniers, elle pourrait apporter une force nouvelle et fatale à la haine que les Circliens vouaient aux hérétiques. Elle deviendrait peut-être celle qui achèverait de les détruire. Et si Leiard s’enfuyait en l’abandonnant seule avec son chagrin, il serait peut-être le premier à lui donner une raison d’en vouloir aux siens. Maudits soient les dieux, songea-t-il. Je dois rester. Du moins, jusqu’à ce que je sache ce qui se passe. CHAPITRE 4 La chaleur du soleil estival était encore plus forte au sommet des montagnes. Sentant la sueur se remettre à couler sur son front, Tryss se redressa et secoua la tête. Quelques gouttelettes de transpiration atterrirent sur le cadre du harnais et furent rapidement absorbées par le bois sec. Le jeune homme ôta son gilet en jonc et le posa à côté de lui. Puis, se penchant sur son ouvrage, il étira soigneusement des lanières de boyaux flexibles entre les articulations du harnais. Celui-ci était presque entièrement démonté. Tryss s’efforçait de reproduire son système de leviers de manière à lui faire porter quatre pointes au lieu de deux. Déjà, il doutait de pouvoir s’envoler ainsi chargé. Peut-être devrait-il hisser son harnais au sommet d’un arbre ou d’une falaise avant de se jeter dans le vide. Mais une telle manœuvre n’impressionnerait personne. Aussi Tryss avait-il décidé de ne montrer son harnais que lorsqu’il aurait plusieurs chasses réussies à son actif. Chaque fois qu’il abattrait une créature, il la laisserait dormir jusqu’à ce que les effets de la drogue se dissipent. Puis, le moment venu de faire ses preuves, il achèverait sa proie et ramènerait sa viande à l’Ouvert. Quand les autres Siyee verraient festoyer sa famille, ils cesseraient de le tourmenter. Tryss s’interrompit pour soupirer. Si seulement ses cousins l’avaient suivi tranquillement au lieu de raconter aux autres Siyee ce qu’il se vantait d’avoir fait ! Alors, seuls Drilli et eux auraient été présents quand il s’était rendu compte que le yern avait disparu. Depuis ce jour, ses fanfaronnades avaient fait le tour de l’Ouvert. Des Siyee qu’il ne connaissait même pas se moquaient constamment de lui. Quelque chose lui piqua le bras, le faisant sursauter. La lanière de boyau glissa entre ses doigts et lui échappa. Jurant, Tryss examina son bras. Un petit point rouge était apparu sur sa peau. Il regarda autour de lui, mais ne vit aucun insecte bourdonnant susceptible de l’avoir attaqué. Alors qu’il scrutait le sol en quête d’insectes rampants, il sentit une autre piqûre – sur sa cuisse, cette fois. Il baissa les yeux juste à temps pour voir un minuscule objet rond tomber à terre. En se penchant pour le chercher, il aperçut une graine de vinet parmi les cailloux. Avec sa couleur vert vif, elle était impossible à manquer, d’autant qu’on ne trouvait pas de vinet si haut dans les montagnes. Ce petit arbre poussait au bord des rivières, pas sur des pentes rocailleuses. Un léger cliquetis ramena l’attention de Tryss vers son harnais au moment où une autre graine ricochait sur le cadre, tombait par terre et roulait un peu plus loin. Lentement, le jeune homme s’extirpa de sa découverte et se redressa en regardant autour de lui. Du coin de l’œil, il vit un mouvement et sentit une piqûre sur son épaule. Faisant volte-face, il se dirigea vers le gros rocher près duquel il avait vu bouger quelque chose. Puis il entendit quelqu’un siffler son nom au-dessus de lui. Il leva la tête. Son cœur fit un bond dans sa poitrine comme il reconnaissait les marques des ailes de Drilli. Il scruta rapidement le ciel, mais ne vit aucun signe de ses cousins. Son cœur se mit à battre plus vite alors que Drilli descendait vers lui en décrivant un cercle. — Tryss ! appela la jeune fille avec une large grimace. Je crois que j’ai perdu… Puis elle détourna le regard, et Tryss vit son sourire se muer en expression outrée. Au même moment, il sentit une nouvelle piqûre, sur sa joue cette fois. Il poussa un juron de douleur et porta une main à son visage. — Imbéciles ! glapit Drilli. Tryss retint son souffle comme la jeune fille piquait et se posait près du rocher vers lequel lui-même était en train de se diriger quand il l’avait aperçue. Elle disparut derrière l’énorme pierre, et il entendit un bruit de gifle. Puis un Siyee émergea de sa cachette en titubant, les bras levés pour se protéger la tête tandis que Drilli continuait à le frapper rageusement. Ziss ! Un rire s’éleva derrière Tryss. Pivotant, celui-ci vit Trinn escalader la corniche pour les rejoindre. Drilli lui fonça dessus et lui arracha quelque chose des mains. — Je vous avais dit de ne pas les utiliser sur des Siyee ! tempêta-t-elle. Vous auriez pu lui déchirer une aile ! Décidément, vous n’avez pas plus de cervelle qu’un girri ! Si j’avais su que vous les utiliseriez de cette façon, jamais je ne vous les aurais fabriquées ! — On ne lui aurait rien déchiré du tout, se défendit Trinn. On s’est entraînés. — Sur quoi ? demanda Drilli. Trinn haussa les épaules. — Des arbres. Des pierres. — Et des girri ? suggéra Drilli, furieuse. Trill détourna les yeux. — Non. — C’était vous, pas vrai ? Et vous m’avez regardée passer la moitié de la nuit à tresser des tapis en jonc pour consoler tante Lirri. Elle croit que ses girri sont morts à cause de sa négligence. — De toute façon, elle allait les bouffer, protesta Ziss. Drilli fit volte-face pour le foudroyer du regard. — Vous me dégoûtez, tous les deux. Fichez le camp. Je ne veux plus vous voir. Les jumeaux échangèrent un coup d’œil ennuyé, même s’il était visible que Ziss semblait moins touché que son frère. Avec un haussement d’épaules, il se détourna, prit quelques pas d’élan et bondit dans le ciel. — Pardon, marmonna Trinn. Comme Drilli continuait à le fixer d’un air furibond, il frémit et suivit son jumeau. Drilli suivit les deux garçons du regard jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que de petits points noirs contre les nuages lointains, à l’horizon. Puis elle se tourna vers Tryss et grimaça. — Je suis désolée, dit-elle. Tryss haussa les épaules. — Ce n’est pas ta faute. — Si, répliqua-t-elle d’une voix de nouveau brûlante de colère. Je sais comment ils sont. Je n’aurais jamais dû leur montrer à quoi servaient les sarbacanes, et encore moins leur en fabriquer un jeu. Tryss baissa les yeux vers l’objet que la jeune fille tenait à la main. C’était une longue tige de roseau. — Les sarbacanes ? — Oui. (Drilli sourit et lui tendit le tube.) Nous les utilisions dans notre village pour chasser de petits animaux. On enfile un projectile à une extrémité, et… — Je sais comment ça marche, coupa Tryss. (La sécheresse de son ton le fit frémir.) Mais je n’avais encore jamais vu personne s’en servir, ajouta-t-il d’une voix plus douce. Tu veux bien me montrer ? Avec un sourire, Drilli lui reprit le roseau. Elle sortit un petit objet de sa poche et le glissa à l’intérieur du tube. Tryss entendit un léger cliquetis comme l’objet touchait quelque chose qui devait l’empêcher de ressortir de l’autre côté. Drilli pivota et tendit un doigt. — Tu vois ce rocher, là-bas ? Celui qui ressemble un peu à un pied ? — Oui. — Et tu vois la pierre noire posée dessus ? — Oui. Tryss lui jeta un coup d’œil dubitatif. C’était très loin. Drilli porta le roseau à ses lèvres et souffla très fort. Ce fut à peine si Tryss vit le projectile jaillir de la sarbacane, mais, un instant plus tard, la pierre noire fut projetée dans les airs et retomba derrière le rocher. Il fixa Drilli, les yeux écarquillés de surprise. Elle n’est pas seulement forte et jolie, se rendit-il compte. Elle est aussi très maligne. La jeune fille tourna la tête vers lui avec un grand sourire, et, tout à coup, Tryss ne sut plus quoi dire. Il sentit le rouge lui monter aux joues. — Alors, c’est ici que tu viens quand tu disparais ? demanda Drilli en détaillant son harnais. Tryss haussa les épaules. — Parfois. Drilli se rapprocha du cadre pour mieux l’examiner. — C’est comme ça que tu as attrapé le yern, pas vrai ? Donc, elle le croyait. A moins qu’elle dise ça juste pour être gentille… — Euh, oui. — Montre-moi comment ça marche. — C’est… c’est… (Tryss agita vainement les mains.) Je suis en train de le modifier. Il est en morceaux. Drilli acquiesça. — Je comprends. Une autre fois, alors. Quand tu auras fini. (Elle s’assit près du cadre.) Ça t’ennuie si je te regarde travailler ? — Je suppose que non. Si ça te fait plaisir. Tryss s’accroupit et, conscient que l’attention de la jeune fille était fixée sur lui, fouilla ses poches en quête d’autres lanières de boyau. Drilli l’observait en silence, et il ne tarda pas à se sentir mal à l’aise. — Depuis combien de temps les gens de ton village utilisent-ils des sarbacanes ? demanda-t-il histoire de dire quelque chose. Drilli haussa les épaules. — Des années. C’est mon grand-père qui en a eu l’idée. Il disait que nous devions retourner en arrière plutôt que d’aller de l’avant. Qu’au lieu de chercher un moyen d’utiliser des épées et des arcs comme les terrestres, nous devrions nous rabattre sur des armes plus primitives. (Elle soupira.) Mais ça n’a pas servi à grand-chose. Les terrestres nous ont quand même chassés de chez nous. Nous en avons eu quelques-uns avec nos pièges et nos fléchettes empoisonnées, mais ils étaient trop nombreux. Tryss lui jeta un regard de biais. — Tu ne crois pas que l’issue aurait été différente si vous aviez pu les attaquer depuis les airs ? Drilli secoua la tête. — Aucune idée. Peut-être que oui, peut-être que non. (Elle détailla le harnais.) Nous ne le saurons pas avant d’avoir essayé. Tu… tu vas au Rassemblement ce soir ? Tryss haussa les épaules. — Je ne sais pas encore. — J’ai entendu un terrestre arriver la nuit dernière, révéla Drilli. Il a franchi les montagnes pour nous atteindre. Il sera au Rassemblement. — Les gens du village ne l’ont pas tué ? s’étonna Tryss. — Non. Ce n’est pas un de ceux qui nous prennent nos terres. Il vient de très loin. — Que veut-il ? — Je n’en suis pas certaine, mais mon père a dit qu’il était envoyé par les dieux pour nous demander de nous joindre à quelque chose. Apparemment, si nous acceptons, d’autres terrestres nous aideront à nous débarrasser de ceux qui dérobent nos terres. — S’ils sont capables de chasser leurs semblables, ils sont également capables de s’emparer de nos terres et les garder pour eux, fit remarquer Tryss. Drilli fronça les sourcils. — Je n’y avais pas pensé. Mais Huan n’aurait pas permis qu’on nous envoie cet homme s’il devait provoquer notre mort à tous. — Qui peut connaître les intentions de la déesse ? répliqua sèchement Tryss. Peut-être a-t-elle compris qu’elle avait fait une erreur en nous créant. Peut-être veut-elle se débarrasser de nous. — Tryss ! s’exclama Drilli, choquée. Tu ne devrais pas parler de la déesse de cette façon ! Tant de véhémence fit sourire le jeune homme. — Peut-être pas, convint-il. Mais si elle nous observe en ce moment, de toute façon, elle m’aura entendu le penser. Et si elle peut m’entendre le penser, elle sait que je n’y crois pas vraiment. — Alors, pourquoi l’avoir dit ? — Parce que l’idée m’a effleuré, et j’avais besoin de la formuler à voix haute pour réaliser que je n’y croyais pas vraiment. Drilli le fixa quelques instants et secoua la tête. — Tu es vraiment un garçon étrange, Tryss. (Du menton, elle désigna le harnais.) Tu vas l’emmener au Rassemblement de ce soir ? — Sûrement pas. On me rirait à la figure. — Pas forcément. — Je l’ai déjà montré à des gens. Ils pensent toujours que c’est impossible de voler avec – ou, du moins, dangereux, parce que ça alourdit et entrave les mouvements. Même si je leur prouve le contraire, ils ne croiront pas qu’on peut chasser avec. Et de toute façon, pour le moment, je ne suis même pas sûr que ça puisse marcher. Deux pointes, ça me paraît insuffisant. J’essaie de le modifier pour qu’il puisse en porter plus, mais… c’est compliqué. — Ça en a l’air. Mais j’essaierais volontiers. Je me demande… si tu pourrais me fabriquer quelque chose qui me permettrait d’utiliser une sarbacane en vol ? Tryss regarda le roseau dans les mains de Drilli, puis son harnais. Elle aurait besoin d’une sorte de cadre pour stabiliser le tube, et d’un moyen de recharger celui-ci. Peut-être pourrait-elle aspirer les projectiles depuis un sac et à l’intérieur de la sarbacane ? Ils étaient bien plus petits et plus légers que des pointes, donc, elle pourrait en emporter davantage… Tryss hoqueta et retint son souffle. C’était une idée brillante ! Comme une foule de possibilités se bousculaient dans sa tête, il sentit ses mains se mettre à trembler d’excitation. — Drilli… — Oui ? — Je peux… je peux emprunter ta sarbacane ? Fascinée, Auraya regardait son nouveau familier chasser une araignée imaginaire le long du mur. C’était un veez, une petite créature mince au nez pointu, dotée d’une queue touffue et préhensile, ainsi que de grands yeux qui lui donnaient une excellente vision nocturne. Ses orteils mous, plaqués sur la surface peinte, lui permettaient de s’accrocher sans effort au mur – et, maintenant, au plafond. Il s’arrêta juste au-dessus d’elle et se laissa brusquement tomber sur son épaule. — Pas de fête, lâcha-t-il. Puis il bondit sur un fauteuil et s’y recroquevilla, sa queue gris moucheté rabattue sur son nez. — Non, pas de bête, acquiesça Auraya. Le plus remarquable chez les veez, c’était leur capacité à parler, même s’ils ne s’intéressaient qu’aux choses importantes pour un animal — La nourriture et le confort. Auraya doutait fort d’avoir une illumination philosophique durant une de leurs conversations. Quelqu’un frappa à la porte. — Entrez, appela-t-elle. Dyara pénétra dans la pièce. — Auraya, la salua-t-elle. Comment te sens-tu ce matin ? — Owaya, répéta une petite voix. Dyara tourna son regard vers le veez. — Ah, je vois que le Conseil des Anciens somreyan t’a fait livrer son cadeau habituel pour les nouveaux Blancs. Auraya acquiesça. — Oui. Avec un incroyable assortiment de jouets et une longue liste d’instructions. — Tu lui as déjà donné un nom ? — Pas encore. Dyara s’approcha du fauteuil et tendit un doigt vers le veez. Celui-ci renifla, puis pencha la tête sur le côté et autorisa la Blanche à le gratter derrière ses minuscules oreilles pointues. — Quand tu auras appris à lier ton esprit au sien, tu le trouveras très utile. Il te suffira de lui montrer une image mentale d’un objet, et il ira le chercher pour toi. Il peut aussi trouver des gens, bien que ce soit plus facile pour lui si, au préalable, tu lui fais sentir un objet qui leur a appartenu. — Les instructions que j’ai reçues disaient que les veez font de bons éclaireurs. Dyara sourit. — « Eclaireurs » étant le terme diplomatique pour « espions ». Une fois vos esprits liés, tu verras tout ce que voit ton petit compagnon. Comme il a une excellente vision nocturne et qu’il peut se faufiler dans des endroits inaccessibles aux humains, il fera effectivement un très bon, hum, éclaireur. Elle continuait à gratter le petit animal, qui avait fermé les yeux de bonheur. — Mais tu l’apprécieras tout autant pour son caractère que pour les services qu’il te rendra. Les veez sont affectueux et loyaux. Dyara se redressa. Le veez ouvrit brusquement les yeux et la fixa d’un air pressant. — Gwatter ? Elle l’ignora et se tourna vers Auraya. — Nous serons… — Gwatter ! — Assez, dit-elle fermement. (Le veez baissa la tête comme un enfant qu’on vient de gronder.) Ils sont aussi très demandeurs d’attention à cet âge-là. Sois ferme avec lui. Dyara s’écarta du fauteuil et jeta un regard de biais à Auraya, avec une expression indéchiffrable. Pour la centième fois au moins, Auraya regretta de ne pouvoir lire dans l’esprit de son aînée aussi facilement qu’elle pouvait désormais lire dans celui de la plupart des gens. — Hier soir, tu as dit que tu avais rendu visite à un vieil ami durant l’après-midi, reprit Dyara. Il y a en ville maints « éclaireurs » désireux de prouver leur talent et d’entrer à mon service, qui prennent sur eux de me rapporter ce qu’ils voient. Ce matin, l’un d’eux est venu me raconter que l’ami en question était un Tisse-Rêves. Est-ce vrai ? Auraya dévisagea soigneusement son aînée. Que devait-elle répondre ? Elle ne pouvait pas mentir à l’une des Blancs. Mais elle ne ferait pas non plus semblant de culpabiliser. — Oui, admit-elle. Il s’agit du Tisse-Rêves Leiard, qui est originaire de mon village. Je ne l’avais pas vu depuis dix ans. C’est lui qui a apporté au temple le message contenant la nouvelle de la mort de ma mère. Je voulais l’en remercier. — J’imagine qu’il va rentrer chez lui, maintenant qu’il a accompli sa mission. — Probablement. (Auraya haussa les épaules.) Je doute qu’il reste ici longtemps. Je ne vois pas comment la vie citadine pourrait lui convenir. Il est plutôt du genre solitaire. Dyara hocha la tête. — Les autres doivent déjà être à l’Autel. Ne les faisons pas attendre. Auraya sentit son estomac palpiter à la fois d’excitation et d’anxiété. Pour la première fois, elle allait s’asseoir avec les quatre autres Blancs afin de discuter de leurs devoirs et de leurs responsabilités. Peut-être lui donneraient-ils une tâche à effectuer – quelque chose de mineur. Et même dans le cas contraire, ce serait intéressant d’apprendre dans quelles affaires terrestres ils étaient impliqués. Le circ de Dyara se gonfla comme elle tournait les talons et sortait à grands pas. Auraya la suivit. La cage les attendait. Pendant la descente, Auraya repensa aux « éclaireurs » dont Dyara venait de lui parler. L’idée que des étrangers l’observent la perturbait. Elle se demanda s’ils l’avaient vraiment fait de leur propre chef. Etait-ce pire qu’ils en aient pris l’initiative seuls, ou que quelqu’un leur ait demandé de le faire ? Les autres Blancs me tiennent-ils à l’œil ? Si je prends des dispositions pour revoir Leiard, tenteront-ils de m’en dissuader ? Devrai-je céder ? Lorsque la cage se posa au bas de l’escalier, les deux femmes en sortirent. Les dieux m’ont choisie, raisonna Auraya en marchant. Ils savent tout de moi, y compris que je suis amie avec Leiard et bien disposée envers les Tisse-Rêves. S’ils désapprouvaient, ils auraient désigné quelqu’un d’autre. À moins que… à moins qu’ils tolèrent cet aspect de sa personnalité pour pouvoir se servir des autres. Quoi qu’il en soit, jusqu’à ce qu’ils le lui interdisent explicitement, Auraya continuerait à fréquenter des Tisse-Rêves. Elle frissonna. En apprenant le décès de sa mère, elle avait craint que ce soit un message des dieux – que ceux-ci aient tué la pauvre femme pour exprimer leur mécontentement qu’Auraya ait fait appel aux services d’un Tisse-Rêves afin de la soigner. C’est ridicule, songea-t-elle. Les dieux n’agissent pas de manière aussi détournée. Quand ils veulent quelque chose, ils le disent. Mais elle avait beau le savoir, ses craintes l’avaient poursuivie jusqu’à ce que Leiard lui assure que sa mère était bien morte des suites de sa maladie. Il faisait tiède à l’extérieur de la tour, et la chaleur du soleil promettait une journée étouffante. Dyara pressa le pas. Les deux femmes atteignirent le Dôme, entrèrent et se dirigèrent vers l’estrade située en son centre. Les trois autres Blancs les attendaient là, assis autour d’une table circulaire. Auraya sentit son pouls accélérer comme elle se rapprochait d’eux. Des souvenirs de la cérémonie d’Election resurgirent dans son esprit. Elle suivit Dyara jusqu’à l’Autel. — Bienvenue, Auraya, dit chaleureusement Juran. La jeune femme sourit et le salua de la tête. — Merci, Juran. Dyara se glissa dans un siège, et Auraya prit le dernier. Les cinq côtés de l’Autel s’ébranlèrent, se redressant jusqu’à ce que leurs pointes se touchent. Les murs irradiaient une lumière diffuse. Auraya examina les autres Blancs. Rian se tenait très droit dans sa chaise, mais son regard était lointain. Même quand il tourna la tête vers elle pour lui faire un signe du menton, il lui parut distrait. Mairae était toujours la même que dix ans plus tôt, quand elle s’était rendue à Oralyn pour négocier avec les Dunwayens. Cette marque de son immortalité fit courir un frisson le long de l’échine d’Auraya. Un jour, songea-t-elle, quelqu’un me regardera et s’émerveillera de cette preuve du pouvoir des dieux. Croisant le regard de sa jeune collègue, Mairae lui sourit, puis reporta son attention sur Juran. Le chef des Blancs avait fermé les yeux. — Chaia, Huan, Lore, Yranna, Saru. Une fois de plus, nous vous remercions pour la paix et la prospérité que vous nous avez apportées. Nous vous remercions de nous donner l’occasion de vous servir. Nous vous remercions pour les pouvoirs que vous nous avez conférés, car ils nous permettent de guider et d’aider les hommes et les femmes, jeunes ou vieux, de ce monde. — Nous vous remercions, murmurèrent les autres. Auraya, à qui Dyara avait enseigné le rituel, joignit sa voix à la leur. — Aujourd’hui, nous allons mettre toute notre sagesse à votre service, mais s’il nous arrivait de commettre une erreur de jugement ou d’œuvrer contrairement à vos desseins supérieurs, nous vous demandons de nous en informer et de nous faire connaître vos souhaits. — Guidez-nous, récita Auraya avec les autres. Juran rouvrit les yeux et promena un regard à la ronde. — Les dieux nous ont communiqué leur désir que toute l’Ithanie du Nord soit unie, dit-il en fixant Auraya. Non par la guerre ou la conquête, mais par une alliance dont chaque nation pourra choisir et négocier les termes. Celles où la foi circlienne ne domine pas seront plus sensibles à des arguments politiques et commerciaux que religieux. Aux peuples tels que les Siyee et les Elaï, qui se méfient des terrestres, nous devrons fournir des raisons de nous faire confiance. Quant aux Circliens, ils obéiront à un ordre divin, mais s’ils estiment que l’alliance est injuste ou insuffisamment bénéfique pour eux, ils risquent de causer des problèmes aux autres pays. » Commençons par discuter des alliés que nous possédons déjà. Dyara ? dit-il en se tournant vers elle. L’interpellée soupira et leva les yeux au ciel. — Les Arrins de Genria et le roi de Toren sont toujours en bisbille. Chaque fois qu’une des familles arrine produit un fils – ce qui semble arriver tous les trois ou quatre mois –, Berro restreint les importations en provenance de Genria. Le grand prêtre royal lui rappelle les termes de l’alliance, mais il faut toujours plusieurs semaines pour que les restrictions soient levées. — Et les Genriens ? Comment le prennent-ils ? — Ils serrent les dents. (Dyara sourit.) Ce n’est pas leur faute si Berro n’a pas réussi à engendrer de mâle. Jusqu’ici, les mesures de rétorsion ont été étonnamment rares. Chaque famille pourvue d’un héritier évite soigneusement d’offenser les dieux. Peut-être ont-elles compris que Guire avait choisi Laern comme successeur parce qu’il était le seul prince à n’avoir pas tenté d’en assassiner un autre. Mais quelqu’un s’assure que Berro est promptement informé de la naissance de chaque mâle arrin. — Il serait bon de démasquer ce quelqu’un, suggéra Juran. — En effet. Par ailleurs, le grand prêtre royal encourage Berro à adopter un héritier, ne serait-ce qu’à titre de mesure temporaire en attendant qu’il en engendre un. Cela pourrait le calmer un moment. Juran acquiesça et se tourna vers Mairae. — Et les Somreyans ? Mairae grimaça. — Ils ont encore refusé. Juran se rembrunit. — Quelle raison ont-ils invoquée, cette fois ? — Un détail des termes de l’alliance. Une des membres du Conseil s’est élevée contre, et les autres l’ont soutenue. — C’est un miracle que leur pays ne tombe pas en morceaux, commenta Dyara, l’air sombre. Ils n’arrivent jamais à se mettre d’accord sur quoi que ce soit. Quel était le problème, cette fois ? — La clause stipulant que les Tisse-Rêves ne devraient traiter que les soldats de leur camp. — Et la personne qui a protesté est la représentante des Tisse-Rêves, j’imagine ? Mairae opina. — Oui. La Tisse-Rêves et ancienne Arleej. Auraya savait qu’Arleej n’était pas seulement membre du Conseil des Anciens de Somrey, mais aussi la dirigeante des Tisse-Rêves. — J’ai été surprise que les autres la soutiennent. Il s’agit d’une clause mineure, et la plupart d’entre eux ont hâte de voir cette alliance conclue. Suffisamment hâte pour négliger ce genre de détail. — Nous savions que Somrey nous poserait des problèmes, commenta Rian. Nous ne pouvons satisfaire chaque membre du conseil ; ça nous forcerait à faire trop de compromis. Je propose que nous restions fermes sur la question. Juran fronça les sourcils et secoua la tête. — Je ne comprends pas. Nous ne leur avons pas demandé de changer quoi que ce soit à leurs façons de faire. Pourquoi ne peuvent-ils nous rendre la pareille ? Les autres haussèrent les épaules ou écartèrent les mains en signe d’impuissance. Juran dévisagea chacun d’eux. Puis son regard se posa sur Auraya, et son expression se fit pensive. — Tu as connu un Tisse-Rêves dans ta jeunesse, n’est-ce pas, Auraya ? Son ton n’était ni accusateur, ni même désapprobateur. Consciente que Dyara l’observait, Auraya acquiesça lentement. — Tu les comprends sans doute mieux que n’importe lequel d’entre nous. Peux-tu nous expliquer pourquoi cette clause leur pose problème ? Auraya promena un regard à la ronde et redressa les épaules. — Chaque Tisse-Rêves fait le serment de soigner toute personne qui en aura le besoin et le désir. Juran haussa les sourcils. — Donc, cette clause les obligerait à se parjurer. Et comme le Conseil ne veut pas leur forcer la main, il refuse de signer le traité. (Il reporta son attention sur Dyara.) Auraya a-t-elle le temps de lire la proposition de traité ? — Je peux lui ménager un créneau. Juran sourit. — J’ai hâte d’entendre tes suggestions, Auraya. La jeune femme lui rendit son sourire, mais il s’était déjà détourné. — Rian, parle-nous de Dunway. L’interpellé grimaça. — L’alliance tient bon. Je n’ai rien à raconter. — Et du côté de Sennon ? — L’empereur réfléchit toujours. A mon avis, il n’est pas plus près de se décider qu’il y a cinq ans. — Ça ne me surprend guère, gloussa Dyara. Rien ne va jamais vite à Sennon. Rian acquiesça. — Nous avons toujours su qu’il serait plus encore difficile à courtiser que Somrey. Quelle valeur pouvons-nous accorder à une alliance avec un pays qui n’arrive même pas à décider en quoi ou en qui il croit ? Juran hocha la tête. — Je continue à penser qu’il vaut mieux le garder pour la fin. Quand tout le reste de l’Ithanie du Nord sera uni, peut-être l’empereur se laissera-t-il enfin fléchir. (Il se redressa et sourit.) Il ne nous reste donc plus que deux nations à évoquer. Auraya remarqua que les yeux de Mairae brillaient de plus belle, tandis que Dyara pinçait les lèvres d’un air sceptique. — Si et Borra. (Juran croisa les mains devant lui.) Il y a quelques mois, j’ai envoyé à chacune d’elles un messager porteur d’une invitation à s’allier avec nous. Auraya éprouva un frisson d’excitation. Elle avait toujours été fascinée par les histoires du peuple ailé qui vivait dans les montagnes du Sud, et du peuple marin qui pouvait respirer sous l’eau. En grandissant, elle avait commencé à douter de leur réalité, mais Leiard et le prêtre Avorim lui avaient tous deux assuré que ces êtres fantastiques existaient bel et bien, même si leur description était souvent exagérée. — Je serais très impressionnée si ces messagers reviennent un jour, marmonna Dyara, l’air sombre. Auraya lui jeta un regard surpris. — Non que je pense que les Siyee ou les Elaï les assassineraient, précisa-t-elle. Mais leurs demeures ne sont pas faciles d’accès, et ce sont des gens farouches qui se méfient des humains ordinaires. — J’ai choisi mes messagers avec soin, lui assura Juran. Tous deux avaient déjà eu affaire à ces peuples – soit qu’ils aient commercé avec eux, soit qu’ils leur aient rendu visite sur leur territoire. Dyara parut impressionnée. Juran sourit, puis posa ses mains à plat sur la table et redevint sérieux. — Nous n’avons pas encore discuté des trois nations d’Ithanie du Sud : Mur, Avven et Dekkar. — Celles du culte pentadrien ? s’enquit Rian avec une expression désapprobatrice. — Oui. (Juran grimaça.) Il se peut que leur mode de vie et leur éthique soient incompatibles avec les nôtres. Les dieux veulent que l’Ithanie du Nord soit unie – pas l’ensemble de l’Ithanie. Néanmoins, une fois notre but atteint, les nations du Sud seront nos voisines. C’est pourquoi j’ai demandé à nos conseillers de rassembler le plus d’informations possible sur elles : cartes, dessins, description de leurs croyances et de leurs rituels… — Il y a des récits d’orgie ? interrogea Mairae. — Mairae ! s’exclama Dyara sur un ton de reproche. La question avait fait frémir les lèvres de Juran comme s’il réprimait un sourire. — Tu seras déçue d’apprendre que les rumeurs sont fortement exagérées. Les Pentadriens ont bien des rites de fertilité, mais seulement pour les couples mariés. Deux personnes, ça ne suffit pas pour faire une orgie. Mairae haussa les épaules. — Au moins, je sais que je ne rate rien, murmura-t-elle. Rian leva les yeux au ciel. — Tu envisages de te convertir ? lança-t-il, amusé. (Et, sans attendre de réponse, il poursuivit :) Dans ce cas, sache que tu devras obéir aux cinq chefs du culte pentadrien, qui se sont donné le joli nom de « Voix des Dieux », et à la hiérarchie de leurs fidèles, appelée « les Serviteurs des Dieux ». C’est tout de même étonnant qu’un culte si puissant ait pu se bâtir sur une foi en des dieux qui n’existent pas. On pourrait s’attendre à ce qu’ils redoutent l’influence des autres cultes, mais, en réalité, ils encouragent la tolérance. Mairae esquissa une grimace de déception feinte. — Je crains que sans les orgies, l’Ithanie du Sud ne possède aucun attrait à mes yeux. Juran gloussa. — Tu m’en vois soulagé. Nous détesterions te perdre. (Il marqua une pause et soupira.) Dernière chose : nous avons un problème plus grave à régler. Il y a quelques semaines, j’ai reçu plusieurs rapports au sujet d’attaques par une meute de vorns survenues dans l’est de Toren. Il ne s’agit pas de vorns ordinaires : ils sont deux fois plus gros. Ils ont déjà tué des voyageurs, des fermiers et des familles entières de marchands. » Nous avons envoyé plusieurs équipes de chasseurs, mais aucune n’est revenue. Une femme qui a vu son mari se faire égorger devant leur maison affirme qu’une des créatures était montée par un homme qui semblait diriger toute la meute. Au début, j’ai cru qu’elle s’était trompée. Les vorns opèrent avec une telle coordination qu’on pourrait les croire guidés par une force extérieure. Peut-être a-t-elle imaginé une silhouette humaine dans le noir. Et puis, les attaques ne semblaient pas avoir de but précis, et les victimes n’avaient rien en commun, sinon qu’elles se trouvaient dehors après la tombée de la nuit. » Mais d’autres témoins ont confirmé son histoire. Certains affirment que l’homme dirige les vorns mentalement. Si c’est vrai, il ne peut s’agir que d’un sorcier. J’ai envoyé trois prêtres de village investiguer. Si ma théorie s’avère, je vous contacterai tous télépathiquement afin que vous puissiez assister à la confrontation. Juran se redressa. — C’est tout ce dont je souhaitais vous parler aujourd’hui. Quelqu’un veut-il ajouter quelque chose ? Mairae secoua la tête. Rian dit non. Dyara jeta un coup d’œil à Auraya, puis haussa les épaules. — Rien pour le moment. — Dans ce cas, je déclare la séance levée. CHAPITRE 5 Jamais elle n’avait vu de tour aussi haute – si haute que les nuages se déchiraient sur sa pointe au passage. Des émotions conflictuelles se bousculaient en elle. Elle devrait fuir. D’un instant à l’autre, ils allaient la voir. Mais elle voulait regarder. Elle voulait observer. Quelque chose dans cette aiguille blanche la fascinait. Comme elle se rapprochait, la tour sembla se pencher au-dessus d’elle. Elle réalisa trop tard que ça n’était pas une illusion. Des fissures étaient apparues, zigzaguant le long des joints des énormes pierres avec lesquelles l’aiguille avait été construite. Tout le bâtiment allait s’écrouler. Elle se détourna et voulut s’élancer, mais l’air était épais et sirupeux, et ses jambes trop faibles ne parvenaient pas à s’y mouvoir. Devant elle, elle vit l’ombre de la tour s’allonger et s’élargir. Elle se demanda pourquoi elle n’avait pas eu l’idée de partir sur le côté pour se sortir de sa trajectoire de chute. Puis le monde explosa. L’obscurité et le silence s’abattirent brusquement sur elle. Elle ne pouvait plus respirer. Des voix appelaient son nom, mais elle ne parvenait pas à inspirer suffisamment d’air pour leur répondre. Lentement, les ténèbres glaciales rampaient vers elle. — Sorcière ! La voix de celui qui avait parlé était noire de colère, mais elle n’en demeurait pas moins une planche de salut. — Sors de là, vieille emmerdeuse ! Emerahl s’arracha à son rêve en sursaut et ouvrit les yeux. Le mur intérieur du phare disparaissait dans l’obscurité au-dessus d’elle. Par l’ouverture où, jadis, s’étaient dressées les deux grandes portes, la vieille femme entendit un bruit de pas qui approchaient et plusieurs voix qui marmonnaient. Une silhouette aux larges épaules se tenait de l’autre côté du seuil. — Sors de là, ou on vient te chercher. Sa voix était menaçante et coléreuse, mais elle trahissait également un soupçon de peur. Emerahl se défit à contrecœur des lambeaux de son cauchemar – elle aurait voulu avoir le temps de les analyser avant que les détails s’estompent – et se leva péniblement. — Qui es-tu ? demanda-t-elle. — Je suis Erine, l’échevin de Corel. Sors tout de suite, ou j’envoie mes hommes te chercher. Emerahl se dirigea vers la porte. Quatorze individus l’attendaient dehors ; certains, le nez en l’air, détaillaient le phare ; d’autres regardaient nerveusement derrière eux, et les autres observaient leur chef. Tous arboraient une mine renfrognée et une arme rudimentaire. De toute évidence, aucun d’eux ne pouvait la voir, car ils se tenaient dans la vive clarté matinale tandis qu’Emerahl était dissimulée par les ombres profondes du phare. — Alors, c’est ainsi que vous appelez votre ramassis de bicoques à présent, railla-t-elle en s’avançant sur le seuil. Corel. Un bien joli nom pour un village fondé par des contrebandiers. Dans sa fureur, l’homme aux larges épaules eut une grimace qui découvrit presque ses dents. — Corel est notre foyer. Témoigne-lui un peu de respect, ou… — De respect ? (Emerahl leva la tête pour le dévisager.) Tu débarques ici en hurlant, en me donnant des ordres et en vociférant des menaces, et tu veux que je te témoigne du respect ? (Elle fit un pas vers lui.) Regagnez votre village, gens de Corel. Vous n’obtiendrez rien de moi aujourd’hui. — Nous ne voulons ni de tes poisons, ni de tes entourloupes. (Les yeux d’Erine brillaient de colère.) Nous sommes venus faire justice. Tu t’es mêlée de nos affaires une fois de trop. Tu ne transformeras plus une seule de nos femmes en harpie et en sorcière comme toi. Nous te chassons. Emerahl le dévisagea, surprise. Puis un sourire se fit lentement jour sur ses lèvres. — Ainsi, c’est toi le père… Un instant, une expression apeurée remplaça la fureur sur le visage d’Erine. Mais celui-ci se ressaisit très vite. — Oui. Je te tuerais volontiers pour ce que tu as fait à ma petite Rinnie, mais les autres pensent que ça nous porterait malheur. — Non, ils n’y ont tout simplement pas autant perdu que toi, répliqua Emerahl. Ils se contentaient de tenter leur chance avec Rinnie. De voir jusqu’où tu les laisserais aller. Mais toi… (Elle plissa les yeux.)… Tu profitais d’elle depuis des années, et, maintenant, tu ne peux plus la toucher. Tu aimais tant t’amuser avec elle ! Ça te rend fou de ne plus pouvoir l’approcher. Erine s’était empourpré. — Ferme-la, gronda-t-il, ou je… — Ta propre fille, lui cracha Emerahl à la figure. Tu l’appelles « ma petite Rinnie » comme si c’était une enfant innocente que tu aimes et que tu protèges. Mais son enfance et son innocence ont pris fin le jour où elle a compris que son propre père était la personne la plus dangereuse pour elle. À présent, les autres hommes jetaient des coups d’œil gênés à leur chef. Emerahl ne savait pas si c’était ses accusations qui les mettaient mal à l’aise, ou le fait qu’ils savaient depuis toujours et n’avaient rien fait pour mettre un terme à la situation. Conscient de leur regard, Erine fit un gros effort pour se contrôler. — C’est elle qui t’a raconté ça, espèce de vieille folle ? Elle répand ce genre de mensonges depuis des années. Toujours en train de chercher… — Non, coupa Emerahl. (Elle se tapota le crâne d’un index.) Je peux voir la vérité, même quand les gens essaient de me la dissimuler. Ce qui était faux. Elle n’avait pas lu dans l’esprit de la gamine. Ses capacités télépathiques n’étaient plus ce qu’elles avaient été. Tous les Dons devaient être entretenus, et Emerahl vivait seule depuis trop longtemps pour avoir exercé celui-là. Mais ses paroles produisirent l’effet escompté. Les autres hommes échangèrent un regard. Certains fixèrent Erine, les yeux plissés. — Nous en avons assez de tes mensonges et de tes ensorcellements, gronda Erine. (Il fit un pas en avant.) Je t’ordonne de partir. Emerahl sourit et croisa les bras. — Non. — En tant qu’échevin de Corel, je… — Corel est en bas, dit-elle en tendant un doigt. Je vivais déjà ici avant que vos arrière-grands-pères bâtissent leurs premières huttes. Tu n’as aucune autorité sur moi. Erine éclata de rire. — Tu es vieille, mais pas à ce point. (Il jeta un coup d’œil à ses compagnons.) Vous voyez comme elle ment ? (Il reporta son attention sur Emerahl.) Les gens du village ne souhaitent pas que nous te fassions du mal. Ils veulent te donner une chance de plier bagages et de t’en aller sans faire d’histoires. Mais si tu es toujours là quand nous reviendrons dans quelques jours, ne t’attends pas à ce que nous nous montrions aussi gentils. Sur ce, il tourna les talons et s’éloigna à grandes enjambées, faisant signe aux autres de le suivre. Emerahl soupira. Imbéciles. Ils reviendront, et je devrai leur enseigner la même leçon qu’à leurs arrière-grands-pères. Ils bouderont un moment, et ils tenteront de m’affamer leurs légumes et leur pain me manqueront, et il faudra que je retourne à la pêche. Mais, au bout d’un moment, ils oublieront et reviendront quémander mon aide. Six hommes attendaient devant le gîte de Borforêt. Le liseré bleu des circs des trois prêtres semblait presque noir dans la lumière déclinante du jour. Les trois autres hommes étaient vêtus comme des fermiers et portaient chacun un paquetage. Adem roula des épaules pour ajuster plus confortablement le poids de son havresac. Puis il sortit dans la rue. Derrière lui s’éleva le bruit de pas rassurant des autres chasseurs de vorns. L’un des prêtres, puis l’ensemble du groupe planté dehors pivota vers les nouveaux venus. Adem sourit en les voyant détailler sa tenue avec une consternation palpable. Les chasseurs voyageaient léger, surtout dans la forêt. Ils emportaient parfois un pantalon et une tunique supplémentaires pour se changer après une journée de carnage, mais ceux-ci ne tardaient pas à se couvrir également de poussière et de sang. Dans le métier, les vêtements propres étaient la marque d’un mauvais chasseur. Adem remarqua avec amusement le blanc immaculé des circs de ses employeurs. Il supposait que la saleté ne serait pas très encourageante chez un prêtre. Tout de même, garder ses coiffes propres devait être un sacré boulot. — Je suis Adem Pisteur, lança-t-il. Et voici mon équipe. Il ne se donna pas la peine de présenter ses hommes un par un. De toute façon, les prêtres ne retiendraient pas leur nom. — Je suis le prêtre Hakan, répondit le plus grand de ses interlocuteurs. Voici le prêtre Barew et le prêtre Pœr, ajouta-t-il en désignant d’abord son collègue aux cheveux gris, puis celui qui avait un peu de ventre. (Enfin, il eut un geste vague en direction des fermiers.) Et ça, ce sont nos porteurs. D’une main, Adem fit rapidement le signe du cercle à l’attention des prêtres, puis il salua poliment les fermiers de la tête. Les pauvres bougres semblaient remplis d’appréhension – et non sans raison. — Merci de vous être portés volontaires, ajouta Hakan. Adem éclata d’un rire bref, pareil à un aboiement. — Volontaires ? Nous ne sommes pas des bénévoles, prêtre. Nous voulons les peaux. D’après ce que j’ai entendu dire, ces vorns sont des monstres de belle taille, et entièrement noirs. Leur fourrure nous rapportera un bon prix. Un des coins de la bouche du prêtre Hakan frémit, mais ses deux compagnons grimacèrent de dégoût. — Je n’en doute pas, approuva-t-il. Maintenant, de quelle façon nous recommandez-vous de procéder ? — Nous allons chercher des traces sur le site de la dernière attaque. — Entendu. Nous vous y conduisons immédiatement. Des visages apparurent aux fenêtres comme ils traversaient le village. Des voix s’élevèrent pour leur souhaiter bonne chance. Une femme sortit précipitamment de chez elle avec un plateau de petites tasses pleines à ras bord de tipli, la liqueur locale. Les chasseurs vidèrent joyeusement les leurs, tandis que les porteurs les imitaient avec une hâte confinant au désespoir. Les prêtres ne burent qu’une gorgée avant de reposer leur tasse encore à moitié remplie sur le plateau. Ils quittèrent le village. Aussitôt, les silhouettes noires des arbres se refermèrent de chaque côté d’eux. Le prêtre ventripotent leva une main et une vive lumière apparut, éblouissant le reste du groupe. — Pas de ça, contra Adem. Si les vorns ne sont pas loin, vous risquez de les effrayer. La lune se lèvera bientôt. Elle devrait nous fournir un éclairage suffisant. Le prêtre jeta un coup d’œil à Hakan, qui hocha la tête. La lumière s’éteignit, les laissant trébucher dans l’obscurité jusqu’à ce que leurs yeux se soient accoutumés. Le temps passa lentement, rythmé par le martèlement de leurs bottes. Puis, alors que la lune émergeait au-dessus de la cime des arbres, le prêtre Hakan s’arrêta. — Cette odeur… Ça doit être là, dit-il. Adem jeta un coup d’œil au prêtre Pœr. — Vous pouvez nous faire une lumière douce ? Le prêtre acquiesça. Il tendit de nouveau la main, et une minuscule étincelle apparut au creux de sa paume, révélant une platène accidentée un peu plus loin. Adem et les autres s’approchèrent du véhicule, qui avait une roue cassée et penchait sur le côté. La puanteur augmentait à chaque pas ; elle s’avéra provenir de la carcasse d’un arem, à demi déchiquetée par les vorns qui s’étaient repus de sa viande. Le sol était couvert de traces – des empreintes énormes qui firent palpiter d’excitation le cœur d’Adem. Celui-ci tenta d’estimer le nombre des créatures : dix, quinze ? Les empreintes s’aggloméraient sur une masse de terre piétinée. Des pas humains plus récents les traversaient. Adem remarqua un scintillement parmi elles. Il se pencha et ramassa un court morceau de chaîne en or, couverte d’une substance friable qu’il soupçonna d’être du sang séché. — C’est ici qu’ils ont trouvé le marchand, murmura Hakan. Ou, du moins, ce qu’il en restait. Adem empocha le bout de chaîne. — D’accord, les gars. Fouillez les environs et voyez où mènent ces traces. Cela ne prit pas longtemps. Quelques instants plus tard, Adem entraînait les prêtres dans la forêt, le long d’une piste qui n’aurait pas été plus facile à suivre si les empreintes géantes avaient brillé dans le noir. Ils avaient une journée de retard sur la meute, estima-t-il. Il espéra que les prêtres étaient prêts pour une longue marche. Il n’ordonna de halte que lorsque la lune se trouva directement à leur aplomb, et, même alors, il n’accorda au petit groupe que cinq minutes de repos. Quelques heures plus tard, ils atteignirent une clairière. Le sol était couvert d’empreintes de vorns – et de marques laissées par une unique paire de bottes. C’étaient les premières traces humaines qu’ils découvraient depuis le site de l’attaque. — On dirait que ces monstres se sont arrêtés ici la nuit dernière, murmura Adem. — Ils sont partis par-là, appela doucement un des chasseurs. — Les empreintes humaines s’éloignent aussi ? interrogea Adem. Il y eut une longue pause. — Non. — Les témoins racontent que ce type monte un des vorns, intervint Hakan. Adem rejoignit le prêtre. — Je ne pensais pas que ce soit possible. Mais j’imagine qu’ils sont assez gros pour ça. Je… — Sentinelle ! siffla un de ses hommes. Les chasseurs se figèrent. Adem promena un regard à la ronde, scrutant la forêt et tendant l’oreille. — Sentinelle ? chuchota Hakan. — Parfois, la meute laisse un des siens en arrière pour vérifier qu’elle n’est pas suivie. Le prêtre dévisagea Adem, éberlué. — Les vorns sont si intelligents que ça ? — Vous feriez bien de le croire. Un léger bruit attira l’attention d’Adem vers la droite, et il entendit ses hommes prendre une inspiration sifflante comme eux aussi apercevaient l’ombre qui s’éloignait à ras de terre. Une ombre énorme. Adem jura. — Un problème ? demanda Hakan. — La meute sait que nous sommes sur ses traces. Je doute que nous la rattrapions à présent. — Ça dépend, murmura le prêtre. — Vraiment ? De quoi ? Adem ne put masquer son scepticisme. Qu’est-ce que le clergé connaissait aux vorns ? — Ça dépend si le cavalier ralentit les vorns. Ou s’il souhaite que nous le trouvions. Il marque un point. À contrecœur, Adem grogna son assentiment. — Continuons, dit Hakan. Pendant les heures suivantes, ils se faufilèrent dans la forêt, suivant une piste désormais plus fraîche d’une demi-journée. L’obscurité s’épaissit comme la nuit atteignait ce stade, juste avant l’aube, où tout est froid et immobile. Les prêtres bâillaient. Les porteurs traînaient les pieds à l’arrière de la colonne, trop fatigués pour continuer à avoir peur. Les hommes d’Adem marchaient avec un manque d’enthousiasme flagrant. Et leur chef lui-même reconnaissait que leurs chances de rattraper la meute étaient bien maigres désormais. Puis un cri humain déchira le silence. Adem entendit plusieurs jurons et empoigna son arc. Le bruit venait de tout près. Un des éclaireurs avait peut-être… La forêt s’emplit d’ombres bondissantes et de mâchoires avides. — Lumière ! hurla Adem. Prêtre, lumière ! D’autres cris résonnèrent – des cris de terreur et de douleur. Adem entendit un doux bruit de pattes et pivota au moment où une ombre monstrueuse lui bondissait dessus. Il n’eut pas le temps d’encocher une flèche. Empoignant son couteau, il se jeta à terre pour esquiver, roula sur lui-même et frappa vers le haut. Sa lame se planta dans quelque chose, et l’arme lui fut arrachée des mains. Il y eut un hurlement inarticulé, inhumain. Puis quelque chose s’écroula lourdement près de lui. Ce fut alors que de la lumière inonda enfin la forêt. Adem se retrouva en train de fixer les yeux jaunes du plus gros vorn qu’il ait jamais contemplé. Du coin de l’œil, il apercevait des silhouettes blanches. Mais il n’osa pas détacher son regard de la créature pour vérifier de quoi il s’agissait. Le vorn se redressa en gémissant. Du sang dégoulinait de la fourrure poisseuse sur son ventre. Adem soupesa ses chances. La bête était proche, mais souffrante et sans doute affaiblie par la perte de sang. Inutile de s’enfuir. Même blessées, ces créatures pouvaient rattraper un homme en dix bonds. Adem tâtonna en quête d’une flèche. Le vorn rampa vers lui, sa langue rose pendant entre ses crocs. Sa gueule est plus grosse que la tête d’un homme, ne put s’empêcher de remarquer Adem. Il encocha sa flèche, visa entre les yeux du monstre et tira. Le projectile rebondit sur le crâne du vorn. Adem écarquilla des yeux incrédules. L’animal surpris avait fait un bond en arrière. — Où es-tu, sorcier ? s’époumona Hakan. Montre-toi ! Sorcier ? songea Adem. Les vorns sont protégés par de la magie ? Ce n’est pas juste ! — Pas donner ordres à moi, prêtre, répondit une voix à l’accent étrange. Le vorn gémit de nouveau, se laissa tomber à terre et roula sur le côté. Adem vit que le couteau était toujours planté dans son ventre. Il estima pouvoir prendre le risque de détourner les yeux. Prêtres, chasseurs et porteurs se tenaient massés sous une étincelle de lumière en suspension dans les airs. Ils étaient cernés par la meute. Le prêtre aux cheveux gris était accroupi à côté de quelqu’un. Hakan fixait les profondeurs de la forêt. Sous les yeux d’Adem, un étranger s’avança dans la lumière. Il ne vient pas d’ici. Il n’appartient à aucune race que je connaisse. Sa longue chevelure pâle s’étalait sur un vêtement composé de multiples couches de tissu noir. Sur sa poitrine se détachait un gros pendentif argenté en forme d’étoile à cinq branches. — Tu as tué des gens innocents, sorcier, l’accusa Hakan. Rends-toi et accepte la justice des dieux. L’étranger éclata de rire. — Je pas répondre de mes actes devant tes dieux. — Oh, tu le feras, promit Hakan. Des étincelles jaillirent de ses mains et fusèrent vers l’étranger. Mais juste avant d’atteindre leur cible, elles dévièrent de leur trajectoire et ne frappèrent que les troncs alentour, dont elles firent jaillir des morceaux d’écorce. Adem recula. Ce n’était jamais prudent de rester au milieu d’une bataille magique. Le vorn blessé grogna, lui rappelant sa présence. Adem se figea, ne sachant que choisir entre une meute de vorns géants et un déchaînement de sorcellerie. — Ta magie, toute petite, railla l’étranger. L’air ondula, et Hakan tituba en arrière en levant les mains. Adem vit un léger scintillement dessiner dans les airs un arc qui enveloppa le prêtre et ses hommes. Hakan ne riposta pas. Apparemment, il consacrait tous ses efforts à protéger le petit groupe. Un des chasseurs, qui se tenait derrière les prêtres, tourna les talons et s’élança. Il ne fit que deux pas avant de hurler et de s’écrouler. Horrifié, Adem regarda ses jambes. Elles étaient tordues selon un angle étrange, et du sang commençait déjà à imbiber le tissu de son pantalon. Adem sentit sa bouche s’assécher. Si tel est le sort que cet étranger réserve à tous ceux qui se trouvent du mauvais côté de la barrière, je n’ai plus qu’à faire le mort et espérer qu’il ne me remarque pas. Lentement, il s’accroupit près d’un buisson, à un endroit depuis lequel il pouvait encore observer l’affrontement. L’arc qui entourait le reste du groupe s’était changé en une sphère protectrice. Le sorcier gloussa sous cape, un son qui suscita un frisson le long de l’échine d’Adem. — Tu mieux faire de te rendre, prêtre. Pas gagner contre moi. Il tendit une main et recourba ses doigts comme s’il agrippait un objet invisible devant lui. — Jamais, hoqueta Hakan. Le sorcier secoua la main. Le sang d’Adem se glaça alors que la sphère tressautait. Les hommes qu’elle abritait trébuchèrent et tombèrent à genoux. Hakan se prit la tête à deux mains et poussa un hurlement. Le prêtre aux cheveux gris – Barew – se releva d’un bond et le saisit par l’épaule. Adem vit les traits de Hakan se détendre quelque peu, et il entendit Barew hoqueter. Au même moment, la sphère clignota. Hakan s’effondra. En y regardant de plus près, Adem sentit son cœur geler dans sa poitrine : les lèvres de Barew remuaient. Il capta quelques bribes de prière et éprouva le désespoir dans les mots du vieux prêtre. Celui-ci pensait qu’ils allaient mourir. Je dois ficher le camp d’ici. Adem se redressa et s’éloigna de quelques pas. — Comme tu vouloir, dit le sorcier. Adem jeta un coup d’œil en arrière juste à temps pour le voir fléchir sa main tendue et serrer le poing. Barew poussa un cri qui s’interrompit abruptement. La lumière s’éteignit, et un silence de mort lui succéda. Lentement, les yeux d’Adem s’accoutumèrent à la pâle lueur de l’aube. Quand enfin il put détailler l’endroit où s’étaient tenus les prêtres et les chasseurs, il ne put détacher son regard de ce monticule de membres broyés, d’armes et de paquetages abandonnés, de circs et de vêtements ensanglantés — pas même quand son estomac restitua tout son contenu à ses pieds. Un animal gémit non loin de lui. Une voix prononça des mots incompréhensibles sur un ton apaisant. Adem regarda les vorns se masser autour du sorcier pour se faire caresser la tête. Puis la créature blessée gémit de nouveau, et le sorcier leva les yeux, plantant son regard dans celui d’Adem. Même s’il savait que c’était sans espoir, Adem s’élança. En entrant dans la chambre de Juran, Auraya croisa le regard de chacun des autres Blancs. Leur chef l’avait réveillée quelques minutes plus tôt afin qu’elle puisse se lier mentalement aux prêtres qui combattaient le sorcier. La jeune femme avait perçu l’esprit de ses aînés, éprouvé leur stupeur et leur atterrement. — Je suis désolé, Auraya, lança Juran. Si j’avais su que l’affrontement se terminerait aussi mal, je ne t’aurais pas tirée de ton sommeil. Elle secoua la tête. — Ne t’excuse pas, Juran. Tu ne pouvais pas deviner de quelle façon ça tournerait. Et le fait qu’il se produit des choses terribles en ce monde n’est pas une révélation pour moi – même si j’apprécie ta sollicitude. Juran lui désigna une chaise. — Quel gaspillage, murmura-t-il. (Il se mit à faire les cent pas.) Je n’aurais pas dû les envoyer. J’aurais dû y aller moi-même. — Tu ne pouvais pas savoir que ce sorcier était si puissant, intervint Dyara. Cesse de culpabiliser et assieds-toi. Auraya jeta un coup d’œil à son aînée. Malgré la gravité du moment, elle était amusée de l’entendre prendre ce ton sévère avec Juran. Mais le chef des Blancs ne parut pas s’en formaliser. Il se laissa tomber dans son siège et poussa un gros soupir. — Qui est ce sorcier ? interrogea Rian. — Un Pentadrien, répondit Mairae. Il y a un dessin de son pendentif dans le rapport que nous avons reçu. Ces étoiles à cinq branches sont portées par les Serviteurs des Dieux. — Un puissant prêtre-sorcier, murmura Dyara. Juran acquiesça lentement. — Vous avez raison. Alors, que fait-il ici ? — Apparemment, il n’est pas venu commercer avec nous, ni nous proposer une alliance, grimaça Mairae. — En effet, convint Dyara. Nous devons nous demander s’il a été envoyé ici ou s’il agit de sa propre initiative. Dans un cas comme dans l’autre, nous devons nous débarrasser de lui, et nous ne pouvons pas prendre le risque d’envoyer un grand prêtre l’affronter. Rian hocha la tête. — L’un de nous doit se déplacer. — Oui. (Juran dévisagea tour à tour chacun des Blancs.) La personne qui ira sera absente plusieurs semaines. Auraya n’a pas encore terminé sa formation. Mairae est occupée avec les Somreyans. Dyara forme Auraya. Je m’en chargerais bien moi-même, mais… (Il se tourna vers Rian.) Tu n’as encore jamais eu affaire à un sorcier. As-tu le temps de t’en occuper ? Rian eut un sourire de mauvais augure pour leur adversaire. — Bien sûr que non, mais je le prendrai. Le monde doit être débarrassé de ce Pentadrien et de ses vorns. Juran acquiesça. — Dans ce cas, prends un des Porteurs et vas-y. Rian se dressa. Ses yeux brillaient d’une lueur farouche. Comme il se levait et sortait de la pièce, Auraya éprouva un bref instant de sympathie pour le sorcier pentadrien. D’après ce qu’elle avait vu jusque-là, toutes les rumeurs sur le fanatisme impitoyable de Rian étaient fondées – à l’exception, peut-être, des plus extravagantes. CHAPITRE 6 — Que penses-tu des Tisse-Rêves, Danjin Pique ? Surpris, Danjin leva les yeux. Assis face à Auraya autour de la grande table qui trônait dans la salle de réception de la jeune femme, il l’aidait à examiner les termes du projet d’alliance avec Somrey. La jeune femme soutint son regard sans ciller. Il repensa au jour où était arrivée la nouvelle de la mort de sa mère. À sa demande, il avait retrouvé l’homme qui avait apporté le message au temple. Il avait été surpris de découvrir qu’il s’agissait d’un Tisse-Rêves. Le lendemain, il avait été encore plus surpris d’apprendre qu’Auraya avait rendu visite à cet homme sous un déguisement. Il ne savait pas s’il était plus perturbé par l’idée d’une Blanche fréquentant un Tisse-Rêves, ou par le fait qu’Auraya avait tenté de dissimuler sa visite – indiquant par là qu’elle avait conscience de faire quelque chose d’inapproprié. Evidemment, la jeune femme était en train de lire ses pensées. Elle devait également savoir que Danjin avait fouillé dans son passé, découvrant ainsi que son amitié avec le Tisse-Rêves Leiard remontait à l’enfance et qu’elle était connue au sein du clergé pour sa sympathie envers les hérétiques. Elle avait dû voir dans son esprit que sa seconde rencontre avec le Tisse-Rêves n’était pas passée inaperçue et qu’il avait entendu des gens répandre des rumeurs à ce sujet, à l’intérieur comme à l’extérieur du temple. Et elle n’avait pu manquer de se rendre compte qu’il ne respectait ni n’appréciait les Tisse-Rêves. Durant les semaines écoulées depuis que son conseiller avait localisé Leiard pour elle, Auraya n’avait jamais évoqué la question des Tisse-Rêves avec lui. À présent qu’elle travaillait sur le problème somreyan, elle ne pouvait l’éluder plus longtemps. Danjin devait se montrer honnête. Inutile de prétendre qu’il était d’accord avec elle sur ce point. — Pas grand-chose de bon, je le crains, admit-il. Je les trouve pitoyables dans le meilleur des cas, et indignes de confiance dans le pire. Auraya haussa les sourcils. — Pourquoi pitoyables ? — Parce qu’ils sont si peu nombreux et si méprisés, j’imagine. Et parce qu’ils se fourvoient complètement. Ils ne servent pas les dieux ; donc, leur âme périra en même temps que leur corps. — Et pourquoi indignes de confiance ? — Leurs Dons – certains d’entre eux – leur permettent de manipuler l’esprit des gens. (Danjin hésita en prenant conscience qu’il ne faisait que répéter ce que son père avait toujours dit. Était-ce vraiment sa propre opinion ?) Par exemple, ils peuvent tourmenter leurs ennemis en leur envoyant des cauchemars. Auraya eut un faible sourire. — As-tu déjà entendu parler d’un Tisse-Rêves qui ait fait ce genre de chose ? Danjin hésita de nouveau. — Non, reconnut-il. Mais ils sont si peu nombreux à présent… Je ne pense pas qu’ils oseraient. Le sourire d’Auraya s’élargit. — As-tu déjà entendu parler d’un Tisse-Rêves qui ait fait quoi que ce soit pour mériter l’étiquette « indigne de confiance » ? Danjin acquiesça. — Il y a quelques années, l’une d’entre eux a empoisonné un patient. Le sourire d’Auraya disparut, et elle détourna les yeux. — Oui, j’ai étudié ce cas. Danjin la dévisagea, surpris. — Dans le cadre de vos études cléricales ? — Non. (La jeune femme secoua la tête.) Je me suis toujours intéressée aux crimes auxquels des Tisse-Rêves étaient mêlés. — Et que… qu’en avez-vous conclu ? Elle grimaça. — Que la Tisse-Rêves était bien coupable. Elle l’a confessé, mais je voulais m’assurer qu’on ne l’avait pas battue ou fait chanter pour lui soutirer des aveux. Aussi me suis-je penchée sur la réaction des autres Tisse-Rêves. Us se sont détournés d’elle. Pour moi, c’était la preuve la plus flagrante de sa culpabilité. Danjin était intrigué. — Ils auraient pu se détourner d’elle pour se protéger. — Non. Je pense que les Tisse-Rêves savent quand l’un d’eux a commis un crime. S’il est accusé à tort – et certains procès ont été truqués d’une manière affreusement transparente –, ils le défendent à leur façon. L’accusé reste calme, même s’il sait qu’il va être exécuté. Mais quand il est coupable, personne ne dit un mot en sa faveur. Cette femme était hystérique… (Auraya secoua lentement la tête.)… Et furieuse. Elle a insulté les siens. — J’ai entendu dire qu’elle avait réclamé du garpa pour éviter de dormir. (Danjin frissonna.) Si ces gens sont prêts à tourmenter l’une des leurs, que seraient-ils capables de faire à un ennemi ? — Pourquoi supposes-tu qu’ils la tourmentaient ? Peut-être voulait-elle simplement échapper à ses propres songes. — C’était une Tisse-Rêves. Elle contrôlait forcément ses propres songes. — Une fois de plus, ce n’est qu’une supposition de ta part. (Auraya sourit.) Tu les juges indignes de confiance parce qu’ils possèdent la capacité de nuire à autrui. Mais posséder un pouvoir ne signifie pas qu’on désire l’exercer. Je pourrai souffler ta vie d’une simple pensée ; pourtant, tu as confiance en moi. Danjin la dévisagea, perturbé par cette allusion désinvolte à ses pouvoirs divins. Auraya soutint son regard. Il baissa les yeux. — Je sais que vous ne feriez pas une chose pareille. — Alors, peut-être devrais-tu réserver ton jugement sur chaque Tisse-Rêves jusqu’à ce que tu le ou la connaisses personnellement. Il acquiesça. — Vous avez raison, bien entendu. Mais je ne peux leur faire davantage confiance qu’à des étrangers. Auraya gloussa. — Moi non plus. Ou qu’aux gens que je crois connaître, car il est arrivé que certains d’entre eux fassent preuve d’une mesquinerie ou d’une dureté dont je ne les aurais pas crus capables. Elle baissa les yeux vers le parchemin déroulé devant elle. — J’accorde beaucoup de valeur à tes conseils, Danjin – même si je ne partage pas toujours ton avis. Ma perspective en la matière est unique. Je ne suis pas une Tisse-Rêves, et je ne possède d’eux qu’une compréhension partielle. Mais je ne suis pas non plus une Circlienne typique, qui se méfie des Tisse-Rêves dans le meilleur des cas et les persécute activement dans le pire. Pour trouver un moyen de persuader les Somreyans de signer ce traité, j’ai besoin de comprendre le point de vue de toutes les parties en présence. Danjin remarqua le pli soucieux qui s’était formé entre ses sourcils pendant qu’elle parlait. Quand on lui avait proposé ce poste, Dyara lui avait assuré qu’Auraya ne recevrait pas de tâche trop difficile pendant ses cinq premières années au sein des Blancs. Apparemment, une mission délicate lui avait quand même échu. Mais sa connaissance des Tisse-Rêves faisait d’elle la personne la plus qualifiée pour régler le problème. Peut-être était-ce la raison pour laquelle les autres Blancs autorisaient le peuple à savoir que la nouvelle Élue des dieux tolérait les hérétiques – voire qu’elle les soutenait. Quelles répercussions cela aurait-il à long terme ? La loi qui disait que solliciter les services d’un Tisse-Rêves constituait un crime était si souvent ignoré que très peu de ceux qui l’enfreignaient se voyaient jamais punis. La tolérance d’Auraya inciterait-elle davantage de gens à défier les autorités ? Auraya ne disait rien. Elle avait reporté son attention sur le traité. — Contre quelles clauses les Somreyans ont-ils d’abord protesté ? Danjin avait anticipé cette question. Rapprochant de lui une tablette de cire, il récita une longue liste des modifications réclamées par les Somreyans. Les trois dernières concernaient exclusivement les Tisse-Rêves. — Ce ne sont pas de nouvelles clauses, n’est-ce pas ? Elles ont toujours figuré dans le traité. — Oui. — Dans ce cas, pourquoi les Somreyans n’y ont-ils pas fait objection dès le début ? Danjin haussa les épaules. — Au fur et à mesure que se règlent les questions importantes, les détails deviennent plus apparents. Du moins, c’est ce qu’ils prétendent. — Et ils les remarquent un par un ? lança Auraya d’une voix lourde de scepticisme. Danjin gloussa. — Chaque fois qu’un problème est réglé, ils en soulèvent un autre. — Penses-tu qu’ils temporisent ? Vois-tu une raison pour laquelle le Conseil des Anciens chercherait à retarder la signature ? À moins que ce soit juste les Tisse-Rêves qui souhaitent repousser ou empêcher la conclusion de l’alliance ? — Je l’ignore. Mairae semble certaine que la plupart des membres du Conseil souhaitent cette alliance. Auraya pianota sur la table. — Donc, ou bien ils sont mécontents de certains détails et nous les soumettent un par un pour éviter que ces détails soient éclipsés par des questions plus importantes, ou ils nous font marcher. Dans le premier cas, la patience viendra à bout d’eux. Dans le second… — Dans le second, rien ne pourra les persuader, sinon une interférence directe dans la politique somreyanne. — Ça m’étonnerait que nous en arrivions là. Il faut simplement réduire le pouvoir de la représentante des Tisse-Rêves. Danjin la dévisagea, surpris. Il ne s’était pas attendu à une telle suggestion venant d’une sympathisante à la cause des Tisse-Rêves. — Comment ? — En donnant une partie de ce pouvoir à un autre Tisse-Rêves. — Le Conseil ne peut compter qu’un seul représentant de chaque religion. Comment envisagez-vous de changer cela sans intervenir dans la politique somreyanne ? — Je n’ai pas l’intention de faire siéger un second Tisse-Rêves au Conseil, le détrompa Auraya. Il s’agirait d’un poste distinct. — Qui serait attribué par qui ? — Par les Blancs. — Les Somreyans ne l’accepteraient jamais ! — Ils n’auraient pas le choix. Ça n’aurait rien à voir avec eux. Danjin plissa les yeux. — D’accord, vous avez réussi à me mystifier. Expliquez-vous clairement. Auraya gloussa. — De toute évidence, les Blancs ont besoin de quelqu’un pour les conseiller sur la question des Tisse-Rêves. — Et ce conseiller serait lui-même un Tisse-Rêves ? — Bien entendu. Les Tisse-Rêves somreyans n’écouteraient jamais un Circlien. Danjin acquiesça et entreprit d’énumérer les avantages de cet arrangement. — Je vois. D’abord, cela flatterait les Tisse-Rêves. En engageant l’un d’eux, les Blancs reconnaîtraient publiquement qu’ils possèdent une certaine valeur. Et ce conseiller se chargerait personnellement des discussions sur les clauses de l’alliance. Ainsi, confrontée à un de ses semblables, la représentante des Tisse-Rêves serait forcée de négocier avec sa raison plutôt qu’avec son cœur. — Et il pourrait faire des suggestions sur la manière de modifier les termes de l’alliance pour réduire le nombre des protestations, ce qui accélérerait le processus, ajouta Auraya. Et maintenant, quels sont les inconvénients ? se demanda Danjin. Quelles sont les failles de ce plan ? — Vous devrez prendre garde que les objectifs de ce conseiller ne soient pas contraires aux vôtres, dit-il. Il ou elle pourrait proposer des changements bénéfiques pour son peuple, mais dont les conséquences s’avéreraient nuisibles pour nous. — Pour cela, il ou elle devrait être aussi inconscient de ces conséquences que moi, répliqua Auraya en se tapotant le front. Il n’existe que quatre personnes au monde capables de me mentir. Un frisson d’excitation parcourut Danjin. Ainsi, les Blancs ne pouvaient pas lire dans l’esprit les uns des autres. Il avait toujours soupçonné qu’il en était ainsi. — Bien sûr, il se peut qu’aucun Tisse-Rêves n’accepte de travailler pour nous, prévint-il. Auraya sourit. — Vous avez quelqu’un en tête ? Alors même qu’il posait la question, Danjin connaissait déjà la réponse. — Évidemment. Je ne me sentirai à l’aise qu’avec quelqu’un en qui j’ai confiance. Qui de plus indiqué, donc, que le Tisse-Rêves que je connais personnellement ? Tandis que la platène s’éloignait en cahotant, Auraya promena un regard à la ronde. Dyara et elle se trouvaient dans un large espace plat, entre des rangées d’arbres cultivés. De longues herbes se balançaient dans la brise. Au loin, un prêtre et une prêtresse montés sur de grands reynas blancs trottaient autour d’un champ. Tous deux semblaient familiers. — Ce sont bien… ? — Juran et Mairae, confirma Dyara. Nous appelons le dernier jour du mois le Jour de l’Entraînement, parce que c’est celui où nous travaillons avec les Porteurs. Une fois que tu as établi un lien avec l’un d’eux, tu dois l’entretenir. — C’est mon programme d’aujourd’hui ? Dyara secoua la tête. — Non. Tôt ou tard, tu devras apprendre à monter, mais ce n’est pas une priorité. Il est beaucoup plus important de t’enseigner à te servir de tes nouveaux Dons. Les deux reynas firent demi-tour en exécutant une manœuvre compliquée, leurs pattes remuant à l’unisson. Auraya ne s’imaginait pas du tout restant sur le dos de l’un d’eux pendant qu’il s’agitait de la sorte. Elle espéra que son soulagement à l’idée de garder les pieds au sol pour le moment n’était pas trop manifeste. — Le bouclier que je t’ai appris à dresser la dernière fois repoussera la plupart des types d’attaques, dit Dyara en adoptant le ton désormais familier à Auraya du cours magistral. Il déviera les projectiles, les flammes et les champs de force, mais il n’arrêtera pas la foudre. Par chance, la foudre est naturellement attirée par le sol. Elle prendra le chemin le plus facile – à travers toi. Pour l’en empêcher, tu devras lui fournir un chemin alternatif, et tu devras le faire vite. Dyara tendit une main. Un ruban de lumière torturée fusa depuis ses doigts vers le sol, et une détonation assourdissante résonna à travers le champ. Une brûlure apparut sur l’herbe. L’air crépita. — Quand pourrai-je faire ça ? souffla Auraya. — Seulement quand tu auras appris à te défendre contre, répliqua Auraya. Je vais commencer par de petits éclairs, en visant toujours le même endroit. Tu devras essayer de les dévier. Au début, Auraya eut l’impression qu’on lui avait ordonné d’attraper la lumière du jour avec ses mains. Les éclairs jaillissaient trop vite pour qu’elle puisse les percevoir à temps. Elle remarqua néanmoins que leur tracé n’était jamais le même. La foudre devait avoir une raison de suivre une trajectoire différente. Une raison en rapport avec l’air. — Dyara ? Auraya ? appela une voix dans sa tête. Dyara sursauta et redressa les épaules. Visiblement, elle l’avait entendue elle aussi. — Juran ? répondit-elle. Auraya jeta un coup d’œil vers le champ, mais les deux cavaliers ne s’y trouvaient plus. — Rian a trouvé le Pentadrien. Concentrez-vous sur son esprit à travers le mien. Dyara regarda Auraya et hocha la tête. Fermant les yeux, la jeune femme tâtonna en quête de l’esprit de Juran. Comme elle se liait avec lui, elle perçut la présence mentale de Mairae et de Dyara. Mais les pensées de Rian exigeaient toute son attention. Des sons et des images émanaient de lui. Une forêt. Une maison de pierre à moitié écroulée. Un homme en noir, debout sur le pas de la porte. Auraya prit une inspiration émerveillée en découvrant qu’elle voyait ce que voyait Rian aussi bien que si elle s’était tenue à sa place. Elle le sentait également conjurer de la magie pour alimenter son bouclier de protection. Le Pentadrien regardait Rian approcher. Il était entouré par ses vorns. Tendant la main, il caressa la tête de celui qui était assis à ses pieds et murmura quelque chose dans son étrange langage. Rian fit arrêter sa monture et mit pied à terre. Il donna un ordre mental à son Porteur, qui s’éloigna au galop. Le sorcier croisa les bras sur sa poitrine. — Tu venir me capturer, prêtre ? — Non, répondit Rian. Je suis venu te tuer. Le sorcier sourit. — Ça pas très poli. — C’est tout ce que tu mérites, assassin. — Assassin ? Moi ? Tu parler de prêtres et chasseurs, oui ? Je juste me défendre. Eux attaquer les premiers. — Et les fermiers et les marchands que tu as massacrés ? Eux aussi, ils t’avaient attaqué les premiers ? cracha Rian. — Je ne parviens pas à lire dans son esprit, rapporta-t-il. Ses pensées sont protégées. — Dans ce cas, il pourrait être dangereux, prévint Juran. — Aussi puissant qu’un des immortels de l’ge précédent. Ça promet un combat intéressant. — Je pas attaquer fermiers et marchands, se défendit le sorcier en grattant la tête d’un vorn. Mes amis, affamés. Personne leur donner respect ou nourriture. Vous gens ni polis ni respectueux avec moi et mes amis depuis jour de notre arrivée. Maintenant, tu dire toi me tuer. (Il secoua la tête.) Vous gens pas accueillants. — Pas envers les assassins, non. Il se peut que la barbarie ne soit pas un crime dans ton pays, mais, dans le nôtre, elle est passible de mort. — Tu croire que toi pouvoir me punir ? — Avec la bénédiction et le pouvoir des dieux. Auraya éprouva le jaillissement d’adoration et de détermination dans le cœur de Rian. Il est totalement dévoué aux dieux, se surprit-elle à penser. Comparé à lui, les autres Blancs et moi ne sommes que loyaux. Pourtant, les dieux doivent trouver cela acceptable ; sinon, ils auraient choisi d’autres prêtres pour les servir. Le sorcier éclata de rire. — Les dieux jamais bénir toi, hérétique. — Je ne parle pas de tes dieux de pacotille, répliqua Rian, mais du Cercle. Des dieux vrais, vivants. Il conjura sa magie et la projeta hors de lui en lui donnant la forme d’un torrent de chaleur blanche. Devant le sorcier, l’air se changea brusquement en un mur de violentes ondulations. Une vague d’air tiède se rabattit sur Rian. La sphère de protection dont celui-ci s’était enveloppé s’enfonça sous la pression. Il la renforça instinctivement, repoussant la force qui l’assaillait. Auraya entendit du bois craquer comme les arbres autour de lui encaissaient le choc du rebond de pouvoir. Rian attaqua de nouveau, cette fois en modelant des fléchettes d’énergie qui s’abattirent sur le sorcier de toutes parts. Mais les défenses du Pentadrien tinrent bon, et il riposta en décochant des éclairs que Rian dévia vers le sol. Voilà comment il faut faire, songea Auraya. Sous les pieds de Rian, la terre se cabrait et tressautait. Le Blanc pressa dessus avec sa magie pour la stabiliser. Simultanément, il aspira l’air autour du sorcier afin d’emprisonner celui-ci dans un vide où il ne pourrait pas respirer. Mais son adversaire lui reprit aussitôt l’air dérobé. — Il me teste, constata Rian. — C’est aussi ce que je pense, acquiesça Juran. Rian sentit une force l’envelopper et comprimer son bouclier. Il tenta de la repousser, mais elle continua à croître. Auraya ne fut pas surprise de voir que le sorcier se tenait une main tendue devant son adversaire, les doigts recourbés ainsi que des griffes comme pendant sa bataille contre les prêtres. — Maintenant, on va voir qui est le plus fort, commenta Rian. Il résistait à la puissance invisible qui tentait de le broyer tout en guettant d’autres attaques éventuelles. Quelques minutes s’écoulèrent, durant lesquelles le sorcier ne cessa d’augmenter la pression sur son bouclier tandis que lui-même augmentait lentement le niveau de sa résistance. Soudain, la puissance invisible s’évanouit. Rian réagit très vite, mais pas assez pour dissiper l’onde de force brutale qui se déversait de lui. Des arbres se brisèrent sous l’assaut. La maison à demi écroulée vola en éclats. De la poussière et des cailloux emplirent l’air, masquant les alentours. Rian déploya une magie plus douce pour les repousser vers le sol. Le sorcier n’était plus là. Promenant un regard à la ronde, Rian vit une énorme créature noire filer ventre à terre. Un homme était monté sur son dos. Il lui décocha un éclair, mais celui-ci contourna le sorcier en fuite sans le toucher et s’enfonça dans le sol. — Que les dieux le foudroient, siffla Rian comme le Pentadrien et sa monture disparaissaient entre les arbres. Il envoya un appel mental à son Porteur, qui n’était pas allé bien loin. — Prends garde, lui conseilla Juran. Suis-le, mais méfie-toi. Il est puissant, et une attaque surprise pourrait s’avérer mortelle. Un frisson parcourut l’échine d’Auraya. Mortelle ? Pour Rian ? Elle était pourtant persuadée que rien ne pouvait le blesser… — Pas aussi puissant que moi, répliqua Rian, la colère et la détermination assombrissant ses pensées. Il n’aura pas l’occasion de me tendre une embuscade. Je n’aurai ni sommeil ni repos avant qu’il soit mort. Puis ses pensées s’estompèrent de l’esprit d’Auraya. La jeune femme ouvrit les yeux. Son regard croisa celui de Dyara. — Eh bien, c’était enrichissant, commenta son aînée sur un ton sec. Ça faisait longtemps que nous n’avions pas eu affaire à un adversaire aussi puissant. (Elle plissa les yeux.) Tu sembles perplexe. — En effet, admit Auraya. Rian est-il en danger ? — Non. — Alors pourquoi Juran l’a-t-il mis en garde contre une éventuelle attaque surprise ? Je croyais qu’on ne pouvait pas le tuer. Dyara croisa les bras. — Seulement s’il commet une erreur stupide – ce qui n’arrivera pas. Je lui ai enseigné à faire attention. — Donc, nous ne sommes pas invulnérables. Ni immortels, en déduisit Auraya. Dyara sourit. — Pas exactement. Nous n’en sommes pas loin, mais nous avons des limitations. L’accès à la magie, par exemple. Souviens-toi de ce que je t’ai appris : lorsque nous conjurons du pouvoir, nous consumons une partie de celui qui nous entoure. Si nous en utilisons beaucoup, il devient de plus en plus lointain et difficile à atteindre. Il finira par retrouver son niveau habituel à l’endroit que nous avons drainé, mais ça ne se produira pas instantanément. Donc, pour trouver une nouvelle source de magie après avoir épuisé celle qui nous entoure, nous devons changer de position. » Il est très rare que nous ayons besoin d’une telle quantité de magie, poursuivit Dyara. Mais la cause la plus probable d’un tel événement serait une bataille avec un autre sorcier – un sorcier exceptionnellement puissant. Le drainage d’un site donné peut nous affaiblir à un moment inopportun. Elle marqua une pause, et Auraya hocha la tête pour montrer qu’elle comprenait. — Une autre de tes limitations est ta capacité à assimiler et à utiliser les Dons. Les dieux ne peuvent qu’amplifier les Dons que nous possédons déjà. Chacun de nous est aussi puissant qu’ils ont pu le rendre. C’est pourquoi nous ne sommes pas tous égaux – pourquoi Mairae est la plus faible et Juran le plus fort. — Est-il possible qu’un sorcier nous surpasse ? — Oui, bien que de tels individus soient très rares. Celui-ci est le premier dont j’entends parler depuis près d’un siècle. (Dyara eut un sourire funeste.) Tu nous rejoins en des temps intéressants, Auraya. Le manque d’entraînement est une troisième limitation, mais, à la vitesse où tu apprends, je suis certaine que tu la surmonteras très vite. Ne t’en fais pas. Jamais nous ne t’enverrions te colleter avec un sorcier aussi puissant avant que tu aies terminé ta formation. Auraya sourit. — Je ne suis pas inquiète. Et je me demandais comment nous pouvions être invulnérables quand les dieux eux-mêmes ne le sont pas. Dyara fronça les sourcils. — Que veux-tu dire ? — Nombre d’entre eux ont péri durant la Guerre des Dieux. S’ils ne sont pas immortels, nous ne pouvons pas l’être non plus. — Je suppose que tu as raison. Entendant un bruit de cavalcade, les deux femmes pivotèrent. Juran et Mairae se dirigeaient vers elles. Comme les reynas s’arrêtaient, Auraya remarqua qu’ils ne portaient pas de rênes. Elle se souvint de ce que Dyara lui avait dit : les Porteurs étaient dirigés par des instructions mentales. Juran baissa les yeux vers Auraya. — J’ai une question pour toi. Mairae m’informe que tu as fini d’étudier la proposition de traité d’alliance avec les Somreyans. As-tu des modifications à suggérer ? — Quelques-unes, même si je soupçonne qu’il faudra en faire davantage. En le lisant, je me suis aperçu que je ne connaissais pas les Tisse-Rêves aussi bien que je le pensais. Par exemple, je sais de quelle façon ils soignent la pourrimone, mais j’ignore tout de la place qu’ils occupent dans la société somreyanne. J’ai commencé à regretter de n’avoir pas d’expert à consulter, et une solution potentielle m’est apparue. Ce qu’il nous faut, c’est un conseiller sur les questions qui concernent les Tisse-Rêves. Juran tourna la tête vers Mairae. — Tu as déjà essayé d’en engager un, non ? Mairae opina. — Je n’ai pu trouver personne qui possède les connaissances appropriées. Auraya sentit son cœur accélérer, mais elle enchaîna : — As-tu tenté de t’adresser à un Tisse-Rêves ? — Non. Je pensais qu’ils refuseraient de coopérer. Juran avait haussé les sourcils, mais son expression n’était pas désapprobatrice. — Crois-tu qu’ils pourraient accepter, Auraya ? — Oui, s’ils pensaient que notre dessein ne menace pas leur bien-être. Ce qui n’est pas le cas de l’alliance, pour ce que j’ai pu en voir. (La jeune femme eut un sourire grimaçant et se toucha le front.) Et nous pouvons nous prémunir contre la possibilité que leur dessein soit contraire au nôtre. — Ce dont ils seront parfaitement conscients. (Juran tendit une main et gratta son Porteur entre les oreilles, à la base d’une corne.) Ça m’étonnerait que l’un d’eux accepte, mais, le cas échéant, les avantages seraient évidents. Mairae sourit. — La représentante des Tisse-Rêves au Conseil somreyan ne s’opposerait pas si farouchement à l’un des siens. — Non, acquiesça Juran. — Cela reviendrait à admettre qu’ils ont du pouvoir et de l’influence, fit remarquer Dyara. Mairae haussa les épaules. — Pas plus qu’ils n’en détiennent réellement. Pas plus que nous ne leur en avons déjà reconnu dans les termes du traité. — Si nous faisons ça, le peuple pensera que nous les approuvons, insista Dyara. — Pas que nous les approuvons : que nous les tolérons, nuança Mairae. Nous ne pouvons pas faire comme s’ils n’avaient aucun pouvoir à Somrey. Dyara ouvrit la bouche, puis la referma et secoua la tête. Juran reporta son attention sur Auraya. — Si tu parviens à trouver un Tisse-Rêves qui accepte de nous servir, je t’enverrai à Somrey avec Mairae. — Mais Auraya vient juste de commencer sa formation, protesta Dyara. C’est trop lui demander à ce stade. — La seule autre solution serait d’abandonner les négociations. (Juran jeta un coup d’œil à Auraya et haussa les épaules.) Si tu échoues, les gens supposeront que c’était dû à ton manque d’expérience plutôt qu’à une erreur stratégique de notre part. — Ce n’est pas très juste pour elle, fit valoir Dyara. Auraya secoua la tête. — Ça m’est égal. Juran prit l’air pensif. — Si Mairae se comportait comme si elle ne s’attendait pas à faire le moindre progrès, mais t’avait emmenée avec elle pour te familiariser avec d’autres systèmes de gouvernement… Qu’ils te sous-estiment. Ça n’a pas d’importance. (De nouveau, il fixa son regard sur Auraya.) Entendu. Fais-le. Vois si tu peux nous trouver un conseiller. — Tu as quelqu’un en tête ? interrogea Mairae. Auraya hésita. — Oui. Le Tisse-Rêves de mon village. Il séjourne temporairement à Jarime. Juran fronça les sourcils. — Un vieil ami. S’il venait à nous poser problème, ça pourrait être déplaisant pour toi. — Je sais. Mais je préfère travailler avec quelqu’un que je connais bien. Il acquiesça lentement. — Très bien. Prends tout de même garde à ne pas te compromettre par amitié. C’est un piège dans lequel il n’est que trop facile de tomber, dit-il sur un ton de regret. — Je serai prudente, lui assura Auraya. Juran flatta l’encolure de son Porteur, qui racla le sol d’une de ses pattes antérieures. Auraya résista à son envie de reculer. C’étaient des créatures si impressionnantes ! — Nous devons retourner à notre entraînement, dit Juran. Tandis que Mairae et lui s’éloignaient, Auraya se demanda ce qui avait bien pu se passer pour lui inspirer un regret si évident. Peut-être le découvrirait-elle un jour. Elle ignorait tant de choses au sujet des autres Blancs ! Mais elle aurait tout le temps d’y remédier. Peut-être pas l’éternité, mais – comme l’avait dit Dyara – pas loin. CHAPITRE 7 Cinq personnes étaient assises sur des bancs dans la salle commune de la maison des Boulanger. Une autre Tisse-Rêves, Olameer, était arrivée en ville ce matin-là. C’était une Somreyanne d’âge mûr, en voyage dans le Sud pour se procurer des herbes qui ne poussaient pas dans le climat plus froid de sa contrée natale. Jayim n’avait presque rien dit de tout le repas. — Vous avez déjà visité Somrey, Leiard ? s’enquit Tanara. Leiard fronça les sourcils. — Je n’en suis pas certain. J’en ai des souvenirs, mais je suis incapable de les situer dans mon passé. Olameer le scruta d’un regard pénétrant. — Ce sont sans doute des souveliens. — Probablement, acquiesça Leiard. — Mais tu n’en es pas certain, répéta Olameer. As-tu d’autres souvenirs du même genre ? — Beaucoup, admit-il. — Pardonnez-moi, mais que sont les « souveliens » ? intervint Tanara. Olameer sourit. — Les Tisse-Rêves lient parfois leur esprit pour se communiquer des idées et des images. C’est plus facile et plus rapide d’expliquer les choses de cette façon. Nous utilisons également ce procédé durant certains de nos rituels, et pour mieux nous connaître les uns les autres. (Elle dévisagea Leiard, et son sourire se mua en un froncement de sourcils pensif.) Ainsi, nous tendons à accumuler des souvenirs qui ne nous appartiennent pas. Mais, en général, nous parvenons à faire la différence entre les deux. Dans le cas d’un souvenir assez ancien, toutefois, il peut être facile d’oublier sa provenance. Et exceptionnellement, si un Tisse-Rêves a subi un traumatisme, ses souvenirs peuvent se mélanger avec ceux des personnes auxquelles il a lié son esprit. Leiard sourit. — Je n’ai pas subi de traumatisme, Olameer. — Aucun dont tu te souviennes, répliqua-t-elle doucement. Il haussa les épaules. — En effet. — Veux-tu… que nous liions nos esprits ce soir ? Je pourrais examiner les souvenirs concernés et, s’ils ne sont pas les tiens, tenter de découvrir à qui ils appartiennent. Leiard acquiesça lentement. — Volontiers. Ça fait trop longtemps que je n’ai pas communié. (Remarquant que Jayim l’observait, il sourit.) Et Jayim devrait se joindre à nous. Il n’a reçu aucune formation depuis la mort de son professeur, il y a six mois. — Oh, ne vous embêtez pas pour moi, dit très vite le jeune homme. Je ne ferais… que vous gêner. Tanara dévisagea son fils, surprise. — Jayim ! Tu devrais profiter de cette offre généreuse ! Leiard jeta un coup d’œil à Olameer, qui affichait une expression entendue. — Je ne peux pas. Je rends visite à un ami ce soir, dit Jayim à sa mère. Millo fronça les sourcils. — Tu ne nous en avais pas parlé. Comptes-tu y aller seul ? Tu sais que c’est dangereux. — Ça ira, promit Jayim. Vin n’habite pas loin. Tanara pinça les lèvres. — Tu n’auras qu’à y aller demain matin. — Mais j’ai promis ! protesta Jayim. Il est malade. Tanara haussa les sourcils. — Encore ? — Oui. Il a le mal de la respiration. Ça empire toujours en été. — Dans ce cas, je ferais bien de t’accompagner, dit Leiard. Je connais de nombreux remèdes pour les affections pulmonaires. — Je… — Merci, Leiard, sourit Tanara. C’est très gentil de votre part. Jayim regarda sa mère, puis Leiard. Ses épaules s’affaissèrent. Tanara se leva et se mit à débarrasser la table. Olameer bâilla délicatement et se leva pour l’aider. — C’est aussi bien, murmura-t-elle. Je suis sans doute trop fatiguée pour t’être d’une aide quelconque, Leiard. Je ne dors jamais bien en mer. Le Tisse-Rêves acquiesça. — Merci pour ta proposition. Une autre fois, peut-être ? — Je partirai tôt demain matin, mais si tu es là à mon retour, nous communierons à ce moment-là. En attendant, prends soin de toi. Olameer se leva, puis toucha son cœur, sa bouche et son front. Leiard lui retourna son salut, et, du coin de l’œil, il vit Jayim les imiter précipitamment. Comme elle quittait la pièce, il se leva et fixa le jeune homme d’un air interrogateur. — Que fait ton ami dans la vie ? Jayim se leva. — Son père est tailleur ; il apprend le métier pour lui succéder. — Ses parents refuseront-ils de me recevoir ? Le jeune homme hésita. De toute évidence, il envisageait d’en profiter pour se débarrasser de Leiard. Mais il finit par secouer la tête. — Non. Ça ne les dérangera pas que vous veniez chez eux. Mon professeur les aidait depuis que Vin était bébé. C’est comme ça que je l’ai rencontré. Je vais chercher mon sac. Leiard attendit que Jayim ressorte de sa chambre avec une petite besace. Une fois dehors, le jeune homme se mit à marcher rapidement. La rue était sombre et calme. Des carrés de lumière vive se découpaient aux fenêtres des maisons qui la bordaient, et Leiard entendait des voix et du mouvement à l’intérieur. — Pourquoi as-tu décidé de devenir un Tisse-Rêves, Jayim ? demanda-t-il tout bas. Le jeune homme lui jeta un coup d’œil, mais il faisait trop noir pour déchiffrer son expression. — Je ne sais pas. J’aimais bien Calem, mon professeur. A l’entendre, c’était une noble vocation. J’aiderais les gens de façons dont les Circliens sont incapables. Et je détestais les Circliens. — Dois-je en déduire que ce n’est plus le cas aujourd’hui ? — Si, mais… — Mais ? — Je ne les déteste plus autant. — À ton avis, quelle est la raison de ce changement ? Jayim soupira. — Je l’ignore. Sentant que le jeune homme réfléchissait, Leiard garda le silence. Ils tournèrent dans une rue plus étroite. — Peut-être que je ne déteste pas tous les Circliens, mais seulement une partie d’entre eux. — La haine dirigée contre un individu ne fonctionne pas de la même façon que la haine dirigée contre tout un groupe. En général, il est plus difficile de haïr tout un groupe une fois que tu as compris que tu apprécies l’un de ses membres. — Auraya, par exemple ? À la mention de la jeune femme, Leiard fut parcouru par un étrange frisson. Il avait revu son ancienne élève deux fois depuis sa première visite. Ils avaient parlé de gens de leur village qu’ils connaissaient tous les deux, et de ce qui s’était passé depuis le départ d’Auraya. Celle-ci avait raconté des anecdotes du temps où elle était initiée, puis prêtresse. À un moment, elle avait avoué sa surprise que les dieux aient porté leur choix sur elle. « Je n’ai pas toujours été d’accord avec les autres Circliens, avait-elle grimacé. Je suppose que c’est ta faute. Si j’avais grandi à Jarime, j’aurais probablement l’esprit aussi étroit que tous mes confrères. » — Oui, acquiesça Leiard. Auraya est différente. — Mais, pour moi, c’est l’inverse, poursuivit Jayim. À présent, je me rends compte que je ne déteste pas tous les Circliens juste parce que certains d’entre eux sont méprisables. — Et je ne déteste pas les Circliens – seulement leurs dieux, dit une petite voix dans les profondeurs de l’esprit de Leiard. L’intense jaillissement d’émotion qui suivit lui fit prendre une inspiration hoquetante. Pourquoi ai-je enterré une haine pareille ? se demanda-t-il. Pourquoi ne refait-elle surface que maintenant ? — Je… j’ai des doutes, Leiard. Le Tisse-Rêves reporta son attention sur le jeune homme qui marchait à ses côtés. — À propos de quoi ? Jayim soupira. — De mon avenir. Je ne suis plus certain de vouloir être un Tisse-Rêves. — Je m’en doutais. — À votre avis, que dois-je faire ? Leiard sourit. — Que veux-tu faire ? — Je ne sais pas. — Qu’attends-tu de la vie, alors ? — Je ne sais pas non plus. — Bien sûr que si. Veux-tu de l’amour ? Des enfants ? De l’argent ? Pourquoi pas la gloire ? Ou le pouvoir ? Ou les deux ? À moins que tu préfères la sagesse et la connaissance. Quel objectif désires-tu poursuivre, Jayim ? Et qu’es-tu prêt à sacrifier pour l’atteindre ? — Je n’en sais rien, haleta le jeune homme, désespéré. Il s’engagea dans une ruelle si étroite que Leiard fut forcé de marcher derrière lui. Une odeur aigre de légumes pourris emplissait l’espace sombre et exigu. — Ça n’a rien d’étonnant. Tu es jeune. Il faut du temps pour… La sensation d’une menace submergea Leiard. Il agrippa l’épaule de Jayim. — Quoi ? demanda sèchement le jeune homme. Une expiration sifflante résonna dans la ruelle, puis se changea en rire. Deux autres voix s’esclaffèrent de concert. Tandis que trois silhouettes se découpaient dans la pénombre, Jayim jura entre ses dents. — Qu’est-ce que tu fiches dehors à cette heure-ci, Rêveur ? La voix était jeune et masculine. Leiard se laissa envahir par les émotions de ces inconnus. Il éprouva un mélange d’intentions prédatrices et de cruauté avide. — Il est avec un ami, prévint une seconde voix. — Un ami ? s’esclaffa le premier garçon. (Mais de la prudence vint aussitôt tempérer ses pensées.) Les Rêveurs n’ont pas d’amis. Ils ont des sentinelles. Des gens qui montent la garde pour eux au cas où quelqu’un surviendrait pendant qu’ils sont en train de séduire les femmes ou les filles d’autrui. Dommage pour toi, Rêveur. On est arrivés les premiers. Cette fois, tu ne t’approcheras pas de Loiri. Séduire les femmes ou les filles… Une image traversa l’esprit de Leiard. Il faisait face à deux hommes, tous deux en colère, tous deux brandissant des armes. Au-dessus d’eux, une femme apparut à une fenêtre. Bien que son visage soit plongé dans l’ombre, il sut qu’elle était belle. Elle poussa des cris furieux qui n’étaient pas dirigés contre lui, mais contre ses adversaires. — Je ne suis pas venu voir Loiri, Kinnen, répliqua Jayim, les dents serrées. Je suis venu voir Vin. Il m’attend. Leiard secoua la tête comme l’image s’estompait. Un autre souvelien ? Il ne se souvenait pas d’avoir jamais désiré une femme à ce point. Ce genre de chose l’aurait sûrement marqué. Mais les souveliens le font aussi. — Vin n’est pas malin s’il s’associe avec des Tisse-Rêves, intervint une troisième voix. Qu’y a-t-il dans ton sac, Jayim ? — Rien. La voix de Jayim ne tremblait pas, mais Leiard sentit sa peur grimper brusquement en flèche. Comme les trois brutes se rapprochaient, il canalisa un peu de magie vers sa paume. De la lumière s’épanouit entre ses doigts et nimba toute sa main. Contournant Jayim pour se placer devant lui, il déplia le poing. La lumière emplit toute la ruelle. Il fut consterné de découvrir trois prêtres circliens plantés devant lui. Non, corrigea-t-il. Seulement des initiés. Ils ne portent pas d’anneau. Les trois jeunes gens fixèrent la lumière en clignant très vite des paupières. Puis ils levèrent les yeux vers le visage de Leiard. Celui-ci soutint leur regard sans broncher. — Je ne comprends pas bien pourquoi vous nous abordez de cette manière. Jayim vous a informés de l’identité de notre hôte, et du fait que nous serions les bienvenus chez lui. Si cela ne vous satisfait pas, peut-être devriez-vous nous accompagner jusqu’à notre destination. À moins que… (Il marqua une pause et baissa la voix.)… Nous avez-vous accostés pour louer nos services ? À cette suggestion, les jeunes gens échangèrent un coup d’œil alarmé. — Si tel est le cas, poursuivit Leiard, et si le problème qui vous préoccupe n’est pas urgent, nous pourrions prendre rendez-vous pour demain. Préférez-vous que nous vous rendions visite au temple ou à votre domicile ? Alors, les trois garçons commencèrent à reculer. — Non, dit le premier avec raideur. Ça va. Nous n’avons besoin de rien. Inutile de nous rendre visite. Quelques pas plus loin, ils tournèrent les talons et s’éloignèrent en roulant des épaules, avec une indifférence feinte. Jayim laissa échapper un long soupir presque silencieux. — Merci. Leiard le détailla d’un air grave. — Ce genre d’incident se produit-il souvent ? — De temps à autre. Ça n’était pas arrivé depuis un moment, mais je pense qu’ils étaient occupés avec tous les étrangers venus à Jarime pour assister à l’Élection. — Sans doute, acquiesça Leiard. — Mais vous leur avez flanqué la frousse, grimaça Jayim. — J’ai bluffé. Ça ne marchera pas une deuxième fois. Ils se souviendront que la loi interdit à quiconque d’utiliser nos services. Tu dois apprendre à te protéger. — Je sais, mais… — Tes doutes t’ont empêché de rechercher un nouveau professeur. — Oui. (Jayim haussa les épaules.) Je me contente des Tisse-Rêves comme vous, ceux qui viennent loger à la maison. Ils m’apprennent tout un tas de choses. — Tu sais que ça ne suffit pas. Le jeune homme baissa la tête. — Je crois que devenir un Tisse-Rêves était une erreur. Je voulais être quelqu’un. (Il jeta un coup d’œil vers l’extrémité de la ruelle où les trois initiés avaient disparu.) Comme eux, mais pas un prêtre. Ils m’auraient rendu la vie infernale. Et… Père me poussait à devenir scribe comme lui, mais je n’étais pas doué pour ça. (Il soupira.) Devenir un Tisse-Rêves n’a fait qu’empirer les choses avec la bande de Kinnen. Et avec mes parents. (Il eut un rire amer.) Ils voulaient tellement montrer qu’ils me soutiendraient, quel que soit mon choix, qu’ils ont changé notre maison en Refuge. Du coup, je ne peux plus faire marche arrière. — Bien sûr que si, contra Leiard. Jayim secoua la tête. — Kinnen et les autres croiraient que c’est à cause d’eux. Et mes parents seraient trop déçus. — Ce n’est pas une raison suffisante pour que je t’autorise à continuer à porter le gilet. Jayim fronça les sourcils, puis écarquilla les yeux. — Vous êtes venu me virer ! Leiard sourit et secoua la tête. — Non. Mais beaucoup de choses en toi m’inquiètent. Selon nos lois, si trois Tisse-Rêves des trois âges tombent d’accord sur le fait qu’un des leurs doit être renvoyé, cela peut et doit être fait. (Sa voix s’adoucit.) Tu es plein de doutes, Jayim. C’est tout à fait normal chez un garçon de ton âge, dans ta situation. Nous allons te laisser le temps de réfléchir. Mais jusqu’à ce que tu te sois décidé, tu ne dois pas négliger ta formation ; or, tu n’as rien fait pour te trouver un nouveau professeur. Jayim fixa la lumière dans la main de Leiard. — Je vois, dit-il tout bas. Leiard marqua une pause, puis mit de côté les derniers vestiges de son besoin déclinant de solitude. — Si tu décides de rester parmi nous et si tu le souhaites, je me chargerai de ta formation. Je ne peux pas te promettre que nous resterons à Jarime ; donc, tu devras être prêt à quitter tes parents et à m’accompagner ailleurs dans un futur indéterminé. Mais je te promets que je ferai de toi un Tisse-Rêves. Jayim reporta son attention sur le visage de Leiard, puis détourna les yeux, visiblement partagé entre des impulsions contradictoires. Leiard sourit. — Réfléchis. Et maintenant, on ferait mieux d’aller voir ton ami malade. Jayim acquiesça et tendit un doigt vers l’autre bout de la ruelle. — On va entrer par la porte de derrière. Suivez-moi. Alors qu’il survolait l’Ouvert, Tryss éprouva un frisson d’excitation. Un large demi-cercle de lumières s’était formé près du centre, à l’endroit où une immense dalle rocheuse nommée le Plat pouvait accueillir une grande quantité de Siyee debout. Les chefs de chaque tribu – les orateurs – se tenaient au-dessus, perchés sur un muret de pierre naturel. L’air grouillait de Siyee qui arrivaient pour le Rassemblement. Comme son père entamait la descente, Tryss le suivit. Sa mère se trouvait juste derrière lui. Ils rejoignirent les Siyee qui faisaient cercle autour du Plat et, une fois posés, s’écartèrent rapidement pour permettre aux autres d’atterrir à leur tour. Tandis qu’ils rejoignaient le reste de leur tribu, Tryss chercha du regard celle de Drilli. Elle ne se trouvait pas loin. La jeune fille aperçut son ami et lui fit un clin d’œil. En guise de réponse, Tryss lui adressa un sourire grimaçant. Cette année, quinze tribus assistaient au Rassemblement, soit une de moins que l’année précédente. La tribu de la Forêt Occidentale avait été massacrée par des terrestres durant l’été. Incapables de regagner leur territoire, les rares survivants avaient intégré d’autres communautés. La tribu de Drilli, celle de la Rivière du Serpent, avait également été chassée de son village, mais ses membres avaient survécu en assez grand nombre pour conserver leur nom et leur identité. Ils s’étaient provisoirement installés avec d’autres tribus, le temps de choisir un nouveau site pour leur village. Tryss leva les yeux vers les orateurs. Un homme étrangement attifé était assis parmi eux. Ses vêtements lui couvraient les bras, mais cela ne faisait que souligner l’absence de membranes entre ses membres et son torse. Aucun Siyee ne pourrait jamais se vêtir de la sorte. La taille de l’inconnu compensait largement son manque d’ailes. En le détaillant, Tryss comprit enfin pourquoi, malgré leur incapacité de voler, les terrestres constituaient un si grand danger pour son peuple. L’homme était assis au bord du muret ; pourtant, sa tête se trouvait au même niveau que celle des orateurs. Il avait des bras épais et de longues jambes. Sous ses multiples couches de vêtements, sa poitrine ressemblait à un énorme tonneau. Il était gigantesque. Pourtant, il avait une tête minuscule. Ou n’était-ce qu’une impression ? Tryss effectua une comparaison rapide avec l’un des orateurs et acquiesça par-devers lui. La tête du terrestre faisait la même taille que celle d’un Siyee. Elle ne paraissait minuscule que parce qu’elle était attachée à un corps beaucoup plus massif. Les orateurs s’agitèrent. Ils formèrent une ligne le long du muret, et chacun d’eux poussa un sifflement perçant. Tryss remarqua que ce son faisait frémir le terrestre. Les Siyee se turent. Sirri monta sur une excroissance rocheuse appelée la Pierre des Orateurs. Elle leva les bras et ouvrit grand ses ailes. — Peuple des montagnes. Tribus des Siyee. Nous, les orateurs, vous avons convoqués ici ce soir pour entendre les paroles d’un visiteur étranger. Comme vous pouvez le voir, il s’agit d’un terrestre. Il vient d’un pays lointain nommé Hania. Ce n’est pas l’un des assassins qui ont tué nos frères et dérobé nos terres. Nous nous sommes longuement entretenus avec lui, et nous avons la conviction qu’il dit la vérité. Sirri marqua une pause, balayant l’auditoire du regard pour jauger son humeur. — Le terrestre Gremmer a escaladé nos montagnes et traversé nos rivières afin de nous atteindre. Il se présente devant nous seul, au terme d’un voyage qui, à pied, a dû lui prendre plusieurs mois. Pourquoi s’est-il donné tant de peine ? Pour nous apporter une offre d’alliance. Une alliance avec les Blancs, les cinq humains que les dieux ont choisis pour les représenter dans le monde mortel. Les Siyee poussèrent des exclamations étouffées et échangèrent des regards. Ça faisait des années qu’ils entendaient parler de ce groupe de terrestres élus des dieux. Depuis un siècle environ, la déesse Huan se manifestait à certains d’entre eux pour leur révéler le nom de l’humain Doué qui venait d’être choisi par elle et ses pairs. Un jour, leur promettait-elle chaque fois, ces Élus aideraient les Siyee à se défendre contre les envahisseurs. Durant les cinq dernières années, les déprédations commises par les terrestres avaient augmenté de manière dramatique, et de nombreux Siyee s’étaient mis à espérer que leurs gardiens se manifestent bientôt. Une tribu entière a été massacrée l’été dernier, songea Tryss. S’ils ne se dépêchent pas, il ne restera bientôt plus un seul Siyee à protéger. — Gremmer se trouve parmi nous depuis quelque temps déjà, poursuivit Sirri. Il a eu le temps d’apprendre les rudiments de notre langage. Ce soir, il souhaite s’adresser à vous pour vous parler des Élus des Dieux. Elle pivota et fit un signe de tête au terrestre. Celui-ci se leva lentement et monta sur la Pierre des Orateurs. Comme il révélait sa taille véritable, de nombreux murmures effrayés et émerveillés s’élevèrent depuis la foule des Siyee. Le dénommé Gremmer s’approcha du bord de la saillie et esquissa un sourire gêné, comme s’il avait honte d’être tellement plus massif que ses interlocuteurs. Puis, à la grande surprise de Tryss, il s’assit en tailleur ainsi qu’un enfant. Il l’a fait exprès, se dit Tryss. Pour avoir l’air moins impressionnant. Dans ses gros doigts boudinés, l’homme tenait un morceau de papier. Il déchiffra ce qui était écrit dessus et toussa discrètement. — Peuple du ciel. Tribus des Siyee. Laissez-moi vous parler des hommes et des femmes que les dieux ont choisis pour les représenter. Il avait un drôle d’accent, et il était évident qu’il articulait chaque mot avec beaucoup de soin. — Juran fut élu le premier, il y a un siècle. C’est notre chef, celui qui rassembla les prêtres autour de lui et leur donna le nom de Circliens. Dyara fut la seconde ; elle est notre faiseuse de lois. Se joignirent ensuite à eux le très dévoué et très fougueux Rian, puis la douce Mairae, incarnation de la beauté et de la compassion. L’Election du dernier des Blancs a eu lieu le mois dernier. J’ignore encore son nom, car je suis parti avant la cérémonie. Gremmer leva les yeux. — Depuis un siècle, Hania bénéficie du labeur des Élus des dieux. Grâce à eux, la justice est équitable et bienveillante. Les indigents reçoivent de l’aide. Les malades sont soignés. Les enfants apprennent à lire, à écrire et à compter. Il n’y a plus de guerres. Il se redressa et balaya l’assemblée du regard avant de reprendre : — Les prêtres circliens ont servi dans beaucoup de pays depuis la fondation de leur ordre, mais Hania est la seule nation que dirigent les Blancs. Toren et Genria, à l’est, sont nos alliés depuis plus de cinquante ans. Dunway, la contrée guerrière du nord-ouest, l’est devenue il y a dix ans. Les Blancs sont en train de négocier avec le Conseil des Anciens de Somrey, et, à présent, nous apportons une offre d’alliance à Si. Il sourit et leva les yeux vers son auditoire. — Je vois que vous êtes un peuple noble et pacifique. Je sais que les Blancs pourraient vous aider à résoudre vos problèmes. Des colons torennais s’emparent de vos terres par la force. Il faut édicter des lois qui les en empêcheront, et les faire respecter par la force si nécessaire. Vous devez pourvoir à votre défense. Si vous ne parvenez pas à arrêter de simples colons, que ferez-vous face à toute une armée ? » Les Blancs protègent leurs alliés. En retour, ils demandent que ceux-ci leur envoient des guerriers si jamais ils venaient à être envahis. Étant donné leur puissance et le fait qu’ils apportent la paix partout où ils se rendent, cela ne sera probablement jamais nécessaire. » Si les Si et les Blancs étaient alliés, nous pourrions nous entraider de maintes façons. Vous connaissez Huan et, dans une moindre mesure, les autres dieux. Nos prêtres peuvent vous apprendre ce que vous ignorez. Ils peuvent également vous enseigner la magie, l’écriture, le calcul et la médecine. Si vous le souhaitiez, le Temple pourrait vous envoyer quelques missionnaires qui vivraient parmi vous. À l’inverse, des Siyee pourraient venir au Temple pour devenir eux-mêmes membres du clergé. » Cela présenterait de nombreux avantages. Les prêtres communiquent télépathiquement entre eux ; ainsi seriez-vous informés de ce qui se passe dans le monde extérieur. Les attaques perpétrées contre les Siyee seraient instantanément rapportées aux Blancs, ce qui leur permettrait d’intervenir sans délai. Les terrestres acquerraient une meilleure compréhension des Siyee, et réciproquement. La compréhension entraîne le respect et l’amitié. L’amitié apporte la paix et la prospérité. Gremmer sourit et s’inclina plusieurs fois. — Je vous remercie de m’avoir écouté. Les Siyee gardèrent le silence comme il se levait et reculait pour descendre de la Pierre des Orateurs. Tryss se rendit compte que son cœur battait la chamade. Nous aurions tant à apprendre de ces terrestres, songea-t-il. Toutes les choses que nous avons oubliées ou perdues en venant vivre dans les montagnes. Et toutes celles qu’ils ont inventées depuis. Mais le doute se lisait sur le visage de ses semblables. Sirri s’avança. — Nous, les orateurs, allons maintenant conférer avec nos tribus. Les orateurs bondirent depuis le muret et planèrent jusqu’à leurs tribus respectives. Comme Sirri se posait non loin de Tryss, plusieurs voix s’élevèrent simultanément. Elle fit un geste pour les interrompre. — Un seul à la fois, dit-elle. Asseyons-nous en cercle, et que chacun exprime sa pensée à son tour. Les parents de Tryss obtempérèrent, et le jeune Siyee prit place derrière eux. Du menton, Sirri donna la parole à l’homme assis à sa gauche : Till, l’oncle de Tryss. — C’est une offre généreuse, dit-il. Nous aurions bien besoin de leur protection. Mais nous n’avons rien à leur offrir en retour. Gremmer a parlé de guerriers : il n’y en a pas parmi nous. Sirri reporta son attention sur le Siyee suivant, qui exprima les mêmes doutes. Tandis que les avis se succédaient, Tryss sentit croître sa frustration. Puis sa tante Vissi prit la parole. — Quelle importance ? lança-t-elle, l’air sombre. Ce sont les Élus des dieux. Qui oserait se dresser contre eux ? Gremmer a raison. Nous n’aurions probablement jamais besoin de nous battre. Nous devrions accepter. — Et si une petite guerre éclatait entre des pays alliés avec les Blancs ? suggéra le père de Tryss. Ou une rébellion ? Et si, dans ces conditions, ils réclamaient notre aide ? Devrions-nous envoyer nos jeunes gens à une mort certaine ? — Certaine, non, rectifia Vissi, chagrinée. Possible, oui. Je reconnais que c’est un risque, un pari sur l’avenir. Mais les colons passent leur temps à massacrer les nôtres. Nous perdons déjà nos jeunes gens – et aussi nos vieux et nos enfants. Nous continuerons à les perdre, et nos terres avec. C’est bien plus certain que la possibilité d’être appelés à combattre pour les Blancs. Les autres Siyee acquiescèrent à contrecœur. Tryss se mordit la lèvre. — Nous pouvons devenir des guerriers, leur cria-t-il en silence. Vous vous obstinez à croire que vous devez vous battre comme les terrestres. Ce qu’il nous faut, c’est développer notre propre façon de lutter contre l’ennemi depuis les airs. Avec mon harnais de chasse ou la sarbacane de Drilli, par exemple. — Peut-être aurons-nous appris à nous battre d’ici là. La remarque émanait de Sreil. Tryss sentit son cœur se soulever. Le fils de l’oratrice s’était-il souvenu de son harnais ? — Si des terrestres viennent vivre ici, ils pourront nous enseigner le maniement des armes, ajouta Sreil. Les épaules de Tryss s’affaissèrent. — Pour cela, il faudrait admettre que nous sommes totalement incompétents, fit remarquer Vissi. — Mieux vaut nous montrer honnêtes avec ces Blancs, déclara Sirri. Après tout, ils sont plus proches des dieux que n’importe quels autres mortels, et les dieux peuvent lire dans notre esprit. Si nous mentons, ne serait-ce que par omission, ils le sauront. La tribu garda le silence. — Dans ce cas, dit enfin le père de Tryss, ils doivent déjà savoir que nous sommes incapables de manier l’épée ou la lance. Or, ils ne nous demanderaient pas de les soutenir en cas de guerre s’ils pensaient que nous ne leur servirions à rien. Les implications des paroles de son père frappèrent Tryss comme un coup de poing. Son sang se glaça dans ses veines, et il frissonna. Lentement, il leva la tête vers les étoiles. — Avez-vous lu dans mon esprit ? demanda-t-il. Connaissez-vous mes idées ? Est-ce cela que vous désirez : que je donne à mon peuple un moyen de se battre ? Il retint son souffle. Et si les dieux me répondaient ? songea-t-il brusquement. Ce serait… merveilleux et terrifiant. Mais nulle réponse ne vint, et Tryss en fut presque déçu. Et si les dieux l’avaient entendu, mais avaient décidé de l’ignorer ? Cela signifiait-il qu’il devait cesser de s’acharner sur ses inventions ? À moins que leur attention ait été tournée ailleurs… Si je commence à gamberger, je vais devenir dingue, décida-t-il. Ils n’ont pas dit « oui », et ils n’ont pas dit « non ». Je vais interpréter ça comme un signe qu’ils n’écoutaient pas, ou qu’ils s’en fichent, et continuer à faire ce qui me chante. Tout ce qu’il voulait, c’était perfectionner son harnais et voir les Siyee l’utiliser pour la chasse. Si ses inventions résolvaient les problèmes de son peuple… ce serait encore mieux. Il deviendrait célèbre. On le respecterait. Demain, résolut-il, je finirai les modifications. Après ça, je testerai le harnais. Quand je serai certain qu’il fonctionne correctement, je le montrerai aux orateurs. CHAPITRE 8 Jarime était traversée par de multiples rivières. Celles-ci découpaient la ville en quartiers, certains plus fréquentés que d’autres, et servaient au transport de gens et de marchandises. Quand les citoyens y avaient puisé l’eau nécessaire à leur consommation, des tunnels souterrains guidaient le reste vers la mer. Une moitié du terrain occupé par le temple était délimitée par une de ces rivières, dont un affluent serpentait à travers l’enceinte sacrée. Sur les berges, nombreux étaient les endroits ombragés où un prêtre pouvait trouver le calme et la solitude nécessaires à la méditation ou à la prière. L’accès du cours d’eau était gardé pour empêcher les gens venus de l’extérieur d’en troubler la quiétude, mais un visiteur muni du laissez-passer adéquat pouvait y naviguer en empruntant l’une des barges peu profondes du Temple. L’endroit préféré d’Auraya le long de la rivière était un petit pavillon de blanchepierre. Sur un côté de celui-ci, un escalier descendait vers l’eau et vers une poignée de bittes d’amarrage. Pour l’heure, un veez était perché sur le sommet arrondi d’une de ces dernières, qu’il examinait soigneusement. Il leva la tête vers la bitte voisine, et Auraya retint son souffle comme il bondissait. À peine avait-il atterri qu’il s’élançait déjà vers la bitte suivante. — J’espère que tu sais nager, Vaurien, grimaça la jeune femme. Un seul faux pas, et tu tombes à l’eau. Le veez, qui avait atteint la dernière bitte, se dressa sur ses pattes postérieures et regarda sa maîtresse en clignant des yeux. — Owaya, dit-il. Puis, d’un mouvement si rapide que sa silhouette se brouilla, il sauta à terre, bondit jusqu’au siège de la jeune femme et se propulsa sur ses genoux. — Manzer ? demanda-t-il en levant les yeux vers elle. Auraya éclata de rire et lui gratta les joues. — Pas maintenant. — Fonfon ? — Non, pas de bonbon. — Fiscuit ? — Pas de biscuit non plus. Le veez marqua une pause. — Dézeuner ? — Ce n’est pas encore l’heure. (Auraya attendit, mais la petite créature continua à la fixer de son regard implorant.) Plus tard. Le veez n’avait qu’une conception limitée du temps. Il comprenait les mots « jour » et « nuit » et le concept de phases de la lune, mais n’appréhendait pas les unités de temps plus brèves. Comme « dans dix minutes » ne signifiait rien pour lui, Auraya avait opté pour le générique « plus tard », qui voulait dire « pas maintenant ». Vaurien était un compagnon étrange et amusant. Chaque fois qu’elle regagnait sa chambre, il bondissait vers elle en répétant son nom. Difficile de résister à un pareil accueil ! Elle essayait de consacrer une heure par jour à son dressage, comme les Somreyans le recommandaient, mais elle avait de la chance quand elle parvenait à lui accorder plus de quelques minutes. Mais Vaurien apprenait très vite ; donc, cela suffirait peut-être. Lui trouver un nom avait été difficile. Après avoir appris que Mairae avait baptisé son propre veez « Poussière d’Étoile », Auraya avait décidé de chercher quelque chose de moins pompeux. Danjin lui avait parlé d’une vieille femme riche qui avait appelé sa femelle « Vertu » – apparemment, pour pouvoir terminer toutes ses conversations par : « Mais je chéris tendrement ma Vertu. » Désormais, lorsque Auraya évoquait ses projets pour la journée avec Danjin, son conseiller souriait toujours quand elle lui disait : « Je dois me garder un peu de temps pour mon Vaurien. » Ce matin-là, toutefois, elle n’avait pas amené le veez au bord de la rivière pour poursuivre son dressage mais pour faire diversion au cas où la conversation prévue se révélerait embarrassante. Elle était curieuse de voir comment Vaurien réagirait face à son visiteur, même s’il avait l’habitude d’énoncer ses jugements à voix haute – une sale manie qu’elle n’avait pas encore réussi à lui faire passer. Ouvrant son panier, Auraya en sortit un jouet compliqué de la collection fournie par les Somreyans. Elle le posa et commença à lire son mode d’emploi. À sa grande surprise, il semblait conçu pour apprendre au veez comment déverrouiller mentalement une serrure. Elle ne savait pas ce qui était le plus amusant : que son familier soit capable d’une chose pareille, ou que les Somreyans aient jugé utile de la lui enseigner. Un bruit d’éclaboussure lui fit tourner la tête vers l’amont de la rivière. Une barge manœuvrée par deux hommes munis de perches descendait le courant. Lorsqu’elle distingua le passager, Auraya poussa un soupir de soulagement. Elle avait craint que Leiard refuse son invitation. Ils ne s’étaient encore jamais vus dans l’enceinte du temple ; les fois précédentes, elle lui avait donné rendez-vous dans des endroits calmes et à l’abri des regards indiscrets. Sachant à quel point les Circliens le rendaient nerveux, elle s’était demandé s’il oserait de nouveau pénétrer dans le temple. Mais le voilà. Ce qui était une bonne chose. Si Leiard n’avait pu se résoudre à entrer dans le temple, il n’aurait pas été capable de jouer le rôle qu’elle avait l’intention de lui confier. Auraya regarda la barge se rapprocher. Vaurien se laissa tomber à terre et escalada rapidement une des colonnes du pavillon pour se percher sur le toit. Les deux hommes munis de perches guidèrent leur embarcation à l’écart du courant. Lorsque la barge arriva au niveau de l’escalier, l’un d’eux sauta à terre et jeta une corde autour d’une bitte. Leiard se leva d’un mouvement gracieux. Il enjamba le bord plat de l’embarcation et commença à gravir les marches. En le regardant, Auraya fut saisie d’une admiration un peu mélancolique. Il y avait quelque chose de très séduisant dans son calme et sa dignité perpétuels, dans la façon dont il se mouvait avec une agilité dépourvue de hâte. Mais quand elle croisa son regard, elle comprit que cette sérénité n’était qu’apparente. Leiard détourna les yeux, les ramena vers elle et les détourna de nouveau. Auraya hésita et l’examina de plus près. Dans les pensées du Tisse-Rêves, la peur le disputait à l’espoir. Elle se réjouit d’avoir insisté pour lui parler en tête-à-tête. Comme d’habitude, Dyara avait voulu superviser leur rencontre, mais Auraya avait deviné que Leiard serait intimidé par la présence d’une autre Blanche… surtout une Blanche qui irradiait la désapprobation à la seule mention des Tisse-Rêves. Tandis que la jeune femme observait son vieil ami, l’espoir parut remporter la bataille contre la peur. Leiard voyait en elle l’instrument d’un changement potentiel pour les siens – un changement assez important et bénéfique pour que cela vaille la peine de surmonter son appréhension et de se rendre au temple. Auraya nota que cette confiance ne s’appliquait qu’à elle. Leiard pensait qu’elle ne nuirait pas volontairement à des Tisse-Rêves, et qu’elle ne serait pas contente du tout si un autre Blanc faisait une chose pareille. Elle était la plus grande chance de paix qui se soit jamais offerte aux Tisse-Rêves. Toutefois, elle voyait que Leiard n’en était pas entièrement persuadé. Les Circliens ne se souciaient que de leurs dieux et d’eux-mêmes. Ils méprisaient et craignaient les Tisse-Rêves. Leiard se demandait s’il n’avait pas tort de faire confiance à Auraya. Et il était frustré de ne pas percevoir ses émotions. La jeune femme avait pu changer depuis qu’elle était devenue une Blanche. Peut-être était-elle en train de lui tendre un piège… Auraya se rembrunit. Lors de leurs rencontres précédentes à Jarime, elle avait relevé des signes indiquant que Leiard était capable de percevoir les émotions d’autrui, mais c’était la première fois qu’il y pensait de manière assez catégorique pour confirmer ses soupçons. Jamais il n’avait ouvertement mentionné ce don devant elle, pas même quand elle était enfant. Ainsi, il ne me disait pas tout à l’époque, songea-t-elle. Ça n’a rien de surprenant. Les villageois n’auraient pas apprécié qu’il puisse lire dans leur cœur à défaut de leur tête. Je me demande si tous les Tisse-Rêves ont cette faculté. Tout cela lui traversa l’esprit en un éclair alors que Leiard montait vers elle. Elle sourit comme il s’arrêtait sur une marche en contrebas, les yeux au même niveau que les siens. — Auraya, dit-il. Auraya la Blanche. C’est bien ainsi que je dois t’appeler, n’est-ce pas ? Elle haussa les épaules. — Officiellement, oui. En privé, tu peux me donner le nom que tu veux. Sauf « haleine de poney ». Ça me vexerait. L’ébauche d’un sourire fit frémir les lèvres de Leiard. Voyant les deux hommes qui l’avaient amené là se couvrir la bouche pour étouffer un gloussement, Auraya agita une main pour attirer leur attention. — Merci. Vous pourriez revenir dans une heure ? Ils acquiescèrent et firent le signe du cercle avec les deux mains. Détachant la corde de la bitte, ils remontèrent à bord de leur barge, empoignèrent leurs perches et s’éloignèrent en direction de l’aval. Auraya alla se mettre à l’ombre du pavillon, consciente de la présence de Leiard derrière elle comme le Tisse-Rêves lui emboîtait le pas. — Comment vas-tu ? demanda-t-elle. — Bien, et toi ? — Bien aussi. Très bien, même. Je suis ravie que tu aies changé d’avis et décidé de rester en ville. Leiard sourit. — Moi aussi. — Comment se portent tes hôtes ? — En fait… Le professeur de leur fils est mort l’hiver dernier, et il n’a trouvé personne pour le remplacer. Je me charge de sa formation, pour le moment. Auraya éprouva un pincement de jalousie. Ou peut-être était-ce juste de la nostalgie… Quoi qu’il en soit, elle espérait que ce garçon prenne conscience de la chance qu’il avait d’étudier avec Leiard. — Je croyais qu’il serait plus facile de trouver des Tisse-Rêves en ville, fit-elle remarquer. Tu n’es sûrement pas le seul à Jarime ! Leiard haussa les épaules. — Non, mais aucun des autres n’était libre. Nous ne prenons jamais plus d’un élève à la fois, et même ceux d’entre nous qui aiment enseigner ont parfois besoin d’échapper aux exigences constantes de leur charge. Exigences constantes ? Cela signifiait-il que Leiard allait être occupé pendant plusieurs années ? — Dois-je comprendre que ce nouvel élève va accaparer tout ton temps ? s’enquit Auraya. Leiard secoua la tête. — Non. Pas tout. — Resteras-tu à Jarime pour lui ? — Pas si j’ai envie de partir. Un élève est censé accompagner son maître où qu’il aille. — Tu n’aurais pas l’intention de visiter Somrey, par hasard ? Le Tisse-Rêves haussa les sourcils. — Pourquoi me demandes-tu ça ? Auraya se força à adopter une mine neutre et un ton diplomatique. — J’ai une proposition à te faire, Leiard. Une proposition sérieuse d’une Blanche à un Tisse-Rêves. Elle vit Leiard réagir à son changement d’attitude. Il s’écarta d’elle, et son expression devint méfiante. Mais son esprit débordait d’espoir. — Surtout, ne te sens pas obligé d’accepter, commença-t-elle. Si ce que je te propose ne t’intéresse pas, ça intéressera peut-être un de tes confrères. Si tu penses qu’aucun d’entre eux n’accepterait, je te serai reconnaissante de m’en informer. Dans un cas comme dans l’autre, j’apprécierai ton avis. Leiard acquiesça. — Les Blancs s’efforcent de conclure une alliance avec Somrey, révéla Auraya. Tandis qu’elle lui exposait la situation, Leiard garda le silence, se contentant d’écouter et de hocher la tête de temps en temps pour montrer qu’il comprenait. — Juran m’a demandé d’examiner les termes du traité, poursuivit Auraya, et je me suis rendu compte que je n’en savais pas tant que ça sur les Tisse-Rêves. J’avais des tas de questions, et… (Elle sourit.) J’aurais bien voulu que tu sois là pour y répondre. J’ai compris que j’avais besoin d’un conseiller Tisse-Rêves. Quelqu’un qui pourrait nous dire quelles clauses sont susceptibles d’offenser son ordre. Quelqu’un qui nous aiderait à négocier. Quelqu’un qui pourrait défendre les intérêts des Tisse-Rêves de toutes les nations. (Elle marqua une pause et dévisagea attentivement son vieil ami.) Veux-tu devenir notre conseiller Tisse-Rêves, Leiard ? M’accompagneras-tu à Somrey ? Leiard la fixa en silence. Tandis qu’il se remettait de sa surprise, il commença à réfléchir à son offre, à débattre des pour et des contre en son for intérieur. — C’est l’occasion que Tanara envisageait. Je dois la saisir. Je vais accepter. — Non ! Si tu fais ça, tu devras entrer dans la Tour Blanche. Juran sera là. Les dieux seront là ! — Je ne peux pas laisser passer une chance pareille pour la simple raison que j’ai peur. — Si. C’est dangereux. Qu’elle engage quelqu’un d’autre. Au besoin, aide-la à choisir. — Personne ne conviendra mieux que moi pour ce poste. Je la connais. Elle me connaît. — Elle est l’esclave des dieux. — Elle est Auraya. C’était étrange d’assister à la lutte intérieure de quelqu’un. La raison et l’espoir l’emportaient peu à peu sur la peur, mais Auraya voyait combien cette dernière était profonde et bien ancrée en Leiard. D’où venait donc la puissante terreur que les dieux inspiraient à son vieil ami ? À quel événement prenait-elle sa source ? À moins qu’elle soit commune à tous les Tisse-Rêves. Ceux-ci avaient été brutalement persécutés à une époque ; les histoires qu’Auraya avait entendues à ce sujet auraient donné la chair de poule à n’importe qui. Leiard devrait surmonter cette terreur chaque fois qu’il pénétrerait dans le temple. Soudain, Auraya comprit qu’elle ne pouvait pas lui demander ça. Elle n’aurait qu’à trouver un autre Tisse-Rêves. — Tu n’es pas obligé d’accepter, dit-elle très vite. De toute façon, tu seras sans doute trop occupé à former ce garçon. Un autre Tisse-Rêves fera aussi bien l’affaire. As-tu quelqu’un à me recommander ? — Je… (Leiard hésita et secoua la tête.) Une fois de plus, Auraya, tu me prends au dépourvu, dit-il tout bas. Au début, j’ai cru que tu voulais juste mon avis sur ce projet d’alliance. Ton offre est trop importante pour que je prenne une décision immédiate. Auraya acquiesça. — Bien sûr. Réfléchis-y, et donne-moi ta réponse d’ici… En fait, je ne sais pas trop combien de temps je peux te laisser. Une semaine. Peut-être plus. Je te… Tous deux sursautèrent comme quelque chose tombait sur l’épaule de la jeune femme. — Fwiandise ! glapit une voix stridente à son oreille. — Vaurien ! hoqueta Auraya, portant une main à son cœur qui battait la chamade. Ce n’est pas poli du tout ! — Fwiandiiiiiise ! exigea le veez. Et il se propulsa de son épaule sur celle de Leiard. Au grand soulagement d’Auraya, celui-ci eut un large sourire. — Viens là, dit-il en saisissant le veez. Vaurien poussa un couinement de protestation tandis que Leiard le posait sur ses cuisses et le retournait sur le dos. Mais lorsque le Tisse-Rêves se mit à lui gratter le ventre, il se détendit et ferma les yeux. Son corps devint tout mou, et ses doigts minuscules frémirent de plaisir. — C’est pathétique, commenta Auraya. Leiard grimaça et lui rendit le veez. Un instant, leurs regards se rencontrèrent au-dessus de la petite créature. Auraya fut ravie de déceler une étincelle amusée dans les yeux de son vieil ami. Elle l’avait rarement vu d’humeur aussi joueuse. Soudain, elle se souvint d’une chose que sa mère lui avait dite, des années auparavant. Que les femmes du village craignaient quelle en pince pour Leiard. Qu’il n’était pas si âgé qu’il en avait l’air. Je comprends pourquoi elles s’inquiétaient. Je le prenais pour un vieillard, mais, à l’époque, j’étais une enfant. Je ne voyais que sa longue barbe et ses cheveux blancs. Il ne doit pas avoir plus de quarante ans. S’il se rasait et se coupait les cheveux, il serait assez séduisant dans le genre usé par la vie. Le veez s’arracha à sa transe et leva la tête. — Gwatter encowe ? Leiard et Auraya gloussèrent. Le Tisse-Rêves déposa le petit animal sur le siège d’Auraya. Vaurien se remit aussitôt à mendier de la nourriture. Alors, la jeune femme ouvrit son panier et en sortit une collation pour eux trois. Puis elle lut à voix haute le mode d’emploi du jouet, et Leiard et elle se demandèrent s’il était ou non opportun d’enseigner ce genre de tour à son familier. La barge réapparut beaucoup trop vite. Leiard attendit qu’elle soit amarrée avant de se lever. Il hésita et baissa les yeux vers Auraya. — Quand penses-tu embarquer pour Somrey ? La jeune femme haussa les épaules. — Ça dépendra si j’arrive à trouver un conseiller. Dans le cas contraire, Mairae partira probablement seule dans un mois environ. — Et si tu y arrives ? — Le plus tôt sera le mieux. Leiard acquiesça, puis se détourna et s’éloigna. Au bout de quelques pas, il s’arrêta et regarda par-dessus son épaule. Souriant, il inclina la tête. — Ce fut un plaisir de converser avec toi, Auraya la Blanche. J’accepte le poste que tu m’as offert. Quand veux-tu que je revienne ? Auraya le fixa, surprise. — Je croyais que tu voulais réfléchir. Leiard grimaça. — C’est ce que je viens de faire. Elle le dévisagea attentivement. Du tourment qui avait agité son esprit un peu plus tôt, il ne subsistait aucune trace. À présent qu’il avait eu un peu de temps pour digérer son offre, la raison semblait avoir pris le dessus sur sa peur. — Je ferai part de ton accord à Juran. Quand j’aurai besoin que tu viennes à la Tour, je t’enverrai un message. Leiard hocha la tête. Puis il se détourna, descendit jusqu’à la barge et s’installa sur le banc de celle-ci. Auraya fit un signe de tête aux deux hommes, qui larguèrent les amarres et remontèrent à bord. Quelques instants plus tard, ils remontaient le courant en s’aidant de leurs perches. Leiard était assis calmement entre eux. Auraya les suivit des yeux en repensant à ses doutes. Elle avait craint que son vieil ami refuse de lui rendre visite au temple, mais il était venu. Elle avait eu peur que leur conversation soit dominée par la gêne, mais elle s’était sentie parfaitement à l’aise avec lui. Tout de même, elle s’était demandé avec anxiété ce qu’il lui répondrait. À présent, il ne lui restait plus qu’une seule source d’inquiétude : la possibilité que cette collaboration gâche leur amitié. Lorsque la barge eut disparu dans le lointain, Auraya appela Vaurien, ramassa son panier et rebroussa chemin vers la Tour Blanche. Fiamo avala les dernières gorgées de liqueur d’épices et s’adossa au mât. Il se sentait particulièrement content de lui-même, et ce n’était pas juste un effet de l’alcool. L’été apportait toujours des prises plus grosses et plus nombreuses, mais ce jour-là avait été encore meilleur que la moyenne saisonnière. Il avait gagné un paquet de fric. Fiamo sourit par-devers lui. Presque tout cet argent irait à l’équipage – et à sa femme. Mais il avait dans l’idée d’en mettre un peu de côté pour acheter des cadeaux à ses fils la prochaine fois qu’il se rendrait dans le Nord-Est. Pour l’instant, il n’y avait rien d’autre à faire que se prélasser dans le port de Meran. Le vent était tombé et ne se relèverait probablement qu’en fin de journée. Entre-temps, le ciel promettait un de ces après-midi tièdes et languissants, juste bons à boire avec son équipage. Les hommes de Fiamo étaient des voisins et des parents. Il travaillait avec eux depuis des années – comme moussaillon sur le bateau de son père, au début, et comme capitaine depuis que son paternel avait succombé à la pourrimone, cinq ans auparavant. Soudain, il sentit le pont s’incliner légèrement sous lui, et entendit un bruit de pas sur la passerelle. Il leva les yeux et grimaça en voyant le vieux Marro monter à bord avec une cruche de terre cuite et une miche de pain-plat. — Le ravitaillement, annonça Marro. — Il était temps, répliqua Fiamo sur un ton bourru. Je croyais que tu ne… — Capitaine ! C’était Harro qui venait de s’exclamer ainsi – le fils d’un de ses voisins et le plus jeune membre de son équipage. Percevant de l’hésitation et de l’inquiétude dans sa voix juvénile, Fiamo leva les yeux. Le gamin se tenait à la proue, le regard fixé sur le petit village de Meran. — Oui ? — Une… une meute de vorns approche par la route. Ils doivent être une douzaine. — Quoi ? Fiamo se leva précipitamment. L’espace d’une seconde, la liqueur d’épices et le brusque mouvement firent tanguer sa vision. Comme celle-ci s’éclaircissait, ses yeux lui confirmèrent le rapport de Harro. Meran était le plus grand port que l’on puisse atteindre en une journée de mer, mais ça restait un village de taille assez modeste. La route qui commençait au bout de l’unique quai montait rapidement dans les collines toutes proches. Et, pour l’heure, une masse de créatures noires bondissantes la dévalait à toute allure. — Que les dieux nous protègent, hoqueta Fiamo en faisant le signe du cercle d’une main. Larguez les amarres ! Sonnez la cloche ! Il avait vu un vorn une fois, une nuit de pleine lune. C’était un gros animal, que sa peur avait sans doute rendu plus imposant encore à ses yeux. Mais ces vorns-là semblaient énormes, plus monstrueux que dans ses pires cauchemars. Et ils n’avaient pas l’air perturbé par le soleil. Ils fonçaient vers son bateau telle une seule créature gigantesque et sinueuse. — Magnez-vous ! aboya Fiamo. Les marins s’étaient levés pour contempler ce spectacle ahurissant. Sur son ordre, ils bondirent vers les cordes. Fiamo se dirigea vers le bastingage et cria un avertissement aux autres pêcheurs amarrés là. Il sentit son bateau tanguer comme ses hommes l’écartaient du quai tandis que Harro sonnait frénétiquement la cloche. Les voiles furent déferlées, mais restèrent inertes. Fiamo se rendit compte que son cœur battait la chamade. Il vit les quelques villageois qui traînaient dans les rues de Meran repérer la meute en approche et se barricader hâtivement chez eux. L’espace qui séparait son bateau du quai grandissait lentement. Mais celui qui séparait les vorns du quai diminuait beaucoup plus vite. — Aux rames ! tonna-t-il. Ses hommes se dépêchèrent d’obéir. Quelques instants plus tard, les créatures atteignirent l’endroit où la route devenait plate. Une forme apparut au milieu de la meute, et Fiamo s’entendit hoqueter de surprise. — Un homme ! Un homme monte l’un des vorns ! glapit Harro. Au même moment, Fiamo sentit son bateau accélérer comme les rames plongeaient dans l’eau des deux côtés de la coque. Il balaya le quai du regard. Plus petites et plus légères, les barques des autres pêcheurs avaient rapidement gagné le large. Son bateau restait le plus proche de la terre. Il doutait que même des vorns de cette taille puissent sauter une telle distance ; pourtant, quelque chose lui soufflait qu’il n’était pas encore tiré d’affaire. La meute déferla sur le village telle une marée noire. À présent, Fiamo distinguait mieux le cavalier. Il portait des vêtements qui ne ressemblaient en rien à ceux d’un homme du peuple. Le bateau se trouvait à plus de vingt pas du quai, et la peur qui aiguillonnait les rameurs le propulsait de plus en plus vite. Ignorant les maisons, les vorns se déversèrent sur le quai et se massèrent au bord de l’eau. Le cavalier jeta un coup d’œil aux barques qui s’éloignaient, et son regard croisa celui de Fiamo. Il leva une main. Fiamo prit une inspiration sifflante. Il était prêt à ignorer l’étranger si celui-ci lui donnait l’ordre de revenir. Mais aucune voix ne résonna à la surface de l’eau. Au lieu de ça, le bateau s’immobilisa dans un frisson. Puis il se mit à reculer. Les rames se coincèrent dans leur support. Les marins tirèrent dessus en vain. Harro poussa un cri aigu. Les autres implorèrent les dieux. Fiamo s’accroupit, paralysé par la terreur, tandis que son bateau revenait à toute allure vers le rivage, comme une femme qui vient de poser les yeux sur son amour perdu. On va s’écraser sur le quai, songea-t-il. Au dernier moment, l’embarcation ralentit. Elle n’avait pas touché le quai que, déjà, les vorns bondissaient à bord. Des gerbes d’éclaboussures s’élevèrent des deux côtés de la coque, indiquant que les marins qui savaient nager venaient de se jeter à l’eau. Je devrais en faire autant, se dit Fiamo. Mais il resta où il était. Quel imbécile je fais ! Je suis incapable de renoncer si facilement à mon bateau. Une pensée venait de s’insinuer dans son esprit. Si l’homme contrôlait ces bêtes, seul l’homme était à craindre. Et il pouvait tenter de négocier avec lui. Pourtant, ce fut le cœur battant la chamade que Fiamo regarda les vorns le dépasser, la langue pendant hors de leur gueule aux crocs acérés. Quelques-unes des créatures l’encerclèrent, mais aucune ne fit mine de lui sauter à la gorge. Il fit volte-face en entendant des cris de douleur derrière lui, et poussa une exclamation consternée en voyant plusieurs vorns refermer leurs mâchoires sur les bras ou les jambes de ses hommes. Mais les créatures n’essayaient pas de plaquer les marins à terre : elles se contentaient de les entraîner à l’écart du bastingage. À cause de leur surcharge pondérale, la ligne de flottaison était dangereusement haute. Entendant du bois frotter sur du bois, Fiamo pivota vers la passerelle. Celle-ci était en train d’avancer vers le quai sans aucune intervention humaine. Comme elle se calait en équilibre au-dessus de l’eau, l’étranger monta à bord. Il se laissa glisser du dos de son vorn et se tourna vers Fiamo pour le détailler. — Capitaine, dit-il avec un étrange accent. Dire à équipage de prendre les rames. Fiamo se força à regarder ses marins restants qui se pelotonnaient craintivement les uns contre les autres au milieu d’un cercle de vorns. Certains d’entre eux murmuraient des prières. — Vous l’avez entendu, les gars. Reprenez les rames. Sa voix tremblait, mais elle contenait encore assez d’autorité pour que ses hommes contournent les vorns afin de gagner leur banc. — Lever rames et plus bouger, ordonna le sorcier. Tandis que l’équipage obéissait, le bateau commença à s’éloigner du quai. La passerelle glissa et tomba dans l’eau tel un mauvais présage. Stupéfait, Fiamo regarda son bateau prendre de la vitesse, fendant les flots malgré les rameurs désœuvrés et l’absence de vent. De la magie, songea-t-il. Il reporta son attention sur l’étranger. Celui-ci scrutait le rivage. Suivant son regard, Fiamo vit un cavalier solitaire qui dévalait la route conduisant au village. Une silhouette vêtue de blanc montant un destrier blanc. Se peut-il que ce soit… ? Le nouveau venu s’arrêta au bout du quai et sauta à terre. Le bateau s’immobilisa dans une secousse qui déséquilibra Fiamo et la plupart des vorns. Puis il se mit à reculer, et l’espoir gonfla le cœur de son capitaine. C’est bien ça, se dit Fiamo, tout excité, en détaillant la silhouette plantée sur le quai. C’est l’un des Blancs ! Nous sommes sauvés ! L’étranger marmonna quelque chose, et la force qui les tirait en arrière lâcha prise. Libéré, le bateau tangua et s’immobilisa. — Ramer, grogna l’étranger. Maintenant. Les hommes hésitèrent et jetèrent un coup d’œil sceptique à Fiamo. Puis les vorns se mirent à gronder, et ils empoignèrent les rames sans demander leur reste. Lentement, le bateau recommença à s’éloigner de la côte. Quand la silhouette du cavalier ne fut plus qu’un petit point blanc dans le lointain, le sorcier noir rit sous cape. Il tourna le dos à la terre et balaya le pont du regard. Lorsque son attention s’arrêta sur Fiamo, il eut un sourire qui glaça le sang de celui-ci dans ses veines. — Tu avoir plus de rames, capitaine ? Fiamo jeta un coup d’œil à la ronde. Harro et le vieux Marro avaient les mains vides. Deux des vorns s’approchèrent du gamin, qui se mit à gémir. — Non, répondit Fiamo. Mais… Obéissant à un signal muet, les monstres bondirent à la gorge des deux malheureux. Comme le sang jaillissait, Fiamo sentit toute force déserter ses jambes, et il s’affaissa sur le pont. Il n’y eut pas de hurlements, mais il entendit des paumes et des talons marteler convulsivement les planches. — Continuer à ramer ! aboya le sorcier. Des pas se dirigèrent vers Fiamo. Les bruits de mâchoires des vorns n’étaient que trop audibles dans le silence du vent. Le vieux Marro. Le fils de mon voisin. Ils sont morts. Morts. Le sorcier se pencha vers Fiamo. — Pourquoi ? s’entendit croasser ce dernier. L’étranger détourna les yeux. — Ils avoir faim. Puis un bruissement de tissu fit lever les yeux à Fiamo. Les voiles commençaient à se gonfler. Le vent de fin de journée se levait enfin. Où les emporterait-il ? Fiamo préférait ne pas y penser. Jamais elle n’avait vu de tour aussi haute – si haute que les nuages se déchiraient sur sa pointe au passage. Non. Pas cette fois. Dans un sursaut, Emerahl ouvrit les yeux. Elle faisait le même rêve presque chaque nuit depuis un mois. C’était toujours pareil : la tour s’écroulait sur elle, et elle suffoquait lentement sous les décombres. Quand elle le laissait aller jusqu’à son terme, elle se réveillait secouée et effrayée, aussi avait-elle pris l’habitude de s’arracher à son sommeil dès qu’il commençait. Si je ne dois pas dormir de toute façon, autant que ce soit à mes conditions. Soupirant, elle se leva, versa un peu d’eau dans une bouilloire et alluma un feu. Les flammes projetaient des ombres étranges sur les murs du phare – et la plus menaçante était celle d’Emerahl, avec son dos voûté et ses cheveux en bataille. Une vieille sorcière, songea-t-elle en détaillant son ombre. Pas étonnant que les villageois aient peur de moi. Elle n’en avait pas vu un seul depuis plusieurs jours. Parfois, elle se demandait si « la petite Rinnie » parvenait toujours à échapper aux griffes de son père et des amis de celui-ci. La plupart du temps, elle se contentait de savourer le calme revenu. Alors, pourquoi ces rêves ? se demanda-t-elle. Prenant quelques feuilles séchées dans un bocal, elle les fit tomber en pluie dans une tasse. La bouilloire chuchota comme l’eau chauffait. Emerahl entrelaça ses doigts et réfléchit à son rêve. Il se déroulait toujours de la même façon. Les détails ne changeaient jamais. Il ressemblait davantage à un souvenir revisité en songe qu’à un rêve ordinaire, mais Emerahl n’avait jamais rien vécu de semblable. Elle s’enorgueillissait de sa mémoire et du fait qu’elle n’avait jamais effacé le moindre de ses souvenirs : bons ou mauvais, elle les acceptait comme faisant partie d’elle-même. Ce rêve-là avait un caractère intentionnel. Une impression qu’elle n’avait pas éprouvée depuis longtemps. Comme si… comme s’il lui avait été envoyé délibérément. Emerahl sursauta. Il était pourtant devenu bien difficile de la surprendre. Elle réfléchit. Il était possible qu’un sorcier, ou même un prêtre, ait appris comment faire. Quelque chose lui disait cependant que c’était l’œuvre d’un Tisse-Rêves. Mais pourquoi lui envoyer ce rêve ? Et était-elle sa seule destinataire, ou était-il destiné à quiconque serait assez sensible pour le recevoir ? La vieille femme pianota sur ses genoux. Le contenu d’un rêve pouvait révéler ses origines. Elle passa en revue les tours qu’elle avait connues dans le passé. Aucune ne ressemblait à celle de son rêve, mais il pouvait très bien s’agir d’une tour différente. Ou de la représentation symbolique d’un autre bâtiment qui s’était écroulé. Un frisson parcourut l’échine d’Emerahl. Mirar avait été tué lorsque Juran, le chef des Circliens, avait détruit la Maison des Tisse-Rêves de Jarime, l’ensevelissant sous les décombres. À ce qu’on racontait, son corps avait été si bien broyé qu’il avait été presque impossible de l’identifier. Cela signifiait-il que quelqu’un rêvait de la mort de Mirar – une personne possédant des dons de Tisse-Rêves si puissants qu’elle projetait ses songes assez fort pour qu’Emerahl puisse les capter dans son coin perdu ? Il n’y avait rien d’anormal à ce qu’un Tisse-Rêves rêve de la mort du chef de son ordre, mais pourquoi chaque nuit ? Et pourquoi projeter ses songes ? La bouilloire crachotait doucement. Mais Emerahl ne se sentait plus du tout d’humeur à boire une tisane qui l’aiderait à dormir. Elle voulait continuer à réfléchir. Ôtant la bouilloire du feu, elle la mit de côté. Et comme son chuchotement s’estompait, elle entendit un léger bruit de voix dehors. La vieille femme soupira. Ainsi, ils avaient fini par venir. Il était temps d’enseigner le respect des anciens à ces idiots de villageois. Elle se leva et se dirigea vers l’entrée du phare. Comme elle s’y attendait, une colonne sinueuse était en train de gravir le chemin qui conduisait vers sa demeure. Elle sourit tristement et secoua la tête. Imbéciles. Puis son amusement s’évapora. À la tête de la colonne marchait un homme entièrement vêtu de blanc. Un prêtre ! Emerahl se détourna en jurant tout haut. Aucun Circlien n’était assez puissant pour avoir raison d’elle, mais chacun d’eux était un conduit vers leurs dieux. Et si jamais ces derniers venaient à l’apercevoir à travers les yeux de leur serviteur… Jurant de nouveau, la vieille femme rentra hâtivement dans le phare. Elle saisit une couverture et y jeta les plus précieuses de ses possessions. À l’aide d’un petit morceau de cordelette, elle en noua les quatre coins pour en faire un balluchon. Serrant celui-ci contre sa poitrine, elle battit en retraite dans le fond de la pièce. — Sorcière ! C’était la voix d’Erine. Emerahl se figea, puis se força à bouger. Conjurant sa magie, elle balaya la poussière qui recouvrait une section du plancher. Un rectangle de pierre apparut. — Sors de là, sorcière, si tu ne veux pas qu’on vienne te chercher nous-mêmes ! Vite ! Emerahl mobilisa davantage de magie. De la terre vola, révélant une volée de marches. Elle déblaya leur pied. Petit à petit, elle distingua plus de pierre, puis une cavité. Enfin, avec un hoquet de soulagement, elle mit au jour l’entrée d’un tunnel. — Tu l’auras voulu ! On arrive. — Pour votre sécurité, mieux vaut que j’entre le premier, déclara une voix inconnue d’Emerahl. (Il y eut de faibles protestations.) Si c’est bien une sorcière, comme vous l’affirmez, elle peut être plus dangereuse que vous le soupçonnez. J’ai déjà eu affaire à quelques-uns de ses semblables. Emerahl s’engouffra dans le tunnel. Dès qu’elle eut fait dix pas dans les ténèbres, elle pivota et se concentra. Une pluie de terre s’abattit dans le passage comme elle la tirait vers elle. Impossible de dire si cela suffirait à masquer sa fuite. Mieux vaut ne pas traîner dans les parages, donc. D’une poussée de sa volonté, Emerahl conjura une lumière. Celle-ci révéla un escalier qui s’enfonçait dans les ténèbres. Serrant son balluchon contre elle, la vieille femme se hâta de descendre. Les marches semblaient se succéder à l’infini. Du moins le tunnel ne s’était-il pas trop détérioré. À certains endroits, le plafond ou les murs s’étaient effondrés, et elle devait se faufiler prudemment parmi les gravats. L’air commençait à se charger d’humidité quand elle entendit l’écho étouffé d’un bruit derrière elle. Emerahl jura de nouveau. Ce tunnel était son secret depuis plus d’un siècle. Elle aurait dû chasser les contrebandiers quand ils avaient débarqué sur la côte, mais elle avait craint – à juste titre – que la nouvelle qu’une redoutable sorcière vivait dans le phare attire sur elle une attention indésirable. À présent, les descendants des contrebandiers l’expulsaient de chez elle. Une colère brûlante s’empara de la vieille femme. Elle était tentée de leur tendre une embuscade dans le noir. Tant que le prêtre ne la verrait pas, elle n’aurait rien à craindre. Elle pourrait les tuer, lui et les gens du village, avant qu’ils comprennent ce qui leur arrivait. Rien ne reste pareil. La seule chose certaine dans la vie, c’est le changement. C’était Mirar qui avait dit ça. Et il avait affronté l’ultime changement : la mort. Une seule erreur, et Emerahl le rejoindrait. Ça n’en valait pas la peine. Elle dévala le reste des marches. Au pied de l’escalier se découpait une porte de pierre. Inutile d’essayer de convaincre le mécanisme de fonctionner : la rouille avait dû le gripper depuis belle lurette. Tendant les mains devant elle, Emerahl y canalisa sa magie. Un champ de force invisible frappa la pierre, qui se brisa avec une détonation assourdissante. La vieille femme s’engagea sur un chemin étroit qui partait vers la gauche. En vérité, ce n’était pas tant un chemin qu’un pli rocheux à flanc de falaise. Éteignant sa lumière, Emerahl continua à avancer à la faveur du clair de lune. Son vieux corps était déjà meurtri par les efforts déployés dans sa fuite. À présent, elle se sentait vaciller tandis qu’elle longeait la corniche, une main posée sur la paroi pour se retenir. Elle n’osait pas s’arrêter pour regarder derrière elle. Quand ses poursuivants atteindraient l’extrémité du tunnel, elle l’entendrait. La falaise s’incurvait, donc, elle était sans doute déjà hors de leur vue. La corniche s’étrécit, forçant Emerahl à se plaquer contre la roche et à progresser en crabe, sur la pointe des pieds. Enfin, la vieille femme sentit une fissure dans la paroi. Elle se glissa prudemment à l’intérieur. Dans sa main en coupe, elle fit apparaître une nouvelle lumière. Elle se trouvait dans une caverne peu profonde, dont la majeure partie était occupée par un petit bateau. Elle examina soigneusement ce dernier. Il était taillé dans un bloc de boissel, un matériau rare et cher qui, bien que difficile à travailler, mettait plusieurs siècles à se détériorer. Le nom qu’elle avait peint sur la proue jadis s’était écaillé depuis longtemps. — Bonsoir, Traque-Vent. C’est bon de te revoir, murmura Emerahl en caressant le grain du bois. Je crains de n’avoir pas de voile à t’offrir. Tu devras te contenter d’une couverture pour le moment. Empoignant la poupe du bateau, elle s’arc-bouta pour le pousser vers l’entrée de la caverne. Lorsque la moitié de l’embarcation fut suspendue au-dessus du vide, elle lui appliqua une forte poussée avec sa magie. Le bateau fusa hors de la fissure et, guidé par son esprit, alla se poser à la surface de la mer en contrebas. Puis Emerahl laissa tomber son balluchon dans le canot, espérant que les plus fragiles de ses possessions résisteraient à la chute. Une vague menaça de jeter la frêle embarcation contre la falaise, mais la vieille femme la retint en place avec sa volonté. Elle s’approcha du bord de la corniche et prit une grande inspiration. L’eau promettait d’être très froide. Soudain, elle entendit des voix sur sa droite. En se tordant le cou, elle aperçut une lumière à moins de cinquante pas d’elle – une lumière qui se rapprochait. Réprimant un juron, elle força son vieux corps à plonger dans le vide, le plus loin possible de la falaise. Elle tomba. Brusquement, de la glace liquide l’enveloppa. Même si elle s’était préparée au froid, Emerahl eut toutes les peines du monde à ne pas crier de surprise et de douleur. Pivotant dans l’eau, elle poussa sur ses jambes et se propulsa vers le clair de lune. Comme sa tête crevait la surface, elle sentit une vague la rabattre vers la falaise. Elle conjura encore un peu de magie pour pousser sur le mur de roche qui se dressait derrière elle. L’eau bouillonna autour d’elle tandis qu’elle fendait les flots. Quelques instants plus tard, elle avait atteint son bateau. Celui-ci se trouvait dangereusement près de la côte à présent : pendant qu’Emerahl était occupée à plonger et à nager, la mer en avait profité pour s’emparer de ce nouveau jouet. Empoignant le plat-bord, la vieille femme se hissa péniblement à l’intérieur du canot. Un moment, elle resta allongée dans le fond, haletant et se maudissant pour avoir si peu entretenu sa forme physique. Puis elle entendit un cri. Elle se redressa et regarda vers la falaise. Des hommes se découpaient sur la corniche. Le prêtre ne se trouvait nulle part en vue. Souriant, Emerahl se concentra sur la paroi rocheuse et poussa. Le bateau fusa vers le large en soulevant une gerbe d’écume de chaque côté. Lentement, la falaise recéda dans le lointain, emportant avec elle les villageois qui avaient chassé la vieille femme de chez elle. À cette pensée, Emerahl jura bruyamment. — Un prêtre ! Ici ! Par les couilles des dieux, Traque-Vent, ne reste-t-il plus aucun endroit que les Circliens n’aient pas contaminé avec leur semence empoisonnée ? Bien entendu, elle ne reçut pas de réponse. Elle détailla le mât solidement fixé dans les entrailles du canot et soupira. — Bah, qu’est-ce que tu peux en savoir, de toute façon ? Tu es resté cloîtré comme une veuve éplorée pendant plusieurs décennies. Dépêchons-nous de te dégotter une voile et de me trouver une nouvelle demeure. CHAPITRE 9 Lorsque Danjin entra dans la salle de réception d’Auraya, il y aperçut une haute silhouette désormais familière debout près de la fenêtre. Leiard, songea-t-il. Ponctuel, comme toujours. Le Tisse-Rêves pivota et adressa un signe de tête poli à Danjin. Comme celui-ci lui rendait son salut, il remarqua la buée sur la fenêtre, à l’endroit où s’était condensé le souffle de Leiard. Ses cheveux se hérissèrent dans sa nuque. Comment quelqu’un pouvait-il se tenir si près de la vitre, avec le vide vertigineux qui s’ouvrait de l’autre côté ? Danjin avait remarqué que quand Leiard pénétrait dans l’une des pièces de la Tour, il se dirigeait systématiquement vers la fenêtre la plus proche. Etait-il fasciné par la vue ? Danjin examina attentivement le Tisse-Rêves, qui avait reporté son attention sur le dehors. Son regard était intense, concentré. Presque comme s’il voulait traverser la vitre et… et… S’échapper, réalisa soudain Danjin. Ce qui était parfaitement compréhensible. Leiard se trouvait dans l’endroit au monde où l’influence des dieux était la plus puissante – ces dieux mêmes qui avaient exécuté le fondateur de son ordre. Pourtant, cette façon de regarder au-dehors était le seul signe de malaise que Danjin ait constaté venant de Leiard. Je ne l’ai jamais vu agité, mais, d’un autre côté, je ne l’ai jamais vu détendu non plus. Il donne l’impression de contrôler soigneusement ses pensées et ses émotions. La porte qui conduisait aux chambres privées d’Auraya s’ouvrit. La jeune femme sourit à la vue de ses visiteurs. Danjin effectua le signe formel du cercle. Fidèle à son habitude, Leiard ne bougea pas. Auraya n’avait jamais paru offensée par son manque de réaction. — Danjin Pique, Tisse-Rêves Leiard, les salua-t-elle. Sommes-nous prêts à partir ? Son visage irradiait l’excitation. Elle était comme une enfant sur le point de s’embarquer pour son premier voyage à destination d’une contrée lointaine. Leiard indiqua un balluchon usé posé près d’un fauteuil. — Moi, je le suis, répondit-il solennellement. Auraya écarquilla des yeux incrédules. — C’est tout ? — Je n’emporte jamais plus que je ne peux charrier sur mon dos. — Nos bagages se trouvent déjà à bord du navire, dit Danjin à Auraya. Il pensa aux trois grosses malles qu’il avait préparées. La première était pleine de parchemins, de cadeaux diplomatiques et autres objets liés au but de leur déplacement. La deuxième contenait les effets personnels d’Auraya. La troisième, et la plus grosse, était bourrée à craquer de ses propres vêtements et accessoires. C’était facile pour Auraya et Leiard, songea-t-il. Un uniforme leur suffisait – tandis qu’un membre de la haute société hanienne, comme lui, avait besoin de quantité de beaux atours pour paraître en public. — Dans ce cas, allons chercher Mairae, dit Auraya. (Elle recula et se baissa pour ramasser quelque chose dans la pièce dont elle venait de sortir.) On y va, Vaurien. La jeune femme se redressa. Dans sa main droite, elle tenait une petite cage à l’intérieur de laquelle le veez était arc-bouté contre la porte. — Méchante caze, bougonna-t-il. — Tiens-toi tranquille, lui enjoignit sa maîtresse. À la grande surprise de Danjin, la créature obéit. Comme Auraya se dirigeait vers la porte de ses appartements, Leiard chargea son balluchon sur son dos et jeta un coup d’œil interrogateur à Danjin. Le conseiller emboîta le pas à Auraya, et Leiard ferma la marche. Auraya s’engagea dans l’escalier de la tour. Tandis qu’ils montaient, ils croisèrent la cage qui servait au transport des visiteurs. Son seul occupant était un jeune homme spectaculairement bien mis. Danjin l’identifia comme Haime, l’un des nombreux princes genriens. Apercevant Auraya, Haime esquissa une courbette et fit le signe du cercle. La Blanche lui sourit et le salua de la tête. Ils passèrent devant la porte des appartements de Rian. Danjin songea aux rumeurs et aux spéculations qui allaient bon train dans la cité concernant la récente absence du Blanc. La nouvelle qu’un dangereux sorcier attaquait des villages torennais était parvenue à Jarime. La population supposait que Rian était parti régler son compte au criminel. Lorsqu’il était rentré, quelques jours plus tôt, Danjin avait attendu l’annonce triomphale de sa victoire – une annonce qui n’était jamais venue. Cela signifiait-il que Rian avait échoué, ou qu’il s’était rendu dans le Sud pour une tout autre raison ? En arrivant devant la porte de Mairae, Auraya toqua doucement. La porte s’ouvrit, et la prêtresse blonde introduisit ses visiteurs dans sa salle de réception. — Je suis presque prête, annonça-t-elle après qu’ils eurent échangé de rapides salutations. Mettez-vous à l’aise ; j’arrive tout de suite. Danjin remarqua qu’elle avait les joues un peu rouges. Elle battit en retraite dans ses chambres privées. Auraya sourit, puis marqua une pause et jeta un coup d’œil interrogateur à Leiard. Le Tisse-Rêves soutint son regard sans ciller et haussa les épaules. Apparemment satisfaite par ce qu’elle avait vu sur son visage ou lu dans ses pensées, Auraya se détourna. Je suis constamment cerné par des mystères, songea Danjin avec une pointe d’ironie. Un gémissement ramena son attention vers Vaurien. Très agité, le petit animal tournait en rond dans sa cage, ne s’arrêtant que pour regarder vers le haut. Danjin fit de même, et découvrit un autre veez suspendu au plafond à leur aplomb. Ce doit être celui de Mairae… Comment s’appelle-t-il, déjà ? Poussière d’Etoile. La raison en était évidente. La créature avait un poil noir tacheté de minuscules points blancs. Une femelle. Elle se laissa tomber sur le dossier d’un fauteuil, puis sur le plancher, et fila ventre à terre jusqu’à la cage de Vaurien. Se dressant sur ses pattes postérieures, elle émit le babil rapide et complexe qui était le langage naturel de leur race. La porte des chambres privées de Mairae s’ouvrit. La prêtresse blonde réapparut, suivie de près par un domestique qui portait un petit sac. Apercevant Poussière d’Étoile, elle l’appela. — Tu emmènes Vaurien ? demanda-t-elle à Auraya comme son veez accourait en bondissant. — Il le faut bien, si je veux terminer son dressage conformément aux instructions des Somreyans. Mairae se baissa pour caresser son propre veez. — J’adorerais emmener Poussière d’Étoile, mais elle a le mal de mer. (Elle désigna la porte de ses chambres privées.) Rentre. La femelle veez trottina jusqu’au seuil, puis s’assit par terre et fixa sa maîtresse d’un air malheureux. — Je reviendrai très vite, promit Mairae. Poussière d’Étoile poussa un long soupir théâtral, puis replia ses pattes antérieures et posa son menton dessus avant de battre des cils avec un regard implorant. Mairae leva les yeux au ciel. — Petite manipulatrice, grommela-t-elle. Filons vite avant qu’elle se mette à pleurer. — Les veez peuvent vraiment faire ça ? s’étonna Auraya. — Ils ne produisent pas de larmes comme nous, mais ils sont capables d’imiter une crise de sanglots de manière très convaincante. (Mairae referma la porte de ses chambres privées.) Prête pour ton premier voyage en mer ? — Je ne le serai jamais davantage, répondit Auraya. Mairae adressa à ses trois visiteurs l’un de ses célèbres sourires éblouissants. — Dans ce cas, dépêchons-nous de descendre sur le port avant qu’ils croient que nous avons changé d’avis et qu’ils partent sans nous. Danjin sourit. Comme si un navire des Blancs pouvait partir sans elles. Il suivit Mairae hors de ses appartements. Tout en attendant l’arrivée de la cage, il réfléchit à leur mission. Tout se passerait-il comme ils l’espéraient ? Il y avait de grandes chances que oui, décida-t-il. Sans doute n’aurait-il pas été de cet avis si Leiard lui avait fait une impression moins favorable. Chaque fois qu’on l’avait consulté au sujet des termes de l’alliance, le Tisse-Rêves avait désigné avec une franchise rafraîchissante chacune des clauses susceptibles d’offenser les siens, et il était parvenu à suggérer des modifications raisonnables. Pour le moment, Danjin n’avait aucune raison de le soupçonner de poursuivre un dessein autre que l’apaisement des conflits entre son peuple et les Circliens. Pourtant, il y avait indubitablement quelque chose d’étrange chez Leiard. Pour commencer, son attitude envers Auraya ne cessait de se modifier. Parfois, il parlait peu, de manière toujours humble et respectueuse. À d’autres moments, il débordait d’assurance et d’autorité. Peut-être ne se sentait-il en confiance et libre d’être lui-même que quand il oubliait le statut d’Auraya. À moins que la raison de son malaise soit tout autre. Danjin était peut-être perturbé par la nervosité que Leiard manifestait en présence du reste des Blancs. Le Tisse-Rêves avait déjà eu l’occasion de rencontrer et de s’entretenir avec Mairae à plusieurs reprises ; chaque fois, il s’était comporté avec une politesse méfiante. Quand Dyara était là, il répugnait à s’exprimer – sans doute parce que cette femme sévère ne faisait pas de mystère du mépris que lui inspiraient les hérétiques. Durant une de leurs premières réunions, elle avait bombardé Leiard de questions jusqu’à ce que Mairae proteste que cet « interrogatoire » était en train de leur faire perdre la moitié du temps dont ils disposaient. Danjin soupçonnait Dyara de se sentir frustrée par la réticence et les réponses vagues du Tisse-Rêves – et sa frustration ne faisait qu’engendrer davantage de questions. Une fois, Rian avait participé à une de leurs réunions, mais il n’avait manifesté qu’indifférence à l’égard de Leiard. Juran était le seul Blanc avec lequel Danjin n’ait pas encore vu interagir le Tisse-Rêves. Ce devrait être intéressant à observer. Selon toute probabilité, rien ne tourmenterait davantage Leiard que rencontrer l’homme qui avait tué le fondateur de son ordre. Tandis que la cage montait vers eux, Danjin se demanda si le malaise du Tisse-Rêves n’était pas tout simplement contagieux. Je suis perturbé par sa présence parce qu’il est perturbé par celle des gens que je respecte. En tout cas, une chose était sûre : il allait tenir Leiard à l’œil. Les Blancs étaient peut-être difficiles à duper, mais pas impossibles. En tout cas, il n’aurait pas parié là-dessus. Les bras extérieurs de la baie de Jarime s’étaient lentement rapprochés au fil de la dernière heure, révélant de hautes falaises des deux côtés. Auraya observait avec intérêt les marins du Héraut qui vaquaient à leurs occupations, conformément aux ordres reliés par la chaîne de commandement. Le navire sortit de la baie et passa entre les deux grandes colonnes de pierre appelées les Gardiens. Le léger balancement du pont se changea en roulis prononcé comme il pénétrait dans les eaux du détroit du Miroir. — Avant, j’étais toujours malade en bateau. Auraya jeta un coup d’œil à Mairae. Toutes deux étaient assises à la poupe, sur les bancs de bois disposés le long du bastingage. Des coussins avaient été placés là pour leur confort, et un auvent les protégeait contre la vive lumière du soleil. Leiard et Danjin se tenaient près de la proue, et, dans la cambuse, un petit groupe de serviteurs préparait une collation. — Tu avais le mal de mer ? demanda Auraya. — Oui. C’était si terrible que je passais tout le voyage à demi inconsciente. (Mairae leva les mains en écartant les doigts. Le soleil fit étinceler l’anneau blanc qu’elle portait au majeur.) Parfois, le plus petit des Dons que les dieux m’ont accordé est celui que je chéris le plus. Auraya jeta un coup d’œil à son propre anneau, puis aux deux hommes debout à l’autre extrémité du navire. — J’espère que Leiard et Danjin n’auront pas ce genre de problème. — Je suis certaine que le Tisse-Rêves connaît des moyens de soigner le mal de mer, et Danjin a probablement apporté les remèdes nécessaires. C’est quelqu’un de très organisé. — Oui. (Auraya sourit.) Je ne sais pas ce que je ferais sans lui. (Elle se tourna vers Mairae.) Et toi, tu n’as pas de conseiller ? — J’en avais un, au début. Il s’appelait Wesso, mais je l’avais surnommé Vieux Ouestie parce qu’il venait de l’île d’Irian. Son accent était si prononcé que j’avais du mal à comprendre ce qu’il disait. Il m’a servie pendant presque dix ans. (Le regard de Mairae se fit lointain.) Sur la fin, je n’avais plus besoin de lui, mais je l’aurais blessé en le renvoyant. Alors, je l’ai gardé auprès de moi jusqu’à sa mort. Parfois, il me manque encore. Voyant la tristesse dans les yeux de sa compagne, Auraya éprouva un pincement de compassion – et aussi d’angoisse. — T’es-tu habituée à voir vieillir et mourir les gens que tu aimes ? demanda-t-elle à voix basse. Mairae soutint le regard de sa cadette avec une expression inhabituellement grave. — Non, mais j’ai appris à en faire le deuil. Je m’autorise à les pleurer un certain temps, puis je passe à autre chose. Et j’évite d’y penser à l’avance. À mon avis, il est inutile de trop s’inquiéter pour l’avenir quand l’avenir s’étend à perte de vue devant toi. — Tu as sûrement raison. Mais j’ai du mal à ne pas me faire du souci, avoua Auraya. J’imagine que ça fait partie des choses que je devrai apprendre. Mairae haussa les sourcils. — Qu’est-ce qui te tracasse à ce point ? Auraya hésita et secoua la tête. — Oh, juste… des petites choses. Rien de grave. — Tu es toujours humaine, Auraya. Même si tu dois gérer des affaires importantes, ça ne signifie pas que les petites choses cessent de compter. Puisque je remplace Dyara en tant que tutrice pendant ce voyage, il est de mon devoir de répondre à toutes tes questions, si insignifiantes qu’elles puissent te paraître. — Je ne discute pas des petites choses avec Dyara. Mairae grimaça. — Moi non plus. Raison de plus pour m’en parler, à moi. Alors ? — J’ai peur de me sentir seule, avoua Auraya. Mairae acquiesça. — Tout le monde craint la solitude – mortel ou pas. Tu te feras de nouveaux amis pour remplacer ceux qui auront disparu. (Elle sourit.) Et de nouveaux amants, aussi. Comme Haime, le prince genrien ? Auraya repensa au jeune homme qu’elle avait vu descendre dans la cage de la Tour, le matin même. Elle avait capté suffisamment de ses pensées pour savoir qu’il sortait des appartements de Mairae – et ce qu’il y avait fait pendant une grande partie de la nuit. Ça n’avait fait que confirmer les rumeurs qui couraient au sujet de Mairae. La prêtresse blonde gloussa. — À voir ta tête, tu as entendu parler des miens. — Je ne prête guère attention aux ragots, répondit évasivement Auraya. — Il est impossible de dissimuler quelque chose aux autres Blancs, et encore plus aux domestiques. (Mairae sourit.) C’est ridicule d’attendre de nous que nous restions chastes pour l’éternité. (Elle fit un clin d’œil à Auraya.) Les dieux ne nous ont rien demandé de tel. — Ils t’ont déjà parlé ? s’enquit Auraya, sautant sur cette occasion de changer de sujet. (Elle soupçonnait qu’une fois lancée sur le sujet de ses anciens amants, Mairae s’attendrait à ce que sa cadette évoque les siens – et elle était certaine que ses propres expériences feraient bien pâle figure à côté de celles de son aînée.) Moi, ils ne m’ont encore rien dit. Mairae hocha la tête. — Ça leur arrive. (Elle marqua une pause. Son expression se fit lointaine et ravie.) Yranna trouve que j’ai bon goût en matière d’hommes. Elle est comme une grande sœur pour moi. (Elle fit face à Auraya.) Je suis sûre que tu as entendu parler d’Anyala, le grand amour de Juran. Tout le monde loue la merveilleuse loyauté de Juran. Le problème, c’est qu’il n’a pas touché une seule femme depuis sa mort, et ça fait déjà près de vingt ans. Du coup, on dirait qu’il s’attend à ce que nous aussi, nous restions chastes. Tu ne trouves pas ? Mairae fixa Auraya d’un air interrogateur. — Non. Je… j’ai entendu dire que Juran avait été marié autrefois, bredouilla Auraya. Décidément, elle avait bien du mal à aiguiller cette conversation vers un sujet autre que le sexe ! — Il ne l’a jamais épousée, corrigea Mairae. Les dieux ont été très clairs sur ce point. Pas de mariage, et pas d’enfants. Juran n’a même pas regardé une autre femme depuis sa mort. Ce n’est pas sain. » Quant à Dyara… (Elle leva les yeux au ciel.) Dyara est encore pire. Une prude dans la plus pure tradition genrienne. Sa liaison tragique avec Timare dure depuis presque quarante ans. Ils ne sont jamais passés à l’acte. J’imagine qu’elle ne supporterait pas que nous la voyions nue dans les pensées de Timare. Elle se comporte de façon si secrète qu’elle donne l’impression que l’amour est une chose honteuse. — Qui est Timare ? — Son prêtre favori. (Mairae étudia attentivement Auraya.) Tu n’étais pas au courant ? — Je n’ai rencontré le grand prêtre Timare qu’une fois ou deux avant mon Election. Mairae haussa les sourcils. — Je vois. Ainsi, Dyara vous tient à l’écart l’un de l’autre. Elle veut sans doute t’empêcher de découvrir son petit secret. (Elle pianota sur le banc.) T’a-t-elle dit quoi que ce soit concernant la façon dont tu devrais te comporter côté cœur – et côté lit ? Auraya secoua la tête. — Intéressant. Quoi qu’il en soit, ne la laisse pas t’imposer ses valeurs poussiéreuses. Elles ne feraient que te rendre solitaire et amère. — Et… et Rian ? interrogea Auraya, renonçant à changer de sujet pour simplement dévier la conversation vers d’autres. Mairae plissa le nez de dégoût. — À mon avis, il est impuissant, marmonna-t-elle. (Puis elle grimaça.) Non, c’est cruel et injuste. Rian est adorable. Mais tellement… tellement… — Fanatique ? suggéra Auraya. Mairae soupira. — Oui. Rien ne saurait s’interposer entre Rian et les dieux. Pas même l’amour. Une femme pourrait supporter de passer en second, mais pas qu’on le lui rappelle constamment. Et moi, suis-je pareille ? se demanda Auraya. Depuis qu’elle était devenue prêtresse, elle avait cru tomber amoureuse plusieurs fois. Mais l’étourdissement et la fusion n’avaient jamais duré plus de quelques mois. La dévotion qu’elle éprouvait envers les dieux était quelque chose de tout à fait différent. Si c’était de l’amour, ça ne ressemblait en rien aux sentiments terrestres qu’elle avait nourris pour ses amants mortels. Alors, comment l’un des deux pouvait-il ne laisser aucune place à l’autre ? — Il culpabilise énormément d’avoir laissé filer le Pentadrien, ajouta Mairae. — Je comprends, acquiesça vivement Auraya, ravie que sa compagne passe enfin à autre chose. Tu crois que ce sorcier reviendra ? Mairae grimaça. — Peut-être. Il est rare qu’un être maléfique reste longtemps inactif. S’il a pu commettre un crime impunément, en règle générale, il recommence très vite. — Juran enverra-t-il Rian le poursuivre à travers le continent sud ? — J’en doute. Ce sorcier est trop proche de Rian en termes de force. Ça m’étonnerait qu’il y en ait beaucoup d’autres comme lui dans le Sud ; en revanche, il existe des tas de Pentadriens aussi Doués que nos grands prêtres. Avec leur soutien, il pourrait constituer un danger réel pour Rian. Non, si nous voulons le vaincre, nous devons attendre qu’il vienne à nous. Auraya frissonna. — Je ne me sentirai pas vraiment en sécurité tant qu’il sera en vie. — N’y pense pas trop, lui conseilla Mairae. (Son visage exprimait une sagesse qu’Auraya n’avait jamais contemplée sur des traits aussi juvéniles.) Les sorciers puissants ont toujours existé, Auraya. Certains d’entre eux l’ont même été suffisamment pour accéder à l’immortalité sans l’aide des dieux. Et nous avons toujours fini par les vaincre. — Tu parles des Indomptés ? — Oui. Le pouvoir tend à corrompre les gens. Nous avons la chance de bénéficier des conseils des dieux, et de savoir que nos Dons nous seraient retirés si nous les employions à faire le mal. Mais la triste vérité de ce monde, c’est que la plupart des gens qui disposent d’une grande magie n’en font pas bon usage. Leurs ambitions sont généralement égoïstes, et personne n’est assez fort pour les punir de leurs exactions. — Personne, sauf nous. — Oui. Et en encourageant les individus Doués à devenir des prêtres, nous nous assurons de contrôler les nouveaux sorciers. Auraya acquiesça. — Ce sorcier-là est-il l’un des Indomptés ? Mairae fronça les sourcils. — Quelques-uns d’entre eux ont échappé à Juran et à Dyara : une femme surnommée la Mégère, un garçon associé à la mer et aux marins connu sous le sobriquet de Goéland, et un duo qu’on appelle les Jumeaux. Personne ne les a vus depuis un siècle. Juran pense qu’ils se sont réfugiés de l’autre côté du monde. — Aucun d’eux ne correspond au profil de ce Pentadrien. — En effet. S’il s’agit d’un Indompté, c’est un nouveau. Les dieux nous ont prévenus que nous en rencontrerions d’autres. Il en naît quelques-uns chaque millénaire. Nous devons nous occuper d’eux quand ils se manifestent. Mais pour le moment… Toi et moi, nous avons une alliance à négocier. (Mairae grimaça.) Et tu dois profiter un maximum de ne plus être sous le joug de Dyara. — Elle n’est pas si sévère. — Menteuse. Souviens-toi : moi aussi, je l’ai eue comme professeur. Je sais comment elle est. C’est en partie pour cette raison que j’ai insisté pour que tu m’accompagnes. Elle a essayé de convaincre Juran que tu étais trop inexpérimentée, mais il a bien vu que c’était dans tes capacités. Auraya observa Mairae en cherchant quoi répondre. Une exclamation familière lui épargna cette peine. — Owaya ! Owaya ! Un veez fila à travers le pont, manquant de faire trébucher deux marins, et se propulsa sur les genoux d’Auraya. Mairae éclata d’un rire joyeux comme Vaurien se mettait à lécher la figure de sa maîtresse. — Assez ! Assez ! protesta Auraya. (Tandis que le veez se calmait, elle le toisa sévèrement.) Comment es-tu sorti de ta cage ? Vaurien la contemplait avec adoration. — Je crois qu’il a encore crocheté la serrure, répondit une voix masculine. Leiard se dirigeait vers les deux femmes. À sa vue, le cœur d’Auraya fit un bond dans sa poitrine. Le Tisse-Rêves s’était avéré beaucoup plus utile que prévu dans son rôle de conseiller. Et elle se réjouissait qu’il l’accompagne pendant ce voyage. Sa présence lui donnait du courage. — Méchante caze, marmonna le veez. — J’ai entendu les serviteurs le maudire, et j’ai proposé de le ramener, ajouta Leiard. Auraya soupira. — Merci, Leiard. Mais j’imagine qu’il recommencera dès que tu auras le dos tourné. Autant qu’il reste avec moi. Le Tisse-Rêves hocha la tête. Son regard se posa sur Mairae, et il baissa les yeux. — Mairae des Blancs, la salua-t-il. — Tisse-Rêves Leiard. Il reporta son attention sur Auraya. — Je vais dire aux serviteurs qu’il est avec toi. Comme il s’éloignait, Mairae poussa un petit soupir. — J’aime les hommes grands. Et il a de beaux yeux. Dommage que ce soit un Tisse-Rêves. Auraya sursauta et, choquée, tourna la tête vers elle. Mairae éclata de rire. — Oh, Auraya. Tu es presque aussi prude que Dyara. Je n’envisage pas sérieusement de coucher avec lui, mais je ne vois pas ce qu’il y a de mal à admirer le physique d’un homme – comme j’admirerais une jolie fleur ou un reyna particulièrement vigoureux. Auraya secoua la tête d’un air de reproche. — En effet, il n’y a rien de mal à ça, mais je ne veux pas penser aux hommes qui m’entourent de cette façon. — Pourquoi ? — Je dois travailler avec eux. Imaginer quel genre d’amants ils peuvent être ne ferait que me distraire. Mairae gloussa. — C’est tout l’intérêt. Tu reviendras peut-être sur ta position quand tu comprendras combien de réunions longues et ennuyeuses tu devras endurer à l’avenir. Auraya ne trouva rien à répondre. Une servante émergea du pont inférieur et se dirigea vers les deux femmes en esquissant le signe du cercle. — La collation de midi est prête, annonça-t-elle. Dois-je vous l’apporter ici ? — Oui, merci, dit Mairae. (Elle se leva et baissa les yeux vers Auraya.) Nous sommes sur le point de découvrir si ton conseiller à l’estomac marin ou non. Auraya sourit et percha le veez sur son épaule. — J’ai hâte de voir ça. CHAPITRE 10 Une tension très particulière s’empare des gens vers la fin d’un voyage. Pour l’équipage du Héraut, elle était due aux préparatifs de la tâche délicate qui consisterait à manœuvrer leur bateau dans un port déjà très encombré. Pour les passagers, elle mêlait la hâte de laisser derrière eux l’inconfort de la vie maritime à leurs espoirs et leurs appréhensions quant à ce qui les attendait à terre. Par-delà le banc sur lequel étaient assises les deux Blanches, Leiard détailla le conseiller d’Auraya. Danjin Pique était un homme intelligent et cultivé, qui s’était toujours montré respectueux envers lui – même si des commentaires occasionnels trahissaient la méfiance qu’il nourrissait envers les Tisse-Rêves en général. Leiard tourna son attention vers Mairae. De tous les Blancs, Auraya mise à part, elle était la plus amicale envers lui. Sa bienveillance chaleureuse semblait naturelle plutôt qu’étudiée, mais il était clair qu’elle préférait la compagnie des gens bien nés. Même si elle compatissait au sort des pauvres et louait les artisans durs à la tâche, elle ne les traitait pas aussi bien que les riches et les puissants. Leiard supposait que sur son échelle de valeur personnelle, les Tisse-Rêves se classaient quelque part entre les pauvres et les artisans, et qu’ils lui inspiraient de la pitié plutôt que du mépris. Contrairement à Auraya, qui n’éprouvait ni pitié ni mépris à leur égard. Baissant les yeux vers son ancienne élève, Leiard ne put se défendre contre un soupçon de fierté. Comment l’aurait-il pu, à la lumière de tout ce qu’elle avait accompli ? Grâce à elle, les autres Blancs avaient accepté Leiard et ses conseils – même si certains le faisaient de toute évidence à contrecœur. Ils comptent sur moi pour réussir à conclure cette alliance. Qui l’eût cru ? Les Elus des dieux s’en remettant à un Tisse-Rêves… Une rafale d’air froid balaya le pont, poussant le navire vers la cité. Les maisons carrées d’Arbeem, construites en blanchepierre, s’échelonnaient sur une pente abrupte qui descendait vers le rivage. Elles ressemblaient à un fatras de marches d’escalier géantes. Çà et là, une tache de verdure rompait leur blancheur monotone. Les Somreyans adoraient les jardins. Au centre du port, une énorme statue trônait au sommet d’une colonne massive. Les intempéries qu’elle avait endurées suggéraient son grand âge et rendaient ses traits presque méconnaissables. Une image traversa l’esprit de Leiard avec une force qui le fit sursauter. C’était la même statue, mais beaucoup moins abîmée. Un nom s’imposa à lui : Svarlen, dieu de la mer. Ce devait être un souvelien – et un très vieux. Comme le bateau dépassait la statue, Leiard leva les yeux vers elle, autorisant son image mentale à se superposer à la réalité. Puis il entendit un son de cor et se tourna de nouveau vers la cité. Un bateau propulsé par des rameurs se portait à leur rencontre. Il était large et spectaculairement décoré, avec une voile ornée de l’emblème du Conseil des Anciens. Le capitaine du Héraut cria un ordre. La voile fut ferlée ; le navire ralentit et s’arrêta indolemment. Comme le bateau du Conseil se rangeait le long de sa coque, chacun des équipages lança des cordes vers l’autre pour amarrer les deux vaisseaux ensemble. Trois individus arborant l’écharpe dorée qui désignait les membres du Conseil se tenaient à bord du bateau. Celui de gauche était un grand prêtre grisonnant mais robuste. Leiard se souvint qu’il s’appelait Haleed. À droite, la femme d’âge mûr qui portait un gilet de Tisse-Rêves devait être Arleej, la représentante de son ordre. Leiard avait hâte de faire sa connaissance. Dans les messages que le Conseil et les Blancs s’étaient échangés via les prêtres de leurs deux nations, il avait entrevu une intelligence dont la vivacité n’avait d’égale que son orgueil. L’orgueil n’était pas une chose encouragée chez les Tisse-Rêves – mais les jugements hâtifs ne l’étaient pas non plus, se remémora-t-il. En cette époque où on les tolérait à peine, la chef des Tisse-Rêves devait nécessairement être une femme forte. Le troisième membre du Conseil, qui se tenait entre ses deux collègues, était un homme frêle et âgé. Mais même s’il s’appuyait sur une canne de marche, ses yeux étaient encore clairs et son regard vif. Ce devait être le modérateur Meeran, devina Leiard. Mairae et Auraya se levèrent de leur banc. Elles remercièrent le capitaine du Héraut, puis se dirigèrent vers le bateau de leur comité d’accueil. Leiard et Danjin les suivirent, ce dernier portant Vaurien dans sa cage. Le veez maugréait entre ses dents. Durant le voyage, Auraya lui avait appris à supporter l’enfermement en échange de récompenses généreuses. Malgré cela, il ne tolérait pas de rester dans sa cage plus de une heure d’affilée. Dès que les Blanches furent montées à bord, Meeran s’avança vers elles. — Bienvenue à Somrey, Elues des Dieux. (Il s’inclina légèrement, puis fit le signe du cercle.) Je suis le modérateur Meeran. C’est un plaisir de vous revoir, Mairae Taillegemme, et un honneur d’être la première nation étrangère à recevoir Auraya Teinturier. Le regard d’Arleej glissa vers Leiard. Il était intense et interrogateur. Leiard y décela du doute et de la suspicion. Il inclina la tête, et Arleej le salua du menton en retour. — Nous sommes enchantées à l’idée de séjourner dans vos douces îles, modérateur Meeran, répondit Mairae. Et je me réjouis par avance de la reprise de mes relations avec vous et les autres membres du Conseil. Elle jeta un coup d’œil à Haleed et à Arleej, qui inclinèrent la tête en murmurant que tout le plaisir était pour eux. — J’avais tellement hâte de vous rencontrer, déclara Auraya avec un sourire enthousiaste. Les coins de la bouche d’Arleej se relevèrent, mais ses yeux ne reflétèrent pas son sourire. — J’ai beaucoup entendu parler de la beauté de votre pays, poursuivit Auraya, et j’espère pouvoir le visiter. Du moins, si j’en ai le temps. En d’autres termes : si nous réglons rapidement l’affaire qui m’a amenée ici, songea Leiard. — Dans ce cas, nous devrons vous trouver un guide. (Le sourire de Meeran était sincère. Par-delà l’épaule de Mairae, son regard se posa sur Danjin.) Vous devez être Danjin Pique. Dans mon jeune temps, j’ai eu le plaisir de faire des affaires avec votre père. Danjin gloussa. — Je sais. Il parlait souvent de vos talents de négociateur – avec autant d’admiration que d’exaspération, dois-je dire. Le sourire de Meeran s’élargit. — J’imagine. Mais j’aime à croire que ces talents sont mieux utilisés, maintenant que je les mets au service du peuple. Il jeta un coup d’œil à Auraya, et Leiard se demanda si la jeune femme avait relevé le subtil avertissement dans les paroles du modérateur. Puis Meeran reporta son attention sur le Tisse-Rêves. — Et vous devez être le conseiller Tisse-Rêves Leiard. L’intéressé acquiesça. — Etes-vous déjà venu à Somrey ? — J’ai des souvenirs de votre pays, mais ils sont vieux. Arleej haussa imperceptiblement les sourcils. — Dans ce cas, soyez le bienvenu parmi nous, Tisse-Rêves, dit Meeran. Je suis curieux de savoir comment vous vous êtes retrouvé dans cette position unique de conseiller des Blancs. Mais vous me raconterez ça plus tard. Pour l’instant… (Il pivota et frappa dans ses mains.)… Nous allons vous offrir des rafraîchissements. Le bateau du Conseil s’était éloigné du Héraut, fendant les flots comme les rameurs courbaient et redressaient le dos en cadence. Meeran guida ses invités vers des sièges et conversa poliment avec eux tandis que des serviteurs apportaient des verres d’une boisson tiède et épicée nommée « ahm ». Un haut mur courait sur toute la longueur de la cité. Des gens se massaient à son sommet ; ceux de la rangée de devant étaient assis les pieds pendus dans le vide. Au fur et à mesure que le bateau du comité d’accueil se rapprochait de la terre, leurs cris devenaient de plus en plus audibles. Auraya et Mairae agitèrent la main, provoquant un chœur de vivats. Au lieu de s’amarrer en face de la foule, le bateau poursuivit son chemin. Leiard vit des gardes armés empêcher les gens de pénétrer dans une certaine partie du port. Au-delà de cette ligne se tenait une rangée de prêtres et de prêtresses. C’était vers eux que le bateau se dirigeait. De solides pontons de bois avaient été construits le long du mur d’enceinte. Comme le bateau se rangeait contre l’un d’eux, les rameurs levèrent leurs rames. Certains amarrèrent l’embarcation pendant que d’autres mettaient en place une passerelle sculptée et peinte pour permettre aux membres du Conseil et à leurs hôtes de descendre à terre. Meeran entraîna Mairae, Auraya et leurs compagnons vers un escalier. Au sommet du mur, les prêtres et les prêtresses dévoraient les Blanches des yeux avec une excitation si grande que même Leiard pouvait la percevoir. Deux grands prêtres s’avancèrent, et Haleed fit les présentations. En regardant par-dessus leur épaule, Leiard se rendit compte qu’il s’apprêtait à pénétrer dans le temple d’Arbeem. Le bâtiment, d’un style plus humble que ceux de Jarime, ressemblait à la plupart des maisons de la ville : il était sobre et de plain-pied. Entendant son nom, Leiard reporta son attention sur les dignitaires. Les deux grands prêtres le dévisageaient avec une curiosité dubitative mal contenue. Lorsque les présentations furent finies, Arleej annonça qu’elle devait prendre congé. — On m’attend à la Maison des Tisse-Rêves. La communion du printemps doit avoir lieu ce soir. (Elle se tourna vers Leiard.) Voudrais-tu y assister, Tisse-Rêves Leiard ? Le pouls de Leiard accéléra. Une communion, et une occasion de consulter d’autres Tisse-Rêves au sujet de ses étranges souvenirs. Quelle aubaine ! — J’en serais honoré, répondit-il lentement. Mais il se peut qu’on ait besoin de moi ailleurs. — Pas ce soir, Leiard, intervint Auraya. (Elle croisa le regard de son vieil ami et lui adressa un signe de tête imperceptible. Va voir les tiens, semblait-elle lui dire. Montre-leur qu’ils peuvent te faire confiance) Mais ta présence sera nécessaire demain matin. — Dans ce cas, j’assisterai à la communion, et je rentrerai dès qu’elle sera terminée. Arleej opina. — J’aurai donc le plaisir de vous revoir tous demain, dit-elle avec un signe de tête poli. Les autres murmurèrent une réponse. Comme elle se détournait et s’éloignait, Leiard lui emboîta le pas. Un prêtre s’avança et offrit de les conduire vers la sortie. Arleej garda le silence tandis qu’ils suivaient leur guide. Quelques minutes plus tard, ils sortirent du bâtiment et débouchèrent dans une cour. Un tarn couvert et son conducteur attendaient non loin de là. — Le grand prêtre voulait nous faire passer par la porte principale, expliqua Arleej, mais j’ai insisté pour que nous empruntions une autre issue. La foule massée sur le devant du temple nous aurait gênés. Leiard acquiesça. Voulait-elle dire que la foule risquait de s’en prendre à eux, ou simplement qu’elle bloquerait le chemin ? Même si Somrey était la nation qui tolérait et soutenait le mieux les Tisse-Rêves, il existait partout de petits groupes nourrissant une opinion contraire à celle de la majorité. Le tarn était un véhicule à quatre roues dépourvu d’ornements, conduit par un homme qui louait ses services. Leiard s’assit sur le banc à côté d’Arleej. La représentante des Tisse-Rêves indiqua leur destination au conducteur. Quelques instants plus tard, ils roulaient dans les rues étroites et bondées de la cité. Alors que le tarn approchait de la Maison des Tisse-Rêves, Arleej détailla son compagnon. Il ne ressemblait pas à ce qu’elle avait imaginé, mais, d’un autre côté, elle n’avait rien imaginé de spécifique – juste quelqu’un qui aurait davantage l’air d’un Circlien. En vérité, Leiard était encore plus conforme qu’elle à l’image traditionnelle des membres de leur ordre. La façon dont il répondait à ses questions lui rappelait fortement son ancien professeur. Keefler ne savait pas en quelle année il était né, et il avait passé le plus gros de son existence dans un endroit isolé. Lui aussi était du genre taciturne et prudent. Ce que Leiard venait de lui révéler sur la nature de sa relation avec la nouvelle Blanche avait réduit Arleej à un silence stupéfait. Apparemment, il avait commencé à enseigner de petites choses à Auraya quand elle n’était encore qu’une enfant, dans l’espoir qu’elle deviendrait son élève plus tard. Et au lieu de ça, elle avait rejoint le clergé circlien. Si Arleej avait connu une telle déception, le ressentiment l’aurait sans doute empêchée de reprendre des relations normales avec la jeune femme. Mais Leiard semblait avoir accepté le choix d’Auraya et son accession au titre de Blanche. Plus fou encore : il la décrivait comme une amie. Tout cela semblait trop beau pour être vrai. Arleej peinait à croire que les dieux aient choisi une représentante qui avait reçu l’enseignement des Tisse-Rêves et n’éprouvait que sympathie à leur égard. Elle avait encore plus de mal à accepter l’idée qu’ils tolèrent une collaboration entre leurs Élus et l’ordre des Tisse-Rêves. Avaient-ils enfin décidé d’accepter l’existence des hérétiques ? Arleej en doutait fort. Un siècle de persécutions avait amoindri le nombre des Tisse-Rêves, sans toutefois les éradiquer. Les années de violence consécutives à la mort de Mirar avaient encouragé les gens les plus compatissants à se ranger du côté des Tisse-Rêves, et les rebelles à rejoindre leurs rangs. À présent, peut-être les dieux cherchaient-ils à séduire les hérétiques en se donnant une apparence généreuse et bienveillante. Mais ils vont échouer, songea Arleej. Tant que nous nous transmettrons des souveliens de génération en génération, nous n’oublierons pas la nature véritable des dieux. Le tarn tourna dans une rue animée et s’arrêta devant une grande bâtisse où entrait et dont sortait un flot de gens. Leiard leva les yeux vers les symboles gravés dans la façade. — La seule Maison de Tisse-Rêves encore debout en Ithanie du Nord, commenta Arleej. Viens. Leiard la suivit dans un vaste hall. Trois Tisse-Rêves âgés s’avancèrent pour saluer leur chef en somreyan. Lorsqu’elle leur présenta son compagnon comme étant le conseiller des Blancs, leur expression se fit méfiante. À son tour, Leiard les salua en somreyan. Arleej le dévisagea, surprise. — Ta connaissance de notre langue est impressionnante. Leiard haussa les épaules. — J’en parle beaucoup d’autres. — La communion du printemps est sur le point de commencer, appela quelqu’un. Arleej jeta un coup d’œil à Leiard et remarqua l’intensité de son regard. Il avait très envie de participer à la cérémonie, décida-t-elle. Elle s’engagea dans un couloir. Leiard la suivit, et les trois autres Tisse-Rêves fermèrent la marche dans un silence inhabituel. Ils ont dû comprendre que Leiard allait se joindre à nous, songea Arleej, et ils se demandent si c’est un bien ou un mal. En vérité, c’est un pari. Il peut découvrir beaucoup de choses sur nous, mais ils doivent se rendre compte que nous pourrons aussi découvrir beaucoup de choses sur lui et sur les Blancs – notamment sur leurs motivations concernant ce projet d’alliance. Auraya y avait-elle pensé quand elle avait autorisé Leiard à passer la soirée dans la Maison des Tisse-Rêves ? Le couloir se terminait par une grande porte de bois. Arleej poussa celle-ci et sortit dans un jardin rond, légèrement enfoncé dans le sol. La température était fraîche et l’air humide. Plusieurs Tisse-Rêves se trouvaient déjà là, formant un cercle brisé. Leiard regarda autour de lui avec une expression légèrement perplexe – comme s’il reconnaissait cet endroit. Arleej rejoignit le cercle, faisant un pas sur le côté pour laisser de la place à Leiard. Les trois Tisse-Rêves qui les avaient accueillis dans le hall se positionnèrent eux aussi. Lorsque le calme fut revenu, Arleej attendit encore un peu pour permettre à la quiétude du jardin d’apaiser ses pensées avant qu’elle prononce les paroles du rituel. — Nous nous réunissons ce soir dans un esprit pacifique, pour la poursuite de la connaissance. Nous allons communier afin que nos souvenirs circulent entre nous. Que nul ne sonde, n’espionne ou n’impose sa volonté à autrui. Visons à ne plus faire qu’un seul et même esprit. Elle prit la main de ses voisins dans le cercle. Deux esprits touchèrent ses perceptions – puis des dizaines d’autres alors que tous les Tisse-Rêves présents l’imitaient, créant une chaîne mentale. Il y eut un sentiment de soulagement partagé, puis une brève pause. Des images et des impressions oblitérèrent rapidement toute sensation physique. Des souvenirs d’enfance se mêlèrent à des événements récents. Des visages connus succédèrent à ceux d’étrangers. Des bribes de conversations résonnèrent dans les pensées de tous. Arleej ne faisait rien pour les guider : elle les laissait circuler librement. L’inévitable ne tarda pas à se produire. Tous les Tisse-Rêves éprouvaient une vive curiosité à l’égard du nouveau venu. Comme certains s’interrogeaient sur son identité, ceux qui la connaissaient se chargèrent de la leur révéler. La réaction de Leiard fut lente. Il commença par admettre qu’il était bien le conseiller des Blancs. Puis ses pensées se superposèrent en couches multiples. Arleej comprit qu’il espérait sincèrement aider les siens. Elle vit aussi l’affection et l’admiration qu’il éprouvait pour Auraya – ainsi que la crainte que lui inspiraient les Blancs et leurs dieux. Avec amusement, Arleej regarda les pensées de Leiard se mettre à tourner en boucle. Chaque fois qu’il se remémorait sa méfiance et son antipathie instinctives à l’égard des Blancs et des dieux, l’image d’Auraya le rassurait. Il était persuadé qu’elle ne nuirait pas volontairement à lui-même ou aux autres membres de son culte. Pourtant, il n’était pas assez naïf pour croire qu’elle désobéirait si les dieux le lui ordonnaient. Mais il estimait que le risque en valait la peine. Tous les Tisse-Rêves furent soulagés d’apprendre que Leiard collaborait avec Auraya pour le bien de son peuple, et non pour celui des dieux ou de la nouvelle Blanche. Néanmoins, la présence de tout autre Circlien remuait en lui une peur profondément ancrée – une peur qui ne pouvait naître que de l’expérience. Lui était-il arrivé quelque chose de terrible ? Pendant qu’Arleej réfléchissait, les pensées de Leiard se tournèrent vers un autre sujet de préoccupation. Il était tourmenté par des souvenirs qui se manifestaient inopinément. Parfois, des idées qui semblaient ne pas lui appartenir surgissaient dans son esprit. La curiosité des autres Tisse-Rêves fut décuplée par cette révélation. Leiard le sentit, et, en réaction, une cascade de souvenirs se déversa de lui. Arleej vit le Gardien posté à l’entrée du port. La statue était beaucoup moins abîmée que dans le présent, et, soudain, Arleej sut ce qu’elle représentait. Un dieu – et pas l’un de ceux que vénéraient les Circliens. Elle vit une Arbeem plus petite, avec un mur d’enceinte encore inachevé. Elle vit la Maison des Tisse-Rêves fraîchement construite, peinte de couleurs vives et accueillantes. Elle vit le visage d’un Tisse-Rêves âgé et sut que, des siècles auparavant, il avait occupé le même poste qu’elle. Une pensée accompagnait cette image – une pensée qui ne sonnait nullement comme la voix interne de Leiard. Il était sacrément fier, cet ancien des Tisse-Rêves. J’ai dû le convaincre de continuer à soigner le modérateur – même si cet individu ne le méritait pas. Ce fut la dernière fois que je me rendis à Somrey. À l’époque, ce n’était qu’un royaume émergent, même pas considéré comme faisant partie de l’Ithanie du Nord. Qui aurait cru qu’un jour, il deviendrait l’unique refuge des Tisse-Rêves ? Le cœur d’Arleej battait la chamade. Leiard a raison, songea-t-elle. Ce ne sont pas ses pensées. Ce sont celles de Mirar. Elle avait déjà rencontré de semblables souveliens. La plupart des Tisse-Rêves possédaient un fragment des souvenirs du fondateur de leur ordre, acquis durant des communions. Mirar avait été lié – directement ou non – à tant d’autres Tisse-Rêves que beaucoup de ses souveliens circulaient encore. L’idée que le rituel qu’il avait instauré pour encourager la compréhension et l’enseignement accéléré le maintienne partiellement en vie dans l’esprit de ses fidèles avait quelque chose de très réconfortant. Mais Leiard portait en lui bien davantage que des fragments de la mémoire de Mirar. Son esprit grouillait de tant de souvenirs qu’une ébauche de la personnalité de Mirar s’était fait jour en lui. Comme quand on connaît si bien quelqu’un qu’on peut prédire de quelle façon il se comporterait ou ce qu’il dirait dans une situation donnée. Arleej perçut l’excitation de ses confrères. Elle les sentit tâtonner avidement en quête d’autres souvenirs, mais le flot s’était interrompu dès l’instant où Leiard avait entrevu sa source. Arleej se rendit compte que jusqu’à cette soirée, il n’avait ni connu ni même soupçonné la vérité. Il ne savait même pas d’où lui venaient ces images et ces sensations. Probablement de son professeur, même s’il ne gardait pas une très forte impression de lui – ou d’elle. Et cela aussi faisait partie des choses qui le préoccupaient. Pourquoi ses propres souvenirs étaient-ils si vagues ? — Ton esprit abrite de nombreux souveliens, lui dit Arleej. Et tu as longtemps vécu dans un isolement presque total. Au fil du temps, les souvenirs propres et les souveliens finissent par se mélanger ; il devient très difficile de les distinguer. Tes frontières sont floues. Tu dois les redéfinir. Pour cela, la communion est la meilleure méthode – notamment grâce à l’affirmation de ton identité à la fin de la cérémonie. — Mais chaque communion augmentera encore le nombre de mes souveliens, objecta Leiard. — En effet. Toutefois, elle diminuera également l’impact du problème. Pour l’instant, contente-toi de te lier à un seid autre Tisse-Rêves, de façon à minimiser le transfert de mémoire pour chaque affirmation identitaire. Choisis des gens encore jeunes, qui ne possèdent qu’une expérience limitée. Ton élève, par exemple, serait un partenaire idéal. Jayim. Leiard songea combien le fils de Tanara avait encore peu vécu. Oui, il sera parfait – s’il décide de rester un Tisse-Rêves. Une forte déception émana de plusieurs des participants au rituel. Ils venaient de comprendre que Leiard ne se joindrait à aucune autre de leurs communions durant son séjour à Arbeem – et qu’ils n’auraient donc pas d’autre occasion de voir les souvenirs de Mirar. Arleej en éprouva un amusement teinté d’ironie. En l’espace de quelques minutes, ils avaient mis leurs soupçons de côté ; à présent, ils acceptaient Leiard et lui faisaient toute confiance. Etait-ce juste parce qu’il servait de calice à la mémoire du fondateur de leur ordre ? Non, décida Arleej. Ses intentions sont bonnes, ça se sent. Sa loyauté nous est acquise – mais elle serait mise à rude épreuve s’il devait choisir entre nous et Auraya. L’estime qu’il vouait à la nouvelle Blanche était également un bon signe. Satisfaite, Arleej entama la dernière partie du rituel : l’affirmation de soi. Je suis Arleej, ancienne des Tisse-Rêves, née à Teerninya de Leenin Booter et de… Tout en énumérant les faits qui, de son point de vue, la définissaient le mieux, elle rappela ses pensées à elle. Lorsqu’elle rouvrit les yeux et se tourna vers Leiard, celui-ci était toujours absorbé par le rituel. Les rides de son front se creusèrent ; puis il prit une grande inspiration et dévisagea Arleej. Celle-ci sourit et lui lâcha la main. — Tu nous as grandement surpris. Le regard de Leiard glissa vers les autres Tisse-Rêves, qui s’étaient rassemblés en petits groupes pour discuter avec animation – sans nul doute, de lui. — Cette soirée a été une découverte pour moi autant que pour vous, avoua-t-il. J’ai grand besoin de réfléchir à ce que je viens d’apprendre. Serait-il impoli que je me retire immédiatement ? Arleej secoua la tête. — Pas du tout. Mes collègues comprendront. La plupart d’entre eux regagnent leur domicile dès la communion terminée. Je crois cependant que pour une fois, ils feraient une exception si tu restais. Je vais te raccompagner avant qu’ils se jettent sur toi. Elle l’entraîna vers la porte de bois, écartant d’un geste l’un des Tisse-Rêves les plus âgés qui s’avançait pour les intercepter. — Leiard doit rejoindre ses compagnons de voyage, annonça-t-elle. Il y eut des murmures déçus. Leiard porta une main à son cœur, à sa bouche et à son front. Chacun des Tisse-Rêves présents l’imita solennellement. Arleej rebroussa chemin vers l’entrée de la bâtisse en silence. Elle ne trouvait rien à dire à son invité – juste une foule de questions à lui poser. Et mieux valait les garder pour plus tard. En sortant de la Maison des Tisse-Rêves, elle aperçut une platène de location qui s’apprêtait à repartir, après avoir déposé un couple dont l’enfant était malade. Elle héla le conducteur. — Vous êtes libre pour une autre course ? — Où faut-il aller ? — Au temple. L’entrée de derrière. L’homme haussa les sourcils. Arleej négocia un prix raisonnable, régla d’avance et regarda Leiard se hisser sur le banc. — J’imagine qu’on se verra demain. — Oui. Leiard lui sourit, puis se tourna vers la route. Considérant cela comme le signal du départ, le conducteur fit claquer ses rênes, et le véhicule s’éloigna. Arleej secoua lentement la tête. C’était étrange de renvoyer un Tisse-Rêves « chez lui » dans un temple circlien… Lorsque la platène eut tourné au coin de la rue, Arleej rentra précipitamment dans la Maison. Comme elle s’en doutait, son confident le plus proche – le Tisse-Rêves Neeran – l’attendait dans le hall. Ses yeux étaient écarquillés d’émerveillement. — C’était… c’était… — Etourdissant, acquiesça Arleej. Monte dans ma chambre. Il faut qu’on parle. — De tous les Tisse-Rêves qui auraient pu se retrouver dépositaires des souvenirs de Mirar, souffla Neeran en montant l’escalier à sa suite, il a fallu que ce soit celui qui conseille les Blancs ! — Un homme extraordinaire qui se retrouve dans une position extraordinaire, approuva Arleej. Arrivée devant la porte de ses appartements, elle l’ouvrit et fit signe à Neeran d’entrer. — Crois-tu que les Blancs soient au courant ? demanda-t-il en se tournant vers elle. Arleej réfléchit. — Si Leiard ne l’était pas lui-même, comment le pourraient-ils ? — Tous les Blancs sont capables de lire dans les esprits, insista Neeran. Juran n’aura pu manquer de reconnaître quelque chose de Mirar en Leiard. Arleej se remémora l’apparence et l’attitude de Leiard. Il ne ressemblait en rien au Mirar qu’elle avait aperçu dans des souveliens. — Si oui, il n’a apparemment pas élevé d’objection. Sinon… Maintenant que Leiard et nous sommes au courant, les Blancs ne manqueront pas de le découvrir très vite eux aussi. J’espère juste que cela ne lui causera pas de problèmes. Neeran hocha la tête. — De toute façon, ils savent forcément que Leiard œuvre dans notre intérêt mutuel. (Il dévisagea Arleej d’un air troublé.) Ce qui est assez étrange en soi, n’est-ce pas ? — Tu trouves étrange qu’une personne possédant autant des souvenirs de Mirar encourage cette alliance, c’est ça ? demanda Arleej. — Oui. — De quelque manière que les Blancs réagissent face à Leiard, une chose est claire. (La chef des Tisse-Rêves se dirigea vers la cheminée, où une bouteille d’ahm se réchauffait doucement près du feu.) Aussi curieux que ça puisse paraître, nous devons envisager la possibilité que Mirar aurait souhaité cette alliance entre Somrey et les Blancs. Avec appréhension, Tryss regarda la tache noire grandir dans le ciel. Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis que Drilli avait promis de le rejoindre. Par trois fois, il avait enfilé son harnais en se disant qu’il n’attendrait pas davantage. Et par trois fois, il l’avait enlevé sans s’en servir. Drilli lui avait arraché la promesse qu’il ne le testerait pas sans elle, et il ne voulait pas la décevoir. À présent, le jeune homme regardait approcher un ou une Siyee avec le cœur battant la chamade. Il se sentait tiraillé entre l’angoisse et l’excitation. Drilli était venue le regarder travailler à maintes reprises. Il avait cru quelle finirait par s’ennuyer, mais non. Elle était restée assise près de lui et avait jacassé sans interruption. À sa grande surprise, Tryss s’était aperçu que ça lui faisait plaisir. Drilli lui parlait surtout de sa famille et de l’alliance proposée par les terrestres, mais elle l’interrogeait aussi sur ses inventions. Parfois, elle lui suggérait des améliorations – et il lui arrivait d’avoir de très bonnes idées. La tache s’était changée en silhouette. Elle descendit vers lui, et Tryss poussa un soupir de soulagement en reconnaissant les marques des ailes de Drilli. Il ramassa son harnais, passa la tête dans la boucle prévue pour son cou et commença à attacher les autres lanières. Un sifflement annonça l’arrivée de son amie. Celle-ci se posa gracieusement et se dirigea vers lui avec une large grimace. — Regarde-toi… — Tu es en retard, dit Tryss sans réussir à prendre un ton désapprobateur. — Je sais. Je suis désolée, mais Mère m’a fait plumer des dizaines de girri. (Drilli fléchit ses doigts.) Tu es prêt ? — Je le suis depuis des heures. — Alors, allons-y. Ils bondirent dans les airs ensemble. Le vent fit bourdonner les lanières du harnais de Tryss. Composé de moins de pièces que le précédent, celui-ci s’en trouvait beaucoup plus léger. Mais comme l’essentiel du poids était suspendu sous sa poitrine, le jeune homme avait davantage conscience de sa présence. — C’est confortable ? cria Drilli. — Supportable, répondit Tryss. Ils piquèrent vers une vallée étroite. Contrairement aux flancs nus de la montagne, où ne poussaient que les plantes les plus coriaces, cette vallée grouillait de végétation – et était donc plus susceptible d’abriter des proies. Alors que les deux jeunes gens survolaient la cime des arbres, quelque chose jaillit dans les airs. Drilli poussa une exclamation ravie. — Chope-le ! glapit-elle. C’était un ark, un oiseau prédateur plus habitué à guetter ses proies, à leur fondre dessus et à les paralyser avec sa magie qu’à se faire poursuivre lui-même. Il planait au-dessous des deux amis, battant des ailes à intervalles espacés. Tryss le suivit. Il rapprocha ses bras l’un de l’autre, saisit la sarbacane fixée contre son flanc et écarta grand ses ailes avant de perdre trop d’altitude. D’un geste rapide, il porta le roseau à ses lèvres. Le moment était venu de voir si ses dernières modifications avaient servi à quelque chose. Tenant une extrémité de la sarbacane entre ses dents, Tryss plongea l’autre dans le panier plein de fléchettes qui pendait sous sa poitrine. Il aspira et sentit l’un des minuscules projectiles se loger dans la tige de roseau. Quand il releva les yeux, il vit que l’ark avait changé de direction. Il modifia la position de ses ailes pour l’imiter. Le rapace continuait à planer sans trop savoir que penser de ses poursuivants. Les Siyee ne répugnaient pas à manger de l’ark, mais ils se donnaient rarement la peine de les chasser ; ainsi ces oiseaux de proie ne les identifiaient-ils pas comme des prédateurs. Tryss visa de son mieux avec la sarbacane coincée entre ses dents et souffla le plus fort possible. La fléchette manqua sa cible. Tryss grogna – il ne pouvait pas jurer convenablement sans desserrer les dents. Il inclina la tête pour aspirer une seconde fléchette et fit une autre tentative. Cette fois, le projectile passa à une longueur de bras de l’ark. Avec un soupir, Tryss se prépara pour un nouvel essai. Mais, au dernier moment, l’ark plongea dans le couvert des frondaisons. La frustration étrangla Tryss ainsi que des lianes malveillantes. Il serra les dents si fort qu’il sentit le roseau se fendre. Cette fois, il jura pour de bon. La sarbacane tomba de sa bouche et se perdit dans la végétation en contrebas. Soudain, il n’avait plus qu’une envie : se débarrasser de ce maudit harnais. Il vola jusqu’à un escarpement situé sur un côté de la vallée, atterrit lourdement, puis s’assit et se mit à défaire les lanières avec des gestes rageurs. Drilli se posa devant lui. — Arrête. Laisse-moi faire, dit-elle en lui prenant les mains. Tryss voulut la repousser. Pourquoi suis-je aussi furieux ? Il se redressa en se forçant à se détendre et laissa Drilli défaire les lanières à sa place. Sa frustration et sa colère retombèrent en même temps que la pression sur sa poitrine et ses épaules. Alors, il se rendit compte qu’il était tout près de Drilli – bien plus près qu’il n’avait jamais osé l’approcher jusque-là. — Que s’est-il passé ? demanda la jeune fille comme le harnais glissait à terre. Tryss grimaça. — J’ai raté mon coup. Puis la sarbacane s’est fendue. Je… je l’ai écrasée entre mes dents. Drilli acquiesça lentement. — Je peux t’en fabriquer une autre, mais il va falloir que tu apprennes à t’en servir mieux que ça. — Comment ? — En t’entraînant. Je t’avais dit que ça n’était pas aussi facile que ça en avait l’air. — Mais je me suis entraîné, protesta Tryss. — À terre, oui. Tu dois t’exercer dans les airs. Sur des cibles mouvantes. (Drilli détourna les yeux et fronça les sourcils.) Et je crois qu’il faudrait que tu ajoutes quelque chose à ton harnais pour soutenir la sarbacane pendant que tu vises. Comme ça, si tu la lâches, tu ne la perdras pas. Tryss la dévisagea, puis sourit. — Je ne sais vraiment pas pourquoi tu te donnes tant de mal avec moi. Drilli lui rendit son regard et grimaça. — Tu es intéressant. Et malin. Mais un peu stupide par moments. Tryss frémit. — Stupide ? — J’ai une question à te poser. Combien de fois une fille doit-elle mentionner devant un garçon qu’elle n’a pas encore de partenaire pour le trei-trei avant de renoncer et d’inviter quelqu’un d’autre ? Il la fixa, surpris. Drilli lui fit un clin d’œil, recula de deux pas, puis pivota et plongea depuis l’escarpement. Une seconde plus tard, elle fusait vers le ciel sur un courant ascendant. Secouant la tête, Tryss abandonna son harnais pour se lancer à sa poursuite. CHAPITRE 11 Le temple d’Arbeem était un endroit merveilleux. Bien que plus petit et beaucoup moins ostentatoire que celui de Hania, il jouissait d’une vue magnifique depuis tous les côtés. Sa façade surplombait le port, et des fenêtres se découpaient partout où cela était possible pour permettre d’admirer la mer. À l’arrière du temple s’étendait un jardin verdoyant en escaliers. Auraya brûlait de l’explorer, mais, durant les cinq jours écoulés depuis son arrivée, elle n’en avait pas trouvé l’occasion… du moins, jusqu’à maintenant. Mairae marchait près d’elle. — J’ai bien réfléchi, au sujet de Leiard, dit-elle tout bas. Ces souveliens de Mirar ne m’inquiètent pas. Il en a peut-être davantage que la plupart des Tisse-Rêves, mais ça ne fait pas de lui la réincarnation de Mirar. (Elle gloussa.) Mirar était un charmeur et un séducteur éhonté. Je ne décèle rien de tel chez Leiard. Auraya sourit. — En effet. Mais tu crains la réaction des autres, pas vrai ? Mairae grimaça. — Oui. Rian n’aimera pas ça du tout, mais il ne se mêle jamais des affaires des autres Blancs – même s’il ne se gênera sûrement pas pour donner son opinion. Dyara sera sans doute alarmée. Elle redoutera que Mirar continue à œuvrer contre nous à travers Leiard. Elle voudra que tu le congédies, malgré toute l’aide qu’il nous a apportée. — Et Juran ? — Je n’en sais rien. (Mairae fronça les sourcils.) Tu as déjà discuté de Mirar avec lui ? Auraya secoua la tête. — Il n’en parle pas de la façon à laquelle on pourrait s’attendre. On pourrait croire qu’il serait heureux que Mirar ne lui complique plus la vie ; au lieu de ça, il dit que sa mort était une… – quelle expression a-t-il employée ? – une « regrettable nécessité ». Je pense qu’il culpabilise de l’avoir tué. Ou qu’au minimum, il déplore d’avoir dû en arriver là. — Pourquoi ? — Je n’en sais rien. (Mairae haussa les épaules.) Mais, à mon avis, voir des souvenirs de Mirar dans l’esprit de Leiard risque de raviver sa culpabilité et ses regrets. — Je comprends. (Auraya se mordit la lèvre.) Si je remplace Leiard, le résultat risque d’être identique. La plupart des Tisse-Rêves portent dans leur esprit des fragments de souvenirs de Mirar, bien qu’il soit peu fréquent d’en trouver une telle quantité chez un même individu. Un Tisse-Rêves plus jeune en aurait sans doute moins, mais il ne nous serait pas aussi utile. Mairae soupira. — La seule présence d’un Tisse-Rêves rappellera à Juran ce qui s’est passé. Tout est une question de degré. Je suis sûre qu’il peut vivre avec des réminiscences du passé, mais une confrontation avec des souvenirs directs de Mirar serait peut-être plus qu’il n’en peut supporter. — Que devons-nous faire, alors ? interrogea Auraya, ennuyée. Mairae fit la moue, puis haussa les épaules. — Attendons. J’informerai Juran de la situation afin qu’il puisse s’y préparer. Si les souveliens de Leiard lui posent problème, je te le ferai savoir. Dans le cas contraire, tu n’auras qu’à continuer comme si de rien n’était. Auraya poussa un soupir de soulagement. — Entendu. Les deux femmes atteignirent un petit pavillon de pierre et s’assirent. Une statue grandeur nature de Chaia se dressait dans une alcôve. Elle était incroyablement détaillée : une version solide de l’apparition scintillante qu’Auraya avait contemplée durant la Cérémonie d’Election. — Je devrais être épuisée. Toutes ces discussions politiques… Mais, depuis notre arrivée, je ne me suis pas sentie fatiguée une seule seconde. — Encore un Don des dieux, expliqua Mairae. Sans ça, je suis sûre que toute cette riche nourriture somreyanne nous aurait rendues malades — ou obèses. Auraya grimaça. — Reste-t-il une seule famille noble qui ne nous ait pas encore gavées comme des oies ? Nous avons déjeuné ou dîné chaque jour dans une maison différente. — Je commençais à les soupçonner d’inventer des repas supplémentaires juste pour nous faire rendre visite à davantage de gens, acquiesça Mairae. — À ce propos, je culpabilise un peu. Pendant que nous enchaînions les mondanités, le pauvre Leiard a multiplié les allers et retours entre le temple et la Maison des Tisse-Rêves. Il est sur les rotules. — Dans ce cas, espérons pour lui que le Conseil acceptera les modifications du projet d’alliance – sans quoi, il devra tout recommencer depuis le début. Ah, voici ton deuxième homme. Auraya leva les yeux, s’attendant à voir Danjin Pique. Mais ce fut une petite boule de poils qui jaillit entre deux buissons et sauta sur ses genoux. — Owaya ! roucoula Vaurien en levant les yeux vers elle et en battant des cils. La jeune femme réprima un éclat de rire. Son familier avait appris les maniérismes des nombreux veez appartenant à leurs hôtes. Celui-ci, en particulier, semblait faire fondre les riches Somreyannes. Mais pas moi, songea Auraya, avec la désagréable impression qu’elle pourrait bien se tromper. À la base, elle avait eu l’intention de laisser Vaurien au temple pendant qu’elle s’acquitterait de ses obligations sociales. Mais Mairae lui avait assuré que les Somreyans s’attendraient qu’elle l’emmène partout, comme ils le faisaient eux-mêmes avec leurs familiers. Durant les dîners et les soirées mondaines, les veez chahutaient bruyamment entre eux – sous la surveillance de domestiques censés décourager des rapprochements amoureux imprévus. Vaurien avait appris beaucoup de nouveaux mots, dont certains qui scandaliseraient les serviteurs d’Auraya (du moins, ceux qui comprenaient le somreyan) à leur retour à Jarime. Voyant que malgré tout le charme déployé, aucune friandise n’apparaissait dans les mains de sa maîtresse, Vaurien se mit à bouder. Il poussa un gros soupir et baissa la tête. — Ce que tu peux être sévère avec lui ! s’exclama Mairae. Je vais l’emmener aux cuisines et lui trouver quelque chose à grignoter. Mon estomac gargouille ; il se pourrait bien que j’aie faim. J’avais presque oublié cette sensation. — Je t’accompagne, proposa Auraya. — Non, reste, contra Mairae. Tu ne seras pas seule longtemps. Surprise, Auraya cligna des yeux. Puis elle se concentra sur les esprits qui l’entouraient. Elle trouva très vite celui de Leiard, qui traversait le jardin dans sa direction. — Vaurien. Friandise. Mairae tendit un bras. Le regard du veez passa de la prêtresse blonde à sa maîtresse. — Tu peux y aller, lui dit Auraya. Vaurien bondit sur le bras de Mairae et remonta très vite jusqu’à son épaule. Auraya les regarda s’éloigner, souriant comme son veez léchait l’oreille de Mairae et la faisait frémir. Peu de temps après, elle entendit un bruit de gravier crissant sous des semelles. Leiard contourna une haie et l’aperçut. Il sourit et allongea le pas. Comme il atteignait le pavillon, son regard se posa sur la statue de Chaia, et ses traits se figèrent un instant. Puis il reporta son attention sur Auraya. — Auraya des Blancs, la salua-t-il formellement. — Tisse-Rêves Leiard. — Il se fait tard, remarqua-t-il. Crois-tu qu’ils prendront leur décision aujourd’hui ? Auraya haussa un sourcil. — Je ne t’avais encore jamais vu anxieux. Un des coins de la bouche de Leiard frémit. — Je serais très déçu que nous ayons fait tout ça pour rien. — Oui, il y aurait de quoi. Mais peut-être ne nous resterait-il plus qu’un ou deux points de détail à renégocier. Leiard jeta un nouveau coup d’œil à la statue. Auraya pivota pour la détailler. Si Chaia était en train de les observer, que pensait-il du Tisse-Rêves ? Les dieux avaient-ils été contrariés d’apprendre que l’esprit du conseiller Tisse-Rêves des Blancs abritait les souvenirs de Mirar ? Non, ils le savaient sans doute depuis le début, comprit-elle. Si cette collaboration avec Leiard présentait un danger pour nous, ils m’auraient prévenue. Mais la préviendraient-ils si elle présentait un danger pour lui ? Auraya se leva, sortit du pavillon et s’engagea dans l’allée. Leiard lui emboîta le pas avec un long soupir de soulagement qui agaça la jeune femme. Il lui rappelait que même si elle parvenait à encourager la tolérance des Tisse-Rêves chez les Circliens, son vieil ami ne se sentirait jamais à l’aise dans un environnement religieux. Quand il mourrait, les dieux n’emporteraient pas son âme : celle-ci disparaîtrait tout bonnement. Cette idée chagrinait Auraya. Je suis immortelle. Je ne le retrouverai jamais dans l’au-delà. Ce serait moins terrible s’il vénérait simplement un autre dieu. Au moins, je saurais qu’il existe toujours quelque part. Elle secoua la tête. Comment pouvait-on rejeter les dieux et l’espoir d’une vie éternelle ? Elle pivota vers Leiard, qui haussa les sourcils d’un air interrogateur. — Oui ? — Pourquoi es-tu devenu un Tisse-Rêves, Leiard ? — Je ne m’en souviens pas exactement, avoua-t-il. À l’époque, ça devait être la bonne décision. — Et la réaction de ta famille, tu t’en souviens ? insista Auraya. Leiard se rembrunit et secoua la tête. — Mes parents sont morts. — Oh, je suis désolée. Il eut un geste désinvolte. — C’était il y a longtemps, quand j’étais jeune. Je ne me souviens pas d’eux. Auraya éclata de rire. — Quand tu étais jeune ? Leiard, tu ne dois pas être si vieux. Tu es la seule personne de ma connaissance qui semble rajeunir à chacune de nos rencontres. — C’est parce que tu n’arrêtes pas de grandir. Elle croisa les bras sur sa poitrine. — Quel âge as-tu ? Leiard hésita et fronça les sourcils. — Environ quarante ans, je crois. — Tu crois ? Comment peux-tu ne pas en être certain ? Il se rembrunit encore davantage. — D’après Arleej, ma perte de mémoire est due au fait que je suis resté trop longtemps sans lier mon esprit à celui d’autres Tisse-Rêves. Percevant sa détresse, Auraya décida de changer de sujet. De toute évidence, la disparition de certains de ses souvenirs tracassait Leiard. — À quand remonte ta précédente communion ? — C’était avant que je m’installe dans la forêt près de ton village. Elle pianota sur son avant-bras. — Depuis combien de temps étais-tu là quand ma famille s’est installée à Oralyn ? — Quelques années. — Donc, tu n’as pas communié depuis près de vingt ans, calcula-t-elle rapidement. Quel âge ont les Tisse-Rêves quand ils finissent leur formation ? Leiard la dévisagea bizarrement. — Une vingtaine d’années, s’ils ont commencé jeunes. Auraya acquiesça. Ainsi, son ami avait raison : il avait environ quarante ans. Pour une raison obscure, cela la décevait. Peut-être parce que plus Leiard était âgé, moins longtemps elle profiterait de lui. Il continuerait à vieillir tandis que son corps à elle demeurerait inchangé. Cela lui donnait l’impression désagréable que le temps filait entre ses doigts. Plus que quelques décennies, et l’âme de Leiard disparaîtrait à jamais. — Les Tisse-Rêves ont-ils jamais servi les dieux ? s’entendit-elle demander. — Non. — Crois-tu que vous le ferez un jour ? — Non. — Pourquoi ? — Parce que nous ne le voulons pas. Auraya jeta un regard de biais à Leiard. — Parce qu’ils ont fait tuer Mirar ? — C’est l’une des raisons. — Quelle est l’autre ? — Détenir une grande puissance ne te donne pas le droit de dire aux gens comment penser et vivre leur vie – ou qui tuer. — Pas même si cette puissance s’accompagne d’une sagesse acquise au fil d’une existence infiniment plus longue que celle des gens en question ? — Non. (Leiard détourna les yeux.) Chacun devrait avoir le choix de vénérer les dieux ou non. — C’est le cas. — Sans être puni ou pénalisé pour ça, précisa-t-il sévèrement. — Voudrais-tu que les dieux emportent ton âme après ta mort, que tu aies cru en eux ou pas ? répliqua Auraya. — Non. Je voudrais juste que mon peuple ne subisse plus de persécutions. — Tout ça, c’est du passé. — Vraiment ? Alors, pourquoi les Tisse-Rêves ont-ils toujours peur d’arpenter les rues de Jarime ? Pourquoi leur interdit-on d’utiliser leurs connaissances pour aider les gens ? Auraya soupira. — À cause de ce qui s’est passé il y a un siècle. Et je ne parle pas de la mort de Mirar. Cette fois, Leiard ne trouva rien à répondre. Auraya en fut à la fois soulagée et déçue. Elle n’avait pas envie de se disputer avec lui, mais elle désirait connaître son avis sur les événements passés qui avaient engendré la situation actuelle des Tisse-Rêves. Selon les archives qu’elle avait parcourues, Mirar avait accompli un travail admirable tout en nourrissant des penchants répréhensibles. Il avait tout appris à ses fidèles au sujet de la médecine, des soins à apporter aux malades ou aux blessés. Son Don de guérison était unique, et il l’avait généreusement partagé. Mais, à côté de ça, il avait la réputation scandaleuse de s’adonner à la boisson, au sexe et aux drogues récréatives. Et même s’ils n’évoquaient jamais le sujet, les Tisse-Rêves savaient que cette réputation était méritée. Ils avaient vu la vérité dans les souveliens, transmis de génération en génération, de Mirar et de tous ceux qui l’avaient bien connu. Auraya pouvait le lire dans leur esprit. Elle l’avait lu dans celui de Leiard. Néanmoins, ce n’était pas ses mœurs douteuses qui avaient convaincu les dieux de le faire tuer. Mirar avait ouvertement œuvré contre eux, tentant d’empêcher la formation des Blancs. Il avait semé des graines de doute en racontant des mensonges éhontés au sujet de ce que devenaient les âmes des mortels une fois entre les mains des dieux. Il avait clamé que certains des dieux morts ne méritaient pas ce qui leur était arrivé, tandis que les membres du Cercle étaient coupables de terribles actes de cruauté. Finalement, il avait envoyé des rêves puissants au peuple ithanien afin de convaincre celui-ci de se détourner des dieux – une initiative qui avait signé sa condamnation. Au lieu de réagir comme il l’espérait, les Ithaniens avaient supplié les dieux de les délivrer des manipulations de Mirar. Il a lui-même provoqué sa mort, songea Auraya. Hélas ! Les conséquences avaient été terribles. Jamais les dieux n’avaient décrété que les Tisse-Rêves ordinaires devaient être massacrés ; pourtant, dans le sillage du décès de Mirar, de nombreux meurtres avaient été perpétrés par des fidèles circliens au zèle débordant. Et même si ces derniers avaient été punis, il avait fallu longtemps pour décourager d’autres fanatiques de suivre leur exemple. La plupart des Circliens savaient qu’aucun prêtre n’avait jamais égalé un Tisse-Rêves dans le domaine médical. En découvrant le but et les bénéfices d’une communion, Auraya avait compris comment les Tisse-Rêves pouvaient partager et se transmettre autant d’informations. À sa connaissance, aucun prêtre n’avait jamais tenté d’établir semblable lien mental. Exception faite de la pratique de la télépathie, qui n’obligeait pas les participants à ouvrir leurs pensées, les Circliens détestaient que l’on pénètre dans leur tête. Ils considéraient l’intrusion dans l’esprit d’autrui comme un crime – et cette loi était une conséquence directe des actions de Mirar. Peut-être est-il temps que nous surmontions notre répugnance, songea Auraya. Si les prêtres circliens apprenaient à faire comme les Tisse-Rêves, eux aussi pourraient développer rapidement leurs compétences médicales. Un frisson courut sur la peau de la jeune femme. S’ils parvenaient à égaler, voire à surpasser les Tisse-Rêves, l’un des principaux attraits du culte hérétique disparaîtrait. Faute de nouveaux membres, l’ordre fondé par Mirar pourrait bien s’éteindre en quelques générations. Ou même en une seule, si les autres Blancs et moi transmettons au reste du clergé ce que nous aurons lu dans l’esprit des Tisse-Rêves. Auraya frémit. Non. Ça nous rendrait coupables du crime dont les gens ont toujours soupçonné les Tisse-Rêves : violer l’intimité mentale d’autrui et utiliser les informations obtenues pour lui nuire. Pourtant, le résultat pouvait être obtenu sans recourir à la télépathie. Si quelqu’un réussissait à convaincre les prêtres de collaborer avec les Tisse-Rêves, ils finiraient par apprendre tout ce que savaient ces derniers. Le processus serait lent, mais tant qu’il durerait, il encouragerait la tolérance. Ai-je vraiment envie de provoquer la disparition des Tisse-Rêves ? Non. Mais je ne peux pas laisser les gens continuer à se détourner des dieux et à condamner leur âme. Pas alors que ce n’est pas nécessaire. Ils pensent que les compétences médicales des Tisse-Rêves se perdront à moins que certains consentent à ce sacrifice. Mais s’ils pouvaient apprendre les mêmes choses en devenant prêtres, s’obstineraient-ils dans leur hérésie ? Cet après-midi-là, alors qu’elle marchait dans le jardin du temple d’Arbeem avec Leiard, Auraya venait de mettre le doigt sur un terrible dilemme. Un jour, elle devrait choisir entre l’amitié du Tisse-Rêves et le salut de maintes âmes. Mais pas pour le moment. Danjin venait de surgir dans l’allée devant eux. Il arborait un si large sourire qu’Auraya n’eut pas besoin de lire dans ses pensées pour découvrir la nouvelle qu’il venait lui annoncer. Pourtant, elle n’éprouva pas de triomphe – juste un soulagement mâtiné de lassitude. — C’est fait ! lança Danjin de loin. Ils ont signé le traité ! Emerahl regarda par-dessus son épaule. Son petit bateau de bois argenté luisait au clair de lune. Détaillant la corde avec laquelle elle l’avait amarré, la vieille femme hocha la tête, puis tira son châle sur ses cheveux et se dirigea vers l’autre bout du quai. Cela faisait maintenant des semaines qu’elle naviguait, longeant la côte de Toren. Tous les trois ou quatre jours, elle jetait l’ancre dans le port d’un petit village pour vendre des remèdes en échange de nourriture, d’eau potable et d’objets utiles tels qu’une toile huilée, une taie imperméable ou du fil de pêche. Les gens auxquels elle avait affaire la traitaient avec un respect amical, même si, de toute évidence, ils trouvaient étrange qu’une vieillarde voyage de la sorte. Au fil des semaines, les villages s’étaient faits de plus en plus gros et de plus en plus nombreux, jusqu’à ce qu’il semble à Emerahl que chaque baie abritait un quai – ou une demi-douzaine. Cet après-midi, elle avait pénétré dans un port où de gros bateaux amarrés tanguaient lentement. Le sol disparaissait sous les bâtiments, et tout le bord de mer n’était qu’un dédale de jetées en bois. Elle avait atteint la cité de Porin, capitale de Toren. Une longueur d’algue de lumétoile séchée lui avait permis de soutirer un emplacement au maître du port, un homme corrompu. Quelques mois auparavant, une des femmes de Corel l’avait volée à son mari pour l’échanger contre un remède à administrer à son enfant fiévreux. Emerahl l’avait mise de côté pour son propre usage, et elle n’était pas contente d’avoir dû s’en séparer. Couplées à l’euphorie qu’elle induisait, les qualités hallucinatoires de l’algue de lumétoile en faisaient une des drogues récréatives préférées de la vieille femme. Aussi fut-ce de fort méchante humeur qu’Emerahl s’enfonça dans le quartier commerçant. Dans n’importe quelle grande ville, il existe un endroit où les boutiques ne ferment jamais, où les étals restent dressés en permanence. Les gens désespérés sont capables de chercher des remèdes à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Emerahl n’avait pas l’intention de traiter directement avec les clients du marché. Dans les cités, le droit de vente était une commodité jalousement gardée. Pour faire le commerce de ses plantes et de ses préparations médicinales, elle aurait dû négocier avec un marchand la permission de s’installer sur le pas de sa porte. Et elle aurait dû reverser au marchand en question une partie de l’argent gagné. Elle n’avait pas de temps à perdre avec ça. Aussi comptait-elle s’adresser à un apothicaire. Sa besace contenait toute une collection de produits à vendre : certains qu’elle avait emportés dans sa fuite, d’autres qu’elle avait acquis en chemin. Il y avait là des sacs de venin de yeryer, qui servait à fluidifier le sang, des épines de poinçonne qui permettaient d’administrer un anesthésique local et des cataplasmes d’algues antiseptiques – plus des sachets de flammépice moulue, qui poussait en quantité autour du phare, et plusieurs herbes puissantes. Quelques objets dépourvus de vertus médicinales mais possédant une grande valeur monétaire avaient également atterri dans la besace d’Emerahl. Beaucoup étaient des aphrodisiaques. Ils ne produisaient pas d’effet physique en eux-mêmes, mais la plupart des gens étaient si heureux de se les procurer que leur excitation pouvait aisément passer pour un résultat positif. Évidemment, soit ces « remèdes » provenaient d’une créature féroce – comme les dents du garr géant qu’Emerahl avait trouvé échoué sur une plage déserte –, soit leur forme évoquait des organes sexuels : par exemple, les lombrics marins séchés, les fleurs de wemmin charnues ou la clochette de mer qu’elle avait repêchée flottant au milieu d’un bouquet d’algues emmêlées. Elle ne vendrait celle-ci qu’en dernier ressort. Les clochettes de mer étaient rares et précieuses ; aucun apothicaire n’accepterait de payer leur véritable prix à une voyageuse de passage. Un jour, Emerahl serait en meilleure position pour la négocier. Le bruit et la lumière la guidèrent vers sa destination. De larges auvents festonnés de lanternes formaient un tunnel de chaque côté d’une longue rue bordée de boutiques. Des musiciens ajoutaient une note joyeuse aux voix des rares acheteurs. Quelques commerçants rugissaient des descriptions flatteuses de leur marchandise. D’autres distribuaient d’audacieuses promesses de rapport qualité-prix imbattable. Emerahl acheta une miche de pain, une brochette de ner grillé – elle en avait plus qu’assez du poisson –, un fruit bien trop cher et une tasse de lait de chalvre fermenté et sucré. Comme elle poursuivait son chemin, les odeurs de nourriture furent remplacées par un parfum âcre d’encens et d’herbes en train de se consumer. Ce fut dans cette partie de la rue que la vieille femme trouva ce qu’elle cherchait. La première boutique d’apothicaire dans laquelle elle entra était grande et pleine d’activité. Un comptoir s’étendait en travers de la pièce ; des bocaux de toutes les tailles et de toutes les formes s’alignaient sur des étagères dans le fond. Emerahl apporta sa sacoche jusqu’au comptoir et attendit patiemment son tour. Le marchand était un chauve d’âge mûr au regard pénétrant. Dès qu’il eut fini de vendre un remède douteux pour la pourripied à un jeune soldat, il se tourna vers Emerahl. — Comment puis-je vous aider, jeune demoiselle ? Cette tentative de flatterie fit sourire Emerahl. — Mon pauvre bras me fait mal, répondit-elle. Aussi, j’espère me délester d’une partie du contenu de ma besace. Les yeux de l’homme brillèrent d’amusement. — En me le vendant, par exemple ? suggéra-t-il. — Oui. (Emerahl ouvrit sa besace et en tira le bocal qui contenait les glandes à venin de yeryer.) Auriez-vous l’usage de ceci ? Elles sont encore fraîches. Je les ai collectées moi-même il y a tout juste une semaine. Comme elle ouvrait le bocal, l’apothicaire haussa les sourcils. — Une semaine, dites-vous ? Je pourrais peut-être vous en donner quelques pièces. (Il jeta un coup d’œil à la besace de la vieille femme, dont émanait une vague odeur de poisson.) Qu’avez-vous d’autre ? Emerahl sortit encore quelques objets, et la négociation commença. Elle fut interrompue à plusieurs reprises par un jeune homme, peut-être le fils de l’apothicaire, qui finit par disparaître dans l’arrière-boutique. Emerahl se concentra sur son client. Celui-ci faisait le difficile, passant de longues minutes à examiner chaque objet et à réfléchir – même si elle estimait proposer de la bonne marchandise à des prix plus que corrects. Il fuyait son regard, et elle se surprit à regretter de n’être plus capable de percevoir les émotions d’autrui. Il va falloir que j’y travaille de nouveau, songea-t-elle. Ça m’aidera à m’adapter aux changements de langage. Je pensais que l’étrange façon de parler des villageois était une conséquence de leur basse extraction, mais il semble que tout Toren s’exprime différemment ces jours-ci. L’apothicaire n’avait vu que la moitié des objets contenus dans sa besace. Mais irritée par sa lenteur, Emerahl décida de prétendre qu’elle n’avait rien d’autre à vendre et demanda qu’il la paie. Il sortit une bourse et compta les pièces une à une, s’interrompant au beau milieu lorsque le jeune homme revint pour discuter avec lui à voix basse. — J’aimerais me coucher avant l’aube, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, coupa Emerahl en posant la main sur les bocaux que l’apothicaire avait accepté de lui acheter et en reculant d’un demi-pas. Si vous trouvez mes prix trop élevés, dites-le tout de suite. L’homme leva les mains en un geste apaisant. — Je suis désolé, madame, mais mon assistant avait un problème épineux et urgent à résoudre. Il revint vers elle et compta le reste des pièces. Emerahl poussa les bocaux vers lui. Balayant le comptoir de l’avant-bras, elle fit tomber l’argent dans sa besace. Puis elle coupa court à ses adieux interminables. Elle quitta la boutique en poussant un soupir agacé. L’apothicaire avait-il tant traîné dans l’espoir qu’elle finirait par baisser encore ses prix ? Avait-elle l’air si pressé ? Perplexe, Emerahl entra dans la taverne de l’autre côté de la rue et commanda une mesure de liqueur d’épices au comptoir. S’asseyant dans un coin sombre, elle porta le verre à ses lèvres – et son regard se posa sur la boutique de l’apothicaire. Elle faillit s’étrangler en voyant deux prêtres sortir par la porte de devant. L’homme chauve apparut sur le seuil et leur désigna la taverne. Comme les prêtres traversaient la rue, le cœur d’Emerahl se mit à battre la chamade. Peut-être veulent-ils juste boire un coup, se dit-elle. Mais les deux hommes dévisageaient tous les passants. En les voyant fixer une vieille femme avec insistance, Emerahl sentit ses espoirs s’envoler. Soudain, elle comprit pourquoi l’apothicaire avait évité son regard et cherché à la retarder au maximum. Pourquoi son assistant avait disparu. Pourquoi ils avaient chuchoté devant elle. « … Un problème épineux et urgent à résoudre. » Celui d’une vieille femme qui vendait des remèdes ? L’apothicaire avait-il reçu l’ordre de la guetter ? Je ne peux pas en être sûre, se raisonna Emerahl. Ça pourrait être une simple coïncidence. Les prêtres cherchaient peut-être quelqu’un d’autre. Parce que l’un d’eux l’avait chassée de chez elle quelques semaines plus tôt, elle soupçonnait tous les autres d’être à ses trousses. Coïncidence ou pas, je ne vais pas attendre de le découvrir. Emerahl ouvrit sa besace, en tira sa cape imperméable et l’enfila prestement. Puis elle ôta son châle et le remplaça par un chapeau de marin à large bord, sous lequel elle dissimula ses longs cheveux. Enfin, elle enveloppa sa besace dans son châle et fourra le tout sous son bras. À présent, les prêtres ne se trouvaient plus qu’à quelques enjambées de la taverne. Emerahl sortit, s’arrêta pour faire le signe du cercle dans leur direction avec sa main libre, puis s’éloigna avec la démarche chaloupée et traînante d’un marin. Elle s’attendait à ce que les prêtres la rappellent, mais seul le boniment des marchands se détachait par-dessus le brouhaha ambiant. Il lui sembla mettre une éternité pour atteindre le bout de la rue. Après avoir tourné au coin, elle pressa le pas en rasant les murs. Suis-je poursuivie ? Si oui, comment les prêtres ont-ils deviné que je viendrais au marché de nuit de Porin pour vendre mes remèdes ? La réponse était évidente. Si le prêtre aperçu à Corel avait remonté la côte, il avait forcément entendu parler de l’étrange vieillarde qui voyageait seule en bateau. Il avait dû la reconnaître et alerter ses confrères des villes voisines par télépathie, en leur demandant de chercher une guérisseuse de passage. Emerahl avait eu de la chance de ne pas tomber sur l’un d’eux plus tôt. Mais pourquoi la pourchassaient-ils ? Ils ne pouvaient pas savoir qui elle était réellement. Le prêtre de Corel devait juste se demander qui était la sorcière irascible qui avait vécu si longtemps dans ce phare… Oh. L’estomac d’Emerahl se noua. S’il a demandé aux villageois depuis combien de temps j’étais là, ils lui ont sans doute répondu : « Depuis plusieurs générations ». Ce qui a dû lui faire soupçonner que j’étais une immortelle. Même s’il n’y croit pas, il est probablement obligé de vérifier. En approchant du port, Emerahl ralentit. Elle se dirigea furtivement vers les quais tout en regardant autour d’elle. Au loin, elle distinguait son petit bateau amarré à la jetée. Dès qu’elle trouva un coin sombre, elle s’y tapit pour attendre. Peu de temps après, la porte de la capitainerie s’ouvrit, livrant passage au maître du port. Emerahl aperçut le coin d’une chaise et le dos de quelqu’un qui portait un vêtement blanc avec un liseré bleu. Au revoir, mon vieil ami, lança-t-elle silencieusement à son bateau. J’espère que tu trouveras un bon propriétaire. Puis, avec un pincement de regret, elle se détourna et se fondit dans les ombres de la cité. L’étranger s’était assis au fond de la salle et avait passé les deux dernières heures à observer les autres clients de la taverne. Il avait déplu à Roffin dès l’instant où celui-ci l’avait vu entrer. Sans doute parce qu’il était trop bien mis sous son immense cape – un étranger dont les manières arrogantes suggéraient des origines nobles. Roffin n’aimait pas sa façon d’épier les allées et venues de tout le monde. — Tu mates encore notre invité mystère ? murmura Cemmo. Roffin tourna la tête vers son compagnon. Cemmo était un type sec, l’un des plus jeunes pêcheurs du coin. Roffin grogna tout bas. — Les gens comme lui n’ont rien à faire ici. — Rien du tout, acquiesça Cemmo. — Il devrait être au troquet des rupins. –’Bsolument. — Il faudrait que quelqu’un le jette dehors. — Upta Garmen ne bougera qu’en cas de grabuge. — Garmen a beaucoup à perdre si les rupins se dressent contre lui. Pas nous, fit remarquer Roffin. Cemmo détourna les yeux. — Ouais, mais… Ché pas. Il a l’air dangereux. — C’est juste sa façon de te fixer qui file les chocottes. Garmen, le propriétaire de la taverne, jeta un coup d’œil nerveux à son mystérieux client. Celui-ci ne buvait même pas beaucoup, nota Roffin. Sale radin d’étranger. Comme Roffin engloutissait le contenu de sa troisième chope, l’étranger tourna son attention vers lui. Il soutint son regard sans broncher. L’homme haussa les sourcils et sourit. — Bon, si personne d’autre n’a assez de cran… Cemmo se rembrunit en voyant Roffin se lever, mais il ne dit rien. Il se contenta de l’imiter en silence et de le suivre. Comme Roffin se dirigeait vers l’étranger, les autres clients levèrent la tête et acquiescèrent d’un air approbateur. L’étranger regarda approcher les deux pêcheurs sans inquiétude apparente. Roffin se pencha vers lui, le dominant de toute sa large carrure. — Vous n’êtes pas au bon endroit, lui dit-il. Votre place est de l’autre côté de la rue. Dans la haute ville. Un mince sourire étira les lèvres de l’étranger. — Je me plais ici, répondit-il d’une voix grave, avec un étrange accent. Roffin se redressa. — Mais ça ne nous plaît pas que vous y soyez. Allez plutôt mater vos semblables. — Je reste, dit l’homme en désignant la chaise d’en face. Tu restes. On boit. — Va boire ailleurs, gronda Roffin. Il saisit l’étranger par une épaule. L’homme plissa les yeux mais ne bougea pas. Roffin sentit une chaleur brûlante envelopper ses doigts. Il retira vivement sa main, jura et détailla sa peau rougie. — Que… ? — Tu t’en vas, dit l’homme sur un ton menaçant. Roffin recula de quelques pas. Cet étranger était un sorcier. Il ne se laisserait pas intimider. Cemmo jeta un coup d’œil interrogateur à Roffin. Comme ce dernier promenait un regard à la ronde, il se rendit compte que tous les autres occupants de la taverne l’observaient. Avaient-ils vu ce que l’homme venait de faire ? Probablement pas. Ils ne voyaient que lui, Roffin, battre en retraite face à un rupin étranger. Les sourcils froncés, il tourna les talons et se dirigea à grands pas furieux vers la porte. — Vais dépenser mon fric ailleurs, grommela-t-il en sortant et en faisant claquer la porte derrière lui. Mais, une fois dehors, il s’arrêta. Il ne savait plus très bien quoi faire à présent. Cemmo ne l’avait pas suivi. Une vieille habitude lui fit remarquer le bruit du ressac au pied de la falaise, en contrebas, et le sifflement du vent entre les bâtisses. Ce serait une nuit agitée en mer. Sa main palpitait de douleur. Baissant les yeux, il décida qu’il valait mieux la faire examiner par quelqu’un. Le prêtre Waiken. Ouais, il aura sûrement un remède à me filer. Par-dessus son épaule, Roffin jeta un coup d’œil au bar et sourit. Et je suis sûr que ça l’intéressera d’apprendre qu’il y a un espion étranger en ville. CHAPITRE 12 De l’eau ondulante et jaillissante s’étendait dans toutes les directions. En s’y reflétant, la lumière du soleil levant formait des rubans orange à sa surface. De temps en temps, un oiseau de mer la survolait à tire-d’aile sans se soucier du navire ni de ses occupants. À l’ouest, Danjin distinguait la silhouette bleutée d’une cordillère au-dessus d’une bande de terre sombre. La chaîne du Couchant bordait la côte occidentale de Hania jusqu’au détroit du Miroir, où elle plongeait dans les flots pour former une ligne de petits îlots conduisant jusqu’à l’archipel somreyan. Selon de vieilles histoires, certains de ces sommets avaient jadis craché du feu et des cendres, mais, à présent, ils étaient froids et silencieux. — Danjin. Il se retourna, surpris. Auraya se levait rarement avant l’aube. Ses longs cheveux à la coiffure d’ordinaire élaborée étaient relevés en une simple queue-de-cheval. Elle fronçait les sourcils. — Bonjour, Auraya des Blancs, la salua-t-il en faisant le signe du cercle. C’est une belle matinée, n’est-ce pas ? Auraya jeta un coup d’œil au soleil levant mais conserva son air préoccupé. — En effet. (Elle reporta son attention sur Danjin.) Je quitterai le bord dans moins de une heure. Auras-tu la gentillesse de t’occuper de Vaurien et de veiller à ce que Leiard rentre sain et sauf ? Plus loin sur le pont, Danjin avisa quatre marins qui détachaient un canot. — Bien entendu, acquiesça-t-il. Auraya se mordait la lèvre. Il tendit la main vers elle sans se résoudre à la poser sur son bras. — Pouvez-vous me dire pourquoi vous partez ? La jeune femme pivota lentement, balayant l’équipage du regard. — En partie, répondit-elle à voix basse. Juran a reçu plusieurs rapports l’informant qu’un prêtre pentadrien – sans doute un espion – traverse actuellement les villages et les villes de la côte nord de Hania. Il a envoyé Dyara capturer cet homme, et m’a demandé d’approcher de l’autre côté de façon à lui couper toute retraite. Danjin hocha la tête. Il comprenait mieux l’appréhension d’Auraya. La jeune femme venait juste de commencer sa formation. Elle ne savait pas encore utiliser ses nouveaux Dons, et elle allait peut-être se trouver confrontée à un sorcier pour la première fois ! Les dieux la protégeront, se raisonna-t-il. Et Dyara en fera probablement une séance de travaux pratiques, ajouta-t-il ironiquement en son for intérieur. Un petit sourire retroussa les lèvres d’Auraya. Elle avait lu dans ses pensées. — Je regagnerai Jarime avec Dyara, l’informa-t-elle. Aussi, je te nomme responsable de cette expédition, Danjin Pique. — Leiard sait-il que vous nous quittez, et pourquoi ? Elle secoua la tête. — Répète-lui ce que je viens de te dire. Quant aux autres, contente-toi de les informer que je suis partie régler un problème sur la côte. Danjin acquiesça. — Entendu. Auraya se tut, le regard rivé sur la côte lointaine. Comme ils se rapprochaient de la terre, Danjin se surprit à lutter contre une angoisse grandissante. C’est l’une des Elues des dieux, se remémora-t-il. Elle est capable de se débrouiller. Il comprit que ce n’était pas pour la sécurité d’Auraya qu’il s’inquiétait. La jeune femme serait peut-être forcée de tuer cet espion. C’était le genre de fardeau dont il ne souhaitait la voir se charger que le plus tard possible. Si seulement Mairae était rentrée avec nous, songea-t-il, au lieu de rester à Somrey pour régler des arrangements commerciaux et la visite des prochaines délégations… À peine cette pensée lui avait-elle traversé l’esprit qu’il en eut honte. Mairae avait peut-être fini sa formation depuis longtemps, mais elle ne méritait pas ce fardeau davantage que sa cadette. Tandis que le soleil grimpait dans le ciel, la côte se rapprocha. La ligne sombre que Danjin avait aperçue se changea en une falaise noire érodée par les intempéries. Un bâtiment flanqué de plusieurs tours trapues se découpait à son sommet. Le canot fut mis à l’eau. Auraya descendit agilement jusqu’à la petite embarcation, dans laquelle les marins avaient déjà pris place. Accoudé au bastingage, Danjin les observa s’éloigner à la rame. Assise très droite sur son banc, Auraya fixait la côte du regard. Elle ne se retourna pas. — Conseiller Danjin Pique. Pivotant, Danjin vit Leiard planté derrière lui. Il se demanda depuis combien de temps le Tisse-Rêves se tenait là. — Oui, Tisse-Rêves Leiard ? Ce dernier s’approcha du bastingage et détailla le canot qui rapetissait dans le lointain. — J’imagine qu’Auraya ne se joindra pas à nous pour le petit déjeuner. Danjin secoua la tête. — Non. Elle est partie retrouver Dyara pour s’occuper d’un espion pentadrien. Elle regagnera Jarime par la terre. Leiard acquiesça. Il suivit le canot des yeux pendant quelques instants encore, puis se tourna vers Danjin. Les coins de sa bouche se retroussèrent. — Dans ce cas, mieux vaut nous dépêcher de descendre à la cambuse avant que les galfres soient froides. Danjin gloussa. S’écartant du bastingage, il suivit son compagnon vers le pont inférieur. Alors que le canot se dirigeait vers les falaises, Auraya se demanda comment ils pourraient accoster sans danger. Des vagues s’écrasaient contre la paroi rocheuse presque verticale, emplissant l’air d’écume salée. À n’en pas douter, tout bateau qui tenterait d’approcher serait réduit en miettes par le ressac. Mais les marins semblaient savoir ce qu’ils faisaient. Tirant sur leurs rames, ils guidèrent le canot vers un promontoire qu’ils contournèrent. Une étroite plage de sable foncé, parsemée de cailloux noirs, apparut de l’autre côté. Auraya poussa un soupir de soulagement en voyant les marins mettre le cap dessus. Levant les yeux, elle distingua des marches grossièrement taillées qui escaladaient la falaise en zigzag jusqu’au sommet. Le fond du canot racla le sable. Les marins relevèrent leurs rames, sautèrent dans l’eau peu profonde et profitèrent de l’impulsion donnée par une vague pour tirer l’embarcation au sec. Auraya se leva et descendit à terre. Aussitôt, ses sandales s’enfoncèrent dans le sable ; de l’eau emplit les deux dépressions qu’elle venait de former, lui glaçant les pieds. Elle remercia les marins, puis les laissa remettre leur embarcation à l’eau tandis qu’elle se dirigeait vers le pied de l’escalier. Les marches étaient abruptes, étroites et usées en leur centre par le frottement de nombreux pieds. Auraya se mit à grimper. Bientôt, sa respiration se fit plus lourde comme la distance entre la plage et elle grandissait. Le vent l’assaillait, agitant sa robe. Mal à l’aise, elle se demanda ce qui lui arriverait si elle tombait d’une telle hauteur. Dyara ne lui avait pas appris comment survivre à une chute. Un bouclier défensif comme celui qu’elle était censée utiliser pour se protéger contre une attaque magique pourrait-il amortir l’impact de son corps sur les rochers en contrebas ? Sans doute valait-il mieux ne pas y penser. Auraya détourna résolument son esprit du sujet et poursuivit son ascension. Très vite, elle se remit à réfléchir à la mission que Juran lui avait assignée. Le Pentadrien avait été aperçu traînant dans des bars et des tavernes ; peut-être espérait-il y surprendre des conversations susceptibles d’intéresser les siens. Sa description ne correspondait pas à celle du sorcier que Rian avait combattu : il était plus vieux et avait les cheveux noirs. Malgré cela, Auraya ne pouvait se défendre contre une certaine appréhension. « Il ne peut y avoir deux sorciers aussi puissants, lui avait assuré Juran. Nous en rencontrons peut-être un par siècle. Cet homme loge dans des endroits misérables. Je doute que ses Dons soient aussi forts que ceux d’un grand prêtre. » Lorsqu’elle atteignit enfin le sommet de la falaise, Auraya fut surprise de découvrir qu’une petite foule l’y attendait. Un village entourait un côté du bastion de noirepierre. Un prêtre s’avança. — Bienvenue à Caram, Auraya des Blancs. Je suis le prêtre Valem. La jeune femme sourit. — Merci, prêtre Valem. Son interlocuteur désigna un homme bien habillé aux yeux pâles et aux cheveux grisonnants. — Voici Boréan Taillepierre, l’échevin de notre village. Auraya salua ce dernier de la tête tandis qu’il faisait le signe du cercle à deux mains. Plusieurs autres personnes l’imitèrent. Auraya remarqua que ces gens étaient vêtus de manière très simple ; l’un d’eux arborait encore le tablier brûlé d’un forgeron. La plupart d’entre eux évitaient son regard, mais quelques-uns la dévisageaient, bouche bée. Elle leur adressa un sourire chaleureux. — Je suis également le propriétaire de la maison de guet, annonça Boréan en désignant la bâtisse perchée au bord de la falaise. Le prêtre Valem a pris ses dispositions pour que vous y logiez. — Je serai très honorée, répondit Auraya. J’espère que ma présence ne vous dérangera pas. — Nullement, affirma Boréan. Il fit poliment signe à la jeune femme, et tous deux se mirent en marche vers sa demeure. Le prêtre Valem se plaça de l’autre côté d’Auraya. — Il m’arrive de louer des chambres à des voyageurs, donc je ne suis pas totalement pris au dépourvu par les visites, assura Boréan. Toutefois, je ne puis vous promettre le même confort qu’à Jarime. — Ni moi ni les autres Blancs ne vivons dans un luxe extravagant, lui assura Auraya. Votre maison est-elle très vieille ? Elle n’eut pas besoin de feindre l’intérêt tandis que Boréan lui racontait l’histoire de la bâtisse. Celle-ci avait été construite par un de ses ancêtres bien des siècles auparavant, pour servir à la fois de logis et de tour de garde contre les invasions maritimes. Lorsqu’ils atteignirent la porte, Auraya marqua une pause afin de remercier les villageois pour leur accueil. Une fois à l’intérieur, elle demanda à Boréan de lui faire visiter les lieux. Valem les suivit en silence. La maison était remplie d’artefacts, mais ni son ameublement ni sa décoration n’avaient rien d’ostentatoire. La visite s’acheva dans l’une des tours trapues, où Boréan montra à Auraya les appartements qu’il lui avait réservés. — Des femmes du village viendront… Il fut interrompu par un grand fracas en provenance du rez-de-chaussée, auquel succéda un cri de femme. Comme un bruit de course se faisait entendre dans l’escalier, Boréan et le prêtre Valem échangèrent un regard perplexe. Puis le chef du village pria Auraya de l’excuser et se dirigea vers la porte des appartements. Au moment où il l’atteignait, un homme vêtu d’une taie de voyage brune franchit le seuil, lui bloquant la sortie. Son regard glissa sur Boréan et Valem sans s’attarder avant de se poser sur Auraya. La jeune femme sentit sa peau la picoter tandis que l’intrus la dévisageait. Il y avait quelque chose d’étrange chez lui. Sa peau était pâle, mais il avait les yeux si noirs qu’elle ne distinguait pas ses pupilles. Toutefois, ce n’était pas la raison de son malaise. Elle l’examina de plus près, et son estomac se noua comme elle comprenait. Elle ne pouvait pas lire dans son esprit. — Qui êtes… ? commença Boréan. L’inconnu jeta un simple coup d’œil à l’échevin, et celui-ci tituba en arrière. Il atterrit lourdement sur son arrière-train, les bras pressés sur son ventre et le souffle coupé. Auraya conjura hâtivement sa magie pour créer une barrière protectrice entre Boréan et le sorcier. Le chef du village se traîna à l’écart de la porte en luttant pour reprendre son souffle. Auraya s’avança pour l’aider à se relever, sans quitter des yeux l’homme toujours planté sur le seuil de la pièce. — Vous êtes blessé ? murmura-t-elle. — Juste… sonné, haleta Boréan. — Ces appartements possèdent-ils une autre sortie ? Il acquiesça. — Bien. Emmenez le prêtre et allez-vous-en. — Juran, appela Auraya comme les deux hommes s’esquivaient par une porte latérale. — Oui ? — L’espion pentadrien est là. — Déjà ? — Oui. Elle renforça le lien pour permettre à son aîné de voir à travers ses yeux. — Qu’as-tu pu apprendre en lisant dans ses pensées ? — Rien. Son esprit m’est fermé. Est-ce courant chez les Pentadriens ? — Je l’ignore. Mais nous devons envisager cette possibilité. Je vais contacter Dyara. — Cet homme me cherchait. Il n’avait pas d’autre raison d’entrer dans cette demeure. Tu es sûr que c’est un espion ? Il ne se comporte pas comme tel. — Il doit penser que tu es une prêtresse assez importante, et vouloir te soutirer des informations. Je doute qu’il connaisse ta véritable identité. — Tu dois être Auraya des Blancs, lança le Pentadrien. La jeune femme le dévisagea, surprise. — Autant pour ta théorie, Juran. Où est Dyara ? — À une heure de cheval, répondit mentalement son aînée. Continue à le faire parler, Auraya, et empêche-le de sortir de la maison. Je te rejoins très vite. — En effet, je suis Auraya. Et vous, qui êtes-vous ? — Je suis Kuar, la Première Voix des Dieux, répondit l’homme en grimaçant. Par Chaia ! s’exclama Juran, incrédule. Le chef des Pentadriens ? Pourquoi le dirigeant d’un culte voyagerait-il seul dans le Nord ? Il doit mentir. Le dénommé Kuar se dirigea lentement vers Auraya. — Que faites-vous ici ? demanda la jeune femme. — Je suis venu te voir, répondit le sorcier. — Moi ? Pourquoi ? — Pour découvrir… Kuar atteignit la barrière d’Auraya. Comme il écartait les mains devant lui, sa taie s’ouvrit, révélant des vêtements noirs et un pendentif argenté en forme d’étoile. Auraya se rembrunit. Un espion ne se déplacerait pas en terrain étranger avec juste une taie pour dissimuler son uniforme. — Découvrir quoi ? s’enquit-elle. Une explosion de pouvoir assaillit son bouclier, faisant courir des éclairs sur toute sa surface. La force de l’attaque arracha un hoquet à la jeune femme. Le sorcier s’interrompit et la considéra froidement. — La force exacte des hérétiques dans ton genre. Auraya le fixa d’un regard qu’elle espérait glacial. — Cela a-t-il répondu à votre question ? Le sorcier haussa les épaules. — Pas tout à fait. Auraya croisa les bras sur sa poitrine et le toisa d’un air de défi. Mais, à l’intérieur, elle tremblait sous l’effet du choc. — Juran, appela-t-elle. Je soupçonne ta théorie selon laquelle il ne naît qu’un puissant sorcier par siècle d’être erronée. Et je ne pense pas non plus que cet homme soit un espion. — Je crains que tu aies raison sur les deux points, acquiesça Juran. Il est fort… mais toi aussi. — C’est à peine si je sais dresser un bouclier ! protesta Auraya. — C’est tout ce dont tu as besoin. Lorsque Dyara te rejoindra, elle s’occupera de lui. Le sorcier plissa les yeux. Une deuxième explosion magique fit vibrer la barrière protectrice d’Auraya. Des deux côtés de la pièce, quelques éclats d’énergie brûlante carbonisèrent la peinture et mirent le feu aux meubles. Comme l’intensité de l’attaque augmentait, Auraya dut conjurer davantage de pouvoir pour y résister. — Par les dieux, il est costaud ! — Ton bouclier est trop grand, prévint Juran. Resserre-le autour de toi. Ce sera plus efficace. Auraya fit ce qu’il lui conseillait. Lorsque sa barrière se déroba soudain, l’attaque du sorcier fit voler en éclats tableaux, mobilier et fenêtres – une destruction qui lui inspira un pincement au cœur. Le Pentadrien s’interrompit de nouveau. Auraya scruta son visage. Son regard était pensif. Il fit un nouveau pas en avant. — Il existe des façons de faire plus civilisées, l’informa-t-elle. Nous pourrions imaginer une sorte de compétition. Voire organiser des jeux annuels. Les gens viendraient de… Soudain, une explosion brutale ébranla son bouclier ; elle dut mobiliser toute sa concentration pour appeler la magie à elle et la canaliser. L’homme l’observait attentivement, sans montrer aucun signe d’effort cependant que son assaut continuait à s’intensifier. Auraya se rendit alors compte qu’elle ne parvenait plus à conjurer de pouvoir assez vite pour contrer son attaque. Une lumière blanche l’éblouit comme le sorcier abattait ses défenses. Elle connut un bref instant de pure agonie. Titubant en arrière, elle s’efforça de reprendre son souffle et baissa les yeux pour s’examiner. Elle était vivante et, à sa grande surprise, indemne. — Fuis ! cria la voix de Juran dans son esprit. Il est plus fort que toi ! Tu ne peux rien faire ! Cette nouvelle frappa Auraya ainsi qu’un coup physique. Le Pentadrien pouvait la tuer. Submergée par la terreur, elle créa hâtivement un nouveau bouclier. Quand elle leva les yeux vers le sorcier, celui-ci arborait un grand sourire. Au temps pour la vie éternelle, songea-t-elle. Les gens se souviendront de moi comme l’immortelle qui aura péri le plus vite dans toute l’histoire du monde ! Elle fit quelques pas vers la porte latérale et se heurta à une force invisible. — Non, non, la réprimanda le sorcier. Tu ne vas nulle part. Je veux voir si tu appelles tes dieux. Apparaîtront-ils ? Ce serait intéressant. Ça répondrait à mes questions. — Y a-t-il une fenêtre derrière toi ? demanda Dyara. — Oui, mais si je m’en approche, il me bloquera. — Dans ce cas, tu devras lui résister. Il lui faudra du temps pour faire de nouveau sauter ton bouclier. Profites-en pour atteindre la fenêtre. Auraya recula devant le sorcier. Le sourire de son adversaire s’élargit. Il pensait qu’elle avait peur de lui, et ça le ravissait. — Cela dit, il a raison. J’ai peur de lui. Très peur, même. Auraya pénétra dans le carré de lumière projeté par la fenêtre brisée et sentit le soleil lui réchauffer les mollets. Le sorcier baissa les yeux vers les pieds de la jeune femme et fronça les sourcils. Son regard se braqua vers la fenêtre, et il plissa les yeux. Une force invisible percuta le bouclier d’Auraya. La jeune femme résista, mais elle ne put empêcher le Pentadrien de la plaquer contre le mur du fond, à une longueur de bras de la fenêtre. Le sorcier s’avança et vint se planter devant elle. — Où sont tes dieux ? lui lança-t-il au visage. Je connais ta force. Il ne me faudra pas longtemps pour te vaincre. Appelle tes dieux. La fenêtre était tout près, mais Auraya ne pouvait pas bouger. Le Pentadrien secoua la tête. — Ils n’existent pas. Les Blancs sont des charlatans. Vous méritez de mourir. Il écarta ses doigts devant la poitrine d’Auraya. La jeune femme tenta de se dérober, mais le mur dans son dos lui barrait toute retraite. Si seulement elle pouvait passer au travers… Mais je peux ! se rendit-elle compte. Conjurant du pouvoir, elle projeta une violente décharge derrière elle. Le mur céda dans un craquement assourdissant. Auraya vit le sorcier écarquiller les yeux de surprise comme elle basculait dans le vide. Elle se tendit, anticipant l’impact de son bouclier contre le sol à l’extérieur de la bâtisse. Mais l’impact ne vint pas. Auraya continua à tomber. Elle se retourna sur le ventre et vit du sable, des rochers et de l’eau se précipiter à sa rencontre. Je dois m’arrêter ! Elle sentit la magie couler à travers elle, répondant à son ordre mental. La sensation de chute prit fin avec une secousse brutale. Un instant, Auraya fut trop sonnée pour réfléchir. Elle prit une inspiration sifflante, puis deux. Lentement, elle ouvrit les yeux sans pouvoir se rappeler quand elle les avait fermés. Un mur de sable noir se dressait à moins d’une longueur de bras devant elle. Non, pas un mur, corrigea la jeune femme. C’est la plage. Regardant autour d’elle, elle avisa la falaise sur sa droite et la mer sur sa gauche. Elle flottait dans les airs. Comment est-ce possible ? En y repensant, l’idée lui avait traversé l’esprit. Je voulais m’arrêter. Cesser de tomber. Non, ce n’était pas seulement ça. Elle s’était vue bouger en relation avec tout ce qui l’entourait. Pas juste la falaise et la mer : tout. Le monde. Et j’ai réussi à m’immobiliser. Émerveillée, elle secoua la tête. Et ça dure. Voyons si je peux me remettre à bouger en me concentrant pour changer de position par rapport au reste du monde. Auraya hésita. En sollicitant de nouveau ce Don, elle craignait de le perdre et de s’écraser sur la plage. Une chute qui ne serait pas fatale, mais très décevante. Mais, raisonna-t-elle, si cette capacité – ce Don – m’avait réclamé beaucoup de concentration, j’en aurais eu conscience dès le départ. Non, ça ne ressemblait en rien aux pouvoirs qu’elle avait déjà développés. C’était comme marcher ou respirer : un acte qu’elle pouvait effectuer sans y penser. Si acquérir un Don est comme apprendre à jouer d’un instrument, cela est aussi naturel et instinctif que chanter. Si elle parvenait à bouger, ça voudrait dire qu’elle était capable de voler. Cette perspective la fit frissonner d’excitation. Il faut que j’essaie. Moi par rapport au reste du monde. Je veux me retourner sur le dos. Auraya roula sur elle-même en trois mouvements brusques. La falaise la surplombait. Elle s’imagina en train de remonter et sentit que son corps s’élevait. Lentement, puis plus vite, elle vit le sommet de la falaise se rapprocher. Décidant quelle serait mieux debout, elle pivota prudemment jusqu’à une position verticale. Elle franchit le bord de la falaise et s’arrêta en arrivant au-dessus de la maison de guet. Soudain, elle se souvint du sorcier, et sa jubilation s’évanouit. De la fumée s’échappait du trou qu’elle avait ouvert dans le mur de la bâtisse. Des villageois charriaient des seaux d’eau depuis un puits voisin jusqu’au foyer d’incendie. L’estomac noué par la peur, Auraya chercha son adversaire du regard. S’il était toujours là, elle devrait se retirer jusqu’à l’arrivée de Dyara. Elle survola le village. Nulle part, elle ne vit de trace du sorcier. Puis elle aperçut une silhouette noire qui s’éloignait en direction du nord à dos de reyna. Elle tenta de sonder ses pensées et n’y parvint pas. Elle poussa un soupir de soulagement. Il a dû supposer que j’étais morte. Et Juran et Dyara doivent se demander ce qui s’est passé. Elle sourit. Ils ne me croiront jamais. — Juran, appela-t-elle. — Auraya ? Tu es vivante ! Que… ? Où es-tu ? — Au-dessus de Caram. — Je ne comprends pas. — Moi non plus. Les dieux ne pouvaient pas me rendre plus forte, alors, ils m’ont offert un nouveau Don. Je vois le sorcier. Il s’en va. Dois-je le suivre, ou attendre Dyara ? — Ne te mets pas en danger. Reste où tu es. Je tiens à vous récupérer toutes les deux. — Nous ne pouvons pas laisser ce sorcier s’enfuir ! protesta Dyara. — Il le faut. Tu es plus forte qu’Auraya, mais nous ignorons si tu l’es suffisamment, et jusqu’à ce qu’Auraya ait fini sa formation, nous ne devrions plus l’exposer à des adversaires aussi puissants – même avec l’aide d’un autre Blanc. Va rejoindre Auraya et rentrez toutes les deux à Jarime. Auraya détailla les bâtiments au-dessus desquels elle lévitait. La fumée s’était dissipée. Elle vit Boréan ressortir de sa maison et, d’après ses gestes, elle devina qu’il disait aux villageois qu’ils pouvaient cesser d’apporter de l’eau. — Où es-tu, Dyara ? — Sur la route. Plus très loin. — Je viens à ta rencontre. Brisant la communication mentale, Auraya se concentra pour se remettre en mouvement. CHAPITRE 13 La première chose que remarqua Leiard lorsque Danjin Pique lui ouvrit la porte des appartements d’Auraya, ce fut sa pâleur. Le conseiller avait plus de mal que d’habitude à masquer son vertige, mais à celui-ci venait s’ajouter une bonne dose d’émerveillement. — Tisse-Rêves Leiard, dit-il sur un ton légèrement essoufflé. Mairae a dit que je devais vous envoyer sur le toit. L’escalier vous y conduira. — Merci, Danjin Pique. Un courant d’air froid s’échappait de la pièce. En regardant par-dessus l’épaule du conseiller, Leiard vit deux ouvriers debout devant une fenêtre sans vitres. Voilà pourquoi il a peur. Il se rend bien compte que plus rien ne s’interpose entre lui et le vide. Mais où sont les vitres ? Quelqu’un serait-il passé au travers ? Rien dans les émotions qui émanaient de Danjin Pique et des ouvriers ne le lui laissait supposer. Puis la pièce disparut à sa vue comme le conseiller refermait la porte. Leiard secoua la tête et commença à monter. Le mystère s’éclaircirait sans doute quand il parlerait à Auraya. Le Héraut était arrivé à Jarime trois jours plus tôt. Leiard était aussitôt retourné chez les Boulanger. La nouvelle de la signature du traité d’alliance ayant voyagé plus vite que lui, Tanara avait déjà préparé un souper pour fêter ça. Elle avait même invité d’autres Tisse-Rêves et quelques-uns de ses amis qui sympathisaient avec leur cause. Tous ne partageaient pas sa conviction que cela signalait le début de la paix entre les Tisse-Rêves et les Circliens, mais tous reconnaissaient que le harcèlement des hérétiques avait notablement diminué à Jarime depuis quelques mois. Pendant la soirée, Jayim était resté silencieux et pensif. Plus tard, il avait interrogé Leiard sur le rôle que celui-ci avait joué. Leiard avait senti que le jeune homme était tout près de prendre une décision pour son avenir. Il n’avait pas tenté de l’influencer : c’était un choix que Jayim devait faire seul. Ce matin-là, quand il s’était levé, il avait senti une atmosphère de détermination planer dans la maison. Jayim ne disait rien et paraissait tendu ; de toute évidence, il attendait le moment opportun pour parler. A la fin du petit déjeuner, il avait demandé à Leiard si celui-ci était toujours d’accord pour être son professeur. Quelques mots plus tard, Leiard avait acquis un nouvel élève. Tanara avait à peine eu le temps de comprendre ce qui venait de se passer quand la convocation à la Tour Blanche était arrivée. Leiard avait laissé une Tanara et un Jayim souriant de toutes leurs dents organiser un nouveau repas de fête. À présent, tandis qu’il gravissait l’escalier conduisant au toit, il se demandait si cet arrangement le satisfaisait. Jayim était intelligent et Doué. Avec un peu d’entraînement et de maturité, il ferait un bon Tisse-Rêves. Alors, d’où venaient ces regrets lancinants ? Avait-il tant besoin de solitude ? Répugnait-il à prendre la responsabilité d’un étudiant ? Ou espérait-il toujours, au fond de lui, qu’Auraya finirait par lui revenir ? Si c’est le cas, je suis un imbécile. Le haut de l’escalier apparut. Sur le palier se dressait une petite porte entrouverte, que la brise agitait doucement. Leiard sentit de l’air froid sur son visage. Comme il émergeait sur le toit, quelque chose piqua dans le ciel et disparut au-delà du bord de la tour. Il s’arrêta, les sourcils froncés. La silhouette était trop grosse pour appartenir à un oiseau, et il avait eu une brève impression de membres humains. Y avait-il un visiteur siyee à Jarime ? Cette pensée fit battre son cœur plus vite. À sa connaissance, aucun Siyee ne s’était jamais aventuré aussi loin. Il se dirigea hâtivement vers la rambarde qui entourait le toit. Baissant les yeux, il distingua la silhouette plus clairement. Il ne s’agissait pas d’un Siyee, mais d’un humain… Non, une humaine de proportions normales, et dépourvue d’ailes. Un circ blanc ondulait sur ses épaules. Elle décrivait lentement une boucle dans les airs. Lorsque son visage lui apparut, le cœur de Leiard fit un bond dans sa poitrine. Auraya ! Il la regarda fixement, incrédule. Comment était-ce possible ? — C’est de la magie, bien entendu, répondit une voix dans sa tête. Jamais Leiard n’avait vu un humain accomplir un tel exploit. Des tas de sorciers avaient essayé, mais aucun n’y était parvenu. Jusqu’à maintenant, il n’avait même pas su si c’était possible. Et pourtant, voilà qu’Auraya défiait toutes les lois de la gravité. Elle vole ! Leiard pensa au prix que les Siyee avaient dû payer pour pouvoir se déplacer dans les airs, et, soudain, regarder Auraya lui fit mal. Il ne ressentait pas seulement de la douleur, mais aussi un vide en lui, comme si ses derniers espoirs venaient de s’évanouir. Quelque désillusion par rapport à sa nouvelle vie qu’Auraya puisse éprouver par la suite, rien ne la détournerait jamais de ça. La jeune femme arborait une grimace ravie. Toute son attention était concentrée sur les manœuvres acrobatiques qu’elle enchaînait lentement et laborieusement. — Leiard ! (Elle avait fini par l’apercevoir.) Regarde ce que je peux faire ! Elle décrivit une nouvelle boucle. Son circ se déploya derrière elle, et Leiard remarqua que dessous, elle portait un pantalon à la place de sa longue tunique habituelle. Tunique avec laquelle elle devait avoir du mal à voler – surtout si elle tenait à sa dignité. Leiard ne put s’empêcher de sourire. L’émerveillement juvénile dans la voix d’Auraya lui rappelait l’enfant qu’elle avait été. Le regard de la jeune femme se posa quelque part derrière lui. Sa large grimace se changea en sourire, et elle plongea vers le toit. Tandis qu’elle se posait, Leiard pivota pour voir ce qui avait attiré son attention. Un prêtre se dirigeait vers eux. Malgré son noble maintien, il irradiait une inquiétude sincère. Quelque chose en lui parut vaguement familier à Leiard. — C’est lui, dit une voix dans la tête du Tisse-Rêves. — Qui ça ? demanda Leiard. Il ne reçut pas de réponse, mais il n’en avait pas besoin. Le nouveau venu portait un circ sans liseré, et Leiard avait rencontré tous les Blancs à l’exception d’un seul. — Juran, lança Auraya. Voici le Tisse-Rêves Leiard. Leiard, voici Juran des Blancs. Un souvenir du visage de Juran, les traits figés par la détermination, traversa l’esprit de Leiard. Une vague de peur l’accompagna. Il parvint à la contenir. Il n’y avait pas moyen d’échapper à cette confrontation. Juran n’a aucune raison de me faire du mal, raisonna-t-il. Le Blanc fronça les sourcils, sans doute parce qu’il avait capté les pensées de Leiard. Puis il se détendit. — Conseiller Tisse-Rêves Leiard, le salua-t-il. Je suis enchanté de faire enfin ta connaissance. Merci pour l’aide que tu nous as apportée avec le traité d’alliance somreyan. Auraya et Mairae m’ont dit que ton assistance leur avait été précieuse. Leiard inclina la tête. — Ce fut un plaisir pour moi. (Il jeta un coup d’œil à Auraya.) Et il semble que les dieux soient satisfaits des efforts d’Auraya. Juran sourit. — Ils auraient pu nous prévenir, dit-il sur un ton chagrin, mais exempt de reproche. (Son expression redevint sérieuse.) Auraya m’a parlé de tes souveliens de Mirar. Elle dit que tu en possèdes beaucoup. Le sourire d’Auraya s’évanouit. Elle fixa Leiard d’un air inquiet. — En effet, acquiesça le Tisse-Rêves. Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où je les ai acquis, ni de la personne qui me les a transmis. Ça faisait de nombreuses années que je n’avais pas participé à une communion. Juran acquiesça. — De quelle époque datent ces souveliens ? — Ils sont fragmentaires, répondit Leiard sans mentir. Difficile de les situer avec précision dans le temps. Certains sont assez vieux : les points de repère qu’ils contiennent ne sont pas encore affectés par le passage du temps. D’autres sont impossibles à dater. Juran ouvrit la bouche comme pour ajouter quelque chose, puis secoua la tête et pivota vers Auraya. — Nous avons beaucoup à faire aujourd’hui, et je suis certain que ton conseiller apprécierait que nous choisissions un endroit plus confortable que le toit de la Tour pour discuter de ton séjour à Somrey. — Dans ce cas, peut-être devrions-nous nous réunir dans tes appartements, suggéra Auraya. Je fais transformer une fenêtre des miens en porte. Du coup, c’est un peu… venteux. Juran haussa les sourcils. — Très bien, dans mes appartements. (Il jeta un coup d’œil à Leiard.) Ne traînons pas davantage. Poliment, il fit signe au Tisse-Rêves de marcher à côté de lui pour rebrousser chemin jusqu’à l’escalier. Comme il s’exécutait, Leiard fut saisi d’une appréhension sourde mais tenace. — Ne lui fais pas confiance, chuchota l’autre voix dans sa tête. Il prit une grande inspiration et fit de son mieux pour l’ignorer. Plus vite il enseignerait les principes du lien mental à Jayim – et pourrait ainsi réaffirmer sa propre identité –, mieux cela vaudrait. Cette fois, les paroles rituelles que Juran récita au début de la réunion dans l’Autel ne suscitèrent pas seulement de la loyauté chez Auraya, mais aussi une immense gratitude. Ce fut la voix vibrant d’une émotion nouvelle que la jeune femme prononça ses deux phrases. — Nous vous remercions. Désormais, elle remerciait aussi pour le Don extraordinaire que les dieux venaient de lui faire. Un peu plus tôt, Juran l’avait appelée sur le toit pour voir s’il serait lui aussi capable de voler. Elle lui avait expliqué le plus clairement possible de quelle façon elle s’y prenait ; elle lui avait même ouvert son esprit pour qu’il le lise en elle. Pourtant, il n’avait pas réussi. — Je devrais peut-être me jeter du haut de la Tour, avait-il murmuré à un moment. (Il avait jeté un coup d’œil par-dessus la rambarde et frissonné.) Non, certains risques ne valent pas la peine d’être courus. Ce serait un moyen fort déplaisant de découvrir que ce Don est destiné à toi seule. Ce qui était une possibilité intéressante. Les autres Blancs recevraient-ils eux aussi des Dons uniques ? Les dieux daigneraient peut-être le leur expliquer aujourd’hui… — Guidez-nous. Ces paroles rappelèrent à Auraya l’autre raison pour laquelle ils s’étaient rassemblés à l’Autel, et son humeur s’assombrit. Ils devaient discuter de sa confrontation avec le sorcier pentadrien. Le rituel une fois terminé, Juran regarda tour à tour chacun de ses collègues. — Deux sorciers noirs, dit-il gravement. Tous deux pentadriens. L’un prétend être Kuar, le chef de leur culte. S’il dit vrai, pourquoi est-il venu ici seul ? Que mijote l’autre sorcier ? Constituent-ils une menace pour l’Ithanie du Nord ? Il marqua une pause et fixa les autres Blancs d’un air interrogateur. — La réponse à ta dernière question est évidente, affirma Dyara. Le dénommé Kuar a vaincu Auraya en duel. Or, Auraya est plus forte que Rian ou que Mairae. Ça signifie qu’il est dangereux pour trois d’entre nous au moins. Et le premier Pentadrien nous a montré ce qu’ils étaient capables de faire à la population. — Kuar n’a pas tué de gens ordinaires, lui rappela Juran. Nous ne devrions pas juger tous les Pentadriens en nous fondant sur les actions du premier que nous avons rencontré. Il se peut très bien qu’il abuse de son pouvoir sans l’approbation de ses supérieurs. Dyara fronça les sourcils et acquiesça. — Tu as raison. — En tout cas, nous pouvons être sûrs qu’ils nous méprisent, intervint Rian. Tous deux nous ont traités d’hérétiques. — Oui, approuva Auraya. Kuar m’a incitée à appeler les dieux, comme s’il ne croyait pas qu’ils me protégeraient. — De toute évidence, leur querelle avec nous est d’ordre religieux, et ils sont dangereux, dit Mairae. Même à travers le lien télépathique, Auraya perçut l’impatience de la prêtresse blonde. — Je veux savoir de quoi ils sont capables exactement, et s’ils préparent d’autres attaques. — Nous devons envoyer d’autres espions, décida Dyara. Juran hocha la tête. — Nous en avons déjà quelques-uns dans le coin, mais il est temps d’augmenter leur nombre. Et nous aurons besoin de plus de prêtres pour accélérer les communications. — Les gens d’Ithanie du Sud n’aiment pas les prêtres, prévint Rian. Tous ceux que nous avons envoyés là-bas ont été promptement renvoyés dans leurs pénates. — Dans ce cas, les prochains se déguiseront. — S’ils sont démasqués, ils se feront tuer. Juran grimaça. — C’est un risque à courir. Trouve des volontaires, et assure-toi qu’ils sont bien informés. Je refuse d’imposer une telle mission à quelqu’un qui ne l’a pas choisie en connaissance de cause. Rian acquiesça. — Entendu. Juran se frotta pensivement le menton. — À la base, Kuar n’a pas cherché à attirer l’attention sur lui. Pas de la même façon que le premier Pentadrien. Tous deux semblaient tester nos défenses et jauger notre force. J’espère qu’ils nous ont trouvés trop puissants pour envisager un mouvement offensif contre l’Ithanie du Nord. (Il soupira.) Il est clair qu’aucun de nous ne doit plus affronter l’un de ces sorciers seul. À partir d’aujourd’hui, nos déplacements resteront discrets. Seule une poignée de gens de confiance saura quand l’un d’entre nous sera séparé des autres. (Il fronça les sourcils.) Prions pour que ces deux-là ne refassent pas surface ensemble. Cette effrayante perspective fit frissonner Auraya et lui valut un coup d’œil compatissant de Dyara. L’attitude de son aînée avait visiblement changé. Désormais, elle se montrait moins critique, plus affable. Auraya espérait que c’était à cause de sa réussite à Somrey, mais soupçonnait plutôt que Dyara voulait la soutenir au cas où elle aurait encore été bouleversée par sa confrontation avec Kuar. — Où se trouve Kuar en ce moment ? interrogea Dyara. — Il a été vu se déplaçant vers le nord une journée après sa rencontre avec Auraya. Puis, comme le sorcier précédent, il a volé un bateau. — Et la sorcière aperçue à Toren ? S’enquit Rian. Juran secoua la tête. — Ce n’est pas une Pentadrienne. D’après les rapports que j’ai reçus, elle vivait seule dans un vieux phare et vendait des remèdes aux habitants du village voisin. Ceux-ci ont fini par se retourner contre elle et par faire venir un prêtre pour la chasser, mais elle a fui avant son arrivée. Le prêtre en serait resté là si les histoires qu’on racontait au sujet de cette femme ne l’avaient pas tant inquiété. D’après les villageois, elle était là depuis plus de cent ans. Il craint que ce soit une Indomptée. — Une vieille femme ? Se pourrait-il qu’il s’agisse de la Mégère ? suggéra Rian. Juran haussa les épaules. — Certaines personnes vivent plus d’un siècle, et les histoires du passé tendent à se déformer au fil des générations. Toutefois, nous sommes tenus d’enquêter sur chaque individu soupçonné d’être un Indompté. Aussi ai-je confié au prêtre la mission de la retrouver. — N’est-ce pas dangereux ? demanda Auraya. Si c’est une Indomptée, elle doit être plus puissante que lui. Juran hocha la tête. — C’est un risque que le prêtre a accepté de prendre, dans la mesure où nous n’avons pas le temps de la chercher nous-mêmes. S’il nous confirme que c’est bien une Indomptée, nous… Il s’interrompit, et les quatre autres jetèrent un regard surpris autour d’eux alors que les cinq côtés de l’Autel commençaient à s’abaisser. Ils se levèrent lentement. — Qu’est-ce que ça signifie ? voulut savoir Auraya. — Les dieux sont là, souffla Rian, les yeux brillants de ferveur religieuse. Des bruits de pas résonnèrent soudain à l’intérieur du vaste Dôme. Dyara leva les yeux au ciel. — Si tel est le cas, ils ont adopté une forme bien humble aujourd’hui. Non, nous sommes sur le point d’être interrompus, et ce doit être important. Le regard braqué par-dessus l’épaule de Rian, elle fit un signe du menton. Pivotant dans la direction qu’elle indiquait, les quatre autres virent un grand prêtre se diriger hâtivement vers eux. — Pardonnez mon intrusion, haleta-t-il en atteignant l’estrade. Deux ambassadeurs viennent juste d’arriver. — De quel pays ? interrogea Juran. — De… de Si. Des Siyee ! Auraya prit une inspiration sifflante et entendit Dyara émettre un petit hoquet de surprise. Juran lui jeta un coup d’œil en haussant un sourcil ; puis il s’écarta de sa chaise. — Dans ce cas, nous ferions bien de les accueillir. Les Blancs quittèrent l’Autel et sortirent du Dôme. Des centaines de prêtres et de prêtresses s’étaient rassemblés dehors, le nez en l’air. Suivant la direction de leur regard, Auraya sentit son cœur bondir dans sa poitrine à la vue de deux minuscules silhouettes ailées qui décrivaient des cercles au-dessus de la Tour. — Ils ne savent probablement pas que nous sommes ici, dit Dyara. Ne devrions-nous pas aller à leur rencontre au sommet de la Tour ? Auraya sourit. — Je pourrais vous épargner cette peine. Dyara la dévisagea avec une expression indéchiffrable. Juran gloussa. — À chaque seconde, le dessein des dieux devient plus limpide, murmura-t-il. Vas-y, Auraya. Accueille-les sur leur propre terrain – si je puis dire. Auraya se concentra sur le monde qui l’entourait et sur la position relative qu’elle y occupait. Conjurant de la magie, elle se propulsa vers le haut en augmentant sa vitesse jusqu’à ce que le mur de la Tour file à toute allure devant ses yeux. Elle aperçut des visages de l’autre côté des fenêtres, mais les Siyee ne la remarquèrent pas jusqu’à ce qu’elle soit presque sur eux. Surpris, ils s’éloignèrent à tire-d’aile. Auraya ralentit et s’arrêta en suspension dans les airs tandis qu’ils commençaient à tourner autour d’elle à une distance prudente. De là, elle pouvait voir que tout ce qu’on lui avait raconté sur les Siyee était faux – les descriptions de Leiard exceptées, corrigea-t-elle. Les visiteurs ressemblaient à des enfants. Pas seulement à cause de leur petite taille, mais parce que leur tête paraissait trop grosse pour leur corps. Ils avaient une poitrine large, des bras secs et musclés. Contrairement à ce qu’affirmaient les légendes, leurs ailes n’étaient ni couvertes de plumes, ni fixées sur leur dos. C’étaient des membranes translucides qui s’étiraient sous leurs bras, depuis la pointe de leurs doigts allongés jusqu’à leur torse. Ils portaient un gilet muni de larges ouvertures pour laisser passer leurs ailes, ainsi qu’un pantalon moulant fait du même matériau grossier et attaché autour de leurs mollets par de fines lanières. Comme ils se rapprochaient petit à petit, Auraya releva d’autres détails. Les trois derniers doigts de leurs mains formaient l’armature de leurs ailes, mais le pouce et l’index étaient libres. Elle était incapable de dire si elle les trouvait beaux ou laids. Leur visage anguleux et leurs grands yeux les faisaient ressembler à d’exquises poupées, mais leur corps frêle et leurs ailes membraneuses pouvaient décevoir quiconque les imaginait comme sur les parchemins et les tableaux censés les représenter. Pourtant, ils volaient avec une grâce qu’Auraya trouvait fascinante. — Bienvenue à Jarime, ambassadeurs des Siyee, appela-t-elle. Je suis Auraya des Blancs. Les Siyee échangèrent des sifflements, ponctués çà et là par un mot articulé d’une voix aiguë. En lisant dans leur esprit, elle vit que c’était leur façon de parler. — Cette femme doit être l’un des Élus des dieux, suggéra le premier Siyee. — Certainement, approuva l’autre. Sans ça, comment pourrait-elle flotter dans les airs ? — Rien dans leur message ne mentionnait leur capacité à… — Défier l’attraction terrestre ? Auraya se concentra sur leurs pensées pour y trouver les mots dont elle avait besoin. Reproduire les sonorités de leur langage fut plus difficile, mais, comme elle répétait son salut, les deux Siyee se rapprochèrent encore. — Je suis Tireel de la tribu du Lac Vert, dit l’un d’eux. Mon compagnon est Zeeriz de la tribu de la Rivière Fourchue. Nous avons volé loin et longtemps pour parler aux Élus des dieux. — Nous sommes envoyés par nos Orateurs pour discuter de votre offre d’alliance, ajouta l’autre. Auraya acquiesça et fouilla de nouveau leur esprit pour composer sa réponse. — Les autres Élus vous attendent en bas. Viendrez-vous les rencontrer ? Les deux Siyee échangèrent un regard, puis hochèrent la tête. Lorsque Auraya commença à descendre, ils la suivirent en décrivant une spirale. Elle comprit qu’ils ne pouvaient pas faire de sur-place comme elle : ils devaient planer continuellement pour se maintenir en l’air. Elle remarqua les subtiles modifications de leur posture grâce auxquelles ils compensaient les changements de direction et de force des courants aériens. À l’approche du sol, ils piquèrent vers une zone dégagée pour atterrir. Elle les suivit. Dès que ses pieds touchèrent le sol, Juran, Rian et Dyara s’avancèrent. Les deux Siyee balayèrent la foule des prêtres et des prêtresses d’un regard nerveux. — N’ayez crainte, leur dit Auraya. Ils sont juste surpris de vous voir. Ils ne vous feront pas de mal. Les Siyee reportèrent leur attention sur les autres Blancs. Tireel fit un pas vers eux. — Nous sommes venus discuter de votre proposition d’alliance, dit-il simplement. — Vous avez fait un long voyage, répondit Juran dans leur langue d’une voix douce. Ne voudriez-vous pas d’abord manger et vous reposer ? Nous avons des chambres dans la Tour pour nos invités. Les deux Siyee levèrent un regard dubitatif vers l’immense bâtisse. — Si vous préférez, nous pouvons faire dresser une tente dans les jardins, ajouta Juran. Les Siyee échangèrent quelques sifflements à voix basse, puis Tireel acquiesça. — Nous acceptons vos chambres dans la Tour. Juran hocha la tête. — Dans ce cas, je vais vous y escorter et veiller sur votre installation. Si cela vous convient, nous nous réunirons demain pour discuter de l’alliance. — Cela nous convient. Tandis que Juran guidait les visiteurs vers la Tour, Auraya se rendit compte que Dyara l’observait. — Comme ça tombe bien… Auraya fronça les sourcils. — De quoi parles-tu ? — Du fait que tu aies acquis la capacité de voler quelques jours avant que les envoyés du peuple du ciel arrivent chez nous. — Et tu crois que c’était un calcul de ma part ? — Pas du tout, sourit Dyara. Les dieux font rarement mystère de leurs intentions. C’est là tout notre avantage sur les Pentadriens. Nous n’avons pas besoin d’inventer des signes obscurs ou des mensonges compliqués pour convaincre notre peuple de leur existence. CHAPITRE 14 Les pentes de pierre nue de l’Ouvert étaient baignées par une lueur orange. Comme le soleil se couchait, des feux disposés en cercle s’allumaient au centre de la clairière. Des bribes de chansons, le martèlement rythmé des tambours et les sifflements continus des Siyee emplissaient l’air. Bruits et lumière se combinaient pour créer une atmosphère festive. Un frisson d’excitation parcourut Tryss à la vue de cette scène. Les Siyee de tous âges avaient revêtu leurs plus beaux atours et peint des motifs de couleurs vives sur leur peau hâlée. Hommes et femmes s’étaient parés de bijoux. Chacun d’eux portait un masque étrange et merveilleux qui dissimulait son visage. Tryss se posa près de son père et promena un regard admiratif à la ronde. Comme toujours, la variété et la qualité des masques étaient stupéfiantes. Certains représentaient des animaux, des insectes ou des fleurs ; d’autres étaient décorés de motifs ou couverts de symboles. Tryss hoqueta à la vue d’un masque soigneusement sculpté en forme de Siyee aux ailes ouvertes ; il sourit à un homme dont la tête avait été « remplacée » par une énorme main, et éclata de rire en apercevant une femme avec une oreille géante à la place du visage. Des jeunes filles au masque orné de plumes passèrent devant Tryss en gloussant. Un vieil homme titubait dans la direction opposée, ses cheveux gris flottant sous une tête de poisson usée. Deux petits garçons dont l’un arborait un masque en forme de soleil et l’autre un masque en forme de croissant de lune filèrent si près des jambes de Tryss qu’ils manquèrent de le renverser. Tout en suivant son père vers leur place habituelle dans le cercle, Tryss leva une main pour rajuster son propre masque. Celui-ci lui paraissait bien terne et quelconque à côté de ceux qu’il venait de voir : une simple feuille d’automne qui datait d’un autre trei-trei, plusieurs années auparavant, et sur lequel il s’était contenté de passer une nouvelle couche de peinture. Il n’avait pas eu le temps d’en fabriquer un nouveau, puisqu’il consacrait tous ses moments de liberté à s’entraîner avec son nouveau harnais et sa sarbacane. Drilli était ravie de ses progrès, même s’il manquait encore ses cibles aussi souvent qu’il les touchait. Elle lui avait assuré que les archers n’étaient pas tenus de faire mouche chaque fois, et que c’était également valable pour lui. Tryss n’en était pas si certain. Lorsqu’il ferait sa démonstration, il aurait besoin d’impressionner, voire d’éblouir ses spectateurs pour prouver que sa méthode de chasse surpassait le tir à l’arc depuis le sol ou la pose de pièges. Il soupira. Ce soir, il voulait oublier tout ça. Le trei-trei d’été, qui avait lieu en fin de saison, était le dernier festival avant le début d’un long hiver, une ultime occasion de festoyer et de gaspiller son énergie en acrobaties aériennes. Et cette année, Tryss avait une partenaire. Comme ses parents prenaient place dans le cercle parmi leur tribu, deux voix s’élevèrent au-dessus du brouhaha général. — … Déjà vu, non ? — Ouais. Il y a trois ans, je crois. Un coup de peinture fraîche ne suffit pas à faire un nouveau masque, pas vrai ? Et une feuille d’automne en été ! Même la saison n’est pas la bonne. Tryss décida de faire comme s’il n’avait rien entendu, mais sa mère tourna la tête dans la direction des voix. — Tu ne t’entends plus avec tes cousins, n’est-ce pas ? Elle semblait inquiète. Tryss haussa les épaules. — Ce sont eux qui ne s’entendent pas avec moi, répliqua-t-il. Du moins, plus depuis que j’en ai eu assez qu’ils me ridiculisent pour se faire mousser. Sa mère haussa les sourcils. — Alors, c’est ça. Je pensais qu’il y avait une autre raison. Tryss la dévisagea, perplexe. Mais elle avait déjà tourné son attention ailleurs. Son regard revint vers lui ; elle hocha la tête d’un air entendu avant de se détourner de nouveau. Suivant la direction de son regard, Tryss aperçut une jeune fille au masque de papillon et sut aussitôt que c’était Drilli. Aucune autre Siyee ne marchait de cette façon, avec cette assurance dénuée d’orgueil. Sa grâce était tout à fait naturelle, inconsciente. Tryss jeta un coup d’œil à sa mère. Son attitude insinuait que Drilli était la raison pour laquelle ses cousins se moquaient de lui. Elle avait sans doute raison. Ziss et Trinn étaient jaloux. Il n’y avait pourtant pas de quoi. Drilli l’aimait bien, et elle l’aidait à perfectionner ses inventions, mais il ne pensait pas qu’elle le considère comme autre chose qu’un ami. Sauf que… Elle l’avait quand même embobiné pour qu’il lui demande d’être sa partenaire ce soir, et les filles ne faisaient pas ça à moins de vouloir devenir plus qu’amies avec un garçon. À présent, les derniers rayons du soleil avaient disparu. Alors que Drilli et sa famille prenaient leur place, les divers instruments commencèrent à se synchroniser. Les bavardages s’interrompirent. L’orateur d’une autre tribu s’avança au milieu du cercle, vêtu de la traditionnelle tenue éclatante du Faiseur de Figures. C’était lui qui dirigerait les festivités, choisirait l’ordre des schémas de vol et décernerait les récompenses. — Depuis le jour où, voici des siècles, Huan a décrété son œuvre achevée et nous a donné la liberté de nous gouverner nous-mêmes, nous nous réunissons chaque hiver et chaque été pour commémorer cette occasion et lui manifester notre gratitude. Nous affûtons nos capacités et les mettons à l’épreuve pour qu’elle nous regarde et soit fière de nous. À l’approche du printemps, nous fêtons les plus jeunes et les plus vieux d’entre nous. Juste avant l’automne, nous célébrons l’union des hommes et des femmes, qu’ils soient nouvellement appariés ou ensemble depuis des années. (L’orateur leva les bras.) Alors, que les couples commencent le trei-trei ! Comme les musiciens attaquaient une mélodie guillerette, les parents de Tryss échangèrent un sourire et ôtèrent leur masque. Ils s’élancèrent, bondirent dans les airs et rejoignirent les autres couples qui tournoyaient en suivant le tracé d’un motif traditionnel. Tryss se détourna et jeta un coup d’œil du côté de la tribu de Drilli. La jeune fille le dévisageait comme si elle attendait quelque chose. Il fit un pas vers elle, puis se figea en voyant deux silhouettes familières venir encadrer Drilli. Le sourire de la jeune fille s’évanouit, et elle fronça les sourcils lorsque Ziss lui prit le poignet. Ses mots se perdirent dans le brouhaha ambiant, mais la façon dont elle secoua la tête ne laissa planer aucun doute sur la teneur de sa réponse. Ziss se rembrunit et ne la lâcha pas. Drilli pivota vers Trinn, qui se tenait de l’autre côté d’elle, et son expression se fit coléreuse. Elle se dégagea brutalement et s’éloigna. Tryss remarqua que le père de Drilli l’observait attentivement. Sa grimace s’accentua comme elle rejoignait Tryss. Serait-ce de la désapprobation ? se demanda le jeune homme. — Tryss, l’interpella Drilli. Tu n’allais pas me laisser me débrouiller seule avec tes cousins, j’espère ? Il sourit. — Tu es parfaitement capable de te défendre. — C’est gentil de le penser, mais j’aurais trouvé ça plus flatteur que tu viennes galamment à mon secours, bougonna la jeune fille. — Alors, laisse-moi le temps d’arriver avant de les rembarrer toi-même, répliqua Tryss. La musique changea, et Drilli leva les yeux vers les couples qui s’ébattaient dans le ciel. Ses yeux brillaient d’impatience. — Je serais honoré que tu voles avec moi, dit Tryss un peu gauchement. Drilli sourit, ôta son masque et le posa par terre. Tryss fit de même. Comme la jeune fille pivotait face au cercle, il jeta un coup d’œil à ses cousins par-dessus son épaule. Tous deux le foudroyèrent du regard. Puis Drilli et lui s’élancèrent. Ils s’écartèrent l’un de l’autre et bondirent dans les airs. Tryss sentit la chaleur d’un feu s’ajouter à la force d’un courant ascendant sous ses ailes. Il se laissa emporter vers le haut à côté de Drilli. Quelques instants plus tard, ils avaient trouvé une place parmi les autres couples et enchaînaient les mouvements simples d’un motif des plus basiques. Tryss avait déjà volé en exécutant des figures, mais jamais de cette façon. Quand il était petit, il le faisait avec sa mère, dont il reproduisait chaque mouvement avec soin. Plus tard, il avait à son tour dirigé ses jeunes cousins. Mais Drilli ne le guidait ni ne le suivait. Il décelait ses intentions dans le moindre changement de sa posture, et, de la même façon, la jeune fille anticipait ce qu’il voulait faire. C’était à la fois excitant et apaisant, libérateur et hypnotique. Pendant très longtemps, ils enchaînèrent les figures lentes ou rapides, chacun d’eux ne se souciant de rien sinon de l’autre. Tryss prit conscience qu’il était capable d’exécuter des motifs complexes qu’il n’avait jamais tentés auparavant. Enfin, la musique s’interrompit, et les deux jeunes gens regagnèrent le sol pour observer la mise en place des cerceaux et des poteaux qui allaient servir aux tests acrobatiques. Bientôt, des Siyee s’élancèrent dans les airs sous les vivats des spectateurs. Pendant une salve d’applaudissements nourrie, Drilli se pencha vers Tryss. — Éclipsons-nous, chuchota-t-elle. Tryss la dévisagea, surpris. Drilli lui prit la main et se fraya un chemin en direction de la forêt sombre qui bordait l’Ouvert. Ils s’arrêtèrent à plusieurs reprises pour admirer les acrobaties aériennes ou échanger quelques mots avec un ami. Arrivée à la lisière de la foule, Drilli jeta un regard prudent autour d’elle et se pencha vers Tryss. — Fais cinquante pas en montant, puis arrête-toi et attends-moi. Je compterai jusqu’à cent avant de te rejoindre. Tryss opina. Il s’assura que personne ne l’observait et attendit qu’un des acrobates se lance dans un parcours très compliqué avant de s’éloigner. Il faisait noir sous le couvert des arbres. Les troncs immenses dégageaient quelque chose de sinistre que Tryss n’avait jamais remarqué pendant la journée. Il ne comprenait pas pourquoi : les Siyee vivaient là depuis trois siècles en harmonie avec la forêt. Jamais ils ne lui avaient fait de mal. Se rendant compte qu’il avait perdu le compte de ses pas, Tryss s’immobilisa. Quelques instants plus tard, il entendit un doux bruit derrière lui. Il se retourna. Une ombre féminine apparut entre les arbres. Il reconnut la silhouette de Drilli et poussa un soupir de soulagement. — Je crois que tes cousins nous ont vus partir, annonça la jeune fille. Tryss pivota légèrement et jura en voyant les jumeaux approcher de la lisière de la forêt. — Je parie qu’ils nous ont surveillés toute la soirée. — Imbéciles, murmura Drilli. Il faut être stupide pour croire qu’on peut conquérir le cœur d’une fille en se montrant cruel. Suis-moi, et tâche de ne pas faire de bruit. Ils s’éloignèrent sur la pointe des pieds. Dans le noir, il était impossible d’éviter de marcher sur des brindilles sèches ou des feuilles mortes, mais, à force de circuler dans la forêt, les Siyee y avaient tracé des chemins praticables. Tryss se concentrait pour mettre ses pas dans ceux de Drilli tout en guettant leurs poursuivants. Aussi mit-il quelques instants à réaliser où ils se trouvaient lorsque sa compagne s’arrêta. Au bout du chemin se dressait une vaste tonnelle, dont les murs laissaient filtrer une lumière diffuse. — C’est la Tonnelle des Orateurs ! s’exclama Tryss. Nous ne sommes pas censés venir ici ! — Chut ! (Drilli posa un doigt sur ses lèvres et jeta un coup d’œil en arrière.) Tes débiles de cousins n’oseront pas nous suivre ici. Et il n’y aura personne : tout le monde est au festival. — Alors, pourquoi y a-t-il de la lumière ? — Je n’en sais rien. Un des orateurs aura laissé une lanterne allumée pour guider… Tryss se figea comme trois silhouettes émergeaient d’entre les arbres sur leur droite et se dirigeaient vers la tonnelle. À son grand soulagement, les nouveaux venus ne jetèrent pas un regard vers eux avant de disparaître à l’intérieur. La lumière projeta leurs ombres déformées sur les murs. Drilli respirait plus vite. Elle pivota dans la direction depuis laquelle leurs poursuivants approchaient, puis se faufila jusqu’à la tonnelle et s’accroupit à la base d’un des énormes arbres. — Si tes cousins nous trouvent ici, ils nous dénonceront, souffla-t-elle. Mieux vaut nous cacher ici et risquer de nous faire découvrir par les orateurs. Du menton, elle désigna la tonnelle. Des voix s’élevèrent de celle-ci. — Nous avons été attaqués, révéla un homme sur un ton funèbre. Mais pas par des humains : par des oiseaux. — Des oiseaux ? Tryss reconnut la voix de l’oratrice Sirri. — Oui. Il y en avait peut-être une vingtaine. Ils ont jailli des frondaisons tous en même temps. — De quel genre d’oiseaux s’agissait-il ? — Aucun que je connaisse. Ils ressemblaient à de gros kiris noirs. — Très gros, précisa une troisième voix. Leur envergure égalait presque la nôtre. — Vraiment ? — Oui. — Quels dégâts ont-ils causés ? — Ils nous ont attaqués avec leur bec et leurs serres. Nous sommes tous couverts d’égratignures, répondit le premier visiteur. Niril a perdu un œil, et Liriss, les deux. La moitié d’entre nous a la membrane des ailes déchirée. Virri et Dillir ne voleront peut-être plus jamais. Un silence suivit cette terrible nouvelle. — C’est affreux, lâcha enfin Sirri, bouleversée. Comment avez-vous fait pour leur échapper ? — Nous n’y sommes pas parvenus. Ils nous ont forcés à atterrir. Nous avons tenté de les abattre, mais ils se sont éparpillés dès qu’ils nous ont vus empoigner nos arcs, comme s’ils comprenaient que nous allions leur tirer dessus. (L’orateur marqua une pause.) Nous avons marché un moment, puis ceux d’entre nous dont les ailes étaient plus ou moins intactes se sont envolés. Nous avons rasé la cime des arbres, espérant que nous pourrions nous poser et nous défendre si on nous attaquait une seconde fois. Il y eut un soupir. — Nous n’avions vraiment pas besoin qu’un nouveau danger vienne s’ajouter à ceux que nous affrontions déjà. — Je n’avais jamais vu ni entendu parler de ces oiseaux. Selon toute probabilité, c’est une espèce envahissante. Nous devrions les éliminer avant qu’ils se reproduisent et deviennent assez nombreux pour tous nous menacer. — Je suis d’accord. Il faut prévenir les tribus et… — Il y a autre chose, coupa le troisième individu. Mon frère ici présent pense que j’ai halluciné, mais je suis certain d’avoir vu une terrestre. — Une terrestre ? — Oui. Au moment où nous partions. Elle nous observait, et les oiseaux étaient rassemblés autour d’elle. — Je comprends le scepticisme de ton frère. Les terrestres ne se sont encore jamais aventurés aussi profondément dans les montagnes. À quoi ressemblait cette femme ? — Elle avait la peau sombre et portait des vêtements noirs. C’est tout ce que je peux dire. Je ne l’ai aperçue qu’une seconde. — C’est bizarre. Je dois réfléchir à ce que vous venez de m’apprendre. Y a-t-il autre chose que je doive savoir ? — Non. — Dans ce cas, je vais vous reconduire auprès de votre tribu. Les ombres déformées se déplacèrent vers une extrémité de la tonnelle, puis trois silhouettes émergèrent dans la nuit. Tryss les regarda s’éloigner, le cœur battant la chamade. — Je ne crois pas que nous étions censés entendre ça, chuchota-t-il. — Moi non plus, acquiesça Drilli. Au moins, ils ne nous ont pas vus. — Non. — On devrait rentrer. Mais, soudain, Tryss comprit combien la jeune fille était près de lui. Il n’avait pas envie de s’écarter d’elle, et elle ne faisait pas mine de bouger non plus. Il sentait la chaleur qui émanait de sa peau, et l’odeur de sa transpiration mêlée à un parfum éminemment féminin. Drilli se rapprocha encore. — Tryss ? Il y avait quelque chose d’hésitant et d’interrogateur dans sa voix ; pourtant, Tryss sut qu’aucune question ne suivrait. Son nom était la question. — Drilli ? murmura-t-il. Il la voyait à peine dans l’obscurité – distinguait tout juste le contour de sa mâchoire découpé par le clair de lune. Lentement, il se pencha vers elle. Les lèvres de Drilli effleurèrent les siennes. L’exaltation étourdit Tryss. Puis la bouche de la jeune fille se colla à la sienne, et il sentit une vague de chaleur s’engouffrer dans ses veines. Deux pensées lui traversèrent l’esprit tels des éclairs. C’est moi qu’elle veut. Mes cousins vont être furieux ! Mais il se moquait de ses cousins. Drilli le voulait. Aucun doute n’était possible. Cela n’était pas le baiser chaste d’une amie. Les mains de la jeune fille agrippaient les épaules de Tryss. Il passa les bras sous les membranes de ses ailes et les glissa autour de sa taille. Drilli eut un léger mouvement de recul. — Promets-moi quelque chose, souffla-t-elle. Tryss ne voyait que les étoiles qui se reflétaient dans ses yeux. — Tout ce que tu veux. — Promets-moi que tu montreras ton harnais aux orateurs pendant le prochain Rassemblement. Le brusque changement de sujet fit hésiter le jeune homme. — Mon harnais ? — Oui. (Drilli marqua une pause.) Tu sembles surpris. — Je ne pensais pas du tout à ça, admit Tryss. Sa compagne rit tout bas. — Aurais-je réussi à capter toute ton attention, pour une fois ? Il l’attira contre lui. Comme il l’embrassait de nouveau, Drilli ouvrit la bouche. Elle aspira doucement ses lèvres, envoyant des frissons de plaisir le long de son échine. Tryss écarta les doigts dans son dos, moulant la courbe délicate de sa colonne vertébrale. Tandis que Drilli lui mordillait la lèvre inférieure, il fit courir un doigt le long du bord de son gilet, à l’endroit où celui-ci s’ouvrait pour faire place aux ailes de la jeune fille. Il sentit Drilli se raidir, puis se détendre et se laisser aller contre lui. Ses seins étaient fermes et tièdes contre la poitrine de Tryss. C’est trop bon, songea Tryss, éperdu de bonheur. Glissant ses mains sous le gilet de Drilli, il caressa la peau nue et satinée de son dos. À leur tour, les mains de la jeune fille s’insinuèrent sous ses vêtements et descendirent depuis sa nuque jusqu’à… Tryss hoqueta de surprise comme Drilli lui pressait les fesses. Mais lorsqu’il voulut l’imiter, la jeune fille s’écarta. Leur respiration était lourde. Drilli prit une grande inspiration et la relâcha lentement. — Il faut qu’on rentre. Tryss détourna les yeux. Il était déçu, mais il savait qu’elle avait raison. Agacés d’avoir perdu leurs proies dans la forêt, ses cousins étaient certainement allés trouver leurs parents pour leur raconter ce qu’ils avaient vu. Mais ils n’ont pas tout vu, songea Tryss avec une grande satisfaction. — Promets-moi qu’on recommencera, dit-il, les mots sortant de sa bouche avant qu’il ait eu le temps d’y réfléchir. Drilli gloussa. — Seulement si tu me promets de montrer ton harnais aux orateurs. Tryss poussa un long soupir et opina. — Je promets. — De… ? — De montrer mon harnais aux orateurs. — Au prochain Rassemblement ? — Oui. À moins qu’une meilleure occasion se présente avant. — Je suppose que c’est raisonnable, convint Drilli. Les deux jeunes gens restèrent l’un face à l’autre en silence pendant plusieurs battements de cœur. Tryss se remémora le contact de la peau de Drilli sous ses mains. Il brûlait d’envie de la toucher de nouveau. Drilli soupira. — Tu crois pouvoir retrouver ton chemin seul ? — Non. Elle rit. — Menteur. Bien sûr que tu en es capable. Je crois qu’il vaudrait mieux qu’on ne revienne pas ensemble. Je vais contourner l’Ouvert pour arriver de l’autre côté. — Ça fait un sacré détour, objecta Tryss. Serait-ce si terrible que les gens nous voient ensemble ? — Mon père ne veut pas que j’épouse quelqu’un d’extérieur à la tribu. (La jeune fille marqua une pause.) Non que je te demande de m’épouser. Mais il n’aime pas que je te fréquente. Tryss la fixa et sentit l’obscurité se teinter d’amertume. Drilli se rapprocha de lui. — Ne t’en fais pas, dit-elle sur un ton léger. Je le ferai changer d’avis. Elle se pencha et l’embrassa fermement. Puis elle s’échappa de son étreinte. Tryss eut juste le temps d’apercevoir l’éclat de ses dents dans la lumière de la tonnelle avant qu’elle se détourne et s’enfuie en courant. Emerahl savait depuis longtemps que le meilleur moyen de découvrir les chemins secrets d’une ville consiste à apprivoiser les plus jeunes et les plus pauvres de ses résidents. Sous leur crasse, les enfants des rues sont malins et éveillés ; ils peuvent vous en dire davantage sur le fonctionnement occulte d’une cité que les adultes qui gouvernent celle-ci. Ils savent se rendre invisibles, et leur loyauté ne coûte pas cher à acheter. Emerahl s’était mise à leur recherche dès le lendemain de sa fuite précipitée sur le marché nocturne. Ayant découvert une petite place dans le quartier le plus misérable de la ville, elle y avait passé quelques heures à observer et à écouter ce qui se passait autour d’elle. Les habitants du coin n’étaient pas stupides ; elle n’avait assisté qu’à deux tentatives réussies pour faire les poches d’un passant. Quand l’un des jeunes voleurs la dépassa en traînant les pieds, Emerahl planta son regard dans le sien. — C’est une vilaine toux que tu as, commenta-t-elle. Mieux vaudrait t’en débarrasser avant que le temps fraîchisse. Le garçon ralentit et la détailla d’un air soupçonneux, notant que ses vêtements étaient usés mais à peu près propres. — Qu’est-ce que ça peut vous faire ? — Je m’inquiète pour ta santé. Il s’arrêta et plissa les yeux. — Ah ouais ? Dans ce cas, filez-moi une pièce. Emerahl sourit. — Pour quoi faire ? — Acheter de quoi becqueter – pour moi et pour ma sœur. (Le gamin marqua une pause.) Elle tousse encore pire que moi. — Et si je t’achetais plutôt à manger moi-même ? suggéra Emerahl. Le garçon ne répondit pas. Elle détourna les yeux. — C’est tout ce que tu tireras de moi. — D’accord, capitula-t-il. Mais pas de trucs bizarres. Et on va à côté. Emerahl le suivit jusqu’au marché local, qui était beaucoup plus petit que celui de la veille. Elle lui acheta du pain et des fruits, et leur offrit à tous deux un friand à la viande fraîchement grillée. Remarquant que le gamin glissait la moitié du sien dans sa poche, elle devina qu’il avait réellement une sœur. — Pour votre toux, dit-elle en sortant une petite bouteille, ta sœur et toi aurez besoin de ça. (Elle avait acheté ce décongestionnant à un herboriste, après l’avoir senti pour vérifier qu’il contenait les bonnes plantes.) Une cuiller trois fois par jour. Pas plus, ou vous risquez de vous empoisonner. Le gamin la fixa et prit le flacon. — Merci. — Maintenant, j’aimerais que tu me rendes un service en échange. Il se renfrogna. — Ne t’en fais pas, sourit Emerahl. Rien de bizarre. J’ai juste besoin d’un conseil. Je cherche un endroit où loger quelques jours. Un endroit qui ne coûte pas cher et où on me fichera la paix, si tu vois ce que je veux dire. Cette nuit-là, elle fut l’invitée d’une petite bande de gamins qui vivaient au sous-sol d’une maison brûlée, à la lisière du quartier pauvre. Elle découvrit que Rayo, le garçon qu’elle avait aidé, avait bel et bien une sœur qui souffrait d’une sérieuse infection pulmonaire, aussi sortit-elle ses propres remèdes pour traiter le mal de façon plus agressive. Il ne fallut pas longtemps pour que la nouvelle que les prêtres recherchaient une vieille guérisseuse parvienne aux oreilles des enfants. Dès le lendemain, ils coincèrent la vieille femme pour lui demander des explications. — Ça barde en ville, lança un jeune garçon du nom de Tiro. Les curetons cherchent une sorcière. — Une vieille comme vous, ajouta une fille nommée Gaé. Emerahl grogna. — C’est ce que j’ai entendu dire. Pour eux, toutes les vieilles femmes sont des sorcières, surtout si elles s’y connaissent un peu en plantes. (Elle tendit un index osseux vers ses jeunes hôtes.) Ils sont juste jaloux parce que nous sommes plus calées qu’eux en médecine. — Mais c’est idiot, protesta Rayo. À votre âge, vous serez bientôt morte. Emerahl le regarda d’un air plein de reproche. — Merci de me le rappeler. (Puis elle soupira.) C’est vrai, c’est idiot. Mais qu’est-ce qu’on y peut, hein ? À part supporter les raclées qu’ils nous donnent… — Ils vous font ça aussi ? demanda Tiro. Emerahl hocha tristement la tête, montrant une déchirure dans la couture de sa taie. — J’ai mal choisi mon moment pour me faire expulser de chez moi, pas vrai ? — Alors, vous n’êtes pas la sorcière. Vous n’avez rien à craindre, lui assura Gaé. — Ça dépend s’ils trouvent la personne qu’ils cherchent. Dans le cas contraire, ils continueront à nous harceler. Ou bien, ils captureront une malheureuse au hasard et ils lui feront porter le chapeau plutôt que d’admettre qu’ils ont perdu la femme qu’ils poursuivaient. — On ne les laissera pas faire ça, dit fermement Rayo. Emerahl sourit. — Vous êtes trop gentils avec moi. Quand les quelques jours où ils étaient censés l’héberger se changèrent en une semaine, puis deux, les gamins n’eurent pas l’air de s’en formaliser. Elle leur donnait de petites choses à vendre ; ils ramenaient de la nourriture et un peu d’eau-de-feu, et, à l’occasion, ils épiaient les prêtres pour elle. — J’en ai entendu deux parler du grand prêtre qui dirige les recherches, l’informa Tiro, hors d’haleine, par une fraîche soirée d’automne. Il s’appelle Ikaro. Il paraît qu’il communique avec les dieux et qu’il peut lire dans les esprits. — Donc, ils n’ont pas encore trouvé la sorcière ? s’enquit Emerahl. — Je ne crois pas. La vieille femme soupira, non parce que les prêtres étaient toujours bredouilles, mais à cause de ces capacités dont elle apprenait l’existence. Évidemment, les prêtres que Tiro avait espionnés étaient peut-être tellement impressionnés par leur supérieur qu’ils gobaient toutes les rumeurs courant sur lui. Toutefois, Emerahl ne pouvait pas prendre le risque que ce soit vrai. Si l’un d’eux tentait de lire dans son esprit, il ne verrait rien. Or, le Don de dissimuler ses pensées nécessitait une maîtrise magique peu commune. Les prêtres ordinaires l’ignoraient peut-être, mais elle n’avait pas l’intention de découvrir le contraire à ses dépens. D’après les enfants, les prêtres surveillaient quiconque quittait la ville en bateau, en tarn, en platène ou à pied. Même les chemins secrets de la racaille étaient surveillés. Toutes les vieilles femmes étaient conduites devant le grand prêtre afin que celui-ci les examine. Les Circliens déployaient vraiment beaucoup d’efforts pour mettre la main sur Emerahl. S’ils avaient deviné qui elle était, les dieux devaient la guetter à travers les yeux de tous leurs représentants. Et s’ils la trouvaient… Emerahl frissonna. Ils me tueront, tout comme ils ont tué Mirar, l’Oracle et le Fermier – et probablement les Jumeaux et le Goéland, même si je n’ai jamais entendu dire qu’ils soient morts. C’était tentant de rester dans sa cachette et d’attendre que les Circliens se lassent. Ils ne pourraient pas continuer ainsi éternellement. Mais, avant d’abandonner, peut-être essaieraient-ils d’autres méthodes. Emerahl ne serait pas étonnée qu’ils offrent bientôt une récompense pour sa capture. Alors, elle ne pourrait plus compter sur la loyauté de ses jeunes protecteurs. Même s’ils l’aimaient bien, ces gamins n’étaient pas stupides. Pour une somme suffisamment rondelette, ils la vendraient sans le moindre remords. Après tout, elle n’était qu’une vieille femme. Ainsi, Emerahl n’était plus en sécurité avec personne. Elle devait changer d’apparence – et pas seulement d’habits ou de couleur de cheveux. La situation exigeait une transformation plus radicale. Cette idée la remplissait d’appréhension. Une telle métamorphose ne surpassait pas ses capacités, mais il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas exercé ce Don. Beaucoup de choses pouvaient mal tourner. Elle aurait besoin de quelques jours pour opérer cette transformation, quelques jours pendant lesquels elle ne devrait pas être interrompue. Bien entendu, elle ne pouvait rien dire aux enfants. Mieux vaudrait qu’ils ne voient jamais sa nouvelle forme – ni ne sachent qu’elle en avait adopté une. Les quitter s’annonçait toutefois délicat. Même si elle trouvait une excuse plausible, elle n’avait toujours nulle part où aller. Mais peut-être ne serait-elle pas obligée de partir. Beaucoup de ses problèmes se trouveraient résolus si les gamins la croyaient morte. CHAPITRE 15 Danjin avait passé le plus clair des deux dernières semaines dans un état d’émerveillement constant. Il n’était pas le seul, même s’il pensait être l’une des rares personnes qui ait conservé la tête froide malgré tout ce qui s’était passé. La plupart des prêtres déambulaient hagards, chantaient les louanges des dieux ou spéculaient sur les prochains miracles qui surviendraient. Tandis que sa platène franchissait l’arche et pénétrait dans le temple, le conseiller se remémora les événements qui avaient tout déclenché. La première révélation avait eu lieu au retour d’Auraya. Celle-ci n’était arrivée ni en bateau, ni en platène, mais par la voie des airs. Elle avait plongé vers le temple ainsi qu’un grand oiseau blanc sans ailes. Le retour de Dyara avait été beaucoup plus discret, s’était laissé dire Danjin par une servante. Juchée sur le dos du Porteur avec lequel elle avait quitté la ville, la Blanche semblait « plongée dans une intense réflexion ». La seconde révélation avait été bien moins plaisante. Auraya avait raconté à Danjin sa confrontation avec le sorcier pentadrien. La révélation de son Don n’était qu’une conséquence de son échec. Toutefois, cette information devait rester confidentielle. Les Blancs ne voulaient pas susciter de peur inutile chez le peuple en laissant savoir que les Pentadriens disposaient d’un sorcier assez puissant pour vaincre l’une des leurs. Danjin ne s’était toujours pas habitué à l’idée que la femme pour laquelle il travaillait pouvait effectuer des manœuvres aériennes dont même les oiseaux étaient incapables. Après l’arrivée des ambassadeurs du peuple du ciel, il avait noté une modification subtile de l’attitude des autres Blancs envers Auraya, comme si l’apparition des Siyee expliquait pourquoi la jeune femme avait reçu ce nouveau pouvoir. J’imagine que c’est logique. Cela signifie-t-il que je vais devoir l’accompagner à Si ? Depuis son retour, Danjin ne voyait Auraya qu’une ou deux fois par jour. Il ne connaissait rien au peuple du ciel et ne parlait pas son langage. Cela lui avait fait un choc de prendre conscience qu’il ne servait donc à rien pour le moment. Les quelques fois où il avait pu les observer ensemble, il avait remarqué combien Auraya était fascinée par les Siyee – et combien cette fascination semblait réciproque. Pas étonnant : elle a plus de points communs avec eux que n’importe qui d’autre ici. La platène se rapprocha des bâtiments du temple. Danjin nota qu’à cette heure matinale, les rares prêtres déjà debout s’adonnaient à leur nouveau passe-temps officieux : l’observation du ciel. Mais l’attention de la plupart d’entre eux était fixée sur la Tour. La nouvelle s’était très vite répandue qu’Auraya avait fait remplacer une fenêtre de ses appartements par une porte de verre, afin que ses amis Siyee et elle n’aient pas besoin de grimper jusqu’au toit du bâtiment quand ils voulaient prendre un peu d’exercice aérien. Chacune de ses apparitions provoquait un chœur de vivats. Pensant à la porte-fenêtre de ses appartements, Danjin frissonna. Peut-être valait-il mieux qu’elle n’ait plus besoin de lui. Qu’est-ce que je raconte ? se morigéna-t-il. Bien sûr qu’elle a encore besoin de moi ! Mais cela ne le réconforta guère. Il tenait une occasion unique de s’instruire sur l’un des rares peuples qui lui demeuraient inconnus, et il ne pouvait pas en profiter parce que Auraya ne le faisait pas participer à ses discussions avec les ambassadeurs. La platène s’arrêta. Danjin descendit et remercia le conducteur. Plusieurs prêtres le saluèrent poliment comme il entrait dans la Tour. En réponse, il fit le signe du cercle. La cage reposait en bas de l’escalier. Il se concentra sur sa respiration tandis qu’elle l’emportait vers les étages, s’empêchant de penser au vide en contrebas en récitant une strophe de poésie qu’il avait apprise par cœur, puis en la traduisant en dunwayen. Arrivé au niveau des appartements d’Auraya, il sortit et toqua à la porte. La jeune femme lui ouvrit elle-même et l’accueillit avec un sourire – non la large grimace qu’elle avait si souvent arborée durant les deux dernières semaines, mais une expression plus calme. Danjin se demanda ce qui avait bien pu tempérer son fol enthousiasme. — Entre, dit-elle en lui désignant un fauteuil. Comme elle s’asseyait face à lui, Danjin jeta un bref coup d’œil aux fenêtres. À son grand soulagement, la porte de verre était fermée. — Je sais que tu es déçu de ne pas passer plus de temps avec les ambassadeurs siyee, commença Auraya. Ils semblent peut-être intrépides et sûrs d’eux, mais, en réalité, les terrestres les intimident – d’autant que la plupart de ceux qu’ils ont rencontrés jusqu’ici étaient des envahisseurs et des assassins. Voilà pourquoi j’ai tenté de limiter le nombre de gens autour d’eux. Tandis que la jeune femme parlait, une petite boule de poils se déroula sur un siège voisin. Vaurien cligna des yeux d’un air endormi, puis s’étira, rampa sur les genoux d’Auraya et se roula de nouveau en boule. Sa maîtresse ne parut pas s’en apercevoir. — J’espérais te revaloir ça en t’emmenant, mais je crains que ça ne soit plus possible à présent, poursuivit-elle. — En m’emmenant où ? s’enquit Danjin. Une lueur désormais familière s’alluma dans le regard d’Auraya. — À Si. Entamer les négociations pour une alliance. Juran leur a envoyé une proposition il y a quelques mois, et les ambassadeurs réclament que l’un des Blancs les accompagne quand ils rentreront chez eux. (Le sourire de la jeune femme s’évanouit.) Mais le terrain est tellement accidenté qu’un tel voyage prendrait des mois. Pour m’accompagner, tu devrais escalader des montagnes. Juran a donc décidé que j’irais seule. — Ah. (Danjin savait qu’il ne parviendrait pas à lui dissimuler son dépit. Aussi n’essaya-t-il même pas.) Vous avez raison, je suis déçu. Et aussi inquiet. À Somrey, Mairae, le Tisse-Rêves Leiard et moi-même étions là pour vous conseiller. Pardonnez ma franchise, mais vous êtes encore trop inexpérimentée pour vous charger seule d’une tâche pareille. Cela ne peut-il attendre ? Auraya secoua la tête. — Nous avons besoin d’alliés, Danjin. À l’avenir, qui sait si des dangers encore plus grands que ces sorciers pentadriens ne vont pas s’aventurer jusqu’à nous depuis le continent sud ? Toutefois, je n’entamerai pas immédiatement les négociations avec les Siyee. Je passerai d’abord quelques mois à apprendre tout ce que je pourrai sur eux. — Dans ce cas, si je me mets en route maintenant, peut-être arriverai-je à temps pour vous aider. — Non, Danjin, dit fermement Auraya. J’aurai besoin de toi ici. Elle plongea la main à l’intérieur de sa tunique, puis se pencha en avant et tendit le bras. Sur sa paume ouverte reposait un anneau blanc. Danjin le fixa, surpris. — Je ne mérite pas tant d’honneur, se défendit-il. Et puis, je n’ai aucun désir de… — Ce n’est pas un anneau de prêtre, le détrompa Auraya en souriant. C’est ce que nous appelons un « annelien ». Comme tu le sais, les prêtres communiquent entre eux par l’intermédiaire de leurs anneaux. Ils le peuvent parce qu’ils sont Doués, de sorte que leurs anneaux sont très simples. Cela est un artefact plus sophistiqué. Il a fallu du temps pour le fabriquer. Il me permettra de communiquer mentalement avec toi si nécessaire. Mais c’est tout. Tu ne pourras pas l’utiliser pour lier ton esprit à celui de quelqu’un d’autre. (Elle tendit l’anneau blanc à son conseiller.) Porte-le, et je pourrai te parler depuis Si. Ne le perds pas : je n’en ai pas d’autre. Danjin prit l’anneau et l’examina. Sa surface lisse et dépourvue d’ornements ne lui permettait pas de deviner en quoi il était fait. Il le glissa à son doigt, puis leva les yeux vers Auraya. — Une chose encore me préoccupe. La jeune femme sourit et se radossa à son fauteuil. — Je te sais gré de te faire autant de souci pour moi, Danjin, mais je serai moins menacée par les Pentadriens à Si que n’importe où ailleurs. C’est un endroit très peu peuplé, isolé et difficile d’accès. Les intrus y sont repérés dès qu’ils en ont franchi la frontière. Pourquoi un Pentadrien se donnerait-il la peine d’entreprendre un voyage aussi ardu ? — Pour vous trouver. — Très peu de gens sauront que je vais là-bas. — Alors… pour les mêmes raisons que vous. — À ma connaissance et à celle des ambassadeurs, les Siyee n’ont pas invité les Pentadriens chez eux pour négocier une alliance. Et les Pentadriens n’ont contacté aucune autre nation dans cette intention. Danjin soupira et baissa la tête, vaincu. — Alors, combien de temps vais-je me tourner les pouces ? Auraya gloussa. — Rassure-toi, tu ne seras pas désœuvré. Je ne serai absente que quelques mois. Cela dit, si je réussis, Juran envisage de m’envoyer chez les Élaï par la suite. Le messager qui se trouve là-bas n’a pas donné de nouvelles depuis plusieurs mois. — Le peuple de la mer, souffla Danjin. Bientôt, il ne restera plus aucun mystère en ce monde. Une expression troublée passa sur le visage d’Auraya. La jeune femme détourna les yeux. Vaurien s’agita sur ses genoux. Elle baissa la tête vers lui, et son sourire revint. — Je voulais te demander autre chose, Danjin. — Oui ? — Pourrais-tu venir ici tous les jours et passer un peu de temps avec Vaurien pendant mon absence ? Mais fais attention : il devient rusé. Je n’arrête pas de le récupérer sur l’appui extérieur de la porte-fenêtre. J’ai fait installer une serrure, mais il a déjà appris à la crocheter. Je vais devoir faire barricader cette porte jusqu’à mon retour. Danjin frissonna. — Faites donc ça, et je m’occuperai de lui. Auraya gloussa. — Merci. Je suis sûre que Vaurien appréciera la compagnie. Après le départ de son conseiller, Auraya se mit à faire les cent pas dans la pièce. J’avais l’air beaucoup plus confiante que je ne le suis réellement, songea-t-elle. Ce n’est pas un aspect en particulier de ce voyage qui me préoccupe, juste le fait de devoir l’entreprendre seule. Elle ne serait pas privée de contact avec le reste du monde. À tout moment, elle pourrait communiquer avec les autres Blancs. Juran lui avait dit de le consulter avant de prendre quelque décision majeure que ce soit. C’était aussi rassurant que raisonnable. Dyara n’avait pas émis un seul mot de protestation. Elle avait accumulé les leçons de magie pendant leur retour à Jarime, mais, désormais, elle utilisait un ton moins professoral. Elle n’avait plus l’intention de retenir Auraya jusqu’à ce que celle-ci puisse exécuter chaque exercice à la perfection. Au lieu de ça, elle semblait déterminée à lui transmettre tout ce qu’elle savait le plus vite possible. Elle lui avait d’ailleurs conseillé de s’entraîner chaque fois qu’elle en aurait le loisir. — Juran, Rian, Mairae et moi avons eu le temps de nous former à notre propre rythme. Tu es la dernière d’entre nous ; il se peut que tu ne l’aies pas, avait-elle déclaré mystérieusement. Du coup, Auraya avait encore plus de mal à ne pas s’inquiéter pour l’avenir. Certaines nuits, elle se réveillait en sursaut de cauchemars dans lesquels elle était captive de la magie du sorcier pentadrien, impuissante. Ça ne la rassurait guère de savoir qu’il existait quelqu’un de plus puissant qu’elle, visiblement animé de mauvaises intentions envers elle et les siens. En atteignant la fenêtre, la jeune femme s’arrêta. Comme n’importe quel autre mortel, elle ne pouvait que s’en remettre aux dieux. — Lee-aw. Pivotant, Auraya vit que Vaurien fixait la porte, ses oreilles pointues dressées sur sa tête et frémissantes. Elle traversa la pièce en gloussant. Lorsqu’elle ouvrit la porte, Leiard se figea, le poing en l’air. — Tisse-Rêves Leiard, le salua-t-elle en souriant. Entre. — Merci, Auraya des Blancs. — Lee-aw ! Vaurien sauta à bas de son fauteuil. Leiard éclata de rire comme le veez escaladait le devant de ses vêtements pour aller se percher sur son épaule. — Il t’adore, commenta Auraya. — Je suis un petit veinard, répliqua sèchement Leiard tandis que Vaurien lui reniflait l’oreille. Pensant au service qu’elle avait demandé à Danjin, Auraya redevint sérieuse. Vaurien ne détestait pas le traducteur, mais il préférait visiblement Leiard. Auraya avait d’abord pensé à demander au Tisse-Rêves de veiller sur lui, mais elle savait combien son vieil ami se sentait mal à l’aise dans l’enceinte du temple, et elle avait préféré lui épargner cette corvée. La jeune femme réprima un soupir. Comment se faisait-il que ses deux conseillers aient des raisons de se sentir mal à l’aise quand ils lui rendaient visite ? Leiard était affecté par l’influence des dieux et Danjin, par son vertige. Peut-être était-ce pour cela qu’Auraya appréciait tant la compagnie des ambassadeurs siyee. Comme elle, ils aimaient voler et ils vénéraient les dieux – ou, du moins, Huan. C’était la première fois qu’Auraya entendait parler d’un peuple qui préférait un dieu aux autres. Mais ça n’avait rien de surprenant, puisque Huan les avait créés. — Je t’ai fait venir pour te rassurer, dit-elle à Leiard. Loin de moi l’idée de t’ignorer, mais j’ai été si occupée ces derniers temps que j’ai dû me cantonner aux visites officielles. Ce que je déplore, car nous aurons peu d’occasions de nous voir durant les mois à venir. Leiard la fixa d’un air interrogateur. — Je vais à Si, pour négocier une autre alliance, révéla Auraya. Le Tisse-Rêves haussa les sourcils. — Si ? (Il sourit.) Tu vas adorer ça. Les Siyee sont un peuple affable et généreux, honnête et plein de bon sens. — Que sais-tu d’eux ? — Quelques petites choses. Il souleva Vaurien de son épaule et s’assit. Le veez se roula immédiatement en boule sur ses genoux. Auraya éprouva un pincement de jalousie en voyant que son familier semblait lui préférer Leiard. — J’ai des souvenirs des Siyee, reprit le Tisse-Rêves. Puisque tu t’es longuement entretenue avec eux, tu dois en savoir presque autant que moi. Sauf en ce qui concerne les tabous de leur culture – j’imagine qu’ils ne les auront pas mentionnés. Auraya se pencha en avant. — Je t’écoute. — Tous les Siyee ne peuvent pas voler. Certains naissent sans cette capacité, et d’autres la perdent au cours de leur vie. Les accidents sont, malheureusement, monnaie courante. La vieillesse leur est particulièrement cruelle. Prends garde à la façon dont tu parleras de ces Siyee. Ne les traite jamais de handicapés. — Comment faut-il les nommer ? Leiard secoua la tête. — Les Siyee n’ont pas de terme pour ça. Chaque fois que tu devras rencontrer l’un d’eux, laisse-le choisir l’endroit. S’il est capable de voler, il viendra à toi. Dans le cas contraire, il te demandera de venir à lui. De cette façon, tu n’insinues pas que le premier est incapable de voler, et tu traites le second avec respect en évitant d’attirer l’attention sur son handicap. — Je comprends. J’ai remarqué que la marche les fatigue vite. — Oui. (Leiard marqua une pause et rit tout bas.) En règle générale, ils traitent les terrestres comme des Siyee incapables de voler. Mais toi… (Il fronça les sourcils.) Ne les y autorise pas. Sans ça, tu auras l’air d’exiger des faveurs que tu ne mérites pas. C’est un sage conseil, se dit Auraya. Je n’aurais pas tiqué si les Siyee avaient toujours pris leurs dispositions pour venir me voir où je me trouvais. — Autre chose ? Leiard réfléchit et haussa les épaules. — C’est tout ce qui me vient à l’esprit sur le moment. Si je pense à autre chose avant ton départ, je te le ferai savoir. Auraya opina. — Merci. Et si ça te revient après mon départ, préviens Danjin. Il s’occupera de mes affaires ici en mon absence. — Entendu. Quand comptes-tu partir ? — Dans quelques jours. — Combien de temps penses-tu rester à Si ? — Aussi longtemps que ce sera nécessaire et que j’y serai la bienvenue. Plusieurs mois, sans doute. Leiard hocha la tête. — Il est peu probable que tu aies besoin de mes conseils durant ce laps de temps, maintenant que l’alliance avec les Somreyans est signée. — En effet, acquiesça Auraya. Mais ta compagnie me manquera. Le Tisse-Rêves sourit, et ses yeux étincelèrent. — Et réciproquement. — Comment va ton nouvel élève, Jayim ? Ce fut avec un mélange de remords et de détermination qu’il répondit : — Il n’est pas habitué à travailler dur. Mais il éprouve une fascination naturelle pour les remèdes et la guérison. J’ai beaucoup de travail devant moi. — Eh bien, tu auras tout le temps de t’y consacrer, puisque je ne serai plus là pour t’accaparer. — Mais plus aucune excuse pour me soustraire à mes responsabilités, fit-il remarquer. Auraya gloussa. Puis un léger tintement attira son attention vers une horloge posée sur la console. — Hélas, je crains de devoir t’y renvoyer. C’est l’heure de ma leçon avec Dyara. Elle se leva. Leiard souleva doucement Vaurien et le posa sur un autre siège, puis se redressa et suivit la jeune femme vers la porte. Comme il lui souhaitait bonne chance, elle secoua la tête. — Je suis sûre que je trouverai le temps de te revoir avant mon départ. Leiard acquiesça, puis se détourna et commença à descendre l’escalier. En refermant la porte derrière lui, Auraya fut saisie par une brusque tristesse. Il va me manquer. Je me demande si je lui manquerai aussi. Elle se dirigea vers la fenêtre pour observer les gens en contrebas. Pour avoir lu dans ses pensées, elle savait que Leiard ne la considérait pas seulement comme quelqu’un qui pouvait aider les siens. Il avait de l’affection pour elle. De l’admiration et du respect. Auraya éprouva un pincement de culpabilité. L’idée qui lui était venue dans le jardin du temple somreyan surgit de nouveau dans son esprit. Elle l’avait examinée plusieurs fois, incapable de décider ce qu’elle devait ou ne devait pas faire. Sa raison lui disait que décourager les aspirants Tisse-Rêves serait une bonne chose. Les dieux ne préservaient pas l’âme de ceux qui se détournaient d’eux. Pourtant, elle avait aussi le sentiment que ce serait mal de provoquer l’extinction du culte des Tisse-Rêves. Ceux qui entraient dans cet ordre choisissaient leur destin et savaient ce qu’ils sacrifiaient. Aider au développement des connaissances médicales des Circliens était un objectif louable. Mais lire délibérément dans l’esprit des Tisse-Rêves pour se procurer les connaissances en question serait un acte méprisable – du vol pur et simple. En revanche, Auraya pouvait faire en sorte que les prêtres les découvrent par eux-mêmes. Si je considère qu’il s’agit seulement d’augmenter les compétences du clergé circlien, je peux procéder en toute bonne conscience. Pourquoi me blâmerait-on si cela entraînait la disparition des Tisse-Rêves ? Parce que j’aurais prévu les conséquences et que je n’en aurais pas tenu compte. La jeune femme soupira. Je ne suis pas responsable de la préservation de l’ordre des Tisse-Rêves. Leiard devrait me craindre. Elle secoua la tête… J’en reviens toujours à lui. Si je me débats contre ce dilemme, est-ce juste parce que je crains de perdre son amitié ? L’avertissement de Juran lui revint en mémoire. « Prends garde à ne pas te compromettre par amitié. » Elle se détourna de la fenêtre. Rien ne presse. La mise en place d’un projet de ce genre nécessiterait plusieurs années. Ses effets ne se feraient pas sentir avant une génération au moins. D’ici à ce qu’ils deviennent évidents, Leiard serait déjà mort. Auraya s’assit près de Vaurien et lui gratta la tête. Étant donné la manière dont les choses se présentent, il se peut que je n’aie jamais le temps de m’y atteler de toute façon. Entre les alliances à conclure et les sorciers pentadriens à éviter si je ne veux pas connaître une mort prématurée, je risque d’être occupée un bon moment ! — Elle disait qu’elle avait toujours voulu être enterrée dans un cercueil, comme les gens normaux. Rayo fixa sa sœur, puis reporta son attention sur le corps de la vieille femme. — Les cercueils coûtent cher. — Il lui restait du fric, fit remarquer Tiro. Ce serait normal qu’on en utilise une partie pour lui acheter sa boîte. — On n’est même pas obligés, répliqua la sœur de Rayo. Quand on était dans la fosse, on a vu une caisse qui ressemblait à un cercueil. C’est pour ça qu’on s’est mis à en parler. Elle est peut-être encore là-bas. — Alors, va voir, ordonna Rayo à Tiro. Celui-ci s’en fut, accompagné de deux autres garçons. Rayo s’accroupit et prit la main de la vieille femme. Elle était froide et raide. — Merci, Emeria. Vous nous avez soignés, ma sœur et moi, et vous avez été sacrément généreuse. On vous rapportera votre boîte, si elle est toujours là. J’espère que ça ne vous embêtera pas qu’on prenne votre fric. Vous n’en aurez plus besoin de toute façon, vu que vous êtes avec les dieux maintenant. Le reste de la bande acquiesça. Rayo dessina un cercle sur le front de la vieille femme, puis se redressa. Si la caisse de la fosse était assez grande pour servir de cercueil, Tiro et les autres auraient besoin d’aide. Et il faudrait creuser, aussi. Ça prendrait du temps et de l’énergie. Il jeta un coup d’œil à sa sœur. — Ramasse ses affaires. La gamine hocha la tête et se mit au travail. Une heure plus tard, le corps d’Emeria était allongé dans la caisse. Les filles de la bande avaient fait un tour dans les collines voisines pour cueillir des fleurs. Le cadavre avait été dépouillé de ses vêtements, à l’exception d’une combinaison usée, mais, recouvert de fleurs, il était tout à fait présentable et décent. Chacun des enfants fit des adieux brefs et larmoyants. Puis ils recouvrirent la caisse avec quelques planches de bois noirci récupérées dans les décombres de la maison incendiée. Rayo et les autres garçons creusèrent un trou dans le jardin de derrière. Le sol était dur, et la nuit tombait déjà quand ils eurent terminé. Ils portèrent la caisse dehors et la déposèrent dans le trou. Lorsqu’il ne resta plus qu’un monticule de terre, ils éparpillèrent encore quelques fleurs et regagnèrent leur sous-sol. Tous étaient silencieux et maussades. — Où sont ses affaires ? demanda Rayo à sa sœur. La bande se rassembla autour d’eux comme la gamine apportait la besace et les vêtements de la défunte. Tous grimacèrent lorsqu’elle ouvrit la besace et qu’une forte odeur de poisson s’en échappa. — Ce sont des remèdes, dit-elle en les sortant un par un, avec beaucoup de prudence. Elle m’a appris à quoi ils servaient et comment les utiliser. Elle avait dit qu’elle vendrait ceux-là parce qu’ils ne faisaient pas grand-chose, mais qu’on pouvait quand même en tirer un bon prix parce que les gens pensaient qu’ils les rendraient bons au lit. — On les vendra nous-mêmes, décida Rayo. Sa sœur acquiesça. Elle sortit un petit porte-monnaie en cuir et renversa son contenu sur le sol. Le reste de la bande sourit largement à la vue du tas de pièces. — Elle le gardait toujours sur elle, attachée autour de sa taille. C’était son trésor. — Maintenant, c’est le nôtre, décréta Rayo. Tout le monde aura sa part ; c’est plus juste. On va commencer avec les habits. Je prends la taie. Qui veut la tunique ? Tandis qu’ils se partageaient les maigres possessions d’Emeria, Rayo sentit une douce chaleur l’envahir-le sentiment du devoir accompli. La vieille femme n’était pas restée longtemps parmi eux, mais si chaque membre de la bande gardait quelque chose qui lui avait appartenu, ce serait comme si une petite partie d’elle demeurait toujours avec eux. J’espère qu’elle est heureuse, là-haut avec les dieux, songea-t-il. Et qu’ils savent qu’ils ont la meilleure partie d’elle. CHAPITRE 16 Même si l’air matinal refroidissait chaque jour, Leiard avait choisi de faire cours à Jayim dans le jardin qui trônait sur le toit de la maison des Boulanger. Il lui avait fallu un peu de temps et d’insistance pour convaincre Tanara de ne pas interrompre leurs leçons. À l’origine, la brave femme avait pensé qu’elle pouvait leur apporter des boissons chaudes sans les déranger, du moment qu’elle ne leur parlait pas. Leiard lui avait expliqué que sa présence brisait leur concentration et qu’elle ne devait pas les approcher du tout. Depuis, elle se contentait de monter l’escalier pour leur jeter un coup d’œil environ une fois par heure, et refusait de croire le Tisse-Rêves quand il lui disait que cela suffisait à les distraire. Pour pallier le problème, Leiard avait calculé l’intervalle moyen entre ces interruptions et adapté le rythme des leçons en conséquence. Mais, ce matin-là, il était essentiel qu’on les laisse tranquille, car il avait l’intention d’enseigner à Jayim les finesses de la communion. Ouvrant les yeux, il détailla son nouvel élève. La poitrine de Jayim se soulevait et s’abaissait au rythme lent mais régulier d’une transe apaisante. Un peu de sa répugnance initiale à développer les capacités télépathiques des Tisse-Rêves demeurait, mais Leiard ne s’était pas attendu à ce que ses doutes s’envolent du jour au lendemain. Pour le reste, Jayim était attentif et travailleur. Il s’intéressait surtout à la médecine, et progressait rapidement dans ce domaine. C’était en partie pour cela que Leiard avait décidé de communier avec lui ce matin : il voulait voir s’il pouvait déterminer la source de l’aversion de Jayim envers la télépathie. L’autre raison, c’était qu’il voulait reprendre le contrôle des souveliens qui se superposaient à sa propre mémoire. Il n’était pas sûr de ce qui lui arriverait s’il demeurait passif. Son identité continuerait-elle à s’éroder ? Son esprit deviendrait-il un fouillis de pensées conflictuelles ? Commencerait-il à se prendre pour Mirar ? Leiard n’avait pas l’intention de le découvrir. Fermant les yeux, il tendit les mains devant lui. — Nous nous réunissons ce soir dans un esprit pacifique, pour la poursuite de la connaissance. Nous allons lier nos esprits afin que nos souvenirs circulent entre nous. Que nul ne sonde, n’espionne ou n’impose sa volonté à autrui. Visons à ne plus faire qu’un seul et même esprit. Jayim, prends mes mains. Il sentit les doigts minces du jeune homme effleurer les siens, puis agripper ses mains. Lorsque le contact mental s’établit, Jayim eut un léger mouvement de recul. Leiard l’entendit prendre une profonde inspiration ; puis Jayim projeta de nouveau son esprit vers celui de son professeur. Au début, il n’y eut qu’un sentiment d’attente. Leiard, qui percevait la nervosité du jeune homme, attendit patiemment. Bientôt, des bribes de pensées et d’images filtrèrent à travers le lien télépathique. Des souvenirs de leçons précédentes. L’embarras de voir révéler des choses personnelles. Leiard réagit en se remémorant d’autres liens avec des adolescents et des secrets similaires dévoilés par mégarde. — N’essaie pas de bloquer tes pensées. Ça perturbe la communion. — Mais je ne veux pas partager n’importe quoi ! protesta Jayim. — Mets de côté ce que tu veux garder pour toi. Chaque fois que tu surprends ton esprit à vagabonder dans une direction indésirable, pense à quelque chose d’autre. Choisis une image ou un sujet neutre, qui te permettra de t’en éloigner. — Quoi, par exemple ? — Moi, je dresse la liste des remèdes bons pour les bébés. Au crédit du jeune homme, plusieurs noms jaillirent immédiatement dans son esprit. Toutefois, ses pensées revinrent vite vers le sujet initial. — Et ça marche tout le temps, le coup de la diversion ? — La plupart du temps. — C’est ce que vous utilisez pour ne pas révéler les secrets d’autrui – ceux d’Auraya, par exemple ? Leiard sourit. — Qu’est-ce qui te fait croire qu’Auraya me raconte des secrets ? — Je sens qu’elle l’a déjà fait. Le gamin avait des perceptions développées. Leiard devina qu’il se rengorgeait. — Pourrais-je te les confier sans que tu les répètes ? À présent, Jayim n’était plus que curiosité avide. Bien sûr qu’il garderait tout pour lui. Jamais il ne prendrait le risque de perdre la confiance de son professeur. Et puis, s’il parlait, Leiard le découvrirait lors de leur communion suivante. Néanmoins, un doute se fit jour dans l’esprit du jeune homme. Et s’il révélait quelque chose accidentellement – en gaffant ? Si quelqu’un l’embobinait pour lui tirer les vers du nez ? — Les secrets doivent le rester, approuva Leiard. Plus nombreux sont les gens qui les connaissent, plus ils sont menacés de divulgation. Ce n’est pas la méfiance qui m’empêche de t’en faire part, Jayim. — Vous aimez beaucoup Auraya, pas vrai ? Ce brusque changement de sujet fit hésiter Leiard. Il déclencha également un tourbillon d’émotions inattendues. — Oui, répondit le Tisse-Rêves. C’est une amie. Il savait pourtant que ça allait plus loin. Enfant, Auraya avait été son élève. Mais, depuis, elle était devenue une femme belle et puissante… — Tu la trouves belle, répliqua Jayim avec un amusement palpable. Elle te plaît ! — Non ! Le visage d’Auraya s’imposa soudain à l’esprit de Leiard, qui sentit son admiration familière se changer en désir. Choqué, il se dégagea mentalement, brisant son lien télépathique avec Jayim. Le jeune homme ne dit rien. De nouveau, Leiard sentit qu’il était très content de lui. Mais il ne le rabroua pas. — Auraya ne me plaît pas. Pas de cette façon-là. — Je crains que si, contra l’autre voix dans son esprit. — Mais elle est si jeune ! — C’est une adulte à présent. — Et une Blanche. — Raison de plus pour avoir envie d’elle. Les fruits défendus exercent une attirance puissante. — Non. C’est Jayim qui m’a mis cette idée en tête. Je ne la désire pas. La prochaine fois que je la verrai, j’éprouverai la même chose que d’habitude – ni plus, ni moins. — Nous verrons. Rouvrant les yeux, Leiard vit que Jayim l’observait attentivement. — Votre secret est en sécurité avec moi, dit le jeune homme. — Il n’y a pas de secret, répliqua fermement Leiard. Tu m’as soumis une idée à laquelle je n’avais jamais réfléchi. Maintenant que c’est fait, je peux affirmer que tu te trompes. Le jeune homme hocha la tête et détourna les yeux, mais il était visible qu’il se retenait de sourire. Leiard soupira. — Pourquoi ne vas-tu pas demander des boissons chaudes à ta mère ? Nous allons faire une pause avant de reprendre la leçon. Jayim acquiesça et se leva. Leiard le regarda disparaître dans l’escalier. — On dit qu’enseigner à un élève, c’est apprendre des leçons de lui. J’espère juste que celle de Jayim se révélera fausse. Si j’avais su que le prochain Rassemblement aurait lieu si vite, songea Tryss, jamais je n’aurais fait cette promesse à Drilli. Le lendemain du trei-trei, les orateurs avaient annoncé qu’un nouveau Rassemblement aurait lieu quatre jours plus tard. Drilli pensait qu’ils voulaient prévenir tout le monde au sujet des oiseaux, et Tryss se disait qu’elle avait sans doute raison. Mais cela ne lui laissait que très peu de temps pour préparer sa démonstration. À présent que le jour fatidique était arrivé, le jeune homme voyait un millier de détails qui restaient à régler, et un autre millier qui pouvaient mal tourner. Il avait fait tout son possible dans le court délai dont il avait disposé. Chaque jour, il s’était entraîné à voler avec son harnais et à utiliser sa sarbacane, négligeant ses corvées ménagères et encaissant sans broncher les réprimandes de ses parents. D’autant que celles-ci manquaient de conviction, puisqu’il ramenait toujours de la viande pour le dîner. Il ne pouvait toutefois pas rapporter l’intégralité des proies qu’il tuait : cela aurait attiré trop d’attention sur lui avant qu’il soit prêt. Même s’il avait réussi à abattre un second yern, il n’avait pas osé rentrer chez lui avec de la viande prélevée sur une aussi grosse bête. Il n’avait pas eu d’autre choix que d’abandonner sa prise aux charognards, ce qui avait sérieusement douché sa jubilation. Il ne pourrait pas chasser le yern pendant sa démonstration. Ces animaux étaient trop massifs et trop lourds pour qu’il en ramène un à l’Ouvert. Drilli avait suggéré des breems : ces créatures avaient peur des humains, de sorte qu’elles resteraient probablement à l’intérieur du demi-cercle formé par les Siyee ; d’un autre côté, elles étaient assez petites et rapides pour que les tuer depuis les airs à l’aide d’un projectile impressionne les spectateurs. Ces derniers jours, Drilli avait capturé plusieurs breems pour que Tryss s’exerce sur eux. Elle avait également décoré le harnais, le peignant de couleurs vives afin qu’il soit visible à distance. Tryss ne se réjouissait guère à l’idée d’être l’objet de l’attention générale pendant le Rassemblement, mais lorsque Drilli lui avait fait remarquer que la peinture attirait davantage l’attention sur son harnais que sur lui, il s’était senti un peu mieux. Le matin même, il avait déplacé son invention depuis la caverne dans laquelle il la cachait jusqu’à la tonnelle familiale, où il l’avait dissimulée dans un grand sac de roseaux. Pressé par Drilli, il avait expliqué à ses parents de quoi il s’agissait, et leur avait révélé qu’il entendait en faire la démonstration lors du Rassemblement. Ses parents avaient eu une réaction mitigée. Sa mère ne comprenait pas pourquoi les méthodes de chasse ordinaires ne lui suffisaient pas, mais elle était excitée à l’idée qu’il présente son invention devant toutes les tribus réunies. Son père, au contraire, semblait impressionné par le harnais mais inquiet à l’idée que Tryss se ridiculise – et sa famille avec. Il n’est pas le seul, songea le jeune homme avec une grimace. Mais il était prêt à prendre ce risque. Tout était en place, ou presque. Il ne pouvait plus faire marche arrière. De toute façon, il n’en avait pas envie. Même si la perspective de la démonstration le remplissait d’anxiété, la confiance que Drilli lui témoignait était contagieuse. Chaque fois qu’il doutait, la jeune fille trouvait les mots pour le rassurer. Il était prêt. Il ne lui restait plus qu’à demander aux orateurs la permission de s’adresser au reste des Siyee. Tryss avait gardé cette tâche pour le dernier moment. Dès qu’il aurait révélé ses intentions, la nouvelle se répandrait très vite dans l’Ouvert. Il serait assailli de questions, et, cette fois, ses cousins ne seraient pas les seuls à se moquer de lui. Le soleil descendait vers l’horizon quand il s’approcha de la Tonnelle des Orateurs. Les dirigeants des tribus siyee se tenaient autour de l’entrée, et plusieurs d’entre eux détaillèrent le nouvel arrivant d’un air soupçonneux. Tryss hésita, le cœur battant la chamade et l’estomac papillonnant de nervosité. — Puis-je parler à l’oratrice Sirri ? se força-t-il à demander. Il jeta un coup d’œil par l’entrée de la tonnelle, mais ne put rien distinguer dans la pénombre intérieure. Une silhouette se découpa dans l’ouverture. — Tryss, le salua l’oratrice Sirri. Nous avons encore beaucoup à faire avant le début du Rassemblement. Cela peut-il attendre demain ? — Pas vraiment, répondit le jeune homme, conscient que les autres orateurs l’observaient avec une mine désapprobatrice. Je ne vous retiendrai pas longtemps. Sirri haussa les épaules et opina. — Alors, entre. Le cœur de Tryss manqua un battement. Jamais encore il n’avait pénétré dans la Tonnelle des Orateurs. Il dépassa Sirri, les jambes tremblantes. Ses yeux mirent un moment à s’accoutumer à la pénombre. L’intérieur était austère, sobrement meublé. Un cercle de tabourets occupait le centre de la pièce. Tryss se réjouit de voir qu’il n’y avait pas d’autres Siyee. — Qu’y a-t-il donc, Tryss ? Il pivota vers Sirri. Un instant, la voix lui manqua. L’oratrice lui adressa un sourire encourageant qui plissa la peau autour de ses yeux, et il se rappela que c’était juste une femme de sa tribu, choisie par les siens pour les diriger. Il n’avait pas de raison de se sentir intimidé. — J’ai fabriqué quelque chose, révéla-t-il. Je voudrais le montrer à tout le monde ce soir. — Ton harnais de chasse ? Il la dévisagea, surpris. Le sourire de l’oratrice s’élargit. — Sreil m’en a parlé. Il a dit que ton invention avait du potentiel. — Vraiment ? bredouilla Tryss. Il repensa au jour où il avait abattu un yern avec des pointes enduites de soporifique, quelques mois plus tôt. Sreil lui avait dit « Bien tenté ». Sur le coup, Tryss avait cru qu’il se moquait de lui. Mais le jeune homme était peut-être sincère. — Oui, répondit Sirri. (Son sourire s’évanouit.) Mais je dois te prévenir : il en faudra beaucoup pour convaincre les gens. Aucun de nous n’aime l’idée de porter quelque chose de lourd ou… — Ce n’est pas lourd, coupa Tryss. — …Ou d’encombrant, acheva Sirri. Es-tu certain que ton invention fonctionne ? Le jeune homme déglutit péniblement, puis acquiesça. — Dans ce cas, je te donnerai l’occasion de nous la montrer au début du Rassemblement. Ça te laisse une heure pour te préparer. Cela te suffira-t-il ? Il acquiesça de nouveau. — Dans ce cas, vas-y, dit Sirri en lui désignant la porte. Tryss se hâta de sortir. Comme les autres orateurs pivotaient pour le suivre des yeux, il se rendit compte que son sourire lui fendait le visage d’une oreille à l’autre. Il se composa une expression plus digne et s’éloigna. Une heure !songea-t-il. Je croyais devoir attendre jusqu’à la fin du Rassemblement. Je ferais bien d’aller prévenir Drilli, puis chercher le harnais. Dès qu’il fut sorti de la végétation dense qui entourait la Tonnelle des Orateurs, il bondit dans les airs et survola l’Ouvert jusqu’à la tonnelle de la famille de Drilli. Il se posa devant l’entrée et appela la jeune fille. Aussitôt, il entendit des voix qui se disputaient à l’intérieur. Au bout d’un moment, Drilli apparut entre les lanières du rideau qui faisait office de porte, saisit le bras de Tryss et l’entraîna vivement à l’écart. Regardant par-dessus son épaule, le jeune homme vit la mère de son amie plantée sur le seuil de la tonnelle, les sourcils froncés. — Alors ? Ils ont accepté que tu montres ton harnais ? interrogea Drilli. Tryss grimaça. — Oui. Mais au début, pas à la fin comme on le pensait. Il nous reste moins de une heure pour nous préparer. Drilli écarquilla les yeux. — A peine ? — Oui. Va chercher les breems pendant que je prends le harnais. — Non, je vais avoir besoin de ton aide pour les porter. Allons d’abord récupérer le harnais. Ils se dirigèrent hâtivement vers la tonnelle de la famille de Tryss. À leur arrivée, ils furent surpris de ne trouver personne. — Mes parents ont dû partir en avance, supposa le jeune homme. Ils ont dit que… Les mots qu’il était sur le point de prononcer s’envolèrent de son esprit comme il découvrait ce qui gisait au centre de la tonnelle. Des morceaux de bois aux couleurs vives jonchaient le sol, mêlés aux lambeaux des lanières qui les avaient jadis maintenus ensemble. La sarbacane si soigneusement peinte par Drilli avait été écrasée ; le sac qui contenait les fléchettes, taillé en pièces. Même les projectiles minuscules avaient été cassés en deux un par un. Tryss fixa les débris de son invention et crut que son cœur allait se briser lui aussi. — Qui a fait ça ? s’entendit-il demander d’une voix blessée, incrédule. Qui a bien pu faire une chose pareille ? — Tes cousins, répondit Drilli à voix basse. (Elle secoua la tête.) C’est ma faute. Ils sont jaloux de toi. À cause de moi. Elle émit un petit bruit étranglé, et Tryss comprit qu’elle pleurait. Stupéfait qu’elle puisse être si bouleversée par la destruction d’une chose qu’il avait fabriquée – fût-ce avec son aide –, le jeune homme fit un pas vers elle et, après avoir hésité, lui passa un bras autour des épaules. Drilli se tourna vers lui, les yeux brillants de larmes. — Je suis désolée. Tryss l’attira contre lui. — Ce n’est pas ta faute, dit-il en lui caressant les cheveux. Si tu crois ça, ils ont gagné. Drilli renifla, puis redressa le dos et acquiesça. — Ils n’ont pas encore gagné, affirma-t-elle en s’essuyant les yeux. Nous allons leur montrer. Nous allons leur montrer à tous. Mais… pas ce soir. Tryss détailla les vestiges de son harnais. En lui, la déception et le chagrin se durcirent pour former un nœud de colère. — La prochaine fois, j’en fabriquerai deux. Peut-être trois. — Et je demanderai à mes cousins de surveiller Ziss et Trinn. — Ou mieux encore, on les attachera quelque part pour la soirée. Drilli réussit à sourire. — On les suspendra par les chevilles. — Près d’un essaim de tiwis. — Couverts de jus de rebi. — Après les avoir déshabillés. — Et écorchés. Avec un couteau à épépiner. — Là, tu me fais peur, avoua Tryss. Le sourire de Drilli était meurtrier. La jeune fille désigna les débris qui jonchaient le sol. — En auras-tu besoin pour fabriquer un autre harnais ? — Non. — Tant mieux. Elle saisit un panier suspendu à un crochet, s’accroupit et commença à ramasser les morceaux de bois. — Que vas-tu en faire ?s’enquit Tryss, intrigué. Drilli grimaça. — Il faut bien que l’un de nous aille prévenir les orateurs qu’il n’y aura pas de démonstration ce soir. Si c’est moi, ils sauront que quelqu’un d’autre croit en ton invention. Et si je leur montre ça, ils ne penseront pas que tu leur as fait une mauvaise blague. Tryss sentit un lourd poids s’abattre sur ses épaules comme il prenait conscience des conséquences du geste de ses cousins. Les orateurs savaient sur quoi il travaillait. Les gens penseraient qu’il avait rejeté la faute de son échec sur quelqu’un d’autre, ou qu’il n’avait pas eu le courage de révéler son invention. Il serait… — Tu ferais mieux d’aller voir tes parents pour leur expliquer. (Drilli se redressa.) Reste discret, et fais comme si tout était normal. Elle hésita, puis s’approcha de Tryss. Avec un petit sourire, elle se pencha pour l’embrasser. Surpris, le jeune homme cligna des yeux. Mais comme il lui rendait son baiser, Drilli s’écarta. Elle lui fit un clin d’œil et écarta le rideau de l’entrée. — On se retrouve là-bas. Puis elle s’en fut précipitamment. CHAPITRE 17 Tandis qu’elle observait soigneusement les ambassadeurs siyee, Auraya décela chez eux des signes irrécusables de faiblesse. À cause de leur petite stature, ils n’avaient qu’une tolérance limitée pour l’alcool, et, comme les enfants, ils faisaient des mouvements énergiques mais se fatiguaient rapidement. Dyara parlait avec Tireel à voix basse. Des bribes de leur conversation parvenaient à Auraya. — … Courage pour traverser tant de territoires terrestres, alors que votre peuple a de bonnes raisons de nous craindre. — Nous avons volé très haut, et de nuit la plupart du temps. Les terrestres lèvent rarement les yeux. Ceux qui l’ont fait nous ont sans doute pris pour de gros oiseaux. Dyara acquiesça. — Vous n’aurez pas besoin de prendre de telles précautions durant votre voyage de retour. Auraya ne permettra pas qu’on vous fasse du mal. — Nous vous en sommes très reconnaissants. Les dieux doivent être favorables à cette alliance, sans quoi, ils n’auraient pas donné à l’une d’entre vous le pouvoir de résister à l’attraction terrestre. Auraya sourit. Les ambassadeurs siyee ne qualifiaient pas son Don de « vol ». Ils ne voyaient aucune similitude entre l’emploi de la magie et l’utilisation de la force musculaire combinée à celle des courants aériens. Néanmoins, ils estimaient qu’entre tous les terrestres, elle était la mieux placée pour comprendre leur peuple. La capacité de voler était au centre de leur nature physique comme de leur vie culturelle. Voyant bâiller Zeeriz, Auraya jeta un regard entendu à Juran. — Nos invités ont atteint leurs limites, lui communiqua-t-elle mentalement. — Je crois que tu as raison. Le chef des Blancs se redressa et s’éclaircit la voix. Tous les regards se tournèrent vers lui. — Je voudrais faire une prière, dit-il, et souhaiter bon voyage à nos invités une dernière fois avant que nous nous retirions. (Il observa une pause et ferma les yeux.) Chaia, Huan, Lore, Yranna, Saru. Nous vous remercions de tout ce que vous avez fait pour nous réunir ce soir, afin que nous apportions la paix et la compréhension aux peuples d’Ithanie. Nous vous demandons de veiller sur Tireel de la tribu du Lac Vert, Zeeriz de la tribu de la Rivière Fourchue et Auraya des Blancs pendant leur voyage vers le pays de Si. Puissiez-vous les guider et les protéger. Il rouvrit les yeux et saisit son verre. Comme les domestiques se précipitaient pour leur resservir du tintra, Auraya réprima un sourire en voyant l’expression consternée de Zeeriz. — Je vous souhaite un voyage agréable et sans histoires. Par-dessus le bord de son verre, Juran regarda l’un des ambassadeurs, puis l’autre. Un sourire adoucit la gravité de son expression. Il porta son verre à ses lèvres et but délicatement. Tandis que les autres convives l’imitaient, Auraya remarqua que Zeeriz engloutissait son tintra d’un trait, comme pour s’en débarrasser plus vite. Tireel grimaça. — Nous veillerons sur Auraya, promit-il à Juran. — Nous la traiterons comme… comme…, bredouilla Zeeriz. — Comme une invitée de marque, acheva Tireel. — Merci, dit Juran. Dans ce cas, nous ferions mieux de vous laisser dormir. Vous entamerez un long vol demain. Il repoussa sa chaise et se leva. Auraya se tourna vers Zeeriz et, ne le voyant pas, baissa les yeux. Elle avait commandé des chaises hautes afin que les Siyee puissent s’asseoir au même niveau que les autres convives. Du coup, elle était toujours surprise de les surplomber de nouveau à la fin d’un repas. Zeeriz avait fermé les yeux. Il vacilla légèrement, puis les rouvrit et leva la tête vers Auraya en clignant des paupières. — La quantité d’alcool que vous, les terrestres, vous pouvez boire… Ce n’est pas juste, marmonna-t-il. Auraya gloussa. — Laissez-moi vous reconduire jusqu’à votre chambre. Zeeriz acquiesça et se laissa guider vers le couloir. Auraya entendit que Dyara et Tireel leur emboîtaient le pas en reprenant leur conversation. Les deux ambassadeurs logeaient à l’un des niveaux intermédiaires de la Tour Blanche, non loin de la salle de banquet. Après avoir souhaité bonne nuit à leurs invités, Auraya et Dyara se dirigèrent vers leurs propres appartements. Comme elles atteignaient l’escalier central, Dyara jeta un regard spéculateur à sa cadette. — Tu sembles t’inquiéter davantage pour ce voyage que pour le précédent, constata-t-elle. — En effet, admit Auraya. — À ton avis, pour quelle raison ? — Parce que je dois le faire seule. — Tu pourras toujours nous consulter, Juran ou moi, fit remarquer Dyara. Je pense qu’il y a autre chose. Auraya acquiesça. — Peut-être ne me souciais-je pas autant de réussir dans le cas de l’alliance avec les Somreyans. Ce n’est pas que je m’en fichais, précisa-t-elle très vite. Mais la possibilité d’échouer avec les Siyee, ou de leur donner des raisons de nous être hostiles, m’angoisse quelque peu. Ils ont davantage confiance en nous. Donc, si j’échoue, ce sera comme si je les trahissais. — Ne te sentais-tu pas la même obligation envers les Tisse-Rêves ? interrogea Dyara. Auraya haussa les épaules. — Non, parce qu’ils n’avaient aucune confiance en nous à la base. — Exact. (Dyara prit l’air pensif.) Mais ton ami Leiard a confiance en toi, lui. C’était risqué de le prendre pour conseiller. J’étais plutôt contre, mais j’admets que cette décision s’est révélée très bénéfique. Stupéfaite, Auraya regarda fixement son aînée, puis détourna les yeux. Etait-ce de l’approbation ? Venant de Dyara ? Pour son amitié avec un Tisse-Rêves ? Les deux femmes s’arrêtèrent devant la porte des appartements d’Auraya. — Bonne nuit, Auraya. Je te verrai demain avant ton départ. — Bonne nuit, Dyara. Et… merci. La plus âgée des deux Blanches sourit et se détourna pour continuer à gravir l’escalier. Tout en entrant dans sa chambre, Auraya se remémora ses paroles. « Mais ton ami Leiard a confiance en toi. » Le lendemain, elle partirait de bonne heure. Elle n’aurait pas l’occasion de voir le Tisse-Rêves une dernière fois. Ce soir est donc ma seule chance de lui dire au revoir. Auraya fronça les sourcils. Il était tard. Trop tard pour envoyer quelqu’un chercher Leiard. Elle ne pouvait pas le faire réveiller par un messager et lui demander de venir jusqu’au temple pour passer cinq minutes avec elle avant de rentrer chez lui. Cela le dérangerait-il vraiment ? Auraya fit la moue. Qu’est-ce qui était pire : le traîner ici au beau milieu de la nuit, ou ne pas lui dire au revoir ? Souriant par-devers elle, la jeune femme ferma les yeux et chercha l’esprit du prêtre de garde au rez-de-chaussée. Après lui avoir donné ses instructions, elle s’assit pour attendre. Demain, à cette heure-ci, je dormirai dans un temple de village quelconque. Elle regarda autour d’elle. Tout était comme d’habitude. Il n’y avait plus de coffre renfermant ses effets personnels : juste un petit paquetage contenant des vêtements de rechange et quelques cadeaux pour les Siyee. Les prêtres des temples dans lesquels elle séjournerait lui fourniraient le reste du nécessaire. Une fois dans les montagnes, elle ne trouverait plus de temples. Les Siyee lui avaient assuré que lorsqu’ils seraient arrivés chez eux, on pourrait pourvoir à tous ses besoins. On la logerait dans sa propre « tonnelle », et elle disposerait des objets usuels d’une culture civilisée, notamment du papier et de l’encre que le peuple du ciel fabriquait lui-même. Auraya se leva. Elle se dirigea vers la fenêtre et regarda en bas. Le Dôme était un cercle obscur, délimité par des lanternes. Des prêtres et des serviteurs, rares à cette heure-ci, vaquaient à leurs occupations d’un pas vif. Plus loin, la cité n’était qu’un semis de points lumineux dans un océan de ténèbres. Un tarn chargé de prêtres guérisseurs pénétra dans le temple. Auraya vit arriver deux platènes, puis sentit son cœur accélérer à la vue d’une troisième qui franchissait l’arche avec un seul passager à son bord. Malgré la hauteur à laquelle elle se trouvait, la jeune femme identifia instantanément Leiard. Sa barbe et ses cheveux blancs étaient reconnaissables de loin. Comme la platène approchait de la Tour, Leiard leva les yeux. Auraya se surprit à sourire, même si elle savait qu’il ne pouvait pas la voir. S’écartant de la fenêtre, elle se mit à faire les cent pas. Son ami lui en voudrait-il de l’avoir tiré du lit en pleine nuit juste pour lui dire au revoir ? Soudain, elle se sentit bien stupide. Elle aurait pu se contenter de lui envoyer un message. Ou faire le déplacement elle-même… Non, ça aurait dérangé les gens chez qui il logeait. Il est trop tard pour revenir là-dessus, décida Auraya. Je vais m’excuser pour ma grossièreté, lui dire au revoir et le renvoyer chez lui. Le temps que je revienne à Jarime, il m’aura pardonné. Elle continua à faire les cent pas. Pourquoi Leiard mettait-il aussi longtemps ? Peut-être s’était-elle trompée. Elle revint vers la fenêtre. Je pourrais interroger le prêtre de garde… Auraya se figea comme quelqu’un toquait doucement à la porte, puis expira très vite. Il est là. Lissant son circ, elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit. Leiard la dévisagea avec une expression interrogatrice et une certaine réserve. — Leiard, entre. (Auraya s’écarta pour le laisser passer.) Désolée pour l’heure tardive. Je n’ai pas eu un seul moment de libre, si bien que je n’ai pas pu te voir comme promis. Mais je m’en vais demain, et je ne pouvais pas partir sans te dire au revoir. Le Tisse-Rêves acquiesça lentement, et Auraya se réjouit de voir qu’il n’était pas irrité – juste soulagé. Alors, elle se rendit compte qu’en le convoquant si tard, elle avait dû l’alarmer inutilement, lui faire croire qu’il était arrivé quelque chose de grave. Pourquoi n’y avait-elle pas pensé ? — La prochaine fois, dit-elle sur un ton chagrin, j’enverrai un message au lieu de te réveiller. Les lèvres de Leiard frémirent et esquissèrent un léger sourire. — Ça ne me dérange pas. — Je ne voulais pas seulement te dire au revoir. Je voulais aussi te remercier. Auraya marqua une pause, puis tendit la main vers le Tisse-Rêves. Celui-ci hésita avant de la prendre. Leurs doigts se touchèrent. Auraya ouvrit la bouche pour parler et s’arrêta net en croisant le regard de Leiard. Son ami était raide et affichait une expression méfiante, comme s’il luttait pour contrôler quelque émotion indésirable. Elle le sonda plus attentivement. Ses pensées étaient en ébullition. En le touchant, elle avait… Une vague de chaleur submergea Auraya. En touchant Leiard, elle avait éveillé son désir. Le Tisse-Rêves avait envie d’elle, et il s’efforçait de ne pas le montrer. Je n’avais jamais remarqué que son admiration était si… Mais je suppose qu’elle ne l’était pas – sans quoi, je l’aurais lu dans ses pensées. C’est quelque chose de nouveau. Ça s’est produit ce soir. Maintenant. Le cœur de la jeune femme battait la chamade. Son propre corps réagissait au désir de Leiard. Elle sentit un sourire retrousser le coin de ses lèvres. Moi aussi, j’ai envie de lui. Et voilà : nous avons tous les deux découvert quelque chose. Auraya avait conscience du silence tendu qui planait dans la pièce. Le seul bruit audible était celui de leur souffle. Aucun d’eux n’avait bougé. Leurs regards restaient rivés l’un à l’autre. Nous devrions nous écarter et faire comme s’il ne s’était rien passé. Au lieu de ça, Auraya leva son autre main et caressa la joue de Leiard, puis suivit le contour de sa bouche du bout de l’index. Le Tisse-Rêves ne se déroba pas, mais il ne lui rendit pas non plus sa caresse. Auraya lut de l’hésitation dans ses pensées. C’est à moi de prendre la décision, réalisa-t-elle. Il ne pourra jamais oublier qui nous sommes. Je suis la seule à pouvoir faire ce choix. Souriant, elle approcha ses lèvres de celles de Leiard. Le Tisse-Rêves lui rendit son baiser avec douceur, et un frisson courut le long de l’échine d’Auraya. Puis ils se rapprochèrent d’un même mouvement et s’enlacèrent. Auraya embrassa Leiard avec passion, et celui-ci réagit avec une ardeur égale. Leurs corps se pressèrent l’un contre l’autre ; la jeune femme saisit le Tisse-Rêves par son gilet pour le plaquer encore plus étroitement contre elle. Les mains de Leiard glissèrent sur ses reins, mais leur contact fut atténué par l’épaisseur de son circ. Gilet. Circ. Des rappels de ce qu’ils étaient. Or Auraya ne voulait pas y penser. Pas maintenant. Ces rappels devaient disparaître. La jeune femme rit tout bas. Ça ne me ressemble pas, songea-t-elle. Les lèvres de Leiard – si chaudes, si fermes ! – quittèrent sa bouche et descendirent vers sa gorge, puis vers son cou. Ça ne lui ressemble pas non plus. Auraya découvrait un côté de Leiard dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence. Elle rit sous cape. Mais ça ne me déplaît pas, bien au contraire. Passant ses bras autour de la taille du Tisse-Rêves, elle recula vers la porte de sa chambre. Emerahl sourit et palpa son nouveau corps. Ça a marché. Évidemment que ça avait marché. Jamais encore elle n’avait raté une métamorphose. Mirar lui avait dit, bien longtemps auparavant, que sa capacité à se transformer était un Don inné. Selon sa théorie, chacun des Indomptés en possédait un – de la même façon que certaines personnes ont un talent naturel pour la musique ou pour le chant. Emerahl, elle, était capable de modifier son âge apparent. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle ne vit que ténèbres. Elle commençait à étouffer. Une fois sortie de sa transe de mort, elle avait créé de petits tunnels pour permettre à l’air de pénétrer dans la caisse. Mais cela ne suffisait plus maintenant que son corps ne fonctionnait plus au ralenti et qu’elle respirait de nouveau normalement. Emerahl grimaça. Une transe de mort n’était jamais plaisante, mais elle avait dû en passer par là pour berner les gamins et pouvoir survivre plusieurs jours sous terre. Elle ignorait combien de temps s’était écoulé, mais une chose était sûre : elle devrait sortir de là très bientôt si elle ne voulait pas suffoquer. Toutefois, elle n’était pas certaine de l’endroit où les enfants l’avaient enterrée. Si eux ou quelqu’un d’autre la voyaient s’extirper de sa tombe, la nouvelle se répandrait plus vite qu’une grippe en hiver, et les prêtres risqueraient d’apprendre son changement d’apparence. Elle devait être prudente. Fermant les yeux, Emerahl projeta son esprit au-dehors et eut la satisfaction de réussir à percevoir des émotions provenant d’autres personnes. Faire le tri parmi elles ne fut pas facile, mais elle reconnut les pensées des enfants endormis. Elle jura. Ils se trouvaient quelque part à proximité. La discrétion était de mise. Lentement, Emerahl conjura de la magie et l’utilisa pour briser les planches qui servaient de couvercle à son cercueil. Puis elle repoussa la terre qui recouvrait celui-ci vers l’autre extrémité de la caisse, au niveau de ses pieds. Le ciel grisâtre d’une aube toute proche apparut au-dessus d’elle bien plus vite qu’elle ne s’y attendait. Ils auraient dû m’enterrer plus profond, songea-t-elle. Mais leur ignorance va m’épargner beaucoup de peine. Emerahl élargit le trou jusqu’à ce qu’il soit assez gros pour laisser passer son corps, puis se tortilla en prenant appui sur ses mains. Jetant un coup d’œil dehors, elle vit qu’elle se trouvait dans le petit jardin situé à l’arrière de la maison brûlée sous laquelle vivaient les enfants. Elle s’interrompit pour réfléchir. Je pourrai me ré-enterrer et attendre qu’ils sortent pour la journée. … Non. Quelques-uns d’entre eux restent toujours là pour garder les lieux. Mieux vaut y aller maintenant, pendant qu’ils dorment encore. Levant les bras au-dessus de sa tête, Emerahl prit appui sur le bord du trou et poussa. Elle dut s’interrompre à plusieurs reprises pour reprendre son souffle, et comme son corps émergeait dans la lumière pâle du matin, elle comprit pourquoi. La métamorphose avait consumé une grande partie de sa graisse. Ses bras étaient osseux, ses seins presque inexistants. Lorsqu’elle épousseta la terre de la mince combinaison blanche dans laquelle les enfants l’avaient ensevelie, elle sentit les os saillants de ses hanches. Je suis faible et squelettique, réalisa-t-elle. Et je reviens au monde en sortant d’une matrice-tombe. Je comprendrais qu’on me prenne pour une morte-vivante aujourd’hui. Enfin, elle parvint à ramener ses pieds sous elle et à se lever. À son grand soulagement, il lui restait assez de forces pour tenir debout, et probablement pour marcher aussi. S’écartant du trou, elle pivota et détailla les traces de sa résurrection. Mieux vaut les faire disparaître. Conjurant de la magie, Emerahl déplaça et lissa la terre jusqu’à ce que le trou soit rebouché et qu’il ne reste plus aucun signe de son émersion. Elle sourit tristement à la vue des fleurs fanées répandues sur le sol. Elle aurait aimé faire davantage pour ces enfants, mais elle devait se préoccuper de sa propre survie. Et maintenant ? Emerahl baissa les yeux pour s’examiner. Ses bras et ses jambes étaient couverts de terre, et elle ne portait qu’une combinaison crasseuse. Ses cheveux toujours blancs et rêches comme ceux d’une vieille femme pendaient sur ses épaules. Elle avait besoin de se laver. Puis de trouver des vêtements, de la nourriture et de quoi se teindre les cheveux. Ce fut alors qu’elle s’aperçut que le porte-monnaie attaché à sa taille avait disparu. Elle n’en fut pas surprise : elle savait qu’il y avait une bonne chance pour que les enfants le trouvent. Après tout, elle ne pouvait pas cacher une infinité de choses à l’intérieur d’elle. Elle envisagea brièvement de se faufiler dans la cave pour le chercher, mais rejeta aussitôt cette idée. Le risque était trop grand, et, de toute façon, les enfants avaient sans doute déjà dépensé le plus gros de ses économies. Tournant le dos à sa tombe, Emerahl s’éloigna silencieusement de la maison et s’engagea dans les rues du quartier pauvre. Lentement, la lumière grise de l’aube s’éclaircit. Les rues étaient calmes mais non désertes. Emerahl croisa deux lavandières d’âge mûr qui grimacèrent de dégoût à sa vue. Plus loin, un homme encore jeune qui avait une jambe de bois s’arrêta pour lui jeter un regard libidineux. Pour la première fois en plus d’un siècle, Emerahl se sentit gênée. Et les gens se demandent pourquoi, ayant le pouvoir de paraître l’âge de mon choix, je préfère adopter l’apparence d’une vieillarde ? se dit-elle amèrement. D’un autre côté, la jeunesse avait aussi ses plaisirs. Lorsqu’elle semblait avoir une vingtaine d’années, Emerahl suscitait toujours l’attention des hommes – et, parfois même, des femmes. Quelques traces de sa beauté devaient transparaître sous sa maigreur actuelle. Elle n’avait besoin que de manger à sa faim pendant une ou deux semaines pour retrouver ses courbes appétissantes. Mais la nourriture coûtait de l’argent. Emerahl fronça les sourcils en se demandant où elle allait s’en procurer. Sans porte-monnaie, elle avait besoin de trouver rapidement une source de revenus. Elle aurait pu voler, mais ne l’avait pas fait depuis si longtemps qu’elle devait être rouillée. Si elle se faisait surprendre, elle n’aurait pas la force de courir. Et une capture risquait de la signaler à l’attention du clergé. Les prêtres cherchaient une femme qui vendait des remèdes, donc, elle ne pouvait pas non plus exploiter son expertise dans ce domaine. Tout en réfléchissant, Emerahl continua à descendre vers la mer. La direction qu’elle avait choisie l’amusait. Elle était née au bord de l’océan, et avait toujours été attirée par l’eau en temps de crise. Quand l’horizon plat et liquide apparut devant elle, elle poussa un soupir de soulagement et pressa le pas. Lorsqu’elle atteignit le rivage, elle suivit la route qui longeait celui-ci, cherchant un endroit discret où se laver. La plupart des criques étaient occupées. Dès qu’elle en trouva une qui n’abritait qu’un seul ponton, elle s’arrêta. Deux pêcheurs, un jeune et un vieux, s’affairaient dans leur bateau, préparant leurs prises du jour pour les vendre au marché. Emerahl les observa un moment, puis s’avança témérairement sur le ponton. — On dirait que la pêche a été bonne, jeta-t-elle au passage. Les deux hommes levèrent les yeux et la dévisagèrent. Elle leur sourit et se détourna. En atteignant le bout du ponton, elle se laissa tomber. L’eau froide l’enveloppa, et le choc chassa l’air de ses poumons en une nuée de bulles. Emerahl sentit du sable sous ses pieds. Elle poussa pour remonter à la surface. Lorsque sa tête émergea à l’air libre, elle prit une grande goulée d’air et se mit à nager pour s’écarter du ponton. — Madame ? Emerahl se retourna sur le dos et éclata de rire en voyant les deux pêcheurs la détailler depuis le bout du ponton avec une mine inquiète. — Ne vous en faites pas, leur dit-elle. Je voulais juste me laver. — Vous nous avez fait peur, répliqua le plus jeune sur un ton de reproche. On a cru que vous vouliez vous noyer. — Je suis désolée. Comme Emerahl nageait vers eux, les pêcheurs baissèrent les yeux vers sa poitrine qui affleurait la surface. Mouillée, sa combinaison était à demi transparente. — Merci d’avoir voulu me sauver. Elle passa sous le ponton et entendit les deux hommes marcher au-dessus d’elle. Ils étaient indéniablement intéressés. Emerahl fit la moue et réfléchit. Elle avait déjà envisagé cette façon de résoudre son dilemme actuel, et voilà qu’une occasion de la mettre à exécution se présentait. Ça ne serait pas la première fois qu’elle le ferait. En vérité, elle avait toujours considéré qu’elle était douée pour ça. Emerahl leva les yeux. Les poutres de bois s’entrecroisaient au-dessus d’elle, formant une sorte d’étagère étroite et glissante. Dissimulée par l’eau, elle passa une main sous sa combinaison et fouilla en elle. C’est l’une des raisons pour lesquelles certains hommes appellent cette partie du corps féminin « le porte-monnaie des catins », songea-t-elle en dégageant une petite bourse qui contenait, entre autres choses, sa clochette de mer, de la sève de dembar et une poignée de pièces. L’argent suffirait tout juste à lui acheter quelques repas, et, dans son état actuel, aucun joaillier ne lui donnerait même une fraction de ce que valait la clochette. Non, elle devrait attendre avant de la vendre. Posant la bourse sur une poutre, Emerahl ressortit de dessous le ponton. Les pêcheurs reportèrent aussitôt leur attention sur elle. Ils marchèrent à ses côtés comme elle se dirigeait vers leur bateau. — Il est à vous ? demanda Emerahl en le désignant du menton. Le plus jeune des deux hommes jeta un coup d’œil à l’autre. — À mon père. — Ça vous ennuie si je me sèche à bord ? Les pêcheurs échangèrent un regard, puis le plus âgé acquiesça. — Pourquoi pas ? Emerahl leur sourit et nagea jusqu’au flanc du bateau. Le jeune homme monta à bord ; il se pencha et lui tendit la main pour la hisser sur le pont. Emerahl vit le père promener un regard à la ronde pour voir si quelqu’un les observait, et elle réprima une grimace. Tu penses à ta femme, pas vrai ? Reculant, elle conjura de la magie pour faire souffler de l’air chaud sous sa combinaison. Le jeune homme s’écarta d’elle et la dévisagea avec un respect nouveau. Emerahl savait qu’elle était sans doute plus excitante mouillée, mais elle devait faire comprendre à ces deux clients potentiels qu’elle ne se laisserait pas rouler. Lorsque sa combinaison fut sèche, elle poussa un soupir. — Avec tous mes Dons, on aurait pu croire que je ne finirais pas pute. (Elle leva les yeux vers les pêcheurs et rougit.) Mais je viens juste de commencer. Et je n’ai pas l’intention de le faire longtemps. Seulement jusqu’à ce que je trouve un travail. Les deux hommes échangèrent un regard, puis le père s’éclaircit la voix. — Combien ? Emerahl sourit. — Des hommes assez galants pour vouloir empêcher une dame de se noyer méritent bien une petite ristourne, non ? Et voilà, songea-t-elle avec ironie, là autre raison pour laquelle certains hommes appellent cette partie du corps féminin « le porte-monnaie des catins ». DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 18 Le monde était une immense couverture verte teintée des couleurs g y de l’automne et froissée aux endroits où des montagnes crevaient la trame. Les rivières scintillaient ainsi que des fils d’argent. De minuscules bâtiments, pareils à des morceaux de mosaïque, se massaient çà et là, reliés par des routes brunes. Quand Auraya regardait plus attentivement, des mouvements presque imperceptibles révélaient des animaux et des gens minuscules. Elle aurait aimé voler plus près du sol, mais, malgré sa présence, Zeeriz préférait maintenir un maximum de distance entre lui et les terrestres. C’était épuisant pour lui de se maintenir dans les airs toute la journée. Quand le crépuscule les forçait à se poser, il était toujours raide et endolori. Voler n’était pas aussi facile pour les Siyee qu’on aurait pu le croire en les regardant. Auraya n’imaginait pas dans quel état devait être le pauvre Tireel, parti en éclaireur pour prévenir son peuple de l’arrivée d’une des Blancs. Après plusieurs heures de vol, même le spectacle du monde en contrebas ne parvenait plus à distraire la jeune femme. Elle n’avait pas grand-chose pour s’occuper l’esprit, sinon les négociations à venir – et elle avait fini par se lasser d’anticiper chacun des scénarios possibles. Aussi avait-elle appris à imiter les mouvements de son compagnon, à agir comme si le vent et l’attraction terrestre produisaient les mêmes effets sur elle que sur les Siyee. De cette façon, elle se rendait mieux compte des limitations de leur forme physique. Elle avait également appris beaucoup de choses sur ses futurs interlocuteurs en lisant dans l’esprit de Zeeriz. L’ambassadeur pensait à ses responsabilités, mais aussi à sa peur des terrestres, ses souvenirs d’enfance et ses espoirs pour l’avenir. Le plus intéressant, c’était le ressentiment contenu qu’il éprouvait en voyant Auraya imiter sa manière de voler. Il se demandait pourquoi les dieux avaient donné à une terrestre le pouvoir de se déplacer dans les airs sans subir aucune des restrictions et des pénalités que les Siyee enduraient. Que son peuple ait surmonté les limitations et les conséquences de sa création était pour lui une source de fierté. Enfants, tous les Siyee apprenaient que leurs ancêtres avaient volontairement accepté la douleur, la difformité et une mort prématurée afin que la déesse Huan puisse donner le jour à leur race. Aujourd’hui encore, ils continuaient à payer ce prix, mais le nombre de bébés handicapés diminuait au fil des générations. Leur population croissait lentement. Seuls les colons torennais menaçaient son développement. Il faut faire quelque chose au sujet de ces colons, songea Auraya. Ce ne serait pas simple. Huan avait décrété que les montagnes situées à l’est de Toren appartenaient aux Siyee. Mais certains Torennais avides de terres avaient décidé que « montagnes » signifiait « pentes trop abruptes pour être cultivées ». Lentement, ils s’étaient emparés des vallées et des collines fertiles. Auraya doutait que le roi de Toren soit au courant de leurs agissements – et s’il l’était, elle s’attendait qu’il n’ait aucune intention d’y remédier. Mais il le fera, si les Blancs l’exigent. La jeune femme eut un sourire satisfait. Les Siyee avaient besoin de cette alliance. Ils la désiraient, mais craignaient de n’avoir pas grand-chose à donner en échange de la protection des Blancs. Ils pensaient n’être ni assez forts ni assez doués pour se rendre utiles en cas de guerre, et ils n’avaient pas de ressources naturelles à troquer. La mission d’Auraya consisterait à trouver quel genre de contrepartie ils pourraient offrir – ou à les convaincre que le peu d’aide martiale, commerciale ou politique qu’ils pouvaient apporter serait suffisant. Elle reporta son attention sur Zeeriz. L’ambassadeur lui jeta un coup d’œil et sourit. Le reste du monde ne savait pas grand-chose sur les Siyee. Auraya avait beaucoup appris de Tireel et de Zeeriz, mais elle acquerrait une meilleure compréhension de leur peuple en rencontrant ses dirigeants et en observant leur manière de vivre au quotidien. Que les Blancs prennent la peine de rendre visite à une nation étrangère ravissait toujours la population locale. Les deux ambassadeurs se réjouissaient qu’Auraya leur consacre du temps, et la jeune femme espérait que tous les Siyee seraient dans les mêmes dispositions à son égard. Si tout se passait bien, elle gagnerait leur respect et leur confiance au nom de tous les Blancs durant les mois à venir. Tournant son regard vers la ligne noire des montagnes qui se découpaient dans le lointain, Auraya frissonna d’excitation. En vérité, elle était aussi enchantée de se rendre à Si que les ambassadeurs l’étaient de l’escorter chez eux. Elle se rendait à un endroit où peu de terrestres étaient allés, pour apprendre à connaître une race unique en son genre. Je ne pourrais pas être plus heureuse. Aussitôt, Auraya éprouva un malaise familier – un malaise qui ne devait rien aux doutes quelle nourrissait quant à ses capacités ou à sa peur de l’échec. Je pense encore au bazar que j’ai laissé derrière moi, comprit-elle. — Tu as une façon intéressante de dire au revoir, avait commenté Leiard. L’image de draps froissés en boule au pied de son lit traversa l’esprit d’Auraya, immédiatement suivie par celle de membres nus entrelacés… puis par d’autres encore plus troublantes. Qui l’eût cru ?songea-t-elle, incapable de réprimer un sourire. Leiard et moi. Un Tisse-Rêves et une Blanche. À cette idée, la jeune femme sentit son sourire s’évanouir et son humeur dégringoler d’un coup. Elle tenta de résister, mais le cœur n’y était pas. Je dois regarder la réalité en face, et je dois le faire maintenant. Une fois arrivée, je serai trop occupée pour avoir le temps de réfléchir aux conséquences de mon geste. Soupirant, elle se posa la question qu’elle esquivait depuis son départ. Que penseront les autres Blancs quand ils apprendront que j’ai couché avec Leiard ? Dyara, d’abord. C’était tout juste si elle ne grognait pas sa désapprobation quand Leiard se trouvait dans les parages. Elle n’accepterait pas facilement qu’il soit l’amant d’Auraya. Mairae ne dirait probablement rien, même si elle aurait sans doute préféré que sa cadette ait porté son choix sur un autre homme. Rian n’aimerait pas ça du tout. Jamais il n’avait suggéré que les autres Blancs optent pour la chasteté comme lui, mais l’idée que l’un d’eux puisse fricoter avec un hérétique ne manquerait pas de le hérisser. Et Juran ? Auraya fronça les sourcils. Elle ne pouvait pas deviner sa réaction. Il avait accepté Leiard en tant que son conseiller – l’accepterait-il en tant que son amant ? Ou dirait-il qu’elle poussait le bouchon trop loin ? Non, il me dira que le peuple ne l’acceptera pas. Que ça sapera tous mes efforts pour encourager la tolérance envers les Tisse-Rêves. Les gens croiront que c’est l’amour – ou le désir – et non le bon sens qui motive ma position. Ils se souviendront que Mirar était un séducteur. Ils penseront que j’ai été manipulée, et ils se retourneront contre les Tisse-Rêves. Il était encore trop tôt pour espérer que son choix soit bien reçu. Le temps était peut-être la clé. Auraya se mordit la lèvre. Si elle gardait secrète sa liaison avec Leiard, cela donnerait aux autres Blancs et au peuple le temps de se faire à cette idée. Ce n’était pas comme si elle couchait avec tous les mâles célibataires et séduisants de l’Ithanie du Nord ! Si Mairae pouvait se permettre ça, sa cadette pouvait sûrement se permettre d’avoir un seul Tisse-Rêves pour amant. Elle soupira de nouveau. J’aimerais que ce soit vrai. Mais quelle chance ai-je de garder notre liaison secrète ? Tout le monde est au courant des aventures de Mairae, et même Dyara ne parvient pas à dissimuler au reste des Blancs la relation tragiquement chaste quelle entretient avec Timare ! Par chance, Auraya allait passer les mois à venir loin de Jarime. Beaucoup de choses pouvaient se produire d’ici à son retour. Elle pouvait reprendre ses esprits. Ou Leiard pouvait reprendre les siens. Et si c’était déjà fait ? S’il n’avait aucune intention de me revoir ? S’il avait satisfait sa curiosité et n’attendait rien de plus ? Le cœur de la jeune femme se serra. Non ! Il m’aime ! Je l’ai vu dans son esprit. Et je l’aime aussi. Auraya sentit une douce chaleur se répandre dans son corps. Ses souvenirs les plus plaisants lui revinrent, mais furent très vite gâchés par l’image du gilet de Leiard et de son propre circ gisant ensemble sur le sol. Cette vision avait instantanément douché son enthousiasme. Elle avait quelque chose de… blasphématoire. Les dieux doivent savoir, songea Auraya. Elle secoua la tête. Nous ne pouvons pas faire ça. Je devrais renvoyer Leiard. Mais elle savait qu’elle n’en ferait rien. Jusqu’à ce que les dieux m’informent de leur bon vouloir, je ne tenterai pas de deviner ce qu’ils désirent. Auraya regarda par-dessus son épaule. Jarime avait disparu à l’horizon des jours auparavant. Comment ai-je pu laisser un tel bazar derrière moi ? Mais elle ne pouvait pas faire demi-tour et rentrer en ville. Elle se força à penser aux Siyee – combien ils seraient déçus et offensés qu’elle change d’avis en route. Combien elle voulait voir leur pays de ses propres yeux. Quelques mois, se raisonna-t-elle. Le temps que je revienne, j’aurai décidé de la meilleure conduite à suivre. Et avec un peu de chance, j’aurai le courage de m’y tenir. La pluie crépitait sur la capote. Sentant une goutte s’écraser sur sa tête, Danjin leva les yeux. Un peu d’eau avait réussi à traverser l’épaisse toile huilée. Il esquiva une autre goutte en glissant le long du siège de la platène, puis fouilla dans sa poche en quête d’un mouchoir avec lequel s’essuyer. Au lieu de ça, ses doigts rencontrèrent un morceau de parchemin. Il le sortit et soupira en constatant qu’il s’agissait du message de son père. Théran est rentré. J’ai invité tes frères à dîner. Ta présence est requise. Pa-Pique. — Les dieux devaient m’écouter quand j’ai dit que ce serait bon d’avoir de nouveau un peu de temps pour moi, grommela Danjin. (Il leva les yeux au ciel.) Puissant Chaia, qu’ai-je fait pour mériter cette punition ? — Tu as négligé ta famille ? suggéra Silava. Il reporta son attention sur la femme assise en face de lui. La lumière de la lanterne adoucissait ses rides – des rides essentiellement creusées par les sourires et les éclats de rire. Essentiellement, mais pas exclusivement. Ils avaient connu des passages difficiles. Autant, avait remarqué Danjin ces dernières années, que les gens qui se mariaient par amour. Tous deux avaient été infidèles ; tous deux avaient appris que l’honnêteté était le chemin le plus difficile, mais le seul qui conduisait au pardon. Même s’ils n’avaient jamais été passionnément amoureux, ils avaient fini par devenir les meilleurs amis du monde. — Quelle famille ? demanda Danjin. La mienne ou la nôtre ? Silava sourit. — Tu devrais demander ça à quelqu’un d’impartial. Mais sois certain que notre famille voudra toujours te voir davantage. Surtout quand tes petits-enfants seront nés. Ses petits-enfants. La perspective de devenir grand-père l’enchantait et le consternait tout à la fois. Ça signifiait qu’il devenait vieux. Mais ça rendait ses filles heureuses. Elles étaient si épanouies dans leur nouveau foyer ! Il était soulagé de leur avoir choisi de bons époux – même s’il s’était contenté de suivre les conseils de Silava en la matière. Quel dommage que l’on ne puisse également choisir ses parents… — Si c’est de la famille de mon père que tu parles, tu es punie autant que moi, fit-il remarquer. — C’est vrai. Mais, en général, Pa-Pique m’ignore pendant ces dîners. Tu seras probablement sa seule cible. Danjin se rembrunit. Silava se pencha en avant et lui tapota le genou. — J’ai laissé une bouteille de tintra sur la table de la bibliothèque pour toi. Il eut un sourire plein de gratitude. — Merci. La platène ralentit. Jetant un coup d’œil à l’extérieur, Danjin sentit un nœud familier se former dans son estomac comme ils s’arrêtaient devant la demeure paternelle. Puis il se souvint de l’anneau à son doigt. Pa-Pique pensait que son plus jeune fils était un raté ; savoir que les Elus des dieux avaient une bien plus haute opinion de lui réconforta quelque peu Danjin. Il descendit de la platène, puis se tourna pour tendre la main à sa femme. Une pluie lourde ne tarda pas à tremper leurs taies. Tous deux poussèrent un soupir de soulagement en atteignant la porte du manoir. Un grand homme mince à l’expression hautaine les fit entrer. Danjin jeta un coup d’œil soupçonneux à Forin, le maître d’hôtel. Celui-ci avait l’habitude d’annoncer son arrivée sur un ton d’excuse, comme s’il était un visiteur inopportun. — Bienvenue, Danjin Pique, Silava, dit Forin en inclinant la tête. — Conseiller Danjin Pique, corrigea l’intéressé. Il défit sa tale et la tendit au domestique. Les yeux de Forin brillaient. Il ouvrit la bouche ; puis son regard se posa sur la taie de Danjin, et il hésita. Danjin se rendit compte que le domestique fixait l’anneau blanc qui luisait à son doigt. — Bien sûr. Pardonnez-moi. Forin prit les taies des nouveaux venus et passa hâtivement dans une autre pièce. Silava jeta un coup d’œil à son époux comme ils pénétraient dans la salle commune. Elle ne sourit pas, mais Danjin reconnut la lueur de triomphe dans ses prunelles. Il l’avait souvent vue quand il se faisait clouer le bec par sa femme. Deux de ses frères attendaient déjà, debout près d’un brasero. À leur vue, Danjin sentit s’évanouir toute la satisfaction procurée par sa minuscule victoire. Ses aînés le saluèrent de façon formelle et sans chaleur. Leurs épouses adressèrent un mince sourire à Silava, puis retournèrent à leur conversation comme si elle n’était pas là. Par l’ouverture pratiquée dans le toit, la pluie tombait dans un bassin serti au milieu du sol de pierreveinée. Des bancs couverts de coussins et de plaids luxueux étaient disposés avec une symétrie parfaite tout autour de la pièce. Les murs étaient couverts de fresques représentant des navires et des marchandises. Un domestique apporta de l’ahm somreyan. Tout en sirotant l’alcool tiède, Danjin pensa à sa famille. Il ne doutait pas que Théran, le fils préféré qu’ils avaient tous été invités pour voir, séjourne actuellement au manoir et soit déjà avec leur père. Tous les fils de Pa-Pique avaient intégré l’entreprise familiale avec divers degrés de réussite. Théran, le second, était un marchand-né. Deux de leurs plus jeunes frères avaient péri dans un naufrage vingt ans plus tôt. Ma-Pique, qui ne s’était jamais vraiment remise de la naissance de Danjin, était tombée malade et morte peu après. Et l’année précédente, l’aîné avait succombé à un arrêt cardiaque, de sorte qu’ils n’étaient plus que quatre : Théran, Nirem, Gohren et Danjin. Les sept fils étaient censés étendre l’empire commercial des Pique. Danjin avait essayé, mais il n’avait tenu que le temps de son premier voyage, à l’âge de seize ans. Deux jours après son arrivée à Genria, il était devenu ami avec un neveu éloigné du roi et s’était retrouvé pris dans une toile de manœuvres politiques infiniment plus excitantes et intéressantes pour lui que les voyages interminables et les calculs perpétuels de la vie de marchand. Distrait, il avait raté le chargement du grain qu’il devait rapporter, et n’avait donc pas inspecté celui-ci. Le temps qu’il arrive à Jarime, la vermine avait gâté la moitié de sa cargaison. Son père avait été furieux. — Danjin ? Le murmure de sa femme lui fit lever les yeux. Deux hommes longeaient le couloir conduisant à la salle commune. Forin s’avança au centre de la pièce. — Pa-Pique et Théran Pique, annonça-t-il. Le visage du vieil homme n’était plus qu’une masse de rides, et il se déplaçait en s’aidant d’une canne. Mais son regard, resté froid et vif, détailla rapidement les occupants de la salle commune. Théran marchait sur sa droite. Il sourit à Nirem et à Gohren, mais son expression se figea à la vue de Danjin. Au lieu d’ignorer le plus jeune de ses frères, comme il le faisait d’habitude, Théran haussa les sourcils. — Danjin. Je ne m’attendais pas à ce que tu viennes. D’après Père, tes devoirs au temple t’empêchent d’assister à la plupart des réunions de famille. — Pas ce soir, répondit Danjin. Et comment aurais-je pu manquer cette occasion de me faire rabaisser ou d’être la cible de tes mauvaises plaisanteries ? Le vieil homme se dirigea vers un long banc et s’assit. Le reste de la famille attendit d’être invité à en faire autant. Pa-Pique agita une main. — Asseyez-vous, asseyez-vous, dit-il comme si ces formalités l’embarrassaient. Danjin savait pourtant que toute dérogation au rituel l’aurait mis en fureur. Les quatre frères et leurs épouses prirent la place depuis longtemps établie par la tradition familiale : Théran à droite de Pa-Pique, Nirem et sa femme à gauche, Gohren à côté de Théran, et Danjin le plus loin possible de son père, à côté de la femme de Nirem. Tandis que les domestiques apportaient une succession de mets délicats, la conversation se porta sur les affaires. Danjin se força à écouter et à garder un silence prudent. Il avait appris depuis belle lurette à ne pas se mêler de ce genre de discussion. Toute remarque ou suggestion de sa part sur le sujet du commerce était considérée comme une preuve de son ignorance crasse en la matière. Mais quelque discrétion qu’il puisse observer, son père mettait toujours un point d’honneur à aborder la question de son travail. Comme Théran achevait de raconter une négociation réussie, Pa-Pique reporta son attention sur son plus jeune fils. — Je ne vois pas notre conseiller des Blancs tirer un tel profit de son service au temple, lança-t-il. (D’un geste, il désigna les fresques murales.) Puisque tu es si important pour eux, comment se fait-il qu’un simple marchand vive mieux que toi ? Tu dois réclamer une augmentation la prochaine fois que tu verras ton employeur. Quand cela sera-t-il ? — Auraya est partie à Si, Père, répliqua Danjin. Pour négocier une alliance. Son père haussa les sourcils. — Et tu ne l’as pas accompagnée ? — Les montagnes de Si sont difficiles à traverser pour les terrestres. — Les terrestres ? — C’est ainsi que les Siyee nomment les humains ordinaires. Pa-Pique renifla. — Quelle grossièreté… Peut-être vaut-il mieux qu’elle ne t’ait pas emmené. Qui sait quelles répugnantes habitudes ces gens ont pu développer à l’écart de la civilisation ? Il fourra un morceau de nourriture dans sa bouche, puis s’essuya les mains sur une serviette que lui tendait un domestique. — Si les Siyee s’allient avec Hania, comme nous l’espérons, vous en verrez probablement davantage dans le coin, argumenta Danjin. Ils enverront un ambassadeur à Jarime, et d’autres viendront pour s’instruire, rejoindre le clergé ou faire du commerce avec nous. Le regard de son père se fit perçant. Il mâcha, avala et but une gorgée d’eau. — Qu’ont-ils à vendre ? Danjin sourit. — C’est l’une des questions auxquelles Auraya a l’intention de répondre. Pa-Pique plissa les yeux. — Il y a là une occasion, mon fils. Si tu sais en tirer parti, peut-être parviendras-tu à un revenu décent. Danjin éprouva une bouffée d’indignation. — Jamais je ne profiterai de ma position pour obtenir des avantages indus ! Son père ricana. — Ne sois pas si bête et borné. Tu n’occuperas pas éternellement ce poste de conseiller. — Pas si j’abuse de mes privilèges. Ou que je marche dans tes traces, ajouta Danjin en son for intérieur, pensant aux ennemis que son père s’était faits au fil des ans – des ennemis puissants qui lui avaient interdit l’accès à certains endroits. — Pourquoi ne le lui rappelles-tu pas ? Il sursauta en entendant la voix dans sa tête. — Auraya ? — Oui, c’est moi. Désolée, je ne voulais pas te déranger. Les Siyee dorment et je… euh, je m’ennuie. Danjin esquissa un sourire et reprit aussitôt une expression plus sobre. — … La célébrité et la gloire seront passées, disait Pa-Pique, tu retomberas vite dans l’oubli. Danjin ouvrit la bouche pour répliquer. — Ton père a raison sur un point : nous devrions te payer plus. Il faillit s’étrangler. — Depuis combien de temps écoutez-vous ? Il y eut une pause. — Un petit moment. Je voulais juste jeter un coup d’œil… — Jeter un coup d’œil ? — Pour voir si tu étais occupé. — Tu m’écoutes ? demanda sévèrement Pa-Pique. Danjin leva les yeux et s’interrogea brièvement : devait-il expliquer avec qui il était en train de communiquer ? — Vas-y, le pressa Auraya. — Sans vouloir vous offenser, répliqua Danjin, vous ne connaissez pas ma famille. Dans un nid de vipères pareil, mieux vaut éviter certains sujets. À voix haute, il répondit : — Je réfléchissais à vos conseils, Père. Pa-Pique plissa les yeux, puis pivota vers Nirem. — Tu as vu le capitaine Raerig récemment ? Nirem acquiesça et se lança dans le récit d’une beuverie quelconque dans une ville éloignée. Soulagé que l’attention générale se soit détournée de lui, Danjin laissa ses pensées vagabonder jusqu’à ce que la mention du culte originaire du Sud l’arrache à sa rêverie. — D’après lui, ces Pentadriens sont de bons clients, expliquait Nirem. La moitié de leurs prêtres sont des guerriers. Il achète des armes dunwayennes et les revend sur le continent sud. Là-bas, les gens n’en ont jamais assez. Vous ne croyez pas qu’on devrait… ? À la grande surprise de Danjin, leur père fronça les sourcils. — Peut-être. J’ai entendu dire qu’ils étaient en train de lever une armée. Ton arrière-grand-père disait toujours que la guerre était bonne pour les affaires, mais que ça dépendait de qui voulait attaquer qui. — Et qui veulent-ils attaquer ? interrogea Danjin. Pa-Pique eut un mince sourire. — Je pensais que tu le saurais, conseiller des Blancs. — Peut-être que oui, peut-être que non, répondit Danjin sur un ton léger. À votre avis, qui comptent-ils attaquer ? Son père haussa les épaules et détourna les yeux. — Pour l’instant, je préfère garder ce que je sais pour moi. S’il y a un avantage à en tirer, je ne voudrais pas qu’une parole malheureuse suffise à l’anéantir. Danjin sentit la colère le poignarder. Non à cause de l’insulte voilée suggérant qu’il ne saurait pas tenir sa langue, mais parce que son père détenait des informations susceptibles d’être utiles aux Blancs – et que, malgré tout, il refusait de les partager avec lui. Puis la colère de Danjin s’évapora. Si son père n’avait pas voulu qu’il soit au courant que les Pentadriens levaient une armée de peur de gâcher quelque négociation future, il n’aurait pas abordé le sujet du tout. Peut-être était-ce le seul avertissement qu’il se sentait capable de donner à son plus jeune fils. — Vous avez entendu ça, Auraya ? Il ne reçut aucune réponse. Tournant l’anneau autour de son doigt, il réfléchit à ce qu’il devait faire. En découvrir davantage, décida-t-il. Faire ma propre enquête. La prochaine fois qu’Auraya s’adressait à lui par l’intermédiaire de son anneau, il aurait quelque chose de substantiel à lui raconter. CHAPITRE 19 Leiard fut réveillé en sursaut par l’impression de suffoquer. Il se redressa dans son lit, haletant, et regarda autour de lui. La pièce était plongée dans le noir, mais il sentait que l’aube n’était pas loin. Il ne se souvenait plus du rêve qui l’avait réveillé. Il se leva, fit ses ablutions, s’habilla et se glissa hors de sa chambre. Créant une minuscule étincelle de lumière, il traversa la salle commune et monta sur le toit de la maison des Boulanger. L’air glacé l’enveloppa comme il se dirigeait vers les sièges de jardin depuis lesquels il faisait cours à Jayim. Il s’assit et tenta de conjurer des images de son rêve. Mais de celui-ci ne subsistait qu’une peur indéfinie. Leiard ferma les yeux et se concentra sur un exercice mental destiné à se remémorer les songes perdus. Sans résultat. Seule la peur s’attardait encore en lui. Les rêves dont il se souvenait étaient ceux où il voyait Auraya. Certains étaient agréables, pleins de joie et de passion. Il n’en avait pas fait de si excitants depuis… si longtemps qu’il ne se les rappelait plus. Malheureusement, d’autres lui montraient des conséquences déplaisantes— des accusations, des jugements et de terribles, terribles châtiments. — Tu aurais dû partir. Tu aurais dû te souvenir qui elle est, dit une voix dans sa tête. — Je ne l’ai jamais oublié, répliqua Leiard. — Tu aurais dû t’en souvenir plus fort. L’autre voix dans sa tête – les pensées qui, selon Arleej, étaient une manifestation des souveliens de Mirar – lui parlait de plus en plus souvent. Si Leiard devait s’interroger au sujet d’Auraya, il était logique que cette émanation se prononce contre la poursuite de ses relations avec la Blanche. Après tout, Mirar avait été tué par l’un des confrères d’Auraya. Leiard s’était demandé brièvement si le fondateur de son ordre l’avait influencé d’une façon ou d’une autre cette nuit-là, dans la chambre d’Auraya. Toutefois, il s’efforçait de ne pas blâmer son identité secondaire pour ses actions. Nulle voix ne l’avait encouragé à séduire la jeune femme. Mirar avait gardé le silence jusqu’au lendemain matin, ne s’adressant à lui qu’après son départ de la Tour. Auraya avait embrassé Leiard pour lui dire au revoir, puis elle lui avait demandé de garder leur liaison secrète – une requête raisonnable étant donné leurs positions respectives. Quelqu’un avait-il vu le Tisse-Rêves sortir des appartements de la jeune femme ? Leiard n’avait aperçu aucun domestique, mais, le cas échéant, il s’était préparé à agir comme si sa visite nocturne avait un but purement professionnel. Il devait pourtant admettre que personne n’y aurait cru. Les domestiques aimaient imaginer que, derrière les portes closes, leurs maîtres se livraient à des activités plus passionnantes que de simples discussions politiques. Surtout quand l’entretien avec un de leurs conseillers durait toute la nuit. Or, s’ils avaient soupçonné Leiard d’avoir couché avec Auraya, les autres Blancs l’auraient lu dans leur esprit. Et pour en avoir la confirmation, ils n’auraient eu qu’à convoquer le Tisse-Rêves afin de lire dans son esprit. Leiard n’avait pas reçu de convocation. Il espérait que cela signifiait que sa visite était passée inaperçue, ou, du moins, qu’elle n’avait suscité aucune spéculation. Quand il pensait aux conséquences pour les siens si un tel scandale venait à éclater, il en frissonnait de terreur. Mais quand il n’était pas en train de penser aux conséquences, il se surprenait à imaginer des façons de rendre secrètement visite à Auraya lorsqu’elle reviendrait. Du moins, si elle veut que je lui rende visite. Elle me considère peut-être comme une distraction d’un soir, un amant dont elle se débarrassera quand elle aura pris conscience des risques à le garder auprès d’elle. Si seulement je pouvais savoir ce qu’elle pense… Il y avait bien un moyen, mais c’était dangereux. Il pouvait se révéler à elle. Ne sois pas idiot. Si elle te dénonce, tu seras lapidé. Elle n’en parlera à personne. — Leiard ? Il sursauta et leva les yeux. Jayim se tenait devant lui. À présent, la lumière pâle de l’aube éclairait le jardin sur le toit. Perdu dans ses pensées, Leiard n’avait pas remarqué que le jour se levait. Jayim s’assit face à son professeur en bâillant. Il s’était enveloppé d’une couverture. L’hiver approche, songea Leiard. Je devrais lui apprendre comment se tenir chaud. — On recommence à travailler les liens mentaux ? demanda Jayim. Leiard dévisagea le jeune homme. Ils n’avaient pas communié depuis le jour où Jayim avait remarqué que son professeur était attiré par Auraya. Leiard en avait été si perturbé qu’il avait remis à plus tard la suite de la formation télépathique de son élève. À présent, la pensée de communier avec Jayim le remplissait de crainte. S’il lui ouvrait son esprit, le jeune homme découvrirait qu’il avait passé une nuit avec Auraya. Et il verrait que Leiard espérait poursuivre cette liaison. À partir de là, il y aurait à Jarime deux personnes dans l’esprit desquelles les autres Blancs pourraient découvrir le secret du Tisse-Rêves. — Non, répondit Leiard. Il gèle ce matin. Je vais t’expliquer de quelle façon le froid affecte le corps humain, et t’enseigner des moyens d’y remédier. Arrivé devant la porte de la salle d’audience royale, le grand prêtre Ikaro marqua une pause. Il prit une profonde inspiration et entra dans la pièce. Des valets, des conseillers et des représentants des plus nobles corps de métier se pressaient autour du trône. Toutefois, celui-ci était inoccupé. Le roi Berro se tenait face à une énorme urne. Ikaro remarqua que celle-ci était décorée dans le style le plus moderne – recouverte d’une couche de vernis noir dans lequel on avait tracé des motifs et des personnages, révélant la blancheur de l’argile en dessous. Berro jeta un coup d’œil au nouveau venu et lui fit signe d’approcher. — Elle vous plaît, grand prêtre Ikaro ? C’est moi, en train de désigner Cimro comme mon héritier. — Elle me plaît beaucoup, votre majesté, répondit Ikaro en rejoignant le souverain. Les lignes sont gracieuses, et les détails rendus avec une finesse exquise. Vous me faites un grand honneur en me la montrant. Le roi fronça les sourcils. — En vous la montrant ? J’ai l’intention de la laisser là. Vous la verrez chaque fois que vous entrerez dans cette pièce. — Hélas, je n’aurai pas l’occasion de l’admirer. Mon attention sera toujours accaparée par des sujets plus importants. — C’est vrai, acquiesça Berro avec un sourire indulgent. (Il s’écarta de l’urne et se dirigea vers son trône.) J’ignorais que vous étiez amateur d’art. — J’apprécie la beauté sous toutes ses formes, c’est tout, se défendit modestement Ikaro. Le roi gloussa. — Il est d’autant plus ironique que vous mettiez ma capitale sens dessus dessous pour essayer de retrouver une hideuse vieille sorcière. (Il s’assit sur son trône. Redevenant sérieux, il se mit à pianoter sur l’accoudoir.) Combien de temps avez-vous l’intention de nous faire poursuivre ces recherches ? Ikaro se rembrunit. Il ne pouvait pas lire dans l’esprit du roi – il ne parvenait à espionner les pensées d’autrui qu’en présence de Huan –, mais il n’en avait pas besoin. Berro ne dissimulait pas son impatience. Cette fois, les promesses habituelles ne suffiraient pas à l’apaiser. Ikaro ne voyait pas ce qu’il pouvait lui dire, sinon… — Je vais demander aux dieux. Berro écarquilla les yeux. Les hommes et les femmes qui l’entouraient échangèrent des regards sceptiques. — Maintenant ? — A moins que cela vous dérange. Je pourrais utiliser le temple du palais. — Non, non. Parlez-leur, si vous pensez que c’est la meilleure chose à faire. Ikaro acquiesça et ferma les yeux. — Joignez-vous à ma prière, murmura-t-il en faisant le signe du cercle avec ses deux mains. Tandis qu’il entonnait une supplique familière, il fut reconnaissant d’entendre plusieurs voix lui faire discrètement écho. Cela lui donna du courage. À la fin de sa psalmodie, il marqua une pause et prit une grande inspiration. — Chaia, Huan, Lore, Yranna, Saru. Je demande à l’un de vous de me parler pour me donner ses instructions. Il attendit, le cœur battant. Sa peau le picota comme l’air s’emplissait d’énergie. — Grand prêtre Ikaro. Des hoquets résonnèrent à travers la salle d’audience. Ikaro ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Il n’y avait aucun signe de la propriétaire de la voix, mais, à en juger par l’expression des occupants de la pièce, tout le monde l’avait entendue. — Huan ?appela-t-il. — C’est bien moi. Il inclina la tête. — J’ai suivi vos instructions, mais je n’ai pas trouvé la sorcière. Dois-je continuer à la chercher ? Existe-t-il un autre moyen de la localiser ? — Laisse-lui croire que tu as abandonné. Rappelle tes hommes. Cesse de contrôler les gens dans le port et à la porte principale – mais fais surveiller ces issues par des prêtres déguisés. Si elle pense que plus personne ne la cherche, elle en profitera peut-être pour essayer de quitter la ville. Je la guetterai. Ikaro acquiesça. — Si cela est possible ainsi, je la trouverai, affirma-t-il sur un ton déterminé. La présence de la déesse s’estompa. Ikaro leva les yeux vers le roi, qui affichait une expression pensive. — Cela fait-il longtemps que les dieux vous parlent de cette façon ? — Non, c’est assez récent, admit Ikaro. Berro fronça les sourcils. — La déesse sait certainement que je lui suis reconnaissant de lever les restrictions qui pesaient sur ma capitale, mais, pour plus de sûreté, je la remercierai dans mes prières. Bien que je ne souhaite pas qu’une dangereuse sorcière arpente les rues de Porin en liberté, je craignais que mon peuple finisse par souffrir de ces mesures qui entravaient le commerce. Aurez-vous besoin d’assistance pour mettre les instructions de la déesse en œuvre ? Ikaro secoua la tête, puis hésita. — Mais vous devriez peut-être dire aux gardes de laisser tranquilles les mendiants qui rôderont autour des portes. — Les mendiants, hein ? grimaça Berro. Quel déguisement original… Ikaro gloussa. — Et si ça ne vous dérange pas trop, quelques uniformes de garde supplémentaires pourraient nous être utiles. Berro acquiesça. — Je veillerai à ce qu’on vous les fasse parvenir. Toute la journée de la veille et pendant le plus gros de la matinée, Auraya et Zeeriz avaient survolé d’impressionnantes montagnes. La jeune femme avait grandi dans l’ombre de la cordillère qui séparait Dunway et Hania, mais les sommets de cette dernière étaient de vulgaires collines comparées à ces immenses pics déchiquetés. Détaillant les pentes abruptes, le sol accidenté, les branches d’arbres enchevêtrées et les aiguilles de roche vertigineuses qui défilaient sous elle, Auraya comprit combien il serait difficile de se rendre à Si à pied. Ici, le sol était plus souvent vertical qu’horizontal, et des plantes vigoureuses avaient colonisé chaque pouce de terre. De larges rivières au lit rempli de cailloux coupaient à travers la forêt. Leurs hautes rives à moitié érodées et parsemées d’énormes troncs morts laissaient deviner des flots infranchissables au printemps. Elles dégringolaient jusqu’à des lacs bleus et scintillants, avant de s’éloigner vers la mer sous la forme de deux larges fleuves impétueux. La veille, Auraya et Zeeriz, qui volaient en direction du sud-est depuis leur départ de Jarime, avaient infléchi leur trajectoire vers le sud pour emprunter une passe de montagne. La nuit suivante, ils avaient campé dans une caverne équipée d’une fosse à feu, de lits rudimentaires et d’un stock de nourriture séchée. Le lendemain matin, une odeur d’œufs frits avait réveillé Auraya. La jeune femme avait été surprise de découvrir que Zeeriz s’était levé à l’aube pour piller quelques nids. De toute évidence, les Siyee ne répugnaient pas à manger d’autres créatures ailées. Toute la matinée, ils avaient volé en direction du sud-est. A présent que le soleil approchait de son zénith, l’attention d’Auraya fut attirée par une longue bande de roche nue exposée au flanc d’une montagne. — C’est l’Ouvert, annonça Zeeriz. L’endroit où vivent et se réunissent la plupart d’entre nous. — Auraya acquiesça pour montrer qu’elle comprenait. — Juran ?appela-t-elle. — Auraya. — J’approche de ma destination. — Je vais prévenir les autres. Ils ont hâte de voir ça. Percevant l’excitation de son interlocuteur, Auraya sourit. Même Juran, d’ordinaire si sérieux, était ravi de découvrir le foyer des Siyee. Peu de temps après, une ombre passa sur la jeune femme. Levant la tête, elle aperçut trois Siyee qui volaient au-dessus d’elle. Ils la regardaient fixement, fascinés. Elle se rapprocha de Zeeriz. — Dois-je m’arrêter pour les saluer ? — Non, répondit l’ambassadeur. Si vous vous arrêtez pour saluer chaque Siyee qui viendra vous examiner, nous n’atteindrons pas l’Ouvert avant la tombée de la nuit. (Jetant un coup d’œil aux trois curieux, il grimaça.) Vous risquez d’attirer une sacrée foule. Comme ils poursuivaient leur chemin, Auraya prit soin de lever régulièrement la tête pour sourire aux Siyee. Bientôt, d’autres se joignirent aux trois premiers, et d’autres encore, jusqu’à ce que la jeune femme ait l’impression d’être suivie par une nuée de gros oiseaux. En se rapprochant de l’Ouvert, elle commença à distinguer des Siyee debout sur le sol rocheux – et eux aussi la remarquèrent. Certains s’envolèrent l’examiner de plus près. D’autres restèrent sur la pente abrupte, se contentant de l’observer de loin. Au fond de son esprit, Auraya avait conscience de la présence mentale de Juran. Un par un, les autres Blancs se joignirent au lien télépathique, et elle les autorisa à voir à travers ses yeux. La roche abrupte de l’Ouvert était pareille à une cicatrice géante sur la face de la montagne. Plus longue que large, elle était cernée par une forêt d’arbres énormes, qui seraient sans doute plus impressionnants encore vus du sol. L’Ouvert se composait de trois niveaux – des marches inégales qui se découpaient dans la paroi. Sur celle du milieu s’alignaient une quinzaine de Siyee adultes. Ce devait être les chefs de tribu, devina Auraya : les orateurs. Un martèlement rythmique s’éleva sous la jeune femme, attirant son attention vers plusieurs tambours disposés de part et d’autre de l’Ouvert. Soudain, des Siyee jaillirent dans les airs devant elle. Voyant qu’ils portaient des tenues identiques et que c’étaient tous des adolescents, Auraya comprit qu’il s’agissait d’un numéro acrobatique conçu pour l’impressionner. Les jeunes Siyee plongeaient, redressaient et décrivaient de larges virages en synchronisant leurs mouvements. Malgré la complexité des figures effectuées, ils réussirent à maintenir la même allure qu’Auraya tandis que, toujours flanquée de Zeeriz, celle-ci descendait vers les orateurs. Les tambours s’arrêtèrent, et les acrobates s’éloignèrent. Zeeriz piqua vers le sol. Comme il se posait avec légèreté près des orateurs, Auraya atterrit près de lui. Une femme s’avança, tenant une tasse en bois dans une main et ce qui ressemblait à un petit gâteau dans l’autre. — Je suis l’oratrice Sirri, se présenta-t-elle. — Je suis Auraya des Blancs. Sirri lui tendit le gâteau et la tasse. Celle-ci était pleine d’eau pure et limpide. Zeeriz avait parlé à Auraya de ce rituel de bienvenue. La jeune femme mangea le gâteau, qui était dense et sucré, puis but l’eau et rendit la tasse à Sirri. Selon Zeeriz, elle ne devait pas remercier son interlocutrice. Comme les Siyee ne pouvaient pas porter grand-chose sur eux quand ils volaient, toutes les tribus accueillaient leurs visiteurs – ennemis y compris – en leur offrant des rafraîchissements. Le silence évitait à quiconque de s’étrangler en exprimant sa gratitude. Sirri recula et écarta les bras, exposant les membranes de ses ailes. Auraya lut dans son esprit que c’était un salut réservé aux gens en qui son peuple avait confiance. Les Siyee avaient confiance en les dieux, donc, ils avaient confiance en leurs Elus. — Bienvenue à Si, Auraya des Blancs. Auraya sourit et reproduisit le geste de l’oratrice. — Votre accueil chaleureux me ravit. L’expression de Sirri s’adoucit. — C’est un honneur de recevoir l’une des Elus des dieux. Auraya fit le signe du cercle. — Et c’est un honneur d’être l’invitée de la plus merveilleuse et la plus belle création des dieux. Sirri écarquilla les yeux, et ses joues s’empourprèrent. Auraya remarqua que les autres orateurs échangeaient un regard. Avait-elle dit quelque chose de mal ? Elle ne les sentait pourtant pas offensés. Faisant le tri dans leurs pensées, elle se rendit compte qu’en tant que peuple, les Siyee s’étaient toujours interrogés sur leur place dans le monde. Avaient-ils une raison d’être ? Ou leur création n’avait-elle été qu’une lubie passagère, un moyen pour Huan de se divertir ? Les paroles d’Auraya suggéraient que, peut-être, exprimer la beauté et susciter l’émerveillement étaient des desseins suffisants. La jeune femme allait devoir se montrer très prudente. Ces gens pouvaient donner à ses commentaires un sens qu’elle n’avait jamais voulu y mettre, lui prêter des pensées qui n’étaient pas les siennes. Pour commencer, il faudrait leur expliquer que les intentions profondes des dieux étaient un mystère pour elle aussi. Après tout, ils ne lui avaient pas parlé depuis la cérémonie d’Election. — Nous avons ordonné un Rassemblement afin de discuter de votre proposition d’alliance, annonça Sirri. Des messagers sont partis prévenir toutes les tribus de votre arrivée, et demander à ce qu’elles envoient leur orateur ou un représentant. Il leur faudra deux ou trois jours pour nous rejoindre. En attendant, nous avons organisé un petit festin de bienvenue qui aura lieu ce soir dans la Tonnelle des Orateurs, à partir du coucher du soleil. Auraya acquiesça. — J’ai hâte d’y être. — Il nous reste encore beaucoup de temps d’ici là. Voulez-vous vous reposer ou visiter l’Ouvert ? — J’adorerais voir vos maisons. Sirri sourit et, d’un geste gracieux, désigna les arbres sur un côté. — Je serai honorée de vous les montrer. CHAPITRE 20 Comme l’eau cessait de s’agiter dans la cuvette, Emerahl scruta son reflet, inclinant la tête pour pouvoir examiner ses racines. La couleur naturelle de ses cheveux commençait juste à se voir. C’était un roux un peu moins vif que la teinture appliquée quelques jours auparavant, mais elle pourrait dissimuler la différence en utilisant un produit moins dosé au fur et à mesure que ses cheveux pousseraient. Emerahl se redressa et se détailla d’un œil critique. Une jeune femme aux yeux verts étincelants, à la crinière flamboyante et à la peau pâle légèrement piquetée de taches de rousseur lui rendit son regard. Elle portait une longue tunique d’un vert délavé qui aurait pu être assortie à ses yeux autrefois, mais dont le décolleté plongeant attirait l’attention masculine – et l’attirerait encore plus quand elle aurait repris un peu de poids. Le petit sourire de la femme dans le miroir fut remplacé par un froncement de sourcils. Oui, il faut vraiment que je me remplume, songea Emerahl. Je suis beaucoup trop maigre. Malheureusement, elle avait dépensé presque tout ce que lui avaient donné ses premiers clients afin de louer une chambre pour quelques nuits. Le prix du logement avait beaucoup augmenté au cours du dernier siècle. Et il n’était pas le seul. Emerahl n’avait compris que trop tard pourquoi les deux pêcheurs n’avaient guère marchandé. Elle avait supposé que leur désir les rendait malléables ; en vérité, ils faisaient une affaire, et ils le savaient. Mais les vêtements étaient sa priorité absolue. En échange de ses faveurs, outre quelques pièces de monnaie, Emerahl avait réclamé une vieille taie crasseuse aperçue dans la cabine du bateau. Celle-ci l’avait réchauffée et protégée des regards importuns jusqu’à ce qu’elle puisse s’acheter une tunique décente et se trouver un endroit où dormir. Le soir même, après s’être nettoyée, elle était ressortie remplir sa bourse. Les clients n’avaient pas mordu à ses appas cette nuit-là ; elle avait à peine gagné de quoi se payer à manger et prolonger sa location d’un jour. Le troisième soir, l’homme qu’elle avait ramené dans sa chambre avait fixé du regard ses cheveux blancs avant de la brutaliser. Il était reparti en exsudant une satisfaction vengeresse. Emerahl s’était demandé si la femme à qui elle lui faisait penser savait combien il la haïssait. Elle avait sauté un repas pour pouvoir s’acheter de la teinture. Le soir suivant, elle n’avait eu aucun mal à ramasser des clients. Il y avait peu de prostituées rousses dans les rues de Porin. L’attrait de la nouveauté avait joué en sa faveur. Emerahl passa le peigne dans ses cheveux une dernière fois et pivota vers la porte. En silence, elle maudit le prêtre qui l’avait chassée de son phare. Puis elle redressa le dos et sortit. Elle n’eut pas à aller bien loin. La chambre quelle louait se trouvait dans une allée perpendiculaire à la Grand-Rue, l’artère principale de la basse ville. Ici, on pouvait acheter n’importe quoi : une femme, des substances illicites, du poison, une nouvelle identité, les biens de quelqu’un d’autre, la vie de quelqu’un d’autre. Les prostituées se livraient une féroce concurrence ; l’arrivée d’Emerahl avait vite été remarquée – et désapprouvée. Tandis qu’elle prenait sa place au coin de la rue, la jeune femme scruta les visages hostiles désormais familiers. Les jumelles à la peau sombre qui racolaient juste après le carrefour avaient tenté de l’intimider pour la chasser, mais une petite démonstration de ses Dons les avait convaincues de la laisser tranquille. La fille au nez pointu adossée contre le mur d’en face s’était montrée plutôt amicale, mais Emerahl l’avait ignorée. Elle ne resterait pas là assez longtemps pour avoir besoin d’amies, et elle ne voulait partager ni ses clients ni ses revenus avec une autre. Une pluie glaciale se mit à tomber. Emerahl conjura de la magie et la modela en forme de disque au-dessus de sa tête. Elle remarqua que les jumelles se blottissaient ensemble sous l’auvent d’une boutique. L’une d’elles mit ses mains en coupe, et une lumière rouge jaillit entre ses doigts. L’autre plaça ses mains sur celles de sa sœur. De l’autre côté de la rue, la fille au nez pointu ne tarda pas à être trempée. De jeune femme provocante, elle redevint une gamine pitoyable. Mais ses vêtements mouillés et plaqués sur sa peau attirèrent un client. Emerahl les regarda s’éloigner avec un petit sourire amusé. Elle hocha la tête. Même si elle ne voulait pas se lier avec cette fille, voir ses compagnes d’infortune courtiser la maladie lui serrait le cœur. La pluie s’intensifia. Les piétons se firent rares ; la plupart d’entre eux passaient sans jeter un seul regard aux prostituées. Emerahl vit deux jeunes gens descendre la rue en roulant des épaules. L’un d’eux l’aperçut et donna un coup de coude à son compagnon. Mais, au moment où celui-ci levait la tête, quelque chose s’interposa entre Emerahl et lui. La jeune femme fronça les sourcils à la vue de la platène qui venait de s’arrêter devant elle. Puis elle vit qu’un homme la regardait par une ouverture de la capote – un homme d’âge mûr, mais bien habillé, remarqua-t-elle. Elle lui sourit. — Bonsoir, dit-elle. Vous cherchez quelque chose ? L’homme plissa les yeux, et un sourire ironique releva le coin de ses lèvres. — En effet. Emerahl s’approcha du véhicule. — Je peux peut-être vous aider ? suggéra-t-elle à voix basse. — Peut-être. Je cherche de la compagnie. Quelqu’un qui ait une conversation stimulante. — Je peux vous offrir de la conversation et de la stimulation, répliqua-t-elle du tac au tac. L’homme éclata de rire. Puis il leva les yeux vers son bouclier magique. — Un Don très utile, commenta-t-il. — J’en ai beaucoup, affirma Emerahl sur un ton entendu. Certains sont utiles pour moi ; d’autres pourraient l’être pour vous. L’homme plissa les yeux : parce qu’il était intrigué et intéressé, ou parce qu’il avait perçu l’avertissement dans ses paroles ? — Comment t’appelles-tu ? — Emmea. L’ouverture dans la capote de la platène s’élargit. — Monte, Emmea. — Ça vous coûtera au moins… — Monte, et nous négocierons au sec. Emerahl hésita, puis haussa les épaules et obtempéra. Si son client potentiel n’acceptait pas son prix, ou s’il s’avérait menaçant, elle pourrait facilement lui échapper en se servant de ses Dons. Elle ne risquait guère qu’une longue marche sous la pluie. Et, tandis qu’elle s’asseyait sur les coussins empilés près de lui et remarquait de nombreux anneaux d’or à ses doigts, elle songea que c’était un risque qui en valait la peine. L’homme donna un ordre, et la platène se remit en route. Elle roulait lentement. Emerahl détailla son client. Celui-ci soutint son regard. — Trente ren, dit-il. Le cœur d’Emerahl fit un bond dans sa poitrine. C’était une offre généreuse. Peut-être pouvait-elle pousser encore plus loin. Elle feignit le dédain. — Cinquante. L’homme fit la moue. Emerahl commença à défaire les nœuds sur le devant de sa tunique. Son client n’en perdit pas une miette. — Trente-cinq, offrit-il. Emerahl ricana doucement. — Quarante-cinq. L’homme sourit comme elle ouvrait les pans de sa tunique. Elle s’allongea sur les coussins et vit le désir s’intensifier dans ses yeux tandis qu’elle faisait courir ses mains le long de son corps, depuis ses petits seins jusqu’au triangle de poils roux qui ornait son entrejambe. Il prit une profonde inspiration, puis plongea son regard dans celui de la jeune femme. — L’hébrine ne te protégera pas contre les maladies. Ainsi, il avait senti et identifié l’odeur de la plante. Emerahl eut un mince sourire. — Je sais, mais les clients ne me croient jamais quand je leur dis que mes Dons s’en chargeront. L’homme grimaça. — Moi, je te crois. Quarante, ça t’irait ? — Va pour quarante, acquiesça Emerahl. Glissant le long de la banquette, elle tendit la main vers le pantalon bien coupé de son client. Celui-ci se pencha vers elle. La pointe de sa langue courut depuis le cou d’Emerahl jusqu’au bout de ses seins, tandis que ses doigts s’insinuaient dans les poils pubiens de la jeune femme pour la caresser. Emerahl sourit et fit semblant d’être excitée, tout en espérant qu’il n’imaginait pas obtenir une ristourne s’il lui donnait un peu de plaisir. Elle se mit au travail, et, bientôt, l’homme ne s’intéressa plus qu’à son propre plaisir. Lorsqu’il fut en elle, Emerahl laissa son corps se mettre au diapason de ses mouvements et focalisa son esprit sur le sien. Des émotions – du désir, essentiellement – lui parvinrent ainsi que des volutes de fumée. Elle s’améliorait. Son client se mit à bouger de manière plus pressante. Il jouit avec un soupir. Comme la plupart des hommes, il ne marqua que quelques secondes de pause avant de se retirer. Emerahl se détendit parmi les coussins. C’est décidément beaucoup plus agréable qu’un mur de briques dans le dos. Quand elle rouvrit les yeux, l’homme la regardait avec curiosité. — Pourquoi une ravissante jeune femme dans ton genre fait-elle le tapin, Emmea ? Elle réussit à ne pas le dévisager comme s’il était idiot. — Pour l’argent. — Oui, bien sûr. Mais tes parents ? — Ils m’ont jetée à la rue. L’homme haussa les sourcils. — Qu’avais-tu fait ? — Vous voulez dire, qui ne m’étais-je pas fait ? répliqua-t-elle sur un ton léger. Je suppose que j’étais destinée à ce métier. — Tu aimes ça ? Emerahl le regarda froidement. Pourquoi toutes ces questions ? — La plupart du temps, mentit-elle. L’homme sourit. — Comment se fait-il que tu connaisses les vertus de l’hébrine ? Emerahl se concentra sur le mouvement de la platène. Celle-ci roulait toujours assez lentement. Ils n’avaient pas dû aller bien loin, mais plus ils parlaient, plus ils s’éloignaient de la Grand-Rue. Son client tentait-il de lui faire renoncer à son argent en l’intimidant pour quelle s’échappe avant d’avoir été payée ? Si oui, il allait être déçu. — Je… Ma grand-mère était calée en plantes et en magie. Elle m’a appris. Ma mère disait qu’elle n’aurait pas dû me montrer comment m’empêcher de tomber enceinte avant que je sois mariée, mais… (Emerahl eut un sourire grimaçant.) Grandi se doutait que ça me serait utile. — Ma grand-mère à moi disait que les gens auront toujours des vices, alors, autant en tirer profit. (Le client se rembrunit.) Mon père, c’est tout le contraire. Il est très vertueux. Il me haïrait s’il me voyait en ce moment. Il a retiré l’argent de ma grand-mère de ses « entreprises immorales » pour le placer dans les montagnes, à l’est. Nous avons gagné beaucoup d’argent grâce à nos mines et notre commerce de bois précieux. Soudain, Emerahl comprit ce qui se passait. Cet homme était le genre de client qui aimait parler. D’ailleurs, il l’avait bien dit : il cherchait quelqu’un qui ait une conversation stimulante. Autant jouer le jeu. En lui faisant plaisir, elle apprendrait peut-être quelque chose. Et si elle l’écoutait avec suffisamment d’attention, peut-être deviendrait-il un client régulier. — Dans ce cas, je pense qu’il a pris la bonne décision. L’homme grimaça. — Peut-être que oui, peut-être que non. Les fouilles aux portes de la ville ont ralenti la circulation, et nous avons perdu des contrats à cause de ça. Je ne sais pas pourquoi ils se donnent tant de peine. Si un prêtre capable de lire dans les esprits ne parvient pas à débusquer cette sorcière, qui y parviendra ? Et maintenant, on raconte que les Blancs vont s’allier avec les Siyee, qui convoitent nos terres. — Les Blancs ? — Oui. Les Siyee ont envoyé des ambassadeurs à la Tour Blanche. Apparemment, l’une des Blancs – la dernière Elue – est partie leur rendre visite. Je n’ose espérer qu’elle gâche tout par son inexpérience. Emerahl secoua la tête. — Qui sont les Blancs ? L’homme la fixa, surpris. — Tu l’ignores ? Comment peux-tu ne pas le savoir ? Quelque chose dans le ton de sa voix apprit à Emerahl que tous les hommes et toutes les femmes de cette époque devaient connaître les Blancs. Elle haussa les épaules. — Je viens d’un endroit isolé. Nous n’avions même pas de prêtre. Son client haussa les sourcils. — Dans ce cas, pas étonnant que tu te sois enfuie. Que je me sois enfuie ? Emerahl n’avait pas dit ça, mais peut-être avait-il deviné qu’elle mentait et imaginé la véritable raison de son départ. Beaucoup des filles qui tapinaient étaient des fugueuses. — Les Blancs sont les plus gradés des prêtres circliens, expliqua l’homme. Les Élus des dieux. Juran fut le premier ; vinrent ensuite Dyara, Rian, Mairae et, maintenant, Auraya. — Ah, les Élus des dieux. Emerahl espéra qu’elle avait réussi à dissimuler combien elle était choquée. Comment se peut-il que Juran soit toujours en vie. La réponse était évidente. Parce que les dieux le veulent. Elle hocha la tête par-devers elle. Selon toute probabilité, les autres Blancs avaient aussi une espérance de vie bien supérieure à la moyenne. Et cette Tour Blanche – qu’était-ce donc ? Soudain, Emerahl se remémora le rêve qui la tourmentait encore occasionnellement. S’agissait-il de la même tour ? — Tu as l’air… Ce n’était pas clair ?s’inquiéta son client. Emerahl tourna la tête vers lui et acquiesça. — Si, si. Maintenant, je me souviens que Grandi m’a parlé de quelque chose dans ce goût-là. Mais j’avais presque tout oublié. Vous voulez bien m’en dire plus ? L’homme sourit et secoua tristement la tête. — Je dois rentrer chez moi. Mais, d’abord, je vais te ramener. Il donna ses instructions au conducteur, et la platène se mit à brinquebaler plus rapidement. Au bout de quelques minutes, elle ralentit et s’arrêta. Plongeant une main dans sa tunique, l’homme en sortit un portefeuille et compta des pièces de cuivre en silence. — Cinquante ren, dit-il en les tendant à Emerahl. Celle-ci hésita. — Mais… — Je sais : on s’était mis d’accord sur quarante. Tu vaux plus que ça, Emmea. Elle sourit et, impulsivement, se pencha pour embrasser l’homme sur les lèvres. Une lueur s’alluma dans les yeux de son client, et elle sentit sa main lui effleurer la taille comme elle descendait de la platène. Il reviendra, songea-t-elle. J’en suis sûre. Je savais bien que je ne resterais pas ici longtemps. Elle remarqua que les jumelles avaient disparu. Pivotant, elle agita la main pour saluer son investissement du jour tandis que la platène s’éloignait. Puis, la bourse plus gonflée de cinquante ren, elle se hâta de regagner sa chambre. Tryss se réveilla à plusieurs reprises durant la nuit. Chaque fois qu’il ouvrait les yeux, il ne voyait que ténèbres. Finalement, il cligna des yeux pour en chasser les derniers vestiges de sommeil en voyant une lumière très pâle filtrer à travers les murs de la tonnelle de ses parents. Il se leva et s’habilla rapidement, attachant ses outils à sa ceinture. Avant de sortir, ce fut tout juste s’il pensa à emporter un morceau de pain. Le temps qu’il atteigne l’Ouvert, il ne restait de son petit déjeuner qu’une croûte brûlée, qu’il jeta. Tryss s’étira et s’échauffa avec soin. S’il voulait tester son nouveau harnais, mieux valait qu’aucune crampe musculaire n’entrave ses mouvements. Tandis qu’il enchaînait les exercices, il jeta un coup d’œil vers la lisière nord de l’Ouvert, mais l’ombre des arbres dissimulait la tonnelle attribuée à la prêtresse des Blancs. La présence de la terrestre avait suscité une grande agitation au sein des tribus. Tout le monde ne parlait plus que d’elle et de l’alliance qu’elle proposait aux Siyee. Tryss était un peu dégoûté, d’autant que les personnes les plus excitées par la visite de l’Élue des dieux étaient justement celles qui avaient ri le plus fort en entendant parler de son harnais. Celles qui pensaient que les Siyee n’avaient rien à offrir aux Blancs en échange de leur protection. — C’est parce que ce sont les moins intelligents d’entre nous, avait décrété Drilli lorsqu’il lui avait fait part de cette observation. Ce souvenir fit sourire Tryss. Le jeune homme bondit dans les airs. Le vent froid lui gifla le visage et glaça la membrane de ses ailes. L’hiver ne cessait de se rapprocher. Déjà, de la neige saupoudrait les pics les plus élevés. La plupart des arbres de la forêt avaient perdu leurs feuilles, révélant les animaux que Tryss avait l’intention de chasser. Ma famille n’aura pas faim cette année, songea le jeune homme. Il lui fallut près d’une heure pour atteindre la caverne où il rangeait son nouveau harnais. Il s’y rendit en faisant maints détours afin de semer quiconque tenterait de le suivre. Ses cousins ricanaient encore du mauvais tour qu’ils lui avaient joué, mais, depuis le Rassemblement, ils lui fichaient la paix. Son père avait laissé entendre qu’ils étaient très occupés par une tâche que leur avait assignée l’oratrice Sirri. Tryss se posa devant la caverne et entra d’un pas vif. Chaque fois qu’il venait là et constatait que tout était bien tel qu’il l’avait laissé, le soulagement l’envahissait. Mais, aujourd’hui, quelqu’un se tenait près de son harnais. Tryss se figea, alarmé, puis se détendit en reconnaissant l’oratrice Sirri. La chef de sa tribu lui sourit. — Tu as fini ? demanda-t-elle. Tryss jeta un coup d’œil au harnais. — Presque. Le sourire de sa visiteuse s’évanouit. — Donc, tu ne l’as pas encore testé. — Non. Elle le regarda pensivement, puis lui fit signe d’approcher. — Assieds-toi, Tryss. Je veux te parler. Comme elle s’accroupissait, le jeune homme fit de même de l’autre côté du harnais. Il la dévisagea avec attention. Sirri avait le regard perdu dans le vague. Au bout de quelques secondes, elle s’arracha à sa rêverie et reporta son attention sur lui. — Crois-tu que tu pourrais l’avoir fini et testé d’ici à demain soir ? Le lendemain soir était celui du Rassemblement où la prêtresse des Blancs devait s’adresser aux Siyee. Tryss sentit son pouls accélérer. — Peut-être. — J’ai besoin d’un « oui » ou d’un « non » ferme. Il prit une grande inspiration. — Oui. Sirri hocha la tête. — Es-tu prêt à prendre le risque de faire ta démonstration en une occasion si importante ? À présent, le cœur de Tryss battait la chamade. — Oui, répéta-t-il. Sirri opina de nouveau. — Dans ce cas, je vais l’intégrer au programme. Il faut que tu interviennes au bon moment pour impressionner tout le monde. — Je serais déjà heureux de réussir à convaincre dix personnes, marmonna Tryss. Sirri éclata de rire. — Ah, mais ça ne suffirait pas. Il faut convaincre jusqu’au dernier Siyee. — Certains ne voudront jamais croire que mon invention puisse nous être utile. L’oratrice pencha la tête sur le côté. — Comprends-tu que s’ils refusent d’ouvrir leur esprit, c’est en partie parce qu’ils craignent que tu aies raison ? Tryss fronça les sourcils. — Pourquoi ? Si j’ai raison, ils pourront chasser. Et se battre. — Et aller à la guerre. Si cela se produisait, beaucoup d’entre nous n’en reviendraient pas. Nous ne sommes pas aussi nombreux que les terrestres, et nous ne produisons pas autant d’enfants en bonne santé. Même une victoire pour les Blancs pourrait s’avérer l’ultime défaite pour les Siyee. Les paroles de Sirri glacèrent Tryss. Si son invention permettait aux Siyee d’aller au combat, mais uniquement pour se faire massacrer, il serait responsable de l’extinction de son peuple. — Mais si nous pouvons chasser et cultiver la terre, nous serons plus forts, dit-il lentement, réfléchissant à voix haute. Nous aurons davantage d’enfants en bonne santé. Et si nous pouvons nous défendre contre les envahisseurs, nous serons plus nombreux à vivre assez longtemps pour nous reproduire. Quand nous irons à la guerre, il nous suffira d’attaquer d’assez loin pour que les flèches ennemies ne puissent pas nous atteindre. Ainsi, aucun d’entre nous ne périra. Sirri gloussa. — Si seulement tu disais vrai… Deux chemins s’offrent à nous. Et les deux ont un prix – qui se révélera peut-être le même. (Elle se leva.) Passe à ma tonnelle tard dans la soirée ; nous discuterons du moment et de la teneur de ta démonstration. — Entendu. (Tryss se redressa.) Merci, oratrice Sirri. — Si ça marche, c’est toi qui auras la gratitude de tous les Siyee, Tryss. (Sirri marqua une pause, puis fit un clin d’œil au jeune homme.) Sans vouloir te mettre la pression. Puis elle sortit de la caverne et bondit dans les airs, laissant Tryss avec la désagréable impression qu’elle venait de lui faire une faveur qu’il risquait de regretter. CHAPITRE 21 Comme la terrestre à la peau brune et aux vêtements noirs descendait prudemment le long de la façade rocheuse, Yzzi étouffa un petit rire. La femme se mouvait lentement, choisissant ses appuis avec soin. Mais il y avait dans ses gestes une assurance née d’une longue pratique. Cela rappelait à Yzzi un petit garçon de sa tribu qui était né sans membranes entre les bras et le corps. Bien qu’incapable de voler, il pouvait marcher plus longtemps et sauter plus haut que n’importe quel Siyee normal. Au début, ses efforts avaient paru comiques et pitoyables, mais Yzzi et les autres enfants avaient fini par le respecter pour sa détermination à se rendre le plus mobile possible. La terrestre avait atteint le bas de la pente. Elle s’arrêta près d’un ruisseau pour boire. Elle devait avoir l’habitude des montagnes, décida Yzzi, car elle avait dû en traverser un bon paquet pour pénétrer si avant en territoire siyee. En équilibre sur la branche, Yzzi rectifia sa position en faisant passer le poids de son corps d’un pied sur l’autre. La terrestre se redressa, leva la tête… et plongea son regard directement dans celui de la fillette. Un frisson parcourut l’échine d’Yzzi, mais elle ne bougea pas. Il était possible que la femme ne l’ait pas vue – que le feuillage l’ait dissimulée. — Bonjour, lança la terrestre. Le cœur d’Yzzi manqua un battement. Elle m’a vue ! Que dois-je faire ? — N’aie pas peur, poursuivit la femme. Je ne vais pas te faire de mal. Yzzi mit un moment à comprendre ce qu’elle venait de dire. L’étrangère parlait la langue des Siyee avec difficulté ; ses sifflements avaient une tonalité un peu fausse. Yzzi la détailla. Devait-elle lui répondre ? Son père l’avait prévenue qu’il ne fallait pas faire confiance aux terrestres. Mais il avait changé d’avis lorsque la prêtresse des Blancs était arrivée à l’Ouvert. — Tu veux bien descendre me parler ? Yzzi se dandina sur sa branche et prit une décision. Elle lui parlerait, mais depuis son perchoir. — Je m’appelle Yzzi. Qui êtes-vous ? Le sourire de la femme s’élargit. — Je m’appelle Genza. — Pourquoi êtes-vous venue à Si ? — Pour voir ce qu’il y a ici. Tu ne veux vraiment pas descendre ? C’est à peine si je te vois. Une fois de plus, Yzzi hésita. La terrestre était si grande ! La fillette promena un regard à la ronde, cherchant un perchoir plus proche de la femme, mais depuis lequel elle pourrait s’envoler facilement. Dans la pente abrupte que l’étrangère venait de descendre, elle avisa une corniche qui lui parut convenir. Elle plongea dans le vide et atterrit avec légèreté sur son nouveau perchoir. Elle pivota vers la terrestre. Celle-ci souriait toujours. — Tu es si jolie, murmura-t-elle. Yzzi rougit de plaisir. — Vous êtes bizarre, bredouilla-t-elle. Mais vous n’avez pas l’air méchant. La femme éclata de rire. — Tu veux bien transmettre un message de ma part à ton chef ? Yzzi redressa le dos. Transmettre les messages était une tâche importante, que l’on confiait rarement aux enfants. — D’accord. La terrestre fit quelques pas vers elle et planta son regard dans celui de la fillette. — Dis-lui que je suis désolée pour les dégâts causés par mes oiseaux. Ça n’était pas intentionnel. Ils essayaient de me protéger, et, le temps que je comprenne ce qui se passait, il était déjà trop tard. Je suis venue voir si nous pourrions être amis. Tu te rappelleras tout ça, Yzzi ? La fillette acquiesça. — Alors, répète-le-moi, que je voie comment tu… Un sifflement distant fit sursauter Yzzi. Levant les yeux, la fillette poussa une exclamation comme une nuée de Siyee la survolait. En leur centre se trouvait une silhouette vêtue de blanc, bien plus grande que les autres et curieusement dépourvue d’ailes. La prêtresse des Blancs, songea Yzzi. Reportant son attention sur Genza, elle fut surprise de la trouver accroupie sous les feuilles d’un felféa. Sur le visage de la terrestre se lisait un mélange de colère et de peur. — Depuis combien de temps est-elle là ? aboya-t-elle. — Quelques jours, répondit Yzzi. Elle est gentille. Vous devriez venir la voir. Je suis sûre qu’elle voudrait être votre amie, elle aussi. Genza se redressa, et son expression s’adoucit comme elle détaillait la fillette. Elle marmonna quelques mots étranges qu’Yzzi ne comprit pas, puis poussa un soupir. — Tu peux dire encore une chose au chef de ta tribu ? La fillette hocha la tête. — Dis-lui qu’en s’alliant avec les hérétiques circliens, les Siyee se feront un ennemi beaucoup plus puissant qu’eux. Maintenant que je sais qu’elle est là, je refuse de rester. — Vous ne voulez pas rencontrer les orateurs ? — Pas tant qu’elle sera là. — Mais vous êtes venue de si loin ! Ça n’a pas dû être facile. Genza grimaça. — Non. (Elle soupira, puis demanda sur un ton plein d’espoir :) Tu ne connaîtrais pas un chemin plus praticable pour regagner la côte ? — Je n’ai jamais été jusque-là, avoua Yzzi, mais je vais vous accompagner le plus loin possible. Genza lui adressa un sourire reconnaissant. — Merci, Yzzi. J’espère qu’on se reverra un jour, et que je pourrai te retourner cette faveur. Lorsque Danjin entra dans les appartements d’Auraya, un cri de joie aigu salua son arrivée. — Daaaan-zin ! Instinctivement, le conseiller rentra la tête dans les épaules et fit un pas sur le côté. Il leva les yeux. Rien au plafond. Il regarda autour de lui, cherchant le propriétaire de la voix. Une traînée grise fila à travers la pièce et lui sauta dans les bras. — Bonjour, Vaurien. Le veez leva vers lui un regard plein d’adoration. À présent qu’il n’avait plus d’autre compagnie que les serviteurs d’Auraya et, de temps en temps, une petite visite de Mairae et de Poussière d’Etoile, il s’était pris d’affection pour Danjin. Il trouvait ça amusant de se laisser tomber sur sa tête depuis le plafond – une habitude que le conseiller trouvait à peine moins dérangeante que la vue depuis les fenêtres de la Tour. Danjin gratta la tête de la petite créature et lui parla un moment. Mais, bientôt, ses pensées revinrent vers les découvertes qu’il avait faites durant les derniers jours. Il avait rendu visite à des amis et des connaissances partout à travers la ville, dans des endroits huppés ou non. Ce qu’il avait entendu avait confirmé ses pires craintes. Les Pentadriens du continent sud levaient bel et bien leur propre armée. L’entraînement militaire faisait partie de leur culte, et Danjin avait espéré que Nirem et leur père avaient tiré des conclusions erronées au sujet du commerce d’armes. Mais l’ambassadeur dunwayen comme le marin en retraite avec lequel il s’était lié d’amitié durant un de ses premiers voyages lui avaient tous deux parlé de recrutement actif de soldats et de forgerons à Mur, Avven et Dekkar, les nations du continent sud. Visiblement insatisfait par l’attention que lui accordait Danjin, Vaurien se tortilla pour s’échapper de ses bras. Il sauta sur un fauteuil et, son museau pointu frémissant, suivit le conseiller du regard tandis que celui-ci se mettait à faire les cent pas. L’Ithanie du Nord était-elle la cible des Pentadriens ? Bien sûr que oui. D’autres terres s’étendaient au nord-est et à l’ouest, mais si loin qu’on les considérait presque comme des légendes. Si les Pentadriens avaient décidé de conquérir de nouveaux territoires, le plus proche d’entre eux était le continent situé au nord du leur. — Qu’est-ce qui ne va pas, Danjin ? Le conseiller émit un hoquet de soulagement. — Auraya, enfin ! — C’est toujours agréable de voir qu’on manque à ses proches, mais je sens que tu as une autre raison de vouloir me parler. Pourquoi penses-tu que les Pentadriens ont l’intention de conquérir l’Ithanie ? Il relata rapidement ce qu’il avait appris. — Je vois. Ainsi, la rumeur court déjà au sein de la population. Je crains que la possibilité d’une guerre ne reste plus secrète très longtemps. — Vous saviez tout cela ? — Oui et non. Nous commençons juste à recevoir des rapports fiables sur ce qui se passe dans le Sud – les observations de gens qui prennent soin de ne pas se faire remarquer. Mais le genre d’informations que tu as obtenues : achat de matériel, modification du comportement militaire… ça, c’est nouveau pour moi. Va en parler à Juran. Ça l’aidera à se faire une meilleure idée de la situation. — Entendu. Comment se déroule votre mission ? — Si est un endroit fascinant. J’ai hâte de tout te raconter. Les Siyee ont une nature si douce, si pacifique… Je m’attendais à trouver une sorte de conflit interne – comme les querelles ancestrales entre les clans dunwayens –, mais il n’existe qu’une sorte de concurrence bon enfant entre les tribus, et ils la résolvent en disputant des concours d’acrobaties aériennes. Ils se marient très jeunes, ce qui encourage les adolescents à grandir vite, et généralement entre membres de tribus différentes. As-tu eu des nouvelles de Leiard ? Surpris par ce changement de sujet, Danjin cligna des yeux. — Non. Pas depuis votre départ. — Pourrais-tu… lui rendre visite ? Juste pour lui dire que je ne l’ai pas totalement oublié. — J’irai demain. — Merci. Et comment va… ? Ah, voici l’oratrice Sirri. Je te recontacte très bientôt. La présence d’Auraya commença à s’estomper, puis se raviva brusquement. — Et donne une caresse à Vaurien de ma part. — Je n’y manquerai pas. Enfin, elle disparut. Danjin se dirigea vers le fauteuil, s’accroupit et gratta la tête du veez. — Tiens. De la part de ta maîtresse. Vaurien ferma les yeux avec une expression béate. Danjin soupira. Si seulement j’étais aussi facile à tranquilliser, songea-t-il. Auraya est au courant pour l’armée pentadrienne, mais ça ne rend pas la chose moins effrayante. Il ne me reste plus qu’à espérer que les Blancs font tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher une guerre d’éclater – ou, si c’est inévitable, pour s’assurer de la remporter. — Désolé, Vaurien, dit-il au veez. Je dois te laisser. Il faut que j’aille voir Juran. Danjin donna une dernière caresse à la petite créature, puis se releva et sortit précipitamment. Après le départ de l’oratrice Sirri, Auraya fit lentement le tour de la tonnelle qui lui avait été attribuée. C’était une création merveilleuse, à la fois simple et magnifique. S’inspirant du terrestre Gremmer qui était venu leur apporter l’offre d’alliance des Blancs, les Siyee l’avaient construite deux fois plus grande que les leurs. C’était un dôme à l’armature flexible ; une extrémité des montants était enfoncée dans le sol, et l’autre fixée au tronc d’un immense arbre. Une fine membrane, dont Auraya n’aurait su dire si elle était d’origine végétale ou animale, reliait ces montants entre eux. Pendant la journée, le soleil filtrait au travers, emplissant la tonnelle d’une douce lumière. D’autres membranes avaient été tendues entre les montants et une perche plantée dans le sol près du tronc d’arbre, afin de diviser l’habitation en trois pièces. Auraya laissa courir ses doigts le long des murs, puis pivota pour détailler le mobilier. La pièce principale était occupée par plusieurs chaises au cadre de bois et à l’assise de jonc tressé. En son centre se trouvait une dalle creuse au milieu, destinée à la cuisine. Dans la plupart des familles Siyee, au moins une personne avait assez de potentiel magique pour apprendre le Don de faire chauffer la pierre. En guise de lit, la chambre offrait un hamac tendu entre un robuste poteau et un anneau fixé dans le tronc d’arbre central. Les couvertures, tissées à partir du duvet très fin d’un animal domestique, étaient délicieusement douillettes. Auraya avait l’impression qu’elles l’appelaient. Il se faisait tard, et demain serait le grand jour où la jeune femme s’adresserait aux Siyee réunis. Otant son circ, elle se déshabilla et enfila la simple tunique qu’elle avait emportée pour dormir. Depuis son départ de Jarime, elle ne prenait plus la peine de se coiffer à la façon sophistiquée des Haniennes, puisque le vent avait tôt fait de l’ébouriffer quand elle volait. Au lieu de ça, elle se confectionnait une simple tresse qu’elle défaisait avant de se coucher. Elle réussit à se hisser dans son hamac sans trop de problèmes. Après avoir confortablement arrangé ses couvertures et ses oreillers, elle se détendit et laissa vagabonder ses pensées. Mais les minutes s’écoulèrent sans que le sommeil daigne venir. Les nouvelles annoncées par Danjin n’avaient fait qu’aviver l’inquiétude suscitée par sa conversation avec Juran le matin même. La menace se précisait. Chaque jour, il semblait un peu plus probable que l’Ithanie du Nord soit bientôt attaquée par les Pentadriens. Juran avait fait revenir Mairae de Somrey de peur qu’un sorcier noir l’y trouve seule. Et moi, je suis là, à tenter de convaincre les Siyee de s’allier avec nous. S’ils acceptent et que la guerre éclate, ils devront participer aux combats. Or, ils ne sont ni forts ni robustes. Comment puis-je leur demander de se battre s’il est probable que certains d’entre eux n’en réchapperont pas ? Auraya soupira et s’agita dans son hamac. Il serait injuste de dissimuler la menace aux Siyee jusqu’à ce qu’ils aient pris leur décision. Mais leur en parler maintenant risquait de les dissuader de s’allier avec les Blancs. Auraya devrait leur démontrer que décliner l’offre des Blancs et éviter de s’impliquer dans la guerre à venir ne les sauveraient pas des Pentadriens. Si les colons torennais étaient capables de les massacrer, des envahisseurs en feraient autant. Les Siyee décideraient peut-être de courir ce risque. Après tout, rien ne permettait d’affirmer que les Pentadriens attaqueraient bel et bien l’Ithanie du Nord. Néanmoins, Auraya ne pouvait pas parier là-dessus et s’abstenir de mettre les tribus en garde. Même si la guerre n’était qu’une possibilité, les Siyee lui en voudraient d’apprendre qu’elle leur avait dissimulé quelque chose d’aussi important. On dirait presque que les Pentadriens laissent croire qu’ils préparaient une guerre dans la seule intention de dissuader quiconque de s’allier avec nous, songea la jeune femme. Puis elle secoua la tête. Ce serait trop évident. Et les Pentadriens ne sont même pas venus à Si. Les Siyee vénèrent Huan ; s’allier avec eux ne doit pas les intéresser. Auraya s’agita de nouveau, et son hamac se balança doucement. Dans un cas comme dans l’autre, je dois mettre les Siyee au courant, décida-t-elle. Si je choisis le bon moment pour leur en parler, je peux encore les convaincre que l’alliance sera bénéfique pour eux. Après tout, avec les dieux de notre côté, nous ne pouvons pas perdre. Se raccrochant à cette idée, elle s’abandonna enfin à un sommeil profond. — Auraya. La voix n’était qu’un murmure dans sa tête. — Auraya. Cette fois, elle avait résonné plus fort. Auraya lutta pour se réveiller et cligna des yeux dans l’obscurité. La tonnelle était vide, et quand elle chercha des esprits alentour, la jeune femme n’en trouva aucun. Quelqu’un cherchait-il à la contacter télépathiquement ? Non, on aurait plutôt dit un rêve. J’ai dû rêver que quelqu’un m’appelait. Elle ferma les yeux. Plusieurs minutes s’écoulèrent, et elle oublia tout. — Auraya. La jeune femme se sentit remonter vers l’état de conscience comme si elle flottait vers la surface d’un lac. L’esprit de la personne qui l’appelait s’estompa du sien. Elle ouvrit les yeux, mais ne se donna pas la peine de chercher son mystérieux correspondant. Il ne pouvait la contacter qu’en rêve. Il ? Le cœur d’Auraya fit un bond dans sa poitrine. Qui d’autre pouvait l’appeler dans ses rêves, sinon Leiard ? Tout à coup, la jeune femme était parfaitement réveillée, et son cœur battait la chamade. Dois-je lui répondre ? Si je le faisais, serait-ce un rêvelien ? Parce que c’est un crime… Utiliser les services d’un Tisse-Rêves l’est aussi, se remémora-t-elle. J’ai toujours trouvé cette loi ridicule. Et je voudrais faire l’expérience d’un rêvelien — quel meilleur moyen de découvrir en quoi ça consiste au juste ? Mais, en participant à un rêvelien, j’enfreindrai la loi. Et Leiard aussi. Ce n’est pas comme si j’étais une victime impuissante. Je pourrai arrêter le rêve à tout moment. Ou peut-être pas… Auraya réfléchit un long moment. Une partie d’elle brûlait de parler à Leiard, mais l’autre hésitait. Même si elle avait décidé de le faire, elle était beaucoup trop réveillée à présent. Elle doutait de retrouver facilement le sommeil. Plus tard, elle entendit quelqu’un appeler son nom et comprit simultanément qu’elle avait réussi à se rendormir, et qu’elle devait parler à Leiard. — Leiard ? lança-t-elle, hésitante. La présence déjà perçue auparavant se renforça, l’enveloppant ainsi qu’une épaisse fumée. C’était Leiard, et, en même temps, ce n’était pas lui. C’était l’homme qu’elle avait entrevu lors de sa dernière nuit à Jarim – l’homme expressif et passionné qui se cachait derrière sa digne et imperturbable apparence de Tisse-Rêves. — Ici, je ne peux être rien d’autre que moi-même, expliqua-t-il. — Moi non plus, j’imagine. — En effet. Tu peux montrer la vérité ou la dissimuler, mais tu ne peux pas mentir. — Donc, nous sommes bien dans un rêvelien ? — Oui. Me pardonnes-tu de t’y avoir entraînée ? Je voulais juste être avec toi d’une façon ou d’une autre. — Oui, je te pardonne. Et toi, me pardonnes-tu ? — Pourquoi ? — Pour la nuit où nous avons… Des souvenirs défilèrent dans l’esprit d’Auraya, plus vivaces que quand elle était éveillée. La jeune femme ne vit pas seulement leurs membres entrelacés : elle sentit le glissement de leurs peaux l’une contre l’autre. De Leiard émanèrent de l’amusement et une profonde affection. — Qu’y a-t-il à pardonner ? D’autres souvenirs submergèrent Auraya – des souvenirs provenant d’un point de vue différent du sien. Ils lui révélèrent des choses stupéfiantes : notamment, à quoi ressemblait le plaisir masculin. — Nous le voulions tous les deux. Je pensais que c’était clair, dit Leiard. — Que se passe-t-il ? Ces souvenirs sont si intenses… — Ils le sont toujours dans un rêvelien. — Je peux sentir, goûter… — Les rêves sont puissants. Ils peuvent apporter du réconfort aux affligés, de l’assurance aux faibles… — Et la justice aux coupables ? — Jadis, oui, ils jouaient ce rôle. Ce n’est plus le cas maintenant. Mais ils permettent toujours à ceux qui s’aiment de rester en contact quand ils sont séparés. Pour nous, ils sont l’équivalent de votre anneau de prêtre. — J’ai pensé à t’en donner un, mais j’étais persuadée que tu le refuserais. — Acceptes-tu ceci ? Nous sommes en train d’enfreindre une loi. Auraya marqua une pause. — Oui. Nous devons parler. Si merveilleux que ça ait été, ce que nous avons fait aura des conséquences. — Je sais. — Je n’aurais pas dû t’inviter. — Je n’aurais pas dû venir. — Non que je le regrette. — Moi non plus. — Mais si les gens l’apprennent… Je ne voudrais pas que ça te cause du tort – ou que ça en cause aux tiens. — Moi non plus, répéta Leiard. Auraya hésita, puis se força à dire ce qu’elle devait dire. — Nous ne recommencerons pas. — Non. Ils se turent tous deux. — Tu as raison, soupira Auraya. Nous ne pouvons pas mentir ici. Leiard tendit la main pour lui caresser la joue. — Mais nous pouvons être nous-mêmes. Son contact fit frissonner la jeune femme et réveilla en elle d’autres souvenirs. — J’aimerais que tu sois là. — Moi aussi. Et je le suis – sous une certaine forme, du moins. Comme je te le disais tout à l’heure, les souvenirs sont plus intenses dans un rêvelien. Y en a-t-il que tu souhaites revivre ? Auraya sourit. — Juste quelques-uns. CHAPITRE 22 Le soleil était un orbe brillant, à l’éclat adouci par la brume qui enveloppait la ville. Il y avait peu de gens dans les rues, et les rares passants hésitaient à la vue de Leiard, se demandant sans doute pourquoi un Tisse-Rêves traînait sur les quais par une telle matinée. La réponse était très simple : il se souvenait. Il se souvenait de ses rêves de souvenirs… et il se sentait coupable Quelques jours auparavant, Leiard avait décidé qu’il ne tenterait pas de contacter Auraya dans son sommeil. Mais la nuit précédente, son subconscient avait outrepassé ses ordres. Le temps de prendre conscience de ce qu’il était en train de faire, il était trop tard. Auraya lui avait répondu. Même alors, il aurait dû avoir assez de volonté pour s’arrêter. Mais Auraya s’était abandonné au rêvelien avec tant de naturel et de fougue… Il était impossible de la repousser. Et les plaisirs de cette nuit avaient été trop grands pour que Leiard y résiste. — Il faut reconnaître qu’elle a une sacrée imagination, cette fille, murmura une voix dans sa tête. Dommage qu’elle ne soit qu’un instrument des dieux. Leiard se rembrunit. — Elle est plus qu’un simple instrument. — Ah oui ? Si les dieux lui ordonnaient de te tuer, crois-tu quelle refuserait ? — Bien sûr. — Tu es un imbécile. Leiard s’arrêta et, du regard, balaya la surface de l’océan. Des navires auxquels la brume donnait un aspect spectral se balançaient doucement dans l’eau. — Je suis un imbécile, convint-il. — Note que ce n’est pas nouveau. Il décida d’ignorer cette remarque acide. — Je n’aurais pas dû faire ça, songea-t-il. Nous avons enfreint la loi. — Une loi stupide. — Mais une loi quand même. Qui stipule que nous sommes passibles de mort. — Je doute que ta petite amie soit punie. Quanta toi… Une fois déplus, tu as été assez malin pour faire en sorte que la décision lui appartienne. Si elle a deux sous de conscience, elle culpabilisera pour t’avoir encouragé à commettre un crime. — Ce n’était pas sa faute. — Non ? Te crois-tu irrésistible au point de lui avoir fait perdre la tête ? — Oh, la ferme ! Leiard fronça les sourcils et croisa les bras sur sa poitrine. C’était ridicule. Il se disputait avec un souvenir de Mirar. Ce qui lui arrivait de plus en plus souvent. Il n’avait pas communié avec Jayim de peur que le jeune homme découvre qu’il avait passé la nuit avec Auraya ; pourtant, Arleej lui avait dit qu’il devait le faire afin de reconquérir son identité. Etait-ce la raison pour laquelle la personnalité de Mirar était devenue si… si… — Protectrice ? C’est parce que je sais qu’Auraya et toi avez l’intention de vous voir en douce pour forniquer comme des bêtes après son retour. Parce que tu es un Tisse-Rêves, et que lorsqu’on découvrira votre liaison, ce sont mes fidèles qui en paieront le prix. — Personne ne découvrira rien, répliqua Leiard. Pas si les autres Blancs n’ont jamais l’occasion de lire dans mon esprit. Je vais devoir renoncer à mon rôle de conseiller. — Ce qui les rendra soupçonneux. Ils voudront t’interroger, te demander pourquoi. — Je leur enverrai un message pour leur dire que la formation de Jayim occupe tout mon temps. — Une excuse très crédible. — Ils n’y regarderont pas à deux fois. Je ne suis qu’un Tisse-Rêves ordinaire. Ils seront probablement soulagés d’être débarrassés de moi. Ils… — Leiard ? La voix venait de derrière lui. Clignant des yeux, Leiard se rendit compte qu’il avait atteint l’extrémité d’une jetée. Il pivota et se retrouva face à son élève. — Jayim ? Que fais-tu ici ? Le front du jeune homme se plissa. — Je vous cherchais. (Il jeta un coup d’œil à gauche, puis à droite.) À qui parliez-vous ? Leiard le dévisagea. Parler ? Il déglutit et s’aperçut que sa gorge était toute sèche, comme après une longue conversation. — À personne, répondit-il, espérant qu’il n’avait pas l’air aussi perturbé qu’il se sentait. (Il haussa les épaules.) Je récitais juste des formules à voix haute. Jayim hocha la tête, acceptant son explication. — Vous allez me faire cours aujourd’hui ? Leiard reporta son attention sur les navires. La brume s’était partiellement dissipée ; ses derniers lambeaux s’élevaient vers le ciel. Impossible de dire combien de temps il était resté là. Quelques heures, à en juger par la position du soleil. — Oui. Je crois que je vais t’enseigner de nouveaux remèdes. On n’en connaît jamais trop par cœur. Jayim grimaça. — Pas de communion ? Leiard secoua la tête. — Pas encore. Contre son gré, Emerahl fut arrachée aux profondeurs de son sommeil par un martèlement insistant. Comme elle ouvrait les yeux, à demi hébétée, elle reconnut le bruit d’un poing tambourinant à une porte. Elle marmonna un juron. Le seul avantage de rester debout la moitié de la nuit et de dormir toute la matinée, c’est qu’elle ne faisait plus le rêve de la tour. Mais, parfois, le propriétaire venait chercher son loyer de bonne heure. — J’ai entendu, lança-t-elle d’une voix pâteuse. J’arrive. Au prix d’un gros effort, elle se redressa. Immédiatement, elle sentit se desserrer les cordes étouffantes du sommeil. Elle cligna des paupières et se frotta les yeux jusqu’à ce qu’ils restent ouverts, bâilla plusieurs fois puis, jetant sa vieille taie sur ses épaules, se dirigea vers la porte. À peine la serrure avait-elle cliqueté que le battant pivota vers l’intérieur. Emerahl tituba en arrière, conjurant très vite de la magie pour former un bouclier invisible. L’intruse était une femme d’âge mûr très bien habillée. Derrière elle se tenaient deux hommes aux larges épaules, sans doute des gardes du corps. De cette riche étrangère n’émanait nulle intention de violence – juste de la curiosité, et l’arrogance des gens qui ont de l’argent ou du pouvoir. Emerahl la dévisagea. — Qui êtes-vous ? La femme ignora la question. Elle jeta un bref coup d’œil à la chambre, haussa les sourcils avec dédain, puis détailla Emerahl d’un air calculateur. — Alors, c’est toi la catin que Panilo a découverte. (Elle fit la moue.) Laisse tomber la taie. Emerahl ne bougea pas. Elle soutint le regard de la femme sans ciller. — Qui êtes-vous ? répéta-t-elle. L’inconnue croisa les bras et bomba sa poitrine généreuse. — Je suis Rozéa Peporan. Elle semblait s’attendre qu’Emerahl connaisse ce nom. Après un court silence, elle fronça les sourcils, décroisa les bras et posa les mains sur ses hanches. — Propriétaire et directrice du plus beau bordel de Porin, précisa- t-elle. — Un bordel ? Les occasions se manifestent vite à Toren. Dommage qu’elles n’attendent pas une heure plus décente. — Vraiment ? — Oui. Emerahl porta un index replié à ses lèvres et en mordilla la jointure. — Panilo, c’est le marchand qui a acheté mes services ces dernières nuits ? devina-t-elle. — Exact. C’est un habitué. Du moins, il l’était encore il y a peu. Il a l’œil pour la qualité, alors, je me méfie toujours quand mes espions me rapportent qu’il se fournit dans la Grand-Rue. — Vous êtes là pour me demander de déguerpir ? Rozéa sourit, mais ses yeux demeurèrent froids. — Ça dépend. Enlève ta tale et ta combinaison. Emerahl obtempéra, lança ses vêtements sur le lit, puis rejeta ses épaules en arrière et pivota pour exposer son corps nu. Elle n’eut pas besoin de déployer ses perceptions pour sentir l’intérêt des gardes. Sa visiteuse, en revanche, se contenta de l’examiner d’une façon impersonnelle, calculatrice. Après avoir fini de tourner sur elle-même, Emerahl leva fièrement le menton. — Maigrichonne, commenta Rozéa. Mais bonne ossature. Je peux toujours faire quelque chose avec une bonne ossature. Pas de cicatrices… C’est quoi, ta couleur de cheveux naturelle ? — Roux. — Alors, pourquoi te teins-tu ? — Pour les rendre encore plus rouges. Ça me permet de me faire remarquer. — Ça fait vulgaire. Mon établissement n’est pas vulgaire. Mes filles pourront nettoyer tout ça et leur redonner une teinte plus naturelle. Tu as eu des clients malades ? — Non. — Et toi, tu as déjà attrapé quelque chose ? — Non. — Bien. Habille-toi. Emerahl se dirigea vers la chaise sur laquelle elle avait drapé sa tunique verte après l’avoir lavée et séchée la veille. — Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai envie de travailler pour vous ? demanda-t-elle en l’enfilant. — Tu auras la sécurité. Une chambre propre. Des clients plus raffinés. Davantage d’argent. — J’ai des Dons. Je peux me protéger seule, fit remarquer Emerahl. (Elle jeta un coup d’œil en biais à Rozéa.) Davantage d’argent, c’est combien au juste ? Sa visiteuse gloussa. — Pour commencer, cinquante ren la passe. — C’est ce que me paie Panilo. J’en veux cent. — Soixante, avec des vêtements neufs et quelques bijoux. — Quatre-vingts. — Soixante, dit fermement Rozéa. Pas plus. Emerahl s’assit au bord du lit et fit semblant de réfléchir. — Pas de clients brutaux. J’ai entendu dire que les gens comme vous laissaient les hommes riches taper sur leurs filles s’ils proposaient assez d’argent. Avec moi, pas question. J’ai des Dons. S’ils tentent quoi que ce soit, je les tue. Rozéa plissa les yeux, puis haussa les épaules. — D’accord, pas de clients brutaux. Sommes-nous d’accord ? — Et pas de malades non plus, ajouta Emerahl. La santé n’a pas de prix. Rozéa sourit. — Je fais de mon mieux pour protéger mes filles, dit-elle fièrement. Nous encourageons les clients à prendre un bain en arrivant, ce qui nous donne l’occasion de les examiner. Ceux qui ont attrapé quelque chose sont bannis de la maison. Toutes les filles reçoivent des lavements aux plantes. Et si tu es assez Douée, on peut t’enseigner d’autres méthodes. (Elle toisa Emerahl d’un air hautain.) Nous avons la réputation d’être le bordel le plus propre de Porin et il faut la tenir. Emerahl acquiesça, impressionnée. — Ça me paraît raisonnable. Je vais faire un essai. — Alors, prends tes affaires. Une platène nous attend dehors. Regardant autour d’elle, Emerahl se souvint que sa bourse était dans la poche de sa tunique, et la clochette de mer cousue dans sa manche. Elle se leva et se dirigea vers la porte. Rozéa jeta un coup d’œil à la taie et à la combinaison abandonnées, puis sourit et la précéda dans le couloir. — Nous racontons à nos clients que vous êtes des filles de bonne famille qui traversent une mauvaise passe, dit-elle en descendant l’escalier. Ta façon de parler un peu désuète entretiendra l’illusion. Nous t’enseignerons les manières de la haute société et, si tu te révèles bonne élève, peut-être une langue étrangère ou deux. Emerahl eut un sourire en coin. — Vous verrez : j’apprends vite. — Tant mieux. Tu sais lire ? interrogea Rozéa. — Un peu. — Ecrire ? — Un peu. Emerahl espérait ne pas mentir. Si le langage avait changé en un siècle, l’écriture avait pu évoluer elle aussi. — Chanter ? — Assez bien pour faire fuir les oiseaux à tire-d’aile. Rozéa rit tout bas. — D’accord, pas de chant pour toi. Danser ? — Non. Ce qui était probablement vrai : ça faisait si longtemps… — Comment t’appelles-tu ? — Emmea. — Plus maintenant. Ton nouveau nom est Jade. — Jade. (Emerahl haussa les épaules.) À cause de mes yeux, c’est ça ? — Évidemment. Pour l’instant, ils sont ce que tu as de mieux. Mes filles te montreront comment mettre tes atouts en valeur et dissimuler tes défauts grâce à un choix judicieux de vêtements, de posture et, en dernier recours, de maquillage. Arrivée au bas de l’escalier, Rozéa sortit. Une platène attendait dans la ruelle. Les deux gardes grimpèrent sur le banc près du conducteur. Rozéa fit signe à Emerahl de monter à l’intérieur avec elle. Tandis qu’elle obtempérait, la jeune femme jeta un coup d’œil à la ronde. La Grand-Rue était déserte, à l’exception de quelques mendiants. Personne n’assisterait à sa « disparition ». Pas même son logeur, ce qui n’était pas une mauvaise chose. Sur un ordre du conducteur, l’arem attelé à la platène se mit en marche, emportant Emerahl au loin. Un bordel, songea-t-elle. Y a-t-il plus ou moins de risques que les prêtres me retrouvent là-bas ? Probablement ni l’un ni l’autre. Mais ce sera confortable – et, avec un peu de chance, rentable. CHAPITRE 23 Le ciel avait la couleur noir bleuté du début de soirée. Partout, les étoiles clignotaient et frissonnaient, mais la cause de cette perturbation n’était visible que quand on regardait vers l’ouest, où des centaines de formes ailées se découpaient contre l’horizon encore embrasé par le soleil couchant. Les silhouettes descendirent vers l’Ouvert et se posèrent sur la marche intermédiaire connue sous le nom de Plat. Des feux avaient été disposés en un large cercle, et la lumière de leurs flammes faisait luire le visage des Siyee. À présent, Auraya connaissait la plupart d’entre eux. Elle avait parlé à des Siyee de tous les âges, de tous les statuts et de toutes les tribus. Non loin d’elle se tenait le trappeur de la Rivière du Serpent qui lui avait raconté comment les siens avaient été chassés de leur vallée fertile par des colons torennais. Plus loin, elle apercevait la vieille matriarche de la Montagne de Feu qui lui avait montré les forges dont sa tribu se servait pour fabriquer des couteaux et des pointes de flèches grâce aux abondants gisements minéraux de leur territoire. Et les trois jeunes gens qui se posaient à quelques pas d’elle étaient ceux de la Montagne du Temple qui lui avaient demandé comment faire pour devenir prêtres. — De ma vie, je n’ai jamais assisté à un Rassemblement si énorme, murmura l’orateur Dryss. Et je n’en ai manqué aucun. Auraya pivota vers le vieil homme. — L’oratrice Sirri m’a expliqué que seuls les orateurs ou leurs représentants sont tenus d’assister à un Rassemblement. Mais je ne suis pas surprise que vos gens soient venus si nombreux. Après tout, la décision que vous allez prendre ce soir pourrait changer votre mode de vie. Si j’étais une Siyee, je ne voudrais pas manquer ça. — C’est vrai, mais je suis sûr que quelques-uns d’entre eux ne sont venus que pour apercevoir l’Elue des dieux, gloussa Dryss. Auraya sourit. — Votre peuple m’a très bien accueillie, orateur Dryss. Je vous avoue que je suis à moitié amoureuse de cet endroit, et que je regrette de devoir partir bientôt. Le vieil homme haussa les sourcils. — Le confort de votre demeure ne vous manque-t-il pas ? — Un peu, admit Auraya. Je voudrais surtout prendre un bain chaud. Et revoir mes amis. Dryss ouvrit la bouche pour répondre, mais, à cet instant, Sirri se tourna vers la ligne de leurs collègues. — Je crois qu’il est temps. Si nous attendons les lambins, la nuit risque de s’achever avant le Rassemblement. Les autres orateurs acquiescèrent. Comme Sirri grimpait sur le promontoire, les Siyee massés en contrebas cessèrent de parler et levèrent les yeux vers elle. Sirri écarta les bras. — Peuple des montagnes. Tribus des Siyee. Nous, les orateurs, vous avons convoqués ici ce soir pour entendre les paroles d’Auraya la Blanche, l’une des Élus des dieux. Comme vous le savez, elle est venue discuter d’un projet d’alliance entre les Siyee et les Circliens. Nous allons écouter ses arguments et exprimer notre avis. Dans sept jours, nous nous réunirons de nouveau pour prendre notre décision. Comme Sirri pivotait vers elle, Auraya s’avança pour la rejoindre sur la Pierre des Orateurs. Elle baissa les yeux vers l’assemblée. Depuis son arrivée, les Siyee lui parlaient sans détour. Elle n’avait pas eu besoin de lire dans leurs pensées pour découvrir leurs doutes et leurs espoirs. Mais, cette fois, elle autorisa son esprit à effleurer le leur. Ils étaient hésitants, certains qu’il y aurait un prix à payer, qu’ils acceptent l’alliance ou non. C’étaient des gens timorés, qui recouraient rarement à la violence. Cela ne les empêchait pas d’avoir leur fierté. Ils n’avaient pas envie d’aller à la guerre, où certains d’entre eux risquaient de périr ; mais s’ils y allaient, ils voulaient qu’on les considère comme aussi précieux et efficaces que n’importe quels autres combattants. C’était sur cette fierté qu’Auraya devait jouer à présent. — Peuple de Si, création de Huan, je suis venue chez vous en réponse à votre invitation pour apprendre à vous connaître, vous parler de mon propre peuple et explorer les possibilités d’une alliance entre nous. Au fil des jours, j’en suis venue à admirer votre ténacité et votre pacifisme. Désormais, ce n’est plus seulement pour des raisons politiques que je souhaite ce rapprochement. J’adorerais créer un lien entre nos deux peuples. Je suis atterrée par la façon dont certains terrestres vous ont traités. Et j’entrevois beaucoup de façons dont nous pourrions nous enrichir mutuellement, par le commerce et l’échange de savoir. Égoïstement, je me surprends à penser qu’une alliance serait une merveilleuse excuse pour négliger mes devoirs de Blanche et vous rendre visite plus souvent que nécessaire. Cette déclaration amena un sourire sur de nombreux visages. La jeune femme marqua une pause, puis redevint sérieuse. — Toutefois, une alliance nécessite un accord sur différents sujets. Le premier que je vais aborder, c’est la guerre. Si nous, les Blancs, nous engageons à protéger vos terres, nous pouvons mettre un terme à l’afflux de colons en réclamant l’intervention du roi de Toren. Le problème sera réglé par la diplomatie, sans que soit versée une goutte de sang supplémentaire. En échange, nous voulons votre promesse que vous nous aiderez si, à notre tour, nous ou nos alliés venions à être menacés d’invasion. Voyant grimacer ses auditeurs, elle hocha la tête. — Je sais que vous ne pensez pas pouvoir nous être d’un grand secours en cas de conflit armé. Et de fait, avec une épée ou une lance, vous feriez d’aussi piètres combattants que moi. Ma force, c’est la sorcellerie ; la vôtre, c’est la capacité de voler. Elle ferait de vous de parfaits éclaireurs. Vous pourriez rapporter la position et les mouvements des troupes ennemies, nous mettre en garde contre les embuscades et les pièges. Vous pourriez transporter de petits objets précieux : des remèdes ou des bandages pour les blessés, des messages aux guerriers qui n’ont pas de prêtre pour leur transmettre les ordres. Les Siyee réagirent à ses paroles comme elle l’espérait, reconnaissant qu’elle avait raison – certains avec enthousiasme, d’autres plus prudemment. Auraya opina par-devers elle. — Il m’est difficile de vous demander quelque chose qui pourrait, un jour, apporter la mort et le chagrin dans vos familles, tout comme il me sera difficile, le cas échéant, de demander aux pères et aux fils de mon propre peuple de se battre pour nous défendre. J’espère ne jamais voir le jour où une menace nous forcera à prendre une décision aussi terrible. Peut-être vous demandez-vous de quelle façon cette alliance vous servira en temps de paix. Nous pouvons vous offrir des échanges commerciaux, des connaissances et l’accès au clergé circlien. Beaucoup d’entre vous ont exprimé leurs doutes d’avoir quelque chose de valable à proposer en échange. Mais ils se trompent. Vous fabriquez des objets uniques qui auront une grande valeur artistique ou pratique hors des frontières de Si. Vous avez des gisements minéraux qui pourraient être exploités, et des plantes aux vertus curatives. Même les couvertures si douces que vous m’avez fournies se vendraient un bon prix à Jarime. Et il ne s’agit là que des commodités que j’ai pu remarquer durant mon bref séjour parmi vous. Un marchand expérimenté en verrait davantage. Par ailleurs, songez aux bénéfices qui découleraient d’un échange de culture et de savoir ! Nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres. Vos façons de gouverner et de résoudre les querelles sont uniques. Le clergé circlien pourrait vous former à la médecine et à la sorcellerie ; en retour, vous nous enseigneriez vos méthodes de guérison. Ainsi, nos deux peuples seraient mieux soignés. Auraya marqua une pause et balaya du regard les centaines de visages levés vers elle. — J’espère que nos deux nations pourront être unies par une promesse d’amitié, de respect et de prospérité mutuelle. Merci de m’avoir écoutée, peuple de Si. Elle recula légèrement et jeta un coup d’œil à Sirri. Cette dernière sourit et hocha la tête, puis écarta de nouveau les bras. — À présent, les orateurs vont s’entretenir avec leurs tribus. Auraya les regarda s’écarter les uns des autres, bondir dans les airs et piquer vers la foule, la laissant seule sur le muret de pierre naturelle. Elle s’assit au bord du promontoire et regarda la foule se fractionner en petits groupes. Une fois de plus, elle effleura l’esprit des Siyee, écoutant leurs arguments tandis qu’ils débattaient. Son discours les avait remués, mais ils avaient du mal à mettre de côté leur prudence naturelle. Les perspectives quelle leur avait fait entrevoir les excitaient autant qu’elles les effrayaient. Ils doivent soigneusement peser le pour et le contre. Même si la guerre n’éclate jamais, une alliance altérerait irrémédiablement leur mode de vie. Des terrestres viendraient à Si et y apporteraient leurs idées – bonnes ou mauvaises. Ils voudraient tracer une route pour se rendre le voyage plus facile. Les colons meurtriers seraient peut-être remplacés par des marchands avides et sans scrupules – surtout si les Siyee décidaient d’exploiter leurs gisements minéraux. Je ferai en sorte que ça n’arrive pas. Auraya fut surprise par la force de son élan protecteur. Elle n’était là que depuis quelques semaines. Les Siyee l’avaient-ils charmée à ce point en un si court laps de temps ? Oui, songea-t-elle. J’ai l’impression que ma place est ici. J’oublie souvent notre différence de taille, et quand je m’en souviens, je regrette presque de ne pas pouvoir rapetisser et me faire pousser des ailes. Elle leva les yeux vers les énormes arbres, mais perçut une bribe de pensée et détourna très vite le regard. Quelqu’un se trouvait là-haut – un jeune homme qui attendait anxieusement le moment de faire son apparition. Auraya avait déjà capté suffisamment des pensées de Sirri pour savoir que l’oratrice avait prévu une surprise qui aurait lieu plus tard dans la soirée. Une sorte de démonstration. Quelque chose qui, selon elle, devrait convaincre les Siyee d’accepter une alliance avec nous. Elle résista à la tentation de lire dans l’esprit du jeune homme, préférant se concentrer sur le reste des Siyee. Le temps passa ; l’un après l’autre, les orateurs quittèrent leur tribu pour regagner le muret. Lorsque le dernier les eut rejoints, Sirri remonta sur le promontoire, et la foule fit silence. Chacun à son tour, les orateurs prirent la parole pour exprimer l’opinion de leur tribu. La plupart d’entre elles étaient en faveur de l’alliance, mais quelques-unes se prononçaient contre. — La question doit être tranchée à l’unanimité, fit remarquer Sirri. Pour l’instant, nous ne sommes pas tous d’accord. Avant de clore ce Rassemblement, je vous demande de m’écouter une minute. Je pense que notre répugnance à ouvrir Si aux terrestres provient de notre incapacité à les combattre. Pourquoi risquer nos vies à la guerre si nous ne pouvons même pas blesser nos ennemis ? Pourquoi autoriser des étrangers à venir chez nous si nous ne pouvons pas les en chasser au cas où leurs intentions s’avéreraient malveillantes ? Auraya détailla pensivement l’oratrice. Elle savait que Sirri désirait cette alliance, mais ces deux points ne feraient que dissuader son peuple d’accepter. Sirri écarta les bras. — Mais il se trouve que nous pouvons nous battre. Nous pouvons nous défendre. Comment ? Laissez-moi vous le montrer. Elle leva les yeux vers l’arbre dans lequel le jeune homme était perché, puis tourna la tête vers la lisière de la forêt et fit un signe du menton. Depuis son perchoir, Tryss entendait les voix des gens en contrebas, mais il ne parvenait pas à distinguer leurs paroles. Renonçant à essayer, il scruta la foule en quête de Drilli. Il la trouva sur la marche inférieure de l’Ouvert, en compagnie de ses parents. Il ne lui avait pas parlé depuis une semaine. Le père de son amie était venu le voir et lui avait ordonné de se tenir à l’écart. Sa fille n’épouserait pas un garçon d’une autre tribu, avait-il déclaré, et encore moins un garçon bizarre qui gâchait son temps en rêves oiseux. Elle pouvait faire mieux que ça. Ziss et Trinn avaient clairement laissé entendre qui avait révélé l’affection grandissante – et réciproque – de Tryss et de Drilli, mais ils avaient très bien pu mentir pour énerver leur cousin. Après avoir vu les deux jeunes gens voler ensemble pendant le trei-trei, n’importe qui avait pu soupçonner le rapprochement survenu entre eux. Ils ne s’étaient pratiquement pas quittés de la soirée. Tryss baissa les yeux vers son harnais. Les parents de Drilli changeraient-ils d’avis s’il renonçait à ses inventions et se comportait davantage comme les autres adolescents siyee ? Serait-il capable d’un tel sacrifice si c’était la seule façon pour lui de voir Drilli ? Cette question le préoccupait. Il voulut la repousser dans un coin de son esprit, mais en vain. Il détailla Drilli de loin. Elle était jolie et intelligente. N’aurait-il pas dû être prêt à tout pour… ? Entendant de nouveau la voix de l’oratrice Sirri, Tryss s’arracha de force à la contemplation de son amie. L’oratrice avait le nez levé vers lui. Elle tourna la tête vers le Siyee qui tenait les cages de breems et fit un signe du menton. Le signal. Le cœur de Tryss fit un bond dans sa poitrine et se mit à battre la chamade. Le jeune homme scruta le sol en quête d’un mouvement. Là ! Il plongea. Oubliant la foule qui l’observait, il se concentra exclusivement sur la petite créature qu’il venait de repérer. Il le devait. Son harnais était neuf et encore un peu raide ; il n’avait que la lumière des feux pour éclairer sa proie, et les breems étaient drôlement rapides. Des feuilles sifflèrent à ses oreilles. Ecartant les bras, Tryss jaillit entre les branches de l’arbre. Il aspira une fléchette dans sa sarbacane, puis visa et tira. Le breem couina comme le projectile se plantait dans sa patte. Il continua à se traîner, mais le poison ne tarderait pas à avoir raison de lui. Tryss, qui avait repéré une seconde créature, vira sur l’aile pour la suivre. Cette fois, la fléchette se planta au milieu du dos de sa cible. Triomphant, il battit des ailes pour reprendre un peu d’altitude et chercha d’autres breems du regard. Deux petites créatures jaillirent de la foule de l’autre côté du Plat. Tryss manqua la première mais toucha la seconde. Décrivant une courbe, il visa de nouveau celle qui lui avait échappé. Mais, au dernier moment, elle fit un écart, et la fléchette rebondit sur le sol sans la toucher tandis qu’elle disparaissait entre les jambes des spectateurs. Frustré, Tryss reprit de la hauteur. Il vit les deux derniers breems détaler à travers l’Ouvert et vira aussitôt. Plongeant vers ses cibles, il resserra sa prise sur les lanières fixées à ses pouces – celles qui commandaient la dernière amélioration apportée à son harnais. Il n’avait eu que quelques heures pour s’entraîner avec, et il avait encore beaucoup de mal à viser juste. Les deux breems s’arrêtèrent au milieu de l’Ouvert. Ils n’avaient conscience que des Siyee qui les entouraient. Tryss se positionna, fléchit les pouces et laissa les ressorts se détendre, comprenant trop tard qu’il avait accidentellement libéré les deux. Deux petites flèches fusèrent. L’une d’elles empala un breem ; la seconde ricocha sur le sol et alla se loger dans le muret de pierre naturelle… Le muret sur lequel Tryss était sur le point de s’écraser. Arquant le dos, le jeune homme sentit la roche effleurer sa hanche comme il évitait une collision de justesse. Mais la manœuvre lui avait fait perdre son élan, et il fut forcé de se poser brutalement. Il espéra que son atterrissage avait eu l’air intentionnel. Un silence absolu planait sur la foule. Puis quelqu’un poussa un sifflement enthousiaste, comme pendant les acrobaties aériennes du trei-trei. D’autres Siyee se joignirent à lui, et Tryss grimaça tandis que tout l’Ouvert retentissait de leurs vivats. Il leva les yeux vers l’oratrice Sirri, qui lui sourit et hocha la tête d’un air approbateur. L’oratrice écarta les bras, et la foule se tut. — Peuple des montagnes. Tribus des Siyee. Je pense que, comme moi, vous pouvez voir le potentiel de l’invention que Tryss vient de vous présenter. Ce qu’il a conçu est une arme. Pas le genre d’arme utilisée par les terrestres, comme celles que nous avons abandonnées depuis longtemps, mais une arme faite pour nous. Non seulement elle nous servira pour la chasse, mais elle nous permettra de nous battre avec fierté et efficacité, que ce soit pour notre défense ou pour celle de nos alliés. » Il est un peu tard pour que nous discutions du potentiel de cette arme et de l’impact quelle peut avoir sur notre réponse à l’offre d’alliance des Blancs. Je vous suggère que nous fassions cela dans sept jours, lorsque nous nous réunirons pour prendre notre décision. Etes-vous d’accord ? Un cri d’assentiment monta de la foule. Sirri consulta du regard les autres orateurs, qui opinèrent. — Qu’il en soit donc ainsi. Ce Rassemblement est terminé. Puissiez-vous rentrer chez vous sains et saufs. Aussitôt, les Siyee se lancèrent dans des conversations animées. Tryss leva les yeux vers la prêtresse des Blancs, soudain curieux de voir sa réaction. Mais Auraya regardait Sirri en fronçant les sourcils d’un air pensif. Puis un orateur se tourna vers elle pour lui dire quelque chose, et son expression soucieuse céda la place à un sourire chaleureux. Tryss sentit quelqu’un lui tirer le bras. Il pivota. — C’était fantastique ! s’exclama Sreil avec une large grimace. Pourquoi ne te joindrais-tu pas à l’équipe d’acrobaties aériennes pour le prochain trei-trei ? — Je, euh… Quelqu’un lui épargna la peine de répondre en touchant une lanière de son harnais. — C’est lourd ? C’est fait en quoi ? Tryss se retrouva au centre d’un groupe de Siyee qui voulaient tous examiner son invention. Leurs questions étaient nombreuses et souvent répétitives, mais il se força à rester pour leur répondre. Après tout, il ne s’agissait pas seulement de faire une démonstration, mais de les convaincre d’essayer eux aussi. Pourtant, il n’aspirait qu’à s’échapper pour rejoindre Drilli. Chaque fois qu’une trouée s’ouvrait dans la foule, il cherchait la jeune fille du regard. En vain. Sa famille et elle étaient déjà rentrées. CHAPITRE 24 Peu de temps après que Danjin fut arrivé dans les appartements d’Auraya, quelqu’un frappa à la porte. Vaurien dormait sur les genoux du conseiller : une maladie bénigne avait eu momentanément raison de son énergie débordante. Danjin le déposa sur un autre fauteuil et se leva pour aller ouvrir. A sa grande surprise, Rian se tenait sur le palier. — Conseiller Danjin Pique, le salua-t-il. Je souhaite m’entretenir avec toi. Danjin fit le signe du cercle. — Voulez-vous que nous parlions ici ou ailleurs, Rian des Blancs ? Rian eut un geste désinvolte. — Ici, ça ira. Vu de près, il ne semblait pas avoir plus de vingt ans. Danjin dut faire un effort conscient pour se souvenir qu’il approchait du demi-siècle. En revanche, il ne risquait pas d’oublier qui était son interlocuteur. Rian se tenait très droit, le menton fièrement levé comme s’il s’enorgueillissait de sa position, et, contrairement à Auraya, il était toujours sérieux et guindé. Sa façon de regarder les gens sans ciller avait quelque chose de dérangeant. — Les observations faites par ta famille concernant la vente d’armes aux Pentadriens se sont révélées justifiées, déclara-t-il. Penses-tu que ton père et ton frère puissent obtenir d’autres informations ? Danjin fit la moue. — Peut-être. Mais j’ignore s’ils seraient prêts à les partager avec moi. Rian haussa les sourcils. — Penses-tu qu’ils accepteraient de nous servir en tant qu’espions ? En tant… qu’espions ? Danjin se rendit compte qu’il fixait Rian du regard. Il baissa les yeux. Voyons… Il tenta d’imaginer comment son père et son frère réagiraient à cette proposition, et son cœur se serra. Bien sûr qu’ils accepteraient. Ils seraient enchantés par cette confirmation de leur valeur : marchands d’informations tout autant que de biens… — Je crois que oui. Mais vous devrez utiliser vos dons de télépathie pour vous assurer qu’ils vous disent tout ce qu’ils savent, ne put s’empêcher de penser Danjin. Ils risquent de dissimuler les informations qu’ils pourraient monnayer ailleurs, ou qui seraient susceptibles de nuire à leurs affaires. Rian hocha la tête. — Dans ce cas, je vais m’arranger pour les rencontrer. Souhaites-tu être présent ? Danjin réfléchit et secoua la tête. — Ça ne ferait que compliquer inutilement les négociations. — Très bien. (Rian pivota vers la porte, puis marqua une pause.) Que sais-tu de Sennon, conseiller ? — Sennon ? (Danjin haussa les épaules.) Je m’y suis rendu plusieurs fois. Généralement par la mer, mais j’ai traversé le désert à deux reprises. Je parle sennien. Et j’ai quelques contacts sur place. — L’empereur de Sennon a signé un traité d’alliance avec les Pentadriens hier, révéla Rian. Une fois de plus, Danjin se surprit à dévisager son interlocuteur – cette fois, avec consternation. Il se souvint de la première rencontre d’Auraya avec l’ambassadeur sennien. Celui-ci avait invité la jeune femme à visiter son pays. C’était ridicule de s’attendre qu’une Blanche fraîchement Elue, pas encore formée ni familière avec ses responsabilités, entreprenne un aussi long voyage. Peut-être un des autres Blancs aurait-il dû se rendre à Sennon à sa place. Rappeler à l’empereur qu’une alliance bénéficiant du soutien des dieux l’attendait derrière les montagnes, à l’ouest, l’aurait peut-être empêché d’en signer une avec les Pentadriens. — Tu penses que nous aurions dû faire plus d’efforts pour nous rapprocher de l’empereur et de son peuple, dit Rian, les sourcils froncés. Danjin eut un sourire fataliste. — Oui, mais qu’y pouvez-vous ? Vous n’êtes que cinq – et encore, depuis peu. Vous venez juste de vous allier avec Somrey, et Auraya se trouve actuellement à Si. Vous n’aviez ni le temps ni les ressources nécessaires pour vous occuper de Sennon. Un des coins de la bouche de Rian frémit. — Non, en effet. Le contrôle du temps ne fait pas partie des Dons que les dieux nous ont accordés. — Il se peut que l’empereur n’apprécie pas ses nouveaux amis et qu’il change d’avis, suggéra Danjin. J’imagine qu’il ne sera pas plus ravi que les Torennais de se retrouver confronté à des vorns noirs. L’expression de Rian s’assombrit. — À moins qu’il désire sa propre meute. Il a déjà demandé à tous les prêtres circliens de quitter le pays, en prétextant que c’était pour leur sécurité. Danjin grimaça. — Oh. (Il secoua la tête.) L’empereur a toujours affirmé qu’il ne voulait pas privilégier une religion plutôt qu’une autre. Brusquement, il pensa aux Tisse-Rêves et éprouva un pincement de culpabilité. Auraya lui avait demandé de rendre visite à Leiard, mais il avait été trop occupé à investiguer les rumeurs au sujet des Pentadriens. — Pensez-vous que je doive avertir le conseiller Tisse-Rêves Leiard ? Rian haussa les épaules. — Si tu veux. Mais tous les rapports que j’ai reçus indiquent que les Pentadriens tolèrent les petits cultes hérétiques. Ils ne nourrissent d’animosité qu’envers les Circliens – certainement parce qu’ils savent que nos dieux sont réels. Jaloux, hein ? Danjin eut un sourire funèbre. Si une guerre éclatait, les Circliens bénéficieraient au moins d’un avantage : leurs dieux étaient réels, et ils les protégeraient. Néanmoins, Danjin craignait les dommages que les Pentadriens pourraient causer avant d’être vaincus. Un conflit armé faisait toujours des victimes. Une lueur s’était allumée dans les yeux de Rian. Celui-ci dévisagea Danjin d’un air approbateur. — Merci pour ton aide, conseiller. Danjin inclina la tête et fit le signe du cercle. — Ravi d’avoir pu vous être utile. Il suivit Rian jusqu’à la porte et l’ouvrit. Le Blanc sortit dans le couloir, puis s’arrêta et regarda en arrière. — Quand je m’entretiendrai avec ta famille, je m’abstiendrai de mentionner que je t’ai consulté. Danjin opina avec gratitude. Il regarda Rian s’éloigner, puis referma la porte. Vaurien leva la tête vers lui, clignant des yeux d’un air endormi. — Tu viens de rater quelque chose de très intéressant, l’informa Danjin. Auraya ouvrit les yeux. La pièce était plongée dans le noir ; c’était à peine si la jeune femme distinguait les murs autour d’elle. Un bruit l’avait-il réveillé ? Si c’est le cas, il n’a pas fait du bon boulot, songea-t-elle. Je suis encore à moitié endormie… Elle rouvrit les yeux. Cette fois, l’obscurité était absolue. Puis une silhouette familière, portant la robe d’un Tisse-Rêves, apparut devant elle. — Leiard ? — Bonsoir, toi qui aimes les rêveurs et rêves d’amour. Les lèvres de l’apparition remuaient en même temps que ses mots parvenaient à Auraya. — S’agit-il… d’un souvenir ? On dirait que c’est toi qui me parles, et, en même temps, que ce n’est pas toi. — Oui et non. C’est bien moi qui m’adresse à toi, revêtu du souvenir que tu gardes de moi. Ton esprit donne une forme aux émanations du mien. Tu apprends vite. Tu as un don naturel pour ça. — Peut-être aurais-je dû devenir une Tisse-Rêves. — Ton cœur appartient aux dieux. — Non, corrigea Auraya. Mon âme appartient aux dieux. Mon cœur est à toi. Leiard eut un sourire secret et entendu – une expression qu’elle ne l’avait jamais vu afficher auparavant. Était-ce juste son esprit qui embellissait les émotions émanant de son amant ? J’ai toujours soupçonné que l’âme était un concept inventé par les dieux pour encourager les gens à les servir. En fait, une fois, j’ai discuté avec un dieu qui a admis que… Auraya se réveilla en sursaut, le regard rivé sur le plafond de sa tonnelle. La lumière du jour filtrait à travers les murs. — Auraya ? La voix provenait de dehors. La jeune femme se leva, drapa une couverture sur ses épaules et passa dans la pièce principale. Ouvrant le rabat qui protégeait l’entrée de la tonnelle, elle découvrit l’oratrice Sirri sur le seuil. — Oui, oratrice ? La Siyee lui sourit. — Navrée de vous réveiller si tôt. Nous venons de recevoir un message dont nous devons discuter avec vous de toute urgence. Auraya acquiesça. — Entrez. Je suis à vous dans un instant. Elle regagna très vite sa chambre et referma le rideau de séparation. Elle se dévêtit, s’aspergea avec l’eau d’une large cuvette en bois et se sécha rapidement à l’aide de sa magie. Une fois rhabillée, elle passa un peigne dans ses cheveux et commença à les tresser tout en revenant vers la pièce commune. L’oratrice Sirri était debout près de l’entrée, pianotant sur un des montants de la tonnelle. Auraya n’aurait jamais deviné son humeur à l’expression de son visage, mais ce petit signe d’impatience la poussa à y regarder de plus près. Aussitôt, elle sentit que Sirri luttait contre une inquiétude croissante, due au fait qu’une terrestre avait été aperçue à Si – une terrestre qui s’était excusée pour l’attaque perpétrée par les oiseaux noirs dont l’oratrice avait parlé à Auraya. — Il y aura de quoi déjeuner à la réunion, dit Sirri dès qu’Auraya mit les pieds dehors. Elle s’envola aussitôt, et Auraya l’imita. L’oratrice capta un courant ascendant et plana jusqu’au sommet de l’Ouvert, où elle se posa gracieusement. À cet endroit, les broussailles touffues dissimulaient une tonnelle. Auraya était déjà venue ici à plusieurs reprises, mais elle était sûre qu’on l’y avait chaque fois conduite par un chemin différent. Elle résista à la tentation de lire dans l’esprit de Sirri, sentant que celle-ci voulait attendre qu’elles aient rejoint les autres orateurs pour révéler le contenu du message qui la perturbait tant. Je lui fais confiance. Je sais quelle ne me cache rien, et qu’elle a ses raisons de ne pas parler tout de suite. Les deux femmes atteignirent l’entrée de la tonnelle. Sans un mot, Sirri écarta le rabat. Les orateurs des quatorze autres tribus se trouvaient déjà à l’intérieur. Ils se levèrent pour saluer Auraya, et celle-ci perçut une circonspection nouvelle dans leur façon de la traiter. Sirri désigna l’un des deux tabourets libres à la jeune femme, puis s’assit sur l’autre. Elle balaya l’assemblée du regard avant de reporter son attention sur Auraya. — Auraya des Blancs, commença-t-elle. Je vous ai raconté qu’il y a un mois, de gros oiseaux noirs avaient attaqué la tribu de la Crête du Soleil. Vous en souvenez-vous ? — Oui. Un des chasseurs affirmait avoir aperçu une terrestre dans les parages. Sirri opina. — Depuis, nous n’avons pas revu ces oiseaux, bien que certains d’entre nous les aient cherchés discrètement. Mais la femme est réapparue. (Elle jeta un coup d’œil au chef de la tribu des Montagnes Jumelles.) Une fillette lui a parlé. Nous n’avons aucune raison de douter de son récit ; ce n’est pas une enfant qui aime à inventer des histoires. Elle dit l’avoir rencontrée près de son village. La femme lui a demandé de nous transmettre un message contenant des excuses pour l’attaque subie par les chasseurs. Elle a affirmé que c’était un accident, quelle n’avait pas compris ce que faisaient ses oiseaux avant qu’il soit trop tard, et que ses véritables intentions étaient de lier amitié avec nous. Puis elle vous a vue passer. (Sirri planta son regard dans celui d’Auraya.) Et elle a changé d’avis. Elle a décidé de quitter Si, après avoir demandé à l’enfant de porter à son chef un message légèrement différent. Elle a dit que si nous nous allions avec les Circliens, nous nous ferions un ennemi encore plus puissant. Auraya frémit. — À quoi ressemblait cette terrestre ? — Elle avait la peau sombre. Elle semblait jeune et robuste. — Et sa tenue ? — Elle portait des vêtements noirs et un pendentif en argent. Le frémissement se mua en frisson glacial. — Ah. — Vous avez déjà entendu parler de cette femme ? s’enquit Sirri. Auraya secoua la tête. — Non, mais j’ai rencontré des gens comme elle. Il se peut quelle appartienne à un culte originaire d’Ithanie du Sud. Je dois en parler à Juran. Fermant les yeux, elle appela son aîné. — Oui ? répondit celui-ci. — Je crois qu’une Pentadrienne rôde à Si. Auraya lui rapporta ce qu’elle venait d’apprendre. — Un homme avec des vorns, une femme avec des oiseaux… Il y a deux femmes parmi les cinq chefs que nos espions ont identifiés. — Que dois-je dire aux Siyee ? — La vérité. Toute l’Ithanie du Nord sera bientôt au courant pour ces sorciers. Cela pourrait les pousser à signer le traité d’alliance. Auraya étouffa un soupir et rouvrit les yeux. Dans quoi suis-je en train d’entraîner ces gens ? se demanda-t-elle pour la centième fois. D’un autre côté… à quel sort les abandonnerais-je si je ne tentais pas de les persuader d’accepter notre protection ? Du regard, elle balaya les orateurs à la mine anxieuse. — Juran et moi pensons connaître la nature de cette femme, de la même façon qu’elle a identifié la mienne à vue. C’est une sorcière pentadrienne. Nous avons déjà rencontré deux de ses semblables. Le premier est arrivé à Toren avec une meute de vorns – des créatures plus grosses, avec un poil plus foncé que leurs cousins sauvages, et qui semblent obéir aux ordres mentaux. Apparemment, le seul dessein de leur maître consiste à semer la terreur et la mort sur son passage. Rian l’a débusqué et affronté. Quand il s’est rendu compte qu’il ne gagnerait pas, son adversaire s’est enfui. » Le second sorcier n’était pas accompagné par des animaux. Auraya se revit clouée au mur par un pouvoir supérieur au sien, et elle frémit de peur rétrospective. Prenant une grande inspiration, elle repoussa à la fois ses souvenirs et l’angoisse qu’ils suscitaient. — … Sinon par un reyna ordinaire. À notre connaissance, il n’a fait de mal à personne. J’ai été envoyée pour aider Dyara à le trouver, mais lui aussi nous a échappé. — Que veulent ces sorciers ? interrogea un orateur. Auraya grimaça. — Je l’ignore. Une chose est sûre, ils détestent les Circliens. Ils nous traitent d’hérétiques. — Qui vénèrent-ils ? — Cinq dieux, comme nous, mais les leurs ne sont pas réels. — Peut-être est-ce la raison pour laquelle ils défendent si férocement leurs croyances, murmura Dryss. — Pourquoi cette sorcière est-elle venue à Si ? demanda un autre orateur. — Pour la même raison qu’Auraya : pour nous proposer une alliance, répondit quelqu’un. — En nous agressant ? — Elle a dit que c’était une erreur. Qu’elle voulait devenir notre amie. — Jusqu’à ce qu’elle voie Auraya. Plusieurs des orateurs tournèrent la tête vers la jeune femme. Celle-ci soutint leur regard, espérant qu’elle paraissait plus confiante qu’elle ne l’était réellement. — Elle nous a menacés, rappela Dryss. (Il grimaça.) Je crains que nous soyons forcés de choisir entre deux grandes puissances. Quoi que nous fassions, nous allons être confrontés à des changements inévitables. — Vous n’êtes pas obligés de choisir, fit remarquer Auraya. Vous pouvez décider de rester à l’écart des autres nations. — Pour mourir lentement de faim, ou nous faire éradiquer par ces colons terrestres ? répliqua quelqu’un. Vous parlez d’une solution ! — Nous pouvons combattre les envahisseurs à présent, intervint une jeune oratrice. Grâce à ce lanceur de fléchettes. Nous n’avons plus besoin de nous allier avec quiconque ! D’autres voix protestèrent avec véhémence. Auraya leva les mains pour réclamer le silence. — Si vous le souhaitez, je peux m’en aller. Après mon départ, vous n’aurez qu’à inviter cette sorcière à revenir. Découvrez ce qu’elle attend de vous et ce qu’elle vous offre en retour. Mais, je vous en prie, soyez prudents. Peut-être n avait-elle pas l’intention de faire du mal à vos chasseurs, mais je sais qu’au moins un de ses semblables est un homme cruel, qui dispense la mort et la douleur pour le plaisir. Je détesterais que les Siyee souffrent entre ses mains. — Peut-être était-ce un hors-la-loi. Peut-être est-il venu en Ithanie du Nord parce qu’il avait été chassé de chez lui, argua la jeune oratrice. — Au moins, ces Pentadriens ne nous ont jamais volé de terres, murmura quelqu’un d’autre. — Probablement parce qu’ils n’ont pas de frontière commune avec nous, fit valoir Sirri. Auraya frémit. — Ils en ont une maintenant. Tous les orateurs se tournèrent vers elle, les sourcils froncés. — Hier, l’empereur de Sennon a signé un traité d’alliance avec les Pentadriens. Et Sennon possède une frontière commune avec vous, si petite soit-elle. — De leur côté, il n’y a que du désert. — Sauf à l’endroit où se termine le désert et où commencent les montagnes, intervint un homme qui avait gardé le silence jusque-là. Il y a plusieurs communautés de terrestres le long de la côte. Tous les orateurs se turent et baissèrent les yeux. Auraya éprouva une bouffée de compassion pour eux comme elle les sentait se débattre contre leurs craintes. — Bon peuple de Si, dit-elle tout bas. Je regrette que vous soyez confrontés à des temps si durs et des choix si difficiles. Je ne peux pas prendre de décision à votre place. Je ne peux pas vous dire à qui faire confiance. Jamais je n’oserais vous forcer à vous ranger d’un côté plutôt que de l’autre. Je crois que lorsque les dieux nous ont demandé de chercher des alliés à travers l’Ithanie, ils souhaitaient simplement nous voir tous unis et en paix. Peut-être entrevoyaient-ils un conflit à venir. Je l’ignore. Je sais juste que nous serions honorés que le peuple de Si se tienne à nos côtés, dans la guerre comme dans la paix. Sur ces mots, elle se leva, salua ses hôtes du menton et sortit. Comme elle s’éloignait de la tonnelle, elle entendit des voix étouffées. Elle ne put distinguer les mots prononcés, mais ses Dons lui rapportèrent la teneur des propos. — Que ça nous plaise ou non, nous sommes impliqués là-dedans… Même si je ne comprends pas encore bien de quoi il s’agit au juste. Je suggère que nous choisissions un camp : isolés, nous sommes certains de périr. Il y eut une pause, puis : — Si nous devons faire confiance à quelqu’un, sera-ce à la personne qui est venue en secret, en amenant des oiseaux dangereux, ou à celle qui a attendu d’y être invitée ? Et enfin : — C’est Huan qui nous a créés. Ces Pentadriens la vénèrent-ils ? Non. Je choisis les Blancs. CHAPITRE 25 Dans l’obscurité, c’était tout juste si Leiard parvenait à distinguer la silhouette des arbres et des plantes qui 1 entouraient. Jayim et – lui auraient aussi bien pu se trouver au milieu de la forêt. Seul le manque de bruits familiers gâchait l’illusion et trahissait le fait qu’ils étaient sur le toit de la maison des Boulanger. — La forêt me manque, se rendit brusquement compte Leiard. Le silence, la quiétude me manquent. La paix du corps et de l’esprit. La sécurité. — Alors, retournes-y, imbécile. Leiard ignora les paroles acides qui venaient de résonner dans sa tête. Cette voix n’est que l’écho d’un sorcier mort depuis des lustres, se remémora-t-il. Si je l’ignore, elle finira par s’en aller. Il reporta son attention sur Jayim. Habitué à ses longues pauses, le jeune homme attendait patiemment. — La magie peut servir à soigner les gens de maintes façons, reprit Leiard. Les Dons que je t’enseigne se répartissent en trois niveaux de difficulté. Le premier implique des actions simples : pincer un vaisseau sanguin pour arrêter une hémorragie, cautériser une plaie, réduire une fracture… Le deuxième concerne des interventions plus complexes ; par exemple : encourager ou décourager un flux sanguin, stimuler et guider le processus de guérison, bloquer la douleur. Le troisième niveau fait appel à des Dons si sophistiqués qu’il faut des années pour apprendre à les maîtriser – si l’on y parvient jamais. Seuls un ou deux Tisse-Rêves de chaque génération en ont le potentiel. Ces Dons nécessitent une transe de concentration et une connaissance parfaite de toutes les fonctions corporelles. Ils permettent de réaligner n’importe quels tissus, de faire disparaître une plaie sans laisser de cicatrice, de rendre la vue à un aveugle et sa fertilité à une femme stérile. — Permettent-ils de ressusciter les morts ? — Non. Pas ceux qui sont vraiment morts. Jayim fronça les sourcils. — Comment peut-on n’être « pas vraiment mort » ? — Il existe des façons de… Leiard s’interrompit et se tourna vers l’escalier. Il venait d’entendre un léger bruit de pas. Deux personnes montaient. Une lampe apparut par l’ouverture, déversant un flot de lumière jaune sur le toit. Tanara se dirigea vers Leiard et Jayim, suivie par une silhouette distinguée que le Tisse-Rêves connaissait bien. — Leiard ?appela-t-elle sur un ton hésitant. Vous avez un visiteur. — Danjin Pique. (Leiard se leva.) Qu’est-ce qui vous… ? — Venez plutôt discuter à l’intérieur, coupa Tanara. Il fait trop froid pour recevoir dehors. Leiard acquiesça. — Vous avez raison. Tanara les poussa vers l’escalier, et de là dans la salle commune chauffée par des braseros. Puis elle entraîna Jayim pour l’aider à préparer des boissons chaudes. Danjin s’installa dans un fauteuil en soupirant. — Vous semblez fatigué, conseiller, fit remarquer Leiard. — Je le suis, admit Danjin. Ma femme et moi espérions que j’aurais plus de temps libre pendant l’absence d’Auraya, mais je crains que ce soit tout le contraire. Et vous, comment allez-vous ? — Je suis très occupé par la formation de Jayim. — Sauf la nuit, dont tu profites pour t’adonner à des rêveliens érotiques avec une des Blancs, chuchota Mirar. Je me demande ce que ton ami en penserait ? La maîtresse qu’il aime comme une fille, couchant avec un Tisse-Rêves… Tanara revint avec deux chopes fumantes, pleines de tintra épicé. Danjin en sirota une gorgée et sourit. — Ah, merci, Ma-Boulanger. Cela est extrêmement bienvenu. Il fait si froid dehors… — N’est-ce pas ?acquiesça Tanara en jetant un regard entendu à Leiard. Par un temps pareil, il faut être fou pour faire cours sur un toit. — Mère ! protesta Jayim depuis la pièce voisine. Je te l’ai déjà dit une centaine de fois : Leiard m’a appris comment me réchauffer avec de la magie. Tanara renifla, puis sourit à Danjin. — Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à m’appeler. Lorsque la porte se fut refermée derrière elle, Leiard se tourna vers Danjin. Le commentaire de Mirar lui avait rappelé qu’il ne savait pas grand-chose de la façon dont progressait la mission d’Auraya. Durant leurs rêveliens, ils parlaient très peu de travail. Ils avaient… d’autres préoccupations. — Alors, comment va Auraya ?s’enquit-il. Danjin sourit. — Elle se plaît énormément à Si. Pour ce qui est de la réussite de sa mission… (Il secoua la tête.)… Rien n’est encore certain. Les orateurs – les dirigeants des Siyee – veulent que toutes les tribus se mettent d’accord avant de signer quoi que ce soit. Durant le premier Rassemblement, quelques-unes des tribus se sont prononcées contre une alliance avec les Blancs. Mais Auraya espère que deux nouvelles révélations les feront changer d’avis. La première, c’est la menace d’une guerre imminente. La seconde tient davantage de la coïncidence opportune. Un des Siyee a créé une arme qui leur permettra de frapper leurs ennemis depuis les airs, ce qui devrait faire d’eux une force martiale efficace. Ils procéderont à un nouveau Rassemblement dans une semaine pour prendre leur décision. Une arme ?songea Leiard. L’idée que les Siyee puissent devenir un peuple guerrier le consternait. Il s’était toujours réjoui de penser qu’il existait au moins une race pacifique dans le monde. Une race pacifique créée par Huan, marmonna Mirar. Tu ne trouves pas ça ironique ? — Auraya m’a demandé de vous rendre visite, ajouta Danjin en vidant sa chope de tintra. Leiard sourit. — Ainsi, elle ne nous a pas encore oubliés. — Non. (Danjin gloussa.) Je soupçonne que sans ses responsabilités, elle voudrait s’installer à Si. — Elle est sous le charme, opina Leiard. Ça arrive souvent aux gens qui voyagent pour la première fois. Ils découvrent un endroit et ils en tombent amoureux. Ils pensent que tout y est parfait. Mais au bout d’un moment, ils finissent par comprendre que là comme ailleurs, il y a du bon et du mauvais. Danjin dévisagea le Tisse-Rêves avec une expression étrange. Leiard sentit de la surprise et un respect nouveau émaner de lui. — J’ai remarqué le même phénomène durant la brève période où j’ai été marchand, mais aussi, plus tard, durant ma carrière de messager et de négociateur. (Danjin baissa les yeux vers sa chope vide, puis la posa sur le côté.) Je dois rentrer chez moi. Il est tard et ma femme m’attend. (Il se leva.) Remerciez notre hôtesse de ma part pour le tintra. — Je n’y manquerai pas, lui assura Leiard. Il raccompagna le conseiller jusqu’à la porte. Comme ils atteignaient celle-ci, Danjin hésita, fronça les sourcils et jeta un coup d’œil presque furtif à Leiard. Le Tisse-Rêves perçut son brusque changement d’humeur. Danjin voulait lui dire quelque chose. Le mettre en garde, peut-être. Mais contre quoi ? Sans un mot, le conseiller ouvrit la porte. — Demande-lui s’il y a autre chose, exigea Mirar. — Non, répliqua Leiard. S’il pouvait m’en parler, il l’aurait fait. — Tu ne peux pas en être certain. Nous savons tous les deux que sa famille a toujours détesté les Tisse-Rêves. Si tu refuses de lui poser la question, je vais le faire moi-même. Leiard sentit quelque chose lui échapper, comme s’il avait voulu rattraper un objet qui tombait et n’avait réussi qu’à le laisser glisser entre ses doigts. Sa bouche s’ouvrit sans qu’il l’ait souhaité. — Il y a autre chose, n’est-ce pas ? Danjin pivota et le fixa d’un air surpris. Pas aussi surpris que moi, songea Leiard. Il tenta de reprendre le contrôle de son corps, mais ne l’ayant jamais perdu auparavant, il ne savait pas comment faire. — Quelque chose vous tracasse, insista Mirar, soutenant le regard de Danjin avec les yeux de Leiard. Quelque chose d’important. Une menace potentielle envers mon peuple. Danjin garda un silence pensif. De toute évidence, il réfléchissait à ce qu’il allait dire, et, de toute évidence, il n’avait pas conscience du changement survenu en Leiard. Il poussa un petit soupir et leva les yeux. — Si votre peuple a des raisons de craindre les Pentadriens, à votre place, je lui conseillerais de fuir Sennon, murmura-t-il. C’est tout ce que je peux vous dire. Mirar acquiesça. — Merci. Pour la visite et pour l’avertissement. Danjin carra les épaules. — Je serais venu plus tôt si j’avais pu. (Il inclina la tête.) Bonne nuit, conseiller Tisse-Rêves Leiard. À l’instant où Leiard entendit son nom, il sentit s’estomper l’emprise de Mirar sur son corps. Revenu aux commandes, il vacilla sous le choc. Danjin le fixait comme s’il attendait quelque chose. — Bonne nuit, balbutia-t-il. Il regarda le conseiller d’Auraya se diriger vers une platène couverte et monter à l’intérieur. Comme le conducteur lançait son arem au trot, il referma la porte, s’adossa au mur et poussa un long soupir. Son cœur battait follement. — Que vient-il de se passer ? Mirar garda le silence. — L’écho d’un souvenir a pris le contrôle de mon corps, répondit Leiard à sa place. Cela peut-il se reproduire ? Mirar risque-t-il de me supplanter définitivement ? Il comprit qu’il n’en avait pas la moindre idée. Je dois trouver quelqu’un qui pourra me renseigner. Mais qui ? Il eut un sourire grimaçant. La Tisse-Rêves Arleej. Si la chef de notre ordre ne sait pas, personne ne saura. Un mouvement dans l’encadrement d’une porte le fit sursauter, mais ce n’était que Tanara. Elle le dévisagea d’un air inquiet. — Ça va, Leiard ? Il prit une profonde inspiration. — Oui. Je suis juste fatigué. Je… je monte me coucher. Tanara opina et sourit. — Je vais le dire à Jayim. Faites de beaux rêves. Leiard s’attendait à une réponse moqueuse de Mirar, mais la présence dans son esprit ne se manifesta pas. En passant devant Tanara, il marqua une pause. — Danjin m’a demandé de vous remercier pour le tintra. Tanara sourit. — Il a l’air d’un brave homme. Rien à voir avec ce que j’ai entendu sur la famille Pique. — En effet, acquiesça Leiard. — Bonne nuit. Arrivé dans sa chambre, il ôta son gilet et s’allongea sur son lit. Tous les Tisse-Rêves apprenaient des exercices mentaux conçus pour accélérer la transition vers l’état onirique. Néanmoins, plus de une heure s’écoula avant que la chef de leur ordre réponde à l’appel de Leiard. Il supposa qu’elle venait juste de s’endormir. — Leiard ? — Oui. Vous vous souvenez de moi ? — Bien sûr. Comment oublier un Tisse-Rêves qui possède autant des souvenirs de Mirar ? — Croyez-moi, c’est quelque chose que je commence à regretter. — Vraiment ? Pourquoi donc ? Leiard expliqua ce qui venait de se passer et sentit grandir l’inquiétude de son interlocutrice. — Combien de fois as-tu communié avec ton élève ? — Une ou deux fois, répondit-il évasivement. Il est encore un peu tôt pour ça. — Tu répugnes à le faire, devina Arleej. — Oui, admit Leiard. J’ai… Je suis dépositaire d’un secret que je n’ose pas prendre le risque de lui révéler. — Je vois. Dans ce cas, tu dois trouver un autre partenaire. Quelqu’un en qui tu as confiance. Tu dois communier. Sans cela, je crains que tu perdes ton identité. Tu ne seras ni toi-même ni cette manifestation de Mirar, mais un mélange des deux. Et probablement à moitié-fou. — Je ne connais personne… — Il y a d’autres Tisse-Rêves à Jarime. L’un d’eux suffira-t-il ? — Peut-être. Leiard marqua une pause. J’ai encore une chose à vous dire. J’ai parlé avec Danjin Pique ce soir. Il m’a prévenu que les Tisse-Rêves de Sennon étaient peut-être en danger. — Il faisait sûrement allusion à l’alliance entre Sennon et les Pentadriens. — Ah. — Oui. Nous n’avons rien à craindre des Pentadriens. Ils ont toujours bien traité les Tisse-Rêves. Quand tu reverras ce conseiller, dis-lui de rappeler aux Blancs que nous restons toujours neutres en cas de guerre. Si un conflit armé éclate, nous soignerons les blessés des deux camps, comme nous l’avons toujours fait. — Entendu. Pensez-vous qu’il va y avoir une guerre ? — Plus j’en apprends sur ces Pentadriens, plus je redoute que ce soit inévitable. Arleej hésita un instant. Que sais-tu d’eux ? — Je ne possède pas de souveliens sur le sujet, répondit Leiard. Tout ce que je sais, je le tiens des commentaires d’Auraya et des rumeurs qui circulent à Jarime. Leurs dieux sont-ils réels ? — Personne ne peut l’affirmer. Bien entendu, les Circliens supposent que non. Quand bien même ils auraient raison, ça ne rend les Pentadriens que marginalement moins dangereux. — Marginalement, c’est toujours ça de pris. — Certes. Maintenant, je dois te laisser. J’ai d’autres Tisse-Rêves à contacter. Prends soin de toi, Leiard. Et réfléchis à ce que je t’ai dit. Le contact se brisa comme Arleej détournait son esprit. Leiard se laissa dériver dans le néant. Il savait que les conseils de son aînée étaient censés, mais il redoutait leurs conséquences. S’il laissait entrevoir son secret à un autre Tisse-Rêves, celui-ci le transmettrait au Tisse-Rêves suivant avec lequel il communierait, et, bientôt, tous les membres de leur culte seraient au courant… — Leiard ? Son cœur bondit dans sa poitrine comme il reconnaissait la voix mentale d’Auraya. Il se projeta avidement vers elle. Il est impossible d’effacer ce que nous avons fait, songea-t-il. Alors, autant en profiter tant que nous le pouvons encore. Réchauffée et détendue par l’heure qu’elle venait de passer dans son bain, Emerahl regagna sa chambre en se félicitant de la manière dont sa situation s’était améliorée. Elle était toujours une prostituée, mais une prostituée bien nourrie, avec de meilleurs clients. Et elle gagnait plus d’argent, même si Rozéa insistait pour en conserver une grande partie en son nom. Emerahl avait déjà joué les catins deux fois durant sa longue vie, et ce n’était pas un rôle qu’elle appréciait particulièrement. Elle grimaça en repensant à sa première expérience, plus de cinq siècles auparavant. Trois puissants sorciers l’avaient traquée à travers toute l’Ithanie pour lui arracher le secret de l’immortalité – alors qu’ils étaient bien trop faibles pour prétendre à celle-ci. Individuellement, ils ne faisaient pas le poids face à elle, mais, ensemble, ils représentaient une menace importante. Mue par le désespoir, Emerahl avait changé d’apparence et adopté une couverture sous laquelle ils ne penseraient jamais à la chercher, la jugeant beaucoup trop fière pour s’abaisser à la prostitution. Et de fait, chacune de ses passes l’avait profondément blessée dans son orgueil. Comment une immortelle dans son genre pouvait-elle se trouver réduite à vendre son corps à des hommes qui ne la considéraient que comme un divertissement passager ? La triade avait fini par disparaître après qu’un des sorciers eut tué les deux autres. Emerahl ne l’avait appris que deux ans plus tard – deux ans d’humiliations qu’elle n’était pas obligée d’endurer. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Dans la rue, les gens se fichent des sorciers étrangers. Ce genre de nouvelle voyage lentement. Elle soupira. Les gens supposaient toujours que les immortels devaient savoir beaucoup de choses. Ils s’attendaient qu’elle soit capable de leur décrire des événements historiques comme si elle en avait été témoin. En vérité, pendant le plus gros de sa vie, Emerahl avait vécu en recluse, à l’écart des luttes de pouvoir et de ceux qui les livraient. C’était un choix de sa part. La puissance et la gloire avaient perdu tout attrait pour elle durant son premier siècle d’existence. La deuxième fois qu’elle s’était tournée vers la prostitution, ça avait été pour échapper aux deux. Elle s’était installée dans un village isolé où, comme à son habitude, elle avait commencé à soigner les habitants. Le ruisselet de visiteurs s’était rapidement changé en torrent, et le village était devenu riche. Au début, Emerahl avait été flattée ; elle s’était dit qu’elle faisait encore plus de bien à encore plus de gens. Parce qu’elle protestait souvent qu’elle n’était, après tout, qu’une vieille mégère, elle avait reçu le sobriquet affectueux de Mégère. Quelques personnes avaient proposé de l’aider à mettre en place un logement pour les malades venus de loin. Bientôt, elles s’étaient mises à leur extorquer de l’argent. Fatiguée de leur cupidité et de leur fanatisme, Emerahl s’était enfuie. Mais elle avait sous-estimé sa célébrité. Même dans les endroits les plus reculés, les gens avaient entendu parler de la Mégère. Ses fidèles la guettaient partout, et quand l’un d’eux la repérait, la nouvelle se propageait à toute vitesse. La seconde fois, c’était l’anonymat de la prostitution qui l’avait attirée. Mais elle n’avait pas tapiné longtemps. Mirar l’avait trouvée. Emerahl sourit par-devers elle en se rappelant combien il était populaire auprès de la gent féminine, et combien il avait été surpris de découvrir sa nouvelle activité. Il comprenait qu’elle ait voulu se retirer de l’humanité, mais, selon lui, ce n’était pas bon du tout pour elle. Il l’avait emmenée dans les montagnes inexplorées, bien avant que celles-ci soient colonisées par les Siyee. Il avait été son amant et son ami, mais jamais il ne lui avait fait perdre la tête. — Jade, souffla quelqu’un. Emerahl leva les yeux. Deux de ses collègues se tenaient au bout du couloir. La première répondait au nom de Feuille ; c’était une femme d’âge mûr chaleureuse, qui gérait les filles pour Rozéa et avait fait visiter les lieux à Emerahl lorsque celle-ci était arrivée. L’autre était la favorite du bordel : Clair de Lune, une beauté aux courbes voluptueuses, aux cheveux sombres, à la peau pâle et aux yeux violets. Pour l’instant, ces yeux détaillaient Emerahl au-dessus d’un nez fin plissé de dégoût. — Panilo vient d’arriver, annonça Feuille comme Emerahl les rejoignait. Il te demande. Clair de Lune haussa les sourcils. — Alors, c’est la tapineuse dont Panilo s’est entiché. (Elle soutint le regard d’Emerahl.) Ne t’attache pas trop à lui. Il ne s’intéresse jamais très longtemps à la même fille. La jeune femme irradiait l’amertume. — J’imagine que tu parles d’expérience, répliqua calmement Emerahl. La colère fit flamboyer les yeux de Clair de Lune. — Être l’objet des bontés de Panilo, c’est bien la seule chose que j’aie en commun avec toi. Emerahl sourit, amusée qu’elle se soit vexée si rapidement. — En effet, je doute que nous ayons grand-chose en commun. Excuse-moi, mais je… Elle s’interrompit. Ses perceptions lui rapportaient un autre fait au sujet de Clair de Lune. Elle les focalisa sur le ventre de la jeune femme. Quelque chose bougeait là-dedans. — J’ai un client qui m’attend, acheva Emerahl. Se détournant, elle regagna sa chambre. Avant d’ouvrir la porte, elle regarda derrière elle. Clair de Lune s’était penchée pour chuchoter quelque chose à l’oreille de Feuille. Une de ses mains était posée sur son ventre, et l’inquiétude crispait son visage. Donc, elle est enceinte, songea Emerahl. Je pourrais utiliser sa grossesse pour gagner sa confiance, ou pour affaiblir sa position si elle me crée des problèmes. Elle secoua la tête. Mieux vaut l’ignorer. Je ne veux pas attirer trop d’attention sur moi. Comme elle entrait dans sa chambre, elle vit que les deux filles avec lesquelles elle logeait étaient réveillées. — Regarde, Jade. La marée est remontée, lança Braise en désignant l’autre jeune femme. La dénommée Marée leva les yeux au ciel. — Tu vas arrêter, oui ? Ce n’est plus drôle maintenant. Emerahl gloussa et se faufila le long des lits jusqu’à l’assortiment de longues tuniques suspendues à des crochets contre le mur du fond. Elle en prit une verte, taillée dans un tissu du siècle précédent qui brillait comme du métal poli et était merveilleusement doux au toucher. — Panilo est là ? demanda Marée. — Oui. Braise grimaça et se laissa retomber sur son lit, ses cheveux jaune vif étalé sur l’oreiller. — J’ai entendu dire qu’il était gentil, mais il vient beaucoup trop tôt à mon goût. Emerahl ôta son peignoir et enfila la tunique verte. — Je n’ai pas l’habitude de dormir toute la journée et de rester debout toute la nuit. Donc, ça me convient parfaitement. Marée s’avança et ôta un morceau de fil de la tunique. — Garde-le le plus longtemps possible, conseilla-t-elle. Il est gentil et riche. — Je ferai de mon mieux. (Emerahl se dirigea vers la porte, puis s’arrêta et jeta un coup d’œil à ses compagnes de chambrée.) Comment sont mes cheveux ? — Magnifique, répondit Braise. Et maintenant, dépêche-toi d’aller retrouver Panilo avant qu’une autre fille te le fauche. Emerahl grimaça et sortit d’un pas vif. Après avoir longé quelques couloirs, emprunté quelques escaliers et franchi quelques portes, elle pénétra dans une grande salle commune richement décorée. Le haut plafond, les tentures de bon goût et les frises sur les colonnes donnaient une impression de respectabilité. Par la fenêtre qui ouvrait sur le toit, un morceau de ciel bleu se reflétait dans le bassin en contrebas. Sur les murs, des fresques montraient des hommes et des femmes en train de faire l’amour. Emerahl avait rarement le temps de les examiner, mais, durant chacune de ses visites, elle avait aperçu des scènes qui l’intriguaient – dont certaines anatomiquement fort improbables. Comme elle entrait, Panilo leva les yeux vers elle. Il se redressa aussitôt, souriant. — Emmea. — Jade, corrigea-t-elle en posant un doigt sur ses lèvres. — D’accord, Jade. Mais je préférais Emmea. Emerahl jeta un coup d’œil aux deux autres occupants de la pièce. L’un d’eux se prélassait sur un banc avec l’air d’attendre quelqu’un. Un petit groupe de filles roucoulantes entourait l’autre. Mais tous deux fixaient Emerahl. Leur admiration non dissimulée fit courir un frisson de plaisir et d’angoisse mêlés le long de son échine. Je devrais peut-être me donner l’air un peu plus terne, songea-t-elle. Il ne faut pas que je me fasse trop remarquer… — Ne te laisse pas impressionner, murmura Panilo. Galero n’a pas les moyens de s’offrir une fille comme toi, et Yarro ne veut que la favorite de la maison – une position que, par chance pour moi, tu n’as pas encore atteinte. Emerahl lui sourit, appréciant le compliment et se demandant combien Rozéa lui faisait payer. — Sortons d’ici, que je puisse vous avoir pour moi toute seule. Elle l’entraîna vers une porte qui donnait sur la partie du bordel consacrée à la réception des clients. Feuille lui avait dit de prendre une des suites luxueuses quand elle était avec Panilo, et une chambre plus modeste pour recevoir le reste de ses clients. Du coup, Emerahl se demandait quelle position Panilo occupait exactement dans la société torennaise. Il devait vraiment être haut placé… — Un bain ? proposa-t-elle. Chacune des suites luxueuses était équipée d’une grande baignoire. Panilo secoua la tête. — Après. (Il passa ses mains dans les cheveux d’Emerahl et scruta son visage.) Tu es si belle, Emmea. Je suis content que Rozéa t’ait amenée ici, même si ça me coûte deux fois plus cher pour passer du temps avec toi. Emerahl sourit et le poussa vers le lit. — Moi aussi, je suis contente. C’est beaucoup plus confortable que le banc d’une platène. Et ici, je peux prendre mon temps… Elle se mit à défaire les lanières de sa tunique avec une lenteur exagérée. Panilo gloussa. — Pas trop non plus, dit-il en tendant la main pour l’aider. J’ai encore une réunion tout à l’heure. Encore une réunion ? Emerahl tenta d’étouffer sa curiosité en se concentrant sur son travail. Mais le commentaire de Panilo s’attardait dans son esprit. Il était venu la voir chaque soir depuis son arrivée au bordel, et, chaque soir, il avait mentionné une réunion. Emerahl était de plus en plus certaine que quelque chose d’important se préparait – une chose dont seuls les nobles de la ville et les putes avec lesquelles ils couchaient étaient au courant. À force de s’entraîner sur ses clients et sur les autres filles, elle avait fini par retrouver sa capacité à lire les émotions d’autrui. Pour l’instant, c’était l’anxiété et l’attente qui dominaient dans le bordel. Elle était certaine que Panilo savait ce qui se tramait. Il était temps qu’il le lui révèle. Après coup, lorsque son client fut en train de se détendre dans son bain, Emerahl réfléchit au meilleur moyen de lui soutirer des informations. Panilo n’était pas du genre à jouer sur les mots, et il préférait l’honnêteté à la duplicité. Une question ouverte suffirait peut-être. — Alors, pourquoi toute la ville est-elle en émoi ? demanda Emerahl sur un ton léger. Panilo la fixa d’un air consterné. Elle voulut s’excuser, mais il la fit taire d’un geste. — Ça ne me dérange pas que tu poses la question, mais… (Il soupira.) Ce n’est pas un sujet plaisant. Rien que cette semaine… Soudain, il semblait très fatigué. — Navrée, murmura Emerahl. Je vous ai gâché la soirée en vous rappelant vos préoccupations. Laissez-moi me racheter. Elle passa derrière lui et commença à lui masser les épaules. — Tu n’as rien gâché du tout, grimaça Panilo. Ma soirée ne dégénérera que lorsque je serai forcé de te quitter. (Il marqua une pause, puis haussa les épaules.) Je suppose que tu finiras bien par l’apprendre. Me promets-tu de garder ça pour toi ? — Évidemment. Mais ne me dites rien si vous n’en avez pas envie. — Oh, j’en ai envie. Il faut que j’en parle à quelqu’un, et ma femme n’est pas du genre à me prêter une oreille attentive. — Votre femme, hein ? — Dans ce cas, je dois vous mettre en garde, dit gravement Emerahl. Panilo sursauta. — Contre quoi ? demanda-t-il sur un ton vif. — Je crois que la moitié des autres filles ont juré de garder le même secret. Il éclata de rire. — Je n’en doute pas. (Il se mit à fredonner tout bas.) C’est drôlement bon, ce que tu me fais… Une longue pause suivit. Puis Emerahl sentit les muscles des épaules de Panilo se crisper de nouveau. — Les Blancs nous ont demandé de préparer notre armée en vue d’une guerre, lâcha-t-il soudain. — Une guerre ? Un mélange de consternation et d’espoir s’empara d’Emerahl. Les guerres amenaient du danger, mais aussi des opportunités. Pour elle, peut-être une chance de quitter la ville. — Contre qui ? — Les Pentadriens. Emerahl hésita. Panilo avait été surpris qu’elle ne sache pas qui étaient les Blancs. Devait-elle admettre qu’elle ne savait pas non plus qui étaient ces Pentadriens ? — Tu te demandes qui ils sont, n’est-ce pas ? devina son client. Je ne peux pas te le dire exactement. Tout ce que je sais, c’est qu’ils font partie d’un culte originaire du continent sud. Ils ont réussi à persuader Sennon de s’allier avec eux. — Et ils ont l’intention d’envahir Toren ? — Ils ont l’intention d’envahir toute l’Ithanie du Nord. Et de se débarrasser de tous les Circliens. Ils les haïssent. — Pourquoi ? — Je l’ignore. Je crois que personne ne le sait. Moi, je vois bien deux ou trois explications possibles, songea Emerahl. Les Circliens ont donné à des tas de prétendus « hérétiques » toutes les raisons du monde de les haïr. Qui sait ce qu’ils ont fait aux Pentadriens ? — Il semble donc que je doive marcher au combat dans quelques semaines, poursuivit Panilo. À la tête de mon propre bataillon. Mais qu’est-ce que j’y connais, à la guerre ? Rien. C’est tout ce que quiconque devrait y connaître, songea tristement Emerahl. Pauvre Panilo. On dirait que mon meilleur client risque de disparaître un moment – et de ne jamais revenir. — Vous n’aurez probablement pas grand-chose à faire, si ce n’est transmettre les ordres à vos hommes, lui dit-elle sur un ton apaisant. Le roi prendra toutes les décisions pour Toren. Panilo acquiesça. — En suivant les instructions des Blancs. Les Blancs. Bien entendu. Quasiment tous les prêtres seront appelés à se battre. Il n’en restera plus assez pour surveiller les portes de la ville. Je serai libre de quitter Porin. Plus que quelques semaines à attendre. Panilo se redressa. — Comment pourrions-nous perdre alors que les dieux sont de notre côté ? Après tout, ces Pentadriens ne sont que des hérétiques. — C’est vrai. (Emerahl sourit, s’appuya contre le dos de son client et lui enveloppa la poitrine de ses bras.) Promettez-moi qu’à votre retour, vous me raconterez tout. CHAPITRE 26 Depuis qu’il avait fait la démonstration de son harnais, Tryss se réveillait toujours de bonne heure. Parfois, il se levait sans faire un bruit et sortait discrètement de la tonnelle familiale pour aller chasser ; parfois, il restait allongé, guettant les bruits qui indiqueraient que ses parents étaient debout. Aujourd’hui, il avait décidé de traîner au lit. Il s’était couché tard la veille ; tout ce qu’il avait envie de faire, c’était somnoler encore un bon moment. Ses pensées revinrent vers les conversations du soir précédent. Sreil, le fils de l’oratrice Sirri, lui avait dit que tous les jeunes gens des autres tribus avaient hâte d’essayer son invention, mais que les orateurs leur avaient ordonné de ficher la paix à Tryss. Ils voulaient s’assurer qu’aucune tribu ne soit favorisée par rapport aux autres. Sirri avait alors suggéré qu’on forme un groupe avec un homme de chaque tribu, qui se chargerait de montrer aux autres ce que Tryss lui avait appris. Mais Tryss n’était pas certain que ce soit une bonne idée. Ce n’était pas la façon la plus rapide de procéder, et probablement pas la plus fiable. Si un de ces hommes le comprenait de travers, il transmettrait ses erreurs au reste de sa tribu. Quoi qu’il en soit, rien ne se produirait jusqu’à ce que le traité ait été signé. La veille, les Siyee avaient tenu un second Rassemblement. Cette fois, toutes les tribus étaient tombées d’accord pour s’allier avec les Blancs. L’humeur avait été à la résignation maussade plutôt qu’à la célébration. La plupart des Siyee se réjouissaient de cette issue, mais certains se sentaient forcés de faire un choix entre les Blancs et leurs ennemis afin de se protéger contre les colons. Comme si leur dilemme était la faute de la prêtresse. Ils se trompent, avait décidé Tryss. Les Blancs ne sont pas davantage responsables d’avoir un ennemi que les Siyee ne le sont de se faire dérober leurs terres par des envahisseurs. Il semblait donc normal que les Blancs et les Siyee s’entraident. Un léger bruit attira l’attention de Tryss. Le jeune homme tendit l’oreille et décida que c’était sa mère qui s’agitait dans la pièce principale. Sans doute préparait-elle le petit déjeuner. Puisque je n’arrive pas à me rendormir, autant que j’aille lui donner un coup de main. Tryss se leva et se lava avant de s’habiller. Lorsqu’il entra dans la pièce principale, sa mère leva les yeux et lui sourit avant de reporter son attention sur un récipient de pierre. — Tu es debout plus tôt que ça, d’habitude, fit-elle remarquer. Tryss haussa les épaules. — La soirée d’hier a été longue. — Je t’ai vu parler avec Sreil, dit sa mère sur un ton approbateur. Il est malin, celui-là. — Oui. L’eau contenue dans le récipient se mit à fumer, puis à bouillir. La mère de Tryss y laissa tomber des flocons d’avoine et des fruits séchés, et le liquide cessa de s’agiter. Elle fixa du regard le noimanger jusqu’à ce qu’il se remette à bouillir. Si nous étions plus Doués, nous n’aurions peut-être jamais eu besoin de mon harnais, songea Tryss. La plupart des Siyee parvenaient à faire chauffer de la pierre, mais guère plus. D’après ce que le jeune homme avait entendu dire, beaucoup de terrestres possédaient eux aussi de petits Dons. — Je n’ai pas beaucoup vu Ziss et Trinn ces derniers temps, fît remarquer sa mère. — Moi non plus, acquiesça Tryss. Huan en soit remerciée. Sa mère lui jeta un coup d’œil désapprobateur. — Tu ne devrais pas laisser leur petite blague gâcher votre amitié. — Ce n’était pas une petite blague, répliqua-t-il. Et ils n’ont jamais été mes amis. Sa mère haussa un sourcil. — Tout de même, prends garde à la façon dont tu vas les traiter maintenant. Ils vont t’en vouloir de mobiliser l’attention générale, et mieux vaut éviter de te faire des ennemis… — Coucou ! Il y a quelqu’un ? appela doucement une voix familière depuis l’entrée de la tonnelle. Tryss échangea un regard avec sa mère. — Bien sûr. Entrez, oratrice Sirri, répondit cette dernière. Le rabat de la porte s’ouvrit, et Sirri entra. Elle adressa un signe de tête respectueux à la mère de Tryss, puis sourit au jeune homme. — Les orateurs sont en train de se réunir pour procéder à la signature du traité d’alliance, annonça-t-elle. J’aimerais que Tryss se joigne à nous. La mère du jeune homme haussa les sourcils. — Vraiment ? Eh bien… pourquoi pas ? A-t-il le temps de déjeuner ? — Oui, s’il ne traîne pas trop. — Et vous ? Surprise, Sirri cligna des yeux. — Moi ? — Vous voulez un peu de noimanger ?offrit la mère de Tryss. Il est déjà prêt, et il y en a plus qu’il ne nous en faut. Sirri jeta un coup d’œil au récipient de pierre. — Volontiers, si ça ne vous dérange pas. La mère de Tryss sourit et répartit la bouillie chaude dans quatre bols. Sirri s’assit pour manger. À en juger par son expression soulagée, elle n’avait pas trouvé le temps d’avaler quoi que ce soit depuis son réveil. Le rabat de la chambre des parents de Tryss s’ouvrit, et son père sortit, les cheveux hérissés dans tous les sens. Il écarquilla les yeux à la vue de Sirri. — Oratrice, la salua-t-il. — Tiss. Il se tourna vers sa femme. — Ça sent drôlement bon. C’est le petit déjeuner ? — Oui. Tiens, dit-elle en lui tendant son bol. — Vous devez être fiers de Tryss, lança Sirri. Le cœur du jeune homme se gonfla de fierté comme ses parents acquiesçaient. — Il a toujours été très intelligent, se souvint sa mère. Je savais qu’il deviendrait quelqu’un – peut-être un fabricant de tonnelles ou de flèches. Jamais je n’aurais pensé qu’il aide à provoquer de tels changements pour notre peuple. — Notre situation ne pouvait plus durer, ajouta son père. Mon grand-père disait toujours que la capacité d’adaptation des Siyee était leur plus grande force. — Ton grand-père était un homme sage, approuva Sirri. La mère de Tryss acquiesça, puis jeta un coup d’œil à son fils. — Cependant… Comme toutes les mères, je crains que le prix de cette évolution soit terrible. Sirri grimaça. — Je connais bien cette peur. Si nous allons à la guerre avec les Blancs, comme je soupçonne que nous le devrons bientôt, je doute de pouvoir garder Sreil ici. D’ailleurs, je ne devrais même pas le souhaiter. Mais ce sera difficile. Les parents de Tryss hochèrent de nouveau la tête. Ils mangèrent en silence ; puis Sirri repoussa son bol vide et se tourna vers Tryss. — L’évolution n’attend personne, grimaça-t-elle, mais aucun traité ne peut être signé sans l’oratrice en chef. Nous devons y aller. Merci pour le petit déjeuner, Trilli. J’apprécie beaucoup. La mère de Tryss entreprit de débarrasser la table en leur faisant signe qu’ils pouvaient y aller. Lorsque Sirri et Tryss émergèrent dans la lumière du soleil, le jeune homme aperçut un mouvement à l’entrée de la tonnelle voisine. Son cœur fit un bond dans sa poitrine à la vue de Drilli. Son amie lui adressa un sourire qui s’évanouit presque instantanément comme son père sortait derrière elle. Il jeta un regard d’avertissement à Tryss puis s’éloigna, Drilli sur ses talons. Tryss soupira et, pivotant vers Sirri, s’aperçut que celle-ci le dévisageait. — Tes voisins passent beaucoup de temps avec les représentants de la Rivière Fourchue, révéla l’oratrice. Je n’y ai pas spécialement prêté attention jusqu’à ce que je me souvienne qu’une famille de leur propre tribu s’était installée avec ceux de la Rivière Fourchue. À mon avis, Zyll espère persuader sa fille d’épouser un des fils de cette autre famille de la Rivière du Serpent. Il veut absolument éviter que leur tribu disparaisse. Tryss eut l’impression que son cœur se fanait dans sa poitrine. Comme Sirri le fixait, attendant sa réponse, il haussa les épaules. Il n’osait pas parler de peur que sa voix trahisse ses sentiments. — Bien entendu, grimaça Sirri, il ne pourrait rien faire si Drilli était déjà fiancée à un autre garçon. (Elle secoua la tête.) J’ai toujours trouvé cette loi stupide. Elle force les jeunes gens à se choisir un partenaire beaucoup trop tôt. Et je n’aime pas non plus l’idée qu’un père marie sa fille à un garçon qu’elle connaît à peine. (Elle fit une pause.) Viens. Ensemble, Tryss et elle, s’élancèrent, bondirent et écartèrent les bras. Le vent s’engouffra dans leurs ailes, et ils prirent très vite de l’altitude. Tandis qu’il suivait l’oratrice vers le sommet de l’Ouvert, Tryss se repassa ses paroles en boucle. « … Il ne pourrait rien faire si Drilli était déjà fiancée à un autre garçon. » Sirri s’était-elle rendu compte que Tryss et Drilli avaient passé beaucoup de temps ensemble avant que le père de cette dernière intervienne pour les séparer ? De toute évidence, elle désapprouvait les agissements de Zyll. Suggérait-elle que les deux jeunes gens échangent une promesse de mariage ? C’était peut-être la seule façon pour eux de se revoir. Tout de même… Le mariage ! C’était un truc d’adultes. Tryss devrait quitter la tonnelle de ses parents et s’installer dans celle que la tribu aurait construite pour le jeune couple. Il s’imagina vivre avec Drilli. Malgré lui, il sourit. Ce serait agréable d’avoir un endroit à eux, un peu d’intimité… Drilli était-elle la femme de sa vie ? Il pensa aux autres filles qu’il connaissait. Celles de sa tribu, avec lesquelles il avait grandi, étaient comme ses sœurs ou ses cousines. Quelques-unes se montraient toujours gentilles avec lui, mais elles ne ressemblaient nullement à Drilli. Drilli était… spéciale. Devant Tryss, Sirri se posa et attendit qu’il la rejoigne. Le jeune homme se laissa tomber près d’elle et la suivit le long d’une des pistes qui conduisaient à la Tonnelle des Orateurs. Drilli s’évapora de son esprit alors qu’il se rendait compte qu’il était sur le point de participer à un événement historique pour les Siyee. — Que… que devrai-je faire ? demanda-t-il. — Rien. Reste assis dans le fond, et garde le silence à moins qu’on t’adresse la parole, répondit Sirri. La bouche de Tryss était sèche. Bien que plein, son estomac gargouillait d’une manière déconcertante. D’un pas vif, Sirri se dirigea vers l’entrée de la tonnelle et écarta le rabat. Tryss déglutit péniblement et la suivit à l’intérieur. La pièce circulaire était bondée de Siyee. Tous avaient levé les yeux vers Sirri à son arrivée, et, à présent, tous dévisageaient Tryss avec curiosité. La prêtresse se trouvait là elle aussi, l’air plus immense que jamais dans cet espace exigu. Elle croisa le regard du jeune homme et lui sourit. Tryss sentit ses joues s’empourprer. Sirri avisa un tabouret vacant. Comme elle s’asseyait, Tryss jeta un coup d’œil à la ronde. Il ne restait pas de siège disponible. Le jeune homme s’installa par terre, à un endroit où il pouvait apercevoir Sirri entre deux autres orateurs. — Hier soir, toutes les tribus ont reconsidéré la proposition des Blancs, commença Sirri. Hier soir, toutes les tribus se sont prononcées, et elles sont parvenues à une décision unanime. Nous, les Siyee, allons conclure ce pacte avec les Blancs. Nous allons devenir les alliés des Circliens. Nous avons débattu jusque très tard dans la nuit des termes exacts de notre engagement. (Elle tourna son regard vers la prêtresse.) Ce matin, Auraya des Blancs a couché ces mots sur papier dans la langue de Si et dans celle de Hania. Les deux documents ont été inspectés par tous. La prêtresse des Blancs brandit deux rouleaux de parchemin. Tryss remarqua que les baguettes de bois fixées à leurs extrémités étaient sculptées de motifs siyee. — Il ne reste plus à chacun de nous qu’à signer le traité au nom de sa tribu, acheva Sirri. Passant la main derrière son tabouret, elle ramassa une planche dans laquelle avaient été taillés deux compartiments. Le premier contenait un encrier, et le second, un pinceau. Sirri déposa l’écritoire sur ses genoux. La prêtresse des Blancs ferma les yeux. — Chaia, Huan, Lore, Yranna, Saru. Aujourd’hui, nous faisons un pas vers la réalisation de votre vœu : voir toute l’Ithanie du Nord unie dans la paix. Sachez que le peuple créé par Huan, les Siyee, a choisi de s’allier avec ceux que vous avez désignés pour vous représenter en ce monde, les Blancs. Cette alliance se conclut dans la joie, et les deux parties nourrissent de grands espoirs pour l’avenir. Tryss sentit sa peau le picoter. Il n’eut pas le temps de s’interroger sur ce phénomène : Auraya venait de rouvrir les yeux et de tendre un des parchemins à Sirri. L’oratrice déroula ce dernier, saisit le pinceau et le trempa dans l’encre. Tandis que les poils soyeux couraient sur le papier, un silence absolu se fit sous la tonnelle. Un frisson parcourut l’échine de Tryss. Il regarda Sirri tracer son nom et le symbole de leur tribu au bas du second parchemin, puis faire passer l’écritoire à l’orateur suivant. Il comprit que ce n’était pas un rituel défini par des siècles de pratique. Les Siyee n’avaient pas de cérémonie à observer pour un événement de ce type : c’était la première fois qu’ils concluaient une alliance. Il s’agissait d’un rituel tout neuf, conçu ce jour même. Le silence se prolongea tandis que l’écritoire passait d’orateur en orateur. La prêtresse des Blancs observait patiemment la scène. Tryss remarqua que son regard se faisait parfois lointain, comme si elle écoutait quelque chose que lui-même ne pouvait entendre. Une fois, elle eut un léger sourire, mais le jeune homme ne vit rien dans la pièce qui puisse expliquer son amusement. Enfin, les parchemins lui revinrent. Elle signa lentement ; de toute évidence, elle n’avait pas l’habitude d’utiliser un pinceau. Lorsqu’elle eut terminé, elle rendit l’écritoire et l’un des parchemins à Sirri. L’oratrice reposa la première mais conserva le second. — En ce jour, nos peuples ont joint leurs cœurs et leurs mains par une promesse d’amitié et de soutien, entonna Sirri. Puissent tous les Siyee et leurs descendants honorer cette alliance. Elle regarda la prêtresse comme pour lui donner la parole. — En ce jour, les Blancs ont acquis des alliés qu’ils chériront pour l’éternité, répondit Auraya. Conformément à l’accord que nous venons de conclure, notre première action consistera à renvoyer les colons torennais dans leur pays natal. Cela prendra du temps si nous voulons procéder de manière pacifique, mais nous sommes déterminés à obtenir satisfaction sous deux ans. Cette déclaration amena un sourire triomphant sur le visage des orateurs. Toute raideur protocolaire s’évapora tandis que l’un d’eux demandait à la prêtresse comment cela pouvait être accompli sans gâcher les perspectives d’échanges commerciaux avec Toren. Quelques orateurs se mirent à discuter entre eux ; d’autres se levèrent et s’approchèrent de Sirri pour inspecter le parchemin. Tryss les observait sans rien dire. Il ne fallut pas longtemps pour qu’un vieil orateur le remarque et l’entreprenne sur le sujet de son harnais. D’autres personnes se joignirent à la conversation, et, bientôt, Tryss se trouva incapable de répondre à une question avant qu’on lui en jette une autre à la figure. Il se sentit submergé. — Chers collègues, ayez pitié de ce pauvre garçon, intervint Sirri. (Elle se fraya un chemin parmi la petite foule qui entourait Tryss.) Ce que vous voulez tous savoir, c’est quand vos tribus recevront leurs propres harnais et la formation nécessaire pour les utiliser. (Elle se tourna vers le jeune homme.) A ton avis, Tryss ? Tryss promena un regard légèrement affolé à la ronde, puis prit une grande inspiration et réfléchit. — D’abord, il faut fabriquer les harnais. Je peux montrer comment faire à deux artisans de chaque tribu, afin que l’un corrige le travail de l’autre en cas d’erreur. Je commencerai dès qu’ils arriveront. — Ça vous va ? demanda Sirri aux autres orateurs. Ceux-ci acquiescèrent. — Bien. (Sirri tapota l’épaule de Tryss.) Maintenant, dis-nous de quoi ils auront besoin. Tandis que le jeune homme énumérait les outils et les matériaux dont il s’était servi, il sentit l’émerveillement le gagner. Il avait réussi ! Il avait convaincu son peuple – grâce à Sirri. L’oratrice l’avait écouté la première fois qu’il avait voulu faire une démonstration. Elle avait décelé le potentiel de son invention. Elle lui avait donné une chance. Tryss lui jeta un coup d’œil débordant de gratitude. Et elle était de son côté à propos de Drilli – elle lui avait même suggéré un moyen pour qu’ils soient réunis ! Il lui devait beaucoup. Un jour, espérait-il, il pourrait lui rendre tout ce qu’elle avait fait pour lui. Pour le moment, il devrait se contenter d’apprendre aux autres Siyee comment chasser et se battre. Néanmoins… maintenant qu’il y pensait, Tryss n’avait jamais utilisé son harnais au combat. Seule son imagination lui disait que ce serait une arme efficace. Ce n’est pas terminé, songea-t-il. Il me reste encore beaucoup à apprendre. Depuis qu’elle savait qu’elle avait survolé la sorcière pentadrienne quelques semaines auparavant, Auraya faisait beaucoup plus attention au paysage lorsqu’elle se déplaçait par la voie des airs. Ce jour-là, les dieux en soient remerciés, elle n’avait pas vu de terrestres habillés de noir : juste une faune abondante et une grande quantité d’arbres. La sorcière était partie depuis longtemps – du moins les Siyee le pensaient-ils. Auraya leva les yeux et balaya les montagnes du regard. De grandes aiguilles de roche enneigée se dressaient de tous côtés, leurs pentes abruptes couvertes de végétation persistante. Dans les vallées et les ravins en contrebas, des rubans d’eau miroitante serpentaient vers la mer. Magnifique. Auraya avait l’impression de flotter. Elle se sentait plus légère que l’air – et pas seulement à cause de son Don. C’était quelque chose qu’elle ressentait depuis son arrivée à Si, et qui avait atteint son apogée le matin même, quand elle avait réussi dans sa mission d’unir les Blancs au peuple du ciel. Mais ce n’était pas tout. Cette nuit-là, elle avait rêvé de Leiard. Ses songes avaient été si pleins d’amour et de passion qu’elle avait répugné à se réveiller. Elle brûlait de regagner Jarime, mais, parfois, elle se demandait si la réalité ne s’avérerait pas décevante comparée à leurs rêveliens. Non, ce sera encore mieux, se dit-elle. Sirri infléchit légèrement sa trajectoire, et Auraya l’imita. L’oratrice n’avait cessé de prendre de l’altitude depuis une heure, et, petit à petit, l’air était devenu glacial. Auraya devait conjurer de la magie en continu pour se tenir chaud. La Siyee, en revanche, ne paraissait pas affectée par le froid. Elles avaient volé une grande partie de la journée ; à présent, le soleil déclinait vers l’horizon. Regardant devant elle, Auraya vit qu’elles se dirigeaient vers un pic légèrement plus petit que les autres. Pour avoir aperçu des images dans l’esprit de l’oratrice, elle savait que ce pic était leur destination, et qu’elles y trouveraient un temple. Auraya avait été intriguée d’apprendre que les Siyee possédaient leur propre temple. Même s’ils vénéraient Huan, ce n’étaient pas de véritables Circliens. Ils n’observaient pas (ni même ne connaissaient) les rituels et les traditions que les terrestres avaient inventés pour exprimer leur dévouement envers les cinq dieux. Auraya voulait visiter ce temple depuis des semaines, mais la loi siyee interdisait à quiconque de s’y rendre à moins d’avoir été invité par la déesse ou d’être accompagné par un Gardien – ce qui existait de plus proche d’un prêtre chez les Siyee. Et voilà que le matin même, Sirri lui avait transmis cette invitation. Depuis, son estomac papillonnait d’excitation. Cela signifiait-il que les dieux allaient enfin lui parler ? Et s’ils veulent le faire, pourquoi ne s’adressent-ils pas directement à moi ? Pourquoi passent-ils par une intermédiaire ? se demanda-t-elle, non pour la première fois. Peut-être parce qu’ils veulent que les Siyee soient au courant. S’ils avaient juste parlé dans ma tête, les Siyee n’auraient rien vu, et ils auraient dû me croire sur parole. D’un autre côté, si les dieux étaient apparus devant les Siyee, ça aurait désacralisé le temple où ils se rendent pour communier avec Huan. Tandis que les deux femmes se rapprochaient du pic, Auraya commença à percevoir des détails. Le sommet avait une forme étrange : cylindrique et arrondie au bout. Avisant un morceau de ciel à l’intérieur, Auraya se rendit compte qu’il était creux. Soudain, les images aperçues dans l’esprit de Sirri lui parurent beaucoup plus claires. Un petit pavillon avait été sculpté à même la roche de la montagne. Auraya se demanda comment les Siyee avaient procédé. Sous la base circulaire du temple, la pente était presque verticale de tous les côtés. S’ils avaient commencé par ménager un creux, peut-être avaient-ils pu tailler toute la structure progressivement depuis l’intérieur. Mais personne d’autre qu’eux n’aurait pu atteindre un endroit aussi inaccessible. Auraya ne s’était pas aperçue que leurs tailleurs de pierre étaient aussi doués. En se rapprochant, elle vit que le temple était simple et dépourvu d’ornementations. Cinq colonnes soutenaient un toit en forme de dôme. Les proportions étaient impeccables, la surface si bien polie quelle luisait. Sirri battit des ailes pour prendre encore un peu d’altitude, puis les orienta de façon à se poser entre deux colonnes. Alors, Auraya renonça à faire semblant d’être sujette à la force du vent et à l’attraction terrestre. Elle se redressa et s’arrêta, flottant dans les airs, puis se propulsa en avant jusqu’à ce que ses pieds touchent le sol au centre du temple. Alors seulement, elle se rendit compte que la structure avait été taillée à l’échelle des terrestres. Elle n’avait pas besoin de se baisser, ni même de rentrer la tête dans les épaules pour ne pas se cogner au plafond. — Voici notre temple, dit Sirri à voix basse. Il a toujours été ici. On raconte qu’il se dressait déjà au sommet de cette montagne bien avant la création des Siyee. — Ce n’est pas vous qui l’avez construit ? s’étonna Auraya. Sirri secoua la tête. — Non. — Qui, alors ? — Personne ne le sait. Huan, peut-être. Auraya acquiesça, mais elle était toujours mystifiée. Les dieux ne pouvaient agir en ce monde que par l’intermédiaire d’humains consentants. Donc, un humain au moins avait dû être impliqué dans la construction du temple. Peut-être Huan avait-elle, pour l’occasion, accordé le Don de voler à un tailleur de pierre. — C’est un lieu sacré. Même ceux de la tribu de la Montagne du Temple, qui en sont les Gardiens, y montent rarement. (Sirri adressa un bref sourire à Auraya.) Nous ne voulons pas distraire inutilement Huan de son travail. Auraya passa une main sur la colonne la plus proche. Pas le moindre signe d’érosion ou de vieillissement. — C’est incroyable, souffla-t-elle. — Avant de partir, j’ai une question. Les orateurs souhaitent savoir quand vous voulez partir pour Borra. — Quand je veux partir ?Jamais, soupira Auraya. Mais je le dois – et sans tarder. Il est impératif que je tente de persuader les Elaï de se joindre à nous. Sirri haussa les sourcils. — Bonne chance. Les Elaï se méfient des étrangers. Auraya acquiesça. — Oui, vous me l’avez déjà dit. Pourtant, ils commercent avec vous. — Nous autres créations de Huan aimons à maintenir le contact, sourit Sirri. Mais c’est surtout la tribu des Sables qui fait du troc avec eux. Vous devriez parler avec leur orateur avant de partir. Je suis sûre qu’il pourra vous en dire bien davantage que moi sur le peuple de la mer. — Je n’y manquerai pas. L’oratrice redevint sérieuse. — Pour l’instant, Auraya des Blancs, je dois vous laisser. (Elle s’approcha du bord du temple et tendit un doigt vers le bas.) Vous voyez cette rivière ? Auraya se rapprocha d’elle et scruta le versant de la montagne. Un ruban de ciel reflété serpentait le long d’un étroit ravin. — Oui. — Quand vous aurez terminé, volez jusque-là. La tribu de la Montagne du Temple vit dans des cavernes au bord de l’eau. Sirri pivota vers Auraya, lui sourit une dernière fois et plongea dans le vide. Un courant aérien l’emporta. — Auraya. La jeune femme crut que son cœur s’arrêtait de battre. La voix avait résonné dans sa tête, et elle était indubitablement féminine. — Huan ? — Oui. Au centre du temple, l’air se mit à briller. Auraya pivota, le cœur battant, comme une silhouette de lumière se formait sous ses yeux ébahis. Elle se laissa tomber à genoux et se prosterna devant la déesse. — Relève-toi, Auraya. La jeune femme obéit, tremblant de joie et de terreur mélangées. Elle se tenait seule face à l’un des dieux. — Même si je fais partie de leurs Elus, pour eux, je ne suis qu’une humaine ordinaire. Huan sourit. — Tu n’es pas une humaine ordinaire, Auraya. Nous ne choisissons pas d’humains ordinaires pour nous représenter. Nous choisissons ceux qui possèdent des talents extraordinaires, et les tiens se sont révélés encore plus nombreux que nous l’avions soupçonné. Le ton de la déesse était approbateur ; pourtant, Auraya y percevait une pointe d’ironie. Mais elle n’eut pas le temps de s’interroger, car Huan poursuivit : — Nous sommes très satisfaits de la façon dont tu as œuvré jusqu’ici à l’unification de l’Ithanie du Nord. Je me réjouis tout particulièrement de voir les Siyee alliés avec les Blancs. Mais tu t’apercevras bientôt que de mes deux races, ils sont la plus facile à apprivoiser. Ta capacité à voler n’impressionnera pas les Elaï. Ils te demanderont davantage d’efforts. — De quelle façon dois-je m’y prendre avec eux ? — C’est à toi de le découvrir, Auraya. Le choix leur appartient ; nous n’interférerons ni en te donnant des instructions, ni en leur donnant des ordres. — Je comprends. Un sourire légèrement moqueur fit frémir la bouche de Huan. — J’en doute. Tu es encore jeune, et tu as beaucoup à apprendre – surtout en ce qui concerne les affaires du cœur. Ta liaison avec le Tisse-Rêves ne me dérange pas, Auraya. Aux autres Blancs de décider si le peuple la trouvera acceptable ou non. Toutefois, écoute mon avertissement. Ce genre d’amour ne peut engendrer que douleur. Prépare-toi à souffrir. Ton peuple a besoin que tu sois forte. Si tu défailles, c’est lui qui en paiera les conséquences. Auraya sentit ses joues s’empourprer comme l’embarras succédait à la surprise. — Entendu, fut tout ce qu’elle trouva à répondre. Huan acquiesça. Puis sa silhouette se délita en une colonne de lumière, qui s’estompa et disparut. Kimyala, grand prêtre des fidèles de Gareilem, enfila son octavestim aux multiples couches, se conformant avec soin au rituel ancestral établi par ses prédécesseurs. Tout en lissant et en attachant chacun des vêtements, il murmurait des prières à son dieu. Il était important d’observer chaque phase du rituel, et chaque rituel de la journée. Kimyala avait demandé à son maître et prédécesseur pourquoi il en était ainsi. Le vieux Shamila avait simplement répondu qu’il était important de se souvenir. Sur le coup, Kimyala n’avait pas compris. Il soupçonnait qu’il n’avait pas voulu comprendre, à cause de l’impatience juvénile que lui inspiraient les fastidieux et interminables rituels. À présent, il comprenait mieux. Il était important de se souvenir, parce que trop rares étaient ceux qui le faisaient. Trop rares étaient ceux qui croyaient. Les Circliens pensaient que Gareilem était mort, et ils méprisaient ses fidèles. Les Pentadriens le pensaient aussi, et ils avaient pitié de Kimyala. Les Tisse-Rêves étaient d’accord avec les deux autres ordres, mais, au moins, ils traitaient Kimyala avec respect. Kimyala était certain d’une chose : les dieux ne peuvent pas mourir. Tel était l’un des secrets antiques que protégeaient les fidèles de Gareilem. Que les autres doutent – son peuple et lui connaissaient la vérité. Les dieux étaient des êtres de sagesse et de magie ; ils perdureraient aussi longtemps que cette dernière. Donc, Gareilem devait exister encore quelque part, sous une forme ou sous une autre. Un jour, peut-être, il reviendrait. Son silence était peut-être une façon de mettre ses fidèles à l’épreuve. Il laissait leurs rangs s’éclaircir jusqu’à ce que seuls les plus loyaux demeurent. Le rituel de l’habillage terminé, Kimyala quitta sa chambre et monta sur le toit du vieux temple. Gareilem était le dieu de la pierre, du sable et de la terre. Ses temples avaient toujours été construits très haut à flanc de montagne. Ici, près de la côte sud de Sennon, il n’y avait que quelques collines. Le temple se dressait sur un petit promontoire rocheux au milieu d’une mer de dunes, mais en l’absence de végétation plus haute que les buissels, on y jouissait d’une vue impeccablement dégagée sur les environs. Kimyala balaya le paysage du regard. Le soleil se trouvait suspendu juste au-dessus de l’horizon, réclamant son attention. Les paroles du chant rituel de la fin de journée se bousculaient dans l’esprit du grand prêtre, mais le moment n’était pas encore venu. À l’ouest, il n’y avait pas grand-chose à voir : juste le renflement de quelques autres collines le long de la côte. Le golfe du Chagrin étirait sa surface bleu-gris. Un peu sur la gauche, Kimyala apercevait l’isthme de Grya qui se tendait vers le continent sud. La tache noire à sa base était la cité de Diamyane. La cité était assez proche pour que Kimyala distingue le tracé des routes et les maisons basses qui se massaient entre elles. Par temps clair, il pouvait même apercevoir les habitants sans utiliser de lentille. Ce jour-là, un vent léger mais persistant avait soulevé assez de poussière pour flouter les détails. Il n’y avait rien d’intéressant à voir, sinon… Plissant les yeux, Kimyala remarqua quelque chose d’inhabituel. — Jedire !rugit-il. Apporte ma lentille, vite ! Il entendit des pas précipités comme son acolyte, qui étudiait dans la pièce d’en bas, se hâtait d’obtempérer. Reportant son attention sur le soleil, Kimyala estima qu’il disposait encore de quelques minutes avant que l’astre touche l’horizon. Bientôt, la lumière s’évanouirait, et les ténèbres s’abattraient sur le paysage. Un bruit de sandales giflant la pierre annonça l’arrivée de Jedire. Le jeune homme déboula sur le toit et tendit l’instrument cylindrique à Kimyala, qui le porta à son œil. Il le braqua sur la cité et, de là, trouva l’isthme. Le mouvement qu’il avait aperçu se précisa. Des colonnes de gens marchaient vers Sennon en brandissant des bannières. Au centre de chaque rectangle de tissu noir se détachait une étoile blanche à cinq branches. — Des Pentadriens, cracha Kimyala, dégoûté, en rendant la lentille à son acolyte. Jedire colla son œil contre l’extrémité la plus fine de l’instrument. — Que font-ils ? — Je l’ignore. Un pèlerinage, peut-être. — Ils portent des armes, chuchota le jeune homme. Ils vont à la guerre. Kimyala lui arracha la lentille des mains et pivota vers la cité. Regardant à travers son instrument, il chercha de nouveau les Pentadriens et les examina avec plus de soin. De fait, certains d’entre eux étaient en armure. Des carrioles lourdement chargées les suivaient en cahotant. Tandis que Kimyala les observait, la tête de la colonne atteignit la cité. Le grand prêtre marmonna un juron. Il avait déjà perdu deux acolytes à cause des Pentadriens. Ce n’était pas facile de les garder auprès de lui face à ces poseurs qui faisaient éhontément étalage de leur pouvoir et de leur richesse. Et si cela ne suffisait pas à appâter les jeunes gens, il restait encore les rumeurs sur leurs rites de fertilité. On racontait que les Pentadriens se livraient à des orgies dont tous les participants étaient masqués et que, parfois, leurs dieux se joignaient aux réjouissances. — C’est une armée, pas vrai ?demanda Jedire. Sont-ils venus conquérir Sennon ? Kimyala secoua la tête. — Je n’en sais rien. Personne n’essaie de les arrêter. — S’ils ne sont pas ici pour nous, qui comptent-ils envahir ? Le grand prêtre pivota vers son acolyte, dont les yeux brillaient d’excitation. — Ne t’avise pas de t’enfuir pour rejoindre Ewarli et Gilare, lui conseilla-t-il. Les gens meurent à la guerre. De façon horrible, en souffrant atrocement. Maintenant, ramène vite cette lentille en bas. J’ai un rituel à effectuer. Tandis que le jeune homme s’éloignait en hâte, Kimyala reporta son attention sur le soleil. Le disque flamboyant était sur le point de toucher l’horizon. Il était temps d’ignorer la présence sinistre de l’armée en contrebas et de commencer le rituel. CHAPITRE 27 La porte-fenêtre était ouverte. Danjin maudit les domestiques. Comment pouvaient-ils être aussi négligents ? Vaurien risquait de sortir. En ce moment même, peut-être était-il accroché à la façade de la Tour, inconscient des risques de chute. Danjin aurait dû appeler les domestiques et laisser quelqu’un d’autre régler le problème, mais, malgré lui, il se surprit à marcher vers l’ouverture. De l’air froid l’enveloppa. Il s’approcha du bord et sentit ses orteils glacés se recroqueviller sur l’appui. Je suis en équilibre au bord du vide, songea-t-il. Puis il fronça les sourcils. Pourquoi je ne porte pas de chaussures ? Par-delà ses pieds nus, il regarda le sol si loin en contrebas, et tout se mit à tourner. Soudain, il se retrouva au pied de la Tour Blanche, le nez en l’air. Il aurait dû se sentir mieux à présent qu’il était planté sur de la terre ferme, mais cela ne fit que le terrifier davantage. La tour le surplombait ; elle se penchait vers lui. Trop tard, il vit les fissures se former à sa surface. Il la vit s’effondrer, vit les débris lui tomber dessus. Et il ne put pas bouger. Les gravats le bombardèrent, le jetèrent au sol, le recouvrirent, l’étouffèrent. Il lutta contre sa terreur, s exhortant à rester immobile… — Danjin. L’espoir le saisit. S’il pouvait entendre quelqu’un, il devait être assez près de la surface pour qu’on le désensevelisse. Mais sa gorge était sèche et pleine de poussière ; il ne parvenait pas à émettre le moindre son. Patience. Il ne pouvait pas s’en sortir d’un claquement de doigts. D’un autre côté, le temps pressait. Il devait décider quel usage faire de ses dernières forces… — Danjin, réveille-toi. Une main lui agrippa le bras. Les secours ! — Danjin ! Il se réveilla en sursaut. Son regard hébété embrassa sa chambre, les couvertures entortillées autour de son corps, ses pieds qui dépassaient au bout du lit, et sa femme penchée sur lui. — Quoi ? marmonna-t-il, la bouche pâteuse. Silava se releva et posa les mains sur ses hanches. — Il y a une armée dehors. Une armée ? Danjin se dépêtra de ses couvertures et suivit son épouse vers une fenêtre. Ce côté de la maison donnait sur l’une des artères principales de Jarime. Baissant les yeux, Danjin découvrit avec surprise les colonnes de soldats qui longeaient l’avenue. C’était une vision étrangement excitante. Les militaires haniens assuraient une présence constante dans la ville, depuis les quartiers nobles immaculés jusqu’aux ruelles les plus pauvres et les plus crasseuses. Mais jamais Danjin n’en avait contemplé autant à la fois. Le martèlement rythmique de leurs sandales exsudait l’assurance et la discipline. — Ils ne perdent pas de temps, marmonna Danjin. — Pour quoi ? interrogea sa femme. — Hier soir pendant la réunion, Juran a annoncé que l’armée pentadrienne était entrée à Sennon et avait annoncé son intention de purger le monde des Circliens, expliqua-t-il. Ça fait longtemps que Hania n’avait pas affronté de menace militaire. Quelques nobles ont exprimé leurs doutes que notre armée soit à la hauteur. Cela devrait suffire à les convaincre. Silava contempla les soldats en marche. — Où vont-ils ? Danjin réfléchit. — Probablement au temple, pour réclamer la bénédiction des dieux. — Tous en même temps ? — Entre eux et les prêtres, ils vont faire un tel spectacle que nos jeunes gens se bousculeront pour s’enrôler et participer à la grande aventure à venir. Les forces vives des autres nations en feront autant, même si elles n’ont pas le choix : les termes de leur alliance avec les Blancs les contraignent à s’impliquer. Silava dévisagea pensivement son époux. — Tu es autorisé à m’en parler, maintenant ? — Oui. C’est officiel depuis hier soir. — Tu ne m’as rien dit quand tu es rentré. — Tu dormais. — Une nouvelle de cette importance vaut la peine qu’on se fasse réveiller. — Mais on répugne à interrompre le sommeil d’autrui quand on en manque cruellement soi-même, argua Danjin. Silava le foudroya du regard. Il écarta les mains. — Quelle différence cela aurait-il fait si tu l’avais appris cinq heures plus tôt ? Sa femme plissa le nez. — Je n’aurais probablement pas dormi du tout. (Elle soupira.) J’imagine que tu vas accompagner Auraya dans cette… « grande aventure » ? Danjin reporta son attention sur les troupes en contrebas. — Sans doute, bien que je ne sois ni un officier ni un expert militaire. Je suppose que je ferai plus ou moins la même chose que maintenant – comme mon père me l’a rappelé à plusieurs reprises hier soir. Silava gloussa. — Le contraire m’aurait étonnée. Lui as-tu dit que tu sais que lui et tes frères sont tous des espions à la solde des Blancs ? — Non. J’ai changé d’avis. Il était si insupportablement bouffi d’arrogance !grimaça Danjin. Auraya et moi trouvons plus amusant de lui laisser croire que j’ignore tout. Silava haussa les sourcils. — Auraya est rentrée ? Danjin secoua la tête et se tapota la tempe de l’index. — Elle voulait voir les réactions des autres nobles et des ambassadeurs. Ils s’expriment beaucoup plus librement quand ils pensent qu’aucun Blanc ne les écoute. Silava hésita. — Elle est dans ta tête en ce moment ? — Non. (Danjin lui prit la main, se souvenant que chaque fois qu’il avait mentionné son lien mental avec Auraya, son épouse en avait été perturbée.) Ça ne fonctionne pas comme ça. Elle ne prend pas le contrôle de mon esprit. Je suis toujours moi. Simplement, elle entend ce que j’entends et elle voit ce que je vois. Silava retira sa main. — Je comprends. Ou du moins, je crois. Mais ça ne me plaît pas beaucoup. Comment puis-je savoir si elle est en train de m’observer ou pas ? Danjin gloussa. — C’est quelqu’un de discret. — Tu en parles comme d’une maîtresse. — Serais-tu jalouse ? Silava s’écarta en détournant les yeux. — Ne te flatte pas. Danjin sourit et la suivit. — Je crois que tu l’es. Ma femme est réellement jalouse d’Auraya des Blancs. — Je… Tu passes plus de temps avec elle qu’avec moi. Il acquiesça. — C’est exact. Elle a la primeur de toutes ces informations sur la politique et les coutumes étrangères que tu aimes tant. Est-ce pour cela que tu te sens lésée ? Veux-tu que je disserte pour toi sur les lois édictées par le roi de Genria il y a cinquante ans ? Ou sur les nombreux rituels qui président au service du techo dans la haute société sennienne ? — C’est de cela, plus que de toute autre chose, que tu es fait, répliqua Silava. Il lui prit la main et la força à se tourner vers lui. — Possible, mais le reste t’appartient. Mon amitié, mon respect, nos enfants et même mon corps – bien qu’il ne doive pas avoir grande valeur à tes yeux dans son triste état actuel. Silava pinça les lèvres, mais, à la façon dont les petites rides se creusèrent autour de ses yeux, Danjin vit que sa réponse l’avait satisfaite – et amusée. — Si je ne te soupçonnais pas d’espérer que je prétende le contraire, je serais encore plus folle que toi. Il grimaça. — Ne peux-tu au moins faire semblant d’être folle ? Pour me faire plaisir ? Silava se dégagea et se dirigea vers la porte. — Je n’ai pas le temps, et mon époux est sûrement pressé d’aller apporter d’autres informations ennuyeuses à sa maîtresse. Danjin soupira bruyamment. — Comment puis-je affronter le monde en ayant une si piètre image de moi ? En atteignant la porte, Silava le regarda par-dessus son épaule et lui sourit. — Je suis certaine que tu y arriveras. Si Auraya n’avait pas su que les Siyee étaient maintes fois plus nombreux que ceux qu’elle apercevait massés dans l’Ouvert, elle aurait pu croire que le peuple du ciel tout entier était venu assister à son départ. La plupart d’entre eux se tenaient en une foule compacte sous le promontoire depuis lequel les orateurs s’étaient adressés aux tribus durant les deux Rassemblements ; d’autres s’étaient perchés dans les branches des énormes arbres qui encadraient la clairière. D’autres encore planaient dans le ciel, et leur mouvement constant projetait des ombres changeantes sur le sol. Comme Auraya émergeait entre les arbres, tous les visages se tournèrent vers elle, et un sifflement aigu monta de la foule. C’était ainsi que les Siyee poussaient des vivats. La jeune femme leur adressa un large sourire qu’elle n’aurait pu réprimer même si elle l’avait voulu. — Votre peuple est si amical, dit-elle à Sirri. J’aimerais pouvoir rester encore un peu. L’oratrice gloussa. — Attention, Auraya. Nous aimerions vous garder ici, mais nous savons combien vous êtes importante pour l’Ithanie du Nord et pour notre propre avenir. Si vous vous plaisez trop parmi nous, nous serons forcés de nous montrer moins gentils pour vous dissuader de rester. — Il en faudrait beaucoup plus pour changer l’opinion que je me suis faite de vous. Sirri s’arrêta et dévisagea pensivement Auraya. — Vous êtes sous notre charme, pas vrai ? — Je n’ai jamais été aussi heureuse que parmi vous. — Vous êtes la seule terrestre dont je ne cesse d’oublier qu’elle est une terrestre. (Sirri fronça les sourcils.) Vous voyez ce que je veux dire ? Auraya éclata de rire. — Absolument. Moi aussi, je ne cesse d’oublier que je suis une terrestre depuis mon arrivée ici. Elles atteignirent les premiers orateurs, qui se tenaient en ligne le long du muret de pierre. Auraya s’adressa à chacun d’eux, les remerciant pour leur hospitalité si elle avait rendu visite à leur tribu et promettant de réparer cette omission lors de son prochain séjour dans le cas contraire. Le dernier Siyee de la ligne était le chef de la tribu des Sables, Tyrli. Ce vieil homme maussade et les quelques membres de sa tribu qui étaient venus à l’Ouvert pour le Rassemblement devaient escorter Auraya jusqu’à la côte. — Orateur Tyrli, je me réjouis de votre compagnie durant ce voyage, et j’ai hâte de voir où vous vivez, lui dit la jeune femme. Il acquiesça. — Ce sera un honneur que d’être utile à une Élue des dieux. Auraya sentit qu’il était quelque peu dépassé. Elle alla se placer à côté de Sirri tandis que celle-ci faisait face à la foule. — Peuple des montagnes. Tribus des Siyee. Nous, les orateurs, vous avons convoqués ici ce soir pour dire au revoir à une visiteuse. Une visiteuse peu ordinaire, comme vous le savez tous, puisqu’il s’agit d’Auraya des Blancs, une des Élus des dieux et notre alliée. (Sirri tourna la tête vers la jeune femme.) Auraya des Blancs, puissiez-vous voler haut, voler vite et voler loin. La foule murmura ces paroles avec elle. Auraya sourit et fit un pas en avant. — Peuple de Si, je vous remercie pour votre chaleureuse hospitalité. J’ai apprécié chaque moment passé parmi vous. Cela m’attriste de vous quitter, et je sais qu’à peine partie, j’aurai hâte de revenir. Je vous souhaite bon vent. Puissent les dieux veiller sur vous. Elle fit le signe du cercle avec les deux mains. Quelques enfants reproduisirent son geste. Des sifflements enthousiastes firent de nouveau vibrer l’air. Tyrli se rapprocha d’Auraya. — Il faut y aller maintenant, marmonna-t-il. Puis il se pencha et, écartant les bras, bondit depuis le promontoire. Le vent l’emporta vers le ciel. Auraya se souleva dans les airs pour le suivre. Alors, des Siyee jaillirent des arbres et se joignirent à elle en continuant à siffler. La jeune femme éclata de rire tandis que ses accompagnateurs s’ébattaient joyeusement autour d’elle. Comme ils s’éloignaient de l’Ouvert, certains Siyee se mirent à jeter des coups d’œil en arrière. Leur nombre diminua peu à peu tandis que, l’un après l’autre, ils rebroussaient chemin avec un dernier sifflement d’adieu. Au bout de quelques minutes, il ne resta plus que Tyrli et les membres de sa tribu. Le temps parut ralentir. Généralement, les Siyee volaient en silence. Les mots qu’ils utilisaient pour communiquer dans les airs – ordres ou indications – avaient depuis longtemps été remplacés par des sifflements. Pour se parler, ils auraient dû se rapprocher afin de distinguer les mots. Or, ils n’aimaient pas se sentir gênés dans leurs mouvements. Aussi Auraya fut-elle surprise quand Tyrli ralentit et infléchit sa trajectoire vers elle. — Vous vouliez en savoir davantage au sujet des Elaï, lança-t-il. La jeune femme opina. — Ils sont gouvernés par un roi, révéla Tyrli. Un seul chef au lieu de plusieurs. — Ont-ils des tribus ? — Non. Ils en avaient autrefois – une pour chaque île. Mais, aujourd’hui, rares sont ceux qui ne vivent pas sur l’île principale, dans leur cité. — Pourquoi donc ? — Cela fait des années qu’ils subissent des attaques répétées de terrestres. Vivre dans les îles extérieures est devenu trop dangereux. (Tyrli jeta un coup d’œil à Auraya.) Voilà pourquoi les Elaï n’aiment pas les terrestres, dit-il gravement. La jeune femme se rembrunit. — Pourquoi ces terrestres les attaquent-ils ? — Pour leur voler ce qu’ils possèdent. — Des pillards… — Oui. Les Elaï sont dans une situation bien pire que nous. Beaucoup ont été massacrés par ces terrestres. Aujourd’hui, il n’en reste plus que quelques milliers. — Et ils vivent tous dans cette fameuse cité, dit pensivement Auraya. L’avez-vous déjà vue ? — Personne ne l’a jamais vue, hormis les Elaï, répondit Tyrli sur un ton de regret. Ils sont les seuls à pouvoir s’y rendre. C’est une immense caverne qu’on ne peut atteindre qu’à la nage, par un réseau de tunnels sous-marins. Il paraît que c’est très beau. — Une cité sous-marine… J’imagine que ce doit être une bonne protection contre les pillards, approuva Auraya. Mais ça ne faisait pas du tout son affaire. Comment allait-elle rencontrer les Elaï s’ils vivaient sous l’eau ? Les dieux allaient-ils lui accorder le Don de respirer comme un poisson ? — La cité n’est pas sous-marine, la détrompa Tyrli avec l’ombre d’un sourire – juste les tunnels. Les Elaï passent beaucoup de temps dans l’eau, mais ils respirent quand même de l’air. Toutefois, ils peuvent retenir leur souffle très longtemps. Auraya lui jeta un coup d’œil surpris. — Ainsi, les légendes se trompent. Sont-ils couverts d’écailles ? Ont-ils une queue de poisson à la place des jambes ? Cette fois, Tyrli éclata de rire. — Non, non. (Auraya aperçut une image dans son esprit : celle d’un homme presque nu, glabre, avec une large poitrine et une peau bleu-noir luisante.) Huan leur a donné une peau épaisse afin qu’ils puissent rester plusieurs heures dans l’eau, et de gros poumons pour leur permettre d’emmagasiner beaucoup d’air. Elle les a également dotés de nageoires, mais qui ne ressemblent pas du tout à celles des poissons. On dirait plutôt… l’équivalent aquatique de nos ailes. Vous comprendrez quand vous les verrez. La jeune femme hocha la tête. — Est-il déjà arrivé qu’un terrestre se lie d’amitié avec eux ? Tyrli réfléchit. — Une fois. Il y a très longtemps. Il venait nous voir aussi, de temps à autre. On dit qu’il empruntait une route secrète pour accéder à Si – une route inconnue même de notre peuple. Les gens l’aimaient beaucoup. C’était un guérisseur Doué, capable de réparer des ailes affreusement déchiquetées. — Ce devait être un puissant sorcier. Comment s’appelait-il ? demanda Auraya. Tyrli hésita et fronça les sourcils, puis hocha la tête. — Mirar. Il s’appelait Mirar. La jeune femme le fixa, stupéfaite. — Mirar ? Le fondateur de l’ordre des Tisse-Rêves ? Tyrli acquiesça. — Des Tisse-Rêves. Oui, c’est ça. Auraya détourna la tête. Ce fut à peine si elle vit le paysage défiler sous elle tandis qu’elle digérait cette révélation. Qu’y avait-il de si surprenant à ce que Mirar ait arpenté ces montagnes autrefois ? Puis elle comprit : Leiard lui avait dit qu’il avait des souvenirs des Siyee. Etaient-ce des souvenirs de Mirar ? Et, si oui, Leiard avait-il aussi des souvenirs des Élaï ? La jeune femme fit la moue. Ce soir, si son amant la visitait dans ses rêves, peut-être l’interrogerait-elle au sujet du peuple de la mer. Les Élaï semblaient avoir encore plus besoin de la protection des Blancs que les Siyee, mais elle soupçonnait que leur ressentiment à l’égard des terrestres rendrait les négociations difficiles. Leiard connaîtrait peut-être un moyen de gagner leur confiance. Elle avait besoin de toutes les informations disponibles. Reportant son attention sur Tyrli, elle lui sourit. — Depuis combien de temps votre tribu commerce-t-elle avec les Élaï ? Drilli soupira et suivit ses parents hors de leur tonnelle. Une fois de plus, ils se rendaient à une réunion de la tribu de la Rivière du Serpent éparpillée aux quatre coins de Si. Les familles qui s’étaient réfugiées dans d’autres tribus utilisaient les Rassemblements comme une occasion de se retrouver au même endroit et de planifier leur avenir. Drilli jeta un coup d’œil à la tonnelle de Tryss. Elle savait pourtant qu’il devait être en train de former d’autres Siyee à l’utilisation de son harnais. Même ses cousins ne se trouvaient nulle part en vue. Alors que la jeune fille se détournait, son père surprit la direction de son regard et fronça les sourcils avec une mine désapprobatrice. Résistant à son envie de lever le menton d’un air de défi, Drilli baissa les yeux et le suivit docilement sur un chemin de forêt. Comment peut-il me faire ça ? Pendant des mois, Zyll avait évité d’aborder le sujet de front. C’était devenu une sorte de jeu – une savante chorégraphie que sa fille et lui exécutaient toujours de la même façon. Il lui demandait ce qu’elle pensait de tel ou tel jeune homme, et Drilli esquivait en lui faisant une réponse polie mais inintéressée. Alors, il hochait la tête et en restait là. Puis Drilli avait rencontré Tryss. Qui n’était ni plus fort ni mieux né que tous les fiancés potentiels suggérés par son père, mais qui possédait une qualité bien supérieure : elle le trouvait passionnant. La plupart des jeunes gens de sa tribu la faisaient mourir d’ennui. Comme la plupart des adultes, d’ailleurs. À l’exception de son grand-père, mais… il était mort durant l’invasion de leur village. Tryss était aussi intelligent que le grand-père de Drilli. Il réfléchissait aux choses ; il y réfléchissait vraiment. Il ne faisait pas le malin et ne se vantait pas pour attirer son attention. Il se contentait de la fixer avec ses grands yeux sérieux… Mais quand Zyll avait appris que sa fille passait tout son temps avec Tryss, il avait perdu patience. Il n’avait pu lui fournir aucune bonne raison pour son antagonisme, sinon que le jeune homme n’appartenait pas à la tribu de la Rivière du Serpent. Pour lui, la nécessité d’empêcher la disparition de sa tribu primait sur tout le reste – y compris sur le bonheur de sa fille, découvrait celle-ci à ses dépens. Il lui avait interdit de parler à Tryss, et il profitait de ces fameuses réunions pour lui chercher un mari. Et Drilli n’y pouvait rien. La loi siyee stipulait que les parents avaient le droit d’arranger le premier mariage de leur progéniture. Par le passé, les unions précoces avaient été nécessaires afin d’augmenter le nombre de bébés sains – et d’assurer la survie de la race. Je pourrai toujours réclamer le divorce, songea Drilli. Il me suffira de rester mariée deux ans. Mais cela lui semblait une éternité. D’ici là, Tryss aura peut-être trouvé quelqu’un d’autre. Et j’aurai sans doute des enfants. Elle grimaça. Je ne sais même pas si Tryss veut se marier. Le problème, quand on est attiré par les garçons taciturnes, c’est de réussir à deviner leurs intentions. Elle ne doutait pas que le jeune homme l’aime beaucoup, ni qu’il soit attiré par elle – ça, elle en avait eu la preuve ! Un éclat de lumière attira son attention. Par-delà l’épaule de son père, Drilli aperçut quelques lampes suspendues autour d’une clairière, un peu plus loin. Même si on n’était qu’en milieu d’après-midi, les arbres se dressaient si près les uns des autres que très peu de lumière parvenait au niveau du sol dans cette partie de la forêt. Une lampe était posée au centre de la clairière. Plusieurs Siyee mâles et femelles étaient assis en cercle autour d’elle. Drilli reconnut Styll, le chef de leur tribu – et, à sa droite, le dernier fiancé potentiel suggéré par son père, un certain Sveel. Le jeune homme lui sourit, et Drilli éprouva un pincement de culpabilité. De toute évidence, l’idée de se marier avec elle le remplissait de joie. Puis son regard se posa sur la femme assise à droite de Styll, et elle écarquilla les yeux de surprise. L’oratrice Sirri et son fils assistaient à la réunion. Une idée folle traversa l’esprit de Drilli. Et si Sirri cherchait également une épouse pour son fils ? Et si Sveel et Sreil étaient forcés de se battre pour elle ? La jeune fille réprima un éclat de rire. Dommage pour toi, Sreil. Mon père refuse que j’épouse quelqu’un d’extérieur à la tribu de la Rivière du Serpent - fut-il le fils de la chef de tous les Siyee. La famille de Drilli prit place dans le cercle ; son père réussit même à pousser la jeune fille vers la place vacante à côté de Sveel. Drilli se força à saluer ce dernier. Inutile de se montrer grossière. Si elle devait l’épouser, autant essayer de bien s’entendre avec lui. Il n’était pas antipathique, juste moyennement intelligent et aussi ennuyeux que la plupart des garçons de son âge. — Qu’est-ce qui nous vaut l’honneur de votre présence, oratrice Sirri ? lança Zyll. J’ai entendu dire que vous désapprouviez nos traditions de mariage. L’oratrice sourit. — Ce n’est pas que je les désapprouve, mais je pense qu’il est stupide que les Siyee se marient si jeunes. À quatorze ans, ils n’ont pas fini de se développer en tant qu’individus. — C’est pourquoi il est préférable que leurs parents se chargent de leur choisir un partenaire, répliqua Zyll. Sirri secoua la tête. — J’aimerais que ce soit aussi simple ! Mais j’ai vu des parents bien intentionnés faire autant de mauvais choix que de bons. Si soigneux qu’ils puissent se montrer, ils sont gênés dans leur prise de décision par le fait que leur enfant n’est pas encore devenu la personne qu’il va être. Comment peuvent-ils lui sélectionner un partenaire adéquat alors que son caractère n’est pas encore pleinement formé ? Zyll se rembrunit. — Ce n’est pas seulement une question de caractère, mais de lignées et de connexions tribales. Sirri fronça les sourcils. — Huan nous a libérés de nos obligations en la matière voici plus d’un siècle. — Néanmoins, nous ne voulons pas régresser jusqu’au stade où la moitié de nos enfants naissaient… — Le danger est écarté pour l’essentiel, coupa Sirri avec une brusque froideur. Drilli se souvint d’avoir entendu que le premier fils de l’oratrice était né sous-développé et sans ailes, et qu’il était mort peu de temps après. — Aujourd’hui, nous sommes assez nombreux pour que ce genre de chose ne se produise plus que rarement. — Je ne parlais pas de ça, la détrompa Zyll. Je parlais du fait que les membres de ma tribu sont tous éparpillés, et que si nous n’y prenons pas garde, elle disparaîtra d’ici à quelques années. L’expression de Sirri se modifia de façon subtile, devenant à la fois pensive et plus dangereuse. — Tu n’as pas besoin de t’inquiéter pour ça. Les Blancs vont vous rendre vos terres, et, grâce au jeune Tryss, vous disposerez désormais d’un moyen de les défendre. À la mention de Tryss, les mâchoires de Zyll se crispèrent. — Néanmoins, nous avons besoin de renforcer les liens entre nos familles. Sans quoi, à notre retour, nous découvrirons que nous sommes des étrangers les uns pour les autres. Sirri haussa les sourcils, puis hocha respectueusement la tête. — Si vous devez aller jusqu’à cette extrémité pour vous rassurer, alors, faites-le. Mais ta famille manquera à tous les habitants de l’Ouvert. (Elle se tourna vers Sveel.) Tu t’entraînes avec les guerriers, pas vrai ? Tu aimes ça ? Le jeune homme redressa fièrement les épaules. — C’est difficile, mais je m’exerce tous les jours. Sirri acquiesça. — Tant mieux. Tu auras besoin de ces compétences pour défendre vos terres après votre retour. C’est justement ce dont je voulais vous parler. (Elle pivota légèrement vers son fils.) Sreil, tu as apporté le panier ? Le jeune homme cligna des paupières et écarquilla les yeux. — Non, j’ai oublié. Désolé. Sirri secoua la tête et soupira. — Alors, va le chercher. Prends aussi de l’eau, pendant que tu y es. — Comment suis-je censé porter tout ça ? — Emmène Drilli avec toi. La jeune fille sursauta, puis consulta son père du regard. Bien que visiblement mécontent, celui-ci hocha la tête. Drilli se leva et suivit Sreil. Le fils de l’oratrice marchait vite. Bientôt, les voix du reste de la tribu s’estompèrent derrière eux. Sreil jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, puis ralentit afin que Drilli puisse le rattraper. — Ainsi, tu vas te marier, lança-t-il nonchalamment. La jeune fille haussa les épaules. — Il semblerait. — Tu n’as pas l’air très enthousiaste. — Vraiment ? répliqua-t-elle sur un ton sec. — Tu n’aimes pas Sveel, c’est ça ? — Il n’est pas désagréable. — Mais ce n’est pas lui que tu voudrais épouser, insista Sreil. Drilli fronça les sourcils. — Pourquoi me poses-tu toutes ces questions ? Le jeune homme sourit. — Pendant le trei-trei, tout le monde a bien vu à qui allait ta préférence. Alors, pourquoi n’épouses-tu pas Tryss ? Il est plus célèbre que les fondateurs ! L’estomac de Drilli se tordit. — Parce que je n’ai pas le choix. — Bien sûr que si ! Elle se rembrunit. — Tu crois ? Je n’ai pas parlé à Tryss depuis des semaines. Il n’a même pas essayé de me voir. Pour ce que j’en sais, il n’a aucune envie de se marier. — Je pourrais lui demander pour toi. Le cœur de la jeune fille manqua un battement. — Tu ferais ça ? — Sans problème. Sreil sourit, puis se mit à glousser comme s’il était très satisfait de lui-même. Saisie par un soupçon, Drilli s’arrêta et croisa les bras sur sa poitrine. — Qu’as-tu à gagner dans cette affaire, Sreil ? Pourquoi veux-tu nous aider ? Le jeune homme se tourna vers elle. — Parce que… (Il s’interrompit et se mordilla la lèvre.) Je ne devrais pas te le dire. Drilli plissa les yeux d’un air menaçant. — Bon, d’accord, grimaça Sreil. Ton père est un snob intolérant. Et pas juste parce qu’il refuse que tu épouses quelqu’un dont l’invention pourrait sauver notre peuple et lui rendre ses terres – même si ça surpasse tout le reste. Toutes les choses qu’il a dites et faites depuis son arrivée ici… (De coléreuse, l’expression du jeune homme se fit penaude.) Désolé. Drilli opina. Elle ne pouvait qu’approuver le jugement de Sreil, même si elle se sentait un peu offensée au nom de sa famille. Après tout ce qu’ils avaient traversé… — Mère pense également que tu as contribué à la réussite de Tryss, ajouta Sreil. Il peut encore avoir besoin de toi, donc, c’est idiot de t’enlever à lui. Surprise, Drilli cligna des yeux. Elle allait nier quand elle se souvint que c’était elle qui avait montré à Tryss comment utiliser une sarbacane. Il avait eu l’idée de les incorporer au harnais, mais sans elle… La jeune fille prit une grande inspiration. — D’accord, demande-lui. Mais ne lui dis pas pourquoi. Je ne veux pas qu’il m’épouse uniquement pour empêcher qu’on me marie à quelqu’un d’autre. Je veux qu’il le fasse parce qu’il en a envie. Sreil sourit. — On en reparle très vite. CHAPITRE 28 Millo Boulanger était un homme taciturne. Leiard avait fini par comprendre que le père de Jayim connaissait la valeur d’une satisfaction tranquille. Sa vie ne le remplissait pas de bonheur, mais elle ne le rendait pas non plus malheureux. C’était rare qu’il se joigne à sa femme, à son fils et à leur invité pour le petit déjeuner. Ce jour-là, toutefois, une infection nasale très courante en hiver l’avait forcé à prendre du repos. Il avait surpris Leiard en se montrant inhabituellement loquace, évoquant les nouvelles officielles et les rumeurs qu’il avait entendues. Mais le remède que Leiard lui avait administré faisait parfois cet effet aux gens. — Vous avez été au temple ? demanda Millo au Tisse-Rêves. — Pas depuis le départ d’Auraya. Il secoua la tête. — Je n’ai jamais vu autant de soldats d’un coup. Toute l’armée doit être là. Je ne savais pas qu’elle était si énorme. La file de jeunes gens qui attendent pour s’enrôler est tellement longue qu’elle sort de l’arche et se prolonge sur deux pâtés de maison dans l’avenue ! Tanara fronça les sourcils et jeta un coup d’œil à Jayim. — C’est aussi bien qu’ils n’acceptent pas les Tisse-Rêves. Le jeune homme prit grand soin à ne pas réagir. Leiard sentait qu’il était en proie à un mélange de soulagement, de culpabilité et d’irritation. — Que savez-vous de ces Pentadriens ? interrogea Millo. Leiard haussa les épaules. — Pas grand-chose. Seulement ce que d’autres Tisse-Rêves m’ont raconté. Leur culte est encore récent – quelques siècles tout au plus. Comme les Circliens, ils vénèrent cinq dieux. — Des dieux réels, ou des dieux morts ? — Je l’ignore. Leurs noms ne me sont pas familiers. — Comment s’appellent-ils ? — Sheyr, Ranah, Alor, Sraal et Hrun. — Peut-être s’agit-il d’anciens dieux morts qui portaient un nom différent sur le continent sud, suggéra Jayim. — Peut-être, acquiesça Leiard, content que le jeune homme ait envisagé cette possibilité. — Voire des mêmes dieux que les Circliens ! s’emballa Jayim, les yeux brillants. — Ça n’aurait pas de sens, fit remarquer Tanara. Ils n’enverraient pas leurs propres fidèles se battre entre eux. Leiard la dévisagea pensivement, puis secoua la tête. — Non, en effet, je ne vois pas l’intérêt pour eux. Tanara se rembrunit. — Vous croyez qu’ils le feraient s’ils avaient un profit quelconque à en tirer ? — Peut-être. — Mais ce serait indiciblement cruel ! — Les dieux ne sont pas aussi nobles et justes que les Circliens voudraient nous le faire croire, se surprit à dire Leiard. Nous autres Tisse-Rêves, nous nous souvenons de ce qu’ils ont fait par le passé, avant qu’ils commencent à feindre de se soucier des mortels. Nous savons de quoi ils sont capables. Tanara le fixa, horrifiée. — Mirar, songea sévèrement Leiard. Je t’ai déjà dit de ne pas faire ça. — Je sais. Mais comment comptes-tu m’en empêcher ? répliqua l’autre voix dans sa tête. Leiard ignora la question. — Qu’espères-tu obtenir en effrayant cette malheureuse ? — Maintenant, une personne de plus connaît la vérité. — Et à quoi cela va-t-il lui servir ? Mirar ne répondit pas. Tanara détourna les yeux. — Dans ce cas, espérons qu’ils continuent à vouloir faire semblant, murmura-t-elle. Jayim observait Leiard, les yeux plissés. — Que vous disent vos souvenirs au sujet de ces Pentadriens ? — Rien du tout. Le peu que je sais, je l’ai appris de Tisse-Rêves senniens. — À travers des rêveliens ? — Oui. Le jeune homme fronça les sourcils. Il ouvrit la bouche pour parler, puis soupira et secoua la tête. — Que pensent-ils d’eux ? — Ces Tisse-Rêves n’ont rien à craindre des Pentadriens. Notre ordre leur inspire de la pitié, mais ni peur ni antagonisme. Ce qui prouve bien que leurs dieux ne sont pas les mêmes que ceux des Circliens, ajouta Leiard après une seconde de réflexion. Jayim acquiesça d’un air pensif. — Allons-nous prendre part à cette guerre ? — Les Tisse-Rêves ne se battent pas, lui rappela Leiard. — Je sais, mais irons-nous en tant que guérisseurs ? — Probablement. Tanara écarquilla les yeux. Elle dévisagea son fils et se mordit la lèvre tandis que Millo se rembrunissait. — Nous n’aurons pas grand-chose à craindre, leur assura Leiard. Les Pentadriens comprennent que nous soignons tous les blessés, quelle que soit leur race ou leur religion. Et nos Dons nous protégeront contre les accidents ou les malentendus. (Il jeta un coup d’œil à son élève.) Ce sera une bonne occasion pour Jayim d’affiner ses… Des coups frappés à la porte l’interrompirent. Tous les convives s’entre-regardèrent, perplexes. Puis Millo alla ouvrir. Leiard finit sa boisson chaude et quitta la table. Jayim avait déjà fini de manger depuis longtemps. Comme la plupart des garçons de son âge, il était perpétuellement affamé. Il se leva et suivit son professeur vers l’escalier qui conduisait au jardin sur le toit. — Attendez, tous les deux, les héla Millo. Il s’effaça pour laisser entrer une femme. En découvrant sa robe de Tisse-Rêves et son visage familier, Leiard cligna des yeux, surpris. — Tisse-Rêves et ancienne Arleej, dit-il en touchant son cœur, sa bouche et son front. Arleej sourit et lui rendit son salut. — Conseiller Tisse-Rêves Leiard. — C’est bon de vous revoir. Comment allez-vous ? Elle haussa les épaules. — Je suis un peu fatiguée. Je viens juste d’arriver à Jarime. — Dans ce cas, il vous faut quelque chose de chaud à manger et à boire, décréta Tanara. Asseyez-vous. Elle poussa Arleej vers un banc et sortit en toute hâte. Leiard prit place à côté de l’ancienne et fit signe à Jayim, qui se dandinait d’un air hésitant près de l’escalier, de se joindre à eux. — Qu’est-ce qui vous amène à Jarime ? interrogea-t-il. Arleej grimaça. — Tu n’es pas au courant ? Il va y avoir une guerre. Apparemment, Auraya et toi nous avez extorqué une alliance juste à temps. Leiard sourit. Il ne percevait pas de ressentiment dans la voix d’Arleej, juste de l’ironie. — Pas étonnant que vous soyez lasse. Avez-vous dû partager un navire avec des centaines de soldats, ou les Tisse-Rêves somreyans ont-ils réussi à en réquisitionner un pour eux seuls ? L’ancienne secoua la tête. — Nous voyageons par petits groupes à bord de vaisseaux marchands — séparément de l’armée. Les souvenirs du massacre des Tisse-Rêves sur le continent sont encore trop vifs. En procédant ainsi, nous nous faisons moins remarquer. — Je ne crois pas que vous auriez été en danger si vous étiez arrivés avec les troupes somreyannes. — Tu as sans doute raison. Au contraire, voir des militaires étrangers faire confiance à des Tisse-Rêves aurait peut-être incité les Haniens à les imiter. Mais les vieilles habitudes et les vieilles craintes ont la vie dure, surtout chez nous. (Arleej planta son regard droit dans celui de son interlocuteur.) Comment vas-tu, Leiard ? Communier avec Jayim t’a-t-il aidé à contrôler tes souveliens ? Leiard perçut la surprise du jeune homme. — J’ai réussi à faire quelques progrès tout… — Il ne communie pas avec moi, coupa Jayim. Il m’enseigne tout ce qu’il sait, à l’exception de la communion et des rêveliens. Le regard d’Arleej fit la navette entre les deux hommes, et ses sourcils se froncèrent. — Et il marmonne constamment dans sa barbe, poursuivit Jayim. Parfois, j’ai l’impression qu’il ne se rend même pas compte de ma présence. Puis il dit des choses bizarres avec la voix d’un inconnu. — Leiard, dit Arleej d’une voix calme, mais pleine d’inquiétude contenue. Sais-tu… ? Es-tu… ? (Elle secoua la tête.) Je sais que tu as conscience des risques encourus. Ton secret est-il assez important pour que tu lui sacrifies ton identité – ta raison ? Leiard frissonna. — Ma raison. Je l’ai déjà perdue. J’entends des voix – ou une voix, du moins. — Tu crois que tu deviens fou ? s’indigna Mirar. Vivre à l’intérieur de ta tête suffirait à rendre cinglé n’importe qui ! — Si ça ne te plaît pas, tu n’as qu’à t’en aller. Je ne te retiens pas. — Leiard ? Leiard leva les yeux. Arleej le fixait, l’air alarmé. Il soupira et secoua la tête. — Je ne peux pas communier avec Jayim. (Il se tourna vers son élève.) Je suis désolé. Tu devrais te trouver un autre professeur. Un des Somreyans acceptera sûrement… — Non ! s’exclama Jayim. Si ce que dit Ar… la Tisse-Rêves et ancienne Arleej est exact, vous deviendrez fou sans mon aide. (Il s’interrompit pour reprendre son souffle.) Quel que soit votre secret, je le garderai. Je n’en parlerai à personne. — Tu ne comprends pas, dit gentiment Leiard. Si je te dévoile ce secret, tu ne pourras jamais communier avec un autre Tisse-Rêves. Je refuse de restreindre ton avenir de cette façon. — S’il n’y a pas d’autre moyen de vous sauver, je le ferai. Leiard dévisagea son élève d’un air surpris. Quand, au cours des mois passés, ce garçon était-il devenu si loyal envers lui ? Arleej émit un petit bruit étranglé. Puis elle poussa un gros soupir. — Je ne sais pas, Jayim. C’est un prix très élevé à payer pour toi. (Elle se tourna vers Leiard avec une expression torturée.) Combien de temps Jayim devrait-il garder ce secret ? Pour toujours. Leiard détourna les yeux et secoua la tête. C’était injuste, mais il ne pouvait pas défaire le passé. — Tu sais que cette liaison ne peut pas durer, chuchota Mirar. Un jour ou l’autre, elle sera découverte. Autant en parler à Jayim. — Pourquoi veux-tu que j’arrête ? Tu semblais apprécier mes rêveliens avec Auraya. — Elle est l’un des pions des dieux. J’apprécie cette ironie. En fait, il se peut que je joue avec elle moi-même la prochaine fois. Leiard sentit son estomac se soulever. Mirar pouvait-il interférer avec ses rêves ? — Je pourrais t’apprendre deux ou trois choses. — Tu n’oserais pas ! Si Auraya découvrait que tu me contrôles à ce point… — Que ferait-elle ? Elle me tuerait ? Pour ça, elle serait obligée de te tuer aussi. Mais je suppose qu’elle s’y résoudrait plus facilement si elle savait que son amant pouvait se transformer en l’abominable Mirar à un moment inapproprié. Leiard soupira. — Que veux-tu que je fasse ? — Quitte Jarime. Va t’installer dans un endroit retiré où Auraya ne te trouvera pas. Enseigne la communion à Jayim. — Si Arleej a raison, ça entraînera la fin de ton existence. — Je ne veux pas exister. Nous sommes à l’ge des Cinq. Ma place est dans le passé, à l’époque où les dieux étaient nombreux et où les immortels circulaient librement – ce que l’on nomme l’Age de la Multitude –, et peut-être dans un avenir lointain. Mais pas dans ce présent. Leiard fut stupéfié par cet aveu. Si cette ombre de Mirar ne voulait pas exister, pourquoi se souciait-elle à ce point de sa sécurité ? L’autre voix ne répondit pas. Très bien, songea Leiard. Mais d’abord, je vais aller à la guerre avec les autres Tisse-Rêves. Il s’attendait que Mirar proteste, parce que suivre l’armée hanienne signifierait se trouver à proximité des Blancs – et donc d’Auraya. Mais la voix garda le silence. Soulagé, il leva les yeux vers Arleej. — Je ne peux faire ça que si Jayim et moi quittons Jarime, lui dit-il. Je me joindrai à vous pour soigner les blessés jusqu’à la fin de cette guerre, puis nous disparaîtrons pendant un moment. Plus tard, quand nous pourrons le faire en toute sécurité, nous irons à la rencontre d’autres Tisse-Rêves. (Il se tourna vers Jayim.) Tu devras faire en sorte de ne jamais te trouver en présence des Blancs. Us peuvent lire dans les esprits mieux que n’importe quel sorcier n’en a jamais été capable. Le jeune homme fronça les sourcils. — S’ils peuvent lire dans mon esprit, ils doivent pouvoir lire dans le vôtre aussi, non ? — Oui. — Mais vous êtes leur conseiller. — Plus pour longtemps. Je leur enverrai ma démission dès que je serai prêt à partir. — Pourquoi pas dès maintenant ? — Ils pourraient me convoquer pour m’interroger sur les raisons de mon geste. Je veux être déjà loin quand ils recevront mon message. Jayim écarquilla les yeux. — Ça doit être un sacré secret. Arleej eut un sourire grimaçant. — Oui, j’espère qu’il vaut toute la peine que tu te donnes. — Quelle peine ? Les trois Tisse-Rêves levèrent les yeux. Tanara se tenait sur le seuil, un plat de nourriture dans les mains. Tandis qu’Arleej lui expliquait la situation, Leiard éprouva un pincement de culpabilité. Il allait enlever Jayim à sa famille. Le jeune homme ne reviendrait probablement jamais. Puis une pensée lui traversa l’esprit, et il poussa un grognement. — Qu’y a-t-il ?s’enquit Arleej. Leiard lui jeta un regard contrit. — Les Blancs pourraient lire dans votre esprit ou dans celui des Boulanger que je suis parti parce que je voulais leur dissimuler un secret. L’ancienne grimaça. — Ce qui serait une raison suffisante pour envoyer quelqu’un à votre recherche et vous ramener auprès d’eux. (Elle haussa les épaules.) Je n’ai pas l’intention de m’approcher des Blancs. (Puis elle se tourna vers Tanara.) Et je doute qu’ils s’intéressent à vous ou à votre mari. Ils sont trop occupés à organiser une guerre. Mais, au cas où, pourriez-vous vous absenter pendant quelques semaines ? Si vous avez besoin d’argent pour vous loger, nous vous le fournirons. — Millo a un frère qui vit dans le Nord. Nous ne lui avons pas rendu visite depuis longtemps. — Alors, profitez-en pour y aller. Je crois pouvoir me tenir à l’écart des Blancs tant qu’ils auront un conseiller Tisse-Rêves à consulter. (Arleej reporta son attention sur Leiard.) Tu vois quelqu’un qui pourrait te remplacer ? Leiard secoua la tête. — Ce sera à vous de choisir, ou à Auraya. Arleej fit la moue, puis plissa les yeux. — Dans la mesure où Auraya est absente et où les autres Blancs sont occupés par leurs préparatifs de guerre, cette décision sera probablement reportée jusqu’à son retour – à moins que je puisse suggérer quelques candidats. Mmmh, ça mérite considération. L’ancienne tapota la table de l’index et s’interrompit pour réfléchir. — Nous allons partir avant l’armée. Nous serons toujours à plus d’une journée de cheval des Circliens. Les Blancs ne sauront pas que tu nous accompagnes, et même s’ils le découvrent, ils auront trop à faire pour venir te chercher. J’aimerais rester près de toi le temps que tu résolves ce problème. Tu auras peut-être besoin de mon aide. Leiard inclina la tête. — Merci. J’espère néanmoins que cette précaution s’avérera inutile. À l’est, l’horizon s’éclaircissait peu à peu, projetant une lumière froide et ténue à la surface de la mer. Tout en marchant le long de la plage avec Tyrli, Auraya passa en revue ses premières impressions du village de la tribu des Sables. Elle en était venue à associer les Siyee avec des montagnes vertigineuses et des forêts profondes. Découvrir leurs tonnelles dressées au milieu des dunes nues, la veille, l’avait forcée à réviser son jugement. La vie était plus facile pour eux sur les plages de Si – et cela ne faisait que souligner ce qu’ils avaient perdu lorsque les colons torennais leur avaient dérobé les vallées fertiles de leur pays. — Vous avez tout ce qu’il vous faut ? demanda Tyrli. — Tout, sinon du temps, répondit Auraya. Ou les conseils de Leiard, ajouta-t-elle en son for intérieur. Cela faisait plusieurs jours que son amant ne l’avait pas contactée pour partager un rêvelien ; du coup, elle avait eu moins de mal à se lever avant l’aube ce matin-là. Comme la veille, elle s’était réveillée très tôt, s’interrogeant avec inquiétude sur la raison du silence de Leiard. — Si vous n’étiez pas si pressée, je vous présenterais aux Elaï qui commercent avec nous, mais ils ne reviendront pas avant un mois, s’excusa Tyrli. — J’adorerais rester plus longtemps, ne serait-ce que pour découvrir le mode de vie de votre tribu, répondit sincèrement Auraya. Mais Juran insiste pour que je m’entretienne avec les Elaï le plus vite possible. — Il y aura d’autres occasions. — Si elles ne se présentent pas spontanément, je les provoquerai, promit la jeune femme. (Elle se tourna vers Tyrli.) Je regagnerai l’Ouvert dans une dizaine de jours. Le vieil orateur acquiesça. — Nous serons prêts. Son assurance arracha un sourire à Auraya. À la demande de la jeune femme, Tyrli avait envoyé des messagers à l’Ouvert pour annoncer que les Pentadriens tentaient d’envahir Hania et que Juran réclamait l’aide de leurs nouveaux alliés. Avec un soupir, Auraya reporta son attention sur le large. — Vous devriez y être en milieu de journée, lui assura Tyrli. — Comment trouverai-je mon chemin ? Le vieil homme pivota vers les montagnes et tendit un doigt. — Vous voyez ce double pic, là-bas ? — Oui. — Volez dans la direction opposée, en le gardant dans l’alignement de la plage. La côte se trouve sur votre droite. Si vous ne l’apercevez pas au bout de quelques heures, continuez à pousser sur la droite jusqu’à ce qu’elle vous apparaisse. Suivez-la jusqu’au bout de la péninsule. Puis filez plein sud. Borra est entouré par tout un tas de petits îlots. Si vous n’en avez aperçu aucun au bout d’une heure, c’est que vous avez raté Borra et que vous devez remettre le cap vers le nord. Auraya acquiesça. — Merci, Tyrli. L’orateur inclina la tête. — Bonne chance, Auraya des Blancs. Puissiez-vous voler haut, voler vite et voler loin. — Puissent les dieux vous guider et vous protéger, répondit la jeune femme. Se tournant de nouveau face à la mer, elle conjura de la magie et s’éleva à la verticale. La plage s’éloigna sous ses pieds jusqu’à ce que Tyrli ne soit plus qu’un point minuscule dans un grand arc de sable auquel le soleil levant prêtait des reflets dorés. Par-dessus son épaule, Auraya jeta un coup d’œil aux montagnes et nota la position du double pic. Puis elle se propulsa dans la direction opposée. Depuis quelques mois, elle s’était habituée à voler en imitant les Siyee. À présent quelle était seule, elle ne ressentait plus le besoin de faire comme si elle était gênée par l’attraction terrestre. Elle décida de tenter une expérience. La vitesse des Siyee était limitée par leur endurance et par la force du vent. Auraya ne savait pas jusqu’où elle pouvait pousser la sienne ; aussi commença-t-elle à accélérer. Elle découvrit très vite que son principal problème allait venir du vent qui lui cinglait la figure, asséchait ses yeux et la glaçait jusqu’à la moelle. Elle tenta d’utiliser sa magie pour se réchauffer, mais plus elle accélérait, plus sa chaleur compensatoire lui était arrachée rapidement. Par ailleurs, elle avait de plus en plus de mal à respirer. Elle créa un bouclier magique devant elle. Celui-ci la ralentit brusquement, telle une rame plongée dans l’eau. Sans doute à cause de sa forme, devina Auraya. Elle n’avait pas besoin d’une rame, elle avait besoin… d’une pointe de flèche. Inspirée, elle modela son bouclier pour lui donner une forme conique. Dès lors, il fendit l’air aisément – déviant le vent qui lui arrivait dans la figure et lui permettant de respirer de nouveau. À présent, Auraya se déplaçait plus vite que jamais auparavant, sur terre ou dans le ciel, mais elle ne le savait qu’à cause du souffle du vent sur les côtés. La mer se trouvait trop loin en contrebas pour lui donner une quelconque sensation de vitesse, et il n’y avait ni Siyee ni chevaucheurs de reyna auxquels se comparer. Reportant son attention devant elle, Auraya vit qu’une ombre était apparue à l’horizon : la côte décrite par Tyrli. Si elle volait au-dessus de la terre, elle aurait une meilleure idée de sa vitesse. Aussi regarda-t-elle la côte se rapprocher avec impatience. Une paroi rocheuse apparut – des falaises. Quand elle les atteignit enfin, Auraya incurva sa trajectoire vers la gauche et commença à suivre cette route verticale. Un frisson d’excitation la parcourut tandis que la façade minérale filait à toute allure et que l’air sifflait à ses oreilles. Elle allait encore plus vite qu’elle l’avait imaginé. À quelle vitesse exactement, elle ne pouvait le déterminer. Aussi vite que si elle tombait ? Il eût été plus rapide de voler en ligne droite ; pourtant, Auraya se surprit à suivre la courbe de la côte. C’était jouissif. Elle s’engouffrait dans les baies et contournait les pointes. Une arche rocheuse apparut devant elle. Auraya la traversa et se retrouva en train de zigzaguer entre plusieurs aiguilles de pierre qui avaient survécu à la lente érosion des falaises. Plus loin, elle aperçut une aiguille énorme qui se dressait telle une fière sentinelle au-delà de la pointe suivante. Elle en fit le tour. Comme elle revenait face à la côte, Auraya éprouva une vive déception. À partir de ce point, la côte s’infléchissait brusquement vers le nord-est. La sentinelle marquait la fin de la péninsule. Son flirt avec les falaises devait s’achever là. Auraya rebroussa chemin en prenant de l’altitude. Arrivée au sommet de la sentinelle, elle se posa sur une corniche. Le sifflement du vent à travers les fissures et les crevasses de l’aiguille lui paraissaient étrangement discrets après le rugissement de l’air qu’elle avait fendu en vol. Elle balaya les falaises du regard, puis se tourna vers la mer. Borra se trouvait trop loin pour qu’elle puisse la voir de la côte. Si elle continuait à voler comme elle l’avait fait jusqu’ici, Auraya l’atteindrait probablement dans l’heure. Conjurant davantage de magie, la jeune femme entama la portion finale de son voyage. Le premier îlot lui apparut au bout de quelques minutes. D’autres ne tardèrent pas à suivre, et bientôt, Auraya avisa des îles de plus grosse taille droit devant. Quand elle les survola, des masses de terre plus importantes encore se découpèrent à l’horizon. Contrairement aux îlots, qui évoquaient le sommet de dunes de sable sur lesquels les courants marins auraient déposé de la végétation, les îles ressemblaient à de petites montagnes à demi submergées. Les premières qu’Auraya dépassa étaient des pics jumeaux reliés par une passerelle rocheuse. Sur sa gauche, la jeune femme distinguait une aiguille solitaire, et, sur sa droite, un haut croissant minéral jaillissait de la mer. Les îles et les îlots qui piquetaient la mer entre elles formaient un énorme anneau de la taille d’une des montagnes de Si. Tyrli avait dit à Auraya de chercher des Élaï sur les plages de l’île principale. Ce devait être celle en forme de croissant, décida la jeune femme. Lentement, elle piqua dans sa direction. Lorsqu’elle fut assez bas pour distinguer la végétation broussailleuse qui bordait la côte, elle se mit en quête de traces du peuple de la mer. Il ne lui fallut que quelques instants pour en trouver. Des hommes et des femmes à la peau sombre s’affairaient sur chaque plage, étalant des bandes d’algues luisantes sur le sable. Sous l’eau, Auraya distinguait d’autres silhouettes qui nageaient autour des bouquets de végétation sous-marine, procédant à la suite de la cueillette. La plupart des Élaï travaillaient sans s’interrompre, mais, dans chaque groupe, il s’en trouvait toujours un qui ne semblait là que pour donner des instructions aux autres. Quelques individus avaient grimpé sur des promontoires voisins et surveillaient la mer. L’un d’eux semblait fixer Auraya, et la jeune femme perçut sa stupéfaction. Pourtant, il n’agita pas les bras ni ne cria pour avertir les autres de la présence d’une intruse. Dans ses pensées, Auraya lut qu’il se croyait victime d’une hallucination. Puis un rugissement coléreux monta de la plage. Le guetteur sursauta et pivota vers le groupe d’ouvriers le plus proche. Leur chef brandissait le poing d’un air menaçant. Le guetteur tendit un doigt vers Auraya. Le contremaître leva les yeux et, surpris, fit un pas en arrière. Il est temps de me présenter, songea Auraya. Comme leur contremaître continuait d’observer la nouvelle venue, d’autres Elaï s’interrompirent et levèrent les yeux pour voir ce qu’il regardait. Auraya descendit très lentement, car, à présent, elle sentait de la peur se mêler à leur stupéfaction. Elle se laissa tomber à une bonne distance d’eux ; pourtant, les ouvriers reculèrent encore. Puis, à l’instant où les pieds de la jeune femme touchèrent le sol, ils se jetèrent dans le sable. Surprise, Auraya cligna des yeux et sonda leurs pensées. Elle comprit aussitôt leur réaction : ils la prenaient pour Huan. — Peuple de Borra, articula-t-elle lentement tandis qu’elle choisissait, dans leur esprit, les mots appropriés dans leur langue. Ne vous prosternez pas devant moi. Je ne suis pas la déesse Huan, mais une de ses servantes. Les Elaï levèrent la tête et échangèrent des regards. Puis ils se redressèrent prudemment, et Auraya put les détailler pour la première fois. Ils étaient à peine plus petits que des terrestres et totalement glabres. Leur peau d’un noir bleuté brillant lui fit penser à celle des mer-ner qu’elle avait vus nager près des navires durant son retour de Somrey. Ils avaient la poitrine large, de grandes mains et de grands pieds plats aux doigts et aux orteils reliés par des membranes. Comme ils la fixaient, Auraya remarqua que leurs yeux étaient bordés de rose. Quand ils clignèrent des yeux, elle se rendit compte qu’il s’agissait d’une autre membrane qui glissait par-dessus leurs globes oculaires telle une seconde paupière. Tous les regards étaient rivés sur elle. Auraya effleura les pensées des Elaï. Plusieurs d’entre eux avaient rapidement décidé que, si elle n’était pas la déesse et étant donné qu’elle ne ressemblait pas à une Siyee, elle ne pouvait être qu’une terrestre : donc, une personne indigne de confiance. Ils la détaillaient avec une méfiance non dissimulée et un frémissement haineux. Les autres étaient encore perplexes. Il s’agissait, comprit Auraya, des Elaï situés le plus bas sur l’échelle sociale de Borra, les idiots ou les malchanceux. Ils effectuaient ce travail sans intérêt parce qu’ils ne pouvaient pas faire grand-chose d’autre. Auraya reporta son attention sur leur contremaître. Ce dernier n’était pas plus intelligent que les ouvriers, mais son tempérament autoritaire lui avait valu cette position supérieure. Comme son regard croisait celui de la jeune femme, il carra les épaules. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il. — Je suis Auraya des Blancs, répondit-elle. Une des Élus des dieux. Je viens de leur part pour rencontrer le dirigeant de la nation élaï, le roi Aïs. Le contremaître plissa les yeux. — Pour quoi faire ? — Pour… Difficile de trouver les bons mots dans l’esprit de ces ouvriers élaï qui n’associaient aux terrestres que des concepts négatifs tels que le meurtre, le pillage et le viol. Ne trouvant pas de termes synonymes de « paix », de « négociation » ou d’« alliance », Auraya opta pour une autre approche. Son interlocuteur ne s’attendait pas réellement qu’elle lui fournisse une explication. — Cela est réservé aux oreilles du roi, déclara-t-elle. Le contremaître opina. — Peux-tu lui faire porter un message de ma part ? Il se renfrogna. — Pourquoi ? — Je ne me permettrais pas d’entrer dans votre cité sans y avoir été invitée, répondit Auraya. Le contremaître hésita, surpris, puis promena un regard à la ronde. Il désigna le premier Elaï qui avait aperçu Auraya – le guetteur. Celui-ci avait la peau terne et l’échine voûtée. Lisant de l’inconfort dans son esprit, Auraya comprit qu’il était déshydraté d’avoir passé trop de temps sur terre. Comme il recevait ses instructions, la pensée de retourner dans l’eau le ragaillardit considérablement. — Va trouver Ree, lui ordonna son chef. Il enverra quelqu’un au palais. Tandis que le guetteur traversait la plage, le contremaître reporta son attention sur Auraya. — Ça prendra du temps, la prévint-il. Les gens du palais ne se préoccupent guère des récolteurs. Vous pouvez attendre ici, si vous voulez. Auraya acquiesça. Le contremaître n’ajouta rien, se contentant de hausser la voix pour exhorter ses ouvriers à se remettre au travail. Elle les observa un moment, mais, après avoir surpris plusieurs pensées pleines de gêne et de ressentiment, elle fit semblant de se désintéresser d’eux et alla s’asseoir un peu plus loin. Le soleil atteignit son zénith et entama sa descente sans que les ouvriers fassent la moindre pause – même s’ils s’interrompaient de temps en temps pour s’humecter la peau. En sondant leur esprit, Auraya en apprit davantage sur les coutumes élaï. Leur cité était surpeuplée, et la plupart d’entre eux vivaient dans des appartements minuscules. Cette promiscuité les rendait très respectueux de l’espace personnel de chacun. Les contacts physiques ou même oculaires obéissaient à des règles fondées sur une hiérarchie sociale très stricte. Ils n’auraient pas pu être plus différents des Siyee. Malgré leurs divisions de classe et de pouvoir, tous les Elaï éprouvaient un fort sens du devoir à l’égard de la communauté. Ces hommes et ces femmes sortaient volontairement de leur cité pour ramasser des algues, se faire malmener par leur chef d’équipe et prendre le risque d’être attaqués par des pillards afin d’aider à nourrir leur peuple. Dans l’esprit de beaucoup d’entre eux, Auraya lisait de l’inquiétude pour un camarade malade auquel ils devaient rapporter de quoi manger. Même les riches et les puissants contribuaient au bon fonctionnement de la cité. En temps de famine, le roi distribuait de la nourriture au peuple. Quatre fois par an, il organisait un festin auquel tous les Élaï étaient conviés. Son nom figurait même sur la liste des sentinelles qui se succédaient au sommet de la ville, gravissant l’interminable escalier afin de guetter d’éventuels pillards. Un escalier ? Au sommet de la ville ? Auraya sourit. Ainsi, il existait un autre accès que les tunnels sous-marins. C’était une information intéressante, mais que la jeune femme n’avait pas l’intention d’utiliser : sans quoi, jamais elle ne gagnerait la confiance des Élaï. Dans l’esprit des ouvriers, elle avait vu l’impact terrible produit par les pillards sur la vie de ces gens. Rien d’étonnant à ce qu’ils se méfient des terrestres ! Son statut de représentante des dieux lui vaudrait peut-être une audience avec le roi, mais il ne lui garantirait rien de plus. Auraya devrait prouver au peuple de la mer quelle était digne de confiance. Elle soupira. Et je n’ai pas vraiment le temps pour ça. — Femme terrestre. La voix bourrue la fit sursauter. Pivotant, elle vit le contremaître s’approcher d’elle. Elle se leva et alla à sa rencontre. — Le roi a envoyé une réponse à votre message, lui dit l’homme sur un ton hésitant. Consternée, Auraya prit conscience qu’il rassemblait son courage. Il s’attendait qu’elle soit furieuse contre lui, et redoutait la façon dont elle exprimerait sa colère. — Le roi des Élaï ne veut pas parler à la terrestre qui affirme s’exprimer au nom des dieux, récita le contremaître. Les terrestres ne sont pas les bienvenus à Borra – pas même sur la plus petite de nos îles. Rentrez chez vous. Auraya acquiesça lentement. Il n’y avait aucune trace de duplicité dans l’esprit de son interlocuteur. La répétition avait peut-être affecté les termes du message, mais pas sa teneur générale. Le contremaître jeta un regard méfiant à Auraya, puis s’éloigna en toute hâte. — Juran ?appela la jeune femme. — Auraya ? répondit immédiatement son aîné. — Le roi des Elaï a rejeté ma demande d’audience. À mon avis, il ne croit pas que je sois ce que je prétends être. (Auraya répéta le message qu’on venait de lui apporter.) Et ce n’est pas tout. Ces gens éprouvent une haine vivace envers les terrestres. Nous devons travailler dur pour gagner leur confiance J’aimerais que nous puissions faire quelque chose au sujet de ces pillards… — Les en débarrasser reviendrait à supprimer une puissante motivation pour s’allier avec nous, fit remarquer Juran. — Je ne crois pas qu’une promesse de régler ce problème dans un avenir plus ou moins proche suffise à les impressionner. Contrairement aux Siyee, ils exigeront notre aide avant, et non après la signature d’un quelconque traité. — Tu ne peux pas en être certaine tant que tu n’auras pas rencontré leur roi. Insiste. Reviens demain, et tous les jours qui suivront. À défaut d’autre chose, tu peux les impressionner par ta détermination. Auraya sourit. — Entendu. Baissant les yeux vers les ouvriers, elle vit qu’ils étaient en train de charger d’énormes ballots d’algues sur leur dos. Certains entrèrent dans l’eau et s’éloignèrent à la nage. Auraya capta des bribes de pensées qui lui apprirent qu’ils partaient plus tôt que d’habitude, sans doute parce que leur contremaître avait peur d’elle. La jeune femme poussa un soupir de frustration. Comment allait-elle conquérir le cœur des Elaï alors que sa simple présence suffisait à les faire fuir ? Huan m’avait prévenue que ce serait difficile, se remémora-t-elle. Avec un sourire en coin, elle conjura de la magie et s’éleva dans les airs. CHAPITRE 29 Comme les sombres replis du sommeil s’affaissaient autour d’elle, Emerahl prit conscience de plusieurs voix. — Jade, réveille-toi. — Ce n’est sans doute pas son vrai nom. — Mais je ne connais pas son vrai nom. Et toi ? — Non, elle a refusé de me le dire. — Tu le lui as demandé ? — Pas toi ? — Non. Ce n’est pas poli. — Je connaissais une fille qui s’appelait Jade. — C’est un joli nom. Pas comme Braise. Qui appellerait sa fille « Braise » ? Je déteste mon nom. Qui sont ces femmes ? Emerahl sentit son esprit s’arracher à la torpeur du sommeil et remonter vers la surface de sa mémoire. Mes compagnes de chambre. Elle se rembrunit. Elles sont debout avant moi ? Curieux… — D’un autre côté, qui appellerait sa fille « Marée » ? Ou « Clair de Lune » ?ricana Marée. Braise rit tout bas. — Dans le temps, mon petit frère avait un moohook apprivoisé qui s’appelait Clair de Lune. Marée gloussa. — Clair de Lune, Diamant, Innocence… Des noms d’animaux familiers ou de catins. Il faudrait être idiot pour en affubler son enfant. Mais Jade, ce n’est pas si mal. Regarde, elle se réveille enfin. Emerahl ouvrit les yeux. Deux jeunes femmes séduisantes étaient penchées sur elle. Elle bâilla et s’assit dans son lit. — Qu’est-ce que vous faites debout si tôt ? Braise eut un sourire ironique. — Rozéa nous a toutes convoquées à une réunion. Tu ferais mieux de t’habiller, et vite. Emerahl sortit ses jambes de sous les couvertures et s’étira. Ses camarades portaient de vieilles frusques défraîchies plutôt que leurs beaux atours. Elle choisit la tunique simple et usée que Feuille lui avait donnée pour porter hors des heures de travail ou durant les leçons et l’enfila rapidement. Tout en s’habillant, elle vit et entendit d’autres filles passer dans le couloir. Braise et Marée l’attendaient en silence, mais elle percevait l’excitation et la curiosité qui émanaient d’elle. — Cette réunion – c’est à quel sujet ? demanda-t-elle en démêlant ses cheveux. — Aucune idée, répondit Braise. — Ça a probablement un rapport avec la guerre, suggéra Emerahl. — Plus vite tu seras prête, plus tôt on le découvrira, la pressa Braise. Emerahl sourit et rejoignit ses deux camarades sur le seuil de la chambre. Elles sortirent dans le couloir, et Braise prit la tête de leur petite procession. Emerahl fit bien attention au chemin qu’elles suivaient. Après avoir gravi la troisième volée de marches, elle devina que la réunion aurait lieu au dernier étage du bordel. Peu de temps après, ses camarades et elle franchirent une double porte ouverte sur une vaste pièce. Des fenêtres se découpaient dans des murs opposés. Un énorme paravent sur lequel étaient peints des couples en train de faire l’amour se dressait sur une estrade, dans le fond. La salle était bondée de filles. Emerahl regarda autour d’elle, surprise d’en voir autant. Elle en reconnaissait certaines pour les avoir croisées dans les couloirs, d’autres parce qu’elles s’étaient présentées spontanément et lui avaient fait un accueil chaleureux. Mais elle n’avait jamais rencontré la plupart d’entre elles. Tout en les détaillant, elle aperçut parmi elles un visage masculin, puis deux, et se rendit compte que plusieurs jeunes hommes se mêlaient à ses camarades. Des prostitués mâles – ça aussi, c’était une nouveauté. — C’est la salle de bal, murmura Marée. Rozéa y organise deux ou trois grandes soirées par an. Parfois, le roi y assiste. L’an dernier, il… La clameur d’une cloche étouffa la fin de sa phrase. Toutes les têtes se tournèrent vers l’estrade. Rozéa venait d’apparaître. Elle attendit que le silence se fasse, puis tendit une grosse cloche dorée à Feuille. — C’est bon de vous voir tous réunis, dit-elle en souriant. Tant de visages séduisants dans la même pièce… Elle balaya l’assemblée du regard, et son expression se fit grave. — Vous devez tous avoir entendu que l’armée de Toren partira dans une semaine se battre contre les envahisseurs pentadriens. La plupart de nos clients iront à la guerre, où ils risqueront leur vie pour nous protéger. (Elle marqua une pause et sourit de nouveau.) Il est donc normal que nous les accompagnions. Emerahl sentit son estomac se nouer. La dernière chose qu’elle voulait, c’était suivre les prêtres mêmes qui la cherchaient partout. Elle allait devoir quitter le bordel. — Quand je dis « nous », je ne parle pas de nous tous, corrigea Rozéa. Certains d’entre vous resteront ici. Je vous laisse le choix. Nous voyagerons aussi confortablement que possible. Je nous ai déjà fait fabriquer des tarns et des tentes. Nos clients seront toujours de la même qualité, et ils s’attendront à un certain niveau de luxe pour le prix qu’ils paieront. Pour certains d’entre vous, ce sera une occasion unique de quitter Porin et de voir du pays. Par ailleurs, vous serez témoins d’un événement historique. Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de voir les Blancs se battre. Si vous êtes chanceux, peut-être aurez-vous l’occasion de les rencontrer. Emerahl réprima un sourire. Rozéa donnait l’impression que suivre une armée était une merveilleuse aventure. Mais il y aurait beaucoup de travail à faire, dans des conditions rudes et dangereuses. Personne ici, fille ou garçon, n’allait se laisser prendre au beau discours de la tenancière du bordel. Pourtant, les perceptions d’Emerahl lui relayèrent l’effervescence ambiante. Elle soupira. Ces jeunes gens ne savent rien de la guerre, se souvint-elle. D’après ce que j’ai entendu dire, il n’y en a pas eu depuis un siècle. Mais il était au moins une paire d’yeux qui ne brillait pas d’excitation. Clair de Lune se tenait sur le côté, une expression hautaine sur le visage. Emerahl perçut la vague envie qui émanait d’elle. — Ceux d’entre vous qui souhaitent venir, avancez-vous. Ceux qui préfèrent rester, reculez vers le fond de la pièce. Allons, dépêchez-vous. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas de honte à avoir : j’ai besoin de gens qui m’accompagnent et d’autres qui gardent la maison en mon absence. Braise s’avança immédiatement. Après un instant d’hésitation, Marée l’imita. Emerahl resta où elle était, près de la porte. Comme deux groupes se formaient, Rozéa balaya du regard les visages les plus proches d’elle. Elle fronça les sourcils et scruta le fond de la pièce. À la vue d’Emerahl, elle pinça les lèvres d’un air déçu. La jeune femme éprouva une vague d’inquiétude. Elle chercha une raison pour laquelle Rozéa pouvait vouloir l’emmener, mais n’en trouva aucune. La tenancière du bordel reporta son attention sur la petite foule massée devant l’estrade. — Merci. Restez ici ; Feuille va noter vos noms. Si vous le souhaitez, vous aurez une journée de libre pour rendre visite à votre famille avant notre départ. Elle descendit de l’estrade et se dirigea vers une porte. Avant de sortir, elle s’arrêta et tourna la tête vers Emerahl. — Viens avec moi, Jade. Je veux te parler. Emerahl réprima un soupir et la suivit dans une vaste pièce meublée d’un lit assez somptueux pour un roi. En fait, comprit-elle, il est probablement destiné au roi. Rozéa referma doucement les portes et se tourna vers elle. — Pourquoi ne veux-tu pas nous accompagner, Jade ? Emerahl soupira et détourna les yeux. — Je viens juste d’arriver ici. Je m’y sens bien – en sécurité pour la première fois depuis… je ne sais pas combien de temps. Rozéa sourit. — Je vois. Et si je te disais que j’ai des projets pour toi ? Si je te disais que lorsque tu rentreras à Porin, tu seras la plus riche et la plus recherchée des damoiselles de plaisir de tout Toren ? — Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Emerahl, perplexe. Le sourire de Rozéa s’élargit. Elle prit le bras d’Emerahl et l’entraîna gentiment vers le lit. Les deux femmes s’assirent. — Clair de Lune est enceinte. Je ne peux pas l’emmener avec moi, et, de toute façon, j’aurai bientôt besoin d’une nouvelle favorite. Les commentaires des clients me confirment que j’ai eu raison à ton sujet. Tu es douée pour ce travail ; il y a quelque chose en toi qui intrigue les hommes. Je veux que tu deviennes ma nouvelle favorite. Comme tu dois être vue pour mériter cette position, tu partiras avec nous et… — Je ne veux pas être votre nouvelle favorite, coupa Emerahl. Rozéa haussa les sourcils. — Pourquoi ? Tu auras moins de clients, et seulement les meilleurs. Tu gagneras dix fois plus qu’en ce moment. — Mais Panilo… — S’il t’inspire une affection particulière, tu pourras continuer à le voir. — Je ne veux pas quitter Porin. Rozéa redressa les épaules et croisa les bras sur sa poitrine. — Je vais te laisser quelques jours pour y réfléchir. Mais je dois te prévenir, Jade. Le confort et la sécurité dont tu jouis ici doivent être mérités. Favorite ou non, je m’attends à ce que tu m’accompagnes. (Du menton, elle désigna la porte.) Tu peux y aller. Emerahl inclina la tête et sortit. Le nœud dans son estomac était devenu une boule d’angoisse toute dure. Elle regarda ses camarades qui bavardaient avec animation dans la salle de bal et soupira. Je pensais avoir trouvé un endroit où me cacher et me faire oublier. Au lieu de ça, je vais devenir la catin préférée des grands de cette ville. Autant pour l’anonymat de la prostitution ! Emerahl passa en revue les options qui s’offraient à elle. Elle pouvait quitter le bordel et rester à Porin, seule, sans protection, avec des ressources limitées dans une cité à moitié déserte. À condition que Rozéa me paie. Elle se mordit la lèvre. Ou bien, je pourrais partir avec elle et les filles. Rozéa voyagerait probablement derrière le gros de l’armée, à la suite des chariots d’équipement. Les prêtres se placeraient tout devant pour guider les troupes. Leur attention serait tournée ailleurs. Mais celui qui cherchait Emerahl devinerait peut-être qu’elle allait profiter de cette occasion pour s’enfuir. Peut-être resterait-il en arrière pour la guetter. C’est tellement frustrant ! Je ne sais même pas s’il surveille toujours les portes ! Emerahl n’aimait pas prendre de risques, si minuscules soient-ils. Une seule erreur pouvait lui être fatale. Elle avait déjà vécu longtemps, et plus elle avançait en âge, plus elle tenait à la vie. À moins que je sois juste devenue lâche. Et si tel est le cas, je dois dépasser mes craintes. Parfois, il faut prendre des risques pour ne pas finir coincé et malheureux. Alors, quel risque est le plus grand ? Quitter la ville avec le reste des prostituées serait sans doute moins dangereux que la quitter seule. Les prêtres auraient plus de mal à repérer une fille parmi tant d’autres. Mais Emerahl leur apparaîtrait peut-être d’autant plus remarquable qu’elle serait la seule à l’esprit impénétrable. À moins que je leur fournisse une explication valable pour mon absence de pensées. Je pourrais feindre la mort… ou l’inconscience. Un frisson glacial parcourut Emerahl. Elle n’avait pas envie de se faire de nouveau passer pour morte – du moins, pas si elle pouvait l’éviter. En revanche, il existait maintes façons de se rendre inconsciente, dont certaines, fort agréables. — Qu’est-ce qui ne va pas, Jade ? Pivotant, Emerahl vit Braise se diriger vers elle. — Rozéa m’a ordonné d’y aller. Braise ricana. — Heureusement qu’elle devait nous laisser le choix. Tu comptes rendre visite à tes parents avant de partir ? — Non, et toi ? La jeune femme haussa les épaules. — Probablement. Je ne les aime pas beaucoup, mais une journée de congé, c’est toujours bon à prendre. Emerahl se rembrunit. Elle doutait que Rozéa l’autorise à quitter le bordel. Comment allait-elle se procurer les substances qui l’aideraient à se rendre inconsciente ? Puis une solution très simple lui apparut. Elle baissa la voix. — Tu pourrais me rendre un service, Braise ? Sa camarade sourit. — Ça dépend de quoi il s’agit. — Je vais avoir besoin d’un petit quelque chose pour m’aider à me détendre pendant le voyage. Tu pourrais faire une course pour moi quand tu seras dehors ? Braise haussa les sourcils et grimaça d’un air entendu. — Bien sûr. Le courant d’air tiède qui montait depuis le ravin souleva le jeune homme de la tribu du Lac Vert. Celui-ci rectifia la position de ses ailes et se posa avec légèreté au sommet de la falaise, le visage rouge d’embarras et de colère. — Ce n’est pas facile, hein ? lui lança Tryss avec un sourire compatissant. Souviens-toi de l’époque où tu as appris le tir à l’arc. Là, c’est encore plus dur parce que ta cible et toi bougez tous les deux. Mais si tu as eu la patience d’apprendre le tir à l’arc, tu es capable d’apprendre ça. L’expression du jeune homme se radoucit quelque peu. Tryss se tourna vers le guerrier suivant, qui affichait une expression maussade. — Ton harnais est trop lâche, commenta-t-il, les sourcils froncés. Le guerrier se rembrunit encore. — Il me gêne. Tryss planta son regard dans celui de l’homme. — Ça ne m’étonne pas. Correctement ajusté, il devrait bouger avec toi. S’il pendouille comme ça, il ne fera qu’entraver tes mouvements. La première fois que tu as porté un arc, tu devais être conscient de son poids. On a dû te dire qu’il fallait le fixer solidement à ton corps, de manière qu’il ne bouge pas en vol. C’est la même chose avec ce harnais. Tu ne tarderas pas à t’y habituer et à oublier sa présence. Si tu… Un cri triomphant couvrit le reste de sa phrase. Entendant des éclats de rire derrière lui, Tryss pivota et vit un groupe de jeunes gens conduit par Sreil se poser tout près. Chacun d’eux portait un petit paquetage sur son dos. Il poussa un soupir de soulagement. Ces paquetages étaient remplis de flèches et de fléchettes de rechange, que les Siyee trop jeunes ou trop vieux pour se battre étaient en train de fabriquer en grande quantité. Tryss savait que les guerriers de la tribu du Lac Vert montreraient un peu plus d’enthousiasme à s’entraîner avec son harnais s’ils avaient la perspective de tuer quelque chose. Les nouveaux arrivants distribuèrent les projectiles pendant que Tryss expliquait à ses élèves comment les positionner. Il remarqua que l’homme maussade avait enfin resserré les sangles de son harnais. Sreil renvoya ses camarades chez eux, puis se tourna vers Tryss. — Je peux te parler une minute ? Tryss acquiesça. — Trouvez-moi une proie intéressante à chasser, ordonna-t-il à ses élèves. Je vous rejoins. Avec une grimace ravie, les guerriers se détournèrent et plongèrent dans le vide. Tryss les regarda s’éloigner, s’assurant que tous les harnais fonctionnaient bien. Trois jours plus tôt, l’un d’eux s’était bloqué. Son porteur ne volait pas très haut à ce moment-là, mais il s’était cassé les deux jambes dans sa chute. Depuis, Tryss avait demandé que les harnais soient inspectés tous les jours par un membre de chaque tribu formé à leur fabrication et à leur utilisation. — J’ai pu parler à Drilli, annonça Sreil. Le cœur de Tryss manqua un battement. — Alors ? demanda-t-il. — Ça n’a pas été facile, ajouta Sreil. Son père la garde pratiquement prisonnière de leur tonnelle ces temps-ci. Je crois qu’il soupçonne quelque chose. Mère n’a pas fait preuve d’une grande subtilité quant à nos intentions le jour où nous avons rencontré la tribu de la Rivière du Serpent. Je ne serais pas surpris que… — Sreil ! Qu’a-t-elle dit ? Le jeune homme grimaça. — Tu es drôlement tendu aujourd’hui. On jurerait que tu es sur le point de te marier. Tryss croisa les bras sur sa poitrine et foudroya son camarade du regard. Depuis qu’il formait le fils de l’oratrice, il avait découvert qu’il s’entendait bien avec lui. Rien ne perturbait Sreil. Celui-ci trouvait matière à rire dans n’importe quelle situation. Parfois, son sens de l’humour était délicieusement acide. Et parfois, il mettait Tryss dans une rogne noire. En ce moment, par exemple. Sreil leva une main comme pour parer un coup. — Cesse de me regarder ainsi. Tu me fais peur. Tryss continua à le fixer, les yeux lançant des éclairs. — D’accord, d’accord. Elle a dit oui. Deux émotions submergèrent Tryss : le soulagement et la terreur. Drilli voulait bien l’épouser. Elle était prête à défier son père et à quitter sa tribu pour devenir sa femme. Il allait se marier. Ce n’est pas comme si nous ne pouvions pas changer d’avis dans quelques années, se dit-il. Au cas où elle déciderait quelle ne m’aime pas tant que ça, en fin de compte. Néanmoins, ce mariage sonnerait le glas de leur enfance. Ils deviendraient des adultes et seraient censés en assumer les responsabilités. Fini le temps où ils se contentaient d’effectuer des corvées domestiques pour leurs parents : ils devraient trouver de la nourriture, construire des tonnelles et se battre si nécessaire. Ce que je fais déjà, de toute façon, raisonna Tryss. La seule différence, c’est qu’au lieu de rentrer chez mes parents le soir, j’irai retrouver Drilli… et peut-être notre enfant, d’ici à un an ou deux. Il s’imagina en train de jouer avec un bébé qui serait son fils ou sa fille et eut un large sourire. C’était une image plaisante. Les choses qu’il pourrait lui apprendre… À condition que je survive à cette guerre… et que Drilli survive à l’accouchement. Tryss chassa ces pensées de son esprit. Il ne pouvait pas vivre en s’attendant toujours au pire. Les gens surmontaient les problèmes au fur et à mesure que ceux-ci se présentaient. Pour l’instant, la formation des guerriers mise à part, son seul souci était d’éloigner Drilli de son père assez longtemps pour procéder à la cérémonie de mariage. Pour cela, il aurait besoin de l’aide de Sreil. — Qui se chargera d’effectuer le rituel ? demanda-t-il. Ta mère ? Sreil grimaça. — Non. Ça ne la dérange pas qu’on la soupçonne d’y être pour quelque chose, mais elle ne veut pas qu’on puisse en être sûr. Si elle effectuait le rituel, il serait évident qu’elle avait tout planifié. Dès que nous aurons récupéré Drilli, j’irai chercher un autre orateur. Celui de la tribu de la Montagne du Temple est toujours là. Je te parie qu’il ignore ce qui se passe. — Et s’il refuse de le faire ? — Il ne peut pas. Il est obligé. C’est la loi. Tryss prit une profonde inspiration. — Alors, quand ? — Tout dépendra des parents de Drilli. Nous devrons attendre qu’ils la laissent seule chez eux. — On ne pourrait pas s’arranger pour les faire sortir ? En leur donnant une bonne raison ? Sreil sourit. — Bien sûr. Oui, c’est ce que nous allons faire. (Il se frotta les mains avec jubilation.) On va bien s’amuser. — Toi, peut-être. Moi, je vais être mort de trouille, répliqua Tryss. (Puis il grimaça.) Je suis content que tu prennes plaisir à nous aider, Sreil. Son camarade haussa les épaules. — Mieux vaut que j’y aille. J’ai une machination à organiser, et on dirait que tes élèves ont trouvé une proie. Tryss scruta le ciel jusqu’à ce qu’il aperçoive les guerriers de la tribu du Lac Vert. Ceux-ci volaient en cercle, et tandis qu’il les observait, l’un d’eux piqua vers les arbres en contrebas. — Oui, je vais m’assurer qu’ils ne se blessent pas. Tryss adressa un signe de tête à Sreil. Puis il s’approcha du bord de la falaise, sauta dans le vide et vola vers son dernier groupe d’apprentis guerriers. CHAPITRE 30 L’uniforme de conseiller que Danjin venait juste de recevoir était raide et beaucoup trop serré. Jamais il n’aurait pensé qu’il existe des vêtements plus inconfortables que les beaux atours dont un noble devait se parer en public. Mais l’épais gilet de cuir conçu pour ressembler à une armure fermait à grand-peine par-dessus la tunique blanche qui évoquait plus ou moins un circ. Comme si le tailleur, incapable de décider si les conseillers étaient des militaires ou des prêtres, avait mélangé des éléments des deux styles vestimentaires. La porte de la chambre s’ouvrit. Pivotant, Danjin découvrit Silava plantée sur le seuil. — Navrant, n’est-ce pas ? Sa femme acquiesça. — Si tu en as l’occasion, tombe le gilet plutôt que la tunique. La tunique seule devrait t’aller, mais tu n’as pas le corps qu’il faut pour porter seulement le gilet. Danjin se tapota le ventre et la poitrine d’un air faussement offensé. — Veux-tu dire que je ne suis pas assez viril pour toi ? Silava grimaça. — Je ne répondrai pas à cette question. Si tu décides d’enlever les deux, choisis bien ton moment. Ton adversaire sera sans doute aveuglé par toute cette peau blanche. Ou il s’esclaffera si fort qu’il en lâchera son épée. Dans un cas comme dans l’autre, ça te laissera une chance de fuir. — Fuir, moi ? s’indigna Danjin. Il s’attendait que sa femme le taquine sur sa forme physique ; au lieu de quoi, elle devint grave. — Oui. (Elle s’approcha de lui et planta son regard dans le sien.) À toutes jambes. Je suis trop jeune pour devenir veuve. — Je ne vais pas… Attends un peu. Tu es trop quoi ? Elle lui pinça le bras et, malgré l’épaisseur de sa manche, réussit à lui faire mal. — Aïe ! protesta Danjin. — Tu le méritais. J’essayais juste de te dire à quel point j’allais m’inquiéter pour toi. Plusieurs réponses impudentes jaillirent dans l’esprit de Danjin, mais il les ignora et passa gentiment un bras autour des épaules de Silava. Le matériau de son gilet résista au mouvement, et il en voulut à cette tenue ridicule qui l’empêchait d’étreindre correctement sa femme. Silava renifla. Surpris, Danjin s’écarta tandis qu’elle essuyait ses larmes et se détournait, embarrassée. — Tu… tu seras prudent ? demanda-t-elle tout bas. — Bien entendu. — Promets-le-moi. — Je te promets d’être prudent. — Tu as intérêt à tenir parole. Un bruit de pas qui approchaient attira leur attention vers la porte. Leur domestique apparut, haletant. — Pa-Pique est arrivé, annonça-t-il. Danjin acquiesça. — Je descends tout de suite. (Puis il se tourna vers sa femme et l’embrassa.) À plus tard. Les yeux de Silava brillaient, mais ce fut d’une voix normale quelle répondit : — À plus tard. Danjin hésita, répugnant à quitter sa femme alors qu’elle était bouleversée, mais Silava agita la main impatiemment. — Vas-y. Ne fais pas attendre ton père. — En effet, ça vaut mieux pour moi. Silava parvint à conjurer un sourire. Danjin lui fit un clin d’œil et quitta la pièce. Tout en descendant l’escalier qui conduisait au rez-de-chaussée, il prit une grande inspiration et se prépara à subir le mépris paternel. Malgré la vive lumière matinale, il faisait froid dehors. Pa-Pique attendait dans une platène couverte. Danjin sortit de sa maison et monta en voiture. — Père, le salua-t-il. — Danjin. Quelle belle journée pour partir à la guerre, n’est-ce pas ? Je me demande si ce sont les dieux qui nous l’envoient. — D’où qu’elle vienne, toute journée où il ne pleuvra pas sera grandement appréciée, répliqua Danjin. Son père se laissa aller contre le dossier de la banquette et donna le signal du départ au conducteur. Tandis que la platène s’ébranlait, il détailla Danjin avec son habituelle mine calculatrice. — Tu dois te sentir fier aujourd’hui. — Fier ? — Tu vas risquer ta vie pour ton pays. Danjin haussa les épaules. — Je ne courrai pas un grand danger, Père. Certainement rien de semblable à ce que mes frères ont affronté ces derniers mois. Il faut un homme plus courageux que moi pour s’aventurer dans le Sud en ce moment. Les yeux de Pa-Pique étincelèrent. — De fait, leur travail les oblige à prendre de grands risques. Danjin gloussa. — Exact. J’avoue que je n’ai pas été surpris quand Rian a remarqué que Théran avait tendance à s’exposer plus que nécessaire. — Rian a dit ça ? — Oui. Il a également dit que Théran n’était pas doué pour suivre les ordres, mais je suppose que c’est difficile pour quelqu’un qui a l’habitude d’être son propre patron. Pa-Pique fixa son cadet en plissant les yeux. — Que sais-tu des voyages de Théran ? Danjin haussa les épaules. — Tout ce qu’il s’est donné la peine de rapporter. Nirem et Gohren se sont montrés beaucoup plus fiables. Et prudents. — Tu… tu savais depuis le début. Danjin soutint le regard de son père. — Evidemment. Pa-Pique demeura de marbre. — Était-ce ton idée ? — Non, répondit Danjin sans mentir. Même si je l’avais eue, jamais je n’en aurais parlé. Je n’aurais pas délibérément envoyé des membres de ma famille dans une région dangereuse. Mais Rian m’a consulté avant de prendre sa décision, et il m’a tenu informé de leurs activités. — Je vois. Pourquoi ne nous as-tu pas dit que tu savais ? Danjin sourit. — Ce n’était pas nécessaire. Mieux vaut passer ce genre de choses sous silence – dans l’intérêt de tous. — Alors, pourquoi m’en parles-tu maintenant ?s’étonna son père. — Parce que Rian et les autres Blancs sont trop occupés à préparer la guerre pour vous apporter les dernières nouvelles en date ; j’ai donc proposé de vous les transmettre. (Danjin marqua une pause.) Théran a bien été capturé, comme nous le soupçonnions, mais les nôtres ont réussi à le délivrer. Nirem, Gohren et lui sont sur le chemin du retour. Pa-Pique acquiesça avec un soulagement visible – le même soulagement que Danjin avait éprouvé à l’annonce de la nouvelle. Même s’il ne s’entendait pas avec ses frères, il ne voulait voir aucun d’entre eux réduit en esclavage ou assassiné. Il prit une grande inspiration et se força à continuer. — Il reste une chose que vous devez savoir, Père. Pendant sa captivité, Théran a été torturé. Il a révélé beaucoup de noms, dont ceux de Nirem et de Gohren. De ce fait, ils ne seront plus en sécurité s’ils retournent dans les eaux méridionales. Les Blancs les ont relevés de leur mission. Je vous recommande de ne plus les envoyer… — Non !rugit Pa-Pique, les yeux flamboyants. Jamais Théran ne… — Il l’a fait, coupa fermement Danjin. Nul ne peut deviner de quelle façon il réagira sous la torture. Les Blancs le savent, et ils ne lui en tiennent pas rigueur. Ils lui sont reconnaissants de tout ce qu’il a enduré pour nous ramener des informations sur les Pentadriens. Pa-Pique détourna les yeux, le front plissé. Saurez-vous lui pardonner, Père ?songea Danjin. Vous n’avez jamais toléré la moindre faiblesse, surtout chez vos fils. Le vieil homme garda le silence pendant le reste du trajet. Les jardins du temple, à la pelouse jadis si soigneusement entretenue, avaient été envahis par la boue, les tentes, les chariots, les soldats et les animaux. Une longue file de platènes s’était formée le long de la route qui conduisait à la Tour Blanche. Au fur et à mesure que leurs passagers en sortaient, les véhicules étaient dirigés vers une zone inutilisée, derrière les bâtiments principaux. Lorsque leur platène s’arrêta enfin devant la Tour, Danjin attendit que son père, en tant que chef de famille, descende le premier. Mais le vieil homme ne bougea pas. L’air grave, il dévisagea son cadet. — Prends soin de toi, Danjin, dit-il tout bas. Tu n’es peut-être pas mon fils préféré, mais tu es quand même mon fils, et je ne veux pas te perdre. Surpris, Danjin fixa son père tandis que celui-ci se levait et sortait du véhicule. Il l’imita en secouant la tête. Alors, il faut que je parte à la guerre pour qu’il se décide enfin à me montrer qu’il tient à moi… — Je dois rejoindre ma place, dit-il comme la platène s’éloignait. Prenez soin de vous, Père. Et de mes frères. — Il me faudra probablement une année entière pour compenser le manque à gagner des accords commerciaux que nous avons perdus à Sennon, grommela Pa-Pique. Mais vas-y. Va jouer ton rôle dans cette guerre dispendieuse et nécessaire. Danjin sourit. Là, je reconnais mieux ce vieux bougon. Il hocha poliment la tête, puis se détourna pour chercher ses collègues du regard. Les conseillers des Blancs devaient voyager ensemble dans le même tarn, aussitôt que la procession aurait quitté la ville. Ils ne s’étaient pas donné de point de rendez-vous, mais Danjin savait comment trouver les autres. Après avoir déambulé quelques minutes, il aperçut un petit groupe d’hommes et de femmes qui portaient le même uniforme que le sien – et qui semblaient aussi gênés aux entournures que lui. Ils se tenaient en cercle au pied de l’estrade qui avait été construite pour permettre aux Blancs de s’adresser à leur armée, et leur attention semblait braquée sur quelque chose ou quelqu’un planté en leur milieu. En approchant, Danjin vit que Rian était en train de leur parler. Il prit place dans une brèche du cercle. — Conseiller Danjin Pique, le salua Rian avant de promener un regard à la ronde. À présent que vous êtes tous là, je dois vous présenter quelqu’un. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et s’écarta, révélant une Tisse-Rêves qui se tenait un peu à l’écart du groupe. Comme il lui faisait signe, la femme s’avança avec une expression méfiante. — Voici la conseillère Tisse-Rêves Raeli. Elle remplace le Tisse-Rêves Leiard, qui a démissionné pour se consacrer à la formation de son élève. Les conseillers opinèrent poliment, mais la nouvelle venue ne sourit pas et ne leur rendit pas davantage leur salut. Elle fixait du regard Danjin, qui s’aperçut qu’il l’observait bouche bée tant il était surpris par sa présence. — Dans ce cas, se força-t-il à articuler, tous mes vœux accompagnent le Tisse-Rêves Leiard, qui s’est avéré un collègue compétent et fiable. La femme lui adressa un bref signe de tête et détourna les yeux. Danjin reporta son attention sur Rian. Auraya était-elle au courant de ce changement ? Elle ne lui en avait pas parlé la veille, quand ils avaient communiqué par l’intermédiaire de son anneau. Alors que Danjin se demandait s’il devait poser la question à Rian, celui-ci se détourna brusquement. Une foule de grands prêtres s’était rassemblée face à l’estrade. Le reste du clergé se massait derrière eux. Les militaires venaient ensuite ; c’était tout juste si Danjin apercevait le plumet de leur casque – bleu pour les Haniens, rouge et orange pour les Somreyans. — À présent, je dois vous laisser, lança Rian. Nous sommes presque prêts à commencer. D’une main, il fit le signe du cercle, que tous les conseillers lui retournèrent, à l’exception de la Tisse-Rêves. Puis il s’éloigna hâtivement pour rejoindre Juran, Dyara et Mairae au pied de l’estrade. Après avoir échangé quelques mots, les quatre Blancs gravirent les marches. La foule commença aussitôt à faire le silence. Les Blancs se disposèrent en ligne face à elle. Etant la troisième en termes de force, Auraya aurait dû se tenir au centre, songea Danjin. Était-elle en train d’observer la scène ? Bien sûr que oui. Mais elle doit le faire à travers un lien mental avec les autres Blancs. Ce sont eux qui ont la meilleure vue depuis leur perchoir – et le spectacle doit être impressionnant. Juran fit un pas en avant et leva les bras. Il ne les laissa retomber que lorsque les derniers chuchotements se furent tus. — Collègues circliens. Peuple de Hania et de Somrey. Amis fidèles et loyaux alliés. Je vous remercie tous d’avoir répondu à mon appel aux armes. Aujourd’hui, nous allons nous mettre en route pour les plaines Dorées, où nous rejoindrons les forces de Genria, de Toren et de Si afin de constituer une vaste armée. Ce sera un événement sans précédent : jamais encore les nations de l’Ithanie du Nord ne s’étaient unies en si grand nombre pour poursuivre un même dessein. Ce sera aussi un événement terrible, car ce qui nous réunit, c’est une guerre. Une guerre que nous n’avons pas cherchée. Une guerre qui nous est apportée par un peuple barbare et ignorant : les Pentadriens. Juran marqua une pause. C’est avec une voix dégoulinante de mépris qu’il avait prononcé le nom du culte hérétique. — Laissez-moi vous dire ce que je sais de ces Pentadriens. Ils affirment vénérer cinq dieux, comme nous. Mais les leurs n’existent pas. Ils doivent séduire les gens, les réduire en esclavage pour les forcer à se prosterner devant eux. Et ils marchent sur l’Ithanie du Nord dans l’intention de nous contraindre à en faire autant. Mais nous ne plierons pas ! Sa voix forte et coléreuse résonna à travers l’enceinte du temple. Plusieurs cris de dénégation montèrent de la foule. — Nous n’abjurerons pas nos dieux pour ces prêtres-sorciers corrompus ! poursuivit Juran. — Non !rugit la foule. — Nous les renverrons dans leurs temples de pacotille ! — Oui ! — Nous leur montrerons ce que c’est de vénérer des dieux réels, qui détiennent un pouvoir réel ! Des vivats éclatèrent à travers tout le temple. Juran sourit et laissa la foule clamer son enthousiasme avant de reprendre la parole. — Les dieux nous ont accordé des Dons afin que nous puissions vous protéger. Nous avons levé une armée pour nous aider. Nous autres Circliens ne sommes pas un peuple violent. Nous n’aimons pas faire couler le sang. Mais nous ne nous laisserons pas faire. Nous nous défendrons ; nous défendrons notre droit à vénérer le cercle des dieux, et nous prévaudrons ! Il brandit le poing très haut. La réaction de la foule fut assourdissante. Danjin réprima un sourire. Sous un soleil aussi éclatant et avec l’assurance contagieuse de Juran, difficile d’imaginer qu’ils puissent perdre cette guerre. Cela dit, ce serait difficile à imaginer même sous un déluge. Comment pourrions-nous échouer alors que les dieux sont de notre côté ? — À présent, suivez-nous ! lança Juran par-dessus les vivats de la foule. Suivez-nous à la guerre ! Il descendit de l’estrade et enfourcha son Porteur. Les autres Blancs l’imitèrent. Ensemble, ils talonnèrent leurs superbes reynas au pelage immaculé, qui se dirigèrent vers la foule. Les prêtres s’écartèrent devant eux. Petit à petit, la procession se forma dans le sillage des Blancs. Danjin se faufila jusqu’à l’estrade et gravit quelques marches afin de regarder la foule se compacter pour former une colonne en marche vers la sortie du temple. Un rugissement s’éleva dans le lointain. Par-dessus la tête des soldats et des prêtres, Danjin vit que les Blancs venaient de franchir l’arche. Il grimpa encore une marche. Au-delà de l’enceinte du temple, les rues étaient bordées de citoyens. Les marches vibrèrent sous les pas de quelqu’un d’autre. Danjin baissa les yeux. Lanren Chansonnier, un des conseillers militaires, montait vers lui. — Nous devrions nous rapprocher, murmura-t-il. Je doute que l’armée nous attende si nous ne sommes pas prêts à suivre le clergé. — Vous avez raison, acquiesça Danjin. Il redescendit rejoindre ses collègues. Comme les derniers prêtres prenaient leur place dans la colonne, Lanren donna le signal du départ, et les conseillers leur emboîtèrent le pas. Auraya considéra les restes de son dîner de la veille en grimaçant. Elle n’avait réussi à attraper que du poisson-bois, une espèce à la chair notoirement fade, et n’avait trouvé ni herbes ni épices pour l’assaisonner. Elle venait juste de se résigner à ce repas sans saveur lorsque des impressions du festin que Danjin était en train de savourer pendant leur conversation étaient venues la tourmenter. Si j’avais su que je camperais au sommet d’une falaise inhabitée pendant plusieurs jours, j’aurais apporté de quoi manger. Et du savon. La jeune femme venait de se laver dans une flaque d’eau de pluie découverte la veille. La blancheur éclatante de son circ n’était plus qu’un lointain souvenir même si, chaque jour, elle utilisait ses Dons pour en ôter la poussière et les taches. Parfois, il lui semblait que sa magie servait juste à lui faciliter les corvées quotidiennes. Et aussi à voler et à lire dans l’esprit d’autrui, concéda-t-elle en son for intérieur. Elle s’approcha du bord de la falaise pour regarder en direction des îles de Borra. Depuis quatre jours, elle s’y rendait tous les matins. Et chaque fois, le roi déclinait sa requête d’audience. Mais la veille, le messager avait apporté une réponse légèrement différente. « Dites-lui que je ne la recevrai que si elle vient au palais. » Craignait-il qu’elle essaie de le piéger en l’attirant hors de la sécurité de sa ville sous-marine ? Les Elaï qui avaient rencontré Auraya avaient dû rapporter quelle était toujours venue seule. A moins qu’il ait posé cette condition par pure malveillance, pensant que la jeune femme renoncerait ou qu’elle se noierait en essayant. Auraya sourit et sauta du haut de la falaise. Elle aurait facilement pu utiliser le chemin qui conduisait au poste de guet, mais ce n’était pas une façon de gagner la confiance des Elaï. Pour satisfaire les exigences du roi et lui prouver qu’elle était capable de relever son défi, elle devrait passer par les tunnels sous-marins. Son arrivée susciterait autant de curiosité que de peur. Les Elaï seraient effrayés qu’une étrangère ait réussi à pénétrer dans leur ville, mais ils voudraient savoir comment elle avait fait pour ne pas se noyer. Pendant qu’elle attendait le retour des messagers, Auraya avait eu tout le temps de réfléchir à la meilleure manière d’atteindre le palais. Elle avait observé les Elaï, notant à quelle vitesse ils nageaient et combien de temps ils pouvaient retenir leur souffle. Pas si longtemps que ça, avait-elle eu la surprise de découvrir : seulement trois ou quatre fois plus que des terrestres. En revanche, ils étaient capables de couvrir une grande distance durant ces quelques minutes. Pour sa part, toute l’expérience d’Auraya en matière de natation se résumait à avoir pataugé, enfant, dans une crique peu profonde de la rivière qui longeait son village. Mais ça ne devrait pas poser de problème, puisqu’elle n’avait pas l’intention de nager. Ce jour-là, l’air était humide. Le vent taquinait la surface de la mer et projetait des éclaboussures. Il soufflait à la figure d’Auraya et la ralentissait, de sorte que la jeune femme prit une heure de retard sur son horaire habituel. Dès qu’elle aperçut les îles de Borra, elle mit le cap vers les deux pics jumeaux. Elle descendit lentement, remarquant que les plages alentour étaient désertes. En projetant son esprit, elle découvrit plusieurs binômes d’Elaï qui montaient la garde sur les montagnes, et d’autres qui nageaient dans la mer. Comme elle se posait sur le sable, elle capta une série de pensées émanant des guetteurs. Ils l’avaient repérée. Souriant, elle se dirigea vers le bord de l’eau. Elle s’arrêta juste avant d’atteindre les vaguelettes qui léchaient le sable. Puis elle créa un bouclier magique autour d’elle. Toujours debout, elle se souleva légèrement au-dessus du sol et se propulsa en avant. Quand l’eau fut suffisamment profonde, elle s’autorisa à descendre. Son bouclier s’enfonça dans les flots. Ceux-ci résistèrent à l’intrusion, tentant de repousser la bulle d’air vers la surface. Mais Auraya s’était longuement entraînée à cette manœuvre, et elle ne les laissa pas faire. Renforçant son bouclier, elle se poussa vers le bas et pénétra dans un monde spectral. Des ondulations de soleil produisaient une illusion de mouvement autour d’elle. Les flots cinglés par le vent agitaient le fond marin et soulevaient des nuages de sable. Dans la pénombre, Auraya distinguait des silhouettes bizarres. Des structures en forme d’arbres, de champignons ou d’œufs énormes la cernaient de toutes parts ; à leur pied s’étendaient des algues qui ondulaient incessamment, mais comme au ralenti. Des poissons se dissimulaient dans cet étrange jardin sous-marin. Ils ressemblaient à ceux qui avaient ébloui Auraya durant ses expériences de déplacement aquatique, mais la maigre lumière ambiante ternissait leurs couleurs. La végétation prit fin brusquement. Atteignant le bord d’une falaise, Auraya baissa les yeux vers des ténèbres insondables. Le fond de l’eau pouvait aussi bien se trouver à quelques centaines de pieds qu’à plusieurs milliers. Frissonnant, la jeune femme entama sa descente. D’après les Élaï dont elle avait lu les pensées, sa destination ne devait pas se trouver bien loin. Tandis qu’elle s’abîmait dans les flots noirs, une silhouette agile la contourna et s’arrêta. Une Élaï se tourna vers elle, les yeux écarquillés. Auraya lui sourit. Dans un sursaut, l’Élaï s’arracha à la paralysie induite par le choc et s’enfuit. L’incident se reproduisit maintes fois avant que des lumières ténues attirent Auraya vers un grand trou dans la falaise. Des Élaï entraient et sortaient constamment par cette ouverture, mais, à la vue de l’intruse, leur flot s’interrompit. Certains se hâtèrent de contourner la jeune femme et de s’éloigner, tandis que d’autres faisaient demi-tour et disparaissaient à l’intérieur du trou. Auraya s’aperçut que la lumière provenait des poissons les plus laids qu’elle ait jamais vus. Enfermés individuellement dans de petites cages disposées par paires, ils se fixaient comme s’ils étaient hypnotisés l’un par l’autre. En passant devant l’un de ces « couples », Auraya vit le poisson de droite se ruer vers l’autre, mais la cage empêcha ses dents pointues de se refermer sur la chair de son vis-à-vis. L’air commençait à se faire rare à l’intérieur du bouclier. Mais Auraya résista à la tentation d’avancer plus vite : elle avait déjà suffisamment effrayé les Élaï. Après avoir longé, pendant ce qui lui parut une éternité, un tunnel qui remontait légèrement, la jeune femme atteignit la première poche d’air. Celle-ci n’était pas très haute, mais elle était assez large pour que plusieurs Elaï puissent y remonter simultanément à la surface afin de se remplir les poumons. Grâce à ce qu’elle avait lu dans les pensées des ouvriers et des guetteurs, Auraya savait que d’étroits conduits de ventilation et des fissures dans la roche de la falaise assuraient le renouvellement de l’air. Elle ouvrit le haut de son bouclier pour refaire le plein. Quand elle sentit l’air froid lui caresser les chevilles, elle referma sa bulle et s’enfonça de nouveau dans l’eau. Même si elle ne les voyait pas, elle percevait l’esprit des Elaï qui nageaient devant et derrière elle. S’ils l’avaient voulu, ils auraient pu fuir. Au lieu de ça, ils restaient assez près pour l’observer. C’est une bonne chose, décida Auraya. Ils ne sont pas aussi peureux qu’ils le semblent au premier abord. Et ils doivent avoir une meilleure vue que moi. La jeune femme s’arrêta encore huit fois pour renouveler l’air de son bouclier. Puis les côtés du tunnel s’élargirent brusquement, et une multitude de lumières apparut au-dessus d’elle. Auraya se propulsa à la verticale. Comme son bouclier crevait la surface de l’eau, elle vit qu’elle se trouvait à l’entrée d’une énorme caverne. Des milliers de trous avaient été creusés dans les murs ; plus de la moitié d’entre eux étaient remplis de lumière. De l’autre côté du lac se dressait une grande arche. Le sol de la caverne descendait vers l’eau telle une rampe géante, et une foule d’Elaï se massaient sur la berge, observant l’intruse. D’autres ne cessaient de sortir de l’eau pour venir grossir les rangs de leurs congénères. Un cor mugit, emplissant la caverne d’échos. Les Elaï se retirèrent précipitamment sur les côtés de la rampe. Au sommet de celle-ci apparut un groupe d’hommes qui portaient une lance et affichaient une expression orgueilleuse. Ils s’arrêtèrent au bord de l’eau, formant une ligne défensive. Auraya s’avança lentement et s’immobilisa devant eux, en suspension dans les airs. — Je suis Auraya des Blancs, se présenta-t-elle. Conformément à la requête de votre roi, je suis venue jusqu’à la cité des Elaï pour le rencontrer. Les guerriers ne bougèrent pas, mais plusieurs d’entre eux froncèrent les sourcils. Une voix s’éleva sur le côté. — Telles étaient bien mes instructions. Venez donc. Ces hommes vont vous escorter jusqu’au palais. Auraya eut beau regarder partout, elle ne vit ni ne perçut l’esprit du propriétaire de la voix. Intriguée, elle s’avança et posa les pieds sur le sol. Les guerriers s’écartèrent pour former une rangée de part et d’autre d’elle. Auraya resserra son bouclier et suivit son escorte dans la cité sous-marine du peuple de la mer. CHAPITRE 31 Les yeux baissés, Leiard contemplait la neige qui s’accumulait sur les oreilles poilues et les petites cornes des arems attelés au tarn dans lequel il avait pris place. La démarche chaloupée des gros animaux avait quelque chose d’apaisant. Les arems étaient des créatures robustes et placides, tout à fait désignées pour tirer des véhicules ou des charrues. Leiard se souvenait d’avoir vu des dessins d’arems tractant des carrioles sculptés dans les murs de ruines antiques, aussi savait-il que ces animaux avaient été domestiqués des millénaires auparavant. On pouvait les monter, mais ils marchaient et réagissaient lentement aux instructions ; en outre, leur dos était trop large pour qu’on puisse s’y asseoir confortablement. Aucun noble n’aurait jamais daigné monter un arem. Inversement, les reynas aux os fins et au tempérament ombrageux qui servaient de destriers aux nobles ne faisaient pas de bons animaux de bât, même si on pouvait les entraîner à tirer des platènes de course. Contrairement à bien d’autres espèces, les arems ne semblaient pas avoir de Dons. La plupart des animaux utilisaient la magie à petite échelle pour se défendre, voire trouver de la nourriture ou un partenaire. Si les arems possédaient un Don, Leiard soupçonnait qu’il s’agissait de la capacité à voir leur destination dans l’esprit de leur conducteur. Ils avaient une mémoire impressionnante des routes et des endroits déjà visités, et de nombreuses anecdotes racontaient comment l’un d’eux avait ramené chez lui – ou chez sa maîtresse ! – un conducteur qui s’était assoupi sous l’effet de l’alcool. Les Tisse-Rêves se relayaient pour conduire les trois tarns à quatre roues qu’ils avaient achetés à Jarime afin de transporter leur nourriture, leurs tentes et leur équipement. Certains marchaient devant pour faire fondre ou balayer la neige aux endroits où celle-ci bloquait la route. De la voiture qui roulait devant la sienne, Leiard ne voyait que la bâche huilée qui recouvrait son chargement. Inutile de regarder par-dessus son épaule : sa vue aurait été bloquée par son propre tarn chargé à l’identique. En revanche, il entendait les voix des Tisse-Rêves du groupe d’Arleej. — Vous croyez que l’armée nous rattrapera ? demanda Jayim. Leiard tourna la tête vers le jeune homme assis à côté de lui, puis reporta son attention sur les arems. — Non. La plupart des soldats se déplacent à pied. — Pourquoi ?s’étonna Jayim. Leiard gloussa. — Parce qu’il n’y a pas suffisamment de reynas dressés dans tout Hania pour la moitié de nos troupes – et encore moins pour les Somreyans. Jayim se mordilla la lèvre. — Oui, mais nous n’avançons pas beaucoup plus vite qu’au pas, et nous devons constamment nous arrêter à cause de la neige. Donc, nous ne pourrons pas prendre davantage d’avance sur eux. — Peut-être que si, contra Leiard. Souviens-toi, nous n’avons pas besoin de maintenir l’ordre dans les rangs. Imagine l’effort nécessaire pour dresser un camp chaque nuit, distribuer la nourriture et le bois pour le feu, arbitrer les querelles, lever tout le monde le matin, faire en sorte que chacun rassemble ses affaires et se remette en route. Même quand le beau temps reviendra, il restera beaucoup à faire. Jayim semblait pensif. — Ce serait intéressant de voir ça. Je regrette presque que nous ne voyagions pas avec eux – même si je sais que ce n’est pas possible. Leiard acquiesça. Durant une communion, quelques jours auparavant, il avait montré à son élève quelques souveliens de guerres précédentes. Les Tisse-Rêves ne choisissaient jamais de camp ; ils traitaient les malades et les blessés quels que soient leur rang et leur nationalité, ce qui provoquait parfois du ressentiment. Dans le passé, nombre d’entre eux s’étaient fait tuer pour avoir « aidé l’ennemi ». Les Tisse-Rêves ne voyageaient pas avec les soldats : ils les précédaient ou les suivaient en petits groupes. Ils attendaient à bonne distance pendant les batailles, et, une fois celles-ci terminées, ils se rendaient simultanément au camp des deux armées pour offrir leur assistance. Jayim jeta un coup d’œil à son professeur et détourna très vite les yeux. — Qu’y a-t-il ?s’enquit Leiard. — Rien. Leiard sourit et attendit. Désormais, il était rare que son élève hésite à lui parler. De fait, au bout de quelques minutes, Jayim reporta son attention sur lui. — Vous… vous croyez que vous reverrez Auraya un jour ? À la mention de la jeune femme, Leiard sentit un frisson d’espoir et d’impatience le parcourir. Il prit une grande inspiration et se souvint que telle était la raison de sa présence dans le convoi. — Il faudrait que vous vous voyiez en secret, n’est-ce pas ?insista Jayim. — Pas nécessairement. — Je suppose que vous n’auriez rien à craindre tant que les autres Blancs ne seraient pas dans les parages pour lire vos pensées. — En effet. — Alors, vous comptez la revoir ? Une dernière fois ? demanda Jayim sur un ton plein d’espoir. Leiard lui jeta un coup d’œil. Le jeune homme grimaça. — Tu ne devrais pas prendre ça à la légère, Jayim. Je nous ai fait courir un grand danger. Ne le comprends-tu pas ? — Ne sois pas si rabat-joie. Le pauvre garçon est puceau. Ce qu’il a vu dans ta mémoire était plus intéressant que tout ce qu’il avait jamais imaginé. Entendant la voix familière dans sa tête, Leiard se rembrunit. — Tu n’es pas encore parti, Mirar ? — Il te faudra quelques communions supplémentaires pour te débarrasser de moi. Voire beaucoup de communions. — Bien sûr que je comprends, répliqua Jayim, l’air sérieux. (Puis il se remit à grimacer.) Mais admettez quand même que c’est drôle. Parmi toutes les maîtresses que vous auriez pu choisir… On dirait une de ces pièces dont les nobles sont si friands – celles qui regorgent de liaisons scandaleuses et d’amours tragiques. — Et de leurs conséquences, ajouta Leiard. — J’aime bien l’attitude de ce gamin, déclara Mirar. Il a le sens de l’humour, lui. Contrairement au bonnet de nuit dans l’esprit duquel je suis coincé… — Parfois, les amants s’en sortent, fit remarquer Jayim. — Les fins heureuses sont l’apanage de la fiction, rétorqua Leiard. Son élève haussa les épaules. — C’est vrai, concéda-t-il. De tous les secrets que vous auriez pu cacher, je ne m’attendais pas à quelque chose de si… de si… — Juteux ? suggéra Leiard. Jayim gloussa. — Oui. Ça m’a surpris. Je ne sais pas pourquoi, mais j’imaginais que les Blancs ne, euh… qu’ils seraient chastes. Je suppose que c’est trop demander à des immortels. C’est peut-être pour ça que Mirar était un si grand séducteur. Leiard faillit s’étouffer de rire. — Alors ? Est-ce la raison pour laquelle tu te comportais de la sorte ? — Je ne sais pas. Peut-être. Qui peut dire pourquoi les gens font ce qu’ils font ? — Tu as eu tout le temps d’y réfléchir. — Certaines réponses continueraient à nous échapper même si nous les cherchions pendant une éternité. L’immortalité ne rend pas omniscient. — Je me demande si tous les Blancs sont pareils ? lança Jayim. Si l’immortalité leur donne le feu au… hum. S’ils couchaient avec tout ce qui bouge, les gens le sauraient, non ? — Auraya ne couche pas avec tout ce qui bouge ! s’indigna Leiard. — Qu’est-ce que vous en savez ?grimaça Jayim. — Assez de ragots, dit fermement Leiard. Si tu as le temps de t’interroger sur la vie privée des autres, tu as le temps d’apprendre tes leçons. — En roulant ? protesta Jayim. — Oui. Nous allons beaucoup voyager pendant les prochaines années. Tu devras t’habituer à étudier sur la route. Le jeune homme soupira. Il fit mine de regarder par-dessus son épaule et se ravisa. — Je n’arrive pas à croire que je ne rentrerai pas chez moi à la fin de la guerre, murmura-t-il presque trop bas pour que Leiard l’entende. (Puis il se redressa et se tourna vers son professeur.) Alors, qu’allez-vous m’enseigner aujourd’hui ? Il s’est passé quelque chose, décida Imi tandis qu’elle suivait Teiti – sa tante et son professeur – dans le long couloir. D’abord, il y avait eu l’arrivée du messager haletant de fatigue qui s’était rué vers Teiti et avait chuchoté brièvement à l’oreille de la vieille femme avant de s’éloigner en traînant la patte. Puis Teiti avait annoncé qu’elle devait quitter le bassin en abandonnant ses autres élèves, et, sans écouter les protestations d’Imi, elle avait entraîné la fillette vers chez elle. Elles avaient pris un des chemins secrets, ce qui avait instantanément éveillé les soupçons d’Imi. Lorsqu’elles avaient atteint le palais, les gardes n’avaient pas souri à la fillette comme ils le faisaient d’habitude. L’air raide et sérieux, ils l’avaient ignorée complètement. Les sentinelles postées devant la porte de ses appartements lui avaient souri, elles, mais quelque chose dans la façon dont elles avaient ensuite relevé les yeux et scruté le couloir avait fait comprendre à Imi qu’elles aussi étaient nerveuses. — Que se passe-t-il ? demanda la fillette à sa tante dès que la porte se fut refermée derrière elles. Teiti la considéra, les sourcils froncés. — Je vous l’ai déjà dit, princesse. Je n’en sais rien. — Alors, va te renseigner ! ordonna Imi. Teiti croisa les bras et toisa sa nièce d’un air désapprobateur. Contrairement au reste des serviteurs du palais, elle ne se laissait pas facilement intimider. Elle appartenait à la famille royale, et son statut n’était que légèrement inférieur à celui d’Imi. Pourtant, elle ne gronda pas la fillette. Sa désapprobation céda la place à de l’inquiétude. — Divine Huan, marmonna-t-elle. Attendez-moi ici. Je vais voir si je peux découvrir quelque chose. Imi sourit et battit des mains. — Merci ! Dépêche-toi, s’il te plaît ! La vieille femme rebroussa chemin vers la porte. Elle posa une main sur la poignée et pivota pour lancer un coup d’œil soupçonneux à Imi. — Soyez sage, princesse. Ne bougez pas d’ici. Pour votre sécurité, vous devez rester dans ces appartements. — C’est promis. — Si vous n’êtes pas là à mon retour, je ne vous dirai rien, menaça Teiti. — J’ai dit : c’est promis, s’impatienta Imi. Teiti plissa les yeux, puis se détourna et sortit de la pièce. Comme la porte se refermait derrière la vieille femme, Imi se précipita dans sa chambre. Elle s’arrêta devant un bas-relief sculpté dans un des murs et glissa la main derrière. Après avoir un peu tâtonné, elle trouva le verrou. Elle l’actionna, et le bas-relief pivota en silence vers elle, révélant une cavité. C’était le père d’Imi qui lui avait montré ce trou, des années auparavant. Au cas où de méchantes gens envahiraient le palais, lui avait-il expliqué, elle devrait ramper à l’intérieur et attendre qu’ils soient partis. Il avait omis de lui dire que le trou était en fait l’entrée d’un tunnel. Imi l’avait découvert elle-même, une nuit où l’ennui avait surpassé sa peur de s’aventurer seule dans un endroit inconnu et obscur. Poussant une bougie devant elle, elle n’avait réussi à parcourir qu’une petite distance avant de rencontrer un mur de pierre et de ciment. Mais l’obstacle n’était guère solide. L’adulte qui l’avait construit n’avait pas dû avoir beaucoup de place pour bouger, et le résultat s’en ressentait. Imi avait réussi à entendre des voix de l’autre côté, filtrant à travers des interstices et des fissures. Des voix qu’elle n’avait pas réussi à comprendre. Alors, pendant le mois qui avait suivi, tous les soirs bien après l’heure de son coucher, la fillette s’était glissée dans le tunnel afin de démolir le mur. Elle avait jeté les miettes de ciment dans les toilettes et sorti les morceaux de pierre de ses appartements en les dissimulant dans ses habits. À présent, tandis qu’elle se faufilait dans le trou, Imi se félicitait une fois de plus de sa découverte. L’obstacle une fois déblayé, elle avait pu ramper jusqu’à une petite porte de bois fermée côté tunnel. En l’ouvrant, elle s’était retrouvée dans un placard qui donnait sur une salle bordée de tuyaux. Elle avait immédiatement compris de quoi il s’agissait. Son père lui avait parlé de l’instrument qui lui permettait d’écouter ou de parler avec des gens se trouvant dans d’autres parties de la ville. Il lui avait même décrit les tuyaux qui transportaient le son. Mais il ignorait qu’Imi connaissait son emplacement, et qu’elle s’en servait elle aussi. Venir ici amusait toujours beaucoup la fillette. Les soirs où elle était certaine que son père se trouvait occupé ailleurs, elle rampait jusqu’à la salle. Là, elle pressait son oreille contre une des petites ouvertures ovales ménagées à cet effet dans les tuyaux, et elle écoutait les conversations entre notables, les querelles de domestiques, les mots doux que se chuchotaient les amants illégitimes. Elle connaissait tous les potins de la ville – et la vérité sur ce qui s’y passait. En atteignant la porte de bois, Imi tendit l’oreille pour s’assurer que la salle était vide avant de pousser le battant. Elle fila tout droit vers le tuyau relié à la salle d’audience royale et pressa son oreille contre l’ouverture. — … Des bénéfices commerciaux. Les œuvres d’art que je vois dans cette pièce, les bijoux que vous portez, me disent que vous avez des artisans talentueux. Ils pourraient fabriquer des choses pour les vendre à l’extérieur de Borra. En contrepartie, vous auriez accès à nos produits de luxe : par exemple, le splendide tissu genrien qui scintille comme des étoiles ou les pierres de feu écarlates de Toren. La voix était celle d’une femme à l’accent étrange. Elle parlait lentement et d’une manière saccadée, comme si elle cherchait chacun de ses mots. Imi retint son souffle en entendant la description du tissu scintillant et des pierres brûlantes. Ils avaient l’air merveilleux, et elle espérait que son père en achèterait. — Nous disposons également de quantité d’épices, d’herbes et de mets exotiques qui pourraient vous plaire ; et je sais que dans le Nord, certaines personnes paieraient une fortune pour goûter de nouveaux aliments en provenance de Borra. Mais n’allez pas croire que nous n’ayons que des produits de luxe à échanger. Mon peuple connaît des remèdes efficaces contre toutes sortes de maladies, et je ne serais pas surprise que vous en ayez découvert d’autres dont nous ignorons l’existence. Nous avons beaucoup de choses à nous apporter mutuellement, sire. — En effet. (Imi sentit son cœur accélérer comme elle reconnaissait la voix de son père.) C’est un beau discours que vous me faites, mais je l’ai déjà entendu. Une fois, des terrestres sont venus à Borra en affirmant que tout ce qu’ils désiraient, c’était faire du commerce avec nous. Au lieu de ça, ils nous ont volés – ils ont dérobé des objets sacrés dans cette pièce même ! Nous les avons traqués pour récupérer notre bien, et nous avons juré de ne plus jamais faire confiance à des terrestres. Pourquoi devrions-nous briser notre promesse maintenant ? Imi sursauta. Cette femme est une terrestre ? Comment est-elle entrée dans la cité ? — Je comprends votre colère et votre prudence, dit la femme. Je réagirais de la même façon si j’avais été trahie comme vous. Au cas où vous décideriez d’ouvrir vos portes à des marchands du Nord, je vous conseillerais de rester vigilants : ce ne sont pas toujours des gens honnêtes. Mais je ne suis pas une marchande. Je suis une grande prêtresse, une des cinq personnes que les dieux ont choisies pour les représenter en ce monde. Je ne peux pas davantage que vous éradiquer la duplicité et la malveillance ; en revanche, je peux œuvrer pour les prévenir ou faire en sorte qu’elles soient punies. Une alliance avec nous comprendrait un accord de défense mutuelle. Nous vous aiderions à protéger vos terres contre des envahisseurs éventuels, si vous acceptiez d’en faire autant en retour. C’est un peu bête, non ?songea Imi. Nous ne sommes pas beaucoup, et les terrestres sont si nombreux… Son père devait s’être fait la même réflexion, car il demanda : — Quelle aide pourrions-nous apporter à quelqu’un comme vous, une puissante sorcière qui commande à de vastes armées ? — Toute aide qui serait à votre portée, sire, répondit calmement la femme. Les Siyee viennent juste de conclure un accord semblable avec nous. Ils ne sont ni grands ni forts, mais ils peuvent nous être utiles de tout un tas de façons. Un silence suivit. Imi entendit son père faire claquer sa langue contre son palais, comme il le faisait toujours quand il réfléchissait intensément. — Si vous êtes bien ce que vous prétendez, lança-t-il brusquement, vous devriez pouvoir invoquer Huan. Faites-le, et je lui demanderai confirmation de vos propos. La femme émit un bruit pareil à un rire étouffé. — Je suis peut-être une représentante des dieux en ce monde, mais ça ne me confère pas le droit de leur donner des ordres. (Elle marqua une pause et reprit, si bas qu’Imi l’entendit à peine :) Cependant, j’ai parlé de votre peuple à Huan voici quelques jours. Elle a dit que la décision vous appartenait, et qu’elle n’interférerait pas avec votre choix. Il y eut un nouveau silence. — Vous le saviez déjà, n’est-ce pas ? ajouta la femme sur un ton modérément surpris. — La déesse avait effectivement dit la même chose à nos prêtres, admit le père d’Imi. J’ai pris ça comme un signe quelle avait confiance en mon jugement. — C’est ce qu’il semblerait, acquiesça la femme. — Eh bien, mon jugement est le suivant : je n’en sais pas suffisamment sur vous, terrestre, je ne vois pas pourquoi nous devrions risquer nos vies en échange de quelques jolies babioles. Votre offre de protection est tentante, vous vous en doutez ; mais comment pourriez-vous nous défendre alors que vous vivez à l’autre bout du continent ? — Nous trouverions ces pillards et nous vous débarrasserions d’eux, répliqua la femme. Tout problème ultérieur pourrait être réglé par des bateaux en provenance de Porin. — Ils n’arriveraient jamais à temps. Et votre prochaine suggestion serait d’en laisser un au mouillage ici. Puis vous voudriez que nous permettions à l’équipage de s’installer à terre. Ce qui serait inacceptable. — Je comprends. Nous trouverons une autre solution. En discutant, nous… — Non. Imi reconnut la dureté obstinée qui perçait dans la voix de son père quand il avait pris une décision. Déçue, elle fronça les sourcils. La perspective de commercer avec les terrestres semblait si excitante ! Et le meilleur moyen de se débarrasser des pillards n’était-il pas de payer quelqu’un d’autre pour s’occuper d’eux ? — Princesse Imi ! La fillette sursauta. C’était la voix de Teiti, et elle ne provenait pas du tuyau, mais du trou dans le placard. Sa tante était revenue. Le cœur d’Imi manqua un battement. La seule raison pour laquelle elle entendait la vieille femme, c’est qu’elle avait laissé le bas-relief ouvert. Si Teiti découvrait le tunnel, c’en serait fini de ses visites nocturnes à la salle des tuyaux. Imi plongea dans le placard. Elle referma la porte derrière elle, puis grimpa dans le trou. Le battant de bois fut plus difficile à verrouiller ; elle avait pas mal grandi récemment, et ne disposait plus d’autant de place pour se mouvoir dans le tunnel. Sans compter que tâtonner à l’aveuglette dans son dos n’était pas évident. À quatre pattes, elle rebroussa chemin le plus vite possible. Elle s’arrêta près de l’entrée du tunnel et jeta un coup d’œil dans sa chambre. Teiti faisait les cent pas dans la pièce voisine. Comme elle se penchait pour regarder sous une chaise, Imi se retint de glousser. Sa tante croyait qu’elle se cachait ! — Princesse, vous êtes très vilaine ! Montrez-vous, maintenant ! Teiti se dirigea vers la chambre. Imi se figea puis, comme la vieille femme s’arrêtait pour regarder dans un placard, elle tendit très vite la main pour tirer le bas-relief vers elle. La fillette écouta sa tante fouiller sa chambre et l’appeler d’une voix tremblante. Elle fronça les sourcils. Teiti était-elle en colère, ou juste perturbée ? Sa voix s’estompa comme elle regagnait le salon. Peu de temps après, Imi l’entendit renifler. Elle rougit de honte. Teiti pleurait ! Poussant le bas-relief, Imi se faufila hors du trou le plus discrètement possible, puis remit le bas-relief en place avant de se précipiter dans la pièce voisine. — Pardon, Teiti !s’exclama-t-elle. La vieille femme leva les yeux et hoqueta de soulagement. — Princesse ! Ce n’était pas drôle ! Imi n’eut pas de mal à prendre l’air coupable. Teiti était un professeur sévère, mais elle pouvait aussi se montrer amusante et généreuse. Imi aimait jouer des tours à ses amis, mais seulement pour les faire rire. Elle ne voulait blesser personne. — C’est sérieux, hein ? devina-t-elle. Teiti s’essuya les yeux et sourit. — Oui. Il y a une terrestre au palais. Je ne sais pas comment elle est arrivée ici ni ce qu’elle nous veut, mais nous ferions mieux de nous tenir prêtes en cas de problème. (Elle s’interrompit et fronça les sourcils.) Non que vous couriez le moindre danger, princesse. Elle ne connaît même pas votre existence ; donc, vous n’avez rien à craindre. Imi pensa à la femme qu’elle avait entendu parler avec son père. Une sorcière et une grande prêtresse, qui voulait que les Élaï et son peuple deviennent alliés – autrement dit, amis. Il n’y avait pas de raison d’avoir peur. Imi acquiesça. — Tu as sûrement raison, Teiti. La lune était pareille à un grand sourire blanc. La première fois que Tryss l’avait vue, il n’avait pu s’empêcher de penser que c’était un bon présage. À présent, plusieurs heures plus tard, le croissant pâle lui apparaissait plutôt comme une grimace moqueuse. Ou une lame meurtrière, songea-t-il. Il poussa un gros soupir qui créa un petit nuage de vapeur blanche devant sa bouche, puis secoua la tête. Superstition idiote. Ce n’est qu’un gros caillou pris dans l’eau gelée du firmament. Rien de plus, rien de moins. — Je n’arrive pas à y croire. Il fait les cent pas. Tryss l’imperturbable fait les cent pas, gloussa une voix familière. Tryss sursauta. — Sreil !chuchota-t-il. Que se passe-t-il ? — Rien du tout, répondit son camarade. Il m’a juste fallu un peu plus de temps que prévu pour découper le mur. Deux silhouettes émergèrent de l’obscurité, la neige étouffant le bruit de leurs pas. Le clair de lune révélait leurs deux visages, mais Tryss n’en voyait qu’un seul : celui de Drilli, enveloppée d’une fourrure de yern. Son cœur fit un bond à la vue des yeux écarquillés de la jeune fille, de son expression hésitante – anxieuse, même. — Tu es sûre… — … De vouloir faire ça ? Ils avaient parlé en même temps. Drilli sourit, et Tryss sentit qu’il en faisait autant. Il s’avança et prit les mains de sa promise, puis lui toucha le visage. Drilli ferma les yeux brièvement, d’un air béat. Tryss pressa ses lèvres sur celles de la jeune fille, qui lui rendit son baiser avec fermeté et assurance. Il sentit la chaleur envahir brusquement tout son corps. Le froid de l’hiver parut battre en retraite autour d’eux. Quand ils se séparèrent, le cœur de Tryss battait à tout rompre, et ses doutes s’étaient envolés. À moins que j’aie complètement perdu la tête, songea-t-il. C’est ce qui arrive à beaucoup de jeunes hommes, d’après ce qu’on raconte. Il se tourna vers Sreil. — Où allons-nous ? Son camarade gloussa. — Pressé, hein ? Je pense toujours que Ryliss est le meilleur choix. Il campe un petit peu plus loin de l’Ouvert que tous les autres. Vous savez comment sont ceux de la Montagne du Temple : ils aiment l’isolement. Suivez-moi. Tryss prit la main de Drilli, et ils suivirent Sreil à travers la forêt. Ce fut une longue marche, car ils durent contourner le sommet de l’Ouvert. L’ombre des arbres bloquait le clair de lune, et la neige recouvrait tout. Les jeunes gens ne cessaient de trébucher sur des obstacles. Drilli émit un petit bruit. — Qu’y a-t-il ?chuchota Tryss. — J’ai mal aux pieds. — Moi aussi. — On n’aurait pas pu y aller en volant ? — Si on avait pu, je suis sûr que Sreil ne nous aurait pas fait marcher. — Oui, j’imagine qu’il souffre autant que nous. Drilli se tut, et, au bout de quelques minutes, elle pressa la main de son fiancé. — Désolée. Ce n’est pas très romantique de se plaindre d’un mal aux pieds pendant sa nuit de noces. Tryss gloussa. — Si tu veux, je te ferai un massage romantique tout à l’heure. — Mmmh. Oui, ça me plairait beaucoup. Lorsqu’une tonnelle apparut entre les arbres devant eux, Tryss éprouva un vif soulagement. — Attendez-moi ici. Je vais voir si Ryliss est seul, ordonna Sreil. L’estomac de Tryss se mit à papillonner pendant que son camarade se dirigeait vers l’entrée de la tonnelle. Une ombre venue de l’intérieur écarta le rabat de toile. Sreil se retourna et fit signe à Tryss et à Drilli de le rejoindre. Les deux jeunes gens obtempérèrent en se serrant très fort la main. Ils s’arrêtèrent devant l’entrée de la tonnelle. L’orateur Ryliss les détailla pensivement sous ses épais sourcils gris. Puis il agita la main. — Entrez. Les jeunes gens obtempérèrent. Un feu brûlait sur un côté de la pièce principale ; la fumée s’échappait par une ouverture ménagée dans le toit. Après le froid du dehors, sa chaleur était bienvenue. Ryliss désigna à ses visiteurs trois tabourets confectionnés dans des souches d’arbre ; lui-même s’installa dans un fauteuil-hamac. — Alors comme ça, vous voulez vous marier ce soir, lança-t-il à Tryss et à Drilli. Ce n’est pas un engagement à prendre à la légère. Vous êtes bien sûrs de vous ? Tryss jeta un coup d’œil à Drilli et acquiesça. La jeune fille sourit et murmura « oui ». — D’après ce que j’ai compris, vous agissez à l’encontre des désirs de vos parents. — Des parents de Drilli, corrigea Tryss. Les miens auraient été d’accord. Le vieil homme les fixa gravement. — Vous devez savoir une chose : bien que vous puissiez vous marier sans le consentement parental, cela signifie que vos tribus ne sont pas obligées de vous organiser un festin ou de vous faire des cadeaux, et que vos parents peuvent refuser de vous accueillir dans l’une ou l’autre de leurs tonnelles. — Nous comprenons, opina Drilli. Ryliss hocha la tête. — Si vous me le réclamez dans les règles, je ne puis refuser d’effectuer la cérémonie. Tryss se leva, et Drilli l’imita. — Je suis Tryss de la tribu de la Montagne Chauve. Je choisis d’épouser Drilli de la tribu de la Rivière du Serpent. Voulez-vous bien officier ? — Je suis Drilli de la tribu de la Rivière du Serpent. Je choisis d’épouser Tryss de la tribu de la Montagne Chauve. Voulez-vous bien officier ? Ryliss acquiesça. — La loi exige que j’accède à votre requête. A présent, que Tryss se place derrière Drilli. Prenez-vous les mains. Comme les deux jeunes gens obtempéraient, Drilli grimaça. Les yeux brillants, elle regarda Tryss par-dessus son épaule. Elle semblait très excitée et un peu effrayée. — Dernière chance de se raviser, chuchota-t-elle. Tryss lui sourit et serra ses mains plus fort. — Seulement si tu arrives à te dégager. — Silence, je vous prie, ordonna Ryliss, les sourcils froncés. C’est un engagement sérieux que vous allez prendre. Même si vous venez à le regretter, vous devrez rester ensemble durant les deux années à venir. Levez les bras. Le vieil homme ouvrit une petite bourse pendue à sa ceinture – celle que portaient tous les orateurs – et en tira deux morceaux de cordelette aux couleurs vives. Il en noua un autour des mains droites de Tryss et de Drilli. — Je suis Ryliss de la tribu de la Montagne du Temple. J’attache Tryss de la tribu de la Montagne Chauve à Drilli de la tribu de la Rivière du Serpent par les liens du mariage. À compter de ce jour, vous volerez ensemble. Il les contourna pour faire de même avec leurs mains gauches. — Je suis Ryliss de la tribu de la Montagne du Temple. J’attache Drilli de la tribu de la Rivière du Serpent à Tryss de la tribu de la Montagne Chauve par les liens du mariage. À compter de ce jour, vous volerez ensemble. Tryss détailla leurs mains. Pour voler si près l’un de l’autre, chacun d’eux aurait dû être conscient du moindre mouvement de l’autre. J’imagine que c’est l’idée. Ryliss recula et croisa les bras sur sa poitrine. — En choisissant de vous lier l’un à l’autre, vous vous engagez dans un partenariat d’égaux. Chacun de vous est désormais responsable de la santé et du bonheur de l’autre. Chacun de vous devra contribuer à l’éducation des enfants produits par votre union. Ceci étant votre premier mariage, il vous confère dès ce jour toutes les responsabilités et tous les devoirs de l’âge adulte. Ainsi, vous devrez participer à la vie et aux activités de la tribu au sein de laquelle vous vous installerez. Il marqua une pause, puis hocha la tête. — Je vous déclare mari et femme. C’est fait, songea Tryss. Il regarda Drilli, qui sourit, et l’enveloppa de leurs deux paires de bras. Sreil se racla la gorge. — Il ne reste plus qu’une petite formalité à accomplir. Interloqué, Tryss leva les yeux vers son camarade. De quelle… ? — C’est exact. Un des coins de la bouche de Ryliss frémit. Jamais Tryss ne l’avait vu aussi près de sourire. Le vieil homme dévisagea les nouveaux époux. — Je reviendrai demain matin. Merci de ne pas tout mettre sens dessus dessous. Sur ces mots, il sortit de la tonnelle et disparut. Perplexe, Tryss reporta son attention sur Sreil. — De quelle formalité parlais-tu ? Le sourire de Sreil s’élargit. — Tu veux que je te fasse un dessin ? — Oh. Tryss sentit ses joues s’empourprer lorsqu’il comprit à quoi son camarade faisait allusion. Drilli gloussa. — Parfois, je me demande comment quelqu’un d’aussi intelligent peut être aussi stupide, le taquina-t-elle. — Moi aussi, acquiesça Sreil. Bon, ben… je suis sûr que vous n’aurez pas de problème pour terminer le rituel. Puisque vous n’avez plus besoin de mon aide, je vais rentrer. — Merci, Sreil, dit Drilli. — Oui, nous avons une dette envers toi, ajouta Tryss. Sreil feignit l’innocence. — Je ne suis pour rien dans tout ça. — Rien du tout, acquiesça Tryss. Alors, file. Nous ne dirons pas un mot. Sreil gloussa, puis sortit de la tonnelle à reculons et laissa retomber le rabat. Tryss écouta s’éloigner le crissement de ses pas dans la neige. Quand le bruit se fut tu, Drilli leva une main, fixa la cordelette nouée autour de son poignet et haussa un sourcil. — J’espère que Ryliss n’a pas serré trop fort. CHAPITRE 32 La caravane du bordel offrait un spectacle impressionnant. Douze tarns tiré chacun par deux arems étaient rangés devant le bâtiment. Les six premiers, peints de couleurs vives, portaient le nom de Rozéa sur le flanc et étaient recouverts par une bâche assortie. Les six autres étaient plus ordinaires et moins voyants ; des domestiques se massaient autour d’eux, les femmes bavardant entre elles tandis que les hommes chargeaient des sacs et des caisses à l’arrière d’un des véhicules. Braise et Marée émirent de petits bruits approbateurs, et leur souffle formant un petit nuage blanc devant leur bouche. Accompagnées d’Emerahl et de trois autres filles, elles se dirigèrent vers le quatrième tarn. Une heure auparavant, pendant qu’elles attendaient dans la salle de bal, on leur avait demandé de former des groupes de six ; puis Rozéa avait attribué les voitures en tirant des jetons numérotés d’un sac. Notre employeuse aime paraître juste, songea Emerahl. Je me demande si Clair de Lune serait d’accord. Sait-elle que Rozéa compte me nommer favorite à notre retour ? Me déteste-t-elle, ou est-elle soulagée à l’idée d’abandonner sa position ? Non que ça ait la moindre importance. Emerahl ne rentrerait pas à Porin. Elle avait l’intention de s’échapper en douce dès que la caravane aurait franchi les portes de la ville. À condition que je puisse sortir sans me faire remarquer, corrigea-t-elle. Emerahl résista à la tentation de palper l’ourlet de sa manche. Elle y avait dissimulé deux petits cailloux de formtane compressé – une drogue qu’on pouvait se procurer assez facilement à Porin. Quand on la prenait sous cette forme, ses effets étaient lents à se manifester et duraient environ une heure. La plupart des gens la consommaient en infusion ou la fumaient avec une pipe. Elle induisait un calme béat accompagné d’une vague nausée… et en grande quantité, elle faisait dormir. Mais le sommeil ne suffirait pas. Emerahl avait besoin que le formtane la rende inconsciente. Le nœud dans son estomac se resserra comme elle considérait le risque qu’elle prenait. Si ça ne marchait pas – si le prêtre capable de lire dans les esprits surveillait les portes de la ville, remarquait qu’une des prostituées était une page blanche pour lui, décidait d’enquêter, trouvait louche qu’elle se soit droguée pour se rendre inconsciente et retenait le tarn jusqu’à ce qu’elle reprenne connaissance… La longue existence d’Emerahl toucherait à sa fin. Pour ne pas éveiller les soupçons, la jeune femme avait préparé plusieurs autres cailloux de formtane à distribuer à ses compagnes de voyage. Moins fortement dosés que les autres, ils ne produiraient que le délicieux effet planant de la drogue. Un tarn plein de prostituées inconscientes avait plus de chance d’attirer l’attention que de passer inaperçu. Emerahl fut la dernière à monter dans le véhicule. Toutes les filles s’étaient enveloppées de taies épaisses et avaient emporté des couvertures : les bâches les protégeraient contre la pluie, mais pas contre le froid. L’hiver était loin d’être fini, et plus le convoi progresserait vers le nord, plus la température chuterait. Les six femmes se serrèrent sur les bancs inconfortables. — Ça avait l’air plus grand vu de l’extérieur, grommela Braise. Regarde où tu mets tes chaussures, Étoile. — Ça sent le ner fumé, se plaignit Charité. — Je doute que Rozéa les ait achetés neufs. (Hirondelle balança ses pieds sous elle, et ses talons heurtèrent du bois avec un bruit mat.) Il y a quelque chose sous les sièges. Emerahl se tordit le cou pour regarder. — Des caisses. Une partie de nos affaires doit être là-dedans. Les deux banquettes sont plus proches qu’elles ne devraient l’être. Je ne serais pas surprise qu’il y ait des compartiments secrets dans notre dos. — Pour quoi faire ?s’étonna Marée. Rozéa serait-elle trop radine pour avoir acheté assez de tarns ? — Non, la détrompa Braise. Je te parie qu’elle cache des choses, au cas où on se ferait attaquer. Les autres filles se figèrent. — Si des pillards s’en prennent à nous, ils penseront que toutes nos richesses se trouvent dans les voitures de derrière, celles qui transportent l’équipement, expliqua Braise. Ils ne penseront pas à fouiller les tarns pleins de passagers. — Personne ne va nous attaquer, protesta Etoile. Nous serons avec l’armée. — Mais nous pouvons prendre du retard sur les troupes, fit remarquer Hirondelle d’une petite voix, ou même être séparées d’elles. — Ça n’arrivera pas, lui promit Étoile. Rozéa fera attention. Un sifflement aigu retentit à l’extérieur. Les filles échangèrent des coups d’œil nerveux et gardèrent le silence jusqu’à ce que leur tarn s’ébranle. — Trop tard pour changer d’avis maintenant, murmura Marée. — On pourrait sauter de la voiture et courir se réfugier à l’intérieur, suggéra Charité sans conviction. Emerahl ricana. — Rozéa enverrait quelqu’un te ramener pieds et poings liés si nécessaire. Je croyais que tout le monde à part moi était impatient de se lancer dans cette grande aventure. Les autres filles haussèrent les épaules. — Tu ne voulais pas y aller, Jade ? demanda Etoile. Pourquoi ? Emerahl détourna les yeux. — À mon avis, les pillards seront le dernier de nos problèmes. Ce sont des soldats que nous devrons nous méfier. Ils penseront que le fait de se battre leur donne le droit de s’amuser avec nous chaque fois que l’envie leur en prendra, et nous n’avons pas assez de gardes pour les en empêcher. Le boulot risque d’être sale et épuisant. Charité grimaça. — N’en parlons plus. Je préfère croire que nous allons effectivement vivre une grande aventure et assister à des événements que je pourrai raconter à mes petits-enfants. — Heureusement que les grand-mères ont le droit de remanier l’histoire, gloussa Braise. D’oublier les passages désagréables et d’embellir les autres. Les soldats seront courageux, les généraux séduisants, les prêtres vertueux et charmants… À la mention des prêtres, Emerahl sentit son estomac se nouer de nouveau. Elle se pencha par-dessus les genoux de Marée pour soulever le rabat du tarn. La procession se trouvait à mi-chemin des portes de la ville. Sa bouche s’assécha, et elle résista à l’envie de sortir le formtane. Bientôt. — Tu as déjà couché avec un prêtre ? demanda Marée à Braise. — Plusieurs, même. — Pas moi. Et vous, les filles. Etoile ? Charité ? Etoile haussa les épaules. — Une fois. Et il n’était pas charmant du tout. Grassouillet… et éjaculateur précoce, Yranna en soit remerciée. — Des tas, admit Charité en grimaçant. Je crois qu’ils m’aiment bien à cause de mon nom. Ils peuvent retourner auprès de leur femme et leur dire sans mentir que leur soirée a été occupée par des œuvres de Charité. Braise éclata de rire. — Rozéa a un don pour choisir les noms. Et toi, Jade ? — Quoi, moi ? — Tu as déjà couché avec un prêtre ? Emerahl secoua la tête. — Jamais. — Tu te feras peut-être ton premier pendant le voyage. — Peut-être. Braise remua les sourcils d’un air suggestif. — Ils sont censés être plutôt bons. — Aussi bons que les gens d’une nationalité ou d’une foi donnée, j’imagine. — Tu es trop sérieuse, Jade. Et pourquoi n’arrêtes-tu pas de regarder dehors ? Emerahl laissa retomber le rabat. Elle soupira et secoua la tête. — La voiture me rend malade. Star poussa un grognement dénué de sympathie. — Tu ne vas pas vomir, j’espère ? Emerahl grimaça. — Si jamais ça m’arrive, je ne manquerai pas de me pencher vers toi. — Tu es de mauvais poil, constata Marée. (Elle se leva en s’accrochant à la bâche.) Tiens, viens t’asseoir près de la fenêtre. Si tu ne te sens pas bien, tu pourras toujours soulever le rabat pour avoir un peu d’air frais. — Merci. Emerahl se força à sourire et glissa le long de la banquette. Marée prit sa place au milieu et lui tapota le genou d’un geste compatissant. Jetant un nouveau coup d’œil dehors, Emerahl estima qu’elles n’étaient plus très loin des portes de la ville. Elle laissa retomber le rabat et se tourna vers ses compagnes. — J’ai apporté quelque chose pour contrer la nausée, révéla-t-elle. Ce serait égoïste de ne pas le partager. Braise eut un sourire entendu. — Le formtane ? — Du formtane ! s’exclama Étoile. Qui te l’a donné ? — J’ai fait un détour par le marché le jour où je suis allée rendre visite à ma famille, grimaça Braise. Emerahl tendit son bras gauche et sortit le premier caillou de l’ourlet de sa manche. Elle le mit dans sa bouche et l’avala, puis présenta un des cailloux moins fortement dosés. — Qui en veut ? Les autres filles se penchèrent avidement vers elle. — Je n’en ai encore jamais pris, avoua Marée. — C’est merveilleux, chuchota Charité. Le temps semble ralentir, et tu te sens toute légère. Tu as l’impression de flotter. (Elle prit le caillou que lui tendait Emerahl.) Merci, Jade. Assaillie par la nausée, Emerahl dut se concentrer pour sortir de sa manche un nouveau caillou quelle déposa dans la paume tendue de Braise, puis trois autres qu’elle distribua au reste de ses compagnes. Enfin, elle se laissa aller contre le dossier de la banquette. Tout tanguait délicieusement autour d’elle. — Tu en as d’autres ? demanda Étoile sur un ton rêveur. Emerahl secoua la tête : elle ne se sentait pas capable de parler. Elle songea à vérifier la distance qui les séparait encore des portes de la ville, mais ne put se résoudre à tendre le bras. À présent, ses compagnes affichaient toutes un sourire béat – une expression si ridicule qu’Emerahl sentit un rire irrépressible monter dans sa gorge et s’échapper par ses lèvres. Surprises, les autres filles s’agitèrent. — Qu’y a-t-il de si drôle, Jade ? — Vos têtes, répondit Emerahl d’une voix pâteuse. Marée gloussa, et elles partirent toutes d’un rire indolent. — Tu te sens mieux maintenant, Jade ? interrogea Braise. Moins malade ? Emerahl vacilla. Sa vision s’obscurcit. — Le mien était peut-être… un poil plus fort, réussit-elle à articuler. Puis elle sombra dans une obscurité confortable et délirante. Le temps s’arrêta, mais elle s’en fichait. Elle laissa son esprit se détendre dans les ténèbres tièdes et rassurantes. Puis une tour apparut devant elle, et cette vision la perturba. Elle éprouva un éclair d’agacement. Oh, non. Pas encore. La tour s’étirait jusqu’à une hauteur impossible. Son sommet déchirait les nuages qui planaient tranquillement dans le ciel. Emerahl la fixait du regard comme si elle était hypnotisée. Quel est cet endroit ? Puis la tour disparut. Emerahl baissa les yeux. Une bâtisse différente se dressait à sa place : l’ancienne Maison des Tisse-Rêves de Jarime. Sous les décombres de laquelle Mirar avait été enterré après que Juran, le grand prêtre du cercle des dieux, l’eut tué. Je suis en train de rêver. Ce n’est pas normal. Je devrais être inconsciente. Ça ne me plaît pas du tout… Elle tenta de s’arracher à son rêve, mais l’emprise de celui-ci était trop forte. Soudain, l’immense tour blanche la surplomba de nouveau, encore plus menaçante qu’auparavant. Emerahl voulut fuir, mais elle ne parvint pas à bouger. Cette fois encore, elle savait qu’elle se ferait repérer si elle restait là. Pourtant, elle ne pouvait s’arracher à sa contemplation. Il suffirait que quelqu’un l’aperçoive… — C’est quoi, son problème ? … Pour deviner qui elle était… — Elle a pris du formtane. Elle est malade en voiture. Je crois qu’elle a un peu forcé sur la dose. … Et dès qu’ils comprendraient… — Vous pouvez le dire. Elle devrait être inconsciente ; au lieu de ça, elle est prisonnière de ses rêves. … Ils la tueraient. — Prisonnière ? Comment le savez-vous ? — Je suis un prêtre. — En uniforme de garde ? — Oui. — Va-t-elle se réveiller ? La tour parut se pencher vers elle. Emerahl sentit la terreur la submerger comme des fissures se propageaient à sa surface… — Oui. Elle s’arrachera à ses rêves quand les effets de la drogue se dissiperont. La tour se mit à tomber. — Merci, prêtre… ? — Ikaro. C’était à peine si Emerahl avait conscience des voix. Son rêve était trop réel. Peut-être que les voix étaient un rêve et ce quelle prenait pour un rêve, la réalité. Elle entendit le rugissement de la tour qui s’effondrait, sentit la douleur de ses membres écrasés, la brûlure de ses poumons tandis qu’elle suffoquait lentement. Et cela se prolongea – une éternité de souffrance. — Jade ? Je n’aime pas cette réalité, songea Emerahl. Je préfère mon rêve. Si je parviens à me convaincre qu’il est réel, peut-être échapperai-je à cette douleur. Elle lutta pour entendre la voix plus clairement, se concentra sur les mots. La douleur s’estompa. — Jade, réveille-toi. Quelqu’un lui souleva les paupières. Emerahl reconnut des visages, sentit l’inquiétude irradier d’esprits familiers. Elle sy accrocha pour s’arracher à son rêve. Tout en aspirant une grande goulée d’air merveilleusement pur, elle détailla les cinq filles penchées sur elle. Leurs noms défilèrent dans sa tête. Elle sentait le mouvement du tarn sous son dos. On l’avait allongée sur la banquette. Le rêve de la tour, songea-t-elle. Je l’ai encore fait. Et cette fois, il y avait des voix. Un rêve à l’intérieur du rêve. — Que s’est-il passé ? Emerahl fut touchée par le soulagement qui s’inscrivit sur le visage de ses compagnes. Ces filles avaient bon cœur, décida-t-elle. Elles lui manqueraient quand elle serait obligée de les quitter. — Tu as pris trop de formtane, répondit Braise. Tu as perdu connaissance. — Un prêtre qui montait la garde aux portes de la ville est venu voir, ajouta Charité. J’ignore comment il a su. Alarmée, Emerahl se redressa brusquement. Un prêtre ! Ainsi, le rêve à l’intérieur du rêve était bien réel ? — Qu’a-t-il dit ? Marée sourit. — Il t’a examinée et il a décrété que tu allais bien, que tu étais juste en train de rêver. — Je crois qu’il pouvait lire dans les esprits, avança Étoile. Il a vu que j’étais en train de rêver ? Emerahl se rembrunit. J’ai dû baisser ma garde sans m’en rendre compte. — On craignait que tu te sois trompée dans la dose, avoua Braise. Ou que tu aies essayé de te suicider. — Tu n’essayais pas de te suicider, n’est-ce pas ? demanda Marée, anxieuse. — Non. (Emerahl haussa les épaules.) Je pensais juste que ça durerait plus longtemps si j’en prenais davantage. — Petite idiote, la rabroua gentiment Braise. J’espère que tu auras retenu la leçon. Emerahl acquiesça d’un air contrit. Elle balança ses jambes dans le vide en pivotant sur la banquette, et Braise s’assit près d’elle. — Tu as l’air encore un peu dans les vapes. Appuie-toi sur moi et rendors-toi – si tu y arrives avec toutes ces secousses, suggéra sa camarade. Emerahl lui adressa un sourire reconnaissant. Elle posa la tête sur l’épaule de Braise, qui était plus grande qu’elle, et ferma les yeux. Ainsi, le prêtre a lu dans mon esprit. Et il a cru que tout ce qu’il y voyait était un rêve. Emerahl pensa à la peur d’être repérée qui la tenaillait chaque fois dans son rêve de la tour – une crainte identique à sa propre peur d’être démasquée. En silence, elle remercia le Tisse-Rêves qui projetait ses songes. Il ou elle lui avait probablement sauvé la vie. À son réveil, Auraya se rendit compte qu’elle n’avait pas rêvé de Leiard, et elle poussa un soupir déçu. Son amant ne lui avait pas rendu visite dans son sommeil depuis qu’elle avait quitté Si. Elle avait nourri le faible espoir que c’était parce que, se déplaçant sans cesse, elle était difficile à trouver, et qu’il la contacterait de nouveau après son retour à l’Ouvert. Mais il ne s’était pas manifesté cette nuit. Je viens juste d’arriver. Il n’est peut-être pas encore au courant. Et malheureusement, je dois repartir dans la foulée. Auraya se leva et entreprit de faire ses ablutions. Il doit vérifier si je suis rentrée tous les soirs. Mais peut-être est-il trop occupé. À moins que les rêveliens le fatiguent et qu’il ne puisse pas s’y adonner trop souvent. Je ne devrais pas penser à ça. Je ne devrais me préoccuper que des Siyee, et du fait que je vais les emmener à la guerre. Il y avait beaucoup de préparatifs à effectuer. Auraya s’était entretenue avec les orateurs jusque très tard la veille, discutant de ce qu’ils devraient apporter et de ce qu’ils devraient espérer que l’armée terrestre leur fournisse. Les Siyee ne pouvaient pas voler s’ils étaient trop chargés. Ils se muniraient de leurs armes, de petites tonnelles démontables et d’assez de nourriture pour tenir jusqu’aux plaines Dorées, mais pas davantage. Auraya avait parlé à Juran et obtenu la promesse que les Siyee recevraient de quoi manger une fois qu’ils rejoindraient le reste de l’armée alliée. Auraya examina ses vêtements avec soin et utilisa sa magie pour faire disparaître autant de taches que possible. Puis elle passa un peigne dans ses cheveux tout emmêlés par son vol de la veille. Les Siyee ont bien raison de porter les leurs très courts, songea-t-elle. Je me demande à quoi je ressemblerais si je les faisais couper… Elle se fit une longue tresse et passa dans la pièce principale de sa tonnelle. La veille, une Siyee lui avait apporté un petit panier de nourriture. Auraya but un peu d’eau et commença à manger. C’est peut-être la dernière nuit que je passe ici pour de nombreux mois. Après la guerre, Juran voudra que je rentre à Jarime. Cette pensée l’attrista. Elle ne voulait pas partir. Mais la curiosité la taraudait. Je me demande quelle sera ma prochaine mission… Une autre alliance à négocier ? Retournerai-je à Borra pour tenter une nouvelle fois de négocier avec les Elaï ? Il faudrait plus que des mots pour convaincre le roi Aïs d’envisager une alliance. Auraya avait vu beaucoup de méfiance et de haine envers les terrestres dans l’esprit de ses sujets. Les débarrasser des pillards permettrait peut-être de gagner leur confiance. Et dans le cas contraire, cela supprimerait la raison principale pour laquelle les Elaï détestaient les terrestres. D’ici à quelques générations, leur rancœur s’estomperait, et ils finiraient par se dire que commercer avec le monde extérieur n’était peut-être pas si dangereux. C’était ce qu’Auraya avait dit à Juran, et son aîné avait acquiescé. Si sa prochaine mission ne concernait pas les Élaï, où l’enverrait-elle ? Auraya envisagea les conséquences possibles de la guerre. Sennon soutenait les Pentadriens. Si les dieux souhaitaient toujours quelle s’allie avec le reste de l’Ithanie du Nord, il y aurait beaucoup à faire de ce côté-là d’un point de vue diplomatique : notamment, encourager les alliés des Blancs à pardonner à leurs anciens ennemis. Parce qu’ils avaient choisi le camp adverse, les Senniens allaient provoquer la mort de nombreux Ithaniens du Nord durant le conflit à venir. Les survivants voudraient qu’ils soient punis – mais ça ne ferait que causer davantage de ressentiment et de haine. Auraya fronça les sourcils. Juran serait plus indiqué pour persuader Sennon de signer une alliance. Les autres Blancs et elle seraient probablement chargés de convaincre leur peuple que c’était une bonne chose, mais cela ne les occuperait pas à temps plein. Il reste toujours la question des Tisse-Rêves. À cette pensée, l’estomac de la jeune femme se noua. Ces derniers mois, c’était à peine si elle avait réfléchi à ses idées pour développer les compétences médicales des Circliens afin de dissuader les gens de rejoindre l’ordre des Tisse-Rêves. Ce n’est pas comme si j’avais l’intention de faire du mal aux Tisse-Rêves actuels, se dit-elle. Je veux juste sauver l’âme de ceux qui n’en sont pas encore devenus. — Auraya des Blancs. Je vous dérange ? Ravie de cette distraction, la jeune femme leva vivement les yeux vers la porte. — Bien sûr que non, oratrice Sirri. Entrez. Le rabat de la tonnelle s’écarta, livrant passage à la visiteuse. Sirri portait des vêtements qu’Auraya n’avait jamais vus sur une Siyee. Un gilet et un tablier de cuir raide, sur lesquels s’entrecroisaient des lanières, recouvraient son torse et ses cuisses. Un des nouveaux lanceurs de fléchettes était fixé sur sa poitrine, et elle portait un arc et un carquois plein de flèches dans le dos. Une petite sacoche et deux couteaux lui battaient la hanche. — Quelle allure martiale ! s’exclama Auraya. L’oratrice sourit. — Vous trouvez ? Tant mieux. Mon peuple a besoin de croire que son chef est prêt à se battre à ses côtés. — Vous en avez certainement l’air, approuva Auraya. Si j’étais un Pentadrien, je prendrais mes jambes à mon cou ! Le sourire de Sirri se fit grimaçant. — Je pense plutôt que vous éclateriez de rire. En vérité, j’ai le sentiment que cette guerre va nous apprendre beaucoup de choses. Auraya redevint sérieuse. — Je ne vais pas prétendre qu’il n’y aura pas de prix à payer. Mais j’espère qu’il ne sera pas trop élevé – et je ferai tout mon possible pour ça. Sirri accepta cette promesse avec un hochement de tête. — Nous savons ce qui nous attend. Etes-vous prête ? — Oui. Et votre peuple ? — Tous les Siyee sont chargés à bloc et prêts à décoller. Ils n’ont besoin que d’un discours ou deux pour les aiguillonner. Posant sa chope vide, Auraya se leva et regarda une dernière fois autour d’elle. Puis elle saisit le petit paquetage qu’elle avait apporté à Si et suivit Sirri hors de sa tonnelle douillette. Elle entendit les Siyee assemblés longtemps avant de les voir. Le babil de tant de voix combinées évoquait le son de l’eau cascadant sur des rochers. Comme Sirri et elle s’approchaient du promontoire qui surplombait la foule, des sifflements emplirent l’air. Auraya sourit à la vue, en contrebas, du plus grand rassemblement de Siyee qu’elle ait jamais contemplé. Les tribus les plus modestes comptaient quelques dizaines de familles ; les plus grandes, un bon millier d’individus. Et l’armée qui s’étendait aux pieds d’Auraya comprenait une grosse moitié de la population. Tous les Siyee présents n’étaient pas des guerriers : un tiers d’entre eux environ n’arborait ni armes ni armure de cuir. Chaque tribu amenait ses propres guérisseurs et ses porteurs, qui se chargeraient des tonnelles démontables et des provisions de route. À l’apparition de Sirri, les autres orateurs s’avancèrent au bord du muret et formèrent une ligne. Auraya prit sa place tout au bout. Elle regarda Sirri monter sur la Pierre des Orateurs et écarter les bras. — Peuple des montagnes. Tribus des Siyee. Regardez-vous ! s’exclama l’oratrice avec un large sourire. Comme vous avez l’air féroce ! Les Siyee crièrent et sifflèrent leur approbation. Sirri hocha la tête, puis leva les bras plus haut. — Aujourd’hui, nous allons quitter nos demeures et voler à la guerre. Nous le ferons afin de tenir une promesse – la promesse d’aider des amis. Nos alliés parmi les terrestres ont besoin de nous. Ils ont besoin que les Siyee les aident à se défendre contre des envahisseurs. L’expression de l’oratrice se durcit. — Nous savons ce que c’est que d’être envahis. Nous savons ce que c’est que de perdre des terres et des êtres chers. Et jamais plus nous n’aurons à souffrir cela, car nos nouveaux alliés vont tenir leurs promesses, eux aussi. Hier soir, Auraya des Blancs m’a annoncé la bonne nouvelle : le roi de Toren a ordonné à ses sujets de se retirer de nos terres. Un sifflement assourdissant suivit cette déclaration. Il se poursuivit très longtemps. Sirri pivota et fit signe à Auraya. Comme la jeune femme rejoignait l’oratrice, la foule consentit enfin à se calmer. — Peuple de Si, je vous remercie, dit chaleureusement Auraya. En nous apportant votre soutien, vous nous aiderez à nous défendre contre un terrible ennemi. Depuis plusieurs années, des rumeurs nous parvenaient au sujet de ces barbares du continent sud, mais, jusqu’ici, elles semblaient trop lointaines pour nous inquiéter. Nous avons entendu dire que les Pentadriens pratiquaient l’esclavage, et qu’ils imposaient à leur peuple des rituels étranges et pervers. Nous savons qu’ils s’adonnent à la guerre pour le simple plaisir de la violence gratuite. Aujourd’hui, ils voudraient répandre leurs viles mœurs en Ithanie du Nord. Ils voudraient détruire mon peuple et le réduire en esclavage. La jeune femme marqua une pause. À présent, la foule se taisait, et Auraya sentait un frémissement de peur monter vers elle. — Mais ils échoueront ! clama-t-elle avec force. Car les hommes et les femmes qui se battent par simple amour de la violence ne sont pas d’authentiques guerriers, comme nous. Les hommes et les femmes qui envahissent les terres d’autrui ne sont pas animés par le désir brûlant de défendre leur foyer, comme nous. Plus important encore, les hommes et les femmes qui pratiquent un culte hérétique ne bénéficient pas de la protection des dieux véritables… (Elle marqua une pause, puis prononça les deux derniers mots calmement, mais avec netteté.)… comme nous. Des deux mains, elle fit le signe du cercle. — En tant que Blanche, je suis votre lien avec les dieux. Je vous servirai de traductrice et d’interprète. Je suis fière d’œuvrer au côté d’un peuple si courageux, fière d’accompagner une armée aussi vaillante. — Et moi, je suis fière d’avoir créé ce peuple. En contrebas, les visages levés vers Auraya se transformèrent instantanément. Les yeux s’écarquillèrent ; les bouches s’ouvrirent tout grand. La jeune femme sentit l’émerveillement des Siyee la frapper comme une bourrasque au même moment qu’elle perçut la présence à sa gauche. Tous ensemble, les spectateurs se laissèrent tomber à genoux tandis qu’Auraya pivotait vers l’apparition radieuse. Huan leva une main pour lui indiquer de rester debout. — Lève-toi, bon peuple de Si, ordonna la déesse. Lentement, les Siyee obtempérèrent. Ils fixaient toujours l’apparition, bouche bée. — Mes enfants, il me plaît de vous voir ainsi rassemblés aujourd’hui. Vous êtes devenus forts et nombreux. Vous voici prêts à prendre votre place parmi les peuples d’Ithanie du Nord. Vous avez bien choisi vos alliés. En Auraya, vous avez trouvé une amie loyale. Elle vous aime plus que son devoir l’y oblige. Et tous les Blancs vous protégeront de leur mieux. Mais ce sera votre propre résilience qui assurera votre survie et votre prospérité future—pas Auraya ni moi. Peuple de Si, sois fort, et sois sage. Aie conscience de tes forces et de tes faiblesses, et tu perdureras. La déesse sourit. Sa silhouette scintillante s’estompa et disparut. Les yeux toujours écarquillés, Sirri se tourna vers Auraya, puis vers les Siyee rassemblés. — Nous avons tous entendu les paroles de la déesse Huan. N’attendons pas davantage : volons à la guerre ! Elle adressa un signe de tête aux autres orateurs. Immédiatement, ceux-ci plongèrent dans le vide pour rejoindre leurs tribus respectives en contrebas. Sirri reporta son attention sur Auraya. — J’avais préparé une conclusion émouvante, mais j’ai complètement oublié ce que je voulais dire, avoua-t-elle tout bas. Auraya sourit et haussa les épaules. — Une visite des dieux produit souvent ce genre d’effet. — Peu importe. Tout ce qui compte, c’est que nous partions confiants, et Huan a fait le nécessaire pour cela. Maintenant, il semble que ma tribu ait des fourmis dans les ailes. Aimeriez-vous voler avec nous ? — Oui, merci. Sirri grimaça, et, à son signal, toutes deux se laissèrent tomber depuis le promontoire. Les membres de la tribu de la Montagne Chauve bondirent immédiatement dans les airs pour les rejoindre. Le reste des Siyee les suivit. Par-dessus son épaule, Auraya regarda la nuée de silhouettes qui volaient, et un frisson d’excitation la parcourut. Excitation qui céda aussitôt la place à une vive inquiétude. Ce sera leur première guerre. Ils ne peuvent pas être réellement préparés à ce qui les attend, songea la jeune femme. Elle soupira. Et moi non plus, d’ailleurs. TROISIEME PARTIE CHAPITRE 33 Les plaines ne sont-elles pas censées être de vastes étendues plates ? se demanda Danjin tandis qu’il escaladait le flanc d’une colline, « Ondulantes » était sans doute le meilleur adjectif pour qualifier les plaines Dorées. Celles-ci ondulaient un peu moins dans leur moitié ouest, mais ici, à l’est, elles ne pouvaient être décrites comme plates que par comparaison avec les montagnes déchiquetées qui les bordaient. La réalité ne collait pas beaucoup mieux avec la seconde partie de leur nom. Les plaines n’étaient dorées qu’en été, quand l’herbe qui les recouvrait virait au jaune. Au sortir de l’hiver, le vert tendre des jeunes pousses vigoureuses s’y mêlait à des plantes plus anciennes et plus sombres. En atteignant le sommet de la colline, Danjin marqua une pause. Ses halètements résonnaient trop fort dans la quiétude alentour. Mais lorsqu’il pivota sur lui-même, son irritation et son inconfort physique s’évanouirent instantanément à la vue du plus gros camp militaire qu’il ait jamais contemplé. Du seul camp militaire que j’aie jamais contemplé, rectifia-t-il par-devers lui. Mais même les récits de bataille que j’ai lus n’en décrivaient pas d’aussi énorme. Des hommes, des femmes, des animaux, des tarns, des platènes et des tentes de toutes les tailles occupaient une large vallée entourée par des collines basses. L’herbe qui valait leur charmante dénomination aux plaines avait disparu, piétinée dans la boue. La lumière de cette fin d’après-midi éclairait une ligne brune qui débouchait sur la vallée d’un côté et s’éloignait en direction des montagnes de l’autre. À l’ouest, de larges bandes d’herbe écrasée encadraient cette route, indiquant par où l’armée était arrivée. Au centre de la vallée se découpait un grand pavillon qui, bien que dressé chaque soir près de l’artère principale du camp, avait réussi à conserver sa blancheur originelle. C’était là que les Blancs tenaient leurs conseils de guerre. Difficile d’imaginer une force capable de tenir tête à cette armée. Danjin jeta un coup d’œil vers les montagnes, à l’est. Malgré la distance, elles semblaient féroces et infranchissables. Il se trouvait trop loin d’elles pour distinguer la route qui montait vers la passe. Mais quelque part derrière ces pics se massait une seconde armée, et, selon tous les rapports, elle était encore plus immense que celle des Circliens. Danjin se rassura en songeant que les forces alliées n’étaient pas encore au complet. Pour l’instant, seules les troupes haniennes, somreyanes et genriennes (ces dernières ayant rejoint les précédentes à quelques jours de marche de Jarime) se trouvaient réunies. Les soldats torennais les rejoindraient d’ici peu ; les Dunwayens n’étaient pas loin derrière, et les Siyee… Les Siyee devraient arriver d’un instant à l’autre. Tournant le dos à l’armée circlienne, Danjin scruta le ciel au sud. L’azur était immaculé, à l’exception d’une tache sombre près de l’horizon. Elle a dit qu’ils avaient atteint les plaines. Alors, pourquoi tardent-ils autant ? Danjin continua à fixer le ciel jusqu’à ce que l’éclat du jour le fasse larmoyer. Il baissa la tête et s’essuya les yeux avec sa manche. Puis un bruit de pas le fit sursauter. Pivotant, il vit qu’un soldat se dirigeait vers lui. C’était l’une des nombreuses sentinelles qui patrouillaient dans les collines aux abords du camp. — Vous allez bien, monsieur ? — Oui, merci, répondit Danjin. C’est juste le soleil qui me fait pleurer. Le soldat jeta un coup d’œil vers le sud, puis se raidit et mit une main en visière. — Regardez-moi ce nuage… Danjin suivit la direction de son regard. La tache sombre avait grandi, et… s’était fragmentée en une multitude de petits points. Le cœur de Danjin manqua un battement. — Ce sont eux, murmura-t-il. Abandonnant le soldat perplexe, il redescendit hâtivement dans la vallée. Bien que la pente soit dans le bon sens cette fois, le chemin du retour lui parut plus long que l’aller – peut-être parce qu’il ne cessait de jeter des coups d’œil par-dessus son épaule, inquiet à l’idée de ne pas arriver à temps. En atteignant les premières tentes, il s’autorisa à ralentir. Des soldats le regardèrent passer, à l’affût – comme toujours – de signes de nervosité chez les chefs de l’armée et leurs conseillers. Comme il débouchait sur l’artère principale du camp, Danjin vit que Juran, Dyara, Rian et Mairae se tenaient déjà devant le pavillon blanc, le nez levé vers le ciel. Le vieux roi genrien, Guire, se trouvait non loin d’eux, entouré par toute sa suite. Meeran, le modérateur du Conseil des Anciens somreyan, était flanqué par Haleed, le représentant des Circliens. Un peu en retrait, Danjin avisa Jen de Rommel, l’ambassadeur dunwayen, et le prêtre qui l’accompagnait partout – un homme dont le rôle principal consistait à permettre aux Blancs de communiquer avec les chefs dunwayens absents. Danjin se joignit discrètement à la petite foule des conseillers. Il fut étonné d’apercevoir parmi eux sa nouvelle collègue Tisse-Rêves. Raeli assistait rarement aux conseils de guerre ; quand elle le faisait, elle demeurait distante et apparemment inintéressée. Sentant qu’il l’observait, elle tourna la tête vers lui. Leurs regards se croisèrent. Danjin hocha poliment la tête. Raeli se détourna sans réagir, et il réprima un soupir. Si incroyable que ça puisse paraître, Leiard me manque. Il n’était pas beaucoup plus bavard que cette femme, mais je le trouvais plus… Quoi, au juste ? Plus accessible, je suppose. Raeli fixait le ciel. Danjin pivota juste à temps pour voir les premiers Siyee apparaître au-dessus de la colline sur laquelle il se trouvait quelques minutes plus tôt. Deux d’entre eux décrivirent un cercle à l’aplomb de la vallée, suscitant des murmures parmi la foule. Et soudain, une énorme masse d’hommes et de femmes ailés déferla par-dessus la crête. Danjin entendit des hoquets de stupeur et des exclamations émerveillées comme des milliers de Siyee plongeaient dans la vallée. Il s’aperçut que son propre cœur battait la chamade. Les Siyee virèrent sur l’aile et piquèrent vers le sol. Les battements de leurs ailes créaient un fort courant d’air, et leurs pieds touchaient terre avec un doux crépitement pareil à celui de la pluie. Lorsqu’ils se furent posés, leur taille inférieure à celle des terrestres devint soudain évidente. Mais leur armure et leurs armes démentaient leur apparence enfantine. Contrairement aux deux ambassadeurs qui étaient venus à Jarime, ces Siyee-là étaient équipés d’arcs, de carquois, de couteaux et de ce qui ressemblait à des sarbacanes et des fléchettes fixées sur leur gilet et leur pantalon de cuir. Les hommes comme les femmes arboraient des cheveux courts, un corps musclé et une allure fière. Malgré leur petite taille, nul ne pouvait douter que c’étaient des guerriers. — Intéressant. Très intéressant. Danjin se tourna vers l’homme qui venait de parler. C’était Lanren Chansonnier, le conseiller militaire préféré des Blancs. Il jeta un coup d’œil à Danjin et eut un sourire approbateur. — Ces gens pourront sûrement nous être très utiles. — C’est ce qu’Auraya semble penser, acquiesça Danjin. — La voici justement. Danjin pivota juste à temps pour voir Auraya atterrir devant le reste des Blancs. Une Siyee se posa à côté d’elle. Auraya sourit. — Je vous présente Sirri, oratrice de la tribu de la Montagne Chauve et oratrice en chef du peuple siyee. Juran s’avança et fit le signe du cercle à deux mains. — Bienvenue à vous et à tous les Siyee, oratrice Sirri. Nous sommes enchantés que vous soyez venus de si loin pour nous aider à défendre nos terres. Acceptez toute notre reconnaissance. Auraya se tourna vers la Siyee et lâcha un chapelet de sifflements. Elle traduit, comprit Danjin. Comme Sirri répondait, Auraya continua à jouer les interprètes pour tous ceux qui les écoutaient et ne pouvaient pas lire dans les esprits. Danjin examina les visages qui l’entouraient. La plupart d’entre eux fixaient les Siyee, certains d’un air fasciné, d’autres avec amusement. Raeli semblait aussi indifférente que d’habitude, tandis que Lanren peinait à contenir son excitation. Les Siyee réagissaient de deux façons différentes. Ou bien ils surveillaient les humains avec une méfiance non dissimulée, ou bien ils observaient la conversation de leur chef avec les Blancs. Remarquant les similitudes et les différences dans leurs tenues, Danjin se rendit compte qu’ils s’étaient groupés, probablement par tribus. L’échange se termina lorsque Juran haussa la voix pour s’adresser au reste des Siyee dans leur propre langue. Danjin eut un sourire en coin, mi- ironique, mi- amer. Ça l’agaçait presque qu’un simple Don accordé par les dieux puisse rendre inutile une compétence qu’il lui avait fallu des années pour développer. Comme les Siyee s’éloignaient, suivant leur chef dans l’artère principale en direction d’un endroit où ils pourraient dresser leur camp, Auraya alla prendre sa place parmi les Blancs. Son regard se posa sur Raeli, qui le soutint sans broncher, puis glissa vers Danjin. La jeune femme sourit. — Bonjour, Danjin Pique. — C’est bon de vous revoir. — Merci. Nous avons beaucoup de choses à nous raconter. — En effet. Mais je dois vous prévenir : Juran a la fâcheuse habitude d’oublier que les mortels ont besoin de nourriture et de sommeil. Nous risquons d’avoir du mal à trouver le temps de nous raconter nos aventures respectives. — Dans ce cas, je me charge de lui rafraîchir la mémoire. Lorsque les Siyee se furent éloignés, Juran invita toutes les personnes présentes à entrer dans le pavillon. Lanren Chansonnier regarda la hiérarchie du pouvoir reprendre ses droits. Le chef des Blancs se tourna d’abord vers le roi de Genria – le seul monarque présent –, puis vers la délégation somreyanne, le modérateur Meeran étant la plus haute autorité en son pays. En tant que représentants de leur nation, les deux Dunwayens suivirent. Lanren était impatient de voir quelle place serait attribuée au roi de Toren lorsqu’il arriverait. Si Guire était un homme raisonnable, Berro, en revanche, avait la réputation d’être susceptible et souvent grossier. Les conseillers pénétrèrent dans le pavillon en un groupe désordonné : les Blancs les encourageaient à penser qu’aucun d’eux n’était plus important que les autres. Pourtant, Lanren jugea sage de s’effacer devant les conseillers personnels des Elus des dieux, qui étaient beaucoup plus proches de ces derniers et travaillaient pour eux depuis bien plus longtemps. Il emboîta le pas à Danjin Pique. Celui-ci s’était avéré intelligent, cultivé et prudent. Sur ce dernier point au moins, il ne ressemblait nullement à ses frères aînés. Pour l’heure, il avait l’air un peu perdu – sans doute à cause de la longue absence de sa maîtresse et du fait que sa connaissance de la guerre était purement théorique. En matière de stratégie et de combat, Lanren était considéré comme l’expert. Il n’estimait pas mériter un tel qualificatif, mais, la vérité, c’est que peu de gens étaient mieux placés que lui pour assumer cette fonction. Depuis un siècle, l’Ithanie du Nord n’avait connu que des confrontations mineures. Lanren étudiait l’art de la guerre depuis qu’il était enfant ; il avait été témoin de la plupart des escarmouches ou des soulèvements survenus au cours des cinquante dernières années ; il avait vécu quelque temps à Dunway pour étudier la culture martiale des clans, et passé plusieurs mois à Avven une décennie auparavant afin d’observer le culte militaire des Pentadriens — à bonne distance. En entrant dans le pavillon, il remarqua que tout y était arrangé comme les soirs précédents. Plusieurs sièges d’une taille et d’une simplicité identiques étaient disposés en cercle. Une grande table pentagonale se dressait au centre de la pièce. Sur son plateau était déroulée une carte magnifique : la plus belle que Lanren ait jamais vue, peinte avec des couleurs vives sur du parchemin de qualité supérieure. Juran se tourna vers Auraya. — Les forces dunwayennes ont atteint leur frontière sud et attendent notre décision. Avant ton arrivée, nous nous demandions ce qu’elles devaient faire : nous rejoindre ou rester sur leur territoire. Auraya baissa les yeux vers la carte. — Je me posais justement la même question pendant le voyage du retour. Les deux choix sont risqués. (Elle jeta un coup d’œil à l’ambassadeur dunwayen.) Si j’ai bien compris, Jen de Rommel, en nous rejoignant de ce côté des montagnes, les vôtres laisseraient Dunway vulnérable à une attaque au cas où l’armée pentadrienne infléchirait sa trajectoire vers le nord. Il semble injuste de demander à votre peuple de dégarnir ses frontières pour venir nous aider. » D’après tous les rapports, poursuivit-elle, l’armée ennemie est énorme. Les guerriers dunwayens sont réputés pour leur valeur, mais, selon nos espions, le culte pentadrien produit également des combattants redoutables. Et nos rencontres avec leurs sorciers noirs nous ont appris qu’ils sont plus puissants que les vôtres. Donc, même si tous vos guerriers restaient pour protéger vos terres, dans le cas de figure que nous venons d’évoquer, Dunway tomberait entre leurs mains de toute façon. L’ambassadeur se rembrunit mais acquiesça. — Dans le cas contraire, si vos guerriers restaient chez eux et si les Pentadriens continuaient droit à travers les montagnes, il se pourrait que sans vous, notre armée ne fasse pas le poids face à eux. Et si nous succombions, combien de temps Dunway résisterait-elle sans notre protection ? lança Auraya. — Si je comprends bien, vous voulez que nos forces vous rejoignent, résuma l’ambassadeur. La jeune femme hocha la tête. — Oui, mais… (Elle marqua une pause et jeta un coup d’œil à Juran.) Peut-être pourriez-vous laisser une partie de vos troupes chez vous. Si les Pentadriens envahissent Dunway, elles les ralentiront, ce qui nous laissera le temps de traverser les montagnes pour venir à votre secours. Ces troupes ne feront aucune différence, et elle le sait, songea Lanren. Elle veut simplement que les Dunwayens se sentent un petit peu plus en sécurité. Mais ça ne marchera pas. Ils sont trop versés dans l’art de la guerre pour croire à une telle illusion. Juran jeta un coup d’œil à Lanren et secoua la tête. — Quelques guerriers ne suffiront pas à ralentir une armée aussi considérable. — Il a raison, approuva l’ambassadeur dunwayen. — Puis-je faire une suggestion ?intervint Lanren. Juran acquiesça. — Nous savons que les Pentadriens ne se trouvent pas loin des montagnes. Plus nous aurons de temps pour atteindre et fortifier notre position dans la passe, mieux ce sera. Si l’armée dunwayenne doit nous rejoindre, elle pourrait poser des pièges le long du chemin, ce qui ralentirait la progression de nos ennemis. Et lui procurerait une grande satisfaction, je n’en doute pas, ajouta-t-il en son for intérieur. Juran sourit. — Bonne idée. Il consulta les autres Blancs du regard. Chacun d’eux hocha la tête. Alors, l’aîné des Blancs reporta son attention sur l’ambassadeur dunwayen. — Je vous serai reconnaissant de transmettre notre évaluation et nos suggestions à I-Portak. Dites-lui que nous préférerions qu’il nous rejoigne ici, mais que nous avons conscience du risque que cela vous ferait courir. Par conséquent, nous lui laissons le choix. L’ambassadeur opina. — Ce sera fait. Juran baissa les yeux vers la carte, fit la moue et se redressa. — Les rapports du jour concernant la position des Pentadriens ne nous sont pas encore parvenus. Profitons-en pour dîner de bonne heure, puis revenons ici pour organiser notre voyage jusqu’à la passe. J’aimerais que les Siyee participent à la discussion. La plupart des occupants du pavillon eurent l’air soulagé. Lanren réprima un sourire. Même si aucun d’eux n’avait fait plus de dix pas sur la route depuis leur départ de Jarime, ils étaient tous épuisés. Les conseils de guerre se prolongeant souvent tard dans la nuit, ils manquaient cruellement de sommeil. Lanren n’était pas le seul à avoir pris l’habitude de dormir assis dans un tarn brinquebalant, pendant la journée. Comme toujours, il resta en arrière pour observer qui sortait du pavillon avec qui. Il vit Auraya capter le regard de Danjin Pique, qui semblait déjà un peu moins perdu. Puis une boule de fourrure fusa à travers la tente et se jeta sur la Blanche. — Owaya ! Owaya ! Les dignitaires et les conseillers qui n’avaient pas encore quitté le pavillon tournèrent la tête comme une petite créature grise escaladait le circ d’Auraya et se mettait à courir d’une épaule à l’autre de la jeune femme en haletant d’excitation. — Bonjour, Vaurien, le salua sa maîtresse, une lueur amusée dans les yeux. Moi aussi, je suis contente de te revoir. Viens là. Laisse-moi… Je vais juste… Tiens-toi tranquille une seconde, veux-tu ! Le veez esquiva sa main et s’arrêta pour lui lécher une oreille. — Aaaah ! Vaurien, arrête ! s’exclama Auraya. Frémissant, elle s’empara de son familier, le souleva et le cala fermement contre sa poitrine d’une main tout en lui grattant la tête de l’autre. Le veez leva vers elle un regard plein d’adoration. — Owaya wentwée. — Oui, et affamée, grimaça la jeune femme. (Elle jeta un coup d’œil à Danjin.) Pas toi ? — Si. Le sourire d’Auraya s’élargit. — Alors, voyons ce que nous pouvons dégotter. Tu me raconteras les bêtises que Vaurien n’a sûrement pas manqué d’accumuler en mon absence. — Vous ne croyez pas si bien dire, soupira Danjin. Comme ils sortaient de la tente, Lanren éprouva le sentiment familier que quelque chose lui échappait – quelque chose qui pourrait s’avérer important, mais sur lequel il ne parvenait pas à mettre le doigt. Quelque chose en rapport avec la conversation dont il venait d’être témoin… Peut-être étaient-ce juste les possibilités offertes par Vaurien qui le turlupinaient. Les veez pourraient se rendre très utiles en tant qu’éclaireurs ou que messagers. Son estomac gargouilla. Secouant la tête, Lanren mit ses préoccupations de côté et partit dîner. Bien après minuit, Auraya faisait les cent pas dans sa tente. Le conseil de guerre avait duré des heures. Au début, les minutes s’étaient envolées, mais comme la soirée avançait, la présence de la nouvelle conseillère Tisse-Rêves avait rappelé à Auraya les questions qu’elle voulait poser à Leiard. Elle avait lu dans l’esprit de Raeli que celle-ci ignorait tout des raisons qui avaient motivé la démission de son prédécesseur. Pour Auraya, la réponse était évidente : n’importe lequel des autres Blancs aurait pu découvrir sa liaison avec Leiard en sondant les pensées du Tisse-Rêves. Ce dernier avait dû s’éloigner pour éviter qu’une telle chose se produise. Auraya éprouva un pincement de culpabilité. Si elle avait entrevu les conséquences de son geste avant d’attirer Leiard dans son lit, ce soir-là… Mais nul n’était censé avoir les idées claires sous l’emprise de la passion. Du moins, c’était ainsi qu’il en allait dans les histoires populaires d’amour et d’héroïsme – où les liaisons interdites avaient toujours un prix. De toute évidence, Leiard non plus n’avait pas envisagé les problèmes que cela provoquerait. Même s’ils s’étaient retenus cette nuit-là, la révélation de leur amour mutuel serait restée, et les Blancs auraient fini par l’apprendre. Y a-t-il une chance pour qu’ils acceptent Leiard comme mon amant ? Je doute que mon choix les fasse bondir de joie, mais, avec le temps, ils finiraient peut-être par nous soutenir. Nous deviendrions un symbole d’unité entre les Circliens et les Tisse-Rêves. C’était bien beau de rêver de devenir un symbole d’unité, mais, en attendant, Auraya ne savait même pas où se trouvait Leiard, ni – elle sentit son estomac se tordre – s’il éprouvait toujours les mêmes sentiments pour elle. Pendant le dîner, elle avait demandé à Danjin s’il l’avait vu récemment. Mais son conseiller n’avait pas la moindre idée de ce que faisaient Leiard et le reste des Tisse-Rêves. Auraya savait qu’ils préféraient ne pas voyager avec les troupes et ne montrer de préférence pour aucun des deux camps, mais ils ne devaient pas être bien loin. Leur destination était la même que celle des deux armées : le champ de bataille. Auraya aurait dû dormir, mais elle sentait qu’elle n’y arriverait pas. Le lendemain, Juran s’attendrait qu’elle se joigne aux autres Blancs pour mener leur armée à la guerre. Ces quelques heures de nuit seraient le seul moment dont elle disposerait pour chercher Leiard. Comme elle atteignait l’entrée de sa tente, la jeune femme entendit une petite voix étouffée derrière elle. — Owaya pawtiw ? Par-dessus son épaule, elle regarda le panier dont Vaurien s’était fait un lit. Une petite tête et deux yeux brillants émergeaient des couvertures en désordre. — Oui, répondit Auraya. Mais toi, tu restes ici. — Vauwien pawtiw Owaya. La jeune femme hésita. Que voulait donc dire son veez ? Vaurien sauta hors de son panier et la dépassa en bondissant. Il s’arrêta quelques pas plus loin et tourna la tête vers elle. — Vauwien pawtiw Owaya, répéta-t-il. Il voulait l’accompagner. Auraya sourit et secoua la tête. — Ce n’est pas possible. Je vais voler. Le veez leva les yeux vers elle. — Vauwien voler Owaya. Comprenait-il vraiment ce qu’elle lui disait ? En se concentrant sur son esprit, Auraya vit un mélange éclatant d’adoration et de fébrilité. Elle tenta de lui communiquer une sensation d’élévation. Vaurien couina de joie, se précipita vers elle et l’escalada pour se percher sur son épaule. Avait-il réellement compris ? se demanda Auraya, perplexe. Si elle se soulevait légèrement dans les airs, peut-être prendrait-il peur et sauterait-il à terre. Alors, il comprendrait le sens du mot « voler » et saurait qu’il ne pouvait pas l’accompagner. La jeune femme sortit de sa tente et se propulsa lentement à la verticale. Les griffes de Vaurien se crispèrent sur son épaule, mais elle ne sentit nulle peur émaner de lui. J’aurais dû m’en douter. Il passe son temps à grimper aux murs et à marcher au plafond. Auraya prit un peu d’altitude pour tester la résolution de son familier. Le seul changement qu’elle perçut en lui fut une excitation grandissante. Lorsqu’elle se trouva au-dessus des tentes, elle commença à se déplacer parallèlement au sol. Vaurien se blottit contre son dos, savourant la brise qui lui ébouriffait le poil. Il adore ça, s’émerveilla la jeune femme. Qui l’eût cru ? J’espère qu’il a une perception des distances suffisamment développée pour savoir quand il est trop haut pour sauter sans se faire mal… Auraya avait atteint la lisière du camp. Elle poursuivit son chemin, prenant encore un peu d’altitude comme elle survolait le flanc d’une colline voisine. Arrivée au sommet, elle marqua une pause pour regarder autour d’elle. Puis elle se mit en quête de Leiard. CHAPITRE 34 Un sourire aux lèvres, Tryss contemplait les centaines de feux de camp qui brûlaient en contrebas. De loin, il était facile de se Lyly sentir supérieur aux terrestres. Drilli et lui en avaient discuté la nuit précédente. Pour commencer, ces gens ne levaient jamais les yeux – sans doute parce qu’ils n’avaient pas eu besoin de le faire jusqu’à maintenant. Si les Pentadriens souffraient de la même faiblesse que leurs adversaires circliens, ce serait un atout facile à exploiter durant la bataille à venir. Une autre faiblesse des terrestres, c’était leur lenteur. Les Siyee pouvaient couvrir en une heure ou deux la distance que les Circliens parcouraient en une journée de marche. Pour cette raison, il était très vite apparu qu’ils ne suivraient pas l’armée jusqu’au champ de bataille. Il eût été inutile qu’ils décrivent des cercles au-dessus des terrestres tandis que ceux-ci avançaient laborieusement mais infatigablement ; aussi Sirri avait-elle proposé de partir en éclaireur avec les siens, afin de trouver chaque jour un site de campement approprié pour la nuit suivante. Juran avait accepté. N’ayant pas besoin de se presser, les Siyee prenaient tout leur temps pour inspecter le terrain. Ils n’avaient pas l’habitude des plaines. En volant à faible altitude, ils dérangeaient des nuées d’oiseaux et des troupeaux de petits animaux à l’ossature délicate que les terrestres appelaient lyrims. Ces créatures leur fournissaient une excellente occasion de s’exercer au tir à la sarbacane. Tryss et Drilli avaient pris la tête d’un des nombreux groupes de chasseurs. À la fin de la première journée, ils avaient abattu tant de proies qu’ils avaient eu de quoi nourrir tout le contingent siyee. Ils avaient même fait cuire la viande excédentaire pour l’offrir aux terrestres lorsque ceux-ci les avaient rejoints. Ce geste leur avait valu une popularité instantanée. À la fin du repas, les Circliens avaient levé leur chope et dédié leur ration d’alcool au peuple du ciel – encore une de leurs coutumes étranges. Mais tous les terrestres n’avaient pas réagi avec le même enthousiasme. Tôt le lendemain matin, un groupe d’hommes mécontents était venu au camp pour se plaindre, affirmant que les troupeaux de lyrims leur appartenaient. Juran leur avait donné des sacs de ces petits morceaux de métal que les terrestres utilisaient comme monnaie. Les éleveurs étaient repartis l’air désapprobateur mais quelque peu apaisé. Si Tryss se sentait supérieur aux terrestres quand il les survolait, ce sentiment s’évaporait chaque fois qu’il se trouvait à terre parmi eux. Leur taille seule aurait suffi à intimider n’importe quel Siyee. Et lorsqu’ils s’entraînaient avec leurs armes, ils offraient un spectacle impressionnant. Beaucoup de soldats se montraient assez arrogants. Une fois, l’un d’eux s’était moqué de Tryss et des chasseurs qui l’accompagnaient. L’incident était parvenu aux oreilles d’Auraya, qui s’était fâchée tout rouge. Elle avait expliqué que certains terrestres pensaient que tuer un homme à distance plutôt qu’en combat singulier était un acte lâche et déshonorant. Voilà pourquoi les soldats circliens méprisaient leurs propres archers. Mais c’était facile pour eux, s’était emportée Auraya : ils étaient nés grands et forts. Si seuls les colosses dans leur genre participaient aux guerres, la taille des armées s’en serait trouvée extrêmement réduite. — Tryss ! Arraché à ses pensées, le jeune homme regarda par-dessus son épaule. L’oratrice Sirri montait à sa rencontre, portée par un courant ascendant. Elle se posa sur la colline près de lui. — Le conseil de guerre va commencer, annonça-t-elle. Je voudrais que tu m’accompagnes. — Moi ? s’exclama Tryss. — Oui. J’ai droit à une petite suite, mais je doute de pouvoir emmener quatorze autres orateurs avec moi. Et comme je ne veux pas faire de favoritisme, je préfère choisir quelqu’un d’autre. Le cœur du jeune homme battait la chamade. — Je n’y connais rien en stratégie ! Sirri éclata de rire. — Très franchement, moi non plus. Mais je sais une chose : tu es malin. Tu ne réfléchis pas de la même façon que moi. J’ai besoin de quelqu’un qui ne verra pas les mêmes problèmes et n’aura pas les mêmes idées. De quelqu’un qui comprendra ce qui m’échappe. — Il se peut que je ne comprenne rien du tout, objecta Tryss. — J’en doute, grimaça Sirri. Alors, tu viens ? Le jeune homme eut un large sourire. — Et comment ! — Parfait. Sirri piqua, et il la suivit. Ensemble, ils planèrent vers le pavillon blanc, devant lequel une petite foule de terrestres s’était rassemblée. Une seule personne leva les yeux et vit approcher les deux Siyee. Comme ils se posaient, les autres poussèrent des exclamations surprises et pivotèrent pour les détailler. L’homme qui les avait remarqués en vol s’avança vers eux et posa une main sur sa poitrine. — Lanren Chansonnier, se présenta-t-il. (Ouvrant la main, il désigna Sirri.) Oratriss en chef Sirri ? Sirri acquiesça, puis tourna la tête vers Tryss et prononça son nom. Le terrestre haussa les sourcils. Il agita un doigt devant sa poitrine, puis mima le geste de tirer à l’arc. Sirri acquiesça de nouveau. Le terrestre braqua son index sur sa tête et fit un signe avec le pouce qui avait l’air un peu ridicule mais semblait exprimer de l’approbation. Tryss sourit et hocha la tête pour indiquer qu’il comprenait. Se faire complimenter en public aurait dû l’embarrasser ; au lieu de ça, il n’éprouvait qu’une consternation grandissante. Ces terrestres ne parlaient pas la langue des Siyee, et il ne parlait pas la leur. Comment pourrait-il aider Sirri s’il ne comprenait pas un traître mot de ce qui se disait pendant le conseil ? Le dénommé Chansonnier se tourna vers ses compagnons pour les présenter un à un. Malgré la barrière du langage, il réussit à se montrer clair. En disant « Orater en cheef » avant de désigner quelqu’un, il indiquait que celui-ci était un dirigeant. En pointant un doigt sur sa tête et sa bouche avant de le braquer sur quelqu’un, il indiquait qu’il s’agissait d’une personne présente pour faire part de ses idées aux dirigeants. Des conseillers, songea Tryss. Comme moi. Une femme discrète, vêtue d’un gilet de cuir, sourit légèrement lorsque vint son tour. Sirri murmura à Tryss qu’il s’agissait d’une des légendaires Tisse-Rêves. Chansonnier l’avait désignée comme une conseillère. Enfin, le terrestre retourna son index vers lui-même avant de tapoter sa tempe, puis le fourreau qui lui battait la cuisse. Donc, c’est un conseiller et un guerrier. Il ferait un ami précieux en temps de guerre… sans cette fichue barrière de la langue, je me demande combien de temps il me faudrait pour apprendre à parler comme lui, songea Tryss. Le langage des Siyee avait évolué à partir d’une des langues terrestres, donc, ça ne serait peut-être pas si difficile. Certains mots devaient être identiques, ou, du moins, similaires. Les terrestres s’étaient détournés des Siyee. Mais par-dessus leurs larges épaules, Tryss ne parvenait pas à voir ce qui avait capturé leur attention. Puis dirigeants et conseillers s’écartèrent, livrant passage aux Blancs. Ils offraient une vision impressionnante, ces cinq hommes et femmes au physique séduisant, tout de blanc vêtus. L’un d’eux – Juran – s’adressa à la foule sur un ton calme mais chaleureux. Auraya croisa le regard de Tryss et lui sourit. Juran pivota vers Sirri. — Bienvenue, oratrice Sirri – et ce jeune homme est Tryss l’inventeur, n’est-ce pas ? lança-t-il dans la langue des Siyee. Tryss sentit le rouge lui monter aux joues. Il ne savait pas quoi répondre à cet homme puissant et majestueux. Auraya gloussa. — Oui, c’est le chasseur Tryss. Elle dit quelque chose d’autre dans la langue des terrestres, et Tryss comprit qu’elle traduisait. Il poussa un soupir de soulagement en comprenant que ses craintes étaient infondées. Avec Juran ou Auraya pour interprète, il pourrait participer activement au conseil de guerre. Il regarda les Blancs inviter les dirigeants et les conseillers à pénétrer dans le pavillon. Le dénommé modérateur Meeran marqua une pause sur le seuil. Auraya fit signe à Sirri. Tryss emboîta le pas à l’oratrice comme celle-ci rejoignait le terrestre et entrait en même temps que lui. Devinant que ce geste avait une signification, le jeune homme prit mentalement note d’interroger Auraya à ce sujet s’il en avait l’occasion un peu plus tard. À l’intérieur du pavillon se dressait une table trop haute pour que Tryss puisse voir ce qu’il y avait dessus. À l’exception des Blancs, toutes les personnes présentes se dirigèrent vers les chaises disposées le long des parois de toile. Quand elles se furent assises, deux de ces chaises restèrent vides. Auraya les désigna aux Siyee. Tryss fronça les sourcils. C’étaient des sièges à échelle terrestre, qui lui arrivaient à la poitrine. Ils auraient pu en prévoir de plus petits pour nous, grommela le jeune homme en son for intérieur. Je trouve ça malpoli de leur part. Mais Sirri ne se plaignit pas. Elle se dirigea vers une des chaises vacantes et, d’un bond léger, s’y propulsa debout. Tryss eut conscience que tout le monde le regardait comme il sautait sur la deuxième chaise. En pivotant, il s’aperçut qu’il pouvait désormais voir le dessus de la table. Ah, voilà pourquoi ils ne l’ont pas fait, comprit-il, penaud. Une grande feuille d’un matériau très mince était étalée sur la table. Quelqu’un y avait peint une forme aux couleurs vives, entourée de bleu. En l’observant de plus près, Tryss sentit l’émerveillement le gagner. C’était une carte – et jamais il n’en avait vu de si grande ou de si détaillée. Elle représentait toute l’Ithanie du Nord. Il la scruta, tentant de localiser Si. Au bout d’un moment, il prit conscience que les lignes de « v » inversés représentaient des montagnes. La grosse masse située tout en bas devait être Si – la région la plus montagneuse du continent. Toutefois, Tryss ne parvenait pas à identifier les sommets individuellement. Nul terrestre n’ayant jamais exploré Si, le cartographe avait dû les placer un peu au hasard. Le chef des Blancs, Juran, prit la parole. Alors, Auraya s’écarta de la table pour se faufiler entre Sirri et Tryss. — Il dit que nous commencerons par déterminer de quelle façon les Siyee vont nous aider avant et pendant la bataille, murmura-t-elle. Comme il va s’adresser principalement à vous, il le fera dans votre langue, et Dyara traduira pour le reste de l’assemblée. Sirri acquiesça. Juran se tourna vers elle. — Bienvenue au conseil de guerre, oratrice en chef Sirri, dit-il, articulant les mots lentement et soigneusement tandis que la femme d’âge mûr qui se tenait sur sa droite répétait dans la langue des terrestres avec un léger décalage. — Merci, Juran, chef des Blancs, répondit Sirri. J’ai hâte de vous apporter toute l’aide possible. Juran sourit. — C’est justement de la nature de cette aide que nous allons discuter ce soir. Quel rôle envisagez-vous pour votre peuple ? Sirri réfléchit. — Archers aériens, répondit-elle. Vos yeux dans le ciel. — Je pense aussi que c’est la meilleure façon d’exploiter vos capacités, acquiesça Juran. Il me semblerait malavisé de vous envoyer attaquer nos ennemis pendant la bataille. Outre le fait que ce serait dangereux pour vous, cela reviendrait à gaspiller votre potentiel. Nous devrions utiliser toutes les occasions de surprendre les Pentadriens et d’œuvrer de concert, sur terre et dans les airs, afin de prendre l’avantage. — De quelle façon envisagez-vous de procéder ? interrogea Sirri. — Notre conseiller militaire, Lanren Chansonnier, a de nombreuses suggestions en la matière. Sirri se tourna vers l’homme qui les avait accueillis. — Je suis impatiente de les entendre. — Il va donc vous les exposer dès maintenant. Lanren ? Le terrestre amical se leva de son siège. Sur un signe de tête de Juran, il prit la parole. Auraya traduisit. Fasciné, Tryss l’écouta énumérer tous les types de rencontres possibles, et la manière dont les Siyee pourraient participer à la résolution de celles-ci. Il avait imaginé que les deux armées s’affronteraient en une gigantesque bataille, et non qu’elles se livreraient à des attaques aussi complexes et diversifiées. Chansonnier avait étonnamment bien cerné les limitations en vol des Siyee. Tryss n’était pas le seul dans le camp circlien qui se soit donné la peine d’observer et de jauger ses nouveaux alliés. Puis le terrestre commit une erreur : celle de croire que l’influence du vent était la même dans les montagnes et dans les plaines. Tryss se surprit à l’interrompre. Trop tard, il se rendit compte de ce qu’il venait de faire et se tut, le visage en feu. — Continue, Tryss, murmura Auraya. C’est pour ça que nous sommes là : pour corriger mutuellement nos erreurs. Mieux vaut le faire maintenant plutôt qu’attendre qu’elles aient provoqué des morts sur le champ de bataille. Tryss jeta un coup d’œil à Sirri, qui lui adressa un hochement de tête encourageant. Le jeune homme déglutit. — L’air ne circule pas de la même façon dans les montagnes. Parfois, c’est avantageux pour nous ; et parfois, non. Auraya traduisit. Chansonnier dit quelque chose. — Pourrez-vous prévoir ses déplacements ici, dans les plaines ? — Seulement de manière générale. Ce n’est qu’une fois en l’air que nous découvrirons si nous avons vu juste. À partir de là, la discussion se fit plus technique. Sirri y participa, mais en consultant Tryss chaque fois que les scénarios suggérés par Chansonnier devenaient trop complexes. Le conseiller militaire était plein d’enthousiasme, mais, au bout d’un moment, il s’arrêta et dit quelque chose à Juran. — Nous pourrions continuer à parler pendant des heures, voire des journées entières, traduisit Auraya. Puis-je suggérer que nous poursuivions la discussion dans ma tente ? Toutes les personnes intéressées sont les bienvenues, si elles souhaitent se joindre à nous. — Entendu, acquiesça Juran. Mais d’abord, je voudrais réfléchir à la manière dont les Siyee pourront se rendre utiles avant la bataille en tant que « nos yeux dans le ciel ». Il se tourna vers l’oratrice et recommença à lui parler dans sa langue. — Nous n’avons pas d’espions au sein de l’armée pentadrienne. Les sorciers qui la dirigent sont capables de lire dans les esprits ; ils ont démasqué tous les informateurs qui avaient réussi à infiltrer leurs rangs. Pour mesurer leur avancée, nous devons nous en remettre aux éclaireurs qui les observent de loin. Leurs derniers rapports nous indiquent que nos ennemis viennent de pénétrer dans la forêt qui recouvre les contreforts. Seriez-vous prête à envoyer quelques-uns de vos gens là-bas pour en découvrir davantage ? — Bien entendu. — Combien de temps leur faudrait-il pour traverser les montagnes et revenir ? Sirri haussa les épaules. — Une journée, peut-être deux, pour y aller, et autant pour revenir. Le temps qu’ils devront passer sur place dépendra de leur nombre et de la densité de la végétation. Quelle est la taille de la zone à explorer ? Juran désigna une chaîne de montagnes sur la carte et, de l’index, traça un cercle autour d’une portion de celle-ci. Sirri hocha la tête. — J’enverrai vingt binômes. Ainsi, les recherches ne devraient pas prendre plus d’une journée. Juran opina. — Peuvent-ils partir dès ce soir ? — C’est la nouvelle lune. Il est dangereux de voler dans les montagnes quand l’obscurité est totale. Mais ils pourraient se mettre en route avant l’aube. Le temps qu’ils atteignent les montagnes, le jour se sera levé. Juran sourit. — Dans ce cas, nous attendrons. Merci, oratrice Sirri. Sirri gloussa. — C’est moi qui devrais vous remercier, Juran des Blancs. J’ai sur les bras beaucoup trop de jeunes gens qui ne rêvent que d’aventure et trépignent d’impatience. Cette mission en occupera une partie. Les terrestres sourirent comme Dyara traduisait. — Peut-être devriez-vous choisir les plus raisonnables d’entre eux, suggéra Auraya. Ceux qui ne se montreront pas à moins d’y être forcés. Nous espérons que la présence de votre peuple sera une très mauvaise surprise pour l’ennemi. Sirri acquiesça, résignée. — Malheureusement, vous avez raison. Je ferai attention. — Y a-t-il d’autres changements à effectuer ou d’autres dispositions que nous puissions prendre pour votre confort ?s’enquit Juran. Votre peuple est-il satisfait des conditions de logement qui lui ont été offertes ? — Tout à fait. Je m’excuse encore pour la bévue que nous avons commise en chassant ces lyrims. Si nous avions su… — Inutile de vous excuser. Si nous avions rencontré ces troupeaux, j’aurais moi-même ordonné qu’on les abatte. Les éleveurs et les fermiers savent que de telles choses peuvent se produire en temps de guerre. Sans quoi, ils n’auraient pas eu le courage de venir me réclamer une compensation. — Je vois, acquiesça pensivement Sirri. Dans ce cas, pouvons-nous continuer à chasser ? Juran sourit. — Si vous voulez, mais faites en sorte de n’abattre que la moitié des troupeaux que vous rencontrerez, et tâchez d’épargner les mâles reproducteurs et les femelles pleines pour que les lyrims puissent rapidement compenser les pertes subies. Sirri grimaça. — Entendu. — Avez-vous d’autres points à aborder ? Elle secoua la tête. Juran promena un regard à la ronde et s’adressa aux terrestres. — Il demande si quelqu’un a des questions, traduisit Auraya. Aucune des personnes présentes ne prit la parole, même si certaines semblaient en avoir envie. Comme la discussion s’orientait vers d’autres sujets et que l’attention générale se détournait de lui, Tryss put enfin se détendre. Maintenant, il allait profiter de la traduction d’Auraya pour découvrir de quelle manière ces terrestres avaient l’intention de livrer leur guerre. Un jeune soldat hanien fixait le feu de camp devant lequel il était assis. Dans les flammes, il voyait les silhouettes de féroces guerriers et de puissants sorciers. — Je me demande comment ça va se passer, songeait-il. Je ne me suis enrôlé que l’année dernière. Je ne peux pas être suffisamment entraîné. Pourtant, le capitaine dit que tout ce dont j’aurai besoin, c’est d’un esprit combatif. — Et de beaucoup de chance, ajouta Jayim. — Passe au suivant, lui ordonna Leiard. Tu dois regarder pour apprendre, mais s’attarder dans l’esprit des gens par curiosité, c’est un abus de Don. Jayim progressait vite. La veille, il avait pu se plonger dans la transe nécessaire pour effleurer les pensées des gens qui l’entouraient, mais il n’avait pas réussi à converser avec Leiard en même temps sans perdre sa concentration. Ce soir, il y parvenait. L’esprit suivant s’avéra beaucoup plus divertissant. C’était un Siyee aux pensées déformées par le tintra. Lui et deux autres membres de sa tribu avaient invité quelques soldats somreyans dans leur tonnelle. Ils ne s’étaient pas attendus à l’effet que l’alcool produirait sur leur corps frêle. — J’espère que les Somreyans n’en profiteront pas, s’inquiéta Jayim. — Peut-être que oui, peut-être que non. Tu ne peux pas les aider sans révéler que tu les as espionnés mentalement. Et ils ne comprendraient pas pourquoi nous faisons ça. Suivant. Les pensées sur lesquelles Jayim s’arrêta étaient moins verbales, plus physiques que les précédentes. Elles appartenaient à une Siyee entièrement concentrée sur son partenaire, sur ses gestes et ses sensations. Pas une seule d’entre elles ne concernait la bataille à venir. Jayim trouva cela très, très intéressant. — Suivant. Embarrassé par sa propre hésitation, le jeune homme détourna son esprit des deux amants. — Il y a des femmes dans le contingent siyee. Et dans l’armée dunwayenne. Pourquoi les Haniennes ne se battent-elles pas ? — À ton avis ? — Parce qu’elles sont plus faibles ? — Elles pourraient être aussi fortes que les Dunwayennes si elles le voulaient. Il leur suffirait de s’entraîner. — Parce qu’il faut bien que quelqu’un s’occupe de la maison et des enfants ? — Les Siyee aussi ont des maisons et des enfants. Tu as lu dans leur esprit qu’ils les avaient laissés sous la garde de leurs anciens. — Alors, je ne sais pas. Les Haniennes n’en ont peut-être pas besoin, parce que les hommes sont assez nombreux chez nous. — Du moins, c’est ce que nous espérons. — Ça n’aurait aucun intérêt d’emmener des femmes à la guerre si elles n’ont pas reçu de formation. Les Haniennes n’ont pas le temps de s’entraîner : elles se marient et ont des enfants trop jeunes. — C’est la même chose pour les Siyee. — Alors, pourquoi n’y a-t-il pas de femmes militaires à Hania ? — Je n’en suis pas certain. Nous ne pouvons pas lire dans l’esprit de toute une race comme nous lisons dans des esprits individuels ce soir. Les coutumes et les traditions se développent au fil du temps, et elles résistent au changement. Seul un besoin impératif d’évolution peut altérer le mode de vie ou le sens moral d’un peuple. — Donc, si nos hommes n’étaient plus assez nombreux, nos femmes prendraient les armes elles aussi ? — Probablement. L’ennui, c’est que le temps qu’elles soient forcées de se battre, il n’y aurait plus personne pour leur apprendre à le faire. Allez, au suivant. Leiard suivit Jayim tandis que son élève effleurait les pensées des Tisse-Rêves qui campaient autour de leur tente. Une femme sursauta, alarmée, mais pas à cause de ce contact mental – à cause de quelque chose d’autre. Une silhouette dans les ténèbres, au-delà du camp… — Attends. Reviens en arrière. Jayim marqua une pause, puis revint vers l’esprit de la Tisse-Rêves inquiète. À travers ses yeux, Leiard et lui virent la silhouette émerger de l’obscurité. Elle était vêtue comme une prêtresse. Une grande prêtresse. Alors qu’elle se rapprochait, la Tisse-Rêves la reconnut et éprouva un soulagement teinté de méfiance. C’est la Blanche tolérante. Auraya. — Auraya… (Un frisson d’excitation et de peur mêlées parcourut Leiard.) Elle est venue me chercher. — On dirait que mes leçons vont se terminer plus tôt que prévu, songea Jayim, moqueur. — Nous rattraperons le temps perdu demain, promit Leiard. — Faites au moins en sorte que mon sacrifice en vaille la peine. Leiard soupira. Son élève était aussi terrible que Mirar. — Ça suffit, Jayim. Affirme ton identité. Comme le jeune homme achevait le rituel, Leiard se concentra sur sa propre individualité. — Je suis Leiard, Tisse-Rêves… — Et crétin de première classe, coupa une voix dans son esprit. Tu savais quelle rejoindrait l’armée, mais ça ne t’a pas empêché de suivre tes collègues alors que tu aurais dû partir en courant dans la direction opposée. — Mirar. (Leiard soupira.) Quand serai-je enfin débarrassé de toi ? — Quand tu reprendras tes esprits. Ce n’est pas avec ton identité que tu as des problèmes, c’est avec tes couilles. — Je ne suis pas venu pour voir Auraya, répliqua fermement Leiard. Je suis un Tisse-Rêves. J’ai le devoir de soigner les victimes de cette guerre. — Menteur. Tu as le devoir de protéger les tiens, contra Mirar. Si les Circliens que tu te sens moralement obligé de soigner découvraient que tu as séduit une des Elus de leurs dieux, ils dégaineraient leurs épées pour les passer au travers du corps de tous les Tisse-Rêves qui leur tomberaient sous la main. Ça leur ferait un bon petit échauffement avant la bataille contre les Pentadriens. — Je ne peux pas disparaître purement et simplement, protesta Leiard. Je dois lui expliquer les raisons qui motivent mon départ. — Elle a déjà compris. — Mais je dois lui parler… — Pour lui dire quoi ? Que tu connais un petit coin isolé, parfait pour l’accueillir le jour où elle aura envie de faire la bête à deux dos ? Tu peux le lui dire pendant un rêvelien, tout comme tu peux lui expliquer que… — Leiard ? C’était Jayim. Leiard ouvrit les yeux. Le jeune homme le fixait. — Ça ne s’arrange pas, hein ? demanda-t-il, inquiet. Leiard se leva. — Je n’ai pas perdu le contrôle depuis des semaines. C’est déjà une amélioration. Le reste prendra du temps. — Si je peux…, commença Jayim. — Coucou ! Leiard ? Leiard frissonna. La voix d’Auraya. Il ne l’avait pas entendue depuis des mois. Elle ravivait les souvenirs des rêves qu’ils avaient partagés, des échos de la première nuit passée ensemble. Le cœur du Tisse-Rêves se mit à battre la chamade. Il n’avait qu’à l’inviter à entrer. Il ouvrit la bouche pour l’appeler et s’interrompit, attendant que Mirar proteste. Mais la présence dans sa tête garda le silence. Par prudence, peut-être. Si elle parlait, Auraya l’entendrait, et elle risquait de… — Leiard ? — Je suis ici. Entre, Auraya. Le rabat s’ouvrit, et la jeune femme pénétra dans la tente. Leiard sentit comme un étau lui comprimer la poitrine. S’apercevant qu’il retenait son souffle, il se força à expirer lentement. Auraya avait attaché ses cheveux en une longue tresse, dont quelques mèches folles s’étaient échappées – sans doute sous l’effet du vent, pendant qu’elle volait – pour encadrer son visage. Elle était encore plus belle ainsi, décida Leiard. Tout ébouriffée, comme après la nuit où ils… — Salutations, Auraya des Blancs, lança Jayim. Elle regarda le jeune homme et lui sourit. — Salutations, Jayim Boulanger. Comment se passe ta formation ? — Bien, merci. Le sourire chaleureux d’Auraya se flétrit légèrement comme elle se tournait vers Leiard. — J’ai appris que tu avais démissionné. Leiard acquiesça. — Ravi de vous avoir revue, Auraya, intervint Jayim. Je ferais mieux de vous laisser. La jeune femme le suivit des yeux tandis qu’il sortait précipitamment de la tente. Puis elle reporta son attention sur Leiard. — Il est au courant. — Oui. Une des faiblesses de notre méthode d’enseignement de la communion. J’ai confiance en lui. Elle haussa les épaules. — Alors, moi aussi. (Elle fit un pas vers Leiard.) Je comprends pourquoi tu as démissionné. Du moins, je crois. Tu t’es senti obligé de le faire de peur que les miens découvrent ce qui s’était passé et réagissent mal. — Je ne l’ai pas fait seulement pour protéger les Tisse-Rêves, la détrompa Leiard avec une véhémence dont il fut le premier surpris. Je l’ai fait aussi pour qu’on puisse… continuer à se voir en secret. Auraya écarquilla les yeux. Le rouge lui monta aux joues. — Je reconnais que j’étais un peu inquiète, grimaça-t-elle. Les rêveliens se sont arrêtés, et il m’a fallu deux nuits pour te trouver. Leiard s’approcha d’elle et lui prit les mains. Sa peau était si douce… Elle leva les yeux vers lui, et un petit sourire sensuel retroussa le coin de ses lèvres. Son parfum léger, fugace, donnait à Leiard envie d’inspirer à pleins poumons. Qu’est-ce que je voulais dire ? Il cligna des yeux. Ah, oui. — J’ai dû prendre certaines décisions. Des décisions qu’il valait mieux que je prenne seul. Il sentit la tension d’Auraya à travers ses mains. — Et qu’as-tu décidé ? Leiard hésita. Jusqu’à cet instant, il n’avait pas prit conscience combien il avait été près de céder à Mirar. Sa vie aurait été beaucoup plus facile s’il s’était enfui sans laisser de traces. À présent qu’il se trouvait de nouveau face à Auraya – qu’il la voyait, qu’il la touchait –, il savait qu’il ne pourrait jamais la quitter. Elle le hanterait nuit et jour. — J’ai décidé que l’important, c’était d’être fidèles à nous-mêmes, répondit-il. Tu es une Blanche. Je suis un Tisse-Rêves. Nous sommes amants. Nous séparer reviendrait à nier nos sentiments et notre identité, mais permettre que d’autres souffrent à cause de notre liaison serait mal. Nous le savons tous les deux. Donc… — Donc ? — Nous ne pouvons nous voir qu’en secret. — Où ça ? — Loin de Jarime. J’ai un endroit en tête. Je te le montrerai en rêve. Les coins de la bouche d’Auraya frémirent. — Et que me montreras-tu d’autre ? Leiard gloussa. — Tu devenais un peu trop accro à ces rêveliens, Auraya. J’avais peur que tu finisses par me délaisser pour eux. Les doigts de la jeune femme pressèrent les siens un peu plus fort. — Non, je préfère quand même l’original. Ou du moins… je crois. (Par-dessus l’épaule du Tisse-Rêves, elle jeta un coup d’œil à son lit.) Peut-être vaudrait-il mieux que je vérifie. Leiard tourna la tête vers le rabat de la tente. Jayim 1 avait soigneusement refermé, remarqua-t-il. Il ne restait pas le moindre interstice. — Ne t’inquiète pas, murmura Auraya. Personne n’entendra rien. Je m’en suis déjà assurée. Tandis qu’elle l’entraînait vers son lit, Leiard ne put s’empêcher de noter l’ironie de la situation. Que pensaient les dieux en voyant une de leurs prêtresses favorites utiliser ses Dons pour dissimuler sa liaison avec un Tisse-Rêves ? Les chances qu’ils ne soient pas déjà au courant étaient minces. S’ils désapprouvaient, ils l’auraient fait savoir depuis longtemps. Puis Auraya embrassa Leiard, et toute préoccupation extérieure s’évapora de son esprit. CHAPITRE 35 Emerahl resserra le col en fourrure de sa taie. Pivotant vers l’entrée de sa tente, elle poussa un gros soupir, puis redressa le dos et sortit. Aussitôt, elle sentit des regards se poser sur elle. Les premiers furent ceux des gardes chargés de la surveiller. Ils étaient censés lui servir de protecteurs, mais leur rôle s’apparentait plutôt à celui de geôliers. Emerahl endurait leur attention polie depuis le jour où la caravane du bordel avait quitté Porin. Lorsque Rozéa avait eu vent de l’incident survenu à cause du formtane, elle avait décidé de révéler le nom de sa nouvelle favorite le jour même-ce afin de prévenir le développement de toute habitude fâcheusement destructrice. Depuis, Emerahl voyageait dans le tarn de sa patronne et ne recevait que le meilleur. Les autres prostituées gardaient leurs distances. Emerahl leur avait à peine adressé deux mots depuis leur départ de Porin. Quelques bribes de conversation avec Marée lui avaient appris que ses compagnes étaient persuadées qu’elle avait mis son petit « accident » en scène pour faire pression sur Rozéa et accéder plus rapidement à un statut supérieur. Le fait que Rozéa empêchait Emerahl de voir Braise et Marée n’arrangeait rien. La tenancière du bordel savait que c’était Braise qui avait acheté le formtane, et elle craignait qu’une des deux amies de sa protégée lui rende encore un service malvenu. La nouvelle position d’Emerahl avait tout de même un avantage : ses clients étaient toujours les nobles les plus riches de l’armée circlienne. Les rares prêtres qui se déplaçaient jusqu’aux tentes des prostituées ne pouvaient pas s’offrir les services de la favorite. Jusqu’ici. Emerahl regrettait presque d’avoir dit à Rozéa qu’elle ne voulait pas venir. Après qu’Etoile eut rapporté à leur patronne ses propos pessimistes concernant la campagne à venir, Rozéa avait décidé que les craintes de sa favorite risquaient d’avoir raison de son bon sens. Chaque soir, les tentes étaient disposées de façon qu’Emerahl soit observée depuis toutes les directions. Nul ne pouvait l’approcher avec un instrument pointu ou tranchant, et ses clients étaient priés de se défaire de leurs armes avant de lui rendre visite. Rozéa aimait les histoires à l’eau de rose ; elle savait qu’un coup de couteau discret dans la toile d’une tente avait fourni à maintes héroïnes de fiction un moyen d’échapper à ses geôliers. Mais aucune de ces précautions n’empêcherait Emerahl de s’enfuir. Le problème, ce ne sont ni les gardes ni les parois de ma tente, songea-t-elle comme les serviteurs démontaient l’armature de cette dernière, provoquant l’effondrement de la structure. Ce sont les voisins. Du regard, elle balaya le champ vide dans lequel la caravane avait passé la nuit. Les vestiges d’une récolte déjà moissonnée avaient été piétinés dans la boue – d’abord par l’armée, puis par les prostituées et leurs gardes. Emerahl sentit l’excitation lui pincer le cœur. Jusqu’ici, la caravane était parvenue à tenir l’allure des troupes. Celles-ci disparaissaient souvent dans le lointain pendant la journée, mais la caravane parvenait généralement à la rattraper tard dans la soirée. La veille, elle n’y était pas parvenue. Un groupe de riches officiers avait rebroussé chemin à cheval pour rendre visite aux filles avant de repartir aux petites heures du jour. Le client d’Emerahl, un cousin au second degré du roi, lui avait dit que les soldats marchaient désormais aussi vite que possible afin de rejoindre l’armée circlienne à temps pour la bataille. Jusque-là, les prostituées avaient toujours campé au milieu des soldats. Chaque nuit, des prêtres passaient dans les rangs afin de motiver les troupes et d’entretenir leur moral. C’était la seule chose qui avait empêché Emerahl de s’enfuir. Une confrontation entre elle et les gardes ne pouvait manquer d’attirer l’attention. Même si elle réussissait à se faufiler hors du camp, la nouvelle que la favorite de Rozéa s’était échappée risquait de donner à beaucoup de soldats l’idée de galipettes à l’œil avec une beauté convoitée, et d’une coquette récompense quand ils la ramèneraient à sa patronne. Emerahl pouvait se défendre, mais, encore une fois, cela risquait d’attirer l’attention sur elle, et elle n’avait guère de chance de l’éviter si une armée entière était à sa recherche. Mais à présent que les troupes avaient pris de l’avance, ce danger n’était plus. Bientôt, la caravane traînerait trop loin derrière elles pour que les nobles puissent la rejoindre de nuit. Emerahl n’aurait qu’à créer une diversion pour occuper les gardes et s’enfuir discrètement. En l’absence de clients, sa disparition ne serait probablement constatée qu’au petit matin. — Jade. Emerahl leva les yeux. Rozéa se dirigeait vers elle, ses bottes maculées de boue. De toute évidence, elle appréciait cette vie itinérante. Chaque matin, elle faisait le tour du camp en distribuant des ordres tel un général. — Oui ? répondit Emerahl. — Comment te sens-tu ? Elle haussa les épaules. — Assez bien. — Alors, viens. Rozéa l’entraîna vers le tarn de tête et la poussa à l’intérieur. Une servante leur tendit des gobelets de liqueur d’épices tiède. Emerahl but la sienne très vite, avec l’intention de s’allonger et de dormir dès qu’elle aurait fini. Elle n’était pas d’humeur à faire la conversation à Rozéa, et si une chance de s’enfuir se présentait ce soir, elle voulait être en forme pour la saisir. — Tu es bien silencieuse ce matin, fit remarquer Rozéa au bout d’un moment. Il est trop tôt pour toi ? Emerahl hocha la tête. — Nous devons nous mettre en route de bonne heure si nous voulons rattraper l’armée d’ici à ce soir. — Vous croyez que nous y parviendrons ? Rozéa fit la moue. — Peut-être. Dans le cas contraire, du moins garderons-nous une certaine avance sur Kremo. Kremo était l’un des concurrents de Rozéa. Sa caravane était plus grande, et elle recevait tous les soldats à l’exception des plus pauvres – ces derniers devant se contenter des prostituées solitaires et maladives qui suivaient l’armée ainsi que des charognards. — Dans ce cas, je ferais mieux de me reposer, dit Emerahl. Rozéa opina. Emerahl s’allongea sur la banquette et s’endormit aussitôt, ne se réveillant brièvement que lorsque le tarn s’ébranla et commença à rouler. Quand elle émergea de nouveau, la voiture s’était arrêtée, et Rozéa avait disparu. Emerahl referma les yeux et s’assoupit de nouveau. Des cris masculins l’arrachèrent à son sommeil. Elle s’agita sur sa banquette en maudissant les gardes qui faisaient tant de vacarme. Puis des hurlements résonnèrent à l’extérieur. Emerahl se redressa précipitamment et, d’un geste vif, tira le rabat du tarn. Des arbres étaient couchés en travers de la route. Des hommes qu’elle ne connaissait pas bondissaient par-dessus les troncs et se précipitaient vers la caravane. Quelque part à l’avant de la colonne, elle entendit Rozéa aboyer des ordres aux gardes, qui s’avançaient déjà pour affronter les pillards. Ceux-ci portaient l’armure et brandissaient les épées et les lances des soldats torennais, s’aperçut Emerahl. Elle fixa intensément l’un d’eux. Ses émotions étaient un mélange de cupidité, de désir et de jubilation – enfin, il était débarrassé des contraintes militaires et des ordres incessants de ses supérieurs ! Des déserteurs, devina la jeune femme. Probablement voleurs et hors-la-loi, désormais. Le cœur battant la chamade, Emerahl regarda autour d’elle. Les agresseurs ne semblaient pas nombreux, mais d’autres pouvaient se dissimuler dans les arbres. Elle marqua une pause en remarquant l’arbre abattu qui gisait devant le tarn de Rozéa. Le tronc avait été entaillé à la hache ; il ne s’agissait pas d’un obstacle naturel. Un inconnu apparut soudain devant Emerahl. Choquée, celle-ci eut un mouvement de recul et se rencogna à l’intérieur du tarn. L’homme grimaça et arracha le rabat. Comme il montait dans la voiture, Emerahl se ressaisit. Elle conjura de la magie, puis hésita. Mieux valait que ça ait l’air d’un coup physique. Aussi projeta-t-elle son pouvoir à la figure du déserteur sous la forme d’une boule de force. La tête de l’homme partit en arrière, et il poussa un grognement de surprise. Du sang cascada de son nez. Grondant de colère, il acheva de se hisser dans le tarn. Ce salopard est coriace, songea Emerahl. Et stupide, par-dessus le marché. Conjurant davantage de magie, elle la propulsa vers la poitrine de son agresseur. L’impact projeta celui-ci hors de la voiture. Lorsqu’il s’écrasa sur le sol, sa tête heurta un tronc d’arbre avec un craquement audible. Emerahl rampa vers la porte. Elle sursauta en voyant apparaître une nouvelle silhouette, puis se détendit en reconnaissant un des gardes de la caravane. Celui-ci se pencha, et Emerahl entendit le bruit d’une lame tranchant de la chair. — Il ne vous embêtera plus, madame, lança joyeusement l’homme en se relevant. — Merci, répondit Emerahl sur un ton sec. — Maintenant, cachez-vous. Kiro et Stillo ont encore besoin d’un coup de main. Les cris des prostituées s’étaient changés en glapissements paniqués. Tandis que son sauveur s’éloignait, Emerahl ignora ses conseils et jeta un coup d’œil dehors. Trois des déserteurs s’étaient fait acculer contre un des tarns. Ils combattaient deux gardes… trois maintenant. Les occupantes de la voiture semblaient hystériques. Sous les yeux d’Emerahl, un Torennais tout maigre, à l’air maladif, frappa plus vite qu’il ne semblait capable de se mouvoir. Son adversaire s’écroula. Il jeta un coup d’œil à ses deux camarades. Puis, au lieu d’aller les aider, il passa derrière eux et abattit son épée sur la bâche du tarn. L’armature se brisa ; la bâche s’affaissa sur elle-même, et les filles hurlèrent de plus belle. Au même moment, un des deux autres déserteurs succomba à un coup bien placé. Le Torennais maigrichon plongea une main à l’intérieur du tarn. Emerahl retint son souffle, puis sentit son cœur se serrer comme il en extirpait un bras mince. Il tira brutalement dessus, et Étoile tomba sur le sol à ses pieds. Il pointa son épée sur le ventre de la jeune femme. — Reculez, ou elle y passe ! Les combattants se figèrent, puis reculèrent chacun de son côté. Le déserteur restant saignait abondamment d’une blessure à la cuisse. — C’est ça, approuva le Torennais maigrichon. Maintenant, donnez-nous votre fric. Les deux gardes échangèrent un regard. — J’ai dit : donnez-nous votre fric ! Emerahl secoua tristement la tête. Ça ne peut se terminer que d’une seule façon. Si les gardes refusent, Maigrichon tuera Etoile. S’ils cèdent, Maigrichon emmènera Etoile comme garantie pour ne pas qu’ils le suivent et tentent de récupérer l’argent. Et dès qu’il pensera leur avoir échappé, il la tuera. À moins que j’intervienne. Mais je ne peux pas. Pas sans révéler que je possède des Dons puissants. D’un autre côté… Rozéa savait déjà que sa favorite possédait quelques Dons. Si Emerahl se cantonnait à de la magie basique – une petite explosion pour faire sauter l’épée de la main du Torennais, par exemple –, personne ne serait exagérément surpris. Mais elle devrait attendre le bon moment, quand Maigrichon serait distrait. Au premier signe d’une attaque magique, le déserteur embrocherait Étoile. Emerahl conjura de la magie et attendit. — Vous n’obtiendrez pas une seule pièce de nous, sales bouses d’arem. Rozéa apparut entre deux tarns. Elle fulminait. Le déserteur blessé choisit ce moment pour s’effondrer. Maigrichon ne lui accorda même pas un coup d’œil, se contentant d’appuyer plus fort sur le ventre d’Étoile. La jeune femme poussa un cri. — Un seul geste, et je l’étripe. — Alors vas-y, l’encouragea Rozéa. Des filles comme elle, j’en ai des tas. (Elle adressa un signe de tête aux gardes.) Tuez-le. L’expression des gardes se durcit. Comme ils brandissaient leurs épées, Emerahl projeta un éclair de magie. Mais au moment même où celui-ci jaillissait de ses doigts, Maigrichon poussa sur sa lame. Étoile hurla de douleur. La décharge d’Emerahl dévia l’épée du Torennais à l’instant où un garde décapitait proprement celui-ci. Etoile hurla de nouveau et pressa les mains sur son flanc. Consternée, Emerahl comprit qu’en arrachant la lame du ventre de sa camarade, sa magie avait aggravé les dommages. Du sang s’échappait de la plaie à gros bouillons. Emerahl jura et sauta à bas du tarn. Les gardes la fixèrent sans réagir comme elle se précipitait vers Étoile et s’accroupissait près d’elle. Rozéa aboya son nom, mais elle l’ignora. À genoux près de la blessée, elle pressa fermement une main sur la plaie béante. Étoile cria. — Je sais que ça fait mal, dit Emerahl à voix basse. Mais nous devons arrêter l’hémorragie. Malheureusement, une simple pression n’allait pas suffire pour ça. Conjurant de la magie, Emerahl forma une barrière étanche sous ses mains. Puis elle leva les yeux vers les gardes. — Trouvez-moi quelque chose sur lequel l’allonger pour pouvoir la transporter jusqu’à mon tarn. — Mais elle… — Ne discutez pas. Les deux hommes s’éloignèrent hâtivement. Emerahl regarda autour d’elle. Rozéa se tenait toujours quelques pas plus loin. — Vous avez une trousse de secours ? interrogea Emerahl. Des herbes, des remèdes ? La tenancière du bordel haussa les épaules. — Oui, mais je n’ai pas l’intention de les gaspiller. Elle n’a aucune chance de survivre à une blessure pareille. Sale vipère au cœur froid. Emerahl se mordit la langue. — N’en soyez pas si certaine. J’ai déjà vu des Tisse-Rêves soigner pire que ça. — Vraiment ? (Rozéa haussa les sourcils.) Tu deviens plus intéressante chaque jour, Jade. Quand une pauvre fugueuse comme toi a-t-elle eu l’occasion d’observer des Tisse-Rêves à l’œuvre ? Qu’est-ce qui te fait croire que tu pourras faire ce qu’il leur faut des années de formation pour l’apprendre ? Emerahl leva les yeux et planta son regard dans celui de Rozéa. — Je vous le raconterai peut-être un jour – si vous allez me chercher la trousse et de l’eau. Et des bandages, des tas de bandages. Rozéa appela ses servantes. Le rabat du dernier tarn s’ouvrit, et des visages apeurés apparurent. Puis une femme sortit et courut vers sa patronne. Les gardes revinrent avec une étroite planche de bois. Emerahl fit basculer Étoile sur le flanc. La malheureuse n’émit pas le moindre son : elle avait perdu connaissance. Les gardes glissèrent la planche sous elle. Tout en continuant à appuyer sur la plaie, Emerahl la fit de nouveau rouler sur le dos. Les gardes empoignèrent chacun une extrémité de la civière improvisée et se dirigèrent vers le tarn de Rozéa. Cette dernière les suivit. — Il n’est pas question que vous la mettiez là-dedans, protesta-t-elle. Emerahl, tu pourras aussi bien la traiter dehors. Plus tôt je m’éloignerai de cette garce, mieux ça vaudra, songea Emerahl. — Une fois que je l’aurai recousue, nous ne pourrons plus la bouger, expliqua-t-elle sèchement. C’est pourquoi il faut commencer par la mettre dans un endroit chaud et confortable. (Elle fixa les gardes.) Mettez-la à l’intérieur. Les deux hommes obéirent. Comme ils ressortaient, Rozéa fit mine de monter dans la voiture. Emerahl lui saisit le bras pour l’arrêter. — Non. Je travaille seule. — Je ne te laisserai pas… — Si. Vous êtes la dernière personne qu’Étoile voudra voir à son réveil. Rozéa frémit. — D’une façon ou d’une autre, elle serait morte. — Je sais, mais il lui faudra du temps pour l’accepter, argumenta Emerahl. Pour le moment, votre présence ne ferait que l’agiter, et j’ai besoin qu’elle reste calme. Rozéa fronça les sourcils mais fit marche arrière. Emerahl monta dans le tarn et s’accroupit près d’Etoile. Quelques secondes plus tard, des servantes déposèrent une cuvette d’eau, des bandes de tissu et une pathétique petite sacoche de cuir sur le plancher de la voiture. Emerahl n’y toucha pas. Elle posa de nouveau ses mains sur la plaie. — Que personne ne me dérange, lança-t-elle d’une voix forte. C’est bien compris ? — Oui, répondit Rozéa sur un ton maussade. Emerahl ferma les yeux. Forçant sa respiration à ralentir, elle tourna son attention vers l’intérieur. Elle atteignit très vite l’état mental nécessaire. Cette technique de guérison était similaire à la méthode qu’elle employait pour changer son apparence, mais pas aussi gourmande en temps et en énergie. Son esprit devait altérer sa façon de penser pour s’harmoniser avec la dimension physique du monde. Dans cet état de conscience, toutes les choses matérielles – l’air, la pierre, la chair – étaient les pièces d’un vaste puzzle. Et ces pièces formaient des motifs. Elles aimaient ça. Pour soigner Étoile, Emerahl n’avait qu’à les remettre à la bonne place, et elles s’emboîteraient de nouveau d’elles-mêmes. En tout cas, telle était sa façon de travailler. Mirar l’avait encouragée à perfectionner ses compétences au-delà du strict nécessaire. Il avait fait un art de cette méthode de guérison. Chaque fois qu’il soignait quelqu’un, il peaufinait son œuvre jusqu’à ce que le patient ait retrouvé sa condition d’origine – ou mieux. Jamais il ne gardait de cicatrice, et jamais il n’avait besoin de se reposer pour récupérer ses forces. Pour sa part, Emerahl ne voyait pas l’intérêt de consacrer tant de temps et d’effort à une simple question esthétique. Et puis, si Étoile se retrouvait comme neuve, les autres filles comprendraient qu’Emerahl avait fait quelque chose d’exceptionnel. Le récit de l’incident risquerait de parvenir aux oreilles des prêtres et d’attirer l’attention sur la jeune femme. Lentement, les bords déchiquetés de la plaie se refermèrent. Le sang cessa de s’échapper pour se remettre à couler dans les canaux appropriés. Lorsqu’il ne subsista plus qu’une entaille peu profonde, Emerahl ouvrit les yeux. Elle fit bouillir l’eau apportée par les servantes et nettoya la plaie à l’aide des bandages. Puis elle prit une aiguille et du fil dans la trousse de secours. Utilisant un soupçon de magie, elle chauffa l’aiguille comme Mirar le lui avait enseigné, pour aider à prévenir une éventuelle infection. Le fil répandait l’odeur d’une plante connue pour combattre la pourriplaie. Malgré sa petite taille, la trousse ne contenait que des produits de qualité. Quand Emerahl reporta son attention sur la blessée, celle-ci la fixait. — Tu n’es pas ce dont tu as l’air, n’est-ce pas, Jade ? demanda-t-elle doucement. Emerahl hésita. — Pourquoi dis-tu ça ?s’enquit-elle, circonspecte. — Tu viens de me soigner magiquement. Je l’ai senti. — C’est le remède que je t’ai administré qui te donne cette impression. Étoile secoua la tête. — Je t’ai observée. Tu n’as rien fait d’autre que rester assise les yeux fermés pendant que je sentais des choses remuer à l’intérieur de moi. Et j’ai moins mal qu’avant, alors que ça devrait être le contraire. Emerahl dévisagea soigneusement sa camarade. Elle pouvait nier, mais elle doutait qu’Étoile la croie. — C’est vrai : j’ai utilisé un petit tour de magie que m’a enseigné un Tisse-Rêves pour apaiser ta douleur. Tu n’es pas guérie pour autant. En fait, ta plaie risque de se rouvrir si tu ne fais pas attention. Je dois te recoudre pour empêcher que ça se produise. Tu veux quelque chose pour dormir pendant l’opération ? Etoile baissa les yeux vers l’aiguille et pâlit. — Oui, je… je préférerais. Emerahl fouilla dans la trousse de secours et y trouva une fiole marquée « somnifère – 3 gouttes », qui sentait le formtane et quelques autres sédatifs. — Ça devrait aller. (Emerahl reporta son attention sur Étoile et soupira.) Tu veux bien me promettre quelque chose ? Sa camarade hésita et acquiesça. — Tu ne veux pas qu’on sache que tu as utilisé de la magie, devina-t-elle. — Rozéa sait déjà que j’ai quelques Dons. Si elle se rend compte de leur étendue, elle m’obligera à faire avec les clients des choses que je préférerais éviter. Alors, disons que tu n’étais pas aussi gravement blessée que tu en avais l’air, et que j’ai seulement utilisé ma magie pour empêcher le sang de couler et maintenir les choses en place pendant que je te recousais. Étoile hocha la tête. — Entendu. — Tu me promets que tu ne vendras pas la mèche ? — Je te le promets. Emerahl sourit. — Merci. Vous me manquez toutes, tu sais. Rester avec Rozéa toute la journée, c’est d’un ennui mortel. Elle ne veut même pas laisser Braise venir me parler. — Maintenant, tu pourras me parler, à moi, offrit chaleureusement Étoile. Pas si je m’en vais ce soir, songea Emerahl. Glissant une main sous la tête d’Étoile, elle la souleva pour pouvoir glisser quelques gouttes de somnifère entre les lèvres de sa compagne. Celle-ci déglutit, grimaça et continua à parler. — Tu avais raison quand tu disais que ce voyage serait dangereux. Nous sommes tellement loin derrière l’armée à présent… Combien de gardes sont morts ? — Je l’ignore. — Ils n’ont pas tous survécu, je le sais. Que se passera-t-il si nous sommes de nouveau attaqués ? (Le regard d’Étoile se fit vitreux.) Je suis… drôlement contente que tu sois… avec nous. Tu nous protégeras… avec ton pouvoir. Nous avons… besoin de toi. Emerahl se détourna pour passer le fil dans l’aiguille. Des gardes qu’elle avait vus se battre, seuls deux étaient encore debout à la fin. D’autres surveillaient peut-être les alentours pour éviter que les déserteurs prennent la caravane à revers, mais, dans le cas contraire, la caravane se trouvait désormais gravement sous-protégée. Et deux hommes ne suffiront pas à me surveiller. Emerahl commença à recoudre les bords de la plaie. Au début, Étoile gémit doucement. Puis son souffle ralentit et se fit plus profond. Elle a raison, songea Emerahl. Les filles ont besoin de protection. Surtout si la caravane ne rattrape pas l’armée avant plusieurs jours. Jours pendant lesquels elle ne courrait aucun risque d’être démasquée par les prêtres. Emerahl marmonna un juron. Après avoir fini sa suture, elle remit l’aiguille et le fil dans la trousse de secours. Puis elle appela Rozéa. La tenancière du bordel jeta un coup d’œil à l’intérieur du tarn. À la vue d’Étoile, elle haussa les sourcils. — Elle est encore vivante ? — Pour le moment. — Bien joué. (Rozéa grimpa dans la voiture et s’assit face à la jeune femme endormie.) Jolis points de suture. Décidément, Jade, tu es pleine de surprises. — En effet, acquiesça Emerahl. Dont celle-ci : je m’en vais. Je veux l’argent que vous me devez. Rozéa ne répondit pas tout de suite. Emerahl sentit son indignation se muer en agacement comme elle réalisait qu’elle ne pouvait plus empêcher sa favorite de s’échapper. — Si tu pars maintenant, ce sera les mains vides. Emerahl haussa les épaules. — Très bien. Mais n’espérez pas me revoir un jour. Rozéa hésita. — Je suppose que je peux te donner de la nourriture et quelques pièces. De quoi rentrer à Porin. À mon retour, nous discuterons du reste. Qu’en dis-tu ? — C’est raisonnable, mentit Emerahl. — Tant mieux. Mais, avant de partir, explique-moi pourquoi tu ressens le besoin de nous abandonner. Est-ce à cause de l’incident d’aujourd’hui ? Je reconnais que nous avons joué de malchance ; cependant, voyager avec nous reste plus sûr que voyager seule. Tu as vu les filles qui travaillent à leur compte, comme elles ont l’air malade et harassé. — Je n’ai pas l’intention de vendre mon corps. Je peux monnayer mes services de guérisseuse. — Pourquoi les gens te paieraient-ils alors qu’ils peuvent se faire soigner gratuitement par un prêtre ou un Tisse-Rêves ? — Parce qu’ils n’auront pas le choix. Il ne doit pas rester beaucoup de prêtres ou de Tisse-Rêves dans les villages entre ici et Porin : ils ont tous rejoint l’armée. — Balivernes. Des tas de guérisseurs trop vieux pour voyager sont restés chez eux. (La voix de Rozéa s’adoucit.) Tu es bien sûre de toi, Jade ? Je détesterais qu’il t’arrive quelque chose. Tu crois que tes Dons te protégeront, mais tu risques de rencontrer des hommes cruels dont le pouvoir sera bien supérieur au tien. Emerahl baissa les yeux. — Une fille aussi belle que toi… Tu imagines l’attention que tu vas attirer en voyageant seule ?insista Rozéa. Ici, avec nous, tu seras davantage en sécurité. Dès que nous rattraperons l’armée, j’engagerai de nouveaux gardes. Ça te va ? — Peut-être que si… Emerahl détourna le regard et se mordilla la lèvre. Rozéa se pencha vers elle. — Oui ? Dis-moi. — Je veux pouvoir refuser un client s’il ne me plaît pas, lança Emerahl en relevant les yeux vers sa patronne. Et je veux une nuit de repos tous les trois jours. — Tant que tu ne les refuses pas tous, je suppose que c’est une exigence raisonnable pour une favorite, mais une nuit de repos sur trois, c’est trop. Que dirais-tu d’une sur six ? — Quatre. — Cinq, et j’augmente ton tarif. — Quel intérêt, puisque vous ne me payez pas ? — Je le ferai quand tu en auras besoin – et quand j’aurai de quoi embaucher de nouveaux gardes. (Rozéa marqua une pause.) Très bien, dit-elle lentement. J’accepte tes conditions. Mais tu dois me promettre de rester avec moi pendant un an au moins. Emerahl faillit acquiescer, mais se ravisa. Elle ne devait pas céder trop facilement. — Six mois, contra-t-elle. — Huit. Elle soupira et hocha la tête. Satisfaite, Rozéa lui tapota le genou. — Merveilleux. Maintenant, reste ici pendant que je vais voir si les garçons ont réussi à déblayer cet arbre. Comme la tenancière du bordel descendait de la voiture, Emerahl tourna la tête vers Etoile et eut un sourire satisfait. Elle n’avait aucune intention de tenir parole. Dès que la caravane approcherait de l’armée et que les autres filles seraient en sécurité, elle partirait. Les conditions qu’elle venait de négocier ne serviraient qu’à garantir sa sécurité jusque-là. Et en attendant, peut-être puis-je m’arranger pour nous faire prendre assez de retard dans la journée pour que les nobles et les prêtres ne puissent pas rebrousser chemin jusqu’à nous le soir, songea-t-elle. Dès que les pieds d’Auraya touchèrent le sol, Vaurien sauta depuis son épaule et se précipita dans leur tente. La jeune femme s’approcha plus lentement. Elle avait repéré la lumière à l’intérieur tandis qu’elle survolait le camp, et l’absence d’émanations mentales lui avait appris que c’était un des Blancs qui attendait son retour. — Mwae ! Mwae ! — Bonsoir, Vaurien. Auraya se détendit légèrement, sans trop savoir pourquoi elle préférait avoir affaire à Mairae qu’à un des autres. Peut-être parce que la prêtresse blonde ne faisait pas mystère de ses nombreux amants. Elle ne pourrait guère s’offusquer qu’Auraya en ait un elle aussi. Le rabat de la tente était relevé. Jetant un coup d’œil par l’ouverture, Auraya vit que Mairae était assise sur une des chaises. Dans la lumière des lampes, elle paraissait encore plus jeune et plus belle. Levant les yeux vers sa cadette, elle lui sourit. — Bonsoir, Auraya. Auraya entra dans la tente. — Il s’est passé quelque chose ?s’inquiéta-t-elle. — Rien de nouveau. (Mairae haussa les épaules, et son sourire se fit forcé.) Je n’arrivais pas à dormir, alors, j’ai décidé de te rendre visite. Ces temps-ci, je n’ai jamais l’occasion de parler à quelqu’un – je veux dire, de parler d’autre chose que de guerre et de politique. Ce n’était pas seulement un besoin de conversation anodine, réalisa Auraya. Quelque chose tracassait Mairae ; elle n’avait pas besoin de lire dans son esprit pour le voir. Elle se dirigea vers la malle préparée par Danjin, qui contenait ses affaires. Soulevant le couvercle, elle en sortit deux gobelets et une bouteille de tintra. — Je t’offre à boire ? Mairae grimaça. — Volontiers. Auraya remplit les deux gobelets. Mairae en prit un et but longuement. — Où es-tu allée ce soir ? Auraya haussa les épaules. — Nulle part. Je me promenais juste. — Juran semble impatient d’affronter les Pentadriens. Tu l’as remarqué ? — « Impatient » ne me semble pas le terme le plus approprié. Je dirais plutôt que… dans la mesure où il est obligé de le faire, il a l’intention de le faire bien. Et toi, comment te sens-tu ? — Très angoissée, admit Mairae. Et toi ? — Disons que je n’ai pas hâte d’y être, répondit Auraya avec un sourire en coin. Mais je ne doute pas de notre victoire. Les dieux veilleront à ce que nous gagnions. Mairae soupira et but une nouvelle gorgée de tintra. — Ce n’est pas la perspective d’une défaite qui m’inquiète. C’est celle des morts… du carnage. Auraya acquiesça. — Toi, par contre, tu n’as pas l’air de t’en faire, remarqua son aînée. — Bien sûr que si. J’essaie simplement de ne pas y penser. Ça va être horrible – ça, nous pouvons en être certaines. Inutile de me torturer par avance en imaginant à quel point. Ce sera déjà assez difficile à supporter quand ça arrivera. Mairae dévisagea pensivement sa cadette. — Est-ce pour ça que tu as passé les dernières nuits dehors ? Pour te changer les idées ? — Je suppose que oui, admit Auraya. Mairae haussa un sourcil suggestif. — Cette distraction ne serait pas de sexe masculin, par hasard ? Auraya cligna des yeux, puis éclata de rire. — Si seulement ! (Elle remplit de nouveau le gobelet de Mairae, puis se pencha vers elle.) Crois-tu que je pourrais persuader Juran de révoquer la loi qui interdit d’utiliser les services d’un Tisse-Rêves ? — Pour être honnête, je suis surprise que tu n’aies pas essayé plus tôt. — Je l’aurais fait, si je n’avais pas été en mission à Si. (Auraya planta son regard dans celui de Mairae.) Alors, tu crois qu’il accepterait ? — Peut-être. (Mairae réfléchit, les sourcils froncés.) S’il manifeste des réticences, suggère de lever l’interdiction pendant un temps donné après la bataille. — Bonne idée. Je dormirais mieux si je savais que les survivants ne succomberont pas à leurs blessures. — Moi, je ne crois pas que ça m’aiderait, bougonna Mairae. Auraya sourit. — C’est toi qui as besoin d’une distraction. Nous voyageons avec la plus grande armée que l’Ithanie du Nord ait jamais contemplée. Ne me dis pas que là-dedans, il n’y a pas un seul homme qui ait attiré ton attention. Les yeux de Mairae brillèrent. — Il y en a même plusieurs, avoua-t-elle. Mais comme avec beaucoup de mes anciens amants, je dois faire très attention. Il ne serait pas très diplomatique de ma part de favoriser une race plutôt qu’une autre. (Elle marqua une pause, et son expression se fit pensive.) Quoi que… Il y a bien une race que je n’ai pas encore essayée… Auraya écarquilla des yeux horrifiés en comprenant à quoi pensait sa compagne. — Non ! Mairae grimaça. — Et pourquoi pas ? La taille n’a rien à voir avec les performances, tu sais ! — C’est interdit, lui rappela fermement Auraya. Par Huan. Les accouplements avec des terrestres produisent des enfants difformes. — Je ne vais pas tomber enceinte. — Non, mais en séduisant l’un d’eux et en le poussant à enfreindre une de leurs lois les plus sacrées, tu risques d’entacher, voire de détruire l’amitié naissante entre les Siyee et les terrestres. Mairae fit la moue. — De toute façon, ça ne me disait pas plus que ça. (Elle porta son gobelet à ses lèvres et hésita.) Tu crois que quelqu’un s’offusquerait si je choisissais en dehors de la noblesse ? J’ai repéré dans l’armée genrienne un conducteur de platène de guerre drôlement séduisant. Un vrai champion. Auraya réprima un soupir. La nuit allait être longue. CHAPITRE 36 Peu de temps après que Danjin se fut assoupi, il fut réveillé en sursaut par un mouvement le long de ses jambes. Il ouvrit les yeux à l’instant où la sensation se muait en une pression tiède. Vaurien venait de se rouler en boule sur ses cuisses. Danjin soupira et secoua la tête. Quelque soin qu’il prenne à verrouiller sa cage, le veez parvenait toujours à s’échapper. Il aurait dû l’enfermer de nouveau, mais la cage se trouvait sous la banquette d’en face, derrière les jambes de Lanren Chansonnier. Le conseiller militaire dormait du sommeil du juste, et Danjin ne voulait pas le réveiller. Et puis, le veez était une source de chaleur bienvenue – une petite bouillotte vivante. Mon père adorerait voir ça, songea Danjin avec ironie. J’ai été engagé pour mon intelligence et ma connaissance du monde, mais, jusqu’ici, je n’ai été bon qu’à servir de gardien à un animal domestique. Il regarda autour de lui. Tous les occupants du tarn dormaient, y compris la nouvelle conseillère Tisse-Rêves, Raeli. Dans le sommeil, son visage avait perdu sa rigidité méfiante. Elle n’était pas belle, mais quand elle ne fronçait pas les sourcils, elle n’était pas laide non plus. La veille, pendant le dîner, Auraya avait expliqué à Danjin que la réserve de sa collègue était motivée par la peur et la suspicion. Raeli craignait d’être maltraitée et de commettre des erreurs qui nuiraient à son peuple. Elle hésitait à se faire des amis de crainte qu’ils la trahissent. Mais elle remarquait et appréciait les gestes amicaux, avait assuré Auraya, ajoutant que son conseiller aurait sûrement moins de mal qu’elle à apprivoiser la Tisse-Rêves. Danjin avait compris qu’elle l’encourageait à se rapprocher de Raeli. La tâche ne s’annonçait pas facile. Raeli répondait à la plupart des questions le plus brièvement possible. Mais ce matin-là, quand Danjin était monté en voiture avec Vaurien, il avait décelé une lueur chaleureuse dans le regard de la Tisse-Rêves. Et il avait songé que le veez pourrait peut-être lui servir de passerelle vers Raeli. En effet, celle-ci était somreyanne ; elle appartenait au peuple qui avait eu l’idée de domestiquer les veez et nourrissait une vive affection pour eux. D’un autre côté, Danjin ne voyait vraiment pas quand il aurait le temps de se lier avec elle : chaque minute de la journée, il était occupé à assister aux conseils de guerre, à servir Auraya ou à observer la règle tacite du silence dans le tarn des conseillers. Il ferma les yeux et soupira. Ce serait tellement plus facile si Leiard n’avait pas démissionné. Il n’avait pas revu le Tisse-Rêves depuis le jour où il lui avait rendu visite chez les Boulanger. Mais la veille, Auraya avait mentionné qu’elle lui avait parlé le soir précédent. Pendant qu’elle survolait les plaines, elle avait repéré le camp des Tisse-Rêves au loin. Elle était descendue voir, et elle avait trouvé Leiard. Ça devait être après la fin du conseil de guerre, calcula Danjin. Elle ne dort donc jamais ? Il étouffa un bâillement. Peut-être pas. Mais moi, j’en ai besoin. Ses pensées dérivèrent un moment. Sa lassitude finit par prévaloir sur l’inconfort de sa position et les cahots du tarn. Puis quelque chose lui donna un coup dans l’entrejambe, et il se réjouit que son vilain gilet de cuir lui descende jusqu’en haut des cuisses. Il sursauta en grognant un juron. Quand il ouvrit les yeux, la première chose qu’il vit, ce fut le veez se faufiler sous le rabat du tarn et disparaître. Puis il s’aperçut que plusieurs de ses collègues le regardaient fixement d’un air de reproche. S’arrachant aux vestiges de son sommeil, il se leva d’un bond pour poursuivre Vaurien. Dehors, il pleuvait. L’armée formait une longue colonne d’hommes, de femmes, d’animaux et de véhicules qui évoquait une procession plutôt qu’une force militaire. Les dirigeants de chaque nation avaient reçu de spacieux tarns décorés et un régiment de troupes d’élite. Devant eux cheminait un tarn couvert encore plus grand que les autres et peint entièrement en blanc. Danjin ne voyait aucun signe de Vaurien, mais il savait d’expérience que le meilleur endroit où chercher le veez, c’était près d’Auraya. Si seulement j’avais encore son anneau, je pourrais le lui demander, songea-t-il. La jeune femme avait repris l’artefact pour le confier au chef des éclaireurs siyee. Savoir ce que voyaient ces derniers était, bien entendu, beaucoup plus important que permettre à Danjin de retrouver plus vite un familier fugueur. Mais je n’avais pas pris conscience combien cet anneau était utile jusqu’à ce qu’elle me l’enlève. Les sourcils froncés, Danjin s’interrogea sur la marche à suivre. Si Auraya était revenue après avoir accompagné les Siyee jusqu’au prochain site de campement, elle se trouvait sans doute en compagnie des autres Blancs. Aussi se mit-il à courir à petites foulées en direction du tarn blanc. Comme il se rapprochait du véhicule, Danjin vit que Juran cheminait à côté de celui-ci, sur le dos d’un des fameux Porteurs. Le chef des Blancs passait le plus gros de ses journées en selle ; il allait et venait le long de la colonne, parlant aux gens. Danjin avait vu des palefreniers s’occuper de quatre autres Porteurs, mais seuls ceux de Dyara et de Rian servaient à l’occasion. Mairae préférait le confort du tarn – ou peut-être s’y cantonnait-elle afin que toute personne désireuse de parler aux Blancs sache toujours où en trouver un. Quant à Auraya, elle n’avait jamais appris à monter. Danjin ne comprenait pas pourquoi on avait emmené un Porteur pour elle. Les Blancs ne voulaient peut-être pas que son absence de compétences équestres vienne à s’ébruiter. D’un autre côté, sa capacité à voler compensait largement cette lacune. Désormais, c’était par la voie des airs que la jeune femme préférait se déplacer. La veille, elle avait volé toute la journée avec les éclaireurs siyee, bien en avant du reste de l’armée – en partie pour protéger ses petits compagnons et pour empêcher les éleveurs de se venger contre les étrangers qui chassaient leur bétail, en partie afin que les Blancs puissent communiquer avec le peuple du ciel, qui n’avait pas de prêtres pour transmettre les messages télépathiquement. Danjin la soupçonnait également de vouloir vérifier que le site choisi par les Siyee serait adéquat pour des terrestres et accessible à leurs véhicules. Au début, Juran avait regimbé à autoriser la cadette des Blancs à s’éloigner autant des autres. Mais Auraya lui avait montré à quelle vitesse incroyable elle pouvait rebrousser chemin, et cela avait suffi à le faire changer d’avis. Danjin, toutefois, ne possédait pas les Dons de sa maîtresse. Ce fut rouge et essoufflé qu’il rejoignit le tarn blanc. À son grand soulagement, il trouva Auraya en compagnie de Mairae à l’intérieur. Juran lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. — Conseiller Pique. — Vaurien est-il… ?haleta Danjin. — Oui, il est là. En arrivant au niveau du tarn blanc, Danjin ralentit. Auraya pivota et lui sourit. — Ah, Danjin. (Elle gloussa.) Tu aurais pu envoyer un des serviteurs à sa recherche. Monte. Il finira bien par s’assoupir, et tu pourras l’emmener. Danjin grimpa à bord du véhicule. Mairae se prélassait dans un des sièges, les jambes repliées sous elle. Auraya était assise normalement, les pieds posés sur le plancher du tarn, ses bottes et l’ourlet de son circ maculés de boue. Vaurien était perché sur un de ses genoux ; il avait laissé de petites empreintes brunes sur la toile blanche de ses vêtements. — Voler !couinait-il avec insistance. (Comme Danjin s’asseyait à côté d’Auraya, le veez lui jeta un regard soupçonneux.) Pas caze. — Pas voler, contra sa maîtresse. Voler plus tard. Les petites épaules du veez s’affaissèrent. Il poussa un soupir et détourna les yeux. — Bonjour, Danjin, lança Mairae avec un sourire compatissant. Il est un peu pénible, mais ne t’en fais pas. Il ne te considérera pas comme un ennemi tant que tu continueras à le nourrir. Danjin ouvrit la bouche pour répliquer, mais hésita en voyant approcher un Porteur monté par Dyara. Mairae jeta un coup d’œil à son aînée, puis reporta son attention sur Auraya. — Je ne vois pas l’intérêt, murmura-t-elle. Que pourras-tu bien apprendre en trois ou quatre jours ? Auraya haussa les épaules. — Quelque chose d’utile, peut-être. Au moins, je m’entraînerai avant la bataille. Mairae se tourna vers Juran. — Tu l’as dit toi-même : du moment qu’Auraya suit tes instructions – comme nous tous –, elle n’a rien à craindre. Elle ne va pas provoquer un de ces sorciers noirs en duel. Pas après ce qui s’est passé la dernière fois. Juran secoua la tête. — Si Auraya venait à être séparée de nous, ce qui peut arriver puisqu’elle passe le plus clair de son temps avec les Siyee, elle pourrait se faire surprendre par un de nos adversaires. Si cela venait à se produire, ce seraient peut-être ses compétences qui la sauveraient, plutôt que sa force. Il pivota vers le Porteur qui venait d’arriver à sa hauteur de l’autre côté du tarn. — Bonjour, Dyara. Alors, Guire a-t-il accepté ? Dyara eut un mince sourire. — Oui. En règle générale, c’est un homme raisonnable. Quant à savoir s’il le restera… Tout dépendra de Berro. Les choses risquent de devenir intéressantes à l’arrivée des Torennais. (Elle jeta un coup d’œil à Danjin et le salua poliment du menton, puis tourna son attention vers Auraya.) Je pensais que nous pourrions nous diriger vers le nord, histoire de mettre un peu de distance entre nous et le reste de l’armée. Auraya sourit. — Bonne idée. Nous ne souhaitons pas effrayer quiconque, ni casser quoi que ce soit. Juran, tu penseras à ce que je t’ai demandé tout à l’heure ? L’aîné des Blancs acquiesça. — Oui. Comme tu l’as fait remarquer, les soldats nous en voudront si nous ne leur donnons pas le choix. Auraya se leva et déposa Vaurien sur les genoux de Danjin. Le conseiller regarda tour à tour Auraya et Juran, se demandant de quoi ils parlaient. — Voler ? demanda Vaurien sur un ton plein d’espoir. — Pas voler, répondit fermement sa maîtresse. Reste avec Danjin. Sois sage, et nous volerons plus tard. Le veez se tordit le cou selon un angle impossible pour la suivre des yeux tandis qu’elle descendait de voiture. Dyara mit pied à terre. Un palefrenier se précipita pour prendre la bride du Porteur. Comme Auraya et son aînée s’éloignaient à pied, Danjin sentit Vaurien pousser un gros soupir. Juran regarda brusquement par-dessus son épaule et sourit. — On a encore besoin de moi. — Vas-y, gloussa Mairae. Et tâche de ne pas trop t’amuser. (Tandis que Juran faisait demi-tour, la prêtresse blonde reporta son attention sur Danjin.) Je ne peux pas te demander de me tenir compagnie. Tu sembles avoir grand besoin d’une bonne nuit de sommeil. Tout comme Auraya, d’ailleurs. Danjin eut un sourire en coin. — Je commençais à croire que les Blancs n’avaient pas besoin de dormir. — Oh, nous en avons besoin tout autant que les autres mortels, le détrompa Mairae. Même si nos Dons nous permettent de pallier les effets du manque de sommeil – jusqu’à un certain point. Ce n’est pas facile de trouver le temps de dormir en ce moment. Et quand, par extraordinaire, nous avons le temps, nous ne parvenons pas à fermer l’œil. Danjin la dévisagea, surpris. Aucun des Blancs ne manifestait de signe d’anxiété, mais peut-être se donnaient-ils juste beaucoup de mal pour les dissimuler. La façon dont Juran et Mairae avaient calmement analysé les chances d’Auraya de survivre à une confrontation avec un des sorciers ennemis avait eu quelque chose d’à la fois rassurant et perturbant. La prêtresse blonde haussa les épaules. — Chacun de nous a sa propre façon de gérer ses angoisses. Juran reste debout toute la nuit à concocter et à peaufiner des stratégies de bataille. Rian prie. Auraya vole dans tous les sens. (Mairae eut un sourire entendu.) Du moins, c’est ce qu’elle dit. (Elle glissa un regard de biais à Danjin.) Je me demande si elle n’aurait pas trouvé une autre distraction. Peut-être passe-t-elle son temps avec quelqu’un de cher à son cœur. Danjin fronça les sourcils, perplexe. Puis il comprit ce que Mairae insinuait, et il en fut aussi surpris qu’embarrassé. Auraya, prendre un amant ? Bien entendu, c’était chose possible. Mais elle lui en aurait sûrement parlé. Elle avait suffisamment confiance en lui pour… D’un autre côté, si elle voulait le cacher aux autres Blancs, elle ne pouvait rien lui dire. Il secoua la tête. — Comment suis-je censé dormir maintenant ? se plaignit-il. Je vais m’interroger toute la journée. Mairae éclata de rire. — Je suis désolée, Danjin Pique. Je ne voulais pas ajouter à ton inquiétude. Tu ferais mieux de regagner ton tarn avant que je te soumette d’autres idées susceptibles de te tenir éveillé. Danjin se leva et fit le signe du cercle, puis descendit de la voiture. Vaurien perché sur ses épaules, il rebroussa chemin en longeant la procession. Le veez semblait avoir oublié sa maîtresse. Danjin le frotta sous le menton, comme il avait souvent vu Leiard le faire. Leiard ! Il trébucha et s’arrêta. L’avant-veille, Auraya avait trouvé le camp des Tisse-Rêves alors qu’elle « se promenait ». Y était-elle retournée la nuit suivante ? Ses visites avaient-elles un autre motif que prendre des nouvelles d’un vieil ami ? Non, sûrement pas. Danjin savait qu’outre la valeur qu’elle accordait à ses conseils, Auraya éprouvait une véritable affection pour le Tisse-Rêves. Mais se pouvait-il que ses sentiments aillent au-delà de la simple amitié ? Ça expliquerait quelle veuille garder le secret sur leurs relations… Il secoua la tête et se remit en marche. J’ai trop d’imagination. Tout ce dont je suis certain, c’est qu’Auraya a rendu visite à Leiard une fois et quelle passe ses nuits à voler. Ce n’est pas une preuve qu’elle ait un amant, et encore moins que cet amant soit Leiard. Comme il approchait de sa destination, Danjin s’arrêta et jeta un coup d’œil au tarn blanc par-dessus son épaule. Et puis, songea-t-il, Auraya n’est pas idiote. Jamais elle ne mettrait en péril tout ce qu’elle a accompli en prenant un Tisse-Rêves pour amant. Le soleil était bas dans le ciel lorsque Dyara et Auraya rebroussèrent chemin vers la route. — Alors, comment je me débrouille ?s’enquit la jeune femme. Son aînée lui jeta un coup d’œil et sourit. — Plutôt bien. Tu as un talent naturel pour la magie, mais ce n’est pas nouveau. Sans ça, les dieux ne t’auraient pas choisie. — Et moi qui croyais qu’ils avaient été séduits par mon charme irrésistible !plaisanta Auraya. À sa grande surprise, Dyara gloussa. — Je suis sûre qu’il y avait un peu de ça. Mais ton charme irrésistible ne te suffira pas pour survivre à cette guerre, Auraya – et je sais que tu en es consciente. La jeune femme acquiesça. — Nous avons couvert presque tout ce que j’ai appris depuis mon Élection. Que ferons-nous demain ? Dyara fronça les sourcils. — J’ai réfléchi à des moyens d’employer avantageusement ta capacité à voler. Tu sais que lorsque tu conjures beaucoup de magie, tu diminues la quantité de pouvoir disponible dans tes environs immédiats. La magie finit par se renouveler, mais trop lentement si ce que tu es en train de faire consomme de grandes quantités d’énergie. Pour remédier à ce problème, tu dois conjurer de la magie depuis une plus grande distance ou te transporter physiquement à un endroit où elle n’est pas encore épuisée. — De préférence, pas là où se tient mon ennemi. — Exact. Contrairement à nous, tu n’es pas limitée à la surface terrestre. Tu disposes du ciel entier pour tes déplacements. Ta source de magie ne se tarira jamais tant que tu demeureras en vol et en mouvement. Auraya sentit un frisson d’excitation la parcourir. — Je n’avais pas pensé à ça. — Le problème, c’est que Juran voudra que tu restes avec nous, parce que ce sera plus facile de… — Auraya ? Vous êtes en train de regarder ? La jeune femme s’arrêta net. L’appel mental était faible et hésitant, mais assez clair pour quelle identifie son émetteur. Tireel, l’ambassadeur siyee qui était venu à Jarime, s’était porté volontaire pour guider les éclaireurs à travers les montagnes. Elle lui avait donné son anneau magique pour qu’il puisse la contacter une fois arrivé à destination. — Tireel, où êtes-vous ? — De l’autre côté des montagnes. Nous avons trouvé les Pentadriens. Ils sont beaucoup plus proches que vous le pensiez. Auraya sentait la fébrilité et la peur de Tireel. Projetant ses pensées vers Dyara, Juran, Mairae et Rian, elle leur relata ce qui se passait et les inclut dans sa communication mentale avec le Siyee. — À quelle distance êtes-vous ? Montrez-moi ce que vous voyez. Tireel dut s’y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à lui envoyer une image claire. Auraya découvrit une vallée étroite vue du dessus. Deux rivières coulaient dans le fond : une bleue et une noire. La jeune femme mit quelques instants à comprendre que la seconde était un flot de gens et non de liquide. L’armée pentadrienne. Cette vision n’aurait pas dû la surprendre ; pourtant, Auraya fut choquée. Jusque-là, elle avait seulement entendu parler de l’ennemi dans les rapports des espions circliens, et elle l’avait seulement rencontré sous forme de sorciers isolés. Voir cette interminable colonne se diriger vers la passe qui débouchait sur son propre pays rendait la menace infiniment plus réelle – et plus glaçante. — Vous pouvez vous rapprocher ? interrogea Juran. — Je vais les contourner et descendre avec le soleil dans le dos. Tireel ordonna à une partie des éclaireurs d’inspecter les vallées alentour, et au reste d’attendre hors de vue de l’armée ennemie. Si un Pentadrien levait les yeux et apercevait un Siyee, il le prendrait pour un gros rapace. Mais les rapaces étaient des animaux solitaires. Si un Pentadrien apercevait plusieurs Siyee, il ne mettrait pas longtemps à se rendre compte qu’il ne pouvait pas s’agir d’oiseaux de proie. Après s’être assuré que les autres éclaireurs suivaient ses instructions, Tireel entama sa descente. Il procéda par niveaux, se conformant aux habitudes des rapaces. Bientôt, Auraya put distinguer à travers ses yeux les différents contingents de l’armée pentadrienne. Celle-ci était divisée en cinq sections, dirigée chacune par un cavalier solitaire et suivie par ses propres chariots de ravitaillement. — Ces cavaliers sont-ils les cinq sorciers dont on nous a parlé ? demanda Juran. — Je vais essayer de me rapprocher de l’un d’eux, offrit Tireel. Il continua à descendre jusqu’à ce qu’Auraya puisse voir que l’un des cavaliers était une femme. Un énorme volatile noir se tenait perché sur son bras. Contrairement aux oiseaux de chasse dressés par la noblesse genrienne, celui-ci ne portait pas de capuche. Il ne cessait de tourner la tête, scrutant les arbres des deux côtés de la route. Soudain, il se figea, puis déploya ses ailes. Son glapissement résonna à travers la vallée. La femme leva brusquement la tête. Tireel put distinguer l’ovale de son visage, mais non juger de son expression. Elle bougea son bras. Le rapace noir bondit dans les airs, battant de ses ailes puissantes. — Fuyez, ordonna Auraya. Tireel s’éloigna en décrivant une large courbe. Jetant un coup d’œil derrière lui, il vit d’autres oiseaux noirs s’envoler depuis les rangs de l’armée pentadrienne. La peur l’aiguillonna, et Auraya sentit l’effort qu’il faisait pour accélérer. — Vous croyez qu’elle s’est rendu compte à qui elle avait affaire ? interrogea Mairae. — Si c’est la seule Pentadrienne qui commande à des oiseaux, c’est probablement celle qui s’est rendue à Si. Donc, elle a déjà vu des Siyee, répondit Auraya. — Mieux vaut partir du principe que nous venons de perdre l’effet de surprise, décida Juran. Il avait pensé si bas que seuls les autres Blancs l’entendirent. — Je doute que nous aurions réussi à les surprendre de toute façon, intervint Dyara. Cette femme a vu Auraya avec les Siyee. Elle a dû envisager la possibilité que nous ayons conclu une alliance avec eux. — Ainsi, ce sont ces oiseaux noirs qui ont… Une vive impression de douleur interrompit la question de Mairae. Une confusion de pensées et de sensations lui succéda. Choqué, Tireel ne pouvait rien faire d’autre que se demander ce qui lui arrivait. Sa tête et ses épaules étaient meurtries. Il lui semblait avoir percuté une falaise, mais il flottait toujours dans les airs. Il ne tombait pas comme s’il gisait sur quelque chose de solide. Pourtant, quand il baissa les yeux, il ne vit rien d’autre que le sol, très loin en dessous de lui. L’armée pentadrienne s’était arrêtée. Des centaines de visages tournés vers le ciel observaient Tireel. La sorcière se tenait les bras levés, tendus dans sa direction. Des oiseaux noirs décrivaient des cercles entre lui et le sol. Auraya sentit son estomac se retourner. La sorcière le tient. La voix mentale de Dyara vibrait de consternation. — Ce n’est pas bon du tout, murmura Juran. Le champ de force qui soutenait Tireel s’évanouit brusquement, et le Siyee tomba. En écartant ses ailes, il parvint à arrêter sa chute – mais pas avant d’être parvenu au niveau des oiseaux. Ceux-ci se jetèrent sur lui, le piquant de leur bec et le griffant de leurs serres. Instinctivement, Tireel replia les bras pour protéger la membrane de ses ailes… et dégringola comme une pierre. Un instant plus tard, il réalisa que c’était peut-être un bon moyen d’échapper à ses agresseurs : passer sous eux avant de redresser pour s’échapper. Auraya éprouva une bouffée d’espoir. Plaquant leurs ailes contre leur corps, les oiseaux piquèrent à la suite de leur proie. Tireel vit leurs silhouettes profilées le cerner de toutes parts. Le sol se précipitait à sa rencontre. Il écarta de nouveau les bras. Immédiatement, les oiseaux se jetèrent sur lui pour le harceler de leur bec et de leurs serres. Malgré la douleur, Tireel serra les dents et résista à ses impulsions protectrices. Le sol ne se trouvait plus très loin à présent ; il ne pouvait pas se permettre de perdre davantage d’altitude. — Fuyez, chuchota de nouveau Auraya, même si elle savait que c’était impossible. Tireel baissa les yeux vers l’ennemi. Des centaines de visages l’observaient. Puis des serres déchirèrent ses ailes. Il poussa un hurlement d’agonie et tomba. La certitude qu’il ne volerait plus jamais était comme un poids supplémentaire qui le précipitait vers le sol. Il ferma les yeux et pria pour que sa mort soit instantanée. Mais le sol ne le percuta pas pour lui délivrer le coup de grâce miséricordieux. Au lieu de ça, il s’incurva autour de lui pour amortir sa chute. En le sentant contre son dos, Tireel ne put s’empêcher d’espérer. Il était vivant. Les ailes lacérées, mais vi… Puis il ouvrit les yeux et vit le cercle d’hommes et de femmes en noir qui l’entouraient. — Ce n’est pas bon du tout, répéta Juran. — Non, acquiesça Dyara. Il pourra leur fournir beaucoup de renseignements sur nous. — Que pouvons-nous faire ?s’enquit Mairae. — Rien. — Les autres Siyee le tueront peut-être. — S’ils essaient, ils se feront capturer eux aussi, contra Auraya. Ils n’ont aucune chance de s’approcher suffisamment. Son cœur palpitait de douleur. C’est ma faute. J’aurais dû les accompagner. J’aurais dû y aller à leur place. J’aurais pu faire l’aller et retour en moins de… — Non, Auraya, dit fermement Juran. Si tu y étais allée, nous aurions perdu une Blanche au lieu d’un éclaireur. — Il a raison, Auraya, ajouta Mairae. — Nous ne savions pas que ces oiseaux seraient là, ni qu’ils verraient Tireel et qu’ils avertiraient la sorcière de sa présence, fit remarquer Dyara. — Je sais que c’est dur de regarder, mais nous devons voir ce que Tireel va leur révéler, intervint Rian. Maintiens la connexion, Auraya. La jeune femme se concentra sur l’esprit de Tireel. La vision du Siyee était floue. Il perdait beaucoup de sang. La sorcière se tenait près de lui. Elle lui prit la main et l’attira vers elle. Le mouvement étira la membrane lacérée de l’aile de Tireel, et de nouvelles lances de douleur lui transpercèrent le bras. Il sentit quelque chose glisser de son doigt. — L’annelien, s’exclama Dyara, atterrée. Elle s’empare de l’annelien. — Nous ne pouvons pas l’en empêcher, murmura Juran. Mais en compensation de cette perte, peut-être parviendrons-nous à entrevoir ses pensées… Comme l’anneau quittait le doigt de Tireel, Auraya sentit les pensées du Siyee s’estomper. Elles furent aussitôt remplacées par un regret mâtiné de détermination impitoyable. Les Siyee ont choisi de s’allier avec ces hérétiques, songea la sorcière. Je ferais mieux de me le rappeler. Voyons cet anneau… Est-ce un bijou ordinaire ou un artefact ? Et si je… ? Non ! Le contact fut brusquement rompu comme elle jetait l’anneau au loin. Auraya ouvrit les yeux. Un instant, elle fixa les collines qui l’entouraient sans les voir. Dyara se tenait près d’elle. — Avons-nous appris quelque chose d’utile ? demanda Mairae, pleine d’espoir. — Non, répondit Juran sur un ton las. Du moins, pas de cette femme. Tireel nous a montré beaucoup de choses que nous ignorions. La taille de leur armée. La distance exacte à laquelle ils se trouvent de la passe. Si nous voulons les affronter là-bas, nous devons nous dépêcher. Et puis, il y a la menace que constituent ces oiseaux, particulièrement pour les Siyee. Les discussions risquent de se prolonger tard ce soir. Dyara, je t’envoie ton Porteur. Auraya, comment veux-tu revenir ? — En volant. — Dans ce cas, je vous vois toutes les deux très vite. Tandis que les autres Blancs mettaient fin à la communication mentale, Auraya regarda les montagnes qui se découpaient à l’est et poussa un soupir. — Je ne pensais pas que la première victime de cette guerre serait un Siyee, murmura Dyara. — Moi non plus. — Veux-tu que je l’annonce à l’oratrice Sirri ? Auraya jeta un coup d’œil à son aînée et secoua la tête. — Non, je m’en charge. Dyara acquiesça. — Alors, vas-y. Ça ne me dérange pas de marcher seule. En fait, un peu de solitude, si relative soit-elle, ne sera pas pour me déplaire. Et je suis certaine que Juran ne t’en voudra pas de prendre ton temps. Leurs regards se croisèrent, et Auraya comprit soudain que Dyara n’était pas aussi dure qu’elle en avait l’air – froide, mais pas insensible. La mort de Tireel l’avait bouleversée. S’écartant d’un pas, Auraya prit une grande inspiration et se propulsa dans les airs. CHAPITRE 37 Tryss se réveilla le visage plaqué contre la membrane de sa tonnelle démontable. Des voix étouffées filtraient à travers les minces parois. Il roula sur lui-même et sentit la pression d’un corps tiède derrière lui. — Déjà réveillé ? lança Drilli comme il se tournait vers elle. J’ai cru que je devrais te secouer. Tu es rentré si tard hier soir ! Tryss sourit, se rapprocha d’elle et posa une main sur sa hanche nue. — Je me réveille toujours de bonne heure quand tu es près de moi. Il fit remonter sa main vers le sein de Drilli, qui lui saisit le poignet pour arrêter son geste. À la vue de sa moue boudeuse, elle éclata de rire. — Il n’est pas si tôt que ça, l’informa-t-elle. Je suis étonnée que Sirri ne soit pas déjà venue voir pourquoi nous n’étions pas prêts. Elle l’embrassa et s’écarta de lui. Se redressant en position assise, elle se frotta le ventre. — Tu as toujours mal ?s’inquiéta Tryss. — Un peu, admit-elle. C’est à cause de la nourriture. Trop de pain et de viande, pas assez de fruits et de légumes. Drilli regarda autour d’elle. La tonnelle était juste assez grande pour qu’ils y tiennent assis. Son regard se fit vague comme elle fixait son attention sur les bruits du dehors. — Tout le monde est en train de s’agiter. Il a dû se passer quelque chose. Tryss tendit l’oreille. Une exclamation consternée s’éleva quelque part sur sa gauche. Près de l’entrée de la tonnelle, deux Siyee discutaient avec tant d’animation qu’il ne parvenait pas à distinguer leurs paroles. — Habillons-nous et allons voir. Drilli avait déjà empoigné ses vêtements. Tryss et elle enfilèrent très vite leur gilet et leur pantalon, puis ceignirent leur harnais et leurs armes. La jeune fille eut terminé la première, mais elle attendit que son époux soit prêt avant de ramper hors de la minuscule tonnelle. Les Siyee s’étaient rassemblés en petits groupes. À leur expression, Tryss devina qu’il était arrivé quelque chose de grave. Certains semblaient effrayés ; d’autres, en colère. — Tryss, Drilli, lança une voix familière. Pivotant, le jeune homme vit l’oratrice Sirri se détacher d’un groupe pour se diriger vers eux. Drilli se porta hâtivement à sa rencontre, et Tryss la suivit un pas en arrière. — Que s’est-il passé ? interrogea Drilli. — Les éclaireurs ont trouvé l’armée pentadrienne. Leur chef, Tireel de la tribu du Lac Vert, a été capturé. Tryss sentit son cœur se serrer. — Comment ? — Il s’est approché sans se rendre compte que c’était la sorcière aux oiseaux noirs – les mêmes oiseaux responsables de l’attaque contre la tribu de la Crête du Soleil – qui dirigeait cette partie de l’armée. Quand il a compris, il était déjà trop tard. Les oiseaux l’ont vu, et la sorcière l’a fait abattre. — Il est mort ? demanda Drilli à voix basse. Sirri grimaça. — Nous l’ignorons. Sa chute ne l’a pas tué, mais il était en très mauvais état quand son lien mental avec Auraya a été rompu. Une étincelle d’espoir se ralluma dans le cœur de Tryss. — S’il reste la moindre chance qu’il soit vivant, nous devons le sauver ! Sirri soupira et secoua la tête. — Si seulement nous pouvions… Mais il se trouve au beau milieu de l’armée pentadrienne. Nous ne réussirions qu’à nous faire capturer, nous aussi. — Evidemment. (Tryss se sentit rougir. La solution était évidente.) Auraya s’en chargera. — Non. (Sirri posa une main sur l’épaule du jeune homme.) Elle devrait affronter cinq puissants sorciers et tous leurs prêtres. Seule, elle ne survivrait pas non plus. Nous pouvons gagner cette guerre avec un Siyee de moins, mais je doute que nous y parvenions avec une Blanche de moins. Tryss la fixa, incrédule. — Donc, on va juste abandonner Tireel à son sort ? (Il serra les poings de frustration et de colère.) Ça aurait pu être moi ! Je voulais diriger les éclaireurs, mais vous avez dit que je me rendrais plus utile ici, en travaillant avec Lanren Chansonnier. — Tryss…, murmura Drilli. — Et c’est le cas, dit fermement Sirri. Je suis aussi chagrinée que toi, mais, en même temps, je me réjouis que tu n’y sois pas allé. J’ai besoin de toi ici. Tireel a peut-être sauvé beaucoup d’entre nous. Maintenant, nous sommes au courant pour les oiseaux noirs. Nous pouvons inventer des moyens de les combattre. Tryss la fixa, les yeux plissés. Le verbe « inventer » n’était pas le plus approprié dans ce cas ; sans doute l’avait-elle employé délibérément pour le distraire. Et elle a raison, réalisa-t-il. Je dois oublier le sort de Tireel pour me concentrer sur quelque chose de plus pressant : notre sécurité à tous. Il se força à sourire. — Dans ce cas, nous ferions mieux de nous mettre au travail tout de suite. Sirri lui pressa l’épaule. — C’est pourquoi j’ai ordonné un Rassemblement. Les terrestres peuvent partir sans nous aujourd’hui. Nous les rattraperons plus tard, après avoir discuté de ça entre nous. Et ce soir, toi et moi exposerons nos plans au conseil de guerre. Tryss vit le regard de l’oratrice glisser sur le côté et fixer quelque chose par-dessus son épaule. — Voici l’orateur Vreez. Je dois y aller. Quand je rejoindrai notre tribu, j’espère que tu auras déjà plein d’idées à me soumettre, Tryss. — Vous ne serez pas déçue, promit le jeune homme. Sirri acquiesça, puis adressa un demi-sourire forcé à Drilli avant de se diriger vers un trio d’hommes âgés. Tryss sentit la main de Drilli se refermer sur la sienne. — Si je me plains encore que tu passes toutes tes nuits avec ce Chansonnier, n’hésite pas à me donner des coups de pied, murmura la jeune fille. Alors que ses hommes disposaient le dernier tronc d’arbre en travers de la route, Kar entendit des bruits de pas derrière lui. — C’est mon préféré jusqu’ici. Par-dessus son épaule, il jeta un coup d’œil au guerrier qui approchait. Fin, lem du clan Tarrep, était grand pour un Dunwayen – et plutôt séduisant. Il portait sa barbe courte. Ses tatouages faciaux soulignaient ses yeux légèrement obliques et son regard intelligent. — Je vois bien que le véritable obstacle, c’est le nid de flèmouches dissimulé, mais pourquoi allumer des feux des deux côtés ? interrogea-t-il. — La fumée calme les flèmouches, expliqua Kar. Cet arbre est un mytten. Quand il est vert, son bois brûle lentement et en produisant beaucoup de fumée. Ainsi, les flèmouches resteront au nid jusqu’à ce que quelqu’un dérange la barricade. — Et il n’y aura pas de risque que la présence à l’extérieur de quelques-unes d’entre elles révèle la nature du piège, acquiesça Fin. Je comprends. Il aboya des ordres aux guerriers de feu et aux membres de son clan, puis se détourna. Kar le suivit le long de la route qui menait à la passe. Le reste des hommes leur emboîta le pas en silence. Les derniers conduisaient un tarn ouvert contenant les instruments et le matériel nécessaire à la pose de leurs pièges. La route était sinueuse et assez raide par endroits. Kar évaluait le potentiel de chacun de ses reliefs. Il avait encore quelques idées à mettre en pratique, à condition de trouver le type de terrain adéquat. Après avoir marché une heure, les Dunwayens franchirent un virage, et Kar s’arrêta. — Ah. Fin sourit. — Je savais que ça te plairait. La route se poursuivait en pente abrupte entre deux parois rocheuses. Celles-ci s’inclinaient vers le milieu, se touchant presque à leur sommet. Un énorme rocher était coincé entre elles à plusieurs mètres de hauteur. Kar se frotta la barbe et s’engagea dans le canyon. Il s’approcha des murs pour les examiner. Des tas de fissures et de crevasses couraient le long du passage. En passant sous le rocher, il leva les yeux, puis poursuivit son inspection des murs. Au bout du canyon, les parois s’écartaient de nouveau, formant un étroit ravin rempli de grosses pierres à travers lequel se poursuivait la route de montagne. Kar tourna les talons et rebroussa chemin. En ressortant du canyon, il découvrit ce qu’il espérait trouver. Au-dessus du virage, à l’endroit où il s’était tenu quand il avait découvert le rocher suspendu, saillait une large corniche. Avec un soupir de bonheur, il fit signe aux guerriers de feu et leur expliqua ce qu’il attendait d’eux. Moins de une heure plus tard, les Dunwayens avaient terminé. Les guerriers de feu semblaient las. Leur tâche avait requis une concentration constante. Leur front luisait de sueur malgré le froid, et leur bandeau doré était maculé de poussière. Kar espéra qu’ils ne seraient pas trop fatigués pour la suite. Levant les yeux, il parvint tout juste à distinguer les deux fines cordes qui longeaient les fissures des parois. Leur trajectoire était guidée par de petits anneaux métalliques vissés dans la roche. Kar les suivit jusqu’à la corniche, où leur extrémité était attachée à des sacs remplis de sable qui soutenaient une pile de grosses pierres soigneusement disposées. Puis il fit demi-tour, et ses assistants lui emboîtèrent le pas. Il traversa le canyon abrupt sans même jeter un coup d’œil au rocher qui le surplombait. Fin l’attendait au bout du passage, les sourcils froncés. Il garda le silence tandis que Kar ordonnait aux sorciers de guerre de faire rouler le plus proche des énormes rochers vers la sortie du canyon. Il resta muet et tendu pendant que les hommes vissaient d’autres pitons dans la pierre et y faisaient passer de nouvelles cordelettes. Mais lorsque Kar déclara le piège terminé et prêt à servir, il l’appela pour lui réclamer des explications. — Tu n’as pas utilisé le rocher suspendu. — Si. Il servira de diversion. — Comment ça ? — Nos ennemis seront trop occupés à s’inquiéter qu’il leur tombe dessus pour remarquer les cordes. Fin acquiesça lentement. — Et en déblayant l’obstacle, leurs sorciers déclencheront la chute des rochers que tu as fait empiler sur la corniche, au-dessus du virage. Cette fois, tu ne frapperas pas la tête de l’armée, mais ses entrailles. (Il gloussa.) Je me demande bien ce que tu vas encore inventer… Kar sourit. — Nous n’avons toujours pas utilisé l’acide. (Il jeta un coup d’œil aux guerriers de feu.) Sa manipulation nécessite un esprit frais et dispos. — En effet. Nous avons tous besoin de faire une pause. Trouvons un endroit où nous asseoir. (Fin héla l’homme qui conduisait le tarn.) Apporte-nous de l’eau et une collation. Tandis que les hommes s’installaient pour manger, Kar scruta la route devant eux. La passe et Hania se trouvaient encore à de nombreuses heures de marche. Fin, lui et leurs assistants avaient pris beaucoup de retard sur le reste de l’armée dunwayenne, mais ils finiraient bien par rattraper celle-ci. Dans un jour ou deux, ils atteindraient la passe et rejoindraient les forces circliennes. Kar sourit. Et ils prendraient part à la plus grande bataille entre mortels qui ait jamais eu lieu en Ithanie du Nord. Les plaines Dorées étaient sillonnées de routes qui s’entrecroisaient. Celles qu’empruntaient les Tisse-Rêves étaient plus étroites et moins bien entretenues que la route principale est-ouest utilisée par l’armée circlienne. Parfois, elles filaient parallèlement à cette dernière, et parfois, elles prenaient une direction différente. Mais, de manière générale, les Tisse-Rêves arrivaient assez facilement à ne pas se faire distancer par les militaires. Ce jour-là, ils avaient dû suivre une piste inégale et envahie par les mauvaises herbes qui s’écartait considérablement du chemin de l’armée. Toutefois, Arleej n’était pas inquiète. Des fermiers locaux leur avaient assuré que la piste ne tarderait pas à couper une route plus fréquentée, qui descendait droit vers le sud pour rejoindre la route principale. À partir de là, les Tisse-Rêves suivraient le même chemin que les troupes, mais resteraient en arrière à une distance prudente. Leiard jeta un coup d’œil à son élève. Un pli soucieux barrant son front, Jayim observait la route devant les arems qui tiraient leur tarn. Le jeune homme avait appris à conduire correctement et gagné en assurance, mais il devait encore se concentrer sur sa tâche. Leiard ne pouvait pas exiger de lui qu’il écoute une leçon en même temps. Depuis quelques jours, Jayim avait fâcheusement tendance à s’écarter du sujet de ses cours pour spéculer sur Auraya ou sur la bataille imminente. Quand Leiard se lassait d’éluder ses questions, il lui confiait les rênes pour le faire taire. — J’ai quelque chose à vous demander, lança soudain Jayim. Malheureusement, ça ne marche pas toujours, songea Leiard, ironique. — Oui ? — Vous m’enseignez le même genre de choses que lorsque nous étions à Jarime – les liens mentaux exceptés. Je croyais que vous vous concentreriez davantage sur la guérison. Après tout, c’est pour ça que nous sommes là : pour soigner des blessés, non ? Leiard sourit. — Enseigner la guérison par la magie présente toujours un dilemme. Comment puis-je te montrer quoi que ce soit faute de blessures sur lesquelles t’entraîner ? Notre déontologie de Tisse-Rêves nous interdit de faire du mal à quiconque – nous-mêmes inclus ! – dans la seule intention de fournir matière à des travaux pratiques. Jayim garda le silence un moment. — Donc, je n’apprendrai pas à soigner les gens avant que nous soyons sur le champ de bataille. — Non. — Je pensais… J’espérais être déjà prêt à ce moment-là. — Personne n’est jamais prêt à affronter un champ de bataille la première fois, répliqua Leiard. (Il jeta un coup d’œil à son élève et gloussa.) Ne t’en fais pas : le moment venu, tu apprendras beaucoup en peu de temps. Et je serai là pour te guider. — « Inutile de t’inquiéter pour des choses inévitables ; tu auras tout le temps de te ronger les sangs quand elles se produiront », récita Jayim. Leiard le fixa, étonné. — C’est un très vieil adage. Jayim haussa les épaules. — Ma mère dit ça tout le temps. — Ah. J’imagine que tu lui as fourni maintes raisons de… Le tarn qui les précédait s’arrêta. Comme Jayim tirait sur les rênes de leurs arems, Leiard se tordit le cou pour voir la route devant eux. Un autre véhicule se tenait en travers du chemin, barrant la route au tarn de tête. Quatre Tisse-Rêves inconnus se massaient devant. — Il semble que notre nombre vienne juste de grandir, commenta Leiard. Reste ici ; je vais souhaiter la bienvenue à nos camarades. Il descendit du tarn et gagna l’avant de la colonne. En s’approchant des étrangers, il vit que la caravane d’Arleej avait atteint le bout de la piste. Trois voitures attendaient sur le bas-côté d’une route plus large. Arleej parlait à l’un des nouveaux venus, un homme robuste aux larges épaules et aux cheveux clairs. Apercevant Leiard, elle lui fit signe de la rejoindre. — Voici le Tisse-Rêves Leiard, ancien conseiller Tisse-Rêves des Blancs, le présenta-t-elle. Leiard, voici le Tisse-Rêves Wil. L’homme était dunwayen, devina Leiard. Et il avait haussé les sourcils quand Arleej avait mentionné son ancienne position. — Conseiller des Blancs, répéta-t-il. J’en avais entendu parler. (Il marqua une pause, puis ricana.) Autant vous dire que ça ne me semblait pas une très bonne idée. Ces prêtres sont des télépathes. Ils pourraient nous dépouiller d’une grande partie de nos connaissances. — Seulement de celles qui leur paraissent acceptables, contra Arleej. Ce qui ne se résume pas à grand-chose, vu qu’ils considèrent nos herbes comme inefficaces et nos Dons de télépathie comme tabous. Wil secoua la tête. — Les mentalités changent. — C’est vrai – et en notre faveur, ces temps-ci. (Arleej sourit.) Tu verras : Auraya des Blancs est très surprenante. Elle nous rend visite chaque soir. Leiard et elles sont de vieux amis ; ils se connaissaient déjà avant son Élection. Wil écarquilla légèrement les yeux. Il fixa Leiard un moment, puis haussa les épaules. — J’ai hâte de la rencontrer. — À présent, il faut nous remettre en route, déclara Arleej. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant de rattraper l’armée circlienne. Wil acquiesça et se dirigea vers le premier tarn de son groupe. Comme Leiard se détournait, Arleej le rappela. Il lui jeta un coup d’œil interrogateur par-dessus son épaule. — Tu veux bien rester avec moi un moment ? demanda-t-elle en désignant son tarn. Leiard la suivit tandis qu’elle se hissait sur le banc du conducteur. Les nouveaux venus attendirent quelle ait fait avancer son attelage et quelle se soit engagée sur la route plus large pour les guider. Puis ils se joignirent à la colonne. Au bout de quelques minutes, Arleej tourna la tête vers Leiard et lui sourit. — Les Blancs ont dit à Raeli qu’ils suspendraient l’interdiction d’utiliser nos services pendant une journée après la bataille. — C’est une bonne nouvelle. — Oui. Il semble que ton amitié avec Auraya s’avère fructueuse à plus d’un titre. Leiard acquiesça. — J’imagine qu’elle ne t’a pas révélé les plans militaires des Blancs ? ajouta Arleej. Il fit un signe de dénégation. — Rien que nous ne sachions déjà. — A-t-elle mentionné leur nouvelle conseillère Tisse-Rêves devant toi ? — Une fois. (Il grimaça.) Elle est déçue que Raeli se montre aussi réservée, mais elle la comprend. Plus tard, après la guerre, elle espère avoir l’occasion de gagner son amitié – ou au moins son respect. — Je vois. De quoi d’autre te parle-t-elle ? — Rien que tu puisses répéter, marmonna Mirar. — Silence, lui intima sévèrement Leiard. Il haussa les épaules. — Elle me raconte ses souvenirs de son séjour à Si et à Borra. — Menteur. — A-t-elle remarqué les problèmes que tu as avec Mirar – le fait que ses souveliens ont développé une personnalité propre dans ta tête ? interrogea Arleej. Leiard fronça les sourcils et détourna les yeux. — Je n’en suis pas certain. En tout cas, elle ne m’a rien dit. — Parce que tu me bloques complètement quand tu es avec elle, gronda Mirar. Rien de tel que le désir à l’état brut pour faire prendre à un homme la pleine possession de son corps. — Est-ce là le moyen de me débarrasser de toi ? — Non. Tu ne peux pas être avec elle tout le temps. La réponse s’accompagnait d’une menace sous-jacente. Leiard sentit son contrôle lui échapper et se retrouva en train de fixer Arleej. — J’ai une confession à faire, s’entendit-il dire. Cet imbécile de Tisse-Rêves a… — Non ! Leiard lutta contre Mirar et parvint à reprendre le contrôle. Arleej le dévisageait, perplexe. — Quelque chose ne va pas ? Leiard secoua la tête. Il n’osait pas parler de peur que les mots qui sortent de sa bouche ne soient pas ceux qu’il avait l’intention de prononcer. — C’est Mirar, n’est-ce pas ? devina Arleej. Leiard acquiesça. Arleej hocha la tête pour montrer qu’elle comprenait. Puis son expression se fit soucieuse. — Jayim m’a dit qu’à son avis, les choses avaient empiré dernièrement. Selon lui, ça a commencé après la première visite d’Auraya. Leiard la fixa du regard, alarmé. — Ne t’en fais pas, il a tenu sa promesse, le rassura Arleej. Mais j’ai bien vu qu’il était inquiet pour toi. Elle prit la main de Leiard. Celui-ci voulut se dégager, mais elle le retint fermement. — Tu ne me dis pas tout. En d’autres circonstances, je te laisserais à tes secrets, mais je soupçonne qu’ils sont en train de te détruire. Parle-moi, Leiard. De toute évidence, Mirar souhaite que tu le fasses. Il secoua la tête. — J’évite déjà les Blancs pour qu’ils n’apprennent pas que tu leur caches quelque chose, insista Arleej. Autant que je connaisse toute la vérité. Leiard détourna les yeux et ne répondit pas. Arleej attendit. Puis elle poussa un soupir. — Mirar. Elle avait prononcé ce nom comme un ordre. Ou une invocation. Leiard sentit son contrôle se dissoudre. — Enfin ! Sa propre voix était différente : plus aiguë, exsudant une autorité et une arrogance qu’il n’avait jamais possédées. Il sentit qu’il redressait le dos et pivotait vers Arleej. Comme celle-ci le dévisageait, il vit de la peur passer dans ses yeux. — Pourquoi fais-tu ça à Leiard ? — Dans son propre intérêt. Il ne peut pas poursuivre sa liaison avec Auraya – sinon, il se détruira, et il entraînera mon peuple dans sa chute. Arleej écarquilla les yeux. — Quelle liaison ? — Il est amoureux d’elle. Et elle de lui, probablement. C’est pathé… euh, mignon comme tout. Mais dangereux. — Je vois. (Les sourcils froncés, Arleej réfléchit à ce qu’elle venait d’apprendre.) Je ne pense pas que Leiard soit capable de nuire à notre peuple, dit-elle lentement. Donc, il doit croire qu’il n’y a pas de danger. — Il se trompe. — Du moment que son secret le reste, je ne… — Même si personne ne le révèle accidentellement, tu peux être sûre que les dieux savent déjà. Arleej frissonna. — Apparemment, ils n’y voient pas d’objection. Sans ça, ils auraient déjà mis un terme à cette histoire. — Ils le feront quand ça leur rapportera le plus. Et ça m’étonnerait qu’ils prennent nos intérêts en compte. Ne va jamais t’imaginer qu’ils ont cessé de nous haïr. Nos esprits recèlent des souvenirs d’une période plus sombre, où ils n’étaient pas aussi bienveillants qu’ils s’en donnent l’air aujourd’hui. Ils ne veulent pas que leurs fidèles se rendent compte de quoi ils sont capables. Arleej avait pâli. Elle grimaça et secoua la tête. — Leiard, Leiard, dans quoi t’es-tu fourré ? Soudain, Leiard se retrouva aux commandes de son corps. Il hoqueta et porta ses mains à son visage. — Tu es de retour ! s’exclama Arleej. C’est vrai que j’ai prononcé ton nom, ajouta-t-elle pensivement. — Si c’est ainsi que ça fonctionne, je vous serais très reconnaissant de ne plus jamais mentionner le sien, s’étrangla Leiard. Arleej lui tapota le genou. — C’est promis. Je suis désolée. (Elle marqua une pause.) Mais sérieusement… Tu peux m’expliquer ce que tu fabriques ? Les risques que tu prends… — … Sont minimes, affirma Leiard en baissant les mains. Quand cette guerre sera terminée, je me retirerai dans un endroit isolé. Personne ne découvrira jamais rien. — Personne ? Mi… Il a raison. Les dieux doivent le savoir. Et il se peut effectivement qu’ils attendent le moment le plus opportun pour riposter. Tu as le devoir de protéger ton peuple. Tu dois mettre un terme à cette liaison, Leiard. Le Tisse-Rêves détourna les yeux. — Je sais. Mais quand je suis avec elle, je ne peux même pas l’envisager. L’expression d’Arleej s’adoucit. — Pas de doute, c’est bien de l’amour. Elle se laissa aller contre le dossier du siège conducteur et soupira. Le front barré par plusieurs plis soucieux, elle fixa la route devant elle comme si elle ne la voyait pas. Leiard l’observa attentivement. Qu’allait-elle faire ? Lui ordonner de rompre avec Auraya ? Parler à cette dernière et tenter de la convaincre d’en finir avec lui ? — Si elle te donnait l’ordre de rompre, lui obéirais-tu ? demanda Mirar. — Probablement pas, admit Leiard. Mais si elle me renvoie, je m’en irai. — Je ne sais pas quoi faire de toi, dit Arleej à voix basse sans le regarder. Je dois y réfléchir. À partir de maintenant, nous ne camperons plus aussi près de l’armée circlienne. Je préférerais qu’il soit très difficile pour les Blancs de nous rendre visite. Si Auraya vient quand même… Je ne m’en mêlerai pas. Je ferai tout mon possible pour protéger votre secret. — Merci, murmura Leiard. Arleej tourna la tête vers lui. — Je réfléchirai mieux seule. Il acquiesça et, se sentant tel un gamin réprimandé, descendit du tarn pour rejoindre Jayim un peu plus loin dans la colonne. CHAPITRE 38 Auraya attacha son circ et revint vers Leiard, toujours entortillé dans les couvertures sur le sol de sa tente. Elle le toisa en souriant. Le Tisse-Rêves lui rendit son sourire, et elle sentit sa main lui attraper la cheville. Ses pensées étaient mélancoliques. Il aurait voulu quelle reste plus longtemps – qu’elle soit encore là quand il se réveillerait au petit matin. Mais il savait qu’ils ne pouvaient pas prendre ce risque. Tout le monde ici pense que si elle me rend visite au milieu de la nuit, c’est uniquement pour parler politique, et qu’elle ne peut pas venir plus tôt parce qu’elle est trop occupée pendant la journée ou parce qu’elle préfère me consulter en secret pour ne pas froisser Raeli. (Avec un soupir, il pensa à Arleej.) Enfin, tout le monde à part deux personnes, rectifia-t-il. Auraya se rembrunit. Le sourire de Leiard s’évanouit lorsqu’il comprit qu’elle avait lu dans son esprit. Il lâcha sa cheville. — Arleej est au courant pour nous ? — Oui. Auraya se mordit la lèvre. Ça pouvait être gênant. Arleej occupait une position élevée au sein du gouvernement somreyan et de l’ordre des Tisse-Rêves. Tôt ou tard, elle était vouée à rencontrer l’un des Blancs. Une seule pensée fugitive de sa part, et leur liaison serait découverte. — Nous pouvons lui faire confiance : elle ne dira rien, affirma Leiard. Auraya le dévisagea attentivement. — Tu n’en es pas tout à fait sûr. Leiard fronça les sourcils et s’assit. Les couvertures tombèrent de ses épaules nues. — La présence de Mirar dans mon esprit l’inquiète. — Ces fameux souveliens ? (Auraya haussa les épaules.) Pourquoi ? Leiard hésita. — Tu n’as jamais remarqué… (Il détourna les yeux.) C’est vrai qu’il garde le silence quand tu es là. Auraya secoua la tête, perplexe. — Il ? — Mirar, ou l’écho de sa personnalité dans ma tête. Parfois, il me parle. Et parfois, il… parle à travers moi. En y regardant de plus près, Auraya commença à comprendre. Il était arrivé que l’émanation des souvenirs de Mirar s’exprime en utilisant la voix de Leiard. Celui-ci en était fort perturbé ; il craignait que la présence de l’intrus éloigne Auraya. — Mais j’ai toujours réussi à reprendre le contrôle, lui assura-t-il. Auraya hocha la tête. — Je vois. Je comprends que ça te préoccupe, mais en quoi cela concerne-t-il Arleej ? Je pensais qu’elle serait heureuse de disposer de ce lien avec le fondateur de votre ordre. — C’est juste que… (Leiard s’interrompit.) Ça ne te dérange pas ? demanda-t-il sur un ton hésitant. Auraya haussa les épaules. — Ce ne sont que des souvenirs. Et ils m’ont été très utiles. Ce qui tu m’as appris au sujet des Siyee s’est avéré infiniment précieux. Leiard détourna les yeux, et elle sentit qu’il était toujours troublé. — Moi, ça me dérange. Il n’aime pas que nous soyons ensemble. Il dit que nous mettons les miens en danger. Auraya éprouva un pincement au cœur. Une partie de Leiard ne voulait pas d’elle. Ce n’est pas entièrement vrai, se raisonna-t-elle. Ces souveliens proviennent d’un homme qui détestait et redoutait les dieux, et qui a été tué par Juran sur leur ordre. Il est normal que je lui inspire de la méfiance. — Je ne suis pas d’accord avec lui, ajouta Leiard. — Donc, vous vous disputez ? — Oui. Mais… pas quand tu es là. Auraya sourit, soulagée. — Dans ce cas, ma présence te fait du bien. Les coins de la bouche de Leiard se retroussèrent. — Oui. Pourtant Auraya percevait une hésitation. Elle regarda plus profondément en lui et comprit. Céder à cette autre personnalité lui apporterait la paix. Parfois, il trouvait ça tentant. Elle s’assit et l’entoura de ses bras. — Dans ce cas, nous le combattrons ensemble. Je t’aiderai de toutes les manières possibles. Dès que cette guerre sera terminée. Tu pourras attendre jusque-là ? Leiard passa les mains dans ses cheveux. — J’attendrais des siècles pour un moment avec toi. Auraya grimaça. — Encore une exagération romantique, le taquina-t-elle. Tu n’auras à attendre qu’une journée, pas des siècles. Je reviendrai demain soir. Elle se pencha pour l’embrasser. Les lèvres de son amant étaient tièdes. Des souvenirs plaisants lui revinrent en mémoire. Elle eut envie de le toucher, mais résista. Au lieu de ça, elle s’écarta de lui et se leva. — Tu ferais mieux de t’habiller et de me raccompagner. Leiard fit la moue, puis grimaça et repoussa les couvertures. Nu, il se mit à ramasser ses vêtements épars. Auraya le regarda s’habiller. D’un côté, ses gestes la fascinaient ; de l’autre, ils la remplissaient de tristesse. C’était comme s’il enfilait une identité en même temps que sa tenue de Tisse-Rêves. Lorsqu’il eut terminé, il la suivit vers l’entrée de la tente tel un hôte attentif et respectueux. — Ce fut un plaisir de m’entretenir de nouveau avec toi, Auraya des Blancs, dit-il sur un ton formel. La jeune femme opina. — Comme toujours, je l’espère. Fais mes amitiés à la Tisse-Rêves et ancienne Arleej. — Je n’y manquerai pas. Il lui tint le rabat ouvert, et Auraya sortit. La lumière des lampes se déversa à l’extérieur, éclairant la silhouette sombre des autres tentes alentour. Puis le rabat retomba, et l’obscurité reprit ses droits. Auraya leva les yeux vers le ciel et se concentra sur le monde qui l’entourait. C’était si facile à présent… Elle conjura de la magie et se propulsa vers le haut. Le vent froid ébouriffait ses cheveux. Avant de partir, elle s’était rapidement nettoyé le visage dans une cuvette d’eau ; quelques mèches encore mouillées lui glaçaient le cou. Elle les sécha à l’aide de son pouvoir. Comme elle prenait de l’altitude, Auraya aperçut des lumières dans le lointain. Le camp de l’armée. Etait-il plus… éclairé que d’habitude, ou se faisait-elle des idées ? Conjurant davantage de magie, Auraya créa un bouclier pour protéger son corps contre le vent et fila à toute allure vers le camp. Très vite, ses soupçons se confirmèrent. Des lignes de torches se déplaçaient entre les tentes. À l’endroit où elles se fragmentaient, à la lisière du camp, des soldats dressaient d’autres structures de toile. Des nouveaux venus. Probablement les Torennais. En se rapprochant, Auraya distingua quatre silhouettes pâles debout devant le pavillon où les dirigeants de l’armée circlienne tenaient leurs conseils de guerre. Une petite foule se massait face à elles ; la lumière des torches se reflétait sur quantité de métal poli et de tissu scintillant. Des nobles et autres dignitaires, devina Auraya. Une des silhouettes se tenait quelques pas en avant des autres. — Berro. Le roi de Toren. Pourquoi Juran ne m’a-t-il pas appelée pour m’annoncer son arrivée ? Auraya s’immobilisa en suspens au-dessus de la foule. La voix du souverain montait jusqu’à elle. Décidant qu’il serait impoli de l’interrompre, elle envoya un message mental à Juran. — Juran ? Tu veux que je vous rejoigne ? Son aîné eut un mouvement de surprise. Il leva les yeux vers elle. — Oui, quand je te l’indiquerai, répondit-il. Auraya l’entendit dire quelque chose. Puis il lui fit un petit signe. Elle se laissa tomber et atterrit près de Mairae. Le roi de Toren pivota et la dévisagea, stupéfait. Il leva les yeux vers le ciel comme s’il s’attendait à y découvrir un perchoir depuis lequel elle aurait pu sauter. N’en voyant aucun, il reporta son attention sur elle. — Auraya, lança Juran, je crois me souvenir que tu as rencontré le roi Berro juste après ton Election ? — En effet, acquiesça la jeune femme. C’est un plaisir de vous revoir, votre majesté. Berro prit une grande inspiration et parut se ressaisir. — Tout le plaisir est pour moi, Auraya des Blancs. Vous vous êtes adaptée à votre nouvelle position avec une rapidité impressionnante. J’avais entendu parler de votre Don de vol, mais j’avoue que je n’y croyais pas tout à fait jusqu’à maintenant. Auraya sourit et fit le signe du cercle. — Les dieux nous donnent ce dont nous avons besoin pour accomplir leurs desseins. Berro cligna des yeux, et elle fut ravie de voir ses pensées se tourner vers les Siyee. En rappelant que c’étaient les dieux qui lui avaient accordé le Don de vol, elle laissait entendre qu’ils l’avaient fait afin qu’elle puisse convaincre le peuple du ciel de s’allier avec eux. Avec un peu de chance, Berro y réfléchirait à deux fois avant de contester le retrait des colons torennais de Si. Aucun monarque n’aurait osé défier les dieux. Berro reporta son attention sur Juran. — Je suis venu aussi vite que les jambes de mes soldats pouvaient les porter afin de vous rejoindre avant la bataille. Nous sommes, me semble-t-il, à deux jours de voyage de la passe. Aurons-nous le temps de nous reposer ? Juran fronça les sourcils. — Je ne peux vous promettre qu’une journée de marche raccourcie demain. Mais vos troupes devraient avoir la possibilité de récupérer une fois arrivées à destination. — Cela suffira. — Vous aussi, vous êtes très fatigué, fit remarquer Juran. Et il est un peu tard pour discuter stratégie. Si vous le voulez bien, je voyagerai avec vous demain pour vous tenir au courant de toutes les décisions prises jusqu’ici. Berro eut un sourire soulagé. — Ce sera parfait. Merci. Juran opina et fit le signe du cercle. — Dans ce cas, à demain matin, votre majesté. Le roi lui rendit son salut avant de s’éloigner, la foule des nobles sur ses talons. Auraya pivota vers le reste des Blancs. Juran semblait soulagé ; Dyara, résignée ; Rian et Mairae, satisfaits. — Au moins, ils sont là, murmura Dyara. Les Dunwayens sont en train de poser des pièges dans la passe. Quand ils nous rejoindront, nous formerons une armée impressionnante. — De fait, acquiesça Juran. Pour l’instant, nous devrions retourner nous coucher. Les autres approuvèrent. Mairae et Rian s’éloignèrent sans demander leur reste. Dyara hésita, puis se dirigea vers le campement de l’armée genrienne. Voyant que Juran ne bougeait pas, Auraya s’approcha de lui. Il tourna la tête vers elle. — Oui ? demanda-t-il, sur la défensive. — J’ai été surprise que tu ne m’appelles pas, dit gentiment Auraya. Son aîné parut soulagé. — Mairae m’a dit que tu effectuais une patrouille aérienne, que tu faisais ça toutes les nuits et que je ferais mieux de te ficher la paix. En fait, ça m’étonne un peu que tu ne m’en aies jamais parlé. Auraya haussa les épaules. — C’est juste ma façon de faire les cent pas quand je n’arrive pas à dormir. Juran lui sourit, puis redevint brusquement sérieux. — Tâche quand même de te souvenir que le manque de sommeil tend à te rattraper au plus mauvais moment. J’imagine qu’il serait assez fâcheux que tu t’assoupisses en plein vol. — En effet, grimaça Auraya. Très fâcheux, même. Mais… n’hésite jamais à m’appeler si tu as besoin de moi ici. Juran acquiesça. — Promis. — Bon, eh bien… Je vais me coucher. (Auraya marqua une pause.) Et tu ferais bien de m’imiter. Juran soupira. — Oui, tu as raison. La jeune femme s’éloigna. Entendant bâiller derrière elle, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit Juran se couvrir la bouche d’une main. Elle hocha la tête par-devers elle. Peut-être aurait-il moins de mal à dormir maintenant que les Torennais étaient arrivés. Emerahl se réveilla en sursaut. Un instant, la panique la submergea. La caravane était-elle attaquée ? Puis une sensation résiduelle d’étouffement raviva ses souvenirs. Encore le rêve de la tour !songea-t-elle, irritée. Les Tisse-Rêves étaient-ils devenus incompétents ou laxistes au point de ne pas réussir à empêcher l’un des leurs de projeter ses songes ? — Ça va, Jade ? Emerahl tourna la tête vers Étoile. Un matelas avait été installé sur le plancher du tarn de Rozéa pour la convalescente. Celle-ci feignait d’avoir reçu une blessure grave, mais non potentiellement fatale. Étant déjà presque guérie, elle avait néanmoins un peu de mal à rester allongée toute la journée. Parfois, Emerahl faisait semblant de dormir juste pour échapper à son babillage incessant. Pour l’heure, Étoile la dévisageait avec inquiétude. — J’ai fait un cauchemar, c’est tout, répondit Emerahl. — De quoi as-tu rêvé ? Pas d’une tour qui te tombait dessus, quand même ? Surprise, Emerahl cligna des yeux. — Pourquoi me demandes-tu ça ? Étoile haussa les épaules. — Quelques-uns de mes clients m’en ont parlé. Ils m’ont dit qu’ils avaient fait ce cauchemar plusieurs fois. — Combien ? — Aucune idée. Ils ne m’ont pas donné de chiffre exact. Emerahl secoua la tête. — Non ; je veux dire : combien de clients t’ont dit qu’ils avaient fait ce cauchemar ? Étoile réfléchit. — Trois ou quatre. (Elle regarda fixement sa camarade.) Alors, tu as fait le même ? — Oui, acquiesça Emerahl. — C’était la première fois ? — Non. — Que se passe-t-il, au juste ? — Rien de plus que ce qu’on t’a déjà raconté : il y a une tour, et elle s’écroule. Etoile grimaça. — Non, je voulais dire : pourquoi faites-vous tous le même cauchemar ? Qu’est-ce que ça signifie ? — « La signification d’un rêve dépend du rêveur », cita Emerahl. Elle fronça les sourcils, se souvenant de sa théorie selon laquelle son rêve était lié à la mort de Mirar. Quelque chose ne collait pas. — Finir écrasé sous les décombres d’un bâtiment… (Etoile frissonna.) C’est une sale façon de mourir. Emerahl acquiesça distraitement. Si le Tisse-Rêves qui projetait ses songes rêvait bien de la mort de Mirar, il ne revivait pas sa propre expérience, mais celle du fondateur de son ordre. Pour cela, il devait posséder des souveliens de sa mort. D’où il découlait que quelqu’un avait dû communier avec Mirar pendant son agonie. C’était incroyable. Cette seule idée provoqua un frisson glacial le long de l’échine d’Emerahl. Pas étonnant que le rêveur ne puisse s’empêcher de refaire ce cauchemar, encore et encore. — Ça signifie peut-être que les Blancs vont échouer, suggéra Étoile. — Les rêves ne sont pas des prémonitions, contra Emerahl. En tout cas, pas celui-ci. Il ne montrait pas l’avenir, mais le passé. L’expérience ultime de Mirar avait dû se transmettre de Tisse-Rêves en Tisse-Rêves depuis un siècle. À présent, un puissant Tisse-Rêves dans l’esprit duquel il s’était logé le projetait à tous les individus assez Doués pour le capter. Je me demande s’il fait exprès. S’il essaie de rappeler au monde qui a tué Mirar. — Jade ? Emerahl leva une main pour faire taire Étoile. Les dieux ont fait de Mirar un martyr. Je ne doute pas que ce rêve touche aussi l’esprit des prêtres circliens. Ni que les dieux essaient d’y mettre un terme. — Il faut que je te dise quelque chose, insista Étoile à voix basse. J’ai raconté… À moins qu’ils ne puissent pas. Et si le rêveur était protégé ? Mais par qui ? Quelqu’un de puissant. Un ennemi des dieux. Les Pentadriens ! Peut-être que… — … À Rozéa que tu m’avais soignée avec de la magie. Emerahl se tourna vers Étoile et la fixa d’un air peu amène. — Tu as fait quoi ?aboya-t-elle. Étoile frémit et eut un mouvement de recul. — Je suis désolée, gémit-elle. Elle m’a tiré les vers du nez. La jeune femme semblait effrayée. Emerahl regretta d’avoir réagi aussi vivement. Elle força son expression à s’adoucir. — Évidemment. Rozéa serait assez maligne pour soutirer son navire à un marchand. Je me demandais pourquoi elle était aussi aimable avec moi tout d’un coup. — Je n’ai jamais été douée pour garder les secrets, avoua Étoile, penaude. Emerahl l’examina de plus près. En effet, tirer les vers du nez d’une écervelée pareille n’avait pas dû être bien difficile. Que dois-je faire maintenant ? Je devrais partir. Emerahl sourit. Puisque Rozéa savait qu’elle était une sorcière, elle n’avait plus de raison de se cacher. Elle était libre de prendre l’argent que sa patronne lui devait, par la force si nécessaire. D’un autre côté, quand la caravane rejoindrait l’armée, Rozéa parlerait forcément de la sorcière qui l’avait dépouillée. Son histoire risquait d’attirer l’attention des prêtres. Non, je dois partir les mains vides. L’argent ne vaut pas la peine que je me mette en danger. Pourtant, Emerahl se sentait bêtement dans l’obligation de protéger les autres filles le plus longtemps possible. Quand la caravane se rapprocherait de l’armée et que Rozéa pourrait engager de nouveaux gardes, elles devraient être raisonnablement en sécurité. Et ensuite ? Emerahl reconsidéra la possibilité que le rêveur soit protégé par les Pentadriens. Jusque-là, ses plans pour l’avenir s’étaient résumés à échapper aux prêtres, puis à s’échapper de Porin, puis à s’échapper de la caravane du bordel. Peut-être se mettrait-elle à la recherche de ce rêveur. Celui-ci (ou celle-ci) serait peut-être en mesure de la protéger contre les dieux et leurs serviteurs. Si cela l’obligeait à rejoindre les Pentadriens, qu’il en soit ainsi. Pour ce qu’Emerahl en savait, ils pouvaient très bien remporter cette guerre. CHAPITRE 39 Durant l’après-midi, la route est-ouest rencontra un large fleuve. Elle se poursuivit le long de sa rive, le grondement de l’eau qui se – précipitait sur les rochers noyant tous les bruits à l’exception des cris humains, du mugissement occasionnel des arems et du hennissement des reynas. Puis elle pénétra dans une grande vallée, longeant des hameaux où le passage de l’armée fut salué par des adultes souriants et des enfants surexcités. Enfin, comme les derniers rayons du soleil disparaissaient à l’horizon, Juran fit arrêter les troupes à la sortie de la vallée. Ça doit signifier que nous venons de quitter les plaines et de nous engager dans les montagnes, songea Danjin en pénétrant dans le pavillon des conseils de guerre. À partir de maintenant, ça va grimper tout le temps. Il regarda autour de lui, notant l’expression hautaine du roi Berro, la raideur de l’oratrice Sirri et le mélange de compassion et d’inquiétude avec lequel le roi Cuire observait la chef des Siyee. Danjin se plaça sur le côté pour attendre. Un silence inhabituel régna à l’intérieur du pavillon jusqu’à l’arrivée d’Auraya et des éclaireurs siyee. La jeune femme fit le signe du cercle. — Salutations. Voici Sveel de la tribu de la Rivière du Serpent et Zeeriz de la tribu de la Rivière Fourchue. Ils sont les premiers membres de l’expédition siyee à nous revenir. Juran s’avança. Tandis qu’il s’adressait aux deux éclaireurs dans leur langage, Dyara traduisit pour le reste de l’assemblée. — Je vous remercie, Sveel de la tribu de la Rivière du Serpent et Zeeriz de la tribu de la Rivière Fourchue, d’avoir entrepris cette dangereuse mission. Sans votre aide, nous en saurions beaucoup moins sur notre ennemi. Mais cela me peine que ces informations aient coûté la vie à l’un des vôtres. Les deux guerriers siyee acquiescèrent. Ils semblaient à bout de forces, remarqua Danjin. — Auraya m’a dit que vous vous étiez dépêchés de revenir pour rapporter un fait que vous jugez important. De quoi s’agit-il ? Malgré son épuisement, le dénommé Zeeriz redressa les épaules. — Après la capture de Tireel, nous avons essayé de rester dans les parages pourvoir ce qui se passerait. Mais les oiseaux nous ont foncé dessus, et nous avons dû nous éloigner pour leur échapper. Ils nous ont maintenus à distance jusqu’à la tombée de la nuit. Après qu’ils se furent repliés, nous avons enfin pu chercher Tireel. Et nous l’avons trouvé sur le bord de la route – mort. Zeeriz marqua une pause et déglutit audiblement. Danjin remarqua que l’oratrice Sirri avait incliné la tête et fermé les yeux. Il ne put s’empêcher de ressentir de l’admiration pour elle. Je n’imagine pas le roi de Toren verser une larme sur un éclaireur défunt. — J’ai été choisi pour le remplacer, reprit Zeeriz. J’ai laissé quatre d’entre nous sur place pour ensevelir Tireel, et je suis parti avec les autres à la poursuite des Pentadriens. Hélas, nos recherches sont demeurées vaines. Ils ne suivaient plus la route, et nous n’avons pas réussi à les localiser dans les environs. Juran fronça les sourcils. — Ils n’avaient pas laissé de traces ? — En tout cas, nous n’en avons pas trouvé. Mais nous sommes des créatures de l’air, peu douées pour le pistage terrestre. D’autant qu’à cet endroit, le sol est dur et rocailleux ; les pieds humains n’y laissent guère d’empreintes. — Peut-être ont-ils avancé plus vite que vous le pensiez, suggéra Dyara. Zeeriz secoua la tête. — Nous avons décrit des cercles autour d’une très large zone. Nous avons couvert plus de distance qu’ils auraient pu en parcourir en une journée entière. Mais nous y retournerons demain matin aux premières lueurs de l’aube. Le roi Berro se pencha en avant. — Il faisait nuit pendant que vous les cherchiez, n’est-ce pas ? Après que Dyara eut traduit la question, Zeeriz se tourna vers le monarque et acquiesça. — Dans ce cas, l’explication est évidente. Ils se doutaient que vous les guetteriez ; donc, ils ont continué à avancer sans torches. Si ça se trouve, ils étaient juste sous votre nez et vous n’avez rien vu. — Les grands groupes de terrestres font beaucoup de bruit, fit remarquer l’oratrice Sirri. Même s’ils ne les avaient pas vus, mes éclaireurs les auraient entendus. — À moins que les dirigeants de l’armée aient ordonné à leurs troupes d’être discrètes, répliqua Berro. Zeeriz secoua la tête. — Je suis certain que nous les aurions entendus s’ils avaient été là. Une armée de cette taille ne peut pas se déplacer en silence. — Vraiment ? (Berro haussa les sourcils.) Comment pouvez-vous le savoir ? À combien d’armées de cette taille avez-vous déjà été confrontés ? — Nous avons entendu la vôtre approcher une demi-journée avant qu’elle nous rejoigne, répondit Sirri sur un ton sec. Et même si vos hommes n’avaient pas pipé mot, ça n’aurait rien changé. Le roi Berro ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais une autre voix le prit de vitesse. — Il est possible que les Pentadriens se soient abrités dans les mines pour la nuit, suggéra calmement Jen de Rommel, l’ambassadeur dunwayen. Danjin entendit quelqu’un hoqueter tout près de lui. Tournant la tête, il vit que Lanren Chansonnier écarquillait les yeux comme s’il venait d’avoir une révélation. — Quelles mines ? interrogea Juran, les sourcils froncés. Vous voulez parler des anciennes mines de Rejurik ? Jen haussa les épaules. — Peut-être. Je pencherais pour les plus récentes. Elles sont moins connues que les autres, mais tout aussi vastes et probablement en bien meilleur état. Certaines de leurs cavernes sont assez spacieuses pour accueillir une armée. Mais je ne comprends pas que les Pentadriens aient décidé de camper là. (Il écarta les mains.) La ventilation est très mauvaise dans les mines, ce qui signifie pas de feux – donc, un repas froid et du mal à dormir. — Pourraient-ils traverser toutes les montagnes jusqu’à Hania ? interrogea Lanren Chansonnier avec inquiétude. Jen secoua la tête. — Impossible. Les mines ne se sont jamais étendues aussi loin. — Ils ont des tas de sorciers avec eux. Ils pourraient agrandir les tunnels. — Non, contra Juran. Ça leur prendrait des mois, voire des années. Ils devraient déblayer les gravats, creuser des canaux d’aération et utiliser leur magie pour aspirer la quantité d’air nécessaire à un si grand nombre de personnes. Tandis que Dyara traduisait pour les Siyee, les épaules de Zeeriz s’affaissèrent de soulagement. Danjin éprouva un élan de sympathie pour ce jeune homme qui avait volé jusqu’à la limite de ses forces et, en guise de gratitude, n’avait eu droit qu’aux insinuations méprisantes du roi Berro. — On dirait bien qu’ils se sont abrités dans les mines pour la nuit, décréta le monarque torennais, agitant une main en direction de Zeeriz. Peut-être redoutaient-ils une attaque de la part de nos petits espions. Petits espions. Danjin réprima un soupir. Berro était connu pour sa fâcheuse habitude de se mettre les Genriens à dos. Apparemment, il avait l’intention de faire de même avec les Siyee. — S’ils sont ressortis le lendemain matin, nous le saurons dès que le reste des éclaireurs arrivera, déclara l’oratrice Sirri. — À condition qu’ils les aient vus. — C’est très difficile de manquer une armée de cette taille depuis les airs, fit remarquer Auraya. Même s’ils se sont écartés de la route, ils devront y revenir à l’approche de la passe : c’est la seule qui traverse les montagnes. Berro acquiesça respectueusement. — Vous dites vrai, Auraya des Blancs. Son acceptation sans réserve des propos de la jeune femme soulignait encore son attitude insultante envers les Siyee, nota Danjin. Auraya jeta un coup d’œil à Juran, qui opina. — Y a-t-il d’autres questions pour Sveel de la tribu de la Rivière du Serpent et Zeeriz de la tribu de la Rivière Fourchue ?s’enquit l’aîné des Blancs. Silence. Auraya se tourna vers les deux éclaireurs. — Merci d’être venus nous faire votre rapport. Vous êtes fatigués et affamés. Laissez-moi vous escorter jusqu’à votre camp. Danjin s’aperçut que Mairae l’observait. Il lui sourit et inclina la tête. Les coins de la bouche de la prêtresse blonde se relevèrent. Avec une expression spéculative, elle regarda sortir Auraya. Aussitôt, Danjin se souvint de leur conversation de la veille. Comme Mairae reportait son attention sur lui et haussait les sourcils d’un air interrogateur, il comprit ce qu’elle lui demandait. — Je ne sais pas si elle a un amant, pensa-t-il en réponse à sa question muette. Et vous ? Mairae sourit et acquiesça. Surpris, Danjin cligna des yeux. — Qui est-ce ? Elle haussa les épaules. Danjin détourna le regard, à la fois perturbé et curieux. Imaginer Auraya couchant avec quelqu’un, c’était comme imaginer une de ses filles faisant l’amour avec son mari – une chose à laquelle il n’avait aucune envie de penser. Pourtant, il voulait savoir qui avait retenu l’attention de la jeune femme. Il dévisagea tour à tour les occupants masculins de la pièce. Mais ça ne pouvait être aucun d’eux – sinon, Mairae l’aurait lu dans leur esprit. Donc, il ne pouvait s’agir que d’un homme qu’elle ne connaissait pas… ou d’un homme dont l’esprit lui était hermétique. Pour ce qu’en savait Danjin, les Blancs ne pouvaient pas lire dans l’esprit les uns des autres. Il fixa Mairae. Etait-il possible que… ? Les yeux de la prêtresse blonde s’écarquillèrent d’horreur. Elle frissonna et secoua la tête vigoureusement la tête. Danjin sourit. De toute évidence, l’idée de coucher avec un de ses pairs la dégoûtait – mais ça ne signifiait pas qu’Auraya partage ses réticences. Ne voulant pas l’incommoder, Danjin s’efforça de penser à autre chose. Si l’amant d’Auraya n’était ni Juran ni Rian, ce devait être quelqu’un que Mairae n’avait jamais rencontré. Et puisque Auraya lui rendait visite régulièrement, il devait appartenir à l’armée. À la grande surprise de Danjin, Mairae secoua la tête. Comment pouvait-elle être si sûre d’elle ? Elle sourit d’un air entendu. Donc, quelqu’un d’extérieur à l’armée, résuma Danjin, mais qui se trouve assez près pour qu’Auraya puisse le rejoindre le soir. Son estomac se noua comme la possibilité qu’il avait déjà envisagée lui revenait en mémoire. Le Tisse-Rêves. Leiard. Non, songea-t-il fermement. Ils sont amis, rien de plus. Il n’y avait rien d’anormal à ce qu’Auraya rende visite à Leiard. Mairae devait se tromper en supposant que les excursions nocturnes de sa cadette avaient un autre but. Danjin la fixa. Elle fronçait les sourcils d’un air pensif, mais quand elle vit qu’il la regardait, elle sourit, haussa les épaules et acquiesça. Puis Juran annonça qu’ils reprendraient la discussion après le dîner, et Danjin poussa un soupir de soulagement. Il avait craint qu’Auraya revienne et le surprenne en train de spéculer sur sa vie privée. Avec un peu de chance, le temps qu’ils se revoient, l’esprit de Danjin serait préoccupé par autre chose. La journée avait été longue, mais, à présent qu’elle avait réussi à s’échapper du conseil de guerre, Auraya sentait sa lassitude céder la place à une excitation croissante. Bientôt, elle retrouverait Leiard. La seule ombre à sa bonne humeur était l’absence de Vaurien. En regagnant sa tente, elle avait trouvé la cage du veez ouverte. Un malheureux serviteur devait être occupé à le poursuivre à travers tout le camp. Et elle n’osait pas partir sans son familier, de peur qu’il entraîne ledit serviteur jusqu’au camp des Tisse-Rêves – ce qu’elle risquait d’avoir du mal à justifier. — Auraya ? Reconnaissant la voix de Danjin Pique, elle s’approcha de l’entrée de la tente. Dans ses bras, son conseiller tenait une petite boule de fourrure qui se débattait énergiquement. Auraya poussa un soupir de soulagement. — Merci, Danjin, dit-elle en lui faisant signe d’entrer. Vaurien, où étais-tu donc passé ? — Owaya, Owaya ! Méchant homme. Emmener Vauwien. Méchant. Alarmée, la jeune femme dévisagea Danjin. Celui-ci grimaça et laissa le veez s’échapper de son étreinte pour sauter dans les bras de sa maîtresse. Auraya hoqueta comme Vaurien s’enroulait autour de son cou. — Pas si fort, protesta-t-elle. Danjin, que s’est-il passé ? L’expression du conseiller exprimait un mélange d’inquiétude et de culpabilité. — Pendant le dîner, une servante est venue m’avertir que Vaurien avait disparu. J’ai mis des heures à le retrouver. Ou plutôt, c’est lui qui m’a retrouvé. (Danjin secoua la tête.) Depuis, il n’arrête pas de répéter « méchant homme, méchant ». J’ai peur que quelqu’un l’ait enlevé. Auraya sentait le cœur du veez battre la chamade. Tout en lui caressant le dos, elle sonda prudemment son esprit. Des images et des émotions s’y succédaient à toute allure. Un visage humain dont la moitié inférieure était dissimulée par quelque chose. La porte de la cage s’ouvrant ; une main saisissant le veez par le cou. Les efforts de Vaurien pour se dégager. Le goût du sang dans sa bouche tandis qu’il griffait et mordait son agresseur. Son emprisonnement dans un endroit obscur. Le mouvement de ses mâchoires comme il rongeait sa prison. Le soulagement de la liberté retrouvée. Méchant homme ! s’exclama le veez. Auraya sursauta. C’était la première fois qu’il lui parlait télépathiquement. — Je crois que tu as raison, Danjin. La jeune femme fixa son conseiller et, de nouveau, perçut sa culpabilité. Ça ne pouvait quand même pas être lui qui… Mais en y regardant de plus près, elle fut soulagée de découvrir la véritable raison de ses remords. Quelques jours plus tôt, Mairae lui avait demandé si elle avait un amant, et Danjin n’y avait plus pensé jusqu’à ce que la prêtresse blonde lui repose la question le soir même. Il avait honte d’avoir spéculé sur la vie privée de sa maîtresse. Puis le nom de Leiard traversa ses pensées, et Auraya sentit son soulagement s’évaporer. Danjin croyait qu’elle n’entretenait que des relations amicales avec le Tisse-Rêves, mais soupçonnait Mairae de croire que leurs rapports allaient beaucoup plus loin. Le sang d’Auraya se glaça dans ses veines. Elle connaissait la tendance de Mairae à s’interroger sur ces choses-là, mais elle n’aurait pas cru son aînée capable d’entraîner Danjin dans son jeu de suppositions. Jusqu’où serait-elle capable d’aller pour satisfaire sa curiosité ? Quelques heures à dos de reyna et un bref sondage mental lui suffiraient pour transformer ses soupçons en certitude. Le cœur d’Auraya cognait douloureusement dans sa poitrine. En ce moment même, Mairae était peut-être en route pour le camp des Tisse-Rêves ! Je ne peux pas courir ce risque. Leiard doit partir tout de suite. Ce soir même. Empoignant Vaurien et le déroulant de force, Auraya le rendit à Danjin. — Reste ici. Tiens-lui compagnie. Il a eu une sacrée frousse. Je vais tâcher de découvrir ce qui s’est passé. Quelle servante est venue t’avertir ? — Belaya. Auraya hocha la tête et sortit de la tente à grandes enjambées décidées. Son cœur battait à tout rompre. Elle scruta les environs du regard et de l’esprit. Personne ne la surveillait. Conjurant de la magie, elle se propulsa dans les airs, créa un bouclier autour d’elle et fila vers le camp des Tisse-Rêves. Celui-ci se trouvait plus loin que jamais derrière l’armée circlienne, mais il ne lui fallut pas plus de quelques instants pour l’atteindre. Une lampe brûlait dans la tente de Leiard. Auraya se posa devant cette dernière et se dirigea vers l’entrée. — Tisse-Rêves Leiard ? Le rabat de toile s’ouvrit sans qu’aucune main l’ait touché. Auraya sentit son cœur s’arrêter. Juran se tenait à l’intérieur de la tente. Il sait. Cette certitude la frappa de plein fouet ainsi qu’une bourrasque glaciale. Le visage de son aîné n’exprimait que colère ; tout son corps était tendu, et il serrait les poings contre ses flancs. Jamais Auraya ne l’avait vu dans un état pareil. — Entre, lui dit-il d’une voix basse, pleine de fureur contenue. À sa grande surprise, Auraya se rendit compte qu’il ne l’effrayait pas. Au contraire, il lui inspirait un élan d’affection. Elle le connaissait assez bien pour savoir que jamais il ne laisserait son courroux prendre le pas sur sa raison. Il détestait la violence. Les rares fois où il avait mentionné la fin de Mirar, il avait toujours exprimé son regret d’avoir dû le tuer. J’ai confiance en lui, songea Auraya. Malgré ce qu’il vient de découvrir, je suis certaine qu’il ne fera pas de mal à Leiard. Mais son amant ne se trouvait pas dans la tente, et la sacoche qu’il gardait toujours sur lui avait disparu elle aussi. — Juran, dit calmement Auraya. Où est Leiard ? Son aîné prit une profonde inspiration et expira lentement. — Je l’ai chassé. Auraya soutint son regard. — Pourquoi ? — Pourquoi ? répéta Juran en plissant les yeux. Crois-tu que je ne sois pas au courant pour vous deux ? Ou t’imagines-tu que je vous autoriserais à poursuivre votre liaison ? Auraya croisa les bras sur sa poitrine. — Si je comprends bien, tu as ton mot à dire sur le choix de mes amants ? Juran hésita. — Quand j’ai découvert que tu… ce que tu faisais réellement avec lui, je me suis posé la même question. La réponse est simple : ma priorité numéro un, c’est notre peuple. La tienne aussi. (Il secoua la tête.) Comment as-tu pu faire ça, Auraya ? Tu devais te douter de ce qui se passerait quand on découvrirait votre liaison ! La jeune femme fit un pas vers lui. — Je sais que les Haniens sont longs à accepter les changements, qu’il faut plusieurs générations pour faire évoluer les mentalités. Si j’ai gardé notre liaison secrète, c’était pour ne pas mettre la tolérance du peuple à l’épreuve. Je ne pensais pas pouvoir vous la cacher très longtemps – et n’en avais d’ailleurs pas l’intention. Mais nul n’ignore ton antagonisme envers les Tisse-Rêves, et je doutais fort que tu aies mis tes préjugés de côté. Combien de temps aurais-je dû attendre avant de pouvoir t’en parler ? Des années ? Des décennies ? Des siècles ? C’est maintenant que je suis amoureuse, Juran. Leiard vieillit. Un jour, il mourra. Je ne peux pas attendre que tu te fasses à l’idée qu’un Tisse-Rêves soit digne de moi. Juran la fixa d’un regard intense. — Le problème, ce n’est pas mon avis personnel, Auraya. Tu es l’une des Blancs. Ton devoir primordial est de protéger et de guider ton peuple. Tu peux prendre des amants, à condition qu’ils ne s’interposent pas entre toi et tes responsabilités. Dans le cas contraire, tu dois renoncer à eux. — Leiard ne s’interposera pas entre… — Si. Il l’a déjà fait. Je l’ai vu dans son esprit. Tu as enfreint l’interdiction en vigueur contre les rêveliens. Et ce n’est sûrement qu’un début. — J’ai déjà été soignée par des Tisse-Rêves, Juran. Pourtant, une loi tout aussi ridicule me l’interdisait. Tu n’es pas assez stupide pour croire que ça fait de moi une criminelle. — Tu dois donner l’apparence de respecter la loi, que tu la juges bien fondée ou non. Sans cela, tu perdras le respect du peuple. La seule révélation de ta liaison risque de te faire chuter dans son estime. — Pas autant que tu le crois. Tout le monde ne méprise pas les Tisse-Rêves. — C’est le cas de la majeure partie des gens. (Juran marqua une pause, puis soupira.) Auraya, je voudrais ne pas avoir à te demander ça. (Il grimaça.) Je ne veux pas te faire souffrir. Mais tu dois renoncer à Leiard. La jeune femme secoua la tête. — Je ne peux pas. — Si, tu le peux, répliqua fermement son aîné. Un jour, tu repenseras à cette histoire et tu comprendras que c’était la seule chose à faire, même si ça t’a été douloureux sur le coup. Fais-moi confiance. Confiance ? Ça n’a rien avoir avec la confiance. Tout ce qu’il dit naît de la peur. La peur qu’un Tisse-Rêves acquière trop d’influence sur moi. La peur que si j’offense un seul Circlien étroit d’esprit, tous les autres cessent de nous respecter en bloc. Et surtout, la peur du changement. Auraya se força à sourire. — Je te fais confiance, Juran. Et je m’attends à ce que tu me retournes cette faveur. Je ne laisserai pas Leiard s’interposer entre moi et le peuple. Les gens sauront à peine qu’il existe. Elle se détourna et se dirigea vers l’entrée de la tente. — Auraya. Elle s’immobilisa sur le seuil et, par-dessus son épaule, jeta un coup d’œil à Juran. — Il ne reviendra pas. Je lui ai donné un ordre ; je ne crois pas qu’il me désobéira. Auraya sourit. — En effet. Et c’est bien la preuve que tu n’as rien à craindre de lui. Se détournant, elle sortit et se propulsa dans les airs. CHAPITRE 40 Les nuages rampaient lentement depuis le nord, oblitérant les y étoiles une à une. Bellin bâilla, puis reporta son attention sur les chalvres. La plupart d’entre elles avaient replié leurs longues pattes grêles sous elles et somnolaient. Quelques-unes restaient en alerte, tournant leur fine tête de droite et de gauche tandis qu’elles guettaient d’éventuels prédateurs. Les chalvres étaient des bêtes intelligentes. Elles acceptaient Bellin comme une protection supplémentaire et, en échange, elles l’autorisaient à les traire. Pourtant, jamais elles ne relâchaient leur vigilance naturelle. Malgré sa présence, elles se relayaient pour monter la garde tout au long de la nuit. Ce qui est probablement aussi bien, songea-t-il, vu que je ne peux pas m’empêcher de me laisser distraire ou de m’endormir de temps à autre. S’adossant à la paroi rocheuse, il conjura un peu de magie qu’il convertit en lumière et projeta dans l’espace devant lui. Puis il entreprit de la modeler. D’abord, il créa une chalvre. C’était facile : il passait suffisamment de temps avec elles pour savoir à quoi elles ressemblaient. Faire bouger l’image fut plus difficile, mais il parvint à la faire marcher, puis courir, puis bondir de rocher en rocher. Lorsqu’il se fut lassé de sa création, Bellin modela une autre forme familière : celle du vieux Lim. Le visage sillonné de rides lui parut fidèle à la vérité, mais le corps un peu trop droit : le vieux Lim était courbé comme un arbre ployé par le vent. Là, c’est mieux. Bellin poussa l’image à se gratter le derrière – une chose que le vieux Lim faisait tout le temps. Il gloussa, puis éprouva un pincement de culpabilité. Il ne devrait pas se moquer du vieux Lim. Celui-ci l’avait trouvé abandonné dans les montagnes et élevé comme son fils. Il ne savait pas qui étaient ses véritables parents. Bellin ne ressemblait même pas à la plupart des gens de la région. Il disposait d’un seul indice concernant son passé : un morceau de tissu sur lequel était brodé un symbole, découpé dans la couverture qui l’enveloppait lorsque le vieux Lim l’avait découvert. Il y avait également une amulette en or, mais le vieux Lim l’avait vendue pour lui acheter de la nourriture et des vêtements. De temps en temps, Bellin se demandait d’où il venait, et il envisageait même de se lancer dans un grand voyage pour retrouver ses parents. Mais il se plaisait bien dans les montagnes. Il n’avait pas besoin de travailler dur : juste de surveiller les chalvres et de ramasser leur laine quand elles la perdaient. À la mort du vieux Lim, il serait seul responsable d’elles. Il ne pouvait pas les laisser sans protection. Bellin soupira et réfléchit à sa prochaine création. C’était le vieux Lim qui lui avait appris à faire des images de lumière. Celles-ci l’aidaient à rester éveillé, mais aussi à éloigner les prédateurs. Elles n’étaient pas le seul Don que le vieux Lim lui ait enseigné. Quand des fanrins ou des leramers se montraient assez audacieux (ou désespérés) pour approcher les chalvres, Bellin les chassait à l’aide de petites boules de feu. — Vous avez de la chance de m’avoir, lança-t-il à la cantonade. Plusieurs chalvres se réveillèrent en sursaut. Bizarre. Elles étaient pourtant habituées à sa voix. — Le vieux Lim arrive tout juste à leur roussir le poil, mais je pourrais en tuer un si je voulais, poursuivit-il sur un ton apaisant. Je pourrais… Bellin s’interrompit et fronça les sourcils. Il sentait quelque chose dans son dos. La paroi rocheuse contre laquelle il s’appuyait s’était mise à vibrer. En se penchant vers l’avant, il découvrit qu’il éprouvait la même sensation sur l’arrière de ses jambes, depuis ses fesses jusqu’à ses pieds. Les chalvres se relevaient une à une, leurs oreilles frémissant de peur. Lentement, Bellin se redressa et posa ses mains sur la paroi rocheuse. La vibration semblait plus forte à présent. Quelque chose lui cogna légèrement la tête. Il glapit de surprise et leva les yeux. De la terre et des cailloux tombaient en pluie. Il recula précipitamment. Lorsqu’il se trouva à une dizaine de pas de la paroi, il aperçut une fissure qui s’élargissait au sommet de celle-ci. Il la fixa. Au bout de quelques secondes, il réalisa que la roche n’était pas en train de se fendre : simplement, les débris accumulés dans la fissure s’en déversaient en cascade, formant un monticule qui ne cessait de grandir à l’endroit où il s’était assis. Sous ses pieds, la vibration continuait à s’amplifier. Puis Bellin entendit et sentit une percussion dans l’air. La fissure cracha un jet de poussière et de cailloux. Il se recroquevilla sur lui-même, se protégeant la tête de ses bras tandis que les débris s’éparpillaient et retombaient autour de lui. Le son s’arrêta et fut aussitôt remplacé par un sifflement. Levant les yeux, Bellin vit que les hautes herbes qui poussaient au sommet de la paroi s’inclinaient toutes vers la fissure. On aurait dit que celle-ci aspirait tout l’air alentour. Le sol avait cessé de vibrer. Bellin regarda derrière lui et sentit son cœur se serrer. Les chalvres avaient disparu. Oubliant l’étrange comportement de la montagne et le sifflement de l’air aspiré par la fissure, il créa une boule de lumière et se mit à la recherche de ses animaux bien-aimés. Jetant un coup d’œil à Jayim, Leiard éprouva un pincement de culpabilité et de compassion. Le jeune homme était pâle, et il souffrait visiblement. Les arems ne faisaient pas des montures confortables – et encore moins quand ils n’étaient pas sellés. Libérés du harnais qui les attachait au tarn et poussés à accélérer, ils avaient adopté un trot qu’ils pouvaient maintenir pendant des heures, mais qui leur donnait une allure saccadée fort déplaisante. Malheureusement, cela ne pouvait être évité. Juran leur avait ordonné de partir immédiatement, et il était resté pour s’assurer que les deux Tisse-Rêves lui obéissent. Leiard et Jayim avaient attrapé leurs sacoches et un peu de nourriture, mais il était clair que Juran ne pousserait pas la patience jusqu’à attendre qu’ils démontent leur tente, chargent le tarn et attellent les arems. Leiard éprouva un nouveau pincement de culpabilité. C’était Arleej qui avait payé les arems. Elle avait même pris la précaution d’en acheter un peu plus que nécessaire pour ne pas être obligée d’abandonner les tarns au cas où l’un des animaux tomberait malade ou se blesserait. Il n’avait pas eu le temps de la voir, ni même de lui laisser un mot pour expliquer son brusque départ. Les sentinelles du camp des Tisse-Rêves avaient dû voir arriver Juran, et elles l’avaient probablement vu repartir peu de temps après Leiard et son élève. Arleej devinerait ce qui s’était passé. Elle s’inquiéterait. Tout comme moi, soupira Leiard en son for intérieur. Quelles conséquences cela va-t-il avoir pour le reste des Tisse-Rêves ? Sont-ils en danger ? Une chose est sûre : Juran ne voudra pas que les gens sachent qu’une des siens a couché avec un des nôtres. Donc, il gardera le secret sur notre liaison. Leiard était surpris d’avoir été le seul chassé. Il s’attendait que Juran demande à tous les Tisse-Rêves de partir, ne serait-ce que pour dissimuler le fait que son courroux était dirigé contre l’un d’eux en particulier. Le chef des Blancs comprenait peut-être qu’il aurait besoin de guérisseurs après la bataille. Son armée était énorme. Même si les Circliens étaient censés refuser qu’un Tisse-Rêves les soigne, dans les situations désespérées, ils s’en tenaient rarement à la loi. Il y aurait trop de blessés pour que les prêtres guérisseurs puissent s’occuper d’eux tous. Jayim va manquer une excellente occasion de parfaire son apprentissage, songea Leiard à regret. Il jeta un coup d’œil au jeune homme et, de nouveau, fut assailli par la culpabilité. Jayim avait été terrifié par la fureur de Juran. Il ne se rendait que trop bien compte que l’homme venu pour chasser son professeur était également celui qui avait tué Mirar. Lorsque le chef des Blancs leur avait ordonné de partir, son soulagement avait été palpable. Quand sa frayeur retombera, il sera en colère. Il demandera de quel droit Juran nous a chassés alors que je n’ai commis d’autre crime que d’aimer Auraya. — Il rejettera la faute sur toi, lança une voix familière. Il te reprochera de t’être fourré dans cette situation en premier lieu. Il voudra savoir pourquoi tu n’as pas rompu avec Auraya lorsque tu as compris où votre liaison finirait par vous mener. Et quand il réalisera que tu as l’intention de continuer à la voir quand même, il pensera que tu te fiches complètement des tiens. — Mirar, songea Leiard avec lassitude. Tu dois te réjouir de la façon dont les choses ont tourné. — Me réjouir ? Non. C’est exactement ce que je craignais. Crois-tu vraiment que Juran se contentera de te chasser ? Tu viens de lui rappeler ce qu’il déteste le plus chez les Tisse-Rêves : notre influence sur les gens, nos capacités. J’avais la réputation d’un grand séducteur. Tu me remplaceras à ses yeux. Si tu poursuis ta liaison avec Auraya, il l’apprendra. Il trouvera d’autres façons de te punir en faisant du mal aux nôtres. Leiard frissonna. — Non. Auraya ne l’y autorisera pas. — Juran est son chef. Et elle sert les dieux. S’ils lui ordonnent d’obéir à Juran, elle obéira. Tu le sais. — Elle fera tout son possible pour préserver les Tisse-Rêves. — Tout son possible ? Quittera-t-elle les Blancs ? Renoncera-t-elle au pouvoir et à l’immortalité ? Défiera-t-elle les dieux quelle aime tant ? Tu sais que jamais elle n’ira contre leur volonté. Leiard secoua la tête, mais il savait que la dernière partie au moins était vraie. L’air était devenu lourd et froid ; il ne fut pas surpris quand il se mit à pleuvoir. Il laissa les gouttes tomber sur lui, et bientôt, ses vêtements en furent imbibés. Loin devant lui, il aperçut des lumières. Il fit arrêter son arem et plissa les yeux. Jayim et lui suivaient la route depuis des heures. L’armée se trouvait loin derrière eux. Qui étaient ces gens ? Juran avait-il changé d’avis ? Les prêtres attendaient-ils pour l’arrêter ? Tandis qu’il observait les lumières avec méfiance, Leiard entendit un bruit de galop droit devant. Quelqu’un venait vers eux. Il ouvrit sa main et créa une petite lumière dans sa paume. Comme le cavalier approchait, il vit qu’il portait l’uniforme d’un haut gradé de l’armée torennaise. L’officier le dépassa en lui adressant une grimace. La satisfaction mentale et physique qui émanait de lui caressa les perceptions de Leiard ainsi qu’une bouffée d’odeur capiteuse. Alors, le Tisse-Rêves comprit que les lumières étaient celles d’un bordel itinérant. Il poussa un soupir de soulagement et relança son arem au trot. — Auraya t’aime, chuchota Mirar. Et réciproquement. Surpris par ce changement de ton, Leiard fronça les sourcils. — Tu dis qu’elle ferait n’importe quoi pour protéger les nôtres. Personnellement, je n’y crois pas, mais si tu en es persuadé… dois-tu le lui demander ? As-tu le droit d’exiger qu’elle renonce à tout ce qu’elle possède ? La route descendait. Leiard sentit son cœur s’enfoncer avec elle. — Nous n’en arriverons peut-être pas là. — Bien sûr que si. Je connais Juran. Il l’obligera à choisir. Crois-tu valoir la peine qu’Auraya tourne le dos aux dieux quelle aime tant ? Peux-tu lui apporter autant qu’eux ? Leiard secoua la tête. — Veux-tu la voir vieillir et mourir en sachant que c’est ta faute ? Chacun des mots de Mirar était comme un coup de poignard. — L’amour est enivrant, surtout l’amour interdit. Mais la passion finit par s’estomper et par se changer en familiarité. Et la familiarité engendre l‘ennui. Quand vous en serez à ce stade, comment pourrait-elle ne pas regarder en arrière, ne pas penser à tout ce qu’elle a perdu, ne pas regretter de t’avoir rencontré ? Leiard sentit sa gorge se serrer. Il voulait protester que ça ne se passerait pas comme ça, mais il ne pouvait pas en être certain. — Si tu l’aimes, le pressa Mirar, libère-la. Dans son propre intérêt. Laisse-la vivre à jamais pour aimer encore et encore. — Et si elle ne veut pas que je la libère ? — Tu dois la convaincre. Dis-lui que tu ne veux plus la voir. — Elle ne me croira pas. Souviens-toi : elle peut lire dans mon esprit. Mirar garda le silence un moment. Devant eux, les lumières étaient plus vivaces à présent. — Alors, laisse-moi m’en charger. Leiard frissonna. Il était glacé, et pas seulement à cause de ses vêtements trempés. — Il y a de grandes chances pour qu’elle te cherche et te retrouve ce soir. Je ne resterai aux commandes que le temps de la convaincre de te laisser. Il était si fatigué… Fatigué du risque et du secret. Levant les yeux vers le ciel obscur, il sentit la pluie lui cingler le visage. Je suis désolé, Auraya, songea-t-il. Il ne saurait y avoir de fin heureuse pour nous. Mirar a raison : plus notre liaison se prolongera, plus elle causera de tort aux gens qui nous entourent. Il prit une grande inspiration et souffla une conjuration : — Mirar. Lorsque les premières lueurs de l’aube éclaircirent l’horizon, à l’est, Auraya sentit son espoir s’amenuiser. Elle avait volé dans toutes les directions depuis le camp des Tisse-Rêves, aussi loin qu’un cavalier pouvait aller en une journée. Elle avait rebroussé chemin vers les plaines Dorées. Elle avait exploré les contreforts des Montagnes. Elle avait suivi la route quasiment jusqu’à la passe. Et elle n’avait trouvé aucun signe de Leiard. Tout en volant, elle avait ouvert ses perceptions aux esprits humains. Elle avait capté les pensées de soldats et de villageois, de bergers et de prostituées, mais à aucun moment elle n’avait entrevu celles de Leiard. On aurait dit que le Tisse-Rêves s’était volatilisé. Comme les Pentadriens, songea-t-elle avec amertume. À présent, elle flottait très haut au-dessus du sol, hésitant sur la marche à suivre. J’ai peut-être raté quelque chose. Je pourrais retourner au camp des Tisse-Rêves et tout recommencer depuis le début. Cette fois, je volerais en décrivant des cercles de plus en plus larges… À peine avait-elle achevé cette pensée que de nouveau, elle filait à travers le ciel. Lorsqu’elle atteignit le site où les Tisse-Rêves avaient passé la nuit, celui-ci était déjà désert. Au loin, elle vit une caravane cahoter le long d’une étroite piste envahie par les mauvaises herbes. Un cavalier solitaire suivait la procession. Auraya capta des émanations lasses et une personnalité familière. Jayim ? Le jeune homme atteignit le sommet d’une butte et fit arrêter son arem. Lorsqu’il aperçut la caravane loin devant lui, le soulagement le submergea – avant de céder la place à de la culpabilité et de l’incertitude. Par-dessus son épaule, il regarda vers le sud-est. Je n’aurais pas dû le laisser… mais il a refusé de m’écouter. Il avait une façon de parler… Quelque chose cloche, je le sens. Je dois trouver de l’aide. Il lança son arem au trot, pensant que s’il rattrapait la caravane assez vite, Arleej pourrait rebrousser chemin jusqu’au camp du bordel avant que Leiard en reparte. Toute autre idée déserta son esprit. Auraya le regarda s’éloigner, en proie à une consternation grandissante. Le camp du bordel ? Elle en avait survolé plusieurs. La présence de prostituées était l’un des corollaires inévitables d’une campagne. Auraya éprouvait des sentiments mélangés à cet égard. Elle comprenait qu’avoir des rapports sexuels, fussent-ils tarifés, soit nécessaire au bon moral des soldats, mais elle s’inquiétait de la propagation éventuelle de maladies. Et puis, elle ne comprenait pas que les soldats puissent croire que coucher avec une catin en temps de guerre, ce n’était pas tromper leur femme. Voilà pourquoi elle n’avait pas examiné de trop près les esprits qui peuplaient ces camps. Ce qui signifiait que le meilleur endroit pour se cacher d’elle, c’était au milieu des prostituées. Mais pourquoi Leiard aurait-il voulu se cacher d’elle ? Pas de moi : de Juran, réalisa-t-elle. Elle prit la direction du plus proche des bordels itinérants qu’elle se rappelait avoir survolés pendant la nuit. Ce faisant, elle s’efforça de ne pas envisager certaines éventualités déplaisantes. J’ai confiance en lui. Il s’est réfugié là-bas pour échapper à Juran. Leiard ne se trouvait pas dans le premier camp qu’elle sonda, ni dans les deux suivants. Se remémorant le regard que Jayim avait lancé vers le sud-est, elle partit dans cette direction. À une demi-journée de voyage derrière l’armée, elle trouva un quatrième camp. Et aperçut le visage de son amant dans l’esprit d’une des prostituées qui y travaillaient. La pensée qui accompagnait cette image lui souleva le cœur. … ces fesses ! Et dire que je le trouvais maigrichon quand il est arrivé. En fait, il a tout ce qu’il faut là où il faut. Si ça ne tenait qu’à moi, je ne le ferais pas payer. Qui aurait cru qu’un Tisse-Rêves puisse être aussi… ? Auraya se força à détourner ses perceptions. Flottant dans les airs au-dessus du bordel, elle fixa les tentes en contrebas d’un regard incrédule. Je dois me tromper. Cette fille doit penser à un autre Tisse-Rêves. Un qui ressemble à Leiard. De nouveau, elle sonda les pensées des occupants du camp. Cette fois, elle ne fit qu’effleurer les esprits féminins. Lorsqu’elle trouva celui de Leiard, il lui fallut un moment pour l’identifier. Ses émanations n’étaient pas celles d’un malheureux cruellement séparé de son amour. C’était celles d’un homme qui savourait une liberté inattendue. C’est vrai qu’Auraya est belle, gentille et intelligente. Mais elle ne vaut pas qu’on se donne tout ce mal pour elle. Mieux vaut nous échapper discrètement. Disparus, l’affection et le respect qu’elle avait toujours vus dans son esprit. Il ne restait même pas une minuscule braise d’amour en lui : juste un regret modéré. Auraya hoqueta et eut un mouvement de recul. Mais elle ne pouvait pas esquiver la douleur qui la frappa de plein fouet. Alors, voilà ce qu’on ressent quand on a le cœur brisé. C’est comme si quelqu’un venait de vous poignarder et retournait le couteau dans la plaie. Non : comme s’il venait de vous éventrer et qu’il vous abandonnait là, agonisante. Des larmes lui montèrent aux yeux, mais elle lutta pour les refouler. Leiard l’avait aimée. Elle le savait. Et maintenant, il ne l’aimait plus. Quelques mots de Juran avaient suffi à faire la différence. Comment est-ce possible ? Comment un sentiment aussi fort peut-il s’éteindre aussi facilement ? Je ne comprends pas. Elle voulait regarder encore dans l’esprit du Tisse-Rêves, chercher une explication, mais elle ne pouvait s’y résoudre. Au lieu de ça, elle s’éleva lentement dans les airs. Et de nouveau, elle capta les pensées de la catin qui avait passé la nuit avec Leiard. Celui-ci venait de se raser complètement. Sans sa barbe, la fille trouvait qu’il avait l’air beaucoup plus jeune et beaucoup plus séduisant. Elle le lui dit, et l’informa qu’elle serait ravie de le revoir. Reviendrait-il le soir même ? Non ? Alors, si jamais il passait par Porin après la fin de la guerre… Des silhouettes sortirent des tentes en contrebas. Auraya continua à monter dans le ciel, consciente que toute personne qui lèverait la tête risquait de la voir. Bientôt, le camp ne fut plus qu’un point minuscule dans le paysage qui s’étendait sous elle. Puis elle atteignit les nuages, et le monde disparut sous une couverture blanche, humide et froide. CHAPITRE 41 Emerahl souleva le rabat reprisé du tarn et jeta un coup d’œil dehors. Selon le client dont elle s’était occupée la nuit précédente, l’armée n’avait que quelques heures d’avance sur eux. Quand elle avait exprimé l’espoir que la caravane du bordel ne tarderait pas à la rattraper, l’homme avait secoué la tête. Les soldats marchaient vite, lui avait-il dit. Ils ne tarderaient pas à atteindre la passe. De toute façon, mieux valait que les filles se tiennent à bonne distance des troupes : qui pouvait deviner les dangers tapis dans les montagnes ? Puis il avait entrepris de la rassurer. Emerahl avait compris qu’il était ce genre d’homme qui a besoin d’une faible femme sur laquelle veiller pour se sentir viril. Il ne devait pas se sentir à l’aise en présence de femmes fortes et capables. De fait, elle n’avait eu aucun mal à se débarrasser de lui au matin en s’affairant dans sa tente d’un air assuré et en le bombardant de remarques pertinentes. Elle avait pitié de son épouse. Les hommes qui n’aimaient que les femmes stupides et fragiles pouvaient devenir désagréables quand l’ordre qu’ils estimaient naturel se trouvait bouleversé. — Que vois-tu, Jade ? Emerahl jeta un coup d’œil à Etoile, puis haussa les épaules. — Des cailloux. Et de l’herbe. Et d’autres cailloux. Oh, regarde, encore de l’herbe ! ajouta-t-elle sèchement. Les filles sourirent. La veille, Rozéa avait décrété qu’Etoile était suffisamment rétablie pour voyager avec les autres – mais Emerahl pensait qu’elle voulait surtout s’éviter une nouvelle journée de babillage incessant. Emerahl avait insisté pour accompagner sa camarade, au cas où celle-ci serait encore trop faible pour rester assise plusieurs heures d’affilée. Cela lui fournirait, enfin, une occasion de parler avec Braise et Marée. Toutes les filles semblaient lui avoir pardonné son ascension au rang de favorite. Peut-être parce qu’elles réalisaient que c’était ridicule, mais Emerahl en doutait. Elle pensait plutôt que ses camarades lui étaient reconnaissantes d’avoir soigné Étoile. — J’ai passé une nuit fabuleuse avant-hier, roucoula Charité. Braise, Marée et Hirondelle grognèrent de concert. — On est vraiment obligées d’entendre ça encore une fois ? protesta Braise. Charité désigna Étoile. — Elle n’est pas au courant. Braise soupira. — D’accord, vas-y. Les yeux brillants, Charité se pencha vers la convalescente. — Avant-hier soir, un Tisse-Rêves est venu au campement. Il était tard ; la plupart des filles dormaient déjà. Il n’était pas vilain du tout, et j’ai été contente qu’il me choisisse. (Elle marqua une pause et eut un large sourire.) Si tous les Tisse-Rêves sont aussi doués pour la bagatelle, je veux bien m’occuper des prochains qui viendront nous voir. Étoile haussa les sourcils. — Il était si bon que ça ? — Si je te racontais, tu ne me croirais pas. — Raconte quand même, pour voir. Intriguée, Emerahl se surprit à sonder l’esprit de Charité pour voir si celle-ci mentait ou en rajoutait. Mais elle ne décela en elle rien d’autre que de la gratitude, un vague regret et une profonde satisfaction. Il était rare qu’un client fasse plus qu’un effort symbolique pour donner du plaisir à une prostituée en retour. Tandis que Charité parlait, Emerahl éprouva un pincement de tristesse. La nuit de sa camarade lui rappelait quelques-unes de celles qu’elle avait passées jadis avec un autre Tisse-Rêves. Le Tisse-Rêves. Elle sourit en imaginant la réaction des filles si elle leur racontait cette liaison-là. — S’il arrive à entrer sans que Rozéa le remarque, je lui fais la nuit gratuite, conclut Charité. Braise leva les yeux au ciel. — On ne pourra pas dire que tu ne mérites pas ton nom. — À quoi ressemblait-il ?voulut savoir Étoile. — Grand. Au début, je l’ai trouvé un peu maigrichon. Des cheveux blonds très clairs, presque blancs. Il avait une barbe, mais il l’a rasée le lendemain matin. Il était drôlement mieux sans. Emerahl n’écoutait plus le bavardage de ses camarades que d’une oreille distraite. Penser à Mirar lui rappelait son intention de chercher la source du rêve de la tour. Ça paraissait un peu bizarre d’entreprendre une quête pareille dans la seule intention de satisfaire sa curiosité. Mais qu’avait-elle d’autre à faire ? Au fil du siècle écoulé, l’Ithanie du Nord s’était remplie de prêtres et de prêtresses. Cela restreignait considérablement le champ des possibles pour elle. Emerahl était de plus en plus convaincue que celui ou celle qui l’intéressait se trouvait de l’autre côté des montagnes. Plus elle approchait de la cordillère, plus le rêve devenait vivace et réel. Si cela signifiait que le rêveur se trouvait parmi les Pentadriens, qu’il en soit ainsi. — Tu avais raison à propos des compartiments secrets, chuchota Marée à l’oreille d’Emerahl, la faisant sursauter. Emerahl pivota vers sa camarade. — Quels compartiments ? — Sous les sièges, répondit Marée en frappant doucement la banquette de son talon. J’ai vu Rozéa y mettre des choses la semaine dernière. Elle le fait le matin, avant que nous soyons levées. Mais, ce jour-là, je m’étais réveillée plus tôt que d’habitude, et je l’ai observée par un trou dans la toile de ma tente. Emerahl sourit. — Petite futée. Marée grimaça. — Non que je sois assez stupide pour essayer de voler quoi que ce soit. — En effet, ce serait idiot, acquiesça Emerahl. Idiot de la part de quelqu’un qui doit rester avec la caravane ou qui ne pourrait pas se débrouiller seule là-dehors, corrigea-t-elle en son for intérieur. Dans quelques jours à peine, les Circliens affronteraient les Pentadriens. Emerahl attendrait et observerait. Le moment venu, elle prendrait son argent et se dirigerait vers la passe. Laissant derrière elle la prostitution, les prêtres circliens et l’Ithanie du Nord. Après avoir ajusté la dernière tige souple de l’armature, Tryss se releva et jeta un dernier coup d’œil critique à la tonnelle qu’il venait de monter. — Ça ira, affirma Drilli en se redressant à son tour et en lui tendant une cuisse de chalvre rôtie. Alors, ces nouveaux soldats – qui étaient-ils, finalement ? Tryss dévisagea sa jeune épouse d’un air surpris. Il était facile d’oublier que les informations ne se propageaient pas toujours à travers la totalité du camp. Drilli et lui volaient ensemble quand les éclaireurs avaient repéré des soldats en train de descendre de la passe. Sirri lui avait ordonné de rebrousser chemin pour en informer les Blancs, et même s’il était rentré depuis des heures, il venait juste de rejoindre Drilli. — Des Dunwayens, répondit-il. Ils vivent de l’autre côté des montagnes, mais plus au nord. Les hommes qui sont venus à notre rencontre étaient des chefs de clan, des stratèges et des prêtres. Le plus gros de leurs forces est resté dans la passe pour attendre que nous les rejoignions. Drilli acquiesça et mâcha lentement, avec une expression pensive. — Tu as vu Auraya ? Tryss secoua la tête. — D’après Lanren Chansonnier, elle s’entraîne à la magie de combat avec Dyara pendant une grande partie de ses journées. — Mais d’habitude, elle passe toujours un peu de temps avec nous, insista Drilli. Et personne ne l’a vue depuis hier. Tryss mordit dans la viande rôtie. Il nota que si la nouvelle de l’arrivée des Dunwayens ne s’était pas propagée très vite dans les rangs des Siyee, en revanche, ceux-ci surveillaient les moindres faits et gestes d’Auraya. Ça pouvait paraître illogique, mais ce n’était pas si surprenant. — Je suis sûr qu’elle est occupée à quelque chose d’important. J’apprendrai peut-être de quoi il s’agit ce soir. Drilli poussa un couinement de protestation. — Encore un conseil de guerre ! Quand vais-je t’avoir pour moi toute seule une nuit entière – une nuit que tu ne passeras pas à dormir pour récupérer ? Tryss grimaça. — Bientôt. — Tu dis toujours ça. — Je croyais que tu étais fatiguée, toi aussi ? — C’est vrai. (Drilli soupira et s’accroupit près du feu.) Je suis épuisée. C’est ça qui me met de mauvais poil. La lumière des flammes parait sa peau d’une chaude lueur orangée, soulignant ses pommettes et la finesse de ses attaches. Elle est si belle, songea Tryss. Je suis le plus chanceux de tous les Siyee. — Mon père refuse toujours de me parler, ajouta sa jeune épouse sur un ton maussade. Il se rapprocha d’elle pour lui masser les épaules. — Tu as encore essayé de l’approcher ? — Oui. Je sais que c’est trop tôt, mais je ne peux pas m’en empêcher. Je voudrais que ma mère soit là. Elle m’écouterait, elle. — Peut-être pas. Et après, tu te sentirais deux fois plus mal. — Non, affirma Drilli avec force. Elle m’écouterait. Elle sait qu’il existe des choses plus importantes que… que… — Quelles choses ? demanda distraitement Tryss. — Juste… des choses, marmonna Drilli. Voilà Sirri. Tournant la tête, Tryss vit Sirri se poser sur une saillie rocheuse au-dessus de leur campement. — Bonjour, Drilli, sourit la nouvelle venue. Ça sent drôlement bon. La jeune fille se leva. — Bonjour, oratrice. Vous n’avez pas recommencé à sauter les repas, j’espère ? Sirri éclata de rire. — J’ai mangé quelque chose tout à l’heure. — Tenez. Drilli se pencha et saisit un petit objet qu’elle lança à l’oratrice. Celle-ci le rattrapa adroitement. — Un gâteau aux épices. Merci. Tryss préféra la mettre en garde. — Elle les fait très piquants. Sirri mordit dans le gâteau, mâcha et frémit. — En effet. Bon. Nous ferions mieux d’y aller si nous ne voulons pas que le conseil commence sans nous. Tryss acquiesça. Sirri bondit dans les airs, mais, au moment de l’imiter, le jeune homme sentit des bras lui entourer la taille. Il pivota vers Drilli. Celle-ci l’embrassa longuement, et ce fut à contrecœur qu’il finit par se dégager. — Bientôt, promit-il. — D’accord, vas-y avant qu’elle revienne te chercher, grimaça Drilli en lui donnant une tape sur les fesses. Tryss lui sourit, puis s’envola sur les traces de l’oratrice en chef. Drilli et lui s’étaient installés sur une petite corniche qui surplombait la route. La plupart des Siyee dressaient leur tonnelle dans des endroits perchés, alors que le seul site de campement accessible pour les terrestres était la route elle-même. Vue d’en haut, la multitude des lampes et des feux donnait à l’armée l’aspect d’un gigantesque ver luisant. Tryss aperçut Sirri loin devant lui et battit plus fort des ailes pour la rattraper. Comme il la rejoignait, l’oratrice lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. — Comment se passent tes séances avec Lanren Chansonnier ? — J’apprends plus vite que lui. Mais il souffre d’un gros handicap. Notre langage parlé est similaire au sien ; en revanche, tous nos mots sifflés sont nouveaux pour lui. — Tu crois pouvoir bientôt comprendre les terrestres ? Le jeune homme secoua la tête. — J’en suis encore loin. De temps en temps, j’arrive à reconnaître un mot par-ci par-là. Au moins, ça me donne une idée de ce dont ils sont en train de parler. — Ça pourrait être utile, approuva Sirri. Le pavillon du conseil de guerre apparut à un détour de la route. Les deux Siyee descendirent vers l’énorme structure de toile blanche. La foule qu’ils trouvaient généralement massée devant l’entrée n’était pas là et, en se posant, ils entendirent des voix à l’intérieur. — Mieux vaut tard que jamais, murmura Sirri. Tryss la suivit sous la tente. À leur entrée, la discussion s’interrompit. — Pardonnez notre retard, dit Sirri. — Ne vous excusez pas, répliqua Juran. Nous venions juste d’entamer les présentations. Il désigna les quatre Dunwayens que Tryss n’avait aperçus que brièvement. Ils étaient petits pour des terrestres, mais leurs muscles gonflés leur donnaient l’air incroyablement forts, et leurs tatouages faciaux ajoutaient à leur férocité apparente. Tandis que Juran les nommait un à un, Tryss se surprit à penser que c’était une bonne chose que Si n’ait pas de frontière commune avec Dunway. Si ces gens décidaient un jour d’agrandir leur territoire, il doutait que même des flèches et des fléchettes empoisonnées suffisent à les arrêter. Les présentations terminées, Sirri se dirigea vers son siège habituel. Tryss s’installa à côté d’elle et regarda autour de lui. Tous les Blancs étaient là, à l’exception d’Auraya. Comme Juran se remettait à parler dans la langue des terrestres, Dyara vint se placer entre les chaises de Sirri et de Tryss pour traduire à voix basse. — Mil, talm de Larrik, rapporte que l’armée dunwayenne s’est installée dans la passe à un endroit facilement défendable, annonça le chef des Blancs. Des centaines de pièges ont été posés le long de la route afin de ralentir et d’affaiblir l’ennemi. Selon nos éclaireurs, les Pentadriens n’ont pas encore atteint les premiers d’entre eux. Il semble qu’ils aient pris du retard. Beaucoup de retard. Au point que c’en est surprenant. (Juran se tourna vers Mil.) D’autres nouvelles ? Mil jeta un coup d’œil au prêtre qui se tenait près de lui, et qui était visiblement de la même race. L’homme secoua la tête. — Toujours rien. — Et aucun signe permettant de supposer que l’ennemi ait infléchi sa trajectoire vers le nord, ajouta Mil. Vers le nord ? Tryss fronça les sourcils. Puis il comprit : les Dunwayens craignaient qu’au lieu d’attaquer l’armée circlienne, les Pentadriens foncent vers leur royaume momentanément privé du gros de ses défenseurs. — C’est comme s’ils s’étaient volatilisés, conclut le prêtre. Les Siyee sont les derniers à les avoir vus. Il y eut une pause tandis que les participants au conseil de guerre se rembrunissaient ou échangeaient des regards perplexes. — Ils ne sont tout de même pas restés dans les mines !finit par s’exclamer Guire. — Et pourquoi pas ? marmonna le chef des Somreyans – le modérateur Meeran. Mais… dans quelle intention ? (Il se tourna vers Juran.) Vous êtes certain qu’ils ne peuvent pas être en train de creuser un tunnel à travers les montagnes ? Juran sourit et acquiesça. — Tout à fait certain. Mil approuva. — Je crains davantage qu’ils aient trouvé un autre chemin à travers la cordillère, mais en surface. — Il en existe un ? demanda Juran, alarmé. — Il n’y a pas de route à proprement parler, répondit Mil. Mais les montagnes sont sillonnées de sentiers de chalvriers. Ce serait long et difficile de passer par là, mais pas impossible. — Nous devons découvrir ce qu’ils fabriquent, décida Juran. S’ils émergent dans les plaines pendant que nous campons dans la passe, nous nous retrouverons obligés de les pourchasser à travers Hania, et peut-être au-delà. — S’ils sont en surface, mes éclaireurs les repéreront, promit Sirri. Juran se tourna vers elle. — Ce sera une mission dangereuse – plus dangereuse encore qu’auparavant. L’oratrice haussa les épaules. — Nous sommes au courant pour les oiseaux noirs, maintenant. Nous serons prudents. Je vais réclamer des volontaires – et cette fois, ils seront armés. Juran hésita, puis hocha la tête. — Merci. — Ils partiront aux premières lueurs de l’aube. Voulez-vous que l’un d’eux emporte un annelien ? interrogea Sirri. Juran échangea un bref coup d’œil avec Dyara. — Oui. Nous en ferons remettre un au chef des volontaires avant son départ. (Il marqua une pause, puis balaya la pièce du regard.) Y a-t-il un autre sujet dont nous devions discuter ? Cette conclusion parut un peu trop hâtive à Tryss. Mais peut-être se faisait-il des idées. Il examina soigneusement les quatre Blancs, surtout Mairae et Rian. Ce dernier semblait… encore plus maussade que de coutume. De temps en temps, il jetait un coup d’œil à l’extérieur et fronçait les sourcils. Pas comme s’il était en colère, mais, visiblement, quelque chose le préoccupait. Tryss avait déjà remarqué que Mairae était celle qui dissimulait le plus mal ses sentiments. Tandis qu’il l’étudiait, le regard de la jeune femme se fit lointain, et elle fronça les sourcils. Tryss se mordit la lèvre. Les Blancs étaient peut-être tous angoissés par la bataille à venir et la disparition apparente de l’armée pentadrienne. Toutefois, il ne pouvait s’empêcher de s’interroger quant à l’absence d’Auraya. C’était bizarre que personne n’ait mentionné où elle se trouvait… Soudain, la réponse lui apparut. Evidemment ! Elle est déjà partie à la recherche de l’ennemi ! Mairae s’inquiétait pour elle. Rian était agacé parce que… parce qu’il aurait voulu y aller à sa place. Ou parce qu’il estimait que la mission était trop dangereuse pour la dernière des Blancs. Dans un cas comme dans l’autre, ça expliquait tout. Mais la satisfaction d’avoir compris ne dura qu’un instant, et fut bientôt remplacée par une conscience aiguë du risque que courait Auraya. Si elle tombait sur les sorciers pentadriens, elle serait en infériorité numérique. Que se passerait-il si elle se faisait tuer ? Que deviendraient les Siyee ? Aucun autre terrestre ne les comprenait comme elle… Soyez prudente, Auraya, songea Tryss. Nous avons besoin de vous. CHAPITRE 42 Le serviteur occupé à démonter la tente d’Auraya défit une par une les cordes qui maintenaient les coins. Tandis que la structure de toile s’affaissait sur le sol, Danjin poussa un gros soupir. Ça fait deux jours qu’elle est partie, songea-t-il, le cœur lourd. C’est ma faute. Il secoua la tête pour tenter de dissiper l’humeur noire qui s’était abattue sur lui. Je ne peux pas en être certain. Peut-être a-t-elle disparu pour une bonne raison. Mais il n’en croyait rien. Les Blancs se comportaient comme si l’absence de leur cadette n’avait rien d’anormal. Ils ne l’avaient pas expliquée, et si quelqu’un au sein de l’armée nourrissait des soupçons, il s’était bien gardé de les exprimer tout haut. Toutefois, Danjin connaissait assez bien les Blancs pour repérer les petits maniérismes qui trahissaient leur inquiétude et leur courroux. Voilà pourquoi il cherchait désespérément un moyen de leur parler. Il estimait plus sage de ne pas approcher Juran, chez qui la mention du nom d’Auraya semblait susciter une vive colère. En réponse à ses questions, Dyara avait trouvé mille choses pour l’occuper. Rian s’était contenté de hausser les épaules et de dire que le moment était mal choisi pour discuter de ça. Quant à Mairae, elle évitait Danjin. Pour quelqu’un dont le rôle était de rester accessible lorsque les autres Blancs étaient occupés, elle faisait preuve d’une habileté surprenante. Danjin baissa les yeux vers la cage posée à côté de lui. Même Vaurien ne se montrait guère loquace. Il était entré dans sa cage sans protester, comme s’il espérait que sa docilité ferait revenir sa maîtresse plus vite. À moins que son enlèvement l’ait dissuadé de se promener seul dans le camp. À ce souvenir, Danjin éprouva un élan de compassion envers le veez. Après le départ d’Auraya, Vaurien s’était roulé en boule sur les genoux du conseiller. Il n’avait pas dormi ; il était juste resté recroquevillé sur lui-même pendant des heures, observant ce qui l’entourait et tressaillant au moindre bruit. — Tu es capable de garder un secret ? Danjin sursauta en entendant une voix douce et familière derrière lui. Il pivota et dévisagea Mairae avec surprise. La jeune femme semblait plus sérieuse qu’il ne l’avait jamais vue auparavant. — Dyara m’aurait-elle engagé dans le cas contraire ? répliqua-t-il. Mairae se rapprocha de lui et baissa les yeux vers Vaurien. — C’était un peu cruel de le faire enlever, murmura-t-elle, mais nous n’avons pas eu le temps de trouver un autre plan. (Elle soutint le regard de Danjin.) Pour ma défense, je dirai juste que l’idée ne venait pas de moi. Danjin en resta bouche bée. — Vaurien ? C’était une diversion, n’est-ce pas ? Pour m’empêcher de participer au conseil de guerre. Mairae haussa les épaules et ne répondit pas. Je n’y suis pas tout à fait… — … Et d’approcher Auraya, compléta Danjin. C’était pour me tenir à l’écart d’Auraya. La jeune femme acquiesça imperceptiblement. Pourquoi ? Danjin avait ses propres soupçons, mais il se força à envisager d’autres options. Ils voulaient soit me cacher quelque chose, soit m’empêcher de parler à Auraya. S’ils voulaient me cacher quelque chose, ils n’avaient pas besoin de faire toutes ces simagrées : ils n’avaient qu’à me demander de sortir. Ce n’était pas la peine d’enlever Vaurien. Donc, il est plus probable qu’ils voulaient m’empêcher de parler à Auraya. Ou empêcher Auraya de lire dans mon esprit. À ce moment-là, j’étais presque entièrement focalisé sur la suggestion de Mairae selon laquelle Auraya avait un amant. Il prit une inspiration sifflante. — Alors, c’est vrai ? J’avais vu juste ? Mairae eut un sourire grimaçant. — Tu croyais qu’ils étaient juste amis, non ? — Mais ce n’était pas le cas ? Le sourire de la jeune femme s’évanouit. — Non. Tu dois me jurer de n’en parler à personne d’autre. Auraya et Leiard. Pourquoi n’ai-je rien vu ? Avais-je à ce point besoin de croire que son jugement était infaillible ? Mairae détourna les yeux et soupira. — J’ai de la peine pour elle. Nul n’est maître des choix de son cœur. Juran l’a chassé. Je crois qu’elle mettra un moment à le lui pardonner. — Où est-elle ?s’enquit Danjin. Mairae reporta son attention sur lui. — Nous l’ignorons. Elle refuse de répondre à nos appels. Je pense qu’elle n’est pas loin. Elle reviendra quand la guerre éclatera, et peut-être avant. — Bien entendu, acquiesça Danjin. Pour une raison obscure, le dire à voix haute le rasséréna. Auraya reviendrait. Peut-être au dernier moment, peut-être pleine de rancœur, mais elle reviendrait. Mairae gloussa. — Ne culpabilise pas, Danjin Pique. Si quelqu’un est responsable, c’est moi, notamment pour t’avoir poussé à t’interroger sur l’identité de son amant. Tu seras sûrement d’accord avec nous pour dire qu’il fallait les séparer. Dans l’intérêt d’Auraya et de toute l’Ithanie du Nord. Danjin acquiesça. Bien entendu, Mairae avait raison. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une sorte de déception paternelle. De tous les hommes du monde, Auraya n’aurait pu choisir un amant plus inapproprié. Leiard aurait dû, lui aussi, prévoir les conséquences de leur liaison et mettre un terme à celle-ci. Son respect pour le Tisse-Rêves s’en trouva diminué. De toute évidence, même les sages guérisseurs peuvent se comporter comme des imbéciles sous l’emprise de l’amour, songea-t-il amèrement. Le serviteur était en train de charger la tente et les affaires personnelles d’Auraya dans un tarn. Comme il se tournait vers eux pour leur jeter un regard interrogateur, Mairae s’écarta de Danjin. — Je suis contente de t’avoir parlé. Prends bien soin de Vaurien. Nous devrions atteindre la passe ce soir. Je te verrai au conseil de guerre. Danjin fit le signe du cercle et la regarda s’éloigner. Lorsqu’elle sortit de son champ de vision, il ramassa la cage de Vaurien, congédia le serviteur et se dirigea vers le tarn des conseillers. Auraya faisait les cent pas. L’herbe qu’elle piétinait poussait sur une corniche qui longeait le versant abrupt d’une vallée. Le tracé de cette dernière était plus ou moins parallèle à celui que suivait la route est-ouest en direction de la passe. Auraya imaginait les explorateurs de jadis, perdant des journées entières à suivre cette vallée dans l’espoir de traverser la cordillère. Ils devaient être bien déçus quand ils atteignaient les falaises à pic et le terrain accidenté à l’autre bout. Un alpiniste aurait pu réussir à traverser la cordillère à partir de là, mais aucun voyageur ordinaire n’y serait parvenu – à plus forte raison une platène ou un tarn. Auraya aurait dû se trouver dans la vallée voisine, pas dans celle-ci. Pourquoi ne puis-je me résoudre à rejoindre les miens ? Juran n’est pas responsable de l’infidélité de Leiard. Même s’il l’était, je ne peux pas punir l’Ithanie du Nord tout entière pour ses agissements. Néanmoins, Auraya ne se décidait pas à rejoindre l’armée. Au début, elle avait jugé raisonnable de passer quelques heures seule. Son esprit était un tourbillon de colère, de chagrin et de culpabilité. Si elle rentrait tout de suite, elle craignait d’éclater en sanglots ou de se mettre à invectiver Juran. D’abord, il fallait qu’elle se ressaisisse. Les quelques heures s’étaient changées en une journée, puis en trois. Chaque fois qu’elle croyait avoir repris le contrôle de ses sentiments et s’envolait en direction de la passe, Auraya se surprenait très vite à rebrousser chemin. La première fois, ce fut parce qu’elle avait aperçu les Tisse-Rêves au loin ; la seconde, ce fut à cause d’une caravane de prostituées. La veille, ça avait été parce qu’elle appréhendait d’affronter Juran une nouvelle fois. Chacune de ces choses suscitait en elle des émotions violentes qu’elle n’était pas certaine de pouvoir maîtriser. Ils atteindront la passe ce soir, songea-t-elle. Je les rejoindrai à ce moment. Peut-être les attendrai-je sur place. Oui : ils seront trop soulagés d’être enfin arrivés pour me prêter beaucoup d’attention. Elle soupira et secoua la tête. Ça ne devrait pas se passer ainsi. Ça ne se serait jamais passé ainsi sans l’intervention de Juran. Peut-être aurait-elle dû lui en être reconnaissante : les actions de son aîné ne lui avaient-elles pas permis de découvrir la véritable nature de Leiard ? C’était comme regarder dans l’esprit d’une personne différente. Et moi qui croyais le connaître si bien ! Je pensais que grâce à mon Don de télépathie, personne ne pouvait me berner. De toute évidence, je me trompais. Elle avait toujours perçu quelque chose de mystérieux en Leiard — des profondeurs cachées, comme elle les appelait. Elle avait attribué cette différence entre son esprit et celui des gens ordinaires, ou des autres Tisse-Rêves, aux souveliens qu’il possédait. À présent, elle savait que ça ne s’arrêtait pas là. Elle savait qu’il était capable de lui dissimuler une partie de lui. Leiard lui avait dit que ses souveliens se manifestaient parfois sous la forme d’une voix à l’intérieur de son esprit. Il avait même affirmé que cette réminiscence de Mirar n’aimait pas Auraya, mais jamais la jeune femme n’avait perçu cette seconde personnalité. Jamais elle ne l’avait entendue parler. Peut-être n’y avait-il rien à entendre. Le problème, c’est que si Leiard était capable de lui cacher une partie de lui-même, il était également capable de lui mentir – d’inventer cette histoire de voix dans sa tête à titre d’excuse pour le cas où Auraya percevrait ses véritables sentiments. La jeune femme grogna. Toutes ces suppositions ne me mènent nulle part. Je me torture depuis des jours. Si seulement je pouvais penser à autre chose… Elle regarda autour d’elle, détaillant le paysage. La corniche se poursuivait à gauche et à droite. Dans un passé lointain, la surface de la pente avait glissé, exposant la roche en dessous et créant une saillie qui descendait vers la vallée d’un côté et montait vers les pics de l’autre. La plus grande partie était dissimulée sous des arbres et des plantes, mais à condition de déblayer la végétation et d’aplanir la surface, cette corniche aurait facilement pu devenir une route étroite. Peut-être était-ce réellement une ancienne route abandonnée. Mais qui menait où ? Sa curiosité en éveil, Auraya décida de la suivre. Elle se fraya un chemin parmi les buissons qui encombraient le passage. Au bout de quelques centaines de pas, elle atteignit le bout de la corniche. Sur sa gauche, une pente abrupte dégringolait jusqu’au fond de la vallée. Sur sa droite, la paroi était un amas de rochers à demi dissimulés par les hautes herbes qui avaient poussé entre eux. Auraya fit demi-tour pour rebrousser chemin et se figea. Une silhouette lumineuse se tenait à quelques pieds d’elle. Grande et forte, mais pas exagérément musclée, l’apparition était l’image même de la virilité athlétique. Les coins de sa bouche masculine et parfaite se relevèrent en un sourire. — Auraya. — Chaia ! La jeune femme se laissa tomber à genoux, le cœur battant à tout rompre. J’ai attendu trop longtemps. J’aurais dû rejoindre l’armée plus tôt. Soudain, son auto-apitoiement lui parut égoïste et pathétique. Elle eut honte d’elle-même. Elle avait oublié ses devoirs envers les dieux, et ceux-ci avaient fini par perdre patience. — Pas encore, Auraya. Mais il est temps que tu te pardonnes, et que tu pardonnes aux autres Blancs. Lève-toi. La jeune femme obtempéra mais garda les yeux baissés. — N’aie pas honte de tes sentiments. Tu n’es qu’une humaine, et encore très jeune avec ça. Tu éprouves de l’empathie envers les personnes différentes. Il est bien normal que dans certains cas, cette empathie puisse se changer en amour. Chaia se rapprocha d’elle et tendit une main vers son visage. Lorsque ses doigts lui touchèrent la joue, Auraya éprouva un léger picotement – mais aucune pression. L’apparition était intangible. Son contact était celui de la magie pure. — Nous savons que tu n’as pas abandonné ton peuple. Toutefois, tu ne dois pas t’attarder ici plus longtemps. Tu es en danger, et je n’aimerais pas qu’il t’arrive malheur. Chaia se rapprocha d’elle. Auraya leva les yeux vers lui. Alors, elle sentit toute sa tristesse et sa colère s’évanouir. En elle, il n’y avait de place que pour l’émerveillement. Chaia lui souriait comme un père aurait pu sourire à sa fille, avec une affection pleine d’indulgence. Il se pencha vers elle, effleura ses lèvres avec les siennes… Et disparut. Auraya hoqueta et fit deux pas en arrière. Il m’a embrassée ! Chaia m’a embrassée ! Elle porta une main hésitante à sa bouche. Le souvenir de la sensation était vivace. Pourquoi ? Le baiser d’un dieu ne pouvait pas avoir la même signification que le baiser d’un mortel. Auraya se remémora la façon dont Chaia lui avait souri, tel un père amusé par les bêtises de sa fille. Voilà comme elle devait lui apparaître : comme une enfant. Et les parents n’embrassent pas leurs enfants quand ils sont fâchés contre eux, se dit-elle. Ils les embrassent pour les réconforter et pour exprimer leur amour. Ce doit être ça. Souriant, la jeune femme s’approcha du bout de la corniche. Il était temps d’y aller. Temps de rejoindre l’armée circlienne. Conjurant de la magie, elle se propulsa vers le ciel. La vallée diminua sous ses pieds. Elle pivota pour prendre la direction de la passe. Un grondement ramena son attention vers le sol. De la poussière s’élevait entre les rochers. Puis l’herbe, la terre et les cailloux commencèrent à vibrer. Les paroles de Chaia résonnèrent dans l’esprit d’Auraya. « Toutefois, tu ne dois pas t’attarder ici plus longtemps. Tu es en danger… » Autrement dit, la chose qui était en train de se produire était assez grave pour menacer même une puissante sorcière. Un éclair de peur traversa Auraya, mais il fut immédiatement suivi par une vague de curiosité. La jeune femme s’immobilisa en suspension dans les airs, observant le paysage en contrebas. À présent, les rochers dégringolaient le long de la pente et allaient s’écraser dans la vallée. D’énormes nuages de poussière se formaient dans leur sillage. Quelque chose ou quelqu’un était sur le point d’émerger des entrailles de la terre. Auraya avait entendu parler de montagnes qui explosaient et saignaient de la roche en fusion, dévastant tout à des lieues à la ronde. S’il s’agissait d’un phénomène de ce type, elle ferait mieux de ne pas rester à l’aplomb de la corniche, mais de s’éloigner le plus vite possible. Néanmoins, la zone de perturbation semblait assez restreinte. Les montagnes alentour demeuraient impassibles. Seul l’endroit où elle s’était tenue une minute auparavant réagissait de manière inquiétante. Chaia n’a pas dit que je devais rejoindre l’armée : juste que je ne devais pas traîner ici. Serais-je en sécurité si j’observais la suite depuis l’autre côté de la vallée ? Elle se dirigea vers une saillie rocheuse sur le versant d’en face et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Une caverne était en train de se former comme le sol continuait à cracher des rochers. Des histoires de monstres qui vivaient dans des tunnels sous les montagnes revinrent à l’esprit d’Auraya. À présent que la jeune femme savait combien les légendes au sujet des Siyee – qui les dépeignaient comme de très beaux humains pourvus d’ailes d’oiseaux attachées à leur colonne vertébrale — étaient inexactes, elle se méfiait des histoires en question. Mais si un de ces monstres était en train de faire surface, elle voulait le voir. Et, de préférence, éviter qu’il me voie. Elle fouilla la saillie en quête de cachettes potentielles, puis se laissa tomber dans une crevasse ombragée. Celle-ci était tout juste assez large pour qu’Auraya puisse y tenir debout, et l’air qu’elle contenait était froid et humide, mais elle dissimulait la jeune femme tout en lui permettant de surveiller la vallée. Une détonation ramena l’attention d’Auraya vers la pente d’en face. Des cailloux et de la terre jaillirent de la caverne. Puis le silence et l’immobilité reprirent leurs droits. Autour de la corniche, toute la végétation avait disparu. L’herbe, les arbres et les plantes rampantes avaient été soufflés en même temps que les cailloux et la terre. Ce qui restait était visiblement l’œuvre d’humains. Auraya vit que ce qu’elle avait d’abord pris pour de la roche naturelle était en fait des briques – des murs effondrés. Un linteau massif surplombait un trou béant. À sa surface, la jeune femme distingua un motif sculpté grossièrement : un pic et une pelle. C’était l’entrée d’une mine. Son estomac se noua comme elle repensait à la possibilité, évoquée et rejetée pendant un conseil de guerre, que les Pentadriens soient en train de traverser les montagnes par en dessous. Selon l’ambassadeur dunwayen, les tunnels des anciennes mines ne s’étendaient pas jusqu’à Hania. Visiblement, si. Tandis qu’une silhouette vêtue de noir et portant un pendentif en forme d’étoile émergeait de l’obscurité, Auraya commença à comprendre à quel point les Blancs avaient sous-estimé leur ennemi. Le sorcier leva son visage vers le soleil, et la jeune femme sentit son sang se glacer dans ses veines. C’était celui qui l’avait attaquée et vaincue quelques mois auparavant. Le dénommé Kuar. Elle chercha un esprit familier. — Juran ? La réponse fut immédiate. — Auraya ! Où es-tu ? — Ici. Comme elle permettait à son aîné de regarder à travers ses yeux, d’autres Pentadriens sortirent des mines, clignant des yeux dans la vive lumière du soleil. Leur chef s’éloigna le long de la corniche. À présent, Auraya pouvait voir que la poussière avait été balayée pour exposer de larges dalles de pierre – des pavés. Kuar atteignit le bord et baissa les yeux vers la pente abrupte. Il tendit les mains devant lui, paumes tournées vers le bas. De l’herbe et de la terre jaillirent dans les airs, révélant peu à peu un escalier très raide qui conduisait vers le fond de la vallée. Lorsque toutes les marches eurent été dégagées, le chef des Pentadriens s’écarta, et ses fidèles commencèrent à descendre. — Où es-tu ? répéta Juran sur un ton plus alarmé qu’accusateur, cette fois. — Dans une vallée parallèle à celle que vous suivez. Laisse-moi te montrer. Auraya lui envoya une image de ce qu’elle avait vu depuis le ciel. — À quelle distance sont-ils de l’entrée de cette vallée ? — Une journée de marche, estima la jeune femme. S’ils ont avancé toute la nuit, ils vont peut-être s’arrêter maintenant pour se reposer. Des bruits de voix et de pas emplirent la vallée, continuant à enfler tandis que des Pentadriens toujours plus nombreux se déversaient à l’air libre. Tous semblaient intensément soulagés. Leur chef demeurait planté au bord du vide, un sourire d’intense satisfaction aux lèvres. — Il peut être content de lui, songea Auraya. Il vient d’accomplir un véritable exploit. — Ça change tout, siffla Juran. Il faut nous dépêcher si nous voulons les intercepter. Les Dunwayens vont devoir encore presser l’allure pour nous rejoindre. — Les pièges qu’ils ont installés dans la passe ne serviront finalement à rien. — Ils ralentiront ou arrêteront les autres Pentadriens qui tenteront de nous prendre à revers. — Combien de temps vous faudra-t-il pour rattraper le gros de l’armée ? — Une journée. Peut-être davantage. Nous devrons l’affronter dans les plaines. Et perdre tous les avantages d’un affrontement dans la passe. Auraya soupira. La masse de robes noires qui grandissait dans la vallée en contrebas lui faisait penser à une tache d’encre en train de se répandre. — Comment les as-tu trouvés ? La question venait de Dyara. Auraya ne put retenir un sourire. — Par pure coïncidence. Je marchais le long de cette corniche. Chaia est apparu et m’a conseillé de ne pas traîner dans les parages. Au moment où je m’envolais, le sol s’est mis à trembler. — Chaia t’a prévenue qu’ils étaient sur le point de faire surface ? interrogea Juran. — Non, il m’a juste dit que je serais en danger si je restais là. D’abord, j’ai cru qu’il voulait que je quitte la vallée. Mais quand j’ai vu que les perturbations se limitaient à une petite zone, j’ai décidé de me cacher pour observer. Une autre silhouette rejoignit Kuar sur la corniche. Une femme cette fois. Elle avait un aspect familier. — S’ils te trouvent, ils te feront du mal, déclara Juran. Des glapissements aigus résonnèrent dans le tunnel. — Oui, acquiesça Dyara. Va-t’en tout de suite. Nous avons vu tout ce que nous avions besoin de voir. De petites formes sombres jaillirent des mines en battant des ailes. Auraya se recroquevilla dans sa cachette tandis que les oiseaux noirs décrivaient un cercle au-dessus de la vallée. — Ça ne me paraît pas une bonne idée. Sauf si vous vous fichez qu’ils découvrent que nous les avons repérés. Il y eut une pause. — Alors, reste, décida Juran. Attends qu’ils se soient éloignés. — En espérant qu’ils ne décident pas de camper là pour la nuit, ajouta Dyara. La flaque de robes noires était devenue un lac. Au bout de plusieurs minutes, de grands animaux poilus émergèrent des mines. Des vorns. Auraya fronça les sourcils en regardant le sorcier meurtrier que Rian avait combattu rejoindre les deux autres sur la corniche. Trois sorciers noirs. Encore deux. Auraya ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre et observer tandis que le reste des Pentadriens se déversait dans la vallée. Elle sentit l’attention des autres Blancs se détourner. Sans doute commençaient-ils déjà à organiser le retrait de leurs propres forces le long de la route de la passe. Un homme et une femme rejoignirent le trio perché au bord de la corniche. Au grand soulagement d’Auraya, ni l’un ni l’autre n’était accompagné d’animaux sinistres. Les oiseaux noirs et les vorns suffisaient largement. Chaque colonne de l’armée se composait de plusieurs centaines de sorciers et de soldats pentadriens, suivie par une centaine d’hommes et de femmes en vêtements ordinaires qui portaient de lourds fardeaux. Quelques individus en robe marchaient parmi eux, les menaçant à l’aide d’un petit fouet. Des esclaves, songea Auraya en frissonnant de dégoût et de pitié. Les Pentadriens n’avaient ni tarns ni arems. Ils faisaient porter tout leur équipement par ces malheureux. Enfin, le flot humain se tarit. Comme les derniers esclaves descendaient l’escalier, les cinq chefs de l’armée se disposèrent en ligne au bord de la corniche. Kuar prit la parole d’une voix tonitruante, mais Auraya ne comprit pas ce qu’il disait – et elle ne put pas davantage lire dans son esprit. Baissant les yeux vers la foule massée en contrebas, elle se concentra sur ses pensées. À travers des images et des sentiments, elle capta la signification du discours de Kuar. Le sorcier noir parlait d’apporter la vérité et la justice en Ithanie du Nord. Il se moquait des Circliens qui croyaient en des dieux morts. Seuls les dieux nouveaux existaient vraiment. Bientôt, ils s’en rendraient compte. Auraya secoua la tête. L’adoration et la foi inconditionnelle de ces gens la perturbaient. Tandis que le chef des Pentadriens haussait encore la voix, elle plongea de nouveau – et à contrecœur – dans les pensées de ses fidèles. Elle fut surprise de découvrir que Kuar invoquait ses dieux et les invitait à apparaître. Elle grimaça, se demandant à quel tour de passe-passe le sorcier noir allait recourir pour éblouir son public. Une silhouette lumineuse apparut près de lui. Auraya la détailla. C’était un homme en armure exotique. Le pouvoir qui émanait de lui faisait vibrer les perceptions de la jeune femme. Mais comment était-ce possible ? — Juran ! — Auraya. Ça ne peut pas attendre ? — Non, il faut vraiment que tu voies ça. Elle laissa son aîné voir ce qu’elle voyait et éprouver ce qu’elle éprouvait. Les sorciers noirs s’étaient prosternés devant l’apparition. Tout comme la totalité de l’armée pentadrienne, esclaves compris. — C’est une illusion, affirma Juran. — Si ça l’est, c’est bien la première que je vois qui irradie du pouvoir, objecta Auraya. Jamais je n’ai ressenti ça excepté en présence des dieux. — Les cinq du cercle sont les seuls dieux qui aient survécu à la guerre, insista fermement Juran. — Dans ce cas, peut-être s’agit-il d’un nouveau dieu, suggéra Dyara. Les cinq sorciers s’étaient relevés. Ils s’effacèrent devant l’apparition tandis que celle-ci s’approchait du bord. Nul son n’émana de sa silhouette lumineuse ; pourtant, la foule massée dans la vallée se mit à pousser des vivats à intervalles réguliers, comme en réaction à une harangue. — S’il s’agit bien d’un dieu, nous pouvons craindre qu’il ne soit pas seul, intervint Rian. Nous savons que, tout comme nous, les Pentadriens en vénèrent cinq. Ce dieu-ci tolérerait-il de partager leur dévouement avec quatre impostures ? — Cinq nouveaux dieux ? s’exclama Juran, incrédule. Et les nôtres n’en auraient détecté aucun ? — Nous devons envisager cette possibilité, déclara Mairae. — Nous savons que les sorciers noirs sont puissants, fit remarquer Rian. Comment pourraient-ils rivaliser avec nous sans l’assistance de dieux véritables ? — Dans un cas comme dans l’autre, nous savons désormais que la bataille ne sera pas facile à remporter, observa Dyara. — En effet, acquiesça Juran. Notre peuple n’a pas besoin d’apprendre ça. Le moral des troupes risquerait de dégringoler en flèche. Auraya, rejoins-nous dès que possible. Nous devons nous réunir et réviser notre stratégie. — Entendu. Je t’assure que traîner ici est bien la dernière chose dont j’ai envie, répondit la jeune femme. La foule des Pentadriens hurla une dernière fois, et la silhouette lumineuse disparut. Auraya en fut extrêmement soulagée. Les cinq sorciers descendirent l’escalier pour rejoindre leurs troupes. Le lac de robes noires s’agita et se sépara en cinq colonnes. Auraya murmura une prière de remerciement à Chaia tandis que Kuar prenait la tête de la colonne et entraînait son armée vers la sortie de la vallée. CHAPITRE 43 Leiard ouvrit les yeux. Il chevauchait un arem, et il était seul. Des montagnes se dressaient devant lui. La route qu’il suivait serpentait vers elles. Pris de panique, il tira sur les rênes de sa monture. — J’avance en direction de la passe, alors que je devrais lui tourner le dos. — Exact, confirma Mirar, mais ton imbécile d’élève s’est enfui, et nous devons le retrouver. — Jayim ? Pourquoi se serait-il enfui ? — Je l’ignore. Quand j’ai voulu le rejoindre, il avait disparu. — Le rejoindre ? Vous avez été séparés ? — Je pensais qu’il apprécierait un peu d’intimité. Leiard sentit grandir ses soupçons. — Pourquoi ? Qu’as-tu fait ? — Je lui ai offert un cadeau, histoire qu’il me fiche la paix. Tu n’aurais pas voulu qu’il soit témoin d’une confrontation avec Auraya, pas vrai ? — Quel genre de cadeau ? — Une catin. Qui aurait cru qu’un petit gars vigoureux comme lui s’en effraierait et prendrait la poudre d’escampette ?maugréa Mirar. Leiard grogna et enfouit son visage dans ses mains. — Tu es censé être un grand sage, capable de lire dans le cœur et les pensées des gens. Commentas-tu pu commettre une erreur pareille ? — Personne n’est parfait. — Si tu t’es trompé au sujet de Jayim, tu as également pu te tromper au sujet d’Auraya. — Non, répliqua fermement Mirar. Seul un pauvre fou amoureux resterait aveugle au danger que tu faisais courir à tous les Tisse-Rêves. Arleej était d’accord avec moi sur ce point. Et Juran aussi. — Et Auraya ? Leiard sentit son cœur se serrer. Que lui as-tu dit ? — Rien du tout. Je ne l’ai pas vue. Ce qui est fort dommage : je m’en faisais une joie. Levant les yeux vers les montagnes, Leiard soupira. — Il te reste peut-être encore une chance. Tu as raison : nous devons retrouver Jayim. Juran s’était montré très clair sur ce point : la liaison d’Auraya et de Leiard devait rester secrète. Jayim ne pouvait donc plus étudier avec un autre professeur que Leiard, ni pratiquer la communion avec un autre Tisse-Rêves. — À l’exception d’Arleej. Elle est déjà au courant, songea Leiard en remettant son arem en marche. Elle pourrait se charger de son éducation. — Mais bien sûr ! s’exclama Mirar. Je t’ai rendu le contrôle parce que je pensais qu’il te serait plus facile qu’à moi de retrouver Jayim. En fait, c’était inutile. Nous n’avons pas besoin de le retrouver. — Si, contra Leiard. Je suis son professeur. Je ne peux pas me défaire de cette obligation sans son consentement – ou sans l’approbation du reste de l’ordre. — Bien sûr que si ! Juran t’a ordonné de partir. Si tu reviens, il sera furieux. Ton devoir de ne pas nuire aux tiens surpasse ton obligation envers Jayim. — De partir où ? De quitter la tente ? Les montagnes ? L’Ithanie du Nord ? Non, il voulait juste que je m’éloigne d’Auraya. Donc, tant que j’éviterai de la croiser, je n’enfreindrai pas l’ordre de Juran. Je vais retourner là-bas et retrouver Jayim. — Non. Je t’en empêcherai, dit Mirar avec force. Leiard sourit. — Ça m’étonnerait beaucoup. Dans le fond, tu es d’accord avec moi. — Comment peux-tu en être certain ? — C’est toi qui as établi ces règles. Tu es encore plus obligé de les suivre que moi. Cette fois, il ne reçut pas de réponse. Il s’interrogea sur la meilleure manière de procéder pour retrouver Jayim. D’abord, il devrait contacter Arleej. Mais il faisait encore jour ; donc, l’ancienne ne dormirait pas, et il ne pourrait pas l’atteindre à travers un rêvelien. En revanche, peut-être sentirait-elle qu’il la cherchait. Les Tisse-Rêves les plus Doués y parvenaient parfois, en l’absence de distractions. Leiard mit pied à terre et conduisit son arem sur le côté de la route, là où un gros rocher se dressait. Des nombres avaient été gravés dans la pierre. Ces marqueurs étaient une nouveauté le long de la route est-ouest, placés par les Circliens à des intervalles qui correspondaient à un jour de marche environ. Assis dos au rocher, Leiard ferma les yeux et se concentra pour atteindre une transe onirique. Cela ne lui fut pas très difficile : il avait l’impression de n’avoir pas dormi depuis des jours. — C’est le cas. — Silence ! Ralentissant sa respiration, il chercha un esprit familier. — Arleej ? Il attendit avant de réitérer son appel. Au bout de la troisième fois, il capta une faible réponse. — Leiard, c’est toi ? — Oui, c’est moi. — Tu as l’air… différent. C’est bien toi, pas Mirar ? — Oui, c’est bien moi. Jayim est avec vous ? — Oui. Il poussa un soupir de soulagement. — Où êtes-vous ? demanda-t-il. — Toujours sur la route est-ouest. Mais nous rebroussons chemin. D’après Raeli, les Pentadriens ont été repérés alors qu’ils émergeaient des mines de ce côté des montagnes. L’armée circlienne se dépêche de faire demi-tour pour les intercepter. Et toi, où es-tu ? — Sur la route est-ouest, aussi. Je doute de vous avoir dépassés, donc, vous vous dirigez probablement vers moi. Je vais vous attendre ici. — Tant mieux. Jayim sera content de te retrouver. Leiard rouvrit les yeux. Il se leva et entraîna son arem vers un endroit depuis lequel il pouvait surveiller la route devant lui. Puis il se rassit. Son estomac gargouillait de faim, mais il était trop fatigué pour se lever et voir s’il y avait de la nourriture dans ses sacoches. — Combien de temps s’est écoulé depuis que je t’ai laissé prendre le contrôle ? demanda-t-il à Mirar. — Un jour et demi. — Et qu’as-tu fait pendant tout ce temps ? — Tu ne veux pas le savoir – même si, en vérité, j’ai essentiellement cherché Jayim. Leiard soupira. — Tu as raison : je ne veux pas le savoir. Il lâcha la longe de l’arem, qui en profita pour s’éloigner et se mettre à brouter. Pour ces animaux, porter un cavalier était beaucoup moins fatigant que tirer un tarn chargé à ras bord. Tant qu’ils avaient de l’eau à boire et un peu d’herbe sur le bord de la route, ils pouvaient avancer pendant des journées entières à une allure régulière. Leiard examina sa monture d’un œil critique. Elle n’était ni malade ni blessée. Mirar l’avait traitée correctement. Même s’il n’aspirait à rien d’autre qu’à s’allonger pour dormir, Leiard se leva et entreprit de panser son arem. Le soleil se trouvait beaucoup plus haut dans le ciel quand la caravane des Tisse-Rêves apparut sur la route. Fidèle à son habitude, Arleej conduisait le tarn de tête. Leiard se hissa sur le dos de son arem et attendit. — Tisse-Rêves Leiard, le salua Arleej en s’approchant. Je me réjouis que tu nous sois revenu. Ça nous épargnera la peine de te chercher plus tard. — C’est bon de vous revoir, Tisse-Rêves et ancienne Arleej, répondit Leiard. Vous ne vous seriez tout de même pas lancée à ma poursuite ? Comme le tarn arrivait à son niveau, il talonna son arem pour le faire marcher à côté du véhicule. Arleej le détailla d’un regard perçant. — Après ce que Jayim m’a raconté ? Je n’aurais pas pu faire autrement. (Elle fronça les sourcils.) Tu as l’air fatigué. Tu as dormi ? Mangé ? Leiard grimaça. — Pas depuis un moment, je crois. Je ne me souviens pas du dernier jour et demi. — Ainsi, Jayim avait raison. Mirar a bien pris le contrôle de toi. — Il a déduit ça tout seul ? Impressionnant. — Oui. Il craignait que ce soit permanent, aussi est-il revenu vers nous pour réclamer de l’aide. Ce qui m’a mise dans une position difficile. Devais-je partir à ta recherche ou faire mon devoir de guérisseuse ? — Vous avez fait le bon choix. — Jayim n’était pas de cet avis. (Arleej jeta un coup d’œil à Leiard.) L’armée circlienne déferle derrière nous. Nous devons nous écarter de son chemin tout en restant assez près d’elle pour pouvoir secourir les blessés. Jamais je n’aurais cru que quelqu’un parviendrait à passer sous les montagnes. Leiard haussa les épaules. — Ça avait déjà été fait. La route n’est pas souterraine tout le long. Les mines débouchent sur des cavernes de grès, qui donnent sur des vallées secrètes où les chalvriers font paître leurs troupeaux. Il existe un autre réseau de mines de ce côté-ci des montagnes. Aux dernières nouvelles, leur entrée s’était effondrée, mais rien qu’un puissant sorcier ne puisse déblayer, j’imagine. Arleej le fixa, puis secoua la tête. — Si tu n’avais pas démissionné de ton poste, tu aurais participé aux conseils de guerre. La possibilité que les Pentadriens puissent utiliser les anciennes mines pour franchir les montagnes a été évoquée et rejetée. Tu aurais pu mettre les Blancs en garde. — Si je l’avais fait, m’auraient-ils cru ?contra Leiard. Les coins de la bouche d’Arleej frémirent. — Auraya, certainement. — Vous n’aviez jamais mentionné cette discussion. — Raeli ne nous en a parlé qu’avant-hier soir. La nuit de ton départ précipité. — Donc, si Juran ne m’avait pas chassé, je vous aurais dit que c’était possible, et vous auriez prévenu Raeli, et c’est elle que les Blancs auraient refusé de croire. Arleej rejeta la tête en arrière et éclata de rire. — Il faudrait que je répète ça à Juran. (Son expression se fit pensive.) Et c’est ce que je ferai si jamais il apprend que tu es revenu et qu’il proteste. — Je ne peux pas rester, Arleej, contra Leiard. Elle le fixa d’un air grave, déterminé. — Tu le dois, Leiard. Ce qui t’arrive n’a rien de naturel. C’est dangereux. Nous seuls pouvons t’aider. Quand cette guerre stupide sera terminée, j’ai l’intention de te ramener à Somrey. Juran ne verra sûrement pas d’objection à ce que je mette un océan entre toi et Auraya. (Elle haussa un sourcil.) Serais-tu d’accord ? Leiard détourna les yeux. Ce qu’elle proposait était un plan beaucoup plus sensé qu’une fuite aveugle, sans destination précise. Mirar s’en rendrait forcément compte. Un brusque élan de gratitude le fit de nouveau pivoter vers Arleej et planter son regard dans celui de l’ancienne. — Il semble que plus j’essaie de partir, plus je trouve de raisons de ne pas le faire. Merci. Je resterai donc avec vous. Arleej parut soulagée. — Bien. Maintenant, va voir ton élève. Il s’est fait beaucoup de souci pour toi. — Jade. La voix tira Emerahl d’un profond sommeil. Un sommeil dont son corps émergea à contrecœur. Agacée, elle fronça les sourcils, prit une inspiration et ouvrit les yeux. Rozéa était penchée sur elle, souriante. — Vite. Assieds-toi. J’ai envoyé les servantes chercher deux ou trois choses. Nous devons te rendre présentable. Emerahl se redressa en se frottant les yeux. Le tarn était arrêté. — Présentable ? Pourquoi ? — L’armée arrive. Elle va nous dépasser d’un moment à l’autre. C’est une parfaite occasion de vous exhiber. Allez, réveille-toi ! Tu es affreuse. Le rabat du tarn s’ouvrit, et une servante fit passer à Rozéa une cuvette d’eau, une serviette et le nécessaire de toilette d’Emerahl. La jeune femme vit que la caravane s’était rangée sur le bas-côté de la route. Puis elle prit conscience d’un grondement rythmique dans le lointain. Celui de nombreux, très nombreux pieds qui marchaient au son des tambours. — L’armée ? Elle revient ? Le cœur d’Emerahl fit un bond dans sa poitrine comme elle réalisait la signification des paroles de Rozéa. L’armée rebroussait chemin depuis la passe. Pour Rozéa, c’était une occasion sans pareille d’exposer sa marchandise. Pour Emerahl, c’était une catastrophe potentielle. Des centaines de prêtres risquaient de la voir… — Oui, acquiesça Rozéa. Je ne sais pas pourquoi. Nous le découvrirons quand les premiers soldats arriveront à notre niveau, ce qui ne saurait tarder. Arrange-toi. Je vais voir les autres filles. J’enverrai une servante pour t’aider. Emerahl prit la cuvette et la serviette. Comme Rozéa descendait du tarn, elle entreprit de se laver le visage. Je dois trouver un moyen d’éviter ça-et vite. Baissant les yeux vers le coffret dans lequel elle rangeait son maquillage, elle souleva le couvercle avec son gros orteil. Si elle n’était pas suffisamment présentable, Rozéa l’autoriserait peut-être à ne pas se montrer. Il faudrait qu’elle lui fournisse une raison convaincante, mais elle avait vu assez de malades durant sa longue vie pour savoir comment feindre une incapacité temporaire. Et ses pouvoirs de guérison avaient également d’autres usages. Saisissant la cuvette, elle ferma les yeux et se concentra sur son estomac. Lorsque le rabat du tarn s’ouvrit de nouveau, Emerahl gisait sur la banquette, la tête tournée vers la porte cette fois. Comme la lumière entrait à flots, elle frémit et enfouit son visage dans ses bras. La servante la fixa, puis baissa les yeux vers la cuvette et s’éloigna hâtivement. Quelques instants plus tard, Rozéa lui succéda. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle d’une voix tendue. Emerahl tourna légèrement la tête pour que sa patronne puisse voir les cernes qu’elle venait de dessiner sous ses yeux. — J’ai essayé, dit-elle faiblement. J’ai cru pouvoir faire semblant… Je suis désolée. Rozéa rappela la servante et lui fit emporter la cuvette. Puis elle grimpa dans le tarn. — Qu’est-ce qui t’arrive ? Emerahl déglutit et se frotta le ventre. — J’ai dû manger quelque chose d’avarié. Tout à l’heure, quand je me suis assise… Beurk. J’ai la nausée. — Tu n’as pas l’air bien. (Frustrée, Rozéa fronça les sourcils.) Je ne peux pas te laisser faire fuir la clientèle, n’est-ce pas ? (Les bras croisés, elle pianota sur sa manche.) Tant pis. Tu es ma favorite ; il est normal que je ne t’expose pas aux regards de la piétaille – uniquement à ceux qui peuvent se permettre de payer pour entrevoir ta grande beauté. Emerahl émit un petit bruit résigné. Rozéa sourit et lui tapota l’épaule. — Repose-toi. Ces choses-là ne durent jamais très longtemps. Je suis certaine que tu seras remise d’ici à ce soir. Après le départ de sa patronne, Emerahl leva la tête et écarta légèrement le rabat du tarn. Elle ne voyait rien, mais les bruits de pas étaient de plus en plus forts. Le gloussement des autres prostituées qui se massaient non loin de sa voiture la fit sourire. Pour elles, le spectacle promettait d’être excitant. Puis une voix masculine – celle d’un des gardes – s’exclama : — Ils arrivent ! Un cavalier apparut sur la route, et le cœur d’Emerahl manqua de cesser de battre. Juran. Au premier abord, il ne semblait pas différent de l’homme qu’elle avait rencontré un siècle plus tôt. Mais en y regardant de plus près, Emerahl comprit qu’elle se trompait. Le passage des ans était visible dans ses yeux, dans la dureté de son expression. Même s’il était toujours aussi séduisant et plein d’assurance, le temps l’avait changé. Emerahl ne savait pas de quelle manière exactement, et elle n’avait pas l’intention de le découvrir. Comme Juran s’éloignait et sortait de son champ de vision, deux autres cavaliers lui succédèrent : une femme et un homme, également majestueux et vêtus de robes blanches toutes simples. La première semblait avoir une quarantaine d’années, et elle arborait une mine sévère. Par contraste, le second paraissait beaucoup plus jeune. Son regard était d’une intensité perturbante. À la vue de la caravane du bordel, il fronça les sourcils d’un air désapprobateur, puis leva le menton et détourna les yeux. Un tarn suivait les cavaliers. Il était occupé par deux jeunes femmes très belles, portant la même robe blanche que leurs compagnons. La blonde avait l’air plus détendu que la brune. Quand elle aperçut les prostituées, ses lèvres s’incurvèrent en un sourire entendu qui la fit paraître bien plus sage et plus âgée que son visage parfaitement lisse ne le laissait supposer. Des immortels, songea Emerahl. Ils sont faciles à repérer, une fois qu’on en a rencontré quelques-uns. Je me demande si je suis aussi transparente. La seconde jeune femme portait ses cheveux détachés. Elle avait de grands yeux et un visage triangulaire. Elle fixa la caravane un instant, puis détourna très vite les yeux. Pas par dédain, devina Emerahl. Elle semblait plutôt… chagrinée. Un deuxième tarn succéda au premier. Il était richement décoré et entouré de soldats en uniforme tape-à-l’œil. Emerahl reconnut les couleurs et le blason de l’actuel roi de Toren. Plusieurs autres voitures luxueuses suivirent : genrienne, somreyanne, hanienne… Puis ce fut le défilé des prêtres et des prêtresses. Emerahl laissa retomber le rabat du tarn et roula sur le dos, le cœur battant la chamade. Ainsi, voilà ceux que l’on nomme les Blancs. Les serviteurs que les dieux ont choisis pour faire leur sale boulot parmi les mortels. Elle écouta les bruits du passage de l’armée et les exclamations de ses camarades. Ça la perturbait de savoir qu’une telle quantité de Circliens défilait à quelques mètres d’elle, et que seul le rabat du tarn la séparait d’eux. Je n’aurais pas dû rester avec la caravane après l’embuscade, songea-t-elle. J’aurais dû prendre mon argent et m’en aller. Mais elle aurait culpabilisé de laisser les filles sans protection. Elle n’avait aucun moyen de savoir qu’il ne leur arriverait rien. Et si j’étais partie, jamais je n’aurais eu cette occasion unique d’apercevoir les Elus des dieux sans être vue moi-même. Cette idée la fit sourire. Je dois développer un esprit aventureux, décida-t-elle. Et maintenant ? Elle soupira. La caravane avait rejoint l’armée – bien que de manière inattendue. Rozéa pouvait engager de nouveaux gardes. Emerahl n’avait plus aucune raison de rester. Je peux m’en aller… enfin, j’espère. La caravane allait probablement suivre les troupes de près et camper à proximité d’elles pendant la nuit. Emerahl courait donc le même danger qu’auparavant : celui que la nouvelle de sa disparition lance une armée entière à ses trousses. Pourtant, une nouvelle menace pèserait sur elle si elle restait. Rozéa risquait de parler des étonnants pouvoirs de guérison de sa favorite à la mauvaise personne. Et si un prêtre curieux décidait d’investiguer… Emerahl jura. Le rabat du tarn s’ouvrit. Levant les yeux, elle vit que Rozéa la dévisageait. La patronne du bordel alla s’asseoir sur la banquette d’en face, l’air grave. — Il semble que l’ennemi ait trouvé un autre moyen de franchir les montagnes. Les Circliens rebroussent chemin pour l’arrêter. — Allons-nous les suivre ? demanda Emerahl d’une voix faible. — Oui, à bonne distance. Nous ignorons si les Pentadriens ont l’intention de tendre une embuscade aux nôtres. Je ne veux pas me retrouver au milieu d’une bataille. — Moi non plus. — Maintenant, repose-toi, conseilla Rozéa sur un ton apaisant. (Elle souleva le rabat du tarn, révélant des files de soldats ordinaires – au grand soulagement d’Emerahl.) Je doute que nous ayons des clients ce soir. Apparemment, l’armée va marcher toute la nuit. Nous la rattraperons demain… Ah, voici le capitaine Spirano. Rozéa se leva d’un bond et sauta à terre. Emerahl roula de nouveau sur le dos et écouta les bruits de pas. Le grondement rythmique se poursuivit pendant des heures, lui sembla-t-il. Lorsqu’il s’éloigna enfin, les filles se turent, sans doute pour profiter de cette occasion de dormir sans le balancement et les secousses du tarn. Emerahl entendit les gardes proposer une partie de contres à Rozéa. Elle rassembla son courage, puis se leva et utilisa la serviette humide pour se nettoyer le visage. Comme elle descendait du tarn, Rozéa leva les yeux. — Jade. Tu sembles en meilleure forme. Comment te sens-tu ? — Beaucoup mieux, répondit Emerahl. (Elle s’approcha de la table pour observer la partie en cours.) Les contres… Si je vous disais de quand date ce jeu, vous ne me croiriez pas. Le garde qui affrontait Rozéa bougea une pièce. Emerahl gloussa. — Mauvaise idée. L’homme lui jeta un regard blessé. C’était celui qui l’avait « sauvée » du déserteur quelle avait jeté hors du tarn, pendant l’embuscade. — Qu’aurais-tu fait à sa place ? interrogea Rozéa. Emerahl hésita. — Ce n’est pas moi qui joue. — Allez-y, dit le garde. Gagnez cette partie pour moi, et je vous laisse la moitié des mises. Emerahl éclata de rire. — Rozéa ne m’autorisera pas à garder l’argent. — Bien sûr que si, contra sa patronne, tout sourire, en remettant la pièce du garde à sa place précédente. Emerahl soutint son regard un instant, puis baissa les yeux vers le plateau. Elle conjura un peu de magie et la projeta vers une pièce noire. Celle-ci glissa en travers des cases et sauta sur une autre pièce. Le garde qui jouait et celui qui observait tressaillirent tous deux, puis se fendirent d’un grand sourire. — Un petit tour bien pratique, commenta le premier. — Oui, acquiesça Rozéa en fixant le plateau. Bien pratique. — Vous abandonnez ? demanda Emerahl. — Ce n’est pas comme si j’avais le choix… — Quoi ? (Le garde scruta le plateau à son tour.) Elle a gagné ? Déjà ? — Oui. (Rozéa poussa quelques pièces en direction de l’homme.) Je crois que la moitié de ceci lui appartient. — Oh, vous me devez beaucoup plus que ça, répliqua Emerahl. Et il est temps que vous me payiez. Je m’en vais. Rozéa s’adossa à sa chaise et croisa les bras sur sa poitrine. — Nous avions un accord. — Je reviens dessus. — Si tu pars maintenant, ce sera les mains vides. Emerahl sourit. — Vous me l’avez déjà dit la dernière fois. Et je trouve ça injuste. Je vous ai fait gagner beaucoup d’argent. Si vous refusez de me donner mes gages, je les prendrai de force. Rozéa se leva et posa les mains sur ses hanches. — Que comptes-tu faire : me bombarder de pions avec ta magie ? Ta sorcellerie ne m’effraie pas. Si tu avais pu m’obliger à te donner ton argent, tu l’aurais déjà fait. — Votre faiblesse, Rozéa, c’est de croire que tous les gens sont aussi cupides et égoïstes que vous. Je ne suis restée que pour protéger les filles. Maintenant que vous avez rattrapé l’armée, vous allez pouvoir engager de nouveaux gardes. Vous n’avez plus besoin de moi. — Besoin de toi ? (Rozéa s’esclaffa.) Tu rêves ! — Peut-être. Ça fait longtemps que je n’ai pas eu à utiliser ma magie pour faire du mal à quelqu’un. Je n’aime pas beaucoup ça. Je préfère résoudre les problèmes par la négociation. Aussi, je vous laisse une dernière chance. Donnez-moi mes gages. Tout de suite. — Non. Emerahl se détourna et se dirigea à grands pas vers le tarn dans lequel dormaient Braise, Marée et Etoile. — Que fais-tu ? lança Rozéa derrière elle. Emerahl l’ignora. Elle atteignit la voiture et souleva le rabat. — Réveillez-vous, les filles. Ses camarades sursautèrent et clignèrent des yeux comme elle grimpait dans le tarn. — Jade ? — Que se passe-t-il ? — Je m’en vais, annonça Emerahl. (Elle pivota vers la banquette de devant.) Levez-vous. Marée et Étoile obtempérèrent. En tâtonnant sous le siège, Emerahl découvrit un minuscule loquet. Elle tira, et le compartiment secret s’ouvrit. Il contenait une série de boîtes. Le visage de Rozéa apparut à la porte du tarn. — Que… ? Lâche ça ! Emerahl sortit une des boîtes. Celle-ci était agréablement lourde. — Donne-la-moi !glapit Rozéa. Emerahl ouvrit la boîte. A la vue des pièces qu’elle contenait, ses camarades poussèrent des exclamations de surprise et de ravissement. Rozéa jura et voulut monter dans la voiture. D’un geste et d’une petite décharge magique, Emerahl la repoussa dehors. Rozéa bascula en arrière ; elle serait tombée si les gardes ne l’avaient pas retenue. — Arrêtez-la !s’époumona-t-elle. Elle est en train de nous voler ! — Je ne vous vole pas, rétorqua calmement Emerahl. Bien. Panilo m’a dit que vous lui faisiez payer deux fois mon tarif originel. Soit une centaine… (Elle marqua une pause comme les gardes tentaient à contrecœur de grimper dans le tarn, et les repoussa gentiment à l’extérieur.)… de rens par client. Depuis que je travaille pour vous, j’en ai eu quarante-huit, dont beaucoup étaient plus riches et plus haut placés que Panilo. Arrondissons à cinq mille rens, soit dix pièces d’or. À cette somme, je retire une pièce d’or pour un mois de gîte et de couvert, ainsi que pour mes vêtements… Même si je suis certaine que vous les refilerez à une autre fille. Évidemment, je vais avoir besoin de monnaie, donc… Emerahl se mit à compter, consciente que Rozéa la foudroyait du regard à quelques pas de distance. Dans le tarn, les filles gardaient le silence — bien trop surprises pour intervenir. — Jade ? Jade, tu es sûre de toi ? demanda soudain Braise d’une voix basse, pressante et inquiète. Une bataille ne va pas tarder à éclater. Tu seras complètement seule. — Je me débrouillerai. C’est pour vous que je me fais du souci. Ne laissez pas Rozéa prendre de risques, et rentrez à Porin le plus vite possible. — Je ne comprends pas, bredouilla Étoile. Si tu as assez de Dons pour me soigner et prendre tes gages à Rozéa, comment se fait-il que tu aies échoué dans un bordel ? Emerahl leva les yeux vers elle et haussa les épaules. — Je… je ne sais pas. Je suppose que j’ai joué de malchance. La question la mettait mal à l’aise, et pas seulement parce qu’elle risquait de pousser ses camarades à s’interroger sur la raison pour laquelle une sorcière guérisseuse avait recouru à la prostitution au moment même où le clergé cherchait une femme possédant ces compétences. Pour aller plus vite, elle compta le reste de ses gages en pièces d’or et d’argent. Quand elle eut fini, elle dévisagea tour à tour chacune de ses camarades. Leur mine perplexe la fit sourire. — Prenez soin de vous. Et écoutez mon conseil : si vous le réclamez toutes ensemble, Rozéa sera forcée de vous donner vos gages. Ne gaspillez pas tout votre argent ; mettez-en de côté pour l’avenir. Ne pensez jamais que vous êtes incapables de faire autre chose que des passes. Vous êtes toutes des filles belles et talentueuses. Braise sourit. — Merci, Jade. Toi aussi, prends soin de toi. Les deux autres murmurèrent des adieux. Emerahl se détourna et descendit du tarn. Elle capta le regard d’un serviteur. — Préparez-moi un paquetage avec de l’eau, de la nourriture… et des vêtements normaux. L’homme jeta un coup d’œil à Rozéa. À la grande surprise d’Emerahl, celle-ci hocha la tête. Le serviteur s’éloigna précipitamment. — Je suppose que je ne peux pas te forcer à rester, dit Rozéa sur un ton résigné. Ça ne me plaît pas, mais puisque tu es décidée à partir… Si tu décides un jour de reprendre le métier, sache que tu seras toujours la bienvenue dans ma maison. Je ne serais pas assez stupide pour ne pas te réengager sur-le-champ. Emerahl la dévisagea pensivement et perçut chez elle une sorte de respect maussade. Pourquoi se montre-t-elle si amicale, tout à coup ? Je n’ai peut-être pas pris autant d’argent quelle s’y attendait. Je ne m’habitue toujours pas à la façon dont les prix ont augmenté depuis un siècle. — Je m’en souviendrai, répondit-elle. Le serviteur revint et lui lança une sacoche. Emerahl en examina rapidement le contenu, puis la hissa sur son épaule. — Veillez bien sur ces filles, dit-elle à Rozéa. Vous ne les méritez pas. Puis elle tourna le dos et partit le long de la route en direction de Toren. CHAPITRE 44 Comme le soleil s’élevait au-dessus de l’horizon, sa lumière se déversa sur les plaines Dorées. Les ombres des soldats, des archers et des prêtres circliens s’étendirent tels des doigts accusateurs vers la masse d’envahisseurs en robe noire. Le dernier lambeau de fatigue résiduelle s’évapora tandis que Tryss regardait les deux armées se rapprocher. De toutes les troupes circliennes, seuls les Siyee s’étaient reposés la nuit précédente. Mais leur sommeil n’avait pas été très réparateur. Très peu d’entre eux avaient réussi à ne pas penser à la bataille imminente. Tryss soupçonnait que si les terrestres s’étaient arrêtés de marcher, ils n’auraient guère dormi non plus. Même depuis le ciel, il distinguait des signes d’agitation et de nervosité dans leurs rangs. Des formes noires aux battements d’ailes frénétiques s’élevèrent parmi les Pentadriens tel un nuage de mort potentielle. Tryss entendit des exclamations consternées. Il jeta un coup d’œil aux hommes et aux femmes qui l’entouraient. Des gens de sa propre tribu. Pas sa famille ni sa femme – les orateurs avaient décidé que c’était trop demander à un chef d’escadron d’emmener ses proches au combat. Mais les tribus étaient d’assez petite taille pour que tous leurs membres se connaissent. Tryss avait du mal à se faire à l’idée que ces gens risquaient de mourir s’il commettait une erreur de jugement. Son estomac se noua. Il l’ignora et prit une grande inspiration. — Ces oiseaux noirs ont un bec et des serres, lança-t-il. Mais ils doivent nous approcher pour pouvoir les utiliser. Nous avons des flèches et des fléchettes. Nous les tuerons avant qu’ils nous atteignent. Il n’aurait su dire si ses paroles avaient eu le moindre effet. L’expression des Siyee qui l’entouraient était peut-être un peu moins atterrée, un peu plus déterminée. Les oiseaux noirs décrivaient des cercles au-dessus de leurs maîtres, attendant le début de la bataille. Les deux armées se rapprochaient avec une lenteur douloureuse. Tryss regarda les terrestres marcher les uns vers les autres dans l’herbe qui ondulait doucement. Les Pentadriens atteignirent le sommet d’une crête basse sur un côté de la vallée et s’arrêtèrent. Peu de temps après, les Circliens firent halte face à eux, de l’autre côté de la vallée. Un moment, les deux armées demeurèrent immobiles. Puis une silhouette solitaire se détacha des rangs pentadriens. Le soleil faisait étinceler un bijou pendu à son cou. Une des cinq silhouettes blanches qui se tenaient au premier rang des forces circliennes s’avança à sa rencontre. Les deux représentants ennemis se rejoignirent au fond de la vallée. Comme j’aimerais écouter leur conversation, songea Tryss. Sont-ils en train de s’offrir une dernière chance de reculer. Se lancent-ils des menaces et des vantardises à la tête, comme des enfants ? C’était censé être une guerre religieuse. Peut-être se livrent-ils à un débat théologique. Il se mit à imaginer ce que les deux représentants pouvaient bien se dire. — Mes dieux sont réels. — C’est faux ! Seuls les miens le sont. — Tes dieux n’existent pas. — Bien sûr que si. — Bien sûr que non ! » Il ravala un petit rire. Je ne devrais pas réagir ainsi. La situation est très grave. Des gens vont mourir. À cette pensée, toute sa gaieté s’envola. Son estomac se serra de nouveau comme les deux silhouettes s’écartaient l’une de l’autre. Il les regarda rejoindre leurs armées respectives. Le mugissement des cors résonna dans le lointain. Les Pentadriens s’élancèrent, et les Circliens les imitèrent. Au moment où leur rugissement atteignait les oreilles de Tryss, le sifflement de Sirri déchira l’air. L’heure était venue pour les Siyee de se battre. Ils plongèrent tous d’un même mouvement. Les deux armées n’étaient pas encore arrivées au contact, mais déjà, Tryss voyait l’air de la vallée onduler et scintiller tandis que des attaques magiques s’écrasaient sur des boucliers invisibles. D’étranges bruits de déchirure montaient jusqu’à lui, et, de temps en temps, une détonation faisait vibrer l’air alentour. En bas, ça doit être assourdissant. Le nuage noir qui tournait au-dessus des Pentadriens éclata et fusa vers le ciel. Quelques-uns de ses fragments visaient Tryss. Le jeune homme oublia tout le reste tandis que les oiseaux noirs lui fonçaient dessus. Sifflant des ordres, il descendit à leur rencontre en positionnant ses doigts sur les leviers de son harnais. — À l’attaque ! Des ressorts chantèrent à l’unisson. Une nuée de fléchettes enveloppa les oiseaux noirs. Tryss poussa une exclamation de joie comme les créatures glapissaient de douleur et dégringolaient vers le sol. A son signal, son escadron vira sur la droite. Il ne put réprimer une large grimace comme les autres guerriers de sa tribu poussaient des cris de triomphe et s’autorisaient quelques acrobaties aériennes. Puis il entendit un hurlement, et un étau lui comprima le cœur. Pivotant, il vit que quelques oiseaux noirs avaient survécu et s’étaient accrochés aux jambes d’une jeune Siyee. Leur poids entraînait la malheureuse vers le bas tandis que, déchirant son pantalon de leurs serres, ils remontaient le long de ses jambes pour atteindre ses ailes. Ne sachant pas trop comment l’aider mais espérant qu’il aurait une idée, Tryss plongea à la rescousse. Il ne pouvait pas arracher les oiseaux de leur proie à mains nues. Alors, il serra les dents, rabattit ses bras contre ses flancs et, tel un missile, percuta les jambes de la fille. Il entendit des croassements indignés et surpris. Puis il se sentit tomber. Etendant de nouveau les bras, il capta un courant aérien et se retourna pour voir ce qui s’était passé. La Siyee était libre. Du sang coulait le long de ses jambes. Tryss voyait un oiseau noir voler sous elle, indemne mais apparemment sonné. Très vite, il saisit sa sarbacane entre ses dents, aspira une fléchette et souffla. Quand le projectile l’atteignit, l’oiseau poussa un glapissement de protestation. Tryss n’attendit pas de voir le poison faire effet. Levant les yeux, il appela le reste de son escadron. Ses camarades convergèrent vers lui. Quelques égratignures mises à part, ils étaient tous vivants et indemnes. Tryss vit également que deux autres escadrons en plus du sien avaient réussi à franchir le barrage des oiseaux meurtriers. À présent, ils survolaient la bataille. Le jeune homme se souvint des instructions de Sirri. « Les oiseaux tenteront de vous occuper. Ne les laissez pas vous distraire. Visez les prêtres noirs. Ce sont eux qui contrôlent ces créatures. Tuez-les les premiers. Une fois leurs maîtres disparus, les oiseaux deviendront peut-être inoffensifs. » Au prix d’un gros effort, Tryss se détourna de la bataille et ordonna au reste de son escadron de le suivre. Ses camarades ne protestèrent pas, mais ce fut avec une expression funeste qu’ils obtempérèrent. Baissant les yeux vers l’armée pentadrienne en contrebas, Tryss chercha le meilleur moyen de porter sa première attaque. Il y avait du sang partout. L’air était plein d’éclaboussures écarlates et d’une odeur cuivrée, écœurante. Les lames dégoulinaient ; les visages étaient maculés et les vêtements imprégnés. De jaune, l’herbe avait viré à un abominable rouge orangé. Un autre hérétique vêtu de noir s’avança. Le soldat leva son bouclier pour bloquer l’attaque et abattit son épée. La familiarité de ces mouvements le réconfortait. Toutes ses années d’entraînement lui servaient enfin à quelque chose. Son arme était le prolongement de son bras. Sa lame glissait à travers les chairs et brisait des os. C’était une sensation autrement plus satisfaisante que la résistance élastique des mannequins rembourrés. Le Pentadrien tomba à genoux, gargouillant tandis que ses poumons se remplissaient de sang. D’un geste vif, le soldat dégagea son épée. Puis il la plongea dans le cou de son adversaire, et la main qui tâtonnait en quête d’un couteau s’immobilisa. Des halètements sur sa gauche. Le soldat s’accroupit en pivotant sur lui-même et atteignit son agresseur à l’estomac. Surpris, l’homme écarquilla les yeux. Seuls les lâches attaquaient ainsi, par-derrière. Pour la peine, le soldat le laissa agoniser lentement. Un rapide coup d’œil lui apprit que les combattants qui l’entouraient étaient, pour la plupart, dans son camp. Il chercha l’ennemi du regard. Un grondement distant capta son attention. Assez loin sur sa droite, il vit des soldats torennais s’écrouler sous les assauts de monstrueuses créatures. Des vorns. Il les fixa, incrédule, et voulu s’élancer. Ce fut alors que son pied heurta quelque chose. Il s’écroula face contre terre et jura dans la boue. De la chaleur lui brûla les oreilles. Il plaqua ses mains dessus pour les protéger. Le contact de ses paumes couvertes de boue était merveilleusement rafraîchissant, mais il ne suffit pas à étouffer ce qui suivit. Des hurlements. Des hurlements d’un autre monde qui ne semblaient pas décidés à s’arrêter. Quelque chose de terrible venait de se produire. Le soldat leva la tête. De l’air sec et chargé de fumée emplit douloureusement ses poumons. Saisi par une quinte de toux, il se releva en position accroupie et regarda autour de lui. L’herbe avait disparu… non, elle s’était réduite à de minuscules tas de cendres. Le sol était jonché de formes noires. Certaines bougeaient encore-elles se tordaient et se convulsaient. La source des hurlements. De la bile envahit la bouche du soldat comme il les identifiait. C’étaient des hommes. Les guerriers au côté desquels il se battait quelques instants plus tôt. Il se redressa péniblement. Aussitôt, il comprit ce qui s’était passé. L’herbe brûlée, les hommes morts ou mourants formaient une longue ligne noire qui filait vers l’ennemi. L’attaque d’un sorcier. De la magie meurtrière. Aucun entraînement ne pouvait protéger un soldat contre ça. Il avait eu de la chance de se trouver en bordure de la zone d’effet. Son armure, ses vêtements épais et le fait de s’être étalé dans la boue l’avaient sauvé, même si ses oreilles lui faisaient atrocement mal. Baissant les yeux, il vit la main tendue du Pentadrien qui lui avait fait un croc-en-jambe. Son visage était aussi calciné que ses vêtements. Les dents serrées, le soldat ramassa son épée encore tiède et se dirigea vers ses camarades moins fortunés. Aucun lien entre Auraya et les autres Blancs n’avait jamais été si fort ni si complet. Ils œuvraient comme s’ils ne faisaient qu’un, et Juran dirigeait leur pouvoir combiné. C’était étonnamment facile. Ils n’avaient pas à abdiquer leur volonté, juste à lui ouvrir leur esprit et à suivre ses instructions. En retour, Juran disposait de quatre intelligences et de quatre paires d’yeux supplémentaires à consulter quand il voulait prendre une décision, de quatre positions supplémentaires depuis lesquelles attaquer. C’était un moyen très efficace de coordonner leurs efforts. Et Auraya trouvait excitant de travailler dans une pareille symbiose avec les autres. Pas de malentendus, pas d’erreurs. Pourtant, les Blancs avaient encore des limitations. L’ennemi avait déjà trouvé celle de Mairae et, à un moment, la prêtresse blonde avait dû laisser des soldats à découvert pour se protéger. Leur mort l’avait plongée dans une grande détresse, et elle avait profondément choqué les autres Blancs. Néanmoins, leur détermination combinée leur avait permis de ne pas faillir. Rian avait également du mal à faire face. Juran était souvent forcé d’intervenir quand l’un des sorciers noirs les plus puissants les attaquait, lui ou Mairae. Jusque-là, Auraya était parvenue à se défendre seule, mais elle savait que le chef des Pentadriens la surpassait. Elle aussi aurait besoin d’aide s’il déchaînait tout son pouvoir contre elle. Pour l’instant, Kuar ne s’intéressait pas à la cadette des Blancs. Peut-être n’était-il pas assez fort pour se protéger tout en l’assaillant. Peut-être attendait-il que les autres sorciers noirs puissent le couvrir. Auraya jeta un coup d’œil aux autres Blancs, qui se tenaient tous très droits et très calmes, puis aux silhouettes qui leur faisaient face de l’autre côté de la vallée. Cinq sorciers noirs. Cinq Blancs. Coïncidence ?songea-t-elle. Non. Je pense plutôt qu’ils ont attendu d’être assez nombreux pour nous affronter. Sur un ordre de Juran, elle projeta une décharge de pouvoir vers un de leurs adversaires. Elle sentit le bouclier de l’homme vibrer comme ses collègues l’aidaient à se défendre. — C’est le plus faible des cinq, remarqua Juran. D’après nos espions, il s’appelle Sharneya. Nous pourrions tirer p… Le chef des Pentadriens projeta une décharge vers les Siyee. Obéissant aux instructions de Juran, Auraya créa un bouclier dans les airs pour l’intercepter. À travers Mairae, elle perçut le soulagement de Sirri : l’oratrice portait l’annelien de la prêtresse blonde. L’attaque s’intensifia, et Auraya dut mobiliser toute sa concentration pour maintenir son bouclier assailli tandis que déclinait la vitesse à laquelle elle pouvait conjurer de la magie. Elle fit quelques pas en avant et put de nouveau renforcer sa barrière. Ce n’était pas la première fois qu’elle épuisait les réserves de pouvoir qui l’entouraient. Depuis le début de l’affrontement, quelques heures plus tôt, les Blancs avaient dû s’écarter de la crête pour pénétrer plus avant dans la vallée. Face à eux, les sorciers noirs en avaient fait autant. C’était incroyable qu’ils aient déjà consumé une telle quantité de magie, mais Auraya n’avait pas le temps de s’abandonner à sa stupéfaction. Quelque part non loin d’elle résonna un grondement animal, suivi par un cri de douleur et de terreur. Aucun homme, aucune bête ordinaire ne pouvait l’atteindre, mais elle avait conscience que les plus Doués des prêtres circliens se tenaient derrière les Blancs pour leur apporter le soutien de leur force. Pivotant, elle vit un énorme vorn noir égorger une prêtresse. Il avait dû contourner discrètement tout le groupe pour le prendre à revers. — Auraya, tue-le, ordonna Juran. La jeune femme obtempéra. Le vorn hurla comme une décharge de magie l’arrachait à sa victime. Il retomba sur le sol et y resta, le corps agité de soubresauts. D’autres formes noires détalèrent précipitamment, se faufilant entre les soldats circliens à une allure trop vive pour qu’Auraya puisse les abattre sans mettre en danger ses propres forces. — Crois-tu que les Pentadriens ont attaqué les Siyee pour nous distraire le temps que les vorns nous contournent ? demanda-t-elle. — Oui, répondit Juran. Et ils ont donné l’ordre à leurs créatures d’attaquer spécifiquement les gens qui t’entourent. Je pense qu’ils voulaient te tester, voir si tu serais plus encline à protéger le peuple du ciel que le reste de l’armée. Laissons-leur croire cela pour le moment. Plus tard, nous l’utiliserons à notre avantage. — D’accord, acquiesça Auraya. Pourtant, le doute s’était insinué en elle. Peut-être suis-je effectivement plus encline à protéger les Siyee… — Bien sûr que non, lui assura Dyara. Mais Auraya ne put se défendre contre une angoisse grandissante. Juran assignerait-il la protection des Siyee à un autre Blanc ? Ou laisserait-il le peuple du ciel à découvert pour tirer parti des suppositions des Pentadriens ? CHAPITRE 45 Même si le soleil était haut dans le ciel, un vent froid forçait les spectateurs perchés sur la crête à rester enveloppés dans leur taie. Danjin tournait la tête en tous sens, détaillant le curieux mélange de serviteurs et de dignitaires qui s’étaient rassemblés là pour observer la bataille. Ils formaient une longue ligne sur un côté de la vallée. Au milieu des cuisiniers, des maréchaux-ferrants et des porteurs se dressait un pavillon. Des tapis avaient été déroulés sur l’herbe, et des sièges disposés pour recevoir les trois personnages les plus importants : les deux rois et le modérateur somreyan. Des conseillers, des courtisans et des domestiques attendaient à l’extérieur, n’entrant que lorsqu’on les appelait. Non loin de là, des palefreniers tenaient par la bride des montures sellées et harnachées. Les Blancs avaient insisté pour que les deux monarques se tiennent à l’écart de la bataille. Danjin sourit en se remémorant cette discussion. — Nous sommes prêts à nous battre au côté de nos hommes, s’était indigné Berro. — Nous n’en doutons pas, avait répondu Juran sur un ton apaisant. Mais si vous entrez dans la mêlée, vous mourrez. Dès l’instant où les Pentadriens repéreront une brèche dans nos défenses – et nous en laisserons forcément une, à un moment ou à un autre –, ils frapperont toute personne à l’air important. (Il avait marqué une pause.) Vous pourriez vous déguiser en soldats ordinaires pour augmenter vos chances de survie, mais je préférerais que vous vous absteniez. Nous ne pouvons pas prendre le risque de vous perdre. Berro s’était renfrogné. — Dans ce cas, pourquoi l’oratrice Sirri participera-t-elle à la bataille ? — Parce qu’elle est difficile à distinguer des autres Siyee, et parce que le peuple du ciel élit ses chefs. Son remplaçant éventuel a déjà été désigné. — Mon héritier aussi. — Ce n’est encore qu’un enfant, avait contré Juran. Il ne sera pas prêt à assumer ses responsabilités avant plusieurs années. (Il avait croisé les bras sur sa poitrine.) Si vous tenez absolument à vous battre, nous ne vous en empêcherons pas. Mais nous ne vous protégerons pas au risque de perdre cette guerre. Si vous recherchez la gloire à tout prix, elle vous coûtera la vie – et elle affaiblira votre pays. Alors, le modérateur Meeran s’était raclé la gorge. — Je suis un dirigeant élu, comme l’oratrice Sirri ; pourtant, il n’y a pas de place pour moi non plus dans votre plan de bataille. — En effet, avait acquiescé Juran en se tournant vers le Somreyan. Pardonnez ma franchise, mais vous êtes vieux et vous n’avez aucune expérience du combat. Vous nous serez plus utile en mettant à profit vos capacités de diplomate. Puis il avait chargé Meeran de s’occuper des non-combattants et de négocier de la part des survivants au cas où les Circliens seraient vaincus. Personne n’avait demandé pourquoi I-Portak, le chef des Dunwayens, participait à la bataille. Tous savaient qu’en tant que dirigeant d’une nation guerrière, il était tenu de se battre au côté de son peuple – sans ça, il serait vite destitué. Plusieurs sorciers dunwayens, appelés « guerriers de feu », l’accompagneraient. Danjin reporta son attention sur Lanren Chansonnier. Le conseiller militaire se tenait un peu en avant du reste de la foule, observant la bataille avec attention. Tout son corps était tendu ; il serrait et desserrait machinalement les poings. Le soleil se reflétait sur l’anneau qu’il portait au majeur droit. Cet anneau le liait à Juran ; ainsi le chef des Blancs jouissait-il, par son intermédiaire, d’une vue d’ensemble sur le champ de bataille. Baissant les yeux vers la vallée, Danjin fronça les sourcils. Cela faisait des heures que les sorciers des deux camps se bombardaient de décharges magiques sans que ni les Pentadriens ni les Blancs parviennent à prendre l’avantage. Du moins, en apparence. Bien que considérable, le pouvoir déchaîné était invisible. Danjin ne distinguait que ses effets lorsqu’un des deux groupes réussissait à infliger des dommages à ses adversaires. S’il ne semblait pas y avoir davantage de victimes d’un côté que de l’autre, Danjin avait remarqué que c’était toujours les soldats et les prêtres protégés par Rian et Mairae qui encaissaient. Deux des sorciers ennemis avaient le même problème. Et les deux groupes utilisaient leurs fidèles les plus Doués pour consolider les défenses de leurs maillons faibles. Pour le reste, les forces en présence n’étaient pas si bien équilibrées. Et à la grande consternation de Danjin, la balance penchait plutôt du côté des Pentadriens. Ça n’avait pas été évident dès le début. Les soldats ennemis étaient moins nombreux que les Circliens ; ils n’avaient pas de platènes de guerre ni de cavaliers. Mais dès que les armées étaient arrivées au contact, il était apparu que les fantassins pentadriens avaient reçu l’entraînement nécessaire pour affronter ces deux types d’opposants. Et puis, il y avait les vorns. Les énormes créatures semaient la mort et la dévastation partout où elles passaient. Elles se déplaçaient si vite que seuls la chance ou un effort concerté des archers parvenaient à les arrêter. Et apparemment, elles adoraient tuer. Sous les yeux de Danjin, quatre d’entre elles parvinrent à isoler un groupe de soldats du reste de la mêlée. Elles égorgèrent ceux qui tentèrent de résister. Quant aux autres, elles les chassèrent de la vallée et les poursuivirent en leur mordillant les talons d’un air joueur. — Pourquoi n’avons-nous pas de bêtes semblables ? marmonna le roi Berro. — J’imagine que les Blancs n’ont pas eu le temps de faire leur propre élevage, répondit calmement le roi Guire. — Ces créatures sont des abominations, gronda une voix. Les têtes se tournèrent vers la femme qui venait de parler. La conseillère Tisse-Rêves Raeli soutint froidement les regards intrigués. — Si vos Blancs avaient nourri et dressé des bêtes aussi maléfiques, pourriez-vous les considérer comme meilleurs ou plus nobles que les Pentadriens ? ajouta-t-elle. Les deux rois prirent un air pensif, même s’il était clair que ses paroles n’avaient pas totalement convaincu Berro. — Au lieu de ça, ils nourrissent et élèvent des Porteurs, intervint le modérateur Meeran. Et mon peuple leur fournit de petits assistants. Du menton, il désigna la cage que portait Danjin. Danjin jeta un coup d’œil à Vaurien, qui s’était tenu tranquille jusque-là. Il n’avait pas osé le laisser derrière lui de peur que le veez s’échappe pour se mettre en quête d’Auraya. — Des reynas et des veez ?ricana Berro. (Il jeta un coup d’œil vers la gauche, où les palefreniers tenaient prêtes les cinq montures des Blancs.) Seuls les Blancs ont des Porteurs, et ils ne les utilisent même pas. Et à quoi servent les animaux familiers en temps de guerre ? — Sowtiw, couina Vaurien. Danjin sentit la cage se balancer dans sa main. Il baissa les yeux. — Non. Rester. — Sowtiw, insista Vaurien. Dehow. Couwiw. — Non. Auraya reviendra plus tard. Le veez se mit à courir en cercle dans sa cage. — Méchants, méchants veniw. Fuiw ! Cacher ! Danjin fronça les sourcils. Vaurien était de plus en plus agité. Peut-être venait-il d’apercevoir la personne qui l’avait enlevé. Pivotant, Danjin promena un regard à la ronde. Les gens qui l’entouraient observaient tous le veez avec curiosité. Il se tordit le cou pour voir à gauche, à droite, par-dessus son épaule… Et repéra quatre formes noires qui gravissaient en courant le versant opposé de la crête. Il hurla un avertissement. Des cris résonnèrent comme les spectateurs apercevaient les vorns. Il y eut un instant d’hésitation tandis que les gens terrifiés s’accrochaient les uns aux autres ou se bousculaient dans leur hâte de fuir. Puis la ligne se brisa. La plupart des observateurs dévalèrent la colline en direction de la bataille, laissant quelques individus paralysés de frayeur sur la crête. Au centre, les dignitaires demeurèrent immobiles, retenus par une voix forte et pleine d’assurance. — Tout le monde à l’intérieur du pavillon. Et n’en sortez pas, ordonna le grand prêtre Haleed en s’avançant pour s’interposer entre les vorns et la structure de toile. Je m’en occupe. Les dignitaires se serrèrent sous le couvert douteux du pavillon. Dehors, les palefreniers couvrirent hâtivement la tête des reynas avec une capuche en tissu pour les empêcher de paniquer et de s’enfuir. Puis ils les entraînèrent aussi près que possible du grand prêtre. Chansonnier était resté à l’extérieur. Dos au pavillon, il continuait à observer la bataille. Danjin le vit froncer les sourcils d’un air perplexe à la vue du déferlement de spectateurs. Il l’appela. Chansonnier pivota, et l’inquiétude écarquilla ses yeux comme il découvrait la scène derrière lui. Tandis que les deux hommes se dirigeaient précipitamment vers le pavillon, Danjin entendit un animal hurler de douleur non loin d’eux. Il tourna la tête. Un des vorns gisait à terre, le corps agité de soubresauts. Les autres reculaient, bondissant de-ci de-là pour éviter les attaques de Haleed. — Ah, la magie, murmura Chansonnier. Les soldats vieillissent mal, mais, même âgés, les sorciers gardent leur utilité. Tant que leurs réflexes demeurent intacts, ajouta Danjin en silence. Haleed parvint à blesser un autre vorn, mais la plupart de ses attaques rataient les créatures. Celles-ci étaient incroyablement rapides, et il semblait incapable d’anticiper leurs brusques changements de direction. — Votre familier a servi à quelque chose, en fin de compte, chuchota une voix dans l’oreille de Danjin. Ne vous en faites pas pour lui : il reviendra. Danjin se tourna vers Raeli. Celle-ci baissa les yeux. Suivant la direction de son regard, il vit que la cage qu’il tenait toujours était vide, sa petite porte grande ouverte. Alarmé, il chercha le veez autour de lui. — N’ayez crainte. Il saura se débrouiller seul, affirma Raeli. — Contre des vorns ? — Ce n’est pas lui qu’ils visent, c’est… La fin de sa phrase fut couverte par un hurlement de douleur, suivi par un glapissement inhumain. Pivotant, Danjin vit Haleed vaciller sous le poids d’une masse grouillante de plumes noires. Sa robe blanche était déjà éclaboussée de sang. — Les oiseaux ! s’exclama quelqu’un. Aidez-le ! — Ses yeux, siffla Chansonnier. Ils essaient de lui crever les yeux ! Meeran aboya des ordres. Des serviteurs s’élancèrent, puis s’arrêtèrent et battirent précipitamment en retraite sous le pavillon. Danjin vit une forme noire se jeter sur Haleed et le renverser. La terreur le saisit comme deux autres vorns bondissaient par-dessus le prêtre à terre. La petite foule recula, et il se sentit poussé sur le côté. Il perdit l’équilibre et se sentit basculer. Mais quelqu’un lui saisit le bras et l’empêcha de tomber. Autour de lui, tout n’était que chaos : cris, hurlements, ordres et glapissements des oiseaux. Comment un si petit nombre de gens pouvait-il faire autant de bruit ? Une main fit pivoter Danjin. Il se retrouva face à Raeli, qu’il dévisagea avec surprise. Par-dessus l’épaule de la Tisse-Rêves, il vit un reyna s’éloigner au galop, emportant le roi Berro dans sa selle. — Restez près de moi. Je n’ai pas le droit de tuer, mais je peux vous protéger, dit Raeli. Danjin acquiesça. Alors que la Tisse-Rêves pivotait vers le pavillon, il y eut un grand craquement, et la structure de toile s’effondra. Son auvent était couvert d’oiseaux noirs. Raeli écarta les mains. L’air étincela, puis se remplit d’un bruissement de plumes frénétique comme les oiseaux s’envolaient à tire-d’aile. Un bruit de galop attira l’attention de Danjin vers la gauche. Les Porteurs s’éloignaient, montés par deux cavaliers chacun. Danjin fut soulagé de voir que le modérateur Meeran se trouvait parmi eux. — Tant mieux, se réjouit Raeli. Ça me fera moins de travail. Puis une forme noire s’extirpa du monticule de toile affaissée et s’élança à la poursuite des reynas. Raeli grimaça. — J’espère que ces Porteurs sont aussi rapides qu’on le raconte. — Peut-être même davantage, lui assura Danjin. Par contre, je ne… Un grondement effroyable résonna sous le pavillon. Danjin sursauta. Il recula tandis que la toile ondulait et s’agitait, mais Raeli ne se laissa pas impressionner. Elle s’accroupit et saisit le bord de la toile. — Ne le libérez pas ! s’exclama Danjin. Raeli l’ignora et rabattit la toile sur le côté. Danjin frémit à la vue des corps ensanglantés qui gisaient sur les tapis. Une forme noire se redressa et se jeta sur la Tisse-Rêves. Celle-ci esquissa un geste rapide. Une force invisible dévia le vorn de sa trajectoire. Le monstre atterrit à quelques pas d’elle et la fixa avec une intelligence terrifiante. Puis il s’éloigna en rampant. Une voix familière se mit à jurer avec véhémence. Baissant les yeux, Danjin fut stupéfait de voir Lanren Chansonnier lutter pour se mettre debout. Le long de son bras gauche, de profondes traces de griffes saignaient abondamment. — Je peux vous soigner, offrit Raeli en s’avançant pour examiner la blessure. Chansonnier hésita. Son regard se fit distant l’espace de quelques secondes. Puis il fronça les sourcils. — Merci, conseillère Tisse-Rêves, dit-il sur un ton formel, mais je dois refuser. Un bandage suffira pour le moment. Raeli pinça les lèvres. — Je vais voir ce que je peux trouver. Danjin éprouva un élan de compassion envers elle – et, curieusement, une bouffée de colère. Je suis d’accord avec Auraya, enfin de compte. Interdire le recours aux services d’un Tisse-Rêves, c’est tout à fait ridicule. Le vorn s’était éloigné, mais il continuait à observer la scène. Sans lui tourner le dos, Raeli déchira un morceau de la tunique d’un serviteur mort et s’en servit pour panser la blessure de Chansonnier. — Si les Blancs veulent que vous restiez ici, ils feraient mieux de vous envoyer un prêtre, et vite, dit-elle. Je peux éloigner une ou deux de ces créatures. Plus, j’en doute. (Son regard se durcit.) Dites à votre chef que les miens seront ici dans quelques heures. Rappelez-lui que nous ne prenons pas parti et que nous offrirons notre aide à tous. Si les Pentadriens l’acceptent alors que les Circliens la refusent, nous n’y pourrons rien. Chansonnier la fixa, puis hocha la tête. — Plusieurs prêtres sont déjà en route. Le soleil était bas dans le ciel lorsque la caravane des Tisse-Rêves s’arrêta. À présent, elle comptait une centaine d’individus environ. Leiard savait que d’autres guérisseurs affluaient vers le site de la bataille. Leurs caravanes avaient fait halte dans les vallées environnantes. Cet éparpillement diminuait le risque que les Circliens, saisis par un zèle fanatique en cas de victoire, puissent anéantir plusieurs centaines de Tisse-Rêves d’un seul coup. Les tarns stationnaient à une heure de marche du champ de bataille. Arleej avait constitué un groupe de vingt personnes pour l’accompagner là-bas. Les autres membres de la caravane les rejoindraient après la fin des hostilités, à l’exception de quelques-uns qui resteraient pour défendre les voitures au cas où des opportunistes décideraient de les piller. Leiard s’était joint au groupe d’Arleej. Il avait emmené Jayim, sachant que de toute façon, le jeune homme le suivrait en douce si on le laissait en arrière. À présent, ils venaient d’atteindre le site du carnage, et Leiard sentait l’excitation de son élève se muer en horreur. La vallée était noire de boue piétinée, d’herbe brûlée et de cadavres. Un rugissement continuel, étouffé par la distance, parvenait aux oreilles des Tisse-Rêves. Il se composait de cris, de hurlements, du fracas des armes et des boucliers, des crépitements et des détonations de la magie. Cinq silhouettes blanches affrontaient cinq silhouettes noires de part et d’autre de la vallée. Entre elles, l’air ondulait et scintillait. De grandes traces jonchées de corps calcinés indiquaient les endroits où des attaques avaient enfoncé les protections adverses. Leiard se remémora d’autres batailles – à plus petite échelle, mais tout aussi épouvantables. Ce n’étaient pas ses souvenirs ; pourtant, ils étaient vivaces. Sorcellerie et mort. Carnage et douleur. Cette fois, il distinguait de nouveaux éléments. De monstrueuses créatures noires (sans doute les vorns qu’Auraya lui avait décrits autrefois) se faufilaient parmi les troupes circliennes, meurtrières et presque impossibles à tuer. Des Siyee tournoyaient et piquaient au-dessus de la tête des soldats. De petites formes noires les harcelaient, déchiquetant leurs ailes ou se jetant sur eux en nombre pour les abattre. Sous les yeux de Leiard, trois Siyee se dégagèrent de la bataille aérienne pour survoler les rangs des Pentadriens en lâchant une petite pluie de missiles. L’un d’eux succomba, victime de la riposte des archers ennemis. Mais le trio laissait plusieurs morts dans son sillage. Néanmoins, chaque perte était dévastatrice pour les Siyee. Ils étaient si peu nombreux… — J’espère que les Circliens gagneront, songea brusquement Leiard. Sans ça, les Siyee pourraient bien disparaître. — La vraie tragédie, c’est qu’ils soient ici en premier lieu, répliqua Mirar sur un ton funèbre. Ça restera dans les annales comme le plus grand crime de ton ex-maîtresse : avoir envoyé un peuple pacifique à la guerre et provoqué son extinction. — Nous y voilà. Alors, Leiard, qu’en penses-tu ? Il pivota vers Arleej. — C’est de la folie. Un gâchis sans nom. L’ancienne grimaça. — Je suis bien d’accord. Mais je te demandais plutôt ton avis sur les deux armées. Quelles sont leurs forces et leurs faiblesses ? Laquelle va gagner ? Leiard fronça les sourcils et considéra de nouveau la bataille. — C’est un affrontement typique. Les sorciers se battent depuis le fond tout en protégeant leur armée. Les plus puissants des sorciers mineurs restent avec eux pour leur prêter leur force. — Vous voulez parler des Blancs ? interrogea Jayim. Et des prêtres ? — Oui, répondit Leiard. Ceux dont le rôle est plus physique que magique livrent leur propre bataille, en espérant que les sorciers continueront à les couvrir. Entrent dans cette catégorie les fantassins, les archers, les cavaliers, les conducteurs de platène de guerre, les Siyee, les vorns et les oiseaux noirs. Ils n’ont pas de Dons très importants, mais ils mettent à profit ceux dont ils disposent. — Les Siyee se comportent comme des archers volants, fit remarquer Jayim. — En effet, acquiesça Arleej. Ils comptent sur l’effet de surprise pour attaquer et se retirer avant que les archers ennemis aient le temps de riposter. — Autrement dit, ils utilisent la même stratégie que les vorns, intervint un autre Tisse-Rêves. Mais les vorns, eux, n’ont pas à se soucier d’une menace comme les oiseaux noirs. — Les Siyee se débrouillent bien face aux oiseaux, déclara Leiard. Ces créatures n’attaquent qu’en groupe, ce qui les rend plus vulnérables aux projectiles. — Que se passera-t-il si les Blancs gagnent mais que l’armée circlienne perd ?voulut savoir Jayim. Leiard eut un sourire funèbre. — Si les Blancs vainquent les sorciers pentadriens, ils pourront tuer leurs troupes survivantes – ou exiger leur reddition. — Pourraient-ils abandonner leurs propres soldats afin de concentrer toute leur magie sur les sorciers noirs pour se débarrasser d’eux ? — En dernier recours, peut-être. — Je… je ne comprends pas. Dans ce cas, pourquoi se donnent-ils la peine d’emmener toute une armée au combat ? Je vois bien que les prêtres aident les Blancs en leur donnant un supplément de force magique, mais je ne vois pas quelle différence font les simples soldats. Arleej gloussa. — Tu dois penser au mobile de la guerre. En général, il s’agit de dépouiller le vaincu au maximum. Un envahisseur envisage toujours l’avenir au-delà de la bataille. Après sa victoire, il devra maintenir le contrôle chèrement acquis. Même de puissants sorciers ne peuvent se trouver dans plus d’un endroit à la fois ; c’est pourquoi ils emmènent des gens pour les seconder : des sorciers mineurs, des combattants, des gens attirés par la perspective d’un bon pillage. Les défenseurs le savent. Aussi lèvent-ils une armée à titre d’assurance, en cas de défaite. Si leurs forces tuent le plus d’envahisseurs possible, il en restera moins pour régenter leur peuple. Du coup, ils auront de meilleures chances de se soulever et de renverser l’occupant plus tard. Jayim acquiesça lentement. — Et s’ils attendent que les sorciers aient fini de se battre entre eux, et que leur camp perd, les sorciers ennemis les tueront de toute façon. Donc, autant qu’ils s’impliquent tout de suite. — Oui, soupira Arleej. Bien que la plupart des soldats ne s’en rendent pas compte. Ils font ce qu’on leur ordonne de faire, parce qu’ils ont foi en le jugement de leurs chefs. — Il est arrivé que des sorciers vainqueurs donnent l’occasion de se rendre aux soldats survivants, rappela Leiard. Jayim balaya la mêlée du regard et fronça les sourcils. — Sommes-nous… Les Circliens sont-ils en train de gagner ou de perdre ? Reportant son attention sur la vallée, Leiard examina soigneusement les deux camps. Il avait remarqué que les soldats ordinaires étaient en difficulté, mais il ne s’était pas inquiété parce que, comme il venait de le dire à son élève, ultimement, la victoire ou l’échec dépendrait des Blancs. Les prêtres circliens semblaient encaisser de plus grandes pertes que ceux qui soutenaient les sorciers pentadriens. Les cadavres en robe blanche étaient beaucoup plus nombreux que leurs homologues en robe noire. En regardant bien, Leiard ne tarda pas à comprendre pourquoi. Les vorns. Ils étaient si rapides et si meurtriers que, de temps à autre, ils parvenaient à contourner les défenses circliennes et à surprendre un prêtre ou une prêtresse. De plus, aucun des contingents militaires circliens n’était aussi efficace dans l’élimination de sorciers ennemis. Seuls les Siyee parvenaient à les atteindre, mais les oiseaux noirs restreignaient leurs mouvements. — Les Pentadriens ont l’avantage, conclut Leiard. Arleej soupira. — La chose la plus dure que doive affronter un Tisse-Rêves, ce n’est pas l’intolérance, mais le fait de devoir rester en retrait pendant que son propre pays perd une guerre. (Elle fixa Jayim.) Nous ne prenons pas parti. Si tu t’impliques dans la bataille, tu cesses d’être un Tisse-Rêves. Le jeune homme acquiesça. Son visage était creusé par la tension, la tristesse – et la détermination. Leiard éprouva un mélange de fierté et de chagrin. Son élève ne faillirait pas, mais il s’en voudrait pour ça. Arleej pivota et jaugea ouvertement Leiard. — Et toi ? Leiard fronça les sourcils. — Quoi, moi ? — Tu n’es pas tenté de te précipiter à la rescousse de quelqu’un ? Brusquement, il comprit ce qu’elle voulait dire. Auraya. Pourrait-il rester les bras ballants pendant que la jeune femme serait vaincue ? Pourrait-il la regarder mourir ? Son cœur se mit à battre la chamade. Il reporta son attention sur le champ de bataille – sur les cinq Blancs. Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Elle a toujours eu l’air si forte, si pleine d’assurance, songea-t-il. Ça ne me plaisait pas qu’elle soit l’une des Blancs, mais ça signifiait qu’elle était en sécurité. Immortelle. Protégée par sa magie et par celle des dieux. — Les dieux… Ils ne vont sûrement pas laisser perdre leurs représentants humains, non ? — Si tu crois ça, tu es un imbécile, ricana Mirar. — Comment pourrais-je les aider ? lança Leiard avec une parfaite sincérité. Je ne suis qu’un sorcier seul. Je doute de pouvoir faire la moindre différence. (Conscient que sa voix trahissait sa détresse, il fixa Arleej.) Sinon en tant que guérisseur, comme d’habitude. L’ancienne lui pressa l’épaule en un geste compatissant. — En tant que très bon guérisseur, précisa-t-elle. Comme elle s’éloignait, Leiard poussa un gros soupir. Il n’avait plus envie d’observer la bataille. Pas si ça devait l’obliger à regarder Auraya mourir sans rien faire. — Je pourrais t’épargner ça, offrit Mirar. — Non. Je suis là pour soigner les blessés. — Je peux le faire à ta place. — Non. Quand tout sera terminé, nous irons à Somrey et je me débarrasserai de toi. — Tu crois qu’Arleej pourra tout arranger ? Je ne suis pas certain que tu apprécies de la sentir fouiller dans ton esprit. Moi, en tout cas, ça ne me plairait pas. — Je croyais que tu voulais disparaître ? — Tout dépend de l’issue de cette bataille. Si les Blancs la remportent, je te laisserai aller à Somrey. — Et sinon ? demanda Leiard. Mirar ne répondit pas. CHAPITRE 46 Tryss planait en décrivant un large cercle au-dessus du champ de bataille. Faute de cible immédiate, d’oiseau noir avec lequel se colleter ou d’autre chose pour occuper son attention, il prit soudain conscience de sa fatigue. Tous ses muscles lui faisaient mal. Il avait plusieurs coupures et estafilades sanguinolentes, mais ne se souvenait pas comment il les avait récoltées. Une seule chose était sûre : elles piquaient. La moitié de son escadron le suivait. Il détailla ses camarades d’un œil critique, notant leurs blessures et leurs signes de lassitude. Tyssi arborait une profonde entaille qui saignait abondamment. Les autres semblaient plus ou moins indemnes mais épuisés. Tryss reporta son attention sur la bataille aérienne. Le nombre d’oiseaux noirs avait visiblement diminué, ce qui lui procurait une obscure satisfaction, mais le nombre des Siyee avait fait de même. La moitié d’entre eux manquaient désormais à l’appel. Certains s’étaient juste éloignés pour se reposer ou pour refaire le plein de fléchettes, mais la majeure partie… L’estomac de Tryss se noua. La majeure partie était morte. Des gens qu’il connaissait et appréciait – ou pas. Son cœur palpitait de douleur. Tout cela semblait si puéril à présent ! Pourquoi avons-nous accepté de venir ? Pourquoi avons-nous signé ce traité ? Nous aurions pu rester chez nous. Abandonner les terres du Sud aux colons. Nous replier sur les plus hauts pics. Et mourir de faim. Il soupira. Nous nous battons parce que les Circliens étaient les meilleurs alliés possibles à un moment où nous ne pouvions plus espérer que les événements extérieurs ne nous toucheraient jamais. Mieux valait y prendre part et en souffrir les conséquences, plutôt que nous tenir à l’écart et en souffrir les conséquences de toute façon. Un cri de triomphe attira son attention vers le bas. Il vit un escadron de Siyee remonter à toute allure après avoir lâché une pluie de fléchettes et de flèches empoisonnées sur l’ennemi. Un coup d’œil lui suffit à identifier son chef : Sreil. Se souvenant que Drilli avait été affectée à cet escadron, il la chercha du regard. La jeune fille volait juste derrière Sreil, une grimace féroce aux lèvres. Le soulagement et la gratitude submergèrent Tryss. Le simple fait de voir sa bien-aimée lui remonta instantanément le moral. Elle était toujours en vie. Et moi aussi, songea-t-il. Et tant que ce sera le cas, je continuerai à me battre. Baissant les yeux vers son harnais, il estima qu’il lui restait moins d’un tiers de ses projectiles. Il allait les terminer, puis prendre la direction du camp pour recharger. Jetant un coup d’œil à ses camarades, il leur fit signe de le suivre. Puis il plongea vers l’ennemi. Il avait appris à lire dans la posture des terrestres sur quoi était focalisée leur attention. Les visages blêmes des Pentadriens étaient faciles à repérer contre le fond noir de leur robe, surtout quand ils levaient la tête. Tryss visa un groupe au regard intensément braqué sur une des sorcières du premier rang. Soudain, toutes les têtes se tournèrent vers lui d’un même mouvement. Le jeune homme aperçut plusieurs paires de mains qui brandissaient un arc. Il siffla un avertissement en virant sur la gauche. La volée de flèches passa assez près de lui pour l’effrayer. Quelque chose érafla sa mâchoire. Il s’éloigna, le cœur battant à tout rompre. Ainsi, ils ont appris à nous guetter, songea-t-il. Et à faire semblant de ne pas nous avoir remarqués jusqu’à ce que nous soyons à portée. Malin. Il baissa les yeux et éprouva un choc en voyant combien il était près du sol. Par chance, les combattants qu’il survolait lui tournaient le dos. Leur attention était fixée sur quelque chose droit devant. Tryss releva les yeux et sentit son cœur s’arrêter. La sorcière noire ! Il était sur le point de passer au-dessus d’elle. A grands battements d’ailes frénétiques, il parvint à faire demi-tour et à reprendre un peu d’altitude. Alors seulement, il se rendit compte qu’il était seul. Il regarda autour de lui, oubliant les archers en contrebas. Où était son escadron ? Ses camarades avaient-ils viré dans la direction opposée pour éviter les archers, ou étaient-ils… ? Baissant de nouveau les yeux, Tryss aperçut des corps ailés qui gisaient sur le sol. Un seul remuait encore. Une flèche plantée dans la cuisse, Tyssi rampait faiblement pour échapper aux Pentadriens qui marchaient sur elle. Plusieurs hommes l’atteignirent et se mirent à la bourrer de coups de pied. La fureur embrasa Tryss. Au mépris de tout danger, il piqua vers les agresseurs de Tyssi, visant leur dos. Lorsqu’il arriva à portée, il projeta deux fléchettes. Deux Pentadriens s’écroulèrent. Les autres se tournèrent vers lui, et Tryss s’éloigna précipitamment. Quand il regarda par-dessus son épaule, Tyssi ne bougeait plus. Du sang provenant de sa cage thoracique défoncée se répandait autour d’elle. Les yeux de Tryss s’emplirent de larmes. Clignant des paupières pour les chasser, il vira vers le front et réalisa qu’une fois de plus, il volait en direction de la sorcière noire. Il voulut s’écarter, puis se ravisa. Alors même qu’il ajustait sa trajectoire et visait, il savait que ce qu’il faisait était totalement futile. Mais il ne se laissa pas le temps de réfléchir. Des fléchettes jaillirent de son harnais. Il les vit filer dans l’air et s’attendit qu’elles rebondissent sur un bouclier magique sans causer de dommages à sa cible. Au lieu de ça, elles se plantèrent dans le dos de la sorcière noire. Une joie intense succéda à l’incrédulité de Tryss. Il poussa un ululement ravi en voyant la femme tituber. Comme il s’éloignait en décrivant une courbe, il se tordit le cou pour continuer à la regarder. La main de la sorcière bougea, et l’estomac de Tryss se contracta. Quelque chose le percuta, lui coupant le souffle. Le monde se précipita à sa rencontre plus vite que jamais. Puis son dos heurta violemment quelque chose. Le sol. Il entendit un craquement, et faillit s’évanouir comme la douleur le submergeait. Qu’ai-je fait ?songea-t-il, immobile et haletant. Quelque chose de vraiment, vraiment stupide, se répondit-il. Mais je l’ai eue. J’ai empoisonné la sorcière noire. Maintenant, nous allons gagner. Il faut que je voie ça. Lever la tête envoya des éclairs de douleur le long de son dos, et ce qu’il découvrit lui donna la nausée. Ses jambes étaient pliées à des endroits où elles n’auraient pas dû. Ça devrait faire mal, mais je ne sens rien du tout. Rien du tout en dessous de la taille. Tryss savait qu’il était gravement blessé, sans doute mourant, mais il n’arrivait pas à y croire. Des hommes et des femmes en robe noire se penchèrent sur lui. Ils semblaient en colère. Tryss sourit. J’ai tué votre chef. Un des Pentadriens dit quelque chose. Les autres haussèrent les épaules et acquiescèrent. Ils s’éloignèrent. Serrant les dents, Tryss leva de nouveau la tête. À travers la foule des robes noires, il aperçut la sorcière. Elle était toujours debout. Sous ses yeux, elle passa une main dans son dos, arracha une des fléchettes qui y étaient plantées, puis l’autre, et les jeta négligemment. Le poison aurait déjà dû l’affecter, songea Tryss, perplexe. Pourtant, la sorcière se détourna et rejoignit la bataille. S’il avait pu remuer sa mâchoire, Tryss aurait juré. Au lieu de ça, il ferma les yeux et laissa retomber sa tête. Drilli va être furieuse contre moi. Puis il laissa les ténèbres l’engloutir. Au cours de la journée, les Blancs s’étaient avancés lentement vers le centre de la vallée, en quête d’une source fraîche de magie. De leur côté, les sorciers noirs en avaient fait autant. Entre eux, les deux armées avaient progressivement rétréci, comme comprimées par leur mouvement. À présent, Auraya distinguait le visage de ses adversaires. Mais, pour avancer encore, elle devait enjamber ou contourner des cadavres et des blessés. Même si son lien mental avec les autres Blancs lui permettait de rester concentrée sur la bataille magique, elle avait conscience d’une tension grandissante à l’arrière-plan de ses pensées. Elle commençait à craindre la fin de la connexion, le moment où elle ne serait plus protégée de la réalité atroce qui l’entourait. Peut-être n’aurait-elle pas à la supporter longtemps. Elle savait que l’armée circlienne était en train de perdre. Elle savait que les vorns avaient massacré trop de prêtres et que cela faisait pencher la balance magique du côté des Pentadriens. Elle savait qu’il restait trop peu de Siyee dans le ciel. La frustration de Juran se communiquait à tous les Blancs. Mais leur aîné s’accrochait à l’espoir que l’ennemi commettrait une erreur – une seule petite erreur dont ils pourraient tirer parti. Lorsque cette erreur se produisit, elle vint d’une source si inattendue qu’ils ne la virent pas immédiatement. La plus puissante des sorcières défaillit. Aussitôt, Juran dirigea une attaque contre le dénommé Sharneya, espérant que ses compagnons ne parviendraient pas à le couvrir à temps. L’homme se protégea, mais laissa vulnérables les combattants qui dépendaient de lui. Auraya éprouva du soulagement et du triomphe en voyant s’écrouler plusieurs Pentadriens. Puis des corps ailés tombèrent en pluie. La jeune femme hoqueta, horrifiée. L’ennemi avait sacrifié les siens afin de mobiliser suffisamment de magie pour frapper les Siyee. Mais pourquoi eux ? Ils ne constituaient plus qu’une menace mineure. Alors, Auraya s’aperçut que le chef des Pentadriens regardait vers le ciel. C’était lui qui dirigeait cette attaque. Il lui jeta un coup d’œil et grimaça. La haine envahit le cœur de la jeune femme. Il croit encore qu’Auraya laissera passer une occasion pour protéger les Siyee, devina Juran. Auraya, je m’occupe d’eux. Toi, tu frappes Kuar. Les dents serrées, la jeune femme conjura plus de magie que jamais auparavant. Le pouvoir vint à elle, vif et intense. Elle le sentit qui l’enveloppait, qui obéissait à sa volonté, qui réagissait à sa colère, qui se massait en elle. Portée à un nouvel état de conscience, elle ferma les yeux. Le temps s’arrêta. Elle comprit que sa perception de la magie alentour n’était guère différente de la façon dont elle percevait sa position par rapport au reste du monde. Maintenant, Auraya ! Le cri de Juran la ramena en sursaut dans le monde physique. Rouvrant les yeux, elle projeta tout le pouvoir accumulé en elle vers le chef des Pentadriens. L’expression arrogante de Kuar s’évanouit. Auraya sentit ses défenses vaciller et se désagréger. Il partit violemment en arrière, renversant les hommes et les femmes qui se tenaient derrière lui. Auraya attendit qu’il se relève. Attendit l’ordre suivant de Juran. Peu à peu, elle prit conscience de la stupéfaction des autres Blancs et de la force diminuée de l’ennemi. Les Pentadriens se massaient autour de leur chef. Quelqu’un poussa une exclamation. — Ils disent qu’il est mort, rapporta Dyara. Kuar est mort ! Auraya resta figée. — Sûrement pas. Ils doivent se tromper. Il doit être évanoui… À moins qu’il fasse le mort pour nous inciter à baisser notre garde. — Non, Auraya, la détrompa Rian. Je doute que quiconque puisse survivre à un coup pareil. — Mais… — Il a commis l’erreur que nous espérions, décida Juran avec un accent de triomphe. Il n’a pas anticipé une attaque aussi puissante, et il n’a pas mobilisé tout son propre pouvoir pour se défendre. Ou peut-être protégeait-il quelque chose d’autre. Quelque chose qui nous a échappé. — Nous avons gagné !se réjouit Mairae. Mais son sourire s’évanouit très vite. Et maintenant, que faisons-nous ? — On les achève, répondit Rian. Sans ça, ils resteront un danger permanent pour nous. — Rian a raison, acquiesça Juran. Nous n’avons pas le choix. Mais inutile de tuer quiconque d’autre que les chefs. Les autres prêtres et les simples soldats peuvent être épargnés. — Du moment qu’ils acceptent de se rendre, ajouta Dyara. Auraya sentit Juran et les autres conjurer de la magie. Elle les imita. — Non ! La voix avait tonné dans son esprit. Choquée, Auraya faillit laisser tomber son bouclier protecteur. — Chaia ! s’exclama Juran. — C’est bien moi. Ne tuez pas les chefs ennemis. Si vous le faites, d’autres prendront leur place. Vous les connaissez, maintenant. Vous savez comment ils se battent. Ils savent que vous leur êtes supérieurs. Laissez-les partir. — Entendu, répondit Juran. Auraya perçut sa perplexité, mais aussi son soulagement. Comme la présence du dieu s’estompait, il se tourna vers les sorciers ennemis. Les quatre survivants demeuraient impassibles, mais ils n’attaquaient plus. — Allons à leur rencontre, ordonna Juran. Tandis que les Blancs traversaient les vestiges de l’armée circlienne, un silence de mort se répandit progressivement sur le champ de bataille. Les combats cessèrent, et les deux camps s’écartèrent tandis que les quatre sorciers pentadriens se rapprochaient les uns des autres. Puis Auraya prit conscience d’un nouveau son. Des cris et des hurlements. Elle regarda autour d’elle, craignant une nouvelle attaque. Et réalisa que les Circliens poussaient des vivats. CHAPITRE 47 Tandis que les deux armées cessaient le combat et se repliaient chacune d’un côté de la vallée, Emerahl poussa un long soupir. Je savais que c’était trop beau pour être vrai. Un moment, j’ai cru que les Pentadriens allaient résoudre mon problème en éradiquant les Circliens. Mais jamais les dieux ne laisseraient des envahisseurs hérétiques massacrer leurs fidèles. Nul doute qu’ils étaient intervenus d’une quelconque façon pour assurer la victoire des Blancs. En revanche, Emerahl ne comprenait pas pourquoi ils avaient attendu la fin de la journée. Le soleil, désormais très bas dans le ciel, baignait la vallée d’une douce lumière. Il se reflétait sur les armes et les boucliers et teintait les robes blanches d’or – les robes blanches qui gisaient sur le sol, portées par des morts, des mourants ou des blessés. Bientôt, les Tisse-Rêves commenceraient leur travail. Emerahl percevait une tension croissante chez les hommes et les femmes qui se tenaient près d’elle. Ils attendaient le retrait des deux armées. Jamais elle n’avait senti des Tisse-Rêves si hésitants, si craintifs. Les souveliens du massacre de leurs prédécesseurs leur avaient enseigné la prudence, supposait-elle. Après avoir quitté la caravane du bordel, Emerahl avait marché le long de la route qui conduisait à Toren pendant quelques heures ; puis elle l’avait quittée pour couper à travers les plaines. Même si Rozéa décidait de garder le départ de sa favorite pour elle, des rumeurs se répandraient inévitablement au sujet de la catin qui s’était avérée une sorcière – et elles deviendraient plus exagérées chaque fois qu’une nouvelle personne les colporterait. Si un prêtre circlien décidait d’enquêter, Emerahl voulait qu’on croie qu’elle était rentrée à Toren. La dernière chose à laquelle on s’attendrait venant d’elle, ce serait qu’elle continue à suivre l’armée. Du moins l’espérait-elle. Observant les hommes et les femmes tendus qui l’entouraient, Emerahl sourit. Ils ne savaient pas quoi penser d’elle. Elle était une jeunesse vêtue d’habits ordinaires, qui errait seule près d’un champ de bataille -beaucoup trop belle pour une prostituée travaillant à son compte. Quand elle leur avait raconté qu’elle cherchait la source du rêve de la tour, et leur avait fait part de sa conviction que ce rêve était un souvelien de la mort de Mirar, les deux hommes qui dirigeaient le groupe s’étaient éloignés pour avoir une longue discussion en privé. — Nous connaissons un Tisse-Rêves qui pourrait être la personne que tu cherches, lui avaient-ils dit en revenant. Il possède beaucoup de souveliens de Mirar. Après avoir fini notre travail, nous te conduirons à lui. Voilà pourquoi Emerahl attendait en leur compagnie. Ainsi avait-elle assisté à la fin de la plus grande bataille jamais livrée sur le sol d’Ithanie du Nord. Difficile de ne pas saisir une telle occasion. Elle avait passé une si grande partie de son existence à éviter les conflits qu’elle avait rarement été témoin d’événements historiques. À présent, j’aurai quelque chose à raconter autour des feux de camp ou à la table du dîner, et mon auditoire sera toujours impressionné. Même dans plusieurs millénaires, songea-t-elle avec ironie. En contrebas, les Blancs et les sorciers noirs se séparèrent. Lentement, ils quittèrent la vallée. Le corps du chef pentadrien fut ramassé et emporté. — Ils les ont autorisés à se rendre, dit l’un des Tisse-Rêves, visiblement surpris. — Peut-être estiment-ils qu’il y a eu assez de sang versé aujourd’hui. — J’en doute. Emerahl était du même avis que le dernier homme qui avait parlé, mais elle garda le silence. Beaucoup des prêtres et des soldats circliens étaient restés dans la vallée ; ils se déplaçaient parmi les morts et les mourants. Certains Pentadriens faisaient de même. — Il est temps, déclara le chef du groupe. Emerahl sentit la tension se relâcher, remplacée par de la détermination. Les Tisse-Rêves descendirent dans la vallée avec leurs sacoches de remèdes, suivis par des étudiants croulant sous le poids de bandages et d’outres d’eau claire. Elle ne pouvait pas les accompagner. Il restait encore des prêtres en bas. Si elle se promenait parmi eux, seule guérisseuse ne portant ni circ ni gilet de Tisse-Rêves, elle attirerait fatalement l’attention. J’ai besoin de me fondre dans la masse, décida-t-elle. Pour ça, il me faut une tenue de Tisse-Rêves. Elle pivota vers les tarns. Ceux-ci devaient bien contenir quelques vêtements de rechange. Ses hôtes ne lui en voudraient sûrement pas si elle empruntait une robe… Le prêtre Tauken enjamba un corps décapité et s’arrêta. Un jeune soldat gisait à quelques pas de lui, les bras serrés contre sa poitrine. Il entendait sa respiration laborieuse. Comme il le rejoignait et s’accroupissait près de lui, le blessé le dévisagea avec des yeux écarquillés par l’espoir. — Aidez-moi, haleta-t-il. — Fais-moi voir ça, réclama Tauken. Le jeune homme écarta ses bras à contrecœur. De toute évidence, le mouvement le fit souffrir, mais il ne parvint à émettre qu’un gémissement. Il portait un plastron métallique qui n’avait pas réussi à arrêter un coup d’épée. Du sang maculait les bords d’une large fente. — Il faut t’enlever ça, déclara Tauken. Le soldat le laissa défaire son armure. Son regard devenait vitreux. Tauken arracha les lambeaux de sa tunique et se pencha pour mieux voir. Un léger bruit de succion accompagnait la respiration du blessé. Le cœur de Tauken se serra. Il ne parviendrait pas à le sauver. Comme il se redressait, les deux serviteurs chargés de l’assister le fixèrent d’un air interrogateur. Il fit un petit geste pour leur indiquer qu’ils n’avaient pas besoin de s’arrêter. Les deux hommes acquiescèrent et détournèrent les yeux. Soudain, leur expression s’éclaira. Tauken pivota pour voir ce qu’ils regardaient. À quelques pas de lui, une Tisse-Rêves immobile l’observait. D’après son physique, elle devait être somreyanne. — Vous avez fini ? demanda-t-elle. Juran avait levé pour la journée l’interdiction de recourir aux services des Tisse-Rêves. Tauken ouvrit la bouche et hésita. Répondre à voix haute revenait à dire au blessé qu’il était fichu. Aussi se contenta-t-il de hocher la tête. La Tisse-Rêves s’avança et baissa les yeux vers le soldat. — Une plaie à la poitrine. Ses poumons ont été touchés. Tandis qu’elle s’agenouillait devant le malheureux, Tauken se détourna. Il fit quelques pas, puis s’arrêta comme elle poussait un sifflement aigu. Regardant par-dessus son épaule, il vit un jeune apprenti rejoindre la Tisse-Rêves. Celle-ci lui prit des bandages et lui tendit un bol pour qu’il le remplisse d’eau. Puis l’apprenti s’éloigna en toute hâte pour répondre à un autre sifflement. La Tisse-Rêves sortit une fiole de son gilet et versa dans l’eau un peu de la poudre qu’elle contenait. Tauken savait qu’il aurait dû continuer, mais la curiosité le retenait là. Avec des gestes rapides et efficaces, la Tisse-Rêves nettoya la plaie. Puis elle marqua une pause. Tauken vit ses épaules se soulever et s’abaisser comme elle respirait profondément. Elle posa une main sur la plaie et ferma les yeux. Il y avait quelque chose de choquant dans cette scène. En voyant la Tisse-Rêves utiliser sa magie, Tauken comprit enfin de quoi il s’agissait. — Vous ne lui avez pas demandé s’il voulait de votre aide, lança-t-il. La Tisse-Rêves se renfrogna, ouvrit les yeux et tourna la tête vers lui. — Il est inconscient. — Donc, il ne peut pas prendre de décision. — Dans ce cas, c’est à vous de le faire pour lui, dit-elle calmement. Tauken la fixa. Autrefois, il lui aurait ordonné de partir. Mieux valait laisser mourir le soldat plutôt que de mettre son âme en péril en l’exposant aux soins d’une Tisse-Rêves. D’un autre côté, à la place de ce jeune homme, Tauken aurait voulu vivre. Si Juran avait pu lever l’interdiction pour un jour, les dieux avaient sûrement l’intention de pardonner à ceux qui recourraient aux services des hérétiques. Qui suis-je pour priver cet homme de sa vie ? Ce n’est pas parce qu’on accepte l’aide d’un Tisse-Rêves qu’on devient l’un d’eux. Et ils ont beaucoup de choses à nous apprendre. Tauken espérait juste que le soldat serait d’accord. — Soignez-le, dit-il. Faisant signe à ses assistants, il s’éloigna. — Que les dieux me pardonnent, marmonna-t-il. Le camp circlien était éclairé par un millier de torches – un spectacle qui aurait réchauffé le cœur des observateurs si leur lumière n’avait pas révélé une scène aussi lugubre. Vers la fin de la bataille, les vorns avaient attaqué les tentes, massacrant des serviteurs et des animaux sans défense. Les survivants faisaient de leur mieux pour nettoyer. Certains déblayaient les cadavres, d’autres s’occupaient des blessés. Des reynas qui avaient perdu leur cavalier avaient été rattrapés et traînaient la carcasse d’autres bêtes moins chanceuses vers la lisière du camp. À cette vue, Auraya regretta presque que les Blancs n’aient pas achevé les Pentadriens. Les dieux ont eu raison de les épargner, se raisonna-t-elle. Je n’aime pas tuer sans nécessité. Je n’aime pas tuer même quand c’est nécessaire, mais achever un ennemi vaincu, ça ressemble trop à un meurtre. Ils avaient voulu débarrasser le monde des sorciers noirs. À présent, avec du recul, Auraya pouvait imaginer les conséquences d’un tel geste. La bataille aurait continué un certain temps, et elle aurait fait encore plus de victimes. Auraya voyait aussi que laisser les quatre sorciers noirs regagner le continent sud était une décision qu’ils en viendraient peut-être à regretter. Si Kuar était remplacé par quelqu’un d’aussi puissant, l’Ithanie du Nord pourrait bien se trouver confrontée à une seconde invasion. Toutefois, il était déjà extraordinaire que cinq sorciers de ce calibre soient nés durant le dernier siècle. Il était improbable qu’un sixième se manifeste bientôt. Ces gens du Sud y réfléchiront à deux fois avant de s’en reprendre à nous, songea Auraya. Elle pensa à la silhouette scintillante quelle avait vue après que les Pentadriens eurent émergé des mines. Qu’il s’agisse d’une illusion ou d’un nouveau dieu, ça ne leur avait pas assuré la victoire. Et cela aussi les fera hésiter s’ils en viennent à envisager une nouvelle conquête. Nos dieux, en revanche, ont réussi – par notre intermédiaire – à protéger l’Ithanie du Nord. Le sourire d’Auraya s’estompa aussitôt. Depuis l’instant où le chef des Pentadriens était mort, elle se repassait mentalement la scène. Non pour se féliciter de lui avoir porté le coup fatal, mais pour essayer de comprendre ce qui s’était passé. Elle se souvenait de tout très clairement. Elle avait atteint un niveau supérieur de conscience de la magie. Elle avait senti celle-ci comme elle sentait sa position relative dans le monde. En se concentrant, elle était certaine de pouvoir reproduire cette transe qui, d’une façon qu’elle ne s’expliquait pas, lui avait permis de puiser et d’utiliser plus de pouvoir que jamais auparavant. Les autres Blancs avaient été surpris par la force de son attaque. Depuis la fin de la bataille, Auraya surprenait parfois Juran à l’observer, les sourcils froncés et l’air perplexe. Peut-être avait-elle appris à se servir de ses Dons plus vite qu’il ne l’aurait cru. Mais les autres n’avaient pas été forcés de suivre un apprentissage accéléré à cause d’une guerre. Ou peut-être Juran était-il surpris que ce soit Auraya, et non lui, qui ait porté le coup de grâce. Si tel était le cas, il ne lui en tenait pas rancune. Au contraire, il semblait content d’elle. Auraya recevait son approbation avec une légère méfiance, se demandant si cela signifiait qu’il lui pardonnait sa liaison avec Leiard. À la pensée de Leiard, la douleur la poignarda, et elle se réjouit de n’être plus liée si étroitement avec le reste des Blancs. Elle redressa les épaules. Leiard était une erreur qui appartenait à son passé, une leçon sur les périls de l’amour. Dans le sillage de la bataille, la passion qu’il lui avait inspirée lui apparaissait infantile et stupide. Il était temps qu’elle se concentre sur des choses plus importantes : la guérison de son peuple – et des Siyee. Un cavalier solitaire revint au galop vers les Blancs. Auraya le suivit des yeux, se réjouissant de cette diversion. D’après les conseillers, le roi Guire et le modérateur Meeran, étaient revenus quelques heures après avoir fui devant les vorns. En revanche, on était toujours sans nouvelles du roi Berro. Le cavalier s’arrêta devant Juran. — Aucun signe de lui pour l’instant, annonça-t-il. Nous pourrions envoyer un second groupe de pisteurs à sa recherche. — Oui, faites donc ça, acquiesça Juran. L’homme se dépêcha de s’éloigner. Les Blancs continuèrent à descendre la pente qui conduisait au camp. Ils avaient presque atteint celui-ci quand Auraya entendit une voix familière glapir son nom. Elle poussa un soupir de soulagement comme Vaurien sautait depuis le toit d’un tarn et bondissait vers elle sur le sol boueux. Deux autres veez le suivaient : un noir et un roux. Tandis qu’il escaladait prestement la robe d’Auraya, ces derniers se précipitèrent respectivement vers Mairae et Dyara. — Petite fugueuse, dit Dyara sur un ton désapprobateur en grattant la tête de sa femelle veez au poil orange vif. (Elle jeta un regard soupçonneux à Vaurien.) Tu crois que c’est lui qui donne de mauvaises habitudes à ma Chance ? Auraya sourit. — Probablement. Je… Puis elle entendit un bruissement d’ailes, et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Très vite, elle leva les yeux et se réjouit de voir l’oratrice Sirri descendre vers les Blancs, flanquée de deux autres Siyee. Comme ils se posaient, Juran s’avança à leur rencontre. — Oratrice Sirri. Nous avons une dette envers votre peuple et vous. Vous nous avez apporté une aide inestimable aujourd’hui. Sirri eut un sourire sans joie. — C’était notre première expérience de la guerre. Nous avons beaucoup appris, et nous l’avons payé très cher, même si nos pertes ne sont rien comparées aux vôtres. Nos non-combattants ont pu s’enfuir quand les vorns ont attaqué. — Toutes les pertes sont également terribles, répliqua Juran. Nos prêtres guérisseurs s’occuperont des blessées siyee aussi bien que des terrestres. Sirri fronça les sourcils, perplexe. Dans ses pensées, Auraya vit l’image des centaines de Tisse-Rêves qui avaient envahi le champ de bataille. — Dans ce cas, j’enverrai nos non-combattants leur prêter main-forte. Ils sont encore dispos, et peuvent porter de petites charges. Juran acquiesça. — Leur aide sera la bienvenue. Avez-vous besoin d’autre chose ? — Non. Mais je viens juste d’apprendre quelque chose qui pourrait vous intéresser. Une de mes chasseuses a remarqué un homme assis dans un arbre au nord-ouest d’ici. Elle dit qu’elle a été attirée par ses cris, mais qu’elle n’a pas osé se poser car elle entendait un des horribles prédateurs dressés par l’ennemi non loin de là. Juran haussa les sourcils. — En effet, ça m’intéresse. Pourriez-vous nous envoyer cette chasseuse afin qu’elle nous conduise à l’homme en question ? — Bien entendu. — Merci, oratrice Sirri. Elle hocha la tête et s’écarta. — Je vais rassembler les miens et vous envoyer autant de bras que possible. Ses compagnons la suivirent tandis qu’elle dévalait la pente, bondissait dans les airs et s’éloignait en planant. Juran se tourna vers Auraya. — Il vaudrait mieux que tu accompagnes cette chasseuse. — Mais n’en fais pas trop, ajouta-t-il en silence. La frontière entre la gratitude et le ressentiment est parfois excessivement mince. — J’imagine qu’elle le sera pour le roi Berro. Je ferai attention, promit la jeune femme. — Ce pauvre homme aura besoin d’une monture pour le ramener ici, dit-elle tout haut. Juran sourit. — Oui, et de visages familiers pour amortir le choc. Auraya faillit éclater de rire. Il suffirait que quelques terrestres assistent au sauvetage, et d’ici au lendemain matin, tout le monde saurait que le roi Berro devait sa vie aux Siyee. Ce qui ne pouvait pas être une mauvaise chose. CHAPITRE 48 La magie était asséchée en de nombreux endroits, mais rien que de très normal sur le site d’une bataille récente. Pour compenser, Leiard n’eut qu’à se concentrer afin de percevoir l’énergie alentour et de puiser à des zones intactes. Il canalisa ensuite la magie vers le blessé, déplaçant ses os brisés et ses chairs déchirées jusqu’à ce que leur configuration lui paraisse juste. Les fluides regagnèrent leurs canaux attitrés. Des éclairs d’énergie coururent le long des voies réparées. Leiard entendit l’homme hoqueter de douleur et bloqua rapidement l’influx nerveux – d’une manière facilement réversible, cette fois. Progressant depuis la cuisse vers le pied, il raccommoda le reste de sa jambe. Il passa une main sur la peau de l’homme, l’absence de cicatrices lui procurant une intense satisfaction. Puis il débloqua ses liaisons nerveuses et se mit en quête d’un autre patient. Il n’eut qu’à ouvrir son esprit pour laisser les pensées des blessés et des mourants le guider. Des émanations faibles et hagardes le conduisirent jusqu’à une sorcière pentadrienne. Elle avait reçu un coup à la tête qui avait laissé un cratère ensanglanté. — Je ne peux pas la sauver, songea Leiard. Son cerveau restera abîmé. — Si, tu peux, contra Mirar. Je vais t’aider. Leiard s’accroupit près de la femme et, plaçant une main au-dessus de la plaie, laissa Mirar le guider. Le travail était si délicat qu’il osait à peine respirer. La volonté de Mirar se fondait à la sienne, comme elle l’avait déjà fait de nombreuses fois ce soir-là, si bien qu’il avait l’impression de commencer à se perdre. Une panique grandissante enflait en lui. Dans l’intérêt de sa patiente, il la réprima. Il sentit le cratère remuer sous sa main. Des os se ressoudèrent. Des liquides s’évacuèrent ; le gonflement s’estompa tandis que les zones endommagées retrouvaient leur état originel. — Redeviendra-t-elle comme avant ? interrogea Leiard. — Non, elle souffrira d’une amnésie partielle, répondit Mirar. Elle n’oubliera pas nécessairement une partie de son passé. Plus probablement, elle devra réapprendre certaines choses – marcher, danser ou même voir. — J’ignorais que c’était possible. — Tu le savais. Tu l’avais juste oublié. La femme était guérie. Elle ouvrit les yeux et fixa Leiard avec surprise. Puis elle se leva et regarda autour d’elle. Leiard la fit pivoter vers le côté pentadrien de la vallée et tendit un doigt. La femme acquiesça et s’éloigna dans la direction indiquée. Leiard se détourna. Des émanations de douleur et de chagrin l’attirèrent vers un jeune Siyee dont les bras et les jambes étaient pliés à des endroits et selon des angles peu naturels. Effondrée près de lui, une jeune femelle sanglotait. Encore un qui est tombé du ciel, devina Mirar. Son dos aussi est peut-être cassé. Ces soins-là allaient nécessiter beaucoup de magie et de concentration. Ignorant la fille éplorée, Leiard s’agenouilla près du Siyee et conjura un maximum de pouvoir. Danjin se réveilla en sursaut. Il était allongé près d’un feu. Les flammes léchaient un morceau de bois encore intact. À sa forme, il devina que c’était l’essieu brisé d’une platène de guerre. Combien de temps ai-je dormi ? Danjin s’assit et regarda autour de lui. Un serviteur s’éloignait – sans doute était-ce lui qui venait d’alimenter le feu. Les lampes allumées étaient beaucoup moins nombreuses à présent. Une poignée de gens s’agitaient encore, mais en silence. Tout était calme. Il n’y avait pas de vent et très peu de bruit. Puis Danjin leva les yeux vers le ciel. Celui-ci s’éclaircissait légèrement à l’est. L’aube. C’est l’aube. J’ai dormi pendant le plus gros de la nuit. Il n’en avait pas eu l’intention. Il ne s’était arrêté que pour boire quelque chose de chaud et avaler un peu de nourriture. À présent, il se sentait raide et endolori d’avoir dormi par terre. Sans destination précise en tête, il se leva, s’étira et commença à marcher. Ses jambes le portèrent vers un côté du camp. Il se réjouit d’y voir un vorn mort, dans le flanc duquel était planté tout un assortiment de flèches, de couteaux et même de morceaux de bois. Au-delà de cette carcasse gisait une longue ligne de cadavres – les serviteurs qui avaient été massacrés. C’était une vision tragique, mais rien de comparable avec le champ de bataille qui s’étendait de l’autre côté de la crête. Tournant son regard vers la vallée, Danjin aperçut une rangée de serviteurs debout à la lisière du camp. Une silhouette émergea de l’obscurité : celle d’un soldat hanien couvert de sang. Deux serviteurs s’avancèrent, lui drapèrent une couverture autour des épaules et l’entraînèrent vers un feu. Comme deux guerriers dunwayens lui succédaient, Danjin comprit ce qui se passait. Ces gens étaient les survivants qui venaient d’être soignés par les prêtres et les Tisse-Rêves. Il faut que je voie ça. Dépassant les serviteurs, il gravit la pente. Le ciel s’éclaircissait lentement. Le temps d’atteindre le sommet de la crête, Danjin put distinguer les hommes et les femmes qui rebroussaient chemin vers le camp. Certains marchaient normalement, d’autres boitaient. Quelques-uns étaient soutenus par des serviteurs. Quelques-uns se faisaient porter. Une silhouette familière se tenait au sommet de la crête. En la voyant, Danjin éprouva un pincement de culpabilité. Elle pivota vers lui et lui fit signe d’approcher. — Bonjour, Danjin Pique, lui dit-elle tout bas. — Auraya. Je vous dois des excuses. — Si tu y tiens absolument, je t’écoute. Mais ce n’est pas ta faute. Ils auraient fini par le découvrir de toute façon. J’avais d’ailleurs l’intention de leur en parler – et à toi aussi. Danjin baissa les yeux. — Vous devez savoir qu’à mon avis, vous auriez pu faire un meilleur choix. — Oui. — Mais quoi qu’il en soit, vous devez être… déçue par le résultat. La jeune femme eut un sourire las. — Comme c’est délicatement dit… Oui, je suis déçue. Ou je l’ai été. Tout cela appartient au passé. J’ai plus important à faire. Danjin sourit. — En effet. Auraya reporta son attention sur la vallée. Suivant la direction de son regard, Danjin aperçut un mouvement au milieu des blessés. Les Tisse-Rêves et les prêtres ne chômaient pas. — L’évolution que je voulais déclencher s’est mise en marche toute seule, murmura Auraya. — Quelle évolution ? — Au lieu d’ignorer ou de mépriser les Tisse-Rêves, nos prêtres guérisseurs s’intéressent à ce qu’ils font. Ils vont apprendre beaucoup de choses aujourd’hui. Danjin fixa la jeune femme. Les prêtres apprenant des Tisse-Rêves ? Etait-ce ce qu’elle visait depuis le début ? Il fut ébloui par ce que cette révélation impliquait. Le plan d’Auraya était brillant. Si les prêtres pouvaient offrir les mêmes services que les Tisse-Rêves, personne n’aurait plus besoin de ces derniers. Leiard était-il au courant ? A-t-il jamais deviné ? Danjin doutait que l’idée lui aurait plu. Et parce qu’il était son amant, Auraya avait dû hésiter à provoquer l’extinction de son ordre, fût-ce pour sauver les âmes des futures recrues qu’elle dissuaderait de rejoindre le culte hérétique. Depuis combien de temps mijotait-elle cela ? La nomination de Leiard au poste de conseiller faisait-elle partie de son plan ? À présent que le Tisse-Rêves était parti, elle avait les mains libres pour poursuivre son travail. Auraya soupira et se détourna. Jetant un coup d’œil vers le camp, Danjin vit que les quatre autres Blancs approchaient. — Maintenant, nous allons avoir une petite conversation avec les dieux, dit Auraya sur un ton léger. Retourne au camp, Danjin. Je te rejoindrai bientôt pour le petit déjeuner. Danjin acquiesça, puis la regarda descendre à la rencontre des autres Blancs. Du coin de l’œil, il aperçut un soldat qui se dirigeait vers lui en traînant la jambe. Il observa Auraya encore une seconde, puis se dépêcha d’aller aider le blessé. Depuis un bon moment déjà, Tryss luttait pour essayer de comprendre. Ça faisait des heures qu’il gisait dans le brouillard, écoutant des hommes et des femmes murmurer dans des langues inconnues. Du désespoir perçait dans leurs voix. Il ne réalisa que beaucoup plus tard que ce qu’il entendait était des prières. Les murmures se poursuivirent longtemps, puis finirent par s’éloigner les uns après les autres. Tryss se demanda si les dieux avaient répondu. Il espérait que oui. Une nouvelle voix résonna à ses oreilles, mais celle-ci n’invoquait pas les dieux. Elle répétait un nom bien plus familier. — Tryss, tu es vivant ! Tryss, réveille-toi ! Parle-moi ! Il connaissait cette voix, et cela le réconfortait de l’entendre. Mais il n’était pas question qu’il fasse ce qu’elle lui demandait. Se réveiller signifiait affronter la douleur. Il avait déjà eu plus que son compte aujourd’hui. — Tryss… (Il y eut une longue pause, puis un bruit étranglé.) Tryss, j’ai quelque chose à te dire. Réveille-toi. Le jeune homme éprouva une vague curiosité. Mais cela ne suffit pas. Le souvenir de la douleur était trop effrayant. Il se laissa partir à la dérive. Puis la douleur vint le chercher. Elle n’était plus comme avant, une souffrance lointaine mais constante. Elle le frappait ainsi que des coups de couteau. Chaque fois qu’elle lui poignardait le corps, l’élancement était suivi par une soudaine absence de sensations. Malgré lui, Tryss se sentait traîné hors de son confortable brouillard. La voix sera contente, songea-t-il avec mauvaise humeur. Je me réveille ; c’est exactement ce qu’elle voulait. Je vais ouvrir les yeux et… Brusquement, il se retrouva en train de fixer un visage penché sur lui – un visage d’homme aux sourcils froncés et à l’air concentré. Un visage qui ne pouvait pas être celui du propriétaire de la voix. — Tryss ! Oh, merci ! L’exclamation provenait de sa gauche. Tryss voulut tourner la tête, mais ça faisait trop mal. Alors, il regarda du coin de l’œil. Mais tout ce qu’il put voir, ce fut un visage flou. Un visage féminin. Ce visage s’inclina vers lui, et la lumière se fit tout à coup dans son esprit. — Drilli. J’ai parlé. En fin de compte, je ne suis peut-être pas mourant. Il reporta son attention sur l’homme. Un Tisse-Rêves. De nouveau, il éprouva une vive douleur suivie par un engourdissement localisé. Roulant des yeux vers la droite, il vit les mains du Tisse-Rêves sur son bras. Il sentit un mouvement à l’intérieur de son membre blessé. Ses os et sa chair bougeaient. C’était une sensation particulière, qui lui donnait la nausée. Tryss décida qu’il valait mieux ne pas regarder. Au lieu de ça, il dévisagea Drilli. Elle était si belle – même couverte de boue, de sueur et de sang. Les yeux brillants, elle lui souriait de toutes ses dents. — Alors, qu’y a-t-il ? La jeune fille cligna des yeux et fronça les sourcils. — Hein ? — Tu voulais me dire quelque chose. Il fut surpris qu’elle marque une pause. — Ah, tu as entendu. (Elle se mordit la lèvre.) On devrait attendre un peu. Je t’en parlerai quand tu seras guéri. — Pourquoi ? — C’est… encore trop tôt. — Trop tôt pour quoi ? Tryss voulut lever la tête et hoqueta comme la douleur lui déchirait la colonne vertébrale. — Dis-lui, murmura le Tisse-Rêves. Drilli lui jeta un coup d’œil et acquiesça. — D’accord, mais souviens-toi qu’il y a souvent des accidents les premiers mois. Tryss soupira. — Des accidents de quoi ? Drilli hésita. — Je suis… Nous allons être parents. — Parents ? — Oui. Je porte… Un bébé. Elle est enceinte ! Tryss frémit d’excitation. Ce fut à peine s’il remarqua l’élancement suivant. — Ça explique pourquoi tu es malade tout le temps, dit-il avec une large grimace. Et moi qui pensais que c’était à cause de toutes les épices que tu mets dans ta nourriture ! Drilli lui tira la langue. Tryss ouvrit la bouche pour parler, mais s’interrompit comme le Tisse-Rêves lui glissait ses mains derrière la nuque. Une vive douleur lui traversa le corps, puis ce fut de nouveau l’engourdissement. Le Tisse-Rêves demeura immobile un long moment. Peu à peu, les sensations de Tryss lui revinrent – mais pas la douleur. Enfin, le Tisse-Rêves le lâcha, et Tryss le sentit tourner son attention vers son autre bras. — C’était… incroyable, articula-t-il. — Tiens-toi tranquille, ordonna le guérisseur. Drilli passa du côté droit de Tryss. Celui-ci s’aperçut qu’il pouvait bouger le bras. Il le souleva et fut stupéfait de voir qu’il ne restait pas même une cicatrice sur sa peau. À présent, il pouvait tourner la tête. Il en profita pour regarder travailler le Tisse-Rêves. La vue de son coude gauche plié en arrière était assez perturbante, mais, sous l’habile pression des mains du Tisse-Rêves, l’articulation fléchit de nouveau dans le bon sens. Tryss en fut émerveillé. Il avait entendu parler des capacités légendaires des Tisse-Rêves, mais jamais il n’avait rien imaginé de pareil. J’étais mourant. Et cet homme a fait ce qui semblait impossible : il m’a réparé. Il m’a sauvé la vie. Le Tisse-Rêves s’assit sur ses talons et examina son patient d’un œil critique. Puis il se leva et se détourna. — Attendez ! Impulsivement, Tryss se mit debout. Il réalisa ce qu’il venait de faire avec un temps de retard, et s’interrompit pour détailler ses membres d’un air ébahi. Puis il se hâta de rattraper le Tisse-Rêves. — Attendez ! Merci. Vous m’avez sauvé la vie. Le regard de l’homme balayait la vallée sans jamais s’arrêter sur quoi que ce soit. Il marmonna quelque chose. Tryss fronça les sourcils et se rapprocha de lui. — Non. Pas en sécurité ici. Mais Jayim… Non, oublie. Tu dois partir avant qu’il revienne avec Arleej. (Le Tisse-Rêves s’interrompit, et sa voix se brisa.) Encore un, dit-il faiblement. Encore un. (Puis il secoua la tête.) Assez. Le soleil se lève. Il faut y aller. Il parlait tout seul. Tous les Tisse-Rêves étaient-ils aussi bizarres ? Ou peut-être n’agissaient-ils ainsi que quand ils travaillaient. Tryss l’espéra. Il n’aimait pas l’idée d’avoir été soigné par un fou. Secouant tristement la tête, il revint vers Drilli. — Je ne sais pas s’il m’a entendu. Il a l’air… très absorbé par ses propres pensées. La jeune fille acquiesça et le détailla avec un reste d’incrédulité. — Ce qu’il t’a fait… C’était stupéfiant. Tu… tu crois que tu peux voler ? Tryss grimaça. — Je peux essayer. Inquiète, Drilli fronça les sourcils. — Attends ! Et si c’était trop tôt… ? Mais Tryss s’élançait déjà à travers le champ de bataille, les bras écartés. Il sentit ses ailes capter une petite brise et bondit dans les airs. Comme Drilli le rejoignait, il poussa un cri de joie et fusa vers le ciel. Après avoir marché une heure, les Blancs s’arrêtèrent au sommet d’une colline basse. Auraya regarda derrière elle. Seuls de minces panaches de fumée trahissaient la position du camp. Ses collègues et elle formèrent un large cercle. — Chaia, Huan, Lore, Yranna, Saru, entonna Juran. Nous vous remercions de nous avoir donné les moyens de défendre l’Ithanie du Nord. Nous vous remercions d’avoir protégé notre peuple contre les envahisseurs pentadriens. — Nous vous remercions, murmura Auraya avec les autres. — Nous nous sommes battus en votre nom, et nous avons gagné. À présent, nous avons besoin de vos conseils pour gérer les conséquences de cette bataille. — Guidez-nous. — Nous vous demandons de nous apparaître, afin que nous puissions solliciter votre avis. Auraya retint son souffle. Aujourd’hui encore, elle ne pouvait pas s’en empêcher. Une lueur emplit le cercle. Elle se condensa, formant cinq silhouettes. Je ne les avais pas vus tous ensemble depuis mon Election, songea Auraya. Les traits des dieux se dessinèrent. Ils souriaient, et la jeune femme se surprit à les imiter. Chaia fit face à Juran. — Votre victoire nous réjouit, dit-il. Vous avez tous été à la hauteur. Sauf Auraya… (Il pivota vers elle.)… Qui a largement surpassé nos attentes. La jeune femme sentit son visage s’empourprer. Amusée par son propre embarras, elle baissa les yeux. — Que vouliez-vous nous demander ? La question venait de Huan. — Conformément à vos instructions, nous avons autorisé les Pentadriens survivants à se rendre et à regagner leurs terres, répondit Juran. Mais nous craignons les conséquences de ce geste. — Il se peut que les Pentadriens récupèrent et tentent une nouvelle fois de vous envahir, convint Lore. S’ils y sont décidés, ils le feront. Massacrer cette armée-là n’y aurait rien changé. — Dans ce cas, s’ils reviennent à la charge, peut-être ne devrions-nous pas nous contenter de les repousser, mais purger le monde de leur culte, suggéra Rian. — Un jour viendra peut-être où cela sera nécessaire. Vous n’êtes pas encore prêts pour cette bataille, répliqua Chaia. — Quand Auraya a surpris l’armée pentadrienne en train d’émerger des mines, elle a vu ce qui ressemblait à un dieu, intervint Dyara. Mais c’est impossible. De quoi s’agissait-il : d’une illusion ? — Ce n’est pas impossible, la détrompa Yranna. — Il n’y a pas d’autres dieux ! — Des anciens, nous sommes les seuls à avoir survécu. Mais de nouveaux peuvent apparaître. — Cinq d’un coup ? s’exclama Dyara. — Ça paraît peu probable, murmura Saru. — Mais pas impossible, insista Yranna. — En effet. (Chaia se tourna vers les autres dieux.) Nous allons mener notre enquête. Ils acquiescèrent à l’unisson. Chaia reporta son attention sur Juran. — Pour l’instant, rentrez à Jarime et savourez la paix pour laquelle vous vous êtes battus si vaillamment. Nous vous reparlerons bientôt. Il jeta un coup d’œil à Dyara. Quand son regard croisa celui d’Auraya, son sourire s’élargit brièvement. Mais il ne s’attarda pas sur la jeune femme, pivotant sur lui-même pour fixer tour à tour Rian et Mairae. Puis les cinq silhouettes lumineuses disparurent. Juran soupira et brisa le cercle en se rapprochant de Dyara. — Espérons qu’ils ne trouveront rien. — Oui, acquiesça Dyara. D’un autre côté, si les Pentadriens vénèrent des dieux réels, ils doivent être assez remontés contre eux en ce moment. Ils ont perdu. — Mmmh. Mais cela se reproduira-t-il ? murmura Juran. — Bien sûr que oui, lança Mairae sur un ton léger. (Comme les autres se tournaient vers elle, la prêtresse blonde sourit.) Nous avons Auraya. L’intéressée soupira. — Tu veux bien arrêter de dire ça ? Je n’ai rien fait d’extraordinaire. Les Pentadriens ont commis une erreur, c’est tout. Mairae grimaça. — Leurs soldats vont ramener avec eux des histoires de la féroce prêtresse volante qui a tué leur chef. — Je n’ai pas volé durant la bataille. — Peu importe. Pense combien ça peut être dissuasif. Ton nom servira à effrayer les enfants polissons pendant des siècles ! — Merveilleux, dit sèchement Auraya. — Si on ne me donne pas très vite quelque chose à manger, vous allez voir à quel point une prêtresse peut être féroce, grogna Dyara. Juran lui jeta un coup d’œil amusé. — Il faut éviter cela à tout prix. Venez. Rentrons à la maison. Les robes de Tisse-Rêves qu’Emerahl avait volées étaient un peu trop grandes pour elle, mais elles l’avaient protégée contre l’attention du clergé pendant qu’elle soignait les blessés. Elle était restée du côté pentadrien de la vallée, ce qui avait réduit le nombre de Circliens traités. Depuis des heures, elle n’avait vu aucun signe des Blancs. Sans doute étaient-ils en train de discuter de la bataille avec leurs alliés. Emerahl n’avait pas de sacoche de remèdes, mais elle se débrouillait convenablement avec sa magie. Ce travail lui procurait une grande satisfaction. Elle n’avait pas eu la liberté d’utiliser ses Dons depuis… très longtemps. Juste avant l’aube, elle avait décidé qu’il était temps pour elle de partir. Mais, à la lisière du champ de bataille, elle avait découvert un Siyee qui s’accrochait encore à la vie, et elle s’était arrêtée pour l’aider. Lorsqu’elle eut fini, le soleil était déjà levé. Une lumière fragile emplissait la vallée. Emerahl aurait préféré s’éclipser pendant qu’il faisait encore noir, mais ça n’aurait probablement pas d’importance si quelqu’un la voyait partir. Les Tisse-Rêves se demanderaient peut-être pourquoi une des leurs abandonnait les blessés restants, mais ils seraient sans doute trop absorbés par leurs patients pour s’en apercevoir. Personne d’autre n’en saurait suffisamment sur les Tisse-Rêves pour trouver son départ étrange. Emerahl regarda autour d’elle. Il n’y avait qu’un seul Tisse-Rêves à proximité, et il lui tournait le dos. La tête levée, il semblait scruter le ciel. Emerahl fronça les sourcils. Cet homme avait quelque chose de vaguement familier. Peut-être faisait-il partie du groupe qu’elle avait suivi jusque dans la vallée ? Une voix lui parvint, basse et tendue. Emerahl se rapprocha et sentit un frisson lui courir le long de l’échine. Je connais cette voix. Mais elle ne pouvait pas appartenir à l’homme qu’Emerahl avait connu. Et que racontait-il, de toute façon ? La jeune femme enjamba un cadavre pour se rapprocher encore de lui. — … Faut y aller. Non, elle peut nous aider. Non, elle ne fera qu’empirer les choses. Je ne peux pas… La voix était tour à tour grave et aiguë, faible et assurée, étrangère et familière. L’homme parlait tout seul, comme un fou. Il pivota vers elle, et Emerahl hoqueta. — Mirar ! C’était impossible. Il était mort. Mais à l’instant où elle prononça son nom, le regard de l’homme s’éclaircit, et elle vit dans ses yeux qu’il la reconnaissait. — Emerahl ? — Tues… tu es… — Vivant ? D’une certaine façon. (Il haussa les épaules, puis son regard se fit perçant.) Qu’est-ce que tu fiches ici ? Emerahl eut un sourire en coin. — C’est une longue histoire. — Tu peux… tu veux bien m’aider ? — Évidemment. De quoi as-tu besoin ? — J’ai besoin que tu m’emmènes loin d’ici. Peu importent mes changements de personnalité, peu importent mes protestations. En utilisant toute ta magie, si nécessaire. Emerahl le fixa. — – Pourquoi devrais-je faire ça ? Il grimaça. — C’est une longue histoire. Emerahl acquiesça, puis fit les quelques pas qui la séparaient encore de lui. Il avait vieilli. Jamais elle ne l’avait vu si maigre et si ridé. Ses cheveux étaient d’un blond si clair qu’ils semblaient presque blancs, et la peau blême de son menton disait qu’il s’était rasé récemment. Sans la lueur dans ses yeux et les petits maniérismes qu’elle avait si bien connus jadis, elle ne l’aurait peut-être pas identifié. Pourtant, il était là – différent, mais vivant. Elle se demanderait plus tard comme cela était possible. Lui prenant le bras, elle l’entraîna au loin. Épilogue Auraya arpentait le champ de bataille. Autour d’elle gisaient des corps tordus, fracassés. Les yeux vides et fixes des morts la remplissaient d’horreur. Elle avait peur de les regarder, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Des lèvres bleuies remuaient ; des voix rauques la suppliaient de les sauver. Elle ne s’arracha à cette macabre contemplation que pour se retrouver face à un autre cadavre qui lui parlait. Qui l’accusait. — C’est ta faute si je suis mort. Elle s’éloigna hâtivement, mais la mer de cadavres était infinie, les morts si nombreux qu’elle devait les enjamber. Ils essayaient de lui saisir les chevilles. — Nous devions nous battre, se défendit-elle. Nous n’avions pas le choix ! Vous le savez ! Loin devant elle, elle voyait une lumière. Soudain, elle se retrouva face à cette dernière. Une table et deux chaises avaient été installées dans une trouée entre les corps. Sur la table reposait un plateau de contres – une partie déjà entamée. Les pièces étaient magnifiques, taillées dans de la blanchepierre et de la noirepierre. Les cadavres s’étaient tus. Auraya enjamba les derniers et baissa les yeux vers le jeu. Les deux camps se bloquaient l’un l’autre ; aucun ne pouvait plus bouger de pièce. Pas étonnant que la partie ait été abandonnée. Une silhouette sortit de l’ombre. En la reconnaissant, Auraya éprouva une vive douleur. Leiard. Le nouveau venu la scruta d’un regard interrogateur, puis baissa les yeux vers le plateau. — C’est un rêve très intéressant que tu es en train de faire. Pourquoi as-tu éprouvé le besoin que je t’y rejoigne ? Auraya secoua la tête. — Je ne veux pas de toi ici. — Tu m’as appelé. — Non. — Si. Elle le foudroya du regard. — Dans ce cas, pourquoi as-tu répondu ? Je croyais que tu préférais les catins. Il cligna des yeux, surpris. — Tu es au courant ? — Oui. — C’est sans doute aussi bien, décida-t-il, l’air pensif. Ainsi, tu ne seras pas tentée de me chercher. De nouveau, la douleur comme un coup de poignard. — Après ça, il n’y a pas de risque, grinça Auraya. — Tu ne me croiras sans doute pas, mais je ne voulais pas te blesser. Mon peuple était en danger. La faiblesse et l’humilité de Leiard étaient censées nous protéger, pas nous mettre en péril. (Il examina le plateau.) Il reste cinq blancs et cinq noirs. Quel côté veux-tu prendre ? — Les blancs, bien sûr. — Alors, tu as gagné. Une des pièces avait changé. À présent, elle était couronnée d’un cercle d’or figurant un prêtre, ce qui la rendait plus forte que précédemment. — Que s’est-il passé ? Ce n’était pas ainsi tout à l’heure. Leiard sourit. — Ah bon ? — Pourquoi ce changement ? — Je l’ignore. C’est ton rêve, Auraya des Blancs, et je ne veux pas y participer. Au revoir. Elle leva les yeux. Il avait disparu. GLOSSAIRE VÉHICULES Platène : véhicule à deux roues Tarn : véhicule à quatre roues PLANTES Boissel : bois qui résiste à la pourriture Dembar : arbre dont la sève est sensible à la magie Felféa : arbre de Si Florrim : tranquillisant Fruyère : plante qui ressemble à de la fougère ou à de la bruyère Garpa : arbre dont les graines ont des propriétés stimulantes Hébrine : remède censé protéger contre les maladies sexuellement transmissibles Mytten : arbre dont le bois brûle lentement Rebi : fruit que l’on trouve à Si Shendle : plante des sous-bois Vélalgue : remède contre les hémorroïdes Vinet : arbre qui pousse le long des rivières Wemmin : fleur charnue Yan : tubercules que l’on trouve dans les bois ANIMAUX Arem : animal domestique utilisé pour tirer les platènes et les tarns Ark : oiseau prédateur Breem : petit animal que les Siyee chassent pour le manger Chalvre : animal domestique originaire des montagnes, élevé pour sa viande et son lait Fanrin : prédateur qui chasse les chalvres Flèmouche : insecte qui pique, vivant dans les montagnes du Nord-Est Garr : créature maritime géante Girri : oiseaux sans ailes domestiqués par les Siyee Kiri : gros oiseau prédateur Leramer : prédateur possédant des capacités télépathiques Lyrim : animal domestique qui vit en troupeau. Moohook : petit animal familier Ner : animal domestique élevé pour sa viande Poisson-bois : poisson sans goût Reyna : animal que l’on peut monter ou atteler à une platène Shem : animal domestique élevé pour son lait Tiwi : insecte qui vit en essaim Veez : adorable animal familier, doté de capacités télépathiques et capable de parler Vorn : animal qui ressemble à un loup et vit en meute Yern : animal qui ressemble à un cerf et possède des capacités télépathiques limitées Yeryer : créature maritime venimeuse VÊTEMENTS Circ : coiffe de tissu circulaire portée par les prêtresses et les prêtres circliens Combinaison : sous-vêtement féminin Octavestim : tenue des Prêtres de Gareilem Taie : cape Tunique : robe pour les femmes, chemise pour les hommes NOURRITURE Flammépice : épice originaire de Toren Galfre : pâtisserie frite Noimanger : pâte faite à partir de fruits secs, à Si Pain-plat : pain dense BOISSONS Ahm : boisson de Somrey, que l’on consomme généralement tiède et épicée Teho : boisson de Sennon Tintra : boisson de Hania Tipli : boisson de Toren MALADIES Pourrimone : maladie qui entraîne la pourriture des poumons Pourripied : maladie qui entraîne la pourriture des pieds Pourriplaie : gangrène BTIMENTS Gîte : endroit où peuvent séjourner les voyageurs Refuge : endroit où peuvent séjourner les Tisse-Rêves Blanchepierre : pierre de couleur claire Noirepierre : pierre de couleur foncée C P I Aubin Imprimeur Achevé d’imprimer en décembre 2009 N°d’impression L 73412 Dépôt légal, décembre 2009 Imprimé en France 35294364-1