PROLOGUE L’autre rive du fleuve David Greengold était né dans ce quartier on ne peut plus américain de Brooklyn mais, lors de sa bar-mitsva, quelque chose d’important avait changé dans son existence. Après avoir proclamé « Aujourd’hui, je suis un homme », il s’était rendu à la fête où il avait retrouvé plusieurs membres de sa famille venus tout exprès d’Israël. Son oncle Moïse y était un diamantaire fort prospère. Son père était propriétaire de sept bijouteries-joailleries, dont le vaisseau amiral se situait sur la Quarantième Rue à Manhattan. Tandis que son père et son oncle parlaient affaires autour d’une bouteille de vin de Californie, David s’était retrouvé avec son cousin germain Daniel. Son aîné de dix ans, Daniel venait d’être engagé au Mossad, le principal service de renseignements israélien, et, comme bleu, il n’avait pu s’empêcher de régaler son cadet d’anecdotes. Daniel avait fait son service militaire obligatoire chez les paras, il avait effectué onze sauts et participé à quelques actions en 1967, lors de la guerre des Six Jours. Pour lui, ç’avait été une guerre heureuse, sans pertes graves pour sa compagnie, juste assez de morts pour lui donner un côté safari – une partie de chasse contre un gibier humain certes dangereux, mais pas trop – et avec une conclusion qui avait totalement correspondu à ses conceptions et ses attentes d’avant-guerre. Ces récits contrebalançaient les images calamiteuses du conflit vietnamien qui ouvraient chaque soir le journal télévisé à l’époque et, dans la ferveur de son identité religieuse réaffirmée, David avait sur-le-champ décidé d’émigrer vers sa patrie juive dès la fin de ses études secondaires. Son père, qui avait servi dans la 2e DB pendant la Seconde Guerre mondiale et n’avait pas du tout trouvé l’aventure plaisante, s’était montré encore moins ravi par la perspective de voir son fils partir dans la jungle asiatique livrer une guerre pour laquelle ni lui ni aucun de ses parents ne nourrissaient grand enthousiasme, de sorte que, sitôt son bac en poche, le jeune David avait pris un vol El Al pour Israël sans guère de regret. Il avait peaufiné son hébreu, servi sous les drapeaux, puis, comme son cousin naguère, s’était fait recruter par le Mossad. Il y avait assez bien réussi, si bien même qu’aujourd’hui il était chef d’antenne à Rome, occupant un poste d’une certaine importance. De son côté, le cousin Daniel était reparti s’occuper de l’affaire familiale qui rapportait bien plus qu’un traitement de fonctionnaire. Diriger l’antenne du Mossad à Rome donnait à David du pain sur la planche. Il avait sous ses ordres trois agents à temps plein qui lui rapportaient quantité d’informations. Une partie provenait d’un agent du nom de Hassad. Palestinien d’origine, l’homme avait de bons contacts au sein du FPLP, le Front populaire de libération de la Palestine ; ce qu’il y apprenait, il le partageait avec ses ennemis, contre de l’argent – en fait assez d’argent pour avoir pu s’offrir un confortable appartement à un kilomètre du Parlement italien. David devait faire un « ramassage » aujourd’hui. L’endroit convenu était celui qu’il avait déjà utilisé : les toilettes pour hommes du Ristorante Giovanni, à quelques mètres de la place d’Espagne. Ayant pris d’abord le temps d’y déguster un veau alla francese – proprement somptueux ! -, il termina son vin blanc, puis se leva pour effectuer sa collecte. La boîte aux lettres était placée sous l’urinoir le plus à gauche de la rangée, un choix insolite mais qui avait l’avantage de n’être jamais inspecté ou nettoyé. Une plaque d’acier y avait été collée et, même si quelqu’un l’avait remarquée, elle aurait paru bien anodine car elle portait gravée la marque du fabricant de sanitaires ainsi qu’un numéro sans signification. À l’approche des lieux, il décida d’y faire ce pour quoi ils avaient été conçus et, alors qu’il urinait, il entendit derrière lui la porte s’entrouvrir. L’individu ne lui prêta pas la moindre attention mais, par simple précaution, avant de procéder à la relève, il fit tomber son paquet de cigarettes et, tandis qu’il se penchait pour le ramasser avec la main droite, la gauche récupéra le boîtier magnétique fixé sur sa cachette. C’était du travail de pro, réalisé avec l’adresse d’un prestidigitateur qui détourne l’attention avec une main pour effectuer sa manipulation de l’autre. Sauf qu’en l’occurrence ça ne marcha pas. À peine avait-il effectué le retrait que quelqu’un vint le bousculer par-derrière. « Excusez-moi, vieux… signore, je veux dire », rectifia d’emblée l’inconnu d’une voix à l’accent qui évoquait l’anglais d’Oxford. Le genre de détail censé mettre à l’aise tout homme bien éduqué. Greengold ne réagit même pas, se contentant de se tourner vers la droite pour aller se laver les mains et quitter les toilettes. Il gagna le lavabo, ouvrit l’eau et c’est à cet instant qu’il regarda dans la glace. La plupart du temps, son cerveau fonctionnait plus vite que ses mains. Cette fois, il vit les yeux bleus de l’homme qui l’avait bousculé. Ils étaient banals, mais leur expression ne l’était pas. Le temps que son cerveau ait ordonné à son corps de réagir, la main gauche de l’homme s’était projetée en avant pour lui saisir le front, et un objet dur et acéré mordit dans sa nuque, juste à la base du crâne. Sa tête fut violemment rabattue en arrière pour faciliter le passage de la lame, sectionnant complètement la moelle épinière. La mort ne fut pas instantanée. Son corps s’affala lorsque toutes les commandes électrochimiques adressées aux muscles s’interrompirent. Dans le même temps, disparurent toutes sensations. Tout au plus restèrent quelques lointaines perceptions de brûlures au cou et le choc de la surprise subie ne leur permit pas de se muer en douleur véritable. Il voulut respirer mais ne comprit pas pourquoi cela lui était désormais impossible. L’autre le retourna comme un mannequin de vitrine pour le transporter dans une des stalles. Tout ce qu’il lui restait, c’était la capacité de voir et de penser. Il vit le visage, mais il ne signifiait rien pour lui. Le visage lui rendit son regard, le considérant comme une chose, un objet, sans daigner même lui accorder la dignité de la haine. Impuissant, David le parcourut du regard alors qu’on le déposait sur le siège des toilettes. L’homme parut fouiller dans son pardessus pour lui dérober son portefeuille. Était-ce la seule raison de cet acte, le vol ? Le vol d’un agent du Mossad ? Impossible. L’homme l’empoigna par les cheveux pour empêcher sa tête de retomber. « Salam aleikoum », dit son assassin. La paix soit sur toi. Donc, il s’agissait d’un Arabe. Il n’avait pas du tout le type arabe. La perplexité avait dû se lire sur son visage. « Te fiais-tu vraiment à Hassan, juif ? » demanda l’homme, mais sans que sa voix manifeste le moindre plaisir. Le ton dépourvu d’émotion trahissait le mépris. Dans ses derniers moments d’existence, avant que son cerveau ne meure par privation d’oxygène, David Greengold se rendit compte qu’il était tombé dans le plus vieux piège du métier d’espion : le double jeu. Hassan lui avait procuré des informations pour être à même de l’identifier, de l’isoler. Quelle stupide façon de mourir. Il ne lui resta du temps que pour une seule pensée : Adonaï echad.(1) Le tueur s’assura que ses mains étaient propres, puis il inspecta ses vêtements. Mais les coups de couteau comme celui-ci ne provoquent guère d’effusion de sang. Il empocha le portefeuille, le paquet du dépôt, et après avoir rajusté sa mise, il sortit. Il s’arrêta à sa table pour laisser les vingt-trois euros de l’addition pour son repas, y compris quelques cents de pourboire. Mais il ne reviendrait pas de sitôt. Cette affaire réglée, il sortit et traversa la place d’Espagne. Il avait en arrivant noté l’enseigne de Brioni et il avait envie de s’acheter un nouveau costume. Le QG du corps des marines des États-Unis n’est pas situé au Pentagone. Le plus vaste immeuble de bureaux au monde a de quoi loger les trois armes, terre, air et mer, mais, pour une raison quelconque, les marines sont restés sur la touche et doivent se satisfaire de leur propre complexe de bureaux baptisé « annexe de la marine » et situé à quatre cents mètres de là, sur Lee Highway, à Arlington, dans l’État de Virginie. Ce n’est pas un bien grand sacrifice. Les marines ont toujours été considérés comme des sortes de fils adoptifs de l’armée américaine, techniquement une branche subalterne de la marine, au sein de laquelle leur rôle initial était celui d’un corps d’infanterie de marine, évitant ainsi l’embarquement de soldats de l’armée de terre sur les bâtiments de guerre, d’autant que terre et mer étaient deux armes qui n’étaient pas censées s’accorder… Avec le temps, le corps des marines acquit son autonomie, pour devenir, durant plus d’un siècle, la seule unité combattante terrestre américaine à fouler le sol étranger. Déchargé du souci de la logistique lourde, ou même de la présence de personnels médicaux – ils avaient les matelots pour s’en charger -, chaque marine était un authentique fusilier marin dont la vision était toujours un spectacle intimidant et qui donnait à réfléchir à quiconque portait dans son cœur la Bannière étoilée. Raison pour laquelle les marines étaient respectés mais pas toujours aimés par leurs collègues militaires. Trop de spectacle, trop de fanfaronnade, et un sens des relations publiques un peu trop développé pour les autres armes, plus réservées. Le corps des marines est une véritable petite armée autonome, bien entendu. Il dispose même de sa propre aviation – de taille réduite, certes, mais néanmoins dotée de crocs acérés – et il avait désormais son propre service de renseignements – d’intelligence, pour reprendre le terme officiel, même si d’aucuns parmi les personnels en uniforme y voyaient comme une contradiction. Le QG du renseignement des marines était une institution récente, dans le cadre des efforts de la « Machine verte » pour rattraper le reste des corps armés. Baptisé M-2 – « 2 » étant l’indicatif numérique d’un individu opérant dans le renseignement -, son patron était le général de division Terry Broughton, un fantassin trapu et râblé qui s’était vu confier cette tâche dans le but de mettre un peu de plomb dans la cervelle des agents de renseignements : le Corps avait décidé de rappeler qu’au bout de la chaîne de paperasse se trouvait un gus avec un fusil qui avait besoin d’informations sûres pour rester en vie. Pour le Corps, l’intelligence naturelle de ses personnels était sans rivale – même comparée aux sorciers de l’informatique de l’armée de l’air pour qui un homme capable de piloter un avion devait fatalement être plus malin que les autres. D’ici onze mois, Broughton serait appelé à prendre le commandement de la 2e division de marines basée à Camp Lejeune en Caroline du Nord. La bonne nouvelle était arrivée à peine une semaine auparavant et il n’en revenait toujours pas. C’était également une bonne nouvelle pour le capitaine Brian Caruso, pour qui un entretien avec un officier général, sans être un motif d’effroi, était néanmoins propre à susciter une certaine circonspection. Il avait revêtu son uniforme d’apparat couleur olive, avec le ceinturon et tous les rubans auxquels il avait droit – qui n’étaient pas si nombreux même si certains étaient assez jolis -, ainsi que ses ailes dorées de parachutiste, plus une collection d’insignes de tireur d’élite assez large pour en imposer même à un vieux fusil comme le général Broughton. Le titre de M-2 donnait droit à un lieutenant-colonel en guise d’ordonnance, plus un sous-officier artilleur comme secrétaire particulier, en l’occurrence un caporal-chef noir de sexe féminin. Tout cela parut au jeune capitaine un tantinet bizarre mais personne n’avait jamais accusé le Corps de pécher par excès de logique…, se souvint Caruso. Comme ils se plaisaient à le dire : deux cent trente années de traditions non entravées par le progrès. « Le général va vous recevoir…, dit la sous-off en levant les yeux de son standard téléphonique. – Merci, chef », dit Caruso en se levant pour se diriger vers la porte que la caporal lui tint ouverte. Broughton était exactement tel que Caruso s’y attendait. Un bon mètre quatre-vingts, il avait un torse à dévier les balles dum-dum. Ses cheveux étaient à peine plus hauts qu’une brosse rase. Comme chez la plupart des marines, il devenait de mauvais poil dès que sa pilosité atteignait le demi-centimètre, exigeant un passage immédiat chez le coiffeur. Le général quitta des yeux ses papiers et toisa son visiteur du froid regard de ses yeux noisette. Caruso ne salua pas. À l’instar des officiers de marine, les marines ne saluent que sous les armes ou « couverts » de leur casquette d’uniforme. L’inspection visuelle ne dura que trois secondes qui lui parurent durer une petite semaine. « Bonjour, mon général. – Asseyez-vous, capitaine. » Le général indiqua une chaise à galette de cuir. Caruso s’assit mais resta néanmoins au garde-à-vous, même s’il avait les jambes pliées. « Savez pourquoi z’êtes ici ? – Négatif, mon général, on ne m’a pas dit. – Vous vous plaisez dans la force de reconnaissance ? – Ça me va tout à fait, mon général, répondit Caruso. Je crois avoir les meilleurs sous-offs de tout le Corps, et le travail est toujours passionnant. – On dit que vous avez fait du bon boulot en Afghanistan. » Broughton exhiba une chemise à la tranche rayée rouge et blanc : un document secret-défense. Mais les opérations spéciales tombaient souvent dans cette catégorie et il était indéniable que la mission de Caruso dans ce pays n’avait pas été vraiment destinée au journal du soir sur NBC. « Ce fut tout à fait excitant, mon général. – Du bon travail, et vous avez ramené tous vos hommes en vie. – Mon général, c’est surtout grâce à ce SEAL qui nous accompagnait. Le caporal-chef s’était fait salement amocher mais le maître Randall lui a sauvé la vie, aucun doute là-dessus. Je l’ai fait citer pour une médaille. J’espère qu’il l’aura. – Il l’aura, lui assura Broughton. Et vous aussi. – Mon général, je n’ai fait que mon boulot, protesta Caruso. Mes hommes ont fait tout le reste… – Et c’est le signe d’un bon jeune officier, le coupa le M-2. J’ai lu votre rapport sur cette action ainsi que celui du sergent Sullivan. Il dit que vous vous êtes rudement bien débrouillé pour un jeune officier à son baptême du feu. » Le sergent-artilleur Joe Sullivan était un vieux briscard des campagnes du Liban, du Koweït et de quelques autres endroits dont on n’avait jamais parlé aux infos télévisées. « Sullivan a déjà bossé pour moi, annonça le général à son hôte. Il mérite une promotion. » Caruso hocha vigoureusement la tête. « Affirmatif, mon général. Sûr qu’il mérite de monter en grade. – J’ai lu votre évaluation le concernant. » Le M-2 tapota un autre dossier, celui-ci sans accréditation secret-défense. « Vous ne tarissez pas d’éloges sur vos hommes, capitaine. Pourquoi ? » La remarque fit ciller Caruso. « Mon général, tous se sont bien comportés. Je n’aurais pas pu rêver mieux, qu’elles qu’aient été les circonstances. Je suis prêt à faire monter cette bande de marines à l’assaut de n’importe quoi. Même les bleus peuvent tous espérer décrocher leurs galons de sergent, et j’en ai deux qui ont quasiment déjà le calot vissé sur la tête. Ils bossent dur et ils sont assez intelligents pour commencer à faire ce qu’il faut comme il faut avant même que j’aie à le leur dire. Un au moins est de la graine d’officier. Mon général, ce sont mes petits gars et, sacrebleu, j’ai une foutue chance de les avoir. – Et vous les avez foutrement bien formés, ajouta Broughton. – C’est mon boulot, mon général. – Plus maintenant, capitaine. – Je vous demande pardon, mon général ? J’ai encore quatorze mois à tirer avec le bataillon et ma prochaine mission n’a pas encore été décidée. » Quand bien même il serait volontiers resté définitivement au sein du 2e de reconnaissance. Caruso pensait pouvoir bientôt postuler au grade de commandant, voire sauter au niveau S-3 d’officier d’opérations pour le bataillon de reconnaissance. « Ce gars de la CIA qui vous a accompagné dans les montagnes, comment ça se passait avec lui ? – James Hardesty ? Il dit avoir appartenu aux forces spéciales de l’armée. Quarante et quelques, mais rudement en forme pour un gars plus tout jeune ; parle deux des langues autochtones. Pas le genre à se dégonfler quand il y a du grabuge. Il… enfin, il m’a rudement bien épaulé. » Le dossier confidentiel revint dans les mains du général. « Il dit que vous lui avez sauvé la peau lors de cette embuscade. – Mon général, personne n’a jamais l’air malin de se retrouver pris dans une embuscade. M. Hardesty opérait une reconnaissance avancée avec le caporal-chef Ward pendant que j’étais en train d’installer la liaison radio par satellite. L’ennemi s’était habilement tapi dans un coin discret mais ils se sont trahis. Ils ont ouvert le feu sur M. Hardesty un peu trop tôt, l’ont raté avec leur première rafale, ce qui nous a permis d’opérer une manœuvre de contournement par le haut. Ils n’avaient pas pris de mesures de sécurité suffisantes. Le sergent Sullivan a mené son escouade par la droite et, dès qu’il a été en position, j’ai fait monter mes hommes par le milieu. Ça nous a pris dix minutes, un quart d’heure, et c’est alors que Sullivan a descendu sa cible, d’une balle en pleine tête à dix mètres. On aurait préféré l’avoir vivant mais, comme ça s’est goupillé, ça n’a pas été possible. » Caruso haussa les épaules. Les supérieurs pouvaient former des officiers de valeur mais pas agir sur les événements et il était toujours regrettable d’éliminer quelqu’un comme ça. Le score final avait été un marine grièvement blessé par balle et seize morts du côté afghan, plus deux prisonniers à expédier aux gars du renseignement. Ce qui s’était avéré finalement plus productif que prévu. Les Afghans étaient certes courageux mais ils n’étaient pas fous non plus – ou plus précisément, ils ne choisissaient le martyre que dans certaines circonstances précises. « Leçons retenues ? – On ne s’entraîne jamais trop, mon général, et l’on n’est jamais en trop bonne condition. La réalité est toujours bien plus complexe que les exercices. Comme je l’ai dit, les Afghans sont des gars courageux mais ils ne sont pas entraînés. Et on ne peut jamais savoir lesquels vont défourailler et lesquels vont se coucher. On nous a appris à Quantico qu’on devait se fier à son instinct mais ils ne vous en fournissent pas un sur mesure, et on ne peut jamais être sûr d’avoir fait le bon choix. » Caruso haussa les épaules mais il n’en poursuivit pas moins, livrant le fond de sa pensée : « J’imagine que ça a marché pour moi et mes marines mais je ne peux pas vraiment dire que je sache pourquoi. – Ne réfléchissez pas trop, capitaine. Quand il y a du grabuge, on n’a pas le temps d’avoir des états d’âme. On réfléchit avant. Tout est dans la façon d’entraîner ses gars, de leur assigner des responsabilités. On se prépare mentalement à l’action mais on ne peut jamais savoir quelle forme elle va prendre. Toujours est-il que vous vous êtes bien débrouillé. Le fait est que vous avez favorablement impressionné cet Hardesty -et c’est un client sérieux. Voilà comment c’est arrivé, conclut Broughton. – Pardon, mon général ? – L’Agence désire vous causer, annonça le M-2. Ils sont à la recherche de talents et votre nom est sorti. – Pour quoi faire, mon général ? – M’ont pas dit. Ils cherchent des gens capables de travailler sur le terrain. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’espionnage. Plutôt le côté paramilitaire de la maison. J’imagine qu’il s’agit de la nouvelle section antiterroriste. Je ne peux pas dire que je sois ravi de perdre un jeune marine prometteur. Je n’ai toutefois pas mon mot à dire. Vous êtes libre de décliner l’offre mais il faudra d’abord que vous alliez leur causer. – Je vois. » En fait, pas vraiment. « Peut-être que quelqu’un leur aura rappelé un autre ex-marine qui s’est pas mal débrouillé, en haut lieu…, nota Broughton, mine de rien. – Vous parlez d’oncle Jack ? Bon Dieu – faites excuse, mon général, mais j’esquive le sujet depuis ma préparation militaire. Je ne suis qu’un officier de marines comme les autres, mon général. Je ne réclame aucun passe-droit. – À la bonne heure. » C’est tout ce que Broughton trouva à dire. Il voyait devant lui un jeune officier fort prometteur qui avait lu de bout en bout le manuel d’instruction des marines et n’en avait pas oublié le moindre détail essentiel. On pouvait tout au plus lui reprocher de vouloir trop en faire mais le général avait été comme lui jadis. « Eh bien, vous devez vous présenter là-bas dans deux heures. À un dénommé Pete Alexander, un autre ancien des forces spéciales. Il a aidé à gérer la boutique pour l’Agence en Afghanistan dans les années quatre-vingt. Pas un mauvais bougre, à ce que j’ai entendu dire, mais il ne veut pas se fatiguer non plus. Je vous conseille de surveiller votre portefeuille, capitaine, lâcha-t-il en guise de conclusion. – Oui, mon général », promit Caruso. Il se leva, se mit au garde-à-vous. Le M-2 le gratifia d’un sourire. « Semper Fi, fiston. – À vos ordres, mon général. » Caruso ressortit du bureau, adressa un signe de tête à la femme sergent, ne dit pas un mot au semi-colonel qui n’avait même pas daigné lever la tête et redescendit en se demandant dans quoi diable il allait se fourrer. À des centaines de kilomètres de là, un autre homme du nom de Caruso pensait exactement la même chose. Le FBI avait établi sa réputation notamment en enquêtant sur des affaires d’enlèvements qui couvraient plusieurs États, et ce quasiment dès le vote de la loi Lindbergh, dans les années trente. Son succès dans l’élucidation de telles affaires avait en grande partie mis un terme aux enlèvements contre rançon – du moins pour les criminels intelligents. Le Bureau réussit à élucider l’ensemble de ces cas et les criminels professionnels avaient fini par saisir que ce genre de forfait était un pari perdu d’avance. Cela dura des années, jusqu’au jour où des ravisseurs aux ambitions autres que purement vénales décidèrent de s’y mettre. Et ceux-là étaient bien plus difficiles à capturer. Le matin même, Penelope Davidson avait disparu sur le chemin du jardin d’enfants. Ses parents avaient prévenu la police du quartier dans l’heure qui avait suivi sa disparition et, peu après, le bureau du shérif local avait appelé le FBI. La procédure autorisait ce dernier à intervenir dès lors que la victime avait franchi une frontière d’État. Georgetown, dans l’Alabama, n’était situé qu’à une petite demi-heure de l’État du Mississippi, aussi l’antenne du FBI à Birmingham avait-elle aussitôt bondi sur l’affaire comme un chat sur une souris. Dans la nomenclature du FBI, un enlèvement porte le code 7 et presque tous les agents du service sautèrent dans leur voiture pour filer vers le sud-ouest en direction de la petite ville agricole. Dans son for intérieur, chaque agent toutefois craignait que ce ne soit en pure perte. On estimait que la plupart des enfants kidnappés étaient victimes de sévices sexuels et tués dans un délai de quatre à six heures. Seul un miracle pouvait permettre de retrouver la victime aussi vite, et les miracles n’étaient pas chose courante. Mais la plupart des agents des deux sexes avaient eux-mêmes des enfants, aussi travaillaient-ils comme s’il y avait une chance. L’agent adjoint responsable fut le premier à parler au shérif local dont le nom était Paul Turner. Le Bureau le considérait comme un amateur en matière d’enquêtes qui le dépassaient et Turner pensait de même. L’idée du viol et du meurtre d’une petite fille dans sa juridiction lui retournait l’estomac et il était ravi d’avoir l’assistance des fédéraux. On distribua des photos à tous les hommes portant un insigne et une arme. On consulta des plans. Les flics du coin et les agents fédéraux ratissèrent le secteur entre la résidence des Davidson et l’école publique distante de cinq pâtés de maisons où la petite fille se rendait à pied tous les matins depuis deux mois. Tous ceux qui vivaient le long de cet itinéraire furent interrogés, tandis qu’à Birmingham on effectuait par ordinateur un recensement de tous les éventuels délinquants sexuels vivant dans un rayon de cent cinquante kilomètres et que des policiers fédéraux accompagnés d’hommes de la gendarmerie d’Alabama étaient envoyés interroger également ces suspects. Toutes les maisons furent fouillées, en général avec l’aval de leur propriétaire, mais assez souvent aussi sans celui-ci car les juges locaux ne rigolaient pas avec les rapts d’enfants. Pour l’agent fédéral Dominic Caruso, ce n’était pas la première affaire sérieuse, mais c’était son premier « 7 » et, bien qu’encore célibataire et sans enfants, à la seule idée d’une disparition d’enfant, son sang ne faisait qu’un tour. La photo de classe « officielle » de la petite révélait des yeux bleus, des cheveux blonds tirant sur le châtain et un mignon petit sourire. Ce « 7 » n’était pas crapuleux. La famille était de milieu ouvrier, une famille tout à fait ordinaire. Le père était lignard à la compagnie locale d’électricité, la mère aide-soignante à temps partiel à l’hôpital du comté. Tous deux étaient méthodistes pratiquants et aucun, de prime abord, n’avait le profil d’un bourreau d’enfants, même si cela ferait également l’objet d’une vérification. Un inspecteur du bureau d’enquêtes de Birmingham, spécialisé dans les profils psychologiques, avait abouti à une conclusion préliminaire inquiétante : l’auteur de cet acte pouvait être un ravisseur et un tueur en série, un individu qui éprouvait un attrait sexuel pour les enfants et qui savait que le plus sûr moyen de protéger son forfait était de tuer ensuite ses petites victimes. L’homme traînait dans les parages, Caruso le savait. Dominic Caruso était un jeune agent, fraîchement émoulu de Quantico, mais il en était déjà à son deuxième poste depuis moins d’un an – en la matière, les agents célibataires n’avaient pas plus de liberté de choix qu’une hirondelle prise dans un ouragan. Sa toute première affectation avait été Newark, sept mois en tout, mais l’Alabama était plus à son goût. Il y faisait souvent un temps de chien mais ce n’était pas une ruche bourdonnante comme dans la métropole crasseuse du New Jersey. Sa mission désormais était de patrouiller à l’ouest de Georgetown, d’observer en guettant le moindre indice concret. Il n’avait pas encore assez de métier pour procéder efficacement à des interrogatoires sur le terrain. Il y fallait des années d’apprentissage, même si le jeune homme s’estimait plutôt intelligent et qu’il avait un diplôme de psychologie. Rechercher un véhicule avec une petite fille à l’intérieur, se disait-il, sauf qu’elle ne serait certainement pas assise sur un siège, ce qui aurait pu lui permettre de regarder dehors et peut-être même de faire signe pour appeler à l’aide… Non, son ravisseur l’aurait probablement ligotée, entravée ou immobilisée avec du ruban adhésif, et sans doute bâillonnée… Pauvre petite, impuissante et terrifiée. À cette idée, ses mains se crispèrent sur le volant. La radio crépita. « Du central de Birmingham à toutes les unités 7. On nous signale que le suspect pourrait conduire une fourgonnette, sans doute de marque Ford, de couleur blanche et légèrement sale, immatriculée dans l’Alabama. Si vous apercevez un véhicule correspondant à cette description, signalez-le et nous le ferons contrôler par la police locale. » Ce qui voulait dire, garde ton gyrophare planqué et abstiens-toi de l’interpeller toi-même sauf nécessité absolue, songea Caruso. Il était temps de faire travailler ses neurones. Si j’étais un de ces individus, où serais-je allé… ? Caruso ralentit. Il réfléchit… un endroit facilement accessible par la route. Pas forcément sur un grand axe… plutôt une voie secondaire desservant un lotissement. Sans problèmes pour entrer et sortir. Un endroit où les voisins ne risquaient pas de voir ou d’entendre ce qu’il manigançait… Il décrocha son micro. « Central Birmingham pour Caruso. – Ouais, Dominic », répondit l’agent de permanence. Les radios du FBI étaient cryptées et leurs transmissions ne pouvaient être écoutées sans un bon scanner désembrouilleur… « Le fourgon blanc. C’est du sérieux ? – Une retraitée affirme qu’alors qu’elle sortait récupérer son journal, elle a vu une petite fille, correspondant au signalement, s’adresser à un type à côté d’une camionnette blanche. Le suspect est un homme à peau claire, âge indéterminé, sans autre précision. C’est plutôt léger mais c’est tout ce dont on dispose, signala l’agent Sandy Ellis. – Combien de violeurs d’enfants a-t-on recensés dans le secteur ? – Dix-neuf, d’après l’ordinateur. Ils sont tous en cours d’interrogatoire. Rien n’en est encore sorti. C’est tout ce qu’on a, vieux. – Bien reçu, Sandy. Terminé. » Encore rouler, encore chercher. Il se demanda si ça ressemblait à ce que son frère Brian avait connu en Afghanistan : la solitude dans la traque de l’ennemi… Il se mit à chercher un chemin de terre, avec des marques de pneu récentes. Il examina une nouvelle fois la photo. Une mignonne petite fille, qui venait tout juste d’apprendre à lire. Une môme pour qui le monde avait toujours été un endroit sûr, régi par papa et maman, qui allaient à l’office du dimanche et fabriquaient des chenilles avec des emballages d’œufs et des cure-pipes, qui apprenaient à chanter « Jésus m’aime, j’en suis certain. Car la Bible nous le dit bien ». Il regardait alternativement à gauche et à droite. Et soudain, à une centaine de mètres, il avisa un chemin de terre qui s’enfonçait dans les bois. Comme il ralentissait, il vit que le sentier décrivait une légère courbe en S, mais les arbres étaient clairsemés, dégageant la vue… révélant une vieille bicoque… et juste à côté… l’angle d’une camionnette ? Mais celle-ci était plus beige que blanche… Mais enfin, cette petite vieille qui avait vu la fillette et le véhicule… à quelle distance se trouvaient-ils ? Dans l’ombre ou au soleil ? Tant d’éléments à prendre en compte, tant de détails, tant de variables. Si efficace que soit l’école de formation du FBI, elle ne pouvait pas vous préparer à toutes les éventualités – loin de là. C’est ce qu’on vous y apprenait aussi : que vous deviez vous fier à votre instinct et à votre expérience… Mais de l’expérience, Caruso n’en avait guère encore. Malgré tout… Il arrêta la voiture. « Central Birmingham pour Caruso. – Ouais, Dominic », répondit Sandy Ellis. Caruso transmit sa position. « Je passe en 10-7 pour continuer à pied et jeter un œil. – Bien reçu, Dom. As-tu besoin de renforts ? – Négatif, Sandy. Ce n’est probablement rien. Je vais juste aller frapper à la porte et causer aux occupants. – OK, je reste en fréquence. » Caruso n’avait pas de radio portative – un accessoire réservé aux flics locaux, pas au Bureau – de sorte qu’il était à présent hors de contact, sinon par son téléphone mobile. Son arme personnelle était un Smith & Wesson 1076, rangé dans son étui à la hanche droite. Il descendit de voiture et rabattit la portière sans l’enclencher pour éviter tout bruit. Les gens se retournent toujours en entendant une portière qui claque. Par chance, il portait un complet vert olive sombre, songea-t-il en se dirigeant vers la droite. Il comptait tout d’abord examiner la camionnette. Il marchait d’un pas normal mais ses yeux ne quittaient pas les fenêtres de la bicoque, espérant à moitié y découvrir un visage puis, à la réflexion, ravi que personne ne se manifeste. Il estima que le fourgon Ford devait avoir cinq ou six ans. Quelques petits gnons sur la carrosserie. Le chauffeur s’était garé à reculons. Cela plaçait la porte coulissante près de la maison, le genre de chose qu’un plombier ou un menuisier était susceptible de faire. Ou un individu traînant de force quelqu’un de petite taille. Caruso avançait, la main droite dégagée, le pardessus déboutonné. Savoir dégainer vite, c’était le b-a ba pour tous les flics du monde, et un geste souvent répété devant une glace, même si seul un imbécile faisait feu dans la foulée car en tirant ainsi on ne risquait pas de toucher grand-chose. Caruso prit son temps. La vitre côté conducteur était descendue. L’intérieur du fourgon était presque entièrement vide : tôles latérales et plancher nus, cric et roue de secours… et un gros rouleau de ruban adhésif… Il y en avait pas mal un peu partout. L’extrémité du rouleau était rabattue et repliée, comme pour permettre d’en dérouler un morceau sans avoir besoin de le décoller avec les ongles. Beaucoup de gens faisaient pareil, là aussi. Il y avait, enfin, un bout de tapis, coincé – pas collé, remarqua-t-il – sur le plancher, juste derrière le siège de droite… et n’était-ce pas un bout de Scotch qui pendait, accroché au cadre métallique du fauteuil ? Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Pourquoi à cet endroit ? se demanda Caruso, mais soudain il ressentit des picotements sur les avant-bras. Une première chez lui. Il n’avait jamais encore procédé lui-même à une interpellation, n’avait jamais encore participé à une affaire criminelle importante, du moins pas à une qui ait débouché. Il avait travaillé sur des évasions à Newark, brièvement, et procédé au total à trois arrestations, toujours sous les ordres d’un collègue plus expérimenté. Il avait plus d’expérience aujourd’hui, était un poil plus aguerri… Mais pas tant que ça, se remémora-t-il. Il tourna la tête vers la maison. Son esprit phosphorait maintenant à plein régime. Quels éléments avait-il en fait ? Pas grand-chose. Il avait jeté un œil à l’intérieur d’une banale camionnette sans vraiment d’indices concrets, juste un bahut vide avec un rouleau de ruban adhésif et un bout de tapis posés sur le plancher métallique. N’empêche… Le jeune agent sortit de sa poche le mobile et pressa sur la touche mémoire du bureau. « Ici le FBI, que puis-je pour vous ? demanda une voix féminine. – Passez-moi Ellis, pour Caruso. » Ce qui fit activer les choses. « Qu’as-tu trouvé, Dom ? – Un Ford Econoline blanc, immatriculé dans l’Alabama, Écho Roméo Six Cinq Zéro Un. Garé là où je me trouve. Sandy… – Ouais, Dominic ? – Je m’en vais frapper à la porte de ce type. – Tu veux du renfort ? » Caruso réfléchit une seconde. « Affirmatif… bien compris. – Il y a un policier du comté à dix minutes de chez toi. Attends, conseilla Sandy. – Bien reçu, je patiente. » Mais la vie d’une gamine était en jeu… Il se dirigea vers la maison, prenant garde à rester hors du champ visuel des fenêtres les plus proches. C’est en cet instant que le temps s’arrêta. Il faillit sursauter quand il entendit le cri. Un cri horrible, suraigu, comme si quelqu’un venait de contempler la Faucheuse. Son cerveau traita l’information et il s’aperçut que son automatique était entre ses mains, juste à l’aplomb du sternum, certes pointé vers le ciel mais bel et bien dans ses mains. C’était un cri de femme, se rendit-il compte, et un déclic se fit dans sa tête. Aussi vite qu’il le put sans faire trop de bruit, il bondit sur le perron, sous l’avant-toit de guingois. La porte d’entrée était presque entièrement grillagée pour empêcher les insectes de pénétrer. Elle aurait eu besoin d’un bon coup de peinture, comme du reste toute la maison. Sans doute une location, et bon marché avec ça. À travers le grillage, il put distinguer ce qui ressemblait à un couloir desservant sur la gauche une cuisine et sur la droite une salle de bains. Il pouvait voir à l’intérieur de celle-ci. Une cuvette de toilettes et un lavabo en faïence, voilà tout ce qu’il pouvait apercevoir sous cet angle. Il se demanda s’il avait un motif pour entrer et décida aussitôt que tel était le cas. Il tira la porte vers lui et se glissa à l’intérieur le plus furtivement possible. Un tapis bon marché crasseux recouvrait le corridor. Il prit cette direction, l’arme brandie, tous les sens en alerte. À mesure qu’il progressait, sa perspective se modifia. La cuisine devint invisible mais il pouvait à présent voir dans la salle de bains… Penny Davidson était dans la baignoire, nue, ses yeux de porcelaine grands ouverts, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre, entièrement vidée de son sang qui recouvrait son petit torse plat et maculait les côtés de la baignoire. La petite avait été égorgée avec une telle violence que la blessure béait comme une seconde bouche. Fait étrange, Caruso ne réagit pas physiquement. Ses yeux enregistrèrent la scène mais, pour le moment, il n’avait qu’une idée en tête : l’homme qui avait fait ça était en vie, à quelques mètres à peine. Il se rendit compte que le bruit qu’il avait entendu provenait de devant, sur la gauche. La salle de séjour. Un téléviseur. L’individu devait se trouver là. Avait-il un complice ? Pas le temps d’y réfléchir et ce n’était pas son souci premier. Lentement, avec précaution, le cœur battant la chamade, il s’avança jusqu’à l’angle, à pas de loup. L’homme était bien là, blanc, la trentaine, absorbé par le spectacle de la télé – un film d’horreur, le cri avait dû provenir de là -, tout en sirotant une canette de Miller Lite. Son visage était satisfait, absolument pas excité. Il avait dû dépasser cette phase, songea Dominic. Et juste devant lui – bon Dieu – il y avait un couteau de boucher, ensanglanté, posé sur la table basse. Son tee-shirt était tout éclaboussé de sang. Le sang d’une petite fille. « Le problème avec ces individus, c’est que jamais ils ne résistent, leur avait dit un instructeur à l’école du FBI. Oh, bien sûr, ils roulent des mécaniques à la John Wayne quand ils ont des mômes entre les mains, mais ils ne résistent pas à des flics armés – jamais. Et vous savez, avait conclu l’instructeur, c’est bougrement dommage. » Toi, mon bonhomme, tu ne coucheras pas en prison ce soir. L’idée s’était comme imposée d’elle-même à son esprit. Son pouce droit rabattit le chien sans étrier jusqu’au déclic pour le bloquer et mettre en batterie son arme de poing. Il nota fugitivement que ses mains étaient devenues comme des blocs de glace. Juste à l’angle, quand on tournait à gauche pour entrer dans la pièce, se trouvait une vieille desserte bringuebalante. Posé dessus, un vase bleu transparent de forme octogonale, bon marché. Peut-être acheté au K-Marta du coin, et sans doute destiné à recevoir des fleurs, il était vide. Avec lenteur et précaution, Caruso inclina la jambe, puis d’un coup de pied, renversa la table. Le vase en verre se fracassa sur le parquet. L’individu eut un violent sursaut et se retourna pour découvrir chez lui un visiteur inattendu. Sa réaction de défense fut plus instinctive que raisonnée : il saisit le couteau de boucher posé sur la table basse. Caruso n’eut pas le temps de sourire, même s’il savait que le sujet avait commis l’ultime erreur de son existence. Il est considéré comme parole d’évangile dans tous les services de police américains qu’un individu avec un couteau dans la main à moins de sept mètres de vous constitue une menace immédiate et mortelle. L’homme fit mine de se lever. Il n’eut pas le loisir d’achever son geste. Caruso pressa la détente de son Smith & Wesson, expédiant la première balle en plein cœur. Deux autres suivirent en moins d’une seconde. Une fleur rouge s’épanouit sur le maillot blanc. L’homme baissa les yeux sur sa poitrine, les releva vers Caruso, l’étonnement peint sur le visage, et puis il retomba assis, sans un mot, sans un cri de douleur. La réaction immédiate de Caruso fut de tourner les talons pour inspecter l’unique chambre du logis. Vide. Tout comme la cuisine où la porte de derrière était encore verrouillée de l’intérieur. Il éprouva alors un bref soulagement. Personne d’autre dans la maison. Il jeta un autre regard au ravisseur. Les yeux étaient toujours ouverts mais Dominic avait visé juste. D’abord, il désarma et menotta le cadavre parce que c’était ainsi qu’on lui avait appris à procéder. Un contrôle du pouls carotidien vint ensuite, mais c’était peine perdue. Le gars ne voyait plus rien, à part les portes de l’enfer. Caruso sortit son mobile et rappela le central. « Dom ? demanda Ellis en prenant la communication. – Ouais, Sandy, c’est moi. Je viens juste de l’avoir. – Quoi ? Que veux-tu dire ? Pressa Sandy Ellis. – La petite, elle est ici, morte égorgée. Je suis entré et le gars s’est rué sur moi avec un couteau. Je l’ai descendu. Il est mort lui aussi, tout ce qu’il y a de plus mort. – Bon Dieu, Dominic ! Le shérif du comté n’est qu’à quelques minutes de ta position. Bouge pas. – Bien reçu, Sandy, je bouge pas. » Il ne s’était pas écoulé une minute qu’il entendit un bruit de sirène. Caruso sortit sur le perron. Il remit le cran de sûreté de son automatique et le rangea dans son étui, puis il sortit de sa poche de pardessus sa carte du FBI et la brandit dans la main gauche pendant que le shérif approchait, son revolver de service dégainé. « Tout est réglé », annonça Caruso d’une voix aussi calme que possible. Il se sentait gonflé d’adrénaline, à présent. Il fit signe au shérif Turner d’entrer mais resta dehors tandis que le flic local pénétrait dans la maison. Une ou deux minutes plus tard, le flic ressortait, il avait lui aussi rengainé son Smith & Wesson. Turner était le portrait hollywoodien du flic du Sud : grand, costaud, des bras de lutteur et un ceinturon qui lui enserrait la taille. Sauf qu’il était noir. Pas le bon film. « Que s’est-il passé ? demanda-t-il. – Vous m’accordez une minute ? » Caruso prit une profonde inspiration et réfléchit un instant à la meilleure façon de narrer l’histoire. Ce que Turner en retiendrait était fondamental car l’homicide était un crime qui relevait de la juridiction locale, et donc de sa responsabilité. « Ouais », fit Turner en piochant dans sa poche de chemise un paquet de Kool. Il en proposa une à Caruso qui la refusa d’un signe de tête. Le jeune agent s’assit sur le perron de bois brut et tâcha de rassembler mentalement tous les éléments. Que s’était-il passé, au juste ? Que venait-il de faire, très précisément ? Et comment, surtout, était-il censé l’expliquer ? Sa petite voix lui murmurait qu’il n’avait pas le moindre regret à avoir. Du moins pour le ravisseur. Pour Penelope Davidson… c’était bien trop tard, hélas. Peut-être qu’une heure plus tôt ? Ou même une demi-heure ? Cette petite fille ne rentrerait pas chez elle ce soir, ne serait plus jamais bordée dans son lit par sa mère, ne serrerait plus son papa dans ses bras. Aussi l’agent Dominic Caruso n’éprouvait-il pas le moindre remords. Juste le regret d’avoir été trop lent. « Pouvez-vous parler ? demanda le shérif Turner. – Je cherchais un endroit comme celui-ci et quand je suis passé devant en voiture, j’ai vu le fourgon garé… », commença Caruso. Il se leva pour mener le shérif à l’intérieur afin de lui relater les autres détails. « … Toujours est-il que j’ai buté contre la table. Il m’a vu, s’est emparé de son couteau, s’est tourné vers moi… alors j’ai dégainé et j’ai descendu ce salaud. De trois balles, je crois. – Hon-hon. » Turner s’approcha du corps. L’homme n’avait pas beaucoup saigné. Les trois projectiles avaient transpercé le cœur, privant presque aussitôt l’organe de toute capacité à pomper le sang. Paul Turner était loin d’être aussi idiot qu’il en avait l’air aux yeux d’un agent fédéral bien entraîné. Il examina le corps puis se retourna pour inspecter le seuil de la porte d’où Caruso avait fait feu. Ses yeux évaluèrent distance et angle. « Donc, reprit le shérif, vous butez contre la table. Le suspect vous voit, empoigne son couteau, et vous, craignant pour votre vie, dégainez votre pistolet de service et tirez trois coups de feu rapprochés, c’est bien ça ? – C’est comme ça que ça s’est déroulé, ouais. – Hon-hon », observa un homme qui se tirait un chevreuil presque chaque année, à l’ouverture de la chasse. Le shérif Turner fouilla dans sa poche droite de pantalon et en ressortit son porte-clés. C’était un cadeau de son père, conducteur de wagon-lits sur la vieille compagnie de l’Illinois Central. C’était un modèle d’autrefois, avec un dollar d’argent de 1948 soudé dessus, l’ancienne pièce de près de quatre centimètres de diamètre. Il le tint à plat au-dessus du torse du ravisseur : la vieille pièce masquait entièrement les orifices d’entrée des trois balles. Ses yeux affichèrent un profond scepticisme, puis ils glissèrent vers la salle de bains et son regard s’était adouci quand il énonça son verdict sur l’accident : « Dans ce cas, c’est ainsi qu’on rédigera le rapport. Joli coup, mon garçon. » Une bonne douzaine de véhicules de la police et du FBI apparurent en moins d’un quart d’heure. Peu après arriva le camion labo du service de la sécurité publique d’Alabama pour procéder au travail de police scientifique sur les lieux du crime. Un photographe prit vingt-trois rouleaux de pellicule couleur 400 ASA. Le couteau fut mis dans un sac pour les recherches d’empreintes et de groupe sanguin correspondant à celui de la victime – ce n’était guère qu’une formalité mais la procédure criminelle était particulièrement stricte en matière de meurtre. Finalement, le corps de la petite fille fut placé dans un sac puis évacué. Ses parents auraient à l’identifier mais, Dieu soit loué, son visage était resté à peu près intact. L’un des derniers à arriver fut Ben Harding, l’inspecteur responsable de l’antenne du FBI à Birmingham. L’implication d’un agent dans une fusillade signifiait la rédaction d’un rapport officiel de ses services au directeur Dan Murray, un ami lointain. Harding venait d’abord pour s’assurer que Caruso était dans une condition physique et psychologique correcte. Puis il alla saluer Paul Turner et recueillit son opinion sur la fusillade. Caruso, qui les observait de loin, vit Turner mimer l’incident, accompagné de hochements de tête de Harding. C’était bien que le shérif lui donne son aval officiel. Un capitaine de la milice d’État écoutait également et il hocha la tête lui aussi. À dire vrai, Dominic Caruso s’en moquait un peu. Dans son for intérieur, il savait qu’il avait fait ce qu’il fallait, juste une heure plus tard qu’il n’aurait fallu. Pour finir, Harding vint voir son jeune collègue. « Comment tu te sens, Dominic ? – Lent, répondit Caruso. Foutrement trop lent – Ouais, je sais, il n’était pas raisonnable d’espérer autre chose. » Harding le prit par l’épaule et la secoua. « Tu n’aurais guère pu faire mieux, petit. » Puis, après un temps : « Comment s’est déroulée la fusillade ? » Caruso répéta son histoire. Elle était devenue presque aussi solide qu’une vérité, dans son esprit. Il aurait sans doute pu livrer la version exacte des faits sans pour autant encourir de blâme. Dom le savait, mais pourquoi courir le risque ? C’était, officiellement, un cas de légitime défense, et cela suffisait, pour ce qui concernait les archives du service. Harding l’écouta et secoua la tête, pensif. Il y aurait de la paperasse à remplir et transmettre par FedEx à la capitale fédérale. Mais ça ferait toujours bien dans les journaux qu’un agent du FBI ait descendu un ravisseur d’enfants le jour même de son crime. Ils trouveraient sans doute des preuves que l’individu n’en était pas à son premier rapt. Il leur fallait encore fouiller entièrement la maison. Les enquêteurs y avaient déjà trouvé une caméra numérique et ils ne seraient pas surpris de découvrir que le bonhomme tenait des archives de ses précédents forfaits sur son ordinateur personnel. Si oui, Caruso venait de clore plus d’une affaire. Si tel était le cas, il aurait droit à une belle étoile d’or sur son livret du Bureau. De quelle taille, l’étoile ? Ni Harding ni Caruso ne pouvaient encore le dire. Le découvreur de talents n’allait pas tarder à dénicher également Dominic Caruso. Et un de plus. 1 Le Campus La ville de West Odenton, Maryland, n’a guère de ville que le nom : juste un bureau de poste pour les gens qui habitent le coin, deux ou trois stations-service et une supérette 7-Eleven, plus les restaus rapides habituels pour les automobilistes qui ont besoin d’un bon petit déjeuner bien gras sur le chemin entre leur domicile de Columbia, Maryland, et leur boulot dans la capitale fédérale. À huit cents mètres du modeste édifice de la poste se dresse un immeuble de bureaux haut de seulement huit étages, à l’architecture passe-partout. Sur la vaste pelouse devant l’édifice, un monolithe décoratif en briques grises porte, en lettres d’argent, le nom Hendley Associates, sans plus d’explication. Quelques indices, toutefois. Le toit de l’immeuble est plat, une terrasse goudronnée et gravillonnée sur une assise de béton renforcé, avec un édicule pour abriter la machinerie d’ascenseur et une autre structure rectangulaire qui ne laisse rien dévoiler de son usage. En fait, elle était construite en fibre de verre blanche, transparente aux ondes radioélectriques. Le bâtiment proprement dit avait une autre caractéristique inhabituelle : à l’exception de quelques anciens entrepôts de tabac qui ne dépassaient guère les huit mètres de hauteur, c’était le seul édifice de plus d’un étage situé sur l’axe reliant l’Agence pour la sécurité nationale à Fort Meade, dans le Maryland, et le siège de la CIA, à Langley, en Virginie. Plusieurs autres entrepreneurs avaient voulu bâtir sur cet axe mais aucun n’avait jamais réussi à obtenir de permis de construire, pour quantité de raisons… toutes fantaisistes. Derrière le bâtiment se trouvait une station de réception pas très différente de ce qu’on trouvait à proximité d’une chaîne de télévision locale : une demi-douzaine de paraboles disposées à l’intérieur d’un enclos hérissé de fil barbelé, et pointées vers plusieurs satellites commerciaux. Tout le complexe, qui n’avait d’ailleurs rien de complexe, occupait un peu plus de sept hectares dans le comté de Howard, Maryland. Les gens qui y travaillaient l’avaient baptisé « le Campus ». Tout à côté se trouvait le laboratoire de physique appliquée de l’université Johns Hopkins, un établissement agréé par le gouvernement, qui jouissait d’une réputation solidement établie. Pour le grand public, Hendley Associates était une société de bourse, traitant actions, obligations et devises, même si, curieusement, son activité demeurait à peu près invisible. On ne lui connaissait pas de clients, et tandis qu’il se disait que l’entreprise se livrait à de discrètes donations au profit d’œuvres de la région (la rumeur voulait que la faculté de médecine de Johns Hopkins fût la principale bénéficiaire de ses largesses), rien n’avait jamais filtré dans la presse locale. En fait, Hendley n’avait même pas de service de relations publiques. Certes, rien d’inhabituel dans ses activités n’était signalé non plus, même si le directeur général était connu pour avoir eu un passé quelque peu trouble, raison pour laquelle il fuyait toute publicité ; en plusieurs occasions il avait réussi à s’y dérober avec adresse et doigté ; si bien qu’à la longue la presse locale avait cessé de l’interroger. Le personnel de Hendley était dispersé dans les environs, en général dans le district fédéral, et menait une existence sans histoire, de bourgeois plutôt aisés. Gérard Paul Hendley Junior avait connu une carrière fulgurante de courtier en bourse, au cours de laquelle il avait amassé une fortune rondelette avant de s’orienter, à l’orée de la quarantaine, vers une carrière d’élu pour devenir bientôt sénateur de Caroline du Sud. Très vite, il s’était acquis une réputation de non-conformiste qui fuyait les groupes de pression et leurs offres de financement de campagnes pour suivre une voie politique farouchement indépendante, plutôt progressiste sur les questions des droits civiques, et franchement conservatrice en ce qui concernait la défense et les affaires étrangères. Il n’avait jamais pratiqué la langue de bois, ce qui avait toujours fait de lui un excellent sujet pour la presse, et l’on finit par murmurer qu’il nourrissait peut-être des ambitions présidentielles. Vers la fin de son second mandat de six ans, toutefois, il avait connu une tragédie personnelle. Il avait perdu sa femme et ses trois enfants dans un accident de la circulation sur l’autoroute 185, juste à la sortie de Columbia, en Caroline du Sud ; leur break s’était fait broyer sous les roues d’un semi-remorque Kenworth Comme l’on pouvait s’y attendre, le coup l’avait secoué et, peu après, au tout début de la campagne pour son troisième mandat, de nouveaux déboires l’avaient frappé. On put lire bientôt dans les colonnes du New York Times que son portefeuille personnel d’investissements – il l’avait toujours gardé secret, arguant que, puisqu’il ne s’en servait pas pour financer ses campagnes, il n’avait pas besoin de divulguer le détail de ses revenus – révélait l’existence d’un délit d’initié. Ce soupçon fut confirmé par des compléments d’enquête de la presse écrite et télévisée, et malgré ses protestations – il fît remarquer que la Commission des opérations de bourse n’avait jamais promulgué de directives sur l’application de la loi – il apparut à certains qu’il avait exploité sa connaissance de l’existence de prochains investissements gouvernementaux pour doter une société de placements immobiliers qui devait lui rapporter, ainsi qu’à ses co-investisseurs, plus de cinquante millions de dollars. Pis encore, interpellé sur la question par le candidat républicain – un soi-disant « Monsieur Propre » – lors d’un débat public, il avait réagi en commettant deux erreurs. La première fut de s’emporter devant les caméras. La seconde, de dire aux électeurs de Caroline du Sud que, s’ils doutaient de son honnêteté, ils pouvaient toujours voter pour l’imbécile avec qui il partageait le plateau. Pour un homme qui n’avait jamais encore commis la moindre gaffe politique, cette seule sortie suffit à lui coûter cinq pour cent des voix. Le reste de sa campagne, bien terne, n’avait plus été qu’une lente dégringolade et, malgré les quelques votes de sympathie de ceux qui n’avaient pas oublié son drame familial, il avait perdu son siège au profit des démocrates, échec encore aggravé par un discours d’adieu venimeux. Sur quoi, il avait quitté pour de bon la vie politique, sans même retourner dans sa plantation – d’avant la guerre de Sécession -, au nord-ouest de Charleston, préférant aller s’installer dans le Maryland et laisser derrière lui son passé. Un nouveau brûlot contre l’ensemble de la procédure électorale avait parachevé son exclusion. Sa résidence actuelle était une ferme qui remontait au XVIIIe siècle, où il élevait des chevaux appaloosas – l’équitation et le golf, qu’il pratiquait en médiocre amateur, restant ses uniques passe-temps – et menait l’existence tranquille d’un gentleman-farmer. Il travaillait également au Campus sept à huit heures par jour, se rendant au travail dans une limousine Cadillac avec chauffeur. gé aujourd’hui de cinquante-deux ans, grand, mince, les cheveux argentés, il était bien connu sans être connu du tout, peut-être l’ultime survivance de son passé politique. « Vous avez fait du bon boulot, dans les montagnes, dit Jim Hardesty en désignant un siège au jeune marine. – Merci, monsieur. Vous aussi, si je puis me permettre. – Capitaine, chaque fois que vous retournez chez vous quand tout est fini, c’est que vous avez réussi. J’ai appris ça de mon instructeur. Il y a seize ou dix-sept ans », ajouta-t-il. Le capitaine Caruso fit le calcul mentalement et conclut que Hardesty faisait un peu moins que son âge réel. Capitaine dans les forces spéciales de l’armée de terre, puis la CIA… ça le mettait plus près de cinquante que de quarante. Il avait dû bosser dur pour se maintenir en forme. « Bien, demanda l’officier, que puis-je faire pour vous ? – Que vous a dit Terry ? – Il m’a dit que je devais m’entretenir avec un certain Pete Alexander. – Pete a eu un brusque empêchement », expliqua Hardesty. Le jeune officier accepta l’explication sans discuter. « OK, quoi qu’il en soit, le général m’a dit que les gars de votre agence étaient plus ou moins en quête de talents mais que vous n’étiez pas désireux de former les vôtres, répondit avec franchise Caruso. – Terry est un bon gars et un sacré marine, mais il a un peu tendance à avoir l’esprit de clocher. – C’est possible, monsieur Hardesty, mais il ne va pas tarder à être mon chef, lorsqu’il prendra en charge la 2e division de marines, et j’essaie de rester dans ses petits papiers. Et vous ne m’avez toujours pas dit ce que je viens faire ici. – Z’aimez le Corps ? » demanda l’espion. Le jeune marine acquiesça. « Oui, monsieur. La solde n’est pas terrible, mais je n’ai pas besoin de plus et les gens avec qui je travaille sont les meilleurs. – Ma foi, ceux avec qui on est allés escalader la montagne sont pas mal du tout, en effet. Combien de temps les avez-vous eus ? – Au total ? Bientôt quatorze mois, m’sieur. – Vous les avez rudement bien entraînés. – On me paie pour ça, m’sieur, et de toute façon, j’avais déjà une bonne base de départ. – Vous avez également fort bien géré cette petite opération de combat », observa Hardesty, qui prit note des réponses évasives qu’il obtenait. Le capitaine Caruso n’était pas modeste au point de qualifier cela de « petite » opération de combat. Les balles qui volaient autour de lui avaient été bien réelles, ce qui donnait toute sa mesure à l’opération. Mais il y avait découvert que son entraînement lui avait permis d’être à peu près aussi efficace que le lui avaient promis ses instructeurs lors des cours et des exercices sur le terrain. Une découverte à la fois importante et plutôt réconfortante. Le corps des marines avait bel et bien son utilité. Bigre. « Oui, monsieur, se contenta-t-il de répondre avant d’ajouter : Et merci pour votre aide, monsieur. – Je suis un peu vieux pour ce genre d’exercice, mais c’est toujours agréable de voir que je sais encore comment m’y prendre. » Et ça lui avait amplement suffi, s’abstint-il d’ajouter. Le combat restait un jeu pour les mômes, et il n’en était plus un. « Des réflexions à ce sujet, capitaine ? – Pas vraiment, m’sieur. J’ai rédigé mon rapport. » Hardesty l’avait lu. « Des cauchemars, des problèmes comme ça ? » La question surprit Caruso. Des cauchemars ? Pourquoi diantre ? « Négatif, m’sieur, répondit-il, visiblement perplexe. – Pas de scrupules ? poursuivit Hardesty. – Monsieur, ces gens faisaient la guerre à mon pays. Nous leur avons rendu la pareille. Il ne faut pas se lancer dans ce petit jeu quand on n’en est pas capable. S’ils avaient des femmes et des enfants, j’en suis désolé, mais quand vous faites chier les gens, vous devez bien vous douter qu’ils vont venir vous réclamer des comptes. – Le monde est cruel, c’est ça ? – Monsieur, on ne va pas botter le cul d’un tigre sans s’attendre à lui voir montrer les dents… » Ni cauchemars ni regrets, songea Hardesty. C’était censé se passer comme ça, mais dans leur grande douceur et leur infinie bonté, les États-Unis d’Amérique ne formaient pas toujours leurs citoyens ainsi. Caruso était un guerrier. Hardesty se carra dans son fauteuil et gratifia son hôte d’un regard attentif avant de poursuivre : « Capitaine, la raison de votre présence ici… vous l’avez lue dans tous les journaux… tous ces problèmes auxquels nous sommes confrontés avec la recrudescence du terrorisme international. Il y a eu pas mal d’échanges entre notre agence et le Bureau. Au niveau du terrain, il n’y a en général aucun problème, et ça se passe pas si mal que ça au niveau du commandement – Dan Murray, le directeur du FBI, est une personne de confiance et, lorsqu’il était attaché juridique à Londres, il s’est fort bien entendu avec nos hommes. – C’est au niveau des cadres intermédiaires que ça coince, c’est ça ? » demanda Caruso. Il l’avait également constaté chez les marines. Des officiers d’état-major qui passaient leur temps à débiner d’autres officiers d’état-major, et à dire que leur papa pouvait flanquer une tannée aux papas des autres. Le phénomène remontait sans doute aux Grecs et aux Romains. « Tout juste, confirma Hardesty. Et vous savez, Dieu le Père lui-même arriverait peut-être à régler ça mais même Lui aurait besoin d’être dans un très bon jour pour en venir à bout. « Les bureaucraties vivent trop retranchées sur elles-mêmes. Ce n’est pas si grave dans l’armée. Les gens vont et viennent en fonction des affectations ou mutations des uns et des autres, mais surtout ils ont le sens de la "mission" et en général chacun s’efforce à peu près d’agir dans le sens de l’intérêt général – surtout si ça contribue à la promotion individuelle. D’une manière générale, plus on s’éloigne du fil de l’épée, plus on est enclin à se noyer dans les détails. Donc, on cherche des gens qui savent ce qu’est le fil de l’épée. – Et la mission… c’est quoi ? – Identifier, localiser et traiter les menaces terroristes, répondit l’espion. – Traiter…, répéta Caruso. – Neutraliser… oui, merde, et si c’est nécessaire et plus commode, tuer ces enculés. Recueillir des informations sur la nature et la gravité de la menace, et prendre toutes les mesures voulues. Le boulot est pour l’essentiel une tâche de collecte de renseignements. L’Agence a trop de restrictions sur les méthodes pour faire le boulot. Cette sous-unité spéciale n’en a pas. – Vraiment ? » La surprise était de taille. Hardesty acquiesça sobrement. « Vraiment. Vous ne travaillerez pas pour la CIA. Vous pourrez utiliser ses éléments comme ressources mais ça n’ira pas plus loin. – Alors, pour qui est-ce que je travaillerai ? – Nous avons encore un bout de chemin à faire avant de pouvoir en discuter. » Hardesty saisit ce qui devait être le dossier militaire personnel de son hôte. « Parmi les officiers de marines, vous vous classez dans les trois premiers pour cent en termes d’intelligence. Votre score est de quatre sur cinq dans quasiment tous les domaines. Vos talents linguistiques sont assez impressionnants. – Mon père est citoyen américain – de naissance, je veux dire, mais son père est venu par bateau d’Italie, il tenait – et tient toujours – un restaurant à Seattle. De sorte que papa parlait surtout italien quand il était petit ; et une bonne partie de cet héritage nous a été transmise, à moi et à mon frère. J’ai appris l’espagnol au lycée et à la fac. Sans passer pour un autochtone, je me débrouille pas trop mal. – Un diplôme d’ingénieur ? – Ça aussi, ça vient de mon père. C’est dans le dossier. Il travaille comme aérodynamicien chez Bœing – le dessin des ailes et des surfaces de contrôle. Vous êtes au courant pour ma mère – là aussi, tout est dans le dossier. C’est surtout une mère de famille, elle fait aussi des trucs avec l’école catholique locale, maintenant que Dominic et moi avons quitté le toit familial. – Et lui, il est au FBI ? » Brian acquiesça. « C’est exact. Il a passé sa licence en droit et s’est engagé chez les fédéraux. – Il vient de faire les gros titres », observa Hardesty en lui tendant le fax d’une page de quotidien de Birmingham. Brian parcourut le document. « Ça c’est bien, Dom », souffla le capitaine Caruso, lorsqu’il fut parvenu au quatrième paragraphe, ce qui, là aussi, ravit son hôte. Il y avait deux heures de vol à peine entre Birmingham et l’aéroport national Reagan de Washington. Dominic Caruso gagna la station de métro et sauta dans une rame pour rallier le bâtiment Hoover sis à l’angle de la Dixième Rue et de Pennsylvania Avenue. Son insigne lui épargna le passage sous le portique de détection. Les agents du FBI étaient censés être armés et son automatique avait mérité un cran sur la crosse – pas au sens propre, bien sûr, mais les flics du FBI plaisantaient parfois là-dessus. Le bureau du directeur adjoint Augustus Ernst Werner était situé au dernier étage et donnait sur l’avenue. La secrétaire lui fit signe d’entrer. Caruso n’avait jamais rencontré Gus Werner. L’homme était grand, mince. Agent fort expérimenté et ancien marine, son maintien – tout comme son comportement – était positivement monacal. Il avait dirigé la brigade de récupération des otages du FBI ainsi que deux divisions de terrain, et il s’apprêtait à prendre sa retraite quand il avait été convaincu d’accepter ce nouveau poste par son ami proche, le directeur Daniel E. Murray. La section antiterroriste était une émanation de la brigade criminelle et de la division contre-espionnage mais elle gagnait un peu plus d’importance chaque jour. « Prenez donc un siège », dit Werner en lui indiquant une chaise, le temps de conclure un coup de fil. Cela prit juste une minute. Puis Gus reposa le téléphone et pressa la touche ne pas déranger. « Ben Harding m’a faxé ça, dit Werner, en brandissant le rapport sur la fusillade de la veille. Comment ça s’est passé ? – Tout est consigné dans ce rapport, monsieur. » Il avait passé trois heures à se creuser les méninges pour tout coucher par écrit en langage FBI. Étrange qu’un acte qui avait requis moins de soixante secondes d’exécution dût nécessiter tout ce temps de retranscription. « Et qu’avez-vous laissé dans l’ombre, Dominic ? » La question était accompagnée du regard le plus pénétrant que le jeune agent ait jamais rencontré. « Rien, monsieur, répondit le jeune homme. – Dominic, nous avons un certain nombre de fines gâchettes dans la maison. J’en fais partie, dit Gus Werner à son hôte. Trois coups, tous en plein cœur à une distance de cinq mètres, c’est un score excellent au stand de tir. Pour quelqu’un qui vient de trébucher contre une table basse, c’est proprement miraculeux. Ben Harding n’a pas semblé trouver la chose remarquable mais le directeur Murray et moi, si – et Dan est un excellent tireur, lui aussi. Il a lu ce fax hier soir et m’a demandé de lui donner mon opinion. Dan n’a jamais encore descendu un homme. Moi, si, trois fois, deux avec la brigade de récupération des otages -c’étaient des opérations en collaboration – et une fois à Des Moines, dans l’Iowa. Là aussi, il s’agissait d’un enlèvement d’enfants. J’avais vu ce que le ravisseur avait fait subir à deux de ses victimes – des petits garçons – et, vous voyez, je n’avais pas du tout envie qu’un psychiatre raconte que le gars était la victime d’une enfance malheureuse, que ce n’était pas vraiment sa faute, et toutes les conneries qu’on entend dans un tribunal bien propret, où les seules choses que voient les jurés, ce sont des photos, et peut-être même pas, si l’avocat de la défense parvient à convaincre le juge qu’elles sont par trop choquantes. Alors, vous savez ce qui est arrivé ? J’ai décidé d’être la loi. Pas de faire appliquer la loi, ou d’écrire la loi, ou d’expliquer la loi. Non, ce jour-là, il y a vingt-deux ans, je devais être la loi. Le Glaive vengeur de Dieu. Et vous savez quoi, ça m’a fait du bien… – Comment saviez-vous… ? – Comment je savais avec certitude que c’était notre gars ? Il gardait des souvenirs. Des têtes. Il y en avait huit dans la caravane qui lui servait de logement. Alors, non, il n’y avait pas le moindre doute dans mon esprit. Il y avait un couteau à proximité, je lui ai dit de le prendre, et il l’a fait, et à ce moment-là, je lui ai logé quatre balles dans la poitrine à trois mètres de distance, et je n’ai pas eu une seconde de regret. » Werner marqua un temps. « Il n’y a pas beaucoup de gens qui connaissent cette histoire. Pas même ma femme. Alors, ne venez pas me raconter que vous avez trébuché contre une table, dégainé votre Smith et logé trois pruneaux dans le ventricule du type, tout ça debout sur un pied, d’accord ? – Oui, monsieur, répondit Caruso, de façon ambiguë, monsieur Wemer… – Appelez-moi Gus, corrigea le directeur adjoint. – Monsieur », persista Caruso. Les supérieurs qui affectionnaient les prénoms avaient tendance à le rendre nerveux. « Monsieur, si j’avais dû dire une telle chose, ç’aurait été quasiment confesser un meurtre, et cela dans un document officiel du gouvernement. Il a bel et bien saisi ce couteau, il se levait pour me faire face, il n’était qu’à trois ou quatre mètres, et à Quantico, on nous a appris à considérer cela comme une menace immédiate et mortelle. Alors, oui, j’ai tiré, et c’était le geste juste à faire, selon la politique du FBI de recours à la force meurtrière. » Werner opina. « Vous avez votre licence en droit, hein ? – Oui, monsieur. J’ai été admis aux deux barreaux de Virginie et du district fédéral. Je n’ai pas encore passé l’examen pour l’Alabama. – Eh bien, cessez une minute d’être avocat, conseilla Werner. C’était le geste juste, un point c’est tout. J’ai encore le revolver avec lequel j’ai dézingué ce salaud. Un Smith quatre pouces modèle 66. Je le porte même en service, parfois. Dominic, vous avez dû accomplir ce que tout agent aimerait pouvoir réaliser rien qu’une fois dans sa carrière : exercer la justice tout seul. Que cela ne vous donne pas mauvaise conscience. – Il n’en est rien, monsieur, lui assura Caruso. Cette petite – Penelope -, je ne pouvais pas la sauver, mais au moins, ce salopard ne récidivera plus. » Il regarda Werner droit dans les yeux. « Vous savez l’effet que ça fait. – Ouais. » Werner le fixa plus attentivement. « Et vous êtes sûr de ne pas avoir de regrets ? – J’ai fait une heure de sieste dans l’avion pour venir, monsieur. » Cela dit sans le moindre sourire. Mais la phrase en fit naître un sur les traits de Werner. Qui hocha la tête. « Ma foi, vous allez recevoir des félicitations officielles du bureau du directeur. Pas de l’ORP. » Bien que respecté de la base, ce service des « affaires intérieures », cette police des polices, n’en était pas aimé pour autant. On disait que « lorsqu’un homme torture des petits animaux et fait au lit, c’est soit un tueur en série, soit un employé de l’Office des responsabilités professionnelles ». Werner saisit le dossier de Caruso. « Il y est dit que vous êtes plutôt intelligent… très doué pour les langues, en outre… ça vous dirait de venir à Washington ? Je cherche des gens qui savent réfléchir mais qui ont les pieds sur terre, pour bosser dans ma boutique. » Une nouvelle affectation, voilà surtout ce qu’entendit l’agent Dominic Caruso. Gerry Hendley n’était pas vraiment du genre guindé. Il portait au travail veston et cravate mais le veston échouait sur le portemanteau du bureau dans les quinze secondes après son arrivée. Il avait une secrétaire de direction charmante – native, comme lui, de Caroline du Sud – du nom de Helen Connolly, et après avoir revu avec elle son emploi du temps de la journée, il prit son Wall Street Journal et parcourut la une. Il avait déjà dévoré le New York Times et le Washington Post du jour pour avoir ses orientations politiques de la journée, non sans bougonner, comme toujours, contre l’impéritie de ses dirigeants. L’horloge numérique sur son bureau lui indiqua qu’il lui restait vingt minutes avant sa première réunion et il alluma son ordinateur pour avoir l’Early Bird matinal, cet « Oiseau matinal » étant le service de revue de presse envoyé à tous les hauts fonctionnaires gouvernementaux. Il le parcourut à son tour pour s’assurer de n’avoir rien raté lors de son survol de la grande presse nationale. Pas grand-chose, sinon un papier intéressant dans le Virginia Pilot sur la conférence Fletcher, ce cercle de réflexion tenu chaque année par la Navy et les marines, à la base navale de Norfolk. On y avait parlé de terrorisme, et plutôt intelligemment, estima Hendley. C’était souvent le cas des hommes en uniforme. Contrairement aux élus. On avait liquidé l’Union soviétique, songea Hendley et on s’attendait à ce que tout s’apaise sur la planète. Mais ce qu’on n’avait pas vu venir, c’étaient tous ces cinglés avec des AK-47 récupérés et une formation de chimiste en herbe s’exerçant sur la paillasse de la cuisine, ou le simple désir de troquer leur propre existence contre celle de leurs ennemis supposés. Et l’autre erreur avait été de négliger de préparer la communauté du renseignement à traiter cette menace. Même un président aguerri au monde obscur de l’espionnage et le meilleur directeur du renseignement de toute l’histoire des États-Unis n’avaient pu y réussir. Ils avaient ajouté du personnel – cinq cents personnes de plus dans une agence qui en comptait vingt mille, cela ne paraissait pas grand-chose, mais cela avait pourtant suffi à doubler les effectifs de la Direction des opérations. Ce qui avait donné à la CIA une force moitié moins épouvantablement insuffisante qu’auparavant, mais on était toujours loin du compte… Et en contrepartie, le Congrès avait encore resserré sa surveillance et ses restrictions, entravant ainsi un peu plus les nouveaux personnels recrutés pour étoffer un peu cette équipe squelettique. Ils n’apprenaient décidément jamais rien. Lui-même avait passé des heures à parler à ses collègues du club masculin le plus sélectif de la planète, mais alors que certains écoutaient, d’autres n’en faisaient rien, et presque tous étaient hésitants. Ils prêtaient une grande attention aux éditoriaux de la presse, souvent même pas ceux des journaux de leur État d’origine, suivant l’idée stupide qu’ils exprimaient l’opinion de l’Américain moyen. Peut-être était-ce aussi simple que cela : tout nouvel élu se faisait embobiner par le jeu politique comme Cléopâtre avait embobiné César. La faute en revenait à l’entourage ; il le savait, ces « conseillers » chargés de guider leur employeur sur la bonne voie pour se faire réélire, véritable Saint-Graal de l’action politique. L’Amérique n’avait pas de classe dirigeante héréditaire mais elle avait quantité de gens ravis de pouvoir accompagner leurs patrons sur la voie de l’Olympe gouvernemental. Or, travailler à l’intérieur du système, ça ne donnait rien. Donc, pour espérer un résultat quelconque, il fallait être en dehors du système. Largement en dehors. Et si jamais quelqu’un le remarquait, eh bien, il s’était déjà mis hors jeu lui-même, pas vrai ? Il passa sa première heure de bureau à discuter de questions financières avec une partie de son équipe, parce que c’était ainsi que Hendley Associates assurait ses revenus. Lorsqu’il était courtier en bourse, il avait presque depuis le début su devancer la tendance, pressentant ces écarts momentanés – qu’on appelait les « deltas » – générés par des facteurs psychologiques, des perceptions qui pouvaient ou non s’avérer justes. Il effectuait toutes ses tractations de manière anonyme par le truchement de banques étrangères, qui toutes aimaient avoir de gros comptes en liquidités et dont aucune n’était trop regardante sur l’origine de cet argent, tant qu’il n’était pas ouvertement sale, ce qu’il n’était assurément pas. C’était juste une autre façon de rester en dehors du système. Non que toutes ses opérations fussent toutes strictement légales. Pouvoir profiter des interceptions de Fort Meade facilitait grandement le jeu. En fait, tout cela était illégal en diable, et pas le moins, du monde éthique. Mais, à la vérité, Hendley Associates n’occasionnait guère de dégâts sur la scène internationale. Il aurait pu en être autrement, mais la firme opérait selon le principe qu’on nourrissait les cochons et qu’on tuait les porcs, et que donc ils ne puisaient que modérément dans l’auge commune. Et du reste, il n’y avait aucune autorité réelle pour les crimes de ce type et de cette ampleur. Par ailleurs, bien planqué au fond d’un coffre-fort dans les sous-sols de la compagnie, il y avait des statuts officiels, signés de la main de l’ancien président des États-Unis. Tom Davis entra. Chef en titre du service obligations, David avait un itinéraire assez analogue à celui de Hendley et il avait passé ses journées scotché devant son ordinateur. Il ne se faisait pas de souci question sécurité. Dans cet immeuble, tous les murs étaient dotés d’un blindage métallique destiné à contenir les émissions électromagnétiques et tous les ordinateurs étaient durcis. « Quoi de neuf ? s’enquit le patron. – Eh bien, nous avons deux nouvelles recrues potentielles. – Qui pourraient être ? » Davis fit glisser les dossiers sur le bureau de Hendley. Le P-DG les prit et les ouvrit tous les deux. « Deux frères ? – Jumeaux. Des faux. Leur mère a dû pondre deux œufs ce mois-là. Et tous deux ont impressionné qui de droit. De la cervelle, de l’agilité mentale, de la forme physique et, à eux deux, une jolie brochette de talents, plus des dispositions pour les langues. Surtout l’espagnol. – Celui-ci parle le pachtoune ? » Hendley leva les yeux, surpris. « Juste assez pour trouver les toilettes. Il a passé huit semaines environ dans le pays et pris le temps d’apprendre le patois local. Il s’en est plutôt bien tiré, selon le rapport. – Tu penses qu’ils sont nos bonshommes ? » demanda Hendley. Ces spécimens ne se trouvaient pas sous le sabot d’un cheval, raison pour laquelle Hendley avait un petit nombre de recruteurs fort discrets, disséminés dans tous les organes gouvernementaux. « Il faudra qu’on les teste encore un peu, concéda Davis, mais ils ont les qualités qu’il faut. De prime abord, l’un et l’autre paraissent fiables, stables et assez intelligents pour comprendre pourquoi nous sommes ici. Alors, ouais, je pense qu’ils valent le coup d’être suivis de près. – Qu’est-ce qu’ils ont au programme, à présent ? – Dominic s’apprête à être muté à Washington. Gus Werner veut qu’il intègre la section antiterroriste. Sans doute dans les bureaux, pour commencer. Il est un peu jeune pour travailler à la brigade de récupération des otages et il n’a pas encore fait la preuve de ses facultés d’analyse. Je pense que Werner désire d’abord tester ses capacités intellectuelles. Brian va rejoindre en avion Camp Lejeune : pour retourner travailler avec sa compagnie. Je suis surpris que le Corps ne l’ait pas versé dans le renseignement. C’est un candidat manifeste, mais ils aiment bien garder leurs tireurs et il s’est pas mal illustré au pays des chèvres. Il ne devrait pas tarder à connaître une promotion éclair au grade de commandant, si mes sources sont exactes. Aussi, pour commencer, je pense que je vais faire un saut là-bas en avion pour déjeuner avec lui, le sonder un peu, avant de revenir à Washington. Et je ferai de même avec Dominic. Il a impressionné Werner. – Et Gus est excellent juge, nota l’ancien sénateur. – Ça, tu l’as dit, convint Davis. Alors… à part ça, du nouveau ? – Fort Meade est enfoui sous une montagne, comme d’habitude. » Le plus gros problème de l’Agence pour la sécurité nationale était qu’elle interceptait une telle quantité de données brutes qu’il aurait fallu toute une armée pour en faire le tri. Des programmes informatiques aidaient à cerner les mots clés sensibles et ainsi de suite, mais presque tous ces messages relevaient du bavardage anodin. Les programmeurs essayaient toujours d’améliorer le logiciel de capture mais il s’était avéré quasiment impossible de donner à un ordinateur des intuitions humaines même s’ils essayaient toujours. Hélas, les informaticiens vraiment talentueux travaillaient pour les fabricants de jeux. C’est là qu’était l’argent, et le talent suivait en général la piste des billets. Hendley ne pouvait pas s’en plaindre. Après tout, il avait passé pas mal d’années, jusqu’à la moitié de la trentaine, à en faire de même. Aussi recherchait-il souvent des programmeurs qui avaient connu la fortune et le succès et pour qui la chasse à l’argent était devenue aussi ennuyeuse que répétitive. C’était en général peine perdue. Les nerds étaient en général de vrais rapiats. Comme les avocats, juste en moins cyniques. « Cela dit, j’ai vu aujourd’hui une demi-douzaine d’interceptions intéressantes… – Par exemple… ? » s’enquit Davis. Recruteur en chef de la boîte, il était également un analyste de talent. « Ceci… » Hendley fît glisser vers lui la chemise. Davis l’ouvrit et parcourut la page. « Hmm, se contenta-t-il de dire. – Ça pourrait être effrayant, si jamais ça se concrétise, songea tout haut Hendley. – Certes. Mais il nous en faut plus. » Rien de renversant là-dedans. Il leur en fallait toujours plus. « Qui est-ce qu’on a là-bas, en ce moment ? » Il aurait dû le savoir mais Hendley souffrait du mal habituel à la bureaucratie ; il avait du mal à garder mentalement toutes les informations à jour. « En ce moment ? Ed Castillano est à Bogota, il enquête sur le Cartel mais il est sous une couverture épaisse. Très épaisse, crut bon de rappeler Davis à son patron. – Tu sais, Tom, toutes ces histoires de renseignement, ça craint vraiment un max. – Allons, console-toi, Gerry. La paie est nettement meilleure – au moins pour les sous-fifres », ajouta-t-il avec l’esquisse d’un sourire. Sa peau couleur de bronze contrastait vivement avec ses dents ivoire. « Ouais, quelle horreur que d’être paysan. – Au moins, nos bons maîtres m’ont éduqué, missié, j’ai appwis mon alphabet, tout ça. Ça auwait pu être pi’e, plus besoin de cueillir le coton, missié Gerry. » Hendley roula des yeux. Davis avait en fait décroché son diplôme à Dartmouth où l’on se moquait bien moins de sa couleur de peau que de son État d’origine. Son père cultivait le maïs dans le Nebraska et votait républicain. « Bah, combien coûte une de ces moissonneuses, de nos jours ? demanda le patron. – Tu plaisantes ? Un peu plus de deux cent mille. P’pa en a acheté une neuve l’an dernier et il râle encore. D’accord, elle va tenir jusqu’à ce que ses petits-enfants meurent riches. Ça vous ratiboise un demi-hectare de maïs comme un bataillon de rangers une bande de méchants. » Davis avait fait une bonne carrière à la CIA, comme agent de terrain. Il y était devenu spécialiste dans la traque de l’argent par-delà les frontières internationales. Chez Hendley Associates, il avait découvert que ses aptitudes étaient tout aussi utiles dans le milieu des affaires, mais bien entendu, il n’avait jamais perdu son flair ni son goût pour l’action concrète. « Tu sais, ce jeune gars du FBI, Dominic… il a réussi deux ou trois trucs pas mal en matière de délinquance financière lors de sa première affectation à Newark. L’un de ses dossiers a débouché sur une enquête d’envergure visant une grande banque internationale. Pour un bleu, il sait flairer les bons coups. – Ça, plus la capacité à dézinguer lui-même les gens, renchérit Hendley. – C’est bien pourquoi son style me plaît, Gerry. Il est capable de prendre une décision sur-le-champ, comme un gars de dix ans plus vieux. – Même profil que son frère. Intéressant, observa Hendley, examinant à nouveau les dossiers. – Peut-être que c’est l’hérédité qui parle. Après tout, leur grand-père était flic à la Criminelle. – Et avant cela, à la 101e division d’infanterie parachutiste. Je vois ce que tu veux dire, Tom. OK, sonde-les-nous sans traîner. On risque d’avoir du boulot sous peu. – Tu crois ? – Ça n’est pas parti pour s’améliorer. » Du geste, Hendley indiqua l’extérieur. Ils étaient à une terrasse de café à Vienne. Les soirées devenaient moins froides et les clients affrontaient la fraîcheur pour profiter d’un repas en terrasse. « Alors, qu’est-ce qui vous attire chez nous ? s’enquit Pablo. – Il y a une convergence d’intérêts entre nous », répondit Mohammed avant d’expliciter : « Nous avons des ennemis communs. » Son regard obliqua vers le trottoir. Les passantes étaient vêtues à la mode locale, stricte, presque sévère, et le bruit de la circulation – surtout les trams électriques – empêchait quiconque de surprendre leur dialogue. Pour l’observateur occasionnel et même pour un professionnel, il s’agissait là simplement de deux étrangers – or il y en avait quantité dans la vieille cité impériale – en train de discuter calmement affaires sur un ton aimable. Ils s’exprimaient en anglais, ce qui n’était pas non plus inhabituel. « Oui, c’est la vérité, dut admettre Pablo. Pour ce qui est des ennemis, en tout cas. Mais pour les intérêts ? – Vous avez des ressources que nous pouvons exploiter. Nous avons des ressources que vous pouvez exploiter, expliqua l’islamiste, patient. – Je vois. » Pablo mit de la crème dans son café et touilla. À sa surprise, il était aussi bon ici que dans son pays. Mohammed estima qu’il allait falloir du temps pour parvenir à un accord. Son hôte n’était pas aussi haut placé qu’il l’aurait espéré. Mais l’ennemi qu’ils avaient en commun avait connu de plus grands succès contre l’organisation de Pablo que contre son propre mouvement. Cela continuait de le surprendre. Ils avaient toutes les raisons de recourir à des mesures de sécurité efficaces, mais comme avec tous les individus motivés par le lucre, il leur manquait cette pureté de l’engagement qui était l’apanage de ses propres amis. D’où leur vulnérabilité supérieure. Mais Mohammed n’était pas stupide au point d’imaginer que cela faisait d’eux ses inférieurs. Tuer un seul espion israélien n’avait pas fait de lui un surhomme, après tout. Ils avaient à l’évidence une vaste expertise. C’est juste qu’elle avait ses limites. Comme ses compagnons avaient les leurs. Comme tout le monde sauf Allah Lui-même. Cette conscience s’accompagnait d’attentes plus réalistes et de déceptions moins rudes quand les choses tournaient mal. On ne pouvait permettre aux émotions d’interférer dans le déroulement des « affaires », comme son hôte aurait sans doute qualifié, à tort, la Cause sacrée. Mais il traitait avec un infidèle, et il fallait bien en tenir compte. « Que pouvez-vous nous offrir ? demanda Pablo, manifestant ainsi son avidité, comme l’avait prévu Mohammed. – Vous avez besoin d’établir un réseau fiable en Europe, exact ? – Oui. » Ils avaient eu quelques petits problèmes récemment. Les services de police européens n’avaient pas les mêmes contraintes que leurs homologues américains. « Nous avons un tel réseau. » Et comme les musulmans n’étaient pas jugés actifs dans le trafic de drogue – les trafiquants étaient souvent décapités en Arabie Saoudite, par exemple -, c’était tant mieux. « En échange de quoi ? – Vous avez un réseau parfaitement implanté en Amérique, et vous avez matière à détester l’Amérique, n’est-ce pas ? – C’est vrai », admit Pablo. La Colombie commençait à faire des progrès avec les difficiles alliés idéologiques du Cartel dans les montagnes du pays natal de Pablo. Tôt ou tard, les FARC devraient céder à la pression et alors, sans nul doute, dénonceraient-ils leurs « amis » – ou plutôt leurs simples « associés » -comme prix de leur intégration au processus démocratique. À ce moment-là, la sécurité du Cartel risquait d’être sérieusement compromise. L’instabilité politique en Amérique du Sud était leur meilleure alliée, mais cela ne pourrait pas durer éternellement. Il en était de même avec son hôte, jugea Pablo, ce qui faisait d’eux bel et bien des alliés de circonstance. Puis il demanda : « Quels services précis attendez-vous de nous ? » Mohammed le lui dit. Il se garda d’ajouter que nul argent ne serait échangé contre les services du Cartel. La première livraison que les amis de Mohammed convoieraient en… Grèce – ce serait sans doute le point d’accès le plus facile – suffirait à sceller l’alliance, non ? « C’est tout ? – Mon ami, plus que toute autre chose, nous négocions des idées, pas des biens matériels. Les rares dont nous ayons besoin sont peu volumineux et peuvent être obtenus sur place, si nécessaire. Et je ne doute pas que vous puissiez nous aider pour les formalités douanières. » Pablo faillit s’étrangler avec son café. « Euh oui, bien sûr, cela peut se régler aisément. – Bref, y a-t-il une raison qui empêcherait de conclure cet accord ? – Je dois en discuter avec mes supérieurs, prévint Pablo. Mais de prime abord, je ne vois pas pourquoi nos intérêts devraient entrer en conflit. – Excellent. Comment pouvons-nous communiquer à l’avenir ? – Mon patron préfère rencontrer ceux avec qui il est en affaires. » Mohammed soupesa cette remarque. Les voyages les rendaient nerveux, lui et ses associés, mais il n’y avait pas moyen d’y couper. Et il possédait en effet suffisamment de passeports pour le suivre sur tous les aéroports du monde. Et il avait par ailleurs les talents linguistiques nécessaires. Son éducation à Cambridge n’avait pas été inutile. Il pouvait en remercier ses parents. Et il bénissait sa mère britannique de lui avoir donné son teint clair et ses yeux bleus. De fait, il aurait pu passer pour un autochtone n’importe où en dehors de la Chine ou de l’Afrique. Les reliquats d’un accent de Cambridge n’étaient pas non plus superflus. « Vous n’avez qu’à me dire le lieu et l’heure », répondit Mohammed. Il lui tendit sa carte professionnelle. Y était inscrite son adresse électronique, l’instrument le plus utile qu’on ait inventé pour les communications discrètes. Et avec le miracle des déplacements aériens modernes, il pouvait être n’importe où sur le globe en moins de quarante-huit heures. 2 Intronisation Il arriva à seize heures quarante-cinq. Quiconque l’aurait croisé dans la rue ne lui aurait pas accordé un regard, même s’il aurait pu attirer l’œil d’une célibataire. Avec son mètre quatre-vingt-trois, ses quatre-vingt-cinq kilos – il faisait régulièrement de l’exercice -, ses cheveux bruns et ses yeux bleus, sans être vraiment de la graine de star de cinéma, il n’était pas non plus le genre d’homme qu’une jeune et jolie femme aurait jeté hors de son lit. En outre, il savait s’habiller, constata Gerry Hendley. Complet bleu à fines rayures rouges – tailleur anglais, apparemment -, cravate rayée rouge et jaune, une élégante épingle de cravate en or. Une chemise à la mode. Une coupe de cheveux impeccable. Cet air confiant qui vient à la fois de la fortune et d’une bonne éducation alliées à une jeunesse pas employée inutilement. Sa voiture était garée au parking des visiteurs, au pied de l’immeuble. Un 4 x 4 Hummer II jaune, le genre de véhicule qu’affectionnaient les éleveurs de bétail du Wyoming ou les brasseurs d’argent à New York. Et sans doute était-ce pourquoi… « Alors, qu’est-ce qui t’amène ici, mon garçon ? demanda Gerry en indiquant à son hôte un siège confortable en face de son bureau d’acajou. – Je n’ai pas encore décidé de ce que je veux faire, disons que je tourne un peu en rond, histoire de me trouver une niche qui m’irait. » Hendley sourit. « Ouais, je ne suis pas si vieux que j’aie oublié combien on peut se sentir dérouté à la sortie de l’université. Laquelle as-tu fréquentée ? – Georgetown. Une tradition familiale. » Le garçon eut un discret sourire. Un bon point pour lui que Hendley sut voir et apprécier – il n’essayait pas d’impressionner qui que ce soit avec son nom et ses origines familiales. Il risquait même d’être un peu gêné à cause de ça, s’il voulait tracer sa route personnelle et se faire lui-même un nom, comme bien des jeunes gens de son âge. Enfin, les plus doués. Vraiment dommage qu’il n’y ait pas de place pour lui au Campus. « Ton père aime vraiment les écoles de jésuites. – Même maman s’est convertie. Sally n’est pas allée à Bennington. Elle a fait sa propédeutique à Fordham, dans l’État de New York. Elle est à présent à la fac de médecine de Johns Hopkins, bien entendu. Elle veut être toubib, comme sa mère. Merde, c’est une profession honorable. – Contrairement au droit ? railla Gerry. – Vous connaissez l’opinion de papa sur la question, souligna le jeune homme avec un large sourire. Vous êtes diplômé en quoi ? s’enquit-il, connaissant déjà la réponse, bien sûr. – Économie et mathématiques. J’ai pris les deux en dominante. » Un choix qui s’était en fait avéré très utile pour modéliser les tendances d’échanges sur le marché des obligations. « À part ça, comment va la famille ? – Oh, très bien. Papa s’est remis à l’écriture – ses Mémoires. Il râle qu’il n’est pas assez vieux pour pondre ce genre de bouquin mais il bosse quand même dur dessus. Il n’encaisse pas trop le nouveau président. – Mouais. Kealty a vraiment le chic pour rebondir. Quand on réussira à l’enterrer, on aura intérêt à garer un camion sur sa pierre tombale. » La plaisanterie avait même fait la une du Washington Post. « Je l’ai entendu dire. P’pa dit qu’il suffit d’un seul crétin pour défaire le travail de dix génies. » Ce dernier adage n’avait pas fait la une du Washington Post. Mais c’était la raison pour laquelle le père du jeune homme avait monté le Campus, même si ce dernier n’en savait rien. « C’est un brin excessif. Ce nouvel élu ne l’a été que par accident. – Ouais, mais quand il va falloir exécuter l’autre débile du Klan, dans le Mississippi, qu’est-ce que vous pariez qu’il va commuer la sentence ? – L’opposition à la peine capitale est pour lui une question de principe, fit remarquer Hendley. Enfin, c’est ce qu’il dit. Certains partagent ses vues et c’est une opinion respectable. – De principe ? Pour lui, c’est juste un mot qui évoque Archimède. – Si tu tiens à avoir une discussion politique, il y a un petit bar sympa à quinze cents mètres d’ici, sur la nationale 29, suggéra Gerry. – Non, ce n’est pas ça. Pardon pour cette digression, monsieur. » Ce garçon sait se tenir à carreau, nota Hendley. « Enfin, ce n’est pas un si mauvais sujet, après tout. Alors, que puis-je faire pour toi ? – Je suis curieux. – De quoi ? demanda l’ancien sénateur. – De savoir ce que vous faites ici, dit son visiteur. – Pour l’essentiel, de l’arbitrage sur les échanges de devises. » Hendley s’étira pour manifester sa lassitude détendue à l’issue d’une rude journée de travail. « Bien sûr, fit le jeune homme, un brin dubitatif. – Il y a vraiment de l’argent à gagner de ce côté, pourvu qu’on ait les bons tuyaux et les nerfs pour agir en conséquence. – Vous savez, papa vous aime beaucoup. Il dit que c’est dommage que vous ne puissiez pas vous voir tous les deux plus souvent. » Hendley acquiesça. « Ouais, et c’est ma faute, pas la sienne. – Il a dit aussi que vous étiez trop malin pour avoir merdé comme vous l’avez fait. » En temps normal, cette remarque aurait été un impair d’envergure sismique, mais il était évident, à le regarder droit dans les yeux, que le jeune homme n’avait pas cherché à se montrer insultant, mais simplement curieux – quoique…, s’interrogea soudain Hendley. « Ça a été une période difficile pour moi, rappela-t-il à son jeune invité. Et n’importe qui peut commettre une erreur. Même ton père en a fait. – C’est vrai. Mais il a eu la chance d’avoir Arnie sous la main pour le couvrir. » Ce qui laissait à son hôte une ouverture. Il s’y engouffra. « Comment va Arnie ? demanda Hendley, esquivant pour gagner du temps, sans cesser de se demander ce que le gamin était venu faire ici. – Bien. Il doit bientôt devenir le nouveau président de l’université d’Ohio. Il devrait briller à ce poste et puis, il a besoin d’un boulot tranquille, estime papa. Je pense qu’il a raison. Comment il a réussi à éviter l’infarctus, ça nous dépasse, maman et moi. Peut-être que certains s’épanouissent vraiment dans l’action. » Durant toute sa tirade, ses yeux n’avaient pas lâché Hendley d’une seconde. « J’ai appris beaucoup en discutant avec Arnie. – Et avec ton père ? – Oh, un ou deux trucs. J’en ai surtout appris du reste de la bande. – Comment ça ? – De Mike Breman, pour commencer. C’était mon agent de liaison, expliqua Jack Junior. Diplômé de Sainte-Croix, toute sa carrière dans le service de protection présidentielle. Un sacré fusil. C’est le gars qui m’a appris à tirer. – Oh ? – Le Service a un stand de tir dans l’ancien bâtiment des Postes, à deux rues de la Maison-Blanche. J’y retourne à l’occasion. Mike est à présent instructeur à l’école du Service secret(2), là-haut à Beltsville. Un type vraiment bien, intelligent et réservé. Enfin, vous savez, il a été un peu mon baby-sitter, et je n’arrêtais pas de le harceler sur plein de trucs, lui demander ce que faisaient les gars du Service, comment ils s’entraînaient, ce qu’ils pensaient, les trucs qu’ils recherchaient quand ils surveillaient papa et maman. De lui, j’ai appris plein de trucs. Et de tous les autres. – Par exemple ? – Les gars du FBI, Dan Murray, Pat O’Day – Pat a été son chef instructeur. Il s’apprête à prendre sa retraite. Croyez-le ou non, il va élever des bovins là-haut dans le Maine. Un drôle d’endroit pour faire de l’élevage. Un bon tireur, lui aussi, genre Wild Bill Hickock avec la classe, mais on aurait trop vite tendance à oublier qu’il est diplômé de Princeton. Un gars rudement intelligent, ce Pat. Il m’a enseigné tout un tas de trucs sur les méthodes d’enquête du Bureau. Et sa femme, Andréa, c’est une vraie télépathe. Forcément, elle a dirigé le détachement de papa durant une période épouvantable… elle est titulaire d’une maîtrise de psychologie à l’université de Virginie. Elle m’a appris toute une chiée de trucs. Et puis tous ceux de l’Agence, bien sûr. Ed et Mary Pat Foley – bon Dieu, en voilà deux qui font une sacrée paire ! Mais vous savez quel était le plus intéressant de tous ? » Il le savait. « John Clark ? – Ah ouais. Le truc, c’était d’arriver à le faire parler. Je vous jure, en comparaison, les Foley, c’est Desi et Lucy(3). Mais une fois que vous avez gagné sa confiance, il s’ouvrira un peu. J’ai réussi à le coincer quand il a décroché sa Médaille d’honneur – c’est passé brièvement à la télé, un ancien premier maître de la marine décroche sa décoration du Vietnam. Une soixantaine de secondes de séquence vidéo un jour où il n’y avait rien de spécial aux infos. Vous savez, pas un seul journaliste ne lui a demandé ce qu’il avait fait après avoir quitté la Navy. Pas un seul. Bon Dieu, ce qu’ils peuvent être nuls. Bob Holtzman connaissait une partie de l’histoire, je crois. Il était là, planté dans un coin, en face de moi, de l’autre côté de la salle. Plutôt futé pour un journaleux. Papa l’aime bien, même s’il ne lui accorde qu’une confiance modérée. Toujours est-il que le grand John – je parle de John Clark – a roulé sa bosse et ramené le tee-shirt en prime. Comment se fait-il d’ailleurs qu’il ne soit pas ici ? – Jack, mon garçon, quand tu as une idée en tête, tu ne l’as pas ailleurs, observa Hendley avec une note d’admiration. – Quand j’ai vu que vous connaissiez son nom, j’ai su que je vous tenais, m’sieur. » Une brève lueur de triomphe dans le regard. « Je vous ai surveillé depuis une quinzaine de jours. – Oh ? » Hendley sentit son estomac se contracter. « Ce n’était pas bien sorcier. Tout est dans le domaine public, il suffit juste de relier les tenants et les aboutissants. Comme ces dessins à compléter qu’ont les mômes dans leurs cahiers d’éveil. Vous savez, ça me sidère que cet endroit n’ait pas encore fait la une… – Jeune homme, si c’est une menace… – Quoi ? » Jack Junior fut surpris par l’interruption. « Vous voulez dire que je vous ferais chanter ? Non, sénateur, ce que je voulais vous dire, c’est qu’il y a une telle quantité d’informations brutes qui traînent qu’on est en droit de se demander comment elles ont pu échapper aux journalistes. Je veux dire, même un écureuil aveugle arrive à trouver une noisette de temps en temps, pas vrai ? » Il marqua un temps d’arrêt avant que son regard ne s’illumine. « Oh, j’ai pigé. Vous leur avez fourgué ce qu’ils s’attendaient à trouver et ils ont marché comme un seul homme. – Ce n’est pas si difficile, mais il est toujours dangereux de les sous-estimer, prévint Hendley. – Suffit de ne pas leur parler. P’pa me l’a enseigné il y a belle lurette : moins on en dit, mieux on se porte. Il laissait toujours Arnie se charger des fuites. Personne d’autre ne disait quoi que ce soit à la presse sans son aval. Je vous jure, les médias avaient une peur bleue de ce type. C’est lui qui a un jour arraché le laissez-passer à la Maison-Blanche d’un journaliste du Times. – Je m’en souviens », répondit Hendley. Cela avait causé un certain barouf, mais le New York Times s’était vite aperçu que ne pas avoir de journaliste dans la salle de presse de la Maison-Blanche touchait un point très sensible. La leçon de bonnes manières avait bien duré six mois. Arnold van Damm avait meilleure mémoire et il était plus rancunier que les médias, ce qui en soi est déjà un exploit. Il avait toujours été excellent joueur de poker. « Où veux-tu en venir, Jack ? Pourquoi es-tu ici ? – Sénateur, je veux jouer dans la cour des grands. Et ici, je crois, c’est la cour des grands. – Explique-toi », ordonna Hendley. Qu’avait au juste réussi à déduire ce garçon ? John Patrick Ryan Junior ouvrit sa mallette. « Pour commencer, ce bâtiment est le seul et unique édifice plus haut qu’une résidence individuelle sur la ligne de visée entre la NSA à Fort Meade et la CIA à Langley. On peut télécharger des photos satellite par internet. Je les ai toutes sorties sur imprimante. Tenez. » Il lui tendit une petite chemise reliée. « J’ai vérifié avec les services du cadastre, et j’ai découvert qu’on avait prévu de bâtir trois autres immeubles de bureaux dans le secteur et que tous s’étaient vu refuser le permis de construire. Les archives ne précisent pas pourquoi mais personne ne s’en est formalisé. En revanche, le dispensaire au bout de la route a obtenu d’excellentes conditions financières de Citibank lorsqu’il a voulu réviser ses plans. La majorité de votre personnel est composée d’ex-espions. Vos agents de sécurité sont tous d’anciens membres de la police militaire, de grade E-7 ou supérieur. Le système de sécurité électronique de ce bâtiment est meilleur que celui qu’ils ont à Fort Meade. Comment diable avez-vous réussi ce coup-là, d’ailleurs ? – Les personnes privées ont une bien plus grande latitude pour négocier avec les fournisseurs… Mais continue, dit l’ancien sénateur. – Vous n’avez jamais rien fait d’illégal. Cette sombre histoire d’accusation de délit d’initié qui a mis fin à votre carrière politique n’était que pure foutaise. N’importe quel avocat sérieux aurait pu la faire tomber mais vous avez marché dans le coup et préféré faire le mort. Je me rappelle combien papa vous appréciait pour votre esprit brillant, il disait toujours que vous jouiez franc-jeu. Il ne disait pas cela de beaucoup de politiciens du Capitole. Les pontes de la CIA aimaient bien bosser avec vous et vous les avez aidés à financer des projets qui faisaient bondir certains de vos collègues parlementaires. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais ils sont nombreux là-haut à détester les services de renseignements. Ça rendait dingue papa, chaque fois qu’il devait siéger avec des sénateurs ou des députés, d’être obligé de les amadouer en acceptant les projets qui leur tenaient à cœur pour leur circonscription. Papa avait horreur de ça. Chaque fois qu’il y était obligé, ça le mettait en rogne pendant au moins quinze jours. Mais vous lui avez rendu de fiers services. Vous saviez naviguer dans les couloirs du Capitole. Or, quand vous avez eu votre problème, vous vous êtes incliné. Ça m’a semblé dur à avaler. Mais ce que j’ai vraiment eu du mal à gober, c’est que p’pa n’en ait jamais causé. Pas un seul mot. Quand je l’interrogeais, il changeait de sujet. Même Arnie n’en a jamais soufflé mot – et pourtant, Arnie répondait à toutes les questions que je pouvais lui poser. Motus et bouche cousue… » Jack s’était carré contre son dossier, sans quitter des yeux son hôte. « Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais rien dit non plus, mais j’ai fouiné un peu autour de moi pendant ma dernière année de fac à Georgetown ; je continuais de parler avec les gens, et ces gens m’ont appris à analyser les choses posément. Encore une fois, ça n’est pas si difficile que ça. – Et peut-on savoir à quelles conclusions tu as abouti ? – Vous auriez fait un excellent président, sénateur, mais perdre votre femme et vos enfants vous a porté un rude coup. Ça nous a tous bouleversés. Maman aimait vraiment beaucoup votre épouse. Excusez-moi d’aborder ce sujet, monsieur. C’est pour cela que vous avez quitté la politique, je le sais, mais je crois que vous êtes trop patriote pour oublier votre pays, et je pense que Hendley Associates est votre façon de servir votre patrie – mais de manière officieuse, dirons-nous. Je me souviens d’une discussion de papa avec M. Clark autour d’un verre, un soir, à l’étage – j’étais en terminale. Je n’en ai pas saisi grand-chose. Ils ne voulaient pas me voir avec eux, alors je suis retourné regarder la chaîne Histoire. Pure coïncidence, ce soir-là on diffusait un reportage sur le SŒ britannique, le Spécial Opérations Executive, pendant la Seconde Guerre mondiale. Ses membres étaient pour la plupart des banquiers. "Wild Bill" Donovan avait recruté des avocats pour démarrer l’OSS mais les Anglais s’étaient servis de banquiers pour doubler les autres. Je me demandais pourquoi, mais papa m’avait expliqué que les banquiers sont plus malins : ils savent comment gagner de l’argent, alors que les avocats ne sont pas aussi futés -enfin, c’était l’opinion de papa. Je suppose qu’il estimait que c’est ce qu’il avait fait. Avec sa formation commerciale, je veux dire. Mais vous, vous êtes un autre genre de pirate, sénateur. Je pense que vous êtes un espion et je pense que Hendley Associates est un nid d’espions sur fonds privés qui travaille sous le manteau – totalement en dehors du budget fédéral. De sorte que vous n’avez pas à craindre de voir des sénateurs et autres bestioles du Congrès venir fouiner ou orchestrer des fuites, sous prétexte qu’ils trouvent que vous faites des trucs pas catholiques. J’ai fait une recherche sur Google et il n’y a que six mentions de votre boîte sur internet. On trouve plus de références sur la coupe de cheveux de ma mère. Les journaux féminins n’arrêtaient pas de la harceler là-dessus. Même que ça mettait papa en rogne ! – Je me souviens. » Jack Ryan Senior s’était un jour épanché à ce sujet devant des journalistes, ce qui lui avait valu d’être la risée des échotiers et des commères. « Il avait évoqué le genre de coupe bien particulière que leur aurait offerte Henry VIII. – Ouais, avec une hache à la Tour de Londres. Sally en riait aussi. Elle n’arrêtait pas de taquiner maman sur ses cheveux, elle aussi. Je suppose que c’est un des avantages qu’il y a à être un homme, pas vrai ? – Ça et les chaussures. Ma femme n’aimait pas les Manolo Blahnik. Elle aimait les souliers normaux, ceux qui ne vous font pas mal aux pieds », se souvint Hendley. Avant de venir percuter un mur de béton. Cela lui faisait toujours mal de parler d’elle. Il en serait sans doute toujours ainsi, mais au moins la douleur contribuait-elle à affermir son amour pour elle, et c’était déjà quelque chose. Aussi longtemps qu’il chérirait sa mémoire, il serait incapable d’évoquer son souvenir publiquement en souriant. S’il était resté dans la politique, il aurait dû s’y contraindre, faire mine d’avoir surmonté l’épreuve, faire croire que son amour était éternel mais ne faisait plus souffrir. Ouais, bien sûr. Un des prix de la vie politique était de vous contraindre à renoncer à votre humanité en même temps qu’à votre virilité. Et cela n’en valait pas la peine. Même pour devenir président des États-Unis. L’une des raisons pour lesquelles ils s’étaient toujours bien entendus, Jack Ryan Senior et lui, c’était qu’ils se ressemblaient sur ce point. « Tu penses vraiment qu’il s’agit d’un service de renseignements ? demanda-t-il à son hôte, du ton le plus dégagé que le permettait la situation. – Oui, monsieur, j’en suis convaincu. Si la NSA, mettons, s’intéresse à ce que font les grandes banques centrales, vous êtes, vous, idéalement placé pour tirer avantage des signaux – les données qu’ils recueillent et s’échangent avec Langley. De quoi fournir à vos troupes d’agents de change des informations de première main, et si vous jouez vos cartes avec prudence, en évitant d’être trop avide, vous pouvez engranger de substantiels bénéfices à long terme sans que jamais personne ne remarque quoi que ce soit. Vous le faites sans attirer d’investisseurs. Ceux-là seraient trop bavards. Bref, cette activité finance les opérations que vous effectuez ici. En quoi celles-ci consistent au juste, je n’ai pas encore trop approfondi la question. – Est-ce un fait établi ? – Oui, monsieur, c’est un fait établi. – Tu n’en as pas encore parlé à ton père ? – Non, monsieur. » Jack Junior hocha la tête. « Il écarterait simplement l’hypothèse. Papa m’a raconté pas mal de choses chaque fois que je le lui ai demandé, mais jamais sur des trucs de ce genre. – Que t’a-t-il dit ? – Il m’a parlé d’histoires personnelles. Vous savez, concernant les hommes politiques, genre ceux qui aiment bien les petits garçons ou les petites filles. Bon Dieu, c’est fou ce que c’est répandu, surtout dans les pays d’outre-mer. Le genre de personnages qu’ils étaient, comment ils pensent, quels sont leurs péchés mignons, leurs bizarreries. Dans quel pays l’armée est choyée, lesquels ont un bon service d’espionnage et lesquels n’en ont pas de bon. Tout un tas de trucs sur les parlementaires et les ministres. Le genre de révélation qu’on lit dans les livres ou la presse, sauf que là, ce qu’il me disait, c’était pas du bidon. Je savais que je ne devais le répéter à personne, crut bon de préciser le jeune Ryan. – Même à tes copains de fac ? – Tant que je ne l’avais pas lu dans le Post. Les journaux s’y entendent pour déterrer des affaires, mais ils sont un peu trop prompts à divulguer des trucs qui nuisent à ceux qui ne leur plaisent pas. J’imagine que le milieu des médias ressemble un peu à ces bonnes femmes qui colportent des ragots au téléphone ou autour d’une table de bridge. Moins par souci de livrer des informations que de lancer des piques contre ceux qu’on n’aime pas. – Ce sont des êtres humains, comme tout le monde. – Oui, monsieur, c’est vrai. Mais quand ma mère opère les yeux de quelqu’un, elle ne s’occupe pas de savoir si elle l’aime ou non. Elle a fait le serment d’exercer son métier selon les règles. Pareil pour papa. C’est comme ça qu’ils m’ont élevé, conclut John Patrick Ryan Junior. C’est ce que tous les pères disent à leurs enfants : si tu dois le faire, fais-le bien ou alors ne le fais pas du tout. – Tout le monde ne pense plus de la sorte, observa Hendley, même s’il avait dit exactement la même chose à ses deux fils, George et Foster. – Peut-être bien, sénateur, mais ce n’est pas ma faute. – Que sais-tu du milieu boursier ? demanda Hendley. – Je connais les bases. Je sais parler le jargon mais je ne maîtrise pas encore assez bien les ficelles pour jouer des coudes. – Et ton diplôme de Georgetown ? – Histoire en dominante, avec économie en option, un peu comme papa. Parfois, je l’interrogeais sur son dada – il aime toujours boursicoter et il a des amis dans le milieu, comme George Winston, son ministre des Finances. Ils se parlent beaucoup. George n’a pas cessé de lui demander de venir dans sa boîte mais il se contente d’y aller pour bavarder. Ils sont restés copains, toutefois. Même qu’ils vont golfer ensemble. Papa est nul au golf. » Sourire de Hendley. « Je sais. Déjà essayé ? » Jack Junior haussa les épaules. « Je sais déjà jurer. Oncle Robby était rudement bon. Bon Dieu, qu’est-ce qu’il peut manquer à papa ! Tante Sissy vient souvent à la maison. Elle et maman jouent du piano ensemble. – Ça a été moche. – Cet enculé de plouc raciste, observa Junior avant de se reprendre. Je vous prie de m’excuser. Mais Robby est le premier gars que je connaisse qui se soit fait assassiner. » Le plus incroyable est que son assassin ait été capturé vivant. Le service de protection présidentielle avait eu une demi-seconde de retard sur la police d’État du Mississippi lors de sa capture, mais un civil avait chopé le salaud avant que quelqu’un ait eu le temps de lui tirer dessus, si bien qu’il s’était retrouvé en taule, vivant. Un fait qui avait au moins permis d’éliminer les délires du genre théorie du complot. Il s’agissait tout bêtement d’un membre du Ku Klux Klan, âgé de soixante-sept ans, qui n’avait pas supporté que le retrait de Ryan ait fait accéder son vice-président, un Noir, à la présidence des États-Unis. Son procès, sa condamnation et l’exécution de la sentence s’étaient déroulés à une vitesse éclair – l’assassinat avait été intégralement enregistré sur bande vidéo, sans compter la présence de six témoins oculaires, tous situés à moins de deux mètres du tueur. Même la Bannière étoilée au-dessus du siège du Parlement à Jackson avait été mise en berne, au grand désarroi, pour ne pas dire au grand dégoût, de certains. « Sic volvere Parcas, observa Jack. – Pardon ? – Les Parques, sénateur. La première file, la seconde mesure le fil, la troisième le coupe. "Ainsi filent les Parques", disaient les Romains. Je n’ai jamais vu papa aussi bouleversé. Maman a mieux accusé le coup, en fait. Je suppose que les toubibs sont habitués à voir mourir des gens. Papa… eh bien, il aurait voulu dézinguer le gars lui-même. Dur, vraiment dur. » Les caméras avaient montré le président en pleurs lors des obsèques à la chapelle de l’Académie navale. Sic volvere Parcas. « Alors, sénateur, comment se déroule le fil de mon destin par ici ? » La question ne prit pas Hendley de court. Il l’avait sentie venir à un kilomètre, mais elle n’était pas plus facile pour autant. « Et ton père ? – Qui dit qu’il doit savoir ? Vous avez six filiales qui doivent sans doute vous servir à dissimuler vos activités de négoce. » Le découvrir n’avait pas été si simple mais Jack savait creuser. « Pas dissimuler, rectifia Hendley. Déguiser, peut-être. – Excusez-moi, mais comme je vous l’ai dit, j’ai eu l’habitude de fréquenter des espions. – Tu as appris pas mal de choses. – J’ai eu d’assez bons maîtres. » Ed et Mary Pat Foley, John Clark, Dan Murray, et son propre père. Sacré Skippy, il avait eu de sacrés bons maîtres, en effet, songea Hendley. « Que penses-tu au juste pouvoir faire ici ? – Monsieur, je suis assez intelligent, mais pas tant que ça. J’aurai beaucoup à apprendre. Je le sais. Vous aussi. Ce que je veux faire ? Servir mon pays, répondit Jack, d’un ton égal. Je veux contribuer à ce que soit fait ce qui doit être fait. Je n’ai pas besoin d’argent. J’ai des fonds en fidéicommis ouverts par mon père et mon grand-père – Joe Muller, le père de maman. Merde, si je voulais, je pourrais décrocher un diplôme de droit et finir comme Ed Kealty, tracer mon petit bonhomme de chemin vers la Maison-Blanche, mais papa n’est pas un roi et moi un prince héritier. Je veux suivre ma propre voie et voir ce que ça donne. – Ton père ne doit pas être mis au courant de tout ceci, du moins pas dans un premier temps. – Et alors ? Il m’en a caché des choses, lui aussi. » Jack trouva l’idée plutôt drôle. « Chacun son tour, c’est réglo, non ? – J’y réfléchirai. Tu as une adresse électronique ? – Bien sûr. » Jack lui tendit une carte. « Accorde-moi deux jours. – Bien entendu. Merci de m’avoir reçu. » Il se leva, échangea une poignée de main et ressortit. Le garçon avait grandi rudement vite, songea Hendley. Peut-être que le fait de bénéficier d’une protection rapprochée y aidait… ou empêchait, tout dépendait de votre caractère. Mais ce garçon avait de qui tenir, que ce soit du côté maternel ou paternel. Et de toute évidence, il était doué. Il débordait de curiosité, signe en général d’intelligence. Et l’intelligence était la seule chose dont on n’avait jamais trop, où que ce soit dans le monde. « Alors ? fit Ernesto. – C’était intéressant, répondit Pablo en allumant un cigare dominicain. – Que veulent-ils de nous ? demanda son patron. – Mohammed a commencé par évoquer nos intérêts communs, puis nos ennemis communs. – Si on essayait de faire des affaires là-bas, ça nous coûterait nos têtes », fit observer Ernesto. Avec lui, tout se résumait toujours à une question d’affaires. « C’est ce que je lui ai fait remarquer. Il a répondu que les leurs représentaient un marché tout à fait marginal, pas de quoi perdre notre temps avec ça. Ils se contentent d’exporter la matière première. Et c’est vrai. Mais il peut nous aider, a-t-il ajouté, avec le nouveau marché européen. Mohammed dit que son organisation est bien implantée en Grèce et qu’avec la disparition des frontières intraeuropéennes, ce serait le point d’entrée logique pour nos marchandises. Ils ne nous feront pas payer leur aide technique. Ils disent qu’ils veulent juste instaurer la confiance. – Ils veulent surtout notre aide, observa Ernesto. – Ils disposent de leurs propres ressources qui sont considérables, comme ils l’ont démontré, jefe. Mais ils semblent avoir besoin d’une certaine expertise dans l’introduction d’armes en contrebande ainsi que d’hommes. Quoi qu’il en soit, ils demandent peu et offrent beaucoup. – Et ce qu’ils offrent facilitera nos affaires ? demanda Ernesto. – Une chose est sûre : cela obligera les Yankees à concentrer leurs forces ailleurs. – Cela pourrait certes semer la pagaille dans leur pays, mais les conséquences politiques pourraient être sérieuses… – Jefe, la pression qu’ils nous mettent déjà peut difficilement être pire, non ? – Ce nouveau président est un imbécile, mais un imbécile dangereux. – Et donc, nos nouveaux amis pourront se charger de le distraire, jefe, souligna Pablo. On n’aura même pas besoin de puiser dans nos propres fonds pour ça. On court peu de risques et les bénéfices potentiels sont importants, non ? – Je le vois bien, Pablo, mais s’ils remontent jusqu’à nous, le prix pourrait être élevé. – C’est certain, mais encore une fois, quel surcroît de pression peuvent-ils exercer sur nous ? Ils attaquent nos alliés politiques par le truchement du gouvernement de Bogota, et s’ils réussissent à provoquer l’effet qu’ils désirent, alors nous en paierons chèrement les conséquences. Vous et les autres membres du Conseil pourriez vous retrouver fugitifs dans notre propre pays », prévint le chef du renseignement du Cartel. Il n’avait pas besoin d’ajouter qu’une telle éventualité ôterait bien des attraits aux immenses fortunes dont jouissaient les membres du Conseil. L’argent avait bien peu d’intérêt sans un lieu confortable pour le dépenser. « Comme on dit : les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Jefe, je ne vois vraiment pas quel inconvénient majeur il pourrait y avoir à conclure cet accord. – Donc, tu penses que je devrais rencontrer cet homme ? – Si, Ernesto. Ça ne peut pas faire de mal. Il est plus recherché que nous par les gringos. Si nous redoutons la trahison, alors il doit la redouter encore plus, non ? Et en tout cas, on prendra les précautions qui s’imposent. – Fort bien, Pablo. Je discuterai de tout ceci avec le Conseil en recommandant qu’on l’écoute exposer sa proposition, concéda Ernesto. Des problèmes quelconques pour organiser tout cela ? – Je pense qu’il devrait venir par Mexico. Il sait sans aucun doute comment voyager en toute sécurité. Il détient probablement plus de faux passeports que nous tous, et il n’a certainement pas l’air d’un Arabe. – Sa maîtrise des langues ? – Excellente, répondit Pablo. Il parle anglais comme un Britannique, et cela, c’est déjà un passeport en soi. – Via la Grèce, hein… ? reprit Ernesto. Pour notre marchandise ? – Son organisation utilise la Grèce comme port de transit depuis bien des années. Jefe, il est plus facile d’introduire notre marchandise qu’un groupe d’individus ; aussi de prime abord, leurs méthodes et leurs moyens semblent adaptables à nos objectifs. Les nôtres devront bien sûr les examiner. – Une idée de leurs plans pour l’Amérique du Nord ? – Je n’ai pas demandé, jefe. Ça ne nous concerne pas vraiment. – Sauf dans la mesure où cela contribuerait à renforcer la sécurité aux frontières. Ce pourrait être un handicap. » Ernesto leva la main. « Je sais, Pablo, c’est secondaire. – Tant qu’ils nous prêtent main-forte, peu m’importe ce qu’ils comptent faire en Amérique. » 3 Dossiers gris L’un des avantages pour Hendley était que la majeure partie de son personnel travaillait à l’extérieur. Pas besoin de les payer, les loger, les nourrir. Les contribuables réglaient tous les frais généraux sans le savoir et, à la vérité, lesdits « frais généraux » étaient des plus flous. L’évolution récente dans le milieu du terrorisme international avait conduit les deux principaux services de renseignements américains, la CIA et la NSA, à collaborer encore plus étroitement que par le passé et comme les deux agences sont situées à plus d’une heure de trajet l’une de l’autre en voiture et que se taper le périphérique nord de Washington évoque la traversée du parking d’un centre commercial la semaine de Noël, l’essentiel de leurs communications s’effectuaient par faisceau de micro-ondes cryptées, via des antennes posées sur le toit du siège des deux agences. Que le trajet des ondes transite par le toit de Hendley Associates était passé inaperçu. Et cela n’aurait pas dû porter à conséquence de toute manière puisque la liaison était cryptée. C’était indispensable car les micro-ondes occasionnaient des déperditions de signal dues à toutes sortes de raisons techniques. On pouvait exploiter les lois de la physique mais pas les changer à sa convenance. La bande passante disponible en micro-ondes était immense, grâce en particulier aux algorithmes de compression, guère différents de ceux utilisés pour les réseaux informatiques. L’intégrale de la Bible aurait pu être transmise entre les deux bâtiments en quelques secondes. Ces liaisons étaient actives en permanence. La plupart du temps, pour échanger des suites de caractères aléatoires afin de dérouter d’éventuels indiscrets cherchant à craquer le code – mais comme le système utilisait l’algorithme tapdance, il était parfaitement sûr. C’est du moins ce que prétendaient les spécialistes de la NSA. Le système était basé sur des CD-Rom portant gravées des transpositions de chiffres totalement aléatoires, infrangibles à moins de connaître la clé du bruit de fond radioélectrique de l’atmosphère. Mais chaque semaine pourtant, un des détachements de gardes de Hendley, accompagné de deux collègues – tous choisis au hasard dans les effectifs de la force de reconnaissance – se rendait en voiture à Fort Meade récupérer les disques de codes. Ceux-ci étaient alors introduits dans les lecteurs reliés à la machine à crypter et dès qu’un des disques avait été éjecté après usage, il était transféré à la main dans un four à micro-ondes où il était détruit, sous les yeux de trois gardes, tous entraînés par des années de service à ne pas poser de questions. Cette procédure pour le moins laborieuse donnait à Hendley accès à toutes les activités des deux services, puisque, en tant que services gouvernementaux, on y consignait absolument tout par écrit, de la « prise » d’un agent profondément infiltré au prix des « repas-surprises » servis à la cafétéria. Une grande partie – en fait l’essentiel – des informations n’avaient aucun intérêt pour le personnel de Hendley, mais presque toutes étaient conservées sur des unités de stockage à haute densité et croisées sur un réseau d’ordinateurs Sun Microsystems assez puissant pour couvrir l’ensemble du pays, si nécessaire. Cela permettait au personnel de Hendley d’étudier les éléments générés par les services de renseignements, en même temps que les analyses de haut vol effectuées par des experts dans une multitude de domaines. Le but était de comparer leurs résultats avec ceux de collègues afin de dégager de nouvelles remarques et des analyses complémentaires. La NSA s’y entendait mieux en la matière que la CIA, c’était du moins l’opinion des analystes de Hendley, mais plusieurs têtes mises sur le même sujet travaillaient mieux qu’une seule – jusqu’à ce que l’analyse devienne tellement complexe qu’elle paralyse toute action, un problème fréquent dans le milieu du renseignement. Avec la création du nouveau ministère de la Sécurité intérieure – à laquelle Hendley se serait sans doute opposé -, la CIA et la NSA devenaient destinataires des analyses du FBI. Cela ajoutait souvent une nouvelle couche de complexité bureaucratique, mais il fallait reconnaître que les agents du FBI avaient une appréhension légèrement différente des données brutes. Ils pensaient en termes d’affaire criminelle à présenter devant un jury populaire, et ce n’était pas une si mauvaise idée, somme toute. Chaque service avait son propre mode de pensée. Le FBI était composé de flics qui avaient une certaine vision des choses. La CIA en avait une autre, et elle avait le pouvoir effectif – qu’elle exerçait à l’occasion – de prendre certaines initiatives, même si cela demeurait relativement rare. Quant à la NSA, elle se contentait de collecter l’information, de l’analyser et de la transmettre aux autres – que ces derniers en fassent ou non quelque chose n’était plus du ressort de l’agence. Le responsable de l’analyse et du renseignement chez Hendley s’appelait Jerome Rounids, Jerry pour ses amis. Il était titulaire d’un doctorat en psychologie de l’université de Pennsylvanie. Il avait travaillé au service recherche-renseignement des Affaires étrangères avant d’entrer chez Kidder, Peabody pour y effectuer d’autres sortes d’analyses – et pour un salaire bien différent ; c’est à cette époque que celui qui n’était encore que le sénateur Hendley l’avait personnellement remarqué lors d’un déjeuner à New York. Rounds s’était fait un nom dans la société de bourse comme télépathe maison, mais même s’il avait amassé une fortune rondelette, il avait découvert que l’argent perdait de son importance, une fois l’éducation de vos enfants pleinement assurée et votre voilier intégralement payé. Il avait donc délaissé Wall Street et se trouvait prêt à accepter la proposition que lui avait faite Hendley quatre ans plus tôt. Sa tâche incluait de deviner les dispositions d’esprit d’autres négociants internationaux, ce qu’il avait déjà plus ou moins appris à faire à New York. Il travaillait en étroite collaboration avec Sam Granger qui était à la fois responsable des transactions de devises au Campus et chef de la Direction des opérations. L’heure de fermeture des bureaux approchait quand Jerry Rounds entra dans le bureau de Sam. Jerry et ses trente subordonnés avaient pour tâche d’éplucher tous les téléchargements de la NSA et de la CIA. Tous devaient être des lecteurs rapides dotés d’un flair aiguisé. Rounds était l’équivalent d’un limier. « Vérifiez-moi ceci, dit-il en lâchant une liasse de papiers sur le bureau de Granger avant de s’asseoir. – Le Mossad a perdu un chef d’antenne ? Hum ! Comment est-ce arrivé ? – Les flics du coin pensent à un crime crapuleux. Poignardé, portefeuille volé, aucun signe de lutte. De toute évidence, il n’était pas armé au moment des faits. – Dans un endroit civilisé comme Rome, pourquoi s’encombrer d’une arme ? » observa Granger. Mais ils le feraient désormais, pour un temps, du moins. « Comment l’avons-nous découvert ? – Ça a fait la une de la presse locale : un fonctionnaire de l’ambassade d’Israël s’était fait descendre en allant pisser. Le chef d’antenne de l’Agence l’a identifié comme un espion. Pas mal de gens à Langley sont en train de se décarcasser pour deviner à quoi tout cela rime, mais ils vont sans doute se rabattre sur l’hypothèse la plus simple et admettre les conclusions de la police locale. Un cadavre. Pas de portefeuille. Un acte crapuleux qui aura mal tourné. – Tu crois que les Israéliens vont gober ça ? demanda Granger. – Le jour où ils serviront du rôti de porc aux dîners de l’ambassade, oui. Leur gars s’est fait poinçonner entre la première et la seconde vertèbre cervicale. Un simple malfrat aura plus tendance à trancher la gorge mais un pro sait en revanche que c’est sale et bruyant. Les carabiniers enquêtent mais il semble qu’ils n’aient pas le moindre indice pour démarrer, sauf à espérer qu’un des clients du restau ait rudement bonne mémoire. Je ne parierais pas trop là-dessus. – Bref, qu’est-ce que tout ça signifie ? » Rounds se carra dans son fauteuil. « À quand remonte le dernier meurtre du chef d’antenne d’un service quelconque ? – Ça fait un bail ! L’Agence en a perdu un en Grèce – tué par un groupe terroriste local. Le chef d’antenne s’est fait coincer par un connard – un des leurs, un transfuge, il avait franchi le Mur et doit à présent noyer sa solitude dans la vodka, j’imagine. Les Rosbifs ont perdu un de leurs gars il y a quelques années, au Yémen… » Il marqua un temps. « Tu as raison, on ne gagne pas grand-chose à tuer un chef d’antenne. Une fois qu’on l’a identifié, on le surveille, on découvre qui sont ses contacts et ses agents traitants. Si on le bute, on perd des éléments au lieu d’en gagner. Donc, tu penses qu’il s’agit plutôt d’un terroriste qui chercherait par exemple à transmettre à Israël un message ? – Ou peut-être à éliminer une menace qui leur déplaisait tout particulièrement. Merde, le pauvre bougre était israélien, non ? Fonctionnaire d’ambassade. Peut-être que cela leur a suffi, mais quand un espion – surtout de rang élevé – est abattu, on ne doit jamais supposer qu’il s’agit d’un accident, pas vrai ? – Une chance quelconque que le Mossad nous demande de l’aide ? » Mais Granger connaissait d’avance la réponse. Le service de renseignements israélien était comme le gamin du bac à sable qui jamais, au grand jamais, ne partage ses jouets. Ils ne réclameraient assistance que s’ils étaient : a) désespérés, et b) convaincus qu’un autre pourrait leur fournir ce qu’ils ne réussiraient jamais à obtenir par eux-mêmes. Et ensuite, ils vous joueraient le coup du retour du fil prodigue. « Jamais ils ne confirmeront que ce gars – un certain Greengold – appartenait au Mossad. Cela pourrait filer un petit coup de main aux flics italiens, ça pourrait même les amener à faire intervenir leur propre service de contre-espionnage, mais comme on l’a dit, Langley n’a pas relevé le moindre indice d’une telle intention. » Mais Langley ne raisonnerait pas en ces termes, se rendit compte Granger. Son interlocuteur pensait la même chose. Il le voyait bien dans ses yeux. La CIA ne raisonnait pas ainsi parce que le milieu du renseignement était devenu extrêmement policé. On ne se descendait pas entre espions, parce que c’était très mauvais pour les affaires. Cela risquait de provoquer des représailles contre vos propres agents, et si on se mettait à livrer une guerre de guérilla dans les rues d’une ville étrangère, on ne s’occupait plus du boulot concret. Or le boulot concret consistait à répercuter des infos à son gouvernement, pas à rajouter des entailles sur la crosse de son flingue. Aussi, les carabiniers allaient-ils privilégier la piste du crime crapuleux parce que la personnalité d’un diplomate était inviolable, protégée par les traités internationaux et par une tradition qui remontait à l’Empire perse du temps de Xerxès. « OK, Jerry, c’est toi le limier, observa Sam. Qu’est-ce que t’en penses ? – Je pense qu’il y a peut-être bien un méchant spectre qui hante les rues. Ce gars du Mossad se trouve dans un restaurant de luxe à Rome pour déjeuner et boire un verre de vin fin. Peut-être effectue-t-il la relève d’une boîte aux lettres – j’ai regardé sur le plan, le restaurant est à une sacrée trotte de l’ambassade, un peu trop loin pour y prendre régulièrement ses repas, à moins que notre gars soit un joggeur invétéré, mais ce n’était pas la bonne heure pour ce genre d’exercice. Bref, à moins qu’il ait une passion particulière pour le chef de chez Giovanni, il y a une chance sur deux qu’il effectuait une relève ou avait un rendez-vous quelconque. Si c’est le cas, il est tombé dans un guet-apens. Piégé non pas pour se faire identifier par l’adversaire, quel qu’il puisse être, mais pour se faire buter. Pour les flics locaux, cela peut avoir l’air d’un vol. Pour moi, cela m’a tout l’air d’un assassinat délibéré, et commis par un pro. La victime s’est fait instantanément neutraliser. Pas la moindre chance de résister. C’est la méthode qu’on adopte pour éliminer un espion – on ne sait jamais quelles sont ses aptitudes à l’autodéfense, mais si l’agresseur était un Arabe, j’imagine qu’un gars du Mossad incarnait pour lui le démon. Pas question de prendre le moindre risque. Pas de pistolet, donc pas d’indices laissés sur place, ni balle, ni douille, ni chargeur. Il pique le larfeuille pour maquiller le crime en vol, mais il a tué un rezident du Mossad et, du même coup, sans doute transmis un message : non pas qu’il déteste le Mossad mais qu’il peut tuer ses membres aussi facilement qu’il remonte sa braguette. – Eh, Jerry, t’envisages d’écrire un traité sur le sujet ? demanda plaisamment Sam. » Son chef analyste avait pris un maigre élément d’information concret et le dévidait en un véritable feuilleton. Rounds se tapota simplement l’aile du nez avec un sourire. « Depuis quand crois-tu aux coïncidences ? Je flaire un truc pas clair sur ce coup. – Qu’en pense Langley ? – Rien, pour l’instant. Ils ont refilé le bébé au service d’Europe méridionale pour évaluation. J’imagine qu’on aura du nouveau d’ici une semaine à dix jours, et ça ne donnera pas grand-chose. Je connais le gars qui gère la boutique. – Pas doué, le mec ? » Rounds hocha la tête. « Non, ce ne serait pas juste de dire ça. Il est plutôt doué, mais pas vraiment du genre à mouiller sa chemise. Pas spécialement inventif non plus. Je te parie que ce truc n’ira pas plus loin que le Sixième Étage. » Un nouveau directeur avait remplacé Ed Foley à la tête de la CIA, ce dernier ayant pris sa retraite pour, disait-on, rédiger lui aussi ses Mémoires, à quatre mains avec sa femme, Mary Pat. En leur temps, ils avaient été fameux, mais le nouveau DCR – directeur central du renseignement – était un juge politiquement séduisant, chouchou du président Kealty. Il ne faisait rien sans l’aval de celui-ci, ce qui signifiait que toute initiative devait passer par la mini-bureaucratie de l’équipe du Conseil national de sécurité, à la Maison-Blanche, qui était à peu près aussi étanche que le Titanic, et donc adorée par la presse. De son côté, la direction des opérations continuait à grossir, à former de nouveaux agents à la Ferme de Tidewater, en Virginie, et le nouveau directeur des opérations (DCO) n’était pas un mauvais bougre – le Congrès avait tenu à ce que ce soit quelqu’un qui connaisse le travail sur le terrain, non sans causer un certain désarroi chez Kealty -, mais au moins savait-il jouer le jeu avec les parlementaires. La Direction des opérations pouvait retrouver sa structure propre mais jamais elle ne ruerait dans les brancards sous l’actuel gouvernement ; elle ne ferait jamais rien pour indisposer le Congrès, rien pour amener les professionnels du dénigrement de la communauté du renseignement à en finir avec leurs délires habituels en forme de contes à dormir debout ou autres théories du complot ; n’étaient-ils pas allés jusqu’à accuser la CIA de l’attaque de Pearl Harbor et du tremblement de terre de San Francisco ? « Bref, rien ne sortira de tout ça, à ton avis ? demanda Granger, connaissant d’avance la réponse. – Le Mossad va chercher, dire à ses troupes de se tenir en éveil, tout ça va durer un mois ou deux, et puis la plupart retrouveront le train-train habituel. Idem pour les autres services. Les Israéliens essaieront de deviner comment leur gars s’est fait coincer. Difficile de spéculer là-dessus avec les maigres indices disponibles. Sans doute une explication simple. C’est en général le cas. Peut-être n’ont-ils pas recruté la bonne personne et cela se sera retourné contre elle, peut-être leurs codes ont-ils été cassés – un employé du chiffre à l’ambassade se sera laissé corrompre, par exemple -, peut-être quelqu’un aura-t-il dit ce qu’il ne fallait pas à la personne qu’il ne fallait pas lors d’un cocktail… L’éventail des possibilités est assez vaste, Sam. Il ne faut qu’une toute petite erreur pour faire tuer un type en mission, et ce genre d’erreur, même le meilleur d’entre nous peut la commettre. – Encore une leçon à inscrire dans le manuel d’instruction sur ce qu’il faut faire et ne pas faire sur le terrain. » Il y avait travaillé, lui aussi, mais pour l’essentiel dans des bibliothèques et des banques, à déterrer des informations si desséchées qu’en comparaison la poussière paraissait humide, pour trouver à l’occasion un diamant enchâssé dans cette gangue. Il avait toujours su préserver sa couverture et s’y tenir jusqu’à ce qu’elle finisse par lui coller comme une seconde peau. « À moins qu’un autre espion ne se fasse à son tour dessouder quelque part en pleine rue, observa Rounds. Auquel cas nous saurons s’il y a ou non un spectre en vadrouille. » Le vol Avianca en provenance de Mexico se posa à Cartagena avec cinq minutes d’avance. Il avait rallié Heathrow par un vol d’Austrian Air, puis avait embarqué sur British Airways pour le vol de Londres à Mexico avant de rejoindre la Colombie sur un appareil de sa compagnie nationale. C’était un vieux Bœing, mais il n’était pas homme à s’inquiéter de la sécurité aérienne. Le monde recelait des dangers bien plus grands. Arrivé à l’hôtel, il ouvrit son sac pour y récupérer son agenda, redescendit faire un tour à l’extérieur et avisa une cabine téléphonique pour passer son coup de fil. « Dites, je vous prie, à Pablo que Miguel est ici… Gracias. » Sur quoi, il se rendit dans une cantina boire un verre. La bière locale n’était pas si mauvaise, découvrit Mohammed. Même si c’était contraire à ses convictions religieuses, il devait se fondre dans cet environnement, et ici, tout le monde buvait de l’alcool. Après avoir traîné un quart d’heure, il regagna à pied son hôtel, vérifiant à deux reprises la présence éventuelle d’une filature. Il ne constata rien. Donc, s’il était suivi, ce ne pouvait être que par des experts, et contre cela il n’y avait pas grand-chose à faire ; surtout dans un pays étranger où tout le monde parlait espagnol et où personne ne connaissait la direction de La Mecque. Il voyageait avec un passeport britannique au nom de Nigel Hawkins, de Londres. Il y avait effectivement un appartement à l’adresse indiquée. Cela le protégerait même d’une enquête policière de routine, mais aucune couverture n’était éternelle et s’il fallait en venir là, eh bien, à Dieu vat. On ne pouvait pas vivre perpétuellement dans la crainte de l’inconnu. On élaborait ses plans, on prenait les précautions indispensables, et puis on jouait le jeu. C’était intéressant. Les Espagnols étaient des ennemis héréditaires de l’islam et ce pays était composé pour l’essentiel d’enfants de l’Espagne. Mais il y avait également aussi des gens qui détestaient l’Amérique presque autant que lui – presque, seulement, parce que l’Amérique demeurait une importante source de revenus pour leur cocaïne… tout comme l’Amérique était une source de gros revenus pour le pétrole de sa terre natale. Sa fortune personnelle était de plusieurs centaines de millions de dollars, planqués dans diverses banques de par le monde, en Suisse, au Liechtenstein et, plus récemment, aux Bahamas. Il aurait certes pu se payer son avion privé, mais cela l’aurait rendu trop aisément identifiable et, il en était sûr, trop facile à descendre au-dessus des eaux. Mohammed méprisait l’Amérique, mais il n’en était pas pour autant aveugle devant sa puissance. Pour l’avoir oublié, trop d’hommes de valeur étaient montés au paradis de façon prématurée. C’était certes un destin enviable, mais il estimait que son travail était parmi les vivants, pas parmi les morts. « Hé, capitaine ! » Brian Caruso se retourna et découvrit James Hardesty. Il n’était même pas sept heures du matin. Il venait juste de faire terminer à sa petite compagnie de marines son entraînement matinal assorti d’un cinq mille mètres et, comme tous ses hommes, il avait sué un bon coup. Il les avait envoyés prendre une douche et il s’en retournait dans ses quartiers quand il était tombé sur Hardesty. Mais avant d’avoir pu dire quoi que ce soit, une voix plus familière l’appela. « Skipper ? » Le capitaine se retourna pour découvrir l’artilleur sous-officier Sullivan, son sous-off de rang le plus élevé. « Ouais, chef. Les gars avaient l’air drôlement affûtés, ce matin. – Affirmatif, mon capitaine. On ne bosse jamais trop dur. Beau boulot, mon capitaine, observa le sous-officier E-7. – Comment se débrouille le brigadier-chef Ward ? » Raison pour laquelle Brian ne les avait pas trop fait souffrir : on disait Ward prêt à rentrer dans la danse, mais il n’avait pas encore fini de se remettre de quelques sales blessures. « Il souffle un peu, mais il ne nous a pas lâchés. Le soldat Randall est chargé de nous le surveiller. Vous savez, pour un marsouin, il n’est pas si mauvais que ça », lâcha l’artilleur. Les marines sont communément pleins de sollicitude vis-à-vis de leurs collègues de la Navy, surtout ceux assez baraqués pour aller jouer dans les roseaux avec les éléments de la force de reconnaissance. « Tôt ou tard, les SEAL vont bien finir par l’inviter à quitter Coronado. – Sûr, skipper, et à ce moment-là il faudra bien qu’on se dégote un nouveau marsouin. – Z’aviez besoin de quoi, chef ? demanda Caruso. – De monsieur… Ah, il est ici ! Hé, monsieur Hardesty, je viens d’apprendre que vous étiez descendu voir le chef. J’vous demande pardon, mon capitaine. – Pas grave. Je vous revois dans une heure, chef. – À vos ordres, mon capitaine. » Sullivan fit un salut impeccable et reprit la direction de la caserne. « Un rudement bon sous-officier, nota tout haut Hardesty. – Ça, vous pouvez le dire, renchérit Caruso. C’est des gars comme lui qui font marcher le Corps. Ceux dans mon genre, ils les tolèrent, tout au plus. – Ça vous dirait, un petit déjeuner, capitaine ? – M’faut d’abord une douche, mais oui, volontiers. – Qu’est-ce que vous avez au programme ? – Aujourd’hui, cours sur les transmissions, pour s’assurer qu’on peut tous demander un soutien aérien ou par l’artillerie. – Ne le savent-ils pas déjà ? s’étonna Hardesty. – Vous avez vu une équipe de base-ball s’échauffer et répéter les mouvements avant un match, avec leur entraîneur ? Ils savent pourtant tous manier une batte, non ? – Vu. » La raison pour laquelle on appelait cet enseignement la base était qu’il constituait en effet la base de leur instruction. Et ces marines, à l’instar des sportifs, ne voyaient aucune objection à la leçon du jour. Une balade dans les hautes herbes leur avait appris à quel point les bases étaient essentielles. Les quartiers de Caruso n’étaient pas bien loin. Hardesty se servit un café et prit un journal tandis que le jeune officier allait prendre une douche. Le café n’était pas mauvais pour une décoction de célibataire. Quant au journal, comme d’habitude, il ne lui apprenait rien qu’il ne sache déjà, en dehors des derniers résultats sportifs, mais les bandes dessinées étaient toujours un agréable moment de détente. « Prêt pour le petit déjeuner ? » demanda le jeune homme, une fois décrassé. Hardesty se leva. « Comment est la bouffe, dans le coin ? – Eh bien, faudrait quand même pas être doué pour rater un petit déjeuner, non ? – C’est ma foi vrai. Allez-y, capitaine, je vous suis. » Ensemble, ils parcoururent les quinze cents mètres les séparant du mess à bord du coupé Mercedes classe C de Caruso. La voiture confirmait bien son statut de célibataire, au grand soulagement de Hardesty. « Je ne m’attendais pas à vous revoir de sitôt, avoua Caruso, derrière son volant. – Ou même à me revoir tout court ? lança, mine de rien, l’ex-officier des forces spéciales. – Ça aussi, oui, monsieur. – Vous avez réussi l’examen. » La remarque lui fit tourner la tête. « Comment ça, quel examen, m’sieur ? – Je ne pensais pas que vous remarqueriez, observa Hardesty en étouffant un rire. – Ma foi, m’sieur, vous avez réussi à m’embrouiller, ce matin. » Ce qui, Caruso en était sûr, faisait partie du plan pour la journée. « Il y a un vieux dicton : si tu n’es pas embrouillé, c’est que t’es mal informé. – Houlà, ça semble menaçant, observa le capitaine Caruso tout en virant à droite pour pénétrer dans le parking. – Ça se pourrait bien. » Hardesty descendit et suivit l’officier qui avait pris la direction du bâtiment. C’était un vaste édifice de plain-pied rempli de marines affamés. La file d’attente devant la cafétéria était garnie de rayons et de plateaux présentant l’assortiment habituel des petits déjeuners américains : œufs au bacon avec des pétales de maïs sucrés. Et même quelques… « Vous pouvez essayer les petits pains, mais ils ne sont pas si fameux », avertit Caruso en se prenant deux pancakes avec du vrai beurre. Il était clairement trop jeune pour se soucier de son taux de cholestérol et autres maux inhérents à l’âge. Hardesty choisit pour sa part un carton de Cheerios, parce qu’il n’avait, hélas pour lui, plus le même âge, accompagné de lait demi-écrémé et d’édulcorant. Les tasses à café étaient de grande taille et les sièges étaient disposés pour permettre une intimité surprenante, même s’il y avait quatre cents personnes dans cette salle, de divers grades, du caporal au colonel. Son hôte le conduisit vers une table au milieu d’une foule de jeunes sergents. « Eh bien, monsieur Hardesty, que puis-je pour vous ? – En premier lieu, je crois savoir que vous avez une habilitation de sécurité jusqu’au niveau du secret-défense, est-ce exact ? – C’est exact, monsieur. Avec certains aménagements de détail, mais qui ne vous concernent pas. – Sans doute, concéda son interlocuteur. OK, ce dont nous nous apprêtons à discuter est encore d’un cran au-dessus. Vous ne pourrez pas le répéter à qui que ce soit. Est-ce bien clair entre nous ? – Affirmatif, monsieur. C’est ultraconfidentiel. Je comprends. » En fait, il ne comprenait pas, songea Hardesty. C’était en fait plus qu’ultraconfidentiel, mais cette explication devrait attendre un moment et un lieu plus propices. « Mais je vous en prie, continuez, monsieur. – Vous avez été remarqué par des gens fort importants qui voient en vous une recrue de premier choix pour… disons une organisation assez… assez particulière qui n’a aucune existence. Vous avez déjà entendu parler de ce genre de choses au cinéma ou dans les livres. Mais là c’est tout ce qu’il y a de plus réel, fiston. Et je suis ici pour vous proposer une place dans cette organisation. – Monsieur, je suis officier de marines, et j’aime ça. – Cela ne nuira aucunement à votre carrière dans les marines. À ce qu’il paraît, vous êtes fort bien placé pour une promotion au grade de commandant. Vous devriez recevoir votre lettre de confirmation dès la semaine prochaine. Donc, vous devrez renoncer de toute manière à votre affectation actuelle. Si vous restez dans le corps des marines, vous serez muté au QG le mois prochain, pour y travailler dans leur service renseignement-opérations spéciales. Vous allez en outre recevoir une Étoile d’argent pour votre action en Afghanistan. – Et mes hommes ? J’ai demandé à ce qu’eux aussi soient décorés. » C’était typique du garçon de s’inquiéter de ce genre de point, nota Hardesty. « Tous ont eu un avis favorable. À présent, vous pourrez réintégrer votre corps dès que vous le voudrez. Votre nomination et votre grille d’avancement n’en souffriront absolument pas. – Comment avez-vous réussi un coup pareil ? – Nous avons des amis haut placés, expliqua son hôte. Vous aussi, d’ailleurs. Vous continuerez à recevoir votre solde des marines. Vous aurez peut-être à prendre certaines dispositions bancaires, mais c’est de la routine. – Qu’impliquera ce nouveau poste ? demanda Caruso. – De servir votre pays. De faire ce qui est indispensable à la sécurité de l’État, mais d’une manière… quelque peu irrégulière. – De faire quoi au juste ? – Pas ici, pas maintenant. – Pouvez-vous être un peu moins mystérieux, monsieur Hardesty ? Je risquerais de commencer à comprendre de quoi vous parlez et ça gâcherait la surprise… – Ce n’est pas moi qui édicté les règles. – L’Agence, hein ? – Pas exactement, mais vous le découvrirez en temps opportun. Ce dont j’ai besoin, c’est d’un oui ou d’un non. Vous pourrez quitter cette organisation à tout moment si vous ne la trouvez pas à votre convenance, promit-il. Mais ce n’est pas ici le lieu pour une explication plus détaillée. – Quand aurai-je à me décider ? demanda le capitaine Caruso. – Avant d’avoir fini vos œufs au bacon. » La réponse lui fit reposer son petit pain. « C’est une blague, n’est-ce pas ? » Il avait déjà eu sa part de taquineries, vu ses relations familiales. « Non, capitaine. Je ne plaisante absolument pas. » Le ton se voulait délibérément dénué de toute menace. Les hommes comme Caruso, toutefois, si courageux fussent-ils, considéraient souvent l’inconnu -plus exactement, l’inconnu incompris – avec une certaine appréhension. Son métier était déjà bien assez dangereux, et les plus intelligents d’entre eux évitaient de courir après le danger. Ils avaient en général une façon raisonnée d’aborder les risques, après avoir pris soin de vérifier que leur entraînement et leur expérience étaient à la hauteur de la tâche. Aussi Hardesty avait-il pris soin de dire à Caruso que le corps des marines des États-Unis serait toujours prêt à l’accueillir de nouveau dans son giron. C’était presque vrai, et c’était assez proche de ses propres intentions, sinon, peut-être, de celles du jeune officier. « Quelle est votre vie sentimentale, capitaine ? » La question le surprit, mais il y répondit avec sincérité : « Aucune attache. Je sors avec deux ou trois filles, mais rien de bien sérieux jusqu’ici. Est-ce un souci ? » Quel pouvait être le niveau de risque de cette affectation ? Il se posa la question. « Uniquement du point de vue de la sécurité. La plupart des hommes sont incapables de cacher quelque chose à leur femme. » Mais les petites amies, c’était une tout autre paire de manches. « OK, le boulot sera-t-il dangereux ? – Pas vraiment, mentit Hardesty, mais pas avec assez de métier pour y réussir parfaitement. – Vous savez, j’ai l’intention de rester au sein des marines assez longtemps pour atteindre le grade de lieutenant-colonel. – Votre évaluateur au QG des marines estime que vous êtes de la graine de colonel, à moins vraiment de commettre un faux pas en cours de route. Personne n’imagine la chose possible, mais c’est arrivé à quantité d’éléments de valeur. » Hardesty termina ses Cheerios et reporta son attention sur le café. « Sympa de savoir qu’on a un ange gardien, quelque part là-haut, observa sèchement Caruso. – Comme je vous l’ai dit, on vous a remarqué. Le corps des marines s’y entend à dénicher les talents et à les aider à progresser. – Et d’autres aussi… à me dénicher. – C’est exact, capitaine. Mais tout ce que je vous offre, c’est juste une chance. Vous devrez faire vos preuves en cours de route. » Le défi était toujours bien vu. De jeunes gens capables avaient du mal à s’en détourner. Hardesty savait qu’il le tenait. Le trajet en voiture de Birmingham à Washington avait été long. Dominic Caruso le fit d’une traite parce qu’il n’aimait pas trop les motels bon marché, mais même en démarrant à cinq heures du matin, ça n’avait pas raccourci le parcours. Il conduisait sa Classe C blanche un peu comme celle de son frère, avec des tonnes de bagages à l’arrière. Il avait failli se faire allumer à deux reprises mais chaque fois, les policiers de la route s’étaient montrés favorablement impressionnés par ses papiers du FBI – les « credo » dans le jargon du service – et s’étaient retirés en le gratifiant d’un simple salut amical. Il y avait une fraternité des représentants de l’ordre qui faisait qu’ils fermaient les yeux sur les infractions aux limitations de vitesse. Il parvint à Arlington, en Virginie, à vingt-deux heures pile, où il laissa un chasseur décharger pour lui ses bagages et le conduire par l’ascenseur jusqu’à sa chambre au second. Le bar de la chambre avait un vin blanc correct qu’il descendit après avoir pris une douche bienvenue. Le vin et l’ennuyeux programme de la télé l’aidèrent à s’endormir. Il laissa un message pour qu’on le réveille à sept heures et s’assoupit avec l’aide de la chaîne HBO. « Bonjour, dit Gerry Hendley à huit heures quarante-cinq, le lendemain matin. Du café ? – Oui, merci, monsieur. » Jack prit une tasse et s’assit. « Merci d’avoir rappelé. – Ma foi, nous avons examiné tes résultats universitaires. Tu t’es brillamment comporté à Georgetown. – Pour ce que ça coûte, autant se montrer assidu, et de toute façon, ce n’était pas si difficile. » John Patrick Ryan Junior but une gorgée de café en se demandant ce qui l’attendait à présent. « Nous sommes prêts à discuter d’un poste de stagiaire », l’informa d’emblée l’ancien sénateur. Il n’avait jamais été du genre à tourner autour du pot, ce qui était une des raisons de leur bonne entente mutuelle, lui et le père de son visiteur. « Pour faire quoi au juste ? s’enquit Jack, l’œil allumé. – Que sais-tu au juste de Hendley Associates ? – Juste ce que je vous ai déjà dit. – D’accord. Rien de ce que je m’apprête à te dire ne doit être répété nulle part. Nulle part. Nous sommes bien d’accord ? – Oui, monsieur. » Et aussitôt, tout fut parfaitement clair. Jack se dit qu’il avait deviné juste. Bigre. « Ton père était un de mes amis les plus proches. Je dis "était" parce que nous ne pouvons plus guère nous voir, et que nous ne nous parlons que très rarement. Et en général, parce que c’est lui qui appelle ici. Les gens comme ton père ne prennent jamais leur retraite – ils ne renoncent jamais à rien, de toute façon. Ton père a été l’un des meilleurs espions qui aient jamais existé. Il a fait des trucs qui n’ont jamais été cités – du moins dans les archives gouvernementales – et ne seront sans doute jamais consignés par écrit. Dans ce cas, jamais veut dire pas avant une cinquantaine d’années. Ton père rédige ses Mémoires. Il en fait deux versions, l’une destinée à être publiée d’ici quelques années, la seconde qui ne verra pas la lumière du jour avant deux générations. Elle ne sera jamais publiée de son vivant. C’est un ordre. » Cela fit un choc pour Jack de savoir que son père faisait des plans pour après sa disparition. Son père… mort ? C’était difficile à appréhender, sinon d’une façon intellectuelle, lointaine. « D’accord, parvint-il à dire. Est-ce que maman est au courant ? – Sans doute que non, en fait, c’est presque sûr que non. Il est même possible que cela ne soit même pas consigné à Langley. Le gouvernement fait parfois des choses qui ne sont pas couchées par écrit. Ton père avait le chic pour tomber sur ce genre de trucs. – Et vous ? » demanda Junior. Hendley se carra dans son fauteuil et prit un ton philosophe. « Le problème est que, quoi qu’on fasse, ça n’aura pas l’heur de plaire à tout le monde. C’est comme avec les blagues. La tienne aura beau être drôle, il y aura toujours quelqu’un pour s’en offusquer. Mais à un niveau élevé, quand quelqu’un s’offusque de quelque chose, au lieu de te le dire en face, il rameute la presse et l’affaire devient publique, en général avec un a priori particulièrement défavorable. La plupart du temps, c’est le carriérisme qui pointe sa tête hideuse – avancer en poignardant ceux qui vous barrent la route. Mais c’est aussi parce que ceux qui sont en position de force aiment à définir la politique en fonction de leur vision personnelle du bien et du mal. Ça s’appelle l’ego. Le problème est que chacun a sa version particulière du bien et du mal. Et certaines peuvent être franchement tordues. « À présent, prends notre actuel président. Dans les vestiaires du Sénat, Ed m’a confié un jour qu’il était tellement opposé à la peine capitale qu’il n’aurait pas pu se résoudre à faire exécuter Adolf Hitler. C’était après quelques verres… il a tendance à s’épancher quand il a un petit coup dans le nez et le fait est qu’hélas il boit un peu trop de temps en temps. Quand il m’a dit ça, j’en ai plaisanté. Je lui ai dit de ne pas aller le raconter dans un discours – le vote juif est puissant et ils risquaient de le considérer moins comme une conviction bien ancrée que comme une insulte majeure. Dans l’abstrait, quantité de gens sont opposés à la peine capitale. OK, je peux respecter cette opinion, même si je ne la partage pas. Mais l’inconvénient de cette position est qu’on ne peut plus dès lors régler définitivement leur sort à ceux qui font du mal aux autres – et parfois plus que du mal – sans violer ses principes, et pour certains, leur conscience ou leur sensibilité politique le leur interdira. Même si la triste réalité des choses est que la stricte application de la loi n’est pas toujours efficace, lorsqu’elle dépasse fréquemment les bornes et, en de rares occasions, même quand elle s’y cantonne. « Bien. Et en quoi cela affecte-t-il l’Amérique ? La CIA ne tue pas les gens – jamais. Du moins, plus depuis les années cinquante. Eisenhower était fort habile à exploiter la CIA. Il était, en fait, si brillant dans l’exercice du pouvoir que les gens ne se doutaient jamais de ce qui se passait et le prenaient pour un empoté parce qu’il s’abstenait de faire la bonne vieille danse du scalp devant les caméras. Plus précisément, c’était un tout autre monde, à l’époque. La Seconde Guerre mondiale était encore dans toutes les mémoires, et l’idée de tuer en masse – même des civils innocents – était familière, surtout à la suite des campagnes de bombardements, précisa Hendley. C’était simplement le prix à payer pour agir. – Et Castro ? – Ça, c’était le président Kennedy et son frère Robert. Ils bichaient à l’idée de se payer Castro. La plupart des gens croient que c’était dû à l’embarras suite au fiasco de la baie des Cochons. Pour ma part, je pense que cela tenait à la lecture d’un peu trop de romans d’espionnage à la James Bond. Il y avait à l’époque un certain prestige à assassiner les gens. Aujourd’hui, on appelle ça de la sociopathie, nota Hendley, avec amertume. Le problème est, primo, que c’est beaucoup plus amusant à lire qu’à faire, et secundo, que ce n’est pas facile à réussir sans un personnel parfaitement entraîné et motivé. Enfin, j’imagine qu’ils s’en sont aperçus. Ensuite, quand le scandale est devenu public, on a plus ou moins glissé sur l’implication de la famille Kennedy et c’est la CIA qui a dû payer le prix fort pour avoir – mal – accompli une action commanditée par le président. Le décret du président Ford y a mis un terme. Et donc, désormais, la CIA a cessé de tuer les gens délibérément. – Et John Clark, alors ? demanda Jack, qui se souvenait du regard brillant dans les yeux de l’intéressé. – Il est plus ou moins une aberration. Oui, il a tué des gens plus d’une fois, mais il a toujours pris le plus grand soin de ne le faire que lorsque c’était tactiquement nécessaire sur le moment. Langley permet à ses agents de se défendre sur le terrain, et il avait le don de rendre la chose tactiquement nécessaire. J’ai eu l’occasion de le rencontrer à deux reprises. Mais pour l’essentiel, je le connais de réputation. Il n’en reste pas moins une aberration. Maintenant qu’il a pris sa retraite, il va peut-être écrire ses Mémoires. Mais même s’il le fait, on n’y trouvera jamais le récit complet des événements. Clark respecte les règles du jeu, comme ton père. Parfois, il les infléchit mais, à ma connaissance il ne les a jamais enfreintes réellement -tout du moins en tant que fonctionnaire fédéral », se corrigea Hendley. Jack Ryan Senior et lui avaient eu un jour une longue discussion au sujet de John Clark et ils n’étaient que les deux seuls au monde à connaître le fin mot de l’histoire. « Un jour, j’ai dit à papa que je ne voudrais pas être du mauvais côté face à John Clark. » Hendley sourit. « C’est assez vrai, mais tu pourrais dans le même temps lui confier la vie de tes enfants. Lors de notre rencontre précédente, tu m’as posé une question à son sujet. Je puis te répondre à présent : s’il était plus jeune, il serait ici, avoua Hendley sur un ton éloquent. – Vous venez de me révéler quelque chose, nota d’emblée Jack. – Je sais. Peux-tu vivre avec ? – Le fait de tuer des gens ? – Je n’ai pas dit exactement ça, non ? » Jack Junior déposa sa tasse. « Je comprends maintenant pourquoi papa dit que vous êtes malin. – Peux-tu vivre avec le fait que ton père a supprimé un certain nombre d’individus, en son temps ? – Je suis au courant. Ça s’est produit la nuit même de ma naissance. C’est pratiquement devenu une légende familiale. Les échotiers en ont fait des gorges chaudes quand papa était président. Ils n’arrêtaient pas de revenir là-dessus, comme si c’était la lèpre ou je ne sais quoi. Sauf qu’il y a un remède à la lèpre. – Je sais. Au cinéma, ça rend vachement bien, mais dans la vie réelle, ça flanque la chair de poule aux gens. Le problème avec la vie réelle, c’est que parfois – pas souvent, mais parfois – il s’avère nécessaire d’agir de la sorte, comme ton père a pu s’en apercevoir… à plus d’une occasion, Jack. Il n’a jamais flanché. Je pense que ça a dû lui donner pas mal de cauchemars. Mais quand il a eu à le faire, il n’a pas hésité. C’est pour ça que tu es en vie. C’est pour ça que quantité de gens sont en vie. – Je suis au courant pour l’histoire du sous-marin. C’est à peu près passé dans le domaine public. Mais… – Il n’y a pas eu que ça. Ton père n’a jamais délibérément cherché les ennuis mais chaque fois qu’ils se présentaient… comme je t’ai dit, il a toujours fait ce qui était nécessaire. – Je me rappelle plus ou moins quand ceux qui ont agressé mes parents – je parle de la nuit de ma naissance – ont été exécutés. J’ai demandé à maman ce qu’elle en pensait. Elle n’est pas très chaude pour exécuter les gens, vous savez. Mais, dans ce cas, cela ne l’a guère troublée. Elle était mal à l’aise, certes, mais j’imagine que vous diriez qu’elle voyait la logique de la situation. Papa, en revanche… vous savez, il n’aimait pas trop ça non plus, mais ça ne lui a pas fait verser de larmes. – Ton père avait un flingue pointé sur la tête de ce type – je parle du chef du commando – mais il n’a pas pressé la détente. Cela ne s’imposait pas, alors il s’est abstenu. Si j’avais été à sa place, merde, je ne sais pas ce que j’aurais fait. C’était une situation délicate, mais ton père a su faire le bon choix quand il avait de bonnes raisons de ne pas le faire. – C’est ce qu’a dit M. Clark. Je lui avais posé la question. Il m’a dit que les flics étaient déjà sur place, alors pourquoi s’en faire ? Mais je ne l’ai jamais vraiment cru. C’est un drôle de dur à cuire. J’ai interrogé également Mike Brennan. Il a dit que c’était impressionnant cette retenue de la part d’un civil. Mais il n’aurait pas tué le bonhomme. L’entraînement, je suppose. – Je ne suis pas si sûr, en ce qui concerne Clark. Ce n’est pas un assassin. Il ne tue pas les gens pour le plaisir ou pour l’argent. Peut-être qu’il aurait épargné la vie du type. Mais un flic entraîné n’est pas censé agir de la sorte. À ton avis, qu’est-ce que tu aurais fait, toi ? – On ne peut pas dire tant qu’on ne l’a pas vécu, répondit Jack. J’y ai bien réfléchi une ou deux fois. J’en ai conclu que papa avait parfaitement su gérer la situation. » Hendley acquiesça. « Tu as raison. Il a parfaitement su gérer le reste, également. Le gars du canot qu’il a tué d’une balle dans la tête, il était forcé d’agir ainsi pour sauver sa peau et, dans ce cas-là, il n’y a pas à hésiter. – Bien, alors que fait donc Hendley Associates, au juste ? – Nous collectons du renseignement et agissons en fonction des informations recueillies. – Mais vous ne dépendez pas du gouvernement, objecta Jack. – Techniquement, non. Nous faisons ce qui doit être fait quand les services gouvernementaux ne sont pas en mesure de s’en charger. – Et cela se produit souvent ? – Pas très, répondit Hendley, désinvolte. Mais cela pourrait changer – ou peut-être pas. Difficile à dire, pour l’instant. – Combien de fois… – Tu n’as pas besoin de le savoir, répondit Hendley en haussant les sourcils. – D’accord. Que sait papa de cet endroit ? – C’est lui qui m’a convaincu de le mettre sur pied. – Oh… » Et tout aussi vite, la lumière se fît. Hendley avait dit adieu à sa carrière politique pour servir son pays d’une façon qui ne serait jamais reconnue, jamais récompensée. Bigre. Son propre père aurait-il eu le même courage ? « Et si jamais on a des ennuis… ? – Placés dans un coffre-fort chez mon avocat personnel, il y a cent exemplaires de grâces présidentielles qui couvrent l’intégralité des actes qui pourraient avoir été commis entre les dates que ma secrétaire indiquera dans les espaces laissés en blanc, et signés de la main de ton père, une semaine avant qu’il ne quitte ses fonctions. – Est-ce que c’est légal ? – Suffisamment, répondit Hendley. Pat Martin, le ministre de la Justice de ton père, a dit que ça devrait passer quand bien même ce serait de la dynamite si jamais cela devenait public. – De la dynamite, merde, une véritable bombe atomique sur le Congrès, oui », nota tout haut Jack. Et c’était une litote… « C’est bien pourquoi nous redoublons de prudence. Je ne peux pas encourager mes collaborateurs à commettre des actes qui pourraient les conduire en prison. – Et les rendre définitivement interdits bancaires. – Je vois que tu as hérité du sens de l’humour paternel. – Ma foi, m’sieur, c’est lui mon père, vous savez ? C’est fourni avec les yeux bleus et les cheveux noirs. » Son dossier universitaire disait que c’était une grosse tête. Hendley pouvait constater qu’il avait la même nature curieuse et cette capacité à trier le bon grain de l’ivraie. Avait-il aussi le cran de son père… ? Mieux valait ne jamais avoir à le découvrir. Mais même ses meilleurs éléments ne pouvaient prédire l’avenir, sinon pour les fluctuations monétaires – et là-dessus, en fait, ils trichaient. C’était la seule action illégale pour laquelle il risquait de se faire poursuivre, mais bon, ça n’arriverait jamais, pas vrai ? « OK, le moment est venu de te présenter Rick Bell. Avec Jerry Rounds, ce sont nos deux analystes. – Les ai-je déjà rencontrés ? – Négatif. Ton père non plus. C’est d’ailleurs l’un des problèmes avec la communauté du renseignement. Elle est devenue bien trop vaste. Trop de monde… les organisations finissent par empiéter les unes sur les autres. Si tu as les onze meilleurs joueurs dans la même équipe professionnelle de foot, cette équipe va s’autodétruire à cause des dissensions internes. Tout homme est né avec un ego, et les ego, c’est comme le chat à longue queue de la fable, placé dans une chambre pleine de fauteuils à bascule. Personne ne soulève trop d’objections parce que le gouvernement n’est pas censé fonctionner avec une efficacité parfaite. Ça flanquerait trop la trouille aux gens si c’était le cas. C’est bien pour cela que nous sommes ici. Allez, viens. Le bureau de Jerry est juste au bout du couloir. » « Charlottesville ? demanda Dominic. Je croyais… – Depuis l’époque où Hoover était le patron, le Bureau possède une planque là-bas. Techniquement, elle n’appartient pas au FBI. C’est là qu’on garde les dossiers gris. – Oh. » Il en avait entendu parler par un chef instructeur à Quantico. Les « dossiers gris » – les gens de l’extérieur ne connaissaient même pas l’existence du terme – étaient censés être les dossiers que conservait Hoover sur les personnalités politiques, contenant toutes sortes d’irrégularités que les hommes politiques collectionnaient comme d’autres collectionnent les timbres ou les pièces de monnaie. Censément détruits à la mort de Hoover en 1972, ils étaient en fait conservés à Charlottesville, Virginie, dans une vaste demeure juchée sur une colline située de l’autre côté de la vallée par rapport à Monticello, et dominant l’université de Virginie. La vieille maison de planteurs avait été dotée d’une vaste cave à vin, qui depuis plus d’un demi-siècle avait conservé un contenu encore plus précieux. C’était le plus noir secret du Bureau, connu seulement d’une poignée d’individus, au nombre desquels on ne trouvait pas forcément l’actuel patron du service, et contrôlé uniquement par les plus fiables parmi les agents du FBI. Les dossiers n’étaient jamais rouverts, – du moins, pas les politiques. Ce sénateur suppléant, par exemple, sous le gouvernement Truman, n’avait pas besoin de voir révélé au public son penchant pour les jeunes filles mineures. Il était de toute façon mort depuis longtemps, tout comme cette faiseuse d’anges… Mais la crainte de telles archives, dont beaucoup étaient convaincus que la pratique se poursuivait toujours, expliquait pourquoi le Congrès attaquait rarement le FBI sur les questions budgétaires. Un très bon archiviste aidé d’outils informatiques aurait pu déduire leur existence de subtiles lacunes dans les volumineux dossiers du Bureau mais cela eût été une tâche herculéenne. D’ailleurs, il y avait des secrets bien plus juteux à déterrer dans les « dossiers blancs » engrangés au fond d’une ancienne mine de charbon de Virginie occidentale – c’est du moins ce qu’aurait pu estimer un historien. « Nous allons vous détacher du Bureau, poursuivit Werner. – Hein ? s’étonna Dominic Caruso. Pourquoi ? » Le choc faillit quasiment l’éjecter de son siège. « Dominic, il y a une unité spéciale qui veut vous parler. Vous continuerez officiellement de travailler ici. Ils vous mettront au courant. J’ai bien dit détacher pas radier, rappelez-vous. Vous continuerez d’être payé comme avant. Vous continuerez d’être inscrit comme policier en mission spéciale d’enquête antiterroriste placé directement sous mes ordres. Vous continuerez à bénéficier de vos promotions et de vos augmentations statutaires. Cette information est secrète, agent Caruso, poursuivit Werner. Vous ne pouvez en discuter avec personne à part moi. Est-ce clair ? – Oui, monsieur, mais je ne peux pas dire que je comprends. – Vous comprendrez le moment venu. Vous continuerez d’effectuer des enquêtes criminelles, et agirez sans doute en conséquence. Si votre nouvelle affectation ne vous convenait pas, vous viendrez m’en parler et nous vous muterons dans une nouvelle division opérationnelle pour y effectuer des tâches plus classiques. Mais je le répète, vous ne pouvez pas discuter de votre nouvelle affectation avec quiconque en dehors de moi. Si quelqu’un vous pose la question, vous êtes toujours un agent du FBI, mais vous n’êtes pas habilité à discuter de votre travail avec qui que ce soit. Vous ne risquerez aucune procédure à votre encontre tant que vous accomplirez convenablement votre tâche. Vous vous apercevrez que le contrôle est moins strict que celui auquel vous étiez habitué. Mais vous aurez à rendre compte en permanence à quelqu’un. – Monsieur, cela reste toujours assez flou, observa l’agent Caruso. – Vous accomplirez une tâche de la plus haute importance nationale, pour l’essentiel en rapport avec la lutte contre le terrorisme. Il y aura des risques. Les terroristes ne sont pas des gens civilisés. – C’est donc une mission clandestine ? » Werner opina. « C’est exact. – Et dirigée depuis ce bureau ? – Plus ou moins, esquiva Werner avec un hochement de tête. – Et je peux rendre mes billes à tout moment ? – Exact. – OK, monsieur. Je vais voir ça. Qu’est-ce que je dois faire, à présent ? » Werner écrivit quelques mots sur une feuille de bloc-notes qu’il lui tendit. « Rendez-vous à cette adresse. Dites-leur que vous voulez voir Gerry. – Tout de suite, monsieur ? – À moins que vous n’ayez autre chose à faire… – À vos ordres, monsieur. » Caruso se leva, serra la main de son hôte et prit congé. Au moins, le trajet parmi les élevages de chevaux de Virginie serait-il agréable. 4 Camp d’entraînement La traversée du fleuve pour repasser au Marriott permit à Dominic de récupérer ses bagages – avec vingt dollars de pourboire au chasseur – avant d’entrer sa destination dans l’ordinateur de bord de la Mercedes. Bientôt, il roulait en direction du sud sur l’autoroute 95, laissant Washington derrière lui. La vue de la silhouette des immeubles de la capitale fédérale avait en fait quelque chose d’agréable dans son rétro. La voiture était un vrai plaisir à conduire, comme il se doit d’une Mercedes ; la radio locale était plaisamment conservatrice – c’était une tendance lourde chez les flics – et la circulation était relativement fluide, même s’il se surprit à plaindre les pauvres bougres qui devaient se taper tous les jours le trajet jusqu’à la capitale pour aller remuer du papier au bâtiment Hoover et dans tous ces grotesques immeubles fédéraux qui entouraient le Mail. Au moins le siège du FBI avait-il son propre stand de tir pour y évacuer le stress. Sans doute utilisé à plein régime, estima Dominic. Juste avant qu’il n’atteigne Richmond, la voix synthétique de son ordinateur de bord lui dit de prendre à droite la bretelle de sortie sur le périphérique de Richmond, qui lui permit de rallier l’autoroute 64 en direction des molles collines boisées. La campagne était belle, et plutôt verdoyante. Sans doute pleine de terrains de golf et d’élevages de chevaux. Il avait entendu raconter que la CIA possédait des planques dans le coin depuis l’époque où elle devait interroger les transfuges soviétiques. Il se demanda à quoi elles pouvaient bien servir aujourd’hui. Pour des Chinois ? Des Français, peut-être ? Sûr qu’elles n’avaient pas été revendues. Le gouvernement n’aimait pas se dessaisir de ses biens, sinon peut-être lorsqu’il s’agissait de fermer des bases militaires. Les clowns du Far West ou de la côte Est adoraient faire ça. Ils n’aimaient pas trop le Bureau non plus, même s’ils le redoutaient sans doute un peu. Il ne savait pas ce qui, chez les flics et les militaires, pouvait gêner certains hommes politiques, mais ça ne le préoccupait pas vraiment. Il avait son bol de soupe, ils avaient le leur. Au bout d’une heure et demie de route à peu près, il se mit à chercher des yeux le panonceau de sortie mais l’ordinateur se débrouillait fort bien sans lui. Préparez-vous à prendre la prochaine sortie à droite, annonça la voix synthétique, environ deux minutes à l’avance. « Bien, ma choute », répondit l’agent Caruso, sans recevoir le moindre remerciement. Une minute après, il prit la sortie indiquée – sans même un très bien de la machine -, puis retrouva le réseau routier normal pour traverser la gentille bourgade et bientôt gravir les collines qui fermaient le flanc nord de la vallée jusqu’à ce qu’enfin il entende : prenez la prochaine voie à gauche et vous êtes parvenu à destination. « Sympa, ma choute, merci », observa-t-il. Votre destination était le débouché d’une route de campagne tout ce qu’il y avait de banal, une voie privée peut-être car il n’y avait pas de marquage sur la chaussée. Au bout de quelques centaines de mètres, il avisa deux murets de briques rouges et une clôture de rondins peinte en blanc qui était fort opportunément ouverte. Une maison se dressait trois cents mètres plus loin, arborant six colonnes en façade pour soutenir l’avant-toit. Lequel toit semblait en ardoises – des ardoises anciennes, d’ailleurs -, tandis que les murs étaient en briques, usées par les intempéries et qui avaient dû être rouges dans le temps. L’endroit devait dater d’un siècle ou deux. L’allée d’accès était en fins gravillons récemment ratissés. L’herbe – il y en avait beaucoup – était un gazon de golf d’un vert luxuriant. Quelqu’un sortit d’une porte latérale et lui fit signe de contourner le bâtiment par la gauche. Il tourna le volant pour ce faire et eut alors une surprise. La demeure – la résidence ? Quel nom donner à une maison de cette taille ? – était plus grande qu’au premier abord et elle était dotée d’un parking de bonne dimension sur lequel étaient déjà garés un Chevy Suburban, un 4 x 4 de loisirs Buick et… une autre Mercedes Classe C, exactement comme la sienne, immatriculée en Caroline du Nord. La coïncidence était trop improbable pour être imaginable… « Enzo ! » Dominic tourna brusquement la tête. « Aldo ! » Les gens notaient souvent leur ressemblance même si elle était plus apparente lorsqu’ils étaient séparés. Tous deux étaient bruns au teint clair. Brian était plus grand de deux centimètres et demi. Dominic faisait peut-être quatre ou cinq kilos de plus. Leurs quelques différences d’attitude quand ils étaient petits étaient demeurées alors qu’ils avaient grandi ensemble. Comme ils avaient des origines italiennes, ils s’étreignirent chaleureusement, mais, bien que frères jumeaux, sans s’embrasser. Ils n’étaient plus italiens à ce point. « Bon Dieu, qu’est-ce que tu fiches ici ? interrogea d’emblée Dominic. – Moi ? Et toi, alors ? rétorqua Brian en s’approchant pour aider son frère à décharger. J’ai vu dans la presse ton intervention musclée en Alabama. C’est quoi, cette histoire ? – Un pédophile, répondit Dominic en sortant du coupé. Il avait violé et tué une gentille petite. Je suis arrivé peut-être une demi-heure trop tard. – Hé, personne n’est parfait, Enzo. Les journaux disent que tu as mis fin à sa carrière. » Dominic regarda Brian droit dans les yeux : « Ouais, on peut dire que j’ai réussi cet exploit. – Comment, au juste ? – Trois pruneaux dans le buffet. – Ça marche à tous les coups, observa le capitaine Brian Caruso. Et pas d’avocats pour pleurer sur le cadavre. – Non, pas cette fois. » Les mots n’avaient rien d’ironique mais son frère y décela une froide satisfaction. « Avec ça, hein ? » Le marine sortit de l’étui l’automatique de son frère. « Il a l’air sympa. – Il tire plutôt bien. Gaffe, vieux, il est chargé. » Brian éjecta le chargeur et vida la chambre. « 10 millimètres ? – Exact. Dotation FBI. Il fait de jolis trous. Le Bureau y est revenu après cette fusillade entre l’inspecteur O’Day et les méchants… tu sais, la gamine d’oncle Jack. » Brian se souvenait fort bien de l’histoire : l’agression contre Katie Ryan à son école peu après que son père fut devenu président, la fusillade, les morts… « Ce mec avait rudement bien mené son affaire. Et tu sais quoi, ce n’est même pas un ancien marine. Il était simple matelot avant de passer flic. C’est ce qu’ils ont dit à Quantico, en tout cas. – Ouais, ils ont fait une cassette pédagogique à partir de l’intervention. J’ai eu l’occasion de faire sa connaissance, juste lui serrer la main au milieu d’une vingtaine d’autres types. Le bougre sait drôlement bien tirer. Il expliquait que le tout était d’attendre sa chance et de soigner son premier coup de feu. Il a descendu les deux mecs d’un coup double en pleine tête. – Comment a-t-il réussi à garder un tel sang-froid ? » Le sauvetage de Katie Ryan avait frappé les deux fils Caruso. C’était après tout leur cousine germaine, une chouette petite fille, tout le portrait de sa mère. « Hé, toi aussi, t’as senti le vent du boulet, là-bas… Comment as-tu gardé le tien ? – L’entraînement, frérot. J’avais à m’occuper… d’un certain nombre de marines, je te signale. » Ensemble, ils portèrent les affaires de Dominic à l’intérieur. Brian monta prendre une douche. Ils avaient chacun leur chambre, l’une à côté de l’autre. Puis ils redescendirent à la cuisine prendre un café, autour de la table. « Alors, comment se passe la vie chez les marines, Aldo ? – Je vais pas tarder à décrocher mes galons de commandant, Enzo. J’ai ramassé une Étoile d’argent pour mes actions là-bas – enfin, ce n’était pas bien sorcier, j’ai juste fait ce pour quoi on m’avait entraîné. Un de mes dix gars s’est fait choper, mais il va mieux maintenant. On n’a pas réussi à emballer le mec qu’on recherchait – il était pas d’humeur à se rendre, alors Sullivan la Mitraille l’a envoyé voir Allah – mais on a pu en capturer deux vivants et ils ont parlé. Des infos intéressantes, d’après les gars du renseignement. – Et pour quoi as-tu décroché le joli ruban ? insista Dominic. – Pour être resté en vie, surtout. J’ai moi-même descendu trois de ces salauds. Pas vraiment des fines gâchettes, du reste. Je n’ai eu qu’à viser. Par la suite, ils m’ont demandé si ça me donnait des cauchemars. Bien trop de toubibs chez les marines… et c’est tous des marsouins. – Pareil au Bureau, mais j’ai esquivé. Pas de mauvais rêves non plus pour ce salopard. La pauvre gamine. Tiens, j’aurais dû lui faire sauter la queue. – Pourquoi tu l’as pas fait ? – Parce que ça n’a jamais tué personne, frérot. Mais trois pruneaux dans le palpitant, si. – Tu ne l’as pas descendu sur le coup de la colère, non ? – Pas exactement, mais… – Et c’est pour cela que vous êtes ici, agent Caruso », l’interrompit un homme en entrant dans la pièce. Il dépassait le mètre quatre-vingts et affichait une cinquantaine athlétique, songèrent les deux frères. « Qui êtes-vous, monsieur ? demanda Brian. – Pete Alexander, répondit l’interpellé. J’étais censé vous rencontrer ce… – Non, en fait non, mais c’est ce que nous avons dit au général. » Alexander s’assit avec sa propre tasse de café. « Alors, qui êtes-vous au juste ? – Je suis votre officier instructeur. – Vous seul ? demanda Brian. – Dans quel but précis, l’instruction ? demanda en même temps Dominic. – Non, je ne suis pas seul mais c’est moi qui serai là en permanence. Et la nature de l’instruction vous montrera quel est son but, répondit-il. OK, vous voulez en savoir plus sur moi. Je suis sorti de Yale il y a trente ans, diplômé de sciences politiques. J’ai même fait partie du Pavillon noir. Vous savez, ce club d’ados sur lequel aiment à gloser les théoriciens du complot. Bon Dieu, ce que des ados attardés peuvent bien inventer avant d’aller se coucher, un soir de bamboche… » L’étincelle dans le regard de ces yeux bruns ne provenait pas de l’université, même d’un établissement aussi huppé de la côte Est. « Au bon vieux temps, l’Agence aimait bien recruter parmi les jeunes diplômés de Yale, Harvard ou Dartmouth. C’est du passé, tout ça. Aujourd’hui, leurs étudiants veulent tous travailler dans la banque et ramasser un max de blé. J’ai bossé trente-cinq ans au service clandestin, puis je me suis fait recruter par le Campus. Je ne les ai plus quittés. – Le Campus ? C’est quoi, ça ? » demanda le marine. Alexander nota que Dominic Caruso n’avait pas bronché. Il écoutait et observait avec attention. Brian ne cesserait jamais d’être un marine et Dominic d’être du FBI. Jamais. C’était à la fois un bien et un mal. « C’est un service de renseignements privé. – Privé ? demanda Brian. Merde, comment… – Vous verrez plus tard comment il fonctionne et, à ce moment-là, vous serez surpris de découvrir à quel point c’est facile. Ce qui vous intéresse pour l’heure, c’est ce qu’on y fait. – On y tue des gens », lança d’emblée Dominic. Les mots étaient sortis tout seuls. « Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? demanda Alexander, l’air innocent. – Les installations semblent de petite taille. Nous sommes les seuls ici, à en juger par le parking, dehors. Je n’ai pas assez d’expérience pour être un agent aguerri. Tout ce que j’ai fait, c’est descendre un type qui le méritait et, dès le lendemain, je me retrouve au siège à discuter avec un directeur adjoint, et deux jours plus tard je me rends dans la capitale où l’on m’envoie ici. Cet endroit est très, très bizarre et très, très petit, il exige une accréditation secret-défense pour savoir ce qu’on y fait. Vous ne vendez pas des bons du Trésor, hein ? – Votre dossier indique que vous avez de bonnes facultés d’analyse, nota Alexander. Pouvez-vous apprendre à garder la bouche close ? – Ce n’est pas indispensable dans cet endroit précis, j’imagine. Mais ouais, je sais faire, quand la situation l’exige, répondit Dominic. – OK, assez pour le laïus de présentation. Vous savez ce que veut dire le mot "noir", n’est-ce pas ? Je parle de programmes ou de projets qui ne sont pas officiellement reconnus par le gouvernement. Les gens font comme s’ils n’existaient pas. Le Campus va un peu plus loin : nous n’existons vraiment pas. Il n’y a pas un seul document en possession d’un quelconque fonctionnaire gouvernemental qui mentionne un seul mot sur nous. Dorénavant, messieurs, vous n’existez plus. Oh, bien sûr, capitaine Caruso – où, dois-je déjà dire commandant ? – vous continuerez de recevoir une solde qui sera directement versée sur le compte bancaire que vous allez ouvrir cette semaine, mais vous n’êtes plus un marine. Vous êtes détaché pour une mission dont la nature reste inconnue. Quant à vous, agent Caruso… – Je sais. Gus Werner m’a dit. Ils creusent un trou et le rebouchent derrière eux. » Alexander acquiesça. « Vous laisserez tous vos documents d’identification, papiers, cartes, plaque d’identité, tout, avant de repartir d’ici. Vous pourrez -peut-être – conserver votre nom, mais ce ne sont jamais que deux mots et, de toute façon, plus personne ne se fie à un simple nom, dans ce métier. Ça m’a d’ailleurs valu un truc marrant quand j’étais sur le terrain, en mission. Une fois, j’ai changé d’identité sans m’en rendre compte. Bougrement ennuyeux quand je m’en suis aperçu. Comme un acteur : on se retrouve dans la peau de Macbeth quand on est censé être Hamlet. Enfin, il n’y a pas eu de mal, et je ne suis pas sorti les pieds devant à la fin de la pièce. – Qu’allons-nous faire au juste ? » C’était Brian. « En gros, du travail d’enquête. Traquer de l’argent. C’est une des spécialités du Campus. Vous découvrirez plus tard le comment du pourquoi. On vous déploiera sans doute ensemble. Vous, Dominic, vous vous chargerez de la partie pointue de l’enquête. Vous, Brian, vous lui fournirez un appui, côté muscles, et, dans le même temps, vous apprendrez à faire ce que… comment l’avez-vous appelé, tout à l’heure ? – Oh, vous voulez dire Enzo ? Je l’appelle comme ça parce qu’il avait le pied lourd quand il a passé son permis… Vous savez, comme Enzo Ferrari. » Dominic indiqua son frère et se mit à rire. « Et lui, c’est Aldo parce qu’il se fringue comme un plouc. Vous savez, comme Aldo Cella dans cette pub pour une marque de vin : Tout sauf un esclave de la mode. C’est une vieille blague de famille. – OK, eh bien, allez chez Brooks et fringuez-vous mieux, dit Pete Alexander. Votre couverture sera en général celle d’un homme d’affaires ou d’un touriste. Donc, il faudra vous habiller convenablement, sans pour autant ressembler au prince de Galles. Vous vous laisserez tous les deux pousser les cheveux, surtout vous, Aldo. » Brian passa la main sur sa brosse rase. Où qu’il aille, cela le désignait comme un marine américain. Cela aurait pu être pire. Les rangers de l’armée étaient encore plus radicaux, côté capillaire. Brian aurait l’air d’un être humain à peu près normal d’ici un mois ou deux. « Bigre, va falloir que je m’achète un peigne. – C’est quoi, le plan ? – Pour aujourd’hui, détente et installation. Demain, lever aux aurores et on s’assure que vous êtes en bonne forme physique. Puis, il y a le test de niveau avec les armes et enfin les cours. Vous avez tous les deux des connaissances en informatique, je présume ? – Pourquoi cette question ? » C’était Brian. « Le Campus travaille pour l’essentiel avec un bureau virtuel. On vous fournira des ordinateurs avec modem intégré et c’est ainsi que vous communiquerez avec le siège. – Et la sécurité ? s’enquit Dominic. – Les machines sont parfaitement équipées de ce côté. S’il existe un moyen de les craquer, personne ne l’a encore découvert. – C’est toujours bon à savoir, observa Enzo, dubitatif. Ils se servent d’ordis, chez les marines, Aldo ? – Ouais, on a tout le confort moderne. Même du PQ. » « Et vous vous appelez Mohammed ? demanda Emesto. – C’est exact, mais pour l’instant, appelez-moi Miguel. » Contrairement à Nigel, c’était un nom qu’il arriverait à mémoriser. Il s’était abstenu d’invoquer Allah au début de cette réunion. Ces mécréants n’auraient pas compris. « Votre anglais est… ma foi, à vous entendre, on dirait un Anglais. – J’ai fait mes études là-bas, expliqua Mohammed. Ma mère était britannique. Mon père saoudien. – Étaient ? – Tous deux sont morts. – Mes condoléances, émit Ernesto avec une sincérité douteuse. Eh bien, que pouvons-nous faire l’un pour l’autre ? – J’ai parlé à Pablo, ici présent, de l’idée. Vous a-t-il mis au courant ? – Si, mais j’aimerais l’entendre de votre bouche. Vous comprenez que je représente les intérêts de six autres personnes dans cette affaire. – Je vois. Avez-vous pouvoir de négocier en leur nom ? – Pas entièrement, mais je leur exposerai ce que vous me dites – vous n’aurez pas du tout besoin de les rencontrer – et ils n’ont jusqu’ici jamais rejeté mes propositions. Si nous parvenons à un accord, il pourra être intégralement ratifié d’ici la fin de la semaine. – Très bien. Vous connaissez les intérêts que moi-même je représente. Je suis moi aussi habilité à conclure un accord. Comme vous, nous avons un ennemi d’envergure au nord. Un pays qui exerce une pression toujours plus forte sur mes amis. Nous désirons réagir en détournant leur attention. – C’est en gros la même chose avec nous, observa Ernesto. – Toutefois, il est de notre intérêt mutuel de provoquer troubles et chaos en Amérique. Leur nouveau président est un faible. Mais pour cette raison même, il peut s’avérer dangereux. Les faibles sont plus enclins que les forts à recourir à la force. Même s’ils en usent de manière inefficace, cela peut être gênant. – Pour notre part, ce sont leurs méthodes de collecte de renseignements qui nous préoccupent. Vous aussi ? – Nous avons appris la prudence, répondit Mohammed. Ce qui nous manque, c’est une bonne infrastructure en Amérique. Et pour cela, nous avons besoin d’aide. – Vous n’en avez pas ? Je suis surpris. Leurs médias n’arrêtent pas de parler de la traque menée par le FBI et leurs autres services contre vos sympathisants à l’intérieur de leurs frontières. – À l’heure qu’il est, ils pourchassent des ombres… et, ce faisant, sont en train de semer la discorde dans leur propre pays. Cela complique la tâche de construction d’un réseau qui nous permette de monter des opérations offensives. – La nature desdites opérations ne nous concerne pas ? intervint Pablo. – C’est exact. Elles ne diffèrent du reste en rien d’autres opérations que vous avez pu mener, bien sûr. » Mais pas en Amérique, s’abstint-il d’ajouter. Ici, en Colombie, on ne prenait pas de gants, mais aux Etats-Unis, chez leur « client », ils avaient toujours veillé à se tenir à carreau. Tant mieux. Cela aurait complètement détonné avec leurs pratiques habituelles. Or la sécurité opérationnelle était un concept que l’un et l’autre camp comprenaient parfaitement. « Je vois », dit le principal responsable du Cartel. Il n’était pas un imbécile. Mohammed pouvait le lire dans ses yeux. L’Arabe ne devait surtout pas sous-estimer ces hommes ou leurs capacités… Ni faire l’erreur de les prendre pour des amis. Ils pouvaient se montrer aussi impitoyables que ses propres hommes, il le savait. Ceux qui niaient l’existence de Dieu pouvaient être tout aussi dangereux que ceux qui œuvraient en Son nom. « Alors, que pouvez-vous nous offrir ? – Nous menons depuis longtemps des opérations en Europe, dit Mohammed. Vous désirez y étendre vos activités commerciales. Nous maintenons sur place un réseau parfaitement sûr depuis plus de vingt ans. Les modifications du marché intérieur européen – la suppression des frontières et tout ce qui s’ensuit – jouent en votre faveur, comme elles ont joué en la nôtre. Nous avons une cellule en Grèce, dans la ville portuaire du Pirée, qui pourrait aisément convenir à vos besoins, et des contacts auprès de plusieurs compagnies de fret routier international. S’ils peuvent convoyer pour nous des armes et des hommes, ils pourront certainement sans problème convoyer vos marchandises. – Nous aurons besoin d’une liste de noms, ceux des gens avec qui nous pourrons discuter des aspects techniques de cette affaire, indiqua Ernesto. – Je l’ai sur moi. » Et Mohammed de brandir son ordinateur portable. « Ils sont habitués à faire des affaires en échange d’un dédommagement financier. » Il vit ses hôtes acquiescer sans lui demander le montant de celui-ci. De toute évidence, ce n’était guère un souci pour eux. Ernesto et Pablo réfléchissaient : il y avait plus de trois cents millions d’Européens et bon nombre apprécieraient sans aucun doute la cocaïne colombienne. Certains pays d’Europe autorisaient même l’usage de drogues dans des établissements discrets, contrôlés – et taxés. Les sommes engagées étaient insuffisantes pour réaliser un profit décent mais l’avantage manifeste était de créer un climat favorable. Et rien, en dehors de l’héroïne de qualité médicale, ne pouvait égaler la coca des Andes. Pour en avoir, ils seraient prêts à lâcher leurs euros et, cette fois, ce serait suffisant pour rendre l’opération juteuse. Le danger, bien sûr, résidait dans l’aspect distribution. Des petits revendeurs imprudents se feraient sans aucun doute arrêter, et certains parleraient. Donc, il convenait d’établir un clivage strict entre la distribution en gros et la revente au détail, mais c’était une pratique à laquelle ils étaient accoutumés -si professionnels que soient les flics européens, ils ne pouvaient pas être si différents de leurs collègues américains. Certains seraient même ravis d’empocher les euros du Cartel et de graisser certains rouages. Les affaires restaient les affaires. Et si les Arabes pouvaient y contribuer – gratis, ce qui était réellement remarquable -, tant mieux. Ernesto et Pablo ne manifestèrent aucune réaction tangible devant l’offre commerciale ainsi mise sur la table. Un étranger aurait pu les croire blasés. C’était tout le contraire, bien entendu. Cette offre était un don du ciel. Tout un nouveau marché allait s’ouvrir et avec les nouveaux revenus qu’il allait apporter, peut-être auraient-ils les moyens d’acheter entièrement leur pays. Ils devraient apprendre à faire des affaires autrement, mais ils auraient l’argent pour s’exercer et puis ils étaient des créatures adaptables : des poissons nageant dans un océan de paysans et de capitalistes. « Comment allons-nous les contacter ? s’enquit Pablo. – Mes hommes feront les présentations. » De mieux en mieux, songea Ernesto. « Et quels services exigerez-vous de nous ? demanda-t-il enfin. – Nous aurons besoin de votre aide pour introduire des gens en Amérique. Comment pourrions-nous procéder ? – Si vous entendez par là faire passer des individus de votre région du monde sur le continent américain, le mieux est de les faire venir par avion en Colombie – ici même à Cartagena, en fait. Nous nous arrangerons ensuite pour les introduire dans d’autres pays hispanophones plus au nord. Au Costa Rica, par exemple. De là, s’ils possèdent des documents de voyage fiables, ils pourront prendre un vol direct, sur une compagnie américaine, ou via le Mexique. S’ils ont le type latino et parlent espagnol, on peut les faire passer clandestinement par la frontière américano-mexicaine – c’est une épreuve physique, et certains risquent de se faire appréhender mais, si c’est le cas, ils seront simplement renvoyés au Mexique, avant de retenter leur chance. Ou, toujours s’ils ont des papiers en règle, ils peuvent tout bonnement traverser la frontière à San Diego, en Californie. Une fois aux Etats-Unis, il leur suffira de préserver leur couverture. Si l’argent n’est pas un problème… – Ce n’en est pas un, lui assura Mohammed. – Eh bien dans ce cas, vous engagez un avocat sur place – bien peu ont des scrupules – et vous convenez de l’achat d’une planque convenable qui vous servira de base pour vos opérations. Pardonnez-moi, je sais que nous sommes convenus que ces opérations ne nous concernaient pas… mais si vous pouviez me donner, ne serait-ce qu’une idée de ce que vous envisagez, je pourrais vous conseiller… » Mohammed réfléchit un instant et puis il expliqua. « Je vois. Vos hommes doivent être sérieusement motivés pour faire de telles choses, observa Ernesto. – Ils le sont. » Cet homme pouvait-il nourrir le moindre doute ? s’étonna Mohammed. « Et avec une organisation correcte et des nerfs solides, ils peuvent même survivre. Mais vous ne devez jamais sous-estimer les services de police américains. Dans notre secteur d’activités nous pouvons négocier des arrangements financiers avec certains, mais dans votre cas il ne faut pas y compter. – Nous comprenons ça. Dans l’idéal, nous aimerions voir nos militants survivre, mais nous devons admettre avec tristesse que certains seront sacrifiés. Ils connaissent les risques. » Il ne parla pas du paradis. Ces gens ne comprendraient pas. Le Dieu qu’ils vénéraient tenait plié dans leurs portefeuilles. Quelles sortes de fanatiques étaient-ce donc pour envoyer les leurs aussi froidement à la mort ? se demanda Pablo. Ses hommes prenaient librement leurs risques, mesurant l’argent à gagner à l’aune des conséquences d’un échec, et ils faisaient leur choix de leur plein gré. Pas ces gens-là. Enfin, on ne pouvait pas toujours choisir ses associés en affaires. « Très bien. Nous avons un certain nombre de passeports américains vierges. Votre tâche sera de vous assurer que les gens que vous nous enverrez savent parler correctement l’anglais ou l’espagnol et présentent bien. J’imagine qu’aucun d’eux n’a l’intention de prendre des leçons de pilotage ? » ajouta Ernesto, en manière de plaisanterie. Mohammed ne prit pas du tout la chose à la légère. « Ce temps-là est derrière nous. Le succès se présente rarement deux fois dans mon genre d’entreprise. – Fort heureusement, nous n’avons pas le même », réagit Ernesto. Et c’était vrai. Il pouvait expédier des chargements dans des conteneurs embarqués sur des cargos puis transportés par camions dans toute l’Amérique. Si l’un d’eux était perdu et si la destination programmée était découverte, l’Amérique disposait de quantité de protections légales pour ses employés au bout de la chaîne. Seuls les idiots allaient en prison. Au fil des années, il avait appris à déjouer chiens renifleurs et autres techniques de recherche. Le plus important était qu’ils employaient des gens prêts à courir des risques, mais la plupart survivaient pour rentrer prendre leur retraite en Colombie et s’intégrer à la haute bourgeoisie ; leur prospérité devenait le fruit d’une activité perdue dans un passé lointain qui s’effaçait, un passé à jamais révolu et dont on ne devait jamais parler. « Bien, fit Mohammed. Alors, quand pouvons-nous entamer les opérations ? » Cet homme est anxieux, nota Ernesto. Mais il lui rendrait le service voulu. Quoi qu’il décide de faire, cela contribuerait à détourner des forces consacrées à la lutte contre le trafic de drogue aux États-Unis, et c’était un bien. Les pertes relativement mineures qu’il avait appris à supporter lors de la traversée de la frontière se réduiraient encore, jusqu’à des niveaux négligeables. Le prix de la cocaïne dans la rue dégringolerait, mais la demande aurait tendance à croître, de sorte qu’il n’y aurait pas de perte de revenu global. Voilà pour le bénéfice tactique. Mais surtout, l’Amérique s’intéresserait moins à la Colombie pour concentrer ailleurs ses opérations de renseignement. Ce serait là le bénéfice stratégique de cette opération… … Et il lui restait toujours l’option de balancer l’information à la CIA. Des terroristes avaient surgi à l’improviste sur son terrain, pourrait-il leur dire, et leurs activités étaient vite apparues inadmissibles, même pour le Cartel. Cette attitude ne leur gagnerait certes pas l’affection de l’Amérique, mais ça ne leur ferait pas de mal non plus. Et du reste, tous ceux de ses hommes qui auraient prêté assistance aux terroristes pourraient voir leur sort réglé en interne. Les Américains respecteraient en fait cette décision. Donc, l’avantage était certain et les inconvénients maîtrisables. Dans l’ensemble, décida-t-il, cela s’annonçait comme une opération intéressante, extrêmement profitable. « Señor Miguel, je vais proposer cette alliance à mes collègues, en leur recommandant personnellement de l’accepter. Vous pouvez escompter une décision définitive d’ici la fin de la semaine. Allez-vous rester à Cartagena ou vous déplacer ? – Je préfère ne pas rester trop longtemps au même endroit. Je prends l’avion dès demain. Pablo pourra me contacter via internet pour me faire part de votre décision. D’ici là, je vous remercie pour la cordialité de cette réunion d’affaires. » Ernesto se leva et serra la main de son hôte. Il venait de prendre la décision de considérer Miguel comme un homme d’affaires œuvrant dans un domaine similaire mais qui n’entrait pas en compétition avec le sien. Sûrement pas un ami, mais un allié de circonstance. « Comment diable avez-vous réussi un truc pareil ? demanda Jack. – Déjà entendu parler d’une boîte appelée Info-sec ? demanda en retour Rick Bell. – Les techniques de cryptage, hein ? – Exact. Information Systems Security Company. La société est domiciliée dans la banlieue de Seattle. Ils possèdent le meilleur programme de sécurité des informations qui soit. Dirigé par un ancien chef adjoint de la division Z à Fort Meade. Avec trois collègues, ils ont monté cette boîte il y a huit ou neuf ans. Je ne suis pas sûr que la NSA puisse le craquer, sinon en recourant à la force brute avec leurs nouvelles stations de travail Sun. Presque toutes les banques de la planète l’utilisent, surtout celles localisées au Liechtenstein et dans le reste de l’Europe. Mais le programme est doté d’une porte dérobée. – Et personne ne l’a découverte ? » Les acheteurs de logiciels informatiques avaient appris au cours des ans à faire éplucher ligne à ligne ces programmes par des experts indépendants, pour se prémunir contre les informaticiens un peu trop facétieux, bien trop nombreux à leur goût. « Ces gars de la NSA sont pointus, question codes, réagit Bill. Je n’ai aucune idée de ce qu’il y a là-dedans, mais ces mecs ont gardé dans leur penderie la cravate de l’école de cryptographie, si vous voyez ce que je veux dire… – Et Fort Meade est à l’écoute et nous, on récupère ce qu’ils déterrent lorsqu’ils le faxent à Langley, compléta Jack. Ils ont quelqu’un de bon à la CIA pour la traque financière ? – Pas aussi bon que nos gars. – À voleur, voleur et demi, c’est ça ? – Ça aide de comprendre la disposition d’esprit de l’adversaire, confirma Bell. Ce n’est pas à un bien vaste groupe que l’on a affaire. Merde, on connaît la plupart d’entre eux : on est dans la même branche, pas vrai ? – Et cela fait de moi un élément supplémentaire ? » demanda Jack. Il n’était pas un prince selon la législation américaine, mais les Européens continuaient de penser en ces termes. Ils feraient la révérence et se découvriraient rien que pour lui serrer la main, voyant en lui un jeune homme prometteur, si obtus soit-il, et ils rechercheraient ses faveurs, d’abord à cause de la possibilité qu’il en touche un mot aimable à qui de droit. On appelait ça de la corruption, bien sûr, ou, du moins, une tentative de corruption. « Qu’avez-vous appris à la Maison-Blanche ? demanda Bell. – Deux ou trois trucs, je suppose », répondit Jack. Pour l’essentiel, il avait appris des choses de Mike Brennan, qui détestait cordialement tout le déballage diplomatique, sans parler des histoires politiques qui arrivaient tous les jours. Brennan avait eu assez souvent l’occasion de s’entretenir avec ses collègues étrangers qui constataient les mêmes choses dans leurs propres capitales, et qui n’en pensaient pas moins, sous leurs dehors flegmatiques, lorsqu’ils étaient en fonction. C’était sans doute une meilleure façon d’apprendre que ne l’avait fait son père, estima Jack. Il n’avait pas été contraint d’apprendre à nager alors même qu’il se débattait pour ne pas se noyer. C’était un truc dont son père n’avait jamais parlé, sinon quand il s’emportait contre la perversité de ce processus. « Faites gaffe si vous en parlez à Gerry, prévint Bell. Il se plaît à affirmer combien le milieu boursier est propre et net en comparaison. – P’pa aime beaucoup ce bonhomme. Je crois que quelque part, ils sont un peu semblables. – Non, corrigea Bell, pas du tout. – Hendley a quitté la politique à cause de l’accident, c’est ça ? » Bell acquiesça. « C’est cela, oui. Attendez d’avoir une femme et des enfants. C’est sans doute le coup le plus dur qu’un homme puisse encaisser. Pire encore que tout ce que vous pouvez imaginer. Il a dû aller identifier les corps. C’était pas joli-joli. Certains se feraient sauter la caisse après ça. Pas lui. Il avait envisagé la course à la Maison-Blanche, peut-être avait-il pensé que Wendy aurait fait une bonne Première Dame. C’est possible, mais son envie du poste est morte avec sa femme et ses mômes. » Bell n’alla pas plus loin. Les cadres dirigeants du Campus protégeaient le patron, côté réputation du moins. Ils le jugeaient un homme digne de leur loyauté. Il n’était pas envisagé d’ordre de succession au Campus. Personne ne s’était projeté aussi loin et le sujet n’avait jamais été abordé lors des conseils d’administration. De toute manière, ces derniers traitaient pour l’essentiel de problèmes extérieurs aux affaires officielles de la maison. John Patrick Ryan Junior ne manquerait pas de relever cette unique faille dans le maquillage du Campus. « Alors, poursuivit Bell, qu’est-ce que vous en pensez jusqu’à présent ? – J’ai lu les rapports qu’on m’a fournis sur les échanges entre patrons de banques centrales. Je suis surpris de voir la vénalité de certains de ces dialogues. » Jack marqua un temps. « Bon, d’accord, je ne devrais pas être étonné à ce point, n’est-ce pas ? – Chaque fois que vous donnez à des gens le contrôle sur un tel pouvoir ou sur une telle masse d’argent, il faut s’attendre à voir une certaine dose de corruption. Non, ce qui me surprend, c’est de constater de quelle façon leur amitié s’affranchit des frontières nationales. Une bonne partie de ces bonshommes retirent un profit personnel lorsque leur propre devise est mise à mal, même si cela doit entraîner un certain nombre de déboires pour leurs concitoyens. À une époque à présent lointaine, la noblesse se sentait souvent plus à l’aise avec la noblesse étrangère qu’avec les vassaux de leurs domaines qui s’inclinaient devant le même roi. Ce trait n’a pas encore disparu – du moins, pas là-bas. Ici, les gros industriels pourront collaborer pour faire pression sur le Congrès, mais il est rare qu’ils leur fassent des cadeaux et ils ne négocient jamais de secrets. Un complot à ce niveau n’est pas impossible mais le dissimuler un temps aussi long est passablement difficile. Trop de gens impliqués, et chacun a une bouche pour parler. L’Europe prend la même voie. Là-bas comme ici, les médias n’aiment rien tant qu’un scandale, et ils aimeront mieux épingler un escroc riche qu’un membre du cabinet. Le dernier est souvent une bonne source, après tout. Le premier n’est jamais qu’un escroc. – Donc, comment faites-vous pour préserver l’honnêteté de votre personnel ? » C’était une bonne question, se dit Bell, et qui les préoccupait en permanence, même si on n’en parlait pas trop. « Nous les payons relativement bien, et chacun ici participe à un plan d’investissement du groupe qui les aide à se sentir à l’aise. Sa rentabilité annuelle tourne autour de dix-neuf pour cent ces dernières années. – Pas mal », commenta Junior. C’était une litote. « Et tout cela dans le cadre légal ? – Tout dépend du conseiller juridique à qui l’on s’adresse, mais aucun avocat américain ne va s’en formaliser et nous redoublons de prudence sur la gestion de ces fonds. On n’aime pas le lucre, par ici. On pourrait transformer cette maison en véritable pompe à fric, mais les gens finiraient par le remarquer. Alors, on évite de s’afficher. On gagne assez pour financer nos opérations et faire en sorte que les troupes soient bien pourvues. » Ils contrôlaient par ailleurs les revenus de leurs employés, ainsi que les transactions qu’ils pouvaient éventuellement faire. La plupart s’en abstenaient, même si certains géraient leurs comptes via le bureau, ce qui, là aussi, était profitable mais ne trahissait pas d’esprit de lucre. « Vous nous donnerez les numéros et les codes de tous vos comptes personnels et les ordinateurs en assureront le suivi. – J’ai un compte en fidéicommis par le truchement de mon père, mais il est géré par un cabinet comptable à New York. Je touche un joli pécule, mais je n’ai pas accès au capital. Ce que je gagne par moi-même me revient toutefois en propre, en dehors de ce que je verse sur mon compte d’épargne. Les fonds produisent des intérêts et je reçois un relevé trimestriel. Quand j’aurai trente ans, je pourrai le gérer seul. » Trente ans, cela paraissait toutefois encore un peu loin pour que le jeune Jack s’en préoccupe pour le moment. « Nous savons, lui assura Bell. Ce n’est pas une question de manque de confiance. C’est juste que nous voulons être sûrs que personne chez nous ne prenne goût au jeu. » Sans doute les meilleurs mathématiciens de tous les temps étaient-ils ceux qui avaient établi les règles des jeux de hasard, songea Bell. Ils vous procuraient juste assez d’espoir d’avoir une chance de gagner pour vous attirer. Car l’esprit humain possède de naissance la plus dangereuse des drogues : elle a pour nom l’ego. « Donc, je commence du côté "blanc" de la maison. À surveiller les fluctuations monétaires, ce genre de choses ? » demanda Jack. Bell acquiesça. « Exact. Vous avez d’abord besoin d’apprendre à manier la langue. – Pas faux. » Son père avait commencé bien plus humblement, comme aide-comptable chez Merrill Lynch chargé de démarcher les clients sans préavis. Payer ses dettes était sans doute mauvais pour l’ego mais excellent pour l’âme. Son père lui avait souvent fait la morale sur la vertu qu’était la patience. Il avait dit qu’elle était chiante à acquérir, même après qu’on l’eut acquise. Mais le jeu avait ses règles, ici aussi. Surtout ici, réalisa Jack, à la réflexion. Il se demanda ce qui arrivait aux gens du Campus qui franchissaient la ligne. Sans doute rien de bon. « Buon vino, observa Dominic. Pour une officine gouvernementale, la cave à vin n’est pas si mauvaise. » L’étiquette indiquait un cru 1962, bien avant leur naissance, à son frère et lui… en fait, à l’époque, leur mère songeait encore à entrer au lycée, à quelques rues de l’appartement de leurs grands-parents sur Loch Raven Boulevard, à Baltimore… aux alentours de la dernière période glaciaire, sans doute. Mais Baltimore était fichtrement loin de la Seattle où ils avaient grandi tous les deux. « De quand date cette baraque ? demanda-t-il à Alexander. – La propriété ? D’avant la guerre de Sécession. La construction du corps de bâtiment a commencé en 1700 et quelques. Brûlé de fond en comble et rebâti, puis reconstruit en 1882. Le gouvernement l’a acquise juste avant l’élection de Nixon. Le propriétaire était alors un ancien gars de l’OSS, J. Donald Hamilton. Il avait travaillé avec Donovan et sa bande. La vente lui ayant rapporté une coquette somme, il est alors parti s’installer au Nouveau-Mexique où il est mort en 1986, je crois, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans. On dit que c’était un homme d’action, en son temps, qui s’était déjà pas mal illustré durant la Grande Guerre, puis qui avait aidé Wild Bill à lutter contre les nazis. Il y a un portrait de lui dans la bibliothèque. Le genre de gars devant lequel on a intérêt à s’effacer. Et ouais, un fin œnologue. Celui-ci vient de Toscane. – Parfait avec le veau », observa Brian. C’était lui qui avait fait la cuisine. « Le veau va bien avec tout. On ne vous a pas appris ça, chez les marines ? observa Alexander. – Ça vient de papa. Il est meilleur cuistot que notre mère, expliqua Dominic. Vous savez, c’est un vieux truc de paysans. Et le grand-père, ce sacré gaillard, il n’a pas non plus perdu la main. Ça lui fait quoi, Aldo, quatre-vingt-deux ? – Le mois dernier, confirma Brian. Un drôle de bonhomme, il traverse la moitié de la planète pour venir à Seattle et, une fois installé, il n’en a plus bougé durant soixante ans. – Et dans la même maison depuis quarante, ajouta Dominic. À deux rues du restaurant. – Le veau, c’est une recette à lui ? – Un peu, mon neveu. Nos ancêtres sont florentins. J’y suis passé deux ans de suite, quand l’infanterie de marine en Méditerranée stationnait à Naples. Son cousin tient un restaurant juste en amont du Ponte Vechio. Quand ils ont découvert qui j’étais, ils ont absolument tenu à me gaver. Vous savez, les ritals adorent les marines. – Ce doit être le vert de l’uniforme, Aldo, nota son frère. – Peut-être simplement mon allure virile, Enzo. T’y as jamais pensé ? demanda le capitaine Caruso. – C’est ça, oui, fit l’agent Caruso, tout en reprenant une bouchée de veau alla francese. Le nouveau Rocky est assis devant nous. – Dites, les gars, vous êtes toujours comme ça ? intervint Alexander. – Seulement quand on boit, répondit Dominic, ce qui fit rire son frère. – Enzo ne tient pas l’alcool. Nous autres, marines, on est blindés. – Entendre dire ça de quelqu’un qui trouve que la Miller Lite est vraiment de la bière ! lança mine de rien le Caruso du FBI. – Vous savez, observa Alexander, les jumeaux sont censés être semblables. – Seulement les vrais jumeaux. On est nés de deux œufs différents. Nos parents nous ont confondus jusqu’à ce qu’on ait un an ou deux. Mais nous ne sommes pas du tout pareils, Pete. » Dominic avait sorti sa tirade avec un sourire partagé par le frangin. Mais Alexander n’était pas dupe. Ils s’habillaient juste différemment – et cela n’allait pas tarder à changer. 5 Alliances Mohamed prit le premier vol Avianca pour Mexico où il attendit le vol de retour BA 242 à destination de Londres. Il se sentait en sécurité dans les aéroports, où l’anonymat régnait en maître. Il devait faire attention à la nourriture puisque le Mexique était un pays d’infidèles, mais le salon de première classe le protégeait de leur barbarie culturelle tandis que, d’un autre côté, les nombreux policiers armés s’assuraient que les individus plutôt dans son genre ne venaient pas gâcher la partie, quelle qu’elle soit. Aussi prit-il un siège d’angle, éloigné des fenêtres, pour lire un livre choisi dans une des boutiques afin de ne pas mourir d’ennui. Il ne lisait jamais le Coran dans ce genre d’endroits, bien sûr, ni rien qui évoquât le Moyen-Orient, de peur qu’un curieux l’interroge. Non, il devait assumer pleinement sa couverture, comme tout bon espion professionnel, s’il ne voulait pas connaître la même fin abrupte que le juif Greengold à Rome. Mohammed redoublait même de prudence quand il se rendait aux toilettes, au cas où quelqu’un s’aviserait de tenter le même coup sur lui. Il ne se servait même pas de son ordinateur portable, et pourtant les occasions ne manquaient pas. Non, mieux valait, estimait-il, rester planté là comme une souche. D’ici vingt-quatre heures, il aurait regagné le continent européen. Il se rendit soudain compte qu’il vivait surtout dans les airs. Il n’avait pas de logis, juste une série de planques dont la fiabilité était plus ou moins douteuse. L’Arabie Saoudite lui était fermée, et ce, depuis bientôt cinq ans. L’Afghanistan de même restait inaccessible. Comme il était étrange que les endroits où il pouvait se sentir à peu près en sécurité soient les pays chrétiens d’Europe contre lesquels les musulmans s’étaient battus et qu’ils avaient failli conquérir en maintes occasions. Ces nations étaient ouvertes de manière quasiment suicidaire aux étrangers et il suffisait de talents même modestes pour se fondre dans leur immensité – quasiment aucun talent, même, pour peu qu’on ait de l’argent. Ces gens étaient d’une transparence si autodestructive, ils craignaient tellement d’offenser ceux qui étaient tout prêts à les voir, eux et leurs enfants, massacrés, et leur culture entièrement détruite. La vision était plaisante, jugea Mohammed, mais il ne vivait pas dans les rêves. Non, il travaillait pour les concrétiser. Ce combat allait se prolonger au-delà de sa propre existence. C’était peut-être triste mais vrai. Mieux valait toutefois servir une cause que ses intérêts personnels. Ceux-là, il y en avait assez de par le monde. Il se demanda ce que disaient et pensaient en ce moment ses supposés alliés de la rencontre de la veille. Ils n’étaient sûrement pas de vrais alliés. Oh certes, ils avaient des ennemis communs, mais cela ne suffisait pas à bâtir une alliance. Ils pourraient – éventuellement – faciliter les choses, mais guère plus. Leurs hommes n’assisteraient pas les siens lors d’une action concrète. Tout au long de l’histoire, jamais les mercenaires n’avaient été des soldats réellement efficaces. Pour lutter efficacement, il fallait croire. Seul un croyant risquait sa vie, parce que seul un croyant n’avait rien à redouter. Pas quand Dieu lui-même était à ses côtés. Qu’avait-il donc à craindre, à ce moment-là ? Une seule chose, dut-il reconnaître : l’échec. L’échec n’était pas une option. Les obstacles le séparant du succès devaient être éliminés de toutes les manières possibles. Juste des objets. Pas des gens. Pas des âmes. Mohammed alla pêcher dans sa poche de veste une cigarette qu’il alluma. En ce sens, au moins, le Mexique était un pays civilisé, même s’il se refusa à spéculer sur ce que le Prophète aurait pu dire du tabac. « Plus facile en voiture, hein, Enzo ? » taquina Brian comme ils franchissaient la ligne d’arrivée. Le parcours de cinq mille mètres n’était guère une épreuve pour le marine mais pour Dominic, qui avait tout juste passé le test d’aptitude du FBI, ça avait été un rien limite. « Écoute, mon biquet, haleta Dominic, on me demande juste de courir plus vite que mes suspects. – L’Afghanistan t’aurait épuisé. » Brian courait à présent à reculons, pour mieux regarder se débattre son frère. « Sans doute, reconnut Dominic. Mais les Afghans ne braquent pas des banques en Alabama ou dans le New Jersey ! » Jamais de sa vie, Dominic n’avait fait de concours d’endurance avec son frère, mais il était manifeste que les marines l’avaient aidé à garder une meilleure forme que le FBI. Cela dit, que valait-il au pistolet ? Enfin, l’épreuve était finie et il regagna la maison de planteur. « A-t-on réussi l’examen ? demanda en chemin Brian à Alexander. – Sans peine, tous les deux. Ce n’est pas l’école des rangers, les gars. On ne s’attend pas à ce que vous intégriez la sélection olympique, mais sur le terrain, pouvoir filer en vitesse reste toujours une aptitude intéressante. – À Quantico, Honey la Mitraille aimait bien dire pareil, renchérit Brian. – Qui ça ? – Nicholas Honey, adjudant artilleur du corps des marines des États-Unis et ouais, sûr qu’il s’est fait pas mal charrier à cause de son nom – "Miel", vous pensez… – mais sans doute jamais deux fois de suite par le même mec. C’était un de nos instructeurs au camp d’entraînement. On l’appelait aussi Nick la Nique, ajouta Brian en saisissant une serviette avant de la lancer à son frère. Un vrai dur. Mais il disait que savoir se tailler en vitesse est une des qualités indispensables à tout fantassin. – Tu l’as fait ? s’enquit Dominic. – Je n’ai été au combat qu’une seule fois, et encore, ça n’a duré que deux mois. La plupart du temps, on se contentait d’observer les chèvres qui se chopaient des infarctus à escalader ces putains de montagnes. – Ça grimpait à ce point, hé ? – Pire, intervint Alexander. Mais se battre à la guerre, c’est pour les mômes. Pas pour les adultes réfléchis. Vous voyez, agent Caruso, là-bas dans la montagne, vous vous trimbalez en plus trente kilos de barda. – Ça doit être le pied, dit Dominic à son frère, non sans un certain respect. – Hyper. OK, Pete, quelles autres joyeusetés vous nous avez réservées au menu d’aujourd’hui ? – Décrassez-vous d’abord », conseilla Pete Alexander. À présent qu’il avait l’assurance que tous deux étaient dans une condition physique convenable -même s’il n’en avait guère douté, et d’ailleurs, ce n’était pas d’une telle importance, malgré ce qu’il avait pu dire -, ils pouvaient dorénavant passer aux choses sérieuses. Aux choses importantes. « Le billet vert va en prendre un coup, indiqua Jack à son nouveau patron. Grave ? – Juste une égratignure. Les Allemands vont bazarder du dollar contre de l’euro, pour environ cinq cents millions. – Ça fait gros ? demanda Sam Granger. – C’est à moi que vous posez la question ? demanda Jack. – Tout juste. Vous devez avoir une opinion. Elle n’a pas besoin d’être correcte, mais elle doit avoir un minimum de logique. » Jack Ryan Junior tendit les interceptions. « Ce Dieter discute avec son homologue français. À l’entendre, ça ressemble à une transaction de routine mais l’interprète indique que le ton a quelque chose de sec. Je parle un peu allemand mais pas assez pour capter ce genre de nuance, avoua à son patron le jeune Ryan. Je ne peux pas dire que je comprenne pourquoi Allemands et Français voudraient comploter contre nous. – Ça colle aux intérêts actuels de l’Allemagne de dorloter les Français. Je ne vois pas cependant naître une alliance bilatérale à long terme. Fondamentalement, les Français ont peur des Allemands, et les Allemands regardent de haut les Français. Mais ces derniers ont des ambitions impériales – enfin, ils en ont toujours eu. Regardez plutôt leurs relations avec l’Amérique. On dirait un frère et une sœur d’une douzaine d’années. Ils s’adorent mais ils ne s’entendent pas trop bien. L’Allemagne et la France, c’est similaire, mais plus complexe. Les Français leur ont flanqué une peignée, mais les Allemands se sont organisés et leur ont rendu la pareille. Et de chaque côté du Rhin, on a de la mémoire. C’est la malédiction des Européens. Ils ont une tripotée de contentieux historiques qu’ils ont du mal à oublier. – Quel rapport avec nous ? demanda Ryan. – Directement, aucun. Mais comme toile de fond. Peut-être que ce banquier allemand veut se rapprocher du gars dans la perspective d’une opération future. Peut-être que le Français veut lui faire croire qu’il se rapproche pour permettre à la place de Paris de marquer des points contre Francfort. C’est un drôle de jeu. On ne peut pas taper trop fort sur son adversaire parce qu’à ce moment-là il refusera de continuer à jouer, sans compter qu’on ne va pas en rajouter pour se faire délibérément des ennemis. L’un dans l’autre, c’est une partie de poker entre voisins. Si on y joue trop bien, on se fait des ennemis et le quartier devient bien moins amusant parce que plus personne ne veut venir chez vous pour jouer. Si, en revanche, vous jouez l’idiot, les autres auront vite fait de se liguer pour vous dépouiller – pas assez pour vous faire du mal mais suffisamment pour pouvoir se féliciter de leur astuce. De sorte que chacun s’efforce de jouer un cran en dessous, et ainsi la partie demeure relativement amicale. Personne là-bas n’est à l’abri d’une crise de liquidités majeure et, quand cela vous tombe dessus, vous êtes bien content d’avoir des amis. Ah, j’ai oublié de vous dire, leurs banques centrales considèrent le reste du continent comme des ploucs. Y compris les divers chefs de gouvernement. – Et nous ? – Les Américains ? Eh bien, comme des ploucs mal nés, mal élevés, incultes mais… outrageusement chanceux. – Et avec de gros fusils ? demanda Jack. – Ouais, les ploucs armés de fusils rendent toujours nerveux les aristocrates, renchérit Granger en étouffant un rire. Ils ont encore des préjugés de classe. Ils ont un mal fou à comprendre à quel point ça les handicape sur les marchés financiers, parce que les grands manitous ont rarement des idées neuves. Mais enfin, ce n’est pas notre problème. » Oderint dum metuant, songea Jack. Un de ses rares souvenirs de latin. Censément la devise personnelle de l’empereur Caligula : « Qu’ils soient animés par la haine, pourvu qu’ils éprouvent de la crainte. » La civilisation n’avait-elle pas plus avancé en l’espace de deux millénaires ? « Quel est notre problème ? » s’enquit-il. Granger hocha la tête. « Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Ils ne nous aiment pas beaucoup – ils ne nous ont jamais beaucoup aimés, à vrai dire – mais, dans le même temps, ils ne peuvent pas se passer de nous. Certains se sont mis à le croire, après la fin de l’Union soviétique, mais, s’ils essaient pour de bon, la réalité va les rattraper vite fait et le réveil sera douloureux. Ne pas confondre les idées de l’aristocratie avec celles du peuple. C’est le problème avec eux. Ils croient vraiment que les gens les suivent comme des moutons, mais ce n’est pas le cas. Ils suivent leur portefeuille, et le citoyen moyen est capable de raisonner tout seul comme un grand si on lui laisse le temps de réfléchir. – Donc, en résumé, le Campus se contente de tirer profit de leur monde imaginaire ? – Vous avez tout compris. Vous savez, je déteste les soap opéras. Et vous savez pourquoi ? » La question suscita un air ébahi. « Parce qu’ils reflètent si fidèlement la réalité. La vraie vie, même à ce niveau, est remplie de conneries mesquines et de querelles d’ego. Ce n’est pas l’amour qui fait tourner le monde. Ce n’est même pas le fric. C’est la connerie. – Hé, je sais ce que c’est que le cynisme, mais là… » Granger le coupa d’un geste de la main. « Ce n’est pas du cynisme. C’est la nature humaine. La seule chose qui n’ait pas changé en dix mille ans d’histoire. Je me demande si elle changera un jour. Oh, bien sûr, la nature humaine a ses bons côtés : la noblesse, la charité, le sacrifice de soi, même le courage en certaines occasions – et puis l’amour. L’amour compte. Énormément. Mais avec lui viennent l’envie, la convoitise, l’avidité, les sept péchés capitaux. Peut-être bien que Jésus savait de quoi Il parlait, après tout ? – C’est de la philo ou de la théologie ? » Moi qui croyais qu’on était censés faire de l’espionnage, se dit Ryan. « J’aurai cinquante ans la semaine prochaine. Vieilli trop tôt, et sage trop tard. Je ne sais quel cow-boy a dit ça au siècle dernier, sourit Granger. Le problème est que, lorsqu’on s’en rend enfin compte, on est bougrement trop vieux pour être capable d’y faire quoi que ce soit. – Qu’est-ce que vous feriez, vous ? Fonder une nouvelle religion ? » Granger éclata d’un grand rire avant de se retourner pour remplir sa tasse de café à sa machine personnelle. « Non, je n’ai pas encore vu de buisson ardent jaillir autour de chez moi. L’ennui avec les pensées profondes, c’est qu’elles ne vous dispensent pas de devoir tondre la pelouse et de mettre de la nourriture sur la table. Et dans notre cas, de protéger notre pays. – Bref, qu’est-ce qu’on fait pour cette histoire avec les Allemands ? » Granger examina encore une fois l’interception et réfléchit une seconde. « Rien pour le moment ; mais on se souviendra que Dieter a marqué un point ou deux sur Claude, qu’il pourra encaisser dans six ou sept mois. L’euro est encore une monnaie trop récente pour qu’on puisse savoir ce qui va en sortir. Les Français sont persuadés que la direction financière de l’Europe va glisser vers Paris. Les Allemands pensent qu’elle penchera vers Francfort. En fait, elle ira au pays doté de l’économie la plus forte, de la force de travail la plus efficace. Ce ne sera pas la France. Ils ont d’excellents ingénieurs, mais leur population n’est pas aussi bien organisée que la population allemande. Si je devais parier, je parierais sur Berlin. – Les Français ne vont pas apprécier. – C’est un fait, Jack. C’est un fait, répéta Granger. Enfin merde. Les Français ont la bombe. Pas les Allemands – jusqu’ici, en tout cas. – Vous êtes sérieux ? » demanda Ryan. Sourire. « Non. » « Ils nous ont un peu parlé de tout ça à Quantico », nota Dominic. Ils déambulaient dans une galerie commerciale où se retrouvaient pour déjeuner les étudiants, à cause du voisinage de l’université de Virginie. « Qu’est-ce qu’ils ont dit ? demanda Brian. – Ne jamais rester au même endroit par rapport à l’adversaire. Tâcher de modifier son apparence -lunettes noires, tout ça… Une perruque, si on en a une sous la main. Des vêtements réversibles. Ne pas fixer l’individu, mais ne pas non plus détourner la tête si jamais il vous regarde. C’est nettement mieux si on peut placer deux agents sur la cible. Un homme seul ne peut pas pister longtemps un adversaire entraîné sans se faire repérer. Un sujet entraîné est difficile à filer dans le meilleur des cas. C’est pour ça que les services importants disposent des SSG – Spécial Surveillance Groups. Ce sont des employés du FBI – mais ils ne sont pas assermentés et ne portent pas d’armes. Certains les appellent les irréguliers de Baker Street, comme dans Sherlock Holmes. Ils ressemblent à tout sauf à des flics : passants, clodos, ouvriers en bleu. Ils peuvent être crasseux. Ils peuvent être mendiants. J’en ai rencontré plusieurs au bureau de New York. Ils bossent à la Criminelle et au contre-espionnage. Ce sont des pros, mais les pros les plus improbables qu’on puisse avoir envie de rencontrer. – Dur à ce point ? demanda Brian à son frère. Le boulot de surveillance, je veux dire. – Jamais essayé mais, d’après ce que j’ai entendu dire, il faut pas mal d’effectifs, quelque chose comme quinze ou vingt agents, pour traquer un seul individu, plus des voitures, un hélico… et même alors, un adversaire vraiment coriace est capable de nous semer. Les Russes, surtout. Ces salauds sont foutrement bien entraînés. – Bon, alors, qu’est-ce qu’on est censés faire, bordel ? demanda le capitaine Caruso. – Juste apprendre les bases, leur dit Alexander. Vous voyez la femme, là-bas, avec le chandail rouge ? – La brune aux cheveux longs ? demanda Brian. – Tout juste, confirma Pete. Déterminez ce qu’elle achète, le type de voiture qu’elle conduit, l’endroit où elle habite. – Rien qu’à nous deux ? fit Dominic. À part ça, vous ne nous demandez pas grand-chose ! – Est-ce que je vous ai dit que ce serait un boulot facile ? » nota leur mentor, l’air innocent. Il leur tendit deux émetteurs radio. « Vous avez une oreillette et un micro à clipser au col. La portée est d’environ trois kilomètres. Vous avez tous les deux vos clés de voiture. » Et sur ces mots, il s’éloigna vers une boutique Eddie Bauer pour s’acheter un short. « Bienvenue dans le merdier, Enzo, dit Brian. – Au moins, il nous a donné un programme de mission. – Plutôt laconique, le programme. » Leur cible venait de pénétrer dans une boutique Ann Taylor. Tous deux se dirigèrent dans cette direction, chacun après avoir pris une tasse de café chez Star-bucks, en guise de couverture improvisée. « Jette pas ton gobelet, prévint Dominic. – Pourquoi ? – Au cas où t’aurais envie de pisser. La perversité du monde a le chic pour faire foirer les plans les mieux préparés dans ce genre de situation. C’est ce qu’on apprend à l’école de police dans les cours de travaux pratiques. » Brian s’abstint de tout commentaire mais cela semblait plutôt bien vu. L’un après l’autre, ils allumèrent leur radio pour s’assurer de leur bon fonctionnement. « Enzo pour Aldo, à toi, dit Brian sur le canal 6. – Enzo, je te copie, frérot. Passons en surveillance oculaire, mais on garde mutuellement le contact visuel, OK ? – Logique. OK, je me dirige vers le magasin. – Dix-quatre(4). Bien compris, frérot. » Dominic se retourna pour voir son frère s’éloigner. Puis il se mit à siroter son café tout en continuant de surveiller sa cible du coin de l’œil – jamais directement, mais selon un angle d’une vingtaine de degrés. « Qu’est-ce qu’elle fabrique ? demanda Aldo. – On dirait qu’elle choisit un corsage. » La cible avait à peu près la trentaine, cheveux bruns aux épaules, plutôt séduisante, portant une alliance mais pas de diamant, une chaîne dorée bon marché autour du cou – sans doute achetée au Wal-Mart de l’autre côté de la rue. Chemisier couleur pêche. Pantalon noir, souliers plats noirs, sans chichis. Sac à main assez volumineux. Pas vraiment l’air de faire attention aux alentours, ce qui était un bon point. Elle semblait être seule. Elle finit par se décider pour un corsage, apparemment de soie blanche, qu’elle régla avec sa carte de crédit avant de ressortir de la boutique. « La cible se déplace, Aldo. » À soixante-dix mètres de là, la tête de Brian se releva et se tourna directement vers son frère. « Raconte, Enzo. » Dominic leva sa tasse de café comme s’il buvait une gorgée. « Tourne à gauche, elle arrive vers toi. Tu pourras la reprendre d’ici une petite minute. – Dix-quatre, Enzo. » Ils avaient garé leurs voitures aux deux extrémités opposées de la galerie marchande. Cela s’avéra un bon choix car leur cible tourna à droite pour se diriger vers la porte donnant sur le parking. « Aldo, rapproche-toi assez pour déchiffrer sa plaque, ordonna Dominic. – Quoi ? – Lis-moi son numéro d’immatriculation et décris la voiture. Je file prendre la mienne. – OK, bien compris, frérot. » Dominic ne courut pas vers sa voiture mais il marcha aussi vite que l’autorisaient les circonstances. Il monta, mit en route, baissa toutes les vitres. « Aldo pour Enzo, à toi. – OK, elle conduit un break Volvo vert foncé, plaques de Virginie, Whiskey Kilo Roméo Six Unité Neuf. Seule. Elle démarre, tourne vers le nord. Je file prendre ma tire. – Bien compris. Enzo en poursuite. » Il contourna le grand magasin Sears – qui s’ancrait côté est du centre commercial – aussi vite que le permettait la circulation, et glissa la main dans sa poche de pardessus pour récupérer son téléphone mobile. Et il appela les renseignements pour avoir le numéro du bureau du FBI à Charlottesville, que la compagnie téléphonique lui passa directement contre une surtaxe de cinquante cents. « Attention, ici l’agent Dominic Caruso. Matricule un-six-cinq-huit-deux-un. J’aurais besoin d’une carte grise, tout de suite, Whiskey Kilo Roméo Six Unité Neuf. » Qui que soit la personne au bout du fil, elle entra le matricule dans l’ordinateur et vérifia l’identité de son correspondant. « Qu’est-ce que vous faites aussi loin de Birmingham, monsieur Caruso ? – Pas le temps pour ça. Veuillez vérifier la carte grise. – D’accord, bien compris. C’est une Volvo verte, datant d’un an, immatriculée au nom d’Edward et Michel le Peters, 6, Riding Hood Court, Charlottesville. C’est juste à la limite de l’agglomération, côté ouest. Autre chose ? Vous voulez du renfort ? – Négatif. Merci, je peux régler ça tout seul. Caruso terminé. » Il éteignit le téléphone et transmit l’adresse à son frère par radio. Tous deux firent alors de même, entrant l’adresse dans l’ordinateur de navigation de leur véhicule. « C’est de la triche, observa Brian, avec un sourire. – Les bons ne trichent pas, Aldo. Ils s’arrangent pour que le boulot soit fait. OK, j’ai la cible en visuel. Elle prend à l’ouest la route de Shady Branch. T’es où, toi ? – Environ cinq cents mètres derrière toi – merde ! Un feu rouge ! – C’est bon. Prends ton mal en patience. On dirait bien qu’elle rentre à la maison, et on sait où elle crèche. » Dominic se rapprocha à moins de cent mètres de sa cible, gardant une fourgonnette entre lui et le véhicule de la femme. Il avait rarement procédé à ce genre de filature et fut surpris de la tension qu’elle générait. Préparez-vous à tourner à droite dans cent cinquante mètres, l’informa l’ordinateur. « Merci, ma choute », grommela Dominic. Mais bientôt la Volvo tourna au carrefour suggéré par l’ordinateur. Donc, ce n’était pas si mal que ça, après tout ? Dominic prit une inspiration et se calma quelque peu. « OK, Brian, on dirait bien qu’elle rentre direct au bercail. T’as qu’à me suivre, dit-il dans la radio. – Compris, je suis. Une idée de l’identité de la meuf ? – Michelle Peters – en tout cas, c’est ce que dit le service des cartes grises. » La Volvo prit à gauche, puis à droite, dans une impasse ; elle s’engagea dans une allée privée qui aboutissait à un garage double attenant à une maison de taille moyenne, haute d’un étage et dotée d’une véranda en aluminium. Dominic alla se garer cent mètres plus loin dans la rue et but une gorgée de café. Brian fit son apparition trente secondes plus tard dans le rétro, pour se garer à son tour, une rue plus loin. « Tu vois la bagnole ? appela Dominic. – Affirmatif, Enzo. » Le marine marqua un temps. « Et maintenant, on fait quoi ? – Vous passez boire une tasse de mon café, suggéra une voix féminine. Je suis la meuf à la Volvo, crut-elle bon d’expliquer. – Oh, merde », murmura Dominic, en masquant son micro. Il descendit de sa Mercedes et fit signe au frangin de faire de même. Après s’être rejoints, les frères Caruso se dirigèrent vers le 6, Riding Hood Court. La porte s’ouvrit au moment où ils s’engageaient dans l’allée. « On s’est fait baiser de bout en bout, dit tranquillement Dominic. On aurait dû s’en douter dès le début. – Ouaip. Tu parles de deux glands, commenta Brian. – Pas vraiment, dit Mme Peters depuis le seuil. Mais obtenir mon adresse du service des cartes grises, c’était vraiment de la triche, vous savez. – Personne ne nous a parlé de règles, m’dame, l’informa Dominic. Il n’y en a pas… enfin, pas souvent, dans ce métier. – Alors comme ça, vous nous avez écoutés sur la radio depuis le début ? » intervint Brian. Elle acquiesça tout en les menant à la cuisine. « C’est exact. Les radios sont cryptées. Personne d’autre ne savait de quoi vous parliez. Vous l’aimez comment, les gars, votre café ? – Donc, vous nous aviez repérés depuis le début. » C’était Dominic. « À vrai dire, non. Je n’ai pas utilisé les radios pour tricher – enfin, pas tant que ça. » Elle avait un sourire engageant, ce qui contribua à adoucir les blessures d’amour-propre de ses visiteurs. « Vous êtes Enzo, c’est ça ? – Oui, m’dame. – Vous étiez un peu trop près mais seule une cible à l’œil aiguisé aurait remarqué votre présence, compte tenu de la marge de temps limitée. La marque de votre voiture a aidé les choses. Il y a un paquet de ces petites Mercedes dans le coin. Mais le meilleur choix pour une filature serait quand même resté une camionnette plateau – sale, si possible. Un tas de péquenauds ne les lavent jamais et certains de nos universitaires ont adopté le même genre de comportement, histoire de s’intégrer, j’imagine. Une fois sur l’autoroute 64, ma foi, vous auriez eu intérêt à avoir un hélico, bien sûr, et un w-c chimique. Une surveillance discrète peut s’avérer une des tâches les plus rudes, dans ce métier. Mais à présent, vous devez savoir ça. » Sur ces entrefaites, la porte s’ouvrit et Pete Alexander fit son entrée. « Comment se sont-ils débrouillés ? demanda-t-il à Michelle. – Je leur donnerais un B. » Et, soudain, Dominic trouva la notation généreuse. « Et oubliez ce que j’ai dit tout à l’heure – appeler le FBI pour avoir une carte grise, c’était rudement malin. – Pas de la triche ? » demanda Brian. Alexander se chargea de répondre. « La seule règle est de réussir la mission sans avoir à se compromettre. On ne comptabilise pas les notes de style, au Campus. – Juste les cadavres », confirma Mme Peters, ce qui visiblement n’eut pas l’heur de plaire à son collègue Alexander. Cela suffit pour que Brian sente son estomac se crisper. « Euh, je sais que je vous l’ai déjà demandé mais… à quoi s’entraîne-t-on au juste ? » Dominic partageait visiblement son désarroi. « Patience, les gars, avertit Pete. – OK. » Dominic hocha la tête, soumis. « Je veux bien patienter pour ce coup-ci. » Mais pas beaucoup plus longtemps, n’eut-il pas besoin d’ajouter. « Donc, vous n’allez pas exploiter ces renseignements ? demanda Jack au moment de la fermeture. – On pourrait, mais ça ne vaut vraiment pas le coup. On en tirerait tout au plus deux cent mille, peut-être même pas tant. Mais vous vous êtes bien débrouillé pour le repérer, concéda Granger. – Combien d’échanges du même genre passent par ici chaque semaine ? – Un ou deux, quatre les semaines vraiment actives. – Et combien de fois vous jouez le coup ? demanda Junior. – Une fois sur cinq. On procède toujours avec précaution, mais même ainsi, on court toujours le risque de se faire repérer. Si les Européens s’apercevaient qu’on devine un peu trop souvent leurs projets, ils finiraient par chercher comment on fait notre compte – ils iraient sans doute éplucher leurs propres effectifs, voir s’il n’y a pas une fuite chez eux. C’est leur façon de penser, là-bas. C’est le paradis des théories du complot, vous savez, parce que c’est ainsi qu’ils opèrent eux-mêmes. Mais le jeu qu’ils jouent régulièrement aurait comme qui dirait tendance à militer contre. – Vous examinez quoi d’autre ? – Dès la semaine prochaine, nous aurons accès aux comptes sécurisés – les gens les appellent des comptes numérotés parce qu’ils sont censés être identifiés par un numéro de code. En fait, il s’agit plutôt de noms de code, informatique oblige. Ils ont sans doute piqué ça à la communauté du renseignement. Ils engagent souvent des ex-espions pour veiller sur leur sécurité – mais pas les bons. Les bons se tiennent à l’écart des tractations bassement monétaires, en général par snobisme. Ce n’est pas assez important pour un espion de haut vol, expliqua Granger. – Ces comptes "sécurisés", est-ce qu’ils identifient leurs titulaires ? demanda Jack. – Pas toujours. Quelquefois, tout se fait par nom de code, même si parfois les banques ont des relevés internes sur lesquels on peut se connecter. Mais pas toujours, et les banquiers ne font jamais de spéculations en interne sur leurs clients – tout du moins, pas sous forme écrite. Je suis sûr qu’ils en discutent entre eux au déjeuner, mais vous savez, pour beaucoup, peu leur importe d’où viennent les sous. Juifs morts à Auschwitz, pontes de la Mafia à Brooklyn… tout ça, c’est de l’argent sorti de la planche à billets. – Mais si vous en informiez le FBI… – On ne peut pas, parce que c’est illégal, et on ne le fait pas, parce qu’alors on perdrait un moyen de pister les salauds et leur argent. D’un point de vue légal, il y a plusieurs juridictions enjeu, et pour certains pays d’Europe, eh bien, l’activité bancaire est une grosse source de revenus et aucun gouvernement ne crache sur les rentrées fiscales. Chacun préserve son pré carré. Et ce qui se passe ailleurs, ce n’est pas vraiment leur problème. – Je me demande ce qu’en pense papa. – Pas grand bien, j’imagine, opina Granger. – Ça c’est sûr, renchérit fiston. Donc, vous surveillez les comptes numérotés pour traquer les méchants et leur argent ? – C’est l’idée. C’est bien plus dur qu’on ne l’imagine, mais quand on marque, on marque gros. – Je vais devenir un chien courant ? – C’est exact. Si vous êtes assez bon », ajouta Granger. Mohammed était presque à la verticale en ce moment. La loxodromie qui reliait Mexico à Londres passait assez près de Washington pour qu’il voie, de douze mille mètres d’altitude, la capitale fédérale s’étaler comme un plan couché sur papier. S’il avait été membre de la section des martyrs, il aurait alors gravi l’escalier en spirale menant au pont supérieur, dégainé un pistolet et tué l’équipage pour faire plonger l’appareil… mais cela avait été déjà fait et, désormais, les portes d’accès au poste de pilotage étaient protégées et il pouvait fort bien y avoir un flic armé, là-haut, assis en classe affaires, prêt à tout flanquer par terre. Ou, pis encore, un militaire armé en civil. Mohammed avait peu de respect pour les flics mais il avait appris à son corps défendant à ne pas négliger les militaires occidentaux. Toutefois, il ne faisait pas partie de la section des martyrs, quand bien même il admirait les guerriers saints. Son aptitude à traquer l’information était trop précieuse pour être gaspillée dans un si noble geste. Il y avait du bon et du moins bon dans ce choix, mais, quoi qu’il en soit, c’était un fait et il avait appris à vivre dans le monde des faits. Il rencontrerait Allah et entrerait au paradis à l’heure écrite de la main de Dieu Lui-même sur son Saint Livre. Pour l’instant, il devait rester confiné dans son siège durant encore six heures et demie. « Encore un peu de vin, monsieur ? » s’enquit l’hôtesse au teint de rose. Quelle récompense elle serait au paradis… « Ah oui, volontiers, merci », répondit-il de son meilleur anglais de Cambridge. C’était une pratique contraire à l’islam, mais ne pas boire eût paru suspect, se répéta-t-il, et sa mission était bien trop importante pour qu’il coure un tel risque. C’est du moins ce qu’il se disait souvent, avec un rien de mauvaise conscience. Il eut tôt fait de vider son verre et régla le dossier de son siège. Le vin était peut-être contraire aux règles de l’islam, mais il favorisait le sommeil. « Michelle dit que les jumeaux sont très compétents pour des débutants, dit Rick Bell à son patron. – L’exercice de filature ? – Ouais. » Il n’eut pas besoin de dire qu’un exercice de filature un tant soit peu sérieux aurait impliqué huit à dix véhicules, deux appareils volants et un total de vingt agents, mais le Campus était bien loin de disposer de tels moyens. À la place, il disposait d’une plus grande latitude pour sélectionner ses recrues, ce qui avait ses avantages et ses inconvénients. « Alexander semble bien les aimer. Il dit qu’ils sont intelligents et possèdent une grande agilité mentale. – Bon à savoir. Autre chose ? – Rick Pasternak dit avoir du nouveau. – Qu’est-ce que ça pourrait être ? demanda Gerry. – Une variante de la succinylcholine, un dérivé synthétique du curare. Paralyse les muscles du squelette presque immédiatement. La victime s’effondre, incapable de respirer. Il dit que cela provoquerait une mort pénible, analogue à un coup de baïonnette dans la poitrine. – Traçable ? s’enquit Hendley. – C’est la bonne nouvelle. Les estérases organiques réduisent rapidement la substance en acétylcholine, si bien qu’elle est quasiment indétectable, sauf si la cible vient à clamser juste devant un centre de médecine légale doté d’un pathologiste enclin à chercher le détail sortant de l’ordinaire. Les Russes ont déjà étudié la question – crois-le ou non – dès le début des années soixante-dix. Ils envisageaient des applications sur le champ de bataille mais le truc s’est avéré impraticable. Il est surprenant que le KGB n’en ait jamais fait usage. Cela présente tous les symptômes d’un infarctus aigu du myocarde, même sur une table de dissection une heure plus tard. – Comment l’a-t-il obtenu ? – D’un collègue russe en visite à Columbia. Il s’est trouvé qu’il était juif et Rick l’a amené à parler. Assez pour permettre à Rick de développer un système d’inoculation dans son propre labo. Il est en cours de perfectionnement à l’heure qu’il est. – Je me disais, c’est tout de même ahurissant que la Mafia n’ait jamais découvert le truc. Si on veut faire éliminer quelqu’un, suffit d’engager un toubib. – Cela va à l’encontre des vieux liens universitaires pour beaucoup d’entre eux », remarqua Bell. Mais la plupart n’avaient pas non plus un frère chez Cantor Fitzgerald qui avait dégringolé de quatre-vingt-dix-sept étages un matin de septembre 2001. « Cette variante est-elle supérieure à celle que l’on a déjà ? – Mieux que toutes celles qui existent, Gerry. Il dit qu’elle est presque cent pour cent fiable si on l’utilise convenablement. – Chère ? » Bell hocha la tête. « Même pas. – On l’a testée ? Ça marche vraiment ? – Rick dit que le produit a tué six chiens – des gros -, comme un rien. – OK. Approuvé. – Bien, patron. On devrait les avoir d’ici quinze jours. – Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? – On n’en sait rien, admit Bell, les yeux baissés. Un des gars à Langley dit dans ses rapports qu’on leur a peut-être fait assez de mal pour les ralentir, sinon les arrêter complètement, mais quand je lis des trucs comme ça, ça me rend nerveux. Comme le fameux "la hausse du marché n’a pas de limite" qu’on a pu entendre naguère avant la grande dégringolade. Hubris ante nemesis. Fort Meade n’arrive pas à les traquer sur le Net, mais cela veut peut-être dire simplement qu’ils sont devenus plus malins. Il y a quantité d’excellents programmes de cryptage sur le marché, et la NSA n’en a toujours pas craqué deux – enfin, pas de manière fiable. Ils travaillent sur celui-ci deux heures par jour avec leurs gros systèmes informatiques. Comme tu dis toujours, Gerry, les meilleurs programmeurs ont cessé de travailler pour l’Oncle Sam… – Ils conçoivent des jeux vidéo », termina Hendley. Le gouvernement n’avait jamais payé suffisamment les gens pour attirer les meilleurs… et cela ne changerait pas de sitôt. « Donc, juste un mauvais pressentiment. » Rick acquiesça. « Ouais. Jusqu’à ce qu’ils soient morts et enterrés, avec un pieu fiché dans le cœur, je continuerai de me faire du souci. – Pas évident de les avoir tous, Rick. – Ça, c’est sûr. » Même leur Dr Mort personnel à Columbia n’y pouvait pas grand-chose. 6 Adversaires Le 747-400 se posa en douceur sur la piste de Heathrow avec cinq minutes d’avance, à douze heures cinquante-cinq. Comme la plupart des passagers, Mohammed avait hâte de descendre du Bœing gros-porteur. Il passa le contrôle des passeports, sourit poliment, fit un détour par les toilettes et, se sentant redevenu à peu près humain, il se dirigea vers le salon d’embarquement d’Air France pour son vol en correspondance vers Nice. Il lui restait une heure et demie avant l’heure du départ et encore le même temps jusqu’à sa destination. Dans le taxi, il fit la preuve d’un français qu’on pourrait apprendre dans une université britannique. Le chauffeur ne le reprit que deux fois, et lorsqu’il s’inscrivit à l’hôtel, il remit son passeport britannique – à contrecœur, mais ce passeport était un document officiel qu’il avait utilisé bien des fois. Le code-barre qui se trouvait au revers de la couverture des nouveaux le préoccupait. Le sien n’en était pas doté mais quand il lui faudrait le renouveler d’ici deux ans, il devrait alors se soucier des risques de pistage informatique où qu’il se trouve. Enfin, d’un autre côté, il disposait de trois identités britanniques blindées et il lui suffisait d’avoir les trois passeports correspondants, tout en restant le plus discret possible pour éviter qu’un policier britannique ne vérifie d’un peu trop près lesdites identités. Aucune couverture ne résistait bien longtemps à une enquête, même superficielle, encore moins à une enquête approfondie, et ce code-barre pouvait signifier qu’un jour l’agent d’immigration verrait un clignotant s’afficher sur son tableau, signal suivi de l’apparition d’un ou deux policiers en uniforme. Les infidèles rendaient la vie difficile aux croyants, mais enfin, c’était l’habitude des infidèles. L’hôtel n’était pas climatisé, mais on pouvait ouvrir les fenêtres et la brise de mer était agréable. Mohammed brancha l’ordinateur et connecta le modem. Puis le lit le tenta et il céda à son appel. Il avait beau voyager beaucoup, il n’avait jamais pu se faire au décalage horaire. Les deux prochains jours, il allait vivre de cigarettes et de café jusqu’à ce que son horloge biologique décide de se recaler. Il consulta sa montre. L’homme avec qui il avait rendez-vous ne serait pas là avant quatre heures, ce qui, estima Mohammed, lui convenait parfaitement. Il dînerait quand son corps serait réglé sur le petit déjeuner. Cigarettes et café. C’était l’heure du petit déjeuner en Colombie. Pablo et Ernesto en préféraient la version anglo-américaine, avec bacon ou jambon et œufs, arrosée de l’excellent café local. « Bon, est-ce qu’on coopère avec ce brigand coiffé d’une serviette à carreaux ? demanda Ernesto. – Je ne vois pas ce qui s’y oppose, répondit Pablo en ajoutant du lait dans sa tasse. On ramassera un gros paquet de fric, et le chaos que ça créera chez les Yankees servira nos intérêts à merveille. Cela contraindra les douaniers à rechercher des individus plutôt que des caisses ou des conteneurs, et cela ne nous fera aucun mal, directement ou indirectement. – Et si jamais l’un de ces islamistes est capturé vivant et amené à parler ? – Parler de quoi ? Qui vont-ils rencontrer, en dehors de quelques coyotes mexicains ? rétorqua Pablo. – Si, admit Ernesto. Tu dois me prendre pour une vieille femme apeurée. – Jefe, le dernier qui a pensé une chose pareille est mort depuis longtemps. » Ce qui lui valut un grognement accompagné d’un sourire torve. « Oui, c’est vrai, mais seul un imbécile oublie toute prudence quand il est traqué par les forces de police de deux nations. – Bon, alors, jefe, on leur en donne d’autres à traquer, oui ou non ? » C’était un jeu potentiellement dangereux dans lequel ils s’apprêtaient à entrer, se dit Ernesto. Oui, il avait conclu un accord de circonstance, mais il coopérait moins avec eux qu’il ne les exploitait, en créant ainsi des hommes de paille qu’il donnait à poursuivre aux Américains, à poursuivre et à tuer. Mais ces fanatiques ne voyaient pas d’objection à se faire tuer, pas vrai ? Ils recherchaient la mort. De sorte que, en se servant d’eux, il leur rendait bel et bien service, non ? Il pouvait même – en redoublant de prudence – les trahir auprès des Yankees sans avoir à encourir leur ire. Et de toute façon, comment ces hommes pourraient-ils lui causer du tort ? Sur son terrain ? Ici en Colombie ? Peu probable. Non pas qu’il envisage de les trahir mais, à supposer qu’il le fasse, comment pourraient-ils le découvrir ? Si leurs services de renseignements étaient si bons que ça, ils n’auraient pas besoin de son aide. Et si le gouvernement yankee et son propre gouvernement n’avaient pas réussi à le capturer ici, en Colombie, comment le pourraient-ils, eux ? « Pablo, comment comptes-tu au juste communiquer avec ce type ? – Par ordinateur. Il a plusieurs adresses électroniques, toutes chez des fournisseurs d’accès européens. – Très bien. Alors dis-lui que oui, que le Conseil a donné son accord. » Peu de gens savaient qu’Ernesto était le Conseil à lui seul. « Muy bien, jefe. » Et Pablo se tourna vers son ordinateur. Le message était parti en moins d’une minute. Pablo s’y connaissait en informatique. Comme la majorité des criminels et des terroristes internationaux. C’était dans la troisième ligne du message reçu : « Et, Juan, Maria est enceinte. Elle porte des jumeaux. » Mohammed et Pablo possédaient les meilleurs logiciels de cryptage disponibles – des programmes qui, au dire du vendeur, étaient impossibles à craquer. Mais ça, Mohammed y croyait autant qu’au Père Noël. Toutes ces compagnies étaient établies en Occident, et devaient allégeance à leur terre natale et à aucune autre. Qui plus est, utiliser de tels programmes ne servait qu’à faire repérer ses courriers électroniques par les logiciels de surveillance que pouvaient utiliser la NSA, le GCHQ britannique – c’est-à-dire le Government Communications Headquarters, ou la DGSE française. Sans compter tous les services de renseignements inconnus qui peuvent intercepter, légalement ou non, les communications internationales, et dont aucun ne les portait dans leur cœur, lui et ses collègues. Le Mossad israélien serait sans doute prêt à payer gros pour avoir sa tête au sommet d’une pique, même s’il ignorait – et ne saurait jamais – son rôle dans l’élimination de David Greengold. Pablo et lui étaient donc convenus d’un code, des phrases innocentes qui pouvaient dire n’importe quoi, à transmettre partout sur la planète à des prête-noms qui se chargeraient de les retransmettre. Leurs comptes de courrier électronique étaient payés à l’aide de cartes de crédit anonymes, et ils étaient hébergés chez des fournisseurs d’accès européens connus et reconnus. À sa manière, internet était aussi efficace que les lois helvétiques sur le secret bancaire. Et trop de messages électroniques transitaient chaque jour pour que quiconque puisse les filtrer tous, même avec l’aide d’ordinateurs. Tant qu’il n’utilisait pas un de ces mots clés aisément prévisibles, ses messages resteraient sûrs, estimait Mohammed. Donc, les Colombiens étaient prêts à coopérer -Maria était enceinte. Et elle allait avoir des jumeaux : l’opération pouvait commencer tout de suite. Il en informerait son hôte dès ce soir au dîner et le processus pourrait s’enclencher aussitôt. La nouvelle valait même un ou deux verres de vin, en prévision de la miséricordieuse clémence d’Allah. Le problème avec la course matinale était qu’elle était encore plus ennuyeuse que la page société d’un quotidien de l’Arkansas – mais on ne pouvait pas y couper et chacun des deux frères en profitait pour penser… surtout à l’ennui profond qu’elle engendrait. Elle ne prenait qu’une demi-heure. Dominic avait songé à s’acheter un petit poste de radio portatif mais il ne l’avait jamais fait. Il n’arrivait pas à penser à de tels détails lorsqu’il était au centre commercial. Et son frère devait sans doute apprécier ce genre de connerie. Être dans les marines, ça devait pas vous arranger. Puis vint le petit déjeuner. « Alors, les gars, bien réveillés ? dit Pete Alexander. – Comment ça se fait que vous ne venez pas vous payer une petite suée matinale ? » lança Brian. Les marines avaient quantité d’histoires sur les forces spéciales, aucune vraiment flatteuse et quelques-unes fort désobligeantes. « Il y a certains avantages à vieillir, répondit l’officier instructeur. L’un d’eux est de se ménager les genoux. – D’accord. Quel est le sujet de la leçon d’aujourd’hui ? » Bougre de paresseux, s’abstint d’ajouter le capitaine. « Quand va-t-on recevoir ces fameux ordinateurs ? – Très bientôt. – Vous dites que la sécurité du cryptage est "plutôt bonne", intervint Dominic. Ça veut dire quoi ? – La NSA peut le craquer, s’ils y consacrent une semaine de temps-machine et recourent à la force brute. Ils peuvent en fait craquer n’importe quoi, si on leur donne le temps. Pour la plupart des systèmes commerciaux, c’est déjà fait. Ils ont un accord avec la plupart des programmeurs, expliqua-t-il. Et ces derniers jouent le jeu… en échange de certains algorithmes de la NSA. D’autres pays en sont également capables, mais il faut une bonne expertise pour parfaitement appréhender la cryptologie, or peu de gens ont les ressources ou le temps pour acquérir celle-ci. Bref, un logiciel du commerce peut compliquer la tâche, mais pas tant que ça à partir du moment où l’on détient le code-source. C’est pourquoi nos adversaires essaient de se transmettre les messages de vive voix lors de face-à-face, ou bien utilisent des codes plutôt que des chiffres, mais comme tout cela fait perdre beaucoup de temps, ils y renoncent progressivement. Quand ils ont du matériel urgent à transférer, on peut souvent craquer leurs communications. – Combien de messages transitent sur le Net ? » interrogea Dominic. Alexander poussa un soupir. « C’est là que ça se complique. Plusieurs milliards chaque jour, et les programmes dont nous disposons pour les balayer ne sont pas encore assez performants. Sans doute ne le seront-ils jamais. Le truc est d’identifier l’adresse du destinataire et de se caler dessus. Ça prend du temps mais la plupart de ces gars ne se donnent pas la peine de vérifier leur façon de se connecter au réseau – sans compter qu’il est toujours compliqué de gérer toute une tripotée d’identités différentes. Ces types ne sont pas des surhommes, et ils n’ont pas des micropuces câblées dans le cerveau. Aussi, quand on a l’occasion de récupérer l’ordinateur d’un de ces salopards, la première chose que l’on fait, c’est d’imprimer son carnet d’adresses-. C’est un vrai filon. Même s’il leur arrive parfois de transmettre du charabia qui peut parfois obliger Fort Meade à passer des heures – si ce n’est des jours – à essayer de craquer un message qui n’était rien censé dire. Les pros faisaient ça dans le temps en envoyant des noms tirés de l’annuaire téléphonique de Riga. C’est du charabia dans toutes les langues sauf le letton. Non, le plus gros problème, c’est les linguistes. Nous n’avons pas assez d’arabophones. C’est un sujet sur lequel ils planchent à Monterey et dans quelques autres universités. On a dorénavant pas mal d’étudiants arabes dans notre personnel. Pas au Campus, toutefois. Le bon point pour nous, c’est que nous récupérons les traductions de la NSA. On n’a donc pas besoin de grand-chose côté linguistique. – Bref, nous ne sommes pas ici pour faire de la collecte de renseignements, n’est-ce pas ? » demanda Brian. Pour sa part, Dominic avait déjà deviné de quoi il retournait. « Non. Si vous pouvez récupérer quelque chose, tant mieux, on trouvera toujours moyen d’en faire bon usage, mais notre boulot est d’agir à partir du renseignement, pas d’en accumuler. – OK. On en revient donc à la question initiale, observa Dominic. Quelle est la mission ? – À votre avis ? fit Alexander. – Je pense à un truc qui n’aurait pas trop plu à M. Hoover. – Exact. C’était un sale fils de pute, mais il était à cheval sur les droits civiques. Pas nous, au Campus. – Continuez, suggéra Brian. – Notre boulot est d’agir à partir des informations fournies par le renseignement. Agir de manière décisive. – N’est-ce pas le terme pour "action exécutoire" ? – Seulement dans les films, répondit Alexander. – Pourquoi nous ? intervint Dominic. – Écoutez, le fait est que la CIA est un organisme gouvernemental. Beaucoup de chefs et pas assez d’Indiens. Combien de services gouvernementaux encouragent les gens à se mouiller ? demanda-t-il. Même si vous réussissez votre coup, les avocats et les comptables vont venir vous harceler jusqu’à plus soif. Donc, si quelqu’un veut se sortir de cette nasse, l’autorisation doit venir de tout en haut, du sommet de la chaîne de commandement. Graduellement – enfin, pas si graduellement que ça -, les décisions remontent jusqu’au Grand Manitou, dans l’Aile Ouest. Et il n’y a pas beaucoup de présidents qui ont envie que cette feuille de papier se retrouve dans leurs archives personnelles, où un historien quelconque est susceptible de la retrouver et de la publier. Alors, on se passe de ce genre d’inconvénient. – Et il n’y a pas des masses de problèmes qui ne peuvent pas être résolus par une seule balle de. 45 tirée au bon endroit au bon moment », conclut en bon marine le jeune Brian. Pete acquiesça derechef : « Exact. – Bref, on parle là d’assassinat politique ? Ce pourrait être dangereux, observa Dominic. – Non, il y a trop de ramifications politiques. Ce genre de pratique ne s’est plus produit depuis des siècles, et pas si souvent que ça, du reste. Toutefois, il est un certain nombre d’individus qu’on aurait tout intérêt à voir rejoindre leur Dieu au plus vite. Et parfois, c’est à nous d’arranger le rendez-vous. – Merde. » C’était Dominic. « Attendez une minute ? Qui donne l’autorisation ? demanda le commandant Caruso. – Nous. – Pas le président ? » Signe de dénégation. « Non. Comme j’ai déjà dit, il n’y a pas beaucoup de présidents qui auraient les couilles d’approuver un tel ordre. Ils s’inquiètent bien trop de leur image dans les journaux. – Mais la loi, là-dedans ? s’enquit, de manière prévisible l’agent Caruso. – La loi – et je cite l’un de vous, parce que la phrase m’a plu -, c’est qu’on ne va pas botter le cul du tigre sans s’attendre à lui voir montrer les dents. Eh bien, les gars, les dents, c’est vous. – Rien que nous ? demanda Brian. – Non, pas que vous, mais les autres, vous n’avez pas à savoir qui ils sont. – Merde… » Brian se carra dans son siège. « Qui a fondé cet endroit… je veux dire, le Campus ? – Quelqu’un d’important. Son autorisation n’a aucune existence officielle. Le Campus n’a pas le moindre lien avec le gouvernement. Pas le moindre, souligna Alexander. – Donc, techniquement, on est seuls responsables des gens qu’on abat ? – Pas vraiment abattre. Nous avons d’autres méthodes. Vous n’aurez sans doute pas souvent à user d’armes à feu. Elles sont trop délicates à transporter, avec la sécurité dans les aéroports, tout ça. – Aller sur le terrain sans biscuits ? s’étonna Dominic. Pas de couverture du tout ? – Vous aurez une couverture solide, mais aucune protection diplomatique. Vous serez livrés à vous-mêmes. Aucun service de renseignements étranger ne pourra vous retrouver. Le Campus n’existe pas. Il n’est pas inscrit au budget fédéral, même pas dans la caisse noire. De sorte que personne ne peut faire le lien avec nous par l’argent. C’est ainsi qu’on procède, bien sûr. C’est une de nos façons de repérer les gens. Votre couverture sera celle de financiers internationaux, dans le secteur bancaire, les investissements. Vous recevrez une formation sur le domaine, sa terminologie, qui vous suffira à tenir une conversation en avion, par exemple. Ces personnages ne sont guère loquaces sur leur activité, histoire de garder le secret sur leurs affaires. Donc, si vous n’êtes pas très bavard, cela n’aura rien d’incongru. – Le coup de l’agent secret, dit calmement Brian. – Nous sélectionnons des gens qui ont les pieds sur terre, qui sont ambitieux et indépendants, et qui ne s’évanouissent pas à la vue du sang. L’un et l’autre, vous avez tué pour de bon. Dans les deux cas, vous vous êtes trouvés confrontés à l’inattendu et, l’un comme l’autre, vous avez géré la situation de manière efficace. Aucun n’a eu de regrets. Tel sera votre boulot. – Quelle protection aurons-nous ? demanda, encore une fois, l’agent du FBI. – Il y a une lettre de mise en liberté immédiate pour tous les deux. – Mon cul, oui, objecta Dominic. Ça n’existe pas. – Une grâce présidentielle signée en blanc, explicita Alexander. – Putain… » Brian réfléchit une seconde. « C’était oncle Jack, n’est-ce pas ? – Je ne peux pas vous répondre, mais si vous le désirez, vous pourrez voir vos grâces avant de partir sur le terrain. » Alexander reposa sa tasse de café. « OK, messieurs. Vous aurez quelques jours pour digérer tout ça, mais ensuite vous devrez prendre votre décision. Ce n’est pas une mince chose que je vous demande. Ce ne sera pas un boulot marrant, il ne sera ni facile ni plaisant, mais ce sera un boulot qui servira les intérêts de votre patrie. Ce monde est dangereux. On doit se débarrasser de certains individus directement. – Et si on descend pas le bon type ? – Dominic, c’est bien sûr une possibilité, mais qui que soit la cible, je peux vous promettre que jamais on ne vous demandera de tuer le petit frère de mère Teresa. Nous prenons le plus grand soin dans le choix de la cible en question. Vous connaîtrez son identité ainsi que pourquoi et comment nous avons besoin de nous débarrasser de lui ou d’elle avant de vous envoyer sur le terrain. – Lui ou elle ? Tuer des femmes ? » demanda Brian. Cela ne faisait pas partie de l’éthique du marine. « Cela ne s’est jamais produit, pour autant que je sache, mais c’est une possibilité théorique. Donc, si vous en avez fini avec le petit déjeuner, je vous laisse le temps de réfléchir à tout ça. – Bon Dieu, fit Brian après qu’Alexander eut quitté la pièce. Qu’est-ce qu’on aura pour le déjeuner ? – Surpris ? – Pas complètement, Enzo, mais sa façon de nous dire ça… – Hé, frérot, combien de fois ne t’es-tu pas demandé pourquoi on ne pouvait pas se charger simplement de régler les affaires nous-mêmes ? – C’est toi le flic, Enzo. T’es le gars qu’est censé dire "Oh, merde", souviens-toi. – Ouais, mais cette fusillade en Alabama… eh bien, j’ai comme qui dirait quelque peu mordu sur la ligne, tu vois ? Pendant tout le trajet en voiture jusqu’à Washington, j’ai réfléchi à la façon dont j’expliquerais ça à Gus Werner. Mais il n’a même pas cillé. – Alors, t’en penses quoi ? – Aldo, j’ai envie d’en savoir plus. IL y a un proverbe qui dit : au Texas, il y a plus de types à tuer que de chevaux à voler. » Le renversement des rôles frappa quelque peu Brian. Après tout, c’était lui le marine va-t-en-guerre. Enzo était le gars formé à énoncer aux gens leurs droits constitutionnels avant de leur passer les menottes. Qu’ils soient l’un comme l’autre capables d’ôter une vie sans avoir de cauchemars par la suite était évident, mais là, ça allait un peu plus loin. C’était du meurtre avec préméditation. Brian allait en général sur le terrain avec sous ses ordres un tireur d’élite parfaitement entraîné, et il savait en outre que ce qu’ils faisaient était aux antipodes d’un meurtre. Mais porter un uniforme rendait les choses différentes. Cela conférait à l’acte une sorte de bénédiction. La cible était un ennemi et, sur le champ de bataille, c’était la tâche de chacun de veiller à sa propre vie ; s’il y échouait, eh bien, c’était sa faute, pas celle de l’homme qui le tuait. Mais là, ça allait beaucoup plus loin. Il s’agissait de traquer des individus dans l’intention délibérée de les tuer, et ça, ce n’était pas ce à quoi on l’avait formé et entraîné. Il serait habillé en civil – et tuer des gens en de telles circonstances faisait de lui un espion, pas un officier du corps des marines des États-Unis. Il y avait de l’honneur chez ces derniers mais bien peu chez les premiers, ou du moins c’est ce qu’il avait appris à penser. Le monde n’avait depuis longtemps plus de champ d’honneur, et la vie réelle n’était plus un duel où les hommes luttaient à armes égales sur un terrain dégagé à cet effet. Non, il avait été formé à organiser son action de manière à ne pas laisser la moindre chance à l’ennemi, car il avait des hommes sous ses ordres dont il avait juré de préserver la vie. Le combat avait ses règles. Des règles dures, certes, mais des règles malgré tout. Là, on lui demandait de mettre ces règles de côté et de devenir… quoi ? Un tueur à gages ? Les dents de quelque fauve métaphorique ? Le vengeur masqué de quelque vieux film muet ? Ça ne collait pas du tout avec son image policée du monde réel. Quand on l’avait envoyé en Afghanistan, il ne s’était pas… quoi ? Il ne s’était pas déguisé en mendiant dans les rues. D’abord, il n’y avait même pas de rues dans ces putains de montagnes. Ça avait plutôt ressemblé à quelque gigantesque safari, mais où le gibier aurait disposé d’armes lui aussi. Il y avait de l’honneur dans une telle chasse et, pour prix de ses efforts, il avait reçu l’approbation de son pays : une médaille militaire pour sa bravoure, qu’il pouvait ou non exhiber. L’un dans l’autre, ça faisait pas mal de sujets de réflexion à digérer avec sa seconde tasse de café matinal. « Bon Dieu, Enzo, lâcha-t-il dans un souffle. – Brian, tu sais quel est le rêve de tout flic ? demanda Dominic. – D’enfreindre la loi et de s’en tirer impunément ? » Dominic hocha la tête. « J’ai eu cette discussion avec Gus Werner. Non, pas d’enfreindre la loi, mais juste une fois, une seule, d’être la loi. D’être le Glaive vengeur de Dieu, c’était son expression – pour frapper le coupable sans être entravé par les avocats et toutes ces conneries, de voir la justice rendue par soi et soi seul. Cela ne se produit pas très souvent, dit-on, mais tu vois, j’ai eu à le faire là-bas en Alabama, et c’était vachement agréable. Faut juste être sûr de descendre le bon type. – Et comment peux-tu en être sûr ? demanda Aldo. – Si tu ne l’es pas, tu te retires de la mission. Ils ne peuvent pas non plus te pendre pour ne pas avoir commis de meurtre, frérot. – Donc, c’est un meurtre ? – Non, si le gars l’a vu venir, ça n’en est pas un. » C’était un point de vue d’esthète, mais qui était important pour quelqu’un qui avait déjà commis un meurtre sous le parapluie de la loi et n’en avait pas eu de cauchemars par la suite. « Immédiatement ? – Oui. De combien d’hommes disposons-nous déjà ? demanda Mohammed. – Seize. – Ah. » Mohammed but une gorgée de vin de Loire. Son hôte se contentait d’un Perrier-citron. « Leurs capacités linguistiques ? – Suffisantes, je pense. – Excellent. Dis-leur de faire leurs préparatifs. On les enverra en avion au Mexique. Là-bas, ils feront connaissance avec nos nouveaux amis et se rendront en Amérique. Et une fois sur place, ils pourront accomplir leur travail. – Inch’Allah, observa son interlocuteur. – Oui, à la grâce de Dieu », dit Mohammed, en anglais, pour rappeler à son hôte la langue qu’il convenait d’utiliser. Ils étaient à la terrasse d’un restaurant sur les quais, sans voisin à proximité. Les deux hommes parlaient normalement. Deux clients bien habillés partageant un dîner entre amis, rien de conspirateur dans leur attitude. Cela requérait une certaine dose de concentration, car tous leurs actes avaient tendance à entraîner naturellement un petit côté conspirateur. Mais l’un et l’autre étaient habitués à ce genre de rencontre. « Alors, ça t’a fait quoi de tuer ce juif à Rome ? – Un immense plaisir, Ibrahim, de sentir son corps devenir inerte alors que je lui sectionnais la moelle épinière, et puis de voir cet air surpris se peindre sur son visage. » Ibrahim eut un large sourire. Ce n’était pas tous les jours qu’ils avaient l’occasion de tuer un agent du Mossad, encore moins un chef d’antenne. Les Israéliens resteraient toujours leurs ennemis les plus détestés, sinon les plus dangereux. « Dieu était avec nous ce jour-là. » La mission Greengold avait été une vraie récréation pour Mohammed. Elle n’avait même pas été strictement nécessaire. Organiser le rendez-vous et fourguer à l’Israélien des informations juteuses avait été… le pied. Rien de bien difficile, du reste. Même si la chose ne risquait pas d’être rééditée de sitôt. Le Mossad ne laisserait plus désormais ses agents faire quoi que ce soit sans un surcroît de surveillance. Ils n’étaient pas idiots, et ils apprenaient de leurs erreurs. Mais tuer un tigre apportait des satisfactions. Dommage qu’il n’ait pas eu de fourrure. Mais où l’aurait-il accrochée ? Il n’avait plus de domicile fixe, juste une collection de planques plus ou moins sûres. Enfin, on ne pouvait pas s’inquiéter de tout. Sinon, on ne ferait jamais rien. Mohammed et ses collègues ne redoutaient pas la mort, juste l’échec. Et ils n’avaient pas l’intention d’échouer. « J’ai besoin d’avoir les plans de la rencontre et ainsi de suite. Je peux m’occuper du voyage. Nos nouveaux amis fourniront-ils des armes ? » Un signe d’acquiescement. « C’est prévu. – Et comment nos guerriers entreront-ils en Amérique ? – C’est à nos amis de s’en charger. Mais tu enverras d’abord un groupe de trois, pour t’assurer que les dispositions prises sont suffisamment sûres. – Bien entendu. » Tous deux connaissaient les procédures de sécurité. Ils avaient reçu suffisamment de leçons, pas toutes agréables. Des membres de son organisation peuplaient bien des prisons de par le monde, ceux qui avaient eu la malchance d’échapper à la mort. C’était un problème, un que son organisation n’avait pas été capable de régler. Mourir en mission, c’était noble et courageux. Se faire prendre par un policier comme un banal criminel était ignoble et humiliant, mais, quelque part, ses hommes trouvaient préférable de mourir sans accomplir une mission. Et les prisons occidentales n’étaient pas si terribles pour bon nombre de ses collègues. On y était certes bouclé derrière des barreaux, mais au moins y était-on nourri régulièrement et les nations occidentales respectaient leurs interdits alimentaires. Ces nations étaient si faibles et stupides vis-à-vis de leurs ennemis… elles témoignaient de la pitié à ceux qui ne leur en témoignaient aucune en retour. Mais ce n’était pas la faute de Mohammed. « Bigre », dit Jack. C’était son premier jour du côté « obscur » de la maison. Sa formation à la haute finance s’était déroulée rapidement, conséquence de son éducation. Son grand-père Muller s’était révélé un bon pédagogue lors de ses rares visites au domicile familial. Lui et le père de Jack se montraient polis l’un envers l’autre, mais pépé Joe avait toujours estimé que les vrais hommes travaillaient dans le milieu de la finance, et pas dans le monde pourri de la politique -même s’il devait admettre, bien entendu, que son gendre s’était pas mal débrouillé à Washington. Mais l’argent qu’il aurait pu gagner à Wall Street… pourquoi un homme sensé cracherait-il dessus ? Muller n’avait jamais dit ça à Jack Junior, bien sûr, mais son opinion était implicite. Toujours est-il que Jack aurait pu obtenir un poste de stagiaire dans n’importe laquelle des grandes maisons de bourse et sans doute à partir de là grimper assez vite. Mais ce qui lui importait désormais était qu’il avait dépassé le côté financier du Campus et se retrouvait à présent au service action – ce n’était pas son nom réel, mais c’était ainsi que l’appelaient ses membres. « Elles sont donc si bonnes ? – Quoi donc, Jack ? – Les interceptions de la NSA. » Il tendit la feuille. Tony Wills la lut. L’interception avait identifié un associé connu de terroristes – quelles fonctions au juste il avait remplies, on l’ignorait encore, mais il avait été identifié de manière positive par des analyses d’empreinte vocale. « C’est grâce aux téléphones numériques. Ils émettent un signal extrêmement propre, qui facilite l’identification vocale par ordinateur. Je vois qu’ils n’ont pas encore identifié l’autre type. » Wills rendit la feuille. La nature de la conversation était anodine, à tel point qu’on pouvait se demander pourquoi le coup de fil avait été donné. Mais des gens adoraient bavarder au téléphone. Et peut-être qu’ils s’entretenaient en langage codé, discutant de guerre biologique ou d’une campagne d’attentats à la bombe à Jérusalem. Peut-être. Plus probablement, ils ne faisaient que passer le temps. Le temps, ce n’était pas ce qui manquait en Arabie Saoudite. Ce qui impressionnait Jack, c’est que l’appel avait été intercepté et lu en temps réel. « Enfin, vous savez comment fonctionnent les téléphones numériques, n’est-ce pas ? Ils émettent toujours un signal je suis ici à destination de la cellule locale, et chaque appareil possède un code d’adressage unique. Une fois que nous avons identifié ce code, il suffit d’écouter quand le téléphone sonne, ou quand le possesseur de l’appareil passe un appel. De même, nous pouvons identifier le numéro et le combiné du destinataire. Le plus dur est d’obtenir d’abord l’identité. Maintenant qu’ils l’ont récupérée, ça leur fait un numéro de plus à surveiller par ordinateur. – Ils suivent la trace de combien d’appareils ? s’enquit Jack. – Juste un peu plus de cent mille, et c’est rien qu’en Asie du Sud-Ouest. Presque tous sont des fausses pistes, à l’exception des un sur mille qui comptent… et parfois ils peuvent donner des résultats concrets. – Donc, pour repérer et stocker un appel, un ordinateur écoute et relève les mots clés sensibles ? – Les mots et les noms. Hélas, il y a tant de Mohammed par là-bas – c’est le prénom le plus répandu sur la planète. Aussi beaucoup recourent-ils à leurs patronymes ou à des surnoms. L’autre problème est qu’il y a un énorme marché de téléphones clonés -ils sont clonés en Europe, surtout à Londres, où la plupart des constructeurs de téléphones font fabriquer leur logiciel international. Ou bien un gars peut posséder six ou sept téléphones et les utiliser une seule fois chacun, avant de s’en débarrasser. Ils ne sont pas idiots. Ils peuvent cependant se montrer trop confiants. Certains finissent par nous raconter un tas de trucs et, à l’occasion, ça peut se révéler utile. Tout va dans le gros registre de la NSA/CIA auquel nous avons accès sur nos terminaux. – D’accord, et qui est ce type ? – Son nom est Ouda ben Sali. Famille fortunée, ami proche du roi. Le papa est un banquier saoudien très important. Il a onze fils et neuf filles. Quatre épouses, un homme d’une belle vigueur. Pas un mauvais bougre, paraît-il, mais un peu trop généreux avec ses enfants. Il leur donne de l’argent au lieu de leur donner de l’attention, comme un magnat d’Hollywood. Notre ami Ouda a eu la révélation d’Allah sur la fin de l’adolescence, et il se situe à l’extrême droite de la branche wahhabite de l’islam sunnite. Il ne nous aime pas beaucoup. C’est lui que nous surveillons. Il pourrait être la porte d’accès à leurs arrangements bancaires. Son dossier à la CIA présente une photo. Vingt-sept ans, un mètre soixante-quinze, carrure mince, barbe bien taillée. Se rend souvent à Londres en avion. Aime les femmes aux charmes tarifés. Pas encore marié. C’est inhabituel mais s’il est homo, il le cache bien. Les Rosbifs ont fourré des filles dans son lit. Elles rapportent qu’il est vigoureux, à peu près comme ce qu’on pourrait imaginer d’un homme de son âge, et plutôt inventif. – Drôle de boulot pour une espionne, observa Jack. – Des tas de services font régulièrement appel aux prostituées, expliqua Wills. Elles aiment bien parler, et pourvu qu’on les paie grassement, elles sont prêtes à faire à peu près n’importe quoi. Ouda aime le poulet dans le panier. Jamais essayé. C’est une spécialité asiatique. Vous savez comment appeler son dossier ? – Personne ne m’a appris. – OK. » Wills fit pivoter son fauteuil tournant et vint lui faire la démonstration. « Voici l’index général. Votre code d’accès est sudouest91. » Junior tapa soigneusement le mot de passe et le dossier apparut sous la forme d’un fichier Acrobat. La première photo provenait sans doute de son passeport, suivie de six autres, de format… moins réglementaire. Jack Junior réussit à ne pas rougir. Il avait feuilleté Playboy quand il était ado – le magazine circulait même dans les écoles catholiques. Wills poursuivit la leçon du jour. « Vous pouvez apprendre quantité de choses de la façon dont un gars s’y prend avec les femmes. Langley a un psy qui analyse tout ça en détail. C’est probablement dans une des annexes du dossier. À Langley, on appelle ça les infos "Putes et couilles". Le toubib s’appelle Stefan Pizniak. Prof à la fac de médecine de Harvard. Si mes souvenirs sont bons, il dit que ce garçon est normal dans ses pulsions, compte tenu de son âge, de ses liquidités et de son milieu social. Vous le constaterez, il traîne beaucoup avec les banquiers londoniens, comme un débutant qui apprend le métier. On le dit intelligent, affable et élégant. Prudent et précautionneux dans sa gestion. Il ne boit pas. Donc, il est plus ou moins religieux. Ne s’en vante pas, ne fait pas la leçon aux autres, mais il vit en accord avec les grands préceptes de sa religion. – Qu’est-ce qui en fait un ennemi ? demanda Jack. – Il parle beaucoup avec des individus connus de nos services. On ignore toutefois qui il fréquente chez les Saoudiens. On ne l’a jamais placé sous surveillance sur ses propres terres. Même les Rosbifs ne l’ont pas fait, alors qu’ils ont bien plus de moyens sur place. La CIA n’en a guère et son rôle n’est pas assez important pour mériter une attention plus soutenue. Enfin, c’est ce qu’ils pensent. Dommage. Son père est censé être du bon côté. Ça lui brisera le cœur de découvrir que son fiston traîne dans son propre pays avec des personnages peu recommandables. » Ces informations données, Wills regagna son poste de travail. Junior examina le visage sur l’écran d’ordinateur. Sa mère était douée pour analyser les gens d’un simple regard, mais c’était un don qu’elle ne lui avait pas transmis. Jack avait du mal à deviner les femmes -comme du reste la plupart des hommes sur la planète, songea-t-il en guise de consolation. Il continua d’examiner le visage, cherchant à lire dans ses pensées à dix mille kilomètres de distance – le visage d’un homme qui parlait une autre langue et adhérait à une autre religion. Quelles pensées y avait-il derrière ces yeux ? Son père, il le savait, aimait bien les Saoudiens. Il était particulièrement proche du prince Ali ben Sultan, un noble et un personnage éminent du gouvernement. Le jeune Jack l’avait rencontré, mais fugitivement. La barbe, le sens de l’humour étaient les seuls souvenirs qui lui restaient. Jack Senior était intimement convaincu que tous les hommes étaient foncièrement les mêmes, et il avait transmis cette opinion à son fils. Mais dans le même temps, cela signifiait que, s’il y avait des gens mauvais en Amérique, il y en avait également ailleurs, et son pays avait récemment connu la dure leçon de cette triste réalité. Hélas, l’actuel président en exercice n’avait pas encore trouvé le moyen d’y remédier. Junior poursuivit sa lecture du dossier. C’est donc ainsi que tout avait commencé au Campus. Il travaillait sur un cas – enfin, un drôle de numéro, celui-là. Ouda ben Sali se destinait à être banquier international. Et sans aucun doute, il brassait de l’argent. Celui de son père ? Jack s’interrogea. Si oui, le papa avait une sacrée fortune. Il jouait avec toutes les grosses banques londoniennes – Londres demeurait la capitale financière internationale. Jack n’aurait jamais imaginé que la NSA disposait des moyens de craquer ce genre de choses. Cent millions par-ci, cent millions par-là, on en arrivait vite à des sommes conséquentes. Sali travaillait dans la gestion patrimoniale, ce qui impliquait moins de faire fructifier les fonds qu’on lui avait confiés que de s’assurer que la cassette avait un bon verrou. Il y avait soixante et onze comptes annexes, dont soixante-trois étaient apparemment identifiés par leur banque, avec leur numéro et leur code d’accès. Filles ? Politique ? Sport ? Gestion financière ? Voitures ? Pétrole ? De quoi parlait le riche prince héritier saoudien ? C’était le grand blanc dans son dossier. Pourquoi les Rosbifs ne l’avaient-ils pas mis sur écoute ? Ses dialogues avec les putes n’avaient pas révélé grand-chose, sinon qu’il avait le pourboire facile pour les filles qui lui avaient particulièrement donné du bon temps dans sa résidence de Berkeley Square… un quartier chic de la ville, nota Jack. L’homme se déplaçait surtout en taxi. Il avait bien une voiture – un cabriolet Aston-Martin noir, s’il vous plaît – mais il ne le conduisait pas beaucoup, selon les renseignements des Britanniques. Pas non plus de chauffeur. Il se rendait très souvent à l’ambassade. L’un dans l’autre, c’était un paquet d’informations qui ne révélait pas grand-chose. Il en fit la remarque à Tony Wills. « Ouais, je sais, mais s’il retourne sa veste, vous pouvez être sûr qu’il y a deux ou trois choses là-dedans qui auraient dû vous sauter aux yeux. C’est le problème avec ce foutu métier. Et souvenez-vous, nous examinons des "prises". Un pauvre gars a déjà dû se carrer les données et les distiller pour arriver à ça. Quelle proportion au juste de faits significatifs s’est retrouvée perdue dans le processus ? Pas moyen de savoir, mon garçon, pas moyen. » C’est ce que faisait papa dans le temps, se remémora Junior. Tenter de trouver des diamants dans un seau de merde. Quelque part, il avait escompté que la tâche serait plus facile. Enfin, bon, ce qu’il avait à faire était donc de retrouver des mouvements de capitaux qui n’étaient pas facilement explicables. C’était ce qu’il y avait de pire comme travail d’analyse, et il ne pouvait même pas s’adresser au paternel pour lui demander conseil. Son père aurait sans doute flippé à mort en apprenant qu’il bossait ici. Maman ne serait pas non plus ravie. Quelle importance, au fond ? N’était-il pas un homme, à présent, capable de faire ce qu’il voulait de son existence ? Pas vraiment. Les parents avaient sur vous un pouvoir qui ne s’effaçait jamais. Il essaierait toujours de leur plaire, de leur montrer qu’ils l’avaient bien élevé et qu’il faisait ce qu’il fallait. Ou quelque chose dans le genre. Son père avait eu de la chance. Ses propres parents n’avaient jamais su tout ce qu’il avait dû faire. Est-ce qu’ils auraient apprécié ? Non, ils auraient sûrement été contrariés – furieux, oui – d’apprendre tous les risques qu’il avait courus dans sa vie. Et encore, ce n’était que les trucs que son fils connaissait. Il y avait quantité de blancs dans ses souvenirs, les moments où son père était absent du logis sans que sa mère lui explique pourquoi… et, résultat des courses, il se retrouvait ici, à faire sinon la même chose, du moins à coup sûr s’orienter dans cette direction. Enfin, son père avait toujours dit que le monde était un véritable asile de fous, et donc il était là, à essayer de savoir jusqu’à quel point. 7 Transit Cela commença au Liban, avec un vol pour Chypre. De là, un vol KLM pour Schipol, aux Pays-Bas, et de là enfin, vers Paris. En France, les seize hommes passèrent la nuit dans huit hôtels différents, prenant le temps de se promener dans les rues et de pratiquer leur anglais – on n’avait pas jugé utile de leur faire apprendre le français – et de se débrouiller au milieu d’une population locale qui aurait pu être plus serviable. Le bon point, purent-ils toutefois constater, était que certaines Françaises se décarcassaient pour parler un anglais décent et se montraient quant à elles des plus serviables. Contre de l’argent. Ils étaient ordinaires dans leur apparence : tous proches de la trentaine, rasés de près, taille moyenne, allure normale mais mieux habillés que la moyenne. Tous dissimulaient fort bien leur gêne, en évitant de jeter des regards appuyés mais furtifs à tous les flics qu’ils voyaient – tous savaient qu’il valait mieux ne pas attirer l’attention des hommes en uniforme de policier. La police française avait une réputation de minutie qui ne leur disait rien qui vaille. Les nouveaux visiteurs voyageaient munis pour l’instant de passeports qataris, relativement sûrs, mais même un passeport émis par les autorités françaises elles-mêmes n’était pas une protection contre une enquête directe. Aussi préféraient-ils rester discrets. Tous avaient reçu pour instruction de ne pas trop regarder autour d’eux, de rester polis et de faire l’effort de se montrer souriants avec les inconnus. Une chance pour eux, la saison touristique battait son plein et Paris était envahi de gens comme eux, dont beaucoup aussi parlaient très peu le français, au grand dam des Parisiens qui n’en étaient pas moins ravis de leur prendre leur argent. Le petit déjeuner du lendemain s’était conclu sans nouvelles révélations explosives, et il n’y en avait pas eu plus au déjeuner. Les jumeaux Caruso écoutèrent le cours donné par Pete Alexander en faisant de leur mieux pour ne pas s’assoupir, lesdites leçons leur apparaissant comme des évidences. « Ça vous paraît ennuyeux ? demanda Pete lors du déjeuner. – Ma foi, rien de bien renversant, répondit Brian au bout de quelques secondes. – Vous découvrirez qu’il en va autrement dans une ville étrangère, mettons dans l’allée d’un marché, alors que vous cherchez votre cible parmi une foule de plusieurs milliers de personnes. Le plus important est de demeurer invisible. On va bosser là-dessus cet après-midi. Vous avez une expérience du sujet, Dominic ? – Pas vraiment. Juste les bases. Ne pas regarder directement la cible. Utiliser des vêtements réversibles. Changer de cravate si on est dans un environnement qui exige ce genre d’accessoire vestimentaire. Et compter sur les autres pour assurer le relais. Mais nous n’aurons pas les mêmes renforts qu’au Bureau pour assurer une surveillance discrète, n’est-ce pas ? – Non, et de très loin. Donc, vous gardez vos distances jusqu’à ce que le moment soit venu d’intervenir. Là, vous vous rapprochez aussi vite que l’autorisent les circonstances… – Et on plombe le mec ? demanda Brian. – Toujours gêné aux entournures ? – Je n’ai pas encore donné ma démission, Pete. Disons que j’ai mes scrupules et restons-en là. » Alexander acquiesça. « Rien à redire. On préfère les gens qui savent réfléchir, et on sait que toute réflexion a son prix. – J’imagine que c’est ainsi qu’il faut voir les choses. Et si le gars qu’on est censé éliminer s’avère être clean ? demanda le marine. – Alors, vous décrochez et faites votre rapport. Il est en théorie possible qu’une mission soit erronée, mais pour autant que je sache, cela ne s’est encore jamais produit. – Jamais ? – Non, pas une seule fois, lui assura leur instructeur. – Les scores parfaits me rendent nerveux. – Nous nous efforçons d’être prudents. – Quelles sont les règles ? OK, peut-être qu’on n’a pas besoin de savoir – pour l’instant – qui nous envoie tuer quelqu’un, mais ce serait sympa de savoir quels sont les critères qui dictent l’arrêt de mort d’un pauvre bougre, vous voyez ? – Il s’agira d’un individu qui a, directement ou non, causé la mort de citoyens américains, ou qui est directement impliqué dans un plan visant à le faire dans l’avenir. On ne traque pas les gens qui chantent trop fort à l’église, ou qui sont en retard pour restituer leurs livres à la bibliothèque. – Vous parlez de terroristes, c’est ça ? – Ouai. – Pourquoi ne pas les arrêter, tout simplement ? objecta Brian. – Comme vous avez fait en Afghanistan ? – C’était différent, protesta le marine. – Comment cela ? demanda Pete. – Eh bien, pour une part, nous étions des combattants en uniforme opérant sur le terrain, sous les ordres d’une autorité de commandement légalement constituée. – Vous avez quand même pris des initiatives, exact ? – Les officiers sont censés faire usage de leurs méninges. Toutefois, le profil général de la mission provenait du sommet de la chaîne de commandement. – Et vous ne l’avez pas remis en question ? – Non. Sauf si les ordres sont absurdes, on n’est pas censé le faire. – Et dans tous les autres cas ? insista Pete. Si vous aviez une chance d’agir contre des individus qui envisagent une action extrêmement dévastatrice ? – C’est le rôle de la CIA et du FBI. – Mais quand ils ne peuvent pas accomplir le boulot, pour une raison quelconque, alors quoi ? Est-ce que vous laissez les malfaiteurs poursuivre leur plan pour vous occuper d’eux, seulement ensuite ? Cela peut s’avérer coûteux, lui dit Alexander. Notre boulot est de faire le nécessaire quand les méthodes classiques s’avèrent inopérantes. – Ça arrive souvent ? » C’était Dominic, qui cherchait à protéger son frère. « De plus en plus souvent. – Combien de cibles avez-vous déjà descendues ? » Brian, de nouveau. « Vous n’avez pas à le savoir. – Oh, là, ça me plaît, observa Dominic avec un sourire. – Patience, les garçons. Vous n’êtes pas encore admis dans le club, leur fit remarquer Pete, espérant qu’ils étaient assez intelligents pour ne pas soulever d’objection. – OK, Pete, admit Brian après un instant de réflexion. Nous vous avons donné tous les deux notre parole que ce que nous apprendrions ne sortirait pas d’ici. Bien. C’est juste que tuer des gens de sang-froid n’est pas exactement ce qu’on m’a entraîné à faire, vous voyez ? – Ce n’est pas censé vous ravir. Là-bas en Afghanistan, ça vous est déjà arrivé de descendre quelqu’un qui regardait ailleurs ? – Deux fois, reconnut Brian. Hé, mais le champ de bataille, ce n’est pas les Jeux olympiques, protesta-t-il sans grande conviction. – Ni le reste du monde, Aldo. » Le regard du marine disait : Là, tu m’as eu. « Ce monde est loin d’être parfait, les mecs. Si vous voulez le rendre ainsi, allez-y, mais on a déjà essayé. Moi, à votre place, j’opterais pour un truc plus peinard et surtout plus prévisible. Imaginez que quelqu’un ait réglé son compte à Hitler, mettons en 1934, ou à Lénine en 1915, en Suisse. Le monde aurait été meilleur, n’est-ce pas ? En tout cas différent. Mais ce n’est pas notre rôle. Nous ne nous livrerons pas à l’assassinat politique. Ce qu’on traque, c’est les petits requins qui tuent des innocents de telle façon qu’ils échappent aux procédures classiques. Ce n’est pas le meilleur système. Je le sais. On le sait tous. Mais c’est déjà ça, et on va voir si ça marche. Cela ne peut pas être pire que ce qu’on a déjà, pas vrai ? » Dominic n’avait pas quitté des yeux le visage de Pete durant cette tirade. Il venait de leur dire un truc qu’il n’avait peut-être pas eu l’intention de leur révéler. Le Campus n’avait pas encore de tueurs. Ils allaient être les premiers. On devait placer de gros espoirs sur eux. C’était une sacrée responsabilité. Mais c’était logique. Il était manifeste que l’enseignement d’Alexander n’était pas tiré de son expérience personnelle dans le monde réel. Un officier instructeur était censé être un individu qui était déjà allé au charbon. C’est pourquoi la plupart des instructeurs à l’école du FBI étaient des agents aguerris. Ils pouvaient vous dire comment ça faisait. Pete ne pouvait que leur dire ce qu’il fallait faire. Mais pourquoi, dans ce cas, les avaient-ils sélectionnés, Aldo et lui ? « Je vois ce que vous voulez dire, Pete, intervint Dominic. Je ne suis pas encore parti. – Moi non plus, indiqua Brian à son instructeur. Je veux juste savoir quelles sont les règles. » Pete ne leur dit pas qu’on les improvisait à mesure. Ils le découvriraient bien assez tôt. Tous les aéroports se ressemblent. Ayant reçu instruction de rester polis, ils récupérèrent leurs bagages, attendirent dans les bons salons, fumèrent leurs cigarettes aux endroits désignés et bouquinèrent les livres achetés aux kiosques idoines. Ou firent semblant. Tous n’avaient pas les capacités linguistiques qu’ils auraient voulues. Une fois en vol à l’altitude de croisière, ils mangèrent leur repas aérien, et la plupart firent la sieste aérienne. Presque tous étaient assis dans la section arrière du fuselage et chaque fois qu’ils bougeaient dans leur siège, ils se demandaient lequel de leurs voisins ils allaient retrouver d’ici quelques jours ou quelques semaines, selon le temps qu’il faudrait pour élaborer les détails de leur mission. Chacun espérait rencontrer bientôt Allah et recueillir les récompenses accompagnant un combat pour la Sainte Cause. Il advint aux plus intellectuels d’entre eux que même Mahomet, la bénédiction et la paix soient sur lui, restait limité dans ses capacités à décrire la nature du paradis. Il avait dû l’expliquer à des gens qui ignoraient tout des avions de ligne, des automobiles et des ordinateurs. Quelle était dans ce cas sa nature véritable ? Il devait être si parfaitement merveilleux qu’il défiait toute description, mais même ainsi, il restait un mystère à découvrir. Et ils allaient le découvrir. Il y avait une certaine excitation dans une telle idée, une sorte d’anticipation trop sublime pour être discutée avec ses collègues. Un mystère, mais infiniment désirable. Et si la conséquence était que d’autres devaient eux aussi rencontrer Allah, eh bien, cela aussi était écrit dans le Grand Livre du Destin. Pour l’heure, tous faisaient la sieste, dormant du sommeil du juste, le sommeil des saints martyrs encore à venir. Du lait, du miel et des jeunes vierges. Sali, découvrit Jack, était entouré d’un certain mystère. Le dossier de la CIA sur le gars avait même la longueur de son pénis consignée dans la section « Putes et couilles ». Les putes britanniques indiquaient que sa taille était dans la moyenne mais sa vigueur inaccoutumée. Et l’homme avait en outre le pourboire facile, ce qui plaisait à la sensibilité commerciale de ces dames. Mais, au contraire de la plupart de ses congénères, il ne parlait pas beaucoup de lui. Préférant plutôt discuter de la pluie et du froid londoniens, ou complimenter sa compagne du moment, ce qui flattait la vanité d’icelle. Le cadeau parfois d’un joli sac à main – un Vuitton la plupart du temps – plaisait tout particulièrement aux « régulières » dont deux rendaient compte à Thames House, le nouveau siège à la fois du Service secret et de la Sécurité britannique. Jack se demanda si elles étaient payées à la fois par Sali et le gouvernement de Sa Gracieuse Majesté, pour services rendus. Sans doute un marché intéressant pour les filles en question, même si Thames House ne leur payait sans doute pas de sacs et de chaussures. « Tony ? – Ouais, Jack ? » Wills leva les yeux de son poste de travail. « Comment savons-nous que Sali est un méchant ? – On n’en a pas la certitude. Pas tant qu’il ne fera pas quelque chose, ou qu’on n’aura pas intercepté une conversation entre lui et quelqu’un qu’on n’aime pas. – Donc, je me contente de le sonder ? – En effet. Tu vas souvent faire ça. Une idée déjà, sur le bonhomme ? – C’est un drôle d’obsédé. – Dur d’être à la fois riche et célibataire, au cas où t’aurais pas remarqué, Junior. » Jack plissa les paupières. Peut-être l’avait-il bien cherché. OK, mais c’est pas demain la veille que je paierai pour ça, et lui, il paie un paquet. « Quoi d’autre ? demanda Wills. – Il n’est pas très bavard. – Qu’est-ce que ça te suggère ? » Ryan se carra contre le dossier de son fauteuil pivotant pour réfléchir. Il ne parlait pas trop non plus à ses petites amies du moins, pas de son nouvel emploi. Sitôt que vous disiez « gestion financière », la plupart des femmes tendaient à piquer du nez – réaction d’autodéfense. Est-ce que cela signifiait quelque chose ? Peut-être Sali était-il simplement peu loquace. Peut-être était-il suffisamment sûr de lui pour ne pas éprouver le besoin d’impressionner ses conquêtes féminines avec autre chose que ses billets – il payait toujours en liquide, jamais par carte. Et pourquoi, d’ailleurs ? Pour empêcher sa famille d’être au courant ? Eh bien, Jack ne parlait pas non plus à ses parents de sa vie amoureuse. En fait, il ramenait rarement une fille sous le toit familial. Sa mère avait tendance à effaroucher les filles. Pas son père, curieusement. Le Dr Ryan renvoyait aux autres femmes une image de puissance, et alors que la plupart de celles-ci trouvaient la chose admirable, beaucoup la jugeaient dans le même temps diablement intimidante. Son père en revanche cachait son côté homme de pouvoir pour apparaître comme un brave nounours distingué, mince et grisonnant, aux hôtes de la famille. Plus que toute autre chose, son père adorait jouer au baseball avec son fils sur la pelouse dominant la baie de Cheseapeake, peut-être par nostalgie pour des temps plus simples. Pour ça, il avait Kyle. Le plus petit des Ryan était encore à l’école primaire, au stade où l’on pose encore furtivement des questions sur le Père Noël – mais uniquement quand papa et maman ne sont pas dans les parages. Il y avait probablement un môme dans sa classe prêt à raconter à tout le monde ce qu’il savait – il y en avait toujours un – et sa sœur aînée était désormais au courant, elle. Elle aimait toujours jouer avec ses poupées Barbie mais elle savait que papa et maman les achetaient au Toys’R’Us de Glen Burnie, et se déguisaient le soir du réveillon, un truc que papa adorait, même s’il faisait mine de râler. Quand on cessait de croire au Père Noël, le monde entamait sa putain de pente descendante… « Ça nous dit qu’il n’est pas du genre loquace. Pas grand-chose d’autre, dit Jack après un instant de réflexion. On n’est pas censés convertir les déductions en faits, n’est-ce pas ? – En effet. Des tas de gens pensent le contraire, mais ce n’est pas le cas ici. Les suppositions sont à l’origine de tous les plantages. Ce psy de Langley est spécialisé dans la broderie. Il est bon dans sa branche, mais tu dois apprendre à faire la distinction entre les spéculations et les faits. Bien, alors, parle-moi de M. Sali, commanda Wills. – Il est obsédé, et il ne parle pas beaucoup. Il est très prudent dans l’utilisation de l’argent familial. – Un détail qui le ferait passer pour un méchant ? – Non, aucun, mais il vaut le coup d’être surveillé à cause de son extrémisme religieux, même si "extrémisme" n’est pas le mot. Il manque un certain nombre d’éléments : il n’est pas vantard, il ne s’affiche pas comme le font généralement les jeunes gens fortunés de son âge. Qui a ouvert un dossier sur lui ? demanda Jack. – Les Britanniques. Un détail chez lui a titillé l’intérêt d’un de leurs chefs analystes. Là-dessus, Langley a jeté un rapide coup d’œil et ouvert à son tour une enquête. Puis il a été intercepté alors qu’il parlait avec un gars qui avait également un dossier à Langley -la conversation était anodine, mais elle avait eu lieu, expliqua Wills. Et tu sais, il est bien plus facile d’ouvrir un dossier que d’en refermer un. Son téléphone mobile est codé dans les ordinateurs de la NSA, de sorte qu’ils ont une fiche sur lui chaque fois qu’il s’en sert. J’ai épluché son dossier, moi aussi. Je pense que le bonhomme est digne d’intérêt – mais je ne saurais trop dire pourquoi. Dans ce métier, on apprend vite à se fier à son instinct, Jack. Aussi je te désigne comme l’expert maison sur ce gars-là. – Et je dois chercher comment il gère son argent… ? – C’est exact. Tu sais, il ne faut pas grand-chose pour financer une bande de terroristes – du moins, pas grand-chose à son échelle. Un million de dollars par an, c’est déjà beaucoup pour ces types. Ils vivent chichement et leurs frais d’entretien ne sont pas si élevés. Donc, tu es censé surveiller les marges. Il y a de bonnes chances qu’il essaie de planquer tout ce qu’il fait à l’ombre de ses grosses transactions. – Je ne suis pas un comptable », fit remarquer Jack. Son père avait décroché dans le temps son diplôme d’expert-comptable, mais il ne s’en était jamais servi, pas même pour remplir sa déclaration de revenus. Il avait un centre de gestion pour ça. « Tu sais faire du calcul ? – Ça, oui. – Eh bien, rajoutes-y du flair. » Oh, super, se dit John Patrick Ryan, Junior. Puis il se remémora que les véritables opérations de renseignement n’avaient pas grand-chose à voir avec on-descend-les-méchants-puis-on-saute-Ursula-Andress au générique de fin. Ça, c’était juste dans les films. Et là, on était dans le monde réel. « Notre ami est donc si pressé ? s’étonna Ernesto, pas peu surpris. – C’est ce qu’il semblerait. Les Yankees leur ont mené la vie dure, ces derniers temps. J’imagine qu’ils veulent rappeler à leurs ennemis qu’ils ont toujours des crocs. Une histoire d’honneur, peut-être », spécula Pablo. Son ami n’aurait aucune peine à le comprendre. « Alors, qu’est-ce qu’on fait, à présent ? – Dès qu’ils seront installés à Mexico, on prend les dispositions pour leur transfert en Amérique et, je présume, pour leur fournir des armes. – Des complications ? – Si les Yankees ont infiltré nos organisations, ils pourraient être prévenus, sans parler des bruits courant sur notre implication. Mais nous avons déjà envisagé cette hypothèse. » Ils l’avaient brièvement considérée, certes, se dit Ernesto, mais seulement de loin. Maintenant qu’ils étaient presque au pied du mur, il était peut-être temps d’approfondir la réflexion. Mais il ne pouvait pas négliger ce marché. Cela aussi, c’était à la fois une question d’honneur et de business. Ils préparaient une première expédition de cocaïne vers l’Union européenne. Le marché promettait d’être juteux. « Combien sont-ils à venir ? – Quatorze, m’a-t-il dit. Ils n’ont aucune arme. – Qu’est-ce qu’il leur faudra, à ton avis ? – Des petits automatiques devraient faire l’affaire, plus des pistolets, bien sûr, répondit Pablo. Nous avons un fournisseur au Mexique qui peut s’en charger pour moins de dix mille dollars. Pour dix de plus, on peut faire livrer les armes aux utilisateurs directement en Amérique, afin d’éviter les complications du passage de la frontière. – Bueno, on fait comme ça. Tu comptes te rendre toi-même en avion au Mexique ? » Pablo acquiesça. « Demain matin. Pour assurer la coordination entre eux et les coyotes, la première fois. – Tâche d’être prudent », insista Ernesto. Ses suggestions avaient la force d’une bombe. Pablo prenait un certain nombre de risques mais ses services étaient essentiels au Cartel. Il serait dur à remplacer. « Bien sûr, jefe. Mais j’ai besoin d’évaluer de visu la fiabilité de ces individus s’ils doivent nous filer un coup de main en Europe. – Ouais, c’est vrai », admit Ernesto, avec lassitude. Comme avec la plupart des marchés, quand venait l’heure de passer à l’action, on hésitait toujours. Mais il n’était pas une vieille femme. Il n’avait jamais redouté de prendre des décisions fermes. L’Airbus s’immobilisa devant sa porte de débarquement, les passagers de première descendirent d’abord, et ils suivirent les flèches colorées peintes au sol pour se rendre à la douane et à l’immigration, où ils assurèrent aux fonctionnaires en uniforme qu’ils n’avaient rien à déclarer, se firent dûment tamponner leurs passeports et ressortirent récupérer leurs bagages. Le chef du groupe s’appelait Mustafa. Saoudien de naissance, il avait la barbe rasée – ce qu’il n’aimait pas, même si les femmes semblaient apprécier les hommes imberbes. Avec un collègue prénommé Abdullah, ils allèrent ensemble chercher leurs bagages puis sortirent retrouver le chauffeur censé les attendre. Cela allait être le premier test avec leurs nouveaux amis sur le continent américain. Et en effet, quelqu’un brandissait un carton avec Miguel imprimé dessus. C’était le nom de code de Mustafa pour cette mission et il se dirigea vers l’homme pour lui serrer la main. L’autre ne dit rien mais leur fit signe de le suivre. Dehors, un monospace Plymouth marron les attendait. Les sacs allèrent à l’arrière, et les passagers s’installèrent sur les sièges de la rangée du milieu. Il faisait chaud à Mexico et jamais encore ils n’avaient connu un air aussi pollué. Ce qui aurait dû être un jour ensoleillé était gâché par la couverture grise surmontant la cité – la pollution atmosphérique, songea Mustafa. Le chauffeur resta coi tout au long du trajet jusqu’à leur hôtel. Cela l’impressionna favorablement. S’il n’y avait rien à dire, autant se taire. L’hôtel était de bonne qualité, comme prévu. Mustafa s’inscrivit en utilisant la fausse carte Visa qui lui avait été remise à l’avance et, au bout de cinq minutes, son ami et lui occupaient leur chambre spacieuse au quatrième étage. Ils la fouillèrent à la recherche de micros cachés avant de parler. « Je me demandais si ce fichu vol prendrait fin un jour », grommela Abdullah, cherchant de l’eau minérale dans le minibar. On les avait mis en garde contre l’eau du robinet. « Oui, moi aussi. Comment as-tu dormi ? – Pas très bien. Je croyais que le seul avantage de l’alcool était de vous faire sombrer dans l’inconscience. – Chez certains. Pas chez tous, indiqua Mustafa. Pour ça, il y a d’autres drogues. – Qui sont haïssables pour Dieu, observa Abdullah. Sauf si c’est un médecin qui les administre. – Nous avons désormais des amis qui ne pensent pas de la sorte. – Des infidèles, cracha presque Abdullah. – L’ennemi de mon ennemi est mon ami. » Abdullah décapsula une bouteille d’Évian. « Non. Un ami véritable, on peut s’y fier. Peut-on se fier à ces hommes ? – Pas plus qu’il n’est indispensable », concéda Mustafa. Mohammed s’était montré prudent dans ses directives de mission. Ces nouveaux alliés ne les aideraient que compte tenu des circonstances, parce que eux aussi désiraient nuire au Grand Satan. Ils n’en demandaient pas plus pour l’instant. Un jour, ces alliés deviendraient à leur tour des ennemis, et ils devraient s’occuper d’eux. Mais ce jour n’était pas encore venu. Il réprima un bâillement. Temps de prendre un peu de repos. La journée du lendemain serait chargée. Jack vivait dans un immeuble en copropriété à Baltimore, à quelques rues du stade des Orioles à Camden Yards, où il avait ses billets pour la saison, mais qui était plongé dans l’obscurité ce soir parce que l’équipe était en déplacement à Toronto. Pas vraiment bon cuisinier, il mangea dehors comme il le faisait d’habitude, seul, parce qu’il n’avait pas de rendez-vous, ce qui n’était pas non plus aussi inhabituel qu’il l’aurait souhaité. Le dîner achevé, il rentra chez lui à pied, alluma la télé, puis, se ravisant, s’assit plutôt devant son ordinateur, pour récupérer son courrier électronique et surfer sur le Net. C’est à ce moment qu’il se fit une réflexion. Sali vivait seul lui aussi, et alors qu’il avait souvent la compagnie de putes, ce n’était pas tous les soirs. Que faisait-il les autres nuits ? Est-ce qu’il se connectait sur internet ? Des tas de gens le faisaient. Les Britanniques avaient-ils mis sur écoute ses lignes téléphoniques ? Ils avaient dû. Mais le dossier de Sali n’incorporait aucun message électronique… Pourquoi ? Un truc à vérifier. « Qu’est-ce que t’en penses, Aldo ? » demanda Dominic. La chaîne sportive ESPN diffusait un match de base-ball ; les Mariners jouaient contre les Yankees, pour l’heure au détriment des premiers. « Je ne suis pas sûr d’apprécier l’idée de descendre un pauvre bougre en pleine rue, frérot. – Et si tu sais que c’est un méchant ? – Et si je descends pas le bon type parce qu’il se trouve qu’il conduit le même modèle de voiture et porte la même moustache ? Et s’il laisse une femme et des gosses ? Alors, je suis un putain de meurtrier – un tueur à gages, qui plus est. Ce n’est pas le genre de truc qu’on nous a enseigné durant nos classes, vois-tu ? – Mais si tu sais que c’est un méchant, alors ? insista l’agent du FBI. – Hé, Enzo, ce n’est pas non plus à ça qu’on t’a formé. – Je le sais bien mais, là, la situation est différente. Si je sais que le mec est un terroriste, et qu’on ne peut pas l’arrêter, et qu’il a de nouveaux plans d’action, alors je pense que je peux le faire. – Là-bas dans les montagnes d’Afghanistan, vois-tu, nos renseignements n’étaient pas toujours coulés dans le bronze. Certes, j’ai appris à risquer ma peau, mais pas celle du pauvre bougre d’en face. – Les gars que vous traquiez, qui avaient-ils tué ? – Hé, ils faisaient partie d’une organisation qui avait déclaré la guerre aux États-Unis d’Amérique. Ce n’étaient sans doute pas des anges. Mais je n’en ai jamais vu de preuve directe. – Et si ç’avait été le cas ? insista Dominic. – Mais ça ne l’a pas été. – T’en as de la chance », répondit Enzo, qui se souvenait d’une petite fille dont la gorge avait été tranchée d’une oreille à l’autre. Un adage disait que les mauvais cas justifiaient les mauvaises lois mais les manuels ne pouvaient pas anticiper tous les actes que les gens pouvaient commettre. L’encre sur du papier était parfois un peu trop sèche pour le monde réel. Mais il avait toujours été le plus passionné des deux. Brian se montrait un rien plus flegmatique, comme Fonzie dans Happy Days. Jumeaux, certes, mais faux jumeaux. Dominic ressemblait plus à son père, italien et passionné. Brian penchait plutôt du côté maternel, plus froid, héritier d’un climat plus septentrional. Pour quelqu’un d’extérieur, ces différences auraient pu apparaître anodines, mais pour les jumeaux, c’était souvent le sujet de piques et de plaisanteries réciproques. « Quand tu le vois, Brian, quand ça se présente pile devant ton nez, ça te provoque comme un déclic, mec. Ça te met le feu. – Hé, je connais la chanson, d’accord ? J’ai déjà descendu cinq mecs à moi tout seul. Mais c’était le boulot, rien de personnel. Ils avaient essayé de nous prendre en embuscade, mais ils avaient mal lu le manuel et j’ai recouru au feu et à une manœuvre d’encerclement pour les tromper et les prendre à revers, comme on me l’avait enseigné. Ce n’est pas ma faute s’ils étaient nuls. Ils auraient pu se rendre mais ils ont préféré nous canarder. Mauvais plan de leur part, mais un homme doit faire ce qu’il juge le mieux. » Son film préféré était Hondo, l’homme du désert, de John Wayne. « Hé, Aldo, j’ai pas dit que t’es un tueur. – Je sais ce que tu veux dire, mais écoute, je n’ai pas envie de devenir comme eux, OK ? – Ce n’est pas le but de la mission, frérot. Moi aussi, j’ai mes doutes, mais je ne vais pas rester planté là à attendre de voir comment ça se passe. On peut toujours rendre nos billes à tout moment. – Je suppose. » À cet instant, Derek Jeter renvoya la balle entre les deux bases. Les lanceurs devaient sans doute le considérer lui aussi comme un terroriste, pas vrai ? De l’autre côté du bâtiment, Pete Alexander était au téléphone sur une ligne cryptée avec Columbia, Maryland. « Alors, comment se débrouillent-ils ? » entendit-il Sam Granger demander. Pete sirota son verre de sherry. « Ce sont de bons petits gars. Tous les deux ont des doutes. Le marine en parle ouvertement, le gars du FBI reste bouche cousue, mais on voit bien que ça mouline sec dans sa tête. – C’est du sérieux, tu crois ? – Difficile à dire. Hé, Sam, on a toujours su que l’entraînement serait la phase la moins évidente. Il n’y a pas des masses d’Américains prêts à devenir des tueurs professionnels – du moins, parmi ceux dont on a besoin pour la tâche. – Il y avait bien ce gars à l’Agence qui aurait parfaitement convenu… – Mais il est bien trop vieux, tu le sais bien, rétorqua d’emblée Alexander. Du reste, il termine sa carrière en beauté avec ce poste de l’autre côté de la mare, au pays de Galles, et il semble fort bien s’en accommoder. – Si seulement… – Si seulement ta tante en avait, on l’appellerait ton oncle, fit remarquer Pete. Sélectionner les candidats, c’est ton boulot. Les former, c’est le mien. Ces deux-là ont la cervelle et les aptitudes. Le plus dur, c’est le tempérament. J’y travaille. Sois patient. – Au cinéma, c’est bien plus facile. – Au cinéma, tout le monde est limite psychopathe. C’est ce que tu veux avoir dans tes effectifs ? – Je suppose que non. » Les psychopathes, ce n’est pas ce qui manquait. N’importe quel service de police un tant soit peu important en connaissait plusieurs. Et ils étaient prêts à tuer pour une somme modeste, ou une petite quantité de drogue. Le problème avec de tels individus était qu’ils acceptaient mal les ordres, et qu’ils n’étaient pas très futés. Sauf encore une fois au cinéma. Où était cette petite Nikita quand on en avait vraiment besoin ? « Donc, il faut qu’on trouve des gens de valeur, fiables, et avec de la cervelle. Ces gens-là réfléchissent et ils ne réfléchissent pas toujours de manière prévisible, n’est-ce pas ? Un gars qui a de la conscience, c’est sympa, mais, de temps en temps, il lui arrive de se demander si ce qu’il fait est bien. Pourquoi t’es-tu senti obligé d’envoyer deux catholiques ? Les juifs sont déjà bien assez pénibles. La culpabilité, ils l’ont de naissance… mais les cathos l’apprennent à l’école. – Merci, Votre Sainteté, répondit Granger, pince-sans-rire. – Sam, on savait en se lançant dans cette aventure que ça n’allait pas être facile. Bon Dieu, tu m’envoies un marine et un flic du FBI. Pourquoi pas un binôme de scouts, pendant que tu y étais ? – OK, Pete. C’est ton turf. Une idée de la chronologie ? C’est qu’on a du boulot qui s’accumule, observa Granger. – Peut-être un mois, et je pourrai te dire s’ils sont partants ou non. Ils auront besoin de savoir le pourquoi en plus du qui, mais ça, je te l’ai toujours dit, rappela Alexander à son chef. – Certes », admit Granger. C’était franchement plus facile au cinéma, pas vrai ? Suffisait de laisser son doigt glisser jusqu’à la rubrique « Assassins Service » dans les Pages jaunes. Ils avaient pensé au début engager d’anciens agents du KGB. Tous avaient une formation excellente, tous avaient besoin d’argent – le tarif en vigueur était de moins de vingt-cinq mille dollars par individu éliminé, trois fois rien – mais ces éléments rendraient sans doute compte à la centrale de Moscou avec l’espoir de se faire réengager, et le Campus serait dès lors connu au sein de la communauté « noire ». Ils ne pouvaient pas se le permettre. « Et du côté du nouveau joujou ? » demanda Pete. Tôt ou tard, ils auraient à entraîner les jumeaux à l’utilisation de ce nouvel instrument. « Quinze jours, m’a-t-on dit. – Tant que ça ? Sam, je l’ai proposé il y a déjà neuf mois. – C’est pas un truc que tu trouves chez ton accessoiriste local. Il faut les fabriquer en partant de rien. Tu sais, trouver des opérateurs hautement spécialisés dans des endroits perdus, et des gens qui ne posent pas de questions… – Je te l’ai dit, récupérez les gars qui font ce genre de trucs pour l’armée de l’air. Ils sont toujours en train de fabriquer des tas de petits gadgets malins. » Genre magnétophone planqué dans un briquet. Ça, c’était sans doute inspiré par les films. Et pour les trucs vraiment valables, le gouvernement n’avait presque jamais les bons artisans sous la main, raison pour laquelle ils utilisaient des sous-traitants civils, qui prenaient l’argent, faisaient le boulot, et restaient bouche cousue parce qu’ils voulaient d’autres contrats du même genre. « Ils y travaillent, Pete. Quinze jours, insista-t-il. – Bien reçu. D’ici là, j’aurai tous les pistolets avec silencieux que je veux. Ils se débrouillent plutôt bien avec les entraînements au pistage et à la filature. Ça aide pas mal qu’ils aient l’air ordinaire. – Donc, pour résumer, tout baigne ? demanda Granger. – Excepté pour les scrupules, ouais. – OK, tiens-moi au courant. – Entendu. – À plus. » Alexander reposa le combiné. Sacrées putains de scrupules, songea-t-il. Ce serait chouette d’avoir des robots, mais quelqu’un risquerait de remarquer Robby déambulant dans les rues. Et ça, ils ne pouvaient pas se le permettre. Ou alors peut-être l’Homme invisible, mais dans le roman de Wells, la drogue qui le rendait transparent l’avait également rendu fou, et leur numéro était déjà bien assez dingue comme ça. Il éclusa le reste de son sherry et, réflexion faite, s’en resservit un verre. 8 Conviction Mustafa et Abdullah se réveillèrent aux aurores, dirent leurs prières matinales et mangèrent, puis ils allumèrent leurs ordinateurs pour vérifier leur courrier. Et de fait, Mustafa avait un message électronique de Mohammed qui avait fait suivre le message d’un autre, un certain Diego, avec pour instruction un rendez-vous à… dix heures trente, heure locale. Il tria le reste de son courrier électronique, dont une bonne partie était composée de ce que les Américains appelaient des « spams ». Il avait appris que ce mot désignait une sorte de conserve de porc, ce qui semblait parfaitement approprié. Tous deux sortirent ensuite – mais séparément -juste après neuf heures, surtout pour faire circuler le sang et surveiller les parages. Pas trace apparente de filature. Puis ils se rendirent au point de rendez-vous convenu à dix heures vingt-cinq. Diego les y attendait déjà, lisant un journal, vêtu d’une chemise blanche rayée de bleu. « Diego ? fit Mustafa sur un ton aimable. – Vous devez être Miguel, répondit le contact avec un sourire, en se levant pour une poignée de main. Asseyez-vous, je vous en prie. » Pablo scruta les alentours. Il avisa le renfort de « Miguel », assis tout seul et commandant un café, assurant la couverture comme un professionnel. « Alors, comment trouvez-vous Mexico ? – Je ne savais pas que la ville était aussi vaste et animée », répondit Mustafa avec un grand geste. Les trottoirs étaient encombrés d’une foule de gens filant dans toutes les directions. « Et que l’air était si pollué… – C’est un problème ici. Les montagnes confinent la pollution. Il faut beaucoup de vent pour dégager l’atmosphère. Alors, café ? » Mustafa acquiesça. Pablo fit signe au garçon et brandit le pot de café. L’établissement était de style européen, mais pas bondé. La moitié des tables environ étaient occupées par des groupes de gens réunis pour raisons personnelles ou professionnelles, qui bavardaient et vaquaient à leurs affaires. Le nouveau pot de café arriva. Mustafa se servit et attendit que l’autre prenne la parole. « Alors, que puis-je faire pour vous ? – Nous sommes tous ici comme prévu. Quand pouvons-nous y aller ? – Quand voulez-vous ? demanda Pablo. – Cet après-midi, ce serait parfait, mais cela risque d’être un peu tôt par rapport à vos dispositions. – En effet. Que diriez-vous de demain, disons aux alentours de treize heures ? – Ce serait parfait, répondit Mustafa, plaisamment surpris. Comment comptez-vous organiser le passage ? – Je ne m’en occuperai pas personnellement, comprenez-vous, mais vous serez conduits à la frontière et là, confiés à quelqu’un spécialisé dans le passage des gens et de certaines marchandises en Amérique. Vous aurez à marcher environ six kilomètres. Il fera chaud, mais pas tant que ça. Une fois en territoire américain, vous serez conduits à une planque dans les faubourgs de Santa Fe, au Nouveau-Mexique. Là, vous pourrez rejoindre votre destination en avion ou louer des voitures. – Les armes ? – Que vous faudra-t-il au juste ? – Dans l’idéal, nous aimerions des AK-47. » Pablo hocha aussitôt la tête. « Ça, on ne peut pas vous en fournir mais vous pourrez avoir des Uzi ou des Ingram. Calibre 9 millimètres Parabellum avec, disons, six chargeurs de trente balles chacun. – Il nous faut plus de munitions, objecta d’emblée Mustafa. Douze chargeurs, plus trois boîtes de munitions supplémentaires pour chaque arme. » Pablo acquiesça. « Ce n’est pas un problème. » Le surcroît de dépense serait de deux mille dollars. Les armes devraient être achetées sur le marché libre, ainsi que les munitions. On pouvait en théorie en remonter la trace jusqu’à leur origine et/ou leur acheteur, mais c’était purement théorique. Les pistolets-mitrailleurs seraient en majorité des Ingram, pas des Uzi israéliens de meilleure fabrication et plus précis, mais ces clients n’étaient pas difficiles. Qui sait, ils avaient peut-être des objections morales ou religieuses à toucher des armes faites par des juifs. « Dites-moi, qu’avez-vous prévu pour les dépenses de voyage ? – Nous avons chacun cinq mille dollars en liquide. – Vous pouvez les utiliser pour les dépenses minimes, comme la nourriture et l’essence, mais pour le reste, vous aurez besoin de cartes de crédit. Les Américains n’accepteront pas de liquide pour les locations de voiture, et en aucun cas pour l’achat de billets d’avion. – Nous avons des cartes », répondit Mustafa. Lui et chaque membre du groupe avaient des cartes Visa émises à Bahreïn. Elles avaient même des numéros consécutifs. Toutes étaient sur un compte suisse, qui contenait juste un peu plus de cinq mille dollars. Suffisant pour leurs besoins. Le nom inscrit sur la carte, nota Pablo, était John Peter Smith. Bien. Celui qui s’en était chargé n’avait pas commis l’erreur d’utiliser des noms ouvertement arabes. Tant que la carte ne tombait pas entre les mains d’un policier susceptible de demander à M. Smith d’où il venait au juste… Il espérait qu’on les avait convenablement informés sur la police américaine et ses mœurs. « Les autres documents ? demanda Pablo. – Nos passeports sont qataris. Nous avons des permis de conduire internationaux. Nous parlons un anglais convenable, nous savons lire les cartes. Nous connaissons la législation américaine. Nous respecterons les limitations de vitesse et conduirons avec prudence. Le clou qui dépasse se fait taper dessus. Donc, on tâchera de ne pas dépasser. – Bien », observa Pablo. Donc, on les avait correctement briefés. Il était à espérer qu’ils se souviennent de la leçon… « Rappelez-vous qu’une seule erreur peut suffire à compromettre toute la mission. Et il est aisé de commettre des erreurs. L’Amérique est un pays où il est facile de vivre et de se déplacer, mais la police est très efficace. Si on ne vous remarque pas, vous ne risquez rien des flics. Par conséquent, vous devez éviter de vous faire remarquer. Dans le cas contraire, vous courez à l’échec. – Diego, nous n’échouerons pas », promit Mustafa. Échouer à quoi ? se demanda Pablo tout en s’abstenant de poser la question. Combien de femmes et d’enfants allez-vous tuer ? Mais peu lui importait en fait. Tuer était lâche mais les règles de l’honneur dans la culture de ses nouveaux « amis » étaient bien différentes des siennes. C’était le business, et il n’avait pas besoin d’en savoir plus. Un cinq mille mètres, des pompes, un petit déj’pour faire passer le café, telle était la vie dans le sud de la Virginie. « Brian, vous portiez habituellement une arme à feu ? – En général un M16, avec cinq ou six chargeurs. Quelques grenades à fragmentation, aussi, c’est dans le barda de base, ouais, Pete. – Je parlais d’armes de poing, en fait. – Le M9 Beretta, c’était celui que je connaissais. – Bon avec ? – Il est dans mon barda, Pete. J’avais la qualification d’expert à Quantico, mais c’était le cas de la majorité de ma promotion. Pas un exploit. – Vous l’aviez toujours sur vous ? – Vous voulez dire, en civil ? Non. – OK, faudra vous y habituer. – C’est légal ? demanda Brian. – La Virginie est un État pragmatique. Si vous n’avez pas de casier, on vous accordera un permis de port dissimulé. Et vous, Dominic ? – J’appartiens toujours au FBI, Pete. Je me sentirais comme qui dirait tout nu en pleine rue sans un ami. – Vous portez quoi ? – Smith & Wesson 1076. Cartouches de 10 millimètres, double action. Le Bureau a reçu récemment des Glock, mais je préfère le Smith. » Eh non, je ne grave pas des entailles dans la crosse, s’abstint-il d’ajouter. Même s’il y avait songé. « OK, eh bien, quand vous êtes en dehors du Campus, je veux que vous soyez armés tous les deux, juste pour vous faire à l’idée, Brian. » Haussement d’épaules. « Ça me va. » C’était certainement autre chose qu’un sac à dos de trente-cinq kilos. Il n’y avait pas que Sali, bien sûr, loin de là. Jack travaillait sur un total de onze personnes différentes, toutes, sauf une, originaires du Moyen-Orient, et toutes dans la finance. L’unique Européen vivait à Riyad. C’était un Allemand mais converti à l’islam, ce qui avait paru suffisamment bizarre pour justifier une surveillance électronique. L’allemand scolaire de Jack était suffisant pour lui permettre de lire les courriers électroniques du gars, même s’ils ne révélaient pas grand-chose. Il avait de toute évidence pris les habitudes du pays, il ne buvait même plus de bière. Il était visiblement populaire auprès de ses amis saoudiens -un avantage de l’islam était que si vous suiviez les règles et priiez comme il faut, on ne s’occupait pas trop de votre aspect. Tout cela eût été admirable, si ce n’est que la majorité des terroristes internationaux priaient tournés vers La Mecque. Mais, se remémora Jack, ce n’était pas la faute de l’islam. La nuit même de sa naissance, des gens avaient essayé de le tuer dans le ventre de sa mère – et ils s’étaient eux-mêmes définis comme des catholiques. Les fanatiques restaient toujours des fanatiques, où qu’ils soient. L’idée que des gens aient voulu assassiner sa mère suffisait à lui donner envie de saisir son Beretta. 40. Son père… eh bien, papa était capable de se débrouiller tout seul, mais s’en prendre aux femmes, c’était sérieusement mordre sur la ligne, et c’était une ligne qu’on ne franchissait qu’une fois, et dans un seul sens. Il n’y avait pas de retour. Il n’en avait gardé aucun souvenir, bien sûr. Les terroristes de l’ULA avaient tous rejoint leur Dieu – billet payé par l’État du Maryland – avant son entrée à l’école primaire, et ses parents n’en avaient jamais parlé. Sa sœur Sally, en revanche, si. Elle continuait d’en avoir des cauchemars. Il se demanda si ses parents aussi. De tels événements s’effaçaient-ils jamais ? Il avait vu des documentaires sur la chaîne Histoire qui montraient que les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale avaient encore la nuit des flashes des combats, et pourtant, ceux-ci remontaient à plus de soixante ans. De tels souvenirs devaient être une malédiction. « Tony ? – Ouais, Junior ? – Cet Otto Weber, c’est quoi le problème avec lui ? Il a l’air à peu près aussi excitant qu’une glace à la vanille. – Si t’es un méchant, est-ce que tu crois que tu vas te balader avec un néon sur le dos, ou plutôt tâcher de te planquer dans les hautes herbes ? – Avec les serpents, acheva Junior. Je sais… on cherche les petits détails. – Comme je t’ai dit. Tu peux faire de l’arithmétique de cours moyen. Mais exerce ta jugeote. Et oui, on cherche des trucs qui sont censés être quasiment invisibles, d’accord ? C’est pour ça que ce boulot est si amusant. Et les petits trucs innocents restent des petits trucs innocents. S’il télécharge des images pédophiles sur le Net, ce n’est pas parce que c’est un terroriste. C’est parce que c’est un pervers. Dans la plupart des pays, ce n’est pas un crime capital. – Je parie que c’en est un en Arabie. – Sans doute, mais ils ne pratiquent pas ce genre de traque, j’en suis sûr. – Je croyais que c’étaient tous des puritains. – Là-bas, un homme garde sa libido pour lui. Mais si tu fais quelque chose avec un vrai môme, là, t’es très mal barré. L’Arabie Saoudite est un bon endroit pour se conformer aux lois. Tu peux garer ta Mercedes et laisser la clé de contact au tableau et la voiture sera là à ton retour. Tu peux même pas faire ça chez les mormons à Sait Lake City. – Tu y es déjà allé ? – Ouais, quatre fois. Les Saoudiens sont des gens amicaux, pour peu qu’on les traite dans les règles, et quand on se fait un ami là-bas, c’est un ami pour la vie. Mais leurs règles sont différentes, et le prix lorsqu’on les enfreint est lourd à payer. – Donc, Otto Weber suit la règle du jeu ? » Wills acquiesça. « Exact. Il a intégralement adopté le système, religion et tout le barda. Il leur plaît bien pour ça. Quand un gars se convertit et vit selon les règles de l’islam, cela valide leur monde et ça, ils aiment – comme n’importe qui, du reste. Je ne pense pas qu’Otto soit un comédien, toutefois. Les gens que nous recherchons sont des sociopathes. Il peut y en avoir partout. Certaines cultures les récupèrent précocement et les changent – ou les tuent. D’autres, non. On n’est pas aussi bons à ça qu’on devrait l’être, et je suspecte les Saoudiens de l’être, eux. Mais les vraiment bons sont capables de surfer sur n’importe quelle culture, et certains recourent même au camouflage de la religion. L’islam n’est pas un système de croyance pour psychopathes, mais il peut être perverti à l’usage de tels individus, tout comme le christianisme. Déjà suivi des cours de psychologie ? – Non, et je regrette, admit Ryan. – Eh bien, achète-toi quelques livres. Potasse-les. Trouve des gens qui s’y connaissent et pose-leur des questions. Écoute leurs réponses. » Wills se retourna vers son écran d’ordinateur. Merde, se dit Junior. Ce boulot devenait de pire en pire. Combien de temps, se demanda-t-il, avant qu’ils estiment qu’il avait déterré quelque chose d’utile ? Un mois ? Un an ? C’était quoi, un examen réussi, dans ce Campus ?… … Et qu’arriverait-il au juste quand il aurait déterré quelque chose d’utile ? Retour au dossier d’Otto Weber… Ils ne pouvaient pas rester toute la journée dans leur chambre sans que les gens s’interrogent. Aussi Mustafa et Abdullah sortirent-ils après avoir pris un repas léger à la cafétéria pour aller faire un tour. À trois rues de l’hôtel, ils trouvèrent un musée. L’entrée était libre et, une fois à l’intérieur, ils comprirent pourquoi. C’était un musée d’art moderne et peintures et sculptures dépassaient de loin leur compréhension. Ils y déambulèrent pendant environ deux heures et tous deux parvinrent à la conclusion que le pot de peinture ne coûtait pas cher au Mexique. Quoi qu’il en soit, cela leur permit de parfaire leur couverture, tandis qu’ils faisaient mine d’apprécier les immondices accrochés aux murs ou posés à même le sol. Puis ils regagnèrent tranquillement leur hôtel. Le seul point agréable était la météo. Chaud pour les citadins d’origine européenne, le temps était plutôt agréable pour les visiteurs arabes, malgré cette brume grise. Demain, ils reverraient le désert. Une dernière fois, peut-être. Il était impossible, même pour un service financé par le gouvernement, de filtrer tous les messages qui parcouraient chaque nuit le cyberespace, aussi la NSA avait-elle recours à des programmes informatiques qui recherchaient les phrases clés. Les adresses électroniques des terroristes connus ou présumés, ainsi que celles de leurs complices présumés, avaient été identifiées depuis des années et ces dernières étaient surveillées, tout comme les serveurs des FAI, les fournisseurs d’accès à internet. Tout cela exigeait de vastes capacités de mémoire, de sorte que des camions de livraisons faisaient en permanence la navette pour apporter de nouvelles unités de stockage à Fort Meade, Maryland. Les nouveaux disques durs étaient alors raccordés aux unités centrales de sorte que, lorsqu’une cible était identifiée, ses courriers électroniques, même remontant à plusieurs mois, voire plusieurs années, pouvaient être analysés. S’il existait un jeu du chat et de la souris, c’était bien celui-ci. Les malfaiteurs connaissaient évidemment l’existence de ces programmes d’analyse qui recherchaient mots et phrases spécifiques, si bien qu’ils avaient pris l’habitude de dialoguer par mots clés – ce qui était là aussi un autre piège, car les codes procuraient une fausse sensation de sécurité, à son tour exploitée par une agence qui avait soixante-dix années d’expérience dans le déchiffrement de l’esprit des ennemis de l’Amérique. La procédure avait ses limites. Un usage trop délibéré des informations recueillies par le renseignement électronique révélait son existence, conduisant les cibles à modifier leurs méthodes de cryptage, et donc compromettait la source. Un usage trop limité, en revanche, était aussi inutile que si l’on n’avait rien. Hélas, les services de renseignements avaient plus tendance à choisir la dernière méthode que la première. La création du nouveau ministère de la Sécurité intérieure avait, en théorie, instauré une sorte de bureau central collectant toutes les informations liées aux menaces, mais la taille de cette nouvelle super agence l’avait handicapée d’emblée. Toute l’information était bien là, mais en trop grande quantité pour être traitée, et avec trop d’unités de traitement pour en faire sortir un produit viable. Seulement, les vieilles habitudes avaient la vie dure. La communauté du renseignement demeurait intacte, sa propre bureaucratie chapeautée ou non par une super agence, et ses divers segments continuaient à dialoguer. Comme toujours, chacun savourait ce que savaient les initiés par opposition à ceux qui ne savaient pas… et chacun désirait conserver le statu quo. Le moyen principal de communication de la NSA avec la CIA consistait pour l’essentiel à dire : C’est intéressant, qu’est-ce que vous en pensez ? Parce que chaque service avait son éthique propre. Ils s’exprimaient différemment. Pensaient différemment. Et pour autant qu’ils agissaient, ils agissaient différemment. Mais au moins pensaient-ils selon des directions parallèles, non pas divergentes. Dans l’ensemble, la CIA avait de meilleurs analystes, et la NSA savait mieux collecter l’information. Il y avait certes des exceptions à ces deux règles générales ; et dans l’un et l’autre cas, les individus réellement talentueux se connaissaient les uns les autres et parlaient entre eux à peu près le même langage. Cela devint clair le lendemain matin lors de la liaison inter agence sur les communications. Un chef analyste de Fort Meade orienta un trafic avec la mention Flash à son homologue de Langley. Cela garantissait que l’échange serait relevé par le Campus. Jerry Rounds le vit en effet au sommet de sa pile de courrier électronique et il en fit part lors de la conférence matinale. « On va les choper, cette fois, dit le gars. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? » se demanda tout haut Jerry Rounds. Tom Davis avait passé la nuit à New York. Il avait un petit déjeuner de travail avec les spécialistes des obligations de Morgan Stanley. C’était ennuyeux quand les « affaires » venaient entraver la marche des affaires. « Quelle valeur a la traduction ? s’enquit Gerry Hendley. – La note dit qu’il n’y a pas de problème de ce côté. L’interception est claire et sans parasites. C’est une simple phrase déclarative en arabe littéraire, sans nuances particulières, indiqua Rounds. – Origine et destinataire ? poursuivit Hendley. – L’émetteur est un certain Fa’ad, patronyme inconnu. On connaît ce gars. On pense que c’est un de leurs agents de niveau moyen – plutôt côté planification qu’action sur le terrain. Il est basé quelque part à Bahreïn. Il n’utilise son téléphone mobile que dans une voiture en déplacement ou dans un lieu public, un marché par exemple. Personne n’a encore réussi à le mettre sur écoute. Le destinataire, poursuivit Bell, est censément un nouveau – plus probablement un ancien mais sur un nouveau téléphone cloné. C’est un vieil appareil analogique, si bien qu’ils n’ont pas pu établir d’empreinte vocale. – Donc, ils ont sans doute lancé une opération, observa Hendley. – Ça paraît probable, en effet, confirma Rounds. Nature et localisation inconnues. – Bref, on ne sait rien. » Hendley saisit sa tasse de café et réussit un plissement de front digne d’être mesuré sur l’échelle de Richter. « Qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir faire ? » Granger récupéra la balle au bond. « Rien de bien utile, Gerry. Ils sont pris dans un piège logique. S’ils font quoi que ce soit, comme faire monter la couleur sur l’arc-en-ciel des menaces, ils déclenchent l’alarme, et ils l’ont fait si souvent que ça en devient contre-productif. Sauf à révéler le texte et la source, personne ne la prendra au sérieux. Et s’ils révèlent quoi que ce soit, on grille la source pour de bon. – Et s’ils ne sonnent pas l’alarme, le Congrès leur fera porter le chapeau de tout ce qui pourra éventuellement se produire. » Les élus étaient toujours bien plus à l’aise dans le rôle du problème que dans celui de la solution. Il y avait toujours des retombées politiques à engranger avec des pinaillages non productifs. Donc, la CIA et les autres services allaient continuer à travailler sur l’identification d’individus à partir de leurs téléphones cellulaires. C’était un travail de police laborieux et sans prestige, qui se déroulait sur un rythme que tous ces politiciens congénitalement impatients ne pouvaient dicter – et mettre de l’argent pour résoudre le problème ne réglait rien, ce qui était doublement frustrant pour des gens qui ne savaient guère faire autre chose. « Donc, ils enfourchent le problème et font un truc dont ils savent qu’il ne marchera pas… en espérant un miracle », termina Granger, d’accord avec son patron. Tous les services de police d’Amérique seraient avertis, bien entendu – mais pour quoi faire, et contre quelle menace, nul ne le savait. Et les flics avaient toujours tendance à traquer le faciès arabe pour interpellation et interrogatoire, au point que les policiers eux-mêmes finissaient par se lasser de ce qui était presque toujours un exercice improductif contre lequel s’élevaient déjà les ligues antiracistes. Il y avait déjà six affaires de « conduite en état d’arabesque » en attente dans diverses cours de district fédéral, dont quatre impliquant des médecins et deux des étudiants manifestement innocents que la police locale avait harcelés avec un peu trop d’entrain. Quelles qu’elles soient, les suites judiciaires de ces affaires feraient plus de mal que de bien. C’était précisément ce que Sam Granger avait qualifié de piège logique. Le plissement de front de Hendley se creusa un peu plus. L’info était, il en était sûr, répercutée sur une demi-douzaine de services gouvernementaux qui, malgré leurs crédits et leur personnel, étaient à peu près aussi utiles qu’une poule devant un couteau. « Qu’est-ce qu’on peut bien faire ? demanda-t-il. – Rester en alerte et appeler la police si on découvre quelque chose d’inhabituel, répondit Granger. À moins d’avoir un flingue sous la main. – Et d’abattre un clown innocent qui suit sans doute des cours d’insertion sociale, ajouta Bell. Ça n’en vaut pas la peine. » J’aurais^ mieux fait de rester au Sénat, se dit Hendley. Être une partie du problème avait au moins ses satisfactions. C’était bon pour l’humeur d’extérioriser sa rogne de temps en temps. Ici, crier était totalement contre-productif, et mauvais pour le moral des troupes. « OK, on va donc faire comme si on était des citoyens lambda », conclut le patron. Ses chefs de service acquiescèrent avant de passer au reste des affaires courantes. Vers la fin, Hendley demanda à Rounds comment se débrouillait leur nouvelle recrue. « Il est assez intelligent pour poser des tas de questions. Je suis en train de le faire enquêter sur des complices connus ou présumés pour découvrir des transferts de fonds illicites. – S’il arrive à tenir jusqu’au bout, chapeau, observa Bells. Ce truc a de quoi vous rendre dingue. – La patience est une vertu, commenta Gerry. C’est juste qu’elle est chiante à acquérir. – Nous alertons nos hommes de cette interception ? – On ferait aussi bien, répondit Bell. – Entendu », leur dit Granger. « Merde, observa Jack, un quart d’heure plus tard. Qu’est-ce que ça signifie ? – Qu’on pourrait le savoir demain, dans une semaine… ou jamais, répondit Wills. – Fa’ad… le nom me dit quelque chose. » Jack se retourna vers l’ordinateur et pianota pour afficher un dossier. « Ouais ! C’est le gars de Bahreïn. Comment se fait-il que les flics locaux ne l’aient pas cuisiné ? – Ils n’ont encore rien sur lui. Jusqu’ici, sa traque est restée la prérogative de la NSA mais peut-être que Langley va voir s’ils peuvent en apprendre un peu plus sur lui. – Est-ce qu’ils sont aussi bons que le FBI pour le travail de police ? – À vrai dire, non. Leur formation est différente, mais après tout, ce n’est pas si différent de ce que peut faire un individu normal… » Ryan Junior le coupa. « Conneries. Savoir déchiffrer les individus, c’est une qualité propre aux flics. C’est un talent acquis, et il faut en plus apprendre à savoir poser des questions. – Qui a dit ça ? demanda Wills. – Mike Brennan. C’était mon garde du corps. Il m’a beaucoup appris. – Eh bien, un bon espion doit savoir déchiffrer les gens, lui aussi. Leur vie en dépend. – Peut-être, mais si tu veux te faire réparer les yeux, tu vas voir ma mère. Pour les oreilles, tu t’adresses à quelqu’un d’autre. – OK, peut-être bien. Pour le moment, regarde voir notre ami Fa’ad. » Jack se retourna vers son ordinateur. Il fit remonter l’affichage jusqu’à la première conversation intéressante qu’ils avaient interceptée. Puis il se ravisa et revint au tout début, à la première fois où l’homme avait attiré l’attention. « Pourquoi ne change-t-il pas de téléphone ? – Peut-être qu’il est paresseux. Ces gars sont intelligents mais ils ont des points faibles, eux aussi. Ils cèdent à des habitudes. Ils sont adroits, mais ils n’ont pas un entraînement strict, comme peut l’avoir un espion du KGB ou d’un service analogue. » La NSA avait un poste d’écoute important mais discret à Bahreïn, sous couvert de l’ambassade américaine, et complété par des bâtiments de la marine qui y faisaient régulièrement escale mais n’étaient pas considérés comme une menace électronique dans cet environnement. Les équipes de la NSA qui naviguaient régulièrement à bord interceptaient même les conversations téléphoniques des badauds se promenant sur le front de mer. « Ce gars-là n’a pas les mains propres, observa-t-il une minute plus tard. C’est un méchant, à tous les coups. – Il s’est révélé un bon baromètre, en plus. Il dit quantité de trucs intéressants. – Donc, quelqu’un devrait le récupérer. – Ils y ont songé à Langley. – Quelle taille, la station de Bahreïn ? – Six personnes. Un chef d’antenne, deux agents et trois employés divers, signaux, tout le reste. – C’est tout ? Là-bas ? Juste une poignée de gus ? – C’est exact, confirma Wills. – Bigre. Je posais toujours cette question à papa. En général, il bougonnait en haussant les épaules. – Il a fait tout ce qu’il a pu pour obtenir plus de crédits à la CIA et plus de personnel. Le Congrès ne l’a pas toujours suivi. – A-t-on déjà ramassé un gars, là-bas pour… enfin, tu vois, lui "parler" ? – Pas récemment. – Pourquoi ça ? – Manque d’effectifs, répondit simplement Wills. C’est marrant, les employés, ils veulent toujours être payés. On n’est pas si gros que ça. – Dans ce cas, pourquoi la CIA n’a-t-elle pas demandé à la police locale de l’interpeller ? Bahreïn est un pays ami. – Ami mais pas vassal. Ils ont eux aussi leur conception des droits civiques, qui n’est pas la même que la nôtre, voilà tout. Et puis, on ne peut pas non plus arrêter quelqu’un à cause de ce qu’il sait et de ce qu’il pense. Seulement pour ce qu’il a fait. Et comme tu peux le constater, nous ignorons s’il a fait quoi que ce soit. – Alors, il n’y a qu’à le faire suivre. – Et comment la CIA peut-elle faire avec seulement deux agents sur le terrain ? – Bon Dieu ! – Bienvenue dans le monde réel, Junior. » L’Agence aurait dû recruter des agents, peut-être des flics à Bahreïn, afin de donner un coup de main pour ce genre de tâche, mais ça n’était pas encore arrivé. Le chef d’antenne aurait également pu demander du renfort, bien sûr, mais les espions qui parlaient arabe et qui avaient le type correspondant étaient plutôt rares à Langley, et ceux dont ils disposaient étaient affectés à des postes plus sensibles. Le rendez-vous eut lieu comme prévu. Il y avait trois véhicules, chacun doté d’un chauffeur qui ne disait que quelques mots et, qui plus est, en espagnol. Le trajet était agréable et rappelait vaguement le pays natal. Leur chauffeur était prudent – pas d’excès de vitesse, pas de manœuvre susceptible d’attirer l’attention -, mais ils progressaient néanmoins à bonne allure. Presque tous les Arabes fumaient, et exclusivement des américaines, comme des Marlboro. Mustafa aussi, et il se demanda – comme Mohammed avant lui – ce que le Prophète aurait dit des cigarettes. Sans doute rien de bon, mais il n’avait pas évoqué la question, n’est-ce pas ? Et, donc, Mustafa pouvait fumer comme bon lui semblait. En outre, le problème du risque pour sa santé se posait peu. Il escomptait vivre encore quatre ou cinq jours, mais guère plus, si les choses se déroulaient selon le plan. Il s’était attendu à des conversations excitées parmi ses hommes, mais non. Ils n’échangeaient presque pas un mot, se contentant de lorgner, l’air absent, le paysage qui défilait derrière les vitres, passant à toute vitesse devant une culture qu’ils connaissaient à peine et dont ils n’apprendraient rien de plus. « OK, Brian, voici votre port d’arme. » Pete Alexander lui tendit le document. Il aurait aussi bien pu s’agir d’un second permis de conduire, et la carte alla dans son portefeuille. « Donc, je suis dans la légalité, désormais. – En toute hypothèse, aucun flic ne va chercher noise à un officier de marines portant un pistolet, dissimulé ou pas, mais mieux vaut mettre les points sur les i. Vous allez prendre le Beretta ? – C’est le feu auquel je suis habitué, et les quinze balles sont une garantie de sécurité. Dans quoi est-ce que je suis censé le transporter ? – Sers-toi d’un de ces trucs, Aldo », dit Dominic en soulevant sa banane. Une simple traction sur le cordon ouvrait le sac, révélant le pistolet et deux chargeurs. « Des tas d’agents l’utilisent. Plus confortable qu’un étui de hanche qui peut finir par te rentrer dans les reins, lors d’un trajet un peu long en voiture. » Pour le moment, Brian se contenterait de le glisser sous sa ceinture. « On va où, aujourd’hui ? – Retour au centre commercial. Encore des exercices de filature. – Super, répondit Brian. Pourquoi n’avez-vous pas des pilules d’invisibilité ? – H. G. Wells a emporté la formule dans la tombe. » 9 Que Dieu vous accompagne Le trajet jusqu’au Campus prenait trente-cinq minutes environ. Tout du long, Jack écoutait sur l’autoradio l’édition matinale de NPR car, comme son père, il était imperméable à la musique d’aujourd’hui. Les similitudes qu’il avait avec son père l’avaient toujours à la fois vexé et fasciné. Durant la plus grande partie de son adolescence, il avait lutté contre, cherchant à instaurer sa propre identité par contraste avec un père si collet monté, et puis, à la fac, il avait en quelque sorte fait machine arrière, presque sans s’en rendre compte. Il avait cru par exemple agir de manière sensée en sortant avec des filles susceptibles d’être un bon parti, même s’il n’avait jamais réussi à trouver la perle rare. Qu’il jugeait, inconsciemment, à l’aune de sa mère. Il avait été contrarié par le jugement de ses enseignants de Georgetown qui le disaient sorti du moule paternel : au début, il s’en était vexé puis il s’était rappelé que son père n’était pas un si mauvais bougre. Il aurait pu tomber sur pire. Il avait vu bien des exemples de rébellion, même dans une université aussi conservatrice que G-Town, avec ses traditions jésuites et son éducation rigoureuse. Certains de ses camarades s’étaient même glorifiés de rejeter leurs parents, mais quel connard ferait une chose pareille à sa place ? Si guindé et vieux jeu que puisse être sans aucun doute son géniteur, il avait été un père rudement chic, tout compte fait. Il n’avait jamais été autoritaire et l’avait toujours laissé faire ce qu’il voulait et choisir sa propre voie… persuadé qu’il saurait trouver la bonne, sans doute ? se demanda Jack. Mais non. Si son père avait ainsi comploté, sûrement que Jack l’aurait remarqué. Il se mit à songer aux complots. La presse, les livres et les médias à sensation en regorgeaient. Son père avait même plaisanté plus d’une fois en suggérant que le corps des marines repeigne en noir son hélicoptère « personnel ». La crise ! s’était dit Jack. Au lieu de cela, son père de substitution avait été Mike Brennan, qu’il avait régulièrement bombardé de questions, dont un bon nombre sur les théories du complot. Il avait été considérablement déçu d’apprendre que le Service secret des États-Unis – le service de protection présidentielle – était sûr à cent pour cent que Lee Harvey Oswald avait assassiné John Kennedy, et l’avait fait tout seul. À leur école de Beltsville, dans la banlieue de Washington, Jack avait tenu dans les mains et même tiré avec une réplique du fusil Mannlicher-Carcano 6,5 millimètres avec lequel l’assassin avait éliminé l’ancien président, et il avait eu droit à un topo complet sur l’affaire – à sa grande satisfaction, sinon à celle de l’industrie du complot qui croyait le contraire avec une ferveur toute commerciale. La dernière en date suggérait même que son père, en tant qu’ancien agent de la CIA, avait été l’ultime bénéficiaire d’une conjuration qui se prolongeait depuis au moins un demi-siècle, dans le but de céder à la CIA les rênes du gouvernement. Ouais, bien sûr, Arthur. Comme la Commission trilatérale, l’Ordre mondial des francs-maçons, et autres billevesées du même acabit. Il avait entendu, de la bouche de son père et de Mike Brennan, quantité d’histoires concernant la CIA, dont bien peu vantaient la compétence de cette agence fédérale. Elle était efficace mais loin d’être aussi compétente que le suggérait Hollywood. Mais Hollywood croyait sans doute à l’existence de Roger Rabbit… après tout, le film avait rapporté de l’argent, pas vrai ? Non, la CIA souffrait de deux ou trois handicaps profonds… … Et le Campus était-il censé y remédier ? Telle était la question. Bigre, songea Junior, en virant sur la nationale 29, peut-être que les théoriciens du complot avaient raison, en définitive… ? Sa réponse personnelle fut un hennissement assorti d’une grimace. Non, le Campus n’était pas du tout comme ça, ni comme le Spectre des vieux films de James Bond ou le Thrush des rediffusions de l’Agence tous risques sur la chaîne Nick at Nite. Les théories du complot tablaient sur l’aptitude d’un grand nombre de gens à rester bouche cousue et, comme Mike le lui avait dit cent fois, les méchants étaient incapables de rester sans rien dire. Il n’y avait pas de sourds-muets dans les prisons fédérales, lui avait répété Mike, mais les criminels n’étaient toujours pas fichus de s’en rendre compte, ces idiots. Même les individus qu’il traquait avaient ce problème, or ils étaient censés être intelligents et fortement motivés. Enfin, c’est ce qu’ils pensaient. Mais non, ils n’étaient même pas comme les méchants des films. Ils avaient besoin de parler, et parler signerait leur perte. Il se demanda ce qui était vrai : les malfaiteurs avaient-ils besoin de se vanter ou bien, par quelque détour pervers sur lequel ils s’accordaient tous, avaient-ils besoin que d’autres leur disent que ce qu’ils faisaient était bien ? Les gars qu’il recherchait étaient des musulmans, mais des musulmans, il y en avait d’autres. Son père et lui connaissaient le prince Ali d’Arabie Saoudite et c’était un type bien, c’est lui qui avait donné à son père le sabre qui lui avait valu son nom de code pour le service de protection, et il continuait de passer les voir au moins une fois l’an parce que les Saoudiens, une fois qu’ils étaient devenus vos amis, étaient les gens les plus loyaux du monde. Certes, ça aidait toujours d’être un ancien président. Ou dans son cas, le fils d’un ancien président, se frayant désormais sa propre route dans le monde « noir ». Bigre, comment papa réagira-t-il à ça ? se demanda Jack. Il va faire une attaque. Et maman ? Une crise de nerfs. L’idée le fit se marrer, alors qu’il virait à gauche. Mais maman n’avait pas besoin de savoir. La couverture serait bonne pour elle – et pour grand-père – mais pas pour papa. Car il avait contribué à la création de cet endroit. Peut-être qu’il avait besoin d’un de ces hélicos noirs, après tout. Jack Junior se glissa dans sa place de parking privée, numéro 127. Le Campus ne pouvait pas être si vaste et puissant, n’est-ce pas ? Pas avec moins de cent cinquante employés. Il verrouilla sa voiture et se dirigea vers l’entrée, s’avouant au passage, in petto, que cette routine du boulot tous les matins, c’était d’un chiant ! Mais enfin, tout le monde devait bien débuter par quelque chose… Il passa par l’entrée de derrière, comme la plupart des autres. Il y avait un guichet de réception et de sécurité. Le gars derrière le comptoir était Ernie Chambers, un ancien adjudant-chef dans la lre division d’infanterie. Son blazer d’uniforme bleu arborait la reproduction en taille réduite de l’insigne de fantassin de combat, au cas où l’on n’aurait pas remarqué sa carrure et le regard dur de ses yeux noirs. Après la première guerre du Golfe, il avait changé de poste pour entrer dans la Police militaire. Il avait sans doute fort bien su faire respecter la loi et régler la circulation, Jack n’en doutait pas, tandis qu’il lui adressait un signe de la main. « Hé, monsieur Ryan ! – Salut, Ernie. – Vous avez l’air en forme, chef. » Pour l’ex-soldat, tout le monde s’appelait « chef ». On était deux heures plus tôt aux abords de Ciudad Juârez. Là, le monospace obliqua vers une aire de service pour se garer près d’un groupe de quatre autres véhicules. Derrière eux, il y avait le cortège des autres minibus qui les avaient suivis jusqu’à la frontière américaine. Les hommes sortirent de leur sommeil pour descendre en titubant s’étirer dans la fraîcheur de l’air matinal. « C’est ici que je vous laisse, señor, dit à Mustafa le chauffeur. Vous allez rejoindre l’homme près du Ford Explorer beige. Vaya con Dios, amigo », dit-il en guise d’adieu des plus courtois. Que Dieu vous accompagne. Mustafa se dirigea dans la direction indiquée pour retrouver un homme de bonne taille coiffé d’un chapeau de cow-boy. Le gars n’avait pas l’air trop soigné et sa moustache aurait mérité d’être taillée. « Buenos dias, je suis Pedro. Je vais vous conduire le reste du chemin. Vous êtes quatre pour mon véhicule, c’est ça ? » Mustafa acquiesça. « C’est exact. – Il y a des bouteilles d’eau dans le bahut. Vous aurez peut-être envie de manger un morceau. Vous pouvez acheter tout ce que vous voulez à la boutique. » Il indiqua le bâtiment. Mustafa suivit le conseil, ses camarades également, et, dix minutes après, tous étaient montés à bord des véhicules et avaient repris la route. Ils se dirigèrent vers l’ouest, en suivant, sur l’essentiel du trajet, la nationale 2. Presque dès le départ, les véhicules rompirent leur formation « en escadrille ». Ils étaient quatre, de gros 4 x 4 de loisirs américains, tout tartinés d’une épaisse couche de poussière et de crasse pour ne pas apparaître neufs. Le soleil avait grimpé au-dessus de l’horizon oriental, jetant ses ombres sur le sol couleur kaki. Pedro semblait avoir épuisé son texte sur l’esplanade. Il était redevenu silencieux, en dehors d’un rot de temps en temps, et fumait cigarette sur cigarette. Il avait réglé la radio sur une station en petites ondes et fredonnait au rythme de la musique latino. Les Arabes restaient assis sans rien dire. « Hé, Tony », salua Jack. Son collègue était déjà devant son ordinateur. « Comment va ? répondit Wills. – Du nouveau, ce matin ? – Rien depuis hier, mais Langley envisage de renforcer de nouveau la surveillance sur notre ami Fa’ad. – Ils vont vraiment le faire ? – Je ne le sais pas plus que toi. Le chef d’antenne à Bahreïn dit qu’il a besoin de plus de personnel pour ça et ces lavettes du recrutement à Langley doivent être en train de phosphorer là-dessus à l’heure qu’il est. – Mon père disait toujours que le pouvoir est en fait dirigé par les comptables et les avocats. – Il a pas tout à fait tort, vieux. Cela dit, Dieu sait où Ed Kealty se situe dans ce tableau… qu’est-ce que ton vieux pense de lui ? – Peut pas encaisser ce fils de pute. Il se refuse de parler en public de la nouvelle administration parce qu’il estime que ça ne se fait pas, mais si tu évoques le bonhomme au dîner, ça risque d’être la soupe à la grimace. Marrant, papa a horreur de la politique et il fait de son mieux pour garder son sang-froid, mais ce type-là, il l’a vraiment dans le nez. Il évite d’en parler, n’en touchera jamais un mot aux journalistes. Mike Brennan m’a dit que le service de protection ne l’aimait pas non plus beaucoup. Et pourtant, ils sont bien forcés. – Être un professionnel a son prix », concéda Wills. Sur quoi, Junior alluma son ordinateur et examina le trafic nocturne entre Langley et Fort Meade. Celui-ci était bien plus impressionnant par son volume que par son contenu. Il semblait que son nouvel ami, Ouda, avait… « Notre pote Sali a déjeuné avec quelqu’un, hier, annonça Jack. – Qui ça ? demanda Wills. – Les Rosbifs l’ignorent. Apparemment un Arabe, vingt-sept, vingt-huit ans, fine barbe, moustache, mais pas d’identification précise. Ils ont parlé en arabe, mais personne n’était assez près pour surprendre le détail de leur conversation. – Où ont-ils déjeuné ? – Dans un pub de Tower Hill, le Hung, Drawn and Quartered. Il est situé en lisière du quartier financier. Ouda a bu un Perrier. Son ami une bière. Et ils ont mangé un casse-croûte – sandwich-salade. Ils s’étaient installés dans une stalle d’angle, rendant difficile toute surveillance rapprochée. – Donc, ils recherchaient la discrétion. Ça n’en fait pas forcément des méchants. Les Rosbifs les ont-ils filés ? – Non. Ça veut sans doute dire qu’Ouda est surveillé par un seul homme. – Probable. – Mais la fiche indique qu’ils ont une photo du nouveau type. Elle n’est pas incluse toutefois dans le rapport. – C’était sans doute un gars du MI5, la Sécurité intérieure, qui opérait la surveillance. Et probablement un jeunot. Ouda n’est pas considéré comme un gibier important, pas assez en tout cas pour mériter une surveillance complète. Aucun de ces services n’a de toute façon les effectifs qu’il voudrait. Autre chose ? – Quelques transactions monétaires, cet après-midi. Plus ou moins de la routine », dit Jack en parcourant leur liste. Je cherche quelque chose d’infime et d’anodin, se remémora-t-il. Mais les choses infimes et anodines étaient, en général, anodines et infimes. Ouda manipulait des fonds tous les jours, des sommes plus ou moins importantes. Comme il s’occupait de la gestion patrimoniale, il spéculait rarement, se contentant pour l’essentiel d’opérations immobilières. Londres -et la Grande-Bretagne en général – était une place idéale pour ce genre d’opérations. Les prix de l’immobilier y étaient relativement élevés mais très stables. Si vous achetiez un bien, la plus-value serait sans doute faible, mais on ne risquait sûrement pas de perdre sa mise. Le papa d’Ouda laissait plus ou moins au fiston la bride sur le cou, mais sans pour autant le lâcher dans le trafic. Quel montant de liquidités possédait le jeune Ouda ? Puisqu’il réglait ses putes en liquide et leur achetait des sacs à main coûteux, il devait avoir sa réserve personnelle. Modeste, peut-être, mais « modeste » selon les critères saoudiens n’était pas exactement synonyme de modeste pour la plupart des autres. Le garçon conduisait une Aston-Martin, après tout, et il ne couchait pas dans un mobile home… Donc… « Comment fais-je la différence entre l’argent familial de Sali et son argent personnel ? – Tu ne la fais pas. On pense qu’il s’arrange pour que les deux comptes restent proches, à la fois par leur voisinage et leur discrétion. Le meilleur moyen de t’en assurer est de voir comment il organise et répartit la présentation de son budget trimestriel à la famille. » Jack bougonna. « Super. Ça va bien me prendre deux jours pour récapituler toutes les transactions et les analyser ensuite. – À présent, tu sais pourquoi tu n’es pas un véritable expert-comptable, Jack. » Wills étouffa un rire. Jack eut envie de mordre mais il n’y avait qu’une seule façon d’accomplir cette tâche et c’était son boulot, pas vrai ? D’abord, il essaya de voir si son programme permettait de raccourcir la procédure. Nada. De l’arithmétique de cours moyen avec un brin de jugeote. Quelle blague. Au moins, quand il en aurait terminé, il aurait sans doute amélioré la dextérité de sa frappe sur le clavier numérique. Brillante perspective. Pourquoi le Campus n’employait-il donc pas d’expert-comptable ? Ils quittèrent la nationale 2 pour s’engager sur une piste en terre qui sinuait vers le nord. La route semblait avoir été pas mal fréquentée – récemment encore, à en juger par les traces de pneus. Les environs étaient relativement montagneux. Les véritables pics des montagnes Rocheuses étaient situés bien trop à l’ouest pour être visibles, mais l’air était plus raréfié qu’il n’en avait l’habitude, et il serait chaud pour la marche. Il se demanda si c’était encore loin et à quelle distance de la frontière ils se trouvaient. Il avait entendu dire que la frontière américano-mexicaine était gardée, mais pas très bien. Les Américains pouvaient se montrer d’une efficacité meurtrière dans certains domaines mais totalement infantiles dans d’autres. Mustafa et ses hommes espéraient éviter les premiers et tirer profit des derniers. Aux environs de onze heures du matin, il avisa un gros camion trapu au loin, et leur 4 x 4 se dirigea vers lui. Le camion, nota-t-il comme ils se rapprochaient, était vide, et ses larges portes rouges grandes ouvertes. Arrivé à moins de cent mètres, le Ford Explorer s’immobilisa. Pedro coupa le moteur et descendit. « Nous voici arrivés, mes amis, annonça-t-il. J’espère que vous êtes prêts à marcher. » Tous quatre descendirent et, comme auparavant, ils s’étirèrent et regardèrent autour d’eux. Un nouveau venu se dirigeait vers eux alors que les trois autres 4 x 4 se garaient et déchargeaient leurs occupants. « Salut Pedro ! dit le nouveau Mexicain, à l’évidence un vieil ami de leur chauffeur. – Buenos dias, Ricardo. Voilà les gens qui veulent entrer en Amérique. – Salut ! » Il serra la main des quatre premiers. « Je m’appelle Ricardo et je suis votre coyote. – Quoi ? demanda Mustafa. – C’est juste un terme. Je conduis les gens de l’autre côté de la frontière, contre rétribution. Dans votre cas, bien sûr, j’ai déjà été payé. – C’est loin ? – Dix kilomètres. Une petite marche, dit-il, pour les mettre à l’aise. Le paysage sera en gros identique à celui-ci. Si vous voyez un serpent, vous faites un détour, c’est tout. Il ne vous sautera pas dessus. Mais si vous passez à moins d’un mètre, il peut frapper et vous tuer. En dehors de ça, il n’y a rien à craindre. Si vous voyez un hélicoptère, vous devez vous coucher au sol et ne plus bouger. Les Américains ne gardent pas très bien leur frontière et, assez curieusement, moins bien le jour que la nuit. Nous avons en outre pris certaines précautions. – Comment cela ? – Il y avait trente personnes dans ce bahut, expliqua-t-il en pointant le doigt vers le gros camion qu’ils avaient aperçu en arrivant. Elles vont marcher devant nous et un peu plus à l’ouest. Si quelqu’un doit se faire prendre, ce sera eux. – Combien de temps au total ? – Trois heures. Moins, si vous êtes en forme. Avez-vous de l’eau ? – Nous connaissons le désert, lui assura Mustafa. – Si vous le dites. Eh bien, allons-y, dans ce cas. Suivez-moi, amigos. » Sur quoi, Ricardo se mit en route vers le nord. Il était intégralement vêtu de kaki, portait une ceinture à laquelle étaient accrochées trois gourdes et des jumelles, et il était coiffé d’un chapeau à bords plats, le tout de style militaire. Ses bottes avaient l’air bien fatiguées. Son allure était résolue et régulière, pas trop rapide, histoire de ménager ses forces. Ils lui emboîtèrent le pas, en file indienne pour masquer leur nombre à d’éventuels poursuivants, Mustafa en tête, cinq mètres environ derrière le coyote. Il y avait un stand de tir au pistolet à trois cents mètres environ de la plantation. Installé en plein air, il était muni de cibles en acier, identiques à celles de l’école du FBI, avec une partie supérieure circulaire de la taille approximative d’une tête d’homme. Elles émettaient un cliquetis agréable quand on les touchait, avant de se renverser pour choir exactement comme une véritable cible humaine. Enzo se révéla le meilleur à cet exercice. Aldo expliqua que, chez les marines, on ne mettait pas spécialement l’accent sur le tir au pistolet, quand au contraire le FBI y prêtait une attention particulière, estimant que n’importe qui savait déjà tirer convenablement avec une arme d’épaule. Le frère policier adoptait la posture classique : légèrement penché, jambes écartées, prise à deux mains, tandis que le marine avait tendance à se tenir bien droit et à tirer d’une seule main, comme on l’enseignait chez les militaires. « Hé, Aldo, ça fait juste de toi une meilleure cible, avertit Dominic. – Ah ouais ? » Brian tira trois coups et fut ravi de les entendre se traduire par trois claquements sonores. « Dur de répliquer quand tu t’en es pris une entre les deux phares, frérot. – Et c’est quoi ces conneries de faire mouche au premier coup ? Tout ce qui mérite d’être tiré mérite un coup double. – Combien t’en as balancé à ton mec, en Alabama ? – Trois. Je n’avais pas envie de prendre le moindre risque, expliqua Dominic. – Tu l’as dit, vieux. Hé, passe-moi voir ton Smith, que je l’essaie. » Dominic vida son arme avant de la confier. Le chargeur l’accompagna séparément. Brian tira plusieurs fois à vide pour s’accoutumer à l’arme, puis il la chargea, et fit jouer le mécanisme. Son premier coup de feu fit retentir une plaque de tête. Idem pour le second. Il rata le troisième, mais pas le suivant, un tiers de seconde plus tard. Brian rendit l’arme. « La prise en main est différente. – Faut s’y habituer. – Merci, mais j’aime bien les six coups de plus dans le chargeur. – Ben, c’est comme tu le sens. – N’empêche, c’est quoi tout ce plan de tir en pleine tête ? s’étonna Brian. D’accord, quand on fait du tir de précision au fusil, c’est le plus sûr moyen d’arrêter l’adversaire d’une seule balle, mais pas avec un pistolet. – Quand on peut atteindre un gars en pleine tête à quinze mètres, répondit Pete Alexander, c’est toujours un talent intéressant. C’est la meilleure façon que je connaisse de mettre fin à une discussion. – D’où êtes-vous sorti ? demanda Dominic. – Vous n’avez pas fait de vérification, agent Caruso. Souvenez-vous que même Adolf Hitler avait des amis. Ne vous ont-ils pas appris ça, à Quantico ? – Ma foi, oui, admit Dominic, quelque peu interdit. – Quand votre première cible est éliminée, vous inspectez la zone au cas où il aurait encore des amis dans le coin. Ou vous vous tirez en vitesse. Voire les deux. – Vous voulez dire détaler en courant ? demanda Brian. – Non, sauf si vous êtes sur une piste. Mais vous vous esquivez de la manière la plus discrète possible. Ce qui veut dire par exemple entrer dans une librairie pour faire un achat, aller prendre un café, que sais-je. Vous devez vous décider en fonction des circonstances, mais en gardant votre objectif en tête. L’objectif est de toujours dégager les abords immédiats aussi vite que l’autorisent les circonstances. Trop vite et les gens vont le remarquer. Trop lentement et les témoins risquent de se rappeler vous avoir vu à proximité de votre cible. En revanche, ils ne signaleront jamais un individu qu’ils n’ont pas remarqué. Vous avez donc tout intérêt à être dans ce cas-là. Votre tenue en mission, votre comportement sur le terrain, votre façon de marcher, votre façon de penser… tout cela doit tendre à vous rendre invisibles, leur dit Alexander. – En d’autres termes, Pete, observa tranquillement Brian, vous êtes en train de nous dire que lorsqu’on tue ces gens comme on nous entraîne à le faire, vous voulez qu’on soit capables non seulement de le faire, mais de filer ensuite comme si de rien n’était. – Vous aimeriez mieux vous faire prendre ? – Non, certes, mais le meilleur moyen de tuer quelqu’un est de lui loger une balle dans la tête en lui tirant dessus avec un bon fusil à deux cents mètres de distance. Ça marche à tous les coups. – Mais si l’on veut qu’il soit mort sans que personne sache qu’il a été tué ? interrogea leur instructeur. – Merde, et comment on fait un truc pareil ? » C’était Dominic. « Patience, les gars. Chaque chose en son temps. » Il y avait les restes d’une vague palissade. Ricardo la franchit comme si de rien n’était, profitant d’un trou qui semblait récent. Les piquets avaient été peints en vert vif mais ils avaient en grande partie rouillé. Le grillage était en plus piètre état encore. Le traverser était un jeu d’enfant. Le coyote fit cinquante mètres de plus, choisit un gros rocher, s’assit, alluma une cigarette et but une gorgée à sa gourde. C’était son premier arrêt. La marche n’avait rien eu de difficile, et il était manifeste qu’il avait fait ça quantité de fois. Mustafa et ses amis ignoraient qu’il avait déjà fait traverser la frontière à plusieurs centaines de groupes par ce même itinéraire, et qu’il n’avait été arrêté qu’en une seule occasion – et cela ne lui avait pas coûté grand-chose, à part une blessure d’amour-propre. Il avait également ce jour-là renoncé à sa rétribution, parce qu’il était un coyote honorable. Mustafa s’approcha de lui. « Est-ce que vos amis se sentent bien ? s’enquit Ricardo. – Ça n’a rien eu d’épuisant, répondit Mustafa. Et je n’ai pas vu un seul serpent. – Il n’y en a pas des masses par ici. Les gens leur tirent dessus ou leur jettent des cailloux. Personne n’aime trop les reptiles. – Est-ce qu’ils sont dangereux… vraiment, je veux dire ? – Seulement si vous êtes idiot, et même alors, vous avez peu de chances d’en mourir. Vous serez simplement malade trois ou quatre jours. Pas plus, mais la marche peut s’avérer passablement douloureuse. Nous allons attendre ici quelques minutes. Nous sommes en avance sur l’horaire. Oh, au fait, bienvenue en Amérique, amigo. – Cette clôture… c’était tout ? s’étonna Mustafa. – Le Yankee est riche, certes, et malin, sans doute, mais il est également paresseux. Mes compatriotes n’iraient pas dans ce pays s’il n’y avait pas du travail et si les gringos n’étaient pas trop paresseux pour le faire eux-mêmes. – Combien de gens faites-vous entrer clandestinement ? – Moi, vous voulez dire ? Des milliers. Plusieurs milliers. Pour ça, je suis bien payé. J’ai une belle maison et six autres coyotes travaillent pour moi. Les gringos se soucient plus des contrebandiers qui passent de la drogue et ça, j’évite. Ça n’en vaut pas la peine. Je laisse deux de mes hommes faire ça pour moi. C’est que le tarif est très élevé. – Quel genre de drogues ? demanda Mustafa. – Celles pour lesquelles on me paie. » Il sourit et but une nouvelle lampée à sa gourde. Mustafa se retourna comme Abdullah s’approchait. « J’avais pensé que ce serait une marche difficile, observa son numéro deux. – Seulement pour les citadins, répondit Ricardo. C’est mon pays. Je suis natif du désert. – Moi aussi, fit remarquer Abdullah. La journée est agréable. » Plus agréable qu’en restant assis à l’arrière d’un camion, s’abstint-il d’ajouter. Ricardo alluma une autre Newport. Il aimait les mentholées, plus douces pour la gorge. « Il ne va faire vraiment chaud que dans un mois ou deux. Mais ensuite, ça peut cogner sérieux, et l’homme avisé emporte toujours une bonne réserve de flotte. Des gens sont morts ici, faute d’eau, sous la canicule du mois d’août. Mais personne avec moi. Je m’assure toujours que tout le monde ait de quoi boire. La nature n’a ni amour ni pitié », observa le coyote. À la fin du périple, il connaissait un endroit où il pourrait descendre quelques cervezas avant de reprendre la voiture vers l’est et rallier El Paso. De là, il rejoindrait sa confortable résidence d’Ascension, trop loin de la frontière pour être embêté par des émigrants qui avaient soi-disant la sale manie de vous piquer des trucs susceptibles d’être utiles à leur traversée. Il se demanda combien de vols devaient être commis du côté gringo de la frontière, mais ce n’était pas son problème, après tout. Il finit sa cigarette et se leva. « Encore trois kilomètres à pied, mes amis. » Mustafa et ses hommes se remirent en file pour reprendre leur lente marche vers le nord. Trois kilomètres seulement ? Chez eux, ils parcouraient une plus grande distance pour rejoindre l’arrêt du car. Pianoter des chiffres sur un clavier numérique était à peu près aussi drôle que de courir tout nu dans un jardin de cactus. Jack était de ces hommes qui ont besoin de stimulation intellectuelle, et si certains la trouvaient dans le boulot d’expert-comptable, ce n’était pas son cas. « Tu te fais chier, hein ? commenta Tony Wills. – Considérablement, confirma Jack. – Eh bien, c’est la dure réalité du travail de collecte et de traitement de l’information. Même quand c’est excitant, ça reste bougrement ennuyeux. Enfin, sauf quand tu tombes sur la trace d’un renard particulièrement furtif. Là, ça peut devenir assez marrant, même si ce n’est pas comme de surveiller ton sujet sur le terrain. Je n’ai jamais eu l’occasion de le faire. – Papa non plus, observa Jack. – Ça dépend des versions de l’histoire que tu lis. Ton vieux s’est à l’occasion retrouvé sur le gril. Je n’ai pas l’impression qu’il aimait trop ça. Il t’en a jamais parlé ? – Jamais. Pas une seule fois. Je ne crois même pas que maman soit au courant. Excepté bien sûr l’histoire du sous-marin, mais l’essentiel de ce que j’en sais provient de bouquins, de trucs de ce genre. J’ai interrogé mon père, un jour, et tout ce qu’il a trouvé à répondre, c’est : "Tu crois tout ce que tu lis dans les journaux ? " Même quand ce Russe, ce Guerassimov, est passé à la télé, papa s’est contenté de bougonner. – On raconte à Langley que c’était un roi de l’espionnage. Capable de garder tous les secrets, comme il se doit. Mais il a fait l’essentiel de sa carrière au Sixième Étage. Personnellement, je ne suis jamais grimpé aussi haut. – Peut-être que tu peux me dire quelque chose. – Quoi donc ? – Guerassimov, Nikolaï Borissovitch Guerassimov. Est-ce qu’il était réellement le patron du KGB ? Est-ce que mon père l’a vraiment exfiltré de Moscou ? » Wills hésita une brève seconde, mais il ne pouvait esquiver plus longtemps. « Ouais. Il était directeur du KGB et, oui, ton père a effectivement organisé son passage à l’Ouest. – Merde, pas possible ! Putain, comment il a fait son compte ? – C’est une très longue histoire et tu n’es pas habilité à l’entendre. – Alors, pourquoi est-ce qu’il a balancé papa ? – Parce qu’il était un transfuge forcé. Ton père l’a contraint à filer. Il a voulu lui rendre la monnaie de sa pièce lorsque ton père est devenu président. Mais tu sais, Nikolaï Borissovitch a chanté… peut-être pas comme un canari, mais il a quand même chanté. Il est désormais soumis au programme de protection des témoins. Ils vont encore le chercher de temps en temps pour le faire chanter un peu. Les gars que tu alpagues, ils te balancent jamais tout d’un coup, alors, il faut retourner les cuisiner périodiquement. Ça les fait se sentir importants… assez en général pour qu’ils se remettent à chanter, en général. Cela dit, il n’est toujours pas ravi-ravi de son séjour. Mais il ne peut pas rentrer chez lui. Il se ferait trouer la peau. Les Russes n’ont jamais été du genre à pardonner la trahison d’État. Nous non plus, d’ailleurs. Bref, il vit ici sous protection fédérale. La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, il s’était mis au golf. Sa fille a épousé je ne sais trop quel connard d’aristo, une vieille fortune de Virginie. C’est une véritable Américaine, à présent, mais son vieux mourra à jamais malheureux. Il voulait renverser l’Union soviétique, enfin, je veux dire qu’il voulait vraiment ce boulot, mais ton père lui a cassé le coup pour de bon, et ce vieux Nick continue de lui en vouloir. – Si je m’attendais… – Du nouveau au sujet de Sali ? coupa Wills, histoire de revenir sur terre. – Deux ou trois petits trucs. Tu vois, cinquante mille par-ci, quatre-vingt mille par-là… je parle en livres, pas en dollars. Sur des comptes dont je ne sais pas grand-chose. Il claque entre deux mille et huit mille livres par semaine, ce qu’il considère sans doute comme de la menue monnaie. – D’où vient tout ce liquide ? – Pas vraiment clair, Tony. J’imagine qu’il puise dans un de ses comptes familiaux, ça doit représenter deux pour cent qu’il peut faire passer dans ses dépenses personnelles. Pas assez pour que papa s’aperçoive qu’il pique dans la caisse de ses vieux. Je me demande comment ils réagiraient, d’ailleurs… – Ils lui trancheraient la main, mais ils pourraient faire pire… lui couper les vivres. Tu le vois obligé de travailler ? » Wills se mit à ricaner. « Le coup du retour du fils prodigue… » Jack rougit. « Écoute, Tony, ouais, je sais, je suis né dans un milieu plus qu’aisé. Mais papa a toujours fait en sorte que je fasse un boulot d’été. J’ai même bossé deux mois dans le bâtiment… Même que ça a rendu dingue Mike Brennan et ses potes. Mais papa voulait que je sache ce que c’était que de travailler vraiment. J’ai détesté au début, mais, rétrospectivement, c’était sans doute une bonne chose, j’imagine. Ce M. Sali n’a jamais rien fait de tel. Je veux dire, je serais capable de subvenir à mes besoins, s’il le fallait. Pour ce mec, ce serait rudement plus dur de s’y faire. – OK, quelle somme d’argent reste inexpliquée, au total ? – Deux cent mille livres, peut-être – ça fait dans les trois cent mille dollars. Mais je n’ai pas encore vraiment tout recensé et, de toute manière, ça ne fait pas une si grosse somme. – Combien de temps te faut-il encore pour affiner l’estimation ? – À ce rythme ? Merde, peut-être une semaine, si j’ai du bol. C’est à peu près aussi facile que de repérer une bagnole à New York en pleine heure de pointe. – Lâche pas. Ce n’est censé être ni marrant ni facile. – À vos ordres, chef. » C’était une expression qu’il avait piquée aux marines de la Maison-Blanche. Ils lui avaient même dit un jour, jusqu’à ce que son père s’en avise et y mette aussitôt un terme. Jack se retourna vers son ordinateur. Il consignait ses notes bien concrètement au crayon sur un calepin de papier réglé, parce que c’était plus facile pour lui ainsi, puis il les transférait sur un fichier informatique, chaque après-midi. Alors qu’il écrivait, il nota que Tony quittait leur petit bureau pour aller faire un tour à l’étage. « Ce gamin a l’œil, dit Wills à Rick Bell, au dernier étage. – Oh ? » Il était encore un petit peu tôt pour tirer des conclusions sur le bleu, indépendamment de la personnalité de son père, estima Bell. « Je l’ai mis sur le dossier du jeune Saoudien qui vit à Londres, un certain Ouda ben Sali – négociant en devises pour les intérêts familiaux. Les Britanniques le surveillent de loin parce qu’il a appelé un jour au téléphone quelqu’un qu’ils trouvaient intéressant. – Et ? – Et Junior nous a déniché deux cent mille livres qui n’ont aucune contrepartie comptable. – Sérieux ? s’enquit Bell. – On va mettre dessus quelqu’un de la maison mais… tu sais, ce gamin a vraiment du nez. – Dave Cunningham, peut-être ? » Expert-comptable, il avait rejoint le Campus au sortir du ministère de la Justice, où il travaillait à la division sur le crime organisé. Dave avait un flair proverbial pour les chiffres. Le service comptable du Campus l’utilisait le plus souvent à des tâches « conventionnelles ». Il aurait sans aucun doute fait des merveilles à Wall Street, mais il adorait tout simplement gagner sa vie à coincer les malfaiteurs. Au Campus, il avait tout loisir de poursuivre cette vocation bien au-delà de l’âge légal de la retraite des fonctionnaires. « Ouais, c’est Dave que je choisirais, approuva Tony. – OK, transférons les dossiers de l’ordi de Jack à celui de Dave et voyons ce qu’il nous sort. – Ça marche pour moi, Rick. T’as lu le rapport des interceptions de la NSA, hier ? – Ouais. Ça a attiré mon attention », répondit Bell qui leva les yeux. Trois jours plus tôt, les échanges de messages entre des sources que les services de renseignements gouvernementaux jugeaient intéressantes avaient chuté de dix-sept pour cent et même deux sources particulièrement sensibles s’étaient presque entièrement tues. Quand le trafic radio d’une unité militaire connaissait une telle chute, cela signifiait souvent une pause avant le passage aux opérations sur le terrain. Ce genre de situation rendait nerveux les spécialistes d’analyse des signaux. Les trois quarts du temps, cela ne traduisait rien de spécial, il s’agissait juste de variations aléatoires, mais les cas où cela avait débouché sur une action concrète étaient assez fréquents pour que les spécialistes des signaux s’en émeuvent. « Pas d’idées ? » demanda Wills. Bell hocha la tête. « J’ai cessé d’être superstitieux il y a une dizaine d’années. » Pas Tony Wills, de toute évidence : « Rick, on est prêts. On l’est déjà depuis un bout de temps. – Je sais ce que tu veux dire, mais on ne peut pas gérer cette boîte avec ce genre de pressentiment. – Rick, c’est comme de rester assis à regarder le match. Même en étant sur le banc de touche… mais sans pouvoir entrer sur le terrain. – Et pour faire quoi ? Descendre l’arbitre ? demanda Bell. – Non, juste le gars qui s’apprête à balancer un coup tordu. – Patience, Tony, patience. – Une putain de vertu à acquérir, pas vrai ? » Wills n’avait jamais vraiment réussi, malgré toute son expérience. « Tu crois que tu l’as mauvaise ? Et Gerry, alors ? – Ouais, Rick, je sais. » Il se leva. « À plus, vieux. » Ils n’avaient pas vu âme qui vive, pas une voiture, pas un hélico. À l’évidence, il n’y avait rien d’intéressant dans la région. Ni pétrole, ni or, ni même de cuivre. Rien qui vaille la peine d’être gardé ou protégé. La balade avait juste été assez longue pour être une promenade de santé. Quelques buissons épineux, quelques arbres rabougris. Des traces de pneus, mais aucune récente. Cette partie de l’Amérique aurait aussi bien pu se trouver dans la zone la plus déserte du désert saoudien, le Rub al-Khali, sinistre même pour les plus vaillants vaisseaux du désert. Mais il était évident que la promenade était finie. Alors qu’ils atteignaient le sommet d’une modeste crête, ils avisèrent cinq autres véhicules isolés, avec à côté des hommes qui parlaient entre eux. « Ah, fit Ricardo, ils sont en avance, eux aussi. Excellent. » Il pourrait enfin larguer ces étrangers moroses et retourner vaquer à ses affaires. Il s’arrêta pour laisser ses clients le rattraper. « C’est notre destination ? » demanda Mustafa, avec de l’espoir dans la voix. La marche avait été facile, bien plus qu’il ne l’avait escompté. « Mes amis ici présents vont vous mener à Las Cruces. De là, vous pourrez établir vos plans de voyage pour les jours à venir. – Et vous ? s’enquit Mustafa. – Moi, je retourne auprès de ma famille », répondit Ricardo. N’était-ce pas tout simple ? Peut-être ce gars n’avait-il pas de famille ? Le restant de la marche ne prit que dix minutes. Ricardo monta dans le dernier 4x4 après avoir serré la main aux membres du groupe. Ils étaient relativement amicaux, quoique du genre réservé. Il aurait pu s’avérer plus difficile de les amener jusqu’ici mais le trafic d’immigrés clandestins était bien plus dense en Arizona et en Californie, et c’était là-bas que les gardes-frontières américains avaient l’essentiel de leurs effectifs. Les gringos préféraient graisser d’abord les rouages qui grincent – comme tout un chacun de par le monde, sans doute, mais malgré tout, ce n’était pas terriblement malin. Tôt ou tard, ils finiraient bien par se rendre compte qu’il y avait un trafic transfrontalier ici aussi. Rien de bien terrible, cependant. À ce moment, il faudrait peut-être qu’il se trouve un autre gagne-pain. Il s’était quand même bien débrouillé ces sept dernières années, malgré tout – assez en tout cas pour monter une petite affaire et offrir à ses enfants des débouchés un peu plus… légaux. Il les regarda embarquer à bord des véhicules qui s’en allèrent en pétaradant. Il prit lui aussi la direction approximative de Las Cruces, puis tourna au sud pour emprunter l’autoroute 1-10 vers El Paso. Il avait depuis longtemps cessé de se demander ce que ses clients comptaient faire en Amérique. Sans doute pas du jardinage ou travailler dans le bâtiment, mais il avait reçu en échange dix mille dollars en liquide. Alors, ils étaient peut-être importants pour quelqu’un… mais pas pour lui. 10 Destinations Pour Mustafa et ses amis, le trajet jusqu’à Las Cruces s’avéra une parenthèse étonnamment bienvenue, et même s’ils n’en montrèrent rien, ils étaient manifestement excités. Enfin, ils étaient en Amérique. Au milieu des gens qu’ils se proposaient de tuer. La mission était désormais quelque part plus proche de son accomplissement : pas seulement de quelques dizaines de kilomètres mais par quelque lien magique, invisible. Ils étaient dans la maison du Grand Satan. Ici, se trouvait le peuple qui avait fait pleuvoir la mort sur leur terre natale, et sur les fidèles dans tout le monde musulman, le peuple qui soutenait si servilement Israël. À Deming, ils prirent à l’est la direction de Las Cruces. Soixante-deux miles – cent kilomètres – jusqu’à leur prochaine étape intermédiaire, sur l’autoroute 1-10. Il y avait des panneaux publicitaires signalant des motels et des restaurants, des attractions touristiques, et ces collines et ces horizons qui semblaient toujours lointains même si leur véhicule dévorait les kilomètres à un bon cent dix à l’heure. Le chauffeur, comme leur guide précédent, avait le type mexicain et ne parlait pas. Probablement un autre mercenaire. Personne ne disait rien, le chauffeur parce qu’il n’en avait rien à cirer, ses passagers parce qu’ils parlaient anglais avec un accent et que leur chauffeur risquait de le remarquer. De cette manière, il ne se souviendrait que d’avoir embarqué des gens sur un chemin de terre quelque part au sud-est du Nouveau-Mexique pour les conduire autre part. C’était sans doute plus dur pour les autres membres de son groupe, songea Mustafa. Ils devaient lui faire confiance. Il était leur commandant de mission, le chef d’une bande de guerriers sur le point de se diviser en quatre commandos qui ne devaient jamais se réunir. La mission avait été laborieusement mise au point. Leurs seules communications à l’avenir allaient s’effectuer par ordinateur, et encore de manière limitée. Ils devaient fonctionner de manière indépendante, mais en suivant un emploi du temps simple en vue d’un objectif stratégique unique. Ce plan allait ébranler l’Amérique comme aucun autre plan, se dit Mustafa en regardant l’intérieur d’un break qu’ils doublaient. Deux parents, et deux mômes à l’arrière, un petit garçon de quatre ans, et sa petite sœur d’un an et demi peut-être. Des infidèles, tous. Des cibles. Son plan opérationnel était entièrement rédigé, bien sûr, sur des feuilles de papier blanc en caractères Geneva 14 points. En quatre exemplaires. Un par chef de groupe. Les autres données étaient consignées dans des fichiers sur les ordinateurs portatifs que tous les hommes avaient dans leur petit sac de voyage, avec un change de chemise, de sous-vêtements et guère plus. Ils n’auraient pas besoin de grand-chose et le plan était de laisser derrière eux le minimum afin de brouiller un peu plus les pistes pour les Américains. Cela suffit à faire naître chez lui l’ombre d’un sourire alors qu’il regardait défiler le paysage. Mustafa alluma une cigarette – il ne lui en restait plus que trois – et inspira profondément la fumée ; la climatisation soufflait sur lui son air glacé. Derrière, le soleil déclinait dans le ciel. Ils feraient leur prochaine – et dernière – étape dans le noir, ce qui, estima-t-il, était de bonne tactique. Il savait que ce n’était bien sûr qu’accidentel, mais, même ainsi, cela prouvait qu’Allah Lui-même considérait leur plan avec bienveillance. Comme il était en droit de le faire, bien entendu. Après tout, ils ne faisaient qu’accomplir Son œuvre. Encore une morne journée de boulot de tirée, se dit Jack en se dirigeant vers sa voiture. Un inconvénient du Campus, c’est qu’il ne pouvait en discuter avec personne. Personne n’était habilité à connaître ce truc, même s’il n’était toujours pas évident de savoir pourquoi. Il pourrait, bien sûr, aborder la question avec son père – le président, par définition, était habilité à tout entendre, et les ex-présidents jouissaient du même accès aux informations sinon par les textes, du moins par la jurisprudence. Mais non, il ne pouvait pas faire une chose pareille. Papa ne serait pas enchanté par son nouveau boulot. Il pourrait passer un coup de fil et tout flanquer par terre et Jack en avait déjà fait l’expérience et préférait rester sur sa faim. N’empêche, la possibilité d’évoquer le problème avec quelqu’un qui savait de quoi il retournait aurait été, quelque part, une bénédiction. Juste quelqu’un pour lui dire, oui, c’est vraiment important et, oui, en faisant ça, tu contribues vraiment à la Vérité, la Justice et à l’Avenir de l’Amérique. Cela pouvait-il réellement faire une différence ? Le monde tournait comme il tournait et il ne pouvait pas y changer grand-chose. Même son père, malgré tous les pouvoirs qui lui avaient été conférés, s’était montré impuissant à le faire. Et lui, bien modeste prince héritier d’un nouveau genre, de quoi voulait-on qu’il soit capable ? Mais si les parties cassées du monde devaient un jour être réparées, ce serait par les mains de quelqu’un qui ne se soucierait guère de savoir si c’est possible ou non. Sans doute quelqu’un de trop jeune et trop idiot pour savoir que l’impossible était… impossible. Mais ni sa mère ni son père ne croyaient en un tel monde, et c’était ainsi qu’ils l’avaient élevé. Sally devait bientôt décrocher son diplôme de médecin, et elle allait se spécialiser dans l’oncologie – la seule discipline que sa mère regrettait de n’avoir pas abordée durant sa carrière médicale – et elle disait à tous ceux qui le lui demandaient qu’elle serait là le jour où le dragon du cancer serait enfin vaincu pour de bon. Bref, croire en l’impossible ne faisait pas partie du credo des Ryan. Il ignorait juste encore comment, mais le monde était plein de choses à découvrir, non ? Et il était intelligent et instruit, il jouissait d’un confortable fonds en fidéicommis, ce qui voulait dire qu’il pouvait poursuivre sans craindre de mourir de faim, si jamais il déplaisait à telle ou telle personne. C’était là la plus grande liberté que lui ait accordée son père, et John Patrick Ryan Junior était assez intelligent pour en mesurer la valeur – sinon pour appréhender encore la responsabilité qu’une telle liberté impliquait. Au lieu de se préparer eux-mêmes leur dîner, ils décidèrent, ce soir-là, de se rendre dans un restaurant-grill du coin. Il était rempli de jeunes étudiants de l’université de Virginie. On sentait bien qu’ils avaient tous l’air intelligent, mais peut-être pas autant qu’ils se l’imaginaient, et tous parlaient un peu trop fort, avec un peu trop de confiance en eux. C’était un des avantages d’être des mômes – ils auraient détesté cette appellation -, des mômes encore à la charge de leurs parents, même si c’était de loin. Pour les deux jeunes Caruso, c’était un clin d’œil à ce qu’ils étaient encore eux-mêmes quelques petites années plus tôt, avant que les rudes coups de l’entraînement et de l’expérience de la vie réelle ne les eussent transformés. En quoi au juste, ils n’en étaient pas trop sûrs. Ce qui avait paru si simple à l’école était devenu infiniment complexe au sortir du giron universitaire. Le monde n’était pas une réalité numérique, après tout – c’était une réalité analogique, toujours désordonnée, toujours pleine de brins épars qui ne se laissaient pas relier et nouer comme des lacets de chaussure, de sorte qu’il était toujours possible de trébucher et s’étaler au moindre faux pas, à la moindre imprudence. Et la prudence ne venait qu’avec l’expérience – après quelques gamelles qui enseignaient la douleur, pas le plus mauvais moyen de retenir les leçons. Ces leçons étaient venues tôt pour les deux frères. Pas aussi tôt que pour d’autres générations mais bien assez, malgré tout, pour qu’ils se rendent compte des conséquences des erreurs dans un monde qui n’avait jamais appris à pardonner. « Pas mal, comme endroit, jugea Brian, à la moitié de son filet mignon. – Pas facile de rater un bon morceau de bœuf, si nul soit le cuisinier. » L’établissement avait manifestement un cuisinier, sinon un chef, mais les frites étaient plutôt bonnes sauf pour le cholestérol… – et les brocolis étaient tout frais sortis du congélateur, estima Dominic. « Je devrais vraiment surveiller mon alimentation, observa le commandant de marines. – Profites-en tant que tu peux. On n’a pas encore trente ans, après tout ? » La remarque fit rire son frère. « À une époque, ça paraissait un bien gros chiffre, pas vrai ? – À partir de quand commence-t-on à être vieux ? Mouais… enfin, t’es quand même plutôt jeunot pour un commandant, non ? » Aldo haussa les épaules. « Je suppose. Mon patron m’aimait bien et j’avais pas mal de gars sympa sous mes ordres. Je n’ai malgré tout jamais pu me faire aux rations. Elles t’aident à tenir mais c’est bien tout. Mon instructeur adorait les frites, il disait qu’elles étaient meilleures que celles qu’on lui avait servies à ses débuts au sein du Corps. – Au Bureau, on a tendance à vivre de beignets et, ma foi, ils font, je crois bien, le meilleur café industriel d’Amérique. Difficile de garder la ligne avec un tel régime. – T’es plutôt en forme pour un guerrier rond-de-cuir, Enzo », observa son frère, plutôt chevaleresque. À la fin du décrassage matinal, son frère donnait parfois l’impression d’être sur le point de s’effondrer. Mais une course de cinq mille mètres était comme un café matinal pour un marine, juste un truc pour vous ouvrir les yeux. « N’empêche, j’aimerais bien savoir à quoi au juste on nous entraîne, observa Aldo après une nouvelle bouchée. – Frérot, on nous entraîne à tuer des gens, c’est tout ce qu’on a besoin de savoir. Se faufiler sans être vus, et puis se tirer vite fait sans se faire remarquer. – Au pistolet ? répondit Brian, dubitatif. Plutôt bruyant, et pas aussi sûr qu’un fusil. J’avais un tireur d’élite dans mon équipe en Afghanistan. Il en a descendu quelques-uns à plus de quinze cents mètres. Il se servait d’un fusil Beretta 50, le gros machin, genre BAR anabolisé. Il tirait des projectiles de MA2. Précis comme tout, et quand il fait mouche, c’est radical, tu vois ? Pas évident de continuer avec un trou de quinze millimètres dans le buffet. » Surtout que son tireur, le sergent Alan Roberts, un grand Noir de Détroit, avait un faible pour les balles dans la tête et que les 50 faisaient du joli boulot. – Eh bien, peut-être des modèles avec silencieux. Ça donne des résultats pas mal sur une arme de poing. – J’en ai vu. On s’entraînait avec à l’École de reconnaissance ; mais ils sont affreusement encombrants à trimbaler sous un costard, et il faut toujours les sortir, s’immobiliser et viser la tête. À moins de nous envoyer à l’école de James Bond pour y prendre des cours de magie, on ne va pas tuer grand monde avec des armes de poing, Enzo. – Ma foi, peut-être qu’on utilisera autre chose. – Alors, tu ne sais pas, toi non plus ? – Hé, vieux, je suis toujours employé par le Bureau. Tout ce que je sais, moi, c’est que Gus Werner m’a envoyé ici, et ça rend mon boulot en gros tout ce qu’il y a de plus légal… enfin, je pense, conclut-il. – Tu m’as déjà parlé de lui. Qui est-ce, au juste ? – Le directeur adjoint, le patron de la nouvelle section antiterroriste. On ne fait pas le con avec Gus. Il a été à la tête de la brigade de récupération des otages, lui aussi, il a tous ses états de service. Très intelligent, et un vrai dur à cuire. Pas le genre à défaillir à la vue du sang. Il a toujours su garder la tête sur les épaules. Le terrorisme est la nouvelle tendance au Bureau et Dan Murray ne l’a pas choisi pour ce boulot uniquement parce qu’il sait se servir d’un flingue. Murray et lui sont très proches, ils se connaissent depuis plus de vingt ans. Murray n’est pas non plus un imbécile. Toujours est-il que, s’il m’a expédié ici, ça doit être avec l’aval de quelqu’un. Alors, je vais jouer le jeu, jusqu’à ce qu’ils me disent d’enfreindre la loi. – Moi aussi, n’empêche, ça me rend nerveux. » Las Cruces avait un aéroport régional pour le trafic local et les sauts de puce. On y trouvait également plusieurs agences de location de voitures. Ils s’y arrêtèrent et c’est là que Mustafa eut des raisons d’être nerveux. Un de ses camarades et lui allaient louer des voitures. Deux autres allaient faire de même en ville. « Tout est préparé pour vous », leur dit le chauffeur. Il leur tendit deux feuilles de papier. « Voici vos numéros de réservation. Vous conduirez des berlines Ford Crown Victoria quatre portes. Nous n’aurions pas pu vous procurer des breaks comme vous le réclamiez sans aller à El Paso, et ce n’était pas souhaitable. Utilisez vos cartes Visa. Vous vous appelez Tomas Salazar. Et votre ami est Hector Santos. Montrez-leur vos numéros de réservation et faites ce qu’on vous dira de faire. C’est tout simple. » Aucun des deux hommes n’avait l’air trop latino aux yeux du chauffeur, mais les employés de l’agence étaient deux ploucs ignorants dont l’espagnol se limitait à taco et cerveza. Mustafa descendit de voiture et entra dans l’agence en faisant signe à son ami de le suivre. D’emblée, il sut que ce serait facile. Qui que soit le patron de ce magasin, il ne s’était pas foulé pour trouver des employés intelligents. Le garçon au guichet était penché sur une bande dessinée qu’il lisait avec une attention un rien trop soutenue. « Salut, dit Mustafa, l’air faussement confiant. J’ai une réservation. » Il inscrivit le numéro sur un bloc et le donna à l’employé. « OK. » Ce dernier ne parut pas ennuyé d’être ainsi distrait des toutes dernières aventures de Batman. Il savait se servir de l’ordinateur du guichet. Et de fait, la machine cracha un formulaire de location déjà presque entièrement rempli. Mustafa tendit son permis de conduire international que l’employé photocopia, puis il agrafa la copie à son exemplaire du formulaire. Il se montra ravi que M. Salazar ait choisi toutes les options d’assurance -il touchait une prime pour encourager les clients à le faire. « OK, votre voiture est la Ford blanche garée à l’emplacement numéro quatre. Z’avez qu’à sortir et prendre à droite. Les clés sont sur le contact, m’sieur. – Merci », répondit Mustafa dans son anglais au fort accent. Était-ce donc si facile ? À l’évidence, oui. Il n’avait pas fini de régler le siège de sa Ford que Saïd apparut à l’emplacement numéro cinq pour prendre le volant de la sœur jumelle de sa berline mais en vert. Les deux hommes avaient une carte de l’État du Nouveau-Mexique mais ils n’en avaient pas vraiment besoin. Ils démarrèrent et sortirent du parking pour gagner la rue où les 4 x 4 attendaient. Il ne fut pas bien compliqué de les suivre. Il y avait de la circulation à Las Cruces mais pas tant que ça à l’heure du dîner. Il y avait une autre agence de location de voitures à huit pâtés de maisons au nord, sur ce qui semblait être la rue principale du patelin. Celle-ci était une agence Hertz – un nom qui sonnait vaguement juif pour Mustafa. Ses deux camarades y entrèrent et, dix minutes après, ils ressortaient prendre possession de leurs voitures. Là encore, il s’agissait de deux Ford du même modèle que la sienne ou celle de Saïd. Cela fait – sans doute la partie la plus risquée de leur mission – il était temps de suivre les 4 x 4 en direction du nord durant quelques kilomètres – une vingtaine en fait – avant de quitter la route pour s’engager sur une piste en terre. Il semblait y en avoir pas mal dans le coin… tout comme chez lui. Encore un kilomètre et ils avisèrent une maison isolée, avec juste un camion garé à proximité pour suggérer une présence. Là, tous les véhicules se garèrent et leurs occupants en sortirent pour participer, comprit Mustafa, à ce qui allait être leur dernière véritable réunion. « Nous avons les armes ici », lui dit Juan. Il désigna Mustafa. « Suivez-moi, je vous prie. » L’intérieur de cette bâtisse en bois d’aspect banal se révéla être un véritable arsenal. Seize caisses en carton au total contenaient seize pistolets-mitrailleurs MAC-10. Pas une élégante arme à feu, le MAC est constitué de pièces d’acier embouti, à la finition relativement médiocre. Chaque arme était accompagnée de douze chargeurs, apparemment tous remplis, fixés dos à dos avec du ruban d’électricien de couleur noire. « Les armes sont vierges. Elles n’ont encore jamais tiré, lui dit Juan. Nous avons également des silencieux. Ils ne sont pas très efficaces mais améliorent l’équilibre et la précision de tir. Ce flingue n’est pas aussi maniable qu’un Uzi – mais les Uzi sont également beaucoup plus difficiles à obtenir ici. Pour cette arme, la portée effective est d’environ dix mètres. Elle est facile à charger et décharger. La culasse mobile est ouverte, bien sûr, et la cadence de tir relativement élevée. » L’arme pouvait en fait vider un chargeur de trente munitions en moins de trois secondes, ce qui était un peu trop rapide pour un usage délicat, mais ça ne semblait pas la qualité première de ces gens aux yeux de Juan. Ils ne l’étaient pas. Chacun des seize Arabes s’empara d’une arme et la soupesa, comme s’il saluait un nouvel ami. Puis l’un d’eux saisit une paire de chargeurs… « Stop ! Alto ! aboya aussitôt Juan. Vous n’allez pas charger ces armes à l’intérieur. Si vous voulez les essayer, nous avons des cibles dehors. – Est-ce que ça ne va pas être trop bruyant ? demanda Mustafa. – La maison la plus proche est à quatre kilomètres », répondit Juan, écartant l’objection. Les balles ne pouvaient pas aller si loin et il supposait que le bruit non plus. Ce en quoi il se trompait. Mais ses hôtes supposaient qu’il connaissait tout des alentours et ils étaient toujours partants pour tirer, surtout en rafales. À vingt mètres de la maison se trouvait un talus sablonneux avec quelques caisses et cartons essaimés alentour. L’un après l’autre, ils introduisirent des chargeurs dans leurs SMG et ramenèrent la culasse. Il n’y eut pas d’ordre de tir. Ils suivirent plutôt l’exemple de Mustafa qui saisit la bride pendant sous le canon et pressa la détente. Les résultats immédiats furent concluants. Le MAC-10 faisait le bruit approprié, tressautant vers le haut et la droite, comme toutes les armes de ce type, mais comme c’était la première fois et qu’il ne s’agissait que d’un tir d’exercice, il réussit à loger ses projectiles dans une caisse en carton située à six mètres devant lui sur sa gauche. Apparemment, en un rien de temps, la culasse claqua sur une chambre vide, ayant tiré et éjecté trente cartouches de pistolet Remington 9 millimètres. Il caressa l’idée d’extraire le chargeur et de le retourner pour goûter encore deux ou trois secondes d’extase tonitruante mais il réussit à se maîtriser. Il en aurait de nouveau l’occasion, et dans un avenir pas si lointain. « Les silencieux ? demanda-t-il à Juan. – À l’intérieur. Ils se vissent sur le canon et mieux vaut les mettre parce que ça permet de mieux contrôler la dispersion des balles, voyez-vous. » Juan parlait avec autorité. Il s’était servi du MAC-10 pour éliminer des rivaux en affaires et quelques autres individus déplaisants à Dallas ou Santa Fe au cours des années. Malgré tout, il considérait ses hôtes avec un certain malaise. Ils souriaient trop. Ils n’étaient pas comme lui, se dit Juan Sandoval, et plus vite ils décamperaient, mieux ce serait. Il n’en irait pas de même pour les personnes à leur destination, mais ce n’était pas son problème. Ses ordres venaient d’en haut. De très haut, comme le lui avait fait sentir son supérieur immédiat, la semaine passée. Et les sommes versées avaient été en proportion. Juan n’avait pas particulièrement à se plaindre mais, en bon psychologue, il avait senti clignoter un feu rouge. Mustafa réintégra la cache avec lui et saisit un silencieux. Il mesurait peut-être dix centimètres de diamètre et une cinquantaine de longueur. Comme promis, il se vissait sur la partie filetée de l’embouchure du canon et, dans l’ensemble, il améliorait en effet l’équilibre de l’arme. Mustafa la soupesa brièvement et décida qu’il préférait l’utiliser ainsi. Mieux valait réduire la remontée du canon et privilégier la précision de tir. La réduction du bruit avait peu d’intérêt pour sa mission, au contraire de la précision. Toutefois, le silencieux donnait un encombrement inacceptable à une arme autrement facile à dissimuler. Aussi le dévissa-t-il pour le moment avant de le replacer dans sa housse. Puis il ressortit rassembler ses hommes. Juan le suivit dehors. « Quelques détails que vous devez savoir », dit Mustafa à ses chefs d’équipe. Juan poursuivit, d’une voix lente et mesurée : « La police américaine est efficace, mais ils ne sont pas tout-puissants. Si, durant votre trajet en voiture, l’un d’eux vous arrête, tout ce que vous avez à faire, c’est parler poliment. S’il vous demande de descendre de voiture, vous faites ce qu’il vous dit. Les lois américaines l’autorisent à vérifier si vous portez sur vous une arme – en opérant une fouille par palpation -, mais s’il demande à fouiller votre véhicule, alors vous répondez simplement « Non, je refuse » – et selon la loi, il n’a pas le droit d’insister. Je vous le répète encore une fois : si un policier américain demande à fouiller votre voiture, vous n’avez qu’à lui répondre non et il ne pourra pas le faire. Puis vous redémarrez. Quand vous roulez, ne dépassez pas la vitesse indiquée sur les panneaux. Si vous respectez cette consigne, vous ne serez probablement pas dérangé. Si vous dépassez la vitesse limite, tout ce que vous y gagnerez, c’est une raison de vous faire arrêter par la police de la route. Donc, évitez. Faites preuve constamment de patience. Avez-vous des questions ? – Si jamais un policier se montre trop agressif, pouvons-nous… » Juan avait senti venir la question. « Le tuer ? Oui, bien sûr, c’est toujours possible mais, dans ce cas, vous en aurez encore plus à vos trousses. Quand un agent de police vous interpelle, la première chose qu’il fait est de signaler par radio à son QG sa position, le numéro d’immatriculation de votre voiture ainsi que sa description. Donc, même si vous le tuez, ses camarades se lanceront à votre poursuite en l’espace de quelques minutes – et en force. Cela n’en vaut pas la peine. Vous ne ferez que vous attirer plus d’ennuis. Les forces de police américaines ont de nombreux véhicules et même des avions et des hélicoptères. Une fois qu’ils sont lancés à vos trousses, ils vous retrouvent forcément. Bref, votre seule défense contre ça est de ne pas vous faire remarquer. Ne foncez pas. Ne commettez pas d’infractions au code de la route. Si vous vous comportez ainsi, vous n’aurez aucun problème. Violez ces lois et vous vous ferez prendre, flingues ou pas. Est-ce que vous comprenez ? – Nous comprenons, lui assura Mustafa. Merci pour votre aide. – Nous avons des cartes pour vous tous. Elles sont excellentes, éditées par l’AAA, l’Automobile Club d’Amérique. Vous avez tous des couvertures, je présume ? » demanda Juan, pressé d’en finir. Mustafa regarda ses amis, guettant de nouvelles questions mais ils étaient trop pressés d’en découdre pour se laisser plus longtemps distraire. Satisfait, il se retourna vers Juan. « Encore merci pour votre aide, mon ami. » Ami, mon cul, oui, songea Juan, mais il prit la main de son interlocuteur avant de raccompagner la troupe jusqu’à la façade du bâtiment. Leurs sacs furent prestement transférés des 4x4 aux berlines, puis il les regarda démarrer et reprendre le chemin de la route d’Etat 185. Ils n’étaient qu’à quelques kilomètres de Radium Springs et de l’entrée sur la branche nord de l’autoroute 1-25. Les étrangers se regroupèrent une dernière fois pour se serrer la main – et même échanger quelques baisers, nota Juan, non sans surprise. Puis ils se divisèrent en quatre groupes de quatre qui rejoignirent chacun leur voiture de location. Mustafa s’installa dans sa berline. Il posa ses paquets de cigarettes sur le siège voisin, s’assura que les rétros étaient bien réglés, puis boucla sa ceinture puisqu’on lui avait dit que ne pas l’attacher était une infraction aussi grave qu’un excès de vitesse. Et s’il y avait bien une chose qu’il voulait éviter, c’était de se faire arrêter par la police. Conformément aux instructions délivrées par Juan, c’était un risque qu’il n’avait aucune envie de courir. De loin, un flic pouvait ne pas identifier leur origine mais, de près, c’était une autre chanson, et il n’avait aucune illusion sur l’opinion que les Américains avaient des Arabes. Raison pour laquelle tous leurs exemplaires du Coran étaient bien planqués au fond de la malle. Ça allait durer un moment, Abdullah le relaierait certes au volant, mais la première étape était pour lui. Direction nord sur 1T-25 vers Albuquerque, puis est sur l’l-40, presque de bout en bout, jusqu’à leur destination. Plus de trois mille kilomètres. Il allait devoir calculer en miles, à présent, se remémora-t-il. Un kilomètre six pour un mile. Il allait lui falloir multiplier tous les chiffres par cette constante ou bien renoncer définitivement au système métrique lorsqu’il était au volant. Toujours est-il qu’il roula vers le nord sur la route d’État 185 jusqu’au moment où il avisa le panonceau vert indiquant l’embranchement de l’I-25 nord. Il se cala au fond de son siège, vérifia que la voie était libre pour s’insérer dans le trafic, puis accéléra jusqu’à soixante-cinq miles à l’heure avant d’enclencher le régulateur de vitesse pile sur cette valeur. Après cela, ce n’était plus qu’une question de conduite, tenir le volant tout en surveillant le trafic des véhicules anonymes qui, tout comme ses amis et lui, se dirigeaient vers Albuquerque. Jack ne savait même pas pourquoi il avait du mal à s’endormir. Il était onze heures du soir passées, il avait eu sa dose de télévision pour la soirée, et il avait bu ses deux ou trois – ce soir, trois – verres. Il aurait dû se sentir somnolent. De fait, il l’était, mais le sommeil ne voulait pas venir. Et il ne savait pas pourquoi. Ferme juste les yeux et pense à des choses agréables, lui disait sa maman quand il était petit. Mais penser à des choses agréables était le plus dur maintenant qu’il n’était plus un môme. Il était entré dans un nouveau monde qui en avait bien peu à lui offrir. Son boulot était d’examiner les faits connus ou supposés concernant des gens qu’il ne rencontrerait sans doute jamais, et de décider s’ils voulaient tuer d’autres gens qu’il ne rencontrerait jamais non plus, puis de transmettre cette information à d’autres gens encore qui pourraient ou non tenter d’agir en conséquence. Ce qu’ils tenteraient au juste de faire, il l’ignorait, bien qu’il ait des soupçons… des soupçons terrifiants, du reste. Se tourner dans son lit, retaper l’oreiller, essayer de trouver un endroit frais sur la taie, reposer la tête, essayer de trouver le sommeil… … qui ne venait pas. Il finirait bien par venir. Il finissait toujours par venir, généralement une demi-seconde avant le déclenchement du radio-réveil. Et merde ! ragea-t-il en direction du plafond. Il traquait les terroristes. La plupart se prenaient pour des héros, alors qu’ils commettaient des crimes. Pour eux, ce n’étaient en rien des crimes. Aux yeux des terroristes islamistes, ils accomplissaient l’œuvre de Dieu. Sauf que le Coran n’avait jamais dit ça. Il réprouvait particulièrement le meurtre d’innocents, de non-combattants. Comment cela se passait-il en réalité ? Allah accueillait-il les auteurs d’attentats-suicides avec le sourire ou bien… ? Chez les catholiques, la conscience individuelle était souveraine. Si vous croyiez vraiment faire le bien, alors Dieu ne pouvait vous en tenir rigueur. L’islam appliquait-il les mêmes règles ? D’ailleurs, puisqu’il n’y avait qu’un seul et même Dieu, peut-être les règles étaient-elles les mêmes pour tout le monde. Le problème : quel ensemble de règles religieuses s’approchait le plus de ce que pensait réellement Dieu ? Et comment diable démêler le bon du mauvais ? Les croisades avaient accompli pas mal d’horreurs. Mais c’était le cas classique du prétexte religieux donné à une guerre qui n’était en fait qu’une affaire d’économie et d’ambition. Un noble ne voulait surtout pas donner l’impression de se battre pour de l’argent – et avec Dieu de son côté, on n’avait rien à craindre. On maniait son épée et des têtes pouvaient bien tomber, ce n’était pas un problème. L’évêque vous avait donné sa bénédiction. D’accord. Le vrai problème était que religion et pouvoir politique ne faisaient pas bon ménage, contrairement à ce que semblaient croire nombre de ces jeunes têtes brûlées pour qui l’aventure guettait au coin de la rue. Son père lui en avait parlé parfois, après le dîner, à l’étage des appartements privés de la Maison-Blanche ; il lui expliquait que l’un des avertissements qu’on avait à donner aux jeunes recrues de l’armée et des marines était que même la guerre avait ses règles, et que les enfreindre entraînait de sévères sanctions. Les soldats américains l’apprenaient assez vite, avait expliqué à son fils Jack Senior, parce qu’ils venaient d’une société dans laquelle toute violence arbitraire était sévèrement réprimée, ce qui valait mieux que tous les principes abstraits pour apprendre à discerner le bien du mal. Après une ou deux claques, on avait comme qui dirait saisi le message. Il soupira, se tourna de nouveau dans son lit. Il était vraiment trop jeune pour penser à toutes ces Grandes Questions de l’Existence, même si son diplôme de Georgetown suggérait l’inverse. De manière générale, les universités ne vous disaient pas que quatre-vingt-dix pour cent de votre éducation venaient après que vous aviez accroché au mur votre peau d’âne. Les gens devraient réclamer un rabais. C’était bientôt l’heure de la fermeture au Campus. Dans son bureau du dernier étage, Gerry Hendley révisait les données qu’il n’avait pas réussi à faire entrer dans la journée de travail normale. Il en était de même pour Tom Davis qui avait des rapports de Pete Alexander. « Des problèmes ? s’enquit le patron. – Les jumeaux ont encore tendance à un peu trop phosphorer, Gerry. On aurait dû le prévoir. Ils sont tous les deux intelligents, et ce sont deux personnes qui suivent les règles, de manière générale, aussi quand ils voient qu’on les forme à les enfreindre, ça les tracasse. Le plus drôle, dit Pete, c’est que c’est le marine qui s’inquiète le plus. Le gars du FBI s’y fait mieux. – Je me serais attendu à l’inverse. – Moi aussi. Tout comme Pete. » Davis prit son verre d’eau glacée. Il ne buvait jamais de café si tard le soir. « Quoi qu’il en soit, Pete dit qu’il ne sait pas trop ce que tout ça va donner, mais il n’a pas d’autre choix que de poursuivre l’entraînement. Gerry, j’aurais dû te mettre davantage en garde. Je me doutais qu’on aurait ce problème. Merde, c’est notre première fois. Comme je t’ai dit, les gens qu’on veut avoir ne sont pas des psychopathes. Ils vont fatalement poser des questions. Ils voudront savoir pourquoi. Ils auront des scrupules. On ne peut pas recruter des robots, pas vrai ? – Comme la fois où ils ont voulu éliminer Castro », observa Hendley. Il avait lu les dossiers secrets sur cette aventure stupide et ce triste fiasco. Bobby Kennedy avait poussé à fond l’opération Mangouste. Sans doute avait-elle été décidée après quelques verres ou un match de foot. Après tout, Eisenhower avait bien utilisé la CIA pour des objectifs similaires durant son mandat, alors pourquoi s’en seraient-ils privés ? Excepté qu’un ex-lieutenant de marine, qui avait perdu son commandement suite à un éperonnage, et un avocat qui n’avait jamais exercé ne savaient pas d’instinct tout ce qu’un soldat de métier qui s’était hissé jusqu’au plus haut grade de l’armée comprenait parfaitement de bout en bout. Et, de toute façon, ils avaient le pouvoir. La Constitution même faisait de Jack Kennedy le commandant en chef et un tel pouvoir s’accompagnait immanquablement du désir de l’exercer, et d’ainsi remodeler le monde selon des vues plus proches de sa vision personnelle. Et c’est ainsi que la CIA s’était vu ordonner de pousser Castro vers la sortie. Mais voilà, la CIA n’avait jamais eu un service de tueurs à gages, et elle n’avait jamais formé ses agents à accomplir de telles missions. L’Agence s’était donc adressée à la Mafia, dont les pontes avaient peu de raisons d’admirer Fidel – qui avait mis un terme à ce qui s’annonçait l’opération la plus profitable de toute leur histoire. La chose avait paru si sûre que les grands manitous du crime organisé avaient investi leur argent dans les casinos de La Havane… pour les voir fermer par le dictateur communiste. Et la Mafia ne savait-elle pas comment tuer les gens ? Eh bien à vrai dire, non, ils n’avaient jamais été trop efficaces en la matière – surtout quand il s’agissait de tuer des individus capables de riposter – contrairement à la légende hollywoodienne. Malgré tout, le gouvernement américain avait tenté de les engager pour l’assassinat d’un chef d’État étranger – parce que la CIA ignorait comment s’y prendre. Rétrospectivement, c’était passablement ridicule. Passablement ? se dit Gerry Hendley. Il s’en était fallu d’un cheveu que la révélation d’un tel scandale fasse chuter le gouvernement. Assez en tout cas pour contraindre le président Gerald Ford à signer le décret présidentiel qui rendait une telle action illégale, et ce décret avait eu force de loi jusqu’à ce que le président Ryan décide d’éliminer le dictateur religieux d’Iran à l’aide de deux bombes intelligentes. Fait remarquable, la période et les circonstances avaient interdit aux médias de commenter une telle élimination. Elle avait été effectuée, après tout, par des bombardiers arborant – quoique discrètement – les marquages de PUS Air Force lors d’une guerre, non déclarée mais bien réelle, où des armes de destruction massive avaient été utilisées contre des citoyens américains. Ces facteurs s’étaient combinés pour rendre l’ensemble de l’opération sinon légitime, du moins louable, comme l’avait ratifié le peuple américain lors de l’élection suivante. Seul George Washington avait recueilli un plus vaste consensus, un fait qui continuait de mettre Jack Ryan Senior mal à l’aise. Mais Jack avait su l’importance de l’élimination physique de Mahmoud Hadji Daryaei, aussi, avant de quitter ses fonctions, avait-il convaincu Gerry de monter le Campus. Mais Jack ne m’avait pas dit à quel point ce serait dur, se remémora Hendley. C’était toujours ainsi qu’avait opéré Jack Ryan : sélectionner des éléments de valeur, leur donner une mission et les outils pour l’accomplir, puis les laisser agir avec le minimum d’ingérence. C’était ce qui avait fait de lui un bon patron, et un rudement bon président, songea Gerry. Mais cela ne facilitait pas la vie de ses subordonnés. Bon Dieu, mais pourquoi avait-il accepté cette fonction ? se demanda-t-il. Puis il eut un sourire. Comment Jack réagirait-il quand il découvrirait que son propre fils faisait partie du Campus ? Verrait-il l’humour de la chose ? Sans doute pas. « Donc, Pete dit de continuer sur notre lancée ? – Que peut-il dire d’autre ? rétorqua Davis en guise de réponse. – Tom… jamais eu envie de retourner à la ferme paternelle dans le Nebraska ? – C’est sacrement dur, comme boulot, et on se fait chier à cent sous de l’heure. » Et jamais rien ni personne n’obligerait Davis à retourner à la ferme après avoir été espion à la CIA. Il pouvait bien être un excellent courtier en bourse du côté « blanc » de son existence, Davis n’était pas plus blanc dans sa vocation qu’il ne l’était par sa couleur de peau. Il aimait bien trop naviguer du côté « noir », obscur… « Qu’est-ce que tu penses de cette histoire révélée par Fort Meade ? – Mon petit doigt me dit qu’ils sont mûrs pour quelque chose. On les a piqués au vif. Ils veulent nous rendre la pareille. – Tu crois qu’ils peuvent s’en remettre ? Après ce que nos troupes leur ont fait subir en Afghanistan ? – Gerry, certains sont trop cons ou trop convaincus pour remarquer qu’ils ont été blessés. La religion est une motivation puissante. Et même si leurs tireurs sont trop cons pour se rendre compte de l’importance de leurs actes… –… ils sont assez intelligents pour entreprendre ces missions, convint Hendley. – Et n’est-ce pas la raison de notre présence ici ? » conclut Davis. 11 Sur l’autre rive Le soleil se leva rapidement. Mustafa fut réveillé d’un coup par la combinaison de la lumière éclatante et d’un cahot sur la route. Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées et se tourna pour découvrir Abdullah, souriant au volant. « Où sommes-nous ? demanda le chef du commando à son principal subordonné. – Nous sommes à une demi-heure à l’est d’Amarillo. Le trajet a été plutôt agréable ces trois cent cinquante derniers miles, mais je vais bientôt devoir faire le plein. – Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé plus tôt ? – Pourquoi ? Tu dormais paisiblement et la route a été presque entièrement dégagée tout le temps, si l’on excepte ces satanés semi-remorques. Ces Américains doivent roupiller toute la nuit. Je ne crois pas avoir vu plus de trente voitures particulières depuis plusieurs heures. » Mustafa regarda le compteur. Ils ne roulaient qu’à soixante-cinq. Donc, Abdullah roulait raisonnablement. Ils ne s’étaient pas fait arrêter par la police. Il n’y avait pas de raison de s’alarmer – sauf qu’Abdullah n’avait pas suivi les ordres aussi scrupuleusement que Mustafa l’aurait désiré. « Là, dit le chauffeur en indiquant un panonceau bleu. On va pouvoir se ravitailler en essence et en nourriture. Je comptais de toute façon te réveiller ici, Abdullah. Ne t’en fais pas, mon ami. » La jauge était presque à zéro, nota Mustafa. Abdullah avait été stupide de la laisser descendre si bas, mais il n’y avait pas de quoi le tancer pour autant. Ils s’arrêtèrent devant les pompes. Frappées de la marque Chevron, elles étaient automatiques. Mustafa sortit son portefeuille et introduisit sa carte Visa dans la fente, puis fit le plein du réservoir de la Ford avec quatre-vingts litres de super. Dans l’intervalle, les trois autres étaient allés faire un tour aux toilettes pour hommes avant d’examiner le choix de nourriture. Il semblait qu’ils étaient bons une fois de plus pour des beignets. Dix minutes après s’être arrêtés sur l’aire de service, ils avaient repris l’autoroute, direction l’Oklahoma. D’ici une vingtaine de minutes, ils y entreraient. À l’arrière, Rafi et Zuhaïr, bien réveillés, bavardaient entre eux et, tout en conduisant, Mustafa les écoutait sans se joindre à la conversation. Le paysage était plat, analogue au pays natal par sa topographie, quoique bien plus verdoyant. L’horizon était étonnamment loin, au point qu’il était presque impossible d’estimer les distances au premier coup d’œil. Le soleil était à présent au-dessus de l’horizon et lui brûla les yeux jusqu’à ce qu’il se souvienne de la présence des lunettes noires dans sa poche de chemise. Elles aidaient un peu. Mustafa nota quelle était sa présente disposition d’esprit. Il trouvait la conduite reposante, le paysage agréable à contempler et le travail – jusqu’ici – facile. Toutes les quatre-vingt-dix minutes à peu près, il voyait une voiture de police, qui le dépassait en général à vive allure, bien trop vite pour que le flic à l’intérieur les remarque, lui et ses amis. Le conseil de conduire en respectant les limitations de vitesse avait été judicieux. Ils progressaient gentiment mais se faisaient régulièrement doubler, même par les gros camions. Ne pas enfreindre la loi, même à peine, suffisait à les rendre invisibles à la police dont le principal souci était de traquer les usagers trop pressés. Il avait désormais confiance dans la sécurité de leur mission. Si tel n’avait pas été le cas, ils auraient été suivis ou attirés dans un piège sur quelque tronçon de route déserte pour se retrouver face à une horde d’ennemis armés. Mais non, il n’en avait rien été. Un avantage supplémentaire d’une conduite à une vitesse raisonnable était que quiconque les filerait serait aussitôt repéré. Il suffisait de regarder de temps en temps dans le rétro. Personne ne s’attardait plus de quelques minutes derrière eux. Un poursuivant de la police serait un homme – forcément – entre la vingtaine et la trentaine. Peut-être deux hommes, un au volant, un pour regarder. Les hommes seraient d’allure athlétique, avec une coupe de cheveux classique. Ils les suivraient quelques minutes avant de rompre le contact, lorsqu’un autre prendrait le relais. Ils seraient adroits, bien entendu, mais la nature de la mission rendrait leurs procédures prévisibles. Des voitures disparaîtraient pour réapparaître ensuite. Mais Mustafa était aux aguets et aucune voiture n’était apparue plus d’une fois. Ils pouvaient être surveillés par un appareil aérien, bien entendu, mais les hélicoptères étaient faciles à repérer. Non, le seul vrai danger proviendrait d’un petit appareil à voilure fixe, mais il ne pouvait pas non plus s’inquiéter de tout. Si c’était écrit, c’était écrit, et on n’y pouvait rien. Pour le moment, la route était dégagée et le café excellent. C’était une belle journée qui s’annonçait, Oklahoma city 36 miles, proclamait la grande pancarte verte. NPR annonça que c’était l’anniversaire de Barbra Streisand, une information capitale pour débuter la journée, se dit John Patrick Ryan Junior alors qu’il s’extrayait du lit pour se diriger vers la salle de bains. Quelques minutes plus tard, il constata que la cafetière à minuterie avait rempli convenablement son office en remplissant le contenu de deux tasses dans le pot de plastique blanc. Il décida de faire un tour au McDonald prendre une omelette Egg McMuffin avec des pommes de terre grillées, en partant au travail. Ce n’était pas exactement un petit déjeuner diététique, mais il calait bien et puis, à vingt-trois ans, il ne se souciait pas vraiment des lipides et du cholestérol – comme son père… à cause de sa mère. À cette heure-ci, sa mère devait déjà être prête à se faire conduire à Hopkins (par son agent du service de protection présidentielle), pour son travail matinal, sans café si elle devait opérer, parce qu’elle craignait que la caféine ne lui occasionne de légers tremblements des mains – et lui fasse enfoncer son petit canif dans la cervelle du pauvre bougre après lui avoir embroché le globe oculaire comme une olive dans un Martini (c’était la blague préférée de son père, qui lui valait en général une petite claque gentille de maman). Papa allait se mettre à plancher sur ses Mémoires, assisté par un nègre (ce qu’il détestait, mais l’éditeur avait insisté). Sally était en plein stage d’internat en médecine ; il ne savait pas ce qu’elle faisait au juste en ce moment. Katie et Kyle devaient se préparer pour aller à l’école. Mais Jack Junior devait aller travailler, lui. Il s’était récemment rendu compte que la fac avait constitué en fait ses dernières vraies vacances. Oh, bien sûr, tous les petits garçons et les petites filles n’ont qu’un seul désir : grandir au plus vite pour prendre leur vie en main, mais quand ils sont arrivés là, il est trop tard pour faire machine arrière. Et cette contrainte du travail quotidien est d’un chiant… Bon, d’accord, on vous paie pour ça – mais il était déjà riche, rejeton d’une famille huppée. L’argent dans son cas, il l’avait déjà, et il n’était pas du genre dépensier au point de dilapider sa fortune et perdre sa situation, n’est-ce pas ? Il déposa la tasse vide dans le lave-vaisselle et retourna dans la salle de bains se raser. Tiens, encore un truc chiant. Merde, un jeune ado était toujours ravi de voir ses premières traces de duvet bruni et devenir drues… et puis, bientôt il fallait se raser une ou deux fois par semaine, en général avant un rendez-vous galant. Mais tous les matins – putain, quelle plaie ! Il se souvenait d’avoir regardé faire son père, comme souvent les jeunes garçons, et de s’être dit que ça devait être rudement chouette d’être un grand. Ouais, bien sûr. Grandir, franchement, c’était beaucoup de tracas. Mieux valait avoir un papa et une maman pour se charger de toutes ces corvées. Et pourtant… Et pourtant, il faisait des trucs importants, maintenant, et, quelque part, cela offrait des satisfactions. Plus ou moins. Une fois qu’on s’était carré toutes les tâches ménagères qui allaient avec. Mouais, bon. Une chemise propre. Choisir une cravate et son épingle. Enfiler le veston. Sortir. Au moins, il avait une bagnole amusante à conduire. Il pourrait peut-être s’en acheter une autre. Un cabriolet, par exemple. L’été arrivait et ce serait sympa de sentir le vent vous souffler dans les cheveux. Jusqu’à ce qu’un pervers muni d’un canif vous taillade la capote, vous obligeant à appeler l’assurance et à voir votre bagnole disparaître au garage pendant trois jours. Quand on y réfléchissait, grandir, c’était comme d’aller au centre commercial acheter des sous-vêtements. Tout le monde en avait besoin, mais on ne pouvait pas en faire grand-chose, à part les enlever. Le trajet jusqu’au boulot était à peu près aussi routinier que celui jusqu’à la Fac, excepté qu’il n’avait plus à s’inquiéter dorénavant d’avoir un examen. Sauf que s’il se plantait, il perdrait son boulot, et que cette tache noire le suivrait bien plus longtemps qu’un « F » en sociologie. Donc, pas question de se planter. Le problème avec ce boulot était que chaque journée était consacrée à l’apprentissage, pas à la mise en pratique des connaissances. Le grand mensonge de la fac était qu’on vous y enseignait ce dont vous aviez besoin pour connaître la vie. Ouais, c’est ça. Il n’avait sans doute pas eu cet effet pour papa – quant à maman, merde, elle n’avait jamais cessé de lire ses revues médicales pour toujours apprendre de nouveaux trucs. Et pas que des revues américaines, d’ailleurs, mais aussi anglaises et françaises ; car elle parlait fort bien le français et disait que les toubibs français étaient bons. Mieux que leurs hommes politiques, mais là encore quiconque jugerait l’Amérique à l’aune de ses dirigeants conclurait sans doute que les États-Unis étaient un pays de connards. Du moins depuis que son père avait quitté la Maison-Blanche. Il écoutait de nouveau NPR. C’était sa station d’infos favorite, et c’était toujours mieux que d’écouter ce qu’on vous infligeait maintenant en guise de musique populaire. Il avait grandi en écoutant sa mère jouer du piano, surtout Bach et ses pairs – à la rigueur un peu de John Williams en tribut à la modernité, même s’il écrivait plus pour les cuivres que pour le clavier. Encore un attentat-suicide en Israël. Merde, son père avait fait tout ce qu’il avait pu pour apaiser les tensions dans la région mais malgré tous ses efforts, même auprès des Israéliens, rien n’y avait fait. Juifs et Arabes semblaient tout bonnement incapables de s’entendre. Son père en discutait avec le prince Ali ben Sultan chaque fois qu’ils avaient l’occasion de se rencontrer, et la frustration qu’ils manifestaient tous les deux faisait peine à voir. Le prince n’avait pas été désigné pour hériter de la couronne de son pays – ce qui était peut-être une bénédiction, estima Jack, car être roi devait être encore pire qu’être président – mais il demeurait un personnage important qui avait la plupart du temps l’oreille de l’actuel souverain… ce qui l’amena à… Ouda ben Sali. Il y aurait encore des nouvelles de lui ce matin. L’interception faite la veille par le SIS britannique, via ces nullards de la CIA à Langley. Des nullards ? se demanda Jack. Après tout, son propre père avait travaillé là-bas, il s’y était distingué avant de monter en grade, et il avait dit bien des fois à ses enfants de ne rien croire de ce qu’on racontait au cinéma sur le milieu du renseignement. Jack Junior lui avait posé des questions et avait obtenu le plus souvent des réponses insatisfaisantes ; désormais, il apprenait à quoi ce travail ressemblait en réalité. À un boulot plutôt ennuyeux. Aussi passionnant que le boulot d’expert-comptable, genre chasser la souris à Jurassic Park, avec l’avantage au moins d’être invisible des prédateurs. Personne ne connaissait l’existence du Campus et tant que cela restait vrai, tous ses pensionnaires étaient en sécurité. Cela contribuait au sentiment de confort mais, encore une fois, renforçait l’ennui. Junior était encore assez jeune pour croire que les événements excitants, c’était sympa. Quitter à gauche la nationale 29 pour entrer au Campus. La place de parking habituelle. Un sourire et un signe de la main au vigile, et hop, direction son bureau à l’étage. C’est à ce moment seulement que Junior se rendit compte qu’il était passé devant le McDo sans s’arrêter, il prit donc deux feuilletés en passant devant la cafèt’et se prépara une tasse de café avant de gagner son poste de travail. Allumer l’ordi et au turf. « Bonjour, Ouda, dit Jack Junior à son écran. Qu’est-ce que t’as encore mijoté ? » L’horloge à l’écran indiquait 8 : 25. Ce qui correspondait au début de l’après-midi sur la place financière de Londres. Ben Sali avait un bureau dans l’immeuble de la Lloyd’s qui, se souvenait Junior d’un précédent voyage outre-Atlantique, ressemblait à une raffinerie de pétrole vitrée. Quartier chic et voisins des plus fortunés. Le rapport ne disait pas à quel étage, mais Jack n’était de toute façon jamais monté dans le bâtiment. Les assurances. Ce devait être le boulot le plus chiant qui soit, attendre qu’un immeuble brûle de fond en comble. Donc, hier, Ouda avait passé quelques coups de fil, dont un à… ha-ha ! « Ce nom me dit quelque chose », dit à son moniteur le jeune Ryan. C’était celui d’un très riche personnage du Moyen-Orient qui s’était fait remarquer pour ses mauvaises fréquentations et qui depuis se trouvait sous la surveillance des services de sécurité britanniques. Donc, de quoi avaient-ils donc parlé ? C’était inscrit dans le rapport. La conversation s’était tenue en arabe et la traduction… ç’aurait aussi bien pu être sa femme qui lui demandait de penser à acheter du lait en revenant du boulot. À peu près aussi excitant et révélateur – sauf qu’Ouda avait répondu à ces mots parfaitement anodins par un « En es-tu sûr ? » Pas le genre de chose qu’on dit à sa femme quand elle vous demande d’acheter un quart de lait avant de rentrer à la maison. « Le ton suggère un sens caché », avait discrètement indiqué le Rosbif au bas de son rapport. Puis, plus tard le même jour, Ouda avait quitté son bureau en avance pour se rendre dans un autre pub où il avait retrouvé le gars avec lequel il avait eu son entretien téléphonique. Donc, la conversation n’avait pas été aussi anodine que ça. Mais, même s’ils n’avaient pas réussi à surprendre l’entretien à l’intérieur du bar, la conversation téléphonique n’avait pas non plus spécifié un lieu et une heure de rendez-vous… et Ouda n’avait pas passé beaucoup de temps dans ce pub. « B’jour, Jack, lança Wills en entrant avant d’accrocher son veston. Qu’est-ce qui se passe ? – Notre ami Ouda frétille comme un gardon. » Jack cliqua sur le bouton « Impression » et tendit la sortie d’imprimante à son collègue avant même qu’il ait eu le temps de s’asseoir. « Il semblerait, en effet… – Tony, ce gars est de la partie, dit Jack avec une certaine conviction. – Qu’a-t-il fait après la conversation téléphonique ? Des transactions inhabituelles ? – Je n’ai pas encore vérifié mais, si tel est le cas, alors c’est son ami qui lui en a donné l’ordre, et ils se sont retrouvés ensuite autour d’une pinte de John Smith’s Bitter pour lui permettre de le confirmer. – Là, tu extrapoles. Ici, on essaie d’éviter, prévint Wills. – Je sais », grommela Jack. Il était temps de jeter un œil sur les mouvements de capitaux de la veille. « Oh, au fait, tu dois rencontrer quelqu’un de nouveau, aujourd’hui. – Qui ça ? – Dave Cunningham. Expert-comptable, il travaillait à la Justice – le crime organisé. Il s’y entend pour repérer les irrégularités fiscales. – Est-ce qu’il pense que j’ai trouvé quelque chose d’intéressant ? demanda Jack avec de l’espoir dans la voix. – On verra bien quand il sera ici – après déjeuner. Il est sans doute en train d’examiner tes rapports, à l’heure qu’il est. – D’accord », réagit Jack. Peut-être avait-il flairé une piste. Peut-être le boulot avait-il un petit peu de sel, en définitive. Peut-être qu’ils lui refileraient un joli ruban rouge pour sa machine à calculer. Compte là-dessus. Les journées suivaient le train-train quotidien. Jogging matinal et stand de tir, le tout suivi du petit déjeuner et d’une discussion. En substance, pas bien différent de ce qu’avait connu Dominic à l’école du FBI ou Brian lors de son instruction. C’était cette similitude d’ailleurs qui troublait le marine. L’entraînement chez les marines visait à tuer des gens et casser des trucs. Idem ici. Dominic était plutôt meilleur dans la partie surveillance, parce que l’école du FBI enseignait à partir d’un manuel dont ne disposaient pas les militaires. Enzo était en outre excellent au pistolet quand Aldo préférait son Beretta au Smith & Wesson de son frère. Ce dernier avait buté un méchant avec son Smith, quand Brian avait fait le boulot avec un fusil M16A2 à distance respectable – cinquante mètres, assez près pour voir le regard de l’adversaire quand la balle faisait mouche, et assez loin pour qu’un tir de riposte ne soit pas vraiment un souci. Son sous-officier artilleur l’avait tancé en lui reprochant de ne pas s’être aussitôt jeté à terre lorsqu’il avait vu les AK se tourner dans sa direction, mais Brian avait tiré une importante leçon de sa seule expérience au combat. Il avait découvert qu’à ce moment l’esprit et l’intellect passaient en surmultiplié, le monde alentour semblait ralentir, et ses pensées étaient devenues d’une clarté extraordinaire. Rétrospectivement, il était même surpris de ne pas avoir vu les balles en plein vol, tant son esprit fonctionnait vite – les cinq derniers projectiles d’un chargeur d’AK-47 étaient en général des balles traçantes, et il les avait bel et bien vues même si elles ne se dirigeaient pas vers lui. Son esprit revenait souvent à ces cinq ou six minutes si chargées, pour se livrer à une autocritique, voir ce qu’il aurait dû mieux faire, et se promettre de ne pas répéter ces erreurs de réflexion et de commandement, même si Sullivan la Mitraille avait témoigné d’un grand respect pour son capitaine par la suite, lors du compte rendu de mission de Caruso avec ses hommes, une fois de retour à leur base. « Comment s’est passé le footing, ce matin, les gars ? s’enquit Pete Alexander. – Délicieux, répondit Dominic. Peut-être que je devrais penser à le faire avec un sac de vingt kilos. – Ça peut s’envisager, répondit Alexander. – Hé, Pete, on faisait ça dans les forces de reconnaissance, ça n’a rien de marrant, objecta aussitôt Brian. Mollo sur le sens de l’humour, frérot, ajouta-t-il à l’intention de son frère. – Eh bien, ça fait plaisir de voir que vous êtes toujours en forme », constata tranquillement Pete. Il faut dire qu’il n’avait pas à se taper d’entraînement matinal, lui. « Alors, quoi de neuf ? – Je persiste à regretter de ne toujours pas en savoir plus sur la raison de notre présence ici, Pete, dit Brian en levant les yeux de son café. – Vous n’êtes pas du genre patient, vous, hein ? répliqua l’officier instructeur. – Écoutez, chez les marines, on s’entraîne tous les jours, mais même quand on ne sait pas au juste à quoi l’on s’entraîne, on sait qu’on est des marines, et qu’on ne va pas nous préparer à distribuer des bonbons à la sortie d’un centre commercial. – Et à quoi pensez-vous qu’on vous prépare, en ce moment ? – À tuer des gens sans avertissement, et sans règles bien définies. Pour moi, ça ressemble à du meurtre. » OK, se dit Brian, il l’avait dit tout haut. Qu’est-ce qui allait se produire à présent ? Sans doute un retour à Camp Lejeune et la reprise de sa carrière dans la « Machine verte ». Enfin, ça aurait pu être pire. « OK, bon, je suppose que le moment est venu, concéda Pete Alexander. Et si vous receviez l’ordre de mettre fin à la vie de quelqu’un ? – Si l’ordre est légitime, je l’exécuterai, mais la loi – le système – m’autorise à réfléchir au degré de légitimité des ordres. – OK, une question : admettons que vous ayez reçu ordre de mettre fin à la vie d’un terroriste connu. Comment réagissez-vous ? demanda Pete. – Facile. On le bute, répondit aussitôt Brian. – Pourquoi ? – Les terroristes sont des criminels, mais on ne peut pas toujours les arrêter. Ces individus font la guerre à mon pays, et si je reçois l’ordre de riposter, tant mieux. C’est ce pour quoi je me suis engagé, Pete. – Le système ne nous permet pas toujours de faire ça, observa Dominic. – Mais le système permet d’abattre sur place des criminels, mettons, en flagrant délit. Tu l’as fait, et je ne crois pas que tu aies eu beaucoup de regrets. – Et tu n’en auras pas non plus. C’est pareil pour toi. Si le président dit de faire quelque chose et que tu es en uniforme, il est le commandant en chef, Aldo. Tu as le droit légal – merde, le devoir – de tuer qui il t’ordonne de tuer. – Certains Allemands n’ont-ils pas utilisé cet argument dans les années 45-46 ? demanda Brian. – À ta place, je ne m’en soucierais pas trop. Il faudrait qu’on perde une guerre pour que ça devienne un souci. Et je n’envisage pas la chose dans un avenir proche. – Enzo, si ce que tu viens de dire est vrai, alors si les Allemands avaient gagné la Seconde Guerre mondiale, personne n’aurait dû se formaliser du sort de six millions de juifs. – Les peuples, interrompit Alexander, ne sont pas une catégorie juridique. – C’est Enzo le juriste, là », fit remarquer Brian. Dominic saisit la balle au bond : « Si le président enfreint la loi, alors la Chambre des Représentants le destitue et le Sénat le condamne, il se retrouve à la rue et est l’objet de sanctions pénales. – D’accord. Mais quid des gars qui exécutent les ordres ? rétorqua Brian. – Tout dépend, répondit Pete aux deux garçons. Si le président sortant leur a accordé une grâce présidentielle, quelle responsabilité ont-ils ? » La réponse avait amené Dominic à tourner brusquement la tête. « Aucune, je suppose. Le président possède un pouvoir de grâce souverain selon les termes de la Constitution, un peu comme un roi de l’ancien temps. En théorie, un président pourrait se gracier lui-même, mais ce serait un vrai sac de nœuds juridique. La Constitution est la loi suprême du pays. En fait, la Constitution est Dieu et ses décisions sont sans appel. Vous savez, excepté quand Ford a gracié Nixon, c’est un domaine qui n’a jamais été réellement étudié en détail. Mais la Constitution est faite pour être appliquée raisonnablement par des gens raisonnables. C’est peut-être son unique faiblesse. Les juristes sont des avocats et cela signifie que, raisonnables, ils ne le sont pas toujours. – Donc, en théorie, si le président vous accorde sa grâce pour avoir tué quelqu’un, vous ne pouvez pas être puni pour ce crime, c’est bien ça ? – Exact. » La réponse suscita un léger rictus chez Dominic. « Qu’est-ce que vous en dites ? – Ce n’est qu’une hypothèse », répondit Alexander, battant perceptiblement en retraite. Toujours est-il que cela mit fin au cours de droit théorique, et leur instructeur se félicita de leur avoir dit quantité de choses sans, dans le même temps, en révéler beaucoup. Les noms des villes lui étaient si étrangers, nota paisiblement Mustafa, pour lui-même. Shanwee. Okemah. Weleetka. Pharaoh. Celui-là, c’était le plus bizarre de tous. Ils n’étaient pourtant pas en Egypte. Un pays musulman mais aussi un pays de confusion, où les politiciens ne reconnaissaient pas l’importance de la Foi. Mais cela changerait tôt ou tard. Mustafa s’étira dans son siège et se prit une cigarette. Encore la moitié du plein. Cette Ford avait certainement un réservoir de belle capacité pour brûler le pétrole arabe. Quelle bande d’ingrats, ces salauds d’Américains ! Les pays islamiques leur vendaient du pétrole, et que l’Amérique donnait-elle en échange ? Des armes aux Israéliens pour tuer les Arabes, pas grand-chose d’autre. Des revues cochonnes, de l’alcool et autres sources de corruption pour tenter même le croyant. Mais quel était le pire, corrompre ou être corrompu, victime des infidèles ? Un jour, tout cela serait rétabli, quand la loi d’Allah se serait répandue sur le monde. Ce jour viendrait et lui et ses compagnons de lutte n’étaient encore que l’avant-garde de la volonté d’Allah. Leur mort serait celle de martyrs et c’était un sujet de fierté. En temps opportun, leurs familles apprendraient leur destin – pour ça, ils pouvaient sans doute compter sur les Américains – et pleureraient leurs morts, mais elles célébreraient leur fidélité. Les services de police américains adoraient montrer leur efficacité après que la bataille avait été déjà perdue. Cela suffit à susciter chez lui un sourire. Dave Cunningham faisait son âge. La soixantaine l’avait marquée, jugea Jack. Cheveux gris qui se dégarnissaient. Un sale teint. Il avait arrêté de fumer mais pas assez tôt. Ses yeux gris cependant étincelaient avec la curiosité d’une fouine traquant les chiens de prairie dans les monts Dakota. « Vous êtes Jack Junior ? demanda-t-il en entrant. – Coupable, admit l’intéressé. Qu’avez-vous pensé de mes calculs ? – Pas mal, pour un amateur, concéda Cunningham. Votre homme semble effectivement entreposer et blanchir des fonds – pour lui, et pour un tiers. – Qui est ce tiers ? demanda Wills. – Aucune certitude, mais c’est un homme du Moyen-Orient, riche, et près de ses sous. Marrant, du reste. Tout le monde s’imagine qu’ils distribuent l’argent autour d’eux comme des marins en goguette. Certains, observa le comptable, mais d’autres sont de vrais rapiats. Quand ils lâchent un nickel, on entend beugler le bison. » L’expression trahissait son âge. Les pièces de cinq cents frappées d’un bison remontaient si loin dans le passé que Jack ne saisit même pas la plaisanterie. Puis Cunningham déposa une feuille sur le bureau entre Ryan et Wills. Trois transactions y étaient entourées de rouge. « Il ne fait pas très attention. Tous ses transferts louches se font par liasses de dix mille. Ça les rend faciles à repérer. Il les fait passer pour des dépenses personnelles – l’argent va sur ce compte, sans doute pour le cacher à ses parents. Les comptables saoudiens ont tendance à être laxistes. J’imagine qu’il leur faut plus d’un million pour qu’ils commencent à s’inquiéter. Ils s’imaginent sans doute qu’un gars comme lui peut aisément claquer dix mille livres pour une nuit en galante compagnie ou une soirée au casino. Les jeunes gens fortunés aiment bien le jeu, même s’ils ne sont pas très doués pour ça. S’ils vivaient plus près de Las Vegas ou d’Atlantic City, cela serait merveilleux pour la balance commerciale du pays. – Peut-être que les prostituées européennes sont meilleures que les nôtres ? se demanda tout haut Jack. – Fiston, à Vegas, vous pouvez commander une mule cambodgienne blonde aux yeux bleus et elle sera à la porte de votre chambre moins d’une demi-heure après que vous aurez raccroché le téléphone. » Les pontes de la Mafia avaient eux aussi leurs petites préférences personnelles, avait appris Cunningham avec les années. Cela avait au début scandalisé son grand-père méthodiste mais, après avoir réalisé que ce n’était jamais qu’un autre moyen de traquer les criminels, il avait appris à voir de tels expédients avec d’autres yeux. Les individus corrompus agissaient de manière corrompue. Cunningham avait également participé à l’opération « Serpents élégants », qui avait envoyé six membres du Congrès à la prison fédérale de la base aérienne d’Eglin, en Floride, grâce au recours à des méthodes similaires. Il s’était dit que ça expliquait les Cadillac de luxe pour les jeunes pilotes qui s’envolaient de cette base et procurait sans doute un bon exercice aux anciens représentants du peuple. « Dave, notre ami Ouda est-il de la partie ? » demanda Jack. Cunningham leva les yeux de ses papiers. « Il m’en a tout l’air, fils. » Jack se carra dans son fauteuil avec un sentiment de satisfaction intense. Il avait bel et bien réussi un truc… peut-être même un truc important ? Le paysage se fit plus vallonné quand ils entrèrent dans l’Arkansas. Mustafa jugea que ses réflexes s’étaient un peu émoussés après six cents kilomètres au volant, aussi s’arrêta-t-il sur une aire de service et, après avoir fait le plein, laissa Abdullah le relayer. Ça faisait du bien de s’étirer. Puis ils reprirent l’autoroute. Abdullah conduisait prudemment. Ils ne doublaient que des personnes âgées et restaient sur la file de droite pour éviter de se faire tamponner par les poids lourds qui fonçaient. Outre leur désir de ne pas se faire remarquer de la police, ils n’étaient pas non plus trop pressés. Ils avaient encore deux jours pour identifier leur objectif et remplir leur mission. Et c’était plus que suffisant. Il se demanda ce que faisaient les trois autres équipes. Tous avaient une distance plus courte à couvrir. L’un d’eux devait sans doute être déjà dans sa ville cible. Leurs ordres étaient de se choisir un hôtel correct mais sans opulence, à moins d’une heure de route de l’objectif, d’effectuer une reconnaissance, de confirmer ensuite par message électronique qu’ils étaient prêts, et puis d’attendre sans broncher que Mustafa leur donne le signal de passer à l’action. Plus simples étaient les ordres, mieux c’était, bien sûr, puisque cela réduisait les risques de confusion et d’erreur. C’étaient tous des éléments de valeur, parfaitement au fait de leur mission. Il les connaissait bien. Saïd et Mehdi étaient, comme lui, saoudiens, et comme lui des fils de familles riches qui en étaient venus à mépriser leurs parents à cause de leur propension à lécher les bottes des Américains et de leurs semblables. Sabawi était irakien. N’étant pas issu d’une famille fortunée, il était devenu un vrai croyant. Sunnite comme les autres, il voulait qu’on se souvienne de lui, même au sein de la majorité chiite de son pays, comme d’un fidèle serviteur du Prophète. Les chiites irakiens, si récemment libérés – et par des infidèles ! – du pouvoir sunnite paradaient dans leur pays comme s’ils étaient les seuls à détenir la Vraie Foi. Sabawi voulait leur montrer l’étendue de leur erreur. Mustafa, quant à lui, s’intéressait bien peu à de telles futilités. Pour lui, l’islam était une large tente, avec de la place pour quasiment tous… « J’ai mal au cul, dit Rafi, à l’arrière. – On n’y peut rien, mon frère », répondit Abdullah, au volant. Étant le chauffeur, il estimait pouvoir s’arroger le commandement temporaire. « Je sais bien, mais j’ai quand même mal au cul, observa Rafi. – On aurait pu prendre des chevaux, mais ils auraient été trop lents, et eux aussi ils peuvent être douloureux pour l’arrière-train, mon ami », observa Mustafa. Cette déclaration fut accueillie par des éclats de rire et Rafi replongea le nez dans son exemplaire de Playboy. La carte révélait un itinéraire facile jusqu’à ce qu’ils parviennent aux abords de la ville de Small Stone. Là, ils auraient intérêt à être parfaitement réveillés. Mais, pour l’instant, l’autoroute sinuait entre des collines couvertes d’arbres et de verdure. C’était un sacré changement par rapport au nord du Mexique qui évoquait plus ou moins les dunes de sable de leur pays… qu’ils ne reverraient jamais. Pour Abdullah, conduire était un plaisir. La voiture n’était pas aussi belle que la Mercedes de son père, mais elle suffisait bien pour le moment, et le contact du volant était agréable sous ses mains, alors que, calé contre le dossier, il tirait sur sa Winston avec un sourire de contentement. Il y avait des gens en Amérique qui faisaient des courses de voitures sur de grandes pistes ovales – quel plaisir ce devait être ! Pouvoir conduire aussi vite qu’on veut, être en compétition avec d’autres – et les vaincre ! Ce devait être encore meilleur qu’avoir une femme… enfin, presque… ou juste différent, se corrigea-t-il. Cela dit, avoir une femme après avoir remporté une course, là, ce devait être jouissif. Il se demanda s’il y avait des voitures au paradis. Belles, rapides, comme ces Formule 1 qu’ils appréciaient tant en Europe, négocier les virages puis lâcher toute la puissance dans les lignes droites, conduire aussi vite que le permettaient la voiture et la route. Il pouvait tenter le coup ici. Cette bagnole devait sans doute pouvoir grimper à deux cents… mais non, leur mission était plus importante. Il jeta son mégot par la fenêtre. Juste quand une voiture de police les dépassait, blanche avec des bandes bleues sur le flanc. Police d’État de l’Arkansas. Celle-là, elle ressemblait à une petite bombe, et le type à l’intérieur avait un splendide chapeau de cow-boy. Comme tous les êtres humains sur la planète, Abdullah avait vu sa dose de films américains, y compris les westerns, avec ces cavaliers menant des troupeaux ou se battant en duel au pistolet dans leurs saloons pour régler des affaires d’honneur. L’imagerie le séduisait -mais c’était le but de la chose, se remémora-t-il. Encore une tentative des infidèles pour séduire les croyants. Pour être juste, toutefois, les films américains étaient surtout destinés à plaire au public américain. Combien de films arabes avait-il vus montrer les forces de Saladin – un Kurde, en plus ! – repousser les envahisseurs chrétiens ? Ils étaient là pour enseigner l’histoire et encourager la virilité des jeunes Arabes, pour mieux écraser les Israéliens, ce qui, hélas, ne s’était pas encore produit. Donc, c’était sans doute pareil avec les westerns américains. Leur concept de la virilité n’était pas si différent de celui des Arabes, sauf qu’ils se servaient de revolvers au lieu du sabre, tellement plus viril. Le pistolet avait certes une portée supérieure, et les Américains étaient avant tout des combattants pragmatiques – en plus d’être fort habiles au tir à l’arme à feu. Pas plus courageux que les Arabes, bien sûr, juste plus adroits. Oui, il faudrait qu’il se méfie des Américains et de leurs flingues, se dit Abdullah. Si l’un d’eux tirait aussi bien que les cow-boys de cinéma, leur mission pouvait bien connaître une fin prématurée, et cela, c’était hors de question. Il se demanda ce que le policier qui le dépassait portait à sa ceinture – et s’il était un tireur émérite. Ils pouvaient en avoir le cœur net, bien sûr, mais il n’y avait qu’un seul moyen de procéder et, là aussi, ce serait aux dépens de leur mission. Aussi Abdullah regarda-t-il la voiture de police s’éloigner jusqu’à ce qu’elle disparaisse au loin, avant de retrouver l’habituel défilé des semi-remorques qui le dépassaient tandis qu’il roulait tranquillement vers l’est, au rythme régulier de cent-cinq kilomètres et trois clopes à l’heure, plus des gargouillis d’estomac, Small Stone 30 miles. « Voilà qu’ils s’excitent de nouveau à Langley, annonça Davis à son patron. – Qu’est-ce que t’as entendu ? demanda Gerry. – Un agent traitant a recueilli un truc étrange d’une de ses sources en Arabie Saoudite. Comme quoi certains suspects auraient pour ainsi dire quitté la ville pour rejoindre une destination inconnue, mais il penche pour l’Occident. Une bonne dizaine en tout. – Quelle est la crédibilité de l’info ? – Un "3" en termes de fiabilité, même si la source est en général plutôt bien considérée. Certains connards du QG ont décidé de descendre sa cotation, allez savoir pourquoi. » C’était un des problèmes au Campus. Ils dépendaient des autres pour l’essentiel de leurs analyses. Même s’ils avaient des éléments particulièrement doués dans leurs propres services d’analyses, le vrai travail était réalisé sur l’autre rive du Potomac, et la CIA avait eu sa part d’occasions manquées ces dernières années – mettons, ces dernières décennies, se remémora Gerry. Personne ne faisait mouche à tout coup dans cette catégorie, et pas mal de bureaucrates de la CIA étaient encore trop payés, même avec leur maigre traitement de fonctionnaire. Mais tant que leurs dossiers étaient convenablement remplis, personne ne s’en souciait ou même le remarquait. Ce qui était significatif était que les Saoudiens avaient une façon de se débarrasser de leurs fauteurs de troubles potentiels en les laissant aller commettre leurs crimes ailleurs, et s’ils devaient en souffrir, le gouvernement saoudien se montrerait alors des plus coopératifs, un bon moyen de couvrir parfaitement ses arrières. « Qu’est-ce que t’en penses ? demanda-t-il à Tim Davis. – Merde, Gerry, je ne suis pas cartomancienne. Pas de boule de cristal, pas d’oracle de Delphes. » Davis laissa échapper un soupir de frustration. « La Sécurité intérieure a été avertie, ce qui veut donc dire le FBI et le reste de leur groupe d’analyse, mais tout ça, c’est du renseignement "mou", vois-tu. Rien de concret à quoi se raccrocher. Trois noms, mais pas de photos, et n’importe quel crétin peut se refaire une virginité sous un nouveau nom. » Jusqu’aux romans populaires qui vous expliquaient la méthode. Même pas besoin d’être particulièrement patient, parce qu’aucun État de l’Union ne croisait les actes de naissance et les certificats de décès, ce qui aurait été pourtant facile, même pour des fonctionnaires. « Alors, qu’est-ce qui se passe ? » Davis haussa les épaules. « Comme d’habitude. Les gars de la sécurité des aéroports vont recevoir une nouvelle circulaire d’alerte ; résultat, ils vont encore harceler des braves gens pour s’assurer que personne ne détourne un avion. On aura des flics partout à la recherche de voitures suspectes mais ça voudra surtout dire que les chauffards se feront alpaguer. On a un peu trop crié au loup. Même la police a du mal à prendre tout ça au sérieux, Gerry, et franchement, qui peut le leur reprocher ? – Bref, toutes nos défenses sont neutralisées… par nous ? – En pratique, oui. Jusqu’à ce que la CIA ait plus d’effectifs sur le terrain pour identifier ces gars avant qu’ils ne débarquent ici, nous sommes en mode réactif, pas proactif. Et merde, grimaça-t-il, dire que mes transactions boursières étaient dans une bonne phase ces quinze derniers jours. » Tom Davis avait trouvé l’activité plutôt à son goût – ou du moins facile à maîtriser. Peut-être qu’entrer à la CIA dès sa sortie de l’université du Nebraska avait été finalement une erreur ? se demandait-il de temps à autre. « Des suites sur le rapport de la CIA ? – Eh bien, quelqu’un chez eux a suggéré une autre discussion avec notre source, mais le feu vert n’est pas encore venu du Sixième Étage. – Bon Dieu ! jura Hendley. – Hé, Jerry, pourquoi cette surprise ? Tu n’as jamais bossé là-haut comme moi, mais là-bas au Capitole, t’as déjà dû voir ce genre de truc. – Putain, mais pourquoi Kealty n’a-t-il pas gardé Foley comme DCR ? – Il a un pote avocat qu’il préfère, t’as oublié ? De plus, Foley était un espion professionnel, et par conséquent non fiable. Écoute… regardons les choses en face : Ed Foley a donné un coup de main, mais tout remettre en ordre prendra dix ans. C’est une des raisons de notre présence ici, pas vrai ? ajouta Davis avec un sourire. À part ça, comment se débrouillent nos deux tueurs stagiaires à Charlottesville ? – Le marine a de nouveau une crise de conscience. – Chesty Puller doit se retourner dans sa crypte, opina Davis. – D’un autre côté, on ne peut pas engager des abrutis. Mieux vaut qu’ils posent les questions maintenant plutôt que sur le terrain pendant une mission. – Je suppose. Et côté matériel ? – La semaine prochaine. – Ça a déjà pris assez longtemps. La phase de test ? – Dans l’Iowa. Sur des cochons. Ils ont le même système cardio-vasculaire, enfin, c’est ce que dit notre ami. » Ça ne pouvait pas mieux tomber, songea Davis. Il s’avéra que Small Stone ne posait pas de problème de navigation et, après avoir obliqué au sud-ouest sur l’I-40, ils avaient à présent remis le cap au nord-est. Mustafa avait repris le volant et les deux hommes à l’arrière somnolaient, après s’être rempli la panse de sandwiches au rosbif arrosés de Coca-Cola. C’était surtout ennuyeux, à présent. Rien ne peut demeurer captivant plus de vingt heures d’affilée, et même les rêves de leur mission dans un jour et demi leur permettaient tout juste de garder les yeux ouverts, aussi Rafi et Zuhaïr dormaient-ils comme deux enfants épuisés. Mustafa roulait avec le soleil derrière l’épaule gauche et, bientôt, il commença à voir des panneaux indiquant la distance de Memphis, Tennessee. Il réfléchit un moment – il était difficile de penser de manière à peu près claire après être resté si longtemps en voiture – et il se rendit compte qu’il ne lui restait plus que deux États à traverser. Quoique lente, leur progression était régulière. Il aurait été préférable de prendre un avion mais faire passer des pistolets-mitrailleurs au contrôle des aéroports aurait sans doute été délicat, songea-t-il avec un sourire. Et au titre de commandant de l’ensemble de la mission, il devait se préoccuper de plusieurs équipes. C’était pourquoi il s’était choisi l’objectif le plus difficile et le plus éloigné, afin de donner l’exemple aux autres. Mais être le chef, c’était parfois chiant, se dit Mustafa, en se recalant sur son siège. L’heure suivante passa rapidement. Puis vint un pont de dimensions considérables, tant en hauteur qu’en longueur, et une pancarte indiquant Mississippi, suivie d’un panonceau qui les accueillait au Tennessee, l’état volontaire. L’esprit à la dérive après toutes ces heures de conduite, Mustafa se mit à se demander ce que ça voulait bien pouvoir dire, mais la question mourut à peine posée. Quoi qu’il en soit, il devait traverser le Tennessee pour rejoindre la Virginie. Il ne connaîtrait pas de repos avant au moins une quinzaine d’heures. Il allait conduire encore une centaine de kilomètres après Memphis, puis il redonnerait le volant à Abdullah. Il venait de traverser un grand fleuve. Son pays n’avait aucun cours d’eau permanent, juste des oueds qui se remplissaient temporairement, lors des rares averses pour s’assécher aussitôt après. L’Amérique était un pays tellement riche. C’était sans doute là l’origine de l’arrogance des Américains, mais sa mission et celle de ses trois collègues était de faire redescendre ladite arrogance de plusieurs crans. Et cela, Inch’Allah, c’est ce qu’ils allaient faire, dans deux jours maintenant. Deux jours avant le paradis : telle était la pensée qui s’attarda dans son esprit. 12 Arrivée Le Tennessee passa bien vite pour ceux à l’arrière, mais uniquement parce que Mustafa et Abdullah se partagèrent le volant durant les trois cent cinquante kilomètres séparant Memphis de Nashville, durant lesquels Rafi et Zuhaïr dormirent les trois quarts du temps. Un kilomètre sept cents par minute, calcula-t-il. Ce qui faisait… quoi ? Encore une vingtaine d’heures de route. Il songea à accélérer, histoire de faire passer le trajet plus vite, mais non, ce serait idiot. Prendre des risques inutiles était toujours idiot. Ne l’avaient-ils pas appris des Israéliens ? L’ennemi guettait toujours, comme un tigre assoupi. Le réveiller sans raison était stupide. On ne réveillait le tigre que lorsque le fusil était déjà braqué, et seulement à ce moment, pour que le fauve sache qu’il s’était fait avoir et qu’il était incapable de réagir. Juste rester éveillé le temps de goûter sa propre stupidité, le temps de connaître la peur. L’Amérique connaîtrait la peur. Malgré tout leur arsenal et toute leur astuce, tous ces peuples arrogants trembleraient. Il se surprit à sourire dans l’obscurité. Le soleil s’était à nouveau couché et ses phares creusaient deux cônes blancs dans les ténèbres, illuminant les lignes blanches de l’autoroute dont les pointillés traversaient son champ visuel tandis qu’il filait vers l’est, toujours au rythme régulier de cent cinq kilomètres à l’heure. Les jumeaux se levaient à présent à six heures pile pour entamer leur douzaine d’exercices quotidiens sans la supervision de Pete Alexander, dont, avaient-ils décidé, ils n’avaient plus vraiment besoin. La course leur était désormais plus facile et le reste des exercices s’était là aussi mué en routine. Dès sept heures trente, ils avaient terminé et rentraient prendre leur petit déjeuner et assister à leur première séance de remue-méninges avec leur officier instructeur. « Ces grolles auraient besoin d’un petit coup de jeune, frangin, observa Dominic. – Ouais, admit Brian, en contemplant tristement ses Nike vieillissantes. Elles m’ont bien servi pendant des années, mais elles ne vont pas tarder à devoir rejoindre le paradis des souliers. – Foot Locker, à la galerie marchande. » Il faisait allusion au centre commercial Fashion Square, situé en bas de Charlottesville. « Hmm, qu’est-ce que tu dirais d’un cheesesteak à la Philadelphie, pour déjeuner, demain ? – Ça me va, frérot. Rien de tel que du gros, du gras et du cholestérol au déjeuner, surtout accompagné de frites au fromage. À condition que tes fumantes tiennent encore une journée. – Hé, Enzo, j’aime bien l’odeur. Tu sais, ces baskets et moi, on en a tracé du chemin. – Ouais, comme tes tee-shirts crasseux. Putain, merde, Aldo, quand est-ce que tu vas te décider à te fringuer convenablement ? – Laisse-moi renfiler mon uniforme, vieux. J’aime bien être un marine. On sait toujours où est sa place. – Ouais, au beau milieu de la merde, observa Dominic. – Peut-être bien, mais là-bas, on bosse avec des mecs d’une autre classe. » Et, s’abstint-il d’ajouter, ils étaient tous dans votre camp et tous dotés d’armes automatiques. Ça vous procurait un sentiment de sécurité qu’on trouvait rarement dans la vie civile. « Alors comme ça, on sort déjeuner, hein ? dit Alexander. – Demain, peut-être, répondit Dominic. Puis il faudra organiser des funérailles convenables pour les baskets d’Aldo. On a un bidon de désinfectant dans le coin, Pete ? » Alexander partit d’un grand rire. « Je me demandais quand est-ce que vous poseriez la question ! – Tu sais, Dominic, dit Brian en levant les yeux de ses œufs sur le plat, si tu n’étais pas mon frère, je supporterais pas ces remarques à la con. – Vraiment ? » Le Caruso du FBI lui lança un beignet. « Je vous jure, tous ces marines, c’est rien que bla-bla et compagnie. Déjà quand on était mômes, je le dérouillais tout le temps », ajouta-t-il à l’intention de Pete. Les yeux de Brian lui jaillirent presque des orbites. « Mon cul, oui ! » Une nouvelle journée d’instruction avait commencé. Une heure plus tard, Jack était de retour à son poste de travail. Ouda ben Sali avait encore passé une nuit athlétique, et encore une fois avec Rosalie Parker. Il devait bien l’aimer, celle-là. Ryan se demanda comment réagirait le Saoudien s’il savait qu’après chacune de leurs séances, la belle livrait un compte rendu détaillé au service de sécurité britannique. Mais pour elle, les affaires étaient les affaires, ce qui aurait sans doute dégonflé pas mal d’ego masculins dans la capitale britannique. Sali en avait certainement un beau, songea Junior. Wills arriva à neuf heures moins le quart avec un sachet de beignets Dunkin’Donuts. « Hé, Anthony, quoi de neuf ? – À toi de me dire, rétorqua Wills. Un beignet ? – Merci, vieux. Eh bien, Ouda s’est encore payé du bon temps la nuit dernière. – Ah, la jeunesse ! Quelle chose merveilleuse, mais gâchée par les jeunes. – George Bernard Shaw, n’est-ce pas ? – Je savais que tu étais cultivé. Sali s’est trouvé un nouveau jouet, il y a quelques années, et j’imagine qu’il va s’amuser avec jusqu’à ce qu’il le casse – ou le laisse tomber. Ça doit pas être évident pour ceux qui le filent… devoir planquer sous la pluie glaciale en sachant qu’il se fait graisser la saucisse à l’étage. » C’était une citation tirée des Sopranos sur HBO – série que Wills admirait. « Tu crois que ce sont les mêmes qui la débriefent ? – Non, ça, c’est un boulot pour les gars de Thames House. Ça doit finir par devenir lassant, à la longue. Dommage quand même qu’ils ne nous transmettent pas les minutes des interrogatoires, ajouta-t-il en étouffant un rire. Ça doit être pas mal pour vous fouetter le sang, le matin. – Merci, mais je peux toujours descendre m’acheter un exemplaire de Hustler si je me sens pris de démangeaisons nocturnes. – Le boulot qu’on fait, Jack, c’est pas un boulot propre. Les gens qu’on surveille, ce n’est pas le genre qu’on invite à dîner. – Hé, la Maison-Blanche, tu te souviens ? La moitié de ceux qu’on recevait pour les dîners d’État -papa leur serrait la louche, mais tout juste. Mais Adler, son ministre des Affaires étrangères, lui disait que c’était les affaires, alors papa devait se montrer sympa avec ces enculés. La politique attire aussi pas mal de types glauques. – Tu l’as dit. À part ça, autre chose sur Sali ? – Je n’ai pas encore examiné les mouvements de capitaux d’hier. Hé, mais si Cunningham tombe sur quelque chose de remarquable, qu’est-ce qui se passera ? – Ça, c’est à Jerry et à la direction d’en décider. » T’es bien trop jeunot dans le métier pour aller mouiller ta culotte dans ce bourbier, s’abstint-il d’ajouter, mais le jeune Ryan avait néanmoins saisi le message. « Eh bien, Dave ? demandait Gerry Hendley, à l’étage. – Il blanchit de l’argent et envoie une partie des fonds à des inconnus. Une banque au Liechtenstein. Si je devais faire une hypothèse, c’est pour alimenter un compte de carte de crédit. On peut avoir une carte Visa ou MasterCard sur cette banque, aussi ce pourrait être un bon moyen de couvrir les dépenses par carte de personnes non identifiées. Il pourrait s’agir d’une maîtresse ou d’un ami proche, ou bien de quelqu’un susceptible de nous intéresser directement. – Un moyen de le découvrir ? demanda Tom Davis. – Ils utilisent le même programme de gestion que la majorité des banques », répondit Cunningham, sous-entendant qu’avec un peu de patience le Campus pourrait s’y frayer un passage et en apprendre davantage. Il y avait bien sûr des pare-feu pour barrer le chemin. C’était plutôt un boulot pour la NSA, aussi l’astuce était-elle d’amener l’Agence pour la sécurité nationale à en charger l’un de ses informaticiens de choc. Cela voulait dire simuler une requête émanant de la CIA et cela, estima le comptable, était un petit peu plus dur à réussir que de taper une note sur le clavier d’un terminal. Il soupçonnait en outre le Campus d’avoir infiltré les deux services de renseignements avec quelqu’un capable de réaliser un tel faux sans laisser derrière lui la moindre trace écrite. « Est-ce forcément nécessaire ? – Peut-être que, d’ici une semaine ou deux, j’aurai pu trouver davantage d’éléments. Ce Sali pourrait bien être un gosse de riche qui fait ses petites combines en douce… mais mon nez me dit qu’il est mouillé d’une façon ou de l’autre », admit Cunningham. Il avait développé un certain flair avec les années, avec, entre autres, pour résultat que deux anciens pontes de la Mafia moisissaient désormais dans une cellule d’isolement au pénitencier de Marion, dans l’Illinois. Mais il ne se fiait pas autant à son instinct que ses précédent et actuel supérieurs. Expert-comptable de carrière doté d’un nez de limier, il restait également toujours très prudent dans ses conclusions. « Une semaine, vous pensez ? » Dave acquiesça. « À peu près, oui. – Comment se comporte le jeune Ryan ? – Un bon instinct. Il a trouvé un truc qui aurait échappé à la majorité des gens. Peut-être que sa jeunesse l’avantage. À cible jeune, jeune limier. En général, ça ne colle pas. Cette fois-ci… on dirait que si. Vous savez, quand son père a désigné Pat Martin au poste de ministre de la Justice, j’ai entendu pas mal de choses sur Jack le Grand. Pat l’aimait vraiment beaucoup et j’ai suffisamment travaillé avec M. Martin pour le respecter énormément. Il se pourrait que ce jeune gars aille loin… Il faudra bien sûr une dizaine d’années pour en être certain. – On n’est pas censé croire aux vertus du lignage, par ici, Dave, observa Tom Davis. – Les chiffres ne mentent pas, monsieur Davis. Certains ont du nez, d’autres pas. Il n’en a pas encore, pas vraiment, mais il en prend assurément le chemin. » Cunningham avait contribué à mettre sur pied l’unité spéciale d’expertise comptable du ministère de la Justice spécialisée dans la traque des fonds terroristes. Chacun avait besoin d’argent pour agir et l’argent laissait toujours une trace quelque part, mais on retrouvait souvent celle-ci plus aisément après les faits qu’avant. C’était parfait pour les enquêtes mais pas pour une défense active. « Merci, Dave, lui dit Hendley, lui signifiant son congé. Tenez-nous au courant, si vous le voulez bien. – Bien sûr, monsieur. » Cunningham rassembla ses papiers et ressortit du bureau. « Tu sais, il serait un peu plus efficace s’il avait de la personnalité, nota Davis, quinze secondes après que la porte se fut refermée. – Nul n’est parfait, Tom. C’est le meilleur gars dans ce domaine qu’ils aient eu à la Justice. Je parie que, quand il pêche, il ne reste plus rien dans le lac après son départ. – Là, je ne dis pas le contraire, Gerry. – Donc, ce Sali pourrait jouer les banquiers pour les méchants ? – Ça se pourrait bien. Langley et Fort Meade sont encore dans le flou artistique concernant la situation actuelle, poursuivit Hendley. – J’ai vu les rapports. Ça fait quand même un paquet de paperasse pour pas grand-chose de concret. » Dans le boulot d’analyse du renseignement, on entre un peu trop vite dans la phase spéculative, ce point où les analystes expérimentés commencent à appliquer le facteur peur aux données existantes, dérivant vers Dieu sait où, en cherchant à déchiffrer les pensées d’individus qui ne parlent pas tant que ça, même entre eux. N’y aurait-il pas, quelque part dans la nature, des gens avec le bacille du charbon ou de la variole dans des petites fioles planquées dans leur trousse à raser ? Comment pourrait-on bien le savoir ? L’Amérique avait connu ça une fois, mais si l’on voulait bien y songer, l’Amérique avait à peu près déjà tout connu ; et si l’expérience avait donné au pays la confiance en la capacité de ses citoyens à supporter quasiment n’importe quoi, cela avait dans le même temps conduit les Américains à comprendre que des choses pas agréables pouvaient bien survenir chez eux et que les responsables ne seraient pas forcément identifiables. Le nouveau président ne donnait pas vraiment l’impression d’être en mesure d’arrêter ou punir de tels individus. C’était déjà en soi un problème majeur. « Tu sais, nous sommes victimes de notre propre succès, observa tranquillement l’ancien sénateur. Nous avons réussi à gérer les menaces de tous les États-nations qui ont pu se dresser sur notre route, mais ces salopards invisibles qui œuvrent à répandre leur vision de Dieu sont plus durs à identifier et traquer. Dieu est omniprésent. Ses agents pervertis aussi. – Gerry, mon garçon, si c’était facile, nous ne serions pas ici. – Tom, Dieu merci, je peux toujours compter sur toi pour le soutien moral. – Nous vivons dans un monde imparfait, vois-tu. Il n’y a pas toujours assez de pluie pour faire pousser le maïs et quand il y en a, il arrive parfois que les rivières débordent. C’est mon père qui m’a enseigné ça. – J’ai toujours voulu te demander… Comment ta famille a-t-elle fait son compte pour échouer au fin fond du Nebraska ? – Mon arrière-grand-père était soldat – au 9e de cavalerie, le régiment noir. Il ne s’est pas senti le goût de retourner en Georgie après sa démobilisation. Il avait passé quelque temps à Fort Crook, pas loin d’Omaha, et le bougre ne craignait pas les hivers. Alors, il s’est acheté une exploitation près de Seneca et s’est mis à cultiver le maïs. C’est comme ça que tout a commencé pour les Davis. – N’y avait-il pas des membres du Ku Klux Klan dans le Nebraska ? – Non, ils restaient dans l’Indiana. Et, de toute façon, les fermes là-bas sont plus petites. Mon arrière-grand-père a tué quelques bisons à ses débuts. Tu verrais la tête accrochée au-dessus de la cheminée, à la maison… un sacré morceau. Cette saloperie empeste… un bonheur. Le père et mon frère chassent surtout l’antilope à longues cornes, à présent, la "chèvre vive" comme on l’appelle au pays. Jamais pu me faire au goût. – En parlant de ça, qu’est-ce que ton nez te dit, concernant les nouvelles interceptions, Tom ? demanda Hendley. – Je n’ai pas l’intention de me rendre à New York dans un avenir proche, vieux. » À l’est de Knoxville, l’autoroute se divisait : la 40 poursuivait vers l’est, la 80 obliquait au nord et la Ford de location prit cette dernière branche qui traversait les montagnes explorées par Daniel Boone quand la frontière occidentale de l’Amérique s’étendait à peine hors de vue de la côte atlantique. Une pancarte indiquait une sortie vers la maison natale d’un certain Davy Crockett. Qui cela pouvait-il bien être ? se demanda Abdullah en redescendant dans une jolie vallée au débouché d’un col. Finalement, après une ville du nom de Bristol, ils entrèrent en Virginie, la limite d’État la plus importante. Encore six heures de route à peu près, calcula-t-il. Le paysage était verdoyant, avec des fermes d’élevage de chevaux et de bovins des deux côtés de la route. Il y avait même des églises, des édifices en bois généralement peint en blanc, avec un clocher surmonté d’une croix. Des chrétiens. Ils dominaient manifestement le pays. Des infidèles. Des ennemis. Des cibles. Ils avaient des fusils dans le coffre pour s’occuper d’eux. D’abord, l’autoroute 1-81 en direction du nord vers l’autoroute 1-64. Ils avaient depuis longtemps mémorisé leur itinéraire. À l’heure qu’il était, les trois autres équipes étaient sûrement en place. Des Moines, Colorado Springs et Sacramento. Trois villes assez importantes pour posséder un grand centre commercial. Deux étaient des capitales de province. Aucune, toutefois, n’était une grande métropole. Toutes appartenaient à ce qu’on appelait l’« Amérique moyenne », celle où vivaient les « braves » gens, où les Américains « ordinaires » et « travailleurs » avaient leur foyer, où ils se sentaient à l’abri, loin des grands centres du pouvoir – et de la corruption. On ne trouvait que peu de juifs, voire aucun dans ces villes. Oh, enfin peut-être quelques-uns. Ceux-là étaient bijoutiers. Parfois même dans les centres commerciaux. Ce serait un plaisir supplémentaire si l’occasion se présentait. Leur véritable objectif était de tuer des Américains ordinaires, ceux qui se jugeaient en sécurité au cœur de l’Amérique profonde. Ils ne tarderaient pas à savoir que la sécurité n’était qu’illusoire en ce bas monde. À savoir que la foudre d’Allah pouvait frapper en tous lieux. « C’est donc ça, demanda Tom Davis. – Oui, confirma le Dr Pasternak. Faites attention. Il est complètement chargé. Le rouge, notez bien. Le bleu ne l’est pas. – Qu’est-ce qu’il injecte ? – De la succinylcholine ; un myorelaxant, en fait une forme synthétique de curare à la puissance accrue. Elle paralyse tous les muscles, y compris le diaphragme. Vous ne pouvez plus respirer, bouger ou parler. Vous êtes parfaitement conscient. C’est une mort pénible, ajouta le médecin d’une voix froide, distante. – Comment cela ? s’enquit Hendley. – Vous ne pouvez plus respirer. Le cœur entre bientôt en anoxie, en gros, un infarctus aigu provoqué. Rien de bien agréable. – Et ensuite ? – Eh bien, l’apparition des symptômes devrait prendre environ soixante secondes. Trente secondes de plus pour que le plein effet de la drogue se présente. La victime s’effondre alors, disons quatre-vingt-dix secondes après l’injection. La respiration cesse complètement, à peu près dans le même temps. Le cœur est en déficit d’oxygène. Il essaie bien de battre mais il ne fournit plus d’oxygène au corps, ne s’oxygène plus lui-même. Le tissu cardiaque va se nécroser en l’espace de deux ou trois minutes – un processus particulièrement douloureux. L’inconscience se produira dans un délai approximatif de trois minutes, sauf si la victime effectuait auparavant un exercice intense – auquel cas le cerveau sera saturé d’oxygène. D’ordinaire, le cerveau a une autonomie de trois minutes pour fonctionner sans renouvellement d’oxygène mais, au bout de ce délai à peu près – après le début des symptômes, en fait, soit quatre minutes trente après l’agression – la victime perdra totalement conscience. La mort cérébrale complète demande environ trois minutes de plus. Passé ce délai, la succinylcholine se métabolise dans l’organisme, même après le décès du sujet. Pas entièrement, mais juste assez pour que seul un médecin légiste à l’œil particulièrement acéré puisse le déceler lors d’un examen toxicologique, et encore, uniquement s’il y est préparé. Le seul vrai problème est en fait de piquer le sujet dans les fesses. – Pourquoi là ? demanda Davis. – La drogue agit parfaitement avec une injection intramusculaire. Quand on dissèque les gens, la dépouille est toujours allongée sur le dos pour permettre de voir et d’ôter les organes internes. Il est rare qu’on retourne le corps. Le présent système d’injection laisse certes une marque, mais difficile à repérer dans les circonstances les plus favorables et encore, à condition de regarder au bon endroit. Même les drogués par injection – c’est une des premières vérifications que les légistes effectuent – se shootent rarement dans l’arrière-train. Non, l’accident aura toutes les apparences d’une crise cardiaque inexpliquée. Ça arrive tous les jours. C’est rare, mais pas inconnu. Une tachycardie, par exemple, peut la provoquer. Le stylo injecteur est une version modifiée du pistolet injecteur d’insuline qu’utilisent les diabétiques de type 1. Votre mécanicien a fait un super boulot pour déguiser l’appareil. On peut même écrire avec, mais si l’on fait pivoter le corps, la pointe d’écriture se rétracte pour laisser place à celle d’injection. Une cartouche de gaz intégrée dans le bouchon se charge d’injecter l’agent de transfert. La victime remarquera sans doute la piqûre – analogue à une piqûre d’abeille, mais en moins douloureux, et en une minute et demie à peine, elle ne sera de toute façon plus capable d’en parler à qui que ce soit. Sa réaction la plus probable se limitera sans doute à un "aïe" suivi du frottement de la partie lésée – et encore… Plutôt comme une piqûre de moustique dans le cou. Vous pourrez faire le geste d’écraser l’insecte mais vous n’irez pas appeler la police. » Davis tenait le stylo bleu « inactif ». Il était un peu gros, un peu comme celui qu’un élève de cours élémentaire utiliserait à l’occasion de son premier contact officiel avec un stylo bille après deux ans de crayons, de craies et de pastels… Donc, au moment d’approcher du sujet, vous le sortiez de votre poche de veston et le projetiez dans un mouvement de poinçon de bas en haut, avant de poursuivre votre chemin. Le deuxième agent verrait le type s’effondrer sur le trottoir ; il pourrait même s’arrêter auprès de lui pour lui porter assistance, puis il regarderait clamser le salopard, se relèverait et passerait son chemin – enfin, peut-être qu’il appellerait une ambulance pour que le corps soit transporté à l’hôpital où il serait proprement démantibulé sous la supervision du corps médical. « Tom ? – Personnellement, ça me plaît bien, Gerry », répondit Davis. Puis se tournant vers le médecin : « Doc, êtes-vous sûr que ce produit se dissipe bien, une fois que la cible est envoyée au tapis ? – Sûr et certain », confirma le Dr Pasternak, et ses deux hôtes se remémorèrent qu’il était professeur d’anesthésiologie à la faculté de médecine et de chirurgie de l’université de Columbia. Il connaissait sans doute son affaire. Du reste, ils lui faisaient suffisamment confiance pour l’avoir mis dans les secrets du Campus. Il était un peu tard pour lui retirer celle-ci. « C’est de la biochimie de base, reprit-il. La succinylcholine est composée de deux molécules d’acétylcholine. Les estérases de l’organisme rompent assez rapidement celle-ci, de sorte qu’elle est quasiment indétectable, même par un ponte de la faculté de médecine. La seule difficulté réelle est de réussir à opérer discrètement. Si l’on pouvait amener le type dans le cabinet d’un médecin, par exemple, il suffirait de lui injecter du chlorure de potassium. Cela mettrait le cœur en fibrillation. Quand les cellules meurent, elles relâchent de toute façon du potassium, tant et si bien que le relatif accroissement du taux de potassium sanguin passerait sans doute inaperçu ; en revanche, la marque de l’injection serait difficile à dissimuler. Il y a toutefois quantité de façons de procéder. Je n’ai eu qu’à en choisir une assez facile à mettre en œuvre par des gens même relativement inexpérimentés. En pratique, même un excellent pathologiste pourrait bien ne pas être en mesure de déterminer la cause exacte du décès – et il saurait qu’il ne sait pas, et cela le tracasserait ; encore faudrait-il que le corps soit examiné par un spécialiste réellement doué. Ça ne court pas les rues. Je veux dire, le meilleur dans le domaine à la faculté de Columbia est Rich Richards. Le gars déteste ne pas tout comprendre. C’est un véritable intellectuel, qui aime résoudre les problèmes, et, en plus d’un excellent médecin, un biochimiste de génie. Je lui ai posé la question et il m’a dit que le produit serait extrêmement difficile à détecter, quand bien même on l’aurait informé de la substance à chercher. D’ordinaire, des facteurs extérieurs entrent en jeu : la biochimie spécifique de l’organisme de la victime, ce qu’elle a pu boire ou manger… la température ambiante est un des éléments importants. Par une froide journée d’hiver, dehors, les estérases seraient susceptibles de ne pas arriver à décomposer la succinylcholine à cause du ralentissement du métabolisme. – Donc, éviter de liquider un mec en janvier à Moscou ? » demanda Hendley. Les questions hautement scientifiques, ce n’était pas son truc, mais Pasternak semblait connaître son affaire. Le professeur sourit. Un sourire cruel. « Exact… À Minneapolis également. – Une mort pénible ? » demanda Davis. Le spécialiste acquiesça. « Assurément désagréable. – Le processus est irréversible ? » Pasternak hocha la tête. « Une fois que la succinylcholine est dans le sang, on ne peut plus rien faire… enfin, en théorie, vous pourriez placer le sujet sous assistance respiratoire jusqu’à ce que la drogue se métabolise – je l’ai vu faire avec du Pavulon en réanimation – mais ce serait limite… Il est théoriquement possible de survivre mais c’est très, très improbable. Des gens ont certes survécu à une balle entre les deux yeux, messieurs, mais ce n’est pas très répandu. – Faut-il frapper la cible assez fort ? s’enquit Davis. – Pas vraiment, juste un bon coup. Suffisant pour traverser l’étoffe des habits. Un gros pardessus pourrait poser un problème à cause de la longueur de l’aiguille. Mais avec un complet-veston classique, aucun problème. – Quelqu’un est-il immunisé contre la substance ? demanda ensuite Hendley. – Contre celle-ci, non. Ou alors, un cas sur un milliard. – Aucun risque que la victime fasse du bruit ? – Comme je l’ai expliqué, c’est plus ou moins équivalent à une piqûre d’abeille, plus intense que celle d’un moustique, mais pas au point de provoquer un cri de douleur. Au pire, on peut s’attendre à ce que la victime soit intriguée, éventuellement qu’elle se retourne pour voir ce qui a provoqué la chose, mais votre agent marchera normalement, sans courir. Dans de telles conditions, et puisque l’inconfort initial n’est que transitoire, la réaction la plus probable de la victime sera de frotter l’endroit douloureux et de poursuivre son chemin… pendant, oh, mettons une dizaine de mètres. – Bref, action rapide, létale et indétectable, c’est ça ? – Entièrement, confirma le Dr Pasternak. – Comment recharge-t-on l’appareil ? » s’enquit Davis. Merde, comment se faisait-il que la CIA n’ait pas mis au point un truc aussi bien ? se demanda-t-il. Ou le KGB, du reste ? « Vous dévissez le corps, comme ceci – il en fit la démonstration – pour le démonter. On utilise une seringue ordinaire pour injecter une nouvelle dose du produit, puis on retire la petite recharge de gaz. Ces dernières sont en fait la seule pièce délicate à fabriquer. Vous jetez la cartouche vide dans une corbeille ou dans le caniveau – elles ne font que quatre millimètres de long sur deux de diamètre – et réintroduisez une neuve à la place. Quand vous revissez le corps, une petite aiguille à l’intérieur de celui-ci perce la cartouche pour la mettre en service. Les capsules de gaz sont recouvertes d’une substance adhésive pour éviter qu’elles vous échappent. » Et en deux temps, trois mouvements, le stylo bleu devint « actif », hormis le fait qu’il n’était pas empli de succinylcholine. « Il est conseillé d’être prudent avec le maniement de la seringue, bien sûr, mais il faudrait être stupide pour se piquer soi-même. Si, pour votre couverture, vous choisissez le rôle d’un diabétique, vous pourrez aisément expliquer la présence des seringues. Il existe une carte de santé pour obtenir des doses d’insuline qui fonctionne à peu près partout dans le monde, et le diabète n’a pas de symptômes extérieurs. – Ben merde alors, observa Tom Davis. Vous avez encore d’autres trucs qu’on peut injecter de cette façon ? – La toxine botulique est tout aussi mortelle. C’est une neurotoxine qui bloque les transmissions nerveuses, provoquant la mort par asphyxie, assez vite, là aussi, mais elle est aisément détectable dans le sang lors d’une autopsie, et sa présence pas très facile à expliquer. On en trouve assez facilement partout, mais en doses infimes, à cause de son usage en cosmétologie. – Certaines femmes s’en font injecter au visage, c’est ça ? – Seulement les gourdes, répondit Pasternak. Elle efface certes les rides, mais comme elle inhibe les nerfs faciaux, elle supprime en même temps en bonne partie la faculté de sourire. Ce n’est pas exactement mon domaine de compétence. Il existe quantité de substances chimiques toxiques ou létales. C’est l’alliance de la rapidité d’action et de la difficulté de détection qui pose un problème. Un autre moyen d’éliminer rapidement un individu est d’introduire un petit couteau dans la nuque, là où la moelle épinière pénètre à la base du cerveau. Le truc est de se placer pile derrière la victime pour atteindre une cible relativement petite et sans que la lame se coince entre les vertèbres – mais, à cette distance, pourquoi ne pas recourir à un pistolet de. 22 avec silencieux ? L’arme est rapide mais elle laisse des traces. La première méthode peut aisément entraîner un faux diagnostic de crise cardiaque. Elle est presque aussi parfaite, conclut le médecin, d’une voix assez glaciale pour couvrir de givre la moquette. – Richard, dit Hendley, sur ce coup, vous avez bien mérité vos honoraires. » Le professeur d’anesthésiologie se leva, consulta sa montre. « Pas d’honoraires, sénateur. Cette consultation-ci est pour mon petit frère. Faites-moi savoir si vous avez besoin de moi pour autre chose. J’ai un train à prendre pour remonter à New York. » « Bon Dieu, fit Hendley après son départ. J’ai toujours su que les toubibs avaient des pensées malsaines. » Hendley ramassa un paquet posé sur son bureau, il y avait au total dix « stylos » à l’intérieur, accompagnés d’un mode d’emploi dactylographié, d’un sac en plastique plein de cartouches de gaz et de vingt gros flacons de succinylcholine, plus un paquet de seringues jetables. « Son frère et lui devaient être rudement proches. – Tu le connaissais ? s’enquit Davis. – Ouais, je l’ai connu. Un gars bien, marié, trois enfants. Il s’appelait Bernard, diplômé de Harvard, intelligent, astucieux en affaires. Il travaillait au quatre-vingt-dix-septième étage de la tour numéro un. Il a laissé une belle fortune… en tout cas, sa famille est à l’abri du besoin. C’est déjà ça. – Rich est un gars qu’on a intérêt à avoir de notre côté, observa tout haut Davis, réprimant un frisson à l’énoncé de cette opinion. – Ça, tu l’as dit. » Le trajet en voiture aurait dû être agréable. Le temps était clément et dégagé, la route filant vers le nord-est pas du tout encombrée et presque toujours rectiligne. Mais voilà, le trajet ne l’était pas, agréable. Mustafa ne cessait d’entendre : « C’est encore loin ? » et « Est-ce qu’on y est ? » venant de Rafi et Zuhaïr sur le siège arrière, au point que plus d’une fois il fut pris d’une envie d’arrêter la voiture pour descendre les étrangler. Peut-être était-il pénible de rester assis sur la banquette, mais lui, il devait la conduire, cette putain de bagnole ! ! ! La tension. Il la sentait, et eux aussi sans doute, aussi prit-il une profonde inspiration en se forçant à rester calme. La fin du voyage était à moins de quatre heures d’ici, et qu’est-ce que c’était, quatre heures, comparé à leur parcours transcontinental ? C’était certes plus loin que le périple accompli par le Prophète pour aller de La Mecque à Médine et retour – mais il s’interdit aussitôt de penser une telle chose. Qui était-il pour oser ainsi se comparer à Mahomet ? Non, on ne se comparait pas à Lui. Il était sûr en tout cas d’une chose : sitôt rendu à destination, il allait prendre un bain et dormir tout son soûl. Quatre heures avant le repos, voilà ce qu’il se répétait sans cesse, tandis qu’Abdullah sommeillait sur le siège voisin à l’avant. Le Campus avait sa cafétéria privée, dont les plats étaient livrés par diverses sources extérieures. Aujourd’hui, ils venaient d’une épicerie de Baltimore – chez Atman – dont le corned-beef était succulent, même s’il ne valait pas celui de New York – une remarque susceptible de provoquer une rixe, songea-t-il en prenant son bœuf en gelée sur petit pain bavarois. Que boire avec ça ? Pour un déjeuner à la new-yorkaise, alors un cream soda, mais avec des chips Utz, forcément, parce qu’ils en avaient même servi à la Maison-Blanche – à la demande insistante de son père. Ils avaient sans doute une marque de Boston, à présent. Ils n’étaient pas exactement dans une ville réputée pour ses restaurants, mais toutes avaient au moins un endroit correct pour bouffer, même Washington DC. Tony Wills, qui était son habituel compagnon de repas, demeurait invisible. Aussi, en regardant alentour, avisa-t-il Dave Cunningham qui, sans grande surprise, mangeait seul. Jack se dirigea dans sa direction. « Hé, Dave, je peux m’asseoir ? – Je vous en prie, répondit l’intéressé, plutôt cordial. – Comment ça va, au rayon comptabilité ? – Passionnant », fut la réponse, improbable. Puis Dave précisa : « Vous savez, nos possibilités d’accès à ces banques européennes, c’est proprement incroyable. Si le ministre de la Justice disposait de ce genre d’accès, ils feraient un sacré nettoyage – sauf qu’on ne peut pas présenter ce type de preuve devant un tribunal… – Ouais, Dave, la Constitution est parfois vraiment chiante. Sans parler de toutes ces foutues lois sur les droits civiques… » Cunningham faillit s’étrangler avec ses œufs durs mayonnaise. « Vous n’allez pas recommencer. Le FBI mène toute une série d’opérations passablement louches – en général, c’est parce qu’un informateur nous balance des trucs, peut-être parce que quelqu’un lui aura posé la question, mais pas forcément… toujours est-il qu’il lâche le morceau – mais toujours dans le cadre des règles de la procédure criminelle. En général, cela fait partie d’un marchandage judiciaire. Il n’y a pas assez d’avocats véreux pour répondre à tous leurs besoins. Je parle des gars de la Mafia, bien sûr. – Je connais Pat Martin. P’pa pense beaucoup de bien de lui. – C’est un homme intègre et très, très intelligent. Il devrait réellement être juge. C’est la place des avocats honnêtes. – Ça paie pas très bien. » Le salaire officiel de Jack au Campus était bien supérieur à n’importe quel traitement de fonctionnaire. Pas mal pour un stagiaire. « C’est un problème, mais… – Mais il n’y a rien d’admirable dans la pauvreté, dit toujours mon père. Il a caressé l’idée de réduire à zéro l’indemnité des élus pour, les obliger à savoir ce qu’était le vrai travail, mais il a finalement conclu que ça les rendrait encore plus sensibles à la corruption. » Le comptable saisit la balle au bond : « Vous savez, Jack, c’est incroyable, le peu qu’il faut pour acheter un membre du Congrès. Ça rend la corruption délicate à identifier, ronchonna l’expert-comptable. – Et quid de nos amis terroristes ? – Certains aiment une existence confortable. Beaucoup viennent de familles aisées et ils apprécient le luxe. – Comme Sali. » Dave acquiesça. « Il a des goûts de riche. Sa voiture coûte un paquet de fric. Pas très pratique. La consommation doit être astronomique, surtout dans une ville comme Londres. L’essence, là-bas, n’est pas donnée. – Mais la plupart du temps, il roule en taxi. – Il peut se le permettre. C’est assez logique. Garer une voiture dans le quartier financier doit coûter cher, également, et puis les taxis londoniens sont excellents. » Il leva les yeux. « Mais je ne vous apprends rien. Vous êtes souvent allé à Londres. – Souvent, oui, confirma Jack. Une ville et des gens bien agréables. » Il n’eut pas besoin d’ajouter qu’être escorté par les agents du service de protection présidentielle, renforcés par la police locale, ne faisait pas de mal non plus. « D’autres idées sur notre ami Sali ? – Il faut que j’étudie de plus près les données chiffrées mais, comme je l’ai dit, il me paraît bien mouillé. S’il appartenait à la Mafia new-yorkaise, je dirais que c’est l’équivalent d’un consiglieri débutant. » Jack faillit s’étrangler avec son cream soda. « Si haut dans la hiérarchie ? – Règle d’or, Jack : celui qui détient l’argent écrit les règles. Sali a accès à des fonds importants. Sa famille est plus riche que vous ne pouvez l’imaginer. On parle là d’une fortune de cinq milliards de dollars. – Tant que ça ? » Ryan était surpris. « Examinez un peu plus attentivement les comptes bancaires qu’il essaie de gérer. Il n’a pas joué avec plus de quinze pour cent des avoirs totaux. Son père limite sans doute le pourcentage qu’il est autorisé à gérer. N’oubliez pas qu’il s’occupe de la gestion patrimoniale. Le propriétaire des fonds, son père, ne va pas lui refiler tout son magot, nonobstant son cursus universitaire. Dans le milieu de la finance, c’est ce qu’on apprend après avoir accroché au mur ses diplômes qui importe. Le garçon se montre prometteur, mais il continue de se laisser mener par sa queue. Cela n’a rien d’inhabituel pour un gosse de riche, mais quand vous avez quelques giga-dollars dans le portefeuille, vous avez envie de tenir la bride à votre progéniture. Par ailleurs, ce qu’il semble financer – enfin, ce qu’on le soupçonne de financer – ne mobilise pas vraiment de capitaux. Vous avez repéré quelques transactions à la marge. Tout cela est très malin. Avez-vous remarqué que lorsqu’il rentre chez lui en avion, il loue un Gulf-stream V ? – Euh, non, reconnut Jack. Je n’ai pas vérifié. J’ai simplement imaginé que, pour tous ses déplacements, il prenait toujours l’avion en première. – Il le fait, tout comme il vous est arrivé de le faire, votre père et vous. Ça, c’est de la vraie première classe. Jack, il n’y a jamais de détail minime. – Que pensez-vous de son utilisation des cartes de crédit ? – Rien que de très normal, mais digne d’intérêt malgré tout. Il pourrait s’acheter tout ce qu’il veut avec, or il semble régler en liquide quantité de dépenses – et il claque moins d’argent qu’il n’en retire pour son usage personnel. Comme avec ces prostituées. Les Saoudiens s’en fichent, donc, s’il paie en liquide, c’est qu’il le veut bien, pas parce qu’il y est obligé. Il essaie de garder sous le manteau certains pans de son existence pour des raisons qui ne sautent pas aux yeux. Peut-être une simple habitude. Je ne serais pas surpris de découvrir qu’il possède plus de cartes de crédit que celles dont nous connaissons l’existence – sur des comptes inutilisés. Je vais éplucher ses divers comptes bancaires un peu plus tard dans la journée. Il ne sait pas encore parfaitement dissimuler. Trop jeune, trop inexpérimenté, pas de formation spécifique. Mais oui, je pense qu’il est dans le coup et qu’il espère bien d’ici peu jouer dans la cour des grands. Les jeunes gens riches ne sont pas réputés pour leur patience », conclut Cunningham. J’aurais dû le deviner tout seul, se dit Junior. Il faut que je potasse un peu mieux cette affaire. Encore une leçon importante. Il n’y a jamais de détail minime. À quel genre de type au juste a-t-on affaire ? Comment voit-il le monde ? Comment veut-il le changer ? Son père avait toujours souligné l’importance de voir le monde par les yeux de son adversaire, de s’introduire à l’intérieur de sa tête, puis de considérer le monde de son point de vue. Sali est un gars mû par sa passion des femmes -mais n’y a-t-il que ça ? Est-ce qu’il fréquentait les putes parce qu’elles étaient de bons coups ou parce qu’il voulait baiser l’ennemi ? Le monde islamique considérait l’Amérique et le Royaume-Uni en gros comme le même adversaire. Même langue, même arrogance, certainement la même armée, vu l’étroite collaboration entre Américains et Britanniques dans quantité de domaines. Cela méritait examen. Ne pas faire de suppositions sans regarder par ses propres yeux. Pas une mauvaise leçon pour l’heure du déjeuner. Roanoke disparut sur leur droite. Des deux côtés, 1T-81 était bordée de croupes verdoyantes, avec des fermes, dont une bonne partie d’élevage laitier, à en juger par la quantité de vaches. De grands panonceaux verts indiquaient des routes qui, pour ce qui le concernait, ne menaient nulle part. Et encore et toujours, ces églises, comme des boîtes en bois peint en blanc. Ils doublèrent des cars scolaires mais pas une seule voiture de police. Il avait entendu dire que la police de certains États américains recourait à des voitures banalisées, pas très différentes de la sienne, mais sans doute avec des antennes radio supplémentaires. Il se demanda si, ici aussi, les chauffeurs étaient coiffés de chapeaux de cow-boy. Ce serait manifestement déplacé, même dans une région avec autant de vaches. « La Vache », la deuxième sourate du Coran, songea-t-il. Si Allah vous dit de sacrifier une vache, vous devez le faire sans trop poser de questions. Ni une trop vieille vache, ni une trop jeune, juste une vache qui plaise au Seigneur. Tous les sacrifices ne plaisaient-ils pas à Allah pour autant qu’ils n’étaient pas dictés par la suffisance ? Certes, ils Lui plaisaient, s’ils étaient faits dans l’humilité du fidèle, car Dieu recevait avec bienveillance les offrandes du vrai croyant. Oui. Et ses amis et lui feraient plus de sacrifices encore en massacrant les infidèles. Oui. Puis il vit une pancarte indiquant autoroute 64… mais c’était l’embranchement ouest, donc pas le bon. Lui, il devait aller vers l’est, traverser la chaîne de montagnes orientale. Mustafa ferma les yeux pour se remémorer la carte qu’il avait si souvent regardée. Une heure de trajet en direction du nord, puis vers l’est. Oui. « Brian, ces grolles vont tomber en morceaux d’ici trois jours. – Hé, Dom, sache que c’est avec celles-là que j’ai couru mon premier mile en quatre trente », objecta le marine. C’était le genre de souvenir qu’on gardait comme un trésor. « Peut-être bien, n’empêche que la prochaine fois que t’essaies, elles vont exploser et t’exploser la cheville par la même occasion… – Tu crois ça ? Un dollar que tu te trompes. – Pari tenu », dit aussitôt Dominic. Ils échangèrent une poignée de main pour officialiser la chose. « Moi aussi, elles me paraissent rudement mitées, observa Alexander. – Tu veux aussi m’acheter des tee-shirts neufs, m’man ? – Pft, ils s’autodétruiront aussi dans un mois, songea tout haut Dominic. – Ah ouais ! En attendant, je t’en ai collé une au Beretta, ce matin. – Les coups de bol, ça arrive, renifla Enzo. On verra bien si tu réussis le coup deux fois de suite. – Cinq dollars que je le fais ! – Chiche ! » Nouvelle poignée de main. « C’est que je pourrais devenir riche… », railla Dominic. Puis il fut temps de songer au dîner. Veau alla piccata pour ce soir. Il avait un penchant pour le veau de bonne qualité et ce n’était pas ce qui manquait dans les boucheries du coin. Pas de pot pour le jeune bovin, mais enfin, ce n’était pas lui qui tenait le couteau. Voilà : 1-64, prochaine sortie. Mustafa était si crevé qu’il aurait volontiers repassé le volant à Abdullah mais il voulait finir lui-même et il estimait pouvoir tenir le coup encore une heure. Ils étaient dans l’ascension d’un col. La circulation était dense, mais dans la direction opposée. Ils grimpaient en direction… oui, d’un col peu élevé avec un hôtel au flanc méridional… et bientôt, le panorama sur une vallée plus riante vers le sud. Une pancarte en indiquait le nom mais le graphisme des lettres était trop déroutant pour lui permettre d’emblée de former mentalement un mot cohérent. Il apprécia toutefois le panorama qui s’ouvrait, au loin sur sa droite. Le paradis ne devait sans doute pas être plus idyllique… il y avait même un endroit prévu pour se garer et descendre admirer le paysage. Mais bien entendu, ils n’avaient pas le temps. Une chance toutefois que la route redescende doucement, cela changea son humeur du tout au tout. Moins d’une heure de trajet à présent. Encore une cigarette pour fêter ça. Derrière, Rafi et Zuhaïr, à nouveau réveillés, contemplaient eux aussi le paysage. Ce serait la dernière fois qu’ils en auraient l’occasion. Une journée de repos et de reconnaissance – le temps de se coordonner par courrier électronique avec les trois autres commandos – et ils pourraient accomplir leur mission. Et se retrouver alors dans les jardins d’Allah. Une bien agréable perspective. 13 Point de rendez-vous Après plus de trois mille deux cents kilomètres de voiture, l’arrivée n’avait rien de spectaculaire. À moins d’un kilomètre de l’autoroute 64, ils trouvèrent un Holiday Inn Express qui semblait parfaitement convenir, d’autant qu’il y avait un Roy Rogers jusqu’à côté et un Dunkin’Donuts moins de cent mètres plus haut. Mustafa entra dans le motel et prit deux chambres communicantes, qu’il régla à l’avance avec sa carte Visa d’une banque établie au Liechtenstein. Demain, ils partiraient en exploration mais, pour l’heure, seul le sommeil était au programme. Même se restaurer était une considération mineure pour l’instant. Il gara la voiture près des chambres de plain-pied qu’il avait louées, coupa le moteur. Rafi et Zuhaïr déverrouillèrent les portes des chambres puis revinrent à la voiture ouvrir le coffre. Ils sortirent leurs quelques bagages qu’ils mirent dans les chambres, les quatre pistolets-mitrailleurs planqués dessous, toujours enveloppés dans leurs épaisses couvertures bon marché. « Nous y voilà, camarades », annonça Mustafa en entrant dans la chambre. C’était un motel tout à fait banal, rien de comparable avec les établissements plus luxueux auxquels ils avaient fini par s’habituer. Chaque chambre disposait d’une salle de bains et d’une petite télé. La porte de communication était ouverte. Mustafa se laissa choir sur le lit – un double, mais pour lui tout seul. Il restait toutefois encore deux ou trois choses à régler. « Camarades, les armes devront toujours rester planquées, les rideaux toujours tirés. Nous ne sommes pas venus de si loin pour prendre des risques, les prévint-il. Cette ville a des forces de police, et n’allez pas vous imaginer que ce sont des imbéciles. Nous irons au paradis au moment que nous aurons nous-mêmes choisi, pas à la suite d’une erreur. Tâchez de ne pas l’oublier. » Sur quoi, il se rassit, ôta ses souliers. Il envisagea de prendre une douche, mais il était trop crevé et demain viendrait bien assez vite. « C’est de quel côté, La Mecque ? » demanda Rafi. Mustafa dut réfléchir une seconde pour deviner la direction de la capitale de l’Islam et de son centre, la Kaaba, la pierre sacrée, vers laquelle ils adressaient le Salat, la prière du Coran, qu’on récitait prosterné cinq fois par jour. « Par là », dit-il en indiquant le sud-est, selon une ligne qui traversait le nord de l’Afrique jusqu’au saint des saints. Rafi déplia son tapis de prière et s’agenouilla. Il était en retard mais il n’oubliait pas ses devoirs religieux. Pour sa part, Mustafa se contenta de marmonner, en espérant qu’Allah lui pardonnerait, compte tenu de son présent état d’épuisement. Dieu n’était-il pas infiniment miséricordieux ? Et de toute manière, ce n’était pas un bien grand péché. Mustafa ôta ses chaussettes et se rallongea sur le lit, où le sommeil vint le trouver en moins d’une minute. Dans la chambre voisine, Abdullah finit son propre Salat, puis il brancha son ordinateur sur la prise du combiné téléphonique. Il composa un numéro en 800 et entendit le petit crépitement du modem quand celui-ci se connecta au réseau. Au bout de quelques secondes, il sut qu’il avait du courrier. Trois messages, plus les pourriels habituels. Il téléchargea ses messages, les sauvegarda, se déconnecta. Il n’était resté en ligne qu’une quinzaine de secondes, encore une des mesures de sécurité auxquelles on leur avait demandé de se conformer. Ce qu’Abdullah ignorait était que l’un des quatre comptes avait été intercepté et en partie décrypté par la NSA. Quand son compte de courrier – identifié rien qu’avec un fragment de mot et quelques chiffres – se connecta à celui de Saïd, ce dernier fut également identifié, non comme émetteur, mais juste comme destinataire. Le groupe de Saïd avait été le premier à parvenir à destination à Colorado Springs – la ville n’était, elle aussi, identifiée que par un nom de code – où il s’était confortablement installé dans un motel situé à dix kilomètres de l’objectif. Sabawi, l’Irakien, était à Des Moines, Iowa et Mehdi à Provo, dans l’Utah. Ces deux derniers commandos étaient également en place et prêts à lancer l’opération. Il restait moins de trente-six heures avant l’exécution de leur mission. Il laissait Mustafa se charger des réponses. Celle-ci était en fait déjà programmée : « 190,2 », qui désignait le 190e verset de la deuxième sourate. Pas exactement un cri de guerre mais plutôt une affirmation de la Foi qui les avait amenés ici(5). La signification en était simple : « poursuivez votre mission. » Brian et Dominic regardaient la chaîne Histoire sur le câble, un truc à propos de Hitler et de l’Holocauste. L’époque avait été tellement étudiée qu’on pouvait se demander s’il était encore possible de trouver quelque chose de nouveau et pourtant si, certains historiens y parvenaient encore de temps à autre. Sans doute en partie grâce aux volumineuses archives que les Allemands avaient laissées dans les montagnes du Hartz et qui feraient probablement l’objet d’études universitaires pendant plusieurs siècles encore, aussi longtemps que les hommes tenteraient de discerner les processus de pensée des monstres qui avaient pour la première fois envisagé puis commis de tels crimes. « Brian, demanda Dominic, qu’est-ce que tu penses de ce truc ? – Un simple coup de pistolet aurait pu l’empêcher, je suppose. Le problème est que personne ne peut se projeter aussi loin dans l’avenir – pas même les diseuses de bonne aventure. Merde, le père Adolf en a aussi éliminé un paquet. Mais bon Dieu, pourquoi ne se sont-ils pas tirés tant qu’il était encore temps ? – Tu sais, Hitler a passé presque toute sa vie avec un seul et unique garde du corps. À Berlin, il vivait dans un appartement au premier, avec une entrée toute bête en bas de l’immeuble. Il avait un SS, peut-être même pas un sous-off, pour garder la porte. Suffisait de le neutraliser, d’ouvrir la porte, de monter l’escalier et de descendre ce connard. Ça aurait épargné un paquet de vies humaines, frérot, conclut Dominic en saisissant son verre de vin blanc. – Merde, t’en es sûr ? – C’est ce qu’enseigne le service de protection présidentielle. Ils ont envoyé à Quantico un de leurs instructeurs pour faire un cours à toutes les classes sur les problèmes de sécurité. Ça nous a surpris, nous aussi. Et ça a suscité pas mal de questions. Le gars nous a expliqué qu’on pouvait passer comme si de rien n’était devant le garde SS. Une cible facile. Rien de plus simple. Adolf se croyait immortel, il pensait que jamais personne ne lui tirerait dessus. Merde, nous on a bien eu un président qui s’est fait descendre sur un quai de gare alors qu’il attendait son train. Lequel déjà ? Chester Arthur, je crois. McKinley, lui, s’est fait avoir par un type qui s’est dirigé vers lui, la main cachée sous un faux pansement. J’imagine que les gens étaient un peu moins prudents, en ce temps-là. – Merde, ça rendrait notre tâche rudement plus facile, mais je préfère quand même utiliser un fusil à cinq cents mètres de distance. – Pas besoin de tenter l’aventure, pas vrai, Aldo ? – Je ne suis pas payé pour jouer les kamikazes, Enzo. C’est une profession sans avenir. – Et ces bombes humaines au Moyen-Orient, alors ? – C’est une autre culture, mec. T’as oublié ton cours élémentaire ? On ne peut pas commettre de suicide parce que c’est un péché mortel qu’on ne peut pas confesser ensuite. Sœur Frances Mary avait été parfaitement explicite, je croyais. » Dominic rit. « Merde, ça fait un sacré bail que je n’avais plus repensé à elle, dire qu’elle t’a toujours considéré comme le chouchou de la classe. – C’est parce que je passais pas mon temps à déconner, comme toi. – Et chez les marines, alors ? – Déconner ? Les adjudants y veillaient avant que l’idée me vienne. Personne ne faisait le con avec l’adjudant Sullivan, pas même le colonel Winston. » Il regarda la télé encore une minute ou deux, puis : « Tu sais, Enzo, peut-être qu’il y a des moments où une balle peut empêcher bien des chagrins. Cet Hitler aurait dû se faire poinçonner son billet. Mais même des officiers parfaitement entraînés n’ont pas réussi à l’éliminer. – Le gars qui a posé la bombe lors de l’attentat contre lui avait supposé que tout le monde dans le bâtiment était mort, et il n’est pas retourné voir pour s’en assurer. Ça aussi, ils nous le serinent tous les jours à l’école du FBI, frérot… les suppositions sont sources de tous les plantages. – Ouaip, quand tu veux être sûr de ton coup, tout ce qui mérite une balle en vaut bien une deuxième. – Tu l’as dit, bouffi. » C’en était arrivé au point où Jack Ryan Junior se réveillait tous les matins en s’attendant à apprendre une nouvelle catastrophe aux infos de NPR. Sans doute était-ce dû à toutes ces informations brutes qu’il voyait passer, mais sans le recul permettant de trier celles qui étaient cruciales de celles qui ne l’étaient pas. Mais même s’il n’en savait pas tant que ça, le peu qu’il savait ne laissait pas de le préoccuper. Il avait fini par faire une fixation sur Ouda ben Sali – sans doute parce que Sali était le seul « acteur » sur lequel il avait quelque information. Et sans doute aussi parce que Sali constituait son étude de cas personnelle. Sa tâche était de cerner le personnage, parce que sinon, on risquait de… l’encourager à trouver un autre emploi… ? Il n’avait pas encore envisagé cette éventualité, ce qui en disait long sur son avenir dans le métier d’espion. Bien sûr, son père avait mis du temps à lui trouver une activité qui lui convienne… neuf ans, en fait, après sa sortie de l’université de Boston, et lui-même n’avait pas encore passé une année entière après avoir décroché son diplôme de Georgetown. Alors, réussirait-il son entrée au Campus ? Il était quasiment le benjamin ici. Même le pool de secrétaires était composé de femmes plus âgées que lui. Bigre, c’était une idée entièrement nouvelle. Sali était un test pour lui, sans doute un test important. Cela signifiait-il que Tony Wills avait déjà cerné le bonhomme et qu’on lui avait confié la recherche de données déjà entièrement analysées ? Ou bien qu’il devait procéder à son enquête personnelle et la vendre une fois qu’il serait parvenu à ses propres conclusions ? Sacré sujet de réflexion à étudier seul devant le miroir de la salle de bains avec son rasoir. Il n’était plus à l’école. Rater un examen ici, ça voulait dire rater… sa vie ? Non, quand même pas, mais ce n’était pas bon non plus. De quoi réfléchir dans la cuisine entre son café et CNN. Pour le petit déjeuner, Zuhaïr remonta la route pour aller acheter deux douzaines de beignets et quatre grands cafés. L’Amérique était un pays vraiment dingue. Tant de richesses naturelles… des arbres, des rivières, des routes magnifiques, une prospérité incroyable… mais tout cela au service d’idolâtres. Et voilà qu’il se retrouvait parmi eux, à boire leur café et manger leurs beignets. Vraiment, ce monde était cinglé, et s’il suivait une voie, c’était celle d’Allah, et les voies d’Allah étaient impénétrables, même aux fidèles. Ils devaient se contenter d’obéir à ce qui était écrit. De retour au motel, il trouva les deux télés des chambres allumées sur un programme d’infos en continu – en l’occurrence CNN, encore une chaîne pro – juive. Dommage qu’aucun Américain ne regarde al-Jazeera, qui au moins essayait de s’adresser aux Arabes même si, à ses yeux, elle était déjà rongée par le mal de l’américanisme. « À boire et à manger », annonça Zuhaïr. Un carton de beignets alla dans sa chambre, l’autre fut pour Mustafa qui se frottait encore les yeux après onze heures passées à ronfler comme un sonneur. « Comment as-tu dormi, mon frère ? demanda Abdullah, s’adressant au chef du commando. – Comme un bienheureux, mais j’ai les jambes encore raides. » Sa main se tendit vers la grande tasse de café puis il pécha dans la boîte un beignet nappé de sirop d’érable qu’il engloutit à moitié d’une monstrueuse bouchée. Il se frotta les yeux et regarda la télé pour voir ce qui se passait dans le monde aujourd’hui. La police israélienne avait encore une fois tué un saint martyr avant qu’il ait eu le temps de faire sauter sa ceinture d’explosifs. « Quel connard, observa Brian. C’est pourtant pas difficile de tirer sur un cordon. – Je me demande comment les Israéliens ont réussi à le coincer. Faut imaginer qu’ils ont des informateurs infiltrés au sein du Hamas. Ce doit être une priorité majeure pour leur police, avec quantité de moyens en hommes, en matériel, plus l’aide du renseignement. – Et ils pratiquent la torture, en plus, non ? » Dominic acquiesça après une seconde de réflexion. « Ouais. C’est censé être contrôlé par leur système judiciaire et tout ça, n’empêche que leurs interrogatoires sont un peu plus musclés que les nôtres… – Et ça marche ? – On en a discuté aussi à l’école de police. Tu places un canif sur la queue d’un mec, il y a des chances qu’il découvre soudain l’intérêt de chanter comme un rossignol… mais ce n’est pas le genre de truc sur lequel on aime trop s’appesantir. Je veux dire, ouais, dans l’abstrait, ça peut paraître marrant, mais le faire soi-même… pas très ragoûtant, tu crois pas ? L’autre grande question est de savoir la valeur des informations soutirées de cette manière. Le gars a toutes les chances de raconter n’importe quoi pour éloigner la lame de popaul, faire cesser la douleur, peu importe. Les escrocs peuvent se montrer de sacrés bons menteurs, à moins d’en savoir plus qu’eux… De toute manière, nous, on ne peut pas s’amuser à ça. À cause de la Constitution et tout ça. Tu peux les menacer de passer un sale moment en prison, leur gueuler dessus, mais même là, il y a des limites à ne pas franchir. – Ils parlent quand même ? – La plupart, oui. Savoir interroger, c’est un art. Certains gars sont très forts. Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de m’y frotter mais j’ai pu voir des mecs officier. Le truc, c’est d’instaurer un rapport avec le type, lui dire des machins du genre : cette petite salope demandait que ça, pas vrai ? Ça te donne envie de gerber par la suite, mais l’essentiel est d’amener l’autre salaud à se coucher. Une fois qu’il se retrouve en taule, ses copains de cellule vont lui en faire voir bien plus que je n’aurais pu imaginer. S’il vaut mieux éviter un truc en prison, c’est d’être pédophile. – Je veux bien le croire, Enzo. Ton copain en Alabama, peut-être qu’en fin de compte, tu lui as rendu un service. – Ça dépend si tu crois ou non en l’enfer », rétorqua Dominic. Lui-même avait sa petite idée sur la question. Wills était matinal aujourd’hui. En entrant, Jack le vit déjà à son poste de travail. « Tu m’as battu, pour une fois… – La voiture de ma femme est revenue du garage. Cette fois, elle peut amener les mômes à l’école, pour changer, expliqua-t-il. Vérifie-moi les infos venant de Meade », lui demanda-t-il. Jack alluma son ordi, patienta le temps que la machine démarre, puis tapa son code de cryptage personnel pour accéder au fichier des téléchargements interagences stocké par l’unité centrale au rez-de-chaussée. En haut de la pile électronique, il y avait une dépêche à priorité Flash émise par la NSA à Fort Meade pour la CIA, le FBI et la Sécurité intérieure ; l’un des trois services avait certainement déjà dû en informer le président à l’heure qu’il était. Curieusement, il n’y avait pas grand-chose dans cette dépêche, juste un message numérique, une série de chiffres. « Et alors ? demanda Junior. – Alors, ce pourrait être un passage du Coran. Le Coran est composé de cent quatorze sourates – des chapitres – avec un nombre variable de versets. Si c’est le cas, c’est un verset qui n’a rien de particulièrement spectaculaire. Va voir un peu plus bas sur la fiche. » Jack cliqua. « C’est tout ? » Wills acquiesça. « C’est tout, mais à Meade, l’idée est qu’un tel message anodin est susceptible de dénoter autre chose – une chose importante. Les espions ont tendance à employer la litote lorsqu’ils sentent qu’ils tapent dans le mille. – Hé là, en somme t’es en train de me dire que si ça ne paraît pas important, c’est que ça l’est sans doute ? Bon sang, Tony, tu ne peux pas non plus en faire une généralité. Que savent-ils de plus ? Le réseau, l’endroit d’où le type s’est connecté, ce genre de chose ? – C’est un fournisseur d’accès européen, un réseau privé avec huit cents abonnés de par le monde, et nous savons qu’un certain nombre de méchants l’ont utilisé. On ne peut pas dire d’où se connectent les membres. – OK, donc, primo, nous ignorons si le message a une signification quelconque. Secundo, nous ne savons pas d’où il émane. Tertio, nous n’avons pas un seul moyen de savoir qui l’a lu et où peuvent bien se trouver son ou ses destinataires. En bref, on sait que dalle, mais tout le monde en fait des tonnes. Quoi d’autre ? L’émetteur, que sait-on de lui ? – Il – ou elle, on n’en sait rien – pourrait être dans le coup. – Dans quel camp ? – Devine. Les profïleurs de la NSA disent que sa syntaxe semble révéler l’arabe comme première langue – en se basant sur le trafic antérieur. Les psys de la CIA sont d’accord. Ils ont déjà copié des messages de notre oiseau. Il lui arrive de raconter des trucs pas sympa à des gens pas sympa non plus, et tout ça est lié dans le temps à d’autres trucs pas catholiques non plus. – Serait-il possible qu’il envoie un signal relié au kamikaze que la police israélienne a intercepté un peu plus tôt aujourd’hui ? – Possible, oui, mais pas franchement probable. À ce qu’on sait, l’auteur du message n’est pas lié au Hamas. – Mais on n’a pas vraiment de certitude, hein ? – Avec ces gars, on ne peut jamais être sûr de rien. – Bref, on en est revenus à notre point de départ. Certains individus sont en train de bouger à propos d’un truc dont on sait à peu près que dalle. – C’est le problème. Dans ces bureaucraties, mieux vaut crier au loup et avoir tort que rester bouche cousue quand la grosse bête détale avec un mouton dans la gueule. » Ryan se carra dans son siège. « Tony, combien de temps as-tu bossé à Langley ? – Pas mal de temps, répondit Wills. Pourquoi ? – Merde, comment t’as fait pour supporter ? » Son aîné haussa les épaules. « Parfois, je me demande. » Jack revint à son ordinateur pour parcourir le reste du trafic matinal. Il décida de voir si Sali avait fait quoi que ce soit d’inhabituel ces derniers jours – juste pour se couvrir, et, ce faisant, John Patrick Ryan Junior se mettait à penser en bureaucrate, même à son insu. « Demain, ça va être différent, annonça Pete aux jumeaux. Michelle est votre cible, mais cette fois, elle sera déguisée. Votre mission est de l’identifier et de la filer jusqu’à sa destination. Oh, je ne sais pas si je vous l’ai dit, elle est très forte, question déguisements. – Elle va prendre une pilule d’invisibilité, c’est ça ? railla Brian. – C’est sa mission, précisa Alexander. – Vous allez nous refiler des lunettes magiques pour démasquer son grimage ? – Même pas si on en avait… et on n’en a pas. – Vous en avez de bonnes », observa Dominic, froidement. À onze heures du matin, il était temps d’aller en reconnaissance. Situé à quatre cents mètres à peine au nord de la nationale 29, le Fashion Square Mail de Charlottesville était un centre commercial de taille modeste qui accueillait une clientèle locale plutôt aisée, essentiellement composée de bourgeois du coin et d’étudiants de l’université de Virginie, située à proximité. Il s’étendait entre un magasin JC Penney à un bout et un Sears à l’autre, avec des boutiques de fringues Belk’s au milieu. Détail inhabituel, il n’y avait pas de commerce d’alimentation – ceux qui avaient effectué la reconnaissance de l’objectif avaient négligé ce détail. C’était une déception mais qui n’avait rien d’inhabituel. Les équipes avancées que recrutait l’organisation étaient toutes composées d’éléments extérieurs qui traitaient ces missions un peu par-dessus la jambe. Mais, constata Mustafa en entrant, cela ne serait pas un grand handicap. Une cour centrale distribuait les quatre galeries principales du centre commercial. Un kiosque d’information fournissait des plans des lieux, indiquant la disposition des diverses boutiques. Mustafa en prit un qu’il feuilleta. Une étoile de David lui sauta aux yeux aussitôt. Une synagogue, ici ? Etait-ce possible ? L’espérant à moitié, il emprunta la galerie correspondante pour en avoir le cœur net. Mais non. C’était en réalité le poste de sécurité du centre commercial, où se tenait un vigile en uniforme, chemise bleu ciel et pantalon bleu marine. Une rapide inspection lui révéla que l’homme n’était pas armé. Et c’était bien. Il avait en revanche un téléphone à sa ceinture grâce auquel il appellerait à coup sûr la police. Donc, ce Noir devrait être le premier. Cette décision prise, Mustafa revint sur ses pas, passa devant les toilettes publiques et le distributeur de Coca puis il obliqua à droite, s’éloignant de la boutique de vêtements pour hommes. C’était une cible de choix, constata-t-il. Trois accès seulement, et une ligne de tir dégagée depuis la cour centrale. La plupart des boutiques étaient rectangulaires avec une large entrée ouverte sur la galerie. Le lendemain, à la même heure à peu près, l’endroit serait encore plus bondé. À première vue, il y avait deux cents personnes à proximité immédiate et même s’il avait espéré durant tout le trajet qu’ils auraient peut-être l’occasion d’en tuer mille, n’importe quel chiffre supérieur à deux cents serait une victoire non négligeable. Il y avait ici toutes sortes de commerces et, au contraire des galeries saoudiennes, hommes et femmes s’y mélangeaient. On comptait aussi beaucoup d’enfants. Il y avait quatre magasins spécialisés dans les articles pour enfants – même une boutique Disney ! Ça, il ne l’avait pas prévu et s’en prendre ainsi à l’un des symboles adulés de l’Amérique serait un petit plaisir supplémentaire. Rafi apparut à ses côtés. « Alors ? – La cible pourrait être plus grande, mais la disposition est à peu près parfaite pour nous. Tout sur un seul niveau. – Dieu se montre toujours bienveillant, mon ami », dit Rafi, incapable de masquer plus longtemps son enthousiasme. Les gens vaquaient autour d’eux. Beaucoup de jeunes femmes promenaient leurs enfants dans des poussettes – il nota qu’on pouvait même en louer à un stand près du salon de coiffure. Il avait un achat à faire. Il l’effectua dans une boutique Radio Shack près d’une bijouterie Zales. Quatre radios portatives et des piles, qu’il paya en liquide, et pour lesquelles il eut droit à un bref exposé explicatif. Dans l’ensemble, ça aurait pu être mieux, en théorie, mais ce n’était pas non plus censé être une rue animée. D’un autre côté, dans une rue, il y aurait des flics armés qui auraient entravé leur mission. Donc, comme toujours dans la vie, il convenait de peser le pour et le contre, et ici le pour faisait pencher la balance en leur faveur. Tous quatre allèrent acheter des bretzels chez Auntie Annie et ressortirent en passant devant le magasin JC Penney pour regagner leur voiture. La planification détaillée de l’action aurait lieu dans leurs chambres de motel, avec de nouveaux beignets arrosés de café. Le poste officiel de Jerry Rounds était responsable de la planification stratégique pour l’activité de façade du Campus. Un boulot dont il s’acquittait fort efficacement – il aurait pu être le grand méchant loup de Wall Street s’il n’avait pas choisi la voie du renseignement dans l’armée de l’air à sa sortie de l’université de Pennsylvanie. L’armée avait même payé sa maîtrise de commerce à la Wharton School of Business avant qu’il ne gagne ses galons de colonel. Cela lui avait offert un diplôme inattendu à accrocher à son mur – qui lui avait en outre fourni un excellent prétexte pour entrer dans le milieu boursier. C’était même une diversion bienvenue pour cet ancien chef analyste au QG du renseignement militaire installé sur la base aérienne de Bolling à Washington. Mais, en cours de route, il avait découvert qu’être une « lavette de rampant » – il n’avait en effet jamais arboré les ailes d’argent d’un aviateur de l’Air Force – ne compensait pas le fait d’être un citoyen de seconde classe dans un service entièrement aux mains de ceux qui montaient transpercer la stratosphère -quand bien même il se sentait plus malin qu’une bonne partie d’entre eux. De ce côté, intégrer le Campus avait considérablement élargi ses perspectives. « C’est quoi, Jerry ? demanda Hendley. – Les gars à Meade et de l’autre côté du fleuve semblent tout excités par un nouveau truc », répondit Rounds en lui tendant des papiers. L’ancien sénateur parcourut le compte rendu de trafic pendant une minute avant de le restituer. En peu de temps, il savait qu’il avait déjà vu ça auparavant. « Ouais, et alors ? – Eh bien, patron, cette fois, ils pourraient bien avoir raison. J’ai regardé un peu l’environnement général. Le fait est qu’on a cette combinaison d’une réduction de trafic des intervenants déjà bien identifiés et ensuite, tout soudain, ce message qui traverse l’océan. J’ai passé ma vie au renseignement militaire à traquer les coïncidences. Pour eux, c’en est une. – D’accord, et qu’est-ce qu’ils en font ? – La sécurité des aéroports doit être légèrement renforcée à partir d’aujourd’hui. Le FBI va placer des hommes à certaines portes de départ. – Rien là-dessus à la télé ? – Ma foi, les gars de la Sécurité intérieure sont peut-être devenus un peu plus malins, question pub. C’est contre-productif. On n’attrape pas les rats en leur criant dessus. On le fait en leur présentant ce qu’ils veulent voir avant de leur rompre le cou. » Ou peut-être en leur lançant dessus un chat à l’improviste, s’abstint d’ajouter Hendley. Mais c’était une mission plus délicate. « Des idées pour nous ? s’enquit-il plutôt. – Pas pour l’instant. C’est un peu comme de voir progresser un front dépressionnaire. Il peut être annonciateur d’averses et de grêle, mais il n’est pas évident de l’empêcher. – Et s’ils disparaissent de la partie ? » Rounds acquiesça aussitôt. « Là, vous avez mis le doigt sur un truc, patron. À ce moment-là, les vrais pontes pourraient bien pointer la tête hors de leur trou. Surtout s’ils ne se doutent pas que l’orage arrive. – Pour l’heure, quelle est la plus grosse menace ? – Le FBI pense à des voitures piégées ou peut-être un kamikaze avec une ceinture d’explosifs, comme en Israël. C’est possible, mais d’un point de vue opérationnel, je n’en suis pas si sûr. » Rounds prit le siège qu’on lui proposait. « C’est bien beau de donner au gars le colis d’explosifs et de le faire monter dans un bus pour rejoindre son objectif, mais dans notre cas, ça devient un poil plus compliqué. Faire venir ici le volontaire, l’équiper – ce qui veut dire disposer déjà des explosifs sur place… ce qui est une complication supplémentaire -, puis le familiariser avec l’objectif et enfin l’amener sur place. Le kamikaze est ensuite censé garder sa motivation intacte même loin de son réseau de soutien. Il peut survenir tout un tas d’impondérables, et c’est bien pourquoi l’on essaie de simplifier au maximum les opérations clandestines. Pourquoi aller chercher la complication et risquer des ennuis ? – Jerry, combien de cibles concrètes avons-nous ? demanda Hendley. – Au total ? Six ou sept. Et sur le total, quatre sont vraiment sûres. – Est-ce que vous pouvez me donner des lieux et des profils ? – Quand vous voudrez. – Disons lundi. » Inutile d’y songer avant le retour du week-end. Il s’était déjà prévu deux jours de cheval. Il avait bien droit à une ou deux journées pour souffler de temps en temps. « Bien compris, patron. » Rounds se leva pour sortir. Puis il s’immobilisa à la porte. « Oh, et il y a un gars chez Morgan et Steel, au service des obligations. C’est un escroc. Il fait un peu n’importe quoi avec l’argent de certains de ses clients. Ça doit bien aller chercher dans les un cinquante… » Entendez cent cinquante millions de dollars. De la poche de sa clientèle. « Il y a déjà quelqu’un sur lui ? – Négatif. Je l’ai identifié tout seul. On s’est rencontrés il y a deux mois à New York et il ne m’a pas paru trop réglo, alors j’ai placé une veille sur son ordi perso. Vous voulez jeter un œil sur ses notes ? – C’est pas notre boulot, Jerry. – Je sais, j’ai mis un terme à nos relations d’affaires avec lui pour être sûr qu’il fasse pas le con avec nos fonds mais il doit se douter qu’il serait peut-être temps pour lui de tirer sa révérence… disons pour un long voyage à l’étranger. En aller simple. Je pense que quelqu’un devrait aller y voir de plus près. Peut-être Gus Werner ? – Faudra que j’y réfléchisse. En tout cas, merci du renseignement. – Pas de problème. » Et Rounds de s’éclipser en refermant la porte. « Donc, on essaie juste de la filer sans se faire remarquer, c’est ça ? demanda Brian. – C’est la mission, confirma Pete. – On doit la suivre de près… ? – Le plus près possible. – Vous voulez dire assez près pour lui en loger une dans la nuque ? demanda le marine. – Assez près pour distinguer ses boucles d’oreilles. » Alexander décida que c’était la façon la plus polie de dire la chose. Et même la plus exacte, vu que Mme Peters avait les cheveux relativement longs. « Donc, pas pour lui loger une balle dans la tête mais pour lui trancher la gorge ? Crut bon d’insister Brian. – Bon, écoutez, Brian, vous pouvez le formuler comme ça vous chante. Assez près en tout cas pour pouvoir la toucher, vu ? – Vu. C’était juste pour qu’on soit bien d’accord, dit Brian. Faudra qu’on porte notre banane ? – Oui », répondit Alexander, même si ce n’était pas vrai. Brian recommençait à être chiant. Un marine avec des crises de conscience, c’était une première ! « Ça nous rendra plus faciles à repérer, objecta Dominic. – Eh bien, planquez-la comme vous voudrez. Un brin d’initiative, que diable, suggéra leur instructeur, un tantinet irrité. – Quand est-ce qu’on saura à quoi tout ça rime au juste ? demanda Brian. – Bientôt. – Vous arrêtez pas de nous répéter ça, vieux. – Écoutez, vous pouvez prendre votre voiture et remonter en Caroline du Nord quand vous voulez. – J’y ai songé, lui confirma Brian. – Demain, on est vendredi. Réfléchissez-y pendant le week-end, d’accord ? – D’accord. » Brian battit en retraite. Le ton de l’échange était devenu un peu plus acerbe qu’il ne l’aurait voulu. Il était temps de calmer le jeu. Il n’avait absolument rien contre Pete. C’était le fait de ne rien savoir, et de ne pas trop apprécier le peu qu’il savait. Surtout avec une femme comme cible. Faire du mal à des femmes n’avait jamais fait partie de son credo. Ou à des mômes… ce qui avait justement fait disjoncter son frangin – non pas que Brian le désapprouve. Il se demanda fugitivement s’il aurait pu agir de même et il se dit que bien sûr, pour un môme… mais sans en être vraiment sûr. Quand le dîner fut terminé, les jumeaux nettoyèrent puis s’installèrent devant la télé du rez-de-chaussée boire quelques bières en regardant la chaîne Histoire. C’était à peu près la même chose dans l’État voisin, avec Jack Ryan Junior buvant un rhum-Coca et zappant entre History Channel et History International, avec un passage occasionnel sur Biography, une chaîne qui présentait un documentaire de deux heures sur Joseph Staline. Ce gars, se dit Junior, avait été vraiment un drôle de client. Forcer un de ses confidents à signer l’ordre d’incarcération de sa propre femme. Ben merde ! Mais comment cet homme à la carrure qui n’avait rien d’imposant exerçait-il un tel pouvoir sur ses propres pairs ? Quelle forme de pouvoir exerçait-il sur les autres ? D’où le tenait-il ? Comment l’avait-il préservé ? Le propre père de Jack avait été un homme au pouvoir considérable mais il n’avait jamais dominé quiconque de cette façon. Sans doute n’y avait-il même pas songé, et moins encore à tuer des gens pour le plaisir… Qui étaient ces individus ? En existait-il encore ? Eh bien, sans doute. S’il était une chose qui ne changeait jamais, c’était la nature humaine. Les brutes cruelles existaient toujours. Peut-être la société n’encourageait-elle plus de tels comportements comme, mettons, jadis l’Empire romain. Les jeux du cirque avaient accoutumé les gens à accepter et même à se délecter de la mort violente. Et la triste vérité était que si Jack avait eu accès à une machine à explorer le temps, il aurait peut-être – sûrement – fait un tour au Colisée pour y assister, rien qu’une fois… Mais c’était là simple curiosité humaine, pas par goût du sang. Juste une occasion de parfaire ses connaissances historiques, voir et décrypter une culture liée à la sienne, quoique différente. Peut-être que le spectacle l’aurait fait dégueuler… ou peut-être pas. Si la curiosité prenait le dessus. Mais il était sûr d’une chose. S’il devait remonter le temps, il ne voyagerait pas seul. Il irait avec un ami. Comme le Beretta. 45 avec lequel il avait appris à tirer en compagnie de Mike Brennan. Il se demanda combien d’autres auraient été prêts à l’accompagner. Pas mal, sans doute. Des mecs. Pas des femmes. Les femmes auraient besoin d’un sacré conditionnement social pour vouloir assister à un tel spectacle. Mais des hommes ? Les hommes étaient modelés par des films comme Silverado et Il faut sauver le soldat Ryan. Les hommes voulaient savoir comment ils réagiraient dans de telles conditions. Donc, non, la nature humaine ne changeait pas vraiment. La société tendait à éliminer les plus cruels de ses membres et, comme l’homme était une créature raisonnable, la plupart des individus évitaient un comportement susceptible de leur valoir la prison ou une sentence de mort. L’homme pouvait donc apprendre avec le temps, mais les pulsions fondamentales restaient toujours là, alors on entretenait la bête avec des fantasmes, des livres ou des films, et des rêves, des pensées qui vous traversaient la conscience à l’heure où l’on attend le sommeil. Peut-être les flics étaient-ils mieux lotis. Ils pouvaient exercer la sale petite créature en se chargeant de ceux qui franchissaient la ligne. Cela procurait sans doute une certaine satisfaction puisqu’on pouvait ainsi à la fois nourrir la bête et protéger la société. Mais si la bête continuait de vivre dans le cœur des hommes, quelque part, il y en aurait qui utiliseraient leurs dispositions moins pour la contrôler que pour la plier à leur volonté, s’en servir pour assouvir leur quête personnelle du pouvoir. Ceux-là étaient les méchants. Ceux qui échouaient, on les baptisait sociopathes. Ceux qui réussissaient, on les baptisait… présidents. Où tout cela le menait-il ? se demanda Jack Junior. Il était encore un môme, après tout, même s’il le refusait et même si, au regard de la loi, il était un adulte. Un adulte cessait-il un jour de grandir ? De s’étonner et se poser des questions ? De rechercher l’information ou – comme il voyait la chose – la vérité ? Mais une fois que vous déteniez la vérité, qu’en faire ? Ça, il n’en savait encore rien. Peut-être parce qu’il lui restait encore une chose à apprendre. Sans doute éprouvait-il le même désir de savoir que son père, sinon pourquoi regarderait-il ce programme au lieu de n’importe quel feuilleton débile ? Peut-être s’achèterait-il un bouquin sur Staline ou Hitler. Les historiens étaient toujours en train de fouiller les archives. Le problème était qu’ils appliquaient à ce qu’ils trouvaient le filtre de leurs idées personnelles. Il aurait sans doute plutôt besoin d’un psy pour examiner tout ça. Eux aussi avaient leurs préjugés idéologiques mais au moins leur processus de pensée avait-il une patine de professionnalisme. Cela embêtait Junior de devoir se coucher chaque soir avec des pensées irrésolues et des vérités non trouvées. Mais, estima-t-il, sans doute était-ce là tout l’intérêt de ce qu’on appelait vivre. Tous priaient. En silence. Abdullah murmurait les versets de son Coran. Mustafa parcourait le même livre dans le sanctuaire de son esprit – pas entièrement bien sûr, juste les fragments qui répondaient à sa mission de la journée. Être brave, se souvenir de sa Sainte Mission, l’accomplir sans pitié. La miséricorde était du ressort d’Allah. Et s’il survivait ? se demanda-t-il, et cette pensée le surprit. Ils avaient prévu un plan, bien sûr. Repartir en voiture vers l’ouest, tenter de retourner au Mexique, puis de là, rentrer chez eux en avion – pour être accueillis dans l’allégresse par leurs camarades. En vérité, il n’y croyait guère, mais l’espoir était un sentiment qu’on ne pouvait entièrement mettre de côté et, si tentant que puisse être le paradis, la vie sur terre était encore la seule qu’il connaissait. Cette idée le surprit également. Venait-il d’exprimer un doute en sa foi ? Non, pas exactement. Juste une idée vague. Il n’y a d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est Son prophète, psalmodiait-il mentalement lorsqu’il récitait la Shahada qui est un des piliers de l’islam. Non, il ne pouvait pas renier sa foi maintenant. C’était sa foi qui l’avait conduit ici depuis l’autre bout du monde, jusqu’au lieu même de son prochain martyre. Sa foi avait nourri son existence, tout au long de l’enfance, au travers de la colère de son père, elle l’avait conduit au cœur du pays des infidèles, qui crachent sur l’islam et soutiennent les Israéliens, pour qu’il affirme sa foi avec sa vie. Et sa mort, sans doute. Presque à coup sûr, du reste, à moins que Dieu lui-même n’en décide autrement – parce que toutes choses dans la vie étaient écrites de la propre main de Dieu… Le réveil sonna juste avant six heures. Brian toqua contre la porte de son frère. « Debout, le flic. La journée a commencé sans nous. – T’en es sûr ? observa derrière lui, Dominic, de l’autre bout du couloir. J’t’ai eu, Aldo ! » Pour une fois… « Allez, bon, ce qui est fait n’est plus à faire, Enzo », répondit Brian et, tous les deux, ils sortirent. Au bout d’une heure et quart, ils étaient de retour à la table du petit déjeuner. « C’est une belle journée pour être en vie, observa Brian en dégustant sa première gorgée de café. – C’est que le corps des marines a dû te laver le cerveau, frangin, observa Dominic en buvant à son tour. – Non, c’est juste que les endorphines prennent le dessus. C’est comme ça que le corps humain se raconte des histoires. – Ça vous passera avant que ça me reprenne, intervint Alexander. Alors, prêts tous les deux pour un petit peu d’exercice sur le terrain ? – Oui, chef ! répondit Brian avec le sourire. Faut qu’on batte Michelle avant le déjeuner. – Seulement si vous arrivez à la filer sans vous faire repérer. – Ce serait plus facile dans les bois, vous savez. C’est surtout à ça qu’on m’a formé. – Brian, qu’est-ce que vous croyez qu’on fabrique ici ? observa doucement Pete. – Oh, c’est à ça qu’on bosse ? – Mais d’abord, te trouver de nouvelles grolles, conseilla Dominic. – Ouais, je sais. Elles sont presque nazes. » L’empeigne de toile se séparait de la semelle en caoutchouc et ladite semelle était en piteux état elle aussi. C’était un vrai crève-cœur. C’est qu’il en avait couru des kilomètres avec ces baskets, et un homme peut se montrer sentimental pour ce genre de choses, ce qui avait souvent le don d’irriter sa famille. « On passera d’abord au centre commercial. Le magasin Foot Locker est tout près de celui où ils louent des poussettes, rappela Dominic. – Ouais, je sais. OK, Pete, un avis concernant Michelle ? s’enquit Brian. Enfin vous savez, quand on est sur une mission, on reçoit en général un topo. – La question est judicieuse, capitaine. Je vous suggérerais de la chercher du côté de Victoria’s Secret, la boutique de lingerie juste en face du magasin Gap. Si vous arrivez à vous approcher suffisamment sans vous faire repérer, c’est gagné. Si elle dit votre nom quand vous êtes encore à plus de trois mètres, c’est perdu. – C’est pas tout à fait juste, remarqua Dominic. Elle sait à quoi on ressemble – surtout question taille et carrure. Un vrai méchant n’aurait pas une telle info dans sa poche. On peut simuler quelqu’un de plus grand, mais de plus petit… – Et mes chevilles ne supportent pas les talons hauts, vous voyez, ajouta Brian. – De toute façon, vous avez pas vraiment les jambes tournées pour, Aldo, lança Alexander. Qui vous a dit que le boulot serait facile ? » Sauf qu’on ne sait toujours pas à quoi il rime, se garda de rétorquer Brian. « D’accord, on improvise, on s’adapte, et on surmonte. – Allons bon, pour qui tu te prends, maintenant, l’inspecteur Harry ? demanda Dominic en terminant son Me Muffin. – Dans le Corps, c’est notre civil préféré, frérot. Sans doute aurait-il fait un bon sous-off. – Surtout avec son Smith. 44. – Plutôt bruyant pour une arme de poing. Sans parler du recul. Non, vraiment, à part peut-être le chargement automatique. T’as déjà tiré avec ? – Négatif, mais j’ai manié celui qui était à l’armurerie de Quantico. Sacré morceau, ils devraient le livrer avec la remorque pour le trimbaler, mais il fait de jolis trous. – Ouais, mais si tu veux le planquer, t’as intérêt à être l’Incroyable Hulk. – Cent pour cent d’accord, Aldo. » De fait, leurs bananes servaient moins à cacher une arme qu’à la rendre plus pratique à transporter. N’importe quel flic la repérerait au premier coup d’œil, même si rares étaient les civils à la reconnaître. Les deux frères emportaient sur eux un pistolet chargé avec un chargeur de rechange, lorsqu’ils prenaient leur banane. Pete voulait que ce soit le cas aujourd’hui, histoire de leur compliquer la filature de Michelle Peters sans se faire repérer. Enfin, venant d’un officier instructeur, c’était le genre de truc auquel il fallait s’attendre, pas vrai ? La même journée commençait à huit kilomètres de là à l’Holiday Inn Express, et ce jour-là, contrairement aux autres, ils déroulèrent tous leurs tapis de prières et, comme un seul homme, récitèrent leur Salat matinal pour ce qu’ils croyaient tous être la dernière fois. Cela ne leur prit que quelques minutes, ablutions comprises. Zuhaïr prit même le temps de retailler sa barbe pour se présenter impeccablement au seuil de l’éternité, puis, enfin satisfait, il s’habilla. Ce n’est que lorsqu’ils furent entièrement prêts qu’ils se rendirent compte qu’ils avaient plusieurs heures d’avance. Abdullah gravit alors la colline jusqu’au Dunkin’Donuts chercher les beignets et le café, revenant même cette fois avec un journal qu’ils firent circuler de main en main tandis qu’ils buvaient leur café et fumaient des cigarettes. Ils auraient eu beau passer pour des fanatiques aux yeux de leurs ennemis, ils n’en restaient pas moins humains et la tension du moment était désagréable, et ne cessait d’empirer de minute en minute. La caféine ne faisait qu’accroître leur nervosité, faisant trembler leurs mains et se plisser leurs yeux devant les infos à la télé. Ils regardaient leur montre toutes les trois secondes, comme s’ils avaient pu de leur seul regard faire tourner plus vite les aiguilles, puis ils buvaient encore un peu plus de café. « Cette fois, ça devient passionnant, non ? » demanda Jack à Tony au Campus. Il indiqua sa station de travail. « Qu’est-ce qu’il y a que je ne vois pas, vieux ? » Wills se balança sur sa chaise. « C’est une combinaison d’éléments. C’est peut-être du concret. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence. Une simple construction mentale des professionnels de l’analyse. Tu sais comment on fait la différence ? – On attend une minute, on regarde en arrière, et on voit si ça s’est vraiment produit ? » La remarque suffit à faire rire Tony Wills. « Junior, je vois que t’apprends le métier d’espion. Bon Dieu, dans ce métier, j’ai vu plus de prévisions tomber à côté qu’au bulletin météo. Tu sais, tant qu’on n’a pas de certitude absolue, on sait que dalle, mais les gens du métier n’aiment pas le reconnaître. – Je me rappelle, quand j’étais môme, il arrivait souvent que papa soit en rogne… – Il a été à la CIA pendant la guerre froide. Les grands manitous le tannaient toujours pour avoir des prédictions que personne n’était fichu de donner… du moins des prédictions qui se tiennent. Ton père était en général celui qui disait : "Attendez voir un peu-et vous constaterez vous-mêmes", et ça, ça les faisait vraiment chier, mais tu vois, il avait le plus souvent raison, et il ne s’est jamais produit de catastrophe sous sa responsabilité. – Est-ce que j’arriverai à être aussi bon que lui ? – C’est placer la barre rudement haut, gamin, mais on ne sait jamais. T’as du pot d’être ici. Au moins, le sénateur sait ce que veut dire "On ne sait pas". Ça veut dire que ses gars sont honnêtes et qu’ils savent qu’ils ne sont pas le bon Dieu. – Ouais, ça me rappelle la Maison-Blanche. Ça m’a toujours ébahi, le nombre de gens à Washington qui se prenaient vraiment pour lui. » Dominic prit le volant. Il y avait cinq ou six kilomètres de trajet agréable pour redescendre en ville. « Victoria’s Secret ? Imagine qu’on la surprenne en train de s’acheter une nuisette, remarqua Brian, songeur. – On peut toujours rêver. » Dominic prit à gauche sur Rio Road. « On est en avance. Tu veux qu’on passe prendre tes chaussures ? – C’est jouable. Gare-toi près de la boutique Belk. – Reçu cinq sur cinq, commandant. » « C’est l’heure ? » demanda Rafi. Pour la troisième fois depuis une demi-heure. Mustafa regarda sa montre : 11 : 48. Presque. Il opina. « Mes amis, emballez vos affaires. » Les armes n’étaient pas chargées mais furent placées dans des sacs à provisions. Assemblées, elles étaient trop encombrantes et trop visibles. Chaque homme avait douze chargeurs de trente cartouches attachées au ruban adhésif par groupes de deux, soit six en tout. Chaque arme était dotée d’un gros silencieux scotché sur le canon, prêt à être vissé dessus. L’intérêt était moins la réduction du bruit que la précision de tir. Il se souvint de ce que Juan lui avait dit au Nouveau-Mexique. Au moment de tirer, ces armes tendaient à dévier vers le haut à droite. Mais il avait déjà traité du problème de l’armement avec ses amis et tous savaient comment s’en servir, tous s’étaient exercés avec ces armes lorsqu’ils les avaient reçues, ils devaient donc savoir à quoi s’attendre. D’ailleurs, ils allaient se retrouver dans ce que les soldats américains baptisaient un milieu riche en cibles. Zuhaïr et Abdullah sortirent leurs affaires de voyage qu’ils bouclèrent dans le coffre de leur Ford de location. Réflexion faite, Mustafa décida d’y mettre également les flingues. Ainsi, tous les quatre, munis chacun d’un sac de courses, allèrent-ils les déposer également dans la malle. Puis Mustafa monta en voiture, oubliant machinalement la clé de la chambre au fond de sa poche. Le trajet n’était pas bien long : l’objectif était déjà en vue. Le parking avait plusieurs points d’accès. Il choisit l’entrée nord-ouest, du côté de la boutique Belk de vêtements pour hommes, où ils pourraient se garer près du bâtiment. Il arrêta la voiture, coupa le moteur et dit sa dernière prière du matin. Les trois autres firent à peu près pareil, descendant et s’approchant du coffre. Mustafa ouvrit le couvercle. Ils étaient à moins de cinquante mètres de la porte. Il n’y avait à proprement parler pas grand intérêt à se cacher, mais Mustafa se souvint du poste de sécurité. Afin de retarder la réaction de la police, ils devraient commencer par là. Aussi dit-il à ses hommes de laisser les armes dans les sacs, et ceux-ci tenus dans la main gauche, ils se dirigèrent vers la porte du centre commercial. On était vendredi, une journée moins chargée que le samedi, mais c’était toujours ça. Ils entrèrent, passèrent devant la boutique Lens Crafters qui était pleine de monde – la majeure partie des clients allaient sans doute s’en tirer, ce qui était regrettable, mais le cœur du centre commercial se trouvait encore devant eux. Brian et Dominic étaient dans le magasin Foot Locker mais Brian ne trouvait rien à son goût. Le Stride Rite juste à côté était réservé aux mômes, les jumeaux passèrent donc devant pour tourner à droite. Chez American Eagle Outfitters, ils auraient sans doute quelque chose, peut-être en cuir, avec des modèles montants pour mieux tenir la cheville. Tournant à gauche pour gagner l’aire centrale, Mustafa passa devant un magasin de jouets et plusieurs boutiques de fringues. Son regard embrassa rapidement tout le secteur. Une centaine de personnes aux environs immédiats et, à en juger à la boutique K*B Toys, les commerces devaient être bondés. Il dépassa le marchand de lunettes Sunglass Hut et prit à droite vers le poste de sécurité. Celui-ci était commodément situé à quelques pas des toilettes. Tous quatre y pénétrèrent en chœur. Quelques personnes avaient remarqué leur présence – quatre hommes à l’aspect identiquement exotique, c’était peu commun – mais un centre commercial américain était à peu près l’équivalent d’un zoo pour l’espèce humaine et il en fallait beaucoup pour que les gens relèvent quoi que ce soit d’inhabituel ou même d’inquiétant. Aux toilettes pour hommes, tous sortirent des sacs les armes pour les monter. Les culasses mobiles furent ramenées en arrière. Les chargeurs introduits dans les poignées-pistolets. Chaque homme glissa les cinq paires de chargeurs supplémentaires dans ses poches de pantalon. Deux d’entre eux vissèrent l’encombrant silencieux sur leur canon. Mustafa et Rafi s’en abstinrent, décidant après réflexion qu’ils préféraient entendre le crépitement de l’arme. « Est-ce qu’on est prêts ? » demanda le chef du commando. Tous acquiescèrent sans un mot. « Alors nous mangerons tous de l’agneau au paradis. À vos places. Dès que je commence à tirer, vous faites pareil. » Brian essayait des bottines en cuir. Pas tout à fait les mêmes que celles qu’il portait chez les marines mais elles avaient l’air confortables – et elles l’étaient : elles lui allaient comme si elles avaient été taillées sur mesure. « Pas mal ! – Vous voulez que je les remette dans la boîte ? » s’enquit la vendeuse. Aldo réfléchit un instant puis décida : « Non, je vais les garder pour les faire. » Il rendit ses Nike miteuses qu’elle remit dans le carton des bottes, avant de le conduire à la caisse. Mustafa regardait sa montre. Il estima que ses amis avaient deux minutes pour se mettre en place. Rafi, Zuhaïr et Abdullah remontaient à présent l’allée principale du centre commercial, l’arme basse et, chose incroyable, sans se faire remarquer des clients affairés qui vaquaient à leurs occupations. Quand la trotteuse atteignit le chiffre douze, Mustafa inspira un grand coup et sortit à son tour des toilettes pour hommes, prenant à gauche. Le vigile était derrière son comptoir, en train de lire un magazine, quand il vit une ombre se projeter sur la tablette du comptoir. Il leva les yeux pour découvrir un individu au teint mat. « Puis-je vous aider, monsieur ? » demanda-t-il poliment. Il n’eut pas le temps de réagir ensuite. « Allah akhbar ! » fut la réponse qui fusa dans un cri. Puis PIngram se redressa. Mustafa ne pressa pas la détente plus d’une seconde mais, l’espace de cette seconde, ce furent neuf balles qui entrèrent dans la poitrine du Noir. L’impact des neuf projectiles le fit reculer d’un pas et il s’effondra, raide mort, sur le sol dallé. « Putain, c’était quoi, ce truc ? » demanda aussitôt Brian à son frère – la seule personne à proximité -tandis que toutes les têtes se tournaient vers la gauche. Rafi n’était qu’à huit mètres devant eux sur la droite quand il entendit la fusillade : il était temps pour lui d’y aller. Il s’accroupit à moitié, leva son Ingram. Il pivota vers la droite et la boutique Victoria’s Secret. Les clientes devaient toutes être des femmes sans moralité pour oser simplement contempler de telles tenues de prostituées et peut-être, songea-t-il, certaines le serviraient-elles au paradis. Alors il pointa le canon et pressa la détente. Le bruit fut assourdissant, un fantastique crépitement d’explosions. Trois femmes, touchées sur le coup, s’effondrèrent immédiatement. D’autres restèrent figées une seconde, immobiles, paralysées, les yeux agrandis par le choc et l’incrédulité, incapables de réagir. Pour sa part, Rafi fut désagréablement surpris de constater que plus de la moitié de ses projectiles n’avaient touché personne. L’arme mal équilibrée avait tressauté dans sa main, arrosant le plafond. La culasse claqua sur une chambre vide. Il baissa les yeux, surpris, puis éjecta le premier chargeur, le retourna, le réinséra tout en cherchant des yeux d’autres cibles. Elles s’étaient mises à détaler à présent, alors il épaula l’Ingram. « Bordel ! » s’écria Brian. Putain, mais qu’est-ce qui se passe ? « T’as le mot juste, Aldo ! » Dominic fit glisser sa banane sur le devant et tira sèchement le cordon qui ouvrait la fermeture Éclair. Une seconde plus tard, le Smith & Wesson était dans sa main. « Couvre-moi ! » ordonna-t-il à son frère. Le tireur armé d’un pistolet-mitrailleur était à moins de huit mètres, de l’autre côté du kiosque à bijoux. Il lui tournait le dos, mais on n’était pas dans un western et, avec un criminel, il n’y avait aucune règle de combat chevaleresque. Dominic mit un genou en terre et, levant l’automatique à deux mains, il logea deux balles de dix millimètres à pointe creuse dans le dos du type, et une troisième en plein dans la nuque. Sa cible s’effondra sur-le-champ et, à en juger par l’explosion de rouge qui suivit le troisième impact, elle n’allait plus faire grand-chose. L’agent du FBI se jeta sur le corps prostré et d’un coup de pied, écarta l’arme. Il nota aussitôt son type et, dans la foulée, vit que le corps avait plusieurs chargeurs supplémentaires dans les poches. Oh merde, se dit-il aussitôt avant d’entendre le crépitement d’une autre fusillade sur sa gauche. « Il y en a d’autres, Enzo ! s’écria Brian à ses côtés, le Beretta dans la main droite. Celui-là, son sort est réglé. Des idées ? – Tu me suis et tu me couvres. » Mustafa se retrouva dans une boutique de bijoux de fantaisie. Il y avait six femmes dans son champ visuel, devant et derrière le comptoir. Il mit l’arme à la hanche et tira, leur vidant dans le corps son premier chargeur et goûtant la satisfaction momentanée de les voir s’effondrer. Quand l’arme cessa de cracher, il éjecta le chargeur vide, le retourna pour le recharger, basculant la culasse. Les deux jumeaux se levèrent et prirent la direction de l’ouest, pas trop vite, mais sans traîner non plus, Dominic en tête, Brian deux pas derrière, les yeux braqués vers la direction générale du bruit. Tout l’entraînement qu’avait subi Brian lui revint d’emblée. Exploiter tous les obstacles pour se couvrir et se cacher en plus possible. Localiser l’ennemi puis l’engager. À cet instant précis, une silhouette passa de gauche à droite devant la bijouterie Kay, tenant un PM et tirant en rafale sur sa gauche, en direction d’une autre boutique de bijoux. Le centre commercial n’était plus qu’une cacophonie de cris et de tirs, avec des gens qui se ruaient aveuglément vers les sorties sans chercher au préalable à voir d’où provenait le danger. Beaucoup furent fauchés. Surtout des femmes. Quelques enfants aussi. Quelque part, tout cela échappa aux jumeaux. C’est à peine s’ils voyaient les victimes. Pas le temps, et leur entraînement avait désormais entièrement pris le dessus. La première cible en vue était l’homme en train d’arroser la bijouterie. « Sur la droite », dit Brian qui fila par là, tête baissée, mais sans cesser de regarder dans la direction de sa cible. Brian faillit bien y passer ainsi : Zuhaïr se tenait alors devant la boutique Claire, alors qu’il venait de vider un chargeur dans la devanture. Hésitant soudain sur son prochain objectif, il se tourna sur la gauche et c’est alors qu’il vit un homme, un pistolet à la main. Il épaula soigneusement son arme et pressa la détente… … Deux balles, dans le vide, puis plus rien. Son premier chargeur était vide et il lui fallut deux ou trois secondes pour s’en rendre compte. Il l’éjecta et le retourna, l’enfonçant d’un geste sec sous la crosse de son arme avant de relever les yeux… … mais l’homme avait disparu. Où ? Privé d’objectif, il fit demi-tour et se dirigea d’un pas mesuré vers la boutique Belk de vêtements pour femmes. Tapi près du marchand de lunettes noires, Brian hasarda un œil à l’angle. Là… avançant vers la gauche. Il passa le Beretta dans sa main droite, tira une balle… … mais elle rata la tête d’un cheveu quand l’homme se baissa. « Merde ! » Brian se releva et saisissant alors la crosse à deux mains, il tira quatre fois coup sur coup. Les quatre projectiles atteignirent le thorax, sous les épaules. Mustafa entendit le bruit mais ne sentit pas les impacts. Son corps était bourré d’adrénaline et, en de telles circonstances, le corps ne ressent tout simplement pas la douleur. Une seconde plus tard, il se mit à tousser du sang, ce qui fut une surprise pour lui. Plus surprenant encore, quand il voulut tourner sur la gauche, son corps ne fit pas ce que son esprit lui commandait. La perplexité ne dura qu’une seconde ou deux de plus quand… … Dominic était face au deuxième agresseur, arme brandie, prêt à tirer. Une fois encore, il tira, comme on le lui avait appris, en visant le centre de masse, et le Smith, réglé au coup par coup, aboya par deux fois. Il avait si bien visé que la première balle toucha l’arme de sa cible… … L’Ingram tressauta dans les mains de Mustafa. Il le retint à peine mais il vit alors qui l’avait attaqué et, prenant son temps, il visa pour tirer… mais rien ne se passa. Baissant les yeux, il vit un impact qui perforait le flanc d’acier de son pistolet-mitrailleur, à l’emplacement de la culasse. Il lui fallut encore une ou deux secondes pour se rendre compte qu’il était désarmé. Mais son ennemi était toujours devant lui, alors il se jeta sur lui, espérant utiliser son arme comme un gourdin, faute de mieux. Dominic était abasourdi. Il avait vu au moins une de ses balles pénétrer le torse – et la seconde avait détruit l’arme. Sans raison apparente, il ne tira pas une troisième fois. Au lieu de cela, il balança le Smith & Wesson dans la tronche de l’agresseur et poursuivit sa route, dans la direction des autres coups de feu. Mustafa sentit ses jambes faiblir. Le coup au visage faisait mal, alors même qu’il n’avait pas senti les cinq balles dans le corps. Il voulut se tourner à nouveau mais sa jambe gauche se déroba et il tomba, atterrit sur le dos et là, soudain, il eut le plus grand mal à respirer. Il voulut se rasseoir, simplement rouler sur le côté, mais ses jambes ne répondaient plus, et tout son côté gauche était devenu inerte. « Ça en fait deux de moins, dit Brian. Et maintenant ? » Les cris avaient diminué, mais à peine. En revanche, la fusillade se poursuivait et elle avait changé de caractère… Abdullah remercia le ciel d’avoir mis le silencieux sur son arme. Son tir était plus précis qu’il ne l’aurait espéré. Il se trouvait dans la boutique de disques Sam Goody qui était remplie d’étudiants. Le magasin était en outre dépourvu de sortie de secours, étant situé tout près de l’entrée ouest du centre. Abdullah avait un large sourire lorsqu’il pénétra dans la boutique, tirant devant lui. Les visages qu’il vit étaient emplis d’incrédulité – et, durant un bref instant, il se dit, amusé, que c’était justement parce qu’ils ne croyaient pas qu’il les tuait. Il vida rapidement son premier chargeur et, de fait, le silencieux lui permit de faire mouche une fois sur deux. Des hommes et des femmes – des garçons et des filles – criaient, hurlaient, restaient immobiles quelques précieuses et mortelles secondes, avant de se décider à détaler. Mais à moins de dix mètres de distance, c’était bien trop facile de leur tirer dans le dos et, de toute manière, ils n’avaient nulle part où aller. Alors il resta planté là, arrosant la boutique, laissant ses cibles se sélectionner elles-mêmes. Certains coururent de l’autre côté des bacs à CD, cherchant à s’échapper par l’entrée principale. Ceux-là, il les descendit au passage, même pas à deux mètres… En quelques secondes, il avait vidé sa première paire de chargeurs et, s’en étant débarrassé, il en sortit une autre de sa poche de pantalon pour l’encliqueter sous la culasse. Mais il y avait une grande glace au mur du fond du magasin et c’est là qu’il vit… « Bon Dieu, encore un autre ! s’exclama Dominic. – OK. » Brian fila comme une flèche de l’autre côté de l’entrée prendre position contre le mur, levant son Beretta. Cela le plaçait dans le même corridor virtuel que le terroriste mais la disposition n’avantageait en rien un tireur droitier. Lui restait le choix de tirer avec sa main la plus faible – un exercice qu’il ne pratiquait pas aussi souvent qu’il aurait fallu – ou bien de s’exposer en ripostant. Mais quelque chose dans son esprit de marine lui dit et merde, et il fit un pas sur la gauche, le pistolet tenu devant lui à deux mains. Abdullah le vit et sourit, épaula son arme… enfin, il essaya. Aldo ajusta deux coups dans le torse de la cible, ne constata aucun effet, vida alors son chargeur. Plus de douze projectiles pénétrèrent dans le corps de l’homme… … Abdullah les sentit tous, et il sentit son corps tressauter à chaque impact. Il voulut tirer lui aussi, mais il rata tous ses coups, et bientôt son corps ne lui répondit plus. Il bascula vers l’avant, voulant retrouver son équilibre. Brian éjecta le chargeur vide, sortit l’autre de sa banane, l’encliqueta, fit retomber la coulisse. Il était passé en pilotage automatique. L’autre salopard bougeait toujours ! Il était temps d’y remédier. Il s’avança vers le corps prostré, écarta l’arme d’un coup de pied, et lui tira une balle en pleine nuque. Le crâne se fendit en deux – sang et cervelle explosèrent, éclaboussant le sol. « Bon Dieu, Aldo ! dit Dominic, arrivant au côté de son frère. Laisse tomber ! On en a encore au moins un en vadrouille. Il me reste plus qu’un chargeur, Enzo. – Moi aussi, frérot. » Aussi incroyable que cela paraisse, la plupart des gens gisant à terre, y compris ceux qui avaient été touchés, étaient encore en vie. Le sang répandu sur le sol aurait pu être de la pluie après un orage. Mais les deux frères étaient trop électrisés pour être écœurés par le spectacle. Ils ressortirent de la boutique et repartirent vers le côté est du centre commercial. Là, le carnage était presque aussi effroyable. Le sol était maculé de nombreuses flaques de sang. On entendait des cris et des gémissements. Brian passa devant une fillette, trois ans peut-être, debout devant le corps de sa mère, agitant les bras comme un oisillon agite ses ailes. Pas le temps, pas le moindre foutu temps pour faire quoi que ce soit. Il aurait aimé que Pete Randall soit là. C’était un bon soldat. Mais même le premier maître Randall aurait été submergé. Il entendait encore crépiter une arme automatique à silencieux. Ça venait de la boutique de fringues Belk, un peu plus sur la gauche. Pas si loin que ça, à en juger par le vacarme. Le bruit des armes automatiques est caractéristique. Rien d’autre n’y ressemble. Ils se séparèrent, chacun longeant un côté de la petite coursive passant devant le torréfacteur et le marchand de chaussures Bostonian pour gagner la prochaine zone de combat. Le rez-de-chaussée de chez Belk était dévolu à la parfumerie et au maquillage. Comme avant, ils se guidèrent au bruit. Il y avait six femmes à terre au rayon parfumerie, trois autres au maquillage. Certaines étaient visiblement mortes. D’autres, tout aussi manifestement en vie. Certaines appelaient à l’aide, mais ils n’avaient pas le temps. Les jumeaux se séparèrent à nouveau. Le bruit venait de cesser. Il provenait jusqu’ici de l’avant gauche, mais avait disparu. Le terroriste s’était-il enfui ? Ou bien était-il simplement à court de munitions ? Il y avait des douilles partout sur le sol – des 9 millimètres en laiton, constatèrent-ils tous les deux. Le gars s’était visiblement payé du bon temps, nota Dominic. Les glaces fixées aux piliers de soutien avaient presque toutes été pulvérisées par les impacts. Son œil exercé conclut que le terroriste était sans doute entré par le devant, qu’il avait arrosé les premières personnes qu’il avait vues – toutes des femmes – avant de battre en retraite sur la gauche, sans doute vers ce qu’il estimait être d’autres cibles potentielles. Le gars était probablement seul, estima Brian. OK, et maintenant, contre qui se bat-on ? se demanda son frère. Comment va-t-il réagir ? Comment pense-t-il ? Pour Brian, c’était plus simple : T’es où, espèce d’enculé ? Pour le marine, c’était un ennemi armé, rien d’autre. Pas une personne, pas un être humain, pas même un cerveau pensant, juste une cible tenant une arme. Zuhaïr éprouva une soudaine baisse d’excitation. Il avait été plus excité que jamais encore dans toute sa vie. Il n’avait connu que quelques femmes, et il en avait certainement tué plus aujourd’hui qu’il n’en avait baisé de toute son existence… mais pour lui, ici et maintenant, quelque part c’était du pareil au même. Et tout cela lui parut éminemment gratifiant. Il n’avait entendu aucune des fusillades précédentes, c’est à peine s’il avait entendu ses propres rafales, tant il était absorbé par le boulot qu’il faisait. Et il avait fait du bon boulot. Leurs regards quand ils le voyaient, lui et son pistolet-mitrailleur… et les regards quand les balles frappaient… c’était bien agréable. Mais il ne lui restait plus que deux chargeurs à présent. L’un était engagé dans l’arme, l’autre dans sa poche. Étrange, se dit-il, de pouvoir entendre à présent le silence relatif. Il n’y avait plus âme qui vive à proximité. Enfin… plus une femme indemne, plutôt. Certaines de ses victimes gémissaient. Certaines mêmes essayaient de s’échapper en rampant… Il n’en était pas question, il le savait. Zuhaïr se dirigea vers l’une d’elles, une brune avec un pantalon rouge de pute. Brian siffla son frère et pointa le doigt. Le mec était là, un mètre quatre-vingts, pantalon saharienne et kaki, à quarante-cinq mètres. Un tir d’exercice au fusil, un truc pour camp d’entraînement, mais pas aussi simple pour son Beretta, si bon tireur fût-il. Dominic acquiesça et partit dans la direction indiquée, mais sans cesser de regarder à gauche et à droite. « Tant pis pour toi, femme, lui dit Zuhaïr, en anglais. Mais n’aie crainte, je t’envoie retrouver Allah. Tu me serviras au paradis. » Et il voulut lui tirer une seule balle dans le dos. Mais l’Ingram ne le permet pas si facilement. À la place, il lâcha une rafale de trois projectiles à une distance d’un mètre. Brian vit toute la scène et quelque chose en lui se libéra. Le marine se redressa et visa à deux mains. « Espèce d’enculé ! » hurla-t-il, et il tira aussi vite que le permettait la précision, à une distance d’une trentaine de mètres. Il tira un total de quatorze coups, vidant presque son arme. Et plusieurs, fait remarquable, firent mouche. Trois en fait, dont un toucha la cible à l’abdomen, un autre en pleine poitrine. La première balle fit mal. Zuhaïr ressentit l’impact comme un coup de genou dans les testicules. Ses bras retombèrent par réflexe de protection contre une autre blessure. Il avait toujours l’arme dans les mains et il lutta contre la douleur pour essayer de la redresser alors qu’il voyait l’homme approcher. Brian n’oublia rien. En fait, quantité de choses revinrent en avalanche à sa conscience. Il devait se souvenir des leçons de Quantico – et de l’Afghanistan – s’il voulait dormir ce soir dans son lit. Aussi prit-il un itinéraire indirect, contournant les devantures, gardant les yeux sur la cible et comptant sur Enzo pour surveiller les alentours. Mais il le faisait aussi. Sa cible ne maîtrisait plus son arme. L’homme le fixait, le visage étrangement empli de terreur… mais avec… comme un sourire ? C’était quoi, ce plan ? Il avança franchement, droit sur le salopard. De son côté, Zuhaïr avait cessé de lutter contre le poids soudain insurmontable de son flingue, et il se redressa du mieux qu’il put, pour regarder droit dans les yeux son tueur. « Allah akhbar, dit-il. – Merci, de rien, répondit Brian, qui lui tira une balle en plein front. J’espère que tu te plairas en enfer, ajouta-t-il, avant de se pencher pour récupérer l’Ingram qu’il fit passer derrière son dos. – Dégage vite fait, Aldo », ordonna Dominic. Brian ne se le fit pas dire deux fois. « Bon Dieu, j’espère que quelqu’un a appelé police-secours. – OK, tu me suis au premier niveau, enchaîna Dominic. – Que… Pourquoi ? – Et s’ils étaient plus de quatre ? » La réponse en forme de question fut comme un coup de poing dans la bouche de Brian. « OK, tu passes en tête, frérot. » Il leur parut presque irréel que l’escalier mécanique continue de fonctionner mais ils l’empruntèrent néanmoins, tapis et surveillant les alentours. Il y avait des femmes partout… enfin, partout à bonne distance de l’escalator… « FBI ! s’écria Dominic. Est-ce que tout le monde va bien ? – Oui », lui répondirent de nombreuses voix, de tout le premier étage. Le côté professionnel d’Enzo reprit le dessus : « OK, nous maîtrisons la situation. La police sera là d’ici peu. Jusqu’à son arrivée, tout le monde s’assoit et se tient tranquille. » Les jumeaux passèrent du sommet de l’escalier montant à celui de l’escalier descendant. Il était manifeste que les terroristes n’étaient pas montés jusqu’ici. La redescente fut un cauchemar inexprimable. Là aussi, une succession de mares de sang s’étalait du rayon parfumerie à celui des sacs à main ; et, à présent, les victimes les plus chanceuses qui n’étaient que blessées réclamaient de l’aide en pleurant. Mais là aussi, les jumeaux avaient plus important à faire. Dominic reconduisit son frère dans la galerie principale. Il tourna à gauche pour inspecter le premier terroriste sur lequel il avait tiré. Celui-ci était mort, aucun doute là-dessus. Sa dernière balle de 10 millimètres lui avait transpercé l’orbite droite. Donc, il n’en restait plus qu’un – s’il était encore en vie. Il l’était, malgré tous les coups reçus. Mustafa essayait de bouger mais ses muscles, privés de sang et d’oxygène, n’écoutaient plus les ordres transmis par le système nerveux central. Il se retrouva à regarder en l’air, comme rêveusement, lui sembla-t-il, même à lui-même. « T’as un nom ? » lui demanda quelqu’un. Dominic avait à moitié escompté une réponse. L’homme était manifestement à l’agonie. Il se retourna pour chercher son frère. Pas là. « Hé, Aldo ! » lança-t-il, sans obtenir de réponse immédiate. Brian était chez Legends, une boutique d’articles de sports, examinant rapidement les lieux. Son initiative fut récompensée et il regagna la galerie centrale. Dominic s’y trouvait, en train d’interroger son « suspect », sans obtenir davantage de réponse. « Hé, tête de nœud », dit Brian en revenant. Puis il s’agenouilla dans le sang près du mourant. « J’ai un truc pour toi. » Mustafa leva les yeux, intrigué. Il savait que la mort était proche et, sans l’accueillir avec plaisir, il était satisfait mentalement d’avoir rempli son devoir vis-à-vis de sa foi et de la loi divine. Brian saisit les mains du terroriste et les croisa sur son torse ensanglanté. « Je veux que tu emportes ça en enfer avec toi. C’est du cuir de porc, connard, faite avec la peau d’un authentique cochon de l’Iowa. » Et Brian posa les mains sur le ballon de foot tout en rivant ses yeux dans ceux du salaud. Les yeux s’agrandirent d’horreur devant cette transgression. Il aurait voulu que ses bras repoussent la chose mais les mains de l’infidèle vainquirent ses efforts. « Ouais, c’est ça. Je suis Iblis en personne, et je t’invite chez moi. » Brian sourit jusqu’à ce que toute vie quitte les yeux du terroriste. « C’est quoi, cette histoire ? – Laisse tomber, répondit Brian. Allez viens. » Ils retournèrent vers l’endroit où tout avait commencé. De nombreuses femmes gisaient au sol, la plupart bougeaient plus ou moins. Toutes saignaient, certaines abondamment. « Trouve une pharmacie… J’ai besoin de pansements, et vérifie que quelqu’un a bien appelé police-secours. – D’accord. » Dominic fila tandis que Brian s’agenouillait près d’une femme d’une trentaine d’années, touchée en pleine poitrine. Comme la plupart des marines, et comme tous les officiers, il avait des notions de secourisme. Il vérifia d’abord si les voies respiratoires étaient dégagées. OK, la victime respirait. Elle avait une hémorragie due à deux impacts de balles dans la partie supérieure gauche du torse. Il y avait un peu d’écume rose à ses lèvres. Les poumons étaient atteints, mais la blessure n’était pas grave. « Est-ce que vous m’entendez ? » Un signe de tête, une réponse rauque : « Oui. – OK. Ça va aller. Je sais que ça fait mal, mais vous allez vous en tirer. – Qui êtes-vous ? – Brian Caruso, m’dame. Corps de marines des États-Unis. Vous inquiétez pas, ça ira. À présent, faut que j’essaie d’aider les autres. – Non, non… je… » Elle lui agrippa le bras. « M’dame, il y a d’autres gens ici qui sont plus amochés que vous. Vous allez vous en sortir. » Et, sur ces mots, il se dégagea. Le blessé suivant était dans un sale état. Un enfant, cinq ans peut-être, un petit garçon, avec trois impacts dans le dos, et qui baignait dans son sang. Brian le retourna. Les yeux étaient ouverts. « Comment tu t’appelles, petit ? – David… Prentiss, répondit-il d’une voix faible mais claire. – OK, David, on va te retaper. Où est ta maman ? – Je sais pas. » Il se faisait du souci pour sa mère, semblant plus inquiet pour elle que pour lui, comme n’importe quel môme. « OK, je vais m’occuper d’elle, mais d’abord, laisse-moi t’examiner, d’accord ? » Il leva les yeux pour découvrir Dominic qui se précipitait vers lui. « Il n’y a pas de pharmacie ! cria-t-il presque. – Trouve quelque chose, des tee-shirts, n’importe quoi ! » ordonna-t-il à son flic de frère. Et Dominic fonça vers la boutique d’articles de sport où Brian avait acheté ses bottes. Il en revint quelques secondes plus tard, les bras chargés de sweat-shirts arborant divers sigles. Et, juste à ce moment, le premier flic se pointa, son arme de service tenue à deux mains. « Police ! cria le flic. – Par ici, bordel de merde ! » rugit en réponse Brian. Il fallut peut-être dix secondes à l’agent pour faire le point. « Rengaine ton artillerie, soldat. Tous les méchants sont neutralisés, lui dit Brian sur un ton plus mesuré. On aura besoin de toutes les ambulances que vous avez dans cette ville, et prévenez l’hosto qu’ils vont avoir toute une tripotée de blessés. Vous avez une trousse de premiers secours dans votre voiture ? – Qui êtes-vous ? demanda le flic, qui n’avait pas rengainé son arme. – FBI, répondit Dominic, dans son dos, brandissant sa carte de la main gauche. La fusillade est terminée, mais on a un paquet de victimes. Appelez tout le monde. Alertez le bureau local du FBI et tous les autres. Allez, prenez-moi cette radio, et grouillez-vous, tout de suite, merde ! » Comme la plupart des flics américains, l’agent Steve Barlow était équipé d’une radio portative Motorola, avec un micro-écouteur clipsé sur l’épaulette de sa chemise d’uniforme. Aussitôt, il appela fébrilement des renforts et les secours. Brian reporta son attention sur le petit garçon dans ses bras. En cet instant, David Prentiss était tout ce qui importait au monde pour Brian Caruso. Mais les lésions étaient internes. Le gamin avait plus d’une perforation au torse et ce n’était pas bon du tout. « OK, David, on va voir ça bien tranquillement. Est-ce que ça fait très mal ? – Très », répondit le petit garçon, dans un souffle. Son visage pâlissait. Brian le déposa sur le comptoir du kiosque de piercing, puis se rendit compte qu’il pourrait peut-être trouver là quelque accessoire utile -mais il ne trouva que des paquets de coton. Il prit plusieurs boules qu’il enfonça, deux par deux, dans chacun des orifices perforant le dos du petit blessé, avant de le retourner. Mais le petit avait des hémorragies internes. Il saignait si abondamment que ses poumons allaient s’affaisser, et il s’endormirait et mourrait d’asphyxie d’ici quelques minutes, à moins de le ventiler artificiellement pour regonfler les poumons, et Brian ne pouvait strictement rien y faire. « Mon Dieu ! » Surprise, c’était Michelle Peters, tenant la main d’une petite fille de dix ans, l’air blafard. « Michelle, si vous avez la moindre notion de secourisme, trouvez-nous quelqu’un et remuez-vous le cul », ordonna Brian. Mais elle ne pouvait pas vraiment faire grand-chose. Elle prit une poignée de boules de coton avant de repartir. « Hé, David, tu sais ce que je suis ? demanda Brian. – Non, répondit le môme, une trace de curiosité surmontant la douleur qui lui transperçait la poitrine. – Je suis un marine. Tu sais ce que c’est ? – C’est comme un soldat ? » Le gosse était en train de mourir entre ses bras, se rendit-il compte. Mon Dieu, non, je vous en supplie, pas ce petit garçon. « Non, on est bien mieux que des soldats. Un marine, c’est à peu près ce qu’on peut être de mieux. Peut-être qu’un jour, quand tu seras grand, tu pourras être marine, comme moi. Qu’est-ce que t’en penses ? – Et descendre les méchants ? demanda David Prentiss. – Un peu, Dave ! lui assura Brian. – Cool, songea David, et puis ses yeux se fermèrent. – David ? Reste avec moi, David. Reviens, Dave, rouvre-moi ces yeux. Il faut qu’on cause encore. » Il étendit doucement le petit garçon sur le comptoir et tâta le pouls carotidien. Il n’y en avait plus. « Et merde… Merde de merde », murmura Brian. Et sur ces mots, toute l’adrénaline s’évapora de son corps. Il devint une coque vide, aux muscles inertes. Les premiers pompiers se précipitaient, vêtus de tenues kaki et lestés de caisses de matériel médical. L’un d’eux, le commandant, répartissait ses hommes dans diverses directions. Deux se dirigèrent vers l’endroit où se trouvait Brian. Le premier lui ôta des bras le corps du petit garçon qu’il examina brièvement avant de le déposer sur le sol, puis il s’éloigna sans un mot à quiconque, laissant Brian planté là, sa chemise tachée par le sang d’un enfant mort. Enzo, qui était à proximité, restait là à regarder sans mot dire, maintenant que les professionnels – pour l’essentiel des pompiers volontaires, en fait – avaient pris le contrôle du secteur. Ensemble, les deux frères se dirigèrent vers la sortie la plus proche, retrouvant l’air limpide de midi. L’ensemble de l’engagement avait pris moins de dix minutes. Comme un combat réel, se rendit compte Brian. Une éternité… une éternité durant laquelle quantité de vies avaient trouvé une fin prématurée en un rien de temps. Son pistolet avait retrouvé sa place au fond de la banane. Le chargeur vide était sans doute encore dans la boutique Sam Goody. Ce qu’il venait de vivre était à peu près l’équivalent de ce qu’avait vécu Dorothy, aspirée par une tornade au Kansas… Sauf qu’il n’avait pas émergé au pays d’Oz. C’était toujours le centre de la Virginie et, derrière lui, il y avait un monceau de morts et de blessés. « Qui êtes-vous, les gars ? » C’était un capitaine de police. Dominic exhiba sa carte du FBI et cela parut lui suffire. « Que s’est-il passé ? – Il semblerait que des terroristes – quatre – sont entrés canarder tout le monde. Ils sont tous morts. On les a eus, tous les quatre, lui indiqua Dominic. – Z’êtes blessé ? » demanda le capitaine en voyant le sang sur la chemise de Brian. Aldo hocha la tête. « Pas une égratignure. Cap’taine, vous avez plein de civils blessés, à l’intérieur. – Et qu’est-ce que vous veniez faire ici, les gars ? insista l’officier de police. – Acheter des chaussures, répondit Brian, une touche d’amertume dans la voix. – Merde… pas possible », observa le capitaine, contemplant l’entrée du centre commercial. S’il restait planté là, c’est juste parce qu’il redoutait ce qu’il allait découvrir à l’intérieur. « Des idées ? – Bouclez-moi le secteur, suggéra Dominic. Vérifiez toutes les plaques d’immatriculation. Fouillez les terroristes pour voir s’ils ont des papiers sur eux. Vous connaissez la routine, non ? Où est le responsable local du FBI ? – Il y a juste un agent résident. Le bureau le plus proche est à Richmond. On les a déjà prévenus. Le divisionnaire est un certain Mills. – Jimmy Mills ? Je le connais. Eh bien, le Bureau devrait envoyer toute une escouade de gars. Le mieux est d’établir un périmètre de sécurité et, en attendant leur arrivée, de faire évacuer les blessés. C’est un sacré bordel là-bas, capitaine. – Je veux bien le croire. Bon, je reviens… » Dominic attendit que le policier pénètre dans le centre, puis il flanqua un coup de coude à son frère pour lui indiquer de regagner sa Mercedes avec lui. Une voiture de police était garée à l’entrée du parking ; les deux flics en uniforme dont un muni d’un fusil antiémeute virent la carte du FBI et leur firent signe de passer. Dix minutes plus tard, ils étaient de retour à la plantation. « Qu’est-ce qui se passe ? demanda Alexander dans la cuisine. À la radio, ils disent… – Pete, vous vous souvenez des scrupules que j’ai pu émettre ? fit Brian. – Ouais, mais qu’est-ce… – Eh bien vous pouvez les oublier, Pete. Pour de bon », annonça Brian. 14 Paradis Les journalistes fondirent sur Charlottesville comme une nuée de vautours sur une carcasse échouée… jusqu’à ce que la situation se complique encore. Les bulletins d’information suivants provinrent d’un centre commercial baptisé Citadel Mail, à Colorado Springs, puis de Provo, Utah et enfin de Des Moines, dans l’Iowa. Cela faisait un scoop incroyable. L’attentat dans le centre du Colorado avait occasionné la mort de six cadets de l’école de l’air – un certain nombre avaient été mis à l’abri par leurs propres camarades -et de vingt-six civils. Mais l’annonce de l’attentat de Colorado Springs était rapidement parvenue à Provo, Utah, où le chef de la police locale, se fiant à son instinct de flic, avait aussitôt envoyé des véhicules-radio dans tous les centres commerciaux de la ville. Au Provo Towne Center, ils firent mouche. Chaque voiture de patrouille était dotée d’une carabine réglementaire et une fusillade spectaculaire se déclencha entre quatre terroristes armés et six flics – qui tous savaient tirer. L’échange fit deux blessés graves chez les flics, trois morts dans la population civile – onze personnes s’étaient jointes spontanément à la bataille rangée – et quatre terroristes tout ce qu’il y a de plus morts au cours de ce que le FBI devait qualifier d’attaque ratée. Cela aurait pu tourner de la même façon à Des Moines, sauf que là, les forces de police furent plus lentes à réagir et que le bilan définitif fut de quatre terroristes morts… mais hélas, trente et un citoyens connurent le même sort. Dans le Colorado, deux terroristes survivants se retrouvèrent bloqués dans une boutique avec une brigade d’intervention de la police à cinquante mètres à peine, plus une compagnie de la Garde nationale armée – prestement mis en état d’alerte par le gouverneur de l’État, armés jusqu’aux dents, ils rongeaient leur frein à l’idée d’assouvir le fantasme de tout soldat : passer à l’action pour immoler l’adversaire et laisser les dépouilles aux charognards. Il fallut un peu plus d’une heure pour que le rêve se concrétise mais, aidés de grenades fumigènes, ces guerriers du dimanche usèrent d’une puissance de feu propre à détruire une armée d’envahisseurs pour mettre fin à la vie de deux criminels – des Arabes, devait-on découvrir sans grande surprise – de la façon la plus spectaculaire qui soit. Dans l’intervalle, toute l’Amérique était rivée à la télé, avec des reporters de New York et d’Atlanta pour raconter à la nation ce qu’ils savaient – en l’occurrence pas grand-chose – et tenter d’expliquer les événements du jour – ce qu’ils firent avec la précision et l’exactitude d’élèves de classe primaire. Ils répétaient à l’infini les rares éléments concrets qu’ils avaient réussi à glaner et battirent le rappel de prétendus experts qui en savaient peu mais parlaient beaucoup. C’était parfait pour occuper le temps d’antenne, faute d’informer convenablement l’opinion. Il y avait également des téléviseurs au Campus, et presque partout le travail cessa tandis que les troupes regardaient. « Nom de Dieu », observa Jack Junior. D’autres murmuraient ou pensaient à peu près la même chose, mais quelque part, c’était encore pire pour eux, puisque techniquement ils étaient membres de la communauté du renseignement qui n’avait pas réussi à déclencher une alerte stratégique contre cette attaque visant leur pays natal. « C’est relativement simple, observa Tony Wills. Si nous n’avons pas de renseignement humain sur le terrain, alors il nous est difficile de recevoir la moindre alerte, à moins que l’adversaire ne se montre particulièrement imprudent dans l’emploi de téléphones mobiles. Mais les médias aiment raconter au public comment on piste les méchants, et ces derniers ne manquent pas de l’apprendre. Les fonctionnaires de la Maison-Blanche aussi… ils aiment bien jouer les malins auprès des journalistes et divulguent des éléments d’enquête. On en vient à se demander parfois s’ils ne sont pas complices des terroristes, tellement ils sont enclins à balancer des infos classées confidentielles. » En réalité, ces connards de bureaucrates ne cherchent qu’à se faire mousser, bien sûr, vu que c’est à peu près la seule chose dont ils soient capables. « Donc, le reste de la journée, les journaleux vont encore nous bassiner sur le thème d’"un nouvel échec du renseignement", c’est ça ? – C’est à parier, répondit Wills. Les mêmes qui vouent aux gémonies la communauté du renseignement vont maintenant se plaindre qu’elle ne sait pas remplir sa tâche – mais sans admettre qu’ils ont contribué à la priver de tout moyen de le faire. Idem pour le Congrès, bien entendu. Enfin, que cela ne nous empêche pas de nous remettre au boulot. La NSA va chercher un semblant de soutien du côté de l’opposition – ils sont humains, après tout… Ils aiment bien se tambouriner la poitrine lorsqu’ils démontent une opération. Reste à voir si notre copain Sali est dans le coup. – Mais qui est le grand manitou qui a commandité celle-ci ? demanda Jack. – On va voir si on peut trouver ça. » Plus important, s’abstint pour l’heure d’ajouter Wills, était de localiser ce salaud. Un visage avec un point de chute précis était bien plus précieux qu’un simple visage anonyme. En haut, Hendley avait réuni son état-major devant un poste de télévision. « Des réflexions ? – Pete a appelé de Charlottesville. Vous voulez deviner où se trouvaient nos deux stagiaires ? demanda Jerry Rounds. – Tu plaisantes ? réagit Tom Davis. – Eh non. Ils ont descendu les méchants pour de bon, sans aide extérieure, et ils ont réintégré le bercail à l’heure qu’il est. En prime : Brian – le marine – en a fini avec ses scrupules concernant sa fonction. Tout ça, me signale Pete, c’est du passé. Il a hâte désormais d’être engagé pour de bon sur des missions en vraie grandeur. Et Pete estime lui aussi qu’ils sont quasiment prêts désormais. – Bref, il ne nous manque plus que des cibles concrètes ? demanda Hendley. – Mes gars vont surveiller les infos en provenance de la NSA. On peut supposer que les méchants vont avoir un certain nombre de conversations à présent. Le black-out sur les messages devrait avoir cessé à l’heure où nous parlons, observa tout haut Rick Bell. Si on doit passer à l’action, alors on va le faire, et sans traîner. » Ça, c’était le boulot de Sam Granger. Il était demeuré silencieux jusqu’ici mais il était à présent temps pour lui de s’exprimer. « Eh bien, les gars, nous avons deux petits gars prêts à y aller pour servir certaines cibles, annonça-t-il en recourant à une phraséologie inventée par l’armée vingt ans plus tôt. Ce sont des gars bien, me dit Pete, et, à voir ce qui s’est passé aujourd’hui, je pense qu’ils ont la motivation qu’il faut. – Que pense l’adversaire ? » demanda Hendley. C’était difficile à deviner, mais il souhaitait des avis supplémentaires. « Ils voulaient nous frapper adroitement. Leur objectif est ici manifestement de frapper au cœur de l’Amérique profonde, résuma Rounds. Ils pensent nous paralyser de peur en nous montrant qu’ils sont capables de nous frapper partout, pas simplement de viser des cibles évidentes à New York. C’était l’élément clé de l’opération. Sans doute quinze à vingt terroristes au total, plus peut-être quelques éléments de soutien. C’est un effectif relativement important mais qui n’est pas sans précédent. Ils ont maintenu une bonne sécurité opérationnelle. Leurs membres étaient parfaitement motivés. Je n’irai cependant pas jusqu’à dire qu’ils étaient particulièrement bien entraînés, disons qu’ils se sont contentés de jeter un chien fou dans la cour pour mordre quelques mômes. Ils ont ainsi fait la preuve de leur volonté politique de nuire, mais ce n’est pas là une surprise ; et aussi de faire agir des éléments dévoués, mais ce n’est pas une surprise non plus. L’attaque n’avait rien de high-tech, juste quelques méchants munis d’armes automatiques légères. Ils ont montré leur caractère vicieux, mais pas un véritable professionnalisme. Dans moins de quarante-huit heures, le FBI aura sans doute remonté leur piste jusqu’au point d’origine et peut-être même leur itinéraire d’entrée. Ils n’ont pas appris à piloter ou quelque chose comme ça, donc ils ne devaient pas être dans le pays depuis si longtemps. Ça m’intéresserait d’ailleurs de savoir qui a effectué pour eux le repérage des objectifs. Le déroulement chronologique suggère une certaine planification, mais rien de plus… il n’est pas si dur de lire l’heure sur une montre-bracelet. Ils n’avaient pas envisagé de s’échapper après la fusillade. Ils sont sans doute arrivés dans le pays avec des objectifs déjà identifiés. À ce point, je suis prêt à parier qu’ils n’étaient à l’intérieur de nos frontières que depuis une semaine ou deux – voire moins, selon leur procédure d’entrée. De ce côté-là, le Bureau aura la réponse d’ici peu. – Pete signale que les armes étaient des pistolets-mitrailleurs Ingram. Ils en jettent – c’est pour ça qu’on les voit tout le temps à la télé et au cinéma, expliqua Granger. Mais ce ne sont pas des armes vraiment efficaces. – Comment les ont-ils obtenues ? demanda Tom Davis. – Bonne question. J’imagine que le FBI a déjà récupéré celles de Virginie et s’active à les identifier par leur numéro de série. Ça, ils savent faire. On devrait avoir l’information dès ce soir. Ça nous donnera des pistes sur la façon dont ces armes ont échoué aux mains des terroristes et, de là, l’enquête pourra se poursuivre. » « Que va faire le Bureau, Enzo ? demanda Brian. – C’est une affaire énorme. Elle va se voir assigner un nom de code et tous les agents du pays vont être appelés à travailler dessus. Pour l’heure, leur première mission est de rechercher les véhicules utilisés par les terroristes. Peut-être ont-ils été volés. Plus probablement loués. Mais pour ça, il faut signer un bon, laisser une copie de son permis de conduire, de sa carte de crédit, bref, tous les trucs habituels indispensables pour avoir une existence légale en Amérique. Tout cela peut être retracé. Tout aboutit quelque part, frérot. C’est bien pourquoi on traque toutes ces pistes jusqu’au moindre détail. – Comment ça va, les gars ? demanda Pete en entrant dans la pièce. – Un petit verre, ça aide », répondit Brian. Il avait déjà nettoyé son Beretta, tout comme Dominic son Smith & Wesson. « C’était pas marrant, Pete. – Ça n’était pas censé l’être. OK, je viens juste de causer avec le siège. Ils veulent vous voir, les gars, dans un jour ou deux. Brian, vous aviez eu des scrupules, il y a quelque temps, et vous dites que ça a changé. Toujours vrai ? – Vous nous avez entraînés à identifier, approcher et tuer des gens, Pete. Et je peux vivre avec… tant qu’on ne nous demande pas de faire un truc complètement en dehors de la ligne jaune. » Dominic se contenta d’acquiescer, mais sans quitter des yeux un seul instant leur instructeur. « OK, à la bonne heure. Je ne vais pas vous resservir la vieille scie : pourquoi les avocats texans sont si bons ? Parce qu’il y a plus de types à tuer que de chevaux à voler. Eh bien, pour ces types-là, peut-être que vous pouvez leur filer un coup de main. – Est-ce que vous allez finir par nous dire pour qui on bosse au juste ? demanda Brian. – Vous le saurez le moment venu… patientez juste un jour ou deux. – -OK, je peux attendre jusque-là », fit Brian. Il avait fait sa petite analyse de son côté. Le général Terry Broughton pourrait bien savoir quelque chose. Ce Werner, au FBI, à coup sûr aussi, mais cette ancienne plantation sur laquelle ils s’étaient entraînés n’appartenait à aucun des services gouvernementaux qu’il connaissait. La CIA possédait « la Ferme », près de Yorktown, en Virginie, mais c’était à plus de deux cents kilomètres d’ici. Cet endroit n’avait en rien le style de l’« Agence », du moins tel qu’il l’imaginait, quand bien même ses suppositions seraient erronées. À vrai dire, cet endroit n’avait – à ses yeux en tout cas – rien de « gouvernemental ». Mais d’une manière ou d’une autre, d’ici deux jours, il aurait du concret et il pouvait bien attendre jusque-là. « Qu’est-ce qu’on sait de ces gars qu’on a descendus aujourd’hui ? – Pas grand-chose. Il faudra patienter un peu. Dominic, combien de temps avant qu’ils commencent à trouver du concret ? – D’ici demain midi, ils auront un paquet d’informations, mais nous n’avons aucun contact direct au Bureau, à moins que vous me demandiez… – Non, absolument pas. On sera peut-être obligés de leur signaler que Brian et vous n’êtes pas la nouvelle version du vengeur masqué, mais ça ne devrait pas aller plus loin. – Vous voulez dire qu’il va falloir que je cause avec Gus Werner ? – Sans doute. Mais il a assez d’influence au Bureau pour leur dire que vous êtes en "mission spéciale" et rendre cette version crédible. J’imagine qu’il va se rengorger à l’idée de nous avoir aidés à vous recruter. En passant, vous vous êtes rudement bien débrouillés, tous les deux. – Tout ce qu’on a fait, observa le marine, c’est ce qu’on nous avait entraînés à faire. On n’a pas vraiment eu le temps de réfléchir et, après ça, les réflexes ont joué. On m’a appris pendant mes classes que la différence entre le succès et l’échec tient en général à quelques secondes de réflexion. Si on s’était trouvés au Sam Goody quand tout a commencé au lieu d’y arriver quelques minutes plus tard, tout aurait pu se dérouler autrement. Par ailleurs, deux hommes sont à peu près quatre fois plus efficaces qu’un type seul. Il y a même eu une étude là-dessus : "Les facteurs tactiques non linéaires dans les engagements à effectifs réduits", je crois qu’elle s’appelle comme ça. Elle fait partie du cursus de formation. – Alors comme ça, les marines savent vraiment lire ? » fit mine de s’étonner Dominic en saisissant la bouteille de bourbon. Il en versa deux bonnes rasades, passant le verre à son frère avant de boire une gorgée du sien. « Le gars au Sam Goody… il m’a souri, fît Brian, incrédule. Je n’y ai pas vraiment réfléchi sur le coup. Je crois qu’il n’avait pas peur de mourir. – On appelle ça le martyre, et certaines personnes ont vraiment cet esprit-là, leur dit Pete. Alors, qu’est-ce que vous avez fait ? – Je lui ai tiré dessus, presque à bout portant, peut-être six ou sept fois… – Largement plus de dix, frérot, rectifia Dominic. Plus la dernière dans la nuque. – Il remuait encore, expliqua Brian. Et j’avais pas de menottes à lui passer. Et tu sais quoi, ça me chagrine pas vraiment. » De toute façon, le gus se serait vidé de son sang. Comme les choses s’étaient goupillées, son voyage vers l’autre dimension s’était juste produit un peu plus tôt que prévu. « B-3 et un croiseur coulé ! Un croiseur coulé ! plaisanta Jack derrière sa station de travail. Sali est dans le coup, Tony. Regarde-moi ça. » Il désigna son écran. D’un clic, Wills récupéra sa « prise » de la NSA et effectivement, tout était là : « Tu sais, on dit que les poules caquettent après avoir pondu un œuf, rien que pour s’en vanter devant le monde entier. Ça marche aussi avec ce genre d’oiseaux. OK, Jack, c’est officiel. Ouda ben Sali est bien dans le coup. À qui est-ce adressé ? – Un gars avec qui il bavarde sur le Net. Il lui parle essentiellement de transferts d’argent. – Enfin ! » observa Wills en inspectant le document depuis son propre poste de travail. « Ils réclament des photos du gus, la totale. Peut-être que Langley s’est finalement décidé à le faire surveiller. Dieu soit loué ! » Il marqua un temps. « T’as une liste des gens à qui il envoie des courriels ? – Ouaip. Tu la veux ? » Jack pianota pour l’afficher, puis il pressa la touche impression. Quinze secondes plus tard, il tendit la feuille à son collègue de bureau. « La liste des messages, avec leurs dates. Je peux t’imprimer les plus intéressants et les raisons qui motivent mon choix, si tu veux. – On va attendre. Pour l’heure, je monte déjà tout ça à Rick Bell. – Je garde la place. » Est-ce que t’as vu les nouvelles à la télé ? avait écrit Sali à l’un de ses correspondants épisodiques. Ça devrait leur flanquer des brûlures d’estomac, à ces amerloques. « Ouais, à coup sûr, mec, dit à l’écran Jack Junior. Mais tu viens de te trahir, vieux. Oups. » Seize martyrs de plus, songea Mohammed en regardant la télé à l’hôtel Bristol de Vienne. Ce n’était douloureux que dans l’abstrait. Ces individus étaient, à proprement parler, des denrées périssables. Ils étaient moins importants que lui-même, à cause de sa valeur pour l’organisation. Il avait le physique et les aptitudes aux langues pour voyager partout, et les facultés intellectuelles pour planifier parfaitement ses missions. Le Bristol était un hôtel fort cossu, situé juste en face de l’Impérial – un palace encore plus richement décoré – et le minibar était pourvu en excellent cognac, or il appréciait le bon cognac. La mission ne s’était pas déroulée si bien que ça… il avait espéré plusieurs centaines de victimes, au lieu de quelques dizaines, mais avec tous ces flics – et même quelques civils – en armes, l’estimation haute avait été par trop optimiste. L’objectif stratégique avait été toutefois atteint. Tous les Américains savaient à présent qu’ils n’étaient plus en sûreté chez eux. Peu importait l’endroit où ils vivaient, ils pouvaient à tout moment être frappés par ses militants de la Guerre sainte, tous prêts à donner leur vie en échange du sens de la sécurité des Américains. Mustafa, Saïd, Sabawi et Mehdi étaient désormais au paradis – si tant est qu’un tel endroit existât réellement. Il se disait parfois que c’était simplement un conte pour impressionner les enfants ou les simples d’esprit qui écoutaient et croyaient à la lettre les prêches des imams. Il fallait toujours choisir son imam avec soin parce que tous ne voyaient pas l’islam comme le voyait Mohammed. Mais ils ne voulaient pas tout régenter. Lui si – ou peut-être juste une partie, pour autant qu’elle comprenne les Lieux saints. Il ne pouvait pas s’exprimer à haute voix sur de tels sujets. Certains des dirigeants de l’organisation avaient vraiment la foi, et ceux-là penchaient vers la branche la plus conservatrice – pour ne pas dire réactionnaire -de l’islam, comme les wahhabites d’Arabie Saoudite. À ses yeux, ces derniers n’étaient que les riches corrompus d’un pays lui-même hideusement corrompu, des gens qui énonçaient la loi tout en se livrant à leurs vices chez eux comme à l’étranger, en dilapidant leur fortune. Et l’argent filait vite. Après tout, on ne l’emportait pas en paradis. Au paradis, s’il existait, on n’avait pas besoin d’argent. Et si le paradis n’existait pas, alors l’argent était inutile, là aussi. Ce qu’il voulait, ce qu’il espérait – non, ce qu’il aurait de son vivant – c’était le pouvoir, la capacité à diriger les gens, les plier à sa volonté. Pour lui, la religion était la matrice qui modelait la forme du monde qu’il contrôlerait. Il lui arrivait même de prier, parfois, pour ne pas perdre la forme du moule – surtout quand il se retrouvait avec ses « supérieurs ». Mais en tant que chef des opérations, c’était lui et pas eux qui déterminait la marche de l’organisation dans le parcours d’obstacles placé sur leurs pas par les idolâtres occidentaux. Et en choisissant ce parcours, il choisissait également la nature de leur stratégie ; celle-ci venait de leurs croyances religieuses, lesquelles étaient aisément guidées par le monde politique au sein duquel ils opéraient. Votre ennemi modelait votre stratégie de toute façon, puisque c’était la sienne qu’il fallait contrecarrer. Dorénavant, donc, les Américains allaient connaître la peur comme jamais encore auparavant. Ce n’était pas leur capitale financière ou politique qui était menacée. C’étaient leurs vies. La mission avait été conçue d’emblée pour tuer un maximum de femmes et d’enfants, le bien le plus précieux et le plus vulnérable de toute société. Et sur cette réflexion, il décapsula une autre mignonnette de cognac. Plus tard, il comptait allumer son ordinateur portable pour récupérer les rapports de ses sous-fifres sur le terrain. Il faudrait aussi qu’il dise à l’un de ses banquiers de réapprovisionner son compte au Liechtenstein. Inutile de risquer de le mettre à sec. Puis les comptes des cartes Visa seraient supprimés pour disparaître à jamais dans le monde virtuel. Sinon, la police risquait de se lancer à ses trousses, avec un nom et peut-être des photos. Pas question. Il comptait rester à Vienne quelques jours encore, puis retour au pays pendant une semaine, afin de retrouver ses chefs et de planifier les opérations futures. Avec un tel succès à son actif, nul doute qu’ils l’écouteraient désormais avec un peu plus d’attention. Son alliance avec les Colombiens avait payé, malgré leurs appréhensions, et il surfait sur la crête de la vague. Encore quelques soirées de célébration et il serait prêt à retrouver la vie nettement moins animée de son pays natal, à savoir café ou thé et bavardage, cet interminable et sempiternel bavardage. Pas d’action. Or, ce n’était que par l’action qu’il pouvait parvenir aux objectifs que ses chefs lui avaient assignés… que lui-même s’était assignés. « Mon Dieu, Pablo, dit Ernesto, coupant la télé. – Allons, arrête, c’est pas vraiment une surprise, réagit Pablo. Tu ne t’attendais quand même pas à ce qu’ils aillent vendre des gâteaux à une kermesse ? – Non, mais ça… – C’est pour ça qu’on les appelle des terroristes, Ernesto. Ils tuent sans prévenir et attaquent des gens incapables de se défendre. » Il y avait eu quantité de reportages sur l’attentat de Colorado Springs où la présence des camions de la Garde nationale composait un arrière-plan spectaculaire. Là, les civils en uniforme avaient même traîné dehors les corps des deux terroristes – ostensiblement pour dégager le secteur où les grenades fumigènes avaient déclenché des débuts d’incendie mais en réalité pour exhiber les cadavres, bien sûr. Les militaires colombiens aimaient eux aussi procéder de la sorte… les soldats qui paradent. Enfin, les propres sicaires du Cartel faisaient souvent de même… Mais ce n’était pas là l’important. L’essentiel pour Ernesto était que son identité demeure celle d’un « homme d’affaires », pas celle d’un trafiquant de drogue ou d’un terroriste. Dans sa glace, le visage qu’il voyait était celui d’un homme qui fournissait une marchandise et un service de valeur au public, marchandise et service pour lesquels on le payait, et pour la protection desquels il devait se défendre contre ses rivaux. « Mais comment vont réagir les Yankees ? demanda dans le vide Ernesto. – Ils vont fulminer, puis enquêter comme pour n’importe quel crime crapuleux : ils vont sûrement trouver certaines choses, mais pas l’essentiel, et nous, pendant ce temps-là, nous aurons un nouveau réseau de distribution en Europe, ce qui – rappela-t-il à son patron – est notre objectif. – Je ne m’attendais pas, malgré tout, à un crime aussi spectaculaire, Pablo. – Mais nous avons discuté de tout ça, rétorqua Pablo de son ton le plus calme. Leur espoir était de réaliser une démonstration de force spectaculaire – il s’abstint d’employer le mot crime, bien entendu – susceptible de déclencher un sentiment de peur. Ces conneries sont importantes pour eux, et nous le savions tous pertinemment. Pour nous, l’important est que leurs activités détournent l’attention de nos propres intérêts. » Quelquefois, il fallait être patient pour expliquer des trucs au patron. L’important, en fait, c’était l’argent. Avec de l’argent, on pouvait s’acheter du pouvoir. Avec de l’argent, on pouvait acheter des gens, s’acheter une protection, et ainsi non seulement protéger sa propre vie et celle de ses proches mais aussi contrôler son pays. Tôt ou tard, ils feraient élire quelqu’un qui dirait ce que les Yankees aimeraient entendre mais qui ne ferait pas grand-chose, sinon peut-être traiter avec le groupe de Cali, ce qui leur convenait à merveille. Leur seul vrai souci était que celui dont ils achèteraient la protection retourne sa veste ou leur pique leur fric, comme un chien infidèle. Tous les politiciens étaient du même tonneau, après tout. Mais il avait lui-même ses propres informateurs dans leur propre camp, une mesure de sécurité supplémentaire. Prêts à « venger » l’assassinat du faux ami qu’il se verrait contraint de supprimer en de telles circonstances. L’un dans l’autre, c’était un jeu fort complexe, mais jouable. Et il savait comment manœuvrer les gens et le gouvernement -même le gouvernement américain, si besoin était. Il avait le bras long… assez long pour tâter l’âme et l’esprit de ceux qui ne se doutaient pas de l’identité de qui tirait les ficelles. C’était particulièrement vrai de ceux qui se prononçaient contre la légalisation des drogues. Que cette légalisation arrive et aussitôt sa marge bénéficiaire s’évanouirait et, avec elle, son pouvoir. Il n’en était pas question. Non. Pour lui et pour son organisation, le statu quo était un modus vivendi idéal avec le reste du monde. Ce n’était pas la perfection – mais chacun sait que la perfection n’est pas de ce monde. Le FBI avait travaillé vite. Identifier la Ford immatriculée au Nouveau-Mexique n’avait pas été trop foulant, vu que chaque numéro relevé sur le parking avait été « suivi » et relié à son propriétaire respectif et, dans bien des cas, ce dernier s’était vu interroger par un agent assermenté – et armé. Au Nouveau-Mexique, on avait découvert que l’agence de location National était équipée d’un système de vidéosurveillance, que la cassette de la journée correspondante était accessible et que, détail remarquable, elle montrait dans la foulée une autre opération de location qui intéressait directement l’antenne locale du FBI à Des Moines, Iowa. Moins d’une heure plus tard, le FBI renvoyait les mêmes agents faire une descente à l’agence Hertz voisine de huit cents mètres, agence qui était, elle aussi, équipée de caméras de surveillance. Entre les doubles de documents écrits et les cassettes vidéo, ils avaient une liste de fausses identités (Tomas Salazar, Hector Santos, Antonio Quifiones et Carlos Olivâ) pour s’occuper, des photos de leurs permis de conduire tout aussi faux, et les noms de code de quatre individus. La documentation les concernant était également importante. Les permis de conduire internationaux ayant été délivrés dans la ville de Mexico, des télex furent aussitôt transmis à la police fédérale mexicaine, dont la coopération fut aussi immédiate qu’efficace. À Richmond, Des Moines, Sait Lake City et Denver, les numéros de carte Visa furent demandés. Le chef de la sécurité chez Visa était un ancien divisionnaire du FBI et les ordinateurs de cette société purent non seulement localiser la banque émettrice pour chacun des comptes mais également suivre les opérations de quatre cartes sur un total de seize stations-service, ce qui permit de définir l’itinéraire emprunté et la vitesse de progression des quatre véhicules utilisés par les terroristes. Les numéros de série des pistolets-mitrailleurs Ingram furent traités par un organisme jumeau du FBI, le Bureau des alcools, tabacs, armes à feu et explosifs du ministère des Finances. Là, on détermina que les seize armes automatiques avaient fait partie d’un chargement détourné onze années plus tôt au Texas. Certaines de leurs petites sœurs avaient refait surface lors de fusillades liées à des trafics de drogue dans tout le pays, un élément d’information qui ouvrit toute une nouvelle série de pistes d’enquêtes pour le Bureau. Sur les lieux des quatre attentats, on releva les empreintes des terroristes abattus, plus des échantillons de sang en vue de tests ADN. Les voitures furent bien entendu emmenées dans les locaux du FBI pour y être entièrement inspectées et soumises à des prises d’empreintes digitales et d’échantillons d’ADN, afin de voir si elles n’auraient pas éventuellement transporté des complices. Le personnel et la direction de tous les hôtels et motels furent interrogés, tout comme les employés des divers fast-foods, bars et restaurants. Les relevés téléphoniques des motels permirent de voir si des coups de fil avaient été passés et à qui. Il s’avéra que c’était le plus souvent des numéros de fournisseurs d’accès à internet. Les ordinateurs portatifs des terroristes furent saisis, on releva dessus les empreintes, puis les techniciens maison analysèrent le contenu des disques durs. Sept cents agents en tout furent mis exclusivement sur l’affaire, baptisée du nom de code islamterr. Les victimes se trouvaient pour l’essentiel hospitalisées dans les environs et toutes celles en état de parler furent interrogées le soir même pour confirmer ce qu’elles savaient ou ce dont elles pouvaient se souvenir. Les balles furent extraites des corps pour servir de preuves ; elles seraient par la suite comparées aux armes saisies, et l’ensemble emmené dans le nord de l’État de Virginie où se trouvait le tout nouveau laboratoire de balistique du FBI. Toutes ces informations convergeaient ensuite sur le ministère de la Sécurité intérieure qui, bien entendu, transmit tous les éléments à la CIA, à la NSA et au reste de la communauté américaine du renseignement, dont les responsables harcelaient déjà leurs agents sur le terrain pour leur soutirer toutes les informations souhaitables. Les espions interrogeaient également leurs homologues étrangers jugés « bienveillants » pour tout ce qui pouvait avoir un rapport avec l’affaire. L’ensemble des informations ainsi glanées atterrissaient au Campus via la liaison CIA-NSA. Toutes les données interceptées se retrouvaient dans les entrailles de l’énorme ordinateur central installé au sous-sol, où elles étaient triées et classées à destination des analystes qui arriveraient le matin. En haut, tout le monde était rentré pour la nuit, excepté le personnel de sécurité et de nettoyage. Les stations de travail utilisées par les analystes étaient protégées de diverses manières pour s’assurer que personne ne pouvait les allumer sans autorisation. La sécurité était rigoureuse ici, mais elle demeurait discrète, par souci d’efficacité, et surveillée par un réseau de caméras vidéo dont les prises de vue étaient constamment sous surveillance humaine ou électronique. De retour dans son appartement, Jack songea un moment à appeler son père mais préféra s’en abstenir. Sans doute devait-il être assailli déjà par les journaleux de la presse écrite et télévisée, malgré son habitude bien connue de ne rien dire qui soit susceptible d’entraver l’action du président en exercice, Edward Kealty. Il y avait certes une ligne cryptée et parfaitement secrète dont seuls les enfants Ryan connaissaient l’existence mais Jack décida de laisser celle-ci à Sally qui était un peu plus émotive que lui. Jack caressa l’idée d’envoyer à son père un courriel qui dirait en gros : Qu’est-ce qui se passe ? Sûr que je regrette que tu ne sois plus à la Maison-Blanche. Mais il savait que Jack Senior devait sans doute plutôt remercier le ciel de ne plus y être, et peut-être même espérer que Kealty écouterait pour une fois ses conseillers – enfin, les bons – et réfléchirait avant d’agir. Son père avait sans doute appelé certains amis à l’étranger pour leur demander ce qu’ils savaient et s’enquérir de leur opinion ; peut-être avait-il également transmis lui-même en haut lieu son avis personnel, puisque beaucoup de gouvernements étrangers avaient encore tendance à écouter ce qu’il avait à dire, discrètement, en privé. Le Grand Jack était toujours plus ou moins dans le système. Il pouvait appeler des amis datant du temps de sa présidence pour savoir de quoi il retournait au juste. Mais Jack Junior renonça finalement à cette idée de courrier électronique. Hendley avait chez lui comme au bureau un téléphone crypté baptisé STU-5, le tout dernier modèle d’AT&T et de la NSA. Il lui était parvenu par des moyens… irréguliers. Il était justement en communication sur cet appareil. « Oui, c’est exact. Nous aurons le signal demain matin. Inutile de traîner au bureau pour passer son temps à contempler un écran vide », nota, toujours prosaïque, l’ancien sénateur, tout en sirotant son bourbon-soda. Puis il écouta la requête suivante. « Sans doute, répondit-il à une question assez évidente. Mais rien de bien solide à l’heure qu’il est, du moins. » Encore une question, plutôt longue. « Nous avons deux gars pour l’instant, quasiment prêts… Oui, bien sûr. Quatre environ. On les surveille de près en ce moment même… enfin, demain matin, plutôt. Jerry Rounds phosphore sur le sujet, en compagnie de Tom Davis… c’est cela, oui, tu ne le connais pas, n’est-ce pas ? Un Noir, il vient de l’autre rive, il a fait les deux ailes du bâtiment. Très intelligent, bonne appréciation des questions financières, mais aussi de l’aspect opérationnel. Curieux que vous ne vous soyez jamais croisés. Sam ? Il est pressé d’en découdre, crois-moi. Le truc, c’est de sélectionner les bonnes cibles… je sais, tu ne veux rien à voir avec ça… Excuse-moi de parler de "cibles". » Un long monologue, suivi d’une question piège. « Oui, je sais. C’est bien pourquoi nous sommes ici. Bientôt, Jack… bientôt. Merci, vieux. Toi aussi. À un de ces quatre. » Et il raccrocha, sachant qu’il ne reverrait pas son ami de sitôt… peut-être même plus jamais en personne. Et c’était franchement regrettable. Il n’y avait pas tant de monde que ça qui comprenne ce genre de choses, et c’était bien dommage. Encore un coup de fil à passer, cette fois sur la ligne normale. L’identification d’appel permit à Granger de savoir de qui il s’agissait avant qu’il ne décroche. « Ouais, Gerry ? – Sam, ces deux recrues. Tu es sûr qu’elles sont prêtes à jouer dans la cour des grands ? – Aussi prêtes qu’elles peuvent l’être, assura à son patron le chef des opérations. – Fais-les-moi monter ici pour le déjeuner. Toi, moi, eux, et Jerry Rounds. – J’appelle Pete dès demain, à la première heure. » Inutile de le déranger maintenant. Il n’était qu’à deux heures de route, après tout. « Bien. Pas de doutes ? – Gerry, la qualité se révèle à l’usage, pas vrai ? On le saura tôt ou tard. – Ouais, t’as raison. À demain. – Bonne nuit, Gerry. » Granger raccrocha le téléphone et reprit son bouquin. Les infos du matin avaient fait sensation dans l’Amérique entière – dans le monde entier, oui ! Les faisceaux satellite de CNN, FOX, MSNBC et autres agences qui possédaient des caméras et un camion émetteur arrosèrent le monde d’une exclu qui n’aurait pu être dépassée que par une explosion nucléaire. Les journaux européens exprimèrent rituellement leur sympathie envers l’Amérique pour cette nouvelle épreuve – avant comme de juste d’oublier, voire de se rétracter, dans les faits sinon en paroles. Les médias américains évoquaient la terreur qui s’était emparée de leurs concitoyens. Sans le moindre chiffre pour confirmer la tendance, dans tout le pays, des citoyens se mettaient à acheter des armes à feu pour leur protection personnelle – un objectif le plus souvent illusoire. La police savait sans qu’on le lui dise qu’elle avait intérêt à surveiller de près tout individu susceptible de provenir d’un pays situé à l’est d’Israël, et si certains connards d’avocats voulaient parler de délit de sale gueule, grand bien leur fasse. Les crimes de la veille n’avaient pas été commandités par un groupe de touristes norvégiens. La fréquentation des églises augmenta. Un peu. À travers toute l’Amérique, les gens vaquaient à leurs occupations, avec un « qu’est-ce que tu penses de tout ça ? » adressé aux collègues qui hochaient invariablement la tête avant de se remettre à leur activité, fabriquer de l’acier, des autos, ou livrer le courrier. Ils n’éprouvaient pas une crainte immodérée, en fait, parce que même avec quatre attentats tels que ceux-ci, tous s’étaient produits statistiquement loin de l’endroit où la plupart habitaient et, de toute façon, de tels événements restaient rares, assez du moins pour ne pas constituer une menace personnelle. Mais tous les travailleurs du pays savaient au fond de leur cœur que, quelque part, quelqu’un avait besoin de recevoir une bonne leçon. À vingt kilomètres de là, Gerry Hendley parcourut ses journaux – le New York Times lui était livré par porteur, alors que le Washington Post était arrivé par courrier normal. Dans l’un et l’autre cas, les éditoriaux auraient pu être rédigés par deux clones : invitant au calme et à la circonspection, notant que le pays avait un président pour réagir à ces événements épouvantables, et conseillant calmement à celui-ci de réfléchir avant d’agir. Les pages de chroniques et de commentaires étaient à peine plus intéressantes. Certains contributeurs reflétaient l’opinion du citoyen moyen. Il y aurait un appel général à la vengeance et, pour Hendley, la bonne nouvelle était qu’il pourrait bien être en mesure d’y répondre. La mauvaise était que personne ne le saurait jamais, s’il s’y prenait bien. L’un dans l’autre, ce samedi n’allait pas être une journée tranquille. Et le parking du Campus serait plein, ce qui ne serait toutefois pas remarqué par ceux qui passaient devant. La couverture, si nécessaire, étant que les quatre massacres de la veille avaient suscité une certaine instabilité des marchés financiers – ce qui devait du reste se vérifier un peu plus tard dans la journée. Jack Junior supposa, avec raison, que ce serait toutefois une journée comme les autres, côté travail, aussi arriva-t-il à bord de son Hummer 2 vêtu comme à l’accoutumée, en jean, pull-over et tennis. Les vigiles à l’entrée étaient en uniforme, comme de bien entendu, et tout aussi impavides que d’habitude. Tony Wills allumait son ordinateur quand Jack pénétra dans le bureau à huit heures quatorze. « Hé, Tony, salua le jeune Ryan. Le trafic, ça donne quoi ? – Regarde par toi-même. Ça ne roupille pas, indiqua Wills. – Bien reçu. » Jack posa son café sur le bureau et se glissa dans le confortable fauteuil pivotant avant d’allumer l’ordi et de passer par la procédure de sécurité qui en protégeait le contenu. La « prise » matinale de la NSA… cette agence ne dormait jamais. Et il devint aussitôt manifeste que les gens qu’il surveillait prêtaient attention aux infos. On devait s’attendre à ce que les individus qui intéressaient la NSA ne soient pas des amis des États-Unis mais, malgré tout, Jack Junior fut surpris – et même choqué – par le contenu de certains courriers électroniques. Il se rappela ses propres sentiments quand l’armée américaine s’était lancée en Arabie Saoudite contre les forces de feu la République islamique unie(6), et sa bouffée de satisfaction quand il avait vu un char exploser en une seule frappe. Il n’avait pas songé un seul instant aux trois hommes qui venaient de périr dans leur tombeau d’acier, raisonnant qu’ils avaient pris les armes contre l’Amérique et que certaines choses avaient un prix, un peu comme un pari, et que, selon les caprices du sort, on gagnait ou l’on perdait. C’était en partie à cause de sa jeunesse, car, pour un enfant, tout semblait converger vers lui comme s’il était le centre de l’univers, illusion qu’il faut du temps pour dissiper. Mais pour la plupart des gens, les personnes tuées la veille avaient été des civils innocents, des non-combattants, en majorité des femmes et des enfants, et prendre plaisir à leur mort était de la barbarie pure et simple. Mais tel était le cas. À deux reprises déjà, l’Amérique avait versé son sang pour sauver la mère patrie de l’islam, et certains Saoudiens osaient s’exprimer de la sorte ? « Merde… », murmura-t-il. Le prince Ali n’était pas ainsi. Le père de Jack et lui étaient amis. C’étaient des copains. Ils se rendaient mutuellement visite. Lui-même avait parlé avec le bonhomme, il avait sondé ses pensées, avait écouté avec attention ce qu’il avait à dire. OK, d’accord, il était jeune à l’époque, mais Ali n’était quand même pas un type comme ça. Mais son père n’avait pas non plus été Ted Bundy, or Ted Bundy était un citoyen américain, et sans doute même un électeur. Donc, vivre dans un pays ne faisait pas de vous pour autant un ambassadeur itinérant. « Tout le monde ne nous aime pas, gamin, observa Wills, en notant sa mimique. – Mais qu’est-ce qu’on a bien pu faire pour leur nuire ? demanda Junior. – On est les plus forts et les plus riches du quartier. Ce qu’on dit se répand, même quand on ne dit pas aux gens ce qu’ils doivent faire. Notre culture est toute-puissante, qu’il s’agisse de Coca-Cola ou de Playboy. Ce genre de chose peut aller à l’encontre des croyances religieuses des gens et, dans certaines parties du monde, les croyances religieuses définissent la pensée. Ils ne reconnaissent pas nos principes de liberté religieuse, et si nous permettons une chose qui va à l’encontre de leurs croyances les mieux ancrées, alors, pour eux, nous sommes fautifs. – Es-tu en train de défendre ces oiseaux ? demanda Jack Junior. – Non, j’explique leur mode de pensée. Comprendre une chose ne veut pas dire qu’on l’approuve. » M. Spock l’avait dit un jour mais, de toute évidence, Jack avait raté l’épisode. Ton boulot, rappelle-toi, est de comprendre comment ils pensent. « Parfait. Ils ont une pensée tordue. Ça, j’arrive à comprendre. À présent, j’ai des chiffres à vérifier. » Et Jack mit de côté les transcriptions de courrier électronique pour s’intéresser aux mouvements d’argent. « Hé, Ouda travaille aujourd’hui… Hmm, il fait ça depuis son domicile, n’est-ce pas ? – Exact. Bien pratique, les ordinateurs, commenta Wills. Il n’a toutefois pas chez lui le matos dont il dispose au bureau. Des mouvements intéressants ? – Juste deux, sur la banque au Liechtenstein. Laisse-moi regarder ce compte… » En quelques clics, Ryan obtint l’identité du compte. Il n’était pas particulièrement gros. En fait, selon les critères de Sali, il était même franchement ridicule. Un malheureux demi-million d’euros, utilisé surtout pour des dépenses en carte de crédit, la sienne… et d’autres… « Hé, dis donc, ce compte alimente un sacré paquet de cartes Visa, observa-t-il. – Vraiment ? répondit Wills. – Ouais, une bonne douzaine… Non, seize, exactement, en plus de ses cartes personnelles… – Raconte… », ordonna Wills. Seize lui paraissait soudain un chiffre important. « C’est un compte numéroté. La NSA l’a récupéré grâce à la porte dérobée incluse dans le programme de gestion bancaire. Il n’est pas assez gros pour être vraiment important mais c’est un compte confidentiel. – Peux-tu récupérer les numéros des cartes ? – Bien sûr. » Jack les sélectionna, puis les copia-colla dans un nouveau document qu’il imprima et transmit à Wills. « Non, regarde-moi plutôt ça », dit ce dernier en lui transmettant à son tour une feuille de papier. Jack la prit et aussitôt, les chiffres lui parurent familiers. « C’est quoi, cette liste ? – Ces méchants à Richmond avaient tous des cartes Visa… ils s’en sont servis pour acheter de l’essence dans tout le pays… au fait, il semblerait que le voyage ait débuté au Nouveau-Mexique. Jack, tu viens de relier Ouda ben Sali à l’opération d’hier. Il semblerait bien que le gars ait financé leurs dépenses. » Jack consulta de nouveau les deux feuilles, comparant les deux listes de numéros. Puis il leva les yeux. « Putain », lâcha-t-il dans un souffle. Et Wills songea au miracle de l’informatique et des communications modernes. Les tireurs de Charlottesville avaient utilisé des cartes Visa pour faire le plein et acheter à manger, et leur petit ami Sali venait à l’instant de renflouer le compte bancaire qui payait les factures. Sans doute dès lundi allait-il fermer les comptes pour les faire disparaître de la surface de la terre. Mais ce serait trop tard. « Jack, qui a dit à Sali d’alimenter le compte bancaire ? » On vient de se trouver une cible, s’abstint-il d’ajouter. Peut-être même plusieurs. 15 Manteaux rouges et chapeaux noirs Ils laissèrent Jack faire le boulot informatique, à savoir croiser les mails envoyés à et reçus par Ouda ben Sali ce jour-là. C’était en fait un boulot assez pénible car Jack avait les capacités mais pas vraiment l’âme d’un comptable. Mais il apprit bientôt que l’ordre d’alimenter le compte venait d’un certain 56MoHa@eurocom. net qui s’était connecté via un numéro vert depuis l’Autriche. Ils ne pouvaient pas cerner plus la recherche, mais ils avaient à présent une adresse internet à quoi se raccrocher. C’était l’identité cybernétique d’un individu qui donnait des ordres à un financier – suspecté et connu – de terroristes, ce qui faisait d’emblée de 56MoHa@eurocom. net quelqu’un de tout à fait intéressant. À Wills de pousser la NSA à le suivre à la trace, s’ils n’avaient pas déjà fait de lui un « indicatif de premier intérêt » pour reprendre le terme utilisé dans leur jargon pour qualifier de telles identités. Il était bien connu dans la communauté informatique que de tels indicatifs étaient la plupart du temps anonymes mais, une fois qu’ils avaient été identifiés par le service idoine, ils pouvaient être poursuivis. C’était en général par des moyens illégaux mais, si la frontière entre conduite légale et illégale sur internet pouvait être exploitée au profit de jeunes farceurs, il en allait de même pour la communauté du renseignement dont les ordinateurs étaient difficiles à localiser, et plus encore à pirater. Le problème le plus immédiat était qu’euro-com. net ne stockait pas longtemps ses messages et, qu’une fois qu’ils avaient quitté les disques du serveur pour être lus par leur destinataire, ils étaient perdus à tout jamais. Peut-être la NSA noterait-elle que cet individu avait écrit à Ouda ben Sali mais il n’était pas le seul, pour des raisons de transactions financières, et même la NSA n’avait pas les effectifs suffisants pour lire et analyser tous les mails qui traversaient son chemin électronique. Les jumeaux arrivèrent juste avant onze heures du matin, guidés par l’ordinateur GPS de leur voiture. Les deux coupés Mercedes Classe C identiques furent dirigés vers le petit parking des visiteurs situé juste derrière le bâtiment. Là, Sam Granger les accueillit, leur serra la main puis les guida à l’intérieur. On leur délivra aussitôt des badges pour passer le barrage des personnels de sécurité que Brian identifia d’emblée comme d’anciens sous-officiers. « Chouette turne », observa Brian alors qu’ils se dirigeaient vers les ascenseurs. Sourire de Bell. « Ouais, dans le privé, on peut se payer de meilleurs décorateurs. » Ça aidait aussi quand il se trouvait qu’on appréciait le goût desdits décorateurs, ce qui, par chance, était son cas. « Vous dites "le privé"… », observa aussitôt Dominic. Ce n’était, estimait-il, ni le temps ni l’heure de goûter la subtilité de l’instant. Après tout, c’était le service pour lequel il travaillait et le moindre détail avait son importance. « Vous aurez tous les détails nécessaires aujour-d’hui », leur promit Bell, tout en se demandant quelle part de vérité il venait de transmettre à ses hôtes. La musique de fond dans les ascenseurs était plus agressive que d’habitude et le hall du dernier étage -où résidait toujours le patron – luxueux et confortable. « Alors comme ça, vous êtes tombé là-dessus aujourd’hui ? » demanda Hendley. Ce petit nouveau, songea-t-il, avait réellement le flair de son père. « Ça m’a littéralement sauté aux yeux sur l’écran », expliqua Jack. Ce qu’on pouvait s’attendre à lui entendre dire, sauf que ça n’avait pas sauté aux yeux d’un autre. Le regard du patron glissa vers Wills, dont il connaissait fort bien les capacités d’analyse. « Jack surveille ce Sali depuis déjà une quinzaine de jours. On se disait que ce pouvait être un "acteur" mineur mais, aujourd’hui, il est passé en première division, spécula Tony. Il est lié indirectement aux événements d’hier. – La NSA a déjà embrayé dessus ? » s’enquit Hendley. Signe de dénégation de Wills. « Non, et je ne pense pas qu’ils vont le faire. C’est trop indirect. Comme à Langley, ils l’ont à l’œil, mais à titre de baromètre, pas d’élément principal. » À moins que quelqu’un, dans l’un ou l’autre service, ait un éclair de lucidité, n’eut-il pas besoin d’ajouter. Ça arrivait… pas très souvent, hélas. Dans les deux agences, une intuition originale passait souvent inaperçue au milieu du système, ou se retrouvait enfouie par ceux qui ne l’avaient pas eue d’emblée. Chaque organisation avait son orthodoxie propre et malheur aux apostats qui y travaillaient. Le regard de Hendley balaya les deux pages du document. « Sûr qu’il frétille comme un gardon, hein ? » Puis son téléphone sonna et il décrocha le combiné. « OK, Helen, faites-le monter… Rick Bell nous amène les deux gars dont nous parlions », expliqua-t-il à Wills. La porte s’ouvrit et les yeux de Ryan s’agrandirent. Comme ceux de Brian. « Jack ? Mais qu’est-ce que tu fiches ici ? » Le visage de Dominic changea lui aussi, quelques secondes plus tard. « Hé, Jack ! Qu’est-ce qui se passe ? » s’exclama-t-il à son tour. De son côté, Hendley prit soudain un air chagriné. Il n’avait pas du tout songé à ça, une erreur rare de sa part. Mais le bureau n’avait qu’une porte, à moins de compter celle des toilettes privées. Les trois cousins se serrèrent la main, ignorant momentanément le patron, jusqu’à ce que Rick Bell reprenne le contrôle des opérations. « Brian, Dominic, je vous présente le grand patron, Gerry Hendley. » Échange de poignées de main devant les deux analystes. « Rick, merci d’avoir fait sortir cette histoire. Et beau boulot, vous deux, dit Hendley en guise de congé. – J’imagine que ça, ça veut dire retour devant nos ordis. Allez, à plus, les gars », dit Jack à ses cousins. La surprise momentanée mit du temps à se dissiper mais Brian et Dominic s’installèrent dans leurs fauteuils et oublièrent provisoirement l’incident. « Bienvenue tous les deux », leur dit Hendley en se carrant dans son fauteuil. Enfin, tôt ou tard, ils auraient bien fini par le découvrir, pas vrai ? « Pete Alexander me dit que vous vous êtes très bien débrouillés là-bas, au domaine. – Mouais, à part l’ennui profond, répondit Brian. – L’entraînement, c’est comme ça, compatit poliment Bell. – Et hier, alors ? s’enquit Hendley. – C’était pas drôle, répondit aussitôt Brian. Ça m’a beaucoup rappelé cette embuscade en Afghanistan. Paf, ça démarre, et faut faire avec. Le bon point, c’est que les méchants n’étaient pas trop fut’fut’. Ils se sont comportés en électrons libres plutôt qu’en équipe. S’ils avaient été convenablement entraînés – c’est-à-dire, s’ils avaient agi en équipe avec les mesures de protection adéquates -, ça aurait pu tourner différemment. En l’état des choses, il suffisait juste de les éliminer un par un. Une idée de leur identité ? – D’après ce qu’en sait le FBI à l’heure qu’il est, ils semblent être entrés dans le pays via le Mexique. Votre cousin nous a identifié la source de leur financement. C’est un expatrié saoudien résidant à Londres, et il pourrait bien être un de leurs commanditaires. Ils étaient tous d’origine arabe. Cinq ont été formellement identifiés comme saoudiens. Les armes ont été volées il y a une dizaine d’années. Ils ont loué les véhicules – les quatre commandos – à Las Cruces, Nouveau-Mexique, et ont rallié chacun leur objectif en voiture. On a reconstitué leurs itinéraires grâce à leurs ravitaillements en essence. – Leurs motivations étaient strictement idéologiques ? » s’enquit Dominic. Hendley acquiesça. « Religieuses – enfin, leur version de la religion. C’est ce qu’il semble, oui. – Est-ce que je suis recherché par le Bureau ? demanda ensuite Dominic. – Il faudra que vous appeliez Gus Werner un peu plus tard dans la journée pour qu’il puisse remplir la paperasse, mais vous n’avez pas à craindre de poursuites. Ils vous ont déjà concocté une couverture. – OK. » Brian prit le relais : « Je suppose que c’est ce à quoi on nous a formés ? Traquer certains de ces individus avant qu’ils ne puissent continuer à nuire ici ? – C’est à peu près ça, confirma Hendley. – D’accord, dit Brian. Je peux vivre avec. – Vous irez ensemble en opérations, avec la couverture de courtiers en bourse. On vous fournira les bases nécessaires à préserver celle-ci. Vous opérerez le plus souvent depuis un bureau virtuel par le truchement d’un ordinateur portable. – La sécurité ? s’inquiéta Dominic. – Ce ne sera pas un problème, lui assura Bell. Les ordinateurs sont aussi protégés qu’il est possible et ils peuvent servir en même temps de téléphones internet lorsqu’une communication vocale est nécessaire. Les systèmes de cryptage sont hypersécurisés, souligna-t-il. – OK », fit Dominic, toutefois dubitatif. Pete lui avait raconté à peu près la même chanson, mais il ne s’était jamais fié à aucun système de cryptage. Après tout, le réseau radio du FBI, si sécurisé fût-il, avait été craqué à une ou deux reprises par des truands doués ou des fondus d’informatique, du genre à appeler l’antenne locale du FBI pour leur prouver combien ils étaient malins. « Et notre couverture légale ? – Là, c’est ce qu’on a pu faire de mieux », répondit Hendley en leur tendant un classeur. Dominic le prit et l’ouvrit. Ses yeux s’agrandirent aussitôt : « Bigre ! Merde, comment avez-vous pu obtenir ça ? » La seule grâce présidentielle qu’il avait jamais vue de ses propres yeux, c’était dans un manuel de droit. Celle-ci était bel et bien en blanc, à l’exception de la signature. Une grâce en blanc ? Bigre. « À vous de me dire », suggéra Hendley.. La signature lui donna la réponse, et sa formation juridique lui revint. Cette grâce était inattaquable. Même la Cour suprême ne pourrait la rejeter parce que l’autorité souveraine du président en la matière était aussi explicite que la liberté de parole. Mais elle ne servirait à rien en dehors des frontières de l’Amérique. « Donc, on éliminera des gens sur le territoire national ? – C’est bien possible, confirma Hendley. – Nous sommes les premiers de l’équipe ? demanda Brian. – Également exact, répondit l’ex-sénateur. – Comment procédera-t-on ? – Ça dépendra de la mission, répondit Bill. Dans la plupart des cas, nous aurons une arme nouvelle qui est efficace à cent pour cent et très discrète. Vous en saurez plus sans doute demain. – C’est si pressé ? poursuivit Brian. – On n’a plus à prendre de gants, leur dit Bell. Vos cibles seront des personnes qui ont accompli ou envisagent d’accomplir ou de soutenir des missions visant à causer de sérieux dommages à notre pays et ses citoyens. Nous ne parlons pas d’assassinat politique. Nous ne ciblerons que des individus directement impliqués dans des activités criminelles. – Vous ne nous dites pas tout, intervint Dominic. Nous ne sommes pas les exécuteurs publics de l’État du Texas, n’est-ce pas ? – Non, certes pas. Tout se passe en dehors du système légal. Nous allons neutraliser des forces ennemies par l’élimination de leurs têtes. Cela devrait à tout le moins perturber leur capacité à travailler et, nous l’espérons, forcer leurs commanditaires à se dévoiler, ce qui permettra de les traiter, eux aussi. – Donc (Dominic ferma le classeur et le rendit à son hôte) ceci est un permis de chasse, sans quota et en toutes saisons. – Correct, mais dans des limites raisonnables. – Ça me convient », observa Brian. Moins de vingt-quatre heures plus tôt, se remémora-t-il, il tenait entre ses bras un petit garçon agonisant. « Quand est-ce qu’on s’y met ? » Hendley se chargea de répondre. « Bientôt. » « Euh, Tony… qu’est-ce qu’ils fichent ici ? – Jack, j’ignorais qu’ils seraient là aujourd’hui. – C’est pas une réponse. » Les yeux bleus de Jack avaient une dureté inhabituelle. « T’as deviné la raison de cette boîte, pas vrai ? » Et c’était une réponse suffisante. Merde… Ses propres cousins ? Eh bien, le premier était un marine, et l’autre, celui de FBI – l’avocat, comme Jack l’avait cru, un moment -, avait bel et bien descendu un pervers sexuel au fin fond de l’Alabama. Cela avait fait les gros titres et il en avait même discuté brièvement avec son père. Difficile de désapprouver son geste, si l’on supposait qu’il était resté dans le cadre de la loi, mais Dominic avait toujours été du genre à suivre les règles… c’était presque la devise des Ryan. Et Brian avait sans doute accompli chez les marines une action propre à le faire remarquer. Brian avait été le genre joueur de foot au lycée, tandis que son frère était le débatteur de la famille. Mais Dominic n’était pas pour autant une femmelette. Un méchant au moins l’avait appris à ses dépens. Peut-être que certains avaient besoin qu’on leur apprenne qu’il ne fallait pas venir titiller un grand pays qui avait de vrais hommes dans ses rangs. Chaque tigre avait des griffes et des dents… … Et l’Amérique élevait de gros tigres. Cette question réglée, il décida de reprendre son enquête sur 56MoHa@eurocom. net. Peut-être les tigres allaient-ils chercher d’autres proies. Cela faisait de lui un chien d’arrêt. Mais ce n’était pas un problème. Certains gibiers à plume devaient se retrouver interdits de vol. Il s’arrangerait pour récupérer les infos sur cet « indicatif » via les interceptions qu’effectuait la NSA dans la cyberjungle des communications mondiales. Chaque animal y laissait une piste, et il allait exercer son flair. Bigre, se dit Jack, ce boulot avait ses petites distractions, après tout, maintenant qu’il en discernait les véritables objectifs. Mohammed était à son ordinateur. Derrière lui, la télévision s’épanchait sur l’« échec du renseignement », ce qui le fit sourire. Un tel débat ne pouvait que diminuer un peu plus les capacités d’action du renseignement américain, surtout avec l’effet de diversion qu’occasionneraient les auditions que ne manquerait pas de mener le Congrès. Il était bon d’avoir de tels alliés objectifs au sein même du pays ciblé. Ils n’étaient à tout prendre pas si différents des responsables de sa propre organisation, cherchant toujours à faire coïncider le monde avec leur propre vision plutôt qu’avec les réalités de la vie. La différence était qu’au moins ses supérieurs l’écoutaient, eux, parce qu’il avait obtenu des résultats concrets qui, par chance, coïncidaient avec leurs visions éthérées de la mort et de la terreur. Veine supplémentaire, il y avait dans son pays des gens prêts à sacrifier leur vie pour que ces visions se concrétisent. Qu’ils soient des imbéciles importait peu à Mohammed. On utilisait les instruments qu’on avait sous la main et, en l’occurrence, il avait des marteaux pour enfoncer tous les clous qu’il voyait dépasser de par le monde. Il consulta son courrier électronique pour voir si Ouda s’était conformé à ses instructions bancaires. À vrai dire, il aurait pu abandonner purement et simplement les comptes Visa, mais il aurait risqué des ennuis si les dernières factures n’avaient pas été honorées. Mieux valait, estima-t-il, laisser suffisamment d’argent sur le compte, quitte à laisser dormir celui-ci, parce qu’une banque ne verrait pas d’objection à ce que ses coffres électroniques soient toujours pleins, et qu’un compte laissé inactif avait peu de chances de susciter la curiosité d’un employé. Ce genre de chose arrivait tous les jours. Il s’assura que numéro de compte et code d’accès demeuraient planqués sur son ordinateur dans un document crypté dont lui seul connaissait l’existence. Il caressa l’idée d’envoyer une lettre de remerciement à ses contacts en Colombie, mais les messages non essentiels étaient une perte de temps et pouvaient vous rendre vulnérable. On n’envoyait pas des messages par plaisir ou par politesse. Juste ceux qui étaient strictement nécessaires, et ils devaient être le plus brefs possible. Il en savait assez pour redouter la capacité des Américains à recueillir du renseignement électronique. Les médias occidentaux parlaient souvent d’« interceptions » et son organisation avait totalement renoncé aux téléphones satellite utilisés auparavant par commodité. À la place, ils recouraient le plus souvent à des messagers qui relayaient l’information qu’ils avaient mémorisée avec soin. Le procédé était d’une lenteur malcommode, mais il avait l’avantage d’être parfaitement sûr… à moins qu’on ne réussisse à corrompre le messager. Rien en fait n’était jamais totalement sûr. Chaque système avait ses faiblesses. Mais internet était ce qui se faisait de mieux actuellement. Les comptes personnels étaient impeccables, puisqu’ils pouvaient être établis au nom de tiers anonymes dont l’identité était transmise aux véritables utilisateurs, de sorte qu’ils n’existaient que sous forme d’électrons et de photons, aussi semblables que les grains de sable du désert, aussi sûrs et anonymes qu’on pouvait le rêver. Et c’étaient des milliards de messages qui transitaient chaque jour sur internet. Dieu peut-être pouvait en tenir le décompte mais uniquement parce qu’il connaissait le cœur et l’esprit de chaque homme, une capacité qu’il n’avait pas même accordée aux croyants. Aussi Mohammed, qui demeurait rarement plus de trois jours au même endroit, se permettait d’utiliser son ordinateur à volonté. Le Service de sécurité britannique, dont le QG est situé à Thames House en amont du palais de Westminster, entretenait des centaines de milliers d’écoutes téléphoniques – au Royaume-Uni, les lois protégeant la vie privée étaient bien moins strictes que de l’autre côté de l’Atlantique… pour les services officiels, en tout cas. Et quatre de ces écoutes s’appliquaient à Ouda ben Sali. L’une était placée sur son téléphone mobile et ne donnait que rarement des résultats intéressants. Ses comptes électroniques à son travail dans le quartier financier et à son domicile étaient les plus précieux car l’homme se méfiait des communications vocales et préférait le courrier électronique pour tous ses contacts importants avec le monde extérieur. Cela comprenait les échanges de correspondance personnelle, le plus souvent pour rassurer son père sur l’état des finances familiales. Curieusement, il ne prenait même pas la peine d’utiliser un programme de cryptage, assumant sans doute que le volume du trafic sur le Net interdisait de fait toute surveillance officielle. Du reste, il y avait quantité d’acteurs sur le marché de la gestion patrimoniale à Londres – une bonne partie des valeurs immobilières de la ville était en fait aux mains d’étrangers -et le trafic de devises était une activité que même les intervenants trouvaient d’un ennui profond. L’alphabet monétaire ne disposait que de quelques éléments, après tout, et sa poésie n’était guère propre à faire vibrer l’âme. Mais son logiciel de courrier électronique ne bipait jamais sans provoquer un écho à Thames House, et ces fragments de signaux allaient au GCHQ – le QG des communications gouvernementales sis à Cheltenham, au nord-ouest de Londres, d’où ils étaient transmis par satellite à Fort Belvoir, Virginie, et, de là, à Fort Meade, Maryland, via un câble en fibre optique, pour être aussitôt déchiffrés par un des superordinateurs installés dans l’énorme sous-sol du bâtiment, étrangement analogue à un cachot médiéval. De là, le matériel jugé important était retransmis au QG de la CIA, à Langley, mais après avoir transité par la terrasse d’un certain bâtiment… après quoi les signaux étaient digérés par un nouveau groupe d’ordinateurs. « Tiens, tiens, du nouveau de M. Cinquante-Six », dit Junior, presque pour lui-même, parlant de 56MoHa@eurocom. net. Il dut réfléchir quelques secondes. Le message était presque intégralement constitué de chiffres. Mais l’un des nombres formés correspondait au code numérique d’une banque commerciale européenne. M. Cinquante-Six voulait de l’argent, c’est du moins ce qu’il semblait, et maintenant qu’ils savaient que M. Cinquante-Six était un « acteur », ils avaient désormais un nouveau compte bancaire à surveiller. Cela, ce serait pour le lendemain. Cela pourrait même déboucher sur un nom et une adresse postale, selon les procédures internes d’archivage de ladite banque. Mais sans doute pas. Toutes les banques internationales tendaient à adopter des méthodes identiques, pour mieux conserver leurs avantages compétitifs réciproques, jusqu’à ce que leur terrain de jeu soit aussi plat qu’un terrain de foot, à mesure que chacune adoptait les procédures les plus conviviales vis-à-vis de ses déposants. Chaque individu avait sa version personnelle de la réalité, mais la couleur de l’argent restait toujours la même – verte pour le dollar, variée pour l’euro dont les billets se paraient de bâtiments jamais construits et de ponts jamais franchis. Jack nota ce qu’il devait noter, puis il éteignit sa machine. Il devait dîner ce soir avec Brian et Dominic, juste pour se remettre dans le bain familial. Il y avait au bord de la nationale 29 un nouveau restaurant de fruits de mer qu’il voulait tester. Et sa journée de travail était achevée. Jack consigna quelques notes pour la réunion du lundi matin – il ne comptait pas venir dimanche, alerte nationale ou pas. Ouda ben Sali méritait un examen attentif. Jusqu’où, il n’en savait trop rien, même s’il en était venu à suspecter que Sali risquait de rencontrer d’ici peu une ou deux personnes qu’il connaissait bien. « Bientôt, mais quand ? » Venant de Brian Caruso, la question était déjà délicate, mais venant de la bouche d’Hendley, elle exigeait une réponse plus immédiate. « Ma foi, nous allons élaborer une sorte de plan ensemble », répondit Sam Granger. Pour tous les participants, c’était pareil. Ce qui jusqu’ici n’était, dans l’abstrait, qu’un banal « lancer coulé » devenait autrement plus complexe lorsqu’on devait le concrétiser. « Primo, on a besoin d’un ensemble de cibles qui se tiennent, et ensuite d’un plan pour les traiter d’une manière qui se tienne également. – Le concept opérationnel ? s’interrogea tout haut Tom Davis. – L’idée est de passer logiquement – de notre point de vue, mais, pour quelqu’un de l’extérieur, cela doit paraître aléatoire – d’une cible à la suivante, en les forçant à pointer la tête comme des chiens de prairie pour nous permettre de les éliminer l’un après l’autre. C’est assez simple comme concept, mais plus difficile à mettre en pratique. » Il était en effet bien plus facile de déplacer des pièces sur un échiquier que de gérer le déplacement d’individus, sur ordre, sur les cases désirées, un fait souvent oublié des réalisateurs de cinéma. Des détails aussi prosaïques qu’une correspondance ratée ou un accident de la circulation, voire un besoin urgent de pisser, pouvaient bouleverser le plan théorique le plus élégant. Le monde, il ne fallait pas l’oublier, était analogique, pas numérique, dans son fonctionnement. Et « analogique », c’était synonyme de « négligent ». « Donc, tu es en train de nous dire qu’on a besoin d’un psychiatre ? » Sam hocha la tête. « Ils en ont déjà à Langley, et ça ne les a pas beaucoup aidés. – Ça, tu peux le dire », rit Davis. Mais l’heure n’était pas à l’humour. « Surtout, agir vite, observa-t-il. – Oui, le plus vite sera le mieux, renchérit Granger. Leur ôter le temps de réagir et de réfléchir. – Et surtout, pour mieux leur ôter toute possibilité de savoir de quoi il retourne, compléta Hendley. – On les fait disparaître ? – Trop de gens victimes d’infarctus, ça risque d’éveiller les soupçons. – Vous supposez qu’ils ont infiltré l’une ou l’autre de nos agences ? » s’interrogea tout haut l’ancien sénateur. La suggestion fit grimacer les deux autres. « Ça dépend de ce que vous entendez par là, observa Davis, rebondissant sur la question. Un agent d’infiltration ? Ça serait difficile à envisager, en l’absence d’un pot-de-vin vraiment conséquent, et, même dans ce cas, ce serait dur à organiser, à moins que l’Agence n’ait dans ses effectifs un gars qui s’adresse à eux pour avoir des fonds. Peut-être que c’est une possibilité, ajouta-t-il après un instant de réflexion. Les Russes ont toujours été mesquins de ce côté-là – ils n’avaient pas tant de devises fortes que ça à dilapider. Mais ces gars-là, merde, ils ont plus de fric qu’il n’en faut. Alors… peut-être… – Mais ça joue à notre avantage, nota Hendley. Il n’y a pas tant de monde que ça à l’Agence qui connaisse notre existence. Donc, s’ils se mettent à penser que la CIA est en train d’éliminer du monde, ils peuvent recourir à leur agent infiltré – s’il existe – pour lui demander ce qui se passe. – Donc, dans ce cas, leur expertise devient contre-productive ? spécula Granger. – Ils penseraient "Mossad", pas vrai ? – Qui d’autre ? répliqua Davis. Leur propre idéologie travaille contre eux. » Cela avait été une ruse rarement employée contre le KGB – mais parfois avec succès. Rien de tel que de laisser croire à l’adversaire qu’il est malin. Et si ça rendait la vie difficile aux Israéliens, cela n’ôterait le sommeil à personne dans la communauté américaine du renseignement. « Alliés » ou pas, les Israéliens n’étaient pas franchement adorés de leurs homologues américains. Même les espions saoudiens jouaient avec eux, parce que les intérêts nationaux des deux pays se recouvraient parfois de la manière la plus improbable. Et, pour cette série de coups, les Américains iraient chercher en priorité du côté du pays d’origine, et ce faisant, complètement en dehors des règles établies. « Les cibles que nous avons identifiées, où sont-elles ? demanda Hendley. – Toutes en Europe. En général des banquiers ou des spécialistes de la communication. Ils brassent de l’argent, transmettent des messages, font des réunions. Un autre semble collecter du renseignement. Il voyage beaucoup. Peut-être a-t-il repéré les cibles d’hier, mais on ne le suit pas depuis assez longtemps pour l’affirmer avec certitude. On a certaines cibles qui s’occupent des communications mais celles-là, on préfère les laisser de côté. Elles sont trop précieuses. L’autre souci est d’éviter les cibles dont l’élimination révèle à l’adversaire comment on les a repérées. Cela doit paraître aléatoire. Je pense que, pour certaines, on organisera le truc de telle manière que l’adversaire croie qu’elles se sont tirées. Qu’elles ont embarqué le fric puis décroché – pris du bon temps avant de disparaître de la surface de la terre. On peut même laisser de faux mails derrière nous pour étayer cette piste. – Et s’ils ont un code pour dire que ce sont leurs propres messages personnels et pas ceux d’une personne qui se serait emparée de leur ordinateur ? demanda Davis. – Ça marche pour nous aussi bien que contre nous. C’est un jeu naturel, arranger sa disparition pour faire croire qu’on s’est fait éliminer. Personne ne va se lancer à la poursuite d’un mort, pas vrai ? Ils doivent avoir ce genre de souci. Ils nous détestent parce qu’on corrompt leur société, c’est donc qu’ils savent que leurs concitoyens peuvent se laisser corrompre. Ils ont des hommes courageux et ils ont des couards. Ils ne sont pas tous coulés dans le même moule. Ce ne sont pas des robots. Certains sont de vrais croyants, c’est vrai, mais d’autres sont là pour le plaisir, le mouvement, la fascination de l’action, et quand ils se retrouvent au pied du mur, la vie leur est finalement plus attrayante que la mort. » Granger connaissait les gens et les motivations, et non, ce n’étaient pas des robots. En fait, plus ils étaient intelligents, moins ils étaient susceptibles de se laisser conduire par des motivations simplistes. Détail intéressant, la plupart des extrémistes islamistes, soit se trouvaient en Europe, soit y avaient fait leurs études. Dans ce cocon confortable, ils s’étaient retrouvés isolés de leur culture d’origine, mais dans le même temps libérés de la société répressive d’où ils venaient. La révolution avait toujours été le résultat d’attentes grandissantes, pas un produit de l’oppression mais d’une protolibération. C’était une période de confusion personnelle, de recherche d’identité, de vulnérabilité psychologique où l’on avait besoin d’un ancrage à quoi se raccrocher, quoi qu’il puisse être. Il était triste de devoir tuer des gens qui étaient plus perdus qu’autre chose, mais ils avaient choisi leur voie en toute liberté – sinon avec intelligence – et si cette voie les menait dans une impasse, ce n’était tout de même pas la faute de leurs victimes. Le poisson était très bon. Jack essaya la rascasse, le loup rayé de la baie de Cheseapeake. Brian opta pour le saumon et Dominic pour la perche de mer en croustade. Brian avait choisi le vin, un blanc de Loire. « Alors dis-moi, comment as-tu fait ton compte pour atterrir ici ? demanda Dominic, s’adressant à son cousin. – J’ai fouiné à droite, à gauche, et ce poste m’a paru intéressant. Du coup, j’ai creusé un peu et plus j’en apprenais, moins je comprenais. Alors, je suis venu en parler à Gerry et il m’a convaincu de venir bosser avec eux. – Pour faire quoi ? – Ils appellent ça de l’analyse. C’est plutôt du travail psychologique. Savoir lire les pensées. D’un type en particulier. Nom à consonance arabe, brasseur d’argent à Londres. Surtout la fortune familiale, il joue un peu avec – en gros, il tâche de protéger le magot de son père pour le faire fructifier. Il négocie dans l’immobilier. Un bon moyen de préserver son capital. Le marché londonien n’est pas près de redescendre. Le duc de Westminster est un des hommes les plus riches du monde. Il possède presque tout le centre de Londres. Notre petit copain essaie d’imiter Son Altesse. – Quoi d’autre ? – Le reste, c’est qu’il alimente en fonds un compte bancaire qui approvisionne tout un paquet de cartes Visa… des cartes dont quelques titulaires se sont retrouvés parmi les gars d’hier. » La boucle n’était pas entièrement bouclée mais il ne faudrait pas longtemps au FBI pour le faire. « Il a également parlé dans ses messages électroniques des "magnifiques événements" d’hier. – Comment as-tu accès à sa correspondance électronique ? demanda Dominic. – Je n’ai pas le droit d’en parler. Il faudra demander ça à quelqu’un d’autre. – À une quinzaine de kilomètres de ce côté, je parie », répondit Dominic en indiquant la direction du nord-est. La communauté de l’espionnage avait tendance à travailler selon des pistes en général interdites au FBI. Quoi qu’il en soit, le cousin Jack gardait un regard faussement innocent qui n’aurait trompé personne autour d’une table de poker. « Bref, il finance des méchants ? intervint Brian. – Exact. – Ce qui ne le place pas dans le camp des bons, enchaîna Brian, prolongeant l’idée. – Sans doute pas, confirma Junior. – Peut-être qu’on croisera sa route. Qu’est-ce que tu peux nous dire d’autre ? poursuivit Brian. – Résidence luxueuse, un hôtel particulier à Berkeley Square – un chouette quartier de Londres, à deux pas de l’ambassade des États-Unis. Aime se distraire avec des putes. Il a en particulier un faible pour une fille nommée Rosalie Parker. Le Service de sécurité britannique le tient à l’œil et ils débriefent régulièrement sa petite chérie préférée, la môme Rosalie. Il la paie un max, en dollars, cash. Miss Parker est censée avoir du succès auprès des clients fortunés. Je suppose qu’elle baise bien, ajouta Jack, avec dégoût. Il y a une nouvelle photo sur le dossier informatique. Le gars a à peu près notre âge, teint olivâtre, un soupçon de barbe – le genre qui va bien pour avoir l’air sexy, tu vois ? Il conduit une Aston-Martin. Une vraie bombe. Mais en général, il se déplace à Londres en taxi. Il n’a pas de résidence secondaire mais il fait des escapades le week-end dans des hôtels pour couples… le plus souvent avec Miss Parker ou avec une autre call-girl. Il bosse dans la City. Il a un bureau dans l’immeuble de la Lloyd’s. Au deuxième étage, je crois. Il fait trois ou quatre opérations par semaine. En général, je crois qu’il se contente de rester assis dans son bureau à regarder la télé et le défilant des cours de la bourse, lire les journaux spécialisés, ce genre de trucs. – Bref, c’est un riche enfant gâté qui cherche à mettre un peu de piment dans son existence ? résuma Dominic. – Exact. Sauf que peut-être il aime bien en plus sortir jouer dans la rue… – C’est un jeu dangereux, Jack, fit remarquer Brian. C’est le genre de truc à vous valoir une migraine à l’Excédrine calibre 356. » Brian semblait déjà sur la piste du gibier, pressé de rencontrer l’homme qui avait financé la mort de David Prentiss. Et, soudain, Jack se prit à penser que cette Miss Rosalie Parker de Londres risquait bien de cesser d’ici peu de recevoir tous ces sacs Vuitton. Enfin, sans doute s’était-elle assurée déjà un joli plan de retraite si elle était aussi maligne que le pensaient le Service de sécurité et la Branche spéciale de Scotland Yard. « Comment va ton père ? demanda ensuite Dominic. – Il écrit ses Mémoires, répondit Jack. Mais je me demande bien ce qu’il pourra y mettre. Même maman ne sait pas grand-chose de ce qu’il a fait quand il était à la CIA et il y a pas mal de trucs sur lesquels il n’a pas le droit d’écrire. Et les faits qui sont plus ou moins connus du public, il ne peut pas confirmer non plus qu’ils se sont réellement produits. – Comme cette opération pour amener le chef du KGB à passer à l’Ouest. Ça doit être une sacrée histoire. Ce gars est passé à la télé, j’imagine qu’il en veut toujours à ton père de l’avoir empêché de s’emparer de l’Union soviétique. Sans doute s’imagine-t-il qu’il aurait pu la sauver. – Peut-être bien. P’pa a des tas de secrets, c’est vrai. Tout comme certains de ses copains de l’Agence. Un gars en particulier, nommé Clark. Assez effrayant, ce mec, mais papa et lui sont très proches. Je crois qu’il est en Angleterre à présent, patron de cette nouvelle cellule antiterroriste secrète dont la presse parle régulièrement à peu près tous les ans, les "hommes de l’ombre", comme ils les ont baptisés. – Ils sont bien réels, confirma Brian. Postés à Hereford, au pays de Galles, ce n’est pas si secret que ça. Les officiers de la force de reconnaissance sont allés s’y entraîner avec eux. Je n’y suis pas allé moi-même, mais je connais deux gars qui l’ont fait. Ainsi qu’un membre des SAS britanniques. Ce sont des clients sérieux. – T’étais impliqué jusqu’où, Aldo ? demanda son frère. – Hé, la communauté des opérations spéciales est assez resserrée. On s’entraîne les uns chez les autres, on partage les équipements nouveaux, tout ça. Le plus important, c’est quand on s’assoit ensemble pour descendre des bières et échanger nos histoires. Chacun a sa façon d’envisager les problèmes et, tu sais, il arrive parfois que l’autre ait une meilleure idée que toi. Les gars du groupe Rainbow – ces "hommes de l’ombre" dont parlent les jornaleux – ils sont peut-être malins mais ils ont appris de nous deux ou trois trucs à la longue. Leur qualité, c’est justement d’être assez intelligents pour prêter l’oreille aux idées neuves. Leur patron, ce fameux Clark, on le dit très intelligent. – Il l’est. Je l’ai rencontré. P’pa le tient en très haute estime. » Il marqua un temps avant de poursuivre. « Hendley le connaît aussi. Pourquoi il n’est pas ici, je n’en sais rien. J’ai posé la question le jour de mon arrivée ici. Peut-être que c’est parce qu’il est trop vieux. – C’est un bon tireur ? – J’ai posé un jour la question à papa. Il m’a répondu qu’il ne pouvait pas dire. C’est ça façon de dire oui. J’imagine que je l’ai pris au dépourvu. Marrant, d’ailleurs, papa est pas fichu de mentir. – J’imagine que c’est pour ça qu’il adorait à ce point la fonction présidentielle. – Ouais. Je crois que c’est la raison principale de sa démission. Il a dû s’imaginer qu’oncle Robby pourrait s’en débrouiller mieux que lui. – Jusqu’à ce que ce salopard le descende », observa Dominic. L’assassin, un certain Duane Farmer, attendait en ce moment dans le couloir de la mort, quelque part au Mississippi. « Le dernier du Klan », l’avaient surnommé les journaux, et c’était bien le cas, avec ses soixante-huit ans, rien qu’un maudit bigot incapable de supporter l’idée d’un président noir. Et pour ça, il avait utilisé le revolver de son grand-père, soldat de la Grande Guerre. « Ouais, ça a été moche, commenta John Patrick Ryan Junior. Vous savez, s’il n’avait pas été là, je n’aurais jamais vu le jour. C’est toute une histoire dans la famille. La version d’oncle Robbie était excellente. Il adorait raconter des histoires. Papa et lui étaient très proches. Après l’assassinat de Robbie, tous ces connards de politiciens tournaient en rond comme des poulets décapités, certains voulaient que papa reprenne le flambeau, mais il n’en a rien fait, et donc je suppose qu’il a par là même contribué à l’élection de Kealty. P’pa ne peut pas le blairer. C’est l’autre truc qu’il n’a jamais su apprendre : se montrer aimable avec ceux qu’il déteste. C’est qu’il n’aimait pas trop la vie à la Maison-Blanche. – Il avait pourtant sa place, comme président, songea Dominic. – Va lui raconter ça. M’man non plus n’a pas regretté de partir. Ces histoires de Première Dame avaient bouleversé son boulot de toubib et elle détestait franchement l’influence que ça avait sur Kyle et Katie. Vous connaissez l’adage : l’endroit le plus dangereux au monde, c’est entre une mère et ses petits. C’est bien vrai, les mecs. La seule fois, la seule, où je l’ai vue se mettre en colère – p’pa se fout en rogne bien plus souvent qu’elle – c’est quand quelqu’un lui a dit que ses fonctions officielles lui interdisaient de se rendre à la fête annuelle de Kyle à son jardin d’enfants. Bon Dieu, elle est vraiment montée sur ses grands chevaux. Quoi qu’il en soit, les maîtresses l’ont bien aidée sur ce coup-ci et les journalistes en ont fait tout un foin… que ce n’était pas américain, tout ça. Vous savez, si quelqu’un avait pris une photo de papa en train de pisser, je parie qu’il se serait trouvé quelqu’un pour lui dire qu’il ne s’y prenait pas comme il faut. – C’est à ça que servent les critiques, à vous faire comprendre à quel point ils sont plus malins que celui qu’ils visent. – Au Bureau, Aldo, on les appelle des avocats ou l’"Office des responsabilités professionnelles", les informa Dominic. On procède à l’ablation de leur sens de l’humour dès leur entrée dans le service. – Les marines ont des reporters, eux aussi – et je parie que pas un seul n’a fait ses classes. » Au moins les gars qui travaillaient au groupe d’information du Bureau avaient suivi l’instruction de base. « Je pense qu’on peut fêter ça, annonça Dominic en levant son verre de vin. On n’aura personne pour nous critiquer. – Et y survivre », ajouta Jack en étouffant un rire avant de songer : Merde, qu’est-ce que va dire papa quand il va apprendre ça ? 16 Poursuite à cheval Dimanche était jour de repos pour la majorité des gens et, au Campus, c’était en gros la même chose, sauf pour les personnels de sécurité. Gerry Hendley se dit que, là, Dieu avait peut-être eu raison, que des semaines de sept jours étaient bien loin d’ajouter 16,67% à votre productivité hebdomadaire. Elles ramollissaient en outre la cervelle en lui interdisant toute forme d’association libre, ou simplement le luxe de ne rien faire. Mais aujourd’hui, il en allait autrement, bien sûr. Aujourd’hui, il préparait pour la première fois des opérations vraiment noires. Le Campus était en activité depuis un peu plus de dix-neuf mois et cette période avait été consacrée pour l’essentiel à établir leur couverture de société de bourse. Ses chefs de service avaient fait bien des fois la navette en train de et vers New York pour rencontrer leurs homologues en col blanc, et même si cela avait pu paraître long sur le coup, rétrospectivement, ils avaient su drôlement vite asseoir leur réputation dans le monde de la gestion financière. Ils n’avaient bien sûr qu’à peine levé le voile sur leurs véritables résultats, entre la spéculation sur les monnaies fortes et quelques opérations boursières soigneusement choisies, parfois même par le truchement d’opérations d’initiés sur des compagnies qui ne se doutaient même pas de l’intérêt qu’elles suscitaient. Demeurer discrets avait été l’objectif premier mais comme le Campus devait s’autofinancer, il devait également générer des profits. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Américains avaient rempli d’avocats tous leurs services d’actions clandestines, alors que les Britanniques préféraient les banquiers. Les uns comme les autres s’étaient révélés redoutablement efficaces pour baiser les gens… et les tuer. Cela devait avoir un lien avec leur façon d’envisager le monde, estima Hendley en sirotant son café. Il contempla les autres : Jerry Rounds, son responsable de la planification stratégique ; Sam Granger, son chef des opérations. Avant même qu’on eût fini de construire le bâtiment, tous trois avaient réfléchi à la forme du monde et au meilleur moyen d’en arrondir certains angles. Rick Bell était là aussi : son chef analyste, celui qui passait ses journées à trier les « prises » de la NSA et de la CIA, pour tâcher de trouver un sens à ce flot d’informations sans liens – aidé, bien entendu, par les trente-cinq mille analystes de Langley, Fort Meade et autres sites analogues. Comme tous les grands analystes, il ne détestait pas aller jouer sur le terrain des opérations, et ici, cela restait tout à fait possible, puisque le Campus était de taille assez réduite pour ne pas s’être encore noyé sous sa propre bureaucratie. Hendley et lui craignaient toutefois qu’il n’en soit pas toujours ainsi, et l’un et l’autre faisaient en sorte qu’aucun empire ne se constitue. À leur connaissance, ils étaient la seule institution au monde de ce type. Et elle avait été montée de telle manière qu’elle pouvait disparaître de la surface de la terre en l’espace de deux ou trois mois. Comme Hendley Associates n’avait pas convié d’investisseurs extérieurs, leur profil public demeurait assez discret pour qu’aucun radar ne repère leurs machinations et, de toute manière, la communauté à laquelle ils appartenaient ne faisait pas de publicité. Il était facile de se cacher dans un domaine où tout le monde faisait la même chose et où personne ne dénonçait son voisin, à moins d’avoir été méchamment attaqué. Et le Campus n’attaquait pas. Du moins, pas avec de l’argent. « Bien, commença Hendley, sommes-nous prêts ? – Oui », répondit Rounds, à la place de Granger. Ce dernier se contenta d’acquiescer sobrement avec un sourire. « Nous sommes prêts, annonça enfin Granger sur un ton officiel. Nos deux hommes ont gagné leurs galons d’une manière que personne n’avait prévue. – Ils les ont gagnés, certes, admit Bell. Et le jeune Ryan a identifié une excellente cible de premier choix, ce fameux Sali. Les événements de vendredi ont provoqué un important trafic de messagerie électronique. Lequel a fait apparaître pas mal de clients qui semblaient se réjouir. Dans le nombre, il y a un paquet de seconds couteaux et de petites frappes. Mais quand bien même on en éliminerait un par erreur, ce ne serait pas une grosse perte. J’ai déjà aligné les quatre premiers clients. Alors, Sam, est-ce que tu as un plan pour les traiter ? » Davis saisit la balle au bond. « Nous allons procéder à une reconnaissance armée. Une fois qu’on en a descendu un ou deux, on voit les réactions et, à partir de là, on avise. Je suis d’accord avec l’idée que M. Sali constitue une première cible de choix. La question est : élimination ouverte ou discrète ? – Explique-toi, ordonna Hendley. – Eh bien, si on le retrouve mort dans la rue, c’est une chose. S’il disparaît avec l’argent de papa et laisse derrière lui un billet indiquant qu’il veut arrêter ce qu’il fait et se retirer des affaires, c’est une autre paire de manches, expliqua Sam. – Un enlèvement ? C’est dangereux. » La police urbaine de Londres avait un taux de réussite sur ces affaires qui avoisinait les cent pour cent. C’était un jeu risqué, surtout lors de leur première action. « Eh bien, on pourrait engager un comédien, l’habiller comme il faut, lui faire prendre l’avion pour Kennedy à New York et, arrivé là-bas, le faire disparaître dans la nature. En fait, on se débarrasse du corps et on garde l’argent. À combien a-t-il accès, Rick ? – Directement ? Plus de trois cents millions de dollars. – Ça ferait bien, dans le portefeuille de la boîte, nota rêveusement Sam. Et puis, ça ne priverait pas trop son paternel, pas vrai ? – L’argent de son père ? Toute sa fortune… ça tourne plutôt aux alentours de trois milliards, répondit Bell. Ça lui manquerait, mais pas au point de le briser. Et compte tenu de son opinion sur le fiston, ça pourrait même donner une bonne couverture pour notre opération, spécula-t-il. – Je ne recommanderais pas une telle méthode mais ça reste une solution », conclut Granger. Ils en avaient déjà parlé, bien sûr. C’était un peu trop évident pour ne pas attirer l’attention. Et puis, trois cents millions de dollars, cela aurait été parfait sur un compte du Campus, disons aux Bahamas ou au Liechtenstein. Vous pouviez planquer de l’argent dans n’importe quel endroit pourvu d’une ligne téléphonique. Après tout, ce n’étaient que des électrons, pas des lingots d’or. Hendley fut surpris que Sam ait si vite soulevé cette question. Peut-être voulait-il sonder ses collègues. Ils n’étaient manifestement pas bouleversés à l’idée de supprimer Sali, mais lui piquer son fric au passage, cela faisait appel à des ressorts bien différents. La conscience humaine était décidément une drôle de chose, conclut Gerry. « Mettons ça provisoirement de côté. Quelle sera la difficulté de l’opération ? s’enquit le patron. – Avec ce que nous a refilé Rick Pasternak ? C’est un jeu d’enfant, à moins que nos gars merdent complètement. Et même, dans le pire des cas, ça passera pour un vol qui a mal tourné, leur dit Granger. – Et si notre gars laisse échapper le stylo ? s’inquiéta Rounds. – C’est jamais qu’un stylo. On peut écrire avec. Il passerait à travers le crible de l’inspection avec n’importe quel flic au monde », répondit Granger, plein d’assurance. Glissant la main dans sa poche, il en sortit son échantillon qu’il fit circuler. « Celui-ci n’est pas activé », fit-il, rassurant. Tous avaient déjà été informés. L’objet avait en effet toutes les apparences d’un coûteux stylo à bille plaqué or, avec un clip d’obsidienne. Quand on pressait celui-ci tout en faisant pivoter la pointe, la bille se rétractait et à la place sortait une seringue hypodermique remplie du produit mortel. Celui-ci paralyserait la victime en quinze à vingt secondes, et la tuerait en trois minutes, faute de traitement, et en laissant dans l’organisme une signature tout à fait transitoire. Le stylo fit le tour de la table et, invariablement, les responsables tâtèrent la pointe hypodermique, puis mimèrent une frappe avec l’instrument, en général comme avec un pic à glace, même si Rounds mania l’objet comme une épée en réduction. « Ce serait pas mal de pouvoir l’essayer à blanc, observa-t-il sans se démonter. – Quelqu’un ici veut se porter volontaire pour jouer la victime ? » s’enquit Granger. Personne ne broncha. L’ambiance générale le surprit modérément. L’heure était venue de marquer une pause sobre, le genre de silence qui gagne un homme sur le point de signer une demande d’assurance-vie, un produit qui ne prend sa valeur que si vous êtes mort, ce qui aurait tendance à retirer toute gaieté à cet instant. « On les met tous les deux dans l’avion de Londres ? demanda ensuite Hendley. – Correct, acquiesça Granger qui avait repris son ton professionnel. On les laisse repérer la cible, choisir leur moment, puis réaliser leur frappe. – Et attendre de voir les résultats ? demanda Rounds, pour la forme. – Tout à fait. Ils peuvent reprendre l’avion, direction la cible suivante. L’ensemble de l’opération ne devrait pas prendre plus d’une semaine. Ensuite, on les rapatrie et on attend la suite. Si quelqu’un pioche dans sa caisse après sa disparition, on le saura probablement, d’accord ? – On devrait, oui, confirma Bell. Et si quelqu’un dérobe le fric, on saura où il va. – Excellent », observa Granger. Après tout, c’était ce que signifiait l’expression « reconnaissance armée ». Ils ne resteraient pas longtemps ici, se dirent les jumeaux. On les avait logés dans deux chambres contiguës au Holiday Inn local et, en ce dimanche après-midi, tous deux regardaient la télé avec leur invité. « Comment va votre mère ? demanda Jack. – Très bien, elle est très occupée avec les écoles locales – les écoles paroissiales. C’est un peu plus que du boulot de soutien scolaire, mais pas non plus vraiment de l’enseignement. Papa bosse sur un nouveau projet – il semblerait que Bœing se soit remis à étudier un long-courrier supersonique. Papa dit qu’ils ne le construiront sans doute jamais, à moins que Washington crache un max de blé, mais maintenant que le Concorde a pris sa retraite, pas mal de gens se sont remis à y songer, et Bœing a toujours bien aimé occuper ses ingénieurs. Ils sont un tantinet nerveux à cause d’Airbus et ils n’ont pas envie de se faire doubler encore une fois si jamais les Français commencent à devenir ambitieux. – C’était comment, chez les marines ? demanda Jack en s’adressant cette fois à Brian. – Les marines, ça reste les marines, vieux. Ça tourne toujours, prêts à l’action en prévision de la prochaine guerre. – Papa s’est fait du souci quand t’es parti en Afghanistan. – C’était plutôt passionnant. Les gens là-bas, c’est des clients sérieux, et ils ne sont pas idiots, mais ils ne sont pas non plus si bien entraînés que ça. Alors, quand on se frottait à eux, c’est nous qui prenions l’avantage. Si on voyait un truc un peu louche, on appelait l’aviation en renfort et, en général, ça réglait la question. – Combien ? – Combien on en a éliminé ? Pas mal. Pas assez, mais pas mal. Les Bérets verts y sont allés les premiers, puis les Afghans en ont tiré la leçon qu’un affrontement en règle n’était pas dans leur intérêt. Dans la plupart des cas, on faisait des opérations de traque et de reconnaissance, on jouait les rabatteurs pour l’aviation. On avait un gars de la CIA avec nous, et un détachement de renseignement radio. L’adversaire utilisait un peu trop ses émetteurs-récepteurs. Dès qu’on avait repéré une cible, on s’approchait à quinze cents mètres environ pour jeter un œil et, si c’était intéressant, on appelait l’aviation et on se tirait vite fait. Assez effrayant comme spectacle, résuma Brian. – Je te crois volontiers. » Jack ouvrit une canette de bière. « Donc, ce Sali, c’est bien celui avec sa copine, Rosalie Parker ? » demanda Dominic. Comme la plupart des flics, il avait une bonne mémoire des noms. « Tu dis qu’il était tout content des attentats ? – Ouaip, confirma Jack. Il trouvait ça cool. – Et alors, avec qui se réjouissait-il ? – Des potes à qui il envoyait des mails. Les Rosbifs ont mis ses téléphones sur écoute, ainsi que ses comptes de courrier électronique… Bon, comme j’ai dit, je ne peux pas t’en parler. Ces réseaux téléphoniques européens sont loin d’être aussi sûrs que les gens se l’imaginent… je veux dire, tout le monde est au courant des interceptions de téléphones mobiles, tout ça, mais les flics là-bas font des trucs qui nous sont interdits ici. Les Rosbifs se servent des écoutes pour traquer les gars de l’IRA. J’ai entendu dire que les autres pays d’Europe ont une plus grande latitude encore dans ce domaine. – C’est vrai, confirma Dominic. À l’école, la question était abordée dans le cadre du programme académique national, c’est un peu l’équivalent d’un cours de doctorat pour les flics. Ils nous parlaient de ce genre de trucs dès qu’on leur avait payé quelques verres… Donc, ce Sali semblait se réjouir de ce qu’avaient fait ces terroristes, hein ? – Comme si son équipe avait gagné la finale du championnat, répondit aussitôt Jack. – Et il les finance ? demanda Brian. – Exact. – Intéressant », fut tout ce que Brian eut à ajouter. Il aurait pu rester une nuit de plus, mais il avait des trucs à faire dans la matinée, aussi reprit-il son Aston-Martin Vanquish pour regagner Londres. Carrosserie noir Boxland, intérieur gris anthracite, et un V-12 qui poussait une bonne partie de ses 460 chevaux sur la M4, direction est, à cent soixante à l’heure. Dans un sens, la bagnole, c’était encore mieux que le cul. Dommage quand même que Rosalie ne soit pas avec lui mais – il jeta un œil sur sa compagne – Mandy était agréable pour chauffer son lit, même si elle était un peu trop décharnée à son goût personnel. Si seulement elle pouvait se remplumer un peu, mais la mode européenne n’encourageait pas la chose. Les idiots qui décidaient des canons de la beauté féminine devaient être des pédérastes qui voulaient les voir toutes ressembler à de jeunes garçons. Quelle bêtise, songea Sali. De la pure bêtise. Mais Mandy aimait bien rouler dans sa voiture, plus que Rosalie. Rosalie, la pauvre, avait peur de la conduite sportive, elle ne lui faisait pas confiance, comme elle aurait dû. Il espérait bien pouvoir ramener cette voiture chez lui – en avion, bien sûr. Son frère avait une voiture rapide, lui aussi ; mais le concessionnaire lui avait dit que cette fusée sur quatre roues dépassait les trois cents à l’heure – et le royaume avait quantité de longues lignes droites parfaitement plates. D’accord, il avait un cousin qui pilotait des Tornado de la Royal Saudi Air Force, mais cette voiture, c’était la sienne, et ça faisait toute la différence. Hélas, la police d’ici ne le laissait pas l’utiliser convenablement – encore un PV et il risquait de perdre son permis, quels rabat-joie… mais chez lui, il n’aurait plus ce genre de problèmes. Et après avoir vu ce qu’elle avait dans le ventre, il la ferait rapatrier en avion à Gatwick et s’en servirait pour exciter les femmes, ce qui était presque aussi bien que de la conduire. Pas de doute que Mandy était tout émoustillée. Il faudrait qu’il lui achète un chouette sac Vuitton qu’il ferait porter chez elle dès demain. Ça ne faisait jamais de mal d’être généreux avec les femmes, et Rosalie devrait apprendre qu’elle n’était pas seule en lice. Fonçant dans la capitale aussi vite que le permettaient la circulation et la police, il passa en trombe devant chez Harrods, traversa le tunnel et passa devant la maison du duc de Wellington avant de tourner à droite dans Curzon Street, puis de virer à gauche pour entrer dans Berkeley Square. Un appel de phares signala au gardien de sa place de parking de déplacer son véhicule et il put ainsi se garer juste devant son hôtel particulier de deux étages. Avec une prévenance tout occidentale, il descendit de voiture et se précipita pour ouvrir la portière de Mandy et l’escorter galamment jusqu’au perron menant à l’imposante porte d’entrée en chêne qu’il lui ouvrit en souriant. Après tout, d’ici quelques minutes, c’était un autre genre de porte, encore plus charmant, qu’elle lui ouvrirait. « Ce petit con est de retour », observa Ernest, en consignant la chose sur son calepin. Les deux agents du Service de sécurité étaient dans un fourgon de British Telecom garé à cinquante mètres de là. Ils planquaient depuis environ deux heures. Ce jeune fou de Saoudien conduisait comme s’il était la réincarnation de Jim Clark. « J’imagine qu’il a eu un week-end plus agréable que nous », nota Peter. Puis il se retourna pour presser les boutons qui activaient les divers systèmes de surveillance installés dans le vieil hôtel particulier de style géorgien. Au nombre desquels trois caméras vidéo dont les cassettes étaient récupérées tous les trois jours par une équipe de pénétration. « C’est qu’il est vigoureux, le bougre. – Je parie qu’il prend du Viagra, songea tout haut Ernest, avec une pointe d’envie. – Faut être beau joueur, Emie, mon ami. Ça va lui coûter deux semaines de notre paye. Et pour ce qu’elle va recevoir, sûr qu’elle peut se montrer reconnaissante. – L’enculé, observa Ernest, aigrement. – Elle a l’air d’un garçon manqué, mais quand même pas tant que ça, mec. » Peter rit grassement. Ils savaient ce que Mandy Davis faisait payer à ses clients et, comme tous les hommes, ils se demandaient quels trucs spéciaux elle pouvait bien faire pour gagner tout ça, sans pour autant dissimuler leur mépris. Après tout, ils étaient des agents du contre-espionnage et n’éprouvaient pas vraiment la sympathie qu’un flic endurci pouvait éprouver à l’égard de jeunes femmes relativement peu qualifiées qui tâchaient de gagner leur vie. Sept cent cinquante livres pour la soirée, et deux mille pour une nuit entière. Quels étaient ses tarifs exacts pour un week-end complet ? Personne n’avait demandé. Tous deux prirent les écouteurs pour s’assurer du bon fonctionnement des micros, changeant de canal pour les suivre d’une pièce à l’autre de la maison. « C’est qu’il est impatient, le bougre, observa Emest. Imagine qu’elle reste toute la nuit… – Je suis prêt à parier que non, Ernie. Mais peut-être qu’il se décidera à décrocher son foutu téléphone, ce connard, qu’on ait quelque chose d’intéressant à se mettre sous la dent. – Sale métèque », marmonna Emest, avec l’approbation de son collègue. Tous deux jugeaient Mandy malgré tout plus mignonne que Rosalie. Faite pour un ministre du gouvernement. Ils avaient eu un jugement sans faille. Mandy Davis repartit à vingt-deux heures vingt-trois, s’arrêtant sur le seuil pour un dernier baiser, assorti d’un sourire propre à briser le cœur de n’importe quel homme, avant de redescendre à pied par Berkeley Street pour rejoindre Piccadilly, où elle ne tourna pas à droite, à hauteur du drugstore Boots pour entrer dans la bouche de métro à l’angle de Piccadilly et Stratton ; non, elle héla plutôt un taxi pour rejoindre le centre et New Scotland Yard. Là, elle fut interrogée par un jeune inspecteur amical qui ne lui déplaisait pas, même si elle était trop sérieuse pour mélanger les affaires professionnelles avec les affaires de cœur. Ouda était un micheton vigoureux, et généreux qui plus est, mais s’il nourrissait des illusions quant à leurs relations, il était bien le seul. Les chiffres apparurent sur l’affichage à diodes et furent sauvegardés, avec la date et l’heure de l’appel, sur leur ordinateur portable – il y en avait deux, et au moins un de plus à Thames House. Sur chaque téléphone de Sali, une puce espion notait la destination de chaque appel passé. Un dispositif analogue faisait de même pour les appels entrants, tandis que trois magnétophones enregistraient chaque mot des conversations. Celui-ci était international, adressé à un téléphone mobile. « Il appelle son ami Mohammed, observa Peter. Je me demande de quoi ils vont bien parler. – Pendant dix minutes au moins de son escapade du week-end, je parie. – Oui, ça, il aime bien causer », convint Peter. « Elle est trop maigre, mais c’est une catin accomplie, mon ami. On peut reconnaître ça aux incroyantes », assura-t-il à son collègue. Rosalie et elle avaient le béguin pour lui. Il s’en rendait toujours compte. « Je suis heureux de l’apprendre, Ouda, dit Mohammed, patient, depuis Paris. À présent, parlons affaires. – Comme tu voudras, mon ami. – L’opération américaine s’est bien déroulée. – Oui, j’ai vu. Combien, au total ? – Quatre-vingt-trois morts et cent quarante-trois blessés. Le bilan aurait pu être plus lourd, mais un des commandos a commis une erreur. L’essentiel, toutefois, c’est que les infos étaient partout. Toute la journée, la télé a diffusé des reportages sur nos saints martyrs et leurs attaques. – C’est vraiment magnifique. Une grande victoire pour Allah. – Ça oui. À présent, j’aurais besoin d’un virement sur mon compte. – Combien ? – Cent mille livres devraient suffire pour l’instant. – Je peux te les faire virer d’ici dix heures demain matin. » En fait, il aurait pu une ou deux heures plus tôt, mais il comptait faire la grasse matinée. Mandy l’avait vidé. Il était allongé sur le lit, buvant du vin français tout en regardant la télé d’un œil distrait, une cigarette à la main. Il attendait les infos horaires de Sky News. « Ce sera tout ? – Oui, pour le moment. – Ce sera fait. – Excellent. Bonne nuit, Ouda. – Attends, j’ai une question… – Pas maintenant. Nous devons être prudents », prévint Mohammed. Utiliser un téléphone mobile comportait des risques. Il entendit un soupir à l’autre bout de la ligne. « Comme tu voudras. Bonne nuit. » Et tous deux coupèrent la communication. « Le pub de Somerset était plutôt sympa – le Sanglier Bleu, dit Mandy. La nourriture était correcte. Ouda a pris de la dinde et bu deux pintes vendredi soir. Hier soir, nous avons dîné dans un restaurant en face de l’hôtel, le Verger. Il a pris un chateaubriand et moi une sole. On était sortis faire un peu de shopping samedi après-midi. Il n’aime pas trop sortir, la plupart du temps il préfère rester au pieu. » Le mignon inspecteur enregistrait tout ça tout en prenant en plus des notes, comme du reste un collègue. « A-t-il parlé de quoi que ce soit ? Des infos à la télé ou dans les journaux ? – Il a regardé les journaux télévisés. Mais il n’a pas ouvert la bouche. J’ai dit que c’était épouvantable, tous ces massacres, mais lui, il s’est contenté de grogner. Il peut se montrer totalement insensible, même s’il est toujours gentil avec moi. On n’a pas encore eu d’engueulade », leur confia-t-elle, tout en les caressant tous les deux de ses yeux bleus. C’était dur pour les flics de la considérer d’un regard purement professionnel. Elle avait l’allure d’un mannequin, même si, avec son mètre soixante, elle était trop petite. Il y avait en outre chez elle une douceur qui devait lui servir… Mais à l’intérieur, son cœur était glacé. C’était triste mais, enfin, ce n’était pas leur problème. « A-t-il passé des coups de fil ? » Signe de dénégation. « Pas un seul. Il n’avait pas pris son mobile ce week-end. Il m’a dit qu’il se consacrait entièrement à moi et que je n’aurais pas à le partager avec quelqu’un d’autre. C’était une première. Autrement, c’était comme d’habitude. » Puis elle songea à autre chose : « Il se lave un peu plus à présent. Je lui ai fait prendre une douche durant ces deux jours, et il ne s’est même pas plaint. Enfin, j’ai aidé… Je suis allée sous la douche avec lui. » Elle leur adressa un sourire charmeur. Cela mit plus ou moins fin à l’entretien. « Eh bien, merci, mademoiselle Davis. Comme toujours, vous nous avez été très utile. – Je fais que mon boulot. Vous pensez que c’est un terroriste ou quoi ? ne put-elle s’empêcher de demander. – Non. Si vous risquiez quoi que ce soit, on vous préviendrait. » Mandy glissa la main dans son sac Vuitton et en ressortit un couteau muni d’une lame de quinze centimètres. Elle n’avait pas le droit d’avoir sur elle un tel objet mais, dans sa profession, on avait besoin d’être accompagné par un ami sûr, et les inspecteurs comprenaient. Elle savait sans doute s’en servir, supposèrent-ils. « Je suis capable de me défendre toute seule, leur assura-t-elle. Mais Ouda n’est pas comme ça. C’est en fait plutôt un type doux. C’est un truc qu’on finit par apprendre dans mon métier : déchiffrer les hommes. À moins qu’il soit rudement bon comédien, c’est pas un mec dangereux. Il joue avec des billets, pas avec des flingues. » Les deux flics prirent au sérieux ce commentaire. Elle avait raison – si une prostituée était bonne à quelque chose, c’était bien à déchiffrer les hommes. Celles qui en étaient incapables mouraient souvent avant d’avoir atteint vingt ans. Après que Mandy fut retournée chez elle en taxi, les deux inspecteurs de la Branche spéciale rédigèrent ce qu’elle leur avait dit, puis ils envoyèrent leur compte rendu par courrier électronique à Thames House, où il s’ajouta au dossier du Service de sécurité sur le jeune Arabe. Brian et Dominic arrivèrent au Campus à huit heures du matin, pétantes. Leur tout nouveau laissez-passer leur permettait de monter en ascenseur jusqu’au dernier étage, où ils s’assirent une demi-heure pour boire un café en attendant l’arrivée de Gerry Hendley que les deux jumeaux accueillirent au garde-à-vous – surtout Brian. « Bonjour, dit l’ancien sénateur en passant devant eux, puis il s’arrêta. Vous avez intérêt à parler d’abord avec Sam Granger, je pense. Rick Pasternak sera ici aux alentours de neuf heures cinquante. Sam devrait arriver incessamment. Je dois d’abord jeter un coup d’œil à mes papiers, d’accord ? – Oui, monsieur », lui assura Brian. Après tout, le café n’était pas si mauvais. Granger sortit de l’ascenseur deux minutes après. « Salut, les gars. Suivez-moi. » Ce qu’ils firent. Le bureau de Granger n’était pas aussi vaste que celui du patron, mais ce n’était pas non plus un cagibi de stagiaire. Il indiqua deux sièges aux visiteurs et accrocha son pardessus. « D’ici combien de temps pouvez-vous être prêts pour une mission ? – Aujourd’hui, ça vous va ? » demanda Dominic, en guise de réponse. Granger sourit de la repartie, mais les gens trop pressés pouvaient être un souci. D’un autre côté, trois jours plus tôt… peut-être que l’impatience avait du bon, après tout. « Y a-t-il un plan ? s’enquit Brian. – Ouais. On a bossé dessus ce week-end. » Et Granger de commencer par le concept opérationnel : la reconnaissance armée. « Ça se tient, commenta Brian. Où opérons-nous ? – Dans la rue, probablement. Je ne vais pas vous dire comment accomplir une mission. Je vous dirai plutôt ce qu’on veut voir faire. Comment procéder, c’est à vous de voir. À présent, pour votre première cible, nous avons un bon dossier sur sa localisation et ses habitudes. Il vous suffira de bien identifier votre cible et de décider comment faire le boulot. » Faire le boulot, songea Dominic. On se serait vraiment cru dans Le Parrain. « Qui est-ce et pourquoi ? – Son nom est Ouda ben Sali, il a vingt-six ans et réside à Londres. » Les jumeaux échangèrent des regards amusés. « J’aurais dû m’en douter, dit Dominic. Jack nous a parlé de lui. C’est le jeune richard qui aime bien les putes, c’est ça ? » Granger ouvrit l’enveloppe kraft du dossier qu’il avait récupéré en montant et leur tendit son contenu. « Des photos de Sali et de deux de ses copines. Le plan de situation et des photos de sa maison à Londres. Et là, une de lui dans sa voiture. – Une Aston-Martin, observa Dominic. Chouette bagnole. – Il travaille dans le quartier des finances, il a un bureau dans l’immeuble de la Lloyd’s. » D’autres photos. « Une complication. Il est en général filé. Le Service de sécurité – le MI5 – l’a à l’œil, mais le gars qu’on lui a assigné semble être un bleu, et il est tout seul. Donc, quand vous passez à l’action, gardez ça à l’esprit. – On ne va pas se servir d’un flingue, non ? demanda Brian. – Non, on a mieux que ça. Aucun bruit, rapide, discret. Vous verrez quand Rick Pasternak montera. Pas d’armes à feu pour cette mission. Les pays d’Europe n’apprécient pas trop les armes, et une attaque à mains nues est trop dangereuse. L’idée est que ça ait l’air d’une crise cardiaque. – Pas de traces ? demanda Dominic. – Vous pourrez demander à Rick. Il vous fera un topo complet. – Qu’est-ce qu’on utilisera pour administrer le produit ? – Un de ces objets. » Granger ouvrit son tiroir de bureau et en ressortit le stylo bleu « inactif ». Il le leur tendit et leur expliqua son fonctionnement. « Joli petit bijou, observa Brian. Suffit de le piquer dans le cul, c’est ça ? – Tout juste. La seringue transfère sept milligrammes du produit – c’est de la succinylcholine – et, en gros, emballé c’est pesé. Le sujet s’effondre, la mort cérébrale intervient en quelques minutes, et la mort définitive en moins de dix. – Et en cas d’intervention médicale ? Si jamais il y avait une ambulance de l’autre côté de la rue ? – Rick dit que cela ne changerait rien, à moins d’avoir en même temps une salle d’opération avec des chirurgiens prêts à intervenir. – Bon, d’accord. » Brian prit la photo de leur première cible, a regarda, mais ce qu’il voyait en réalité, c’était le jeune David Prentiss. « Pas de pot pour toi, vieux. » « Je vois que notre ami a eu un chouette week-end. » Jack s’adressait à son ordinateur. Le rapport du jour incluait une photo de Mlle Mandy Davis, accompagnée d’une transcription de son interrogatoire par la Branche spéciale de la police londonienne. « Elle est canon. – Pas donnée non plus, observa Wills, de derrière sa station de travail. – Combien de temps reste-t-il à Sali ? lui demanda Junior. – Jack, mieux vaut ne pas s’interroger là-dessus, prévint Wills. – Parce que les deux exécuteurs… merde, Tony, ce sont mes cousins. – Je n’en sais rien, et je ne veux rien savoir. Moins on en saura, moins on risque d’avoir de problèmes. Point, souligna-t-il. – Tu l’as dit, vieux, reconnut Jack. Mais le peu de sympathie que je pouvais avoir pour ce connard a disparu quand il a commencé à se réjouir et que j’ai appris qu’il finançait des armes. Il y a des lignes qu’on ne doit pas franchir. – Ouais, Jack, c’est vrai. Mais fais gaffe à ne pas faire pareil, toi aussi. » Jack Ryan Junior réfléchit une seconde à cette remarque. Avait-il envie d’être un assassin ? Sans doute pas, mais il y avait des gens qui devaient être tués, et Ouda ben Sali s’était de lui-même inscrit dans cette catégorie. Si les cousins de Jack devaient le descendre, ils ne feraient qu’accomplir l’œuvre du Seigneur – ou celle de son pays, ce qui, vu l’éducation qu’il avait reçue, était à peu près la même chose. « Rapide à ce point, doc ? » demanda Dominic. Pasternak acquiesça. « À ce point. – Et fiable à ce point ? insista Brian à son tour. – Cinq milligrammes suffisent. Le stylo en délivre sept. Si quelqu’un y survit, il faudra que ce soit un miracle. Hélas pour la victime, c’est une mort des plus déplaisante, mais ça, on ne peut l’éviter. Je veux dire, on aurait pu recourir à la toxine botulique – c’est une neurotoxine à action éclair – mais elle laisse dans le sang un résidu qui serait décelable lors d’un examen toxicologique post-mortem. En revanche, la succinylcholine se métabolise très bien. La détecter exigerait un autre miracle, à moins qu’un médecin légiste sache précisément quoi rechercher, et ça, c’est improbable. – Quelle rapidité, précisément ? – Vingt à trente secondes, selon la proximité du point d’injection avec un gros vaisseau sanguin, et ensuite, l’agent provoque une paralysie totale. Le sujet ne pourra même pas cligner les yeux. Il ne pourra pas bouger le diaphragme, donc pas de respiration et pas d’oxygène dans les poumons. Le cœur continuera de battre mais comme c’est l’organe qui utilise le plus d’oxygène, il passera en ischémie en quelques secondes – ce qui veut dire que le tissu cardiaque commencera à se nécroser par manque d’oxygène. La douleur sera intense. D’ordinaire, l’organisme dispose d’une réserve d’oxygène. Combien, cela dépend de la condition physique – les obèses en ont moins que les sujets minces. Quoi qu’il en soit, le cœur sera le premier lésé. Il essaiera de continuer de battre, mais cela ne fera qu’accroître la douleur. La mort cérébrale interviendra en trois à six minutes. Jusque-là, le sujet sera en mesure d’entendre mais pas de voir. – Pourquoi pas ? » C’était Brian. « Les paupières finiront sans doute par se clore. Là, il s’agit d’une paralysie totale. Donc, le sujet sera étendu, souffrant le martyre, totalement incapable de bouger, le cœur essayant de faire circuler du sang privé d’oxygène jusqu’à ce que les cellules cérébrales meurent par anoxie. Après cela, il est en théorie possible de maintenir le corps en vie – les cellules musculaires sont les plus longues à résister sans oxygène – mais le cerveau sera mort. OK, ce n’est pas aussi sûr qu’une balle en pleine tête, mais là, ça ne fait pas de bruit, et ça ne laisse pratiquement pas de traces. Quand les cellules cardiaques meurent, elles génèrent des enzymes que l’on recherche lorsqu’on soupçonne un infarctus. De sorte que le légiste qui aura à pratiquer l’examen pensera "infarctus du myocarde" ou "attaque cérébrale" -une tumeur au cerveau peut en être la cause – et peut-être procédera-t-il à une autopsie en ce sens. Mais dès le retour des examens sanguins, le test enzymatique pointera vers l’infarctus aigu, et cela devrait mettre un point final aux recherches. Les examens sanguins ne révéleront pas la succinylcholine parce que celle-ci continue de se métaboliser même après la mort. Ils se retrouveront avec un brusque infarctus aigu du myocarde, et ça, ça arrive tous les jours. Ils chercheront dans le sang un taux élevé de cholestérol ou d’autres facteurs de risque ; mais rien ne changera le fait que le sujet sera mort d’une cause qu’ils ne pourront jamais identifier. – Bon Dieu…, souffla Dominic. Putain, doc, qu’est-ce qui vous a pris de vous lancer là-dedans ? – Mon petit frère était vice-président chez Cantor Fitzgerald, fut tout ce qu’il crut bon de dire. – Donc, en résumé, on a intérêt à faire gaffe avec ces stylos, hein ? » demanda Brian. La raison que lui avait donnée le toubib lui suffisait amplement. « À votre place, c’est en effet ce que je ferais, oui », leur conseilla Pasternak. 17 Le petit renard rouge et la première haie Ils quittèrent Dulles International sur un vol British Airways, qui se trouva être un 747 dont son propre père avait dessiné les surfaces de contrôle vingt-sept ans plus tôt. Dominic se rendit compte qu’il portait encore des couches à l’époque et que pas mal d’eau avait coulé sous les ponts depuis. Tous deux possédaient des passeports neufs à leur propre nom. Tous les autres documents importants étaient sous forme cryptée sur le disque dur de leurs portables, accompagnés de modems et de logiciels de communication, eux aussi cryptés. Ceci mis à part, ils étaient en tenue sport, comme la plupart des autres passagers de première. L’hôtesse papillonnait avec efficacité, distribuant à tout le monde des amuse-gueule, accompagnés de vin blanc pour les deux frères. Ils prirent de l’altitude et la nourriture était correcte – à peu près ce qu’on peut espérer de mieux en avion – tout comme le choix des films : Brian choisit Independence Day tandis que Dominic optait pour Matrix. Tous deux adoraient la science-fiction depuis qu’ils étaient mômes. Dans leur poche de veston, ils avaient des stylos en or. Les recharges étaient dans leur trousse de rasage, emballée avec leurs bagages de soute. Ils avaient encore six heures de vol jusqu’à Heathrow et tous deux espéraient pouvoir dormir un peu d’ici là. « Pas d’hésitations, Enzo ? demanda doucement Brian. – Non, répondit Dominic. Pour autant que tout marche. » Les cellules des prisons britanniques n’étaient pas réputées pour la qualité de leurs sanitaires, s’abstint-il d’ajouter. Ce n’était peut-être pas un problème pour un officier de marines, mais ce serait positivement humiliant pour un agent assermenté du FBI. « Faut l’espérer. Allez, bonne nuit, frérot. – Reçu cinq sur cinq, tête de nœud. » Et tous deux jouèrent avec les commandes compliquées de leurs sièges pour les mettre en position couchette. Et c’est ainsi que l’Atlantique défila sous eux durant quatre mille cinq cents kilomètres. De retour à son appartement, Jack Junior savait que ses cousins étaient partis outre-Atlantique et, même si on ne lui avait pas expliqué au juste la raison de leur mission, il ne fallait pas un bien grand effort d’imagination pour la deviner. On pouvait être certain qu’Ouda ben Sali ne passerait pas la semaine. Jack l’apprendrait par le trafic matinal émanant de Thames House et il se surprit à se demander ce que diraient les Rosbifs, s’ils en manifesteraient de l’excitation et ou des regrets. Sans doute apprendrait-il pas mal de choses sur la méthode employée. Cela excitait sa curiosité. Il avait passé suffisamment de temps à Londres pour savoir que les armes à feu étaient mal vues par là-bas, sauf s’il s’agissait d’une élimination commanditée par le gouvernement. Dans un tel cas – si par exemple le SAS se débarrassait d’un individu qui déplaisait tout particulièrement au 10 Downing Street -, la police savait ne pas trop pousser son enquête. Peut-être quelques interrogatoires pour la forme, juste de quoi instruire le dossier avant de le glisser dans le placard des affaires « non élucidées » où il prendrait peu à peu la poussière sans susciter trop d’intérêt. Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre ce genre de choses. Mais il allait s’agir en l’occurrence d’une exécution faite par des Américains sur le sol britannique et cela, il en était certain, ne ravirait pas du tout le gouvernement de Sa Gracieuse Majesté. C’était une question territoriale. En outre, ce n’était pas une action officielle du gouvernement américain. Du point de vue de la loi, il s’agissait d’un meurtre avec préméditation, acte que tout gouvernement réprimait avec la plus extrême sévérité. Donc, quoi qu’il advienne, il espérait que ses cousins seraient prudents. Même son père ne pourrait pas grand-chose pour eux en cas de pépin. « Oh, Ouda, tu es une bête ! » s’exclama Rosalie Parker quand enfin il roula sur le côté. Elle regarda sa montre. Il était en retard et elle avait un rendez-vous juste après déjeuner avec un cadre du pétrole de Dubaï. Un brave vieux, plutôt gentil, et qui avait le pourboire facile, même s’il lui avait dit un jour qu’elle lui faisait penser à l’une de ses filles préférés, le vieux saligaud. « Reste cette nuit, pressa Ouda. – Je ne peux pas, chou. Je dois aller chercher ma mère pour déjeuner et l’emmener faire des courses chez Harrods. Mon Dieu, j’aurais déjà dû être partie, dit-elle avec une excitation habilement feinte, se rasseyant d’un bond. – Non. » Ouda la prit par l’épaule et l’attira en arrière. « Oh, espèce de démon ! » Petit rire et sourire chaleureux. « Il s’appelle Shahatin, rectifia Ouda. Et il ne fait pas partie de ma famille. – Eh bien, on peut dire que tu sais épuiser une fille, Ouda. » Non que ce soit une mauvaise chose, mais elle avait à faire. Elle se leva donc, récupéra ses vêtements épars – il avait tendance à les jeter au sol. « Rosalie, mon amour, il n’y a que toi », gémit-il. Et elle savait que c’était un mensonge. C’était elle qui lui avait présenté Mandy… « Est-ce bien vrai ? demanda-t-elle. – Oh, l’autre… Elle est bien trop maigre. Elle ne mange pas. Elle n’est pas comme toi, ma princesse. – Tu es si adorable. » Se pencher, l’embrasser, puis enfiler le soutien-gorge. « Ouda, tu es le meilleur, et de loin », roucoula-t-elle. Ça flattait toujours la vanité masculine, et sa vanité était particulièrement développée. « Tu dis ça juste pour me faire plaisir, l’accusa Sali. – Me prendrais-tu pour une comédienne ? Ouda, tu me fais grimper aux rideaux. Mais il faut que j’y aille, chou. – Comme tu voudras. » Il bâilla. Il décida de lui acheter des souliers le lendemain. Il y avait une nouvelle boutique Jimmy Choo près de son bureau et il avait l’intention d’aller y faire un tour. Elle chaussait un petit 38. Il aimait bien ses pieds, en fait. Rosalie fila vers la salle de bains s’inspecter dans la glace. Ses cheveux étaient en désordre – Ouda n’arrêtait pas de les ébouriffer, comme pour marquer sa propriété. Quelques coups de brosse la rendirent presque présentable. « Faut vraiment que j’y aille, chou. » Elle se pencha pour l’embrasser de nouveau. « Te lève pas. Je sais où est la porte. » Un ultime baiser, qui s’attarde, comme une invite… pour la prochaine fois. Ouda était le plus régulier des clients. Et elle comptait bien revenir. Mandy était bonne, c’était une amie, mais elle, elle savait s’y prendre avec ces métèques, et surtout, elle n’avait pas besoin de se priver comme ces putains de mannequins. Mandy avait trop de clients réguliers américains ou européens pour pouvoir manger normalement. Dehors, elle héla un taxi. « Je vous conduis où, ma belle ? demanda le chauffeur. – New Scotland Yard, je vous prie. » Il était toujours déroutant de se réveiller à bord d’un avion, même avec des fauteuils confortables. Les rideaux des hublots se relevèrent et les lumières de cabine s’allumèrent ; les écouteurs diffusaient des nouvelles qui n’étaient peut-être pas si nouvelles que ça ; comme c’étaient des infos britanniques, ce n’était pas facile à savoir. On leur servit le petit déjeuner -graisses à volonté, arrosées d’un authentique café Star-bucks qui valait bien un six, peut-être même un sept sur dix. Par le hublot sur sa droite, Brian avisa les vertes prairies d’Angleterre au lieu de l’ardoise noire de l’océan agité qui avait défilé sous eux durant son sommeil, heureusement sans rêves. Les deux jumeaux les redoutaient à présent, à cause du passé qu’ils avaient vécu et de l’avenir qu’ils appréhendaient malgré leur engagement total. Vingt minutes encore et le 747 se posa en douceur sur la piste d’Heathrow. Le passage de l’immigration ne fut qu’une formalité – de ce côté, les Rosbifs étaient plus doués que les Américains, estima Brian. Leurs bagages arrivèrent assez vite sur le carrousel et, bientôt, ils gagnaient la station de taxis. « Je vous conduis où, messieurs ? – Hôtel Mayfair, Stratton Street. » Le chauffeur acquiesça sans un mot et prit la route de la capitale. Le trajet vers l’est prit une trentaine de minutes avec le début des embouteillages matinaux. Ce séjour en Angleterre était une première pour Brian, contrairement à Dominic. Le spectacle était agréable pour ce dernier, à la fois neuf et captivant pour le premier. Brian avait l’impression de se sentir chez lui, si ce n’est que les gens conduisaient du mauvais côté de la route. Au premier abord, les conducteurs lui parurent en outre plus courtois, mais c’était difficile à juger. Il nota au moins un terrain de golf aux pelouses vert émeraude mais, en dehors de cela, l’heure de pointe n’était pas si différente de ce qu’elle pouvait être à Seattle. Une demi-heure plus tard, ils contemplaient Green Park, qui était en effet d’un vert superbe, puis le taxi prit à gauche et, deux rues plus loin, à droite, il s’arrêta devant leur hôtel. Juste de l’autre côté de la rue se trouvait un concessionnaire Aston-Martin, dont les voitures étincelaient comme autant de diamants dans la vitrine de Tiffany à New York. Un quartier chic, pas de doute. Même si Dominic était déjà venu à Londres, il n’était pas descendu ici. Les hôtels européens auraient pu donner des leçons à n’importe quel établissement d’Amérique question service et hospitalité. En six minutes, ils se trouvaient dans leurs deux chambres communicantes. Les baignoires étaient assez vastes pour qu’un requin puisse s’y ébrouer, et les serviettes étaient accrochées sur des chauffe-serviettes. Le mini-bar offrait un choix généreux – même si les prix ne l’étaient pas. Les deux jumeaux prirent le temps de se doucher. Il n’était après tout que neuf heures moins le quart et puisque Berkeley Square était à cent mètres à peine, ils en profitèrent pour descendre faire un tour du côté du refuge où chantaient les rossignols. Dominic donna une bourrade à son frère et lui fit signe de regarder à gauche. « On dit que le MI5 avait un immeuble par-là, autrefois, en haut de Curzon Street. Pour te rendre à l’ambassade, tu montes tout en haut, tu prends à gauche, deux rues, puis à droite, et ensuite à gauche sur Grosvenor Square. Le bâtiment est moche, mais c’est notre gouvernement. Et notre ami vit tout près… là-bas, de ce côté du lac, à un demi-pâté de maisons de la Westminster Bank. C’est l’hôtel particulier avec le cheval sur l’enseigne. – Ça m’a l’air rupin, comme quartier, observa Brian. – Ça, tu l’as dit, confirma Dominic. Ces baraques valent une fortune. La plupart sont divisées en appartements mais notre ami Ouda l’a toute pour lui, un vrai Disneyland de sexe et de débauche. Hmm…, fit-il en avisant une fourgonnette de British Telecom parquée une vingtaine de mètres plus loin. Je parie que c’est l’équipe de surveillance… pas vraiment discret. » Il n’y avait personne de visible à bord mais c’était parce que les vitres avaient été recouvertes de plastique opaque. C’était le seul véhicule bon marché de toute la rue -dans le coin, tout le monde possédait au moins une Jaguar. Mais la reine du quartier, c’était la Vanquish noire garée de l’autre côté du parc. « Putain… sacrée bagnole », observa Brian. Et de fait, même ainsi, garée au bord du trottoir devant la maison, elle donnait l’impression de rouler déjà à cent soixante. « Le top, c’est d’avoir la McLaren. Un million de dollars, mais, à ce prix-là, pas de place pour les bagages. Rapide comme un avion de chasse. Enfin, la caisse que tu regardes, vieux, elle vaut quand même son quart de million. – Meeerde…, réagit Brian. Tant que ça ? – Elles sont faites main, Aldo, par des gars qui bossent à leurs heures perdues au plafond de la chapelle Sixtine. Ouais, c’est une sacrée bagnole. J’aimerais bien pouvoir m’en payer une. Tu pourrais monter le moteur sur un Spitfire et descendre quelques Boches avec, qui sait… – Ça doit sans doute biberonner un max, observa Brian. – Oh… ma foi, tout a son prix en ce bas monde… Merde, voilà notre bonhomme. » Juste à cet instant, en effet, la porte de la maison s’ouvrit et un jeune homme en sortit. Il portait un costume trois pièces, gris anthracite. Il s’immobilisa à mi-perron pour regarder sa montre. Comme à un signal, un taxi londonien noir descendit la pente et l’homme finit de descendre les marches pour sauter dedans. Un mètre soixante-quinze, soixante-dix-huit, soixante-quinze kilos, estima Dominic. Un mince filet de barbe noire, comme un pirate de cinéma. Le connard devrait arborer un sabre… mais non. « Plus jeune que nous », observa Brian alors qu’ils continuaient de marcher. Puis, sur l’initiative de Dominic, ils traversèrent le parc pour revenir par l’autre côté, ralentissant pour jeter un regard d’envie sur l’Aston-Martin avant de poursuivre leur chemin. L’hôtel avait une cafétéria où ils prirent un café avec un petit déjeuner léger – croissants et confiture. « J’aime pas trop l’idée de cette surveillance policière sur notre oiseau, dit Brian. – C’est inévitable. Les Rosbifs doivent le trouver un peu louche, eux aussi. Mais il va juste avoir un infarctus aigu, souviens-toi. C’est pas comme si on le flinguait, même avec une arme à silencieux. Pas de bruit, pas de traces. – Bon, d’accord, on le suit jusqu’au centre, mais si ça paraît pas bon, on laisse tomber et on prend du recul pour réfléchir, OK ? – D’accord. » Ils devraient redoubler de prudence. Dominic allait sans doute prendre la tête, parce que son boulot serait de repérer la filature policière. Mais, d’un autre côté, il était inutile d’attendre trop longtemps. Ils étaient venus jeter un coup d’œil à Berkeley Square juste pour tâter le terrain, et dans l’espoir de repérer visuellement leur cible. Mais l’endroit ne valait rien pour une action, pas avec cette équipe de surveillance à trente mètres de là. « La bonne nouvelle, c’est que son suiveur est censé être un bleu. Si j’arrive à identifier le gars, alors, dès qu’on est prêts, tu lui rentres dedans et… merde, je sais pas, moi, le mien, je lui demande mon chemin, par exemple. Tu n’auras besoin que d’une seconde pour intervenir. Ensuite, on repart chacun de son côté comme si de rien n’était. Même si des passants crient pour appeler une ambulance, tu te retournes juste, mine de rien, et tu poursuis ta route. » Brian récapitula mentalement la procédure. « Il faudra d’abord qu’on repère l’endroit. – Entendu. » Ils finirent leur petit déjeuner sans en dire plus. Sam Granger était déjà au bureau. Il était trois heures quinze du matin quand il entra et alluma son ordinateur. Les jumeaux étaient arrivés à Londres aux alentours d’une heure – pour lui – et son petit doigt lui disait qu’ils n’allaient pas traîner avec leur mission. Cette première opération allait valider – ou non – cette idée de bureau virtuel mise au point au Campus. Si tout se déroulait conformément au plan, il serait informé de la progression de l’opération encore plus vite que Rick Bell avec ses infos récupérées sur le service de messagerie interne du renseignement. Venait à présent la partie qu’il avait toujours su qu’il détesterait : attendre que les autres aient accompli la mission qu’il avait concoctée tout seul dans sa tête, derrière son bureau. Le café aidait. Un cigare aurait été encore mieux, mais il n’en avait pas. C’est à cet instant que sa porte s’ouvrit. C’était Gerry Hendley. « Toi aussi ? » fit Sam, à la fois surpris et amusé. Hendley sourit. « Ma foi… la première fois, pas vrai ? Je n’arrivais pas à dormir. – Je comprends. Pas de jeu de cartes ? – J’aurais bien voulu. » Hendley se débrouillait à vrai dire fort bien aux cartes. « Des nouvelles des frangins ? – Pas un mot. Ils sont arrivés à l’heure, sans doute sont-ils à leur hôtel en ce moment. J’imagine qu’ils ont pris leur chambre, se sont rafraîchis, sont ressortis faire une petite reconnaissance. L’hôtel n’est qu’à une ou deux rues de la résidence d’Ouda. Merde, à ce que j’en sais, ils pourraient fort bien lui avoir déjà réglé son compte. Le moment s’y prêterait. C’est à peu près l’heure où il se rend à son travail, si les gars sur place ont bien cerné ses habitudes et, de ce côté, je pense qu’on peut leur faire confiance. – Ouais, à moins qu’il reçoive un coup de fil imprévu, ou qu’il ait vu un truc dans le journal qui ait capté son attention, ou que sa chemise préférée ait été mal repassée. La réalité est analogique, Sam, pas numérique, souviens-toi. – Comme si on ne le savait pas », approuva Granger. Le quartier des finances avait exactement l’aspect auquel on pouvait s’attendre, quoique plus intime que les tours-cibles de verre et d’acier de New York. Il y en avait également quelques-unes ici, bien sûr, mais elles n’étaient pas aussi oppressantes. À quelques numéros de l’endroit où les déposa leur taxi, se dressait un fragment de l’ancien mur d’enceinte romain qui avait entouré la garnison de Londinium, site choisi pour ses puits de bonne qualité et son large fleuve. Les gens ici étaient pour la plupart vêtus avec élégance, notèrent-ils, et les boutiques très haut de gamme, dans une ville où déjà bien peu de choses étaient bas de gamme. La cohue était assez importante, avec des masses de gens qui se déplaçaient sans traîner et avec détermination. Il y avait également un grand nombre de pubs, dont la plupart avaient des ardoises près de la porte pour indiquer le menu. Les jumeaux en choisirent un d’où l’on pouvait voir sans peine la tour Lloyd’s. Détail agréable, il était pourvu de tables à l’extérieur, comme si c’était un restaurant romain près de la place d’Espagne. Le ciel limpide démentait la réputation de Londres. Les deux jumeaux étaient suffisamment bien habillés pour ne pas avoir trop l’air de touristes amerloques. Brian avisa un distributeur de billets et y retira un peu de liquide qu’il partagea avec son frère, puis ils commandèrent des cafés – ils étaient trop américains pour demander du thé – et attendirent. À son bureau, Sali travaillait sur son ordinateur. Il avait une occasion d’acheter un hôtel particulier à Belgravia – un quartier encore plus chic que le sien – à huit millions et demi de livres, ce qui n’était pas vraiment une affaire, mais n’était pas non plus excessif. Il pourrait sûrement le louer pour une coquette somme, et la parcelle était en pleine propriété foncière, ce qui voulait dire qu’en achetant les murs, il achetait également le terrain, au lieu de devoir payer un loyer foncier au duc de Westminster. Un loyer pas excessif, certes, mais ça faisait toujours un surcoût. Il prit note d’aller y jeter un coup d’œil dans la semaine. En dehors de ça, les fluctuations monétaires étaient plutôt modérées. Cela faisait plusieurs mois déjà qu’il jouait épisodiquement sur les taux de change, mais il ne pensait pas avoir la formation suffisante pour ça. Du moins, pas encore. Peut-être aurait-il l’occasion d’en discuter avec quelques spécialistes. Tout s’apprenait et, avec plus de deux cents millions de livres à sa disposition, il était en mesure de jouer sans trop rogner sur la fortune paternelle. En fait, il avait gagné cette année près de neuf millions de livres, ce qui n’était pas si mal. Durant l’heure qui suivit, il resta assis derrière son ordinateur à surveiller les tendances – la tendance est ton amie -, pour tenter de voir comment elles s’orientaient. Le coup, il le savait, c’était de les repérer assez tôt suffisamment pour acheter bas avant de revendre haut -mais même s’il progressait, il ne maîtrisait pas encore tout à fait ce talent bien particulier. Sinon, son portefeuille aurait enregistré une plus-value de trente et un millions au lieu de tout juste neuf. La patience, songea-t-il, était une vertu bougrement difficile à acquérir. C’était tellement mieux d’être jeune et brillant. Son bureau était également doté d’un téléviseur, bien sûr, et il l’alluma sur une chaîne financière américaine qui évoquait des prévisions de baisse de la livre par rapport au dollar, même si les raisons étaient loin d’être convaincantes, aussi se garda-t-il d’acheter trente millions de dollars par pur jeu spéculatif. Son père l’avait mis en garde contre la spéculation, et puisqu’il s’agissait de l’argent paternel, il avait écouté attentivement et répondu aux souhaits du vieux bougre. Sur les dix-neuf derniers mois, il n’avait perdu que trois millions de livres, et l’essentiel de ces erreurs datait déjà de plus d’un an. Le portefeuille immobilier en revanche se tenait fort bien. Il achetait surtout des biens à de vieux Anglais pour les revendre quelques mois plus tard à ses compatriotes qui le payaient en général en espèces ou par virement électronique. Dans l’ensemble, il se considérait comme un spéculateur immobilier d’un talent certain – et grandissant. Et avant tout, bien sûr, comme un superbe amant. Il était bientôt midi et déjà tout son corps se languissait de Rosalie. Serait-elle disponible ce soir ? Pour mille livres, elle avait intérêt, estima Ouda. Aussi, juste avant l’heure, il décrocha son téléphone et pressa la touche mémoire numéro neuf. « Ma Rosalie bien-aimée, c’est Ouda. Si tu peux passer ce soir vers sept heures et demie, j’aurai un joli cadeau à t’offrir. Tu connais mon numéro, ma chérie. » Et il raccrocha. Il attendrait jusqu’à seize heures et quelques et, si elle ne rappelait pas, il appellerait Mandy. Rares étaient les journées où l’une ou l’autre n’était pas disponible. Ces jours-là, il préférait croire qu’elles passaient leur temps à faire des courses ou dîner avec des amis. Après tout, qui d’autre les payait mieux que lui ? Et il voulait voir son visage quand elle découvrirait ses nouveaux souliers. Les Anglaises craquaient vraiment pour ce Jimmy Choo. À ses yeux pourtant, ces chaussures semblaient d’un inconfort grotesque, mais les femmes restent les femmes. Pour assouvir ses fantasmes, lui pilotait son Aston-Martin. Les femmes préféraient avoir mal aux pieds. Il ne fallait pas chercher à les comprendre. Brian trouva bien ennuyeux de rester assis là à contempler l’immeuble de la Lloyd’s. En outre, c’était une agression pour les yeux. La bâtisse était plus que banale, elle était franchement hideuse, comme une usine DuPont toute vitrée où l’on fabriquerait du gaz neurotoxique ou une autre substance chimique délétère. C’était probablement aussi peu conseillé de rester trop longtemps à contempler ce genre de chose. Il y avait quelques boutiques dans cette rue, là encore pas vraiment bon marché. Un tailleur pour hommes et plusieurs équivalents pour dames, et ce qui ressemblait à un chausseur de luxe. C’était le seul article qui ne l’intéressait pas tant que ça. Il avait une jolie paire de bottes en cuir habillées – celles qu’il portait présentement -, une bonne paire de baskets qu’il avait achetées un jour qu’il valait mieux oublier, et quatre paires de rangers, deux noires et deux de la couleur chamois qu’affectionnait le corps des marines – hormis pour les défilés et autres cérémonies officielles qui concernaient toutefois rarement ces bouffeurs de serpents qu’étaient les membres de la force de reconnaissance. Tous les marines étaient censés être des soldats « élégants », mais la variété bouffeuse de serpents était considérée comme issue de la branche familiale dont on aimait mieux ne pas parler. Et il n’avait pas encore digéré la fusillade de la semaine passée. Même ceux qu’il avait traqués en Afghanistan n’avaient jamais tenté délibérément de tuer des femmes et des enfants… du moins, à sa connaissance. C’étaient des barbares, sûr, mais même les barbares étaient censés avoir des limites. Hormis la bande de types avec qui ce gars jouait. C’était pas viril – d’abord, même sa barbe ne l’était pas. Celle des Afghans, oui, mais ce type ressemblait plutôt à une espèce de maquereau. Il était, en bref, indigne de l’acier des marines, pas un homme à tuer mais plutôt un cafard à éliminer. Même s’il conduisait une voiture qui équivalait à la solde d’un capitaine de marines en dix ans, avant impôts. Un officier de marines pourrait encore économiser pour s’acheter une Corvette mais non, il fallait qu’il roule dans la petite-fille de la voiture de James Bond, sans doute pour s’assortir aux putes qu’il louait. On pouvait le traiter de tout un tas de noms, mais celui d’« homme » n’était sûrement pas du lot, estima le marine, s’échauffant mentalement en vue de la mission. « Taïaut, Aldo », dit Dominic, en posant de l’argent sur la table pour régler la note. Tous deux se levèrent et commencèrent par s’éloigner de l’objectif. Parvenus à l’angle de la rue, ils s’arrêtèrent, puis se retournèrent comme pour chercher des yeux quelque chose… Et là, il y avait Sali… … et son suiveur. Vêtu comme un ouvrier – de luxe. Dominic constata qu’il sortait également tout juste d’un pub. Vraiment un bleu. Ses yeux étaient un peu trop obstinément fixés sur le sujet, même s’il se tenait quand même en retrait, d’une cinquantaine de mètres, manifestement pas inquiet d’être repéré par la cible. Sali n’était sans doute pas le plus alerte des sujets, faute d’avoir reçu une formation en contre-surveillance. Il devait à coup sûr se juger parfaitement en sécurité. Et sans doute aussi très malin. Tous les hommes avaient leurs illusions. Les siennes allaient se révéler plus graves que la normale. Les jumeaux scrutèrent la rue. Des centaines de personnes alentour. Des tas de voitures. La visibilité était bonne – un peu trop, même – mais Sali s’offrait à eux comme par un fait exprès, et c’était une occasion trop bonne pour qu’on la laisse passer… « Plan A, Enzo ? » demanda soudain Brian. Ils en avaient élaboré trois, plus le signal d’annulation. « Bien reçu, Aldo. Allons-y. » Ils se séparèrent, prenant des directions différentes dans l’espoir que Sali tournerait vers le pub où ils s’étaient tapé leur méchant café. Tous deux avaient chaussé des lunettes noires pour masquer la direction de leur regard. Dans le cas d’Aldo, c’était celle de l’espion qui filait Sali. C’était sans doute parfaitement routinier pour lui, une activité à laquelle il se livrait depuis plusieurs semaines, et on ne peut pas faire quelque chose aussi longtemps sans tomber dans la routine, anticiper ce que le sujet s’apprête à faire, se polariser sur lui et en oublier de scruter la rue comme on était censé le faire. Mais il travaillait à Londres, peut-être chez lui, un endroit où il était convaincu de connaître tout ce qu’il y avait à savoir et de n’avoir rien à redouter. Illusions d’autant plus dangereuses. Son seul boulot était de surveiller un individu pas vraiment suspect pour lequel Thames House nourrissait un intérêt inexpliqué. Les habitudes de l’individu en question étaient bien établies et il n’était un danger pour personne, du moins, pas à son niveau. Un riche enfant gâté, c’est tout. L’homme était à présent en train de prendre à gauche après avoir traversé la rue. Apparemment parti pour faire des courses. Des chaussures pour une de ses nanas, supposa l’agent du Service de sécurité. Des cadeaux plus reluisants que ceux qu’il pouvait offrir à sa fiancée, bougonna mentalement l’espion. Ils avaient une jolie paire de chaussures en vitrine, nota Sali, en cuir noir avec des anneaux d’or. Il remonta d’un bond sur le trottoir, puis prit à gauche dans la direction de l’entrée de la boutique, souriant en s’imaginant déjà l’éclat que Rosalie aurait dans les yeux quand elle ouvrirait la boîte. Dominic sortit son plan Chichester du centre de Londres, un petit recueil rouge qu’il ouvrit au moment où il arrivait à hauteur de la cible, sans même lui adresser un regard, laissant sa vision périphérique s’acquitter de la tâche. Ses yeux étaient fixés sur le suiveur. Il avait l’air encore plus jeune que son frère et lui, c’était sans doute son premier boulot au sortir de l’école de formation, raison même pour laquelle on lui avait assigné une cible facile. Il devait être un brin nerveux, d’où les yeux fixes et les poings serrés. Dominic n’était pas bien différent un an plus tôt, à Newark : jeune et candide. Il s’arrêta et tourna rapidement, évaluant la distance entre Brian et Sali. Brian allait faire exactement la même chose, bien sûr, et son boulot était de synchroniser ses mouvements avec ceux de son frère qui menait la danse. OK. Encore une fois, sa vision périphérique reprit le dessus, jusqu’aux tout derniers pas. Puis ses yeux se fixèrent sur le suiveur. Les yeux de l’Anglais le remarquèrent et la direction de son regard changea également. Il s’arrêta presque machinalement et entendit alors le touriste yankee lui demander, l’air stupide : « Excusez-moi, mais pourriez-vous me dire où… » Et de brandir son guide pour illustrer à quel point il était perdu. Brian glissa la main dans sa poche de pardessus et en sortit le stylo en or. Il fît pivoter la pointe et la bille noire se rétracta pour laisser place à une aiguille en iridium quand il pressa le clip d’obsidienne. Ses yeux se rivèrent sur l’individu. Parvenu à moins d’un mètre de distance, il fit un demi-pas sur la droite comme pour éviter quelqu’un qui n’était pas là, et rentra dans Sali. « La Tour de Londres ? Eh bien, vous allez juste par là », dit le gars du MI5 en se retournant pour indiquer la direction. Parfait. « Excusez-moi », dit Brian qui laissa l’homme avancer d’un demi-pas sur sa gauche et le stylo redescendit dans un mouvement de poinçon vers l’arrière, cueillant l’individu en plein dans la fesse droite. La pointe de la seringue pénétra peut-être de trois millimètres sous la peau. Libérée, la charge de gaz carbonique injecta ses sept milligrammes de succinylcholine dans le tissu du plus gros muscle de l’anatomie de Sali. Et Brian Caruso continua de marcher. « Oh, merci, vieux », fit Dominic, fourrant le Chichester de nouveau dans sa poche et faisant un pas dans la bonne direction. Quand il se fut éloigné du suiveur, il s’arrêta et se retourna – ce n’était pas professionnel, et il le savait – pour voir Brian remettre le stylo dans sa poche de pardessus. Son frère se massa alors le nez, signal convenu pour dire : mission accomplie. Sali grimaça à peine sous le choc ou la piqûre – il n’aurait su dire – aux fesses, mais rien de bien grave. Sa main droite se porta en arrière pour masser l’endroit mais la douleur se dissipa immédiatement et, avec un haussement d’épaules, il continua de se diriger vers le marchand de chaussures. Il fit peut-être une dizaine de pas encore et puis se rendit compte… … que sa main droite tremblait, oh, imperceptiblement. Il s’immobilisa pour la regarder, y portant la main gauche… … qui tremblait, elle aussi. Pourquoi diable…… ses jambes se dérobèrent sous lui et son corps tomba à la verticale sur le trottoir en ciment. Ses rotules rebondirent littéralement à la surface, un choc douloureux, très douloureux, même. Il voulut prendre une profonde inspiration pour chasser la douleur et l’embarras… … mais rien ne se passa. La succinylcholine avait à présent imprégné tout son organisme en neutralisant toutes les interfaces neuromusculaires existantes. Les derniers muscles à se déconnecter furent ceux des paupières et Sali, le visage se rapprochant désormais à grande vitesse du trottoir, ne se vit pas le heurter. À la place, il fut enveloppé par les ténèbres – en fait, des ténèbres rougies par la lumière à basse fréquence qui filtrait à travers la mince membrane des paupières. Très vite, son cerveau fut submergé d’abord par la confusion… bientôt suivie par la panique. Que se passe-t-il ? se demanda son esprit avec insistance. Il avait la sensation de ce qui se passait. Son front reposait sur la surface rêche du ciment semi-lissé. Il pouvait entendre les pas des gens sur sa gauche et sa droite. Il voulut tourner la tête – non, il devait d’abord ouvrir les yeux… … mais ils ne s’ouvrirent pas. Que… ! ?… il ne respirait pas… … il s’intima l’ordre de respirer. Comme s’il était sous l’eau dans une piscine et remontait à la surface après avoir retenu son souffle un peu trop longtemps, il dit à sa bouche de s’ouvrir et à son diaphragme de s’abaisser… … mais rien ne se produisit !…… Que se passe-t-il ? hurla son esprit. Son corps opérait selon sa propre programmation. À mesure que le dioxyde de carbone s’accumulait dans ses poumons, des ordres passaient automatiquement pour demander au diaphragme de les dilater afin d’aspirer de l’oxygène pour remplacer l’air empoisonné. Mais rien ne se produisit et, avec ce fragment d’information, son corps fut automatiquement submergé par la panique. L’adrénaline envahit la circulation sanguine – le cœur fonctionnait toujours – et, avec ce stimulant naturel, sa conscience s’accrut et son cerveau passa en surmultiplié… Que se passe-t-il ? se redemanda Sali avec insistance car à présent la panique commençait à prendre le dessus. Son corps le trahissait d’une manière qui défiait l’imagination. Il suffoquait dans le noir sur un trottoir au beau milieu de Londres en plein midi. La surcharge de C02 dans ses poumons ne provoquait pas de réelle douleur mais son corps faisait comme si, en le signalant à son esprit. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond du tout et ça ne tenait pas debout… comme s’il s’était fait heurter en pleine rue par un autobus – non, renverser par un autobus dans sa salle de séjour. Cela survenait trop vite pour qu’il parvienne à l’appréhender totalement. Ça ne rimait à rien et c’était si… surprenant, étonnant, ahurissant. Mais pas moins indéniable… Il continua d’ordonner à son corps de respirer. Il le fallait. Ça n’avait jamais cessé de se produire et donc ça devait continuer. Il sentit juste après sa vessie se vider mais l’éclair de honte fut aussitôt noyé par la panique grandissante. Il pouvait absolument tout sentir. Il pouvait absolument tout entendre. Mais il ne pouvait rien faire. Rien du tout. C’était comme si on l’avait surpris tout nu à la cour du roi à Riyad, un cochon dans les bras… … et puis la douleur commença. Son cœur battait à tout rompre, cent soixante battements par minute à présent, mais il ne faisait qu’envoyer du sang non oxygéné dans le système cardio-vasculaire, et le cœur – seul organe véritablement actif de son organisme – venait de dilapider les ultimes réserves d’oxygène du corps… … et, privées d’oxygène, les fidèles cellules cardiaques, insensibles au myorelaxant qui s’était infiltré dans tout le reste du corps de son propriétaire, se mirent à mourir. C’était la pire douleur que le corps pût connaître, car chaque cellule isolée fut touchée, en commençant par celles du cœur lui-même qui aussitôt signala le danger au reste de l’organisme, mais les cellules mouraient à présent par milliers, et chacune était connectée à une fibre nerveuse qui hurlait au cerveau que la Mort survenait et qu’elle survenait tout de suite… Il ne pouvait même pas grimacer. C’était comme un poignard ardent enfoncé dans sa poitrine, qui tournait et s’enfonçait toujours plus loin. C’était la sensation de la mort, infligée par la main même d’Iblis, la main même de Lucifer… Et c’est à cet instant que Sali vit la Mort arriver, chevauchant une plaine de feu pour s’emparer de son âme, la conduire à la perdition. Avec urgence, mais dans un état de panique interne, Ouda ben Sali se mit à se réciter aussi fort que possible les paroles de la Shahada : Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est Son prophète… Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est Son prophète… Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est Son prophète… … Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est Son prophète… Ses neurones, eux aussi, étaient privés d’oxygène et, eux aussi, se mirent à mourir, et dans ce processus, les données qu’ils contenaient furent noyées dans le brouillard d’une conscience faiblissante. Il vit son père, son cheval préféré, sa mère devant une table pleine de victuailles… et Rosalie, Rosalie qui le chevauchait, son visage en extase qui, quelque part, devint plus lointain… s’effaça en fondu progressif… en fondu… en… … fondu au noir. Des badauds avaient fait cercle autour de lui. Une personne se pencha et dit : « Hé ho, vous allez bien ? » Une question stupide, mais c’était celle que les gens posent en de telles circonstances. Puis cette personne -c’était un représentant en périphériques informatiques qui se rendait au pub voisin pour boire une bière et manger son casse-croûte de midi – lui secoua l’épaule. Il ne rencontra aucune résistance, comme s’il retournait une pièce de viande à l’étal du boucher… Et cela l’effraya encore plus que ne l’aurait fait un pistolet chargé. Aussitôt, il fit rouler le corps sur le dos et tâta le pouls. Il y en avait un. Le cœur battait à tout rompre… mais l’homme ne respirait pas. Nom de Dieu… À dix mètres de là, le suiveur de Sali avait sorti son téléphone mobile et composait le 999. Il y avait une caserne de pompiers à quelques rues d’ici et l’hôpital Guy était juste de l’autre côté du pont de la Tour. Comme bien des espions, il avait commencé à s’identifier au sujet, même s’il le détestait, et la vue de cet homme gisant sur le trottoir l’avait profondément ébranlé. Que lui était-il arrivé ? Une crise cardiaque ? Mais c’était un jeune homme… Brian et Dominic se retrouvèrent dans un pub un peu plus haut que la Tour de Londres. Ils s’installèrent dans une alcôve et à peine s’étaient-ils assis qu’une serveuse vint prendre leur commande. « Deux pintes, lui dit Enzo. – Nous avons de la Tetley Smooth et de la John Smith’s, mon chou. – Laquelle vous buvez, vous ? rétorqua Brian, du tac au tac. – De la John Smith’s, bien sûr. – Alors, deux », commanda Dominic. Il lui prit des mains le menu du déjeuner. « Pas sûr que j’aie envie de manger quelque chose, mais la bière est une bonne idée, dit Brian, saisissant le menu, les mains tremblant encore imperceptiblement. Et une cigarette, peut-être. » Dominic étouffa un rire. Comme tous les mômes, il avait tâté de la cigarette au lycée, mais tous deux avaient renoncé au tabac avant de devenir accro. Du reste, le distributeur de cigarettes à l’angle était tout en bois et sans doute trop complexe à manipuler pour un étranger. Juste au moment où leurs bières arrivaient, ils entendirent la sirène dissonante d’une ambulance, à trois rues de là. « Comment te sens-tu ? demanda Enzo. – Un peu ébranlé, répondit son frère. – Pense à vendredi dernier, suggéra l’agent du FBI au marine. – Je n’ai pas dit que je le regrettais, bougre d’âne. On se sent juste un peu énervés, c’est tout. Tu as distrait le suiveur ? – Ouais, il me fixait droit dans les yeux quand tu as poinçonné l’autre. Ta cible a bien dû parcourir sept ou huit mètres avant de s’écrouler. Je n’ai pas vu la moindre réaction à la piqûre. Et toi ? » Brian fit non. « Pas même un ouille, frérot. » Il but une gorgée. « Dis donc, pas mal, cette bière ! – Ouais, au shaker, pas à la cuillère, Double-Zéro-Sept. » Malgré lui, Brian éclata de rire. « Connard. – Ben, c’est dans ça qu’on s’est recyclés, pas vrai ? » 18 Le départ des fox-hounds Jack Junior le découvrit le premier. Il venait d’attaquer son café et ses beignets, et il avait allumé son ordinateur, pour examiner d’abord le trafic de la CIA à destination de la NSA : or, en tête de la liste électronique de messages, il découvrit une alerte prioritaire Flash demandant à la NSA de prêter une attentation toute particulière aux « associés connus » d’Ouda ben Sali qui serait, au dire des Britanniques relayés par l’agence américaine, mort, manifestement victime d’un infarctus aigu en plein cœur de Londres. Le trafic Flash du Service de sécurité, inclus dans le CIA-gramme, révélait avec une concision toute britannique qu’il s’était écroulé en pleine rue sous les yeux de leur agent de surveillance et que la victime avait été aussitôt évacuée en ambulance à l’hôpital Guy où « l’on n’avait pas réussi à le ranimer ». Le corps se trouvait à présent à la morgue, concluait le MI5. À Londres, Bert Willow, inspecteur de la Branche spéciale, appela l’appartement de Rosalie Parker. « Allô ? » La voix était charmante, mélodieuse. « Rosalie ? Ici, l’inspecteur Willow. Nous avons besoin de vous voir au plus vite au Yard. – J’ai peur d’être occupé, Bert. J’ai un client qui doit arriver d’une minute à l’autre. Ça va prendre dans les deux heures. Je peux venir directement après. Est-ce que ça ira ? » À l’autre bout du fil, l’inspecteur poussa un gros soupir mais non, ce n’était vraiment pas si urgent. Si Sali était mort d’une overdose – la cause la plus probable selon lui et ses collègues -, il n’avait pas obtenu sa drogue de Rosalie qui n’était ni accro ni dealeuse. Ce n’était pas une fille stupide. Son boulot était trop lucratif pour qu’elle prenne un tel risque. Son dossier indiquait même qu’elle se rendait parfois à l’église. « Très bien », lui dit Bert. Il était curieux de savoir comment elle prendrait la nouvelle mais il n’escomptait pas de révélation bouleversante de ce côté. « Excellent. À plus », fit-elle avant de raccrocher. À l’hôpital, le corps était déjà en salle d’autopsie. Il avait été déshabillé et déposé sur le dos sur une table en inox quand le médecin légiste entra. Il s’agissait de Sir Percival Nutter, soixante ans, chirurgien distingué et chef du service de médecine légale de l’établissement. Ses techniciens avaient déjà prélevé 1 000 centimètres cubes de sang pour le labo. C’était une quantité énorme, mais ils comptaient effectuer tous les tests sanguins connus. « Très bien, nous avons là le corps d’un sujet mâle d’approximativement vingt-cinq ans – trouvez-moi ses papiers pour avoir les dates exactes, Maria, dit-il dans le micro accroché au plafond qui était relié à un magnétophone. Poids ? » Cette question était destinée à l’interne. « Soixante-treize kilos six. Taille : un mètre soixante-dix-huit, répondit le jeune médecin. – Pas de marques apparentes sur le corps, à première vue, pouvant suggérer un incident cardio-vasculaire ou neurologique. Pourquoi cette hâte, Richard ? Le corps est encore chaud. » Pas de tatouages ni d’autres marques analogues. Lèvres légèrement cyanosées. Ses commentaires officieux seraient bien sûr coupés au montage, mais un corps encore chaud, c’était tout de même inhabituel. « À la demande de la police, monsieur. Il semble que le sujet soit tombé raide mort en pleine rue alors même qu’il était observé par un agent. » Ce n’était pas l’exacte vérité mais pas loin. « Avez-vous constaté des marques d’aiguilles ? demanda Sir Percy. – Non, monsieur, pas la moindre trace. – Donc, qu’en pensez-vous, mon garçon ? » Richard Gregory, le nouvel interne, en était à sa première garde de médecine légale. Il haussa les épaules sous sa blouse verte de chirurgien. « D’après ce que dit la police, vu comme il est tombé, on peut songer à une crise cardiaque ou à un accident cérébral quelconque… à moins que cela ne soit lié à l’usage de drogue. Mais l’homme a l’air en bonne santé pour un drogué, et il n’y a pas de marques d’injection pour appuyer l’hypothèse. – Plutôt jeune pour un infarctus aigu fatal », observa son aîné. Pour lui, le corps aurait aussi bien pu être une banale pièce de viande au marché, ou un chevreuil mort en Écosse, pas l’enveloppe charnelle d’un être humain qui était encore vivant, oh, peut-être deux ou trois heures plus tôt. Fichue malchance pour ce pauvre bougre. Il avait le type vaguement arabe. La peau des mains, lisse, ne suggérait pas un travail manuel, même si le sujet paraissait en bonne forme physique. Il souleva les paupières. Les yeux étaient si bruns qu’ils paraissaient noirs de loin. De bonnes dents, peu de plombages. Dans l’ensemble, un jeune homme qui semblait avoir plutôt pris soin de sa santé. C’était bizarre. Une malformation cardiaque congénitale, peut-être ? Il faudrait qu’ils ouvrent le torse pour s’en assurer. Nutter ne broncha pas – après tout, cela faisait partie de la routine du boulot, et il avait depuis longtemps appris à oublier l’immense tristesse qui s’y associait – mais sur un corps si jeune, cela lui parut une perte de temps, quand bien même la cause de la mort fût assez mystérieuse pour éveiller sa curiosité intellectuelle, voire donner matière à un article dans The Lancet – comme il l’avait fait bien souvent au cours des trente-six dernières années. Au passage, ses dissections de cadavres avaient sauvé la vie de centaines, voire de milliers de personnes, raison pour laquelle il avait choisi comme spécialité la médecine légale. En outre, on n’avait pas trop besoin de parler à ses patients. Pour l’heure, ils allaient attendre le retour des examens du labo d’hématologie. Cela lui fournirait au moins une piste pour ses investigations. Brian et Dominic regagnèrent leur hôtel en taxi. Une fois arrivé, Brian alluma son ordinateur portable et se connecta. Le bref courriel qu’il envoya fut automatiquement crypté et acheminé en moins de quatre minutes. Il estima qu’il faudrait une heure à peu près au Campus pour réagir, à supposer que personne ne se dégonfle, ce qui était improbable. Granger avait l’air d’un gars qui aurait pu faire le boulot lui-même, plutôt coriace, pour un vieux. Sa période chez les marines lui avait enseigné à discerner les vrais durs à la lueur dans le regard. John Wayne avait joué au foot lorsqu’il était sous les drapeaux. Audie Murphy, refusé par un sergent recruteur des marines – à la grande honte du Corps – avait des airs de gamin perdu, mais il avait tué de ses mains plus de trois cents types. Il avait également les yeux froids quand on le provoquait. Les deux frères Caruso se sentaient tout soudain étrangement vides et solitaires. Ils venaient d’assassiner un homme qu’ils ne connaissaient pas et à qui ils n’avaient pas adressé un seul mot. Tout cela leur avait paru parfaitement logique et sensé au Campus, mais l’endroit était devenu bien lointain, tant en distance kilométrique que dans l’immensité spirituelle. L’homme qu’ils avaient tué avait toutefois financé les créatures qui avaient provoqué le massacre de Charlottesville, tué sans pitié des femmes et des enfants et, en facilitant cet acte de barbarie, il s’était rendu lui-même coupable devant la loi et la morale communes. Donc, ce n’était pas non plus comme s’ils avaient éliminé le petit frère de mère Teresa sur le chemin de l’église. Là encore, c’était plus dur pour Brian que pour Dominic, qui s’approcha du minibar et en sortit une canette de bière. Qu’il lança à son frère. « Je sais, dit Brian. Ça lui pendait au nez. C’est comme ça… enfin, c’est pas non plus l’Afghanistan, tu vois ? – Ouais, cette fois, on a dû lui faire ce qu’ils essayaient de te faire à toi. Ce n’est pas notre faute si c’était un méchant. Ce n’est pas notre faute s’il estimait que le massacre du centre commercial était presque aussi bon qu’une bonne baise. Ça lui pendait au nez. Peut-être qu’il n’a tué personne lui-même, mais, merde, il leur a bien payé les armes, OK ? » demanda Dominic, de son ton le plus raisonnable, compte tenu des circonstances. « Je vais pas lui allumer un cierge. C’est juste… mais merde, c’est pas ce qu’on est censé faire dans un monde civilisé. – De quel monde civilisé parles-tu, frangin ? On a zigouillé un gars qui avait besoin de retrouver Dieu. Si Dieu veut lui pardonner, c’est son affaire. Tu sais, il y a des gens qui croient que tout ce qui porte un uniforme est un tueur. Le genre tueur de bébé… – Mouais, ben, c’est de la connerie, rétorqua Brian. Ce qui me fout la trouille… c’est si on devient comme eux… – Eh bien, on peut toujours refuser un boulot, pas vrai ? Et ils nous ont dit qu’ils nous donneraient à chaque fois la raison de l’opération. On ne va pas devenir comme eux, Aldo. Je ferai tout pour l’empêcher. Et toi aussi. En attendant, on a des trucs à faire, d’accord ? – Je suppose. » Brian but une grande lampée de bière et sortit de sa poche de pardessus le stylo en or. Il devait le recharger. Cela prit moins de trois minutes : le bidule était de nouveau prêt à servir. Puis il refit pivoter le corps pour le transformer à nouveau en instrument d’écriture et le remit dans la poche. « Ça va aller, Enzo. C’est juste que tuer quelqu’un en pleine rue n’est pas un acte qu’on fait de gaieté de cœur. Et je persiste à me demander si ce ne serait pas plus logique d’interpeller simplement le bonhomme afin de l’interroger. – Les Rosbifs ont des lois de protection de la personne analogues aux nôtres. S’il réclame un avocat -et tu sais qu’il a reçu une formation en ce sens, n’est-ce pas ? -, les flics ne peuvent même pas lui demander l’heure, exactement comme chez nous. Tout ce qu’il a à faire, c’est sourire et rester bouche cousue. C’est un des inconvénients de la civilisation. C’est valable pour des criminels, je suppose, enfin la plupart, mais ces gars ne sont pas des criminels. C’est une forme de guerre, pas de criminalité. C’est bien là le problème et on peut difficilement menacer un type qui veut mourir dans l’accomplissement de son devoir. Tout ce que tu peux faire, c’est l’arrêter, et arrêter une personne dans son genre, ça veut dire que son cœur doit cesser de battre. » Nouvelle lampée de bière. « Ouais, Enzo, t’as raison. Je me demande qui est notre prochaine cible. – Donne-leur une heure pour digérer ça. Ça te dit de faire un tour ? – Ça marche. » Brian se leva et, une minute après, ils étaient de nouveau dans la rue. C’était un peu trop voyant. Le fourgon de British Telecom était en train de s’éloigner mais l’Aston-Martin était toujours là. Il se demanda si les Britanniques allaient maquiller une perquisition en cambriolage pour récupérer éventuellement des indices intéressants, mais ce coupé sport noir trônait toujours, abandonné, au bord du trottoir, et c’est sûr qu’il en jetait. « Tu regrettes de ne pas t’être lancé dans l’immobilier ? demanda Brian. – Je pourrais pas la conduire chez nous. Le volant est du mauvais côté », fit observer Dominic. Mais son frère avait raison. C’était une honte de voir une telle bagnole ainsi gaspillée. Berkeley Square était un coin sympa, mais tout juste assez grand pour promener des bébés dans l’herbe et prendre le soleil avec un peu d’air pur. L’hôtel particulier serait sans doute vendu, également, et pour une somme rondelette. Des avocats -plutôt des notaires, ici – se chargeraient de régler la paperasse, prélevant leur part avant de restituer la nue-propriété à la famille – mais quelle famille pouvait bien nourrir un tel serpent ? « T’as pas faim ? – Je me mettrais bien un petit quelque chose sous la dent », concéda Brian. Ils marchèrent donc encore un peu. Ils se dirigèrent vers Piccadilly et trouvèrent un établissement baptisé le Prêt à Manger, en français dans le texte, qui servait des sandwiches et des boissons fraîches. Après avoir passé au total quarante minutes dehors, ils regagnèrent l’hôtel et Brian ralluma son ordinateur. mission accomplie confirmée par des sources locales, disait le message du Campus, qui poursuivait : réservations confirmées vol ba0943 départ heathrow demain 07 : 55 arrivée munich 10 : 45. billets au guichet. Il y avait toute une page de détails, suivie du mot fin. « OK, observa Brian. On a un autre boulot. – Déjà ? » Dominic était surpris par l’efficacité du Campus. Pas Brian. « J’imagine qu’ils ne nous paient pas à jouer les touristes, frérot. » « Tu sais, il faudrait qu’on évacue les jumeaux un peu plus vite, remarqua Tom Davis. – S’ils voyagent incognito, ce n’est pas forcé, dit Hendley. – Si jamais quelqu’un les remarque ou quoi, mieux vaut qu’ils ne traînent pas sur les lieux. On ne peut pas interroger un fantôme, fit remarquer Davis. Si la police n’a rien à se mettre sous la dent, alors ils auront moins matière à réfléchir. Ils pourront inspecter la liste d’embarquement de l’avion, mais si les noms qu’ils recherchent – à supposer même qu’ils aient des noms – vaquent normalement à leurs affaires, alors ils se retrouveront face à un mur vide, sans la moindre preuve à se raccrocher. Mieux encore, si le visage qu’ils pourraient éventuellement avoir repéré s’évapore, alors ils n’auront que dalle, et il y a toutes les chances qu’ils l’écartent comme un simple témoin oculaire à qui on ne peut de toute manière pas se fier. » Il n’était jamais trop apprécié que les services de police s’appuient exclusivement sur les témoins oculaires, la moins solide des preuves criminelles. Leurs dépositions sont trop volatiles, et bien trop peu fiables pour être d’une grande utilité devant un tribunal. « Et ? demanda Sir Perceval. – La CPK-MB(7) est élevée, pareil pour la troponine, et le labo indique que le cholestérol est à deux grammes trente, dit le Dr Gregory. Plutôt élevé pour son âge. Pas la moindre trace de drogues ou de substances chimiques… pas même d’aspirine. Donc, nous avons les preuves enzymatiques d’un incident coronarien, et c’est tout pour le moment. – Eh bien, il va donc falloir lui ouvrir la poitrine, observa le Dr Nutter, mais c’était prévu de toute manière. Même avec un taux élevé de cholestérol, il est un peu jeune pour un infarctus aigu, vous ne croyez pas ? – Si je devais hasarder une hypothèse, monsieur, je pencherais pour un syndrome de QT long(8) ou une arythmie cardiaque. » L’un et l’autre ne laissaient que peu ou pas de traces post-mortem – sinon dans un sens négatif, hélas – mais les deux syndromes étaient fatals. « Correct. » Gregory semblait un jeune interne brillant et, comme la plupart des diplômés de fraîche date, d’un sérieux extrême. « Allons-y », dit Nutter, en saisissant le gros scalpel. Puis il utiliserait les pinces pour sectionner les côtes. Mais il était à peu près sûr de ce qu’ils allaient trouver. Le pauvre bougre était mort d’une défaillance cardiaque, sans doute provoquée par une soudaine – et inexplicable – arythmie. Mais quelle qu’en ait été la cause, elle lui avait été aussi fatale qu’une balle en pleine tête. « Rien d’autre à l’examen toxicologique ? – Non, monsieur, rien du tout. » Gregory brandit la sortie d’imprimante. Hormis les valeurs de référence, elle était quasiment vide. Et cela résumait parfaitement la question. C’était comme d’écouter un match à la radio, mais sans le commentaire. Quelqu’un au Service de sécurité avait hâte de permettre à la CIA d’apprendre ce qu’il en était de l’individu pour lequel Langley avait manifesté un tel intérêt, de sorte que les moindres bribes d’information qui parvenaient étaient aussi transmises à l’agence de renseignements américaine, et de là, à Fort Meade, qui balayait les ondes pour découvrir la moindre marque d’intérêt de la part de la communauté terroriste de par le monde. Les services d’info de cette dernière n’apparaissaient en définitive pas aussi efficaces que ses ennemis l’avaient espéré. « Bonsoir, inspecteur Willow », dit Rosalie Parker avec son habituel sourire à la Suivez-moi jeune homme. Elle gagnait sa vie en faisant l’amour, mais ça ne voulait pas dire qu’elle n’y prenait pas plaisir. Elle entra d’un air dégagé, arborant son insigne de visiteuse, et vint s’asseoir en face de lui. « Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous en cette belle fin de journée ? – Mauvaise nouvelle, mademoiselle Parker. » Bert Willow se montrait solennel et poli, même avec les putes. « Votre ami Ouda ben Sali est mort. – Quoi ? » Ses yeux s’agrandirent de surprise. « Que s’est-il passé ? – Nous ne savons pas au juste. Il s’est écroulé comme ça, en pleine rue, juste en face de son bureau. Il semblerait qu’il ait eu un accident cardiaque. – Vraiment ? » Rosalie était surprise. « Mais il semblait en si bonne santé. Rien ne laissait soupçonner qu’il ait eu un problème quelconque. Je veux dire, hier soir encore… – Oui, j’ai vu dans le dossier, répondit Willow. Savez-vous s’il se droguait ? – Non, jamais. Il buvait, à l’occasion, mais pas tant que ça. » Aux yeux de Willow, elle paraissait en état de choc et fort surprise, mais il n’y avait pas la moindre trace de larmes dans ses yeux. Non, pour elle, Ouda avait été un client, une source de revenus, guère plus. Le pauvre bougre s’était sans doute imaginé autre chose. Doublement pas de veine pour lui, donc. Mais ce n’était pas vraiment le problème de l’inspecteur Willow, n’est-ce pas… « Pas de détail inhabituel lors de votre dernière rencontre ? demanda le flic. – Non, pas du tout. Il était d’humeur passablement gaillarde, mais vous savez, il y a quelques années, j’ai un client qui m’a littéralement claqué dessus – je veux dire, c’est parti et il est parti avec, comme on dit. L’horreur… pas vraiment le genre de truc qu’on oublie, alors, depuis, je surveille mes clients. Je veux dire, j’en laisserais jamais crever un. Je suis pas une sauvage, vous savez. J’ai un cœur », assura-t-elle au flic. Eh bien, ton petit copain Sali n’en a plus, songea Willow, sans le dire. « Je vois. Donc, hier soir, il était parfaitement normal ? – Tout à fait. Pas le moindre signe de problème quelconque. » Elle marqua un temps pour changer de contenance. Mieux valait donner une impression de regret, sinon il risquait de la prendre pour un robot indifférent. « C’est une terrible nouvelle. Il était si généreux, et puis toujours poli. Comme c’est triste pour lui. – Et pour vous », compatit l’inspecteur Willow. Après tout, elle venait de perdre une importante source de revenus. « Oh. Oui, oh oui, pour moi aussi, mon chou », fit-elle, finissant par réaliser les conséquences. Mais elle n’essaya pas d’abuser l’inspecteur par des larmes de crocodile. Inutile de perdre du temps. Il avait vu clair dans son jeu. Dommage pour Sali. Elle regretterait les cadeaux. Enfin, sûr qu’on lui enverrait d’autres clients. Son univers ne s’était pas effondré. Juste celui de son ex-client. C’était surtout dommage pour lui… pour elle aussi, en partie, mais rien d’irrémédiable. « Mademoiselle Parker, vous avait-il laissé le moindre indice sur ses activités professionnelles ? – La plupart du temps, il parlait surtout d’immobilier, vous voyez, acheter et vendre ces demeures cossues. Une fois, il m’a emmenée voir une maison qu’il achetait dans le West End, il disait qu’il voulait mon avis sur les peintures, mais je crois qu’il essayait juste de se donner de l’importance. – Déjà rencontré l’un ou l’autre de ses amis ? – Pas souvent… trois, peut-être quatre, je crois. Tous Arabes, la plupart de son âge, peut-être quatre ou cinq ans plus vieux, mais guère plus. Tous m’examinaient avec attention, mais ça n’a pas débouché. Même que ça m’a surprise. Les Arabes peuvent être de vraies bêtes, mais ils paient bien. Vous pensez qu’il aurait pu être impliqué dans des activités illégales ? s’enquit-elle avec tact. – C’est une possibilité, concéda Willow. – Jamais rien remarqué de tel, chou. S’il jouait avec les mauvais garçons, c’était quand j’avais le dos tourné. J’adorerais vous aider, mais y a vraiment rien à dire. » Elle parut sincère à l’inspecteur mais il se remémora que, lorsqu’il s’agissait de dissimuler quelque chose, une pute de sa classe aurait sans doute damé le pion à Dame Judith Anderson. « Eh bien, merci encore d’être passée. Si jamais quelque chose – n’importe quoi – vous revient à l’esprit, passez-moi un petit coup de fil. – Je n’y manquerai pas, chou. » Elle se leva et gagna la porte, tout sourire. C’était un type sympa, cet inspecteur Willow. Dommage qu’elle ne soit pas dans ses moyens. Bert Willow était déjà de retour à son ordinateur pour taper son rapport avec le contact. Mlle Parker semblait en effet une chouette fille, bien éduquée et tout à fait charmante. Cela tenait sans doute pour une part à son métier, mais pour une part seulement peut-être. Il espérait qu’elle se trouverait un autre travail avant d’être totalement détruite. C’est qu’il était un romantique, Willow, et, un de ces jours, ça causerait sa perte. Il le savait mais lui, il n’avait aucune envie de changer à cause de son boulot comme elle-même l’avait fait sans doute. Un quart d’heure plus tard, il envoyait par courrier le rapport à Thames House, puis l’imprimait pour le dossier Sali, qui se retrouverait le moment venu dans les dossiers classés des archives centrales, sans doute pour y être oublié à jamais. « J’te l’avais bien dit, lança Jack à son collègue. – Eh bien, tu peux te tresser une couronne de lauriers, répondit Wills. Alors, c’est quoi, l’histoire… ou est-ce qu’il faut que je recherche moi-même les documents ? – Ouda ben Sali est tombé raide mort, apparemment victime d’une crise cardiaque. Le gars du Service de sécurité qui le filait n’a rien vu d’inhabituel, juste le bonhomme qui s’écroule en pleine rue. Et hop, plus d’Ouda pour financer les méchants. – Ça te fait quoi ? s’enquit Wills. – Ça me convient parfaitement, Tony. Il jouait pas avec les bons, et pas sur le bon terrain. Fin de l’histoire », dit froidement Ryan Junior. Je me demande comment ils ont procédé ? s’interrogea-t-il plus tranquillement. « Tu crois que c’est nos gars qui lui auront refilé un coup de main ? – Pas notre affaire. Nous, on fournit de l’information aux autres. Ce qu’ils en font, on n’a pas à s’en mêler. – À vos ordres, chef. » Le reste de la journée leur parut bien morne après un tel départ sur les chapeaux de roue. Mohammed reçut la nouvelle sur son ordinateur -plus exactement, il reçut l’instruction codée d’appeler un intermédiaire nommé Aïman Ghaïlani dont il avait mémorisé le numéro de téléphone mobile. Pour ce faire, il sortit se promener. Il fallait être prudent avec les téléphones d’hôtel. Une fois dans la rue, il gagna un parc voisin, s’assit sur un banc, puis sortit un calepin et un stylo. « Aïman, c’est Mohammed. Quoi de neuf ? – Ouda est mort, répondit le correspondant, comme hors d’haleine. – Que s’est-il passé ? – On n’est pas sûrs. Il est tombé près de son bureau et a été conduit à l’hôpital le plus proche. Il est mort là-bas. – Il n’a pas été arrêté ? Il ne s’est pas fait tuer par les juifs ? – Non, rien de tout ça. – Donc, c’est une mort naturelle ? – Jusqu’ici, ça en a tout l’air. » Je me demande s’il a eu le temps d’opérer le transfert de fonds avant de quitter ce bas monde, songea Mohammed. « Je vois… » Il ne voyait rien, bien sûr, mais il se sentait obligé de meubler le silence. « Donc, aucune raison de suspecter un acte criminel ? – Non, à l’heure qu’il est, non. Mais quand un des nôtres meurt, on doit toujours… – Oui, je sais, Aïman. On doit toujours avoir des soupçons. Est-ce que son père le sait ? – C’est par lui que je l’ai appris. » Son père sera sans doute ravi d’être débarrassé de ce vaurien, songea Mohammed. « Qui avons-nous pour nous confirmer la cause de sa mort ? – Ahmed Mohammed Hamed Ali vit à Londres. Peut-être que par le truchement d’un notaire… – Bonne idée. Occupe-toi de ça. » Puis une pause. « Est-ce que quelqu’un a prévenu l’Émir ? – Non, je ne pense pas. – Occupe-t’en. » C’était une affaire mineure mais, malgré tout, il était censé tout savoir. « Je vais le faire, promit Aïman. – Très bien. Eh bien, c’est tout. » Sur ces mots, Mohammed pressa la touche déconnexion de son téléphone. Il était de retour à Vienne. Il aimait bien la ville. Déjà, ils avaient su s’occuper des juifs ici, dans le temps, et bien des Viennois d’aujourd’hui ne le regrettaient pas spécialement. D’un autre côté, c’était l’endroit idéal pour un homme fortuné. Des tas de grands restaurants avec un personnel qui connaissait la valeur d’un service stylé. L’ancienne cité impériale avait une vaste histoire culturelle à offrir lorsqu’il était d’humeur à jouer les touristes, ce qui arrivait plus souvent qu’on n’aurait pu l’imaginer. Mohammed trouvait que ses meilleures idées lui venaient souvent quand il contemplait ce qui n’avait aucun rapport avec son travail. Aujourd’hui, un musée d’art, peut-être. Il allait laisser Aïman se charger des corvées. Un notaire londonien leur déterrerait les informations entourant la mort d’Ouda et, en bon mercenaire, il leur signalerait tout ce qui paraissait louche. Mais il arrivait que les gens meurent de leur belle mort. C’était la main d’Allah, qui n’était jamais facile à comprendre, et impossible à prévoir. Une journée peut-être pas si morne, en fin de compte. La NSA échangea encore de nouveaux messages après le déjeuner. Jack fit un rapide calcul mental et conclut que c’était le soir de l’autre côté de l’Atlantique. Les électroniciens des carabiniers – la gendarmerie italienne, ceux qui se baladaient avec ces uniformes un peu ridicules – avaient effectué un certain nombre d’interceptions qu’ils avaient transmises à l’ambassade des États-Unis à Rome, et qui de là avaient rejoint par satellite Fort Belvoir – la principale station de réception sur la côte Est. Un certain Mohammed avait appelé un certain Aïman – ils le savaient grâce à l’enregistrement de la conversation, qui avait également mentionné la mort d’Ouda ben Sali, ce qui avait déclenché un signal d’alarme sur divers ordinateurs pour réclamer l’intervention d’un analyste du renseignement électronique, ce qui avait en définitive réveillé le personnel de l’ambassade. « "Est-ce que quelqu’un a prévenu l’Émir ? " Qui diable est cet Émir ? demanda Jack. – C’est un titre de noblesse, expliqua Wills. Un peu comme un duc. C’est quoi, le contexte ? – Tiens. » Jack lui tendit une feuille imprimée. « Ça paraît intéressant. » Wills se tourna vers son clavier et fit une recherche en archives sur le mot clé émir. Il n’obtint qu’une seule occurrence. « D’après ce que je lis là, c’est un nom ou un titre qui est apparu il y a un an environ dans une conversation enregistrée, contexte incertain, rien de significatif depuis. L’Agence pense que c’est sans doute le pseudo d’un homme de main de leur organisation. – Dans ce contexte, le gibier m’a l’air plus gros, songea tout haut Jack. – Peut-être, concéda Tony. Il y a tout un tas de trucs qu’on ignore sur ces gens-là. Langley va sans doute repasser le dossier à un quelconque superviseur. À leur place, c’est ce que je ferais, conclut-il mais sans être plus affirmatif. – On a quelqu’un chez nous qui connaît l’arabe ? – Deux gars – ils l’ont appris à l’école de Monterey – mais ce ne sont pas des experts de la culture, non. – Je pense que ça vaut quand même le coup d’y jeter un œil. – Alors, fais-en une note, on verra ce qu’ils en disent. Langley a tout un tas de psychologues, et certains sont plutôt bons. – Mohammed est le plus haut placé à notre connaissance dans cette structure. Et là, il fait référence à quelqu’un d’encore plus haut placé que lui. C’est un truc qu’on doit absolument vérifier », décréta le jeune Ryan avec toute la vigueur dont il était capable. Pour sa part, Wills savait que son collègue avait raison. Il venait en outre d’identifier implicitement le plus gros problème dans le milieu du renseignement : trop de données, pas assez de temps d’analyse. Le mieux serait encore de simuler une requête de la NSA adressée à la CIA, et vice versa, demandant quelques pistes de réflexion sur ce problème particulier. Mais ils devaient agir avec précaution. Des demandes de données, il y en avait un million par jour, et, vu leur quantité, elles n’étaient jamais, jamais vérifiées – les communications étaient cryptées, après tout, non ? Mais demander du temps d’analyse pouvait tout aussi bien entraîner un coup de fil de confirmation, ce qui requérait à la fois un numéro et une personne pour décrocher au bout du fil. Cela pourrait occasionner une fuite, or les fuites étaient la seule et unique chose que le Campus ne pouvait se permettre. De sorte que ce genre de demande allait directement au dernier étage. Peut-être deux fois par an. Le Campus était un parasite sur le corps de la communauté du renseignement. De telles créatures n’étaient pas censées avoir une bouche pour parler… juste pour sucer le sang. « Rédige tes idées à l’intention de Rick Bell, il en discutera avec le sénateur, conseilla Wills. – Super », grommela Jack. Il n’avait pas encore appris la patience. Plus précisément, il n’avait pas appris grand-chose des rouages de la bureaucratie. Même le Campus en avait une. Le plus drôle était que s’il avait été un modeste analyste à Langley, il aurait pu décrocher son téléphone, composer un numéro et parler à la bonne personne pour avoir un avis d’expert, ou pas loin. Mais on n’était pas à Langley. La CIA était en réalité tout à fait apte à obtenir et traiter de l’information. C’était agir ensuite de manière concrète qui posait de constants problèmes à l’agence gouvernementale. Jack rédigea sa requête, en se demandant ce qu’il en sortirait. L’Émir prit la nouvelle avec calme. Ouda avait été un sous-fifre utile, mais pas si important. Il avait bien d’autres sources de financement pour ses opérations. L’homme était grand pour son ethnie, pas particulièrement beau, avec un nez proéminent et le teint olivâtre. Sa famille était éminente et très riche, même si ses frères – il en avait neuf – contrôlaient l’essentiel de la fortune familiale. Sa demeure à Riyad était vaste et confortable, sans être un palais. Ceux-là, il les laissait à la famille royale dont les nombreux princes paradaient comme si chacun était le roi de ce pays et le protecteur des Lieux saints. La famille royale, dont il connaissait bien les membres, était pour lui l’objet d’un mépris silencieux, mais il savait garder ses émotions enfouies au tréfonds de son âme. Dans sa jeunesse, il s’était montré plus démonstratif. Il était venu à l’islam à l’orée de l’adolescence, inspiré par un imam très conservateur dont les prêches avaient fini par lui amener des ennuis, mais qui avaient aussi inspiré un petit groupe de disciples et d’enfants spirituels. L’Émir était juste le plus intelligent du lot. Lui aussi avait exprimé son opinion et, résultat immédiat, s’était vu expédier en Angleterre pour y parfaire son éducation – en réalité, pour l’éloigner – mais là-bas, en plus d’y apprendre le fonctionnement du monde, il s’était vu exposé à un concept entièrement étranger : la liberté de parole et d’expression. À Londres, celle-ci est surtout célébrée à l’angle de Hyde Park, où chacun est libre de venir déverser sa bile, une tradition vieille de plusieurs siècles, sorte de soupape de sécurité pour la population britannique, et qui, comme toute soupape, décharge surtout les idées en l’air sans que ces idées puissent avoir de prise réelle. S’il était allé en Amérique, c’eût été la presse extrémiste. Mais ce qui l’avait frappé tout autant que l’arrivée d’un astronef venu de Mars, c’était que les gens soient capables de défier le gouvernement dans les termes de leur choix. Il avait grandi dans une des dernières monarchies absolues de la planète, où la terre même du pays appartenait au roi, et où la loi était ce que disait la monarchie régnante – assujettie en théorie, sinon en substance, au Coran et à la Charia, l’ensemble des interprétations légales traditionnelles qui remontaient au Prophète en personne. Ces lois étaient justes – ou du moins cohérentes – mais d’une grande fermeté. Le problème était que tout le monde n’était pas d’accord sur la lettre du Coran et par conséquent sur la façon dont la Charia devait s’appliquer. L’islam n’avait pas de pape et donc pas de grille unique d’application à la réalité concrète. Les chiites et les sunnites se disputaient souvent – toujours – sur cette question et même au sein de l’islam sunnite, les wahhabites – la principale secte du royaume – adhéraient à un système de croyances extrêmement rigide. Mais pour l’Émir cette apparente faiblesse de l’islam était en fait sa force. On n’avait qu’à convertir un nombre réduit de musulmans à son système de pensée, ce qui était des plus faciles ; on n’avait même pas besoin d’aller les chercher ; ils venaient quasiment tout seuls. Et la plupart étaient des personnes éduquées en Europe ou en Amérique, où leur origine étrangère les forçait à resserrer les rangs pour préserver leur identité ; aussi s’étaient-ils constitués en un groupe fondé sur la non-assimilation, ce qui avait conduit bon nombre d’entre eux vers une éthique révolutionnaire. C’était particulièrement utile parce que, ce faisant, ils avaient acquis une connaissance de la culture de l’ennemi vitale pour cibler ses faiblesses. Les conversions religieuses avaient ainsi été très largement prédéterminées, de fait. Par la suite, il leur suffisait d’identifier leurs objets de haine – à savoir les personnes contre qui tourner leur mécontentement – et de décider ensuite comment se débarrasser de ces ennemis, soit isolément, soit par un grand coup de main qui était en harmonie avec leur sens du drame, sinon avec leur bien piètre compréhension de la réalité. Et à l’issue de cette phase, l’Émir, comme ses associés en étaient venus à le surnommer, deviendrait le nouveau mahdi, l’arbitre ultime de tout le mouvement islamique international. Pour les disputes intra-religieuses (entre sunnites et chiites, par exemple), il envisageait de les régler par une fatwa générale, un édit religieux de tolérance – qui paraîtrait admirable même aux yeux de ses ennemis. Et, après tout, n’y avait-il pas une bonne centaine de sectes chrétiennes qui avaient pour l’essentiel mis fin à leurs querelles intestines ? Il pouvait même se permettre d’envisager de tolérer les juifs, du moins dans les années futures, une fois qu’il se serait hissé jusqu’au pouvoir suprême, sans doute au sein d’un palais d’une modestie de bon aloi, à l’extérieur de La Mecque. La modestie était une vertu utile au chef d’un mouvement religieux, car comme l’avait proclamé le païen Thucydide avant même le Prophète, de toutes les manifestations du pouvoir, celle qui impressionne le plus les hommes est la retenue. C’était sa mission la plus haute, celle qu’il désirait le plus accomplir. Elle allait requérir temps et patience, sans aucune garantie de succès. Son malheur était qu’il devait compter sur des fanatiques, comme l’avait été le prophète Mahomet, mais Mahomet, bénédiction et paix soient sur Lui, avait été le plus honorable des hommes, et il avait mené un combat bon et honorable contre les idolâtres païens, tandis que ses efforts personnels se portaient surtout au sein de la communauté des croyants. Était-il dans ce cas, lui aussi, un homme honorable ? Question difficile. Mais l’islam ne devait-il pas être apporté au monde moderne et non pas rester rigidement enfermé dans l’Antiquité ? Allah désirait-il que ses fidèles demeurent prisonniers du vif siècle ? Certainement pas. L’islam avait été jadis le centre du savoir humain, une religion d’érudition et de progrès qui avait, hélas, perdu ses qualités entre les mains du Grand Khan, puis qui avait été opprimée par les infidèles de l’Occident. L’Émir croyait sincèrement au Saint Coran et aux enseignements des imams, mais il n’était pas non plus aveugle au monde environnant. Ni aux réalités de l’existence humaine. Ceux qui détenaient le pouvoir le gardaient jalousement et la religion n’avait pas grand-chose à y voir, parce que le pouvoir en soi était une drogue. Et les gens avaient besoin de quelque chose – de préférence, quelqu’un – à suivre s’ils voulaient avancer. La liberté, au sens où l’entendaient les Européens et les Américains, était un concept trop chaotique -, ça aussi, il l’avait appris au coin de Hyde Park. Il fallait de l’ordre. Il était l’homme pour procurer cet ordre. Donc, Ouda ben Sali était mort, songea-t-il en buvant une gorgée de jus de fruit. Un grand malheur pour Ouda, mais une irritation mineure pour l’organisation. L’organisation avait accès, sinon à un océan d’argent, du moins à un certain nombre de lacs de superficie confortable, dont Ouda avait généré quelques-uns. Un verre de jus d’orange était tombé de la table, mais heureusement, sans tacher le tapis en dessous. L’accident ne requérait aucune action de sa part, même indirecte. « Ahmed, c’est une triste nouvelle, mais pas une affaire de grande importance pour nous. Aucune action ne doit être engagée. – Je ferai comme vous le dites », répondit respectueusement Ahmed Moussa Matwalli. Il coupa le téléphone. C’était un appareil cloné, acheté à un petit voleur de rue dans ce seul but, et il le jeta aussitôt après dans le Tibre du haut du Ponte Sant’Angelo. C’était une mesure de sécurité classique lorsqu’on parlait au grand commandant de l’organisation dont l’identité n’était connue que de quelques élus, tous choisis parmi le cercle des plus fidèles croyants. Aux plus hauts échelons, la sécurité était stricte. Tous étudiaient divers manuels d’espionnage. Les meilleurs avaient été achetés à un ancien agent du KGB qui était mort après la vente, du moins, c’est ce qui avait été écrit. Ses règles étaient simples et claires, et ils n’en déviaient pas d’un pouce. D’autres s’étaient montrés moins prudents, et ils avaient cher payé leur stupidité. L’ancienne URSS avait été un ennemi détesté mais ses sous-fifres n’avaient jamais été des imbéciles. Juste des incroyants. L’Amérique, le Grand Satan, avait rendu un insigne service au monde entier en détruisant cette horrible nation. Ils ne l’avaient fait bien sûr que pour leur seul profit, mais cela aussi avait dû être écrit de la main de Dieu car cela avait également servi les intérêts des fidèles, car qui pouvait comploter mieux qu’Allah lui-même ? 19 Bière et homicide Le vol jusqu’à Munich se déroula en douceur. Les douanes allemandes étaient strictes mais efficaces et un taxi Mercedes les conduisit à l’hôtel Bayerischer. Leur présente cible était un dénommé Anas Ali Atef, de nationalité égyptienne, croyait-on, ingénieur civil de formation sinon de métier. Un mètre soixante-dix-huit, soixante-dix kilos, imberbe. Brun, yeux très sombres, censé être habile au combat à mains nues et bon tireur, s’il avait une arme. On le soupçonnait de faire office de courrier et en outre de recruter des terroristes – dont l’un, avec certitude, avait été abattu lors de l’attentat de Des Moines, Iowa. Ils avaient une adresse et une photo sur leur ordinateur portable. L’homme conduisait une Audi TT, de couleur gris mat. Ils avaient même son numéro d’immatriculation. Problème : il vivait avec une ressortissante allemande nommée Trudel Heinz et était censément amoureux d’elle. Il y avait également une photo de la dame. Pas exactement un top model, mais pas non plus un cageot – brune aux yeux bleus, un mètre cinquante-sept, cinquante-cinq kilos. Gentil sourire. Dommage, songea Dominic, qu’elle ait des goûts discutables, question hommes, mais enfin, ce n’était pas son problème. Anas priait régulièrement dans une des mosquées de Munich, commodément située à un pâté de maisons de son immeuble. Après avoir pris leur chambre et s’être changés, les deux frères s’y rendirent en taxi et trouvèrent une fort agréable Gasthaus – restaurant-grill -avec des tables en terrasse qui leur permettaient de surveiller le secteur. « Tous les Européens aiment-ils donc tant que ça manger sur le trottoir ? s’étonna Brian. – C’est sans doute plus facile que d’aller faire ça au zoo », observa Dominic. L’immeuble avait trois étages, il était en béton peint en blanc avec un toit qui, bien qu’en terrasse, évoquait curieusement celui d’une grange. Tout cela avait l’air d’une netteté remarquable, comme s’il était normal qu’en Allemagne tout doive avoir la propreté clinique d’une salle d’opération, mais on pouvait difficilement s’en plaindre. Même les voitures avaient ici tendance à être moins sales qu’en Amérique. « Was darf es sein ? » – qu’est-ce que ce sera ? -demanda le serveur qui était apparu près de leur table. « Zwei Dunkelbieren, bitte », répondit Dominic, utilisant environ un tiers de ce qui lui restait de son allemand scolaire pour commander deux bières brunes. L’essentiel du reste était consacré à la recherche des Herrenzimmer – les toilettes pour hommes -, toujours un terme utile à savoir, quelle que soit la langue. « Américains, oui ? continua le serveur. – Mon accent est-il si mauvais ? demanda Dominic avec un sourire torve. – Vous n’avez pas l’accent bavarois et vos habits ont l’air américains, observa le serveur d’un air détaché, comme s’il leur annonçait que le ciel était bleu. – OK, deux verres de bière brune, s’il vous plaît, monsieur. – Zwei Kulmbacher, sofort, répondit le serveur qui rentra en hâte dans l’établissement. – Je crois que je viens d’apprendre une petite leçon, Enzo, observa Brian. – S’acheter une tenue locale, à la première occasion. Tout le monde a des yeux, acquiesça Dominic. T’as pas faim ? – Je mangerais bien quelque chose. – On va voir s’ils ont un menu en anglais. – Ce doit être la mosquée que fréquente notre ami, à une rue d’ici… là-bas, tu vois ? » Brian indiqua discrètement la direction. « Donc, on peut imaginer qu’il passera sans doute par ici… – Ça paraît probable, oui. – Et on n’a pas de date limite, ce coup-ci ? – Ils ne nous disent pas "comment", ils nous disent juste "quoi", crut bon de rappeler Brian à son frère. – Bien », observa Brian comme leurs bières arrivaient. Le garçon avait l’air aussi efficace qu’on pouvait l’espérer. « Danke sehr. Avez-vous un menu en anglais ? – Mais certainement, monsieur. » Et d’en sortir un, comme par magie, de sa poche de tablier. « Très bien, et encore merci, monsieur. – Il a dû aller à l’université des serveurs, observa Brian tandis que l’homme s’éloignait à nouveau. Mais attends de voir l’Italie. Là-bas, ces gars sont de vrais artistes. La fois où je suis allé à Florence, j’aurais parié que ce mec lisait dans mes pensées. Sans doute avait-il un doctorat de l’école hôtelière. – Pas de parking sous l’immeuble, observa Dominic, revenant au boulot. Sans doute est-il derrière. – L’Audi TT, c’est de la bonne bagnole, Enzo ? – C’est une voiture allemande. Et les voitures ici, ça les connaît. L’Audi n’est pas une Mercedes mais ce n’est pas non plus une Lada. Je ne sais pas si j’en ai déjà vu une en dehors du Salon de l’auto. Mais je sais à quoi elles ressemblent, ligne arrondie, très lisse, genre petite bombe. C’est sans doute ce qu’il faut ici, avec leurs Autobahnen. Conduire en Allemagne, c’est comme piloter aux 500 Miles d’Indianapolis, enfin, c’est ce qu’on dit. Je vois pas un Allemand conduire une voiture lente. – C’est assez logique. » Brian parcourut le menu. Les noms des plats étaient en allemand, bien sûr, mais avec le détail en anglais. On aurait dit que les explications étaient destinées à des Britanniques plutôt qu’à des Américains. Ils avaient encore des bases de l’OTAN par ici – peut-être pour se protéger des Français plus que des Russes, songea Dominic avec ironie. Même si, d’un point de vue historique, les Allemands n’avaient pas besoin de beaucoup d’aide de ce côté-là. « Que voulez-vous prendre, meine Herren ? demanda le serveur, réapparaissant comme s’il s’était fait téléporter par Scottie en personne. – D’abord, c’est comment votre prénom ? s’enquit Dominic. – Emil. Ich heifie Emil. – Merci. Eh bien, Emil, je vais prendre le Sauer-braten avec une salade de pommes de terre. – Et pour moi, une βratwurst, indiqua Brian. Est-ce que je peux vous poser une question ? – Bien sûr, répondit Emil. – Ce n’est pas une mosquée, là, au bout de la rue ? » Et Brian pointa le doigt. « Si, en effet. – N’est-ce pas inhabituel ? insista Brian. – Nous avons beaucoup de travailleurs immigrés turcs en Allemagne, et ils sont aussi musulmans. Ils ne risquent pas de manger de Sauerbraten ou de boire de la bière. Ils ne s’entendent pas trop bien avec nous, mais qu’est-ce qu’on peut y faire ? » Le garçon haussa les épaules, manifestant juste une pointe de dédain. « Merci, Emil, dit Brian, et Emil s’empressa de retourner à l’intérieur. – Qu’est-ce que ça veut dire ? se demanda Dominic. – Ils ne les aiment pas trop, mais ils ne savent pas trop quoi faire, et l’Allemagne est une démocratie, tout comme nous, donc ils doivent être polis avec eux. Le Frisé moyen n’est pas très porté sur les "travailleurs immigrés" mais ça ne pose pas vraiment de problème, juste quelques bagarres de temps en temps. La plupart du temps, des rixes de bar, enfin, c’est ce qu’on m’a dit. Donc, je suppose que les Turcs ont finalement appris à boire leur bière. – Comment as-tu appris tout ça ? » Dominic était surpris. « Il y a un contingent allemand en Afghanistan. Nous étions voisins – enfin, nos campements, du moins – et j’ai eu l’occasion de discuter avec certains de leurs officiers. – Ils sont bons ? – Ce sont des Allemands, frérot, et ceux-là étaient des militaires de carrière, pas des engagés. Ouais, ils sont rudement bons, lui assura Aldo. C’était une unité de reconnaissance. Leur entraînement physique est aussi dur que le nôtre, ils connaissent bien la montagne, et ils ont d’excellentes bases de formation. Les sous-offs s’entendaient comme larrons en foire, ils adoraient échanger leurs casquettes et leurs insignes. Ils ramenaient également de la bière de leurs permissions, de sorte qu’ils étaient plutôt populaires avec mes gars… Tu sais que cette bière est sacrément bonne ? – Comme en Angleterre. La bière est une forme de religion en Europe, et là, tout le monde va à l’église. » Puis Emil apparut avec leur déjeuner – le Mittagessen – et ils purent constater que, là aussi, c’était parfait. Mais tous deux continuaient de surveiller l’immeuble. « Cette salade de pommes de terre est de la dynamite, observa Dominic entre deux bouchées. Je n’ai jamais mangé un truc comme ça. Plein de vinaigre et de sucre, ça croque sous la dent et ça fond contre le palais. – Il n’y a pas que les ritals qui fassent de la bonne cuisine. – Quand on sera rentrés, il faudra qu’on se trouve un restaurant allemand. – Bien reçu. Et dis donc, regarde, regarde, Enzo ! » Ce n’était pas leur cible mais sa nana, Trudel Heinz, identique à la photo de leurs ordinateurs, qui sortait de l’immeuble. Assez jolie pour qu’un homme se retourne brièvement sur son passage, mais pas une vedette de cinéma. Elle avait dû être blonde mais ses cheveux avaient foncé sans doute à l’adolescence. De jolies jambes, une silhouette dans l’ensemble plutôt mieux que la moyenne. Dommage vraiment qu’elle se colle avec un terroriste. Peut-être lui avait-il mis le grappin dessus pour peaufiner sa couverture, et tant mieux pour lui s’il y avait des avantages annexes. À moins que leur relation soit platonique, ce qui semblait improbable. Les deux Américains se demandèrent comment il la traitait, mais on ne pouvait pas avoir la réponse en contemplant simplement sa démarche. Elle remonta le trottoir opposé mais dépassa la mosquée. Donc, ce n’était pas sa destination. « Je suis en train de réfléchir… s’il va prier, on pourrait peut-être le coincer à la sortie. Il y a pas mal de gens anonymes aux alentours, tu vois ? songea tout haut Brian. Pas un mauvais plan. On pourra juger de son assiduité religieuse, cet après-midi, et voir à quoi ressemble la foule des fidèles. – Ça me paraît pas mal, répondit Dominic. Mais d’abord, finissons de déjeuner, et ensuite on essaiera de se trouver des fringues pour mieux passer inaperçus. – Bien reçu. » Brian regarda sa montre : quatorze heures pile. Une heure de décalage horaire avec Londres, une paille. Jack arriva plus tôt que d’habitude, sa curiosité piquée au vif par ce qu’il croyait bien être une opération en cours sur le sol européen ; il se demandait ce qu’allait montrer le trafic du jour. Il s’avéra qu’il était à peu du même ordre que d’habitude, avec juste un léger surcroît de messages lié à la disparition de Sali. Certes, le MI5 avait signalé sa mort à Langley en indiquant que c’était le résultat apparent d’une attaque cardiaque, sans doute provoquée par une crise d’arythmie fatale. C’était en tout cas la conclusion officielle du rapport d’autopsie, et le corps avait été restitué à un cabinet de notaires représentant la famille. Des dispositions étaient en cours pour rapatrier la dépouille en Arabie Saoudite. Son appartement avait été examiné par la version londonienne d’une équipe de plombiers qui n’y avaient toutefois rien découvert de particulier. Parmi les objets retrouvés, son ordinateur de bureau, dont le disque dur avait été récupéré et les données recopiées. Leurs informaticiens étaient en train de les éplucher octet par octet, les détails devaient suivre. Cela allait prendre pas mal de temps, Jack le savait. Techniquement, on pouvait toujours récupérer des données planquées sur un ordinateur, mais on pouvait aussi, en théorie, démonter les pyramides de Gizeh pierre par pierre pour découvrir ce qui se cachait à l’intérieur. Si Sali avait été vraiment assez malin pour enfouir des choses dans des interstices connus de lui seul ou avec un code dont lui seul connaissait la clé… eh bien, ce serait dur. Mais avait-il été habile à ce point ? Jack en doutait, mais on ne pouvait le savoir qu’en vérifiant, et c’était pourquoi des spécialistes s’en assuraient toujours. Cela prendrait au bas mot une semaine. Un mois, si le petit salopard s’y entendait en clés et en codes. Mais le simple fait de retrouver des données cachées leur révélerait qu’il était juste un acteur de premier plan et pas un second rôle, et c’est l’équipe première du GCHQ qui dès lors s’y collerait. Même si aucun d’entre eux ne serait en mesure de découvrir ce qu’il avait emporté avec lui dans la tombe. « Hé, Jack, dit Wills en entrant. – Salut, Tony ! – Sympa d’être assidu à ce point. Qu’est-ce qu’ils ont trouvé sur notre ami défunt ? – Pas grand-chose. Ils vont sans doute rapatrier le cercueil un peu plus tard dans la journée et l’autopsie a conclu à un infarctus. Donc, nos gars sont propres. – L’islam exige que la dépouille soit ensevelie dans les vingt-quatre heures, et dans une tombe anonyme. Donc, une fois le corps disparu, c’est pour de bon. Pas question de l’exhumer pour rechercher des traces de drogue ou de trucs dans le genre. – Donc, on a réussi ? On s’est servi de quoi ? demanda Ryan. – Jack, je n’en sais rien et je ne veux surtout pas savoir si on a joué un rôle quelconque dans sa mort prématurée. Et je n’ai aucune intention de chercher à le savoir. Toi non plus, n’est-ce pas ? – Tony, merde ! Comment peux-tu faire ce métier en étant aussi peu curieux ? insista Jack Junior. – Tu sais déjà bien assez de choses qu’il vaudrait mieux ne pas savoir ; pas la peine de te poser des questions en plus, expliqua Wills. – Mouais », réagit Jack, dubitatif. Bien sûr, mais je suis trop jeune pour ça, s’abstint-il d’observer. Tony était bon à ce qu’il faisait, mais il vivait à l’intérieur d’une bulle. Comme Sali en ce moment précis, se prit à songer Jack, et ce n’était pas le meilleur endroit. Et de toute façon, on lui avait quand même fait la peau. Comment au juste, il n’en savait rien. Il aurait pu demander à sa mère quels médicaments ou substances chimiques étaient susceptibles d’avoir cet effet, mais non, il ne pouvait pas faire une chose pareille. Elle ne manquerait pas de le rapporter à son père, et le Grand Jack voudrait à coup sûr savoir pourquoi diable son fils avait posé une telle question… au risque de deviner peut-être la réponse. Alors, non, c’était exclu. Totalement exclu. Après le trafic officiel sur la disparition de Sali, Jack se mit à chercher du côté des interceptions en relation avec le cas provenant de la NSA et d’autres sources intéressées. Il n’y avait pas d’autres références à l’Émir dans le trafic du jour. Ça n’avait été que transitoire ; quant aux occurrences antérieures, elles étaient limitées à celles que Tony avait déjà déterrées. De même, sa requête d’une recherche plus générale des enregistrements de signaux adressée à Fort Meade et Langley n’avait pas reçu l’aval des huiles des services, une déception mais pas une surprise. Même le Campus avait ses limites. Il comprenait la réticence des gens d’en haut à courir le risque que quelqu’un se demande qui avait émis une telle requête et, faute de réponse, procède à une recherche plus approfondie. Mais des milliers de requêtes analogues transitaient chaque jour et une de plus ou de moins ne pouvait pas soulever tant de vagues, non ? Il décida toutefois de s’abstenir de demander. Il était inutile de se faire identifier comme un trouble-fête si tôt déjà dans sa carrière. Mais il demanda néanmoins à son ordinateur de surveiller à l’avenir dans le trafic tout ce qui contenait le mot « Émir » et, si c’était le cas, il pourrait toujours l’enregistrer et avoir ainsi des arguments un peu plus solides à faire valoir à l’appui de sa demande spéciale, la prochaine fois, s’il y en avait une. Pourtant, avec un titre pareil – dans son esprit, c’était l’indication de l’identité d’un individu précis, même si la seule référence qu’en avait la CIA parlait de « blague interne probable ». Le jugement provenait d’un chef analyste de Langley qui avait un grand poids dans la communauté, et par conséquent dans celle-ci également. Le Campus était censé être la structure qui rectifiait les erreurs et, ou limites de la CIA mais, à cause de son effectif plus que réduit, il devait également accepter tout un tas d’idées qui venaient de cette agence prétendument handicapée. Ce n’était pas très logique, mais on ne l’avait pas consulté quand Hendley avait mis en place ce service et, par conséquent, il devait supposer que les cadres dirigeants connaissaient leur boulot. Mais comme le lui avait dit Mike Brennan au sujet du travail policier, les suppositions étaient à l’origine de tous les plantages. C’était un adage également répandu au sein du FBI. Tout le monde commet des erreurs et la taille de celles-ci est directement proportionnelle au poids – et à l’ancienneté – dans la hiérarchie de son auteur. Mais de telles personnes n’aiment pas qu’on leur rappelle cette vérité universelle. Enfin, pas uniquement elles. Les vêtements qu’ils achetèrent ressemblaient beaucoup à ceux qu’on pouvait se procurer en Amérique, mais les différences, quoique subtiles prises une par une, une fois cumulées, donnaient un aspect tout à fait différent. Ils prirent également des chaussures assorties et, après s’être changés à leur hôtel, redescendirent se promener. L’examen de passage fut jugé réussi quand Brian se fit arrêter dans la rue par une citoyenne allemande qui lui demanda la direction de la Hauptbahnhof, sur quoi Brian dut bien lui avouer, en anglais, qu’il n’était pas d’ici et la dame battit alors en retraite avec un sourire embarrassé avant d’alpaguer un autre passant. « Ça veut dire la gare principale, expliqua Dominic. – Ben alors, pourquoi ne prend-elle pas un taxi ? – Nous vivons dans un monde imparfait, Aldo, mais à présent, tu dois avoir vraiment l’air d’un vrai Fritz. Si quelqu’un d’autre te pose une question, contente-toi de lui répondre Ich bin ein Auslànder. Ça veut dire "Je suis étranger" et ça te tirera de ce mauvais pas. Ensuite il y a des chances qu’on te repose la question dans un anglais meilleur que celui que tu pourrais entendre à New York. – Hé, regarde ! » Brian indiqua les arches dorées d’un McDo, vision encore plus bienvenue que la Bannière étoilée au-dessus d’un consulat américain, même si aucun des deux n’avait envie d’aller y manger. La nourriture locale était bien trop bonne. Dès la nuit tombée, ils étaient de retour à l’hôtel Bayerischer, et faisaient honneur à ladite nourriture. « Eh bien, ils sont à Munich et ont déjà repéré la résidence de la cible et sa mosquée, mais lui, pas encore, signala Granger à Hendley. Ils ont toutefois pu apercevoir sa petite amie. – Donc, tout se passe au mieux ? demanda le sénateur. – Pas à se plaindre pour l’instant. Notre ami est sous surveillance de la police allemande. Leur service de contre-espionnage sait qui il est, mais ils n’ont engagé contre lui aucune poursuite. Ils ont quelques problèmes avec leur communauté musulmane, et certains sont déjà surveillés mais ce gars n’est pas encore apparu sur leurs écrans radar. Et Langley n’a pas trop insisté. Leurs relations avec l’Allemagne ne sont pas au mieux en ce moment. – Une bonne et une mauvaise nouvelle ? – En effet, acquiesça Granger. Ils ne peuvent pas nous transmettre beaucoup d’informations, mais on n’aura pas à s’inquiéter de déjouer une filature. Les Allemands de l’Ouest sont quand même drôles. Si vous gardez les mains propres et que tout est in Ordnung, vous êtes à peu près tranquilles. Mais si vous franchissez la ligne jaune, ils peuvent vous mener la vie dure. Historiquement, leurs flics sont très bons, mais pas leurs espions. Les Soviétiques et la Stasi avaient l’un et l’autre complètement infiltré leurs services, et ils en assument encore les conséquences. – Ils mènent des opérations clandestines ? – Pas vraiment. Ils ont une culture trop légaliste pour ça. Ils élèvent des gens honnêtes qui jouent selon les règles, ce qui handicape sérieusement les opérations spéciales – celles qu’ils tentent de mener à l’occasion se plantent salement. Tu sais, je parie que l’Allemand moyen paie même ses impôts en temps et en heure, et intégralement. – Leurs banquiers connaissent en tout cas les règles du jeu international, objecta Hendley. – Ouais, enfin, peut-être parce que les banquiers internationaux ne reconnaissent pas vraiment le concept de loyauté envers un pays, rétorqua Granger, pour retourner quelque peu le couteau dans la plaie. – Lénine a dit un jour que le seul pays que connaisse un capitaliste était la position qu’il adoptait quand il passait un marché. Il y a un peu de ça, concéda Hendley. Oh, est-ce que tu as vu ça ? » Il tendit la requête venue d’en bas réclamant d’enquêter sur un individu nommé « l’Emir ». Le directeur des opérations parcourut la page avant de la rendre. « Il n’a pas beaucoup d’arguments à faire valoir. » Hendley opina. « Je sais. C’est bien pour ça que j’ai refusé… Mais… mais tu vois, ça a titillé son esprit, et il a eu l’idée de poser une question. – Et le garçon est intelligent. – Oui, tout à fait. C’est pourquoi j’ai demandé à Rick de le mettre avec Wills comme collègue et comme instructeur. Tony est un gars brillant, mais il manque un peu d’envergure. Comme ça, Jack peut à la fois apprendre le métier et apprendre également ses limites. On verra comment il se débrouille avec ça. Si le gamin reste avec nous, il pourrait bien faire son chemin. – Tu crois qu’il a les potentialités de son père ? » se demanda Granger. Le Grand Jack avait été un espion hors pair avant d’être appelé à un plus vaste destin. « Il se pourrait bien, oui. Quoi qu’il en soit, cette histoire d’Émir me paraît une bonne idée de sa part. Nous ne savons pas trop comment opère l’ennemi. C’est un processus darwinien qui est en train de se dérouler, Sam. Les méchants apprennent de ceux qui les ont précédés, et ils gagnent en intelligence – à nos dépens. Ils ne vont pas se dévoiler exprès pour recevoir une bombe intelligente dans le cul. Ils ne vont pas chercher à devenir des vedettes de la télé. C’est bon pour l’ego, mais fatal. Un troupeau de gazelles ne va pas se jeter délibérément sous les griffes des lions. – Certes », convint Granger, en se remémorant comment ses propres ancêtres avaient réglé le sort des Indiens rouspéteurs avec le 9e régiment de cavalerie. Il y avait des choses qui ne changeaient pas beaucoup. « Gerry, le problème est que la seule chose qu’on puisse faire concernant leur modèle d’organisation, c’est spéculer. Et spéculer, ce n’est pas savoir. – Alors, dis-moi ce que tu penses, ordonna Hendley. – Il existe au minimum deux niveaux entre l’organisation et son chef. S’agit-il d’un homme ou d’un comité ? Nous ne savons pas et nous ne pouvons pas le savoir pour l’instant. Quant aux tireurs : on peut en éliminer autant qu’on veut, c’est comme de faucher de l’herbe : on la coupe, elle repousse, on la coupe, elle repousse, à l’infini. Quand on veut tuer un serpent, le mieux est de lui couper la tête. OK, bon, on sait tous ça. Le truc, c’est de la trouver, parce que, en l’occurrence, c’est une tête virtuelle. J’ignore qui il est, ou qui ils sont, mais il ou ils opèrent en gros comme nous, Gerry. C’est bien pourquoi on pratique la reconnaissance armée, pour voir si on peut déstabiliser tout ça. Et on a mis là-dessus tous nos analystes, ici, à Langley et à Meade. » Soupir las. « Ouais, Sam, je sais. Et peut-être qu’on va réussir à déstabiliser quelque chose. Mais la patience, c’est dur. Le serpent est sans doute en train de se dorer au soleil à l’heure qu’il est, ravi de nous avoir piqués, d’avoir tué toutes ces femmes et tous ces enfants… – Personne n’aime devoir patienter, Gerry, mais même Dieu a dû se prendre sept jours pour créer le monde, souviens-toi. – Tu te mets à me servir des prêches ? demanda Hendley, plissant les paupières. – Ma foi, ce côté œil pour œil travaille pour moi, Gerry, mais il faut du temps pour trouver l’œil de l’ennemi. Nous devons être patients. – Tu sais, quand le Grand Jack et moi évoquions la nécessité d’une structure comme celle-ci, j’ai été assez con pour penser qu’on pourrait résoudre les problèmes plus vite si on avait l’autorité pour le faire. – On sera plus rapides que le sera jamais le gouvernement, mais nous ne sommes pas non plus des agents très spéciaux. Écoute, la partie opérationnelle est tout juste en cours de lancement. Jusqu’ici, on n’a effectué qu’une seule frappe. Il en faudra d’autres avant qu’on puisse espérer une véritable réaction du camp adverse. Patience, Gerry. – Ouais, bien sûr. » Il s’abstint d’ajouter que les fuseaux horaires n’aidaient pas non plus. « Tu sais, il y a encore un truc. – Quoi donc, Jack ? demanda Wills. – Il vaudrait mieux qu’on sache quelles opérations sont en cours. Cela nous permettrait de recentrer avec un peu plus d’efficacité notre traque aux infos. – Ça s’appelle de la "compartimentalisation". – Non, ça s’appelle de la connerie, rétorqua Jack. Si on est sur le coup, on peut aider. Des trucs qui pourraient avoir l’air illogiques apparaîtront sous un autre jour si on connaît le contexte plutôt que s’ils débarquent de nulle part. Tony, tout ce bâtiment est déjà censé être un compartiment, pas vrai ? Alors, le subdiviser encore comme ils le font à Langley n’aide pas à accomplir la mission, ou est-ce que j’ai raté un épisode ? – Je comprends ton raisonnement, mais ce n’est pas ainsi que le système fonctionne. – OK, je savais que tu dirais ça, mais merde, comment est-ce qu’on va rectifier ce qui a merdé à la CIA si tout ce qu’on se contente de faire, c’est d’en reproduire le fonctionnement ? » insista Jack. Et il n’y avait pas de réponse toute prête propre à satisfaire celui qui posait la question, n’est-ce pas ? se demanda Wills. Non, il n’y en avait pas, et ce gamin pigeait le coup bien trop vite. Qu’est-ce qu’il avait bien pu apprendre à la Maison-Blanche ? En tout cas, sûr qu’il avait dû poser tout un tas de questions. Et il avait écouté toutes les réponses. Il y avait même réfléchi. « Ça m’embête de te dire ça, Jack, mais je ne suis que ton instructeur, pas le grand patron de cette boîte. – Ouais, je sais. J’en suis désolé. J’imagine que j’ai pris l’habitude de voir mon père s’efforcer de faire bouger les choses – c’est du moins l’impression que ça m’a toujours donné. Pas pour lui, je sais, et pas tout le temps. Peut-être que l’impatience est un trait de famille. » Doublement, puisque sa mère était chirurgien, habituée à agir selon son propre emploi du temps, qui se résumait en général à avant-hier sans faute. C’était difficile de se montrer résolu quand on était bloqué à son poste de travail, une leçon que son père avait sans doute apprise en son temps, à l’époque déjà lointaine où l’Amérique avait vécu dans le collimateur d’un ennemi vraiment sérieux. Ces terroristes pouvaient blesser l’Amérique, mais pas vraiment lui occasionner de graves dommages structurels, même s’ils avaient essayé une fois déjà à Denver. Ces types ressemblaient plus à une nuée d’insectes qu’à un vol de chauves-souris vampires… Mais les moustiques pouvaient transmettre la fièvre jaune, pas vrai ? Loin au sud de Munich, dans la cité portuaire du Pirée, un conteneur fut déchargé par une grue de quai et descendu sur un semi-remorque qui attendait. Une fois la charge arrimée, le tracteur Volvo démarra, sortit du port, évita Athènes et prit la direction du nord, vers les montagnes de Grèce. Le manifeste indiquait que le convoi allait à Vienne, un long parcours sans étapes sur de larges autoroutes, pour livrer un chargement de café de Colombie. Les personnels de sécurité du port n’eurent pas l’idée d’effectuer une fouille, puisque tous les connaissements étaient en règle et qu’ils avaient passé sans problème le contrôle des codes-barres. Déjà, des hommes se regroupaient pour traiter la partie de la cargaison qui n’était pas censée être mélangée à de l’eau bouillante ou du lait. C’est qu’il fallait pas mal de monde pour ensacher une tonne de cocaïne en doses individuelles, mais ils avaient un entrepôt, acquis de fraîche date, pour accomplir la tâche, et ensuite il suffirait d’acheminer le chargement par voitures dans toute l’Europe, en tirant partie de l’absence de frontières intérieures depuis la formation de l’Union européenne. Avec cette cargaison, la promesse avait été tenue, et cette preuve de loyauté serait récompensée par son équivalent monétaire. Le processus se poursuivit durant la nuit, tandis que les Européens dormaient du sommeil du juste, même ceux qui ne tarderaient pas à faire usage de la partie illégale de la cargaison, sitôt qu’ils auraient trouvé un revendeur. Ils virent le sujet à neuf heures trente le lendemain matin. Ils prenaient tranquillement le petit déjeuner dans une autre Gasthaus à proximité de celle qui employait leur ami Emil, et voilà qu’Anas Ali Atef remontait la rue d’un pas décidé, passant à moins de huit mètres des jumeaux qui étaient en train de déguster leurs strudels arrosés de café, en compagnie d’une vingtaine d’Allemands. Atef ne remarqua pas qu’il était observé ; il regardait droit devant lui et ne parcourait pas discrètement du regard ses environs immédiats comme l’aurait fait un espion aguerri. De toute évidence, il se sentait en sécurité ici. Et c’était tant mieux. « Voilà notre gars », dit Brian qui l’avait repéré le premier. Comme avec Sali, il avait une enseigne au néon au-dessus de la tête pour signaler sa présence, mais il correspondait tout à fait à la photo du dossier, et il était bien sorti du bon immeuble. Du reste, avec sa moustache, on ne risquait pas de se tromper sur la personne. Plutôt bien habillé. Hormis le teint et la pilosité, l’homme aurait pu passer pour un Allemand. Parvenu au bout de la rue, il monta dans un tramway, destination inconnue, mais en tout cas vers l’est. « Ton idée ? demanda Dominic à son frère. – Sorti déjeuner avec un pote, ou bien ourdir la chute de l’Occident infidèle… on peut pas vraiment dire, vieux. – Ouais, ça serait sympa d’avoir une vraie surveillance sur lui, mais on ne mène pas une enquête, hein ? Ce gars a recruté au moins un tireur. Il a gagné son billet sur notre liste noire, Aldo. – Bien reçu, frangin. » La conversion de Brian était complète. Anas Ali Atef n’était plus pour lui désormais qu’un visage, et un fessier à piquer avec son stylo magique. En dehors de ça, c’était un individu que Dieu devait récupérer en temps voulu, une juridiction qui ne les concernait pas directement à l’heure actuelle. « Si c’était une opération du Bureau, on aurait déjà une équipe dans son appartement, au moins pour embarquer son ordinateur. » Brian en convint. « Et maintenant ? – On voit s’il se rend à la mosquée et, si oui, on voit s’il est plus facile de l’éliminer à l’entrée ou à la sortie. – Tu trouves pas par hasard que c’est aller un peu vite en besogne ? – Je suppose qu’on pourrait rester dans la chambre d’hôtel à se branler, mais ça fatigue le poignet, tu vois ? – Ouais, j’imagine. » Ayant achevé leur petit déjeuner, ils laissèrent de l’argent sur la table mais pas un gros pourboire. Cela les aurait trop sûrement fait passer pour des Américains. Le tram n’était pas aussi confortable que sa voiture, mais il était en définitive plus pratique parce que ça lui évitait de chercher une place pour se garer. Les villes européennes n’avaient pas été conçues en fonction de l’automobile. Ni Le Caire, bien sûr, et les embouteillages là-bas pouvaient être épouvantables – pires encore qu’ici – mais au moins, en Allemagne, ils avaient des moyens de transport fiables. Les trains étaient superbes. La qualité des lignes impressionnait un homme qui avait eu une formation d’ingénieur quelques années plus tôt – quelques années seulement ? cela lui paraissait une éternité. Les Allemands étaient un peuple curieux. Distants et compassés, et se croyant tellement supérieurs à toutes les autres races. Ils regardaient de haut les Arabes – et du reste la plupart des Européens – et n’ouvraient leurs portes aux étrangers que parce que leurs lois intérieures – imposées soixante ans plus tôt par les Américains après la Seconde Guerre mondiale – les y contraignaient. Et donc ils s’y pliaient, sans trop se plaindre ouvertement, parce que ces fous obéissaient à la loi comme si elle leur avait été imposée par la main de Dieu Lui-même. C’était le peuple le plus docile qu’il ait jamais rencontré, mais sous cette docilité se cachait une capacité de violence – de violence organisée – telle que le monde en avait rarement connu. Dans la mémoire collective, c’était le peuple qui s’était dressé pour massacrer les juifs. Ils avaient même converti leurs camps de la mort en musées, mais des musées dans lesquels pièces et machines demeuraient toujours en état de marche, comme prêtes à resservir. Dommage qu’ils ne soient pas capables de mobiliser la volonté politique de le faire. Les juifs avaient humilié son pays à quatre reprises, tuant au passage son frère aîné Ibrahim, dans le Sinaï, alors qu’il conduisait son char soviétique T-62. Il n’avait aucun souvenir d’Ibrahim. Il était bien trop jeune en ce temps-là et n’avait que des photos pour lui donner une idée de ce à quoi il ressemblait, même si sa mère pleurait toujours sa mémoire. Il était mort en essayant d’achever le travail que ces Allemands avaient commencé, pour échouer, tué par le tir de canon d’un char américain M60A1 lors de la bataille de la Ferme aux Chinois. C’étaient les Américains qui protégeaient les juifs. L’Amérique était dirigée par ses juifs. C’était pour ça qu’ils livraient à ses ennemis des armes, qu’ils leur fournissaient du renseignement, et qu’ils adoraient tuer des Arabes. Mais l’échec des Allemands n’avait pas dompté leur arrogance, il avait tout au plus réorienté celle-ci. Il le constatait à bord de ce tram, à ces regards à la dérobée, cette façon qu’avaient les petites vieilles de s’écarter de lui à petits pas. Quelqu’un allait sans doute passer du désinfectant sur la barre sitôt qu’il serait descendu, ronchonna Anas. Par le Prophète, c’étaient des gens bien désagréables. Le trajet lui prit sept minutes encore, exactement, et il fut temps de descendre à son arrêt, Dom Straβe -rue de la Cathédrale. De là, il n’avait qu’à parcourir la distance d’un pâté de maisons. En chemin, il nota d’autres regards, l’hostilité dans les yeux ou, pis encore, ces regards qui se contentaient de l’effleurer, comme s’ils avaient entraperçu quelque chien errant. Il aurait eu grand plaisir à mener une action en Allemagne – ici même, à Munich – mais ses ordres étaient précis. Sa destination était un café. Fa’ad Rahman Yassine s’y trouvait déjà, en tenue sport, tel un travailleur quelconque. Il y en avait pas mal comme lui dans ce café. « Salaam aleikoum », le salua Atef. La paix soit sur toi. « Aleikoum salaam », répondit Fa’ad. Avant d’ajouter : « Les pâtisseries sont excellentes. – Oui, confirma Atef, parlant doucement en arabe. Alors, quoi de neuf, mon ami ? – Nos compatriotes sont contents de la semaine dernière. Nous avons sérieusement ébranlé les Américains. – Pas assez toutefois pour qu’ils désavouent les Israéliens. Ils aiment les juifs plus que leurs enfants. Tu peux me croire sur parole. Et ils vont s’en prendre à nous. – Comment ? demanda Fa’ad. S’en prendre, oui, à ceux dont leurs services d’espionnage ont entendu parler, mais cela ne fera qu’enflammer un peu plus les fidèles et en attirer de nouveau à notre cause. Non, ils ne savent rien de notre organisation. Ils ne savent même pas notre nom. » C’était parce qu’en réalité elle n’en avait pas vraiment. « J’espère que tu dis vrai. Alors, est-ce que j’ai de nouveaux ordres ? – Tu as bien travaillé – trois de ceux que tu as recrutés ont choisi le martyre en Amérique. – Trois ? » Atef fut agréablement surpris. « Ils sont morts en héros, j’imagine ? – Ils sont morts au nom d’Allah. Cela devrait bien suffire. Alors, est-ce que tu as d’autres recrues prêtes ? » Atef but une gorgée de café. « Pas tout à fait, mais j’en ai deux qui sont tentés de nous rejoindre. Ce n’est pas facile, tu le sais. Même le plus croyant des fidèles désire jouir des fruits de la vie. » Comme il en jouissait lui-même, bien entendu. « Tu as fait du bon boulot, Atef. Mieux vaut être sûr que de trop vouloir exiger d’eux. Prends ton temps. Nous pouvons patienter. – Jusqu’à quand ? » Atef voulait savoir. « Nous avons de nouveaux plans pour l’Amérique, pour les frapper plus durement. Cette fois-ci, nous en avons tué des dizaines. La prochaine fois, ce sera des milliers, promit Fa’ad, une étincelle dans les yeux. – Comment, au juste ? » demanda aussitôt Fa’ad. Il aurait pu – aurait dû – être agent planificateur. Sa formation d’ingénieur le destinait idéalement à ce poste. Ne le savaient-ils donc pas ? Il y avait des gars dans l’organisation qui réfléchissaient avec leurs couilles plus qu’avec leur cerveau. « Cela, je ne suis pas à même de le dire, mon ami. » Parce qu’il n’en savait rien, s’abstint de compléter Fa’ad Rahman Yassine. Ses supérieurs ne se fiaient pas suffisamment à lui, ce qui l’aurait mis en rogne s’il l’avait su. Ce fils de pute ne le sait sans doute pas lui-même, songea Atef au même moment. « L’heure de la prière approche, mon ami, nota Ali Atef après un coup d’œil à sa montre. Viens avec moi. Ma mosquée n’est qu’à dix minutes d’ici. » L’heure du Salat approchait en effet. C’était un test pour s’assurer que son collègue était un vrai fidèle. « Comme tu voudras. » Tous deux se levèrent pour aller prendre le tram qui, un quart d’heure après, les déposa à une rue de la mosquée. « Droit devant, Aldo », dit Dominic. Ils avaient inspecté le voisinage, histoire de tâter le terrain, mais voilà que leur ami descendait la rue dans leur direction, apparemment accompagné. « C’est qui, le bronzé numéro deux, je me demande ? fit Brian. – Connais pas, et on peut pas improviser. On l’emballe ? – Je veux, mon neveu. Et toi ? – Cent pour cent affirmatif, frérot », répondit Dominic. Leur cible était à une trentaine de mètres, arrivant droit sur eux, sans doute en route pour la mosquée, qui était située à une rue derrière. « Qu’est-ce que t’en penses ? – On dégage, mieux vaut l’emballer à la sortie. – OK. » Et tous deux de se tourner sur la droite pour contempler la vitrine d’un chapelier. Ils l’entendirent – ils le sentirent quasiment – les frôler. « Combien de temps ça va prendre, d’après toi ? – Dieu me damne si je le sais, mec ! Déjà que je suis pas allé à l’église depuis au moins deux mois. – Super, grogna Brian. Mon propre frère est un apostat. » Dominic étouffa un rire. « Ça a toujours été toi, l’enfant de chœur de la famille. » Atef et son ami entrèrent effectivement. C’était l’heure de la prière, le Salat, le deuxième des cinq piliers de l’islam. Ils allaient s’agenouiller et se prosterner, face à La Mecque, pour murmurer des phrases du Saint Coran et ainsi affirmer leur foi. En entrant, ils ôtèrent leurs souliers et Yassine fut surpris de constater que cette mosquée avait souffert d’une influence allemande. Il y avait en effet des casiers individuels au mur de l’atrium pour y ranger les chaussures, tous numérotés avec soin afin d’éviter toute confusion… ou tout vol. La chose était rare en vérité dans un pays musulman car la loi islamique punissait très durement le vol, et agir ainsi dans la maison d’Allah aurait été une offense délibérée à Dieu Lui-même. Ils entrèrent dans la mosquée proprement dite et firent leurs dévotions. Cela ne prit pas longtemps et, pour Atef, cette réaffirmation de sa foi religieuse fut comme une purification de l’âme. Puis ce fut terminé, lui et son ami regagnèrent l’atrium et, après avoir récupéré leurs souliers, ils ressortirent. Ils n’étaient pas les premiers à franchir les vastes portes et les autres fidèles avaient déjà servi à alerter les Américains. La seule question en fait était de savoir quelle direction ils allaient prendre. Dominic surveillait la rue, y guettant un policier ou un espion, mais il n’en vit aucun. Il était prêt à parier que leur sujet allait regagner son appartement. Brian prit la direction opposée. Il semblait qu’une quarantaine de fidèles s’étaient assemblés pour la prière. En ressortant, ils s’égaillèrent aux quatre vents, seuls ou par petits groupes. Deux montèrent au volant de taxis – sans doute leurs propres véhicules – et repartirent chercher des clients. Leurs coreligionnaires n’étaient pas du nombre : sans doute étaient-ils de pauvres prolos qui se déplaçaient à pied ou avec les transports en commun. Ce n’était pas une indignité pour les jumeaux qui se rapprochèrent chacun de son côté, mais pas trop vite, ni trop délibérément. Puis la cible et son copain sortirent à leur tour. Ils prirent à gauche, en direction de Dominic, à trente mètres de là. De son point de vue, Brian embrassa toute la scène. Quand les individus furent à deux mètres de lui, Dominic fit mine de trébucher et tomba contre Atef. Brian ne le vit même pas frapper. Atef tomba avec son frère et la chute avait dû masquer en partie la douleur de la piqûre. Le copain d’Atef les aida à se relever tous les deux. Dominic présenta ses excuses et reprit son chemin, tandis que Brian suivait la cible. Il n’avait pas vu Sali passer l’arme à gauche, il y trouvait donc un certain intérêt, un rien morbide. L’homme parcourut une quinzaine de mètres puis s’immobilisa net. Il avait dû dire quelque chose car son ami se tourna comme pour lui poser une question, juste à temps pour le voir s’effondrer. Le bras d’Atef se leva pour protéger son visage de la chute, puis tout le corps se relâcha. Le deuxième homme était manifestement abasourdi par ce qu’il voyait. Il se pencha pour essayer de comprendre ce qui clochait, d’abord intrigué, puis inquiet, et enfin paniqué, retournant son ami sur le dos et lui criant à l’oreille. Brian passa à côté d’eux. Le visage d’Atef était aussi inerte que celui d’une poupée. Son cerveau était encore actif mais il ne pouvait même pas ouvrir les yeux. Brian resta là une minute, puis il reprit son chemin, sans se retourner, mais après avoir fait signe à un passant de venir prêter main-forte, ce que l’Allemand fit, glissant la main dans son pardessus pour en sortir un téléphone mobile. Il allait sans doute appeler les secours. Brian marcha jusqu’au prochain carrefour, puis il se retourna pour observer la scène, en regardant sa montre. L’ambulance fut là en six minutes et demie. Les Allemands étaient décidément bien organisés. Le secouriste des pompiers vérifia le pouls, leva les yeux, surpris, puis inquiet. Son collègue sortit du véhicule une valise de premiers secours et, sous les yeux de Brian, entreprit d’intuber Atef, puis de le placer sur une civière. Les deux hommes étaient parfaitement entraînés, refaisant les gestes qu’ils avaient sans doute déjà répétés à la caserne et probablement accomplis des dizaines de fois dans la rue. Vu la gravité du cas, ils ne cherchèrent pas à transporter la victime dans l’ambulance, préférant la soigner sur place. Dix minutes depuis la chute, nota Brian en regardant sa montre. Atef était déjà en état de mort cérébrale et c’était le point final de l’histoire. L’officier de marines tourna à gauche et gagna l’autre angle de la rue, où il prit un taxi, écorchant le nom de leur hôtel, mais le chauffeur comprit quand même. Dominic était déjà dans le hall quand il y entra. Ensemble, ils se rendirent au bar. Le seul truc bien quand on dessoudait un gars à la sortie de son lieu de culte, c’est qu’on pouvait être raisonnablement certain qu’il n’irait pas en enfer. C’était déjà un poids de moins sur leur conscience. La bière aidait, aussi. 20 Le bruit de la traque Quatorze heures vingt-six à Munich correspondait à huit heures vingt-six du matin, fuseau de la côte Est au Campus. Sam Granger était arrivé en avance au bureau, en se demandant s’il y trouverait un mail. Les jumeaux bossaient vite. Sans imprudence, certes, mais ils savaient mettre à profit la technologie qu’on leur avait fournie, et cela sans gaspiller le temps ou l’argent du Campus. Granger avait déjà choisi la cible numéro trois, bien sûr, dans un message crypté, prêt à être balancé sur le Net. Contrairement au cas de Sali à Londres, il n’escomptait pas de message « officiel » signalant la mort émanant du βundesnachrichtendienst, le renseignement allemand, qui n’avait guère manifesté d’intérêt pour Anas Ali Atef. Ce serait tout au plus l’affaire de la police municipale de Munich, mais plus probablement de la police judiciaire chargée d’enquêter sur les décès, qui conclurait à un nouvel infarctus fatal dans un pays où trop de citoyens fumaient et mangeaient de la nourriture riche en graisses. Le message électronique expédié de l’ordinateur de Dominic arriva à huit heures quarante-trois, signalant avec force détails le plein succès de l’opération – on aurait presque dit un rapport d’enquête du FBI. Le fait qu’Atef ait eu un ami auprès de lui était sans doute un bonus. Qu’un ennemi ait été témoin du meurtre signifiait probablement qu’on n’émettrait aucun soupçon sur le décès de l’individu. Le Campus allait toutefois s’employer à obtenir le rapport officiel sur la disparition d’Atef, par précaution, même si la tâche ne serait pas non plus sans difficulté. En bas, Ryan et Wills n’étaient pas encore au courant, bien sûr. Jack se livrait à ses tâches de routine : l’examen du trafic de messagerie entre les services de renseignements américains – ce qui lui prit un peu plus d’une heure -, puis une inspection du trafic internet de et vers les adresses de terroristes connus ou suspectés. L’immense majorité était si banale qu’elle ressemblait aux échanges entre un mari et sa femme sur les courses à faire au Prisu au retour du bureau. Certains de ces courriels auraient pu évidemment être des messages codés de grande importance, mais impossible de le savoir sans un programme ou une grille de filtrage. Au moins un des terroristes avait utilisé l’expression « le temps se gâte » pour signaler un renforcement de la sécurité sur un site intéressant pour ses collègues, mais le message avait été envoyé en juillet et le temps, de fait, était orageux. Et ce message avait également été recopié par le FBI qui n’avait pas pris de mesures particulières. Mais un nouveau message lui sauta positivement aux yeux lorsqu’il l’ouvrit ce matin-là. « Hé, Tony, faut que tu voies celui-ci, vieux. » Le destinataire était leur vieil ami 56MoHa@euro-com. net et le contenu confirma de nouveau son identité et son rôle de plaque tournante : atef n’est plus. il est mort sous mes yeux ici même à Munich. les pompiers ont été appelés et ils l’ont soigné sur le trottoir mais il est mort d’un infarctus à l’hôpital. demande instructions. fa’ad. Et l’expéditeur était Honeybear@ostercom. net, une adresse encore inédite dans l’index informatique de Jack. « Honeybear ? observa Wills en étouffant un rire. "Ours bien léché"… Ce gars doit chercher à lever des filles sur le Net. – Donc, il fait dans le cybersexe, parfait. Tony, on vient de descendre un certain Atef là-bas en Allemagne, on a là la confirmation de l’événement, plus une nouvelle cible à traquer. » Ryan revint à sa station de travail et, en quelques clics de souris, vérifia les sources. « Tiens, la NSA l’a intercepté, elle aussi. Peut-être qu’ils pensent que ça peut être aussi un acteur. – Sûr que t’as l’imagination fertile, observa sèchement Wills. – Fertile, mon cul ! » Pour une fois, Jack laissa poindre sa colère. Il commençait à comprendre pourquoi son père avait souvent été en rogne devant les renseignements qui parvenaient au Bureau Ovale. « Bon Dieu, Tony, qu’est-ce qu’il te faut de plus pour y voir clair ? » Wills inspira un grand coup et s’exprima avec sa pondération habituelle : « Du calme, Jack. C’est une source isolée, un compte rendu unique sur un fait qui peut ou non avoir eu lieu. On ne se lance pas tête la première sur un truc tant qu’il n’a pas été confirmé par une source connue. Ce pseudo, "Honeybear", pourrait recouvrir un tas de choses, rien ne certifie qu’on ait affaire à un méchant. » Pour sa part, Jack se demanda s’il n’était pas -encore une fois ! – mis à l’épreuve par son instructeur. « D’accord, reprenons tout ça pas à pas. 56MoHa est une source dont nous sommes à peu près certains qu’il s’agit d’un acteur, sans doute un agent opérationnel. On balaie le Net pour le surveiller depuis que je suis ici, OK ? Donc, on scrute l’éther et voilà que ce message arrive dans sa boîte au moment précis où nous croyons savoir que nous avons une équipe de neutralisation en activité sur le terrain. À moins que tu ne t’apprêtes à me dire qu’Ouda ben Sali a vraiment eu un infarctus du myocarde pendant qu’il rêvassait à sa pute préférée dans les rues du centre de Londres… Et que le Service de sécurité des Rosbifs a trouvé le cas hautement intéressant uniquement parce que c’est pas tous les jours qu’on voit un homme soupçonné d’être un financier du terrorisme tomber raide mort en pleine rue. Ou est-ce que j’ai raté un épisode ? » Wills sourit. « Pas mal, comme présentation. Un peu maigre question preuves, mais ton raisonnement était bien argumenté. Donc, tu penses qu’on devrait envisager d’aller la montrer en haut lieu ? – On devrait y courir, oui ! » dit Ryan, essayant de dominer sa colère manifeste. On respire un bon coup et on compte jusqu’à dix. « Alors, je pense que je vais le faire. » Cinq minutes plus tard, Wills entrait dans le bureau de Rick Bell. Il lui tendit deux feuilles de papier. « Rick, a-t-on une équipe à l’œuvre en Allemagne ? » demanda-t-il. La réponse fut pour le moins surprenante : « Pourquoi cette question ? » Bell avait un visage aussi impénétrable que celui d’une statue. « Lis, suggéra Wills. – Bigre, réagit le chef analyste. Qui a péché ce poisson dans l’océan électronique ? – Devine, suggéra Tony. – Pas mal, pour le môme. » Bell dévisagea son hôte. « Quelle est l’étendue de ses soupçons ? – À Langley, sûr qu’il rendrait les gens nerveux. – Comme tu l’es ? – On pourrait dire ça, répondit Wills. Il est fort pour sauter aux conclusions, Rick. » Cette fois, Bell fit la grimace. « Ce n’est pas le concours olympique de saut en longueur, hmm ? – Rick, Jack sait additionner deux et deux presque aussi vite qu’un ordinateur fait la différence entre zéro et un. Il a raison, n’est-ce pas ? » Rick prit une seconde ou deux avant de répondre. « Et toi, qu’est-ce que t’en penses ? – J’en pense qu’ils ont eu ce Sali, ça, c’est sûr, et qu’il s’agit sans doute là de la mission numéro deux. Comment s’en sont-ils tirés ? – Tu n’as vraiment pas besoin de le savoir. Ce n’est pas aussi net que ça en a l’air, répondit Bell. Cet Atef était un agent recruteur. Il avait envoyé au moins un gars à Des Moines. – C’est déjà une raison suffisante, jugea Wills. – Sam partage ton sentiment. Je vais lui refiler l’info. Des suggestions ? – Ce MoHa devrait être surveillé de plus près. Peut-être qu’on peut parvenir à le localiser, dit Wills. – Une idée de l’endroit où il se trouve ? – En Italie, on dirait, seulement il n’est pas tout seul à vivre dans la Botte. Il y a là-bas quantité de grandes villes avec quantité de planques. Mais l’Italie est assurément un bon coin pour lui. Une position centrale. Des relations aériennes avec le monde entier. Et les terroristes ont laissé le pays tranquille depuis un bout de temps, donc personne ne va chercher le chien qui n’aboie pas. – Pareil en Allemagne, en France et dans le reste de l’Europe, non ? » Wills acquiesça. « Ça en a tout l’air. Ce sont les suivants sur la liste mais je ne pense pas qu’ils s’en rendent vraiment compte. La politique de l’autruche, Rick. – Exact. » Bell était d’accord. « Alors, qu’est-ce qu’on fait avec ton élève ? – Ryan ? Bonne question. Sûr qu’il apprend vite. Il est particulièrement doué pour établir des liens. Il a l’imagination fertile, il y va parfois un peu fort, mais n’empêche, ce n’est pas réellement un défaut pour un analyste. – Tu lui donnerais quelle note, jusqu’ici ? – B plus, peut-être A moins, et encore, seulement parce qu’il est tout nouveau. Il n’est pas aussi bon que moi, mais je suis dans le métier depuis avant sa naissance. C’est un challenger, Rick. Il ira loin. – Si bon que ça ? » demanda Bell. Tony Wills était réputé pour être un analyste d’une prudence de Sioux, et l’un des meilleurs que Langley ait formés, malgré son petit côté visière verte et pièces aux coudes. Wills acquiesça. « Aussi bon. » Il était également d’une honnêteté scrupuleuse. C’était dans sa nature mais il pouvait également se le permettre. Le Campus payait bien mieux que toutes les autres agences gouvernementales. Ses enfants étaient tous grands – le dernier était en dernière année de physique à l’université du Maryland et, désormais, Betty et lui avaient l’esprit libre pour penser à la dernière grande étape de leur existence, même si Wills se plaisait bien ici et n’était nullement pressé de prendre sa retraite. « Mais va pas lui raconter que je t’ai dit ça. – La grosse tête ? – Non, ce serait injuste. Mais je n’ai pas envie qu’il commence à s’imaginer qu’il sait déjà tout. – Personne d’un peu sensé ne pense une chose pareille, observa Bell. – Ouais. » Wills se leva. « Mais pourquoi courir le risque ? » Wills ressortit mais Bell ne savait toujours pas quoi faire du jeune Ryan. Eh bien, voilà un sujet à aborder avec le sénateur. « Prochaine étape, Vienne, annonça Dominic. On a une nouvelle cible. – Tu crois que ça va devenir un boulot régulier ? » se demanda tout haut Brian. Son frère sourit. « Mec, il y a assez de sales types en Amérique pour nous tenir occupés jusqu’à la fin de nos jours. – Ouais, ça économiserait des sous, on virerait tous les jurys et les juges. – Hé, tête de nœud, je suis pas l’inspecteur Harry Callahan. – Et moi, je suis pas le général Chester Puller. Bon, comment on y va ? En avion, en train… peut-être en voiture ? – En voiture, ça pourrait être sympa, fit Dominic. Je me demande si on pourrait pas louer une Porsche… – Oh, super, grommela Brian. Bon, tu te déconnectes, que je puisse télécharger le fichier, veux-tu ? – Bien sûr. En attendant, je vais voir ce que le réceptionniste peut nous monter. » Et il sortit de la chambre. « C’est la seule confirmation que nous ayons ? demanda Hendley. – Oui, acquiesça Granger. Mais ça recoupe exactement ce que nous ont dit nos gars sur le terrain. – Ils vont trop vite. Et si l’autre camp se met à penser : "Deux infarctus en moins d’une semaine"… ? Alors quoi ? – Gerry, la nature de la mission est reconnaissance armée, tu te souviens ? On cherche plus ou moins à rendre l’autre camp nerveux, mais bientôt leur arrogance va reprendre le dessus et ils mettront tout ça sur le compte du pur hasard. Si on était à la télé ou au cinéma, ils se diraient que la CIA leur monte un coup en vache, mais on n’est pas au cinéma, et ils savent que la CIA ne joue pas à ce genre de jeu. Le Mossad, peut-être, mais ils se méfient déjà des Israéliens. Hé… » Une ampoule venait de s’allumer dans le cerveau de Granger « Et si c’étaient les gars qui ont éliminé l’agent du Mossad, à Rome ? – Je ne te paie pas à faire des spéculations, Sam. – C’est une possibilité, persista Granger. – Il est également possible que la Mafia ait descendu le pauvre bougre parce qu’ils l’avaient pris pour un autre mafieux qui devait des sous à la famille. Mais je n’y parierais pas ma chemise. – Oui, chef. » Et Granger regagna son bureau. Mohammed Hassan al-Din était en ce moment à Rome, à l’hôtel Excelsior, où il buvait son café assis à son ordinateur. Pas de veine pour Atef. C’était – ç’avait été – un bon recruteur, avec juste la bonne dose d’intelligence, de charisme et d’engagement personnel pour convaincre d’autres volontaires de se joindre à la cause. Il avait voulu lui-même agir sur le terrain, ôter des vies et devenir un saint martyr, mais quand bien même il aurait été doué pour ça, un homme capable de recruter était beaucoup plus précieux qu’un homme prêt à donner sa vie. C’était de la simple arithmétique, une chose qu’un ingénieur diplômé comme Atef aurait dû comprendre. Qu’est-ce qui lui avait pris ? D’accord, un frère tué par les Israéliens en 1973… Un sacré bail pour entretenir une rancune, même pour des hommes de son organisation, mais on avait connu des précédents. Toujours est-il qu’Atef avait désormais rejoint son frère au paradis. C’était une chance pour lui, mais une malchance pour l’organisation. Enfin, c’était écrit, se réconforta Mohammed, et il en serait toujours ainsi, et la lutte continuerait jusqu’à la mort du dernier de leurs ennemis. Il avait sur son lit deux téléphones clonés qu’il pouvait utiliser sans crainte d’interception. Devrait-il appeler l’Émir ? Cela valait le coup d’y réfléchir. Anas Ali Atef était le second cas d’infarctus en moins d’une semaine et, les deux fois, il s’était agi d’hommes jeunes ; c’était quand même bizarre, statistiquement inhabituel. Fa’ad s’était toutefois tenu juste à côté d’Anas Ali au moment des faits, et donc il n’avait pas pu être abattu ou empoisonné par un espion israélien – un juif les aurait probablement abattus tous les deux, songea Mohammed – et donc, avec un témoin oculaire sur place, il semblait peu plausible de soupçonner un acte criminel. Dans l’autre cas, eh bien, Ouda aimait mener une existence de libertin, et il n’aurait pas été le premier à mourir de cette faiblesse de la chair. Donc, tout cela ressemblait fort à une coïncidence improbable et qui par conséquent ne méritait pas de déranger l’Émir. Il nota toutefois les deux incidents sur son ordinateur, crypta le fichier, puis éteignit la machine. Il avait envie de faire un tour. La journée était agréable. Chaude pour l’Europe, mais cela lui rappelait l’air du pays. Un peu plus haut dans la rue se trouvait un petit restaurant en terrasse dont la cuisine italienne était certes moyenne, mais la moyenne ici était bien supérieure à ce que l’on trouvait dans plus d’un restaurant de luxe de par le monde. On aurait pu s’imaginer que toutes les Italiennes étaient obèses mais non, elles souffraient du mal commun à toutes les Occidentales, la maigreur… certaines étaient aussi maigres que les enfants d’Afrique. Préférer de jeunes garçonnes aux femmes mûres, épanouies et expérimentées, quelle tristesse ! Mais au lieu d’aller manger, il traversa la Via Veneto pour aller retirer mille euros au distributeur de billets. La monnaie unique avait rendu tellement plus pratiques les déplacements en Europe, Allah soit loué. Elle n’était pas encore l’équivalent du dollar américain en termes de stabilité mais, avec un peu de chance, ça pourrait bientôt être le cas, ce qui faciliterait encore plus ses déplacements. Il était difficile de ne pas aimer une ville comme Rome. Bien située, cosmopolite, envahie d’étrangers, et pleine de gens hospitaliers qui s’inclinaient pour ramasser vos pièces comme des paysans qu’ils étaient. Une ville idéale pour les femmes, avec des boutiques comme Riyad ne pouvait guère en offrir. Sa mère anglaise avait toujours aimé Rome et les raisons en étaient évidentes. De la bonne chère, du bon vin, et une histoire qui remontait avant le Prophète lui-même, la paix et la bénédiction soient sur Lui. Bien des hommes étaient morts ici de la main des Césars, massacrés au Colisée pour le plaisir du public, ou tués parce qu’ils avaient d’une façon ou d’une autre déplu à l’empereur. Les rues avaient sans doute été bien paisibles durant la période impériale. Quel meilleur moyen d’assurer la paix publique que d’appliquer les lois de manière impitoyable ? Ainsi en était-il sur sa terre natale, et il espérait bien que cela continuerait après qu’on se serait débarrassé de la famille royale – en la tuant ou en la contraignant à l’exil, peut-être en Angleterre ou en Suisse, pays où les individus fortunés et bien nés étaient assurés d’être traités avec suffisamment d’égards pour continuer à mener leur existence oisive. L’une ou l’autre solution conviendrait à Mohammed et ses collègues. Pourvu qu’ils ne dirigent plus le pays, avec leur régime corrompu, faisant des courbettes aux infidèles pour leur vendre le pétrole, et menant le peuple comme s’ils étaient les fils de Mahomet en personne. Il fallait que cela cesse. Son dégoût pour l’Amérique pâlissait devant sa haine à l’égard des dirigeants de son propre pays. Mais l’Amérique était sa cible principale à cause de sa puissance, qu’elle en use elle-même ou la délègue à d’autres en vue d’assouvir ses propres intérêts impérialistes. L’Amérique menaçait tout ce qui lui était cher. L’Amérique était une contrée d’infidèles, complice des juifs. L’Amérique avait envahi son propre pays, elle y avait stationné des troupes et entreposé des armes, sans aucun doute dans le but ultime d’asservir l’ensemble de l’Islam et ainsi de diriger un milliard de fidèles en les soumettant à ses intérêts étroits et partisans. Frapper l’Amérique était devenu son obsession. Même les Israéliens n’étaient pas une cible aussi attirante. Si vicieux qu’ils puissent être, les juifs n’étaient que les dupes des Américains, des vassaux qui faisaient ce qu’on leur disait en échange d’argent et d’armes, sans même se douter du cynisme avec lequel ils étaient manipulés. Les chiites iraniens avaient été corrects. L’Amérique en revanche était le Grand Satan, Iblis en personne, doté d’une telle puissance qu’il était difficile de lui porter un coup décisif, mais non moins vulnérable face aux forces justes de Dieu et des fidèles. Dominic jugea que le réceptionniste de l’hôtel Bayerischer s’était surpassé en leur fournissant une Porsche 911. Certes, le coffre avant acceptait tout juste leurs sacs, et encore il fallait les tasser. Mais ça suffisait et la voiture était encore mieux qu’une Mercedes de petite cylindrée. La 911 avait du répondant. Brian se chargerait de la navigation et se débrouillerait donc avec les cartes durant la traversée des Alpes vers le sud-est pour rallier Vienne. Ils descendaient vers le sud. Mais c’était avant tout pour servir leur pays. « Est-ce que je dois prendre un casque ? » demanda Brian en montant à bord – ce qui, dans le cas de cette voiture, signifiait quasiment descendre au ras du bitume. « Pas avec moi au volant, Aldo. Allez, viens, frérot, il est temps de se bouger le cul. » La carrosserie était d’un bleu horrible, mais le réservoir était plein et le six-cylindres réglé à la perfection. Les Allemands aimaient décidément que tout soit in Ordnung. Brian les dirigea pour sortir de Munich et prendre l’Autobahn en direction de Vienne. Sitôt sur l’autoroute, Enzo décida de voir ce que cette Porsche avait dans le ventre. « Est-ce que tu penses qu’ils pourraient avoir besoin de renforts ? » demanda Hendley à Granger. Il venait de le convoquer dans son bureau. « Comment ça ? » répondit Sam. « Ils », c’étaient les frères Caruso, bien sûr. « Je veux dire qu’ils n’ont pas grand-chose comme soutien logistique, fit remarquer l’ancien sénateur. – Ma foi, nous n’avons jamais vraiment abordé la question, pas vrai ? – Justement. » Hendley se carra dans son fauteuil. « En un sens, ils opèrent tout nus. Aucun des deux n’a une grande expérience en matière d’action de renseignement. Et si jamais ils se trompaient de cible ? D’accord, ils ne se feraient sans doute pas interpeller pour ça, mais ça n’aiderait pas non plus, côté moral. Je me souviens d’un gars de la Mafia, c’était au pénitencier fédéral d’Atlanta, je crois bien. Il avait dessoudé un pauvre bougre dont il croyait qu’il cherchait à le tuer, mais il s’était trompé de mec et, résultat, il a complètement craqué. Il s’est mis à chanter comme un rossignol. C’est du reste comme ça qu’on a réussi notre premier grand coup contre la Mafia et son organisation, tu te souviens ? – Ouais, c’était un certain Joe Valachi, mais lui, c’était un criminel, rappelle-toi. – Justement, Brian et Dominic sont de braves gars, eux. Ils seraient d’autant plus vulnérables au sentiment de culpabilité. Peut-être qu’un soutien serait à envisager. » La suggestion surprit Granger. « Je vois bien l’intérêt d’une meilleure évaluation du renseignement, et ce système de "bureau virtuel" a ses limites, je l’admets. Genre, ils ne peuvent pas poser de questions, mais s’ils en ont, ils peuvent toujours nous demander notre avis par mail… – Ce qu’ils n’ont pas fait, fit remarquer Hendley. – Gerry, ils n’en sont qu’aux deux premières étapes de la mission. Il serait prématuré de paniquer, non ? Ce sont deux jeunes agents intelligents et très capables. C’est pour ça qu’on les a choisis. Ils savent penser comme des grands, et c’est précisément ce qu’on réclame de nos agents du service action. – On ne se contente pas d’élaborer des hypothèses, on les projette aussi dans l’avenir. Tu crois que c’est une bonne idée ? » Hendley avait appris comment mener des idées jusqu’au bout lorsqu’il était au Capitole, et il savait s’y montrer d’une efficacité redoutable. « Les hypothèses sont toujours à manipuler avec prudence, je le sais, Gerry. Mais les complications, ce n’est pas mieux. Comment savons-nous que nous avons envoyé le bon élément sur le terrain ? Et si cela ne faisait qu’ajouter un niveau d’incertitude ? Est-ce qu’on veut ça ? » Hendley, songea Granger, souffrait du mal le plus meurtrier qui puisse sévir chez les parlementaires : l’excès de prudence. Cela vous menait droit à la paralysie… « Ce que je veux dire, c’est que ce serait une bonne idée d’avoir également quelqu’un sur place qui pense un peu différemment, qui considère sous un autre angle les données disponibles. Les jeunes Caruso sont efficaces. Je le sais. Mais ils manquent d’expérience. L’important est d’avoir auprès d’eux un cerveau différent pour avoir un point de vue différent sur les faits et la situation. » Granger se sentit acculé. « Bon, d’accord, je vois la logique du raisonnement, mais ça rajoute un niveau de complication dont on n’a pas besoin. – OK, alors imagine qu’ils voient un truc auquel ils ne sont pas préparés ? Dans ce cas, ils auront besoin d’une autre opinion – une opinion extérieure, si tu veux – sur les données disponibles. Cela les rendra moins susceptibles de commettre une boulette sur le terrain. Le seul truc qui me tracasse, c’est qu’ils commettent une erreur, d’autant plus qu’elle serait fatale pour un pauvre bougre et que, de surcroît, cette erreur risquerait d’affecter leur façon de mener les autres missions par la suite. La culpabilité, le remords… sans compter qu’ils pourraient se mettre à en parler. Est-ce qu’on peut totalement éliminer cette éventualité ? – Non, peut-être pas entièrement, mais cela veut dire aussi qu’on ne fait qu’ajouter un élément à l’équation, élément susceptible de dire non quand il faudrait dire oui. Dire non, n’importe qui peut faire ça. Ce n’est pas forcément le bon choix. On peut verser dans l’excès de précaution. – Je ne pense pas. – Très bien. Alors, qui veux-tu envoyer ? demanda Granger. – On va y réfléchir. Ça devrait être… ce doit être quelqu’un qu’ils connaissent, et en qui ils ont confiance… » Il laissa sa phrase en suspens. Hendley avait rendu nerveux son chef des opérations. Il avait une idée fixe et celui-ci ne savait que trop bien que l’ancien sénateur était à la tête du Campus et que, dans ces murs, sa voix avait force de loi et que ses décisions étaient sans appel. Donc, si Granger devait sélectionner un nom pour ce poste hypothétique, il faudrait que ce soit quelqu’un qui ne flanque pas le merdier. L’Autobahn avait été conçue et réalisée d’une manière superbe. Dominic se prit à se demander qui l’avait construite. Puis il nota que la chaussée n’était pas toute neuve. Et cette route reliait l’Allemagne à l’Autriche… peut-être que sa construction avait été ordonnée par Hitler en personne ? Ce serait marrant. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas de limitation de vitesse et le six-cylindres de la Porsche ronronnait comme un tigre à l’affût sur la trace d’une proie encore chaude. En outre, les chauffeurs allemands étaient d’une politesse incroyable. Il suffisait de faire un appel de phares et ils se rangeaient sur le côté comme s’ils avaient reçu quelque édit divin. Vraiment à mille lieues de l’Amérique, où n’importe quelle petite vieille dans une Pinto hors d’âge restait scotchée sur la file de gauche parce quelle était gauchère et qu’elle aimait bien bloquer les cinglés en Corvette. Ici, c’était presque aussi chouette que la piste du Lac salé de Bonneville. Pour sa part, Brian essayait de ne pas se ratatiner sous le tableau de bord. Il fermait les yeux de temps en temps, repensant aux vols en rase-mottes chez les commandos de marines, à travers les défilés de la Sierra Nevada, bien trop souvent à bord d’hélicos CH-46 plus vieux que lui. Enfin, il n’en était pas mort. Aucun risque. Là non plus, sans doute, et en tant qu’officier de marines, il n’avait pas le droit de montrer peur ou faiblesse. Et c’est vrai que c’était excitant. Ça faisait penser à un tour de grand huit sans la barre de sécurité en travers du siège. Mais il voyait bien qu’Enzo prenait le pied de sa vie, alors il se consola en se disant que sa ceinture était attachée et que ce petit spider allemand avait sans doute été dessiné par la même équipe d’ingénieurs qui avait conçu le char Tigre. Traverser les montagnes était le plus effrayant mais quand enfin ils redescendirent vers les zones de culture, le terrain devint moins vallonné et la route plus rectiligne, Dieu merci. « Collines que j’aime, vous chantez au moooonde / Des airs qu’autrefois, j’entendais chez moaaaa…, entonna Dominic, d’une voix de fausset. – Si tu chantes comme ça à l’église, Dieu va te foudroyer », avertit Brian, sortant son plan de ville à l’approche de Vienne. Et les rues de la capitale autrichienne étaient en effet un vrai dédale. C’est qu’elle datait d’avant les légions romaines, et les artères étaient tout juste assez rectilignes pour faire parader une légion devant le tribunus militaris le jour de l’anniversaire de l’empereur. Le plan révélait deux ceintures de boulevards circulaires qui marquaient sans doute l’emplacement de murs d’enceintes médiévaux – les Turcs étaient venus plus d’une fois par ici dans l’espoir d’ajouter l’Autriche à leur empire, mais ce fragment d’histoire militaire n’avait pas fait partie du cursus abordé pour la formation des marines. Pays essentiellement catholique, parce que la maison des Habsbourg l’était, cela n’avait pas empêché l’Autriche d’exterminer son éminente et prospère minorité juive après que Hitler eut annexé le pays au Grand Reich allemand, à la suite du plébiscite sur l’Anschluss de 1938. Hitler était né en Autriche et les Autrichiens avaient payé cette loyauté du prix de la vie de certains de leurs concitoyens, en devenant plus nazis que Hitler lui-même, c’est du moins ce que rapportait l’histoire objective, mais pas forcément l’histoire vue par les Autrichiens. C’était le seul pays au monde où La Mélodie du bonheur avait fait un four, sans doute parce que le film était peu flatteur pour le parti nazi. Quoi qu’il en soit, Vienne ressemblait à ce qu’elle avait été jadis : une vieille cité impériale aux larges boulevards bordés d’arbres, aux bâtiments à l’architecture classique, et aux citoyens à la tenue irréprochable. Brian les guida jusqu’à l’hôtel Impérial situé sur le Kartner Ring, un bâtiment qui ressemblait à une annexe du fameux palais de Schônbrunn. « Faut reconnaître qu’ils nous logent dans des endroits chouettes », observa Aldo. L’endroit était encore plus impressionnant vu de l’intérieur, avec ses plâtres dorés et ses boiseries laquées dont chaque élément semblait avoir été réalisé par un maître artisan tout droit venu de la Florence de la Renaissance. Le hall n’était pas spacieux mais le comptoir de la réception impossible à manquer, avec son personnel vêtu d’uniformes aussi voyants que la tenue de parade d’un marine. « Bonjour, les accueillit le réceptionniste. Vous êtes bien monsieur Caruso ? – Exact, répondit Dominic, surpris par les facultés extrasensorielles du bonhomme. Vous devriez avoir une réservation à mon nom et celui de mon frère. – Effectivement, monsieur », répondit l’autre avec empressement. Il aurait pu avoir appris l’anglais à Harvard. « Deux chambres communicantes, sur la rue. – Parfait ». Dominic sortit sa carte noire American Express et la tendit. « Merci. – Pas de messages pour nous ? demanda-t-il ensuite. – Non, monsieur. – Le chasseur peut-il s’occuper de notre voiture ? Elle est louée. Nous ne savons pas si nous allons la garder ou non. – Mais bien sûr, monsieur. – Merci. Pouvons-nous voir nos chambres ? – Oui. Vous êtes au premier… Excusez-moi, le second niveau, comme vous dites en Amérique. Franz ? » L’anglais du groom était tout aussi bon. « Par ici, s’il vous plaît, messieurs. » Pas d’ascenseur, mais plutôt une volée de marches moquettées de rouge qui se déployait juste sous le portrait d’un personnage qui avait l’air fort important, dans son bel uniforme blanc, avec ses rouflaquettes soigneusement peignées. « De qui s’agit-il ? demanda candidement Dominic. – Mais c’est l’empereur François-Joseph, répondit le chasseur. Il a rendu visite à notre hôtel lors de son inauguration, au xixe siècle. – Ah. » Cela expliquait l’attitude du personnel, mais on ne pouvait pas critiquer le style de l’endroit. Sûrement pas. Cinq minutes plus tard, ils étaient installés dans leurs appartements. Brian fit un tour dans la chambre de son frère. « Bon Dieu, l’étage résidentiel de la Maison-Blanche n’est pas aussi bien. – Tu crois ? demanda Dominic. – Mec, je le sais. J’y suis allé. L’oncle Jack m’y a fait monter après que j’ai décroché mes galons – non, en fait, c’était après le début de mes classes. Merde, c’est quelque chose, cette piaule. Je me demande combien elle coûte… – Qu’est-ce que t’en as à foutre ? C’est moi qui régale et notre ami est tout à côté, au Bristol. Pas inintéressant de traquer les salopards friqués, hein ? » Ce qui les ramena aux affaires en cours. Dominic sortit son portable. L’Impérial était habitué à avoir des clients dotés d’ordinateurs et la connectique était tout à fait efficace. Pour l’heure, il se contenta d’ouvrir le tout dernier fichier reçu. Il ne l’avait jusqu’ici que survolé. Il prit à présent son temps pour le relire mot à mot. Granger pesait le pour et le contre. Gerry voulait quelqu’un pour chaperonner les jumeaux, et cela semblait chez lui une idée bien arrêtée. Il y avait quantité de bons éléments dans le service sous les ordres de Rick Bell mais, étant d’anciens espions de la CIA ou d’ailleurs, ils étaient tous trop vieux pour convenir aux frères Caruso, jeunes comme l’étaient ceux-ci. Ça ne collerait pas de voir deux gars, même pas trentenaires, sillonner l’Europe en compagnie d’un quinqua bien tassé. Donc, mieux valait quelqu’un de plus jeune. Il n’y en avait pas tant que ça… mais il y en avait un… Il décrocha son téléphone. Fa’ad n’était qu’à deux rues de là, au deuxième étage de l’hôtel Bristol, célèbre établissement très chic, tout particulièrement réputé pour sa salle de restaurant d’exception et sa proximité de l’opéra, qui se trouvait en effet juste en face. Le Staatsoper était dédié à la mémoire de Wolfgang Amadeus Mozart qui avait été musicien de la cour des Habsbourg avant de connaître une mort prématurée, ici même à Vienne. Mais Fa’ad ne s’intéressait pas le moins du monde à ce genre d’histoire. C’était l’actualité son obsession. Voir Anas Ali Atef mourir là sous ses yeux l’avait sérieusement ébranlé. Aucun rapport avec la mort d’infidèles que l’on pouvait regarder à la télé avec un petit sourire tranquille. Il était là, il avait vu la vie quitter invisiblement le corps de son ami, vu les secouristes allemands lutter en vain pour le sauver – faisant à l’évidence tout leur possible même pour un individu qu’ils devaient mépriser. C’était une surprise pour lui. Certes, c’étaient des Allemands qui ne faisaient que leur boulot, mais ils l’avaient fait avec une telle détermination, une telle obstination… puis ils avaient conduit en toute hâte son ami à l’hôpital le plus proche, où les médecins allemands avaient sans doute agi de même, mais sans plus de succès. Un docteur était alors venu dans la salle d’attente pour lui annoncer la triste nouvelle, disant, bien inutilement, qu’ils avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir, mais que l’accident ressemblait à une crise cardiaque aiguë, ajoutant que l’on procéderait à d’autres examens de laboratoire pour confirmer que l’infarctus avait bien été la cause de la mort, avant enfin de lui poser des questions sur la famille du défunt et de lui demander qui allait récupérer le corps une fois qu’ils l’auraient découpé en petits morceaux. Bizarre quand même, cette précision des Allemands pour tout. Fa’ad avait réglé le maximum de choses, puis il avait pris le train pour Vienne, assis tout seul en première, encore sous le choc de l’effroyable événement. Il faisait en ce moment même son rapport à l’organisation. Mohammed Hassan al-Din était son intermédiaire. Il était sans doute à Rome à l’heure actuelle, même si Fa’ad Rahman Yassine n’en était pas vraiment sûr. Il n’avait pas besoin. Internet procurait une adresse suffisante, si peu détaillée fût-elle. Mais c’était quand même bien triste pour son jeune, vigoureux et valeureux camarade de mourir ainsi, en pleine rue. Si cela servait un but quelconque, Dieu seul savait lequel -mais Dieu avait Son plan pour toutes choses, et il n’était pas toujours permis aux hommes de le connaître. Fa’ad sortit du minibar une miniature de cognac et la but au goulot, sans même prendre la peine de la verser dans un des verres ballons posés au-dessus du placard. Péché ou pas, l’alcool l’aidait à se calmer les nerfs et, de toute façon, il ne buvait jamais en public. Pas de veine, merde ! Il regarda de nouveau le minibar. Il restait deux petites bouteilles de cognac, et après, plusieurs miniatures de scotch, la boisson préférée en Arabie Saoudite, Charia ou pas. « Vous avez votre passeport ? demanda Granger, sitôt qu’il se fut assis. – Mais, naturellement. Pourquoi ? s’enquit Ryan. – Vous partez pour l’Autriche. L’avion décolle ce soir de Dulles. Voici votre billet. » Le directeur des opérations fit glisser la pochette sur le bureau. « Pour quoi faire ? – Vous descendrez à l’hôtel Impérial. Là, vous établirez le contact avec Dominic et Brian Caruso pour les tenir au fait des dernières infos côté renseignement. Vous pourrez recourir à votre compte de courriel habituel, et votre ordinateur portable est doté de la technologie de cryptage adéquate. » Bon sang, pourquoi ? se demanda Jack qui reprit : « Excusez-moi, monsieur Granger. Pouvons-nous revenir une ou deux étapes en arrière ? Que se passe-t-il au juste ici ? – Votre père a posé cette question une ou deux fois, je parie. » Granger arbora un sourire qui aurait glacé un whisky-soda. « Gerry pense que les jumeaux ont besoin d’être encadrés côté renseignement. Donc, vous êtes détaché pour leur fournir ce soutien, disons que vous jouez leur consultant pendant qu’ils sont sur le terrain. Cela ne signifie pas que vous ferez quoi que ce soit : vous vous contenterez de surveiller les développements de l’information via votre bureau virtuel. Vous avez déjà fait du bon boulot dans ce domaine. Vous avez le flair pour pister des indices sur le Net – bougrement mieux que Dom et Brian. Avoir votre regard sur le terrain pourrait s’avérer utile. Voilà pourquoi. Vous pouvez décliner l’offre, mais si j’étais vous, j’accepterais, OK ? – À quelle heure, l’avion ? – C’est inscrit sur la pochette du billet. » Jack regarda. « Merde, va falloir que je me grouille. – Alors, grouillez-vous. Une voiture vous conduira à Dulles. Filez. – Oui, monsieur », répondit Jack en se levant. Il valait mieux qu’une voiture de service lui tienne lieu de taxi. Il n’avait pas trop envie de laisser son Hummer sur le parking de l’aéroport. C’était une proie tentante pour les voleurs. « Oh… et qui est habilité à le savoir ? – Rick Bell en informera Tony Wills. En dehors de lui, personne, je répète : personne. C’est clair ? – Très clair, monsieur. OK, je file. » Il regarda à l’intérieur de la pochette de réservation et y découvrit une carte noire American Express. Au moins le voyage était-il réglé par la boîte. Combien de cartes comme celle-ci le Campus avait-il dans ses tiroirs ? Il se posa la question. Mais sûr qu’il n’avait pas besoin de plus pour la journée. « C’est quoi, ce truc ? demanda Dominic à son ordinateur. Aldo, on a de la compagnie qui débarque demain. – Qui ça ? demanda Brian. – Pas précisé. Le message nous met toutefois en garde contre toute action tant qu’il ne nous aura pas rejoints. – Merde, pour qui nous prennent-ils, des tueurs en série ? Ce n’est quand même pas notre faute si le dernier mec nous est pratiquement tombé dans les bras. Pourquoi nous faire chier ? – Ce sont des gars du gouvernement. Dès que tu deviens trop efficace, ils ont la trouille, réfléchit tout haut Dominic. Bon, qu’est-ce que tu dirais d’aller dîner ? – Super, on pourra comme ça tâter de leur version du vitello milanese. Tu crois qu’ils ont des vins corrects, par ici ? – Je ne connais qu’une façon de le savoir, Aldo. » Dominic sortit une cravate de sa valise. La salle de restaurant de l’hôtel avait l’air aussi cérémonieuse que l’ancienne résidence de l’oncle Jack. 21 Un tramway nommé désir C’était une nouvelle aventure pour Jack sous deux aspects. Déjà, il n’était jamais allé en Autriche. Et il ne s’était certainement jamais rendu sur le terrain en tant qu’espion pour retrouver un commando d’assassins. Si l’idée de mettre un terme à l’existence d’individus qui aimaient tuer des Américains semblait une bonne chose derrière un bureau sis à West Odenton, Maryland, une fois dans le fauteuil 3A d’un Airbus A330, à onze mille mètres au-dessus de l’océan Atlantique, ça devenait soudain beaucoup plus coton. Enfin, Granger lui avait dit qu’il n’aurait pas vraiment grand-chose à faire. Et ça lui convenait parfaitement. Il savait encore tirer au pistolet – il s’entraînait au stand de tir du service de protection présidentielle, au centre de Washington, ou parfois à leur école de Beltsville, Maryland, si Mike Brennan était dans les parages. Mais Brian et Dom ne descendaient pas des gens à l’arme à feu, n’est-ce pas ? Pas en tout cas d’après le rapport du MI5 qui était arrivé sur son ordinateur. Un infarctus… comment diable simulait-on assez bien un infarctus pour pouvoir abuser un médecin légiste ? Il faudrait qu’il leur pose la question. À supposer encore qu’il y soit habilité. Quoi qu’il en soit, la nourriture était meilleure que la moyenne pour de la tambouille servie en avion, et même une compagnie aérienne ne peut pas gâcher la gnôle tant qu’elle est encore en bouteille. Avec une bonne dose d’alcool, le sommeil vint assez vite, et son fauteuil de première était encore un bon vieux modèle à l’ancienne, pas un de ces nouveaux bidules avec cinquante options de position dont pas une seule n’était confortable. Comme d’habitude, la moitié des passagers devant lui regardaient des films toute la nuit. Chacun avait sa façon de supporter le choc du voyage, comme son père ne manquait pas d’appeler la chose. Celle de Jack Junior était de roupiller de bout en bout. Le Wiener Schnitzel était excellent, comme l’étaient tous les vins locaux. « Je ne sais pas qui a préparé ça, mais il faudrait qu’il en cause à grand-père, conclut Dominic après l’ultime bouchée. Il pourrait peut-être lui apprendre deux ou trois trucs qu’il ignore encore. – Le chef est sans doute italien, frérot, ou du moins, apparenté. » Brian éclusa son verre de l’excellent vin blanc local que le maître d’hôtel leur avait recommandé. Peut-être quinze secondes plus tard, ce dernier le remarqua et vint remplir le verre avant de se volatiliser à nouveau. « Merde, on aurait vite fait de s’habituer à cette cantine. C’est quand même autre chose que les rations de combat. – Avec un peu de chance, il se pourrait bien que tu n’aies plus jamais à rebouffer ces saloperies. – Sûr, si on continue dans ce métier », répondit Aldo, toutefois dubitatif. Ils étaient assis bien isolés dans leur alcôve. « Donc, alors qu’est-ce qu’on sait de notre nouveau sujet ? – Un coursier, sans doute. Il transporte des messages dans sa tête – ceux qu’ils ne veulent pas envoyer via le Net. Ça aurait pu être utile de lui laver le cerveau, mais ce n’est pas le but de la mission. Nous avons un signalement, mais pas de photo ce coup-ci. C’est un peu ennuyeux. Le gars n’a pas l’air d’un gros poisson. C’est ennuyeux également. – Ouais, je te comprends. Il aura dû embêter ceux qu’il ne fallait pas. Pas de pot. » Ses remords de conscience étaient du passé, mais il avait de plus en plus envie d’éliminer un plus gros poisson, plus près du sommet de la chaîne alimentaire. L’absence de photo pour identifier le sujet était certes un inconvénient. Ils devraient se montrer prudents. Pas question de se tromper de cible. « Enfin, il ne s’est pas retrouvé sur la liste parce qu’il chantait trop fort à l’église, pas vrai ? – Et ce n’est pas non plus le neveu du pape, acheva Brian. Je suis bien d’accord avec toi, vieux. » Il consulta sa montre. « Bon, c’est l’heure de se pieuter, frérot. Faut qu’on voie demain qui se ramène. Comment sommes-nous censés le retrouver ? – Le message disait que c’est lui qui nous contactera. Merde, peut-être qu’il va descendre au même hôtel, qui sait ? – Le Campus a quand même une drôle de notion de la sécurité, tu trouves pas ? – Ouais, c’est pas comme dans les films. » Dominic étouffa un petit rire. Il fit signe pour l’addition. Ils n’avaient pas pris de dessert. Dans un établissement tel que celui-ci, ça risquait d’être fatal. Cinq minutes encore, et ils étaient au lit. « Tu te crois malin, hein ? » demanda Hendley. Il était en conversation avec Granger, tous deux sur la ligne cryptée de leur domicile respectif. « Gerry, tu m’as dit d’envoyer un spécialiste du renseignement, d’accord ? Qui d’autre pouvions-nous enlever à Rick ? Tout le monde n’arrête pas de me dire à quel point ce gamin est brillant. OK, eh bien, qu’il brille sur le terrain. – Mais c’est un bleu, protesta Hendley. – Et pas les jumeaux ? » rétorqua Granger, du tac au tac. Mouché. Désormais, tu me laisseras gérer ma boutique comme je l’entends, pensa-t-il, le plus fort possible. « Gerry, il ne va pas se salir les mains et, à la sortie, cela fera sans doute de lui un meilleur analyste. Il a un lien de parenté avec eux. Ils le connaissent. Il les connaît. Ils lui feront confiance et croiront ce qu’il a à leur dire. Et Tony Wills soutient qu’il est le plus brillant jeune analyste qu’il ait vu depuis qu’il a quitté Langley. Bref, il est parfait pour la mission, non ? – Il est trop jeune dans le métier. » Mais Hendley savait qu’il perdait la partie. « Qui ne l’est pas, Gerry ? Si nous avions des gars disponibles avec de l’expérience dans ce domaine, ils feraient partie de notre équipe. – Si jamais ça merde… – Alors, je pars en fumée. Je le sais. Bon, tu me laisses regarder la télé, à présent ? – On se voit demain, dit Hendley. – Bonne nuit, vieux. » Honeybear surfait sur le Net, bavardant avec une certaine Eisa K69 qui disait avoir vingt-trois ans, mesurer un mètre soixante pour cinquante-quatre kilos, avec des mensurations correctes mais pas exceptionnelles, des cheveux bruns, des yeux bleus, et un esprit inventif et pervers. Elle était également bonne dactylo. En fait, même si Fa’ad n’avait aucun moyen de le savoir, c’était un homme, cinquante ans, comptable, à moitié saoul et plutôt seul. Ils bavardaient en anglais. La « fille » à l’autre bout de la ligne disait qu’« elle » était secrétaire à Londres. Une ville que le comptable autrichien connaissait bien. « Elle » était assez réelle pour Fa’ad, qui bientôt se prit au jeu de son fantasme. Ce n’était pas aussi bien qu’une vraie femme, et de loin, mais Fa’ad était prudent dans l’assouvissement de ses passions en Europe. On ne pouvait jamais savoir si la fille dont on louait les services n’appartenait pas au Mossad et ne serait pas tout aussi ravie de vous la couper que de se la fourrer dans la chatte. Il ne redoutait pas tant que ça la mort mais, comme tous les hommes, il avait effectivement peur de la souffrance. Quoi qu’il en soit, le fantasme dura près d’une demi-heure, et le laissa suffisamment repu pour qu’il prenne note du contact au cas où « elle » réapparaîtrait sur le réseau. Il ne pouvait pas se douter qu’un comptable tyrolien l’avait inscrit lui aussi dans son fichier de contacts avant de retrouver son lit solitaire et froid. Quand Jack s’éveilla, les stores des hublots étaient relevés et laissaient apparaître les teintes gris violacé de montagnes, près de sept mille pieds en dessous. Sa montre lui apprit qu’il était à bord depuis bientôt huit heures, dont sans doute six de sommeil. Pas si mal. Il avait une légère migraine à cause du vin, mais le café du réveil était excellent, tout comme la croissanterie, qui se combinèrent pour le mener dans un état de semi-veille alors que le vol 94 s’apprêtait à atterrir. L’aéroport n’était pas si grand que ça, si l’on considérait que c’était le principal point d’entrée d’un État souverain, mais l’Autriche avait à peu près la population de New York, qui disposait de trois aéroports. L’appareil se posa dans un chuintement et le commandant de bord les accueillit sur sa terre natale, leur annonçant qu’il était neuf heures cinq, heure locale. Donc il aurait une journée pour rattraper un sérieux décalage horaire mais, avec un peu de chance, il serait à peu près opérationnel le lendemain. Il passa sans encombre les formalités d’immigration – le vol n’avait été qu’à moitié plein -, récupéra ses bagages et sortit de l’aérogare prendre un taxi. « Hôtel Impérial, je vous prie. – Où ça ? demanda le chauffeur. – Hôtel Impérial », répéta Ryan. Le chauffeur réfléchit un moment. « Ach, so, Hôtel Impérial, ja ? – Das ist richtig », lui assura Junior qui se cala contre le dossier pour profiter du trajet. Il avait cent euros sur lui et supposa que ça devrait suffire, sauf si le gars avait suivi les cours de l’école des taxis new-yorkais. De toute manière, il y aurait des distributeurs de billets dans les rues. Le trajet prit une demi-heure, au milieu de la cohue de l’heure de pointe. À une ou deux rues de l’hôtel, il passa devant un concessionnaire Ferrari, ce qui était une nouveauté pour lui : il n’avait vu jusqu’ici des Ferrari qu’à la télé et s’était demandé, comme tout jeune homme de son âge, quel effet ça pouvait faire d’en conduire une. Le personnel de l’hôtel l’accueillit comme un prince à sa descente du taxi et le conduisit à une suite au troisième dont le lit lui parut certes fort accueillant. Il commanda aussitôt un petit déjeuner et déboucla ses valises. Puis il se rappela ce qu’il faisait ici et décrocha le téléphone, demandant à la réception qu’on lui passe la chambre de Dominic Caruso. « Allô ? » C’était Brian. Dom était sous la douche plaquée or. « Salut, cousin, c’est Jack, entendit-il au bout du fil. – Jack qui ?… une minute… Jack ? – Je suis à l’étage au-dessus, marine. Mon avion est arrivé il y a une heure. Monte me voir, qu’on puisse causer. – D’accord. Laisse-moi dix minutes, dit Brian avant de se diriger vers la salle de bains. Enzo, tu devineras jamais qui est au-dessus. – Qui ? demanda Dominic, en finissant de s’essuyer. – Je te réserve la surprise, vieux. » Brian réintégra le salon, sans trop savoir s’il devait rire ou dégueuler tandis qu’il parcourait l’International Herald Tribune. « Putain de merde, tu te fous de nous, lâcha Dominic quand la porte s’ouvrit. – Tu devrais voir les choses de mon côté, Enzo, répondit Jack. Allez, entrez. – La bouffe est bonne au Motel 6, hein ? observa Brian, suivant son frère. – À vrai dire, je préfère l’Holiday Inn Express. J’avais besoin d’ajouter un diplôme à mon CV, tu vois ? » rit Jack avant de leur faire signe de s’asseoir. « Il me reste du café. – Ils savent le faire, ici. Je vois que tu as découvert les croissants. » Dominic se servit une tasse avant d’en voler un. « Putain mais pourquoi c’est toi qu’ils ont envoyé ? – J’imagine que c’est parce que vous me connaissez tous les deux, dit Junior en beurrant son second croissant. Vous savez quoi, vous me laissez finir de déjeuner, puis on pourra faire un tour jusqu’au concessionnaire Ferrari, à côté, et on parlera de tout ça. Qu’est-ce que vous pensez de Vienne ? – On est juste arrivés hier après-midi, Jack, l’informa Dominic. – Je l’ignorais. Je crois savoir toutefois que vous n’avez pas perdu votre temps à Londres. – C’était pas mal, en effet, répondit Brian. Mais on t’en causera plus tard. – D’accord. » Jack continua son petit déjeuner tandis que Brian retournait à son International Herald Tribune. « Ils en font toujours tout un plat à la maison avec ces attentats. J’ai dû me déchausser à l’aéroport. Veine que j’aie eu des chaussettes propres. On dirait qu’ils essaient de voir si quelqu’un ne cherche pas à quitter précipitamment le pays. – Ouais, c’était vraiment moche, tout ça, observa Dominic. T’as quelqu’un dans tes connaissances qui s’est fait buter ? – Non, Dieu merci. Même papa n’a eu personne, et pourtant, avec tout le monde qu’il connaît dans le milieu de la finance… Et vous, les gars ? » Brian le regarda d’un drôle d’air. « Nous non plus, personne qu’on connaissait. » Il espéra que l’âme du jeune David Prentiss n’en serait pas froissée. Jack finit son dernier croissant. « Le temps de prendre une douche, et je vous laisse me servir de guide. » Brian termina son journal et alluma la télé sur CNN – la seule chaîne américaine disponible à l’Impérial -pour regarder le bulletin de cinq heures à New York. Les dernières victimes avaient été inhumées la veille et les journalistes demandaient aux familles éplorées comment elles supportaient la perte de leurs proches. Quelle question conne ! ragea le marine. Comme s’il fallait retourner le couteau dans la plaie ! De leur côté les politiciens déliraient sur le thème de y-a-qu’a-y-faut. Eh bien, songea Brian, c’est ce qu’on fait pour vous, les gars. Mais si jamais ils le découvraient, sûr qu’ils en chieraient dans leur culotte de soie. Ce qui n’était pas pour lui déplaire. Quelqu’un devait rattraper la balle au bond, et c’était désormais son boulot. Au Bristol, Fa’ad se réveillait tout juste. Lui aussi avait commandé du café et des croissants. Il devait retrouver un coursier le lendemain pour recevoir de lui un message qu’il retransmettrait à son tour le moment venu. L’organisation opérait avec un maximum de sécurité pour ses communications importantes. Quant aux messages réellement sérieux, ils n’étaient transmis que de vive voix. Les messagers ne connaissaient que leurs homologues à chaque bout de la chaîne, ce qui limitait les cellules à trois individus seulement, encore une leçon apprise de feu l’espion du KGB. Le message provenait de Mahmoud Mohammed Fadhil qui arrivait du Pakistan. Un tel système pouvait être cassé mais seulement au terme d’un long et pénible travail de police qui pouvait être aisément réduit à néant pourvu qu’un seul individu se retire de la chaîne. Le problème est que ce retrait imprévu d’un seul maillon pouvait empêcher un message d’atteindre sa destination, mais cela ne s’était pas encore produit, et l’on espérait que ça continuerait. Ce n’était somme toute pas une mauvaise vie pour Fa’ad. Il voyageait beaucoup, toujours en première, ne descendait que dans des hôtels cinq étoiles et, dans l’ensemble, tout cela était plutôt agréable. Il en éprouvait à l’occasion un brin de culpabilité. D’autres accomplissaient ce qu’il jugeait être des actes admirables et dangereux, mais lorsqu’il avait pris le boulot, on lui avait expliqué que l’organisation ne pouvait fonctionner sans lui et ses onze camarades, ce qui était excellent pour son moral. Tout comme de savoir que sa fonction, bien que de première importance, restait également assez sûre. Il recevait des messages et les faisait passer, souvent aux agents mêmes, qui tous le traitaient avec le plus grand respect, comme s’il était lui-même l’auteur des instructions pour la mission – ce dont il ne cherchait pas à les dissuader. C’est ainsi qu’en deux jours il avait reçu de nouveaux ordres de transfert, que ce soit pour son collègue le plus proche géographiquement – Ibrahim Salihal Adel, basé à Paris – ou pour un autre agent, pour l’heure inconnu. Il saurait de qui il s’agissait et procéderait aux transmissions nécessaires, avant d’agir ensuite en conséquence. Le boulot était à la fois ennuyeux et passionnant, et entre les horaires confortables et le risque zéro pour sa personne, c’était décidément facile d’être un héros du mouvement, comme il aimait à se considérer parfois. Ils prirent à pied le Kartner Ring en direction de l’est ; presque tout de suite, le boulevard obliquait au nord-est en prenant le nom de Schubertring. Sur le trottoir nord se trouvait le concessionnaire Ferrari. « Alors, les gars, où vous en êtes ? » demanda Jack. Ils étaient en pleine rue mais, avec la circulation alentour, ils ne risquaient pas d’être espionnés par un micro. « Deux de moins. Encore un à éliminer, ici même à Vienne, puis on repart, pour je ne sais où. Je pensais plus ou moins que tu serais au courant », observa Dominic. Jack hocha la tête. « Négatif. On m’a pas briefé là-dessus. – Pourquoi t’ont-ils envoyé ? » Cette fois, c’était Brian. « Je suis censé anticiper vos décisions, je suppose. Vous fournir des tuyaux et jouer en quelque sorte les consultants. C’est en tout cas ce que m’a dit Granger. Je sais ce qui s’est passé à Londres. On a eu des tas d’infos confidentielles des Rosbifs – enfin, indirectement. Le cas a été classé comme une banale crise cardiaque. Pour Munich, je ne sais pas grand-chose. Qu’est-ce que vous pouvez me dire ? » Ce fut Dominic qui répondit. « Je l’ai eu à la sortie de la mosquée. Il s’est écroulé sur le trottoir. Une ambulance est arrivée. Les secouristes l’ont soigné sur place puis emmené à l’hosto. C’est tout ce que je sais. – Il est mort. On l’a su par une interception, leur dit Ryan. Il était accompagné par un certain "Honeybear" sur le Net. Celui-ci a vu son pote s’effondrer et l’a signalé à un gars portant le pseudo MoHa56, installé quelque part en Italie, croit-on. Le type de Munich – au fait, il s’appelait Atef – était un agent recruteur et un coursier. On sait qu’il a recruté un des tireurs de la semaine dernière. Donc, vous pouvez avoir la certitude qu’il avait mérité sa place sur la liste. – On sait. Ils nous l’avaient dit, indiqua Brian. – Comment les éliminez-vous, au juste ? – Avec ça. » Dominic sortit le stylo en or de sa poche de veston. « Tu sors l’aiguille en faisant pivoter la pointe, comme ça, et tu la plantes si possible dans le cul. Ça injecte une substance appelée succinylcholine, et le truc gâche franchement la journée du gars. La drogue se métabolise dans le sang même après la mort et elle est quasiment indétectable, sauf si le médecin légiste est un génie, et un génie chanceux, qui plus est. – Ça paralyse ? – Ouaip. Il s’effondre, incapable de respirer. Faut une trentaine de secondes pour que le produit fasse effet : le gars tombe raide, et ensuite ce n’est plus qu’une question de mécanique. Ça ressemble a posteriori à un infarctus et les examens de labo le confirment, en plus. Parfait pour ce qu’on veut faire. – Merde, souffla Jack. Alors comme ça, vous étiez à Charlottesville, aussi, hein ? – Ouais. » C’était Brian « Pas vraiment marrant. J’ai un môme qui m’a clamsé dans les bras, Jack. C’était franchement dur. – Ouais, jolis cartons, quand même. – Ils n’étaient pas très malins, tempéra Dominic. Pas plus que des loubards. Aucun entraînement. Ils n’assuraient même pas leurs arrières. Je suppose qu’ils s’étaient imaginé que c’était pas nécessaire, avec des armes automatiques. Mais les faits leur ont donné tort. On a eu du bol, malgré tout… Putain ! observa-t-il, alors qu’ils approchaient des Ferrari. – Merde, c’est vrai qu’elles sont chouettes », confirma d’emblée Jack. Même Brian était impressionné. « Ça, c’est la vieille, leur expliqua Dominic. La 575M. V-12, cinq cents chevaux, six vitesses, deux cent vingt mille billets pour avoir le droit de partir avec. Mais celle qui est vraiment cool, c’est la Ferrari Enzo. Une vraie bombe, les mecs. Six cent soixante chevaux. Même qu’ils l’ont baptisée de mon nom. Vous la voyez, là-bas, à l’angle opposé ? – Combien, celle-là ? demanda Junior. – Plus près de sept cent mille que de six cents. Mais si tu veux taper au-dessus, faudra que t’appelles Lockheed, à Burbank. » Et il est vrai que les deux prises d’air, à l’avant, faisaient penser à des tuyères de réacteurs. Tout l’engin ressemblait au moyen de transport personnel du richissime tonton de Luke Sky-walker. « On s’y connaît toujours autant en bagnoles, hein ? » observa Jack. Un jet privé devait sans doute biberonner moins, mais c’est vrai que la bagnole avait l’air cool. « Il aimerait mieux dormir avec une Ferrari qu’avec Grâce Kelly », ricana Brian. Ses propres priorités étaient un peu plus classiques, bien sûr. « Une voiture, c’est plus fidèle qu’une fille, les mecs. » Ce qui était sa version personnelle de la fidélité. « Merde, je parie que cette choute doit tracer rudement vite. – Tu pourrais passer ta licence de pilote privé », suggéra Jack. Dominic hocha la tête. « Nân. Trop dangereux. – Putain, le con… » Jack faillit éclater de rire. « Comparé à ce que t’es en train de faire ? – Junior, ça, j’en ai l’habitude, tu vois ? – Si tu le dis, vieux. » Jack se contenta de secouer la tête. Merde, c’étaient de chouettes bagnoles. Il aimait bien son Hummer. Dans la neige, il pouvait passer partout, dans une collision sur la nationale, il s’en tirerait gagnant, et si l’engin n’était pas franchement sport, quelle importance ? Mais le petit garçon qui sommeillait en lui pouvait comprendre l’étincelle qu’il lisait dans le regard de son cousin. Si Maureen O’Hara avait été une voiture, peut-être aurait-elle été l’une de celles-ci. D’ailleurs le rouge de la carrosserie se serait bien assorti à la couleur de ses cheveux. Au bout de dix minutes, Dominic estima qu’il avait assez bavé et il reprit son chemin. « Donc, on sait tout ce qu’on peut savoir sur le sujet, excepté la tête qu’il a ? demanda Brian, au bout de quelques pas. – Exact, confirma Jack. Mais selon toi, combien d’Arabes sont descendus au Bristol ? – Il y en a un paquet à Londres. Non, le truc, ça va être de réussir à identifier le sujet. Accomplir le boulot en pleine rue ne devrait pas être trop difficile. » Et un coup d’œil alentour révéla que ça semblait probable. La circulation n’était pas aussi dense qu’à New York ou à Londres, mais ce n’était pas non plus Kansas City la nuit tombée, et remplir la mission en plein jour avait ses attraits. « J’imagine qu’on planquera à l’entrée principale et près de l’entrée latérale, s’il y en a une. Est-ce que tu peux voir si tu peux obtenir plus de données du Campus ? » Jack consulta sa montre et fit le calcul mental. « Ils devraient ouvrir la boutique d’ici deux heures à peu près. – Alors, vérifie ton courrier électronique, lui dit Dominic. Nous, on va faire un tour et chercher un sujet qui réponde au signalement. – D’accord. » Ils traversèrent la rue et reprirent la direction de l’hôtel. De retour dans sa chambre, Jack se laissa tomber sur le lit et fit un somme. Il n’avait rien à faire pour le moment, songea Fa’ad, alors autant prendre un peu l’air. Vienne avait tant à offrir et il n’avait pas encore vu tout ce qu’il y avait à voir. Aussi s’habilla-t-il convenablement, comme un homme d’affaires, avant de sortir. « Bingo, Aldo. » Dominic était physionomiste comme tous les flics et ils lui étaient quasiment rentrés dedans. « N’est-ce pas… – Si ! Le copain d’Atef à Munich. Tu veux parier que c’est notre gars ? – Pari de dupe, frérot. » Dominic répertoria la cible : Arabe en diable, taille moyenne, un mètre soixante-quinze environ, carrure plutôt élancée, soixante-dix kilos, cheveux bruns, yeux noisette, nez légèrement proéminent, tenue classique et coûteuse, le genre homme d’affaires, démarche assurée. Ils s’approchèrent à moins de trois mètres, évitant de le fixer, même derrière leurs lunettes noires. On t’a eu, connard. Qui que soient ces types, ils ne savaient pas qu’on pouvait se cacher en pleine rue. Les jumeaux gagnèrent un angle. « Merde, plutôt fastoche, observa Brian. Et maintenant ? – On attend que Jack contacte la maison mère et, en attendant, on reste tranquilles, Aldo. – Bien reçu, compris, frérot. » Machinalement, il vérifia dans sa poche que le stylo en or était bien en place, comme il aurait pu vérifier l’étui de son automatique Beretta M9 lorsqu’il était en uniforme et sur le terrain. Il se faisait l’effet d’un lion invisible dans une savane kenyane pleine de wildebeest. Ce n’était guère mieux. Il pouvait se choisir le gibier qu’il voulait tuer et dévorer, et le pauvre bougre ne se rendrait même pas compte qu’il était pisté. Il se demanda si les collègues de leur bonhomme percevraient l’ironie de voir une telle tactique utilisée contre eux. Ce n’était pas ainsi que les Américains étaient habitués à agir, mais d’un autre côté, toute cette mythologie du règlement de comptes dans la rue principale à midi était un truc inventé par Hollywood, n’est-ce pas ? Le boulot d’un lion, ce n’était pas de risquer sa vie, et, comme on leur avait dit pendant leur instruction, si vous vous retrouviez dans un combat à la loyale, c’est que vous ne l’aviez pas bien préparé auparavant. Le combat à la loyale, c’était bon aux Jeux olympiques, mais on n’était pas aux JO. Aucun chasseur de grands fauves ne s’avançait devant un lion en faisant du bruit et en brandissant un sabre. Non, il faisait ce qui était sensé : il se planquait derrière une souche et réglait ça avec un fusil à deux cents mètres de distance. Même les guerriers massai du Kenya, pour qui tuer un lion était le rite de passage à l’âge adulte, avaient le bon sens de le faire par petites escouades de dix et, dans le lot, il n’y avait pas que des adolescents, pour être sûrs que c’était bien la queue du lion qu’ils ramèneraient au kraal. La question n’était pas d’être brave mais d’être efficace. Faire ce boulot était déjà bien assez dangereux. Alors, vous faisiez de votre mieux pour éliminer tout facteur de risque inutile. C’était un travail, pas un sport. « On l’élimine ici, en pleine rue ? – Ça a déjà marché, Aldo, non ? J’imagine pas qu’on puisse le frapper au beau milieu des salons de l’hôtel. – Capito, Enzo. Bon, à présent, qu’est-ce qu’on fait ? – On joue les touristes, j’imagine. L’opéra a l’air assez imposant. Allons y jeter un œil… les affiches disent qu’ils donnent la Walkyrie de Wagner. Je ne l’ai jamais vu, ce truc-là. – Moi, je n’ai jamais vu d’opéra de ma vie. Je suppose que je devrais un de ces jours ; ça fait partie de l’âme italienne, non ? – Oh ouais, j’ai de l’âme à revendre, mais j’ai un faible pour Verdi. – Mon cul. Quand est-ce que t’es allé à l’opéra, toi ? – J’en ai quelques-uns en CD », répondit Dominic avec un sourire. Il se trouva que le bâtiment de l’opéra était un exemple superbe d’architecture impériale, conçu et construit comme si Dieu en personne devait assister aux représentations, et entièrement recouvert d’écarlate et d’or. Quels qu’aient pu être les défauts de la maison des Habsbourg, elle avait fait preuve d’un goût impressionnant. Dominic songea fugitivement à visiter aussi les cathédrales mais décida que ce ne serait pas approprié, vu la raison de leur présence ici. Au total, ils se promenèrent deux bonnes heures avant de regagner l’hôtel et de remonter dans la chambre de Jack. « Rien du côté de la maison mère, leur annonça le cousin. – Pas grave. On a vu le gars. C’est une vieille connaissance de Munich », rapporta Brian. Ils allèrent dans la salle de bains ouvrir les robinets, ce qui provoquerait assez de bruit pour saturer d’éventuels micros espions. « C’est un copain de M. Atef. Il était là quand on l’a dézingué à Munich. – Comment pouvez-vous en être certains ? – À cent pour cent, on peut pas – mais quelles sont les chances qu’il se retrouve dans les deux villes, et en plus dans le bon hôtel, mec ? raisonna Brian. – Cent pour cent, ce serait mieux, à coup sûr, objecta Jack. – Je suis bien d’accord, mais quand t’es du bon côté de mille contre un, tu mets l’argent sur la table et tu lances le dé, répondit Dominic. D’après les règles du Bureau, il est à tout le moins un complice identifié, quelqu’un qu’on prend à part pour l’interroger. Donc, il est sans doute pas venu ici quêter pour la Croix-Rouge, vois-tu ? » L’agent marqua un temps. « OK, c’est pas du cent pour cent, mais c’est le mieux qu’on ait, et je crois que ça vaut le coup de parier dessus. » C’était l’heure de vérité pour Jack. Avait-il autorité pour leur donner ou non le feu vert ? Granger ne l’avait pas dit. Il devait juste servir de soutien logistique aux jumeaux. Mais qu’est-ce que ça signifiait au juste ? Super. Il avait un poste sans description de poste, et sans autorité définie. Ça ne tenait pas trop debout. Il se souvint de son père disant que les gradés du QG n’étaient pas censés anticiper les actions des hommes sur le terrain, parce que leurs hommes avaient des yeux et qu’ils étaient censés avoir été entraînés à penser tout seuls. Mais, dans ce cas précis, son entraînement était sans doute aussi bon que le leur. En revanche, il n’avait pas vu le visage de l’individu en question ; eux, si. S’il leur signifiait un refus, ils pouvaient très bien lui dire de se le mettre quelque part et, comme il ne disposait d’aucun pouvoir sur eux, ils marqueraient le point, et lui serait là, comme un gland, à se demander qui avait tort et qui avait raison. Le boulot d’espion lui apparaissait soudain bien imprévisible et il se retrouvait coincé au beau milieu du marécage sans même un hélico pour venir le tirer de là. « OK, les gars, c’est votre mission. » Jack avait un peu l’impression de se défiler, et plus encore quand il crut bon d’ajouter : « N’empêche, je me sentirais plus à l’aise si on était sûrs à cent pour cent. – Et moi, donc. Mais comme je t’ai dit, mec, à mille contre un, moi, je parie. Aldo ? » Brian réfléchit un instant puis acquiesça. « Ça marche pour moi. Le gars avait l’air très préoccupé par son pote à Munich. S’il est dans le camp des bons, il a quand même de drôles d’amis. Alors, on lui règle son affaire. – OK. » Jack soupira, s’inclinant devant l’inéluctable. « Quand ? – Aussitôt que possible », répondit Brian. Son frère et lui discuteraient de tactique plus tard, mais Jack n’avait pas besoin d’en savoir plus. Fa’ad décida qu’il avait de la chance. Il était vingt-deux heures quatorze. Il venait de recevoir un message instantané d’Eisa K69 qui de toute évidence avait gardé un aimable souvenir de lui. qu’est-ce qu’on va faire ce soir ? demanda-t-il à « sa » correspondante. j’ai réfléchi. imagine que nous sommes dans un de ces klager. Je suis une juive et tu es le kommandant… je n’ai pas envie de mourir avec les autres et je t’offre du plaisir en échange de la vie sauve…, lui proposa-t-elle. Il aurait pu difficilement rêver fantasme plus agréable, vas-y, tu commences, tapa-t-il. Et cela se poursuivit ainsi pendant un certain temps jusqu’à : je t’en supplie, je t’en supplie, je ne suis pas une autrichienne. je suis une étudiante en musique américaine bloquée ici par la guerre… De mieux en mieux, ah oui ? j’en ai entendu pas mal sur les juives américaines et leur comportement de putes… Et cela continua ainsi une heure durant. À la fin, il l’envoya quand même à la chambre à gaz. Après tout, c’était à ça qu’étaient bons les juifs, non ? Comme de juste, Ryan était incapable de dormir. Son organisme ne s’était pas encore acclimaté aux six heures de décalage, malgré tout le temps de sommeil passé dans l’avion. La résistance de leurs équipages avait toujours été un mystère pour lui, même s’il les soupçonnait de rester tout bêtement synchronisés avec l’endroit où ils vivaient d’habitude et de négliger celui où ils se trouvaient à un moment donné. Mais pour ça, il fallait rester constamment mobile, et ce n’était pas son cas. Il alluma donc son ordinateur et se connecta pour faire une recherche Google sur l’islam. Le seul musulman qu’il connaissait était le prince Ali d’Arabie Saoudite et ce n’était pas un fou. Il s’entendait même bien avec la petite sœur de Jack, la timide Katie, qui trouvait fascinante sa barbe impeccablement taillée. Il put télécharger le Coran et se mit à le lire. Le Saint Livre comportait cent quatorze sourates, divisées en versets, comme sa Bible. Bien entendu, il regardait rarement celle-ci, la lisait encore moins, parce que, en bon catholique, il comptait sur les prêtres pour lui en exposer les parties essentielles et lui éviter d’avoir à se taper qui avait engendré qui – ça avait pu être intéressant, et même amusant, dans le temps, mais plus aujourd’hui, à moins d’être porté sur la généalogie, qui n’était pas vraiment un sujet de conversation au dîner chez les Ryan. De toute façon, tout le monde savait que chaque Irlandais descendait d’un voleur de chevaux qui avait fui le pays pour éviter la pendaison par les infâmes envahisseurs britanniques. Toute une série de guerres en avait découlé, dont une avait failli d’un cheveu empêcher sa propre naissance à Annapolis. C’est dix minutes plus tard qu’il se rendit compte que le Coran était à peu près la copie conforme, mot pour mot, de tout ce qu’avaient scribouillé les prophètes juifs, inspirés ou non par Dieu, bien sûr, puisqu’ils le disaient. Idem pour ce fameux Mahomet : Dieu lui aurait parlé et, jouant les secrétaires particuliers, il avait consigné tout ça par écrit. Dommage qu’ils n’aient pas eu à l’époque une caméra vidéo et un magnétoscope pour enregistrer tous ces oiseaux, mais voilà, ça n’existait pas, et comme le lui avait expliqué un curé à Georgetown, la foi, c’est la foi, et soit on croit, comme on est censé le faire, soit on ne croit pas. Jack croyait en Dieu, bien sûr. Ses parents lui avaient enseigné les rudiments de la religion, lui avaient fait fréquenter des écoles catholiques, il avait appris les prières et les rites ; et il avait fait sa première communion, s’était confessé – l’acte de « Réconciliation » comme disait à présent l’Église de Rome – puis avait passé sa confirmation. Mais cela faisait un bout de temps qu’il n’était plus entré dans un lieu de culte. Ce n’était pas qu’il soit contre l’Église, simplement il avait grandi, et peut-être que ne plus y aller était un moyen (idiot) de montrer à papa et maman qu’il était désormais apte à décider tout seul comment il désirait mener sa vie et que papa et maman ne pouvaient plus lui donner d’ordres. Il nota que, nulle part dans la cinquantaine de pages qu’il avait parcourues, on ne parlait de tuer des innocents pour pouvoir baiser les femmes se trouvant parmi eux, une fois au paradis. La peine pour le suicide était équivalente à celle évoquée par sœur Frances Mary en cours élémentaire. Le suicide était un péché mortel qu’on avait tout intérêt à éviter parce qu’on ne pouvait pas aller se confesser ensuite pour s’en laver l’âme. L’islam disait qu’avoir la foi, c’était bien, mais qu’il ne suffisait pas de la penser. Il fallait aussi la vivre. Un bon point, là, surtout vu selon l’enseignement catholique. Au bout d’une heure et demie de lecture, il parvint à la conclusion assez évidente que le terrorisme avait à peu près autant à voir avec la religion islamique qu’avec les catholiques et protestants irlandais. Adolf Hitler, disaient ses biographes, s’était toujours dit catholique, jusqu’au moment où il s’était fait sauter la cervelle – à l’évidence, il n’avait pas connu sœur Frances Mary, sinon, il aurait réfléchi avant. Mais ce bonhomme était manifestement cinglé. Donc, si Jack avait bien lu, Mahomet aurait sans doute démoli les terroristes. Ç’avait été un type correct, honorable. On ne pouvait pas en dire autant de tous ses disciples, toutefois, et c’était de ceux-là que les frangins et lui devaient s’occuper. Toute religion pouvait être déformée par la première bande de cinglés venue, songea-t-il en bâillant, et l’islam ne faisait pas exception à la règle. « Faudra que j’en lise un peu plus, se dit-il en gagnant son lit. Ouais, faudra. » Fa’ad s’éveilla à huit heures trente. Il devait rencontrer Mahmoud aujourd’hui, juste au bout de la rue, au drugstore. De là, ils prendraient un taxi – direction sans doute un musée – pour y effectuer le transfert de message ; il apprendrait ainsi ce qui était censé arriver et ce qu’il aurait à faire pour cela. C’était vraiment dommage qu’il n’ait pas sa résidence personnelle. Les hôtels étaient certes confortables, surtout avec leur service de blanchissage, mais là, il frisait le seuil limite. Le petit déjeuner arriva. Il remercia le serveur et lui refila deux euros de pourboire, puis il lut le journal posé sur la desserte. Rien d’important ne semblait se produire. Il y avait des élections en Autriche et chaque camp débinait avec entrain le camp adverse, comme il semblait de mise dans tout jeu politique en Europe. C’était quand même plus prévisible chez lui, et plus facile à comprendre. À neuf heures du matin, il alluma la télé et il se surprit à consulter sa montre avec une fréquence croissante. Ces rendez-vous l’avaient toujours rendu un peu nerveux. Et si le Mossad l’avait identifié ? La réponse était évidente : ils le tueraient sans plus d’arrière-pensée que s’ils écrasaient un insecte. Dehors, Dominic et Brian se promenaient, sans but défini, c’est du moins l’impression qu’ils auraient donnée à un observateur quelconque. Le problème était qu’ils n’étaient pas seuls. Il y avait un kiosque à journaux juste au pied de l’hôtel, et le Bristol avait des chasseurs. Dominic envisagea de s’appuyer contre un réverbère pour lire un journal, mais c’était bien l’unique chose qu’on leur avait dit de ne pas faire à l’école du FBI, parce que même les espions avaient vu des films où les comédiens faisaient toujours ça. Et donc, que ce soit professionnel ou pas, réaliste ou pas, le monde entier était conditionné à se méfier de tout individu qui lisait un journal appuyé à un réverbère. Suivre un gars déjà dehors sans se faire repérer était un jeu d’enfant comparé à attendre qu’il sorte. Dominic soupira et continua de marcher. Brian pensait à peu près la même chose. Il se disait que des cigarettes l’aideraient bien dans des moments pareils. Ça vous donnait quelque chose à faire, comme dans les films, Bogart et ses clous de cercueil sans filtre – qui avaient du reste fini par le tuer. Pas de veine, Bogie, songea Brian. Le cancer, ça devait être une vraie saloperie. Lui-même ne donnait pas vraiment à ses cibles la bénédiction du printemps, mais au moins, avec lui, ça ne traînait pas des mois, juste quelques minutes, au plus, et le cerveau criait rideau. D’un autre côté, ses victimes l’avaient cherché d’une manière ou d’une autre. Peut-être qu’elles ne partageraient pas ce point de vue, mais on devait toujours faire gaffe aux ennemis qu’on se faisait. Tous n’étaient pas des moutons bêlants et sans défense. Et la surprise, c’était toujours vache. Le meilleur atout dont on pouvait disposer sur le champ de bataille : l’effet de surprise. Si vous surpreniez l’autre gars, il n’avait pas la moindre chance de répliquer et c’était tant mieux parce que tout ça, c’était purement professionnel, rien de personnel. Comme un agneau à l’abattoir, il entrait dans une petite stalle, et même s’il levait les yeux juste à temps pour apercevoir le gars avec son marteau pneumatique, après ça, c’était un aller simple pour le paradis du bétail, où l’herbe est toujours verte et l’eau toujours fraîche, et où ne rôde aucun loup… T’as l’esprit qui bat la campagne, Aldo, se dit soudain Brian. Les deux côtés de la rue étaient équivalents pour sa mission. Aussi traversa-t-il pour se diriger vers le distributeur de billets situé juste en face du Bristol. Il sortit sa carte, l’introduisit, composa son code, et retira cinq cents euros. Un coup d’œil à sa montre : 10 : 53. Est-ce que leur oiseau allait sortir ? Aurait-il raté un truc ? La circulation s’était calmée. Les tramways rouges allaient et venaient en grondant. Les gens vaquaient à leurs affaires. Ils marchaient sans détourner les yeux, sauf si leur regard était attiré par quelque chose de précis. Pas de contact visuel avec les étrangers, pas de tendance instinctive à se porter vers eux. Un étranger était censé le rester, manifestement. Il appréciait la chose plus encore qu’à Munich, cette façon qu’avaient les gens d’être in Ordnung. Vous pouviez sans doute dîner directement par terre chez eux, à condition de nettoyer le plancher ensuite. Dominic avait pris position de l’autre côté de la rue, couvrant la direction de l’opéra. Il n’y avait que deux voies possibles pour leur client. Gauche ou droite. Il pouvait ou non traverser la rue. Pas d’autres options, à moins qu’une voiture ne doive le prendre, auquel cas la mission tombait à l’eau. Mais demain était toujours un autre jour. 10 : 56 disait sa montre. Il devait être prudent, ne pas regarder l’entrée de l’hôtel avec trop d’insistance. Ça lui donnait l’impression d’être vulnérable… Là ! Gagné ! C’était lui, pas de doute, vêtu d’un costume bleu à fines rayures, chemise blanche et cravate bordeaux, comme un gars qui se rend à une importante réunion d’affaires. Dominic le vit, lui aussi, qui se tourna pour l’aborder depuis le nord-ouest. Brian attendit de voir ce qu’il allait faire. Fa’ad décida de jouer un tour à son ami qui arrivait. Il allait approcher par l’autre côté de la rue, juste pour changer, aussi traversa-t-il, au milieu du pâté de maisons, sinuant entre les voitures. Quand il était môme, il adorait entrer dans le corral où étaient parqués les chevaux de son père et sinuer parmi eux. Les bêtes avaient assez de cervelle bien sûr pour ne pas percuter inutilement les obstacles – on ne pouvait pas en dire autant de certains automobilistes qui remontaient le Kartner Ring, mais il parvint indemne de l’autre côté. La disposition de la chaussée était curieuse, avec une allée pavée, comme une voie privée, une mince bordure d’herbe, puis l’artère proprement dite avec ses voitures et ses trams, puis une autre bordure d’herbe, et enfin l’autre contre-allée avant le trottoir opposé. La cible avait traversé à toute vitesse pour prendre ensuite la direction de l’ouest, vers leur hôtel. Brian prit position trois mètres derrière lui et sortit son stylo, faisant pivoter la pointe et s’assurant d’un coup d’œil qu’elle était prête. Max Weber était un wattman qui travaillait pour les transports publics de la ville depuis vingt-trois ans, conduisant son tram dix-huit fois par jour, aller et retour, en échange d’un traitement confortable pour un ouvrier. Il se dirigeait à présent vers le nord, quittant la Schwartzenberg Platz, puis la Rennweg au moment où elle devenait la Schwartzenberg Stralîe pour tourner à gauche sur le Kartner Ring. Le feu était vert et son regard embrassa la façade décorée de l’hôtel Impérial, où aimaient descendre tous les étrangers fortunés et les diplomates. Puis il reporta son attention sur la chaussée. On ne pouvait pas éviter un obstacle avec un tramway et c’était aux automobilistes de l’éviter. Non qu’il aille vite, à peine plus de quarante kilomètres-heure, même sur le parcours de banlieue en tête de ligne. Ce n’était pas un boulot très exigeant du point de vue intellectuel, mais il l’accomplissait de manière scrupuleuse, en se conformant au règlement. La cloche tinta. Quelqu’un voulait descendre à l’angle du Kartner et de la Wiedner Hauptstraβe. Là ! c’était Mahmoud. Il regardait de l’autre côté. Bien, se dit Fa’ad, peut-être pourrait-il surprendre son collègue et plaisanter un peu. Il s’arrêta sur le trottoir et parcourut du regard l’artère avant de s’engager pour traverser entre les voitures. OK, tête de nœud, pensa Brian, réduisant la distance à tout juste trois pas et… Ouille, songea Fa’ad. Il sentit littéralement comme une petite pique. Il l’ignora et poursuivit sa route, se glissant dans une brèche au milieu de la circulation. Il y avait un tram qui arrivait, mais il était encore trop loin pour qu’il s’en soucie. Aucune voiture ne venait de sur sa droite, aussi… Brian continua d’avancer comme si de rien n’était. Il se dit qu’il s’arrêterait au kiosque à journaux. Ça lui donnerait un bon prétexte pour se retourner et regarder tandis qu’il achèterait ostensiblement un magazine. Weber vit l’idiot s’apprêter à traverser les voies du tram. Cet imbécile ne savait-il pas qu’il ne devait le faire qu’à l’Ecke, où il devrait attendre au feu, comme tout le monde ? On l’enseignait aux enfants au Kinder-garten. Mais certains estimaient que leur temps valait plus que l’or, comme s’ils étaient Franz Josef en personne, revenu d’entre les morts au bout d’un siècle. Max ne changea pas de vitesse. Idiot ou pas, ce n’était pas la première fois que quelqu’un traversait ainsi devant lui… Fa’ad sentit sa jambe droite se dérober sous lui. Qu’est-ce que c’était ? Puis ce fut sa jambe gauche et voilà qu’il tombait sans raison apparente… et puis tout un tas d’autres trucs commencèrent à lui arriver trop vite pour qu’il les comprenne, et comme s’il se voyait tomber de l’extérieur… et voilà que le tramway… arrivait ! Max réagit un peu trop lentement. Il avait du mal à en croire ses yeux. Et pourtant… Il actionna précipitamment les freins mais l’imbécile était à moins de cinq mètres et… lieber Gott ! Le tramway était doté sous le nez d’une barre anti chevauchement, précisément pour éviter ce genre d’accident, mais elle n’avait pas été vérifiée depuis plusieurs semaines et puis Fa’ad était mince – assez mince pour que ses pieds glissent sous la barre de sécurité et que son corps repousse celle-ci en l’écartant vers le haut… … Et Max sentit l’horrible bruit du passage des roues sur le corps de l’homme. Quelqu’un allait sans doute appeler une ambulance mais autant appeler directement un prêtre. Le pauvre Schlemiel ne se rendrait jamais au rendez-vous qu’il était si pressé d’atteindre, en voulant gagner du temps au péril de sa vie. L’imbécile ! De l’autre côté de la rue, Mahmoud se tourna juste à temps pour assister à la mort de son ami. Ses yeux imaginèrent plus qu’ils ne virent le tramway faire une embardée, comme s’il voulait éviter d’écraser Fa’ad et presque aussi vite, tout son univers bascula, tandis que celui de Fa’ad sombrait à jamais dans le néant. « Bon Dieu », songea Brian, à vingt mètres de là, un magazine entre les mains. Ce pauvre diable n’avait même pas vécu assez longtemps pour mourir du poison. Il vit qu’Enzo s’était porté de l’autre côté du boulevard, peut-être dans l’idée de l’intercepter s’il traversait, mais la succinylcholine avait agi comme prévu. Sauf que le gars n’avait pas vraiment choisi le bon endroit pour s’effondrer. Ou plutôt si, ça dépendait du point de vue. Il paya le magazine et traversa le boulevard. Il avisa un type à l’air arabe près du drugstore. Le gars avait l’air encore plus défait que les témoins. Il y avait des cris, beaucoup de mains plaquées sur la bouche, et sûr que ce n’était pas joli à voir, même si le tram s’était immobilisé juste au-dessus du corps. « Quelqu’un va devoir nettoyer la rue au jet, observa Dominic, tranquille. Joli coup, Aldo. – Ma foi, j’escompte un cinq virgule six du juge est-allemand. Bon, on dégage. – Bien reçu, frérot. » Et ils prirent à droite, devant le tabac, direction Schwartzenberg Platz. Derrière eux, quelques femmes poussaient des cris, tandis que les hommes prenaient la chose plus sobrement, beaucoup choisissant de se détourner. Il n’y avait rien à faire. Le chasseur de l’Impérial fila à l’intérieur appeler une ambulance et le Feuerwehr. Les secours mirent dix minutes pour arriver. Les pompiers furent les premiers sur les lieux et, pour eux, l’horrible spectacle fut immédiatement éloquent. Il semblait que le contenu entier du corps s’était répandu et il était hors de question de sauver le malheureux. La police arriva bientôt et un capitaine qui était arrivé du commissariat proche, sur la FriedrichstraBe, dit à Max Weber de faire reculer sa voiture pour dégager le corps. Celui-ci avait été découpé en quatre tronçons irréguliers, comme déchiquetés par quelque prédateur préhistorique. L’ambulance, qui était arrivée à son tour, fut immobilisée pas tout à fait au milieu de la chaussée – les agents faisaient circuler les voitures mais chauffeurs et passagers prenaient leur temps pour contempler le carnage, la moitié lorgnant avec une fascination morbide et l’autre se détournant avec horreur et dégoût. Même des journalistes avaient débarqué, munis de leurs appareils photo et de leurs calepins – sans compter une équipe de télé avec ses caméscopes. Il fallut trois sacs pour récupérer la dépouille. Un inspecteur de la compagnie de trams arriva pour interroger le wattman, que la police retenait déjà, bien entendu. L’un dans l’autre, il fallut près d’une heure pour extraire le corps, inspecter le tram et dégager la chaussée. Tout cela fut fait avec une efficacité certaine car, dès midi et demi, tout était de nouveau in Ordnung. Excepté pour Mahmoud Mohamed Fadhil qui avait dû regagner son hôtel, allumer son ordinateur et envoyer un message électronique à Mohammed Hassan al-Din, à présent à Rome, pour lui demander des instructions. Au même moment, Dominic était lui aussi derrière son ordinateur et composait un mail pour informer le Campus du travail de la journée et demander des instructions pour la mission suivante. 22 Place d’Espagne « Vous plaisantez, dit aussitôt Jack. – Seigneur, accordez-moi un adversaire idiot, répondit Brian. C’est une des prières qu’on nous enseigne lors de notre instruction. L’ennui, c’est que, tôt ou tard, ils finissent par devenir malins. – Comme les escrocs, enchaîna Dominic. Le problème avec le travail de police, c’est qu’en général on chope les idiots. Les malins, on en entend rarement parler. Voilà pourquoi il a fallu tout ce temps pour démanteler la Mafia, et pourtant, ils ne sont pas si malins. Mais ouais, c’est un processus darwinien, et d’une manière ou d’une autre, on contribue à les doter peu à peu d’un cerveau. – Des nouvelles du bercail ? demanda Brian. – Regarde plutôt l’heure. Ils vont pas arriver au boulot de sitôt, expliqua Jack. Alors comme ça, le gars s’est vraiment fait écraser ? » Brian acquiesça. Il s’était écroulé et avait subi le sort de la mascotte officielle du Mississippi : un chien écrasé sur la route. « Par un tramway. La bonne nouvelle, c’est que ça a masqué toute trace. » Pas de pot pour toi, sombre connard. Il n’y avait même pas quinze cents mètres jusqu’au Krankenhaus Sainte-Élisabeth sur Invalidenstraβe, où l’ambulance avait transporté les restes de la victime. Ils avaient prévenu à l’avance l’hôpital, aussi personne ne manifesta-t-il de surprise devant les trois sacs plastique. Ils furent dûment déposés sur une table au laboratoire d’autopsie – il était inutile de passer par les urgences, vu que la cause de la mort était si évidente qu’elle frisait l’humour noir. La seule difficulté fut de retrouver assez de sang pour l’examen toxicologique. Le corps avait été tellement écrabouillé qu’il avait été quasiment vidé de son sang mais les organes internes – en particulier la rate et le cerveau – en avaient encore assez pour qu’il soit extrait à la seringue et envoyé au labo qui y rechercherait des traces de stupéfiant et/ou d’alcool. Le seul autre élément à relever à l’autopsie était une jambe brisée mais le passage du tramway au-dessus du corps signifiait que même un genou brisé serait quasiment impossible à découvrir : les deux jambes avaient été totalement broyées en moins de trois secondes. Ils avaient le nom et l’identité grâce au portefeuille de la victime et la police était en train de vérifier auprès des hôtels du voisinage si le mort n’aurait pas laissé un passeport, afin de prévenir éventuellement une ambassade. Le seul fait surprenant était que le visage apparaissait placide. On se serait attendu à des yeux écarquillés, une grimace de douleur, mais d’un autre côté, même les morts traumatiques avaient peu de règles bien établies, comme le savait tout médecin légiste. Il n’était guère utile de procéder à un examen approfondi. Peut-être que si l’homme s’était fait tirer dessus, ils auraient retrouvé une blessure par balle, mais il n’y avait aucune raison de suspecter une telle chose. La police avait déjà interrogé dix-sept témoins oculaires qui s’étaient tous trouvés à moins de trente mètres de l’accident. En définitive, le rapport d’autopsie aurait aussi bien pu être un simple formulaire à cocher. « Bon Dieu, observa Granger. Putain, comment ont-ils pu goupiller un coup pareil ? » Puis il décrocha son téléphone. « Gerry ? Descends voir. Le numéro trois est dans le sac. Il faut que tu voies ce rapport. » Après avoir raccroché le combiné, il pensa tout haut : « Bon, à présent, où est-ce qu’on les expédie ? » La question fut réglée à un autre étage. Tony Wills recopiait tous les téléchargements de Ryan et celui venant en tête de liste était impressionnant par sa sanglante brièveté. Il décrocha donc son téléphone pour en avertir Rick Bell. Le plus dur était de loin pour Max Weber. Il lui fallut une demi-heure pour surmonter le refus et le choc initiaux. Il se mit à vomir, tandis que ses yeux repassaient le spectacle de ce corps écrasé glissant sous son champ visuel, et l’horrible bruit sourd sous les roues du tram. Ce n’était pas sa faute, se répétait-il. Cet imbécile, das Idiot, avait trouvé moyen de s’écrouler juste devant lui, comme l’aurait fait un ivrogne, excepté qu’il était bien trop tôt pour qu’un homme ait déjà eu son compte de bières. Il avait déjà eu des accidents, en général simplement de la tôle froissée à cause de voitures qui avaient tourné trop brusquement devant lui. Mais il n’avait jamais vu et quasiment pas entendu parler d’un accident mortel avec un tramway. Il avait tué un homme. Lui, Max Weber, avait ôté une vie. Ce n’était pas sa faute, se répéta-t-il à peu près toutes les minutes durant les deux heures qui suivirent. Son supérieur lui accorda le reste de sa journée, aussi pointa-t-il avant de regagner son domicile à bord de son Audi, s’arrêtant à une Gasthaus à une rue de chez lui parce qu’il ne voulait pas boire tout seul aujourd’hui. Jack parcourait à toute vitesse ses téléchargements du Campus, Dom et Brian à proximité. Tous les trois avaient pris un déjeuner tardif accompagné de quelques bières. C’était du trafic de routine : échanges de messages électroniques entre des personnages suspectés d’être des acteurs, mais en majorité, messages de citoyens lambda de divers pays qui avaient une fois ou deux écrit les mots magiques relevés par le système d’interception Échelon à Fort Meade. Et là, dans le lot, il y en avait un, pas différent des autres, excepté que le destinataire était 56MoHa@eurocom. net. « Hé, les gars, notre gars dans la rue s’apprêtait à avoir un rendez-vous avec un autre coursier, on dirait… Il a écrit à notre vieil ami 56MoHa pour lui demander des instructions. – Oh ? » Dominic s’approcha pour mieux voir. « Et qu’est-ce que ça nous dit ? – Je viens d’avoir l’indicatif de l’émetteur – il est hébergé chez AOL : Gadfly097@aol. com. S’il a une réponse de MoHa, peut-être qu’on en saura plus. On pense que c’est un agent traitant qui travaille pour les méchants. La NSA l’a repéré il y a six mois. Il crypte ses messages, mais on sait les craquer et on arrive à lire la majorité de ses mails. – Dans combien de temps tu pourras voir une réponse ? demanda Dominic. – Ça, ça dépend de M. MoHa, dit Jack. On n’a plus qu’à prendre notre mal en patience. – Bien reçu », dit Brian, qui était resté assis près de la fenêtre. « Je constate que le jeune Jack ne les a pas freinés, observa Hendley. – T’aurais cru ? Bon Dieu, Gerry, je te l’avais dit. » Granger avait déjà remercié le ciel de ses bienfaits, mais discrètement. « Toujours est-il qu’ils réclament à présent des instructions. – Ton plan était d’éliminer quatre cibles. Alors, qui est le numéro quatre ? » demanda le sénateur. Ce fut au tour de Granger de faire preuve d’humilité. « On n’est pas encore sûrs. Pour être honnête, je n’escomptais pas une telle efficacité de leur part. J’avais plus ou moins espéré que les premiers coups généreraient une fenêtre d’opportunité, mais personne n’a encore pointé le bout du nez. J’ai deux ou trois candidats. Laisse-moi les récapituler cet après-midi. » Son téléphone sonna. « Bien sûr, monte, Rick. » Il reposa l’appareil. « Rick Bell dit qu’il a quelque chose d’intéressant. » La porte s’ouvrit moins de deux minutes après. « Oh, hé, Gerry. Ravi de te voir ici, Sam (Bell tourna la tête), on a ça qui vient de tomber. » Il tendit la copie papier du mail. George le parcourut du regard. « Nous connaissons ce gars… – Un peu, qu’on le connaît. C’est un agent traitant qui travaille pour nos amis. On pensait qu’il était basé à Rome. Eh bien, on avait vu juste. » Comme tous les bureaucrates, surtout les plus anciens, Bell adorait se donner des tapes dans le dos. Granger tendit la page à Hendley. « OK, Gerry, voici notre numéro quatre. – Je n’aime pas les hasards heureux. – Je n’aime pas non plus les coïncidences, Gerry, mais si tu gagnes à la loterie, tu ne vas pas rendre l’argent », dit Granger, espérant que l’entraîneur Darrell Royal avait eu raison : la chance ne souriait pas aux abrutis. « Rick, est-ce que ce gars vaut le coup qu’on s’en occupe ? – Oui, absolument, confirma Bell avec un signe de tête enthousiaste. On n’en sait pas des masses sur lui mais ce qu’on sait est entièrement négatif. C’est un spécialiste des opérations – ça, on en est sûrs à cent pour cent, Gerry. Et tout colle. Un de ses gars en voit tomber un autre, le signale, et notre bonhomme reçoit le message et répond. Tu sais, si je croise un jour le gars qui a pondu le programme Échelon, faudra que je lui paye une bière. – La reconnaissance armée, observa Granger, en s’auto congratulant avec enthousiasme. Bon Dieu, je savais que ça marcherait. Tu bouscules le nid de guêpes et certaines sortent fatalement. – Le tout, c’est qu’elles ne nous piquent pas le cul, prévint Hendley. OK, et maintenant ? – On lâche nos gars avant que le renard retourne dans son terrier, répondit Granger, du tac au tac. Si on arrive à neutraliser ce gars, peut-être qu’on pourra faire sortir quelque chose d’intéressant. » Hendley tourna la tête. « Rick ? – Ça marche pour moi. C’est un feu vert. – OK, alors, c’est un feu vert, approuva Hendley. Faites passer le signal. » L’avantage des communications électroniques, c’est qu’elles vont vite. En fait, Jack avait déjà l’essentiel du message. « OK, les gars, 56MoHa se prénomme Mohammed – pas vraiment une exclu ; c’est le prénom le plus répandu sur la planète – et il dit qu’il est à Rome, hôtel Excelsior sur la Via Vittorio Veneto, chambre 125. – J’en ai entendu parler, dit Brian. C’est un établissement de luxe, très chouette et très cher. Nos amis aiment bien descendre dans les palaces, on dirait. – Il s’est inscrit sous le nom de Nigel Hawkins. Ça fait furieusement anglais. Je suppose qu’il est citoyen britannique ? – Avec Mohammed comme petit nom ? s’étonna tout haut Dominic. – Ce pourrait être une couverture, Enzo, répondit Jack, saisissant la balle au bond. Sans une photo, on ne peut guère savoir la tête qu’il a. OK, il a donc un téléphone mobile, mais Mahmoud – c’est le gars qui a vu notre client se faire descendre ce matin – doit être censé le connaître. » Jack marqua un temps. « Pourquoi n’a-t-il pas simplement téléphoné, je me demande… Hmm. Enfin, la police italienne nous a transmis le résultat d’interceptions électroniques. Peut-être qu’ils surveillent aussi les ondes, et que notre gars se veut prudent ? – Ça se tient, mais pourquoi… pourquoi dans ce cas envoie-t-il des messages sur le Net ? – Il pense être en sécurité. La NSA a craqué pas mal de systèmes de cryptage publics. Les vendeurs de logiciels ne le savent pas mais nos gars à Fort Meade s’y entendent. Une fois qu’un système est craqué, il le reste, et l’utilisateur n’en saura jamais rien. » En fait, il ignorait la véritable raison. Les programmeurs pouvaient être persuadés, et cela s’était souvent produit, d’insérer des portes dérobées soit par patriotisme, soit par lucre, et le plus souvent pour les deux raisons. 56MoHa utilisait l’un des plus coûteux de ces programmes dont la notice technique proclamait haut et fort que personne ne pouvait le craquer grâce à son algorithme propriétaire. Ce n’était pas expliqué davantage, bien sûr : on se contentait de dire qu’il s’agissait d’une méthode de cryptage sur 256 bits, un chiffre dont la taille seule était supposée impressionner le gogo. Ce que ne disait pas la littérature technique, c’est que l’informaticien qui avait écrit le programme avait travaillé auparavant à Fort Meade – raison pour laquelle, justement, il avait été engagé – et qu’il était homme à se souvenir qu’il avait naguère prêté serment, sans compter qu’un million de dollars en franchise d’impôts avait sérieusement pesé dans la balance. Cela lui avait permis de s’acheter sa maison dans les collines de Marin County. On pouvait donc dire que le marché immobilier californien contribuait désormais en quelque sorte à la sécurité des États-Unis. « Donc, on peut lire son courrier électronique ? demanda Dominic. – Une partie, oui, confirma Jack. Le Campus télécharge l’essentiel de ce que la NSA obtient de Fort Meade et, quand ils renvoient le tout à la CIA pour corréler leurs analyses, nous l’interceptons. C’est moins compliqué qu’il n’y paraît. » Dominic comprit pas mal de choses en l’espace de quelques secondes. « Putain…, souffla-t-il, levant les yeux vers le haut plafond de la chambre de son cousin. Pas étonnant… » Une pause. « Plus de bières, Aldo. On descend à Rome. » Brian acquiesça. « Vous n’avez pas de place pour un troisième larron ? demanda Jack. – Peur que non, Junior. Pas dans une 911. – OK, je prendrai l’avion. » Jack se dirigea vers le téléphone et appela la réception. En moins de dix minutes, il avait une place sur un 737 d’Alitalia à destination de Leonardo da Vinci International, qui devait décoller une heure et demie plus tard. Il pensa à changer de chaussettes. S’il y avait une chose qu’il détestait au plus haut point, c’était de devoir se déchausser dans un aéroport. Au bout de quelques minutes, il avait bouclé ses bagages et pris la porte, ne s’arrêtant que pour remercier le réceptionniste en passant. Un taxi Mercedes le mena hors de la ville. Dominic et Brian avaient à peine eu le temps de défaire leurs bagages, aussi furent-ils prêts en dix minutes. Dom appela le chasseur tandis que Brian redescendait au kiosque à journaux acheter des cartes routières plastifiées couvrant leur itinéraire vers le sud-ouest. Ça, plus les euros qu’il avait retirés un peu plus tôt dans la journée, il estima qu’ils étaient prêts, à condition qu’Enzo ne leur fasse pas rater un lacet des Alpes. La Porsche bleu moche arriva devant l’hôtel ; il s’en approcha tandis que le chasseur introduisait en force leurs bagages dans le minuscule coffre avant. Deux minutes encore, et il avait le nez plongé dans les cartes pour trouver l’itinéraire le plus rapide permettant de rejoindre la Sùdautobahn. Jack embarqua dans le Bœing après avoir subi l’humiliation qui était désormais le prix global à payer pour profiter d’un vol commercial – il ne lui en fallait pas plus pour songer avec nostalgie à Air Force One, même s’il devait se souvenir également qu’il s’était habitué au confort et aux attentions avec une vitesse remarquable pour ne découvrir que plus tard ce que devait endurer le commun des mortels, ce qui à l’époque lui avait fait l’effet de percuter un mur de brique. Pour le moment, il devait s’occuper de trouver un hôtel. Comment le faire depuis un avion ? Un téléphone était intégré à l’accoudoir de son fauteuil de première, aussi glissa-t-il sa carte noire dans le récepteur en plastique et fit-il sa première tentative de conquête du réseau téléphonique européen. Quel hôtel ? Eh bien, pourquoi pas l’Excelsior ? À la seconde tentative, il joignit la réception et apprit qu’ils avaient en effet plusieurs chambres disponibles. Il réserva une petite suite et, se sentant désormais rassuré, il demanda un verre de vin de Toscane à l’accorte hôtesse. Même une vie mouvementée pouvait être agréable, avait-il appris, pour peu qu’on sache quelle était l’étape suivante et, pour l’heure, son horizon se dévoilait étape par étape. Les ingénieurs des ponts et chaussées allemands avaient dû enseigner tout leur savoir-faire à leurs homologues autrichiens, songea Dominic. Ou peut-être les plus doués avaient-ils tous appris dans le même manuel. Toujours est-il que la route n’était pas sans ressembler aux rubans de béton qui sillonnent l’Amérique, à l’exception de sa signalisation, si différente qu’elle en était quasiment incompréhensible, d’autant qu’il ne maîtrisait pas la langue et ne reconnaissait que les noms des villes – étrangers eux aussi. Il crut deviner que les chiffres noirs sur un disque blanc à liséré rouge correspondaient aux limitations de vitesse, mais elles étaient en kilomètres, soit trois pour deux miles, avec une marge confortable. Et les limitations en Autriche n’étaient pas aussi généreuses qu’en Allemagne. Peut-être parce qu’ils n’avaient pas assez de toubibs pour réparer tous les dégâts ; toutefois, alors même qu’ils gagnaient le relief, il nota que les courbes étaient dessinées avec un dévers parfait et que les bas-côtés disposaient d’une largeur suffisante pour se déporter en cas de pépin sérieux. La Porsche était dotée d’un limiteur de vitesse, qu’il régla cinq kilomètres-heure au-dessus du plafond, juste pour avoir le plaisir de rouler un poil trop vite. Il ne devait pas trop compter sur sa carte d’agent du FBI pour échapper à une amende, comme c’était le cas sur tout le territoire des États-Unis. « Ça nous fait combien, Aldo ? demanda-t-il à son navigateur assis à la place du mort. – À vue de nez, un peu plus de mille bornes. Disons dix heures de route, peut-être. – Merde, juste de quoi s’échauffer. Faudra peut-être faire le plein d’ici deux heures environ. T’en es où, question liquide ? – Sept cents billets de Monopoly. Tu peux les dépenser aussi en Italie, Dieu merci – quand ils avaient encore la lire, c’était à s’arracher les cheveux… Dis donc, il n’y a pas trop de circulation, observa Brian. – Non, et ils se conduisent bien, admit Dominic. T’as les bonnes cartes ? – Ouais, jusqu’au bout. En Italie, il nous en faudra quand même une autre pour Rome. – OK, ça devrait pas être trop dur à trouver. » Et Dominic remercia le ciel d’avoir un frangin capable de lire les cartes. « Quand on s’arrêtera pour ravitailler, on pourra en profiter pour prendre un petit truc à manger. – Bien reçu, frérot. » Levant les yeux, Brian découvrit les montagnes au loin – impossible d’en déterminer la distance mais la vue avait dû être impressionnante au temps où les gens se déplaçaient à cheval. Il fallait qu’ils soient rudement plus patients que l’homme moderne ou alors bien plus inconscients. Pour l’heure, le siège baquet était confortable et son frère conduisait un peu moins comme un fou. Il s’avéra que les Italiens étaient aussi bons pilotes de ligne que pilotes de course. L’appareil se posa littéralement telle une plume sur la piste, et le roulage fut pour Jack comme toujours bienvenu. Il avait trop souvent pris l’avion pour être aussi nerveux que jadis son père mais, comme la plupart des gens, pour se déplacer, il se sentait plus à l’aise à pied ou en tout cas en appui sur un support qu’il pouvait voir. Ici aussi, il trouva des taxis Mercedes ainsi qu’un chauffeur qui baragouinait à peu près l’anglais et connaissait le chemin de l’hôtel. Toutes les autoroutes de la planète se ressemblent et, durant un moment, Jack se demanda où il était. Le paysage à l’extérieur de l’aéroport paraissait rural mais la pente des toits n’était pas la même qu’en Amérique. Il ne devait pas neiger souvent par ici, vu leur faible inclinaison. On était à la fin du printemps et il faisait assez chaud pour qu’il puisse se promener en chemisette, mais la chaleur n’avait rien d’oppressant. Il était déjà venu en Italie avec son père à l’occasion d’un voyage officiel – une réunion économique quelconque – mais il avait été tout le temps trimbalé dans une voiture de l’ambassade. C’était marrant de faire comme si on était un vrai prince, mais ce n’est pas comme ça qu’on apprenait à naviguer, et tout ce qui lui restait en mémoire était les endroits qu’il avait vus. En revanche, il n’aurait pas su dire comment il y était allé. C’était la ville des Césars et de quantité d’autres noms de personnages célèbres entrés dans l’histoire pour avoir fait des choses, en bien comme en mal. Le plus souvent en mal, car c’est ainsi qu’allait l’histoire. Et cela, se souvint-il, était précisément la raison de sa présence ici. À vrai dire, un rappel utile du fait qu’il n’était pas l’arbitre du bien et du mal en ce bas monde, juste un gars qui travaillait en sous-main pour son pays, de sorte que l’autorité de prendre une telle décision ne reposait pas intégralement sur ses épaules. Être président, comme l’avait été son père durant un peu plus de quatre années, ne pouvait pas être un boulot agréable, malgré le pouvoir et le prestige qui s’y attachaient. Car le pouvoir s’accompagnait de responsabilités proportionnelles, et si l’on avait un minimum de conscience, cela devait être dur à assumer. Il y avait un certain confort à se contenter de se laisser dicter les choses que d’autres jugeaient nécessaires. Et, se souvint Jack, il pouvait toujours refuser ; quand bien même il y aurait des conséquences, elles ne seraient pas si sévères. Pas aussi sévères en tout cas que pour ce que ses cousins et lui étaient en train de faire. La Via Vittorio Veneto semblait dévolue plus aux affaires qu’au tourisme. Les arbres bordant l’artère avaient l’air un rien miteux. Surprise, l’hôtel n’était pas du tout imposant. Il n’avait pas non plus d’entrée décorée. Jack régla la course du taxi et entra, un chasseur se chargeant de ses bagages. Le hall était tout de boiseries, et le personnel des plus accueillants. Peut-être l’accueil était-il une discipline olympique où les Européens excellaient, toujours est-il que quelqu’un le conduisit aussitôt à sa chambre. Elle était climatisée et la fraîcheur de l’air dans la suite était particulièrement bienvenue. « Excusez-moi mais quel est votre nom ? demanda-t-il au chasseur. – Stefano, répondit l’intéressé. – Savez-vous, Stefano, si un certain Hawkins est descendu ici – Nigel Hawkins ? – L’Anglais ? Oui, il est à trois chambres de la vôtre, à droite dans le couloir. Un ami ? – C’est un ami de mon frère. Surtout, ne lui dites rien. Peut-être que je pourrai lui faire la surprise, suggéra Jack en tendant au chasseur un billet de vingt euros. – Bien entendu, signor. – Très bien. Merci. – Prego », répondit le chasseur avant de s’éloigner. C’était peut-être un tantinet crétin, du point de vue opérationnel, se dit Jack, mais s’ils n’avaient pas une photo de leur oiseau, il fallait bien qu’ils trouvent un moyen de savoir à quoi il ressemblait. Ceci posé, il décrocha son téléphone et essaya de passer un coup de fil. « Vous avez un appel, annonça d’une voix grave le téléphone de Brian, répétant trois fois le message avant qu’il ne parvienne à l’extraire de sa poche de veston. – Ouais. » Qui diable pouvait bien l’appeler ? « Aldo ? C’est Jack. Hé, je suis à l’hôtel – l’Excelsior. Vous voulez que je voie si je peux vous avoir des chambres ? C’est plutôt chouette, ici. Je crois que ça vous plairait. – Quitte pas. » Brian posa l’appareil sur ses genoux. « Tu devineras jamais où Junior est descendu. » Il n’eut pas besoin de préciser. « Tu plaisantes ? répondit Dominic. – Négatif. Il veut savoir s’il doit nous réserver une chambre. Qu’est-ce que je lui dis ? – Merde… » Un bref instant de réflexion. « Eh bien, c’est notre soutien logistique, non ? – Ça me paraît quand même un peu gros, mais si tu le dis… » Il reprit le téléphone. « Jack, c’est affirmatif, vieux. – Super, OK. Je vous arrange ça. À moins que je rappelle pour un contrordre, vous pouvez débarquer ici. – Bien reçu, Jack, à plus. – Salut », entendit Brian. Il éteignit. « Tu sais, Enzo, ça me paraît pas vraiment malin. – Il est là-bas. Il est sur place, il a des yeux. On peut toujours renoncer s’il le faut. – Je suppose que t’as raison. La carte signale qu’on aura un tunnel dans sept ou huit kilomètres. » L’horloge de bord indiquait 4 : 05. Ils roulaient bien mais fonçaient droit vers une montagne, passé la ville de Badgastein. Il allait leur falloir soit un tunnel, soit un gros troupeau de chèvres pour franchir l’obstacle. Jack alluma son ordinateur. Il lui fallut dix minutes pour arriver à se brancher sur la ligne téléphonique, mais il réussit tant bien que mal et, quand il se connecta, ce fut pour découvrir que sa boîte de courrier entrant débordait de bits et d’octets à lui destinés. Il y avait un bravo de Granger pour la réussite de la mission à Vienne, même s’il n’y était pas pour grand-chose. Mais en dessous, il y avait une évaluation de Bell et Wills concernant 56MoHa. Pour l’essentiel, le rapport était décevant. M. Cinquante-Six était un agent opérationnel pour les méchants. Soit il menait des actions, soit il les organisait, et il y en avait sans doute une dans le lot qui avait entraîné la mort de plusieurs dizaines de personnes dans quatre centres commerciaux américains, le salopard méritait donc amplement de retrouver son Dieu. Il n’y avait pas d’autres précisions sur ses actes, sur l’entraînement qu’il avait reçu, ses capacités ; on ne précisait pas non plus s’il portait ou non une arme, toutes informations que Jack aurait aimé voir, mais après avoir lu les mails décryptés, il les réencrypta pour les sauvegarder dans le dossier « Action », en vue de les examiner par la suite avec les cousins. Le tunnel évoquait une séquence de jeu vidéo. Il se prolongeait à l’infini, mais au moins le trafic ne s’entassait-il pas dans un immense brasier compact comme quelques années plus tôt dans le tunnel du Mont-Blanc entre la France et l’Italie. Après un laps de temps qui parut durer une éternité, ils débouchèrent de l’autre côté. À partir de là, la route semblait redescendre. « Station-service dans pas longtemps », signala Brian. Et en effet, huit cents mètres plus loin, ils virent un panonceau Elf. Tant mieux, le réservoir de la Porsche avait besoin d’être rempli. « Vu. Je m’étirerais bien un peu, et j’irais bien pisser un coup. » L’aire de service était plutôt nickel selon des critères américains et la bouffe était différente, sans les Burger King ou Roy Rogers qu’on s’attendait à trouver en Virginie – les toilettes pour hommes étaient en tout cas parfaitement in Ordnung – et le carburant était vendu au litre et pas au gallon, ce qui maquillait fort bien le prix jusqu’à ce que Dominic fasse le calcul mental. « Bon Dieu, ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère ! – C’est la boîte qui paie, vieux, nota Brian sur un ton apaisant, avant de lui passer un paquet de biscuits. Profitons-en, Enzo. L’Italie nous attend. – T’as raison. » Le six-cylindres redémarra en ronronnant et ils reprirent la route. « Ça fait du bien de pouvoir se dégourdir les jambes, observa Dominic en montant les rapports. – Ouais, ça aide, renchérit Brian. Encore sept cent vingt kilomètres à tirer, si mon calcul est bon. – Pft, une promenade de santé. Compte six heures, si la circulation est fluide. » Il rajusta ses lunettes noires et secoua les épaules. « Descendre dans le même hôtel que notre cible… merde. – J’y ai réfléchi. Il ne nous connaît pas du tout, peut-être qu’il ne se doute même pas qu’il est filé. Réfléchis un peu : deux crises cardiaques, dont une devant témoin ; un accident de la circulation, là aussi avec un témoin qu’il connaît. D’accord, c’est plutôt pas de chance, mais pas non plus le signe manifeste d’une action hostile, non ? – À sa place, je serais un brin nerveux. – À sa place, il l’est sans doute déjà. S’il nous voit dans l’hôtel, on ne sera jamais que deux infidèles anonymes de plus. Sauf s’il nous voit plus d’une fois, on reste tapis dans l’herbe, pas en pleine lumière. Aucune règle ne dit que ce doit être difficile, Enzo. – J’espère que t’as raison, Aldo. J’ai déjà donné, l’autre fois dans cette galerie marchande. – Cent pour cent d’accord, frérot. » Ce n’était pas la région la plus élevée des Alpes -celle-ci s’étendait au nord-ouest ; ils l’auraient néanmoins senti dans les jambes s’ils avaient dû la franchir à pied comme jadis les légions romaines, regrettant probablement leurs voies pavées. C’était sans doute mieux que la glaise, mais guère mieux, surtout quand on se trimbalait un paquetage presque aussi lourd que celui des marines en Afghanistan. Les légionnaires étaient des durs, en leur temps, et sûrement pas si différents que les gars qui faisaient aujourd’hui le boulot en tenue camouflée. Mais à l’époque, on avait une manière plus directe de se débarrasser des méchants. On tuait leur famille, leurs amis, leurs voisins, et même leurs chiens, et surtout, la chose était connue de tous. Pas vraiment idéal à l’ère de CNN, et pour dire la vérité, il n’y avait pas beaucoup de marines qui auraient accepté de participer à de tels massacres collectifs. Mais éliminer les ennemis un par un, c’était OK, tant qu’on était sûr de ne pas buter des civils innocents. Ce genre de saloperies, c’était le boulot de l’autre camp. C’était vraiment dommage qu’ils ne puissent pas régler ça à découvert sur le champ de bataille, entre hommes, mais en plus d’être vicieux, les terroristes avaient le sens pratique. Il ne servait à rien de se lancer dans une opération de combat où non seulement on risquait de perdre, mais aussi de se faire massacrer comme du bétail. De vrais hommes auraient toutefois concentré leurs forces, les auraient entraînées et équipées, avant enfin de les lâcher, au lieu de venir se faufiler comme des rats prêts à mordre les bébés dans leur berceau. Même la guerre avait ses règles, promulguées parce qu’il y avait pire que la guerre, des choses qui étaient formellement interdites aux hommes en uniforme. On ne s’en prenait pas délibérément à des non-combattants et l’on faisait tout son possible pour éviter de le faire par accident. Les marines consacraient dorénavant beaucoup de temps, d’argent et d’efforts à apprendre le combat de rues, et le plus dur était d’épargner les civils, les femmes poussant un landau – quand bien même on savait que certaines avaient des armes planquées près du bambin, et qu’elles seraient ravies de voir le dos d’un marine à deux ou trois mètres, histoire d’être sûres de loger leur balle au bon endroit. Jouer selon les règles avait ses limites. Mais pour Brian, c’était une chose du passé. Non, son frère et lui jouaient désormais le jeu selon les règles de l’ennemi, et tant que celui-ci l’ignorerait, la partie leur serait profitable. Combien de vies pouvaient-ils avoir sauvées déjà en éliminant un banquier, un recruteur et un coursier ? Le problème était qu’on ne pouvait jamais le savoir. C’était la théorie de la complexité appliquée à la vie réelle, et c’était a priori impossible. Pas plus qu’ils ne sauraient jamais combien de vies ils épargneraient peut-être en éliminant ce salopard de 56MoHa. Mais ne pas pouvoir le quantifier ne signifiait pas que ce n’était pas réel, aussi réel que ce tueur d’enfants que son frère avait envoyé ad patres en Alabama. Ils accomplissaient l’œuvre du Seigneur, même si le Seigneur n’était pas un comptable. À l’œuvre dans les champs du Seigneur, songea Brian. Certes, ces prairies alpines étaient vertes et délicieuses, et il chercha des yeux l’agneau solitaire. Yoda-layii-oh… « Il est descendu où ? demanda Hendley. – À l’Excelsior, répondit Rick Bell. Il dit qu’il est à deux pas de notre ami. – Je crois que notre garçon aurait besoin d’un petit conseil question travail de terrain, observa sombrement Granger. – Réfléchis un peu, suggéra Bell. L’ennemi n’est au courant de rien. Ils n’ont pas plus de raisons de s’inquiéter de Jack ou des jumeaux que du plongeur de l’hôtel. Ils n’ont pas de noms, pas de faits, pas d’organisation hostile à se mettre sous la dent… merde, ils ne savent même pas avec certitude si quelqu’un est ou non lancé à leurs trousses. – Ce n’est quand même pas très pro, persista Grenger. Si Jack se fait repérer… – Et alors ? demanda Bell. OK, d’accord, je sais que je ne suis qu’un bureaucrate du renseignement, pas un espion, mais la logique reste la même. Ils ne savent rien, ne peuvent rien savoir du Campus. Même si 56MoHa devient nerveux, ce ne sera que de l’anxiété vague et, merde, il doit être déjà passablement angoissé. Mais on ne peut pas être espion et avoir peur de tout le monde, pas vrai ? Tant que nos gars restent noyés dans le bruit de fond, ils n’ont rien à craindre -sauf à faire vraiment un truc con, et ce n’est pas le genre de la maison, si je les connais bien. » Tout au long de cet échange, Hendley était resté assis sans mot dire, ses yeux passant de l’un à l’autre. Donc, c’était à ça que ça devait ressembler d’être « M » dans les films de James Bond. Être le patron, ça avait ses bons moments, mais c’était aussi une source de stress. Certes, il avait cette grâce présidentielle en blanc dans un coffre, mais ce n’est pas pour autant qu’il avait envie d’y recourir un jour. Cela ferait de lui un peu plus un paria qu’il ne l’était déjà, et les journaleux ne lui laisseraient plus un instant de répit jusqu’à sa mort… pas vraiment ce dont il rêvait. « Tant qu’ils ne se font pas passer pour le personnel d’étage et décident de le descendre dans sa chambre, songea tout haut Gerry. – Hé, s’ils étaient cons à ce point, ils croupiraient déjà dans une prison germanique », observa Granger. La traversée de la frontière pour entrer en Italie n’était guère plus une formalité que passer du Tennessee en Virginie, un des avantages de l’Union européenne. La première ville italienne était Villaco, dont les habitants ressemblaient plus à des Allemands qu’à des Italiens pour leurs compatriotes de la Botte, et, de là, ils prirent l’A23 en direction du sud-ouest. Ils avaient encore des progrès à faire au niveau des échangeurs, estima Dominic, mais ces routes étaient indiscutablement meilleures que celles parcourues pour les fameux Mille-Milles, la course de seize cents kilomètres des années cinquante, interdite pour cause de trop nombreux accidents parmi les spectateurs amassés sur les bas-côtés. Le paysage n’était pas différent de celui de l’Autriche, et les bâtiments de fermes étaient en gros les mêmes. Dans l’ensemble, un joli paysage, pas si différent non plus de l’est du Tennessee ou de l’ouest de la Virginie, avec ses douces collines et ses vaches qu’on devait sans doute traire deux fois par jour pour nourrir les enfants des deux côtés de la frontière. Venait ensuite Udine, puis Mestre, où ils changèrent à nouveau d’autoroute pour se retrouver sur l’A4, direction Padoue, puis l’A13, et, au bout d’une heure de route encore, arriver à Bologne. La chaîne des Apennins était sur leur gauche, et le marine en Brian contempla les reliefs et réprima un frisson en songeant aux champs de bataille qu’ils représentaient. Mais déjà son estomac s’était remis à gargouiller. « Tu sais, Enzo, chaque ville qu’on passe a au moins un grand restaurant – pasta, fromage maison, vitello francese, une cave à se damner… – Moi aussi, j’ai faim, Brian. Eh ouais, on est cernés par la gastronomie italienne. Hélas, on a une mission… – J’espère que le fils de pute vaut bien ce qu’il nous fait rater, vieux. – Ce n’est pas à nous d’en décider, frérot, nota Dominic. – Ouais, mais ça, tu peux te le carrer où je pense. » Dominic se mit à rire. Ça ne lui plaisait pas non plus. La nourriture à Munich et à Vienne avait été excellente mais c’était ici qu’on avait inventé la bonne chère. Napoléon lui-même avait emmené dans ses campagnes un chef italien et l’essentiel de la cuisine française moderne dérivait directement des préceptes de cet homme, tout comme les pur-sang descendaient en ligne directe d’un étalon arabe dénommé Éclipse. Et il ne savait même pas le nom de ce grand cuisinier(9). Dommage, songea-t-il en doublant un semi-remorque dont le chauffeur connaissait sans doute les meilleurs restaus du coin. Merde. Ils conduisaient phares allumés – une règle en Italie, et la Polizia Stradale, la police de la route, qui n’était pas réputée pour son indulgence, veillait à sa stricte application ; ils roulaient à un cent cinquante régulier, une vitesse que la Porsche semblait apprécier. L’autonomie devait être d’environ vingt-cinq miles par gallon – c’est du moins ce que calcula au pif Dominic. L’arithmétique de la conversion des litres par kilomètre en miles par gallon dépassait ses limites de concentration sur le pilotage. À Bologne, ils rejoignirent l’Ai et poursuivirent leur route vers le sud et Florence, le berceau de la famille Caruso. La route qui traversait des montagnes, en obliquant au sud-ouest, avait un tracé superbe. Passer Florence sans s’arrêter fut difficile. Brian connaissait un petit restaurant près du Ponte Vecchio qui appartenait à des cousins éloignés, où le vin était bellissimo et la nourriture digne d’un roi, mais Rome n’était plus qu’à deux heures de route. Il se souvint d’y être allé en train, en permission, avec toutefois son ceinturon Sam Brown pour proclamer son appartenance, et, de fait, les Italiens avaient aimé les marines américains, comme tous les peuples civilisés. Il avait regretté de devoir reprendre le train pour quitter Rome et rallier Naples où mouillait son navire mais, à l’époque, il n’avait pas le choix de son emploi du temps. Pas plus qu’aujourd’hui. Il y avait encore des montagnes mais, à présent, certains des panonceaux indiquaient Roma, et c’était bon signe. Jack mangea au restaurant de l’Excelsior et le menu répondait à toutes ses attentes, tandis que le personnel le traitait comme le fils prodigue après une absence prolongée. Son seul reproche était que pratiquement tout le monde ici fumait. Enfin, peut-être que l’Italie ignorait les risques du tabagisme passif. Toute son enfance, il avait entendu sa mère en parler – ses remarques étaient souvent adressées à son père qui avait toujours essayé de perdre une bonne fois pour toutes cette mauvaise habitude sans jamais tout à fait y parvenir. Il prit son temps pour déguster son dîner. Seule la salade était banale. Même les Italiens ne pouvaient pas changer la laitue, quoique la sauce en fût sublime. Il avait pris une table d’angle pour mieux embrasser toute la salle. Les autres convives avaient l’air aussi banals que lui. Tous étaient bien habillés. Le livret d’accueil dans sa chambre n’avait pas signalé que la cravate était obligatoire mais il avait supposé que si et, du reste, l’Italie était la capitale mondiale de la mode. Il espérait avoir l’occasion de s’acheter ici un costume, si son emploi du temps le lui permettait. Il y avait trente à quarante personnes dans la salle. Jack élimina les convives accompagnés de leur épouse. Donc, il recherchait un individu d’une trentaine d’années, mangeant seul, inscrit sous le nom de Nigel Hawkins. Il aboutit à trois possibilités. Il décida de rechercher les gens qui n’avaient pas le faciès arabe, ce qui en éliminait un. Bon, et maintenant ? D’abord, était-il censé prendre une quelconque initiative ? Quel risque y avait-il, tant qu’il ne se laissait pas identifier comme un agent de renseignements ? Mais… pourquoi prendre des risques ? se demanda-t-il. Pourquoi ne pas laisser courir ? Sur cette dernière pensée, il battit en retraite, mentalement du moins. Mieux valait identifier leur gars autrement. Rome était en effet une ville agréable, se dit Mohammed Hassan al-Din. Il pensait périodiquement y louer un appartement, voire une maison. On pouvait même en louer une dans le quartier juif ; il y avait d’excellents restaurants casher dans cette partie de la ville, où l’on pouvait commander tout ce qu’on voulait en toute confiance. Il avait un jour visité un appartement sur la Piazza Campo di Fiori, mais bien que le prix – même pour un touriste – ne fût pas déraisonnable, l’idée de se retrouver bloqué dans un seul lieu l’avait fait reculer. Dans son activité, mieux valait demeurer mobile. Les ennemis ne pouvaient pas frapper ce qu’ils ne pouvaient pas trouver. Il avait pris déjà suffisamment de risques en tuant le juif Greengold – il avait eu droit aux remontrances de l’Émir en personne pour cette petite initiative personnelle, avec ordre de ne plus jamais rééditer ce genre de chose. Et si le Mossad l’avait pris en photo ? Quelle valeur aurait-il désormais pour l’organisation ? avait demandé l’Émir avec colère. Et cet homme était connu de ses collègues pour son caractère volcanique. Donc, fini ce genre de bêtises. Il ne portait même plus de couteau sur lui : celui-ci trônait désormais à la place d’honneur dans sa trousse de rasage, d’où il pouvait toujours le sortir pour inspecter le sang juif tachant la lame pliante. Donc, pour l’heure, il vivait ici à Rome. La prochaine fois – après son retour au pays -, il descendrait dans un autre établissement, peut-être ce bel hôtel près de la fontaine de Trevi, même si celui-ci était mieux situé pour ses activités. Sans parler de la qualité de la cuisine. Oui, la cuisine italienne était excellente, supérieure encore à son avis à celle, plus simple, de son pays natal. L’agneau, c’était bon, mais pas tous les jours. Et ici, les gens ne vous lorgnaient pas comme un infidèle lorsque vous avaliez une gorgée de vin. Il se demanda si Mahomet avait sciemment autorisé les fidèles à boire des boissons alcoolisées à base de miel, ou s’il ne connaissait tout bonnement pas l’existence de l’hydromel. Il y avait goûté quand il faisait ses études à Cambridge et il en avait conclu qu’il fallait avoir désespérément besoin de se saouler pour y tâter – quant à passer une nuit à en boire, n’en parlons pas ! Donc, Mahomet n’était pas si parfait. Et lui non plus, se remémora le terroriste. Mais il accomplissait des tâches difficiles au nom de la Foi, alors, il avait bien le droit de prendre quelques libertés avec la voie juste. Si l’on devait vivre parmi les rats, autant avoir quelques moustaches, après tout. Le garçon vint débarrasser les assiettes et il décida de se passer de dessert. Il fallait qu’il garde la ligne s’il voulait préserver sa couverture d’homme d’affaires anglais et surtout entrer dans ses costumes Brioni. Il quitta donc la table et se dirigea vers le hall et les ascenseurs. Ryan songea à boire un dernier verre au bar, mais préféra finalement s’en abstenir et quitter la salle. Il y avait déjà quelqu’un qui attendait l’ascenseur et il monta le premier dans la cabine. Les regards se croisèrent tandis que Ryan s’apprêtait à presser le bouton numéro deux avant de découvrir qu’il était déjà allumé. Donc, ce Rosbif bien mis – en tout cas, il avait l’air d’un Britannique – logeait à son étage… Intéressant, non ? Il ne fallut que quelques secondes pour que la cabine s’immobilise et que les portes s’ouvrent. L’Excelsior n’est pas un hôtel aux dimensions imposantes mais c’est un hôtel luxueux, et l’autre occupant de l’ascenseur, une fois sorti, avait pris le bon couloir dans la bonne direction ; Ryan le suivit donc à distance respectueuse et, de fait, l’homme dépassa la chambre de Jack et poursuivit sa route, une porte, deux… pour s’immobiliser devant la troisième. S’étant tourné, il regarda Ryan, se demandant peut-être s’il était filé. Mais Jack s’arrêta à son tour et sortit sa clé puis, sans regarder l’autre, de ce ton détaché qu’on adopte entre inconnus, il lui lança un : « Bonne nuit. – Bonne nuit à vous aussi, monsieur », lui répondit-on, dans un anglais des plus châtiés. Jack pénétra dans sa chambre, tout en se disant qu’il avait déjà entendu cet accent quelque part… un accent analogue à celui des diplomates britanniques qu’il avait croisés à la Maison-Blanche, ou lors de voyages à Londres avec son père. C’était l’élocution d’un homme qui soit était né dans un manoir, soit avait l’intention d’en acheter un lorsque le moment serait venu et qu’il aurait amassé assez de livres pour prétendre au titre de pair du royaume. Il avait le teint de pêche d’un Rosbif, un accent de la haute… … et il était descendu sous le nom de Nigel Hawkins. « Et j’ai un de tes courriels, vieux, murmura Jack, s’adressant au tapis. Fils de pute. » Il leur fallut près d’une heure pour naviguer à travers les rues de Rome, cité dont les édiles n’avaient jamais dû être mariés, apparemment, ni avoir la moindre notion d’urbanisme, estima Brian, en essayant de trouver un itinéraire pour rejoindre la Via Vittorio Veneto. Finalement, il sut qu’ils touchaient au but quand ils franchirent ce qui avait dû être une porte dans l’enceinte destinée à retenir Hannibal Barca, mais après un virage à gauche, puis à droite, ils comprirent que les rues de Rome avaient beau garder le même nom, elles n’allaient pas forcément toujours en ligne droite, ce qui les obligea à contourner le Palazzo Margherita pour revenir sur l’hôtel Excelsior où Dominic décida qu’il avait suffisamment conduit pour les trois prochains jours. En deux minutes, leurs sacs furent sortis de la malle et ils se retrouvèrent devant le comptoir de la réception. « Vous avez un message vous demandant d’appeler le Signor Ryan dès votre arrivée. Vos chambres sont voisines de la sienne, les informa le réceptionniste avant de faire signe à un chasseur qui les conduisit à l’ascenseur. – Sacré chemin, vieux, dit Brian, en s’adossant aux boiseries de la cabine. – M’en parle pas, renchérit Dominic. – Je veux dire, je sais que t’aimes bien les filles et les voitures rapides, mais la prochaine fois, qu’est-ce que tu dirais de prendre l’avion ? Peut-être que tu pourras emballer une hôtesse ? – Quel con, bredouilla Dominic, en étouffant un bâillement. – Par ici, signori, suggéra le chasseur avec un signe de la main. – Le message à la réception… où est son auteur ? – Le Signor Ryan ? Juste ici. » Le chasseur pointa le doigt. « Pratique », nota Dominic avant de se raviser. Il se laissa conduire à sa chambre, puis ouvrit la porte de communication avec celle de son frère, sur quoi il gratifia le chasseur d’un généreux pourboire. Il sortit alors de sa poche le message et décrocha le téléphone. « Allô ? – On est juste à côté, champion. Quoi de neuf ? – Deux chambres ? – Affirmatif. – Devinez qui loge après les vôtres ? – Dis-moi. – Un Britannique, un certain Nigel Hawkins, dit Jack à son cousin, et il attendit que la surprise passe. Bon, si on causait ? – Passe donc nous voir, Junior. » Cela ne prit pas plus de temps qu’il n’en fallut à Jack pour enfiler ses mocassins. « Alors, sympa, le voyage ? » demanda Ryan. Dominic s’était servi un verre de vin au minibar. Il n’en restait plus beaucoup. « Long. – T’as conduit de bout en bout ? – Hé, j’avais envie d’arriver en vie, mec. – Quelle cloche ! railla Brian. Il croit que conduire une Porsche, c’est comme le cul… en mieux. – Ça l’est, si t’as la bonne technique, mais même le cul, ça peut vous crever un homme. » Dominic reposa son verre « T’as pas dit… ? – Si, tout juste. Derrière. » Jack indiqua le mur. Et porta deux doigts à ses yeux. J’ai vu le bonhomme. Il reçut deux hochements de tête en guise de réponse. « Bon, ben maintenant, les gars, tâchez de dormir un peu. Je vous appelle demain et on pourra réfléchir à notre rendez-vous. Ça baigne ? – Ça baigne impec, confirma Brian. Tu nous sonnes aux alentours de neuf heures, d’accord ? – Entendu. A plus. » Et Jack se dirigea vers la porte. Peu après, il était de retour à son ordinateur. Et soudain, ça fit tilt dans sa tête : il n’était pas le seul gars ici à en être équipé, non ? Ça pouvait valoir le coup d’essayer… Huit heures arrivèrent plus vite que prévu. Mohammed se leva et aussitôt alla à son ordi vérifier le courrier. Mahmoud était à Rome lui aussi : il était arrivé la veille au soir, et presque en haut de sa liste de messages, il y avait un mail de Gadfly097, demandant un lieu de rendez-vous. Mohammed réfléchit et décida d’exercer son sens de l’humour. Ristorante Giovanni, Piazza di Spagna, répondit-il. 13 : 30. sois prudent. Ce qui voulait dire : recours à des mesures de contre-surveillance. Il n’y avait pas de raison précise de suspecter un acte criminel dans la perte de trois agents de terrain, mais il n’avait pas atteint l’âge de trente et un ans dans le métier de l’espionnage sans avoir appris la prudence. Il s’estimait capable de discerner ce qui était ou non dangereux. Il avait éliminé David Greengold six semaines plus tôt parce que le juif n’avait pas vu la fausse boîte aux lettres lui tomber dessus… enfin, plutôt lui tomber sur la nuque, songea Mohammed en réprimant un sourire au souvenir de cet instant. Peut-être qu’il devrait recommencer à porter le couteau, juste comme un porte-bonheur. Bien des hommes dans son métier étaient superstitieux, comme pouvait l’être un chasseur ou un athlète. Peut-être l’Emir avait-il eu raison : tuer l’agent du Mossad avait été un risque inutile et gratuit, c’était chercher les ennemis. L’organisation en avait déjà bien assez, même si les ennemis ne savaient pas qui ou quoi se cachait derrière. Mieux valait qu’ils demeurent simplement une ombre pour les infidèles… une ombre dans une pièce sombre, invisible et anonyme. Le Mossad était détesté par ses collègues, mais c’était une haine provoquée par la peur. Les juifs étaient des adversaires formidables. Ils étaient vicieux et d’une habileté infinie. Et qui pouvait dire ce qu’ils savaient, ce que les traîtres arabes achetaient avec l’argent américain pour servir les fins des juifs ? Il n’y avait pas une once de tricherie dans l’organisation mais il avait encore en tête les paroles de Youri, l’agent du KGB : La trahison n’est possible que de la part de ceux en qui vous avez confiance. Cela avait été sans doute une erreur de tuer le Russe aussi vite. C’était un espion aguerri qui avait effectué l’essentiel de sa carrière en Europe et en Amérique, et il avait sans doute une infinité d’histoires en réserve, chacune porteuse d’une salutaire leçon. Mohammed se souvenait de lui avoir parlé et il avait souvenance d’avoir été impressionné par l’ampleur de son expérience et de son jugement. L’instinct, c’était bien, mais l’instinct ne faisait souvent qu’imiter la maladie mentale avec sa paranoïa rampante. Youri avait expliqué avec force détails comment jauger les individus, et comment distinguer un professionnel d’un civil innocent. Il aurait pu leur narrer bien d’autres histoires, si la balle de 9 millimètres ne l’avait pas cueilli en pleine nuque. Cet acte avait en outre violé les admirables et strictes règles de l’hospitalité édictées par le Prophète. Si un homme mange ton sel, même si c’est un infidèle, il sera en sûreté sous ton toit. Enfin, c’était l’Émir qui avait violé cette règle, avec l’excuse boiteuse que l’homme était un athée et par conséquent en dehors de la Loi. Mais il avait néanmoins appris un certain nombre de leçons. Tous ses courriers électroniques étaient cryptés par le meilleur programme du genre qui existe, reliés individuellement à son ordinateur personnel et par conséquent illisibles pour tout autre que lui. Donc, ses communications étaient sûres. Il n’avait pas le type arabe. Il n’avait pas l’accent arabe. Il ne s’habillait pas comme un Arabe. Dans tous les hôtels où il séjournait, il buvait de l’alcool, or chacun savait que les musulmans n’en buvaient pas. Donc, normalement, rien à craindre du point de vue de la sécurité. Bon, d’accord, le Mossad savait qu’un individu dans son genre avait tué ce porc de Greengold, mais il ne pensait pas qu’ils aient une photo de lui et, à moins qu’il n’ait été trahi par l’homme qu’il avait payé pour tromper l’espion juif, ils n’avaient aucune idée de son identité et de son activité. Youri l’avait mis en garde : on ne pouvait jamais tout savoir, n’empêche que se montrer parano à l’excès pouvait alerter l’ennemi, car les professionnels du renseignement connaissaient des « trucs » que personne d’autre n’utilisait – mais qu’une observation attentive suffisait à déceler. C’était comme une grande roue qui tournait sans cesse, revenait sans cesse au même point en décrivant toujours le même tracé, jamais en repos, mais sans jamais dévier de son axe. Une grande roue… dont il n’était qu’une dent, un rouage dont il ne savait pas au juste si la fonction était de contribuer à la faire tourner ou bien de la ralentir. « Ah. » Il écarta cette idée. Non, il était plus qu’un rouage. Il était un des moteurs. Oh, pas bien grand peut-être, mais important, parce que même si la grande roue pouvait continuer à tourner sans lui, elle ne le ferait pas aussi vite ni aussi sûrement que maintenant. Et, si telle était la volonté de Dieu, elle continuerait à tourner jusqu’à ce qu’elle ait écrasé ses ennemis, les ennemis de l’Émir et les propres ennemis d’Allah. Il envoya donc son message à Gadfly097 en demandant la livraison du café. Rick Bell avait fait en sorte qu’une équipe soit sur les ordinateurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Curieux que le Campus ne l’ait pas fait depuis le début, mais c’était désormais le cas. Le Campus apprenait à mesure, comme tout le monde, comme chaque équipe de part et d’autre de la ligne médiane. Pour l’heure, c’était Tony Wills, mû par son constat personnel qu’il y avait six heures de décalage horaire entre l’Europe centrale et la côte Est des États-Unis. Bon informaticien, il téléchargea le message adressé par M. Cinquante-Six à 097 dans les cinq minutes après son envoi et le retransmit aussitôt à Jack. Cela prit moins de secondes à faire qu’à penser. OK, ils connaissaient leur sujet et savaient où il était censé se trouver, et c’était d’autant mieux. Jack décrocha son téléphone. « T’es debout ? entendit Brian. – Je le suis maintenant, répondit-il en bougonnant. Qu’est-ce que c’est ? – Passe prendre un café. Viens avec Dom. – À vos ordres, chef. » On raccrocha. « J’espère que c’est bon », dit Dominic. Il avait les yeux en trous de pine. « Si tu veux t’élever avec les aigles dans l’air du matin, mon vieux, faut pas passer la soirée à te vautrer avec les cochons. Cool, mec. J’ai commandé du café. – Merci. Quoi de neuf ? » Jack se dirigea vers son ordinateur et alluma l’écran. Les deux jumeaux se penchèrent pour le déchiffrer. « Qui est ce gars ? demanda Dominic à propos de Gadfly097. – Il a débarqué hier de Vienne, lui aussi. » De l’autre côté de la rue, peut-être ? songea Brian, réflexion aussitôt suivie de : A-t-il vu mon visage ? « OK, je suppose qu’on est bons pour notre rendez-vous », conclut Brian en regardant Dom qui répondit en levant le pouce. Le café arriva quelques minutes plus tard. Jack le servit mais ils le trouvèrent âcre, très turc, quoique encore pire que ce que les Turcs servaient. Enfin, c’était toujours mieux que pas de café du tout. Ils ne parlèrent pas du sujet en cours. Ils avaient suffisamment de métier pour ne pas causer boutique dans une pièce qui n’avait pas été sécurisée – ce qu’ils ne savaient pas faire et, du reste, ils n’avaient pas l’équipement idoine pour détecter des micros. Jack avala son café et se dirigea vers la douche. La cabine était dotée d’une chaînette rouge, destinée à l’évidence à être tirée en cas de crise cardiaque, mais il se sentait en bonne forme de ce côté-là. Il n’en aurait pas dit autant de Dominic qui avait l’air d’une vraie ruine. Dans son cas, la douche fit des miracles et il en ressortit rasé de près, récuré et prêt à passer à l’action. « La bouffe ici est plutôt bonne, mais je ne serais pas aussi catégorique pour le café, annonça-t-il. – Tu parles, bon Dieu, je suis sûr qu’ils en servent du meilleur à Cuba, observa Brian. Même celui des rations de survie vaut mieux que ça. – Personne n’est parfait, Aldo », observa Dominic. Mais il ne l’aimait pas non plus. « Donc, disons une demi-heure ? » demanda Jack. Il lui fallait encore trois minutes pour être prêt. « Sinon, t’envoies une ambulance », dit Enzo qui se dirigea vers la porte en espérant que les dieux de la douche seraient miséricordieux ce matin. C’était pas juste. Boire vous filait une cuite, pas conduire. Mais une demi-heure plus tard, tous trois étaient dans le hall, impeccablement mis, ayant chaussé des lunettes noires pour se protéger de l’éclatant soleil italien qui étincelait à l’extérieur. Dominic demanda son chemin au chasseur et se vit indiquer la Via Sistina qui menait droit à l’église Trinità dei Monti ; l’escalier était juste de l’autre côté de la rue. Les marches semblaient descendre d’une petite trentaine de mètres – il y avait aussi un ascenseur qui desservait la station de métro située en contrebas, mais descendre n’avait rien d’une tâche insurmontable. Tous trois notèrent que Rome avait autant d’églises que New York de confiseries. La promenade était agréable. La scène, de fait, aurait été merveilleusement romantique avec une chouette fille au bras. L’escalier avait été dessiné suivant la pente de la colline par l’architecte Francesco De Sanctis, et il accueillait chaque année le défilé de mode de la Donna sotto le Stelle. Tout en bas était installée une fontaine décorée d’un navire en marbre qui commémorait une grande inondation – un événement où un bateau de pierre serait de piètre utilité. La piazza était située à l’intersection de deux rues seulement, l’une des deux nommée en référence à l’ambassade d’Espagne auprès du Saint-Siège. Sa superficie n’était pas très vaste -plus petite que celle de Times Square, par exemple -mais elle débordait d’activité et de circulation, avec assez de piétons pour en rendre la traversée délicate. Le Ristorante Giovanni se trouvait sur le flanc ouest, un bâtiment anonyme de briques peintes en jaune crème, doté d’une large terrasse protégée par une banne. À l’intérieur, il y avait un bar où tout le monde avait une cigarette à la main. Y compris un agent de police en train de boire un café. Dominic et Brian entrèrent et embrassèrent la salle du regard avant de ressortir. « Nous avons trois heures devant nous, les gars, observa Brian. Qu’est-ce qu’on fait ? – Faut qu’on soit revenus ici quand au juste ? » demanda Jack. Dominic consulta sa montre. « Notre ami est censé se pointer aux alentours d’une heure et demie. Disons qu’on pourrait s’installer pour déjeuner aux alentours de midi quarante-cinq, en attendant de voir. Jack, est-ce que tu pourras reconnaître le bonhomme ? – Pas de problème, les assura Junior. – Alors, j’imagine que nous avons deux bonnes heures à tirer. Je suis déjà venu ici, il y a deux ans. Il y a pas mal de boutiques sympa. – Ce ne serait pas un magasin Brioni, par là ? demanda Jack, en pointant le doigt. – On dirait bien, oui, répondit Brian. Ça ne peut pas faire de mal à notre couverture d’aller faire un peu de lèche-vitrines. – Eh bien, allons-y. » Il n’avait encore jamais acheté de costume italien. Il avait plusieurs costumes anglais, venant du 10, Savile Row à Londres. Pourquoi ne pas se laisser tenter ici ? Le métier d’espion était quand même dingue. Ils étaient là pour tuer un terroriste mais, auparavant, ils allaient s’acheter des fringues. Même des femmes ne feraient pas une chose pareille… sauf peut-être pour des chaussures. En fait, il y avait toutes sortes de boutiques à voir dans la Via del Babuino – la « rue du Babouin » ! -et Jack prit le temps d’en examiner un bon nombre. L’Italie était bel et bien la capitale de la mode, et il essaya une veste en soie gris perle qui semblait avoir été taillée à ses mesures par un maître couturier : il l’acheta sur-le-champ, pour huit cents euros. Il lui fallut bien sûr la porter sur l’épaule dans son sac en plastique mais n’était-ce pas une couverture superbe ? Quel agent secret irait s’encombrer d’un tel fardeau ? Mohammed Hassan quitta l’hôtel à midi quinze, empruntant le même itinéraire que les jumeaux deux heures plus tôt. Il le connaissait bien. Il l’avait déjà pris pour aller tuer Greengold et cette idée le réconforta. C’était une belle journée ensoleillée, la température frisait les trente degrés – chaude, mais pas torride. Une journée idéale pour des touristes américains. Les chrétiens. Les juifs américains se rendaient en Israël pour pouvoir cracher sur les Arabes. Ici, ce n’étaient que des chrétiens venus prendre des photos et acheter des fringues. D’ailleurs, lui-même s’était également acheté ses costumes ici. Il y avait cette boutique Brioni, à deux pas de la Piazza di Spagna. Le vendeur, Antonio, était toujours fort aimable avec lui, pour d’autant mieux le soulager de son argent. Mais Mohammed venait lui aussi d’une culture marchande et on ne pouvait pas mépriser un homme pour ça. C’était l’heure du déjeuner et le Ristorante Giovanni en valait bien un autre, il serait même plutôt meilleur que la plupart. Son garçon préféré le reconnut et lui indiqua sa table habituelle, du côté droit, sous la banne. « C’est notre gars », dit Jack en inclinant son verre. Les trois Américains regardèrent son serveur lui apporter une bouteille d’eau minérale San Pellegrino, accompagnée d’un verre de glaçons. On ne voyait pas souvent de glace en Europe, où les gens pensaient que c’était réservé au ski et au patinage, mais il était évident que M. Cinquante-Six aimait boire son eau bien froide. Jack était le mieux placé pour regarder dans sa direction. « Je me demande ce qu’il aime manger. – Le condamné est censé avoir un dernier repas correct », nota Dominic. Pas l’autre mec en Alabama, bien sûr. Il devait sans doute avoir un goût de chiotte, de toute manière. Puis il se demanda ce qu’on servait à déjeuner en enfer. « Son hôte est censé se pointer à une heure trente, non ? – Exact. M. Cinquante-Six lui a conseillé de redoubler de prudence. Cela pourrait signifier qu’il s’assure de ne pas être suivi. – Tu crois qu’on l’a rendu nerveux ? demanda Brian. – Ma foi, observa Jack, ils ont connu pas mal de coups durs ces derniers temps. – Il faut se demander ce qu’il pense », enchaîna Dominic. Il s’appuya au dossier de sa chaise et s’étira, en profitant pour jeter un coup d’œil à leur homme. Il faisait un petit peu chaud pour être en veston et cravate mais ils étaient censés avoir l’air d’hommes d’affaires, pas de touristes. Il en vint à se demander si c’était une bonne couverture ou non. Il fallait prendre la température en ligne de compte. Est-ce qu’il transpirait à cause de la mission ou de la chaleur ambiante ? Il n’avait pas été spécialement tendu à Londres, Munich ou Vienne, non ? Non, pas à ce moment-là. Mais ici, il y avait plus de monde… non, pas autant qu’à Londres, finalement. Il est des hasards heureux et malheureux. Cette fois, ce fut un hasard malheureux. Un garçon portant un plateau de verres de chianti buta sur le grand pied d’une touriste de Chicago, venue à Rome retrouver ses racines. Le plateau rata leur table, mais les verres atterrirent sur les genoux des frangins. Tous deux avaient mis des costumes clairs à cause de la chaleur et… « Et merde ! » s’exclama Dominic, dont le pantalon tabac Brooks Brothers donnait à présent l’impression qu’il avait reçu une balle de fusil dans le bas-ventre. Celui de Brian était dans un état encore plus lamentable. Le garçon était atterré. « Scusi, scusi, signori ! » bredouilla-t-il. Mais il n’y avait hélas pas grand-chose à faire. Il se mit à baragouiner qu’il allait envoyer leurs vêtements au pressing. Dom et Brian s’entre-regardèrent. Ils auraient aussi bien pu porter la marque de Caïn. « Pas de problème », dit Dominic en anglais. Il avait oublié toutes ses racines italiennes. « Il n’y a pas eu mort d’homme. » Les serviettes ne serviraient pas à grand-chose. Peut-être qu’avec un bon nettoyage à sec… et l’Excelsior devait avoir une teinturerie ou du moins en connaître une proche. Quelques clients s’étaient retournés pour regarder, horrifiés ou amusés, de sorte qu’il avait le visage aussi rouge que ses vêtements. Quand le garçon eut battu en retraite, tout penaud, l’agent du FBI demanda : « OK, et maintenant, quoi ? – J’en sais fichtre rien, répondit Brian. Les probabilités n’ont pas joué en notre faveur, capitaine Kirk. – Merci beaucoup, monsieur Spock, ronchonna Dom. – Hé oh, je suis toujours moi, là ! leur rappela Jack. – Junior, tu ne peux pas… » Mais Jack coupa Brian. « Merde, et pourquoi pas ? demanda-t-il, tout tranquillement. C’est pas si dur que ça ! – T’as pas l’entraînement, objecta Dominic. – C’est quand même pas les Masters de golf, non ? – Ma foi… » Brian, à nouveau. « Si ? » insista Jack. Dominic sortit le stylo de sa poche de veston et le lui tendit. « Tu fais tourner la pointe et tu la lui plantes dans le cul, d’accord ? – Le truc est prêt à partir, précisa Enzo. Mais fais gaffe, pour l’amour du ciel. » Il était à présent treize heures vingt et une. Mohammed avait fini son verre d’eau minérale et s’en servait un autre. Mahmoud n’allait pas tarder. Pourquoi prendre le risque d’interrompre une réunion importante ? Il haussa les épaules et se leva pour se rendre aux toilettes pour hommes, lieu pour lui d’agréables souvenirs. « T’es sûr que tu veux faire ça ? insista Brian. – C’est un méchant, non ? Combien de temps faut-il pour que ce truc agisse ? – Une trentaine de secondes, Jack. Sers-toi de ta tête. Si ça ne marche pas, tu renonces et tu le laisses partir, lui conseilla Dominic. C’est pas un putain de jeu, mec. – D’accord. » Et merde, son père l’avait bien fait une ou deux fois, se dit-il. Par mesure de précaution, il intercepta un serveur et lui demanda les toilettes. Le garçon tendit le bras et Jack suivit la direction indiquée. C’était une banale porte en bois ornée d’un pictogramme plutôt que d’une plaque écrite à cause de la clientèle internationale de l’établissement. Et si jamais le gars n’est pas seul à l’intérieur ? se demanda-t-il. Alors, tu dégages, hé, pomme. OK… Il entra. Il y avait un autre client qui se séchait les mains, mais il ressortit et Ryan se retrouva seul avec 56MoHa qui venait de remonter sa braguette et s’apprêtait à se retourner. Jack sortit le stylo de sa poche intérieure et fit pivoter l’embout pour faire apparaître la pointe de l’aiguille en iridium. Il résista à l’envie instinctive de tâter celle-ci du bout du doigt, ce qui n’aurait pas été très malin, et, se glissant à côté de l’étranger bien mis, il fit retomber sa main et le cueillit en plein dans la fesse droite. Il s’attendit à entendre le chuintement du gaz mais non. Mohammed Hassan al-Din sursauta sous la piqûre et il se retourna, découvrant alors un jeune homme ordinaire, apparemment… attendez, il avait déjà vu ce visage à l’hôtel… « Oups, désolé de vous être rentré dedans, vieux. » Le ton adopté pour dire ça envoya un signal d’alarme dans sa conscience. C’était un Américain et il lui était rentré dedans, et il avait senti une piqûre aux fesses et… Et lui, il avait tué le juif ici et… « Qui êtes-vous ? » Jack avait compté une quinzaine de secondes et il se sentait en pleine forme… « Je suis l’homme qui vient de te tuer, 56MoHa », répondit-il sur un ton égal. Le faciès de l’homme s’était mué en celui d’une bête sauvage et dangereuse. Sa main droite glissa dans sa poche droite et en ressortit avec un couteau et, soudain, tout ça n’était plus drôle du tout. Jack recula instinctivement d’un pas. Le visage du terroriste était l’image même de la mort. Il ouvrit le couteau à cran d’arrêt et visa la gorge de Jack. Il leva la lame, esquissa un pas en avant… Le couteau lui échappa de la main… il regarda celle-ci, interloqué, puis releva les yeux… … ou voulut le faire. Sa tête ne bougea pas. Ses jambes perdirent leur tonus. Il tomba comme une masse. Ses genoux rebondirent douloureusement sur le carrelage. Et il bascula en avant, tout en pivotant vers la gauche. Ses yeux restèrent ouverts et bientôt il se retrouva, le visage vers le haut, contemplant la plaque métallique collée au dos de la cuvette de l’urinoir, celle sur laquelle Greengold avait voulu récupérer la boîte, auparavant, et… « Salutations de l’Amérique, 56MoHa. T’as fais le con avec ceux qu’il fallait pas. J’espère que tu te plairas en enfer, mec. » Sa vision périphérique discerna la silhouette qui se dirigeait vers la porte, l’accroissement puis la diminution de la lumière quand celle-ci s’ouvrit puis se referma. Ryan s’arrêta sur le seuil et décida de faire demi-tour. Il y avait un couteau dans la main du gars. Il prit le mouchoir dans sa poche et s’en servit pour le lui ôter de la main, puis le glisser simplement sous le corps. Mieux valait ne pas le tripoter plus, estima-t-il. Mieux valait… non, une autre idée lui vint. Il glissa la main dans la poche de pantalon de M. Cinquante-Six et trouva ce qu’il cherchait. Puis il ressortit. Le plus dingue était qu’il éprouvait comme un fait exprès une pressante envie de pisser et il s’éloigna en vitesse pour que l’envie passe. En quelques secondes, il était de retour à la table. « Tout s’est bien passé, annonça-t-il aux frangins. J’imagine qu’il va falloir vous ramener à l’hôtel, hein ? Il y a un truc que j’ai besoin de faire. Venez », ordonna-t-il. Dominic laissa assez d’euros sur la table pour régler le repas, plus un pourboire. Le garçon maladroit leur courut après, se proposant pour payer les frais de teinturerie, mais Brian le congédia d’un sourire, et ils traversèrent la Piazza di Spagna. Cette fois, ils prirent l’ascenseur pour monter jusqu’au parvis de l’église, puis, de là, redescendirent la rue vers leur hôtel. Ils avaient regagné l’Excelsior en huit minutes environ, les deux jumeaux l’air penaud avec leur falzar maculé de taches rouges. Le réceptionniste le vit d’emblée et leur demanda s’ils avaient besoin d’un teinturier. « Oui, est-ce que vous pouvez nous faire monter quelqu’un ? demanda Brian. – Bien entendu, signor. Dans cinq minutes. » L’ascenseur n’était sans doute pas muni de micros. « Alors ? demanda Dominic. – Je l’ai eu, et j’ai eu ça, annonça Jack en brandissant une clé de chambre pareille aux leurs. – Pour quoi faire ? – Il a un ordinateur, vous vous rappelez ? – Oh, ouais. » Quand ils arrivèrent dans la chambre de 56MoHa, ils-découvrirent que le ménage y avait déjà été fait. Jack repassa dans sa propre chambre récupérer son portable et le disque dur externe qu’il utilisait pour ses sauvegardes. Il y restait dix gigas libres qu’il estima pouvoir remplir. Dans la chambre de la victime, il brancha le disque sur le port Firewire et alluma le portable Dell dont s’était servi feu Mohammed Hassan. On n’avait pas le temps de finasser ; l’ordi de l’Arabe utilisait le même système d’exploitation que lui, et il put sans peine effectuer un transfert global de l’ensemble du contenu du disque dur du portable sur son disque Firewire. Cela prit six minutes, puis il nettoya soigneusement tout avec son mouchoir pour effacer les traces et ressortit, essuyant également le bouton de la porte. Il sortit juste à temps pour voir le valet de chambre repartir avec le costume de Dominic taché de vin. « Alors ? demanda Dominic. – C’est fait. Nos gars devraient aimer mettre la main là-dessus. » Il brandit le disque externe comme un trophée. « Bon réflexe, mec. Et maintenant ? – Maintenant, je prends l’avion et je rentre au bercail, les enfants. Vous envoyez un mail pour moi au siège, d’accord ? – Ce sera fait, Junior. » Jack refit ses bagages et appela le réceptioniste qui lui dit qu’il y avait un vol British Airways à Da Vinci pour Londres, avec correspondance pour Washington Dulles, mais qu’il faudrait qu’il se dépêche. Ce qu’il fit : quatre-vingt-dix minutes plus tard, il quittait la piste, harnaché dans le fauteuil 2A. Mahmoud était là à l’arrivée de la police. Il reconnut le visage de son collègue quand la civière ressortit des toilettes pour hommes, et il fut abasourdi. Ce qu’il ignorait, c’est que la police s’était saisie du couteau et avait remarqué les taches de sang sur la lame. La pièce serait envoyée à leur laboratoire de police scientifique qui avait une unité d’analyse génétique dont le personnel avait été formé par la police londonienne, la meilleure dans le domaine de la recherche de preuves ADN. N’ayant plus personne à qui rendre compte, Mahmoud regagna son hôtel et réserva une place sur un vol pour Dubaï des Emirate Airways dès le lendemain. Il devait signaler son infortune à quelqu’un, peut-être à l’Émir en personne, qu’il n’avait jamais rencontré et ne connaissait que par son intimidante réputation. Il avait vu un collègue mourir, et contemplé le cadavre d’un autre. Quel horrible malheur était-ce là ? Il devrait y songer devant un verre de vin. Nul doute qu’Allah le Miséricordieux lui pardonnerait cette transgression. Il en avait trop vu en trop peu de temps. Jack Junior eut une petite crise de tremblements lors du vol jusqu’à Heathrow. Il avait besoin de quelqu’un à qui parler, mais il lui faudrait patienter encore un bout de temps, aussi descendit-il deux mignonnettes de scotch avant l’atterrissage sur le sol britannique. Deux autres suivirent dans la cabine avant du 777 en direction de Dulles, mais le sommeil ne voulut pas venir. Il avait non seulement tué quelqu’un mais l’avait raillé, en plus. Pas de quoi être fier, mais pas de quoi louer Dieu non plus. Le disque externe contenait trois gigaoctets de données extraites du portable de 56MoHa. Que contenaient-elles au juste ? Cela, il n’en savait rien pour l’instant. Il aurait certes pu le connecter à son propre ordinateur et l’explorer, mais ça, c’était un boulot pour de vrais informaticiens. Ils avaient tué quatre individus qui avaient frappé l’Amérique et voilà que l’Amérique avait riposté sur leur terrain et selon leurs règles. L’avantage, c’était que l’ennemi n’avait pas les moyens de savoir quel genre de fauve errait dans la jungle. Ils en avaient tout juste rencontré les griffes. À présent, ils allaient rencontrer le cerveau. REMERCIEMENTS Marco, en Italie, pour le cours de navigation ; Rie et Mort pour la partie médicale ; Mary et Ed pour les cartes ; Madame Jacque pour mémoire ; les UV-A pour la mine chez TJ ; Roland, encore une fois, pour le Colorado ; Mike pour l’inspiration. Et une flopée d’autres pour tout un tas de détails minimes mais essentiels. Composition réalisée par NORD COMPO Achevé d’imprimer en août 2006 en Espagne par LIBERDUPLEX Sant Llorenç d’Hortons (08 791) N°d’éditeur : 73185 Dépôt légal – 1" publication – septembre 2006 Librairie Générale Française – 31, rue de Fleurus – 75278 Paris Cedex 06 31/1664/7 1 L’Éternel est Un ( toutes les notes sont du traducteur ) 2 Rappelons que le « Secret Service » est, contrairement à ce que son nom pourrait laisser entendre, le service de protection rapprochée du gouvernement américain, en particulier du président, du vice-président et de leurs proches. 3 Desi Arnal et Lucille Bail, couple de fantaisistes américains des années cinquante, célèbres pour leurs films, leurs séries télévisées et, accessoirement, créateurs de la maison de production DesiLu. 4 « Bien reçu », en code numérique utilisé par la police américaine. 5 « Combattez au sentier de Dieu ceux qui vous combattent, mais ne soyez pas transgresseurs, Dieu n’aime pas les transgres-seurs » (Sourate II, « La Vache », v. 190, traduction de Jean Grosjean). 6 Cf. Sur ordre, Albin Michel, 1997 ; Le Livre de Poche n°s 17066 et 17067. 7 La CPK-MB mesure le taux d’enzymes libérées par le muscle cardiaque, la phosphokinase et son isœnzyme, la Creatinkinase Muscle Brain. À ce titre, c’est le marqueur le plus précoce de nécrose myocardique. Elle atteint deux fois la normale une demi-heure environ après l’accident, et se normalise en vingt-quatre heures. 8 Allongement anormal de l’intervalle de systole ventriculaire (QT), caractéristique de certaines maladies héréditaires dues à des gènes anormaux. 9 Cipriani, remplacé par Pierron, puis Lepage à Sainte-Hélène, mais certainement pas aussi connu que Dunant ou surtout Carême sans oublier Laguipierre, le premier cuisinier de l’empereur qui mourut durant la retraite de Russie…