PROLOGUE LA FLÈCHE BRISÉE « Comme un loup dans un ravin… » Lorsqu’ils racontent l’attaque syrienne menée le 6 octobre 1973 à 14 heures contre les hauteurs du Golan tenues par les Israéliens, la plupart des commentateurs évoquent le vers fameux de Lord Byron. Et peut-être un chef syrien l’avait-il également en tête quand fut mise la touche finale à un plan d’opérations qui fit déferler sur les Israéliens plus de chars et d’artillerie que Hitler ne l’avait jamais rêvé. Et pourtant, le troupeau de moutons sur lequel les Syriens tombèrent en ce sinistre jour d’octobre ressemblait davantage à une harde de béliers en rut qu’aux animaux paisibles que l’on décrit dans les poésies pastorales. Débordées à raison d’un contre neuf, les deux brigades israéliennes étaient des unités d’élite. La 7e brigade tenait le nord du Golan et ne broncha pratiquement pas. Elle avait organisé sa position défensive avec un savant mélange de rigidité et de souplesse. Des points d’appui isolés résistèrent fermement, canalisant la pénétration des Syriens dans des défilés rocheux où ils furent pris au piège et écrasés par des hordes de véhicules blindés massés derrière la ligne rouge. Quand les renforts arrivèrent le deuxième jour, la situation était contrôlée, mais de justesse. Au soir du quatrième jour, les forces blindées syriennes qui étaient tombées sur la 7e étaient réduites à un amas de débris fumants. La brigade Barak (« Foudre ») tenait les hauteurs du Sud et eut moins de chance. Le terrain était peu propice à la défensive, et il semble que les Syriens y aient été plus habilement commandés. En quelques heures, Barak était morcelée. Chacun de ses morceaux constituait encore un dangereux nid de vipères, mais les éléments syriens de pointe exploitèrent rapidement les percées et foncèrent vers leur objectif stratégique, le lac du Jourdain. Au bout de trente-six heures, la situation de l’armée israélienne était la plus grave qu’elle eût connue depuis 1948. Les renforts commencèrent à arriver le deuxième jour. Il fallut les jeter dans la bataille pour boucher les trous, barrer les routes, rassembler les unités qui s’étaient désintégrées dans un combat désespéré. Et, pour la première fois dans l’histoire d’Israël, il fallut battre en retraite devant les forces arabes. Ce n’est que le troisième jour que les Israéliens réussirent à concentrer leurs forces blindées et à écraser les avancées syriennes. Ils passèrent sans transition à l’offensive. Les Syriens furent repoussés en direction de leur capitale par une contre-attaque enragée, et contraints d’abandonner le champ de bataille jonché de cadavres et de carcasses de chars incendiés. À la fin de cette journée, les hommes de Barak et de la 7e brigade reçurent à la radio le message suivant, en provenance du quartier général : VOUS AVEZ SAUVÉ LE PEUPLE D’ISRAËL. Et c’était vrai. Cependant, à l’étranger, en dehors des écoles où l’on apprend le métier des armes, cette bataille héroïque est restée étrangement méconnue. Comme lors de la guerre des Six Jours en 1967, les opérations du Sinaï ont bien davantage retenu l’attention et suscité l’admiration du monde entier : le franchissement du canal de Suez, la bataille de la « Ferme chinoise », l’encerclement de la 3e Armée égyptienne. Tout cela en dépit des implications de la bataille du Golan, qui se déroulait beaucoup plus près du coeur d’Israël. Les survivants de ces deux brigades savaient parfaitement ce qu’ils avaient accompli, et leurs officiers pouvaient s’enorgueillir de ce que, pour les connaisseurs qui savent ce que cela suppose de compétence et de courage, cette bataille des hauteurs fut à mettre sur le même plan que les Thermopyles, Bastogne et Gloucester Hill. Chaque guerre a son lot d’événements insolites, et la guerre d’Octobre ne fit pas exception à la règle. Comme la plupart des guerres défensives, elle aurait pu être évitée. Les Israéliens avaient mal lu les rapports des services secrets, et s’ils avaient disposé d’un préavis de douze heures, ils auraient été en mesure de mettre en oeuvre leurs plans et d’envoyer des renforts sur les hauts du Golan avant l’assaut. Si les choses avaient suivi ce cours, il n’y aurait pas eu d’action héroïque. Leurs fantassins et leurs cavaliers n’auraient pas été massacrés en nombre tel qu’il fallut attendre plusieurs semaines avant que les pertes exactes soient communiquées à un pays fier de ses morts, mais consterné. Si les renseignements avaient été exploités, ce sont les Syriens qui auraient été massacrés avec leur pléthore de chars et d’artillerie, et les massacres ne sont jamais des opérations glorieuses. Cette défaillance du renseignement n’a jamais été vraiment expliquée. Le Mossad a-t-il été intoxiqué et rendu incapable de discerner les intentions réelles des Arabes ? Ou bien les dirigeants israéliens ont-ils dédaigné les avertissements qui leur étaient prodigués ? La presse internationale se posa immédiatement ce genre de questions, surtout en ce qui concerne le franchissement du canal de Suez par les Égyptiens qui réussirent à briser la ligne fortifiée Bar-Lev. Une autre erreur aussi grave, mais moins bien connue avait été commise des années auparavant par l’état-major israélien, d’habitude plus perspicace. L’armée israélienne ne possédait pas une artillerie considérable, surtout si l’on se réfère aux standards soviétiques. Au lieu de constituer de lourdes concentrations de canons mobiles, les Israéliens avaient choisi de se reposer sur de grandes quantités de mortiers à courte portée et sur les avions d’attaque au sol. Les artilleurs israéliens postés sur les hauteurs du Golan se trouvèrent débordés dans un rapport de un à douze, exposés à des feux de contre-batterie, et finalement incapables de soutenir leurs troupes aux abois. Cette erreur coûta de nombreuses pertes. Les grosses erreurs sont commises la plupart du temps par des hommes intelligents, qui les font avec les meilleures raisons du monde. Un avion d’attaque qui venait de pilonner le Golan était en mesure de déverser une pluie d’acier et de mort sur le Sinaï une heure plus tard. L’armée de l’Air israélienne avait été la première à prendre en compte le « temps de remise en condition » de façon systématique. Ses équipes de soutien sur les bases étaient entraînées à réagir comme les mécaniciens d’une voiture de Formule 1. L’armée de l’Air israélienne était ainsi devenue un instrument redoutablement mobile et souple, si bien qu’un Phantom ou un Skyhawk remplaçait allègrement une douzaine de pièces d’artillerie. Mais les stratèges israéliens avaient oublié une chose : les Arabes étaient armés par les Soviétiques, et ceux-ci avaient inculqué à leurs clients leurs propres conceptions tactiques. Pour contrer des forces aériennes de l’OTAN supérieures aux leurs, les concepteurs des missiles sol-air soviétiques comptaient parmi les meilleurs du monde. Les responsables virent dans la guerre d’Octobre une occasion inégalée de tester leurs dernières tactiques et leurs armes les plus récentes. Et ils ne se firent pas prier. Les Soviétiques fournirent à leurs protégés arabes un réseau de missiles sol-air comme les Nord-Vietnamiens ou les membres du Pacte de Varsovie n’avaient jamais osé en rêver, un ensemble extrêmement dense de batteries de missiles, de radars déployés en profondeur, de missiles mobiles capables de progresser avec les forces d’assaut blindées. De cette façon, la « bulle » protectrice antiaérienne pouvait suivre les forces terrestres. Les officiers et les hommes chargés de mettre en oeuvre ces systèmes avaient été soigneusement entraînés, souvent en Union soviétique même. On leur avait fait bénéficier de tout ce que les Soviétiques et les Vietnamiens avaient appris des tactiques et de la technologie américaine, en espérant, ce qui se révéla exact, que les Israéliens les copieraient. De tous les soldats arabes qui combattirent au cours de cette guerre, ces hommes furent les seuls à atteindre les objectifs qui leur avaient été assignés. Pendant les deux premiers jours, ils réussirent effectivement à neutraliser l’aviation israélienne. Si les opérations terrestres avaient connu le même succès, les choses étaient jouées. Et c’est ici que l’histoire commence. La situation sur le plateau du Golan fut immédiatement considérée comme préoccupante. Les informations incomplètes et contradictoires qui arrivaient des deux brigades prises de court conduisirent le haut commandement à la conclusion qu’il avait perdu la maîtrise tactique des opérations. Le cauchemar tant redouté se réalisait : ils avaient été pris par surprise, les kibboutzim du Nord étaient vulnérables, les civils, les enfants étaient en plein sur la route des forces blindées syriennes qui pouvaient débouler du plateau d’un moment à l’autre. La division opérations de l’état-major était à deux doigts de la panique. Mais la panique est également une chose que de bons officiers d’état-major prennent en compte dans leurs plans. Lorsque votre pays est menacé par un adversaire dont l’objectif clairement affiché est de vous annihiler physiquement, aucune mesure défensive ne peut être exclue. Dès 1968, les Israéliens, tout comme les Américains et les pays de l’OTAN, avaient fondé leurs plans ultimes sur l’utilisation de l’arme nucléaire. À 3 h 55 locales, le 7 octobre, quatorze heures seulement après le début des combats, les ordres d’alerte relatifs à l’Opération Joshua forent envoyés à la base aérienne de Beersheba. À cette époque, Israël ne disposait pas de beaucoup d’armes nucléaires — et nie même en posséder encore aujourd’hui. Mais, en cas de besoin, il n’était pas nécessaire d’en avoir en grand nombre. À Beersheba, dans l’un des innombrables abris où l’on stockait les munitions, il y avait une douzaine d’objets d’apparence parfaitement anodine. Il était impossible de les distinguer d’autres objets destinés à être accrochés sous les avions d’attaque, si ce n’est la plaque rayée d’argent et de rouge rivée sur le flanc. Les ailettes n’étaient pas montées, et la forme allongée couleur aluminium foncé ne présentait aucun caractère particulier. Les soudures étaient à peine visibles, et on distinguait quelques points d’attache. Il y avait une raison à tout cela : un observateur non averti aurait pu facilement croire qu’il s’agissait de réservoirs supplémentaires ou de conteneurs à napalm. Et pourtant, chacun de ces objets était une bombe à fission au plutonium de soixante kilotonnes, assez puissante pour détruire le centre d’une grande ville, tuer des milliers de soldats sur un champ de bataille ou, grâce à l’addition de sources de cobalt stockées par ailleurs, mais faciles à fixer sur la peau de l’engin, contaminer une zone et la rendre invivable pendant des années. Ce matin-là, Beersheba connaissait une activité frénétique. Les rappelés avaient passé le sabbat de la veille dans leurs familles un peu partout dans ce petit pays. Cela faisait trop longtemps que ces hommes se consacraient à la tâche fastidieuse de réarmer les avions. Même les derniers arrivés manquaient de sommeil. Une des équipes d’armuriers s’activait autour d’un A-4 Skyhawk. Pour des raisons de sécurité, ils ne connaissaient pas la nature exacte de leur travail. En fait, ils montaient des armes nucléaires sous la surveillance de deux contrôleurs, des officiers dont le rôle consistait à ne pas quitter des yeux tout ce qui avait trait à l’armement nucléaire. Les bombes étaient amenées sur un chariot sous le ventre de chacun des quatre appareils, hissées précautionneusement au palan avant d :’être mises définitivement en place. Un rampant moins épuisé aurait pu remarquer que les ailerons et les boîtiers d’armement n’étaient pas à poste. Il aurait encore pu se dire que l’officier d’armement était en retard, comme presque tout le monde en ce matin froid et décisif. Le nez de chacune des armes était bourré d’électronique. Le mécanisme d’armement et la capsule nucléaire — le boîtier physique, comme on l’appelait — étaient déjà en place. Contrairement aux armes américaines, les bombes israéliennes n’étaient pas conçues pour être emportées en temps de paix par des avions d’alerte en vol, et elles ne possédaient pas les dispositifs de sûreté sophistiqués conçus par les techniciens de Pantex, une société installée près d’Amarillo au Texas. Le dispositif de mise à feu était contenu dans deux boîtiers, l’un dans le nez, et l’autre dans les ailerons. L’un dans l’autre, et selon les normes américaines ou soviétiques, il s’agissait d’armes assez rustiques, de même qu’un pistolet est moins sophistiqué qu’une mitraillette. À courte distance, il n’en provoque pas moins les mêmes dégâts. Une fois mis en place les boîtiers d’ailerons et du nez, la dernière procédure d’activation consistait à installer un boîtier de commande dans le cockpit de chaque chasseur, puis à établir la connexion entre l’arme et l’avion. À ce stade, l’arme était en « contrôle local », entre les mains d’un pilote jeune et agressif dont la tâche consistait à effectuer une manoeuvre appelée « la boucle du fou ». La bombe était lancée selon une trajectoire balistique qui devait permettre à l’avion et à son pilote de se dérober sans problème quand la bombe explosait. Selon les exigences du moment et si les contrôleurs l’y autorisaient, l’officier d’armement de Beersheba pouvait mettre en place les derniers dispositifs d’activation. Heureusement, cet officier n’avait pas trop envie de se retrouver avec des armes nucléaires actives sur une base que les Arabes risquaient d’attaquer à tout moment. C’était un homme profondément religieux, et, lorsque les contrordres arrivèrent de Tel-Aviv, il eut une prière silencieuse d’actions de grâce. Joshua était décommandé. Les pilotes les plus anciens retournèrent en salle d’alerte et oublièrent les ordres particuliers qu’on leur avait donnés. L’officier d’armement donna immédiatement les consignes adéquates et les bombes furent démontées avant de retourner à leur lieu de stockage. Les rampants épuisés se mirent en devoir de démonter les bombes, au moment où d’autres équipes arrivaient pour réarmer les Skyhawk avec des paniers de roquettes Zuni. Un autre ordre de mission était arrivé : le Golan, les colonnes blindées syriennes qui progressaient dans le secteur de Barak sur la ligne rouge en direction de Kafr Shams. Les munitions furent amenées près des avions. Deux équipes par avion mettaient en place les nouvelles armes, l’une déposait des bombes dont la nature exacte lui était inconnue tandis que l’autre mettait en place les Zuni sous les ailes. Il y avait bien sûr beaucoup plus de quatre avions à Beersheba. La première mission de l’aube au-dessus de Suez venait juste de rentrer, ou du moins, ce qu’il en restait. Le Phantom RF-4C de reconnaissance avait été abattu, et son F-4E d’escorte laissait échapper un flot de carburant d’une aile trouée, un des deux réacteurs arrêté. Le pilote avait déjà prévenu à la radio : il avait eu affaire à un nouveau missile sol-air, peut-être un SA-6. Le Phantom n’avait pas détecté le radar de poursuite associé, l’avion de reco n’avait rien vu, et il n’avait dû qu’à la chance d’échapper aux quatre missiles tirés contre lui. Ces éléments furent transmis au commandement de l’armée de l’Air avant même que l’appareil se pose en catastrophe. On ordonna à l’avion de se diriger sur le parking où stationnaient les quatre Skyhawk. Le pilote suivit la jeep vers l’endroit où attendaient les véhicules incendie, mais l’un des pneus du train principal éclata au moment où il s’arrêtait. La jambe du train endommagé se brisa net et l’avion s’effondra sur le ciment comme une pile d’assiettes qui tombe d’une table. Le carburant qui fuyait prit feu, et le Phantom se retrouva environné de flammes. L’incendie ne semblait d’abord pas trop important, mais il prit de graves proportions. Une seconde plus tard, les munitions de 20 mm commencèrent à exploser dans tous les sens, le navigateur hurlait au milieu des flammes. Les pompiers s’avancèrent, protégés par des cannes brouillard. Les deux contrôleurs nucléaires étaient à proximité immédiate et se précipitèrent pour sortir le pilote. Tous trois furent truffés de fragments d’obus, un pompier réussit à se diriger calmement vers l’autre homme et à le sortir du brasier, sonné, mais vivant. Les autres ramenèrent les contrôleurs et le pilote, et les chargèrent couverts de sang dans une ambulance. Le spectacle de l’incendie distrayait de leur tâche les armuriers qui s’affairaient sous les Skyhawk. Une des bombes, celle de l’avion numéro trois, se détacha trop tôt, écrasant les jambes du chef d’équipe. Dans la confusion qui suivit, l’équipe perdit le fil des opérations. Le blessé fut conduit à l’infirmerie de la base tandis que les trois bombes déposées étaient remportées au silo de stockage. Dans le désordre d’une base aérienne au premier jour d’une guerre, personne ne remarqua qu’un des chariots de transport était resté vide. Les responsables d’appareil arrivèrent un peu plus tard pour faire quelques vérifications avant vol au moment où la jeep s’arrêtait avec les pilotes d’alerte. Quatre pilotes sautèrent à terre, pressés d’aller se mesurer avec l’ennemi. — Qu’est ce que c’est que ce truc ? cria le lieutenant Mordecai Zadin, dix-huit ans. Ses amis l’avaient surnommé Motti, il avait l’impulsivité naturelle aux gens de son âge. — Un réservoir supplémentaire, on dirait, répondit le chef. C’était un réserviste qui tenait normalement un garage près d’Haïfa, un homme sympathique et compétent d’une cinquantaine d’années. — Et merde ! répondit le pilote, tremblant d’énervement. Je n’ai pas besoin de réservoir pour aller sur le Golan et retour ! — J’peux l’enlever, mais ça va prendre quelques minutes. Motti réfléchit quelques instants. C’était un sabra d’un kibboutz du Nord, il n’était pilote que depuis cinq mois, et il voyait ses copains se sangler dans leurs appareils. Les Syriens attaquaient dans la région où se trouvait la maison de ses parents, et il eut soudain une peur affreuse de manquer le départ de sa première mission. — Qu’il aille se faire foutre ! Tu le déposeras quand je rentrerai. Zadin grimpa l’échelle à toute vitesse. Le chef le suivit, le sangla dans son siège et vérifia quelques instruments par-dessus l’épaule du pilote. — Voilà, c’est prêt, Motti ! Fais gaffe ! — Prépare-moi du thé pour le retour. Le jeune homme fit un grand sourire en essayant d’y mettre toute la férocité dont un gosse est capable. Le chef lui balança une grande claque sur son casque. — Contente-toi de ramener mon avion, menchkin. Mazeltov. Le chef sauta sur le béton et enleva l’échelle. Il jeta un dernier coup d’oeil sur l’avion, tandis que Motti mettait les réacteurs en route. Zadin essaya les commandes de vol et réduisit le régime au minimum en surveillant le pétrole et les températures moteur. Tout était en ordre. Il chercha du regard son chef de patrouille et lui fit signe qu’il était prêt. Motti rabattit la verrière à commande manuelle, regarda une dernière fois le chef d’appareil, et lui fit un grand geste d’adieu. À dix-huit ans, Zadin n’était pas le plus jeune pilote de l’aviation israélienne. Il avait été sélectionné pour ses réflexes et son agressivité quand il était tout jeune, puis considéré comme un pilote potentiel quatre ans plus tôt, et il lui avait fallu se battre dur pour gagner sa place dans la meilleure armée de l’Air du monde. Motti aimait piloter, il avait toujours voulu voler depuis que, tout gosse, il avait vu un avion d’entraînement BF-109, celui qui avait servi d’embryon à l’armée de l’Air israélienne. Et il aimait son Skyhawk. C’était un appareil fait pour un pilote, pas l’un de ces monstres électroniques comme le Phantom. Le A-4 était un oiseau de proie de petite taille, nerveux, qui répondait au doigt et à l’oeil. Maintenant, il allait accomplir une mission de combat. Il ne ressentait pas l’ombre de la peur. La peur était quelque chose qu’il n’avait jamais connu — comme tous les adolescents, il était sûr d’être immortel. Et les pilotes de combat sont sélectionnés pour leur sang-froid. Ce jour était un grand jour, jamais l’aube n’avait été aussi belle. Il se sentait habité d’une allégresse surnaturelle, conscient de tout : le café du réveil, l’odeur poussiéreuse de l’air à Beersheba ; maintenant, l’odeur d’huile et de cuir du cockpit, le grésillement de la radio dans les écouteurs, la pression de ses mains sur le manche. Il n’avait jamais connu pareil jour, et le destin avait décidé qu’il n’en connaîtrait plus jamais d'autres. La patrouille de quatre avions roula dans un ordre impeccable jusqu’au bout de la piste zéro-unité. Cela semblait de bon augure, décollage plein nord, ils seraient sur l’ennemi en quinze minutes. Sur un ordre du chef de k patrouille — qui avait à peine vingt et un ans — les quatre pilotes poussèrent les gaz à fond, lâchèrent les freins, et jaillirent dans l’air calme et froid du matin. En quelques secondes, ils décollèrent et grimpèrent à cinq mille pieds, attentifs à éviter le trafic commercial de l’aéroport international Ben-Gourion. Dans ce monde fou du Proche-Orient, l’aéroport était encore très actif. Le capitaine donnait les ordres habituels de façon sèche et précise, comme s’ils étaient en vol d’entraînement : plus serré, vérifiez les moteurs, les armes, les systèmes électriques. Regardez dehors et surveillez les Mig et les avions amis. Assurez-vous que votre IFF est sur vert. Les quinze minutes de vol entre Beersheba et le Golan passèrent rapidement. Zadin essaya de distinguer l’escarpement volcanique où son frère aîné était mort en le prenant d’assaut aux Syriens six ans plus tôt. Motti se dit que les Syriens n’allaient pas le reprendre. — Patrouille : venez à droite cap zéro-quatre-trois. L’objectif est un rassemblement de chars quatre kilomètres à l’est de la ligne. Regardez bien dehors. Surveillez les SAM et l’artillerie sol-air. — Leader de quatre. Je vois des chars à une heure, dit froidement Zadin. On dirait nos Centurion. — Bien vu, quatre, répondit le capitaine. Ce sont des amis. — J’ai une alarme, alerte missiles ! cria quelqu’un. Tous les yeux balayèrent le ciel pour essayer de voir d’où venait le danger. — Merde ! — Une voix excitée. — Des SAM en dessous à midi, ils grimpent sur nous. — Je les vois. Patrouille, on éclate à droite et à gauche, tout de suite ! ordonna le capitaine. Les quatre Skyhawk rompirent par groupes de deux. À quelques kilomètres, une douzaine de missiles grimpaient vers eux à mach trois, comme des poteaux télégraphiques volants. Les missiles se divisèrent eux aussi en deux paquets à droite et à gauche, et deux explosèrent après être entrés en collision. Motti bascula sur la droite et tira à fond sur le manche, plongeant vers le sol et allégeant l’avion au maximum. Très bon, les missiles n’arrivaient pas à les suivre vers le bas. Il redressa à une centaine de pieds au-dessus des rochers, et continua à se diriger sur les Syriens à quatre cents noeuds, brassant le ciel au-dessus des hommes de Barak assiégés. Leur mission en patrouille était foutue, Motti le savait très bien. Mais peu importe. Il allait se payer quelques chars syriens. Il se foutait de savoir lesquels, pourvu qu’ils soient syriens. Il vit un autre A-4 et il se mit en formation avec lui au moment où il ouvrait le feu. Il regarda devant et les vit tout à coup, les tourelles arrondies des T-62 syriens. Zadin ôta les sécurités d’armement sans regarder, le viseur de tir surgit devant ses yeux. — Ouh là là, encore des SAM, ils arrivent sur nous. C’était la voix du capitaine, toujours aussi calme. Le coeur de Motti se mit à battre plus vite : une gerbe de missiles, plus petits, peut-être les SA-6 dont on leur avait parlé ? Il réfléchissait à toute vitesse, ils se précipitaient vers lui au-dessus des rochers. Il vérifia l’ESM, pas d’alerte missiles. Il n’avait que ses yeux pour le mettre en garde. Instinctivement, il reprit de l’altitude afin d’avoir la place de manoeuvrer. Quatre missiles le suivirent pendant qu’il grimpait, ils étaient à trois mille mètres. Il partit en tonneau à droite, descendit en spirale, et vira sur l’aile gauche. Trois des missiles décrochèrent, mais le quatrième le suivit dans sa plongée. Il explosa une seconde après, à une trentaine de mètres de l’appareil. Le Skyhawk réagit comme s’il avait pris un grand coup de pied qui le fit valser de dix mètres ou davantage. Motti se débattit avec les commandes, réussit à se rétablir juste au-dessus de la montagne. Un regard jeté dehors le glaça : des morceaux entiers de son aile gauche étaient déchiquetés. Les klaxons d’alerte hurlaient dans son casque et tous les indicateurs clignotaient en rouge pour signaler des désastres : pression hydraulique en chute libre, radio HS, génératrice idem. Mais il avait encore les commandes manuelles, et il pouvait alimenter les armes par la batterie de secours. Il vit soudain ses agresseurs : une batterie de missiles SA-6, quatre véhicules lance-missiles, un camion radar Straight Flush, et un camion avec des missiles de rechange, le tout à quatre kilomètres. Avec ses yeux de lynx, il parvint même à distinguer les Syriens qui se démenaient avec les missiles, ils étaient en train d’en mettre un sur sa rampe. Eux aussi le virent, et le duel commença, bref, mais violent. Motti dégagea autant que le lui permettaient ses commandes de secours et aligna soigneusement la cible dans le viseur de tir. Il avait quarante-huit roquettes Zuni, lançables par salves de quatre. Il ouvrit le feu à deux mille mètres. Les Syriens réussirent à tirer un nouveau SAM. Il n’aurait pas dû manquer sa cible, mais les Zuni le firent exploser à moins de cinq cents mètres. Motti eut un sourire de triomphe dans son masque, et continua à tirer ses roquettes puis balaya au canon de 20 mm la masse compacte d’hommes et de véhicules. La troisième salve fit but, puis la quatrième, et Zadin manoeuvra du palonnier pour disperser ses roquettes sur tout la largeur de l’objectif. La batterie de missiles était devenue un enfer de gazole, de propergol et d’explosifs en feu. Une énorme boule s’éleva sous lui, et Motti la traversa en poussant un cri de triomphe : ses ennemis étaient anéantis, ses amis vengés. Il n’eut pas le temps de triompher très longtemps. Des panneaux d’aluminium de la voilure gauche étaient arrachés par le vent de quatre cents noeuds, et l’A-4 commença à trembler terriblement. Motti virait à gauche pour essayer de regagner sa base, quand l’aile se détacha, et le Skyhawk se désintégra en l’air. Quelques secondes plus tard, le jeune pilote s’écrasa sur les rochers basaltiques du Golan. Il n’était ni le premier ni le dernier à mourir en ces lieux. Aucun de ses compagnons de patrouille ne survécut à ce raid. Il ne restait pratiquement rien de la batterie de missiles SAM. Les six véhicules étaient désintégrés, et, des quatre-vingt-dix hommes qui la servaient, on ne retrouva que le tronc décapité de celui qui la commandait. Zadin et lui avaient bien servi leur pays, mais, comme cela est très souvent le cas, leur conduite héroïque, qui aurait pu inspirer Virgile ou Tennyson, resta totalement ignorée. Trois jours plus tard, la mère de Zadin reçut un télégramme. On lui apprenait qu’Israël partageait sa douleur, comme si la douleur d’une femme qui avait perdu ses deux fils pouvait être partagée. Cette histoire eut une autre conséquence plus importante ; la bombe nucléaire inactivée se détacha du chasseur qui se désintégrait et poursuivit sa course un peu plus à l’est. Elle tomba assez loin des débris de l’avion et s’enterra à cinquante mètres d’une ferme druze. Les Israéliens mirent trois jours à se rendre compte qu’une de leurs bombes manquait, et ils durent attendre la fin de la guerre d’Octobre pour reconstituer les faits dans le détail. Le problème qui leur tombait dessus était insoluble, même pour des gens aussi imaginatifs. La bombe était quelque part derrière les lignes syriennes, mais où exactement ? Quel était celui des quatre avions de la patrouille qui la portait ? Où s’était-il écrasé ? Il leur était difficile de demander aux Syriens de les aider à la trouver. Et que pouvaient-ils bien raconter aux Américains, auprès de qui ils s’étaient fournis en « matériel nucléaire spécial », par des voies plus ou moins avouables ? C’est ainsi que la bombe resta là où elle était tombée. Le seul à le savoir fut le paysan druze qui la recouvrit de deux mètres de terre et continua à labourer son lopin de cailloux. 1 UN TRÈS LONG VOYAGE Arnold Van Damm se laissa aller dans son fauteuil pivotant avec autant d’élégance qu’une poupée de chiffon jetée dans un coin. Jack ne l’avait jamais vu avec une veste sur le dos sauf en présence du président, et encore. Lorsqu’une cérémonie officielle imposait la cravate noire, Ryan se disait qu’Arnie devait avoir besoin d’un agent des services secrets armé. Son col était déboutonné, sa cravate desserrée, et l’on se demandait si elle avait jamais été convenablement nouée. Il avait roulé les manches de sa chemise L.L Bean à rayures bleues, ses coudes étaient sales, car il avait l’habitude de lire ses dossiers en les posant sur un bureau qui n’était pas de la première propreté. Quand il parlait avec quelqu’un d’important, il se basculait en arrière et posait les pieds sur un tiroir de son bureau. À moins de cinquante ans, Van Damm avait des cheveux grisonnants, son visage était ridé comme une vieille carte, mais ses yeux bleu clair étaient toujours aussi vifs, et rien ne lui échappait. C’est une qualité utile quand on est chef d’état-major particulier du président. Il remplit de Diet Coke une immense tasse aux armes de la Maison-Blanche, et sur laquelle était inscrit « Arnie ». Puis il regarda le directeur adjoint de la CIA avec un mélange d’ironie et d’affection : — Vous avez soif ? — Je prendrais bien un vrai Coke si vous en avez un, répondit Jack en souriant. La main gauche de Van Damm disparut, et fit jaillir une boîte rouge selon une trajectoire balistique qui se serait terminée dans le giron de Ryan si celui-ci ne l’avait interceptée au passage. L’ouvrir dans ces conditions devenait une opération risquée, mais Jack dirigea sciemment la boîte vers Van Damm en tirant sur la capsule. « On peut apprécier l’homme ou pas, se disait-il, mais il a un certain style. » Son boulot ne l’entamait pas, sauf lorsque c’était vraiment nécessaire. Aujourd’hui, ce n’était pas le cas. Arnold Van Damm ne prenait au sérieux que ses interlocuteurs extérieurs, et là, on était en famille. — Le patron aimerait bien savoir ce qui se passe, commença le chef d’état-major. — Moi aussi. — Charles Alden, conseiller du président pour les affaires de Sécurité nationale, entrait dans le bureau. — Désolé d’être en retard, Arnie. — Nous aimerions tous le savoir, continua Jack. Depuis deux ans, il n’y a rien eu de nouveau. Vous voulez connaître le fin du fin ? — Bien sûr, fit Alden. — Bon, je ne suis pas un de ces imbéciles d’extrême droite qui ne rêvent que d’un retour de la guerre froide, mais au moins, c’était le bon vieux temps, et on savait à quoi s’attendre de la part des Russes. Ils commencent maintenant à faire comme nous. On ne sait plus ce qu’ils vont bien pouvoir imaginer. Remarquez, il y a un truc amusant : maintenant, nous comprenons parfaitement le mal que nous avons donné au KGB. L’équilibre politique change tous les jours. Narmonov est le plus brillant homme politique de notre époque, mais, chaque fois qu’il se met au boulot, il déclenche une crise. — C’est quoi comme genre de mec ? demanda Van Damm. Vous l’avez déjà rencontré, je crois. Alden connaissait Narmonov, mais pas Van Damm. — Juste une fois, prévint Ryan. Alden se carra dans son fauteuil. — Attendez, Jack, nous avons lu votre document et le patron aussi. Je l’ai presque convaincu de vous croire. Vous avez deux médailles des services de renseignement, un passé de sous-marinier et, Bon Dieu, cette affaire avec Gerasimov. Allez, je sais qu’il faut se méfier de l’eau qui dort, mais à ce point-là… Al Trent vous a à la bonne. La médaille des services de renseignement était la plus haute décoration de la CIA pour services rendus en action. En fait, Jack l’avait obtenue trois fois. Simplement, la citation de la troisième était secrète et confinée dans un coffre. Elle était même tellement secrète que le président lui-même n’en entendrait jamais parler. — Allez, expliquez-vous. On vous écoute. — C’est un type d’une espèce assez rare, qui adore les situations de crise. Je connais des médecins du même genre. Quelques-uns d’entre eux, assez rares, qui travaillent dans les services d’urgence pour traiter les traumatismes et les trucs de ce genre, quand tout le monde a envie de laisser tomber. Il y a des gens qui ne se sentent bien que sous la pression du stress, Arnie. Il est de cette race. Je ne crois pas qu’il aime vraiment ça, mais il y excelle. Il a une santé de fer. — La plupart des hommes politiques sont comme ça, fît observer Van Damm. — Tant mieux pour eux. Mais peu importe. Narmonov sait-il vraiment où il va ? Je crois que la réponse est à la fois oui et non. Il a une vague idée de ce vers quoi il entraîne son pays, mais il ne connaît ni le chemin ni la destination finale. Voilà le genre d’homme. — Et vous l’aimez bien. Ce n’était pas une question. — Il aurait pu me descendre aussi facilement que j’ai ouvert cette boîte de Coke, et il ne l’a pas fait, convint Ryan avec un sourire. Ce qui fait que j’ai une certaine affection pour lui. Il faudrait être fou pour ne pas admirer un tel homme. Même si nous étions encore ennemis, il commande le respect. — Parce que nous ne sommes plus ennemis ? demanda Alden avec un sourire qui ressemblait à une grimace. — Mais comment pourrions-nous ? répondit Jack en feignant la surprise. Le président lui-même dit que ce sont des choses dépassées. Le chef d’état-major grommela. — Les hommes politiques parlent beaucoup, ils sont payés pour ça. Croyez-vous que Narmonov va y arriver ? Ryan regarda par la fenêtre, l’air morose. Il n’était pas sûr de pouvoir répondre. — Regardez les faits : Andrei Ilitch est le politicien le plus habile qu’ils aient jamais eu, mais il fait de la voltige. C’est sûrement le meilleur, mais rappelez-vous quand c’était Karl Wallenda. Il a terminé sous forme de tache de sang sur le trottoir parce qu’il n’a pas eu de chance dans un métier où il n’y a que des imbéciles. Andrei Ilitch est de la même veine. Va-t-il y arriver ? Ça fait huit ans que les gens se posent la question. Nous croyons que oui — je crois que oui, mais… mais, on est en plein inconnu, Arnie. C’est un terrain où nous n’avons jamais mis les pieds, ni lui non plus. Même un type qui fait des prévisions météo peut s’appuyer sur ses banques de données. Les deux meilleurs spécialistes que nous ayons sur la Russie sont Jake Kantrowitz à Princeton et Derek Andrews à Berkeley, et ils ont des opinions diamétralement opposées. Ils sont venus tous les deux à Langley il y a quinze jours. Personnellement, je serais plutôt de l’avis de Jake, mais notre analyste pense qu’Andrews a raison. Vous mettez votre mise et vous faites votre choix. Voilà ce que nous avons de mieux. Si vous voulez des avis sans nuance, lisez les journaux. Van Damm poussa un grognement et continua : — Les autres points chauds ? — La question des nationalités est toujours la plus cruciale, dit Jack. Je n’ai pas besoin de vous le dire. Sous quelle forme l’Union soviétique va-t-elle éclater, quelles sont les républiques qui vont se retirer, quand et comment, pacifiquement ou dans la violence ? Narmonov se trouve tous les jours devant ce problème. Et c’est un problème qui est loin d’être réglé. — C’est exactement ce que je répète depuis un an. Il faudra combien de temps pour que les choses se mettent à bouger ? — Vous savez, c’est moi qui ai prédit que l’Allemagne de l’Est mettrait un an à bouger — je suis plutôt optimiste de nature — et je me suis gouré de onze mois. Tout ce qu’on peut vous raconter, moi ou n’importe qui d’autre, relève de la boule de cristal. — D’autres points chauds ? continua Alden. — Eh bien, toujours le Proche-Orient. Ryan vit les yeux de son interlocuteur s’allumer. — Il va falloir qu’on s’en occupe rapidement. — Alors je vous souhaite bien du plaisir. On est là-dessus depuis l’époque de Nixon et Kissinger, en 73. Ça s’est un peu calmé, mais les problèmes de base sont les mêmes et, tôt ou tard, ça va se dégeler. Un des bons côtés de l’affaire, c’est que Narmonov ne veut surtout pas s’en mêler. Il se sentira peut-être obligé d’appuyer ses vieux copains et la vente d’armes lui procure de solides revenus, mais si les choses se gâtent, il ne les soutiendra certainement plus comme au bon vieux temps. On a bien vu avec l’Irak. Il peut continuer à leur fournir des armes — je ne pense pas qu’il le fasse, mais c’est tentant —, mais il ne fera rien de plus. Il ne fera pas appareiller sa flotte, il ne mettra pas ses armées en alerte. Je ne suis même pas sûr qu’il accepte de les soutenir s’ils agitent un peu leurs sabres. Andrei Ilitch affirme que ces armements sont purement défensifs, et je crois qu’il est sincère, quoi qu’en disent les Israéliens. — Vous êtes sûr ? demanda Alden. Le Département d’État a un point de vue différent. — Ils ont tort, fit froidement Ryan. — Votre patron pense comme eux, insista Van Damm. — Alors, monsieur, je suis obligé de manifester respectueusement mon désaccord avec le directeur. Alden hocha la tête. — Je comprends pourquoi Trent vous aime bien, vous ne vous comportez pas comme un bureaucrate. Mais comment avez-vous fait pour survivre aussi longtemps, avec cette manie de dire ce que vous pensez ? — Je suis peut-être sa conscience vivante, fit Jack en riant. — Il redevint sérieux. — Réfléchissez. Avec tous ces problèmes ethniques, jouer un rôle actif présente pour lui autant de risques que d’avantages. Non, il vend des armes parce que ça lui rapporte des devises, et il ne le fait que si le ciel est dégagé. Il fait des affaires, ça ne va pas plus loin. — Bon, et si nous pouvions trouver un moyen de calmer un peu les choses là-bas ? Alden rêvait tout haut. — Il serait même capable de nous donner un coup de main. Au pire, il ne s’en mêlera pas. Mais, à propos, quel est votre plan ? — Il consiste à exercer une petite pression sur Israël, répondit Van Damm. — Ça ne marchera pas pour deux raisons : il est inutile d’exercer une pression tant qu’Israël craindra pour sa sécurité, et sa sécurité sera en cause tant que les problèmes fondamentaux n’auront pas été réglés. — Comme par exemple ?… — Comme la raison majeure de ce conflit. « Celle que tout le monde néglige. » — Vous voulez parler des raisons religieuses, mais ces cinglés croient pourtant tous aux mêmes choses ! grommela Van Damm. Bon Dieu, j’ai lu le Coran le mois dernier, et j’y retrouvé ce que l’on m’apprenait à l’école du dimanche. — C’est vrai, convint Ryan, et alors ? Les catholiques et les protestants croient tous que le Christ est le Fils de Dieu, mais ça n’a pas empêché l’Irlande du Nord d’exploser. Le meilleur statut là-bas aujourd’hui, c’est encore d’être juif. Ces damnés chrétiens sont tellement occupés à s’entre-tuer qu’ils n’ont pas le temps d’être antisémites. Vous voyez, Arnie, même si les différences religieuses nous semblent minimes, elles leur paraissent à eux suffisamment importantes pour qu’ils en viennent à tuer. — Vous avez peut-être raison, admit à contrecoeur le chef d’état-major. — Il réfléchit un moment. — Vous voulez parler de Jérusalem ? — Vous avez gagné. Ryan but sa dernière goutte de Coke et écrasa la boîte avant de la jeter dans la corbeille de Van Damm. — C’est une ville sacrée pour trois religions — on pourrait parler de trois tribus —, mais une seule la contrôle. Celle qui la contrôle est en guerre avec l’une des deux autres. La nature instable de la région militerait pour que l’on envoie des troupes, mais lesquelles ? Vous vous souvenez de ces fous islamistes qui ont assassiné Mecca il y a peu de temps. Maintenant, si vous mettez une force de sécurité arabe à Jérusalem, vous créez une menace pour la sécurité d’Israël. Si vous laissez les choses en l’état, avec uniquement des forces israéliennes, vous offensez les Arabes. Et je ne parle même pas de l’ONU : Israël ne sera pas d’accord parce que les juifs n’y ont jamais fait leur trou. Les Arabes non plus parce qu’il y aura trop de chrétiens. Et nous ne serons pas d’accord non plus, parce que l’ONU ne nous aime pas beaucoup. Il n’y a qu’une force internationale, et personne n’a confiance en elle. C’est l’impasse. — Le président tient réellement à faire bouger les choses, insista le chef d’état-major. Il faut que nous fassions quelque chose qui ressemble à du réel. — Eh bien, la prochaine fois qu’il rencontrera le pape, il pourrait lui demander une intervention céleste. Le chef d’état-major émit un petit gloussement. Le président ne mettrait aucune difficulté à aller voir le pape. Ça faisait toujours bon effet auprès des électeurs, et il lui suffirait ensuite d’aller dîner avec les B’nai Brith{1}, en assurant une bonne couverture médiatique. Comme ça, il montrerait qu’il tenait toutes les religions en égale estime. En fait, et Van Damm le savait bien, le président n’allait plus à l’église que pour se montrer, maintenant que ses enfants étaient grands. C’était assez amusant : l’Union soviétique revenait à la religion pour y retrouver des valeurs, mais les hommes politiques américains la délaissaient depuis un bout de temps et n’avaient aucune envie d’y revenir, sauf s’ils y retrouvaient les mêmes valeurs que les Russes. Van Damm était plutôt de gauche dans sa jeunesse, mais vingt-cinq ans de pouvoir l’avaient guéri de cette inclination. À présent, il se méfiait de tous les idéologues, quel que soit leur bord. C’était le genre d’homme pour qui les solutions ne présentent d’intérêt que si elles sont réellement applicables. Pendant qu’il méditait sur ce sujet, il perdit le fil de la conversation. Ryan aussi prit l’air absent. — Vous pensez à quoi, Jack ? demanda Alden. — Eh bien, nous sommes tous des gens du Livre, non ? Il voyait se dessiner en lui une nouvelle idée. — Et alors ? — Le Vatican est un État à part entière, avec un statut diplomatique, mais il n’a pas d’armée… ses soldats sont suisses, la Suisse est neutre et même pas membre des Nations-Unies. Les Arabes y placent leurs fonds et vont y mener joyeuse vie… je me demandais s’il pourrait y aller pour… La figure de Ryan redevint impénétrable, mais Van Damm vit ses yeux briller. Il est toujours passionnant d’assister à la naissance d’une nouvelle idée, mais c’est encore mieux quand on devine de quoi il s’agit. — Aller faire quoi ? Qui devrait aller faire quoi ? demanda le chef d’état-major, un peu excédé. Alden ne disait rien. Ryan les éclaira. — Une grande partie de ce bazar est liée aux Lieux saints, non ? Je pourrais en parler à quelques-uns de mes types à Langley. Nous avons un très bon. Van Damm bascula en arrière dans son fauteuil. — Quels sont vos contacts ? Vous voudriez voir le nonce ? Ryan secoua la tête. — Le nonce, le cardinal Giancatti, est un vieux monsieur très bien, mais il se contente de faire de la représentation. Ça fait assez longtemps que vous êtes ici pour le savoir, Arnie. Si on veut parler à quelqu’un qui sait ce dont il s’agit, il faut voir le père Riley à Georgetown. Je l’ai eu comme professeur quand je préparais mon doctorat là-bas. Nous sommes intimes, et il est en prise directe avec le général. — Qui c’est celui-là ? — Le général de la Compagnie de Jésus, le patron des jésuites. C’est un Espagnol, Francisco Alcade. Ils ont été professeurs ensemble à l’université Saint-Jean à Rome. Ce sont tous deux des historiens, et le père Tim est son représentant officieux aux États-Unis. Vous n’avez jamais rencontré le père Tim ? — Non, il en vaut la peine ? — Oh que oui, c’est l’un des meilleurs profs que j’aie jamais eus. Il connaît Washington comme sa poche, il est bien introduit dans sa maison mère. Ryan sourit, mais sa plaisanterie passa au-dessus de la tête de Van Damm. — Vous pourriez nous organiser un déjeuner tranquille ? demanda Alden. Pas ici, bien sûr. — Il y a le Cosmos Club à Georgetown, le père Tim en est membre. Le Club de l’Université est plus près, mais… — On marche comme ça. Il peut garder un secret ? — Un jésuite, garder un secret ? — Ryan éclata de rire. — Vous n’êtes pas catholique ? — Vous pourriez organiser ça quand ? — Demain ou après-demain, ça irait ? — On peut compter sur sa loyauté ? s’inquiéta Van Damm. — Le père Tim est américain, il n’y a aucun risque. En plus, il est aussi prêtre, et les voeux qu’il a prononcés l’engagent naturellement plus que le respect de la Constitution. Vous pouvez lui faire confiance pour honorer tous ses engagements, mais n’oubliez jamais ce que sont ces engagements, prévint Ryan. Vous ne pouvez pas exiger de lui qu’il y contrevienne. — Organisez ce déjeuner. De toute manière, ça m’intéresse de rencontrer ce type. Dites-lui que c’est un rendez-vous, dit Alden. Le plus tôt sera le mieux. Je suis libre à déjeuner demain et après-demain. — Très bien, monsieur. Ryan se leva. * * * Le Cosmos Club de Washington était situé au coin de Massachusetts et de Florida Avenue. C’était l’ancien château de Sumner Welles, et Jack se dit qu’il faisait un peu étriqué sans les hectares de parc et l’écurie qu’on s’attend à voir autour d’une telle bâtisse. L’endroit n’avait jamais possédé de tels attraits, et Ryan se demandait comment on avait pu bâtir ce genre de chose, tellement contraire à ce qu’on trouvait d’ordinaire à Washington. Considéré comme le rendez-vous de l’intelligentsia — l’admission se fondait plus sur la réussite que sur l’argent —, le club était connu à Washington comme un lieu où se tenaient des discussions érudites et où l’on mangeait la pire nourriture qui soit dans une ville où les bons restaurants ne sont pas légion. Ryan conduisit Van Damm dans un salon particulier à l’étage. Le père Timothy Riley les attendait, une pipe de bruyère coincée entre les dents. Il parcourait le Post. Un verre qui avait contenu du sherry était posé à sa droite. Le père Tim portait une chemise éculée et une veste qui aurait bien eu besoin du pressing. Il n’avait pas mis le complet strict de clergyman qu’il réservait aux occasions importantes et qui sortait de chez le meilleur tailleur de Wisconsin Avenue. Mais le col romain blanc était aussi rigide et impeccable que possible, et Jack se surprit à penser qu’en dépit de ses années de collège catholique, il ne savait pas exactement comment ce truc était fabriqué : du coton amidonné, du celluloïd comme ce que portait son grand-père ? Quoi qu’il en soit, la rigidité de cet objet devait rappeler à celui qui le portait sa position dans ce monde et dans l’autre. — Salut, Jack ! — Bonjour, mon père. Je vous présente Charles Alden, le père Tim Riley. Ils se serrèrent la main et s’installèrent à table. Un maître d’hôtel entra, prit leurs commandes et referma la porte derrière lui. — Alors, Jack, ce nouveau boulot ? demanda Riley. — Ça m’ouvre de nouveaux horizons, convint Ryan, sans en dire davantage. Le prêtre était au courant des problèmes qu’il rencontrait à Langley. — Nous avons une idée pour le Proche-Orient, et Jack m’a dit que vous pourriez être le bon interlocuteur, dit Alden en remettant la conversation sur le terrain qui l’intéressait. Il se tut quand le maître d’hôtel revint avec les verres et le menu. Il lui fallut quelques minutes pour expliquer son idée. — Tout ceci est intéressant, dit Riley. — Qu’en pensez-vous ? demanda le conseiller pour la Sécurité nationale. Il attendait sa réponse avec anxiété. — Intéressant, intéressant. Le prêtre resta silencieux quelques instants. — Le pape acceptera-t-il ?…… Ryan arrêta Alden d’un geste. Il ne fallait pas brusquer Riley quand il réfléchissait. Après tout, c’était un historien, et ce n’est pas là le genre d’homme habitué aux urgences médicales. — Cette idée est séduisante, reprit Riley. Mais nous allons avoir un gros problème avec les Grecs. — Les Grecs ? Mais que voulez-vous dire ? demanda Ryan, surpris. — Les gens les plus agressifs à l’heure actuelle sont les Grecs orthodoxes. Eux et nous nous disputons la moitié du temps pour des histoires administratives sans importance — qui a la garde de chaque lieu saint et des trucs de ce genre. On a eu un gros contentieux l’année dernière à propos de Bethléem, pour la messe de minuit. C’est triste, non ? — Vous voulez dire que ça ne marchera pas à cause de deux Églises catholiques qui… — J’ai simplement voulu dire que ça risquait de poser un problème, monsieur Alden, je n’ai pas dit que ça ne marcherait pas. Riley se tut quelques instants. — Il va vous falloir jouer fin avec la troïka, mais, compte tenu de la nature de l’opération, je crois que nous arriverons à obtenir un minimum de coopération. Dans tous les cas de figure, il vous faudra mettre les Grecs orthodoxes dans le coup. Vous savez, ils s’entendent très bien avec les musulmans. — Ah oui ? demanda Alden. — Lorsque Mahomet a été chassé de Médine par les païens préislamiques, il a trouvé asile au monastère de Sainte-Catherine-du-Sinaï — un monastère grec orthodoxe. Ils l’ont protégé quand il en avait besoin. Mahomet était un homme d’honneur, et le monastère a toujours bénéficié de la protection des musulmans depuis cette date. En plus de mille ans, cet endroit n’a jamais été inquiété, en dépit des troubles en tout genre qui se sont produits dans la région. Par bien des côtés, l’islam est assez admirable, vous savez. Nous autres Occidentaux, nous oublions facilement ce genre de choses à cause de ce que font des fous qui se disent musulmans, comme si nous n’avions pas les mêmes problèmes entre chrétiens. Ils ont une certaine noblesse, et une tradition culturelle qui inspire le respect. Simplement, nous sommes assez ignorants de ces choses. — Vous voyez d’autres problèmes de principe ? demanda Jack. Le père Tim se mit à rire. — Et le Congrès de Vienne, vous l’aviez oublié, Jack ! — Quoi ? fit Alden, incapable de masquer son ignorance. — À la fin des guerres napoléoniennes, en 1815, les Suisses ont dû promettre de ne plus envoyer de mercenaires à l’étranger. Mais je suis sûr qu’on pourra s’arranger. Je m’explique, monsieur Alden. La garde papale est composée de mercenaires suisses. C’était aussi le cas de la Garde royale en France, qui s’est fait massacrer en défendant le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette. Face à des problèmes du même genre, la garde papale a réussi à résister assez longtemps et le pape a pu être évacué sain et sauf, à Castel Gandolfo, si je ne m’abuse. Les mercenaires constituent l’un des premiers produits suisses à l’exportation, et ils ont toujours été extrêmement redoutés. Les Gardes suisses du Vatican sont devenus une troupe de parade, naturellement, mais il est arrivé qu’ils se révèlent très utiles. Quoi qu’il en soit, les mercenaires suisses avaient une telle réputation qu’un article spécial du traité de Vienne, à la fin des guerres napoléoniennes, stipule que les Suisses n’auront pas le droit de servir un autre État que le Vatican. Mais, comme je l’ai dit, c’est un problème assez facile à régler. Les Suisses seraient ravis de participer à la résolution de ce problème. Cela ne ferait qu’accroître leur prestige dans une région où il y a beaucoup d’argent. — Sûrement, approuva Jack. Surtout si nous fournissons l’armement, des chars M-l, des véhicules blindés Bradley, des réseaux radio… — Poursuivez, Jack, fit Riley. — Non, mon père, la nature de cette mission suppose des armements lourds, au moins pour leur effet psychologique. Il faudra montrer que nous sommes sérieux. Une fois cela acquis, le reste des troupes peut porter l’uniforme dessiné par Michel-Ange, garder les hallebardes et se contenter de sourire aux caméras, mais il faudra quand même des Smith & Wesson pour les choses sérieuses, surtout dans ce coin. Riley prit bonne note. — J’aime l’élégance de votre idée, messieurs, et j’en apprécie la noblesse. Tous les adversaires en présence se réclament de Dieu sous un nom ou un autre. Intervenir en Son nom peut être décisif. La Cité de Dieu… Quand vous faut-il une réponse ? — Il n’y a pas d’urgence, répondit Alden. Riley comprit sans qu’on ait besoin de lui expliquer. La Maison-Blanche s’intéressait à la chose, mais il n’y avait aucune raison de se presser. Ce n’était pas pour autant un dossier qui risquait de rester bloqué longtemps sous le coude. C’était plutôt une voie que l’on explorait, et, une fois la décision prise, les choses seraient menées rondement. — Bon, il faut que tout ça franchisse les barrières bureaucratiques. Rappelez-vous que la bureaucratie vaticane est la plus vieille du monde. — C’est pour cette raison que nous nous sommes adressés à vous, souligna Ryan. Le général est en mesure de franchir tous les obstacles. — Voilà une curieuse façon de parler des princes de l’Église, Jack ! Riley pouffait de rire. — Souvenez-vous que je suis catholique, moi aussi. Je comprends très bien. — Je vais leur envoyer un petit mot, promit Riley. Et ses yeux disaient : aujourd’hui même. — Restons calmes, insista Alden. — D’accord, convint Riley. Dix minutes plus tard, le père Timothy Riley était rentré à son bureau. Il réfléchissait. Ryan n’avait pas menti quand il avait parlé de ses relations. Riley devait rédiger son message en grec ancien, la langue des philosophes qui n’était plus guère parlée que par cinquante mille personnes à travers le monde. C’est dans cette langue que, bien des années plus tôt, il avait étudié Platon et Aristote au noviciat de Woodstock dans le Maryland. Une fois installé à son bureau, il ferma la porte, ordonna à sa secrétaire de ne lui passer aucun appel, et mit en route son ordinateur. Il inséra d’abord une disquette qui lui permettait d’utiliser l’alphabet grec. Riley tapait à la machine de façon plutôt médiocre — quand on a une secrétaire et un micro, on ne fait guère de progrès — et la rédaction de son texte lui prit une bonne heure. En double interligne, le résultat faisait neuf pages. Cela terminé, Riley ouvrit un tiroir et composa la combinaison d’un petit coffre dissimulé dans une armoire à dossiers. Il y prit un livre de code, laborieusement écrit à la main par un jeune prêtre du cabinet du général. Il sourit : ce n’était pas précisément le genre de chose qu’on s’attendait à trouver chez un prêtre. En 1944, l’amiral Chester Nimitz avait indiqué au cardinal Spellman, primat catholique des États-Unis, que les îles Mariannes auraient bien besoin d’un évêque. Le cardinal avait alors sorti un bouquin de chiffre, et il avait utilisé les liaisons radio de l’U.S. Navy pour obtenir la nomination désirée. Comme toute organisation, l’Église catholique avait besoin de temps à autre d’un réseau de communications protégé, et le service du chiffre du Vatican fonctionnait depuis des siècles. Ce jour-là, la clé en vigueur était un long passage d’Aristote dont sept mots avaient été retirés. Sans compter les quatre autres qui avaient été grossièrement mal orthographiés. La transcription faite, il tapa le nouveau texte et le mit de côté. Un programme de codage du commerce fit le reste. Il effaça toutes les traces de l’original, et éteignit son ordinateur. Riley envoya sa lettre au Vatican par télécopie, et détruisit tous les documents intermédiaires. Le tout lui avait pris trois heures laborieuses, et quand il prévint sa secrétaire qu’elle pouvait à nouveau le déranger, il se rendit compte qu’il devait s’attendre à travailler tard ce soir. Mais, contrairement au commun des hommes d’affaires, Riley ne jurait pas. * * * — J’n’aime pas beaucoup ça, dit tranquillement Leary, qui regardait dans des jumelles. — Moi non plus, fit Paulson. À travers la lunette 10 x, son champ de vision était plus réduit. La situation était plutôt désagréable. Il s’agissait d’un type que le FBI pourchassait depuis plus de dix ans. Impliqué dans la mort de deux agents secrets du Bureau et d’un policier, John Russell (alias Matt Murphy, alias Richard Burton, alias Ours rouge) avait rejoint un groupe appelé la Société des guerriers de la nation sioux. John Russell n’avait pas grand-chose d’un guerrier. Né au Minnesota dans une réserve, c’était un petit truand qu’une affaire un peu plus sérieuse avait mené en prison. Là, il avait pris conscience de ses origines ethniques et avait commencé à penser selon son image déformée de l’Indien d’Amérique. Pour Paulson, cela avait plus à voir avec Bakounine qu’avec Cochise ou Toohoolhoolzote. Après avoir rejoint une autre bande née en prison, le Mouvement des Indiens d’Amérique, Russell avait été impliqué dans une douzaine d’actes anarchistes qui s’étaient soldés par la mort de trois officiers fédéraux, avant de disparaître. Mais un jour ou l’autre, on les rattrapait tous. Et aujourd’hui, c’était son tour. En essayant de se faire de l’argent grâce au trafic de drogue avec le Canada, la Société des guerriers avait commis une erreur majeure, et elle s’était laissé infiltrer par un informateur. Ils étaient dans les restes fantomatiques d’une ferme, à dix kilomètres de la frontière canadienne. Le groupe d’intervention du FBI spécialisé dans la délivrance des otages n’avait comme d’habitude aucun otage à libérer. Il servait de commando d’intervention. Les dix hommes engagés dans cette opération sous les ordres de Dennis Black étaient placés formellement sous l’autorité de l’agent spécial responsable du bureau local. Le professionnalisme habituel de l’organisation trouvait là ses limites. Le responsable local avait monté une embuscade très sophistiquée qui avait mal commencé et failli finir en désastre : trois agents étaient à l’hôpital après un accident de voiture et deux autres avaient été gravement blessés par balle. De l’autre côté, l’un des hommes était mort, un second peut-être blessé, mais personne n’était sûr de rien. Les autres — au nombre de trois ou quatre, mais on ne savait pas exactement combien — s’étaient retranchés dans cet ancien motel. La seule chose certaine, c’est que la ligne téléphonique fonctionnait toujours ou qu’ils disposaient d’un radiotéléphone, car ils avaient réussi à joindre les médias. Résultat : un cirque pas possible à faire l’admiration de Phineas T. Barnum. Le responsable local essayait de sauver ce qui lui restait de réputation professionnelle auprès des journalistes. Il avait seulement oublié que se dépatouiller avec des équipes de télé venues de Denver ou Chicago n’était pas tout à fait la même chose que négocier avec des journalistes locaux frais émoulus de l’école. Il n’était pas facile de prendre rapidement une décision face aux pros. — Bill Shaw va bouffer les couilles de ce mec pour son petit déjeuner, fit tranquillement Leary. — Ça nous fait une belle jambe, répliqua Paulson. — Il renifla. — À propos, quelles couilles ? — Vous voyez quelque chose ? demanda Black sur la fréquence protégée. — Des mouvements, mais pas d’identification possible. Pas beaucoup de lumière. Ces types sont peut-être débiles, mais ils ne sont pas complètement fous. — Ils ont demandé à la télé d’envoyer un reporter avec une caméra, et le responsable l’a laissé passer. — Dennis, vous avez… Paulson n’en croyait pas ses oreilles. — Oui, j’ai essayé, répondit Black. Il m’a répondu que c’était lui le chef. Le négociateur du FBI, un psychanalyste qui avait l’habitude de ce genre d’affaires, ne pouvait pas arriver avant deux heures, et le responsable voulait quelque chose au journal du soir. Black avait essayé d’empêcher ça, mais il n’y avait rien eu à faire. — On ne peut pas arrêter ce type pour incompétence, dit Leary en posant la main sur le micro. « Le seul truc que ces salauds n’ont pas, c’est un otage. Alors, pourquoi ne pas leur en offrir un ? Comme ça, le négociateur aura de quoi s’occuper. » — Dis-moi ce qu’on fait, reprit Paulson. — Les règles d’engagement sont en vigueur, sous mon autorité, répondit Black. Le reporter est une femme, vingt-huit ans, cheveux blonds et yeux bleus, à peu près un mètre soixante-dix. Le cameraman est un Noir, vraiment très foncé, un mètre quatre-vingt-huit. Je lui ai expliqué comment se comporter ; il a compris et il sera coopératif. — Bien reçu, Dennis. — Ça fait combien de temps que tu es derrière ton fusil, Paulson ? lui demanda Black. Le manuel indiquait qu’un tireur d’élite ne devait pas rester plus de trente minutes derrière son arme. On permutait le tireur et l’observateur. Dennis Black se disait qu’il fallait bien que quelqu’un applique les procédures. — Environ quinze minutes, Dennis. Mais ça va, ça va, je vois les journalistes. Ils étaient tout près, à peine à cent mètres de l’entrée du bâtiment. On y voyait mal, le soleil se couchait dans une heure et demie. La journée avait été plutôt mouvementée. Un fort vent chaud du sud balayait la prairie, et la poussière vous piquait les yeux. Pis que cela, le vent soufflait à plus de quarante noeuds, en plein travers de la ligne de visée. C’était le genre de truc à vous faire manquer votre cible d’une dizaine de centimètres. — L’équipe est prête, annonça Black. On a obtenu un compromis avec Autorité. — Au moins, lui n’est pas complètement con, répondit Leary sur la fréquence. Il était tellement furieux qu’il se foutait pas mal de savoir si le SAC l’entendait ou non. Mais il était assez probable que cet enfoiré n’écoutait pas. Le tireur et l’observateur portaient tous deux des tenues de combat. Il leur avait fallu deux heures pour gagner leur position, mais ils étaient parfaitement invisibles dans leurs tenues camouflées au milieu des arbres et de l’herbe de la prairie. Leary observait les journalistes qui avançaient. La fille était plutôt jolie, se disait-il, mais sa coiffure et son maquillage avaient souffert du vent sec. Le cameraman tenait sa caméra comme un guerrier viking de cinéma. Leary regarda ailleurs. — Le cameraman porte un gilet, mais la fille n’en a pas. « Quelle conne ! se dit Leary. Dennis vous a pourtant dit de quel genre de salopards il s’agissait. » — Dennis dit que c’est OK. Paulson dirigea son arme sur le bâtiment. — Ça bouge à la porte ! — Espérons que tout le monde va se comporter convenablement, murmura Leary. — Sujet Un en vue, annonça Paulson. Russell sort. Tireur Un sur l’objectif. — On l’a, répondirent trois voix simultanément. John Russell était bâti comme une armoire à glace. Un mètre quatre-vingt-dix, cent kilos de ce qui avait été une carrure athlétique, bouffée maintenant par la graisse. Il portait un jean, mais il était torse nu et ses longs cheveux noirs étaient retenus par un bandeau. Son torse était tatoué, quelques dessins faits par un professionnel, mais la plupart grossièrement gravés en prison. C’était le genre d’homme qu’un policier préfère croiser l’arme à la main. Il s’avança avec l’assurance tranquille de celui qui a depuis longtemps décidé de transgresser les règles. — Sujet Un porte un gros revolver en acier bleuté, dit Leary aux autres membres de l’équipe. — « On dirait un Smith calibre N… » — Ouh là là, Dennis, il y a quelque chose qui cloche avec ce type… — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Black immédiatement. — Mike a raison, reprit Paulson. Il scrutait le visage dans sa lunette. Il y avait quelque chose de sauvage dans son regard. — Y a un truc, Dennis, il est drogué. Faites revenir ces journalistes ! Mais il était trop tard maintenant. Paulson verrouilla sa mire sur la tête de Russell. Dorénavant, Russell n’était plus un être humain. L’équipe se conformait aux règles d’engagement fédérales. Le SAC leur avait au moins accordé ça. Cela signifiait que si les choses tournaient mal, le commando agirait comme son chef le jugeait utile. En particulier, les règles applicables par les tireurs d’élite étaient limpides. Si le type faisait mine de menacer un agent ou un civil, Paulson avait le droit d’appuyer sur la détente. — Gardons notre calme, pour l’amour du ciel, murmura le tireur. Sa lunette Unertl était équipée d’une mire. Paulson réajusta instinctivement la distance, puis attendit, en réestimant mentalement l’influence du vent. Sa mire était verrouillée sur la tête de Russell, en plein sur l’oreille qui faisait une assez bonne cible. La suite était hélas prévisible. La journaliste s’avançait, souriante, son micro s’agitait dans tous les sens. Le cameraman baraqué pointait sa minicaméra et son projecteur alimenté par la batterie qu’il portait à la ceinture. Russell parlait haut et fort, mais ni Leary ni Paulson n’arrivaient à saisir le moindre mot à cause du vent. Depuis le début, il avait l’air en colère. Il serra le poing gauche, et les doigts de sa main droite se crispèrent autour de la détente de son revolver. Le vent faisait bouffer le chemisier de la journaliste qui ne portait pas de soutien-gorge. Leary se rappela que Russell avait la réputation d’une bête sexuelle, version brutale. Son visage devint hagard. Toutes les émotions s’inscrivaient sur sa figure comme s’il était sous l’empire d’une substance chimique, sans parler du stress causé par le fait d’être pris au piège par les agents du FBI. Il se calma soudain, mais c’était un calme qui ne présageait rien de bon. « Cet enculé de SAC, jura intérieurement Leary. On devrait se retirer et les attendre à l’extérieur. La situation est stationnaire. Ils ne peuvent pas se tirer. On pourrait négocier par téléphone et se contenter de les laisser sortir… » — Problème ! De la main gauche, Russell agrippa le bras droit de la journaliste. Elle tenta de se dégager, mais elle n’était pas assez forte, et de beaucoup. Le cameraman s’avança. Il lâcha d’une main la Sony. C’était un type fort et carré, mais cela ne servit qu’à provoquer Russell. Le sujet leva son arme. — Sur la cible, sur la cible, sur la cible ! hurla Paulson. « Arrête-toi, enfoiré, arrête-toi immédiatement ! » Il ne pouvait pas se permettre de laisser ce revolver bouger davantage. Son cerveau travaillait à toute vitesse. Un Smith & Wesson gros calibre, peut-être un .44, une arme qui cause des blessures horribles. Peut-être le sujet se contentait-il de ponctuer par gestes ce qu’il disait, mais Paulson ne savait pas ce qu’il racontait et il n’en avait rien à faire. On pouvait supposer qu’il disait au cameraman noir de ne plus bouger ; on avait l’impression qu’il le menaçait plutôt que la journaliste, mais ce revolver qui montait encore et… La détonation figea le temps, comme une photographie. Le doigt de Paulson avait appuyé, on ne savait pas si c’était volontairement ou si des années d’entraînement avaient joué. L’arme n’avait pas encore fini son recul que le doigt du tireur était déjà sur le levier d’armement et alimentait un nouveau coup. Le vent avait précisément choisi ce moment pour souffler en rafales, et le coup avait porté trop à droite. Au lieu d’atteindre Russell en plein au milieu du crâne, la balle l’avait frappé loin de l’oreille. Elle explosa en rencontrant un os, et toute la figure du sujet fut arrachée. Le nez, le front, les yeux, tout explosa dans une gerbe rouge. Seule la bouche était encore à sa place, une bouche grande ouverte qui hurlait. Le sang giclait de la tête de Russell comme l’eau d’un tuyau de douche éclaté. Russell était mortellement atteint, mais il n’était pas encore mort, il réussit à tirer un coup de feu en direction du cameraman puis s’écroula juste devant la journaliste. Le cameraman tomba, la journaliste était toujours debout, pas encore choquée par le sang et les morceaux de chair qui tachaient son chemisier. Russell serra convulsivement ses mains sur son visage, puis cessa de bouger. Dans son casque, Paulson entendait des cris : « EN AVANT, EN AVANT ! », mais il n’y prêta pas attention. Il chargea un second coup dans la chambre, et aperçut une tête qui se montrait à une fenêtre du bâtiment. Il reconnut ce visage, il l’avait vu en photo. Un sale type. Et il avait une arme, quelque chose qui ressemblait à une vieille Winchester à un coup. La carabine se mit à bouger, le second coup de Paulson fut meilleur que le premier, en plein au milieu du front de Sujet Deux, un certain William Ames. Le temps redémarra soudain. Dans leurs combinaisons noires, les membres du commando bondirent, leur bouclier de plastique devant eux. Deux d’entre eux empoignèrent la journaliste, deux autres en firent autant avec le cameraman qui portait toujours sa Sony fixée sur sa poitrine. Un autre balança une grenade flash par la fenêtre cassée, pendant que Dennis Black et les trois derniers commandos se précipitaient par la porte grande ouverte. Il n’y eut pas d’autre coup de feu. Quelques secondes après, la radio crachota. — Ici le chef de commando. On a fouillé tout le bâtiment. Deux sujets sont morts. Le Sujet Deux s’appelle William Ames. Le Sujet Trois est Ernest Thorn, il a l’air d’être mort depuis un bout de temps, deux balles dans la poitrine. Les armes des sujets ont été prises. Le site est sûr, je répète, le site est sûr. — Bon Dieu ! C’était la première fois que Leary avait l’occasion de tuer en dix ans de FBI. Paulson se mit à genoux, replaça la sécurité de son arme, replia le bipied et se dirigea au pas de course vers la maison. Le chef du bureau local le rejoignit, son automatique à la main, à côté du cadavre effondré de John Russell. Heureusement, on ne voyait pas le visage de Russell. Il s’était complètement vidé de son sang sur la terrasse en ciment. — Bien joué, dit le chef du bureau à la cantonade. Ce n’était jamais qu’une faute de plus après une journée qui en avait comporté pas mal. — Espèce de con, tête de merde ! Paulson le plaqua contre le mur. — Ces types sont morts par ta faute ! Leary intervint pour les séparer, et il entraîna Paulson. Le chef du bureau était pétrifié. Dennis Black arriva, livide. — Vous n’avez plus qu’à nettoyer votre merdier, lâcha-t-il, et il emmena ses hommes avant que les choses se gâtent pour de bon. Comment va la journaliste ? Le cameraman était étendu sur le dos, sa Sony rivée sur les yeux. La journaliste, à genoux, vomissait. Mais elle allait plutôt bien. Un agent lui avait essuyé la figure, mais son chemisier hors de prix était couvert de sang et ce souvenir risquait d’occuper ses cauchemars pendant un certain temps. — Ça va ? lui demanda Dennis. Éteignez-moi ce foutu truc ! Il prit la caméra, coupa le projecteur. Le cameraman secoua la tête et sentit un truc juste sous ses côtes. — Merci pour le conseil, frangin. Je vais envoyer une lettre aux gens qui ont monté tout ça. Je vous promets que… Il se tut brusquement, en commençant à réaliser ce qui venait de se passer. Maintenant, c’était l’état de choc. Paulson retourna à la Chevrolet et rangea son fusil dans son étui. Leary et un autre agent restèrent avec lui, lui répétant qu’il avait fait exactement ce qu’il fallait, et ils continuèrent à lui parler jusqu’à ce qu’il ait récupéré. Ce n’était pas la première fois qu’un tireur d’élite tuait quelqu’un, mais c’était chaque fois la même chose, il y avait le remords. Quand on tire pour tuer, la suite n’est pas agréable. La journaliste connaissait l’état d’hystérie normal après un choc. Elle arracha son chemisier, oubliant complètement qu’elle ne portait rien en dessous. Un agent l’enveloppa dans une couverture et l’aida à s’asseoir. D’autres équipes de journalistes arrivaient sur les lieux, la plupart allaient voir dans la maison. Dennis Black rassembla ses hommes, s’assura que les armes étaient déchargées et leur ordonna de s’occuper des deux civils. La journaliste ne mit pas longtemps à récupérer. Elle demanda si tout cela était vraiment inévitable, et on lui dit que le cameraman avait ramassé une balle qui avait été heureusement arrêtée par le gilet qu’il portait sur injonction des agents, mais qu’elle avait refusé de mettre. Elle se détendit, heureuse de seulement pouvoir respirer. Le choc allait revenir, mais c’était une brillante journaliste, malgré sa jeunesse et son inexpérience, et elle avait appris quelque chose d’important. La prochaine fois, elle écouterait quand on lui donnerait un conseil ; et l’impact de la leçon reçue serait encore renforcé par quelques cauchemars. Une demi-heure plus tard, elle tenait debout sans aucune aide, elle s’était changée et était en mesure de faire un premier compte rendu succinct des événements. Au siège, à Black Rock, les gens de CBS furent malgré tout beaucoup plus impressionnés par la bande vidéo. Le cameraman eut droit à une lettre personnelle du directeur. La séquence avait tout pour faire un tabac : la tragédie, la mort, une journaliste courageuse (et plutôt mignonne). Cela ferait les choux gras des journaux télévisés du soir au milieu d’une actualité assez terne, et on pourrait encore le repasser le lendemain matin. Bien entendu, un bandeau mettrait les gens en garde contre les aspects violents susceptibles de heurter les âmes sensibles — dans le seul but de les prévenir que la scène était assez juteuse. Tout le monde avait une bonne probabilité de voir le film la première fois, et quelques-uns pourraient en outre l’enregistrer au deuxième passage. L’un de ces spectateurs était le chef de la Société des guerriers ; il s’appelait Marvin Russell. * * * Tout avait débuté de façon assez anodine. Il avait l’estomac tout retourné au réveil, et il rentrait fatigué de son jogging matinal. Il ne se sentait pas comme d’habitude. « Tu as dépassé la trentaine, se disait-il intérieurement, tu n’es plus un enfant. » Il avait toujours été en parfaite santé, c’était peut-être un coup de froid, un virus, l’effet d’une eau peu potable, une aigreur d’estomac. Ça allait sûrement passer. Il remplit davantage son sac et mit un chargeur en place dans sa carabine. Il devenait feignant, voilà tout, c’était un truc facile à soigner. Cet homme avait de la volonté. Cela marcha un mois ou deux. Bien sûr, il était de plus en plus fatigué, mais ce n’était pas étonnant avec les cinq kilos de plus qu’il trimbalait. Il considéra cette fatigue supplémentaire comme la preuve de ses qualités de combattant, se remit à manger des choses simples, se força à adopter des habitudes de sommeil plus régulières. Il se sentit mieux. Ses douleurs musculaires étaient en rapport avec la vie exigeante qu’il menait, et il dormait du sommeil du juste, un sommeil sans rêves. Mais ce qui lui semblait déjà dur devint encore plus dur, et il avait l’impression que son cerveau donnait des ordres à un corps de plus en plus récalcitrant. Allons, il n’était pas capable de vaincre quelque microbe invisible ? Il avait combattu des organismes beaucoup plus redoutables et beaucoup plus gros. Cette pensée l’amusait. Comme c’est le cas chez les hommes déterminés, il vivait un combat purement intérieur, c’est son esprit qui se battait contre sa carcasse. Mais les choses ne s’arrangeaient pas vraiment. Il maigrissait, ses muscles devenaient plus fermes, et les douleurs, la nausée persistaient. Il commença à être préoccupé, ce qu’il traduisit par des plaisanteries. Lorsque ses collègues commencèrent à se rendre compte qu’il avait des problèmes, il répondit que c’étaient des nausées matinales, ce qui déclencha des torrents de rires. Il supporta cet état pendant un mois de plus, puis finit par décider qu’il fallait qu’il se soulage de ce fardeau s’il voulait conserver sa place parmi les dirigeants. Pour la première fois de sa vie, il commença à être pris de doutes. Ce n’était plus drôle du tout. Il résista encore un mois, ne changeant rien à ses habitudes si ce n’est l’heure supplémentaire de sommeil qu’il s’imposait. Mais il menait par ailleurs une vie très régulière. Malgré cela, son état empirait, enfin, pas exactement, mais il ne s’améliorait pas. Il finit par se dire que c’était peut-être le poids des ans. Après tout, il n’était qu’un homme, même s’il faisait ce qu’il fallait pour garder la forme. Il n’y avait pas de honte à ça. Il finit par en avoir assez. Ses hommes comprenaient tout, ils étaient tous plus jeunes que lui, et ils servaient sous ses ordres depuis cinq ans ou davantage. Ils admiraient sa dureté, et si cette dureté montrait quelques failles, cela signifiait seulement qu’il était comme les autres, et il n’en était que plus digne d’admiration. Un ou deux d’entre eux lui suggérèrent quelques remèdes, mais l’un de ses amis les plus proches finit par lui dire qu’il ferait mieux d’aller voir un médecin. Il lui donna l’adresse de son beau-frère, un bon médecin, diplômé d’une faculté britannique. Décidé comme il était à ne pas pousser l’abnégation à ce point, il était temps de se décider à suivre un conseil sensé. Le médecin se révéla aussi bon qu’on le lui avait dit. Il était assis derrière son bureau, vêtu d’une blouse blanche. Il lui fit raconter ses antécédents médicaux, puis se livra à quelques examens de routine. Tout était apparemment normal. Il évoqua le stress — son patient n’avait pas besoin qu’on lui explique ce que c’était — et souligna que l’accumulation de tension nerveuse finissait par se faire sentir au bout de plusieurs années. Il parla de nourriture saine, d’abus d’exercices physiques, de l’importance du sommeil. Il conclut en diagnostiquant une accumulation de petits problèmes, auxquels s’ajoutait probablement un petit désordre intestinal, et prescrivit un médicament. Le médecin conclut par un monologue dans lequel il expliquait que les malades avaient trop d’amour-propre pour faire ce qu’on leur disait, et que c’était bien dommage. Le patient en question hocha la tête, ce médecin appelait le respect. Les discours qu’il tenait à ses subordonnés étaient exactement du même acabit, et il était décidé à faire ce qu’on lui demandait. Le traitement fut efficace une semaine ou deux. Son estomac retrouva presque son état normal. Bien sûr, il y avait une amélioration, mais il ne pouvait s’empêcher de se dire avec irritation que les choses n’étaient pas redevenues comme avant. Ou était-ce une impression ? Peut-être bien, finit-il par se dire, il était dur de se souvenir exactement de l’état dans lequel on se sent normalement au réveil. Après tout, le cerveau se concentrait sur les grandes choses, une mission, un objectif, et il laissait le corps se débrouiller seul au milieu de ses propres exigences. L’esprit n’est pas fait pour être dérangé par les petites choses. Il donne des ordres, et il suppose qu’ils seront exécutés. L’esprit n’a pas besoin de distractions aussi triviales, sinon, comment pourrait-il se consacrer à ce qui compte vraiment ? Son but dans la vie, il l’avait fixé voilà bien longtemps. Mais son état ne s’arrangeait pas, et il se décida à retourner voir le médecin. Cette fois, l’examen fut plus approfondi. Il se laissa sonder dans tous les sens, on lui fit une prise de sang, mais l’aiguille était moins terrible que les instruments de torture auxquels il s’était préparé psychologiquement. Le médecin finit par lui dire qu’il s’agissait peut-être de quelque chose de plus sérieux, une infection généralisée, mais bénigne par exemple. Il existait des médicaments pour traiter ce genre de maladies. Par exemple, la malaria, qui existait à l’état endémique dans la région, avait des effets analogues, mais plus fatigants, comme beaucoup de maladies qui avaient été graves dans le temps, mais que la médecine moderne savait désormais traiter. Les examens détermineraient ce qui n’allait pas, et le médecin était décidé à le soigner. Il connaissait l’idéal de son client, et il le partageait, même si c’était d’une façon moins engagée et plus pacifique. Il revint chez le médecin deux jours après. Il comprit tout de suite que quelque chose n’allait pas : il avait vu assez souvent cette expression sur le visage de son officier de renseignement. Quelque chose d’imprévu, quelque chose qui dérange vos plans. Au début, le médecin parla lentement, cherchant ses mots, essayant de trouver le moyen de faire passer plus facilement son message, mais son patient ne mangeait pas de ce pain-là. Il avait choisi une existence dangereuse, et il fallait lui dire directement les choses. Le médecin accepta, et le ton de son discours changea. Cet homme accueillait froidement les mauvaises nouvelles, il était habitué à en entendre à longueur de journée. Il savait comment se termine toute existence, et il avait lui-même aidé un certain nombre d’êtres à trouver cette fin. Ainsi vont les choses. Maintenant, c’était sur son chemin, il pouvait peut-être l’éviter, peut-être pas. Il demanda au médecin ce qu’il pouvait faire, et la réponse fut pire que ce qu’il attendait. Le praticien n’essaya pas de le tromper par de vaines paroles de réconfort, mais il s’adapta à sa mentalité et lui expliqua froidement les choses. On pouvait tenter un certain nombre de traitements, ils pouvaient réussir ou échouer. Sa forme physique lui serait d’un grand secours, de même que sa volonté de fer. Il ajouta que le moral était un paramètre de la plus haute importance, ce qui fit presque sourire son client. Il valait encore mieux afficher le courage d’un stoïcien que l’espoir d’un inconscient. Et, finalement, qu’est-ce que la mort ? Il avait consacré sa vie à la justice, à la volonté de Dieu, il l’avait sacrifiée à un idéal noble et grand. Là était pourtant la difficulté. Ce n’était pas le genre d’homme à admettre l’échec. Il avait organisé sa vie en fonction d’un but ; des années plus tôt, il avait décidé de l’atteindre quel qu’en soit le prix pour lui ou pour les autres. Il avait tout sacrifié sur cet autel, ce qu’il avait été, les rêves de ses parents, l’éducation dont ils avaient espéré qu’il l’utiliserait à son bénéfice et à celui des autres. Il aurait pu avoir une existence confortable, une femme qui lui aurait donné des fils, et il avait renoncé à tout pour ce chemin rocailleux, les dangers, la volonté inflexible d’atteindre cet idéal flamboyant. Et alors, il avait fait tout cela pour rien ? Sa vie allait-elle se terminer de cette façon absurde ? Verrait-il jamais ce jour pour lequel il avait vécu ? Dieu pouvait-il être cruel à ce point ? Toutes ces réflexions lui traversaient la tête, mais il gardait l’air impassible, comme toujours. Non, il ne pouvait laisser les choses se passer ainsi. Dieu ne l’avait pas abandonné. Il verrait ce jour promis, ou du moins, il s’en approcherait encore. Après tout, sa vie aurait un sens. Il n’avait pas fait tout cela pour rien, ni ce qui lui restait à faire. Il était décidé. Ismaël Qati décida de suivre les prescriptions du médecin, de faire son possible pour prolonger ses jours, et de réussir peut-être à vaincre cet ennemi aussi insidieux et haïssable que ses adversaires. En même temps, il devait redoubler d’efforts, aller aux limites de l’endurance, demander son aide à Dieu, rechercher les signes de Sa volonté. Il avait déjà combattu d’autres ennemis, il allait combattre celui-ci de la même manière, avec courage, avec un engagement total. Il n’avait jamais connu la pitié, il n’allait pas commencer à s’attendrir maintenant. S’il devait regarder sa mort en face, la mort des autres devenait secondaire. Il ne fallait tout de même pas agir aveuglément. Il ferait son devoir, il agirait comme à l’ordinaire, guettant l’occasion qui l’attendait quelque part, quelque part entre lui et la fin de son chemin. Son intelligence avait toujours mené sa volonté, et c’est ce qui expliquait sa redoutable efficacité. 2 LABYRINTHES La lettre expédiée de Georgetown arriva à Rome quelques minutes après avoir été transmise. Comme dans n’importe quelle administration, le secrétaire de permanence (l’officier de garde dans les services de renseignement) se contenta de la poser sur le bureau et retourna à ses chères études. Il préparait un examen sur les dissertations métaphysiques de saint Thomas d’Aquin. Le lendemain matin, un jeune prêtre jésuite nommé Hermann Schröner, secrétaire particulier de Francisco Alcade, général des jésuites, arriva à 7 heures et commença à trier le courrier arrivé pendant la nuit. Le fax des États-Unis était le troisième document de la pile, et il attira immédiatement son attention. Le trafic chiffré faisait partie de ses attributions, mais il n’était pas très abondant. Le préfixe codé en tête du message identifiait l’origine et le degré de priorité. Le père Schröner passa rapidement en revue le reste du courrier et se mit immédiatement au travail. La procédure de décodage était exactement symétrique de celle utilisée par le père Riley, si ce n’est que Schröner tapait très rapidement. Il passa le texte au scanner pour l’introduire dans son ordinateur et mit en route le programme de déchiffrage. Des défauts du fax causèrent quelques erreurs, mais il les corrigea facilement, et le texte en clair — toujours en grec classique, bien sûr — sortit de l’imprimante à jet d’encre. Le tout lui avait pris moins de vingt minutes, alors que Riley y avait consacré trois grandes heures. Le jeune prêtre prépara du café pour lui et son patron, puis lut le texte en buvant sa deuxième tasse de la matinée. C’est assez extraordinaire. Le révérend père Francisco Alcade était un homme âgé, mais d’une vigueur exceptionnelle. À soixante-six ans, il jouait encore très bien au tennis et faisait du ski avec le Saint-Père. C’était un homme d’un mètre quatre-vingt-dix, émacié. Ses épais cheveux gris étaient coupés en brosse au-dessus d’yeux de chouette profonds. Alcade avait de solides références intellectuelles. Il maîtrisait onze langues, et, s’il n’était pas entré dans les ordres, il serait probablement devenu l’un des spécialistes les plus en vue de l’histoire médiévale. Mais il était prêtre avant tout, un prêtre dont les fonctions administratives entraient en conflit avec son désir d’enseigner et d’exercer un ministère pastoral. Dans quelques années, il comptait abandonner son poste de général de l’ordre le plus important et le plus puissant de l’Église catholique romaine, et retrouver un poste de professeur à l’Université. Son seul souhait était de pouvoir éclairer de jeunes cerveaux, de célébrer la messe dans une simple paroisse ouvrière où il se retrouverait au contact des besoins ordinaires de l’humanité. Il voyait cela comme le couronnement d’une vie qui avait compté nombre de grâces. Il n’était pas parfait, et il lui fallait souvent se battre avec sa fierté d’intellectuel, essayer sans cesse de retrouver l’humilité qui allait de pair avec sa vocation. Mais, se disait-il avec humour, la perfection est un idéal qu’on n’atteint jamais. — Gutten Morgen, Hermann ! dit-il en passant la tête dans la porte. — Buongiomo, répondit le prêtre allemand, et il enchaîna en grec : Quelque chose d’intéressant, ce matin. Les épais sourcils se soulevèrent, et le général lui fît signe de le suivre dans son bureau. Schröner arriva avec le café. — J’ai réservé un court pour 16 heures, dit-il en remplissant une tasse pour son patron. — Vous allez pouvoir me mettre une pile, une fois de plus ? Les gens disaient en plaisantant que Schröner aurait pu devenir professionnel et remettre ses gains à la Compagnie, dont les membres faisaient voeu de pauvreté. — Alors, ce message ? — Ça vient du père Riley, à Washington. Schröner le lui tendit. Alcade chaussa ses lunettes de lecture et lut lentement le papier. Il n’avait pas touché à son café, et, après avoir lu le texte, il le relut une seconde fois. Le travail intellectuel était sa vie, et Alcade ne parlait jamais avant d’avoir mûrement réfléchi. — Tout à fait remarquable. J’ai déjà entendu parler de ce Ryan, il est dans le renseignement, non ? — Directeur adjoint de la CIA. Il a été élevé chez nous, au collège de Boston puis à Georgetown. C’est avant tout un bureaucrate, mais il a été impliqué dans plusieurs opérations sur le terrain. Nous n’en connaissons pas tous les détails, mais il semble qu’il se soit toujours brillamment comporté. Nous avons un petit dossier sur son compte, et le père Riley en dit le plus grand bien. — Je vois, je vois. Alcade réfléchit un moment. Riley et lui étaient amis depuis plus de trente ans. — Il pense que cette proposition est honnête. Et vous, Hermann ? — Il y a peut-être là un don de Dieu. Il ne mettait aucune ironie dans sa remarque. — C’est vrai, mais il serait urgent qu’il arrive. Et le président des États-Unis ? — Je parierais qu’il n’est pas encore au courant, mais ça ne va pas tarder. Vous voulez parler de sa personnalité ? — Schröner haussa les épaules. — On pourrait rêver mieux. — On pourrait dire ça de nous tous, fit Alcade en regardant ailleurs. — Oui, mon père. — Quel est mon emploi du temps aujourd’hui ? Schröner récapitula les rendez-vous de mémoire. — Très bien… appelez le cardinal d’Antonio et dites-lui que j’ai une urgence. Décalez les rendez-vous comme vous pourrez. Il faut que nous nous occupions sans tarder de cette affaire. Appelez Timothy, remerciez-le de son message et dites-lui que je prends les choses en main. * * * Ryan se réveilla péniblement à 5 h 30. Le soleil éclairait à peine les arbres d’une lueur orange-rose. Il habitait à une quinzaine de kilomètres de la côte est du Maryland. La première chose à faire était d’ouvrir les rideaux. Cathy n’allait pas à Hopkins aujourd’hui, mais il ne s’en souvint qu’arrivé à mi-chemin de la salle de bains. Il avala ensuite deux comprimés de Tylénol dose renforcée ; il avait trop bu la veille, et il lui fallait toujours trois jours pour s’en remettre. Mais comment faire autrement ? Il avait de plus en plus de mal à dormir, alors qu’il travaillait de plus en plus. — Bon sang, fit-il, en se regardant dans la glace. Il avait une sale gueule. Il se traîna vers la cuisine, tout irait mieux après un bon café. À la vue des bouteilles de vin posées sur le bar, il sentit son estomac se contracter de dégoût : une bouteille et demie… non, pas deux. Il n’avait pas bu deux bouteilles entières : la première était déjà entamée. Ryan mit en route la cafetière électrique et se dirigea vers le garage. Il prit la voiture et roula jusqu’au portail pour prendre le journal. Il n’y a pas si longtemps, il y serait allé à pied, mais bon dieu, il n’était pas encore habillé. Voilà la raison. L’autoradio était réglé sur une station d’informations continues, et il prit rapidement connaissance de l’état du monde. Des résultats de base-ball, les Orioles avaient encore perdu. Merde, il devait emmener Jack junior voir un match. Il le lui avait encore promis après le dernier match de deuxième division qu’ils avaient loupé. Maintenant, c’était remis à plus tard, en avril ? Et merde ! La saison était de toute manière à peine commencée, les vacances scolaires n’avaient même pas débuté. Il allait sûrement réussir à y aller. Ryan posa le Post sur le siège de la voiture et rentra chez lui. Le café était prêt : c’était la première bonne nouvelle de la journée. Ryan s’en servit une grande tasse et décida de se passer de petit déjeuner. Il savait bien qu’il avait tort, son estomac était déjà en piteux état et deux tasses de café à jeun n’arrangeraient pas les choses, mais il se concentra sur son journal pour étouffer la voix de sa conscience. On ne sait pas assez à quel point les services de renseignement dépendent des médias pour s’informer. Une des raisons de cet état de choses est purement fonctionnelle : les médias et les services secrets font le même métier, et ces derniers n’arrivent pas à attirer les meilleurs cerveaux. « Il y a plus, songeait Ryan, les journalistes ne payent pas les gens qui leur fournissent leur information. Leurs sources confidentielles laissent transpirer ce qu’elles savent sous le coup de la colère ou de la conscience. Ce sont les meilleures sources, n’importe quel officier de renseignement vous le dira : rien de tel qu’un type en colère pour vous donner les meilleurs tuyaux. » Au bout du compte, les médias regorgeaient de gens feignants, mais les meilleurs bénéficiaient de ressources financières supérieures. D’expérience, Ryan savait lire entre les lignes, et il savait aussi ce qui vaut la peine d’être lu. Il connaissait aussi les rubriques dignes d’intérêt. En tant que directeur adjoint de la CIA, il savait faire le tri entre les services de l’agence qui étaient bons et ceux qui l’étaient moins. Par exemple, le Post lui fournissait de meilleures informations que l’Agence pour les affaires allemandes. Le Proche-Orient était plutôt calme, l’affaire irakienne se terminait. Sur ce chapitre, de nouveaux accords étaient en vue. « Et maintenant, si on pouvait faire quelque chose du côté d’Israël… Ce serait chouette, se disait-il, si on arrivait à pacifier toute la zone. » Ryan était sûr que cela était possible. La confrontation Est-Ouest qui avait empoisonné sa naissance appartenait au passé, qui l’eût cru ? Ryan remplit sa tasse sans regarder, quelque chose qu’il était capable de faire même après avoir trop bu. Tout cela n’avait pris que quelques années, moins que le temps qu’il avait passé à l’Agence ! C’était tellement inattendu que Ryan se demanda le temps qu’il faudrait pour en écrire l’histoire, des générations sans doute. Un responsable du KGB devait venir les voir la semaine suivante à Langley ; il voulait des conseils sur la manière de mettre en place un contrôle parlementaire. Ryan avait essayé de s’opposer à cette visite, car l’Agence utilisait toujours les services de Russes qui travaillaient pour elle, et ils seraient terrifiés en apprenant que la CIA et le KGB collaboraient. Ryan se disait d’ailleurs que le même raisonnement s’appliquait aux Américains qui travaillaient pour le KGB… Celui qui venait les voir était un vieil ami, Sergei Golovko. « Un véritable ami », songea Ryan en tournant la page des sports. Ce qui était embêtant avec les journaux du matin, c’est qu’on n’avait pas les résultats des matchs de la veille… Jake retourna à la salle de bains. Il allait mieux, maintenant. Il était complètement réveillé, encore que son estomac ne fut pas brillant. Il avala deux comprimés contre l’aigreur et cela lui fit du bien. Il fallait qu’il en prenne deux de plus en arrivant au bureau. Le Tylénol commençait aussi à faire son effet. Il fallait aussi prévoir deux Tylénol de mieux. À 6 h 15, il était fin prêt : lavé, rasé, habillé. Il embrassa sa femme qui dormait toujours et eut droit à un vague grognement, ouvrit la porte d’entrée. Sa voiture arrivait dans l’allée. Cela gênait vaguement Ryan d’obliger son chauffeur à se lever si tôt pour venir le prendre à l’heure. Cela le gênait d’autant plus qu’il connaissait bien le chauffeur en question. — ’jour, fit John Clark avec un large sourire. Ryan se glissa sur le siège avant : il avait plus de place pour étaler ses jambes, et il aurait trouvé humiliant pour le chauffeur de s’asseoir à l’arrière. — Salut, John, répondit-il. « Encore fait la vie hier soir ? pensa Clark. Quel imbécile, pour un type de votre valeur, comment pouvez-vous être si con ? Vous avez arrêté le jogging, pas vrai ? » se dit-il en voyant que la ceinture de sécurité de Ryan le serrait. Il lui fallait simplement apprendre, comme Clark l’avait appris, que se coucher tard et boire exagérément était tout juste bon pour les blancs-becs. John Clark était devenu un parangon de vertu bien avant d’atteindre l’âge de Ryan, et il savait que cela lui avait sauvé la vie un certain nombre de fois. — La nuit a été calme, fit Clark en démarrant. — Tant mieux. Ryan attrapa le coffret à combinaison et composa un numéro de code. Quand la lumière devint verte, il l’ouvrit. Clark avait raison, il n’y avait pas grand-chose. Ils n’avaient pas fait la moitié du trajet jusqu’à Washington qu’il avait déjà tout lu et pris quelques notes. — On va voir Carol et les gosses ce soir ? demanda Clark au moment où ils traversaient la nationale 3. — Ouais, c’est bien ce soir ? — Exact. C’était un rite qui revenait chaque semaine. Carol Zimmer était la veuve laotienne du sergent de l’Air Force Buck Zimmer, et Ryan s’était juré de prendre soin de sa famille à la mort de Buck. Peu de gens étaient au courant — encore moins de gens connaissaient la nature exacte de la mission au cours de laquelle Buck avait trouvé la mort —, mais Ryan était heureux de le faire. Carol était propriétaire d’un petit commerce entre Washington et Annapolis. Cela procurait à sa famille un revenu stable et honnête qui complétait la pension de son mari et, ajouté à la rente éducation que Ryan avait souscrite, lui permettait d’assurer l’éducation de ses huit enfants au moins jusqu’à l’Université. Le fils aîné y était déjà. Mais il y en avait encore pour un bout de temps : le petit dernier était encore dans les couches. — Ces petits voyous sont encore revenus ? demanda Jack. Clark se tourna légèrement et eut un grand sourire. Pendant plusieurs mois, quand elle avait pris ce magasin, des imbéciles du patelin s’en étaient pris à elle. Une Laotienne avec des enfants sang-mêlé qui tenait un commerce dans une zone semi-rurale, ça ne leur plaisait pas du tout. Elle avait fini par en parler à Clark. John leur avait donné un avertissement, mais ils étaient trop bornés pour comprendre. Ils n’avaient pas bien saisi non plus que Clark était un type à prendre vraiment au sérieux. John et son copain hispanique avaient remis les pendules à l’heure et, même après que le chef de la bande était sorti de l’hôpital, les voyous n’avaient jamais remis les pieds dans le magasin. Les flics du coin s’étaient montrés très compréhensifs, et le chiffre d’affaires avait immédiatement augmenté de vingt pour cent. « Je ne pense pas que ce mec soit revenu une seule fois sur les lieux, se disait Clark avec un fin sourire. Possible même qu’il gagne honnêtement sa vie à l’heure qu’il est… » — Comment vont les gosses ? — Vous savez, c’est dur de se faire à l’idée qu’il y en a un à l’Université. C’est difficile pour Sandy, c’est trop… Jack ? — Ouais, John ? — Pardonnez-moi de vous parler comme ça, mais vous avez l’air pas en forme. Vous en faites trop. — C’est ce que dit Cathy. Il arrivait à Jack de dire à Clark de s’occuper de ses oignons, mais c’était difficile, à un type comme ça. D’autant que c’était un ami, et qu’en plus, il avait raison. — En général, les docteurs s’y connaissent, ajouta John. — Je sais. C’est juste, comment dire, c’est assez tendu au bureau. Il s’est passé des choses et… — L’exercice aide à combattre les effets de l’alcool, vous savez. Vous êtes l’un des plus chics types que je connaisse. Ne vous laissez pas aller. Fin des conseils. Clark haussa les épaules, et se contenta de conduire. — Vous savez, John, si vous aviez décidé de vous faire médecin, vous auriez été remarquable, répondit Jack en pouffant de rire. — Comment ça ? — Avec vos façons contournées de dire les choses, les gens auraient peur de ne pas vous obéir. — Y a pas plus calme que moi, protesta Clark. — Vous avez raison, personne n’a vécu assez longtemps pour vous rendre fou. Avant que vous vous sentiez un peu énervé, ils étaient déjà morts. Et c’est comme cela que Clark était devenu le chauffeur de Ryan. Jack avait négocié son transfert du service action et obtenu qu’il devienne agent de sécurité et de protection. Cabot, le directeur du renseignement, avait éliminé vingt pour cent des agents de terrain, et tous ceux qui avaient une expérience paramilitaire avaient été les premiers à passer à la trappe. Mais l’expérience de Clark était trop précieuse pour qu’on s’en prive. Ryan avait été obligé de violer deux ou trois règlements pour arriver à ses fins. Il avait obtenu l’aide de Nancy Cummings et d’un ami à la direction des services administratifs. Jack se sentait en sécurité avec cet homme, qui participait à la formation des nouvelles recrues. En plus, c’était un excellent chauffeur, et, comme à l’accoutumée, il déposa Ryan au garage pile à l’heure prévue. La Buick de l’Agence alla se ranger à son emplacement et Ryan sortit de la voiture tout en jouant avec ses clés. Celle de l’ascenseur réservé aux directeurs était la dernière du trousseau. Deux minutes plus tard, il était au sixième étage où il prit le couloir qui menait à son bureau. Le bureau du DDCI se trouvait juste à côté de la suite réservée au DCI, qui n’était pas encore arrivé. C’était un bureau étrangement petit et modeste pour le numéro deux de la première agence de renseignement du pays. Il dominait le parking des visiteurs et, au-delà d’un épais bouquet de pins, l’avenue George Washington et la vallée du Potomac. Ryan avait gardé Nancy Cummings avec lui après son passage au poste de directeur adjoint du renseignement. Il alla s’asseoir dans son fauteuil, compulsant les rapports qui faisaient partie de ses attributions pour la préparation de la réunion SPO du matin. Il s’agissait de groupes de terroristes qui s’agitaient en ce moment. Ils ne s’en étaient jamais pris à un directeur de l’Agence, mais l’histoire n’était pas leur souci majeur, contrairement à l’avenir. Et la CIA elle-même ne s’était jamais montrée très brillante pour prévoir ce qui allait se passer. Ryan trouva sur son bureau plusieurs documents trop sensibles pour qu’on les ait placés dans le coffre portable de la voiture, et il travailla à préparer la réunion des chefs de département qu’il coprésidait avec le DCI. Son bureau était équipé d’une machine à café, auprès de laquelle était posée une tasse jamais utilisée qui avait appartenu à celui qui l’avait fait entrer à l’Agence, le vice-amiral James Greer. Nancy en prenait le plus grand soin et Ryan ne commençait jamais une journée à Langley sans une pensée pour son patron défunt. Bon. Il se passa les mains sur les yeux et la figure, et se mit au travail. Quoi d’intéressant dans le monde aujourd’hui ? * * * Le bûcheron, comme la plupart des gens de son espèce, était un homme lourd et costaud : un mètre quatre-vingt-dix, cent kilos de muscles. Au lieu de poursuivre ses études, il s’était engagé dans les marines. Il se disait qu’il aurait bien pu aller au collège à Oklahoma ou Pitt, mais il y avait renoncé. Il savait très bien qu’il n’aurait jamais pu quitter l’Oregon pour de bon. Or, s’il avait eu un diplôme, c’est forcément ce qui se serait passé. Il aurait pu aussi devenir professionnel de base-ball, puis terminer en complet-veston. Mais non. Depuis qu’il était petit, il aimait vivre dehors. Et il avait eu une vie agréable, il avait élevé sa famille dans une petite ville sympathique. Il menait une vie rude et saine, et il n’y en avait pas deux comme lui pour abattre un arbre dans les règles de l’art. Il était spécialisé dans les cas difficiles. Il tendit la grosse scie à deux. Sur un signe de tête, son aide l’attrapa à un bout et le bûcheron en fît autant de son côté. L’arbre avait déjà été entaillé à la cognée, et ils manoeuvraient leur scie lentement et régulièrement. Le bûcheron gardait l’oeil sur la scie, pendant que l’autre surveillait l’arbre. Faire cela convenablement était tout un art, et il mettait son point d’honneur à ne pas gaspiller un centimètre de bois de plus qu’il n’était nécessaire. C’était pas comme ces types en bas, à la scierie, encore qu’ils lui aient dit qu’ils refusaient de toucher à un arbre comme celui-là. Ils ressortirent la scie après la première coupe et commencèrent la seconde sans reprendre leur souffle. Cette fois, il leur fallut quatre minutes. Le bûcheron était en pleine forme maintenant. Il sentit un petit souffle d’air et s’arrêta pour s’assurer que le vent donnait dans la bonne direction. Un arbre, même s’il est très gros, n’est qu’un jouet pour le vent — surtout quand il est déjà à moitié abattu… Le sommet commençait à se balancer… c’était presque la fin. Il arrêta la scie et fit un geste à l’intention de son aide. Le gosse fit signe qu’il avait compris. Encore quelques dizaines de centimètres, et ce serait bon. Ils terminèrent tout doucement. La scie entrait sans peine, mais c’était le moment le plus dangereux. Ils surveillaient le vent puis… là, maintenant ! Le bûcheron sortit la scie de la coupe et la laissa tomber. L’aide attrapa le coin et s’écarta d’une dizaine de mètres, comme son patron. Tous les deux avaient les yeux rivés sur la base du tronc. S’il glissait, ils seraient avertis du danger. Tout se passa normalement. Comme toujours, les choses semblaient d’une lenteur désespérante. Les gens du Sierra Club aimaient bien filmer cette phase de l’opération, et le bûcheron les comprenait. Tout était très lent, comme dans une agonie, comme si l’arbre savait qu’il allait mourir, comme s’il luttait désespérément, et il perdait, et le grondement du bois était un gémissement de désespoir. Hé oui, pensait le bûcheron, cela y ressemblait, mais ce n’était jamais qu’un arbre. Il regarda l’entaille s’élargir et l’arbre tomba. Le sommet s’effondrait à toute allure maintenant, mais le danger était en bas, et c’est pour cela qu’il continuait à le regarder. Quand le tronc passa à quarante-cinq degrés de la verticale, le bois cassa net. Le tronc recula brutalement, et s’éleva de plus d’un mètre au-dessus de la souche, comme le dernier sursaut d’un homme qui meurt. Puis il y eut un bruit terrible, le sifflement des branches supérieures qui fouettaient l’air. Il se demanda à quelle vitesse le haut de l’arbre pouvait bien tomber, la vitesse du son peut-être ? Non, pas aussi vite… et puis WHOOOM ! Le tronc rebondit doucement en atteignant le sol mou. Et il resta immobile. Ce n’était plus que du bois. C’était toujours un peu triste, ç’avait été un bien bel arbre. Le responsable japonais s’approcha, le bûcheron fut surpris de le voir. Il toucha le tronc et murmura quelque chose qui devait être une prière. Le bûcheron en resta interloqué, c’était une chose qu’un Indien aurait pu faire, intéressant. Il ne savait pas que le shintoïsme est une religion animiste qui présente beaucoup d’analogies avec celle des indigènes américains. Il parlait à l’esprit de l’arbre ? Hmm. Il s’approcha du bûcheron. — Vous êtes très fort, dit le petit Japonais en se courbant de manière fort civile. — Merci, monsieur. Le bûcheron hocha la tête. C’était la première fois qu’il voyait un Japonais. Il avait l’air plutôt sympa. Et dire une prière pour un arbre… ç’avait de la classe. — C’est bien triste de tuer quelque chose d’aussi magnifique. — Ouais, c’est bien mon avis. C’est vrai que vous allez le mettre dans une église ou quelque chose comme ça ? — Hé oui. Nous n’avons plus d’arbres comme celui-ci, et il nous faut quatre grandes poutres, quatre poutres de vingt mètres. J’espère qu’on arrivera à les débiter toutes les quatre dans cet arbre, ajouta l’homme en regardant le géant abattu. Elles doivent venir du même arbre, c’est une tradition du temple, vous comprenez. — Ça devrait aller, jugea le bûcheron. Le temple date de quand ? — Il est vieux de mille deux cents ans. Les poutres ont été abîmées par un tremblement de terre il y a deux ans, et il faut les remplacer rapidement. Avec un peu de chance, celles-là vont durer longtemps. J’espère bien, c’est un bel arbre. Sous la direction du Japonais, l’arbre fut débité en morceaux plus faciles à manier, enfin, à peu près. Il fallut apporter de gros équipements pour sortir le monstre de là, et la Georgia Pacific factura un joli paquet d’argent pour faire le boulot. Mais ce n’était pas un problème, et le Japonais, qui avait choisi l’arbre, paya sans sourciller. Il s’excusa même de n’avoir pas choisi la GP pour l’abattre. Il expliqua lentement qu’il s’agissait d’un acte religieux, et qu’il n’entrait aucunement dans ses intentions de blesser les ouvriers américains. Le directeur de la GP acquiesça : maintenant, l’arbre leur appartenait. Ils comptaient le laisser sécher un peu avant de l’embarquer sur un cargo américain pour traverser le Pacifique. Là-bas, l’arbre serait débité selon le cérémonial religieux — le directeur de la GP l’apprit avec étonnement — indispensable pour l’usage particulier qui devait en être fait. Ce que personne ne savait encore, c’est que l’arbre n’arriverait jamais au Japon. * * * « Être l’homme à qui on refile tous les problèmes est une situation particulièrement inconfortable pour quelqu’un qui est chargé de faire respecter la loi », pensait Murray. Bien sûr, il sentait en se penchant dans son fauteuil l’automatique Smith & Wesson passé à sa ceinture. Il aurait dû le laisser dans le tiroir, mais il aimait bien sentir le contact de la bête. Pendant toute sa carrière, il avait dû porter un revolver et il avait vite été conquis par la puissance concentrée du Smith. Et Bill le comprenait. Pour la première fois depuis longtemps, le directeur du Fédéral Bureau of Investigation était un flic professionnel qui avait débuté sa carrière dans la rue à pourchasser les méchants. Murray et Shaw avaient commencé dans la même brigade. Bill était un peu plus doué pour les tâches administratives, mais personne ne le prenait pour un rond-de-cuir. Shaw avait attiré l’attention de ses chefs en maîtrisant deux types qui avaient attaqué une banque à main armée avant que la cavalerie arrive. Il n’avait pas tiré, jamais sous le coup de la colère, bien sûr — cela n’était arrivé qu’à une minorité d’agents du FBI —, mais il avait convaincu ces deux lascars qu’il pouvait les descendre s’il le voulait. Il y avait de l’acier sous sa politesse de velours, plus un sacré paquet de neurones. Voilà pourquoi Dan Murray, directeur adjoint, ne rechignait pas quand il lui fallait régler les problèmes épineux de Shaw. — Mais qu’est-ce qu’on va foutre de ce type ? demanda Shaw, excédé. Murray venait tout juste de terminer son rapport sur l’affaire des Guerriers. Dan finit son café et haussa les épaules. — Bill, ce type est absolument remarquable dans les affaires de corruption, il n’y en pas un qui lui arrive à la cheville. Simplement, il ne sait pas s’y prendre dès qu’il y a une affaire sérieuse. On a eu de la chance, il n’y a pas eu trop de casse. Et Murray avait raison. Les journalistes avaient bien réagi vis-à-vis du Bureau qui avait sauvé la reporter. Ils étaient reconnaissants envers le chef du bureau local et le commando. Ce n’était pas la première fois que le Bureau parvenait à tirer parti en matière de relations publiques de ce qui aurait pu devenir une catastrophe. De toutes les agences gouvernementales, le FBI était certainement celle qui prenait le plus grand soin de son image, et le problème de Shaw était très simple : s’il virait le SAC Walt Hoskins, cela ferait mauvais effet. Murray insista : — Il a compris la leçon. Walt n’est pas si bête que ça, Bill. — Et quand il a coincé ce gouverneur l’an dernier, ce n’était pas mal non plus, hein ? Shaw fit une grimace. Hoskins était un véritable génie dès qu’il y avait une affaire de corruption politique. Un gouverneur d’État croupissait maintenant dans une prison fédérale grâce à lui. C’était essentiellement pour cela qu’il avait eu la responsabilité d’un bureau local. — Tu as une idée, Dan ? — ASAC à Denver, répondit Murray, un éclair malicieux dans la prunelle. Ce serait une solution assez élégante. On le mute d’un petit poste sans importance pour le charger des affaires de corruption dans une grande ville. C’est une promotion qui lui évitera de se retrouver en première ligne et qui permettra d’exploiter le meilleur de lui-même. Si les bruits qui courent à Denver sont vrais, il va avoir du pain sur la planche. On soupçonne un sénateur et une femme député, et il y en a peut-être d’autres. Les premières indications sur cette affaire de distribution d’eau ont l’air intéressantes. Je veux dire vraiment intéressantes, Bill : une vingtaine de millions de dollars auraient changé de mains. Shaw émit un sifflement admiratif. — Tout ça pour un sénateur et une nénette de la Chambre ? — Peut-être d’autres aussi, je te l’ai déjà dit. Le dernier élément connu, c’est que des responsables de l’environnement auraient été payés sous la table, des gens de l’administration. Qui aurions-nous de mieux pour fouiller une botte de foin de ce calibre ? Walt a un flair incroyable dans ce genre d’affaires. Ce type est incapable de sortir son flingue sans perdre quelques orteils, mais c’est un fin limier. Murray referma le dossier qu’il avait entre les mains. — Écoute, tu m’as demandé de regarder et de te donner mon avis. Envoyez-le à Denver, ou virez-le. Mike Delaney aimerait bien changer de poste — son fils commence ses études à GW à la rentrée, et Mike voudrait reprendre ses cours à l’Académie. Ça vous offre une porte de sortie. C’est propre et sans bavure, mais c’est à toi de jouer, monsieur le directeur. — Merci, monsieur Murray, fit gravement le directeur Shaw. — Il sourit. — Tu te souviens, quand tout ce que nous avions à faire était de poursuivre les bandits ? Je hais cette administration de merde ! — On n’aurait peut-être pas dû en prendre autant, convint Dan. On pourrait encore être peinards à Philadelphie à boire notre bière le soir avec les agents. Je me demande pourquoi les gens admirent autant la réussite, ça ne sert qu’à vous gâcher l’existence. — On parle comme des vieux, tous les deux. — Mais on est tous les deux des vieux, Bill, insista Murray. Moi, au moins, je ne me promène pas avec mon artillerie. — Fils de pute ! rugit Shaw, et il renversa son café sur sa cravate. Oh, Bon Dieu, Dan ! réussit-il à hoqueter en rigolant. Regarde ce que tu m’as fait faire ! — C’est mauvais signe quand un gus n’arrive même plus à tenir son café, directeur. — Hors d’ici ! Écris-moi les ordres vite fait avant que je te foute dehors. — Oh non, je t’en prie, pas ça, tout, mais pas ça ! Murray s’arrêta de rire et redevint sérieux un instant. — Où en est Kennie ? — Il rejoint son affectation sur son sous-marin, le Maine. Bonnie va bien, le bébé est pour décembre. Dan ? — Quoi, Bill ? — Merci pour Hoskins. J’avais besoin qu’on me trouve une solution. Merci. — Pas de problème, Bill, Walt va s’en occuper. J’aimerais que ce soit toujours aussi facile. — Tu continues à suivre le dossier de la Société des guerriers ? — Freddy Warder travaille dessus. On finira par emballer ces lascars, c’est l’affaire de quelques mois. Et tous deux savaient que ça marcherait. Il ne restait plus beaucoup de groupes terroristes à l’intérieur du pays. S’ils arrivaient à réduire encore leur nombre d’une unité d’ici à la fin de l’année, ce serait un assez joli coup. * * * C’était l’aube sur les terres pauvres du Dakota. Marvin Russell s’était agenouillé à l’abri d’un buisson, et il regardait le soleil se lever. Il ne portait qu’un jean, sa poitrine et ses pieds étaient nus. Il n’était pas très grand, mais on devinait sa force. Pendant son premier et unique séjour en prison — pour vol avec effraction —, il avait appris à se faire des muscles d’acier. Cela avait commencé comme un exutoire pour évacuer le trop-plein d’énergie, et il avait fini par comprendre que la force physique était un moyen de défense dont pouvait dépendre la vie d’un homme dans un pénitencier. Finalement, il avait associé cette force aux guerriers de la nation sioux. Malgré son mètre soixante-dix, il supportait allègrement ses cent kilos de muscles. Ses biceps étaient aussi gros que les cuisses de pas mal de gens, mais il avait une taille de danseuse et des épaules de footballeur. Enfin, il était un peu cinglé, mais cela, Marvin Russell ne le savait pas. La vie ne leur avait pas beaucoup souri, à lui et à son frère. Leur père était alcoolique et travaillait de temps en temps, mais pas trop bien, comme mécanicien dans un garage. Ce qu’il gagnait filait immédiatement au magasin d’alimentation le plus proche. Marvin n’avait que de mauvais souvenirs d’enfance : la honte de son père qui était en état quasi perpétuel d’ébriété, la honte encore plus grande de ce que faisait sa mère quand son mari était ivre mort dans le living-room. Lorsque la famille était partie s’installer dans une réserve au Minnesota, leur seul revenu était l’allocation chômage. Leurs maîtres d’école désespéraient d’obtenir d’eux quoi que ce soit. Leur voisinage consistait en un assemblage hétéroclite de maisons basses construites par le gouvernement et qui se dressaient comme des fantômes dans les nuages de poussière qui se soulevaient sans cesse de la prairie. Les deux fils Russell n’avaient jamais possédé fut-ce un simple gant de base-ball. Pour eux, Noël était simplement une semaine sans école. Tous deux avaient grandi livrés à eux-mêmes, et ils avaient dû apprendre à se débrouiller tout seuls. Au début, cela avait été plutôt positif : la confiance en soi était une caractéristique de leur peuple. Mais les enfants ont besoin d’être guidés, et les parents Russell en étaient bien incapables. Avant d’avoir appris à lire, les garçons savaient tirer et chasser. Bien souvent, le dîner arrivait avec quelques trous de .22. Et presque aussi souvent, c’est eux qui le faisaient cuire. Ils n’étaient pas seuls de leur lotissement à être pauvres et négligés, mais ils en étaient la lie ; quelques-uns de leurs congénères réussirent à se sortir de là, mais pas eux. Dès qu’ils eurent commencé à conduire — bien avant l’âge légal —, ils empruntèrent le pick-up déglingué de leur père et firent des virées de cent ou deux cents kilomètres la nuit jusqu’à la ville où ils trouvaient ce que leurs parents étaient bien incapables de leur offrir. La première fois qu’ils se firent prendre — par un autre Sioux qui avait un fusil à canon scié —, ils s’en tirèrent avec une bonne raclée et furent réexpédiés chez eux après un sermon bien senti. Ils comprirent la leçon, et, de ce moment, ne volèrent plus que les Blancs. Ils se firent reprendre la main dans le sac par un policier indien de la réserve en essayant de voler une épicerie de campagne. Pour leur malheur, tout crime commis sur un territoire du gouvernement relevait de l’administration fédérale ; pour leur plus grand malheur, le juge qui eut à connaître de leur cas manifestait plus de pitié que de jugement. À ce stade, une sévère leçon aurait pu — peut-être — changer le cours de leur existence. Au lieu de cela, ils furent victimes du laxisme administratif. Une jeune femme sévère, diplômée de l’université du Wisconsin, leur expliqua qu’ils n’auraient jamais bonne réputation s’ils continuaient à vivre en volant. Au contraire, ils deviendraient fiers d’eux-mêmes s’ils trouvaient un moyen honorable de gagner leur vie. Ils sortirent de là convaincus que le peuple sioux se faisait avoir par ces imbéciles de Blancs, et apprirent à préparer plus soigneusement leurs méfaits. Cela ne suffit pas. Ils se firent donc reprendre au bout d’un an, hors de la réserve cette fois, et connurent une année et demie difficile. Ils avaient cambriolé un armurier. La prison fut l’expérience la plus terrifiante de leur existence. Habitués comme ils l’étaient aux grands espaces, ils durent passer un an dans une cage plus petite que celle que le gouvernement fédéral alloue à un blaireau au zoo et entourés de gens pires que tout ce qu’ils pouvaient imaginer. Pendant leur première nuit de cellule, des cris leur apprirent que le viol ne concernait pas que les femmes. Ils avaient besoin de protection, ils la trouvèrent chez leurs congénères du Mouvement des Indiens d’Amérique. Ils n’avaient jamais beaucoup réfléchi à leurs origines. Inconsciemment, ils avaient sans doute deviné que leurs pairs ne montraient pas exactement les qualités qu’on leur prêtait au cinéma, quand la télé familiale marchait encore, et ils en ressentaient probablement une espèce de honte. Bien sûr, ils avaient poussé des hennissements en regardant des westerns, dont les acteurs « indiens » étaient le plus souvent blancs ou mexicains, et dont le discours traduisait le mode de pensée des scénaristes d’Hollywood qui en savaient autant sur l’Ouest que sur l’Antarctique. Pourtant, les messages reçus leur avaient laissé une impression négative sur ce qu’ils avaient été et leurs racines. Le Mouvement des Indiens d’Amérique avait changé leur vision : tout était la faute de l’homme blanc. Les frères Russell épousèrent des idées qui étaient un mélange d’anthropologie façon côte Est, avec un soupçon de Jean-Jacques Rousseau, une bonne dose de western à la John Ford (après tout, c’était une bonne synthèse de la culture américaine), plus de l’histoire mal digérée. Ils commencèrent à se dire que leurs ancêtres étaient une race noble, des guerriers chasseurs sans tache qui vivaient en harmonie avec la nature et les dieux. Le fait que les Indiens aient vécu de façon à peu près aussi paisible que les Européens — en dialecte indien, Sioux signifie « serpent » et est nettement péjoratif — et qu’ils n’aient commencé à parcourir les grandes plaines qu’à la fin du XVIIIe siècle était totalement passé sous silence, de même que leurs épouvantables guerres tribales. Alors, c’était le bon temps, ils étaient maîtres de leurs territoires, ils migraient avec les bisons, chassaient, et se livraient de brefs combats qui ressemblaient assez à des joutes médiévales. La torture des prisonniers n’était que l’occasion pour les guerriers de montrer leur courage à des bourreaux admiratifs, même s’ils étaient légèrement sadiques. Tout homme recherche avidement la noblesse de l’esprit, et ce n’était pas la faute de Marvin Russell s’il la rencontra pour la première fois chez des condamnés. Lui et son frère apprirent ce qu’étaient les dieux de la terre et du ciel, des croyances dont les avaient cruellement privés les Blancs et leur religion. Ils s’initièrent à la fraternité des plaines, ils comprirent que les Blancs leur avaient volé ce qui leur appartenait, qu’ils avaient massacré les bisons, base de leur mode de vie, qu’ils les avaient divisés, morcelés, massacrés avant de finalement les emprisonner, les abandonnant à la frontière de l’alcoolisme et du désespoir. Comme beaucoup de mensonges vraisemblables, celui-ci comportait une bonne part de vérité. Marvin Russell salua la première lueur du soleil en entonnant un hymne dont personne ne savait s’il était authentique, lui encore moins que les autres. Mais ce séjour en prison n’avait pas été entièrement négatif. À son incarcération, il savait à peine lire, et il quitta le pénitencier avec un niveau d’école secondaire. Marvin Russell n’avait jamais été un imbécile, mais le système scolaire l’avait condamné à l’échec dès sa naissance. Il lisait beaucoup d’ouvrages sur l’histoire de son peuple. Pourtant, il ne lisait pas tout, et était très sélectif dans ses choix de livres. Tout ce qui n’était pas absolument favorable à son peuple ne reflétait naturellement que les préjugés des Blancs. Les Sioux ne buvaient pas avant l’arrivée des Blancs, ils n’habitaient pas de misérables petits villages, ils n’avaient jamais maltraité leurs enfants. Tout ça, c’était des inventions des Blancs. Comment faire pour changer le cours des choses ? demandait-il au soleil. L’énorme disque rouge soulevait encore et encore davantage de poussière en cet été chaud et sec, et Marvin songea au visage de son frère. Les images au ralenti des informations télévisées. La station locale avait traité en vidéo les images diffusées par le réseau, et il avait vu chaque image une par une. La balle qui atteignait la tête de John, puis deux vues de son visage qui se déchirait, et les dégâts atroces après le passage de la balle. Le tireur — qu’il aille se faire enculer, ce Noir avec sa veste ! -et ses mains qui se levaient comme dans un film de Roger Corman. Il avait visionné cinq fois la séquence, et chaque détail était définitivement gravé dans sa mémoire. Ce n’étaient jamais que quelques Indiens morts de plus. « Oui, j’ai rencontré de bons Indiens, avait dit un jour le général William Tecumseh — un prénom indien ! — Sherman. C’étaient des Indiens morts. » John Russell était mort, tué comme tant d’autres sans qu’on lui laisse sa chance dans un combat loyal, abattu comme l’animal qu’un indigène était pour les Blancs. Mais il était mort plus violemment que bien d’autres. Marvin était sûr que ce meurtre avait été monté dans le détail : les caméras qui tournent, cette pute de journaliste avec ses vêtements à la mode. Marvin Russell regardait le soleil en face, l’un des dieux de son peuple, et il lui demandait des réponses. La réponse n’était pas ici, répondait le soleil, ses camarades n’étaient pas fiables, et John était mort pour le savoir. Essayer de trouver de l’argent avec de la drogue ! Se servir de la drogue ! Comme si le whisky avec lequel l’homme blanc avait détruit son peuple n’était pas assez pernicieux comme cela. Tous ces « guerriers » étaient façonnés par un environnement confectionné par l’homme blanc, ils ignoraient qu’il les avait détruits. Ils se baptisaient guerriers sioux, mais ce n’était que des ivrognes, de petits criminels besogneux qui n’avaient même pas réussi à vaincre dans ce combat facile. Dans un rare éclair de franchise — on ne peut pas biaiser devant l’un de ses propres dieux —, Marvin dut admettre qu’il valait encore moins qu’eux, comme son frère. Ce frère assez stupide pour se laisser entraîner dans cette histoire de drogue insensée et, qui plus est, inutile. Ils étaient arrivés à quoi ? Ils avaient tué un agent du FBI et un policier, mais ça faisait longtemps. Et depuis ? Depuis, ils ne faisaient que ressasser leurs exploits. Mais quels exploits ? Qu’avaient-ils réalisé ? Rien. La réserve existait toujours, et l’alcool, et le désespoir. Quelqu’un avait-il seulement remarqué qu’ils existaient et qu’ils avaient réalisé quelque chose ? Non, tout ce qu’ils avaient réussi à faire, c’était à exciter davantage les forces de l’oppression. Maintenant, la Société des guerriers était traquée, à l’intérieur de sa propre réserve. Ses membres ne menaient pas l’existence de guerriers, mais d’animaux traqués. Le soleil lui disait qu’ils devaient être les chasseurs, pas les proies. Marvin réfléchit à cette idée. C’est lui qui devait être le chasseur, c’est lui que les Blancs devaient craindre. Ils l’avaient craint dans le temps, mais c’était bien fini. Il aurait dû être le loup aux aguets dans un ravin, mais les moutons blancs étaient devenus si forts qu’ils ne savaient même plus ce qu’était un loup, ils se faisaient protéger par des chiens féroces qui ne se contentaient pas de veiller sur les troupeaux, mais pourchassaient les loups jusqu’à ce que les loups, pas les moutons, soient terrifiés, transformés en créatures nerveuses, encagées, confinées dans leur territoire… — Il lui fallait quitter ce territoire. Il devait aller retrouver ses frères loups, il lui fallait rejoindre les loups pour qui chasser voulait encore dire quelque chose. 3 UN SEUL SIÈGE C’était le jour J, son jour. Le capitaine Benjamin Zadin avait connu une carrière fulgurante dans la police nationale israélienne, et il était le plus jeune capitaine de cette force. Il était le benjamin de trois garçons, le père de deux fils, David et Mordecai, et sortait à peine d’une grave dépression. En l’espace d’une semaine, sa mère était morte et sa femme était partie avec son amant. Le tout remontait à peine à deux mois. Il avait réussi tout ce qu’il voulait jusque-là, et il se trouvait soudain confronté avec une existence vide et sans but. Son grade et son salaire, le respect de ses subordonnés, son intelligence et son sang-froid dans les situations difficiles, ses états de service dans l’armée au cours de patrouilles à la frontière, tout cela n’existait plus : sa maison était vide, sa tête encombrée de souvenirs. On parle souvent d’Israël comme de « l’État hébreu », mais cette expression masque le fait que seule une fraction de la population est pratiquante. Benny Zadin n’avait jamais pratiqué, malgré les pressions de sa mère. Au lieu de cela, il préférait mener la vie mouvementée d’un viveur à la page, et n’avait pas mis les pieds dans un shul depuis sa bar-mitsva. Il parlait et lisait l’hébreu parce que c’était obligatoire — c’était la langue officielle —, mais les traditions de son héritage étaient pour lui un curieux anachronisme, un relent de passéisme dans ce qui était par ailleurs le plus moderne des pays. Sa femme avait encore accentué cette position. Il disait souvent en plaisantant que l’on peut mesurer la ferveur religieuse d’Israël à la taille des maillots de bain sur les plages. Sa femme était d’origine norvégienne, une grande blonde à la peau lisse. Ils en riaient souvent ensemble, elle faisait aussi juive qu’Eva Braun, et son plus grand plaisir consistait à se montrer dans un bikini extrêmement sommaire, parfois réduit à une seule pièce. Leur mariage avait été fougueux et passionné. Certes, il avait toujours su qu’elle avait envie d’aller voir ailleurs et lui-même n’était pas innocent sur ce chapitre, mais elle était partie avec un autre de façon si brusque qu’il n’en revenait pas. Il avait été tellement sonné qu’il en avait été incapable de pleurer ou de supplier et il s’était retrouvé tout seul dans une maison où les armes chargées ne manquaient pas et lui auraient facilement permis de mettre un terme à ses souffrances. La pensée de ses fils l’en avait empêché, il ne pouvait pas les trahir comme il avait été trahi, c’était inimaginable pour un homme comme lui. Mais la douleur était toujours là. Israël est un pays minuscule et tout le monde sut immédiatement qu’Elin était partie avec un autre homme, et le bruit s’en répandit jusqu’au commissariat de Benny. Les hommes ne furent pas longs à remarquer que leur chef était sévèrement touché, à voir les cernes sous ses yeux. Quelques-uns se demandèrent s’il arriverait à surmonter cette épreuve, mais la question devint rapidement : comment ? L’un des sergents de Zadin décida de prendre les choses en main. Un jeudi matin, il se présenta à la porte de son bureau en compagnie du rabbin Israël Kohn. Et, le soir même, Zadin avait redécouvert Dieu. Mieux encore, se disait-il en patrouillant rue de la Chaîne, dans le Vieux Jérusalem, il avait redécouvert son identité juive. Ce qui lui était arrivé n’était qu’une punition de Dieu, ni plus ni moins. Il avait été puni de ne pas avoir écouté sa mère, puni de ses aventures, des parties fines avec sa femme ou avec d’autres, de vingt ans de mauvaises pensées et de mauvaises actions. Et pendant tout ce temps, il faisait semblant d’être un chef courageux et consciencieux. Aujourd’hui, tout cela allait changer, il allait transgresser les lois humaines pour expier ses péchés envers la Parole de Dieu. Il était encore tôt, et la journée promettait d’être mouvementée. Un vent d’est sec soufflait d’Arabie. Il avait quarante hommes derrière lui, armés de fusils automatiques, de grenades lacrymogènes et de fusils qui tiraient des balles en caoutchouc. Ces balles en plastique, plus justement appelées missiles, pouvaient très bien jeter un homme à terre et, si le tireur visait au bon endroit, arrêter le coeur sous l’effet du choc. Il avait besoin de ses policiers pour protéger la loi — même si ses supérieurs n’en avaient pas la même conception que lui — et pour empêcher d’agir ceux qui voulaient violer une loi encore plus haute. C’était le discours que lui avait tenu le rabbin Kohn. Mais de quelle loi s’agissait-il ? Il était question de métaphysique, quelque chose de bien trop compliqué pour un simple officier de police. Mais le rabbin lui avait aussi expliqué quelque chose de beaucoup plus simple : le site du Temple de Salomon était la demeure spirituelle du judaïsme et des juifs. Cette Montagne du Temple avait été choisie par Dieu, et les disputes des hommes sur ce point n’avaient aucune importance. Il était temps pour les juifs de reconquérir ce que Dieu leur avait donné. Aujourd’hui même, un groupe de dix conservateurs et de rabbins hassidiques allait marquer le lieu où le nouveau temple devait être bâti, en accord fidèle avec les Saintes Écritures. Le capitaine Zadin avait reçu l’ordre de les empêcher de passer la porte de la Chaîne, de les empêcher d’agir, mais il avait décidé de ne pas en tenir compte. Ses hommes lui obéiraient, ils les protégeraient des Arabes. Il fut surpris de trouver ces derniers sur place si tôt. Ceux qui avaient tué David et Motti ne valaient décidément pas mieux que des animaux. Ses parents lui avaient raconté ce que c’était qu’être juif en Palestine dans les années 40 : les attaques, la terreur, la jalousie, la haine sans fard, les Britanniques qui refusaient de protéger ceux qui avaient combattu avec eux en Afrique du Nord contre ceux qui s’étaient alliés aux nazis. Les juifs ne pouvaient compter sur personne en dehors d’eux-mêmes et de leur Dieu, et garder l’alliance de ce Dieu leur imposait de rétablir Son Temple sur le rocher où Abraham avait conclu un pacte entre son peuple et le Seigneur. Ou bien le gouvernement ne comprenait pas cela, ou bien il jouait avec le destin du seul pays où les juifs étaient vraiment en sûreté. Son devoir de juif lui ordonnait de passer outre, même s’il ne s’en était rendu compte que très récemment. Le rabbin Kohn arriva à l’heure dite. Il était accompagné du rabbin Éléazar Goldmark, rescapé d’Auschwitz où il avait appris l’importance de la foi quand on est aux portes de la mort. Ils avaient apporté un paquet de piquets d’arpenteur et des cordes de marquage. Ils avaient pris les mesures, et, à compter de ce jour, des hommes devaient se relayer en permanence sur le site. Ils comptaient même obliger le gouvernement israélien à effacer les obscénités musulmanes qui souillaient l’endroit. Grâce au soutien populaire qui montait à travers le pays, aux subsides venus d’Europe et d’Amérique, le projet devait être réalisé en cinq ans. Personne n’oserait plus seulement parler de reprendre ce pays à ceux à qui Dieu lui-même l’avait donné. — Merde ! murmura l’un des hommes derrière lui, mais le capitaine Zadin se retourna et le fit taire d’un regard. En ce moment historique, c’était un blasphème. Benni salua les deux rabbins qui s’écartèrent. Les policiers suivirent leur capitaine à une cinquantaine de mètres. Zadin priait pour la sûreté de Kohn et Goldmark, mais il savait qu’ils acceptaient pleinement le danger de la situation, comme Abraham s’était soumis à la Loi de Dieu en acceptant la mort de son fils. La foi qui avait poussé Zadin jusque-là l’avait aveuglé. Il était pourtant évident qu’Israël était décidément un pays trop petit pour y garder un secret, et que certains juifs ne voyaient en Kohn et Goldmark que des avatars locaux des ayatollahs intégristes iraniens. L’affaire s’était donc ébruitée, et des équipes TV attendaient sur la place au pied du Mur des Lamentations. Quelques journalistes portaient un casque de chantier, en prévision de la pluie de pierres qui ne manquerait pas de s’abattre sur eux. « C’est peut-être mieux ainsi », se dit le capitaine Zadin en suivant les rabbins au sommet du Mont du Temple. Le monde allait apprendre ce qui se passait. Il pressa le pas instinctivement pour se rapprocher de Kohn et Goldmark. Même s’ils acceptaient sans aucun doute l’idée du martyre, son devoir était de les protéger. De la main droite, il tâta le pistolet qui pendait à sa ceinture. Il risquait d’en avoir besoin. Les Arabes étaient là. C’était dommage qu’ils soient si nombreux, comme des puces, comme des rats, à un endroit qui ne leur appartenait pas. Il n’y avait qu’à attendre qu’ils dégagent, ce qu’ils ne firent pas, bien entendu, et Zadin le savait pertinemment. Pour leur malheur, ils s’opposaient à la volonté de Dieu. La radio de Zadin disait quelque chose, mais il fit semblant de ne rien entendre. Ce devait être son patron, qui lui demandait ce que diable il pouvait bien faire ici et qui lui donnait l’ordre de se retirer. Pas aujourd’hui. Kohn et Goldmark faisaient crânement face aux Arabes qui leur barraient le chemin. Zadin faillit pleurer en voyant leur courage et leur foi. Il essaya d’imaginer comment le Seigneur pourrait leur manifester Sa faveur, espérant qu’ils en sortiraient vivants. Derrière lui, la moitié de ses hommes étaient vraiment avec lui, Benny avait fait son possible pour les convaincre. Il n’avait pas besoin de les regarder pour savoir qu’ils ne se servaient pas de leurs boucliers en Lexan ; bien loin de là, ils avaient enlevé la sécurité de leurs armes. C’était dur d’attendre ainsi, dur d’attendre la première volée de pierres qui pouvait arriver à tout moment. « Dieu bien-aimé, laisse-les vivre, s’il Te plaît, protège-les. Épargne-les comme Tu as épargné Isaac. » Zadin était maintenant à moins de cinquante mètres des deux courageux rabbins. L’un était d’origine polonaise, un survivant des camps infâmes où sa femme et son fils étaient morts, où il avait réussi à garder son âme et compris l’importance de la foi. L’autre, américain, un homme qui était venu en Israël, qui avait vécu ses combats puis s’était tourné vers Dieu, comme Benny venait de le faire quelques jours plus tôt. Les deux hommes n’étaient plus qu’à une dizaine de mètres des Arabes hargneux et sales. Seuls ces derniers pouvaient voir leur visage serein, la fermeté avec laquelle ils attendaient ce qui ne pouvait manquer d’arriver ce matin-là. Seuls ils purent lire l’étonnement sur la figure du Polack et la douleur étonnée de l’Américain quand ils comprirent ce qui se passait. Sur un ordre, les Arabes de la première ligne, des adolescents qui avaient une longue pratique des manifestations violentes, s’assirent par terre. La centaine de jeunes qui se trouvaient derrière eux fit de même. Puis la première ligne se mit à claquer des mains, et à chanter. Il fallut à Benny un moment pour comprendre les paroles, alors qu’il parlait arabe aussi bien qu’un Palestinien. Nous vaincrons Nous vaincrons Un jour, nous vaincrons. Les équipes de télé suivirent immédiatement les policiers, plusieurs journalistes riaient devant l’ironie tragique de la situation. L’un d’eux, le correspondant de CNN, Pete Franks, résuma les choses à la cantonade : « Fils de putain ! » Et Franks comprit que le monde venait de connaître un tournant, un de plus. Il était à Moscou lors de la première réunion démocratique du Soviet suprême, il était à Managua quand les sandinistes avaient perdu des élections gagnées d’avance, et à Pékin lorsque la statue de la Liberté y avait été abattue. « Et maintenant, ça ? se dit-il. Les Arabes sont enfin devenus raisonnables. Quel merdier ! » — J’espère que la caméra tourne, Mickey. — Ils chantent ce que je m’imagine ? — Exactement. On va se rapprocher. Le chef des Arabes était un étudiant en sociologie de vingt ans, un certain Hashimi Moussa. Il avait eu un bras estropié à la suite d’un coup de matraque israélien, et la moitié de ses dents avaient été emportées par le tir d’une balle en caoutchouc. Personne ne doutait de son courage, il l’avait largement prouvé. Pour gagner ses galons de leader, il avait dû affronter la mort une douzaine de fois, et maintenant, c’était lui le chef, les gens l’écoutaient, et il pouvait enfin mettre en application des idées cultivées depuis cinq années qui lui avaient semblé une éternité. Il avait mis trois jours à les persuader, à la suite des confidences d’un ami juif dégoûté des religieux traditionalistes et qui avait dévoilé leur plan. « C’est peut-être ce que l’on appelle le destin, se disait Hashimi, ou bien la Volonté d’Allah, ou encore la chance. » Mais peu importait, le moment qu’il attendait depuis ses quinze ans, quand il découvrait Gandhi et King, et leur méthode pour vaincre la force par le courage passif et nu, était arrivé. Pour persuader les siens, il avait fallu les sortir d’un code d’honneur guerrier qui était partie intégrante d’eux-mêmes, mais il y était parvenu. Maintenant, ce en quoi il croyait allait subir l’épreuve du feu. Benny Zadin ne comprit qu’une chose, c’est que la route était barrée. Le rabbin Kohn dit quelque chose au rabbin Goldmark, mais aucun des deux ne se replia vers les policiers, car battre en retraite aurait été avouer leur défaite. Il ne saurait jamais si ce qu’ils voyaient les avait sonnés, ou mis en colère. Le capitaine Zadin se retourna vers ses hommes. — Les gaz ! Ils avaient été préparés à l’avance. Les quatre hommes équipés de lance-grenades étaient tous pratiquants. Ils visèrent et tirèrent tous ensemble dans la foule. Ces grenades étaient dangereuses, mais, par miracle, personne ne fut blessé. En quelques secondes, des nuages gris de gaz lacrymogène recouvrirent la masse des Arabes assis sur le sol. Il y eut un ordre, et ils sortirent tous leur masque pour se protéger. Ils ne pouvaient plus chanter, mais ils continuaient à claquer des mains et cela n’entama pas leur résolution. Seul résultat, le capitaine Zadin entra en fureur quand le vent chassa le nuage de gaz vers ses hommes. Ensuite, des hommes équipés de gants isolants ramassèrent les projectiles encore chauds et les renvoyèrent sur les policiers. Une minute plus tard, ils purent enlever leurs masques, et ils se remirent à chanter en riant. Zadin ordonna alors de tirer des balles en caoutchouc. Six de ses hommes en étaient équipés et, à cinquante mètres, ils pouvaient contraindre n’importe qui à courir se mettre à l’abri. La première salve fut parfaitement dirigée : six Arabes du premier rang furent atteints et deux se mirent à hurler de douleur. L’un d’entre eux s’évanouit, mais personne ne broncha, sauf pour porter secours aux blessés. La deuxième salve ne visait plus la poitrine, mais la tête, et Zadin eut la satisfaction de voir un visage se couvrir de sang. Leur chef — Zadin l’avait déjà vu avant et le reconnaissait — resta debout et donna un ordre que le capitaine israélien ne put saisir. Mais sa signification fut bientôt claire ; les chants reprirent plus fort, et une autre volée de balles suivit immédiatement. L’officier de police se rendit compte qu’un de ses tireurs avait perdu le contrôle de lui-même. L’Arabe qui avait pris une balle en pleine figure en reçut une autre au sommet du crâne et s’écroula, tué net. Cela aurait dû inquiéter à Benny de ne plus tenir ses hommes en main, mais, pis que tout, il perdait lui-même son sang-froid. Hashimi ne vit pas son camarade mourir, la passion du moment balayait tout. Les deux rabbins paraissaient effondrés. Il ne distinguait pas les visages des policiers derrière leurs masques, mais ce qu’ils faisaient, leurs mouvements manifestaient assez leurs intentions. Dans un bref moment de lucidité, il comprit qu’il était en train de gagner, et il se remit à crier pour encourager ses hommes. Et ils restèrent là, stoïques au milieu du feu et de la mort. Le capitaine Benjamin Zadin arracha son casque et se précipita sur les Arabes, dépassa les rabbins qui restaient plantés là sous le coup d’une indécision à ses yeux incompréhensible. Allait-on laisser la Volonté de Dieu bafouée par les chants horribles de quelques sauvages crasseux ? — Ouh là là ! fit Pete Franks, les yeux pleins de larmes du gaz qui l’avait atteint. — Je les ai, dit le cameraman sans le réconforter, et il zooma sur l’officier israélien qui avançait toujours. Il va se passer des choses — ce mec semble complètement cinglé, Pete ! « Ô mon Dieu ! » pensa Franks. Il était juif lui-même, il se sentait étrangement chez lui dans ce pays aride, mais tant aimé, il savait que l’histoire se faisait devant lui une fois de plus, et déjà couraient dans sa tête les deux ou trois minutes de commentaires qu’il ajouterait à la bande vidéo enregistrée par son cameraman pour la postérité. Tout se passa très vite, trop vite, le capitaine se dirigea droit sur le meneur arabe. Hashimi savait désormais qu’un de ses amis était mort, le crâne défoncé par une balle qu’on disait inoffensive. Il pria en silence pour son âme en espérant qu’Allah comprendrait le courage qu’il avait montré en affrontant la mort de cette façon. Allah comprendrait, Hashimi en était certain. Il connaissait cet Israélien qui s’approchait de lui, Zadin, un type qui était venu là assez souvent, l’un de ces Israéliens dont le visage est le plus souvent caché derrière un masque en Lexan et un fusil levé. Encore un qui était incapable de considérer les Arabes comme un peuple, pour qui un musulman n’était qu’un jeteur de pierres ou de cocktails Molotov. Eh bien, aujourd’hui, se dit Hashimi, il voyait quelque chose de différent. Aujourd’hui, il voyait un homme courageux et convaincu. Benny Zadin, lui, ne voyait qu’un animal, une mule bornée, un… un quoi ? Il n’aurait su dire, mais ce n’était pas un homme. Ils avaient changé de tactique, voilà, et c’était une tactique de femmelette. Croyaient-ils que cela suffirait à le faire renoncer ? Comme sa femme qui lui avait dit en le quittant pour le lit d’un autre qu’il n’était pas à la hauteur, qu’il n’était même pas capable de s’occuper de son propre foyer. Il revit son beau visage vide et se demanda pourquoi il ne lui avait pas donné une bonne leçon. C’était elle qui était devant lui, à moins d’un mètre, elle le regardait fixement, elle éclatait de rire devant son incapacité à faire ce que sa virilité lui ordonnait de faire, et, ainsi, la faiblesse passive avait vaincu la force. Mais pas cette fois, non. — Recule, ordonna Zadin en arabe. — Non. — Je vais te tuer. — Tu ne passeras pas. — Benny ! hurla un policier. Mais il était trop tard. Pour Benjamin Zadin, la mort de ses frères tués par les Arabes, la fuite de sa femme, tous ces gens assis devant lui, c’était trop. D’un mouvement preste, il sortit son arme de service de l’étui et tira dans le front d’Hashimi. Le jeune Arabe tomba droit devant lui, les chants et les battements de mains cessèrent. L’un des manifestants esquissa un mouvement, mais ses voisins l’empoignèrent. Les autres se mirent à prier pour leurs deux camarades morts. Zadin dirigea son arme sur l’un d’eux, mais son doigt crispé sur la détente n’arrivait plus à tirer. C’était cette lueur dans leurs yeux, ce courage, quelque chose qui n’était pas de la haine. De la résolution, peut-être… et de la pitié, car le visage de Zadin montrait une angoisse plus insupportable que la souffrance, et il prenait soudain conscience de l’horreur de ce qu’il venait de faire. Il avait perdu la tête, il avait tué de sang-froid, il avait pris la vie de quelqu’un qui ne menaçait personne. Il avait commis un meurtre. Zadin se retourna vers les rabbins, cherchant quelque chose, sans savoir quoi. Ce qu’il cherchait n’était simplement pas là. Quand il fit demi-tour, les chants reprirent. Le sergent Moshe Levin s’approcha de lui et lui enleva son arme. — Allons, Benny, venez, partons d’ici. — Mais qu’est-ce que j’ai fait ? — C’est fait, Benny. Venez avec moi. Levin essaya de l’entraîner, mais il se retournait pour regarder le gâchis de la matinée. Le corps d’Hashimi était recroquevillé, un filet de sang coulait entre les pavés. Le sergent savait bien qu’il fallait surtout ne rien dire, ne rien faire. Ça n’aurait pas dû se terminer comme ça. Sa bouche était grande ouverte, sa tête ballottait d’un côté et de l’autre. À cet instant, les disciples d’Hashimi surent qu’ils avaient gagné. * * * Le téléphone de Ryan sonna à 2 h 30, heure de la côte Est. Il réussit à décrocher avant la deuxième sonnerie. — Ouais ? — Ici Saunders, au Centre Opérations. Allumez votre télé. Dans quelques minutes, CNN va passer un document saignant. — Racontez-moi. Ryan chercha la télécommande et mit en route le poste de la chambre. — Vous allez pas me croire, monsieur. On a intercepté ça sur un canal satellite, et Adanta est en train de le balancer sur les réseaux. Je ne sais pas comment ils ont pu passer au travers de la censure israélienne. Peu importe… — OK. Ryan se frotta les yeux pour mieux voir. Il avait coupé le son pour ne pas déranger sa femme. Mais la séquence se passait de commentaire. — Dieu du ciel… — Ça se suffit à soi-même, convint l’officier de garde. — Envoyez-moi mon chauffeur. Appelez le directeur, dites-lui de venir tout de suite. Prenez contact avec l’officier de permanence transmissions à la Maison Blanche, qu’il alerte les gens de son côté. On a besoin du DDI, des responsables des départements Israël, Jordanie — Bon Dieu, toute la zone, tous les départements. Assurez-vous que le Département d’État est prêt à décoincer. — Ils ont leur propre… — Je sais, appelez-les quand même. Il ne faut pas faire d’impasse, compris ? — Bien, monsieur. Autre chose ? — Oui, laissez-moi dormir encore quatre heures. Ryan raccrocha. — Jack… c’était quoi ? Cathy s’assit sur son lit. Elle avait saisi les dernières images. — Ce que tu as vu, chérie. — Qu’est-ce que ça signifie ? — Ça veut dire que les Arabes viennent de trouver le moyen de détruire Israël. Sauf si on intervient. * * * Une heure et demie plus tard, Ryan mettait en route la cafetière West Bend de son bureau, avant de parcourir les notes établies pendant la nuit par l’équipe de permanence. Il allait avoir besoin de café, aujourd’hui. Il s’était rasé dans la voiture, et le résultat, vit-il en passant devant la glace, n’était pas brillant. Jack se remplit une pleine tasse, et se dirigea vers le bureau du directeur. Charles Alden était là, en compagnie de Cabot. — Bonjour, dit le conseiller à la Sécurité nationale. — Salut, répondit le directeur adjoint d’une voix enrouée. Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? Le président est au courant ? — Non, je n’ai pas voulu le déranger avant d’en savoir un peu plus. Je lui en parlerai quand il se réveillera, vers 6 heures. Alors, Marcus, que pensez-vous de nos amis israéliens, maintenant ? — On a d’autres détails, Jack ? demanda le directeur Cabot à son adjoint. — L’assassin est un capitaine de la police, d’après ses insignes. On ne connaît pas encore son nom, ni ses antécédents. Les Israéliens l’ont planqué quelque part et ils restent muets. D’après la télé, il y a eu deux morts, et il y a sans doute quelques blessés légers. Le chef de poste ne sait rien de plus, si ce n’est que l’incident s’est réellement produit, ce n’est pas une fiction. On n’avait personne sur place, et tout ce qu’on sait vient de la télé. « Encore une fois », pensa Jack. La matinée était déjà assez mauvaise comme cela. — Le Mont du Temple est bouclé par l’armée, personne ne peut entrer ni sortir, et ils ont également interdit l’accès au Mur des Lamentations. C’est sans doute la première fois. Notre ambassade n’a rien fait, ils attendent des instructions. C’est la même chose pour tout le monde : aucune réaction en Europe, mais ça devrait venir d’ici une heure. Les bureaux sont en train d’ouvrir là-bas, et ils ont eu les mêmes images que nous sur Sky News. — Il est presque 4 heures, dit Alden en consultant sa montre d’un oeil fatigué. Dans trois heures, les gens prendront leur petit déjeuner, ils vont avoir un joli spectacle pour se mettre en train. Messieurs, je crois que cette fois, c’est grave. Ryan, je me souviens de ce que vous disiez le mois dernier. — Tôt ou tard, il faudra que les Arabes deviennent raisonnables, dit Jack. Alden approuva d’un signe de tête, ce qui était sympa de sa part : il avait dit la même chose dans ses bouquins bien des années avant. — Je crois qu’Israël peut régler ce problème, ils s’en sont toujours sortis. — Impossible, patron, dit Ryan. Il fallait bien que quelqu’un rectifie les idées de Cabot. — Regardez ce que Napoléon disait du physique et du moral. Israël dépend totalement de son moral, c’est la seule démocratie de la région et c’est sa marque distinctive. C’était, parce que tout ça vient de disparaître il y a trois heures. Les militants des droits de l’homme vont monter au créneau. Jack s’interrompit pour boire une gorgée de café. — C’est une simple question de justice. Quand les Arabes jetaient des pierres et des cocktails, la police pouvait répondre qu’elle utilisait la violence pour répondre à la violence. Plus maintenant, les deux types qui sont morts étaient assis et ne menaçaient personne. — Mais c’est l’acte isolé d’un fou, dit rageusement Cabot. — Pas exactement, monsieur. C’est vrai pour celui qui a été tué au pistolet, mais le premier a reçu deux balles de caoutchouc à moins de vingt mètres, deux coups qui le visaient délibérément, tirés par une seule arme à un coup. C’était volontaire, ce n’était pas un accident. — Êtes-vous bien sûr qu’il est mort ? demanda Alden. — Ma femme est médecin, et elle pense qu’il est mort. Le corps a eu un soubresaut puis est resté sans mouvement, ce qui ressemble à une mort causée par un traumatisme cérébral. Ils ne peuvent pas raconter que ce type a glissé et est tombé sur une bordure de trottoir. Et ça change tout. Si les Palestiniens sont intelligents, ils recommenceront. Ils appliqueront la même tactique, en espérant que le monde entier réagira. En agissant ainsi, ils ne peuvent pas perdre. — Je suis d’accord avec Jack, fit Alden. On aura droit à une résolution de l’ONU avant le dîner. Il va falloir qu’on vive avec ça, et les Arabes vont finir par comprendre que la non-violence constitue une arme plus efficace que les pierres. Que vont dire les Israéliens, comment vont-ils réagir ? Alden connaissait pertinemment la réponse. Il fallait éclairer le DCI, et Ryan reprit la question au vol. — Au début, ils vont bétonner. Ils sont probablement fous de rage de ne pas avoir intercepté la bande, mais il est trop tard. Il est pratiquement certain qu’il s’agit d’un accident — je veux dire que le gouvernement israélien est sans doute aussi surpris que nous, sans ça ils auraient coincé l’équipe de télé. Ce capitaine de la police est en train de se faire passer un savon, et, avant midi, ils vont déclarer qu’il est fou — et Bon Dieu, c’est sans doute le cas —, qu’il s’agit d’un acte isolé. On peut facilement prévoir ce qu’ils vont faire pour essayer de limiter les dégâts, mais… — Ça ne va pas marcher, interrompit Alden. Le président va faire une déclaration vers 9 heures, on ne pourra pas baptiser ça un « tragique incident ». Il s’agit bel et bien d’un meurtre de sang-froid, commis par un fonctionnaire sur un manifestant désarmé. — Allons, Charlie, ce n’est qu’un incident isolé, essaya encore le directeur Cabot. — Possible, mais ça fait cinq ans qu’on prédit ce genre de chose. Le conseiller à la Sécurité nationale se leva et s’approcha de la fenêtre. — Marcus, la seule chose qui a permis à Israël de résister depuis trente ans, c’est la stupidité des Arabes. Ou bien ils ne se sont jamais aperçus que la légitimité d’Israël était fondée entièrement sur sa position morale, ou bien ils n’ont pas eu l’intelligence d’en tenir compte. Dorénavant, Israël est confronté à une contradiction éthique insoluble. Si c’est une démocratie respectueuse des droits des citoyens, ils doivent accorder des droits plus larges aux Arabes. Mais cela veut dire qu’ils jouent avec leur intégrité politique, laquelle dépend de la façon dont ils traitent leurs extrémistes religieux — lesquels se foutent complètement des droits des Arabes, non ? Mais s’ils soutiennent leurs zélotes envers et contre tout, s’ils essaient d’enterrer cette affaire, alors, ils ne sont plus une démocratie et ils perdent le soutien de l’Amérique sans lequel ils sont incapables de survivre, économiquement et militairement. Nous sommes soumis au même dilemme. Nous soutenons Israël à cause de sa légitimité démocratique, mais cette légitimité vient de s’envoler. Un pays où la police assassine des gens désarmés n’a pas de légitimité, Marcus. Nous ne pouvons pas plus soutenir un pays qui fait ce genre de choses que nous n’avons soutenu Somoza, Marcos et tous ces dictateurs de pacotille… — Mais enfin, Charlie, Israël n’est pas… — Je sais, je sais, Marcus. Ils ne sont pas comme ça, pas du tout. Mais leur seul moyen de le démontrer, c’est de se conduire conformément à ce qu’ils disent. S’ils se butent là-dessus, ils sont foutus. Quand ils chercheront le soutien de leurs lobbies habituels, il n’y aura plus personne. Si les choses vont jusque-là, ils nous mettront dans un pétrin pire que celui où nous sommes déjà, et nous devrons décider si nous les lâchons ou non. Comme c’est impensable, il faut trouver une autre solution. Alden se détourna de la fenêtre. — Ryan, il faut appliquer d’urgence votre idée. Je me charge du président et du Département d’État. Le seul moyen de sortir Israël de là, c’est de trouver un plan de paix qui marche. Appelez votre ami à Georgetown et dites-lui que ce n’est plus le moment de réfléchir. Ceci est désormais le projet Pèlerinage. D’ici demain matin, je veux un exposé détaillé sur ce que nous voulons faire et comment nous allons le faire. — C’est beaucoup trop court, monsieur, intervint Ryan. — Alors je ne vous dérange pas plus longtemps, Jack. Si nous n’agissons pas rapidement, Dieu seul sait ce qui peut arriver. Vous connaissez Scott Adler au Département d’État ? — Je l’ai rencontré. — C’est le plus doué des hommes de Talbot. Je vous suggère d’aller le voir une fois que vous aurez fait le point avec vos amis. Il vous soutiendra du côté de son administration. Il ne faut pas compter sur ces bureaucrates pour faire vite. Je vous conseille aussi de faire vos valises, vous risquez d’être occupé. Il me faut des faits, les positions à prendre, et une évaluation de la situation aux petits oignons. En outre, je souhaite que cela reste absolument secret. — Cette dernière remarque était destinée à Cabot. — Si nous voulons que ça marche, nous ne pouvons pas nous permettre la moindre fuite. — Bien, monsieur, répondit Jack. Cabot se contenta de hocher la tête. * * * C’était étonnant, mais Jack n’avait jamais mis les pieds à la résidence des professeurs de Georgetown. Il écarta cette réflexion et s’installa devant le petit déjeuner qui venait d’être servi. Leur table donnait sur un parking. — Vous aviez raison, Jack, remarqua Riley. Ça valait la peine de se donner du mal. — Qu’en dit Rome ? — Ils aiment assez, répondit simplement le recteur de l’université de Georgetown. — Mais encore ? lui demanda Ryan. — Vous êtes sérieux ? — Alden m’a dit il y a deux heures qu’il y avait urgence. Riley hocha la tête. — Vous voulez essayer de sauver Israël, Jack ? Ryan ne savait pas s’il fallait voir de l’humour dans cette question, mais sa forme physique ne lui permettait pas de se montrer enjoué. — Mon père, je n’agis qu’en fonction d’autre chose — des ordres, vous voyez ce que je veux dire ? — Ce mot m’est assez familier. On peut dire que cette idée vous est venue au bon moment. — Peut-être, mais on parlera du Nobel une autre fois, d’accord ? — Finissez votre petit déjeuner. On a un certain nombre de gens à voir d’ici midi, et vous ne me semblez pas en forme. — Je ne suis pas en forme, c’est vrai. — On devrait s’arrêter de boire à partir de quarante ans, remarqua Riley. C’est quelque chose qu’on ne peut plus supporter après. Que cherchez-vous exactement ? — Si nous arrivons à obtenir l’accord de principe des principaux protagonistes, les négociations pourront commencer dès que possible, mais elles devront être menées avec le plus grand soin. Le président veut pouvoir évaluer rapidement toutes les options possibles. C’est ce à quoi je m’emploie. — Israël jouera le jeu ? — Si ce n’est pas le cas, qu’ils aillent se faire foutre — excusez-moi, mais c’est exactement ce qui risque de leur arriver. — Vous avez raison, mais ont-ils assez de bon sens pour prendre conscience de leur situation ? — Mon père, je me contente de rassembler et d’évaluer des informations. Les gens me demandent de prédire l’avenir, mais je ne sais pas le faire. Tout ce que je sais, c’est que ce que j’ai vu à la télé risque d’allumer le plus bel incendie depuis Hiroshima, et nous devons absolument faire quelque chose avant que la région soit à feu et à sang. — Mangez. Il faut que je réfléchisse quelques minutes, et je réfléchis mieux en mastiquant. Le conseil était bon, Ryan en fut convaincu quelques instants après. Les aliments adoucissaient l’aigreur du café dans son estomac, et l’énergie qu’il emmagasinait allait l’aider à supporter la journée. Moins d’une heure plus tard, il était déjà reparti direction le Département d’État. À l’heure du déjeuner, il rentra chez lui préparer ses bagages et réussit à voler trois heures de sieste. Il retourna à la Maison-Blanche pour une réunion dans le bureau d’Alden, et cela se termina tard dans la nuit. Alden avait pris les choses en main, et tout fut passé en revue. Avant l’aube, Jack se rendit à la base aérienne d’Andrews. Il réussit à appeler sa femme depuis le salon réservé aux personnalités. Jack avait pensé emmener son fils à un match pendant le week-end, mais il n’y aurait pas de week-end. Un coursier lui apporta deux cents pages de documents en provenance de la CIA, du Département d’État et de la Maison-Blanche. Il aurait de quoi lire en traversant l’Atlantique. 4 LA TERRE PROMISE La base de l’U.S Air Force de Ramstein est implantée en Allemagne dans une vallée. Cela sembla très étrange à Ryan. Pour lui, un aéroport était un endroit plat à perte de vue. La base accueillait une escadre de chasseurs-bombardiers F-16 qui étaient rangés dans des abris individuels contre les bombes. Les abris étaient noyés dans les arbres — les Allemands ont une manie de la verdure qui impressionnerait le plus enragé des écolos américains. Pour une fois, les voeux des défenseurs des arbres coïncidaient avec les besoins des militaires. Vu du ciel, il était très difficile de repérer ces abris — de construction française —, ce qui était satisfaisant sur le plan esthétique et très agréable militairement parlant. La base abritait également quelques gros avions d’affaires, dont un Boeing 707 modifié qui portait l’inscription « États-Unis d’Amérique ». C’était en plus petit, un avion analogue à celui du président, qu’on surnommait Miss Piggy. Il était affecté à l’usage du commandant des forces aériennes américaines en Europe. Ryan ne put réprimer un sourire : il y avait là soixante-dix chasseurs destinés à détruire les forces soviétiques qui se retiraient à présent d’Allemagne, le tout abrité dans une zone admirablement conservée, en compagnie d’une certaine Miss Piggy. Le monde était vraiment fou. D’un autre côté, voyager avec l’armée de l’Air vous assurait une hospitalité hors pair et un traitement de VIP. Sur place, on était logé à l’hôtel Cannon. Le commandant de la base, colonel plein, avait mis son VC-20 Gulfstream personnel à sa disposition, ainsi qu’une suite spécialement équipée où un meuble renfermait un bel assortiment d’alcools destinés à faire oublier le décalage horaire grâce à neuf heures de sommeil assisté. C’était tant mieux, car la télévision n’offrait qu’une seule chaîne. Quand il se réveilla vers 6 heures, heure locale, il avait presque récupéré le décalage et se sentait aussi alerte qu’affamé. Encore un autre voyage auquel il avait survécu, enfin, il l’espérait. Jack n’avait pas très envie d’aller faire son jogging. En fait, il savait qu’il n’aurait pas été capable de faire cinq cents mètres même sous la menace d’une arme. Il se contenta d’aller marcher et se fit dépasser par un certain nombre de maniaques de la gymnastique matinale, dont de nombreux pilotes de chasse, jeunes et minces. Le brouillard s’accrochait encore aux arbres plantés juste au bord de la route bitumée. Il faisait plus froid qu’en Amérique, l’air était déchiré fréquemment par le rugissement désagréable des réacteurs — « le bruit de la liberté » —, symbole audible de la force qui avait permis de garantir la paix en Europe pendant quarante ans. Maintenant, les Allemands leur en voulaient, bien sûr. Les gens changent d’attitude avec une rapidité déconcertante. La puissance américaine avait atteint son but et appartenait au passé, pour ce qui touchait l’Allemagne. Il n’y avait plus de frontières entre les deux Allemagnes, les barbelés et les miradors n’existaient plus, on avait enlevé les mines. La bande soigneusement hersée qui pendant deux générations avait servi à dénoncer les empreintes des transfuges était plantée d’herbe et de fleurs. Des touristes, caméra au poing, se baladaient en des lieux que les agences occidentales avaient surveillés au prix de beaucoup de sang et d’argent. Parmi eux, il y avait un certain nombre d’officiers de renseignement plus interloqués qu’amusés par ces changements aussi rapides qu’une marée d’équinoxe. Ryan hocha la tête. Tout cela était bien étonnant. Le problème des deux Allemagnes était déjà au centre du conflit Est-Ouest avant sa naissance, tout le monde croyait que c’était une chose intangible, et on avait écrit sur le sujet suffisamment de rapports et de bouquins pour remplir le Pentagone de pâte à papier. Tous ces efforts, ces analyses minutieuses, ces discussions — envolés. Et bientôt, tout le monde aurait oublié. Les historiens eux-mêmes n’auraient jamais la patience de compulser tous les documents relatifs à ce qui avait été jugé si important, crucial, vital, qui avait justifié tant de morts d’hommes, et ce ne serait plus guère qu’une note de bas de page à la fin des volumes sur la Seconde Guerre mondiale. Cette base appartenait à ce système révolu. Conçue pour abriter les avions dont la mission consistait à nettoyer le ciel des avions russes et écraser une attaque soviétique, c’était maintenant un coûteux anachronisme et les appartements du personnel logeraient bientôt des familles allemandes. Ryan se demandait ce qu’ils pourraient bien faire des abris comme celui qu’il avait sous les yeux… Des caves pour y garder leur vin, sans doute. Le vin de la région était plutôt bon. — Halte ! Ryan s’arrêta net et se retourna pour voir d’où venait cette injonction. C’était un policier de l’Air — une femme. Une jeune fille en fait, mais son M-16 n’était pas en bois. — J’ai fait quelque chose de mal ? — Vos papiers, s’il vous plaît. La jeune personne était mignonne, et très professionnelle. Ryan lui tendit ses papiers de la CIA. — Je n’ai encore jamais vu ce genre de document, monsieur. — Je suis arrivé hier soir par le VC-20, je suis à la maison des hôtes, chambre 109. Vous pouvez vérifier au secrétariat du colonel Parker. — Nous sommes en alerte, monsieur, et elle prit sa radio. — Faites votre devoir, mademoiselle — pardonnez-moi, sergent. Mon avion ne décolle qu’à 10 heures. Jack alla s’appuyer contre un arbre pour se détendre. La journée était trop belle pour qu’on se laisse énerver par quoi que ce soit. — Bien reçu. — Le sergent Becky Wilson coupa la radio. — Le colonel vous cherche, monsieur. — Pour rentrer, je tourne à gauche après le Burger King ? — C’est ça, monsieur. Elle lui rendit ses papiers avec un sourire. — Merci, sergent. Désolé de vous avoir dérangée. — Vous voulez qu’on vous raccompagne ? — Non, j’aime mieux marcher. Le colonel peut bien attendre, il est en avance. Ryan partit, laissant là un sergent un peu interloqué en train de se demander qui était ce type assez important pour se permettre de faire attendre le commandant de la base devant le Cannon. Il lui fallut dix minutes, mais le sens de l’orientation de Jack était toujours aussi efficace, même dans un endroit qu’il ne connaissait pas et avec six heures de décalage horaire. — Bonjour, mon colonel, dit Ryan en enjambant le muret du parking. — Je vous invite à un petit déjeuner avec l’état-major de COMUSAFE. Nous aimerions entendre votre point de vue sur ce qui se passe en Europe. Jack se mit à rire. — Mais c’est moi qui serais curieux de vous entendre. Il retourna dans sa chambre pour s’habiller. « Qu’est-ce qui leur fait penser que j’en sais plus qu’eux ? » Avant de prendre son avion, il apprit quatre choses qu’il ignorait : les forces soviétiques qui quittaient l’ex-Allemagne de l’Est n’étaient pas ravies de s’en aller, car on ne savait pas où les mettre ; l’armée de l’ex-Allemagne de l’Est l’était encore moins de sa retraite forcée que ce qu’on croyait à Washington ; ils avaient sans doute des alliés parmi les anciens membres de la Stasi en cours de démantèlement. Enfin, bien qu’une douzaine de membres de la Fraction Armée rouge aient été appréhendés en Allemagne de l’Est, bon nombre avaient vite compris et s’étaient évanouis dans la nature avant de se faire ramasser par la Bundeskriminalamt, la police fédérale allemande. Tout ceci expliquait l’état d’alerte en vigueur à Ramstein. Le VC-20 décolla peu après 10 heures, cap au sud. « Pauvres terroristes, se disait-il, qui ont sacrifié leur vie, leur énergie, leur intelligence à quelque chose qui disparaît plus vite que la campagne allemande sous cet avion. » Ils étaient comme des enfants qui ont perdu leur mère, sans amis. Ils étaient partis se cacher en Tchécoslovaquie et en Allemagne de l’Est sans prendre conscience de ce que ces deux États communistes allaient disparaître eux aussi. Où se cacher maintenant ? En Russie ? Hors de question. En Pologne ? Quelle rigolade ! Le monde avait changé sans eux, et il allait encore changer, se dit Ryan avec un sourire sibyllin. Quelques-uns de leurs amis allaient pouvoir eux aussi observer les changements. Enfin, peut-être, peut-être… * * * — Hello, Sergei Nicolaievitch, avait dit Ryan à l’homme qui entrait dans son bureau, une semaine plus tôt. — Ivan Emmetovitch avait répondu le Russe en lui tendant la main. Ryan se souvenait très bien de la dernière fois où il l’avait vu de près. C’était à Moscou, sur la route de l’aéroport de Cheremetievo, et Golovko avait un pistolet à la main{2}. Sale journée, mais, comme toujours, c’était amusant après coup de voir comment les choses s’étaient terminées. Golovko avait failli réussir à éviter la plus grosse défection de l’histoire soviétique, et il était devenu premier vice-président du Comité de sûreté de l’État. S’il avait réussi, il ne serait pas allé aussi loin, mais il s’était montré plutôt bon, son président l’avait remarqué, et sa carrière avait pris une tournure inespérée. Pendant que Golovko entrait dans le bureau de Ryan, son garde du corps était resté dans celui de Nancy. — Ça ne m’impressionne pas. Golovko regardait le bureau d’un oeil désapprobateur, les murs de plâtre nu. Ryan n’avait qu’une toile décente, piquée dans un garde-meubles de l’administration, et, naturellement, le portrait officiel — et obligatoire — du président Fowler caché derrière le portemanteau auquel il accrochait sa veste. — Mais j’ai une plus jolie vue que vous, Sergei Nicolaievitch. À propos, la statue de Dzerjinski l’Homme de fer trône toujours au beau milieu de la place ? — Pour le moment, oui. Golovko sourit. — Votre directeur n’est pas dans vos murs, je crois ? — Le président avait besoin de le voir. — Et à quel propos ? demanda Golovko avec un sourire en coin. — Le diable si je le sais, répondit Ryan en riant. « Plein de choses », se disait-il intérieurement. — Tout ça est bien difficile, n’est-ce pas ? Difficile pour nous deux. Le nouveau directeur du KGB n’était pas lui non plus un professionnel du renseignement, c’était la règle. Dans la plupart des cas, le directeur de cette sinistre agence était quelqu’un du Parti, mais le Parti appartenait lui aussi au passé. Narmonov avait choisi un spécialiste en informatique dans l’espoir qu’il apporterait quelques idées neuves dans la première organisation de renseignement soviétique. Ce n’était pas cela qui la rendrait plus efficace. Ryan savait que Golovko avait un IBM PC dans son bureau. — Sergei, je dis toujours que, si le monde était sensé, je serais au chômage. Et regardez ce qui se passe. Du café ? — Volontiers. Il goûta le breuvage avec un air satisfait. — Nancy m’en prépare chaque matin. Eh bien, que puis-je pour vous ? — J’ai souvent entendu cette question, mais jamais dans un tel endroit. — L’invité de Ryan éclata d’un rire bruyant. — Mon Dieu, Jack, ne sommes-nous pas en train de rêver ? — Ce n’est pas un rêve, je me suis encore coupé en me rasant ce matin, et ça ne m’a pas réveillé. Golovko murmura en russe quelque chose d’incompréhensible pour Jack. Mais ses interprètes arriveraient à le décrypter sur la bande. — Je suis chargé de rendre compte de nos activités aux parlementaires. Nous avons besoin de conseils, et votre directeur a été assez aimable pour accepter notre requête. Ryan ne put résister au plaisir de prendre la balle au bond. — Pas de problème, Sergei Nicolaievitch. Vous pouvez compter sur moi pour vous mettre au courant de tout. Ce sera un vrai plaisir pour moi. Golovko n’était pas dupe. — Merci, mais le directeur risque de ne pas comprendre. Assez plaisanté, il fallait en venir aux choses sérieuses. — Nous aimerions faire du donnant-donnant. La confrontation commençait. — À savoir ? — Nous voudrions des renseignements sur les terroristes que vous avez aidés. — Nous ne pouvons pas vous en fournir, laissa froidement tomber Golovko. — Mais si, mais si. Golovko agita le drapeau du patriotisme offensé. — Un service de renseignement ne peut pas trahir ses secrets et continuer à fonctionner normalement. — Vraiment ? Dites donc ça à Castro la prochaine fois que vous le verrez, fît Ryan. — Vous devenez vraiment bon à ce petit jeu, Jack. Merci, Sergei. Mon gouvernement est ravi des positions que vient de prendre votre président sur le terrorisme. Et bon dieu, personnellement j’apprécie assez ce type, vous le savez. Nous sommes en train de changer le monde. Il nous reste quelques petites choses à régler. Vous n’avez jamais approuvé le soutien que votre gouvernement a accordé à ces mecs répugnants. — Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? demanda le directeur adjoint. — Sergei, vous êtes un professionnel du renseignement. Vous ne pouvez pas approuver les actes de criminels indisciplinés. Je ne les approuve pas non plus naturellement, et j’ai pour ça des raisons personnelles. Ryan se renversa dans son fauteuil, le regard soudain durci. Il n’oublierait jamais Sean Miller et les autres membres de l’IRA qui avaient essayé par deux fois de le tuer avec sa famille{3}. Trois semaines plus tôt, après des années de procédures épuisantes, après trois recours auprès de la Cour Suprême, après des manifestations et des recours auprès du gouverneur du Maryland et du président des États-Unis, Miller et ses complices étaient entrés un par un dans la chambre à gaz de la prison de Baltimore, et en étaient sortis les pieds devant une demi-heure plus tard. « Et que Dieu ait pitié de leur âme, se dit Ryan. Si Dieu a l’estomac assez solide. » Un chapitre de son existence était terminé pour de bon. — Et cet incident récent… — Les Indiens ? Voilà qui illustre parfaitement mon point de vue. Ces « révolutionnaires » faisaient du trafic de drogue pour trouver de l’argent. Tous ces types que vous avez financés, ils vont revenir vous voir. Dans quelques années, ils représenteront pour vous un problème bien plus considérable que pour nous. Tout cela était évident, et les deux hommes le savaient. Les liens entre le terrorisme et la drogue commençaient à préoccuper les Soviétiques. C’était à l’industrie du crime que profitait d’abord la libre entreprise en URSS. Cela préoccupait autant Ryan que Golovko. — Alors, qu’en dites-vous ? Golovko baissa la tête. — Il faut que j’en parle à mon directeur, il sera d’accord. — Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit il y a deux ans à Moscou ? Qui a encore besoin de diplomates pour négocier, alors que nous avons des gens sérieux sous la main ? — Je m’attendais à une citation de Kipling ou à quelque poème, répondit sèchement le Russe. Alors, expliquez-moi comment vous vous y prenez avec votre Congrès ? Jack rit doucement. — Pour résumer, dites-leur simplement la vérité. — Et j’ai fait onze mille kilomètres pour entendre ça ? — Choisissez quelques membres du Parlement capables de garder bouche cousue, et que leurs collègues croient honnêtes — ça, c’est plus difficile — et racontez-leur tout ce qu’ils ont besoin de savoir. Vous devez d’abord établir un certain nombre de règles de terrain. — Des règles de terrain ? — C’est un terme de football américain, Sergei. Cela veut dire des règles particulières qui s’appliquent à un terrain donné. L’oeil de Golovko s’alluma. — Voilà une expression bien pratique. — Tout le monde doit accepter les règles, et personne ne doit jamais, mais jamais, les transgresser. Ryan se tut. Il s’adressait à son confrère comme un professeur, et ce n’était pas correct. Golovko se renfrogna. Ce n’était pas facile : ne jamais violer les règles. Les affaires de renseignement n’étaient pas si simples. Et la manie du secret fait partie intégrante de l’âme russe. — Chez nous, ça marche, ajouta Ryan. « Est-ce si sûr ? se demandait-il en parlant. Sergei sait si ça a marché ou non… il doit savoir des trucs que je ne sais pas. Il pourrait me dire si nous avons eu de grosses fuites au Capitole depuis Peter Henderson… mais il sait aussi que nous avons eu vent de beaucoup de leurs opérations malgré leur passion pathologique pour le secret le plus absolu. » Le Soviet l’avait même reconnu publiquement : depuis des années, l’hémorragie de membres du KGB avait fait rater un certain nombre d’opérations menées contre les États-Unis et l’Occident. En Union soviétique comme aux États-Unis, le secret servait aussi bien à camoufler les succès que les échecs. — Tout se ramène à un problème de confiance, ajouta Ryan au bout d’un moment. Vos députés sont des patriotes. S’ils n’aimaient pas leur pays, ils ne s’embêteraient pas avec tous les désagréments de la vie publique. C’est la même chose chez nous. — Le goût du pouvoir…, le coupa Golovko. — Non, pas pour les meilleurs d’entre eux, ceux à qui vous aurez affaire. Bien sûr, il y aura quelques imbéciles, nous en avons aussi. Mais ils ne sont pas bien dangereux. Les meilleurs savent bien que le pouvoir associé à la politique n’est qu’une illusion. Les servitudes sont bien plus importantes. Non, Sergei, dans la plupart des cas, vous aurez affaire à des gens aussi intelligents et honnêtes que vous. Golovko le remercia d’un signe de tête pour ce compliment de professionnel à professionnel. Il avait raison, Ryan devenait vraiment fort. Il réfléchit que Ryan et lui n’étaient plus deux ennemis, des concurrents peut-être, mais pas des ennemis. Ce qui les unissait maintenant dépassait le simple respect professionnel. Ryan observait son visiteur avec sympathie, en souriant intérieurement de sa surprise. Il espérait aussi que l’un de ceux que choisirait Golovko serait Oleg Kirilovitch Kadishev, nom de code Spinnaker. Les médias le connaissaient comme l’un des plus brillants députés au Soviet suprême, ce parlement qui se débattait pour essayer de bâtir un nouveau pays. Sa réputation d’intelligence et d’intégrité masquait le fait qu’il travaillait depuis des années pour la CIA. C’était certainement le meilleur agent jamais recruté par Mary Pat Foley. « Le jeu continue, songea Ryan, mais les règles sont différentes. Le monde aussi est différent, mais le jeu ne s’arrêtera jamais », se dit Jack avec un peu de tristesse. Par exemple, les États-Unis espionnaient même Israël. Simplement, on appelait ça « garder un oeil », jamais « monter une opération ». « Oh ! Sergei, tu as encore beaucoup de choses à apprendre ! » Ryan emmena son invité déjeuner à la salle à manger réservée aux directeurs. Golovko trouva le repas plutôt meilleur que ce qu’offrait le KGB, ce dont Ryan ne se serait jamais douté. Les principaux directeurs de la CIA les attendaient ensuite, rangés en ligne avec leurs adjoints, pour serrer la main de Golovko et faire une photo. On fit le portrait de groupe devant l’ascenseur, au moment où le Russe regagnait sa voiture. Après son départ, les équipes du département Sciences et Technologie ainsi que ceux de la sécurité passèrent au peigne fin tous les endroits où il était passé avec son garde du corps. Et ils ne trouvèrent rien du tout. On en conclut que Golovko ne s’était pas permis de jouer aux petits jeux habituels. L’un des enquêteurs se lamenta de ce que les choses n’étaient plus comme dans le temps… * * * Ryan sourit en se rappelant cette remarque. Les choses allaient si vite. Il s’enfonça dans son siège et attacha sa ceinture. Le VC-20 approchait des Alpes et il risquait d’y avoir quelques turbulences. — Vous désirez un journal, monsieur ? lui demanda l’hôtesse. C’était une femme, pour changer, et jolie en plus. Elle était en outre mariée, et enceinte. Un sergent enceint. Ryan se sentit mal à l’aise. — Qu’avez-vous ? — L’International Tribune. — Parfait ! Ryan prit le journal et faillit s’étrangler. Là, en première page, un enfoiré leur avait refilé la photo. Golovko, Ryan, tous les directeurs du département Sciences et Technologie, les opérationnels, les administratifs, les archives, le renseignement, en train de digérer leur déjeuner. Leur identité n’était pas secrète, c’est vrai, mais tout de même… — La photo n’est pas très bonne, remarqua le sergent avec un sourire. Ryan n’arrivait pas à se sentir vraiment en colère. — C’est pour quand, sergent ? — Encore cinq mois, monsieur. — Eh bien, j’espère que votre enfant arrivera dans un monde meilleur que celui qui nous a accueillis. Vous n’avez pas envie de vous asseoir et de vous reposer ? Je ne suis pas un homme assez libéré pour me faire servir par une femme enceinte. * * * L’édition de l’International Herald Tribune résulte d’un accord entre le New York Times et le Washington Post. Pour les Américains qui voyagent en Europe, c’est le seul moyen de connaître les résultats de foot et de lire les bandes dessinées. Le journal avait déjà élargi sa zone de diffusion à l’ex-bloc de l’Est, afin de toucher les touristes et les hommes d’affaires américains qui envahissaient les anciens pays communistes. Mais les habitants de ces pays le lisaient également pour améliorer leur anglais et pour savoir ce qui se passait aux États-Unis, sans compter qu’il existait une certaine fascination pour la vie américaine chez ces gens qui s’essayaient à imiter ce qu’on leur avait appris jusqu’alors à haïr. Enfin, c’était une source d’information aussi bonne que les feuilles locales sur ce qui se passait réellement dans leurs pays. Tout le monde l’achetait, et l’éditeur américain s’employait à élargir encore son audience. L’un de ces lecteurs réguliers s’appelait Gunter Bock. Il habitait Sofia, en Bulgarie, et avait quitté l’Allemagne — sa moitié est — quelques mois plus tôt, après qu’un ancien ami de la Stasi l’eut prévenu qu’il valait mieux aller voir ailleurs. Avec sa femme, Petra, Bock avait été chef d’un commando de la bande Baader-Meinhof, puis, quand celle-ci avait été démantelée par la police fédérale allemande, de la Fraction Armée rouge. Par deux fois, il avait manqué être arrêté par le Bundeskriminalamt, et il avait dû passer en Tchécoslovaquie, puis de là en RDA, où il s’était installé dans une semi-retraite tranquille. Il avait une nouvelle identité, des papiers tout neufs, un boulot stable — il ne se montrait jamais au bureau, mais les registres d’employés étaient parfaitement en ordre — et il se sentait en sécurité. Ni lui ni Petra n’avaient vu venir la révolte populaire qui avait renversé le gouvernement de la Deutsche Demokratische Republik, mais ils s’étaient dit qu’il valait mieux garder l’anonymat. Ils n’avaient pas prévu non plus qu’une émeute populaire irait saccager le siège de la Stasi. Des millions de documents avaient été détruits à cette occasion, mais de nombreux émeutiers n’étaient en fait que des agents du Bundesnachrichtendienst, le service de renseignement ouest-allemand, qui étaient au premier rang de ceux qui avaient pénétré dans les locaux, et qui savaient exactement quels bureaux visiter. En l’espace de quelques jours, des gens de la FAR avaient commencé à disparaître. Il n’était pas très facile de se tenir au courant : le réseau téléphonique de la RDA était dans un tel état qu’il n’avait jamais été facile de passer un coup de fil, et les anciens associés n’habitaient pas dans la même région pour d’évidentes raisons de sécurité. Mais quand, un beau jour, un couple de leurs amis n’était pas venu dîner comme prévu, Gunter et Petra avaient commencé à se faire du souci. Il était déjà trop tard. Alors que le mari préparait en catastrophe leur départ, cinq commandos du GSG-9, lourdement armés, avaient enfoncé la porte de leur appartement à Berlin-Est. Ils avaient trouvé Petra en train de changer l’une de ses jumelles. Ce spectacle touchant n’effaçait pas le fait qu’elle avait tué trois citoyens ouest-allemands, dont un de façon horrible. Petra était maintenant dans un quartier de haute sécurité où elle purgeait une peine de prison à vie, dans un pays où « à vie » signifie réellement qu’on ne quittera sa cellule que dans un cercueil. Leurs deux enfants avaient été adoptés par un capitaine de la police de Munich dont la femme était stérile. Günter en avait été terriblement affecté, à un point qui le surprenait lui-même. Après tout, il était un révolutionnaire. Il avait comploté et tué pour défendre sa cause, et il était stupide de se laisser abattre par l’emprisonnement de sa femme… et la perte de ses enfants. Mais… Mais les jumelles avaient le nez et les yeux de Petra, et elles lui auraient souri. Il s’était dévoué à quelque chose de plus grand qu’une banale existence. Ses camarades et lui avaient fait un choix conscient et raisonné, celui de construire un monde meilleur et plus juste pour le commun des mortels. En même temps, Petra et lui avaient décidé, de façon tout aussi consciente et raisonnée, d’avoir des enfants qui seraient éduqués selon les principes de leurs parents, pour ramasser le fruit de leurs peines héroïques. C’était devenu impossible, et Günter enrageait. Pis encore, il avait complètement perdu le nord. Ce qui était arrivé était parfaitement impossible. Unmöglich. Unglaublich. Le peuple, le vulgaire peuple de la RDA, s’était soulevé, oubliant au passage son État presque parfaitement socialiste, choisissant de se fondre dans un monstre d’exploitation dirigé par des impérialistes. Il s’était laissé séduire par l’électroménager Blaupunkt, les voitures Mercedes, et quoi encore ? Günter Bock n’arrivait pas à comprendre. Il était intelligent, mais il ne parvenait pas à accepter ces événements incompréhensibles. Que les gens de son pays aient examiné le « socialisme scientifique » et décidé que ça ne marchait pas, et que ça ne marcherait jamais, cela dépassait son entendement. Il avait entièrement consacré sa vie au marxisme, il n’allait pas le renier maintenant. Sans le marxisme, après tout, il ne serait jamais qu’un criminel, un meurtrier de droit commun. Seule l’héroïque éthique révolutionnaire hissait ses actes au-dessus de ceux d’un quelconque gangster. Mais son éthique avait été rejetée avec mépris par ceux qui devaient en bénéficier. C’était tout bonnement impossible, unmöglich. Ce n’était pas juste, que tant de choses aient aussi mal tourné. Il ouvrit le journal qu’il avait acheté vingt minutes plus tôt à sept rues de son logement, et remarqua immédiatement la photo de la première page. On aurait dit que l’éditeur l’avait fait exprès. LA CIA ACCUEILLE LE KGB, disait la légende. — Was ist das denn fur Quatsch ? murmura Günter. « Dans un revirement remarquable à une époque remarquable, la Central Intelligence Agency a accueilli le premier vice-président du KGB au cours d’une conférence destinée à traiter d’affaires d’intérêt mutuel concernant les deux empires du renseignement les plus importants du monde, disait l’article. Des sources généralement bien informées confirment que ce nouveau terrain de coopération Est-Ouest comprendra l’échange d’informations sur les liens de plus en plus étroits qui existent entre le terrorisme international et le trafic de drogue. La CIA et le KGB vont désormais collaborer pour… » Bock posa son journal et regarda par la fenêtre. Il savait ce que c’est qu’être un animal pourchassé, tous les révolutionnaires le savent. C’était la voie qu’il avait choisie, comme Petra, comme tous leurs amis. Leur tâche était claire : ils représentaient les forces de la lumière contre celles de l’ombre. Bien entendu, les forces de la lumière devaient fuir et se terrer, mais c’était secondaire. Tôt ou tard, la situation allait s’inverser, lorsque le bon peuple apercevrait la vérité et déciderait de se ranger du côté des révolutionnaires. Il n’y avait qu’un problème : le bon peuple avait choisi l’autre camp. Et l’univers terroriste allait bientôt manquer d’endroits sombres où les forces de la lumière pourraient se cacher. Il était venu en Bulgarie pour deux raisons : de tous les pays de l’ancien bloc de l’Est, la Bulgarie était le plus arriéré, et avait réussi à sortir sans heurts de la dictature communiste. En réalité, les communistes dirigeaient toujours le pays, quoique sous un nom différent, et ce pays était encore politiquement sûr, ou du moins neutre. L’appareil de renseignement bulgare, qui fournissait des tueurs à un KGB devenu trop sensible pour se mêler de tâches pareilles, comptait encore nombre d’amis fiables. « Des amis fiables », songea Günter. Mais les Bulgares étaient encore soumis à l’influence de leurs maîtres russes — leurs associés, dorénavant, si le KGB coopérait avec la CIA… Le nombre d’endroits sûrs venait encore de diminuer d’une unité. Günter Bock aurait dû se sentir glacé par ce nouveau danger qui le menaçait directement. Au contraire, il devint rouge de colère. En tant que révolutionnaire, il clamait depuis longtemps que tout le monde était contre lui, mais au moins, dans le temps, il avait la conviction que cela changerait un jour. Maintenant, ce qui n’avait été que vantardise devenait réalité. Il y avait encore quelques endroits où fuir, quelques contacts sûrs. Mais combien ? Combien de temps avant que ses anciens complices ne se plient eux aussi aux changements du monde ? Les Soviétiques s’étaient trahis eux-mêmes, et le socialisme avec. Et les Allemands. Et les Polonais. Les Tchèques, les Hongrois, les Roumains. À qui le tour ? Mais ils étaient aveugles ou quoi ? C’était un piège, une conspiration incroyable des forces contre-révolutionnaires. Ils étaient en train de mettre en pièces ce qui aurait pu… ce qui aurait dû… ce qui était… l’ordre social parfait, la liberté organisée au lieu de la misère, l’efficacité, la loyauté et l’égalité… Ce qui… Était-il possible que tout cela ne soit qu’un mensonge, une erreur épouvantable ? Petra et lui avaient tué ces exploiteurs tremblants de peur pour rien ? Après tout, quelle importance ? En tout cas, cela n’avait pas d’importance pour Gunter Bock, pas maintenant. Il allait bientôt être pourchassé. Si les Bulgares passaient leurs documents aux Russes, si les Russes avaient quelques hommes à eux dans le bon bureau, son adresse et sa nouvelle identité étaient peut-être déjà à Washington, et au quartier général du BND. Si bien qu’il risquait de se retrouver dans moins d’une semaine dans une cellule proche de celle de Petra. Petra, avec ses cheveux châtains et ses yeux bleus rieurs. Elle était aussi courageuse qu’un homme, de glace en face de ses victimes, si chaleureuse avec ses camarades. Elle était une mère parfaite pour Erika et Ursel, et c’est là qu’elle avait montré le meilleur d’elle-même. Elle avait été trahie par de soi-disant amis, enfermée dans une cage comme un animal, dépouillée de sa vie. Sa Petra bien-aimée, sa camarade, son amante, sa femme, sa confidente. On lui avait arraché sa propre vie, et maintenant, il fallait qu’il s’éloigne encore davantage d’elle. Il fallait trouver le moyen de changer ça. Mais la première chose à faire, c’était de partir. Bock posa son journal et alla s’occuper de la cuisine. Quand tout fut propre et rangé, il prit un simple sac et quitta l’appartement. L’ascenseur était encore en panne, et il descendit à pied les quatre étages jusqu’au rez-de-chaussée. Il attrapa un tram, et, une heure et demie plus tard, il était à l’aéroport. Il était en possession d’un passeport diplomatique. En fait, il en avait six soigneusement cachés dans la doublure de sa mallette made in URSS. Comme c’était un homme prudent, trois d’entre eux correspondaient même à des passeports de vrais diplomates bulgares, à l’insu du ministère des Affaires étrangères qui tenait les registres. Cela lui garantissait l’accès au plus sûr allié du terrorisme international : le transport aérien. Avant midi, il décollait, cap au sud. * * * Ryan se posa sur un aéroport militaire près de Rome juste avant midi. Par un curieux hasard, ils se retrouvèrent au roulage juste derrière un autre VC-20 de la 89e Escadre de transport aérien militaire qui venait d’arriver de Moscou. Une limousine noire les attendait tous les deux. Le secrétaire d’État adjoint Scott Adler accueillit Ryan avec un sourire sibyllin. — Eh bien ? demanda Ryan en essayant de dominer le brouhaha de l’aéroport. — On a le feu vert. — Bon Dieu, fit Ryan en serrant la main d’Adler. On a droit à encore combien de miracles, cette année ? Adler était diplomate de carrière et il avait toujours travaillé au département soviétique du Département d’État. Il parlait couramment leur langue, il connaissait à fond leur politique passée et actuelle, et il comprenait les Soviets comme peu de gens au gouvernement. Il pouvait en remontrer aux Russes eux-mêmes. — Vous savez ce qui est dur avec eux ? — S’habituer à entendre da au lieu de niet, non ? — Ça enlève tout ce qu’il y avait de drôle dans les négociations. La diplomatie est vraiment emmerdante quand les deux parties sont raisonnables. Adler rigola, et la voiture démarra. — C’est une expérience nouvelle des deux côtés, dit simplement Jack. Il se retourna pour regarder « son » avion qui se préparait à redécoller. Il devait voyager avec Adler pendant le reste de leur tournée. Ils fonçaient vers le centre de Rome avec l’habituelle escorte. Les Brigades rouges, pratiquement éliminées quelques années plus tôt, étaient de retour. Et même si cela n’avait pas été le cas, les Italiens apportaient de toute façon le plus grand soin à la protection de leurs visiteurs étrangers. Le siège avant était occupé par un type peu commode, armé d’un Beretta. Il y avait deux voitures devant, deux autres derrière, et assez de motos pour organiser une course. Cette promenade dans les rues du vieux Rome fît regretter l’avion à Ryan. On aurait dit que les conducteurs italiens avaient tous des ambitions en Formule Un. Jack se serait senti plus à l’aise dans sa voiture, avec Clark, à suivre un parcours aléatoire, mais, dans ses fonctions, les mesures de sécurité participaient autant du cérémonial que de la nécessité. — Rien ne vaut le profil bas, murmura Jack à Adler. — Vous faites pas de bile. Chaque fois que je viens ici, c’est le même cirque. C’est la première fois ? — Ouais, ma première visite à Rome. Je me demande comment j’ai fait pour ne pas venir plus tôt — j’en ai toujours eu envie : l’histoire et tout ça. — Il y a beaucoup d’histoire ici, c’est vrai. On pourrait peut-être contribuer à l’écrire ? Ryan se retourna pour regarder son collègue. Écrire l’histoire était une chose qui ne lui était pas encore venue à l’esprit. Et en plus, c’était dangereux. — Ce n’est pas mon métier, Scott. — Si ça marche, vous allez voir ce que vous allez voir. — Franchement, c’est un truc auquel je n’ai jamais pensé. — Vous auriez dû. Un bienfait ne reste jamais impuni. — Vous voulez dire que Talbot… ? — Non, pas lui. D’ailleurs, ce n’est pas vraiment mon patron. Droit devant, Ryan vit soudain un camion qui essayait de dépasser l’escorte. Le motard placé à l’extrême droite ne broncha pas d’un millimètre. — Je n’essaie pas de me faire mousser. J’ai eu une idée, c’est tout. Maintenant, on m’envoie en éclaireur. Adler secoua lentement la tête. « Mais bon dieu, comment a-t-il fait pour rester au service du gouvernement ? » Les habits rayés des Gardes suisses ont été dessinés par Michel-Ange. Comme les tuniques rouges des Gardes britanniques, ils sont le souvenir anachronique d’une époque où les soldats portaient des uniformes brillants et colorés ; comme leurs homologues britanniques, ils ont surtout été maintenus comme une attraction pour les touristes plutôt que par nécessité fonctionnelle. Ces hommes, leurs armes paraissent si bizarres. Les Gardes du Vatican portent la hallebarde, cette espèce de hache diabolique à long manche inventée pour les fantassins et qui leur permettait de désarçonner les chevaliers en armure, ou de faucher les jambes des chevaux. Une fois démonté, un chevalier devenait aussi facile à dépecer qu’un vulgaire homard. « Les gens s’imaginent que les armes du Moyen ge étaient romantiques, songeait Ryan, mais ce pour quoi elles étaient conçues n’avait rien de romantique. Un fusil moderne a au moins l’avantage de faire les choses plus proprement. » Les Gardes suisses avaient également des fusils, des fusils suisses de chez SIG. Ils ne portaient pas tous leur uniforme Renaissance et, depuis l’attentat contre Jean-Paul II, de nombreux Gardes avaient reçu un entraînement complémentaire. Cela s’était fait discrètement, bien sûr, car cet entraînement ne collait pas tout à fait avec l’image du Vatican. Ryan se demandait quelle était la politique du Vatican sur l’usage de la force, et si le chef des Gardes ne prenait pas des libertés avec les règles imposées d’en haut par des gens mal placés pour apprécier la nature de la menace et la nécessité de prendre de sérieuses mesures de protection. Ils faisaient sans doute de leur mieux malgré ces contraintes, et on les imaginait maugréant entre eux, comme n’importe qui d’autre dans ce métier. Un évêque les accueillit, un Irlandais nommé Shamus O’Toole dont les cheveux roux juraient horriblement avec sa soutane. Ryan sortit le premier de la voiture, et se posa aussitôt la question : devait-il ou non baiser l’anneau d’O’Toole ? Il ne savait pas trop. Il n’avait pas vu un évêque depuis sa confirmation, ce qui faisait un bail, il était encore au collège à Baltimore. O’Toole résolut la question pour lui en lui serrant la main à peu près à la manière d’un ours. — Mais les Irlandais sont partout ! fit-il avec un large sourire. — Il faut bien que quelqu’un fasse tourner le monde, monseigneur. — C’est vrai, c’est vrai ! O’Toole salua Adler. Scott était juif, et n’avait pas l’intention de baiser l’anneau de qui que ce soit. — Voulez-vous me suivre, messieurs ? Mgr O’Toole les précéda dans un bâtiment dont l’histoire aurait rempli trois gros volumes, plus un livre d’art et d’architecture. Jack remarqua à peine les deux détecteurs de métal à l’entrée du second étage. Léonard de Vinci s’était sans doute chargé du boulot, tant ils étaient bien dissimulés dans l’embrasure des portes. Quelques individus en civil qui faisaient les cent pas dans les galeries étaient trop jeunes et trop musclés pour des bureaucrates, et on avait l’impression de se promener dans un mélange de musées d’art ancien et de cloître. Les clercs étaient en soutane et les religieuses portaient la tenue à demi séculière adoptée par leurs consoeurs aux États-Unis. Ryan et Adler furent abandonnés un bref instant dans une salle d’attente, sans doute davantage pour leur permettre d’admirer les lieux que pour les faire lanterner, se dit Jack. Il admira une madone du Titien qui ornait le mur pendant que Mgr O’Toole les annonçait. — Dieu, on se demande s’il lui est arrivé de peindre une petite toile, fît Ryan à voix basse. Adler pouffa. — Il avait le coup pour saisir un visage et un regard, hein ? Prêt ? — Ouais, répondit Ryan. Il se sentait étrangement confiant. — Messieurs, fit O’Toole en ouvrant la porte, voulez-vous me suivre ? Ils traversèrent une seconde antichambre meublée de deux bureaux inoccupés et passèrent une autre porte qui faisait au moins cinq mètres de haut. Aux États-Unis, le bureau du cardinal d’Antonio aurait pu servir de salle de bal ou de réception. Le plafond était couvert de fresques, les murs revêtus de soie bleue et le plancher antique dissimulé par des tapis assez grands pour y faire tenir intégralement une salle de séjour. Le mobilier était plus récent, avait-il deux cents ans ? Le bois des fauteuils était doré, les coussins ornés de tapisserie. Un service à café en argent indiqua à Ryan où ils devaient s’asseoir. Le cardinal se leva de son bureau pour les accueillir, souriant comme un roi l’aurait fait quelques siècles plus tôt pour complimenter un ministre favori. D’Antonio était de petite taille, et devait apprécier la bonne chère : il avait bien vingt kilos de trop. L’odeur du tabac flottait dans son bureau, une habitude qu’il aurait mieux fait d’abandonner, car il approchait de soixante-dix ans. Il y avait une espèce de dignité paysanne sur son vieux visage replet. Fils d’un pêcheur sicilien, d’Antonio avait des yeux marron malicieux qui laissaient percer une rugosité de caractère que cinquante ans au service de l’Église n’avaient pas émoussée. Ryan connaissait ses antécédents et n’avait pas de mal à l’imaginer en train de tirer les filets avec son père. Cette rusticité était également un déguisement assez utile à un diplomate, et d’Antonio en était un, quelle qu’ait pu être par ailleurs sa vocation. Linguiste distingué comme beaucoup de dignitaires du Vatican, il avait passé trente ans à pratiquer son art, et comme il n’avait pas de force militaire à sa disposition pour changer le monde, il avait dû jouer tout en finesse. Dans le langage du renseignement, on aurait dit qu’il était un agent d’influence, partout bien introduit, toujours prêt à écouter ou à donner un conseil. Comme de bien entendu, le cardinal salua d’abord Adler. — Quel plaisir de vous revoir, Scott. — Votre Éminence, c’est aussi un plaisir pour moi, comme chaque fois. Adler serra la main qu’on lui tendait en arborant son sourire le plus diplomatique. — Et voilà M. Ryan. Nous avons beaucoup entendu parler de vous. — Merci, Votre Éminence. — Je vous en prie, je vous en prie. D’Antonio invita les deux hommes à s’asseoir sur un sofa si magnifique que Ryan hésitait à s’y poser. — Du café ? — Volontiers, répondit Adler pour eux deux. Mgr O’Toole fit le service avant de s’asseoir pour prendre des notes. — C’est trop aimable de votre part d’avoir accepté de nous recevoir de manière presque impromptue. « Incroyable », se dit Ryan en voyant le cardinal fouiller dans sa soutane et en sortir un étui à cigares. Avec un petit instrument qui semblait en argent, mais était plus probablement en acier, d’Antonio découpa délicatement le gros cylindre brun avant de l’allumer avec un briquet en or. Il ne manifestait pas le moindre remords pour cette faiblesse de la chair. Ryan songea qu’il était sans doute plus à l’aise pour discuter un cigare à la main. Bismarck était comme cela. — Vous connaissez déjà les grandes lignes de notre projet, dit Adler pour ouvrir le débat. — Si. Et je dois dire que je le trouve très intéressant. Comme vous le savez certainement, le Saint-Père a proposé quelque chose d’équivalent voici quelque temps. Ryan ne le savait pas. — Quand j’ai eu connaissance de cette initiative, j’ai fait un petit mémo en soulignant ses qualités, reprit Adler. Il reste un point faible, la difficulté à prendre en compte les problèmes de sécurité, mais, après la guerre du Golfe, nous pouvons faire un certain nombre d’ouvertures. Vous comprenez naturellement que notre projet ne peut pas… — Votre projet est acceptable, en ce qui nous concerne, répondit d’Antonio en balayant l’air de son cigare. Et comment pourrait-il en être autrement ? — Éminence, c’est précisément ce que nous souhaitions entendre. Adler prit sa tasse. — Vous n’avez aucune réserve à faire ? — Nous sommes disposés à faire des concessions, dès lors qu’on peut espérer une amélioration entre les parties concernées. Si les participants sont sur un pied d’égalité, nous approuvons totalement votre proposition. Ses yeux fatigués brillaient. — Mais serez-vous en mesure de garantir cette égalité de traitement ? — Je pense que oui, dit Adler d’un ton grave. — Et les Soviétiques ? — Ils n’interviendront pas, et nous espérons même qu’ils nous soutiendront. De toute manière, ils ont déjà largement de quoi se distraire. — C’est vrai, et ils profiteront de l’accalmie dans la région, de la stabilité des marchés et d’une ambiance internationale plus détendue. « Étonnant, se disait Ryan. C’est étonnant de voir comment les pragmatiques se sont adaptés à tous ces changements, on dirait qu’ils s’y attendaient. Et pourtant non, personne n’avait rien prévu. Si quelqu’un avait prédit il y a dix ans tout ce qui arrive, on lui élèverait une statue. » — C’est vrai. Le secrétaire d’État adjoint posa sa tasse. — Reste à savoir comment annoncer… Une autre bouffée de cigare. — Naturellement, vous souhaitez que le Saint-Père s’en charge. — Vous m’avez deviné, observa simplement Adler. — Je ne suis pas encore complètement gâteux, répondit le cardinal. Mais les fuites dans la presse ? — Nous préférerions qu’il n’y en ait pas. — Au Vatican, c’est facile, mais chez vous ? Qui est au courant ? — Très peu de gens, dit Ryan, qui ouvrait la bouche pour la première fois. Enfin, pour l’instant. — Mais à votre prochaine escale ? D’Antonio ne savait pas où ils allaient, mais c’était évident. — Cela pourrait poser un problème, dit prudemment Ryan. Nous verrons bien. — Le Saint-Père et moi-même prions pour votre succès. — Qui sait, cette fois, vos prières seront peut-être exaucées, dit Adler. * * * Cinquante minutes plus tard, le VC-20B décollait. Il survola la côte italienne, puis vira au sud-ouest et retraversa l’Italie vers sa destination. — Bon dieu, ç’a été rapide, remarqua Jack quand le voyant « Attachez votre ceinture » se fut éteint. Naturellement, il garda la sienne attachée. Adler alluma une cigarette et souffla la fumée sur le hublot. — Jack, nous sommes dans le cas typique où il faut agir vite ou ne pas agir du tout. C’est rare, mais ça arrive. Le steward — cette fois, c’était un homme — leur apporta une télécopie qui venait d’arriver. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Ryan avec ennui. Ça parle de quoi ? * * * À Washington, les gens n’ont pas toujours le temps de lire les journaux, ou du moins, pas tous les journaux. Afin d’aider les membres du gouvernement à savoir ce qui se passe, il existe une revue de presse quotidienne, l’ « oiseau du matin ». Les premières éditions des grands journaux américains arrivent par le vol régulier à Washington et, avant l’aube, elles sont lues systématiquement pour en extraire tout ce qui touche de près ou de loin l’action du gouvernement. Le résultat est mis en liasse et photocopié, puis distribué à des milliers d’exemplaires aux différents bureaux. Les premiers destinataires recommencent l’opération en soulignant tout ce qui peut intéresser leurs supérieurs. Ce processus est particulièrement complexe à la Maison-Blanche, dont les collaborateurs sont par définition intéressés par absolument tout. Elizabeth Elliot était assistante spéciale du président pour les affaires de Sécurité nationale. Elle était l’adjointe directe de Charles Alden, qui portait le même titre, sans le « Spécial ». Liz, également connue sous ses initiales « E.E. », portait une élégante robe de toile. Il faut dire qu’Elizabeth Elliot n’était pas désagréable à regarder et qu’elle savait se mettre en valeur. Elle mesurait un mètre soixante-dix, et avec son visage mince que les longues heures de travail ajoutées à un régime alimentaire médiocre ne contribuaient pas peu à amaigrir, elle ne se contentait pas des seconds rôles auprès de Charles Alden. Accessoirement, Alden sortait de Yale. Elle avait été professeur de sciences politiques à Bennington, et n’aimait pas qu’on considère Yale comme plus prestigieuse, quel que soit celui qui portait pareil jugement. Le rythme de travail à la Maison Blanche s’était un peu assoupli depuis quelques années, du moins pour les gens qui s’occupaient de sécurité nationale. Le président Fowler ne voyait pas la nécessité d’un briefing aux aurores, et la situation mondiale était nettement plus calme que celle qu’avaient connue ses prédécesseurs. Le problème majeur de Fowler, c’était la politique intérieure. Il pouvait s’informer dans ce domaine en suivant les informations du matin, ce qu’il faisait en regardant simultanément deux récepteurs. Cela avait toujours eu le don de mettre sa femme en furie et d’étonner ses collaborateurs. Conclusion, Charles Alden n’avait pas besoin d’être là avant 8 heures ; il prenait connaissance des nouvelles, et il allait voir le président à 9 h 30. Fowler n’aimait pas être en prise directe avec les responsables de la CIA. Par conséquent, E.E. arrivait peu après 6 heures, et c’est elle qui voyait la première les communiqués et les messages. Elle discutait avec les officiers de permanence de la CIA (qu’elle n’aimait pas beaucoup) et leurs homologues des Départements d’État et de la Défense. Elle lisait également l’ « oiseau du matin » et soulignait les articles susceptibles d’intéresser son patron. « On dirait vraiment que je ne suis qu’une petite sotte de secrétaire », fulminait E.E. Pour elle, Alden était la contradiction personnifiée : un homme de gauche qui ne mâchait pas ses mots, un coureur de jupons qui se posait en défenseur des droits de la femme, un homme galant et plein d égards qui aurait sans doute aimé la traiter comme une vulgaire fonctionnaire. Elle oubliait seulement que c’était également un observateur remarquablement perspicace, qui pour elle, avait écrit une douzaine de livres également remarquables. Pour elle, il lui avait pris sa place. On la lui avait promise quand Fowler n’était encore qu’un candidat possible. Les négociations qui avaient conduit Alden dans son bureau de l’aile ouest et elle au sous-sol n’étaient que la manifestation vulgaire du sans-gêne avec lequel les hommes politiques violent la parole donnée. Le vice-président avait exigé et obtenu ce poste pour lui pendant la convention du parti ; il avait également obtenu que le bureau qui aurait dû être le sien au rez-de-chaussée soit attribué à l’un de ses protégés, la reléguant dans ce placard. Le vice-président avait fait honnêtement son boulot, et on reconnaissait généralement que sa campagne nonchalante avait fait la différence. Il avait emporté la Californie, et, sans la Californie, J. Robert Fowler serait encore gouverneur de l’Ohio. C’est ainsi qu’elle avait hérité de ce bureau de quatre mètres sur cinq en sous-sol, pour jouer la secrétaire et/ou l’assistante administrative de ce foutu mec de Yale qui faisait une apparition le dimanche une fois par mois, et qui faisait le beau avec les chefs d’État pendant qu’elle jouait les Pénélope. Elizabeth Elliot était dans son humeur habituelle du matin, pas terrible, comme le savaient tous ceux qui fréquentaient la Maison-Blanche. Elle sortit de son bureau et se dirigea vers la cafétéria. Le café la rendait encore plus acariâtre, et cette pensée la fit presque sourire, de ce sourire qu’elle refusait aux hommes de la sécurité qui contrôlaient son laissez-passer tous les matins à l’entrée. Ce n’étaient que des flics, après tout, et les flics n’ont rien d’excitant. Le service était assuré par des maîtres d’hôtel de la Marine, en général philippins, ce qui lui rappelait désagréablement l’époque où l’Amérique pratiquait l’exploitation coloniale. Les secrétaires et tout le personnel administratif n’avaient rien à voir avec la politique, ce n’étaient que de vulgaires bureaucrates. Ceux qui comptaient dans ces lieux, c’étaient les politiques. E.E. leur réservait le peu d’amabilité dont elle était capable. Les agents des services secrets la regardaient passer avec la même attention qu’ils auraient accordée au chien du président, s’il avait eu un chien. Comme tous les permanents qui faisaient tourner la Maison Blanche, malgré ce passage incessant de gens gonflés de leur importance qui arrivaient un jour et repartaient un autre, ils ne voyaient en elle qu’une de ces personnes hissées au pinacle par les vertus de la politique et qui s’en irait un jour. Eux, les professionnels, seraient toujours là et continueraient à faire le travail pour lequel on les payait. Le système de castes de la Maison-Blanche était vieux comme le monde, et chacun regardait le voisin comme un être inférieur. Elliot retourna dans son bureau avec sa tasse et la posa pour s’étirer un bon coup. Son fauteuil pivotant était très confortable — le mobilier était très bien étudié, ce n’était pas comme à Bennington. Mais ces semaines sans fin, le travail dès l’aurore, les soirées laborieuses jusque tard dans la nuit, tout cela n’avait pas arrangé son caractère. Elle se dit qu’elle devrait prendre le temps de s’aérer, au moins de marcher. De nombreux membres du cabinet profitaient de l’heure du déjeuner pour faire les cent pas dans l’avenue, les plus dynamiques faisaient même du jogging. Certaines des femmes allaient courir avec des officiers affectés à la Présidence, surtout lorsqu’ils étaient célibataires. Elles étaient visiblement attirées par les cheveux courts et les idées simples qui caractérisent les gens en uniforme. Mais E.E. n’avait pas le temps, et elle se contenta donc de s’étirer en marmonnant un vague juron avant de s’asseoir. Elle avait eu une chaire dans la plus importante université pour femmes du pays, et elle jouait les secrétaires pour ce maudit type de Yale. Mais se lamenter n’a jamais arrangé les choses, et elle se remit au travail. Elle avait lu la moitié de l’oiseau et tournait une page, le marqueur jaune en attente. Les articles étaient disposés n’importe comment, quelques-uns étaient même collés de travers, et cela agaçait E.E. qui était une maniaque de l’ordre. En haut de la page onze, il y avait un court entrefilet du Hartford Courant. LE PROCÈS DE RECONNAISSANCE EN PATERNITÉ ALDEN, disait le titre. Elle s’arrêta net, la tasse en l’air. Quoi ? « La plainte déposée par Mlle Marsha Blum sera examinée cette semaine. Elle accuse le professeur Charles W. Alden d’être le père de sa fille qui vient de naître. Alden a été président du Département d’histoire à Yale, et occupe maintenant le poste de conseiller du président Fowler à la Sécurité nationale. Mlle Blum, qui prépare un doctorat en histoire russe, prétend qu’elle a eu une liaison de deux ans avec le professeur Alden et a décidé de le poursuivre en reconnaissance de paternité… » « Quel vieux bouc ! » soupira Elliot intérieurement. Et c’était vrai. Cette réflexion lui vint dans un moment de lucidité. Ça devait finir par arriver, les récits des aventures amoureuses d’Alden remplissaient les colonnes du Post. Charlie courait les jupes, les culottes et tout ce que les femmes y cachent. Marsha Blum… une juive, sans doute. Ce pitre se payait une de ses thésardes. La sautait. « Je me demande pourquoi elle n’a pas avorté, et bon débarras ? Je parie qu’il l’a rendue idiote, tellement elle était folle de lui… » Mon Dieu, il doit prendre l’avion pour l’Arabie Saoudite ce soir… On ne peut pas laisser faire ça… « Quel con ! Il n’a rien dit, à personne. J’en aurais entendu parler. Les secrets de ce genre ne durent pas bien longtemps, les gens en discutent. Et s’il n’est même pas au courant ? Cette fille lui en veut à ce point ? » Elle sourit d’un air pincé : bien sûr qu’elle lui en voulait à ce point. Elliot décrocha son téléphone, mais hésita. On ne pouvait pas appeler le président dans sa chambre pour un truc comme ça. Surtout quand on espérait tirer les marrons du feu. Mais d’un autre côté… Qu’allait dire le vice-président ? Alden était son homme, mais le vice-président était plutôt collet monté. Il avait déjà dit à Charlie de se calmer un peu avec les femmes, il y a trois mois. En politique, c’était le péché capital. Il s’était fait pincer, mais pas tout à fait la main dans le sac… elle rit de sa propre plaisanterie. Engrosser une de ses étudiantes ! Quel connard ! Et c’est ce mec qui disait au président comment mener les affaires de l’État. Elle en sautait presque. Il fallait limiter les dégâts. Les féministes allaient hurler. Elles feraient semblant d’oublier que cette imbécile de Blum n’avait qu’à prendre ses précautions pour éviter cette — comment disait-on dans le vocabulaire féministe ? Ah oui — , cette grossesse non désirée. Pour la gent féministe, il ne s’agissait que d’un mâle de merde qui avait exploité une de leurs soeurs, et qui servait maintenant un président supposé féministe. Les opposants à l’avortement allaient aussi crier, et encore plus. Peu de temps avant, ils avaient fait quelque chose d’intelligent, et qui, pour Elizabeth Elliot, tenait presque du miracle. Deux sénateurs hyper-conservateurs avaient défendu un projet de loi destiné à obliger les « pères illégitimes » à payer l’éducation de leurs rejetons naturels. Ces préhominiens avaient fini par comprendre que, si l’avortement était interdit, il faudrait bien que quelqu’un s’occupe des enfants non désirés. Ils harcelaient encore l’administration Fowler sur bien d’autres dossiers. Pour ces imbéciles de droite, Alden ne serait jamais qu’un irresponsable de plus, un Blanc — tant mieux —, et il appartenait au gouvernement qu’ils haïssaient. E.E. retourna le problème sous tous les angles, se forçant à réfléchir posément, soupesant les possibilités, essayant de se mettre à la place d’Alden. Que pouvait-il faire ? Nier ? Un test génétique établirait la chose sans peine, et il fallait avoir des couilles au cul, ce qui ne lui ressemblait guère. S’il reconnaissait… eh bien, il ne pouvait pas l’épouser (l’article disait qu’elle avait vingt-quatre ans). S’il entretenait l’enfant, ce serait un aveu de paternité, d’une faute grave contre l’éthique universitaire. Après tout, les professeurs ne sont pas censés coucher avec leurs étudiantes. Ça arrivait, E.E. le savait pertinemment, mais là n’était pas l’important. À l’Université comme en politique, la seule règle consiste à ne pas se faire prendre. Ce qui pouvait être le thème d’une histoire marrante au restaurant universitaire devenait une infamie si tout transpirait dans la presse. Charlie était parti, et le temps pressait… E.E. composa le numéro de la chambre à coucher. — Le président, je vous prie. C’est Elizabeth Elliot. Un silence, l’agent des services secrets demandait au président s’il voulait prendre l’appel. « Ciel, j’espère que je ne le dérange pas au milieu de galipettes ! » Mais il était trop tard pour avoir des regrets. À l’autre bout de la ligne, l’agent enleva sa main du micro. Elliot entendit le bruit du rasoir électrique, puis une voix bougonne. — Qu’y a-t-il, Elizabeth ? — Monsieur le président, nous avons un petit problème sur les bras, et je crois que vous devez être mis au courant immédiatement. — Immédiatement ? — Maintenant, monsieur. C’est assez ennuyeux, je pense que vous voudrez voir Arnie. — Ce n’est pas pour la proposition que nous sommes en train de… — Non, monsieur le président, autre chose. Je ne plaisante pas, c’est très sérieux. — OK, montez dans cinq minutes. J’espère que j’ai le temps de me brosser les dents ? Ah, l’humour présidentiel ! — J’arrive, monsieur. On raccrocha, et Elliot reposa doucement le combiné. Cinq minutes, elle aurait aimé avoir plus de temps. Elle prit rapidement sa trousse de maquillage dans un tiroir et se précipita aux toilettes. Un coup d’oeil rapide dans la glace…, non, elle devait d’abord s’occuper de son estomac. Celui-ci lui disait qu’un comprimé ne serait pas de trop. Elle l’avala, revérifia sa coiffure et sa mine. « Ça ira, décida-t-elle, juste quelques petites retouches sur les joues… » Elizabeth Elliot retourna rapidement à son bureau et se donna trente secondes pour se faire une tête. Elle ramassa l’ « oiseau du matin » et se dirigea vers l’ascenseur. Il était à son niveau, la porte s’ouvrit. Il était conduit par un agent des services secrets qui dit bonjour en souriant à cette putain arrogante, car c’était un homme irrémédiablement bien élevé, même quand il s’agissait d’E.E. — Où allez-vous ? Elizabeth Elliot lui décocha son sourire le plus charmeur. — Nous montons, répondit-elle à l’agent qui n’en revint pas. 5 NOUVEAUTÉS ET RÉTICENCES Ryan occupait l’appartement réservé aux VIP à l’ambassade US, et il regardait les aiguilles tourner. Il remplaçait Alden à Riyad, mais il allait voir un prince, et les princes sont comme tout le monde, ils n’aiment pas modifier leur emploi du temps. Il était donc obligé d’attendre que les aiguilles veuillent bien simuler la durée du vol d’Alden qui devait arriver de l’autre bout du monde. Au bout de trois heures, il en eut assez de regarder la chaîne satellite et alla faire une promenade, discrètement escorté par un agent. D’ordinaire, Ryan lui aurait demandé de se transformer en guide, mais ce n’était pas le jour. Il voulait se vider le cerveau. C’était la première fois qu’il venait en Israël, et il voulait se faire sa propre impression, pendant qu’il repassait dans sa tête ce qu’il avait vu à la télé. Il faisait chaud dans les rues de Tel-Aviv, et il faisait encore plus chaud là où il allait. Les rues étaient pleines de gens qui faisaient leurs courses ou vaquaient à leurs affaires. Il y avait autant de policiers qu’il l’avait imaginé, mais ce qui était le plus frappant, c’était tous ces civils hommes et femmes avec leur pistolet-mitrailleur Uzi sous le bras et qui rentraient probablement d’une séance d’entraînement. Il y avait de quoi choquer les Américains adversaires du port d’armes, mais Ryan se disait que toutes ces armes promenées au grand jour devaient réduire sérieusement la délinquance dans la rue. Il savait que les crimes crapuleux étaient plutôt rares, ici. En revanche, les bombes et autres actes terroristes ne l’étaient pas. Et les choses avaient plutôt tendance à empirer, mais ce n’était pas nouveau. La Terre sainte, songeait-il, également sacrée pour les chrétiens, les musulmans et les juifs, avait eu de tout temps la malchance de se trouver au carrefour de l’Europe et de l’Afrique d’une part, des empires romain, grec, égyptien et de l’Asie — les Babyloniens, les Syriens, les Perses —, de l’autre. Or, s’il est une constante dans l’histoire militaire, c’est bien que les carrefours sont toujours disputés. L’apparition du christianisme, puis celle de l’islam sept cents ans plus tard n’avaient pas amélioré les choses. Le partage des forces en présence s’était simplement modifié, et avait donné davantage d’importance religieuse à cette région contestée depuis trois millénaires. Cela ne faisait que rendre les guerres plus féroces. Il était trop facile de considérer tout cela d’un oeil froid. La première croisade, en 1066 si Ryan se souvenait bien, avait été déclenchée pour des raisons très terre-à-terre. Les chevaliers et les nobles étaient des gens dont le sang bouillait, et ils avaient plus de descendances que ce que leurs châteaux et leurs cathédrales pouvaient entretenir. Un rejeton de race noble ne pouvait pas cultiver la terre, et ceux qui ne mouraient pas dans leur petite enfance devaient chercher aventure. Quand le pape Urbain II avait annoncé que la terre du Christ était tombée aux mains des infidèles, ç’avait été l’occasion pour ces hommes de lancer une guerre d’agression pour reconquérir une terre religieusement importante et pour se tailler de nouveaux fiefs, trouver des paysans à pressurer et mettre la main sur les voies d’accès à l’Orient, ce qui leur permettait de percevoir tranquillement des droits de passage. L’objectif principal n’était sans doute pas le même pour tout le monde, mais tous étaient venus. Jack se demandait combien de pieds différents avaient foulé ces rues, et comment ils avaient fait pour concilier leurs objectifs personnels, commerciaux, politiques avec leur cause théoriquement sacrée. La même chose était sans doute vraie des musulmans, car, trois cents ans après Mahomet, la vénalité avait aussi contaminé leur ferveur originelle. Coincés au milieu, il y avait les juifs, du moins ceux qui n’avaient pas été massacrés par les Romains, ou ceux qui étaient revenus dans leur pays. Les juifs avaient probablement été encore plus maltraités par les chrétiens au début du second millénaire. « On dirait un os, un os impérissable sur lequel se jettent sans fin des meutes de chiens affamés. » Si cet os était toujours là, si les chiens continuaient à arriver sans cesse, c’était à cause de ce que ce pays symbolisait. Il avait un passé si riche. Des dizaines de figures historiques avaient vécu ici, dont le Fils de Dieu, comme le croyait le catholique Ryan. Au-delà de la signification du lieu, cette étroite passerelle de terre entre les continents et les cultures, il y avait les pensées, les idéaux, les espoirs qui peuplaient la tête des hommes, matérialisés dans le sable et les pierres de cet endroit singulièrement déplaisant, si déplaisant que seuls les scorpions auraient dû s’y trouver bien. Jack se disait qu’il y avait cinq grandes religions dans le monde, dont trois avaient essaimé loin de leur terre d’origine. Ces trois religions étaient nées à quelques kilomètres de l’endroit où il se trouvait. « Ainsi, tout naturellement, c’est ici qu’elles se font la guerre. » Le blasphème était saisissant. Le monothéisme était né ici, non ? Il avait commencé avec les juifs, s’était renforcé avec les chrétiens et les musulmans, mais c’était ici que l’idée était née. Le peuple juif — israélite était un mot trop étrange — avait défendu sa foi pendant des millénaires avec la plus extrême férocité, il avait survécu à tout ce que lui infligeaient les païens et les animistes, et il subissait finalement ses pires épreuves de la main même de ceux dont la religion était née dans ce pays qu’il avait défendu. Non seulement cela semblait injuste — c’était naturellement totalement injuste —, mais les guerres de religion sont les pires de toutes. Contre celui qui combat pour Dieu, il n’y a rien à faire. Son ennemi combat Dieu Lui-même, ce qui est hautement haïssable. À cette idée, chaque soldat se prend pour Son épée vengeresse. Il n’existe plus aucune limite. Celui qui tentait d’épargner l’ennemi-pécheur subissait les châtiments les plus terribles. Rapines, pillages, massacres, les crimes les plus épouvantables devenaient plus qu’un droit, un devoir, une cause sacrée. On ne se contentait pas de vous payer pour commettre des horreurs, on vous y encourageait puisque Dieu était de votre côté. Cela se manifestait jusque dans les tombes. En Angleterre, les chevaliers qui étaient partis aux croisades étaient enterrés sous des gisants aux jambes croisées, si bien que, pour l’éternité, chacun saurait qu’ils avaient servi au nom de Dieu. Chacun saurait aussi qu’ils avaient trempé leurs épées dans le sang des enfants, violé tout ce qui leur tombait sous les yeux, volé tout ce qui existait à la surface de la Terre. Et c’était pareil des deux côtés. Les juifs avaient souvent été du côté des victimes, mais ils avaient aussi été du bon côté de l’épée quand ils en avaient eu l’occasion, car tous les hommes se ressemblent, vices et vertus confondus. Et ces salopards aimaient ça, se disait Jack avec tristesse, en regardant un flic qui essayait de régler une dispute au coin d’une rue. « Pourtant, il a bien dû y avoir des hommes de bonne volonté, ici aussi. Mais qu’ont-ils fait ? Et je me demande ce que Dieu peut bien penser de tout ça ? » Mais Ryan n’était pas prêtre, ni rabbin ni imam, il n’était qu’officier de renseignement, il n’était qu’un instrument au service de son pays, un observateur et un collecteur d’informations. Il continua à observer ce qui se passait autour de lui et oublia l’histoire un instant. Les gens étaient habillés de tenues légères qui leur permettaient de supporter la chaleur étouffante, et l’agitation de la rue lui rappelait Manhattan. Ils avaient presque tous un transistor. Devant un restaurant installé sur le trottoir, pas moins de dix personnes écoutaient le bulletin d’information horaire. Jack sourit, ces gens étaient comme lui. Quand il conduisait, il écoutait toujours une station d’information continue. Les regards qu’il croisait étaient attentifs, on sentait un niveau d’alerte si intense qu’il fallait un moment pour l’oublier. C’était bien naturel. L’incident qui s’était produit au Mont du Temple n’avait pas déclenché de vague de violence, mais tout le monde la craignait. Et les gens, Ryan n’était pas surpris de le constater, ne comprenaient pas à quel point la plus grande menace qui pesait sur eux, c’était précisément cette absence de violence. Israël manifestait une myopie bien compréhensible. Encerclés par des pays qui avaient toutes les raisons de vouloir la perte de leur État, les Israéliens avaient hissé la paranoïa au niveau d’un art, et la sécurité du pays était leur obsession. Mille neuf cents ans après Massada et la diaspora, ils étaient retournés dans un pays qui était sacré pour eux, fuyant l’oppression et le génocide… tout ça pour les y retrouver. Seule différence, c’étaient eux maintenant qui tenaient l’épée, et ils avaient parfaitement appris à s’en servir. Pourtant, cette voie aussi était une impasse. Les guerres se transforment un jour en paix, mais leurs guerres à eux n’étaient jamais finies. Elles s’arrêtaient, s’interrompaient, elles ne cessaient pas définitivement. Pour Israël, la paix n’avait jamais été autre chose qu’un entracte, le temps d’enterrer les morts et d’entraîner la prochaine génération de combattants. Les juifs avaient échappé à une quasi-extermination par la main des chrétiens, et ils avaient parié leur vie sur leur capacité à vaincre des pays arabes qui avaient exprimé immédiatement leur désir de terminer ce qu’Hitler avait commencé. Dieu en pensait sans doute exactement ce qu’il avait pensé des croisades. Malheureusement, il n’y avait que dans l’Ancien Testament que l’on voyait la mer s’ouvrir et le soleil s’arrêter dans le ciel. À notre époque, les hommes étaient censés se débrouiller tout seuls, mais les hommes ne font pas toujours ce qu’on attend d’eux. Quand Thomas More écrivait L’Utopie, la description de ce pays où les hommes agissent uniquement en accord avec la loi morale, il avait donné le même nom au livre et au pays. « Utopie » signifie « nulle part ». Jack hocha la tête et tourna au coin d’une rue bordée d’immeubles de couleur blanche. — Hé, Ryan ! L’homme avait dépassé la cinquantaine. Il était plus petit et plus gros que Jack, portait une barbe abondante soigneusement entretenue et parsemée de gris. Il ressemblait moins à un juif qu’à un chef de guerre de l’armée assyrienne sous Sennachérib. Une grande épée ou une masse d’armes n’aurait pas déparé entre ses mains. S’il n’avait pas été aussi souriant, Jack aurait préféré avoir John Clark avec lui. — Bonjour, Avi. C’est inattendu de vous trouver ici. Le général Abraham Ben Jacob était l’équivalent de Ryan au sein du Mossad, directeur adjoint de l’agence d’espionnage israélienne. C’était une personnalité dans le monde du renseignement. Il avait été officier dans l’armée jusqu’en 1968, dans les troupes parachutistes, et avait acquis une bonne expérience des opérations spéciales. Rafi Eitan l’avait remarqué et entraîné chez lui. Son chemin avait croisé celui de Ryan une douzaine de fois pendant ces dernières années, mais cela se passait toujours à Washington. Professionnellement, Ryan avait le plus grand respect pour lui, mais il ne savait pas très bien si c’était réciproque. Le général Ben Jacob était maître dans l’art de dissimuler ce qu’il pensait ou ressentait. — Alors, quoi de neuf à Washington, Jack ? — Tout ce que je sais, je l’ai vu sur CNN à l’ambassade. Rien d’officiel, bien sûr, et même si c’était le cas, vous connaissez les règles mieux que moi, Avi. Où pourrions-nous déjeuner dans le coin ? Tout cela était monté de toutes pièces, bien sûr. À deux minutes, cent mètres plus loin, ils s’installèrent dans l’arrière-salle d’un petit restaurant tranquille que les gardes du corps des deux hommes pouvaient facilement surveiller. Ben Jacob commanda deux Heineken. — Là où vous allez, vous serez privé de bière. — Très drôle, Avi. Vraiment très drôle, répondit seulement Ryan après avoir avalé une gorgée. — C’est vous qui remplacez Alden à Riyad, si j’ai bien compris ? — Comment voulez-vous que quelqu’un comme moi remplace Alden où que ce soit ? — Vous présenterez votre plan à peu près au même moment qu’Adler. Nous allons l’écouter avec le plus grand intérêt. — Dans ce cas, ça ne vous gênera pas d’attendre un peu, j’imagine. — Pas le moindre petit indice, d’un pro à un autre ? — Surtout pas. Jack avala sa bière d’un trait. Le menu était en hébreu. — Je suppose que je devrai vous laisser passer commande… bravo ! « J’ai déjà été mené en bateau, mais jamais à ce point. » — Alden. — Ce n’était pas une question. — Il est de mon âge. Dieu tout-puissant, il aurait dû savoir que les femmes d’expérience sont plus fiables et plus faciles à deviner. Même pour des affaires de coeur, il conservait son vocabulaire professionnel. — Il aurait pu s’occuper davantage de sa femme. Ben Jacob sourit. — J’avais oublié que vous êtes catholique. — Ce n’est pas ça, Avi. Quel est l’imbécile qui désire plus d’une femme dans sa vie ? fit Ryan, impassible. — Il est foutu, c’est ce que dit notre ambassade. Mais qu’est ce que ça veut dire ? — C’est possible, personne ne m’a demandé mon avis. J’ai du respect pour ce type, il donne de bons conseils au président. Il nous écoute, et quand il n’est pas d’accord avec l’Agence, c’est en général qu’il a une bonne raison. Il m’a pris de court il y a six mois à propos de je ne sais plus quoi. Ce type est très brillant, mais aller courir le guilledou comme ça… enfin, tout le monde a ses petits défauts. C’est vraiment trop stupide de se faire virer d’un poste pareil pour une raison aussi… « Et en ce moment, en plus », enrageait Jack intérieurement. — Il ne faut pas prendre des gens comme ça au gouvernement. C’est trop facile de les compromettre. — Les Russes commencent à se méfier de ce genre de pièges… et la fille était juive, non ? Ce n’était pas quelqu’un de chez vous, Avi ? — Ryan ! Moi, faire une chose pareille ? Si les ours riaient, cela aurait ressemblé au rugissement d’Avi Ben Jacob. — Non, ça ne vient pas de chez vous. Il n’y avait pas de chantage derrière tout ça, c’est évident. Jack avait failli dépasser les bornes. Les yeux du général se rétrécirent. — Ça ne vient pas de chez nous. Vous croyez qu’on est fous ? Elizabeth Elliot va remplacer Alden. Ryan leva le nez de sa bière. Il n’avait pas pensé à ça. Oh merde… ! — C’est une amie pour vous et pour nous, insista Avi. — Ça vous est souvent arrivé d’être en désaccord avec un ministre en vingt ans, Avi ? — Jamais, naturellement. Ryan renifla et finit la bouteille. — Qu’est-ce que vous me disiez déjà tout à l’heure, ce truc entre pros, vous vous souvenez ? — Nous faisons tous deux le même métier. De temps en temps, quand on a beaucoup de chance, ils écoutent nos avis. — Et parfois, ils nous écoutent et nous avons tort… Le regard du général ne cilla pas en entendant Ryan faire cette réflexion. Ce garçon mûrissait. Il aimait l’homme autant qu’il estimait le professionnel, mais les goûts et dégoûts personnels n’ont pas leur place dans le monde du renseignement. Quelque chose d’important était en train de se produire : Scott Adler revenait de Moscou, il était allé voir le cardinal d’Antonio avec Ryan au Vatican. Il était aussi prévu que Ryan attende Adler ici pour aller voir le ministre israélien des Affaires étrangères, mais le surprenant faux pas d’Alden remettait tout en cause. Même pour un professionnel du renseignement, Avi était un homme singulièrement bien informé. Ryan faisait son petit laïus — Israël était-il vraiment l’allié le plus fiable des États-Unis au Proche-Orient ? C’était normal, venant d’un historien, se disait Avi. Mais Ryan pouvait bien penser ce qu’il voulait, la plupart des Américains voyaient Israël de cette façon, si bien que les Israéliens en savaient plus sur ce qui se passait à l’intérieur du gouvernement US que n’importe quel autre pays — davantage encore que les Britanniques, qui avaient pourtant des relations officielles avec les milieux du renseignement américain. Ses sources avaient fait savoir aux adjoints de Ben Jacob que Ryan était derrière tout ce qui se passait. C’était difficile à croire : Jack avait beau être quelqu’un de très brillant, presque autant qu’Alden, par exemple, il disait de lui-même qu’il n’était qu’un exécutant, pas un maître, quelqu’un qui appliquait une politique, pas celui qui la décidait. En outre, le président américain n’aimait pas Ryan, et il ne s’en était jamais caché auprès de ses proches. Elizabeth Elliot était connue pour le détester, elle aussi, et Avi le savait. Il s’était sans doute passé quelque chose avant les élections, un manque d’égard imaginaire, une remarque déplacée. De notoriété publique, les membres du gouvernement étaient particulièrement susceptibles. « Ce n’est pas comme Ryan et moi », songea le général Jacob. Ils avaient vu plusieurs fois la mort en face, et cela créait peut-être un lien entre eux. Ils pouvaient ne pas être d’accord sur tout, mais ils se respectaient. Moscou, Rome, Tel-Aviv, Riyad. Que déduire de cet itinéraire ? Scott Adler était l’homme du secrétaire d’État, Talbot, et c’était un diplomate remarquable. Talbot aussi était quelqu’un hors pair. Le président Fowler n’était peut-être pas brillant lui-même, mais il avait choisi une équipe remarquable pour l’entourer. Sauf Elliot, corrigea Avi. C’est à Adler, son adjoint, que Talbot confiait les dossiers importants. Et même lorsque la négociation prenait un tour plus sérieux, Adler était toujours là à ses côtés. Le plus étonnant, c’était que pas un des informateurs habituels du Mossad n’avait la moindre idée de ce qui se tramait. Ils avaient seulement parlé de quelque chose d’important au Proche-Orient. Rien de sûr… Entendu dire que Jack Ryan, à la CIA, était mêlé à l’affaire… Et c’était tout. Il y avait de quoi enrager, mais Avi y était habitué. Le renseignement est un jeu où on ne connaît jamais toutes les cartes. Le frère de Ben Jacob, pédiatre, rencontrait exactement les mêmes problèmes. Quand un enfant est malade, il vous dit rarement où il a mal. Mais au moins, son frère pouvait poser des questions, toucher, faire un examen… — Jack, il faut que j’aie quelque chose à rapporter à mes supérieurs, dit le général Jacob d’un ton plaintif. — Allons, allons, général. Jack se retourna et demanda une autre bière. — Dites-moi, que s’est-il passé exactement sur le Mont ? — Cet homme était — est — un malade. Il est à l’hôpital sous surveillance constante, on craint qu’il n’essaie de se suicider. Sa femme venait de le quitter, il est tombé sous la coupe d’un religieux fanatique, et… — Ben Jacob haussa les épaules — … ça a été terrible. — C’est vrai, Avi. Vous voyez dans quel bazar politique vous vous trouvez maintenant ? — Jack, on se débat avec ce problème depuis… — Je le sais bien, Avi. Vous êtes très brillant, mais vous ne comprenez pas ce qui se passe, vraiment pas. — Alors, expliquez-moi. — Ce n’est pas ce que je voulais dire, et vous le savez très bien. Ce qui vient d’arriver change radicalement les choses, mon général. Vous devez en prendre conscience. — Change quoi ? — Il va vous falloir attendre. Moi aussi, j’ai des ordres. — Votre pays va-t-il recourir à des menaces ? — Des menaces ? Non, Avi, cela n’arrivera jamais. Comment pourrions-nous vous menacer ? Ryan se disait qu’il parlait trop. « Ce type est bon », pensa-t-il. — Mais vous ne pouvez pas nous dicter notre politique. Jack ravala sa réponse. — Vous êtes très habile, mon général, mais j’ai mes ordres. Il vous faudra attendre. Je suis désolé que les gens de Washington ne puissent pas vous aider, mais je ne peux rien faire non plus. Ben Jacob changea de tactique. — C’est moi qui vous invite à déjeuner, alors que mon pays est moins riche que le vôtre. Jack éclata de rire. — Et la bière est bonne ; comme vous dites, je n’en boirai pas là où je vais. Si c’est bien là que je vais… — L’équipage a déjà rempli le plan de vol. J’ai vérifié. — Essayez de garder un secret. Jack fit un sourire au serveur qui lui apportait sa bière. — Avi, soyons sérieux, vous ne croyez tout de même pas que nous ferions quoi que ce soit qui menace la sécurité de votre pays ? « Eh bien si ! » pensa le général, mais il ne le dit pas, bien entendu. Il choisit de se taire. Ryan n’était pas dupe et profita de ce silence pour changer de sujet. — On m’a dit que vous étiez grand-père. — Oui, ma fille a rajouté un peu de poil gris à ma barbe. Une petite fille, Leah. — Vous avez ma parole, Leah grandira en sécurité dans son pays, Avi. — Et qui y veillera ? demanda Ben Jacob. — Ceux qui y veillent déjà. Ryan était très fier de sa réponse. Ce pauvre vieil Avi cherchait désespérément des tuyaux, et il était triste de voir à quel point il n’arrivait pas à s’en cacher. Même les meilleurs d’entre nous sont parfois poussés dans leurs retranchements. Ben Jacob nota mentalement qu’il fallait remettre à jour le dossier de Ryan. La prochaine fois, il fallait qu’il ait plus de données sur son compte. Quel que soit le jeu, le général était quelqu’un qui n’aimait pas perdre. * * * Charles Alden regardait pensivement son bureau. Il ne partirait pas sur-le-champ, bien sûr, cela traumatiserait le gouvernement. Sa lettre de démission était signée, posée sur le buvard vert du bureau, et elle était datée de la fin du mois. Mais c’était juste pour la galerie. Dès aujourd’hui, c’était terminé. Il allait continuer à se montrer, à lire des rapports, à pondre des notes, mais c’est Elizabeth Elliot qui assurerait dorénavant les briefings. Le président avait manifesté quelques regrets, mais il avait gardé son sang-froid habituel. « Désolé de vous perdre, Charlie, vraiment désolé, surtout en ce moment, mais j’ai peur qu’il n’y ait pas d’autre solution… » Dans le Bureau ovale, il avait réussi à rester calme, en dépit de la rage qu’il ressentait. Même Arnie Van Damm avait eu un mot gentil : « Oh merde, Charlie ! » Il était furieux des conséquences politiques, mais il avait réussi à montrer un peu d’humanité envers son compagnon de misère. On ne pouvait pas en dire autant de Fowler, ce champion de la veuve et de l’orphelin. Avec Liz, ç’avait été encore pire. Cette chienne arrogante, avec son silence et son regard éloquents. Elle allait tirer le bénéfice de tout ce qu’il avait accompli. Elle le savait très bien, et en salivait d’avance. Le communiqué devait paraître dans la matinée, mais la presse était déjà au courant. Qui avait vendu la mèche, c’était une autre histoire. Elliot, incapable de résister à sa jubilation ? Arnie van Damm, pour essayer en catastrophe de limiter les dégâts ? Il y avait une bonne douzaine d’autres candidats. À Washington, on passe très vite de la notoriété à l’obscurité. L’air gêné de sa secrétaire, les sourires forcés des bureaucrates de l’aile ouest. Cependant, l’anonymat est précédé d’une dernière phase de renommée quand il faut annoncer la nouvelle : comme pour une étoile qui explose, la mort publique est précédée d’une fanfare tonitruante. Ça, c’était le boulot des médias. Le téléphone sonnait sans interruption, ils étaient au moins une vingtaine à l’attendre chez lui ce matin, caméras et projecteurs en batterie, sachant pertinemment pourquoi ils étaient là. Quelle salope, avec ses yeux bovins ! Mais comment avait-il pu être aussi con ! Charles Winston Alden s’assit dans son fauteuil hors de prix et fixa son bureau hors de prix. Il avait un mal de tête terrible, sans doute le stress et la colère. C’était bien cela ; mais ce qu’il ne savait pas, c’est que sa tension était deux fois plus forte que la normale, et que le stress n’arrangeait pas les choses. Il oubliait également qu’il n’avait pas pris son hypotenseur depuis une semaine. Il oubliait régulièrement les petites choses, alors qu’il appliquait une méthode rigoureuse pour résoudre les problèmes les plus complexes. Et cela arriva brutalement. À partir d’une faiblesse dans le cercle de William, l’artère qui irrigue le cerveau. Conçue pour amener le sang dans tous les endroits qui ne sont plus alimentés par les vaisseaux vieillissants, cette artère voit passer un énorme flux de sang. Après vingt ans d’hypertension, vingt ans de médicaments qu’il prenait quand il y pensait ou quand il avait rendez-vous chez son médecin, plus le stress de voir sa carrière interrompue, sans compter les soucis personnels, l’artère se rompit dans l’hémisphère droit. Ce qui n’était qu’une mauvaise migraine devint tout à coup la mort, tout simplement. Alden écarquilla les yeux, ses mains essayèrent désespérément d’agripper son crâne. Il était trop tard, l’hémorragie s’amplifia, le sang coula de plus en plus. Son cerveau était privé d’oxygène, la pression intracrânienne augmentait, d’autres cellules cérébrales furent irrémédiablement touchées. Alden était paralysé, mais il n’avait pas encore perdu conscience, et son esprit brillant enregistrait tout ce qui lui arrivait avec une clarté extraordinaire. Il était déjà incapable de bouger, mais il savait que c’était la mort. Si proche, se disait-il, et son esprit essayait de lutter de vitesse avec elle. Trente-cinq ans pour en arriver là, tous ces livres, ces séminaires, les étudiants si brillants, les tournées de conférences, les causeries, les campagnes. Tout ça pour en arriver là. Et dire que j’étais à deux doigts de réussir quelque chose d’important. Oh mon Dieu ! Mourir maintenant, mourir comme ça ! Mais il savait bien qu’il allait mourir, que c’était inéluctable. Il espérait qu’il se trouverait quelqu’un pour le regretter, il n’avait pas été si mauvais bougre, non ? Il s’était donné du mal pour changer les choses, pour rendre le monde meilleur, et il était sur le point de faire quelque chose de vraiment important… cela aurait mieux valu pour tout le monde si ça lui était arrivé quand il sautait cette maudite petite vache… mais cela aurait encore mieux valu, il le savait au moment de mourir, si ses études et son intelligence avaient été ses seules pass… La disgrâce d’Alden et son limogeage de facto furent cause de ce que l’on mit longtemps à se rendre compte de sa mort. Il n’était plus dérangé à chaque minute par sa secrétaire, et il fallut près d’une heure. Comme elle bloquait tous les appels, personne ne pouvait le joindre. Cela n’aurait eu aucune importance en temps normal, mais sa secrétaire en eut du remords pendant plusieurs semaines. Quand elle fut sur le point de partir, elle décida de l’avertir. L’interphone ne répondait pas. Agacée, elle insista : toujours rien. Elle finit par se lever et alla frapper à sa porte. Elle l’ouvrit, et poussa un hurlement, si fort que l’agent de sécurité de garde à l’autre bout du bâtiment l’entendit. La première à arriver sur les lieux fut Helen d’Agustino, l’un des gardes du corps personnels du président, qui déambulait dans le couloir pour se dégourdir les jambes. — Merde ! Elle dégaina immédiatement. Elle n’avait jamais vu autant de sang, du sang qui coulait de l’oreille droite d’Alden et qui dégoulinait sur son bureau. Elle donna l’alerte sur son poste portatif. Sans doute une balle dans la tête. Elle balaya rapidement la pièce des yeux, pointant son Smith & Wesson modèle 19. Rien dans les vitres. Elle fouilla la pièce du regard. Personne. Alors, c’était quoi ? De la main gauche, elle essaya de tâter le pouls d’Alden, sur la carotide. Bien sûr, il n’y en avait plus, mais on lui avait appris à vérifier ce genre de choses. Dehors, on bloquait tous les accès de la Maison-Blanche, on mettait les armes en batterie, les visiteurs étaient priés de rester là. Les agents des services secrets fouillaient tout l’immeuble. — Bordel ! s’exclama Pete Connor en entrant dans la pièce. — On a tout inspecté ! annonça une voix dans leurs écouteurs. L’immeuble est sûr. Faucon est en sécurité. « Faucon » était le nom de code du président pour les services secrets, typique de leur humour, tant cela tranchait avec le caractère du président et avec sa politique. — L’ambulance dans deux minutes ! ajouta le central. Ça allait plus vite qu’un hélicoptère. — Pas de panique, Daga, fît Connor. Ça m’a tout l’air d’une attaque. — Poussez-vous de là ! C’était le chef infirmier de la Marine. Les agents des services secrets avaient des notions de secourisme, bien sûr, mais la Maison-Blanche disposait également d’une permanence médicale, et l’infirmier arriva. Il portait une espèce de trousse d’urgence comme celles que l’on utilise en campagne, mais ne se donna même pas la peine de l’ouvrir. Il remarqua immédiatement tout le sang sur le bureau, et il coagulait déjà. L’infirmier évita de toucher au corps — il s’agissait peut-être d’un crime, et il avait été appelé par les gens de la Sécurité —, le sang coulait surtout de l’oreille droite. Un autre petit filet s’échappait aussi de l’oreille gauche, mais la lividité post-mortem se manifestait déjà sur son visage. Le diagnostic n’en était pas plus facile pour autant. — Il est mort sans doute depuis environ une heure, les mecs. Hémorragie cérébrale, une attaque. Ce type ne faisait pas de l’hypertension ? — Je crois bien, fit l’agent d’Agustino après réflexion. — Il faudra vérifier pour en être sûr, mais c’est de ça qu’il est mort. Vidé de son sang. Un médecin arriva, un médecin-chef de la Marine, qui confirma les premières observations de son infirmier. — Ici Connor, dites à l’ambulance que ce n’est pas la peine de se presser. « Pèlerin » est mort, apparemment de mort naturelle. L’autopsie serait faite pour rechercher toutes les causes possibles, naturellement : poison, intoxication alimentaire ou par l’eau. Mais tout était surveillé en permanence à la Maison-Blanche. D’Agustino et Connor échangèrent un regard : il souffrait bien d’hypertension, et il avait eu une sale journée. — Comment va-t-il ? Toutes les têtes se retournèrent. C’était « Faucon » qui arrivait, le président en personne, entouré d’une nuée d’agents qui se pressaient à la porte. Et Elizabeth Elliot derrière lui. D’Agustino se dit qu’il faudrait lui trouver un nouveau nom de code, à celle-là. Elle se demandait si « Harpie » ne ferait pas l’affaire. Daga n’aimait pas cette salope, comme tous les gens de la sécurité. Mais on ne les payait pas pour l’aimer, ni même pour aimer le président. — Il est mort, monsieur le président, déclara le médecin. Il s’agit apparemment d’une attaque. Le président prit la nouvelle sans rien manifester. Les agents de la sécurité savaient qu’il avait vu sa femme se battre pendant des années contre un cancer, elle était morte quand il était encore gouverneur de l’Ohio. Ils se disaient que cette épreuve avait dû le blinder, et ils espéraient que c’était vrai. Toutes ses capacités d’émotion avaient été arrachées de lui-même. Il émit un petit bruit bizarre, fit une grimace, secoua la tête, et tourna les talons. Liz Elliot prit sa place, essayant de voir quelque chose par-dessus l’épaule d’un agent. Helen d’Agustino l’observa. Elliot aimait se maquiller, Daga le savait, mais elle la voyait pâlir sous sa peinture. Le spectacle était horrible, on aurait cru qu’un seau de peinture rouge avait été renversé sur le bureau. — Oh mon Dieu ! murmura Elliot. — Dégagez le passage, s’il vous plaît ! ordonna un nouvel arrivant. C’était un agent avec une civière. Il poussa Liz Elliot sans ménagement, mais Daga remarqua qu’elle était trop choquée pour s’en formaliser, elle était encore blême, les yeux hagards. « Elle peut bien se croire en béton, se dit l’agent Helen d’Agustino, elle n’est pas si dure que ça. » Elle en conçut une certaine satisfaction. « Les jambes en coton, hein, Liz ? » Un mois après être sortie de l’École des services secrets, Helen d’Agustino faisait une surveillance discrète dans la rue lorsque le sujet — un faussaire — l’avait repérée, et, sans qu’elle ait encore compris pourquoi, avait sorti un gros automatique. Il avait même tiré un coup dans sa direction, mais ça s’était arrêté là. C’est comme cela qu’elle avait gagné son surnom, Daga. Elle avait sorti son SW et avait collé trois pruneaux entre les côtes du pauvre con à trente-sept mètres de distance, aussi facilement qu’au stand. Ça ne l’avait pas empêchée de dormir. Daga faisait partie de l’équipe de tir du Service quand ils avaient battu les tireurs d’élite des commandos Delta. Visiblement, Daga était solide, et Liz Elliot ne l’était pas, toute arrogante qu’elle soit. L’agent spécial Helen d’Agustino ne réalisa pas que, à compter de ce moment, Liz Elliot était conseiller de « Faucon » pour les affaires de Sécurité nationale. * * * La réunion avait été très détendue, et pour Gunter Bock, c’était la première fois que cela arrivait. Ils n’étaient pas tombés dans la rhétorique débridée qu’affectionnaient tant les soldats de la Révolution. Son vieux frère d’armes, Ismael Qati, était un être de feu qui parlait cinq langues, mais Bock se rendit bien compte qu’il n’était pas lui-même. Il n’y avait plus cette férocité dans son sourire, il faisait moins de grands gestes en parlant, et Bock se demanda s’il se sentait dans son assiette. — J’ai eu beaucoup de peine en apprenant ce qui était arrivé à ta femme, dit Qati, revenant un instant à des sujets plus personnels. — Merci mon ami. — Bock se força à faire bonne figure. — Ce n’est rien, comparé à tout ce qu’a enduré ton peuple. Il y a toujours des revers. Et il y en avait bien d’autres dans le même cas, ils le savaient. La qualité de leurs réseaux d’information avait toujours constitué leur meilleure arme, mais les sources de Bock étaient taries. La Fraction Armée rouge avait tiré parti pendant des années de multiples moyens d’information : ses sympathisants au gouvernement ouest-allemand, les types si utiles de l’appareil de renseignement est-allemand, et tous ses équivalents des pays de l’Est, copiés sur leur maître, le KGB. Bon nombre de ces renseignements venaient sans doute de Moscou, mais ils transitaient via les petits pays pour des raisons politiques que Bock n’avait jamais cherché à éclaircir. Après tout, le socialisme mondial est un combat qui justifie beaucoup de contorsions purement tactiques. « Enfin, était », corrigea-t-il intérieurement. Tout ça était bien terminé, ce soutien qui les avait tant aidés. Les services de renseignement du bloc de l’Est pourchassaient maintenant leurs anciens camarades comme des chiens de meute. Les Tchèques et les Hongrois avaient littéralement vendu des informations sur leur compte à l’Occident ! Les Allemands de l’Est avaient déclaré forfait au nom des nécessités de la grande Allemagne. L’Allemagne de l’Est — la République Démocratique allemande — avait cessé d’exister. Maintenant, ce n’était plus qu’une modeste province de l’Allemagne capitaliste. Et les Russes… Tout le soutien indirect qu’ils avaient trouvé chez les Soviétiques s’était évanoui, peut-être à jamais. Avec la déroute du socialisme en Europe, leurs informateurs au sein des gouvernements avaient été balayés, retournés, ou avaient simplement cessé de parler après avoir perdu foi dans l’avenir socialiste. En un clin d’oeil, l’arme la meilleure et la plus utile des combattants européens de la révolution avait disparu. Ici, heureusement, les choses étaient différentes, différentes pour Qati. Les Israéliens étaient aussi fous que vicieux. Bock et Qati savaient tous les deux que s’il y avait une constante dans le monde, c’était l’incapacité des Juifs à prendre une initiative politique significative. Ils étaient extraordinairement forts pour faire la guerre, mais incapables de faire la paix. Comme s’ils ne voulaient pas entendre parler de paix. Bock n’était pas très calé en histoire, mais il était à peu près sûr qu’un tel comportement n’avait pas de précédent. La révolte des Arabes indigènes et des Palestiniens captifs dans les territoires occupés était une plaie sanglante à l’âme d’Israël. A une époque, la police et les services de sûreté nationale avaient réussi à infiltrer facilement les groupes arabes, mais la révolte était maintenant entrée dans les têtes, et cette époque était révolue. Qati, au moins, avait une opération en cours, et Bock l’enviait, quelle que fut la difficulté de la situation. Qati avait un autre avantage assez pernicieux, l’efficacité de son adversaire. Le renseignement israélien menait cette guerre contre les combattants arabes de la liberté depuis maintenant deux générations. Les moins bons étaient morts sous les balles des officiers du Mossad, et les survivants, comme Qati, étaient le résultat d’un processus de sélection darwinien : ils étaient forts et rusés. — Comment faites-vous avec les indicateurs ? demanda Bock. — On en a identifié un la semaine dernière, répondit Qati avec un sourire cruel. Il nous a donné le nom de son officier traitant avant de mourir. Maintenant, on le tient à l’oeil. Bock approuva du chef. Autrefois, l’officier israélien aurait été assassiné, mais Qati avait appris. On le surveillait — avec soin, mais de façon intermittente — et il pourrait permettre d’identifier d’autres indics. — Et les Russes ? Qati réagit violemment à cette question. — Les porcs ! Ils ne nous donnent rien qui vaille, nous sommes livrés à nous-mêmes. Ç’a toujours été comme ça. Qati avait retrouvé son animation d’antan, mais sa figure finit par reprendre son air fatigué. — Tu sembles fatigué, ami. — La journée a été longue. Pour toi aussi, j’imagine. Bock bâilla et s’étira. — On continue demain ? Qati se leva en faisant signe que oui, et conduisit son visiteur à sa chambre. Ils se serrèrent la main pour se dire bonsoir. Cela faisait presque vingt ans qu’ils se connaissaient. Qati retourna dans la pièce de séjour et sortit faire quelques pas. Ses gardes du corps étaient là, bien réveillés. Il leur dit quelques mots, comme il en avait l’habitude, car la loyauté tient à l’attention que l’on porte aux besoins de ses hommes. Puis il alla se coucher après avoir fait sa prière du soir. Cela le gênait vaguement, que son ami Gunter soit incroyant. C’était pourtant un homme courageux, habile, dévoué à sa cause, mais Qati n’arrivait pas à comprendre que l’on puisse vivre sans avoir la foi. « Vivre ? Mais vit-il vraiment ? » se demandait Qati en s’allongeant. Ses bras et ses jambes douloureux connaissaient le repos, mais la douleur ne cessait pas, elle allait et venait. Bock était un type fini, non ? Il aurait mieux valu pour Petra et pour lui qu’ils meurent de la main du GSG-9. Les commandos avaient bien dû avoir envie de la tuer, mais, à en croire la rumeur, ils l’avaient trouvée avec un bébé à chaque sein, et un homme ne peut pas tuer dans ces conditions. Qati haïssait les Israéliens au-delà de toute expression, mais il était incapable d’une chose pareille. Ce serait une offense à Dieu Lui-même. Petra, songeait-il, souriant dans l’obscurité. Il l’avait prise une fois, Günter n’était pas là. Elle se sentait seule, il était tout heureux d’un récent succès au Liban, l’assassinat d’un conseiller israélien auprès des milices chrétiennes, et ils avaient partagé leur ferveur révolutionnaire pendant deux heures de rêve. « Günter est-il au courant ? Est-ce que Petra lui a dit ? » Peut-être, mais ça n’avait pas d’importance. Pour un Arabe, cela aurait constitué une humiliation mortelle, mais Bock n’était pas ce genre d’homme. Les Européens ne sont pas très regardants sur ce sujet. Cela surprenait beaucoup Qati, mais il y avait bien d’autres choses qui l’étonnaient dans la vie. Bock était un véritable ami, il en était sûr. La même flamme brûlait dans leurs âmes. C’était dommage, tous ces événements en Europe qui rendaient la vie de son ami si dure : sa femme entre les barreaux, ses enfants enlevés. Ce dernier point glaçait littéralement Qati. Ils étaient cinglés d’avoir eu des enfants. Qati ne s’était jamais marié, et il ne fréquentait pas beaucoup les femmes. Dix ans plus tôt, au Liban, toutes ces filles européennes, dont quelques-unes n’étaient encore que des adolescentes. Ce souvenir le faisait sourire, des choses qu’une fille arabe n’aurait jamais faites. Elles avaient un tempérament du feu de dieu, et elles voulaient qu’on le sache. Il savait bien qu’elles s’étaient servies de lui autant qu’il s’était servi d’elles. Mais Qati était jeune alors, et il avait la passion d’un jeune homme. Cette passion était bien éteinte, et il se demandait si elle reviendrait jamais. Il l’espérait. Il espérait surtout guérir suffisamment pour avoir l’énergie de faire encore au moins une chose. Le docteur disait que le traitement faisait son effet, il le supportait mieux que beaucoup de gens. Même s’il était encore fatigué, même si les nausées se manifestaient encore de temps en temps, il ne devait pas se décourager. C’était normal. À chaque visite, le médecin lui répétait qu’il avait grand espoir. La semaine dernière, il avait insisté : il allait réellement mieux, il avait une bonne chance de s’en sortir. Mais Qati se disait que ce qui était important, c’est qu’il avait un but dans l’existence. Et il était sûr que c’était cela qui le maintenait en vie. * * * — Quels sont les résultats ? — Ça suit son cours, répondit Cabot sur la liaison satellite sécurisée. Charlie a eu une attaque à son bureau. — Un silence. — C’est sans doute ce qui pouvait arriver de mieux à ce pauvre vieux. — Liz Elliot prend sa place ? — Exact. Ryan pinça les lèvres en faisant la grimace, comme s’il venait d’avaler un médicament amer. Il regarda sa montre : Cabot s’était levé tôt pour l’appeler et lui communiquer ses instructions. Son patron et lui n’étaient pas exactement copains, mais c’est la mission qui comptait. « Il est peut-être pareil avec E.E. », songea Ryan. — OK, patron, je décolle dans une heure et demie, et on communiquera le message au même moment, comme prévu. — Bonne chance, Jack. — Merci, monsieur le directeur. Ryan coupa la communication, sortit de la pièce réservée aux transmissions et retourna dans sa chambre. Ses bagages étaient déjà bouclés, il n’avait plus qu’à nouer sa cravate. Il garda son manteau sur l’épaule, il faisait trop chaud pour l’enfiler, encore plus chaud là où il allait, et il n’en aurait pas besoin. Mais on s’attendait à ce qu’il en porte un, encore une de ces conventions qui imposent le maximum d’inconfort pour les besoins du décorum. Ryan attrapa sa valise et sortit. — On synchronise nos montres ? Adler l’attendait à la porte et ricana. — Hé, Scott, je ne mange pas de ce pain-là ! — Mais bien sûr, espèce de… — J’aime mieux ça. Bon, j’ai un avion à prendre. — Il ne décollera pas sans vous, observa Adler. — Les petits avantages de la fonction publique, pas vrai ? Ryan regardait le couloir, qui était complètement vide, mais il se demandait si les Israéliens n’avaient pas réussi à le sonoriser. Si c’était le cas, le Musak risquait d’interférer avec leurs micros. — Qu’en pensez-vous ? — Ça vaut de l’or. — A ce point ? — Ouais, répondit Adler en souriant. Vous avez eu une fameuse idée, Jack. La bonne idée. — Je ne l’ai pas eue tout seul, et, de toute façon, je n’en revendiquerai pas la paternité. Personne n’en saura jamais rien. — On verra. Au boulot. — Laissez-moi voir comment ils réagissent. Bonne chance. — C’est mazeltov, non, qu’il faut dire ? Adler lui serra la main : — Bon vol. La limousine de l’ambassade déposa Jack au pied de l’avion, dont les moteurs tournaient. Il eut la priorité au roulage, et, moins de cinq minutes après avoir embarqué, ils étaient en l’air. Le VC-20B mit cap au sud, survola Israël vers le sud puis vira à l’est au-dessus du golfe d’Akaba, avant de pénétrer dans l’espace aérien saoudien. Fidèle à son habitude, Ryan contemplait le paysage par le hublot. Son esprit n’était plus à ce qu’il devait faire, mais il ressassait tout cela depuis plus d’une semaine, et son cerveau continuait à fonctionner sans qu’il en eût conscience. L’air était pur, il n’y avait pratiquement pas de nuages tandis qu’ils survolaient cette terre déserte faite de sable et de cailloux. Les seules taches de couleur étaient celles des buissons rabougris, trop petits pour qu’on les distingue individuellement, et qui donnaient au paysage l’aspect d’un visage mal rasé. Jack savait que la plus grande partie d’Israël présentait le même aspect, de même que le Sinaï où s’étaient déroulées ces batailles de blindés, et il se demandait pourquoi des hommes acceptaient de mourir pour des pays de ce genre. Le fait est qu’ils le faisaient depuis qu’il y avait des hommes sur la planète. C’est ici qu’avaient eu lieu les premières guerres organisées, et cela continuait. Du moins jusqu’à maintenant. Riyad, capitale de l’Arabie Saoudite, se trouve à peu près au centre du pays, qui est aussi grand que la moitié est des États-Unis. L’avion d’affaires descendit assez rapidement — il n’y avait guère de trafic dans la région —, l’air était calme, et le pilote fit son approche sans encombre vers l’aéroport international de Riyad. Quelques minutes plus tard, ils roulaient en direction du terminal. Le steward ouvrit la porte avant. Après deux heures d’air conditionné, Jack eut l’impression de pénétrer dans un four. Il faisait au moins quarante-huit degrés à l’ombre, mais il n’y avait pas d’ombre. Pis encore, le soleil se reflétait sur le bitume comme sur un miroir, et Ryan prit cela en pleine figure. Le chef de poste adjoint de l’ambassade était venu l’accueillir, avec les gardes habituels. Il alla transpirer dans une autre limousine d’ambassade. — Le vol a été bon ? demanda le DCM. — Pas mauvais. Tout est prêt ? — Oui, monsieur. Cela faisait du bien de se faire appeler « monsieur », se dit Jack. — J’ai reçu pour instructions de vous accompagner jusqu’à la porte. — Parfait. — Cela vous intéressera sans doute de savoir que la presse ne nous a posé aucune question. Washington a réussi à maintenir le couvercle. — Ça changera dans cinq heures d’ici. Riyad était une ville très propre, mais différente des métropoles occidentales. Le contraste avec les villes israéliennes était saisissant : pratiquement tout y était neuf. Et ce n’était qu’à deux heures, mais deux heures de vol. Contrairement à la Palestine, cet endroit n’avait jamais été un carrefour. Les anciennes routes commerciales évitaient soigneusement les chaleurs de l’Arabie, et si les villes côtières avaient connu une certaine prospérité pendant des millénaires grâce à la pêche et au commerce, les nomades de l’intérieur connaissaient une existence misérable, unis par leur seule foi musulmane, qui avait pris naissance dans les villes saintes de La Mecque et Médine. Deux choses avaient changé tout cela. Pendant la Première Guerre mondiale, les Britanniques avaient utilisé la région pour créer une diversion, obligeant les Turcs à immobiliser une partie des forces qui auraient été plus utiles auprès de leurs alliés allemands et austro-hongrois. Deuxièmement, autour de 1930, on avait découvert du pétrole, tellement de pétrole que celui du Texas ne représentait rien à côté. L’Arabie avait changé, puis le monde entier. Les relations entre les Saoudiens et l’Occident ont toujours été délicates. Les Saoudiens offrent un curieux mélange de simplicité et de sophistication. Il y a une génération, ils menaient encore une vie nomade. Simultanément, il y avait une tradition admirable d’enseignement coranique, un code sévère, mais scrupuleusement juste, analogue à la tradition talmudique du judaïsme. En un rien de temps, ces gens s’étaient trouvés à la tête d’une richesse qui défiait l’imagination. L’Occident les regardait comme des rebuts de la société, mais ils ne faisaient qu’entrer dans une lignée de pays nouveaux riches à laquelle l’Amérique appartenait elle-même il n’y a pas si longtemps. Ryan, qui était lui aussi un nouveau riche, regardait tous ces immeubles avec une sympathie amusée. Les gens qui ont hérité de leur richesse — une richesse gagnée par des ancêtres pleins de suffisance dont on oublie pudiquement les manières rustiques — ne sont jamais à l’aise avec ceux qui ont fait leur fortune eux-mêmes, au lieu d’en hériter. Et ce qui vaut pour les individus vaut aussi pour les nations. Les Saoudiens, comme leurs frères arabes, en étaient encore à apprendre comment devenir une nation, être riches et exercer une influence, mais cette expérience était aussi excitante pour eux que pour leurs amis. Ils avaient subi quelques leçons, parfois pas trop dures, parfois un peu plus, comme récemment avec leurs voisins du nord. Mais, en règle générale, ils les avaient bien retenues, et Ryan espérait maintenant que la prochaine étape serait franchie facilement. Une nation démontre sa grandeur davantage en aidant les autres à faire la paix qu’en manifestant sa puissance par la guerre ou la domination commerciale. Il avait fallu à l’Amérique tout l’intervalle de temps qui sépare Washington de Roosevelt pour le comprendre. Roosevelt, dont le prix Nobel de la paix ornait le mur d’un bureau à la Maison-Blanche. « Il nous a fallu près de cent vingt ans, songeait Jack alors que sa voiture tournait puis s’immobilisait. Roosevelt a obtenu son prix pour avoir réglé quelques querelles de bas étage et des rectifications de frontières, et nous exigeons de ces pauvres gens qu’ils en fassent autant alors qu’ils ne forment une nation que depuis moins de cinquante ans. Qui sommes-nous pour nous permettre de les regarder de haut ? » La chorégraphie qui préside aux manifestations officielles est aussi gracieuse et rigoureuse que celle des ballets. La voiture — dans le temps, c’était un carrosse — s’avance. Un fonctionnaire ouvre la portière — on l’appelait un valet de pied. L’hôte attend dans une solitude pleine de dignité, tandis que son visiteur descend de voiture. S’il est bien élevé, le visiteur remercie de la tête le valet de pied, et Ryan était bien élevé. Un autre fonctionnaire, de plus haut rang, accueille le visiteur avant de le conduire auprès de son hôte. Des gardes se tiennent de chaque côté de l’entrée ; dans ce cas, c’étaient des soldats en armes. Les photographes avaient été tenus à l’écart, pour des raisons évidentes. Ce genre d’affaires se traitent plus agréablement quand il fait moins chaud, mais au moins, le baldaquin faisait de l’ombre. On conduisit donc Ryan auprès de son hôte. — Bienvenue dans notre pays, monsieur Ryan. Le prince Ali lui tendit la main d’un geste décidé. — Merci, Votre Altesse. — Voulez-vous me suivre ? Ali fit entrer Jack et le DCM, qui les laissa là. Le bâtiment était un palais — Riyad possède beaucoup de palais, car il y a beaucoup de princes —, mais Ryan se disait que « palais de travail » aurait été une expression plus convenable. Grâce à l’air conditionné, il ne faisait guère plus de trente-huit degrés, ce qui lui parut très supportable. Le prince portait une robe assez ample, et il était coiffé d’un voile maintenu par deux trucs circulaires… deux quoi ? se demanda Jack. On avait dû le lui dire, mais il ne s’en souvenait plus. Alden savait comment cela s’appelait — Charlie connaissait la région beaucoup mieux que lui —, mais Alden était mort, et c’est Jack qui avait le ballon. Ali ben Cheik était répertorié au Département d’État et à la CIA comme ministre sans portefeuille. Plus grand, plus mince, et plus jeune que Ryan, il était conseiller auprès du roi pour les affaires étrangères et le renseignement. Il était vraisemblable que le service de renseignement saoudien — formé selon le modèle britannique — relevait de lui, mais ce n’était pas parfaitement clair : encore un autre legs des British, qui traitent les affaires de secret beaucoup plus sérieusement que les Américains. Bien que le dossier d’Ali fût assez épais, il ne parlait pratiquement que de ses antécédents. Il avait été élevé à Cambridge, était entré comme officier dans l’armée de Terre, avant de poursuivre ses études à Leavenworth et à Carlyle aux États-Unis. À Carlyle, il était le plus jeune de son cours, il était colonel à vingt-sept ans — être prince royal vous aide à faire carrière — et était sorti troisième d’une promotion dont les dix premiers prenaient le commandement d’une division ou un poste équivalent. Le général qui avait raconté à Ryan ce qu’il savait d’Ali se souvenait de lui comme d’un jeune homme agréable, avec de grandes qualités intellectuelles et supérieurement doué pour le commandement. Ali avait joué un rôle majeur quand il avait fallu persuader le roi d’accepter l’aide américaine pendant la guerre du Golfe. On le considérait en général comme quelqu’un de sérieux, qui décidait vite, et qui se montrait rapidement désagréable quand il avait l’impression qu’on lui faisait perdre son temps, en dépit de ses manières courtoises. On reconnaissait facilement son bureau, grâce aux deux officiers qui montaient la garde devant la porte à deux battants. Un troisième homme leur ouvrit, se courbant à leur passage. — J’ai beaucoup entendu parler de vous, commença poliment le prince. — En bien, j’en suis sûr, répondit Ryan, en essayant de paraître décontracté. AH s’en tira avec un sourire malicieux. — Nous avons des amis communs en Angleterre, sir John. Vous continuez à vous entraîner au pistolet ? — Je n’ai plus le temps, vous savez. Ali lui indiqua un fauteuil. — Il y a des choses auxquelles il faut accepter de consacrer du temps. Ils s’assirent tous deux. Un serviteur entra avec un plateau d’argent, servit le café avant de s’éclipser, et on en vint aux choses sérieuses. — Je suis vraiment désolé de ce que j’ai appris au sujet de Charles Alden. Un homme si brillant, disparaître de façon aussi stupide… Que Dieu ait pitié de son âme. Mais cela faisait longtemps que je désirais faire votre connaissance, monsieur Ryan. Jack but une gorgée de café, qui était épais, amer, et horriblement fort. — Merci, Votre Altesse. Merci également d’avoir accepté de me recevoir à sa place. — Les démarches diplomatiques les plus efficaces sont souvent celles qui débutent de façon informelle. Alors, que puis-je faire pour vous ? Ali sourit et s’enfonça davantage dans son siège. Les doigts de sa main gauche jouaient dans les poils de sa barbe. Ses yeux étaient sombres comme du charbon, et, si on pouvait croire qu’il regardait distraitement son visiteur, on sentait bien que l’atmosphère de la pièce était devenue plus grave. Ryan eut l’impression que le changement avait été instantané. — Mon pays souhaiterait explorer les voies susceptibles de… il s’agit des grandes lignes d’un plan pour essayer de réduire les tensions dans la région. — Avec Israël, naturellement. Je suppose qu’Adler fait en ce moment la même proposition aux Israéliens. — C’est parfaitement exact, Votre Altesse. — Voilà qui est passionnant, remarqua le prince avec un sourire amusé. Continuez, je vous prie. Jack commença son exposé. — Dans cette affaire, nous devons préserver à tout prix la sécurité physique de l’État d’Israël. Avant que nous soyons nés vous et moi, les États-Unis et d’autres pays ont assisté pratiquement sans broncher à l’extermination de six millions de juifs. Mon pays se sent encore gravement coupable de cette infamie. Ali approuva gravement avant de répondre. — C’est une chose que je n’ai jamais pu comprendre. Vous auriez peut-être pu agir différemment, mais Roosevelt et Churchill étaient de bonne foi quand ils ont pris un certain nombre de décisions stratégiques pendant la guerre. Ce qui s’est passé ensuite avec les juifs, dont personne ne voulait entendre parler avant le déclenchement du conflit, est naturellement une autre histoire. Je trouve vraiment très étrange que votre pays n’ait pas donné asile à tous ces pauvres gens. Il n’en reste pas moins que personne n’a vu venir ce qui allait se passer, ni les juifs, ni les gentils. Ensuite, Hitler contrôlait entièrement l’Europe, il vous était impossible d’intervenir directement. Vos dirigeants se sont donc dit que le meilleur moyen de mettre fin à cette tuerie consistait à gagner la guerre le plus rapidement possible. Et c’était logique. Ils auraient pu essayer de trouver une solution politique, cela s’appelait l’Endlösung, je crois, mais ils ont conclu que c’était impossible à mettre en oeuvre. A posteriori, cela semble maintenant inexact, mais cette décision a été prise honnêtement. Ali s’arrêta un instant pour laisser cette leçon d’histoire faire son chemin. — De toute manière, nous comprenons, nous acceptons même sous certaines conditions, les raisons pour lesquelles vous soutenez l’État d’Israël. Notre accord, et je suis sûr que vous en conviendrez, exige que vous reconnaissiez de la même façon les droits des autres peuples. Cette région n’est pas peuplée uniquement de Juifs et de sauvages. — Cela est à la base même de notre proposition, répondit Ryan. Si nous parvenons à trouver une formule qui reconnaît ces droits, accepteriez-vous un plan selon lequel les États-Unis garantiraient la sécurité d’Israël ? Jack n’eut pas le temps de reprendre sa respiration pour poursuivre. — Bien sûr, nous l’avons toujours dit très clairement. En dehors de l’Amérique, qui d’autre peut garantir la paix ? Si vous devez envoyer vos troupes pour qu’Israël se sente en sécurité, si vous signez un traité pour solenniser votre garantie, ce sont des choses que nous accepterons, mais qu’en est-il des droits des Arabes ? — A votre avis, comment devrions-nous faire pour les prendre en compte ? demanda Jack. Le prince Ali fut surpris par la question. C’était à Ryan de lui présenter le plan américain. Il était sur le point de se mettre en colère, mais il était trop intelligent pour cela. Il savait bien que ce n’était pas un piège, mais un changement fondamental de la politique américaine. — Monsieur Ryan, vous avez sûrement une raison de me poser cette question, mais la question n’en reste pas moins une figure de rhétorique. Je pense que c’est à vous de trouver la réponse. La réponse dura trois minutes. Ali secoua tristement la tête. — Cela, monsieur Ryan, c’est quelque chose qui nous paraîtrait sans doute acceptable, mais les Israéliens n’accepteront jamais. Ou, plus exactement, ils rejetteront cette idée pour cette raison même que nous l’aurons acceptée. Ils pourraient l’accepter, bien sûr, mais ils ne le voudront pas. — Pensez-vous que ce soit acceptable pour votre gouvernement ? — Je dois naturellement en parler aux autres ministres, mais je crois que notre réponse serait favorable. — Vous n’avez vraiment aucune objection ? Le prince s’interrompit pour finir son café. Il regardait le mur derrière Ryan. — Nous pourrions proposer plusieurs modifications, mais rien d’important. Je crois en fait que la négociation sur ces points mineurs pourrait aboutir facilement et rapidement, car ils n’ont pas de conséquence pour les autres parties en présence. — Qui choisiriez-vous pour représenter les musulmans ? Ali se pencha en avant. — C’est très simple, n’importe qui pourrait vous le dire. L’imam de la mosquée Al-Aqsa est un savant éminent et un linguiste. Il s’appelle Ahmed ben Youssef. On le consulte à travers tout l’Islam sur des points de théologie. Les sunnites comme les chiites s’en remettent à ses décisions. De plus, il est d’origine palestinienne. Ce serait aussi simple que ça ? Ryan ferma les yeux et se força à respirer profondément. Youssef n’était pas exactement un modéré, et il avait réclamé le retrait d’Israël à l’ouest du Jourdain. Mais il avait aussi condamné le terrorisme en tant que tel pour des raisons religieuses. Ce n’était pas le parfait interlocuteur, mais si les musulmans le désignaient comme leur représentant, ce serait toujours assez bien. — Vous êtes optimiste, monsieur Ryan, vous êtes trop optimiste. Je vous accorde volontiers que votre plan est plus honnête que ce que mon gouvernement imaginait, mais il ne sera jamais appliqué. Ali se tut et fixa Ryan droit dans les yeux. — Maintenant, je dois me poser la question : est-ce bien une proposition sincère, ou est-ce seulement quelque chose qui a l’apparence de la sincérité ? — Votre Altesse, le président Fowler prononce un discours devant l’assemblée générale des Nations-Unies jeudi prochain. Il y présentera son plan, et c’est sérieux. Je suis autorisé à inviter officiellement votre gouvernement à participer à des négociations qui auront lieu au Vatican pour parvenir à un traité. Le prince parut réellement surpris. — Vous croyez réellement que vous allez en venir à bout ? — Nous ferons l’impossible, Votre Altesse. Ali se leva et se dirigea vers son bureau. Il décrocha son téléphone, appuya sur une touche et commença à parler très vite. Ryan ne comprenait rien de ce qu’il disait. Il eut un bref moment de distraction. Comme l’hébreu, l’arabe s’écrit de droite à gauche, et il se demandait comment faisait le cerveau pour s’en arranger. « T’as une veine de cocu, mon salaud ! se dit-il. Ça pourrait marcher ! » Ali raccrocha et se tourna vers son visiteur. — Je crois que le moment est bien choisi pour rendre visite à Sa Majesté. — Tout de suite ? — Notre forme de gouvernement présente un avantage : lorsqu’un ministre désire en rencontrer un autre, il va voir un cousin ou un oncle. Nous faisons marcher une affaire de famille. Je suis sûr que votre président est un homme de parole. — Le discours des Nations-Unies est déjà rédigé, je l’ai lu. Il sait bien qu’il va se mettre le lobby pro-Israélien à dos, mais il y est prêt. — Je les ai déjà vus à l’oeuvre, monsieur Ryan. Même lorsque nous nous battions pour notre peau au coude à coude avec les soldats américains, ils nous contestaient le droit d’acquérir les armes dont nous avions besoin pour assurer notre propre défense. Vous croyez que ça va changer ? — Le communisme soviétique est au bout du rouleau, le Pacte de Varsovie également. Il y a tellement de choses qui ont façonné le monde dans lequel j’ai grandi, et qui sont définitivement terminées… Il est grand temps d’en finir avec les derniers troubles qui agitent la terre. Vous me demandez si nous sommes en mesure de réussir — et pourquoi pas ? Votre Altesse, la seule certitude immuable, c’est que les choses changent tout le temps. Jack savait bien qu’il manifestait un enthousiasme excessif, et se demandait ce que faisait Scott Adler à Jérusalem. Adler n’était pas homme à s’emporter, mais il savait mettre les points sur les i. Cela faisait tellement longtemps que ce n’était pas arrivé aux Israéliens, Jack ne savait même plus quand c’était, ou si on avait même jamais essayé. Mais le président était déterminé. Si les Israéliens essayaient de bloquer le processus, ils risquaient fort de se retrouver isolés comme jamais. — Et vous oubliez Dieu, monsieur Ryan. Jack sourit. — Mais non, Votre Altesse. C’est cela qui compte, n’est-ce pas ? Le prince Ali essaya de sourire, sans y parvenir. L’heure n’était pas encore au sourire. Il lui indiqua la porte. — Notre voiture nous attend. * * * Les drapeaux et les étendards sont déposés, depuis l’époque de la Révolution, au dépôt de l’intendance de New Cumberland, en Pennsylvanie. Un général de brigade et un archiviste avaient posé sur une table l’emblème qui avait été celui du 10e régiment de cavalerie des États-Unis. Le général se demandait si quelques-unes des déchirures n’avaient pas été ramassées pendant la campagne du colonel John Grierson contre les Apaches. Cet étendard allait revenir à son régiment, même s’il n’avait plus beaucoup d’utilité. On allait peut-être le sortir de sa housse une fois par an, mais on en referait un neuf sur le même modèle. Ce qui arrivait était plutôt rare. À cette époque de coupes budgétaires, on allait former une nouvelle unité. Le général ne trouvait rien à y redire ; le 10e avait un passé glorieux, mais il ne s’était jamais remis du film qu’avait réalisé Hollywood sur les régiments noirs. Car le 10e avait été l’une de ces unités noires -9e et 10e régiments de cavalerie, 24e et 25 e d’infanterie — qui avaient participé à la conquête de l’Ouest. L’étendard datait de 1866. Il représentait un bison, car les Indiens qui combattaient les cavaliers du 10e trouvaient que les cheveux de leurs adversaires ressemblaient à la fourrure du bison. Les soldats noirs avaient participé à la défaite de Geronimo, et ils avaient sauvé la peau de Teddy Roosevelt lors de la charge de la colline de San Juan. Le général le savait parfaitement. C’est à peu près à cette époque qu’ils avaient été reconnus officiellement et, si le président reprenait cet emblème pour des raisons politiques, après tout, pourquoi pas ? Le 10e avait une histoire honorable, politique ou pas. — Comptez une semaine, dit le civil, je ferai le travail moi-même. Mon Dieu, je me demande ce que Grierson penserait en voyant les monstres qui tiennent lieu de bisons ! — C’est vrai, admit le général. Il avait commandé le 11e régiment de cavalerie blindée plusieurs années avant. Celui-ci était toujours en Allemagne, et on pouvait se demander si ça allait durer encore longtemps. Mais l’historien n’avait pas tort. Avec ses 129 chars, ses 228 transports blindés, ses 24 canons automoteurs, ses 83 hélicoptères, ses 5000 hommes, un régiment blindé moderne était plus proche en fait d’une brigade mobile, dotée d’une puissance de feu formidable. — Où sera-t-il basé ? — Le régiment sera formé à Fort Stewart, mais après, je ne sais pas. Ils seront peut-être rattachés à la 18e division parachutiste. — On va les peindre en beige, hein ? — Probablement. Ce régiment s’y connaît en désert, vous savez. Le général toucha l’étendard. Ouais, on sentait encore le sable, le sable du Texas, du Nouveau-Mexique, de l’Arizona. Il se demanda si les cavaliers qui avaient suivi cet étendard savaient qu’il allait renaître. Probable. 6 MANOEUVRES La cérémonie de prise de commandement à bord des bâtiments de la Marine n’a pas beaucoup changé depuis l’époque de John Paul Jones. Celle-ci se termina comme prévu à 11 h 24. Elle avait été avancée de deux semaines pour que l’ancien pacha puisse rallier sa nouvelle affectation au Pentagone, endroit qu’il avait toujours réussi à éviter jusqu’ici. Le capitaine de vaisseau Jim Rosselli avait mené à bien les dix-huit derniers mois de chantier du USS Maine chez Electric Boat, du groupe General Dynamics, à Groton dans le Connecticut. Il avait ensuite supervisé le lancement et les premiers essais jusqu’à l’admission au service actif. Puis, il y avait eu les essais d’endurance, un tir de missiles devant Cap Canaveral, et le transit par Panama jusqu’à la base définitive de Bangor, État de Washington. Sa dernière mission avait consisté à emmener le bateau — le Maine était un très gros bâtiment, mais c’était toujours un « bateau » dans la Marine — pour sa première patrouille de dissuasion dans le golfe d’Alaska. Tout ça était fini maintenant et, quatre jours après son retour de mer, il passait la suite à son successeur, le capitaine de vaisseau Harry Ricks. En fait, c’était un peu plus compliqué. Depuis le premier SNLE, le USS George Washington, transformé depuis longtemps en lames de rasoir et autres objets de consommation courante, les SNLE ont deux équipages baptisés respectivement « bleu » et « or ». L’idée, très simple, consiste à se dire que les sous-marins peuvent passer beaucoup plus de temps à la mer si on permute leurs équipages. La méthode coûte cher, mais marche parfaitement. Les SNLE de la classe « Ohio » passent environ les deux tiers de leur temps à la mer, sur un rythme de soixante-dix jours de patrouille séparés par vingt-cinq jours de remise en condition. Par conséquent, Rosselli avait remis à Ricks le commandement d’un demi-sous-marin, plus le commandement intégral de l’équipage « or », lequel allait céder le bâtiment à l’équipage « bleu » pour une nouvelle patrouille. La cérémonie terminée, Rosselli se retira une dernière fois dans sa chambre. En sa qualité de premier commandant, certains souvenirs lui revenaient de droit. La tradition lui accordait par exemple un morceau du teck dont on faisait les ponts, transformé en jeu de solitaire. Le pacha n’avait jamais pratiqué ce jeu de sa vie, mais ça n’avait rien à voir. Ces traditions-là n’étaient pas tout à fait aussi vieilles que le commandant John Paul Jones, mais elles étaient aussi solides. Sa casquette de base-ball, sur laquelle étaient inscrits en lettres d’or CDT d’un côté et PREMIER PACHA de l’autre, irait également rejoindre sa collection, de même qu’une tape de bouche, une photo signée par tous les membres de l’équipage, et divers cadeaux offerts par Electric Boat. — Dieu, ce que j’ai espéré en avoir un comme ça ! dit Ricks. — Ils sont superbes, commandant, répondit Rosselli avec un sourire songeur. En réalité, ce n’était pas le fond de sa pensée. Seuls les meilleurs officiers avaient une carrière comme la sienne. Il avait commandé un sous-marin d’attaque, l’USS Honolulu, qui avait excellente réputation, réputation qu’il avait contribué à entretenir pendant ses deux ans et demi de commandement. Puis il avait pris l’équipage « or » du USS Tecumseh, où il avait également brillé. Ce troisième commandement — plus rare — avait été plus court que prévu. Son boulot avait consisté à superviser les travaux du chantier à Groton, puis à mettre le bateau au point avant de le confier à ses premiers « vrais » commandants. Il n’avait réellement commandé le bateau que — combien ? — une centaine de jours, quelque chose comme ça. Juste assez longtemps pour faire sa connaissance. — Tu ne pars pas de gaieté de coeur, Rosey, fit le chef d’escadrille, le capitaine de vaisseau (sur la liste d’aptitude) Bart Mancuso. Rosselli essaya de prendre la chose avec humour. — Hé, Bart, entre nous, ça te fait envie, non ? — T’as raison, vieux crabe, je sais que ça n’est pas facile. Rosselli se retourna vers Ricks. — C’est le meilleur équipage que j’aie jamais eu. Le second sera un bon pacha quand ce sera son tour. Ce bateau tourne comme une horloge. Tout marche au poil, et on perd notre temps pendant les remises en condition. Le seul point qui me donne du souci, c’est le câblage dans l’office du carré. Un électricien a dû se mélanger les pinceaux dans les fils, et les interrupteurs sont mal marqués. Regs pense qu’il faudrait refaire les câbles plutôt que de changer les étiquettes. Et c’est tout. Absolument rien d’autre. — Le réacteur ? — Impeccable, les hommes et le matériel. Tu as vu les résultats du dernier contrôle de sûreté nucléaire ? — Hmm, hmm, fit Ricks. Le bateau avait subi ce contrôle, le Saint-Graal du nucléaire, pratiquement à la perfection. — Le sonar ? — On a le meilleur de toute la flotte, on a été les premiers à recevoir la dernière version. J’ai fait quelques essais avec les mecs de la deuxième escadrille avant l’admission au service actif. Il y avait un de tes vieux copains, Bart, Ron Jones. Il est entré chez Sonosystems, il est venu passer une semaine avec nous. L’analyseur de rayons sonores est une pure merveille. Il y a encore un peu de boulot à faire du côté des torpilleurs, mais ça va à peu près. Je crois quand même qu’ils pourraient encore gagner une trentaine de secondes. Le chef de service est très jeune — bien sûr, la moyenne d’âge de l’équipage est faible. Il n’est pas encore tout à fait au point, mais ils ne sont pas beaucoup plus lents que les mecs que j’avais sur le Tecumseh, et si j’avais eu un peu plus de temps devant moi, ce serait une affaire réglée. — Pas de problème, fit négligemment Ricks. Mais bon dieu, Jim, il faut bien que je m’occupe. Tu as eu combien de contacts pendant cette patrouille ? — Un classe Akula, l’Amiral Lunin. On l’a croché trois fois, toujours à plus de soixante mille yards. S’il s’est rendu compte de quelque chose… mais il n’a rien vu. Il n’est pas venu une fois sur nous, et une fois, on l’a tenu pendant seize heures d’affilée. La bathy était vraiment extra et… — Rosselli sourit — j’ai décidé de le pister un bout de temps, à bout de gaffe, bien sûr. — La chasse un jour, la chasse toujours, dit Ricks avec un grand sourire. Il avait une longue carrière de SNLE derrière lui, et cette façon de voir les choses lui était totalement étrangère, mais ce n’était pas le moment de faire le délicat. — Tu as fait de très beaux enregistrements sur lui, continua Mancuso, montrant ainsi qu’il ne désapprouvait pas le moins du monde ce qu’avait fait Rosselli. Sacré bon bateau, non ? — L’Akula ? Très bon, oui, mais pas assez, répondit Rosselli. Je ne me ferai pas de souci tant que nous n’arriverons pas à pister ces veaux. J’ai essayé quand j’étais sur l’Honolulu, avec l’Alabama de Richie Seitz. Il m’a bien baisé, c’est la première fois que ça m’arrivait. Dieu arriverait peut-être à trouver un Ohio, mais il faudrait qu’il soit vraiment dans un bon jour. Et Rosselli ne plaisantait pas. Les sous-marins lance-missiles de la classe Ohio étaient plus que silencieux. Leur niveau de bruit rayonné était plus faible que le bruit de fond de la mer, un murmure au milieu d’un concert de rock. Il fallait s’en approcher incroyablement près si on voulait avoir une chance de les entendre, mais les Ohio avaient le meilleur sonar jamais mis au point, et ce n’était pas facile. La Marine avait remarquablement réussi cette série : les spécifications originelles demandaient 26-27 noeuds, et le prototype avait fait 28,5. Pendant les essais constructeur, le Maine était même monté à 29,1, grâce à une nouvelle peinture au super-polymère. Et avec son hélice à sept pales, la vitesse de cavitation était supérieure à vingt noeuds. Le réacteur fonctionnait en circulation naturelle pratiquement à toutes les allures, ce qui limitait considérablement le bruit des pompes primaires. L’obsession de la Marine pour la lutte contre le bruit avait atteint un sommet avec cette série. Même les pales du mixeur de la cuisine étaient recouvertes de vinyle pour éviter tout contact métal contre métal. L’Ohio était la Rolls-Royce des sous-marins. Rosselli se tourna vers lui. — Maintenant, il est à toi, Harry. — Tu n’aurais pas pu en tirer davantage, Jim. Allez, venez, le carré est ouvert, je vous offre une bière. — Ouais, répondit le commandant quittant d’une voix un peu émue. Quand ils montèrent sur le pont, l’équipage l’attendait aligné pour lui serrer la main une dernière fois. Avant d’être arrivé à la coupée, Rosselli avait les larmes aux yeux, et elles ruisselaient sur ses joues quand ils atteignirent le ponton. Mancuso le comprenait, ç’avait été pareil pour lui. Un bon commandant se prend d’amour pour son bateau et pour son équipage, et c’était encore pire pour Rosselli. Il avait eu plus que son lot de commandements, et le dernier est toujours le plus dur quand il se termine. Comme Mancuso, Rosselli n’avait plus comme perspective que des fonctions d’état-major, il allait commander un bureau, mais il ne ferait plus jamais ce métier de seigneur que constitue le commandement d’un bâtiment de guerre. Bien sûr, il pourrait encore embarquer, noter les pachas, apprécier les idées et les tactiques, mais il ne serait plus qu’un passager qu’on tolérait, pas vraiment bienvenu à bord. Pis encore, il faudrait qu’il se prive de revenir sur son ancien bâtiment, pour ne pas laisser à son équipage l’occasion de comparer son style de commandement à celui du nouveau pacha, sous peine de miner son autorité. Mancuso se disait que les immigrants et leurs pères avaient dû ressentir la même chose en jetant un dernier regard sur l’Italie, en sachant très bien qu’ils ne reviendraient jamais, que leurs vies étaient irrémédiablement changées. Les trois hommes prirent la voiture de fonction de Mancuso pour se rendre au pot organisé au carré de la base. Rosselli posa tous ses souvenirs devant lui et sortit son mouchoir pour s’essuyer les yeux. Ce n’était pas juste, ce n’était vraiment pas juste. Abandonner le commandement d’un bateau comme celui-là et devenir un vulgaire standardiste dans un PC. Une affectation interarmes, mon cul ! Rosselli se moucha et pensa aux affectations à terre qui l’attendaient pour le reste de sa carrière active. Mancuso regardait ailleurs par discrétion. Ricks hocha silencieusement la tête. Toute cette émotion était un peu superflue. Il prenait déjà quelques notes mentalement. Les torpilleurs n’étaient pas encore au point, hein ? Eh bien, il allait s’en occuper. Et le second était de premier brin. Hmm. Quel est le pacha qui n’a pas porté aux nues son second ? Si ce type croyait qu’il était mûr pour un commandement, cela voulait dire qu’il était peut-être un petit peu trop prêt. Il fallait rappeler discrètement aux seconds de ce genre qui était le vrai patron, et Ricks savait s’y prendre. Heureusement, il y avait le réacteur. Et ça, c’était important. Ricks était un pur produit de l’obsession de la Marine pour les réacteurs. C’était incroyable, se disait-il, que le chef d’escadrille, ce Mancuso, ne s’en soucie pas davantage. Rosselli était probablement dans le même cas. Alors, comme ça, ils avaient passé leur qualif nucléaire, et alors ? Sur ces bateaux, on était prêt à passer sa qualif tous les jours. Le problème de ces Ohio, c’est qu’ils marchaient tellement bien que les gens prenaient les choses un peu en touristes. Et c’était encore plus vrai, maintenant qu’ils avaient passé leur qualif. Le laisser-aller conduit inexorablement aux désastres. Et ces mecs des sous-marins d’attaque avec leur mentalité stupide ! Pister un Akula, mon Dieu ! Même à soixante mille yards, mais à quoi pensait cet imbécile ? La devise de Ricks était celle des SNLE : « Nous sommes fiers de nous cacher » (version plus crue : « Les poules mouillées de la mer »). S’ils ne vous trouvent pas, ils ne peuvent rien vous faire. Les gros n’étaient pas du genre à aller chercher les ennuis, leur boulot consistait au contraire à les éviter. Les sous-marins lance-missiles ne sont pas vraiment des bâtiments de combat. Que Mancuso n’ait pas réprimandé Rosselli sur-le-champ, voilà qui sidérait Ricks. Cela méritait tout de même réflexion. Non seulement Mancuso n’avait rien reproché à Rosselli, mais il l’avait félicité. Mancuso était son chef d’escadrille, et il avait été deux fois décoré. D’accord, ce n’était pas le rêve de travailler pour un excité de la chasse, mais c’était comme ça. C’était un battant, et il voulait des pachas agressifs. En outre, Mancuso était le mec qui allait le noter, ce qui était un paramètre fondamental, non ? Ricks était ambitieux, il voulait commander une escadrille, puis occuper un poste au Pentagone avant de passer amiral, et de prendre le commandement d’un groupe de sous-marins. À Pearl, ce serait pas mal, il aimait bien Hawaii. Et après ça, en route pour une nouvelle affectation au Pentagone. Ricks pensait à sa carrière depuis qu’il était lieutenant de vaisseau. Il n’avait pas vraiment prévu de travailler sous les ordres d’un as des sous-marins d’attaque, mais il fallait s’adapter, et ça, il connaissait. Si cet Akula se pointait à sa prochaine patrouille, il ferait comme Rosselli — en mieux, bien entendu. Il devait absolument y arriver, Mancuso le souhaitait, et Ricks savait qu’il était en concurrence avec treize autres commandants de SNLE. S’il voulait avoir ce commandement d’escadrille, il fallait qu’il soit le meilleur des quatorze. Et pour être le meilleur, il lui fallait faire des choses susceptibles d’impressionner son chef d’escadrille. OK, il ne pouvait plus conserver à sa carrière le cours rectiligne qu’il lui avait donné jusqu’alors, il allait falloir s’y prendre différemment. Ricks aurait préféré ne pas en passer par là, mais carrière d’abord, non ? Il se savait destiné à avoir une marque d’amiral dans un angle de son bureau du Pentagone, un jour, et un jour pas trop lointain. Il allait faire ce qu’il fallait. Marque d’amiral signifiait un état-major, un chauffeur, une place de parking réservée, puis d’autres boulots encore plus prestigieux. Si tout se passait bien, il pouvait espérer terminer dans le bureau du chef d’état-major de la Marine, dans le couloir E — ou mieux encore, comme directeur des Réacteurs embarqués. C’était un poste moins élevé que celui de CEMM, mais on était assuré de rester huit ans en place. Il se sentait plus fait pour ce poste, où se décidait l’ensemble de la politique nucléaire. * * * J. Robert Fowler n’était pas si mauvais bougre, au fond, se dit Ryan. La réunion se tenait en haut, à l’étage des appartements de la Maison-Blanche, car la climatisation de l’aile ouest était en panne et le soleil qui frappait en plein les vitres du Bureau ovale rendait la pièce invivable. Ils s’étaient donc installés dans une salle à manger utilisée habituellement pour les dîners informels que le président aimait organiser pour ses « intimes ». Les intimes finissaient bien par se retrouver à cinquante. Les chaises d’époque étaient disposées autour d’une grande table et les murs étaient décorés de diverses scènes historiques. Tout le monde était en manches de chemise. Fowler supportait mal les contraintes de sa charge. Avant de se jeter à fond et définitivement dans la politique, il avait été procureur et n’avait jamais défendu un criminel de sa vie. Il avait été élevé dans un milieu qui n’était pas très à cheval sur les convenances, si bien qu’il avait toujours la cravate à moitié défaite et les manches relevées jusqu’au coude. Ryan trouvait cela un peu étrange, tant le président était également capable de se montrer collet monté et pète-sec avec ses subordonnés. Encore plus bizarre, le président était arrivé avec sous le bras les pages sportives du Baltimore Sun, qu’il préférait à celles de la presse locale. Le président Fowler était un enragé de football. Les premiers matches de la saison de championnat étaient passés, et il faisait ses pronostics pour la suite. Le DDCI haussa les épaules et garda sa veste. Cet homme était complexe, Jack le savait très bien, et la complexité est imprévisible par définition. Le président avait discrètement modifié son agenda pour organiser cette réunion. Il s’assit au bout de la table, sous une bouche d’air frais, et regarda en souriant à peine les participants qui arrivaient. À sa gauche, G. Dennis Bunker, le secrétaire d’État à la Défense. Ex-PDG d’Aerospace Inc., Bunker avait d’abord été pilote de chasse dans l’armée de l’Air, et il avait à son actif plus de cent missions effectuées au début de la guerre du Viêtnam. Il avait quitté l’armée pour créer sa société et l’avait menée à un chiffre d’affaires de plusieurs milliards de dollars, avec des implantations dans toute la Californie. Il avait vendu sa boîte et toutes ses autres participations pour prendre ce poste, ne conservant qu’une seule entreprise, les Chargeurs de San Diego. Ce dernier point avait donné lieu à des taquineries interminables lors des auditions au Sénat, et les mauvaises langues disaient que Fowler appréciait Bunker surtout à cause de l’amour qu’il portait au foot. Bunker était un cas unique au gouvernement ; c’était un faucon, comme tout le monde, mais qui connaissait parfaitement les affaires de défense et qui était très écouté des gens en uniforme. Bien qu’il eût quitté l’armée de l’Air avec le grade de capitaine, il avait gagné trois décorations aux commandes de son bombardier F-105 lors de missions au ras des pâquerettes dans les environs de Hanoi. Dennis Bunker avait été au feu, il pouvait parler tactique avec les capitaines et stratégie avec les généraux. Tout le monde, civils et militaires, respectait le secrétaire à la Défense, ce qui était plutôt rare. À la gauche de Bunker était assis Brent Talbot, le secrétaire d’État. C’était un ami de longue date et un allié du président, et il avait été longtemps professeur de sciences politiques à l’université de Northwestern. gé de soixante-dix ans, il avait une chevelure léonine qui surmontait un visage pâle et intelligent. Il était moins professeur que gentleman à l’ancienne mode, mais avec un instinct de tueur. Il avait passé de nombreuses années au PFIAB — le comité consultatif pour le Renseignement extérieur — et dans un nombre incalculable de commissions. Maintenant, il occupait un poste qu’il marquait de son empreinte. C’était l’archétype de l’homme qui connaît les choses de l’intérieur, mais qui est aussi capable de les regarder avec du recul, et il avait fini par trouver un ticket gagnant avec Fowler. Il avait souvent une vision originale des choses, et il voyait dans les changements qui marquaient les relations Est-Ouest la possibilité de changer le monde. C’était pour lui l’occasion rêvée d’y associer son nom. À droite du président était assis le chef d’état-major particulier, Arnold Van Damm. Après tout, l’objet de cette réunion était éminemment politique, et il était parfaitement naturel que tous ceux qui avaient à donner un conseil politique soient là. À côté de Van Damm se tenait Elizabeth Elliot, la toute nouvelle conseillère pour les affaires de Sécurité nationale. Elle avait l’allure austère ce jour-là, se dit Ryan. Elle portait une robe qui avait dû lui coûter très cher, ornée d’une cravate entortillée autour de son ravissant petit cou. À sa droite, Marcus Cabot, directeur de la CIA et supérieur direct de Ryan. Les gens de moindre importance étaient placés beaucoup plus loin du trône de la puissance, naturellement. Ryan et Adler étaient à l’autre extrémité de la table, aussi bien pour les éloigner du président que pour leur permettre d’avoir une vue d’ensemble sur les grands pontes. — Alors, c’est ton année, Dennis ? demanda le président au secrétaire à la Défense. — Tu l’as dit, répondit Bunker. J’ai patienté assez longtemps, mais avec ces deux nouveaux deuxième ligne, on va aller à Denver. — Contre les Vikings, fit Talbot. Dennis, vous aviez des demis de premier brin, pourquoi n’avez-vous pas pris Tony Wills ? — On a déjà trois bons arrières, il me fallait des deuxièmes lignes, et ce gosse de l’Alabama est un champion comme je n’en ai encore jamais vu. — Tu le regretteras, décréta le secrétaire d’État. Tony Wills avait été débauché de Northwestern. C’était l’Américain typique, élevé à Rhodes, vainqueur de la coupe Heisman, et c’est lui qui avait ressuscité l’équipe de Northwestern. Il avait été l’étudiant chéri de Talbot. Sous tous les angles, c’était un jeune homme exceptionnel, et tout le monde lui prédisait une brillante carrière politique. Ryan trouvait ce jugement un peu prématuré, même en tenant compte des changements dans le paysage politique américain. — Au troisième match, il marquera contre son camp, et il recommencera à la finale, si ton équipe va jusque-là, ce dont je doute fort, Dennis. — Nous verrons bien, lâcha Bunker. Le président rigolait en classant ses paperasses. Liz Elliot essayait sans succès de cacher sa réprobation, Jack la voyait très bien malgré la distance qui les séparait. Ses papiers à elle étaient déjà en place, son stylo prêt à prendre des notes, et elle ne parvenait pas à masquer son impatience pendant ces conversations de vestiaire qui se déroulaient de son côté de la table. Eh bien, elle avait fini par avoir ce poste pour lequel elle s’était tellement battue, ça avait même fait un mort — on avait raconté les détails à Jack à son retour. — Je crois que nous allons commencer, dit le président Fowler, et les conversations s’arrêtèrent net. Monsieur Adler, voudriez-vous nous exposer ce qui s’est passé au cours de votre voyage ? — Merci, monsieur le président. Je crois pouvoir affirmer que la plupart des morceaux du puzzle sont en place. Le Vatican approuve notre proposition sans aucune réserve, et est disposé à accueillir la conférence quand nous le voudrons. — Comment Israël a-t-il réagi ? demanda Liz Elliot pour bien montrer qu’elle existait. — Ç’aurait pu être mieux, répondit Adler d’un ton neutre. Ils viendront, mais je m’attends à de sérieuses résistances. — Sérieuses à quel point ? — Ils feront l’impossible pour ne pas avoir à tenir leurs engagements, mais cette idée les met mal à l’aise. — Ce n’est pas très surprenant, monsieur le président, ajouta Talbot. — Et les Saoudiens ? demanda Fowler à Ryan. — Monsieur le président, j’ai le sentiment qu’ils joueront le jeu. Le prince Ali s’est montré très optimiste, et nous avons passé une heure chez le roi, qui a eu une réaction prudente, mais positive. Ils craignent seulement que les Israéliens ne se laissent pas faire, quelles que soient les pressions que nous pourrons exercer sur eux. Ils ont peur de se retrouver entre deux chaises. Si l’on oublie ce point un instant, monsieur le président, les Saoudiens semblent prêts à accepter les grandes lignes de notre plan, et à participer à sa mise en oeuvre. Ils m’ont proposé quelques modifications, qui sont détaillées dans mon rapport. Comme vous le verrez, ce sont des modifications mineures, et il y en a même deux qui améliorent sensiblement notre projet. — Les Soviétiques ? — Scott s’en est chargé, répondit Talbot. Ils sont d’accord sur le principe, mais ils pensent eux aussi qu’Israël refusera de coopérer. Le président Narmonov nous a fait parvenir un message avant-hier. Il écrit que ce plan est parfaitement compatible avec la politique de son gouvernement. Ils accepteraient même de limiter leurs ventes d’armes aux seuls besoins défensifs des pays de la région. — Ça paraît difficilement croyable, lâcha impulsivement Ryan. — Voilà qui démolit l’une de vos prédictions, n’est-ce pas ? ricana Cabot. — Comment cela ? demanda le président. — Monsieur le président, les ventes d’armes sont une véritable vache à lait pour les Soviets. Réduire ces ventes leur coûtera des milliards de devises fortes dont ils ont le plus grand besoin. — Ryan se laissa aller dans sa chaise et émit un sifflement. — C’est très surprenant. — Ils souhaitent également participer aux négociations, ce qui semble honnête. Pour l’aspect ventes d’armes du traité — si nous en arrivons là —, nous signerons un protocole annexe avec eux. Liz Elliot regarda Ryan en souriant : c’était là quelque chose qu’elle avait prévu. — En échange, les Soviets veulent que nous vendions des produits alimentaires, et ils veulent aussi des crédits, ajouta encore Talbot. C’est plutôt bon marché pour nous. Nous avons le plus grand besoin de leur coopération dans cette affaire, et ils tiennent beaucoup au gain de prestige qui résultera de leur implication dans ce traité. Cela semble équitable pour les deux parties. Soit dit en passant, nous avons des tonnes de blé dont nous ne savons pas quoi faire. — Le seul point noir est donc Israël ? demanda Fowler aux participants. Tout le monde répondit oui d’un signe. — Peut-on trouver une solution ? — Jack, demanda Cabot à son adjoint en se tournant vers lui, comment Avi Ben Jacob réagit-il ? — Nous avons dîné ensemble la veille de mon départ pour l’Arabie. Il n’était pas heureux du tout. Je ne peux pas dire ce qu’il savait exactement, je ne lui ai pas dit grand-chose qui soit susceptible d’alerter son gouvernement et… — Que signifie « pas grand-chose », Ryan ? coupa Elliot en tapant sur la table. — Rien du tout, répondit-il. Je lui ai dit qu’il devait attendre. Les gens du renseignement n’aiment pas ça. Je pense qu’il sait que quelque chose se prépare, mais à quoi pense-t-il ? — Tout le monde a eu l’air surpris là-bas, dit Adler pour soutenir Ryan. Ils s’attendaient à quelque chose, mais certainement pas à ce que je leur ai dit. Le secrétaire d’État se pencha. — Monsieur le président, Israël vit depuis deux générations dans la fiction qu’il est, et lui seul, responsable de sa propre sécurité. C’est presque devenu un article de foi là-bas, et, bien que nous leur fournissions des armes et d’autres matériels de défense, le gouvernement de ce pays a décidé de faire comme si cette idée était vraie. Ce qu’ils craignent plus que tout, c’est d’être obligés de confier leur sécurité à quelqu’un d’autre, et que cet autre les laisse tomber un jour. — On est fatigués d’entendre cette chanson, lâcha froidement Liz Elliot. « Tu serais peut-être moins fatiguée si six millions des tiens étaient partis en fumée, pensa Ryan. Mais comment diable peut-on être insensible à ce point au souvenir de l’Holocauste ? » — Je pense que nous pouvons nous en charger, à condition qu’un traité d’assistance mutuelle entre Israël et nous passe au Sénat, dit Arnie Van Damm qui prenait la parole pour la première fois. — Il nous faut combien de temps pour mettre en place les unités nécessaires en Israël ? demanda Fowler. — Je dirais environ cinq semaines à partir du feu vert, monsieur, répondit le secrétaire à la Défense. Le 10e régiment de cavalerie est en cours de constitution. C’est plutôt l’équivalent d’une brigade renforcée, et il viendrait à bout d’une division blindée arabe — je veux dire qu’il la détruirait. Nous pourrions y ajouter une unité de marines pour montrer notre force, et, avec les facilités que nous avons à Haïfa, nous avons presque l’équivalent d’un groupe de porte-avions en Méditerranée orientale. Ajoutez-y une escadre de F-16 basés en Sicile, et ça nous fera une force conséquente. Les militaires vont aimer, ils auront un vrai terrain de manoeuvre pour s’entraîner. Nous utiliserons notre base au Néguev comme nous nous servons du Centre national d’entraînement de Fort Irwin. Le meilleur moyen de conserver cette force au mieux de sa forme, c’est de lui faire mener une vie d’enfer. Ce sera cher, bien sûr, mais… — Nous paierons le prix qu’il faudra, fit Fowler, coupant doucement Bunker. Tout ça vaut bien la dépense et nous n’aurons pas de problème pour faire voter les sommes nécessaires au Capitole. Pas vrai, Arnie ? — Un représentant qui se permettrait de faire la fine bouche verrait sa carrière brisée à jamais, confirma le chef d’état-major. — Il ne nous reste donc plus qu’à surmonter l’opposition d’Israël ? continua le président. — C’est exact, monsieur le président, répondit Talbot pour tous les autres. — Alors, quel est le meilleur moyen d’y arriver ? La question du président était de pure forme, et tout le monde connaissait la réponse. Le gouvernement israélien en place, comme tous ceux qui l’avaient précédé depuis dix ans, était une coalition d’intérêts divergents. Il serait renversé par la première bourrade de Washington. — Bon, et le reste du monde ? — Les pays de l’OTAN ne poseront pas de problème, les autres pays des Nations-Unies suivront bon gré mal gré, dit Elliot sans laisser à Talbot le temps de répondre. Tant que les Saoudiens jouent le jeu, les pays musulmans suivront. Si Israël tente de résister, ils seront isolés comme jamais. — Je n’aime pas trop la perspective de les contraindre par la force, dit Ryan. — Monsieur Ryan, cela n’est pas dans vos attributions, remarqua doucement Elliot. Quelques regards étonnés prirent note de sa remarque, mais personne ne défendit Jack. — C’est exact, mademoiselle Elliot, dit Jack en rompant un lourd silence. Mais il est également exact que si nous exerçons trop de pression, nous aurons le résultat opposé à ce que le président souhaite obtenir. Et nous devons tenir compte de l’aspect moral du problème. — Monsieur Ryan, il y a un aspect moral dans tout problème, dit le président. Ici, il est très simple : il y a eu trop de guerres dans cette région, et il est temps d’y mettre fin. C’est ce à quoi vise notre plan. Notre plan, l’entendit dire Ryan. Les yeux de Van Damm cillèrent une seconde. Jack se rendit compte soudain qu’il était aussi isolé dans cette salle qu’Israël l’était dans les plans du président. Il se plongea dans ses notes et se tut. « La dimension morale, mon cul, se disait-il avec colère. Tout ce qui l’intéresse, c’est de laisser une trace dans l’histoire et de passer pour le Grand Pacificateur. » Mais l’heure n’était pas à l’amertume, et même si le plan n’était plus le sien, il gardait toute sa valeur. — Si nous devons les contraindre, comment faire ? reprit doucement le président. Je ne veux pas les brusquer, mais je veux leur faire passer un message sans équivoque. — Nous devons leur expédier un lot de pièces de rechange pour leurs avions la semaine prochaine, ils veulent moderniser les radars de leurs F-15, annonça Bunker. Il y a d’autres fournitures, bien sûr, mais les radars sont très importants pour eux. C’est le nec plus ultra, nous sommes tout juste en train de les mettre en place sur nos propres appareils. Il en est de même pour les nouveaux missiles destinés aux F-l6. Ils tiennent à leur aviation comme à la prunelle de leurs yeux, et si nous retardons cette livraison pour des raisons techniques, ils comprendront très vite de quoi il s’agit. — C’est facile à faire ? demanda Elliot. — On peut leur faire comprendre qu’ils n’obtiendront rien en protestant, dit Van Damm. Quand nous l’aurons annoncé devant l’assemblée générale de l’ONU, comme c’est prévu, on devrait pouvoir faire taire leur lobby au Congrès. — Ce serait peut-être plus habile politiquement de les laisser acquérir d’autres armes que de les empêcher d’améliorer celles que de toute façon ils possèdent déjà. Ce fut la dernière sortie de Ryan. Elliot intervint aussitôt. — Nous ne pouvons pas nous le permettre. Le chef d’état-major approuva. — Nous ne pouvons pas dépenser un dollar de plus sur le budget de la Défense, même si c’est pour Israël. Il n’y a plus d’argent. — Je préférerais que nous les prévenions, si nous avons réellement l’intention d’exercer des pressions sur eux, déclara le secrétaire d’État. Liz Elliot hocha négativement la tête. — Non, s’ils doivent recevoir ce message, autant que ce soit direct. Ils aiment se battre, ils comprendront. — Très bien. — Le président prit une dernière note sur son bloc. — Nous ne ferons rien jusqu’au discours de la semaine prochaine. Je vais modifier mon texte pour ajouter une invitation à commencer les négociations à Rome d’ici deux semaines. Nous allons laisser Israël choisir : ou ils joueront le jeu ou ils supporteront les conséquences de leur refus, et cette fois, nous ne plaisantons pas. Nous allons suivre les suggestions du secrétaire à la Défense Bunker, et nous allons jouer la surprise. Autre chose ? — Les fuites ? demanda tranquillement Van Damm. — Que va faire Israël dans l’immédiat ? demanda Elliot à Scott Adler. — Je leur ai dit que le sujet était hautement sensible, mais… — Brent, appelez leur ministre des Affaires étrangères, et dites-lui que s’ils bougent avant le discours, cela aura de graves conséquences. — Bien, monsieur le président. — Et pour ce qui concerne ceux qui sont présents ici, pas de fuites. Cette consigne présidentielle était surtout destinée à ceux qui se trouvaient à l’autre bout de la table. — La séance est levée. Ryan ramassa ses papiers et sortit. Marcus Cabot le rattrapa dans le couloir. — Jack, vous devriez apprendre à tenir votre langue. — Écoutez, monsieur le directeur, si nous les prenons trop durement… — Nous obtiendrons ce que nous voulons. — Je ne crois pas, et je pense en outre que nous nous y prenons d’une façon stupide. Nous obtiendrons de toute façon ce que nous voulons. OK, et si ça prend quelques mois de plus, nous l’aurons tout de même. Nous n’avons pas besoin d’exercer des menaces. — C’est ainsi que le président souhaite que nous agissions. Cabot termina la discussion et s’en alla. — Bien monsieur, répondit Ryan, mais son interlocuteur avait déjà disparu. Les autres participants sortirent de la salle de réunion. Talbot fit un clin d’oeil à Jack, mais tous les autres, à l’exception d’Adler, firent semblant de ne pas le voir. Adler vint vers lui après avoir échangé quelques mots à voix basse avec son patron. — Bravo, Jack. Vous avez failli vous virer vous-même. Cela surprit Ryan. N’était-il pas payé pour dire ce qu’il pensait ? — Écoutez, Scott, si je n’ai même plus le droit de… — Vous n’avez pas le droit de défier le président, en tout cas pas celui-ci. Vous n’êtes pas assez haut placé pour vous permettre de le contrarier. Brent était prêt à défendre ce point de vue, mais vous l’avez pris de court, vous avez perdu, et vous lui avez ôté toute chance de dire ce qu’il voulait. Alors, la prochaine fois, vous la bouclez, compris ? — Merci de votre soutien, fit Jack d’une voix un peu désabusée. — Vous avez loupé votre coup, Jack. Vous avez dit une chose très juste, mais pas de la façon qui allait. Retenez la leçon. Adler se tut un instant. — Le patron a salué le boulot que vous avez fait à Riyad. Si vous saviez seulement la fermer quand il faut, vous seriez plus efficace. — OK et merci. Ryan savait bien qu’Adler avait raison. — Vous allez où ? — Chez moi, je n’ai plus rien à faire aujourd’hui. — Venez avec nous, Brent veut vous parler. On fait un petit dîner très simple chez moi, proposa Adler en accompagnant Jack jusqu’à l’ascenseur. * * * — Eh bien ? demanda le président en retournant dans la salle. — Je crois que tout ça se présente très bien, dit Van Damm. Surtout si on peut boucler le tout avant les élections. — Ce ne serait pas mal d’avoir quelques sièges supplémentaires, convint Fowler. Les deux premières années de son mandat n’avaient pas été faciles. Des problèmes budgétaires, une économie incertaine, si bien que toutes ses ambitions étaient restées des points d’interrogation. Les élections sénatoriales de novembre allaient constituer un test décisif, et les premiers sondages n’étaient pas brillants. La règle voulait que le président perde les élections intermédiaires, mais ce président-là ne pouvait pas trop se le permettre. — C’est bien triste d’être obligés de contraindre les Israéliens, mais… — Politiquement, ça en vaut la peine — si nous arrivons à conclure ce traité. — Nous y arriverons, dit Elliot, appuyée dans l’embrasure de la porte. Si nous ne perdons pas de temps, il peut être au Sénat d’ici le 16 octobre. — Vous êtes très ambitieuse, Liz, remarqua Arnie. Bon, au boulot. Si vous voulez bien m’excuser, monsieur le président. — À demain, Arnie. Fowler se dirigea vers les fenêtres qui surplombaient Pennsylvania Avenue. L’air chaud rendait flous la chaussée et les trottoirs. De l’autre côté de la rue, dans La Fayette Park, on apercevait deux banderoles antinucléaires. Fowler eut un geste d’agacement. Ces hippies n’avaient pas encore compris que la bombinette appartenait au passé ? Il détourna les yeux. — On dîne ensemble, Elizabeth ? Elliot lui sourit. — Avec plaisir, Bob. * * * L’avantage, avec les histoires de drogue de son frère, c’est qu’il lui avait laissé près de cent mille dollars dans une vieille valise cabossée. Marvin Russell avait ramassé le tout et était parti pour Minneapolis, où il avait acheté des vêtements convenables, des bagages corrects et un billet. Parmi les nombreuses choses utiles qu’il avait apprises en prison, il y avait la façon de se procurer de faux papiers. Il en avait trois jeux complets, avec les passeports correspondants, dont les flics ignoraient l’existence. Il avait également appris à garder le profil bas : ses habits étaient corrects, mais pas tape-à-l’oeil. Il acheta un billet sur liste d’attente, ce qui lui permit de gagner ainsi quelques centaines de dollars. Les 91 545 dollars qu’il possédait exactement devaient durer un bout de temps, et la vie était chère là où il allait. D’un autre point de vue, pas en termes d’argent, la vie ne valait pas cher. C’était là chose normale pour un guerrier. Après une escale à Francfort, il continua vers le sud. Russell avait eu l’occasion de participer à une réunion internationale de gens de son espèce, il y avait même sacrifié une de ses identités d’emprunt, quatre ans plus tôt. Il y avait fait quelques connaissances. Plus important encore, il y avait appris comment établir des contacts. La communauté terroriste internationale était plutôt méfiante, ce qui était bien naturel, avec toutes les forces liguées contre elle. Russell ne connaissait pas sa chance : sur les trois numéros dont il se souvenait, l’un était connu depuis longtemps et deux membres des Brigades rouges avaient été coincés à cause de lui. Il en utilisa un autre et cela marcha. Le contact l’emmena dîner à Athènes où ils prirent des dispositions pour la suite de son voyage. Russell se réfugia à son hôtel — la nourriture locale ne lui plaisait pas trop — et resta là à attendre que le téléphone sonne. C’est peu de dire qu’il était nerveux. Il prenait le maximum de précautions, mais savait pertinemment qu’il était vulnérable. Il n’avait même pas un couteau de poche pour se défendre — se déplacer avec des armes était beaucoup trop dangereux — et il constituait une cible facile pour le moindre flic armé d’un pistolet. Et si son numéro était grillé ? Dans ce cas, il serait arrêté, ou tomberait dans une embuscade soigneusement préparée, dont il avait peu de chances de sortir vivant. Il lui suffisait de se souvenir comment le FBI avait traité son frère. Abattu comme un chien. Il n’avait même pas eu le temps de chanter son Chant de Mort. Ça, ils allaient le payer, mais encore fallait-il que lui vive assez longtemps. Il éteignit la lumière et s’assit près de la fenêtre, surveillant la circulation, guettant la police, attendant la sonnerie du téléphone. « Comment les faire payer ? » se demandait Russell. Il ne savait pas exactement, mais ça n’avait aucune importance. Il savait seulement qu’il devait faire quelque chose. Sa ceinture-porte-monnaie était serrée autour de sa taille. Il ne pouvait pas prendre le risque de perdre son argent : sans lui, que deviendrait-il ? C’était chiant d’être obligé de faire attention : des marks en Allemagne, des drachmes ou autres ailleurs. Heureusement, les billets d’avion se payaient en dollars. C’est la raison pour laquelle il voyageait surtout sur des compagnies américaines, alors que la vue de la bannière étoilé sur la queue des avions ne lui faisait pas vraiment plaisir. Le téléphone sonna, et Russell se leva d’un bond. — Oui ? — Demain, 9 h 30 devant l’hôtel, avec vos bagages. Compris ? — 9 h 30, d’accord. On raccrocha avant qu’il ait eu le temps d’en dire davantage. OK ! se dit Russell. Il se leva et se dirigea vers son lit. La porte était fermée à double tour, chaîne en place, et il avait coincé une chaise sous la poignée. Il réfléchit : s’il avait été repéré, il se ferait prendre comme un rat devant l’hôtel… non, ils le laisseraient monter en voiture pour le cueillir un peu plus loin, hors de vue des gens. Cette dernière solution lui semblait plus probable. Ils n’allaient sûrement pas arriver en force ici et enfoncer la porte, non, c’était peu vraisemblable. Mais c’est toujours difficile de prévoir ce que vont faire les flics, pas vrai ? Il s’endormit tout habillé avec son jean et sa chemise, sa ceinture-porte-monnaie solidement bouclée. En plus, il fallait aussi se méfier des voleurs… Dans ce pays, le soleil se levait tôt, et Russell se réveilla aux premiers rayons. Il avait pris la précaution en arrivant de demander une chambre à l’est. Il fit sa prière au soleil et se prépara à partir. Il s’était fait monter son petit déjeuner — ça coûtait quelques drachmes de plus, mais au diable l’avarice — et avait rangé les quelques objets qu’il avait sortis de sa valise. A 9 heures, il était fin prêt et très nerveux. Il pouvait très bien être mort d’ici le déjeuner, mort dans un pays étranger, loin des esprits de son peuple. Est-ce qu’ils rapatrieraient seulement son corps au Dakota ? Probablement pas. Il disparaîtrait de la surface de la terre. Russell arpentait sa chambre, surveillant par la fenêtre les voitures et les vendeurs à la sauvette. Tous ces types qui vendaient des breloques ou des cocas aux touristes pouvaient très bien être des policiers. Les flics n’aiment pas se battre à la loyale, non ? Ils préfèrent monter une embuscade et attaquer en force. 9 h 15 : les chiffres de la pendule numérique progressaient régulièrement dans un mélange de paresse et de rapidité qui dépendait uniquement de la périodicité avec laquelle Russell les regardait avancer. C’était l’heure. Il ramassa ses bagages et quitta sa chambre sans un regard derrière lui. Il n’avait que deux pas à faire pour gagner l’ascenseur, qui arriva si rapidement que dans sa paranoïa il y vit encore quelque chose de louche. Une minute après, il était dans le hall. Un portier lui proposa de prendre ses bagages, mais il refusa et se dirigea vers le comptoir. Il n’avait plus à régler que son petit déjeuner, qu’il paya en monnaie locale. Comme il avait encore quelques minutes devant lui, il passa chez le marchand de journaux pour essayer de trouver quelque chose en anglais. Que se passait-il dans le monde ? Cette curiosité était assez inhabituelle chez Marvin, dont l’univers se limitait à des menaces, des contre-attaques et des fuites. « Mais qu’est-ce que le monde ? » se demanda-t-il. C’était ce qu’il pouvait observer autour de lui, ou un peu plus, une petite bulle d’espace délimitée par ce que ses sens lui en montraient. Chez lui, il avait de vastes horizons, la coupole immense du ciel au-dessus de sa tête. Ici, la réalité était limitée par des murs, et on ne pouvait guère voir les choses à plus d’une trentaine de mètres. Il se sentit paniquer, comme un animal pourchassé et qui lutte désespérément pour s’échapper. Il regarda sa montre : 9 h 28, c’était l’heure. Russell marcha dans la rue jusqu’à l’arrêt des taxis, se demandant ce qui allait lui arriver. Il posa ses deux valises, observant les alentours d’un air aussi nonchalant que possible, alors que des armes étaient peut-être déjà pointées sur lui. Connaîtrait-il la même mort que John ? Une balle dans la tête, sans prévenir, moins de dignité que ce qu’on accorde à un animal. Ce n’était pas une mort digne de ce nom, et cette idée le rendait malade. Russell serra les poings pour empêcher ses mains de trembler : une voiture arrivait, le conducteur le regardait fixement. C’était lui. Il prit ses bagages et se dirigea vers lui. — Monsieur Drake ? C’était le nom sous lequel Russell voyageait. Le conducteur n’était pas celui qu’il avait rencontré au dîner. Russell se rendit compte soudain qu’il avait affaire à des pros, qui s’arrangeaient pour compartimenter les réseaux. C’était bon signe. — C’est moi, répondit-il avec un sourire qui ressemblait à une grimace. Le chauffeur descendit et ouvrit le coffre. Russell y déposa ses bagages puis monta à la place du passager. Si c’était un piège, il pourrait se faire le conducteur avant de mourir, ce serait toujours ça de gagné. A cinquante mètres de là, le sergent Spiridon Papanicolaou de la Police nationale grecque était assis dans une Opel déguisée en taxi. Pourvu d’une épaisse moustache noire assez extraordinaire, il croquait à belles dents dans un beignet, et on ne l’aurait jamais pris pour un flic. Il avait un petit automatique dans la boîte à gants, mais il ne savait pas très bien s’en servir, comme la plupart des flics européens. Sa seule arme véritable, c’était un appareil Nikon caché sous son siège. Son boulot, c’était la surveillance, et il travaillait pour le ministère de l’Intérieur. Il avait une mémoire photographique des visages — l’appareil était bon pour les gens qui n’avaient pas son talent, talent dont il était justement fier. Sa méthode de travail réclamait beaucoup de patience, mais Papanicolaou était quelqu’un de très patient. Dès que ses supérieurs avaient vent d’une opération terroriste possible dans la région d’Athènes, il patrouillait dans les hôtels, les aéroports, sur les docks. Il n’était pas seul à savoir faire ce boulot, mais il était certainement le meilleur. Il avait dans sa spécialité le même flair que son père avait à la pêche. En outre, il haïssait les terroristes. À vrai dire, il détestait tous les criminels, mais les terroristes étaient les pires de tous, et il pestait contre les hésitations de son gouvernement — un coup oui, un coup non — à traquer ces salopards. Pour le moment, c’était plutôt « oui ». Une semaine plus tôt, ils avaient cru repérer un type du FPLP près du Parthénon. Quatre membres de son équipe étaient à l’aéroport, quelques autres surveillaient les docks, mais Papanicolaou aimait bien se charger des hôtels. Il fallait bien qu’ils logent quelque part, mais ils ne descendaient pas dans les établissements de luxe, trop voyants. Ils ne descendaient pas non plus dans des bouges — ces salopards aimaient bien un minimum de confort. Ils choisissaient donc des hôtels moyens, familiaux, dans des rues pas trop fréquentées. Ils s’y trouvaient mélangés à des jeunes qui se baladaient et passaient rapidement d’un endroit à l’autre, ce qui rendait plus difficile l’identification des visages. Mais Papanicolaou avait hérité de la vue perçante de son père, il ne lui fallait que quelques secondes pour reconnaître un visage à soixante-dix mètres. Et le conducteur de cette Fiat bleue, il connaissait sa tête. Il ne se souvenait pas de son nom, mais il savait qu’il l’avait déjà vu. Le fichier des « non-iden-tifiés », probablement, une des centaines de photos qui leur étaient fournies par Interpol ou les services de renseignement militaires qui enrageaient encore plus que lui en voyant le peu d’empressement que mettait leur gouvernement à pourchasser les terroristes. On était au pays de Léonidas et de Xénophon, de l’Odyssée et d’Achille. La Grèce — Hellas pour le sergent — était la patrie de ces guerriers d’épopée, le lieu où étaient nées la liberté et la démocratie, ce n’était pas un endroit où les étrangers pouvaient se permettre de tuer en toute impunité… « Mais qui est l’autre ? » se demandait Papanicolaou. Habillé comme un Américain… mais des traits bizarres. Il saisit doucement son appareil, régla le zoom sur grossissement maximum et fit rapidement trois photos avant de le remettre à sa place. La Fiat démarrait… il allait voir où elle allait. Le sergent éteignit le voyant « libre » et quitta la station de taxis. Russell s’enfonça dans son siège, négligeant la ceinture. Le chauffeur conduisait bien et se faufilait dans la circulation plutôt dense, sans dire un mot. Cela plaisait à Russell. L’Américain s’écarta un peu, guettant un piège. Il examina l’intérieur de la voiture, il n’y avait apparemment pas de planque où cacher des armes, pas de micro ni de radio. Cela ne servait à rien, mais il vérifia quand même. Finalement, il fit semblant de se détendre et s’arrangea pour pouvoir regarder ce qui se passait aussi bien devant que derrière, dans le rétroviseur droit. Tout son instinct de chasseur était en alerte. Le chauffeur suivait un trajet apparemment compliqué, mais Russell n’en était pas tout à fait sûr. Les rues de cette ville étaient remplies de charrettes vieillottes, il n’y avait pas beaucoup de voitures et les tentatives tardives pour adapter Athènes à la circulation automobile en avaient fait une sorte de Los Angeles : on avait l’impression d’une circulation complètement anarchique. Il aurait bien aimé savoir où ils allaient, mais il ne servirait à rien de poser la question. Même s’il obtenait une réponse, il serait incapable de déterminer si elle était vraie ou fausse. C’était parti, pour le meilleur ou le pire, Russell le savait très bien, et, même si ce n’était pas agréable, il se serait menti à lui-même en ne l’acceptant pas. Ce n’était pas son genre, et il ne pouvait rien faire de mieux que de rester sur ses gardes. Ce qu’il fit. « L’aéroport », se disait Papanicolaou. C’était parfait. Outre les hommes de son équipe, il y avait au moins une vingtaine de policiers là-bas, armés de pistolets et de pistolets-mitrailleurs. Ce serait facile. Il fallait faire rappliquer quelques agents en civil, cacher derrière eux des hommes armés, et les ramasser — il aimait bien cet euphémisme — vite fait bien fait. On les emmènerait ensuite dans une pièce tranquille pour vérifier leur identité, et si ce n’était pas ce qu’on croyait, eh bien, le capitaine ferait son baratin, c’est tout. Désolé, dirait-il, mais vous correspondiez à un signalement transmis par… — n’importe qui faisait l’affaire. Peut-être les Français ou les Italiens, on ne prend jamais trop de précautions avec le transport aérien. On leur offrirait un billet de première pour les calmer, ça marchait presque à tous les coups. D’un autre côté, si ce type était bien celui que Papanicolaou croyait, ce serait son troisième terroriste de l’année. Et peut-être même le quatrième ? Quatre en moins de huit mois — non, sept, corrigea-t-il. Pas trop mal pour un flic original qui aimait bien travailler tout seul. Papanicolaou se rapprocha un peu de leur voiture, il ne voulait pas laisser le poisson disparaître dans la circulation. Russell repéra un tas de taxis. Ils transportaient des touristes, ou des gens qui voulaient éviter de conduire eux-mêmes dans cette circulation folle… mais là, il sentait quelque chose de bizarre. Il lui fallut un moment pour savoir quoi. Mais oui, se dit-il, son voyant était éteint. Le chauffeur était seul. La plupart des autres avaient des passagers, et leur voyant était allumé. Celui-là était éteint. Le conducteur de Russell tourna à droite pour prendre une bretelle d’accès à l’autoroute, et la plupart des taxis continuèrent tout droit. Russell ignorait qu’ils se dirigeaient vers le quartier des musées et des magasins. Mais celui dont le voyant était éteint les suivit dans le virage, cinquante mètres derrière. — On est suivis, dit tranquillement Marvin. Vous avez un copain derrière ? — Non ! et le chauffeur regarda aussitôt dans son rétroviseur. Celle-là ? — Je ne crois pas, l’ami. C’est le taxi cinquante mètres derrière, à droite, blanc sale, dont le voyant est éteint. Je ne sais pas où il va, mais il a tourné deux fois derrière nous. Vous devriez faire plus attention, ajouta Russell, qui se demandait si c’était là le piège qu’il craignait. Il se dit néanmoins qu’il tuerait facilement le conducteur, un type pas très grand dont le cou gracile devait se tordre aussi facilement que celui d’une colombe. Ouais, pas difficile. — Merci. Oui, je devrais…, répondit le chauffeur, après avoir repéré le taxi. « Et toi, qui es-tu exactement ?… On verra bien. » Il bifurqua n’importe où. Le taxi suivait toujours. — Vous avez raison, ami, dit pensivement le conducteur. Comment vous en êtes-vous rendu compte ? — Je fais attention. — Bon, eh bien, ça change un peu nos plans. Le chauffeur réfléchissait à toute allure. Il ne pouvait pas être sûr de son passager, mais aucun policier ou agent de renseignements ne l’aurait averti de cette façon. Enfin, sans doute pas, corrigea-t-il. Il n’y avait qu’un moyen de vérifier. Il en voulait aux Grecs, l’un de ses camarades avait disparu au Pirée en avril, et avait réapparu en Grande-Bretagne quelques jours après. Ce copain était maintenant en prison à Parkhurst, dans l’île de Wight. Pendant longtemps, ils avaient connu une certaine impunité en Grèce, et ils utilisaient le pays comme plaque tournante. Il savait bien qu’y avoir mené des opérations avait été une erreur — utiliser ce pays comme lieu de transit était très utile, et c’était un atout à ne pas gaspiller —, mais cela ne diminuait pas sa rancoeur à l’égard de la police grecque. — Il va falloir faire quelque chose. Russell regarda le chauffeur. — Je ne suis pas armé. — Moi si, mais j’aimerais mieux ne pas m’en servir. Vous savez vous battre ? En guise de réponse, Russell attrapa de la main gauche le genou droit du chauffeur et serra. — Je vois, dit le chauffeur d’une voix égale. « Maintenant, comment faire ? » — Vous avez déjà tué quelqu’un ? — Oui, mentit Russell. Il n’avait jamais tué personne de ses propres mains, mais il avait tué beaucoup d’autres choses. — Je peux m’en charger. Le conducteur approuva d’un signe et accéléra vers la sortie de la ville. Il fallait trouver le moyen de… Papanicolaou fronça les sourcils : ils ne se dirigeaient pas vers l’aéroport. Sale coup. Il avait bien fait de ne pas les prévenir, là-bas. Bon, il se laissa distancer un peu, pour mettre quelques voitures entre eux et lui. Avec sa couleur, la Fiat était facile à repérer, et il y avait moins de monde maintenant, il pouvait décrocher. Ils se dirigeaient peut-être vers une planque. Dans ce cas, il fallait qu’il fasse très attention, mais il aurait l’avantage de recueillir des renseignements précieux. Identifier une planque, on ne pouvait pas rêver mieux. Les gros bras pourraient rappliquer, les équipes de renseignement faire le guet et identifier encore plus de visages, avant de donner l’assaut et d’arrêter trois de ces salauds ou même davantage. Pourquoi pas une promotion et une décoration après cet exploit ? Il se demanda s’il allait appeler par radio — mais il ne savait pas grand-chose de précis. Il se laissait emporter par son enthousiasme, il n’avait qu’une identification possible, mais pas de nom à mettre dessus. Ses yeux pouvaient l’avoir trompé. C’était peut-être quelqu’un d’autre. Un criminel de droit commun, peut-être ? Spiridon Papanicolaou grommela un juron pour conjurer le sort, ses yeux toujours rivés sur la voiture. Ils entraient dans la vieille ville d’Athènes, avec ses rues étroites. Ce n’étaient pas les beaux quartiers, les rues étaient presque vides. Il n’y avait là que les gens qui travaillaient sur place, les femmes qui faisaient leurs courses, les enfants qui jouaient dans les jardins. Très peu de gens venaient y faire du tourisme. La Fiat ralentit brusquement et tourna à droite dans une rue latérale aussi anonyme que les autres. — Prêt ? — Oui. La voiture pila brusquement. Russell avait déjà enlevé sa veste et sa cravate, se demandant encore si ce n’était pas la phase finale du traquenard, mais ça n’avait plus d’importance. Ce qui devait arriver allait arriver. Il s’assouplit les mains et descendit. Le sergent Spiridon Papanicolaou accélérait pour se rapprocher du coin de la rue. Dans ce dédale, il fallait qu’il se rapproche pour ne pas les perdre de vue. Et s’ils l’identifiaient, il donnerait l’alerte. Le travail de la police est décidément imprévisible. Au moment où il approchait du croisement, il vit un homme debout sur le trottoir, en train de lire son journal. Il ne pouvait pas voir son visage, mais ce n’était pas l’un de ceux qu’il suivait. Celui-là ne portait pas de veste. Le sergent eut un léger sourire, qui se figea brusquement. À peine engagé dans la ruelle, il venait d’apercevoir la Fiat vingt mètres devant, qui faisait rapidement marche arrière. Le policier freina à mort pour tenter d’arrêter son taxi puis de reculer, quand il prit un bras dans la figure. Ses mains abandonnèrent le volant pour essayer de se dégager, mais une main puissante s’accrochait à son menton tandis que l’autre lui attrapait le bas du cou. Instinctivement, il essaya de se retourner pour voir ce qui lui arrivait, mais il comprit quand il sentit qu’on lui tordait la tête sur la gauche. Il sentit ensuite ses vertèbres craquer, et ce craquement lui fit voir sa mort prochaine aussi sûrement que si on lui avait tiré une balle dans la tête. Il vit le visage de l’Américain. Ce type avait une tête bizarre, comme dans les films… Russell bondit en arrière et fit signe à la Fiat qui recula et vint emboutir le taxi. La tête du conducteur bascula, cassée net au-dessus du cou. Russell savait qu’il était déjà mort, mais il lui prit le pouls, s’assura que son cou était brisé, insista un peu pour sectionner la moelle épinière, avant de remonter dans la Fiat. Il souriait tout seul. Bon Dieu, c’était pas si dur que ça… — Il est mort, il faut se tirer vite fait ! — Vous êtes sûr ? — Je lui ai cassé le cou comme la racine d’une dent. Ouais, ce mec est bien mort, facile. Il avait le cou aussi fragile qu’un crayon. Le conducteur le regarda avec un large sourire. Il allait avoir de la tôle à réparer, mais, pour le moment, il était tout content d’avoir réussi à se tirer et que ce type soit mort. Et il venait de se trouver un nouveau camarade, un sacré mec. — Comment tu t’appelles ? — Marvin. — Moi, c’est Ibrahim. * * * L’allocution du président fut un énorme succès. « Cet homme-là sait y faire », se dit Ryan tandis que les applaudissements fusaient dans le grand amphithéâtre. Il souriait aimablement, mais sans chaleur aux représentants des soixante pays qui l’ovationnaient. Les caméras étaient braquées sur la délégation israélienne qui applaudissait un peu moins fort que celles des pays arabes. Les Soviets se surpassèrent en se joignant à tous ceux qui s’étaient levés. Jack reposa la télécommande et coupa l’émission avant que le commentateur de ABC ait commencé à résumer le discours présidentiel. Ryan avait un exemplaire du discours sur son bureau, et il avait pris des notes. Quelques instants auparavant, le Vatican avait fait parvenir des invitations aux ministres des Affaires étrangères de tous les pays concernés. Ils devaient tous se réunir à Rome d’ici dix jours. Le projet de traité était déjà prêt, des émissaires, ambassadeurs ou sous-secrétaires d’État, avaient rapidement prévenu les autres gouvernements de ce qui se tramait. Tous avaient approuvé, sans aucune exception, et les Israéliens le savaient parfaitement : des fuites avaient été savamment organisées dans ce but. S’ils campaient sur leurs positions, eh bien, Bunker avait bloqué cette cargaison de pièces de rechange pour leurs avions, et ils étaient encore trop surpris pour réagir. Plus précisément, on leur avait demandé de ne pas réagir du tout s’ils voulaient conserver une chance de voir les nouveaux radars arriver un jour chez eux. Le lobby israélien avait ses propres informateurs au sein du gouvernement américain, et il avait déjà fait quelques discrets appels du pied auprès des leaders du Congrès. Mais Fowler avait reçu ces mêmes leaders deux jours plus tôt, et l’accueil fait au plan était plutôt favorable. Le président et les principaux membres de la commission des Affaires étrangères du Sénat avaient pris l’engagement d’approuver le projet de traité en moins de deux semaines. « Ça avance, songeait Jack, ça risque de marcher. » Et ça ne risquait de blesser personne : toute la bonne volonté dont l’Amérique avait fait preuve pendant l’aventure du golfe Persique était encore dans les mémoires. Les Arabes y verraient un tournant fondamental dans la politique des États-Unis — ce qui était effectivement le cas —, ils auraient l’impression que l’Amérique rabaissait Israël. Israël le prendrait de même et pourtant, c’était faux. La paix serait garantie de la seule façon possible, grâce à la puissance politique et militaire de l’Amérique. Cette issue avait été permise par la fin des tensions Est-Ouest, et les États-Unis, agissant de concert avec les principales grandes puissances, étaient désormais en mesure de dicter les conditions d’une paix juste. « Enfin, ce que nous croyons être une paix juste, se corrigea Ryan. Seigneur, j’espère que ça va marcher. » Mais l’heure n’était plus aux souhaits. Après tout, c’était son idée à lui, ce plan Fowler. Il fallait réussir à briser le cercle vicieux, trouver le moyen d’en sortir. Les États-Unis étaient le seul pays en qui les deux parties avaient confiance ; ils avaient gagné cette confiance par le sang versé d’un côté, et par beaucoup d’argent dépensé de l’autre. Ils devaient garantir la paix, et cette paix devait paraître juste aux deux parties. L’équation était à la fois simple et complexe : il suffisait d’une phrase pour en exposer les principes, mais les détails d’exécution demanderaient un volume. Le coût financier, eh bien, les lois nécessaires passeraient au Congrès malgré son importance. L’Arabie Saoudite acceptait d’en prendre le quart à sa charge, une concession que Talbot avait arrachée quatre jours plus tôt. En contrepartie, les Saoudiens allaient acheter des armements high-tech, conformément aux accords pris avec Dennis Bunker. Ces deux-là avaient manoeuvré magnifiquement, Ryan en était conscient. Le président pouvait ne pas être irréprochable, ses deux ministres les plus importants — deux amis très proches — formaient la meilleure équipe qu’on eût jamais vue au gouvernement. Et, au cours de cette dernière semaine, ils avaient rendu des services éminents à leur président et à leur pays. — Ça va marcher, dit lentement Jack dans le secret de son bureau. Il regarda sa montre : il avait une réunion à ce sujet dans trois heures environ. * * * Qati regarda son écran de télévision et fronça les sourcils. Était-ce possible ? L’Histoire affirmait que non, mais… Mais les Saoudiens avaient interrompu leur aide financière, séduits par l’aide que les États-Unis leur avaient apportée contre l’Irak. Et, au cours de cette guerre, son organisation avait parié sur le mauvais cheval. Son peuple commençait à ressentir les effets des restrictions financières. Les banques suisses et d’autres établissements européens leur avaient garanti des rentrées régulières, et la gêne était plus psychologique que réelle, mais, dans la mentalité arabe, la psychologie compte beaucoup. Le point clé, et Qati le savait, était de savoir si les Américains étaient décidés à exercer une pression réelle sur les sionistes. Jusqu’ici, ils n’avaient jamais osé. Ils avaient laissé les Israéliens attaquer un de leurs bâtiments de guerre et tuer des marins américains — et le sang coulait encore, le dernier blessé n’était pas mort, qu’ils avaient déjà tout pardonné. Les armées américaines devaient se battre pied à pied pour obtenir un dollar de plus du Congrès, mais cette instance amorphe fournissait sans problème des armes aux Juifs. Les États-Unis n’avaient jamais exercé de pression significative sur Israël, et c’était la clé de l’existence de ce pays. Tant qu’il n’y avait pas de paix au Proche-Orient, sa mission à lui était claire : la destruction de l’État juif. Sinon… Les problèmes du Proche-Orient existaient déjà avant sa naissance. Ils pouvaient disparaître, mais seulement lorsque… Étirant ses membres fatigués, Qati se disait qu’il était temps de regarder la vérité en face. Quelles chances avaient-ils de détruire Israël ? Pratiquement aucune, tant que les États-Unis soutenaient les Juifs et que les Arabes restaient divisés… Et les Russes ? Après le discours de Fowler, ces foutus Russes étaient restés là comme des chiens qui mendient une caresse. C’était possible. Cette réflexion fit à Qati le même effet que quand il avait appris l’existence de son cancer. Il s’allongea dans son fauteuil et ferma les yeux. Que se passerait-il si les Américains faisaient pression sur les Juifs ? Si les Russes soutenaient cet absurde projet ? Si les Israéliens cédaient ? Si les Palestiniens trouvaient acceptables les concessions exigées d’Israël ? L’État sioniste continuerait d’exister, les Palestiniens seraient ravis d’avoir trouvé une patrie, et tout le monde serait satisfait du modus vivendi. Cela signifierait que sa vie n’avait servi à rien, que tout ce pour quoi il avait travaillé, tous ses sacrifices n’avaient servi à rien. Les combattants de la liberté se battaient et mouraient depuis une génération… pour une cause qui risquait bien d’être perdue à jamais. Ils avaient été trahis par leurs compatriotes arabes, dont le soutien politique et financier avait aidé ses hommes. Ils avaient été trahis par les Russes, dont le soutien et les armes avaient aidé leur mouvement depuis l’origine. Ils avaient été trahis par les Américains, de la façon la plus perverse qui soit : ils leur enlevaient leur ennemi. Ils avaient été trahis par Israël — qui acceptait une paix honorable. Ce n’était pas loyal du tout. Tant qu’un sioniste vivrait sur une terre arabe, aucune paix honorable ne serait possible. Allaient-ils être trahis par les Palestiniens, maintenant ? Et s’ils acceptaient ? Où trouver des combattants décidés ? Trahis par tout le monde. Mais non, Dieu ne pouvait laisser faire une chose pareille. Dieu avait pitié, et il accordait Sa lumière à ceux qui avaient foi en Lui. Non, c’était impossible. Trop de choses étaient déjà en place, qui allaient empêcher cette vision démoniaque de devenir réalité. Un tas de plans de paix avaient déjà été établis pour la région, un tas de rêves. Et à quoi tout cela avait-il abouti ? Même les discussions Carter-Sadate-Begin aux États-Unis, au cours desquelles les Américains avaient obtenu de leurs alliés putatifs de sérieuses concessions, ces discussions n’avaient mené à rien dès lors qu’Israël avait refusé de donner un pays aux Palestiniens. Non, Qati en était certain. Ils pouvaient peut-être se passer des Saoudiens, des Russes, mais ils ne pouvaient se passer d’Israël. Et les Juifs étaient vraiment trop bêtes, trop arrogants, incapables de voir plus loin que le bout de leur nez, de voir que leur sécurité à long terme dépendait uniquement d’une paix équitable. Cette réflexion le fit presque sourire. C’était sans doute la volonté de Dieu, que son mouvement fût préservé par ses pires ennemis. Ces nuques raides de Juifs ne viendraient jamais à bout de son obstination. C’était, même si c’était dur à admettre, un signe de Dieu Lui-même par lequel il indiquait que la cause qui guidait Qati et ses hommes était vraiment la cause sainte en laquelle ils croyaient. * * * — Jamais ! Jamais je n’accepterai cette infamie ! hurlait le ministre de la Défense. Il avait tapé tellement fort sur la table que le verre s’était fendu, et des morceaux menaçaient de lui tomber sur les genoux. Il fit semblant de ne pas les voir, ses yeux bleus scrutant la salle du Conseil d’un air terrible. — Mais si les menaces de Fowler sont sérieuses ? — Nous briserons sa carrière, dit le ministre de la Défense. Nous en avons les moyens, nous avons déjà cassé des hommes politiques américains ! — Nous en avons cassé plus chez eux que chez nous, fit remarquer sotto voce le ministre des Affaires étrangères à son voisin. — Que dites-vous ? — Je dis que ça risque d’être impossible dans le cas présent, Rafi. — David Askhenazi avala une gorgée d’eau. — Notre ambassadeur à Washington m’a informé que le plan Fowler a obtenu un soutien réel au Capitole. L’ambassadeur d’Arabie Saoudite a organisé une grande soirée pour les leaders du Congrès, et il paraît que ça s’est très bien passé. Exact, Avi ? — Exact, monsieur le ministre, répondit le général Ben Jacob. Son patron était en voyage à l’étranger, et il représentait le Mossad. — Les Saoudiens et tous les autres pays « modérés » du Golfe veulent en terminer avec cet état de guerre, mettre en place des relations au niveau ministériel avec nous en vue d’une reconnaissance pleine et entière à une date qui n’est pas encore précisée. Ils acceptent en outre de participer aux frais entraînés par la présence militaire américaine chez nous. Enfin, je dois ajouter qu’ils financeront intégralement le coût de la force d’interposition et la remise en état économique de nos amis palestiniens. — Comment dire « non » à tout ça ? demanda sèchement le ministre des Affaires étrangères. Et vous êtes surpris du soutien du Congrès américain ? — Mais tout est truqué ! insista le ministre de la Défense. — Si c’est le cas, c’est vachement bien monté, dit Ben Jacob. — Vous croyez à ces salades, Avi ? Vous ? Ben Jacob avait été le meilleur commandant de bataillon de Rafi Mandel dans le Sinaï, des années plus tôt. — Je ne sais pas, Rafi. Le directeur adjoint du Mossad n’avait jamais ressenti à ce point sa position d’adjoint, et parler à la place de son patron n’était pas facile. — Qu’en pensez-vous personnellement ? demanda d’une voix calme le premier ministre. Il se disait qu’il fallait que quelqu’un garde son sang-froid autour de cette table. — Les Américains sont parfaitement sincères, répondit Avi. Leur volonté de nous fournir une garantie matérielle — traité de défense mutuelle et stationnement de troupes — est intéressante. D’un point de vue strictement militaire. — C’est moi qui parle au nom de la défense d’Israël ! tonna Mandel. Ben Jacob se tourna vers lui et regarda par en dessous son ancien chef. — Rafi, tu as toujours avancé plus vite que moi, mais j’ai tué ma part de nos ennemis, et tu le sais très bien. Il s’arrêta pour laisser aux autres le temps de mesurer la portée de ses paroles. Lorsqu’il reprit, sa voix était calme, mesurée, et il se contraignait à laisser la raison prendre le pas sur son émotion, qui n’était pas moins forte que celle de Mandel. — Les unités militaires américaines représentent une garantie sérieuse. Cela représente une augmentation de vingt-cinq pour cent de notre capacité de frappe aérienne, et leur unité blindée est plus puissante que la meilleure de nos brigades. En outre, je ne vois pas comment ce soutien pourrait nous être retiré. Nos amis d’Amérique n’y consentiraient jamais. — Ce ne serait pas la première fois qu’on nous abandonne ! fit Mandel d’une voix glaciale. Notre seule défense est en nous. — Rafi, dit le ministre des Affaires étrangères, où cela nous mène-t-il ? Vous et moi, nous avons combattu ensemble, et pas seulement dans cette pièce. Est-ce que ça doit durer éternellement ? — Mieux vaut encore pas de traité du tout qu’un mauvais traité. — Je suis d’accord, dit le premier ministre. Mais ce traité est-il si mauvais ? — Nous avons tous lu le projet. J’ai quelques petites modifications à proposer, mais je crois que l’heure est venue, mes amis…, fit le ministre des Affaires étrangères. À mon avis, nous devons accepter le plan Fowler, moyennant certaines conditions. Et le ministre les exposa en détail. — Croyez-vous que les Américains les accepteront, Avi ? — Ils vont se plaindre du coût, mais nos amis du Congrès seront d’accord, que le président Fowler les approuve ou pas. Ils reconnaîtront que nous avons fait des concessions historiques, et ils tiennent à ce que nous nous sentions en sécurité à l’intérieur de nos frontières. — Si c’est ça, je démissionne, cria Mandel. — Non, Rafi, tu ne démissionneras pas, dit le premier ministre, qui se lassait de ces démonstrations théâtrales. Tu veux occuper mon fauteuil un jour, mais tu ne l’auras jamais si tu démissionnes de ce gouvernement en ce moment. Mandel encaissa sans rien dire. Le premier ministre parcourut la salle du regard. — Alors, quelle est la position du gouvernement ? * * * Quarante minutes plus tard, le téléphone de Jack sonna. Il décrocha, c’était la ligne protégée, qui ne transitait pas par le bureau de Nancy Cummings. — Ryan. Il écouta pendant une minute et prit quelques notes. — Merci. Le DDCI se leva, traversa le bureau de Nancy puis tourna à gauche et entra dans celui de Marcus Cabot, beaucoup plus spacieux que le sien. Cabot était allongé sur un divan, dans le coin le plus éloigné. Comme le juge Arthur Moore, son prédécesseur, il aimait bien fumer un cigare de temps en temps. Il avait ôté ses chaussures et lisait un dossier. Ce n’était jamais qu’un dossier secret de plus dans un bâtiment qui en renfermait des tonnes. Cabot, qui avait l’air d’un volcan rose et joufflu, laissa tomber la chemise et regarda Ryan qui s’approchait. — Qu’y a-t-il, Jack ? — Je viens de recevoir un coup de fil d’un ami en Israël. Ils viennent à Rome et le cabinet a voté pour le traité. Ils l’acceptent sous réserve de quelques modifications. — Quelles modifications ? Ryan lui tendit ses notes et Cabot les parcourut rapidement. — Vous aviez raison, Talbot et vous. — Ouais, et j’aurais bien dû le laisser faire à ma place. — Oui, vous aviez presque tout prévu. Cabot se leva et enfila ses pantoufles noires avant d’aller à son bureau. Il décrocha un téléphone. — Dites au président que je veux le voir à la Maison-Blanche dès qu’il rentrera de New York. Il faut aussi que Talbot et Bunker soient là. Dites-lui que c’est bon. Il reposa le téléphone et fit un grand sourire, le cigare toujours calé entre les dents, essayant de ressembler à George Patton, lequel n’avait jamais fumé de sa vie, à ce que Ryan savait. — Alors, qu’en pensez-vous ? — À votre avis, il va falloir combien de temps pour aboutir ? — Avec les travaux d’approche que vous avez menés, Adler et vous, plus les négociations de Talbot et Bunker ?… Hmm, je dirais deux semaines. Ça n’ira pas aussi vite qu’avec Carter à Camp David, parce qu’il y a trop de diplomates de carrière dans le coup, mais d’ici deux semaines, le président a prévu de faire le voyage de Rome pour signer les documents. — Vous voulez que j’aille avec vous à la Maison-Blanche ? — Non, je vais me débrouiller. — OK. C’était assez inattendu. Ryan quitta le bureau comme il y était entré. 7 LA CITÉ DE DIEU Les caméras étaient en place. Des C-5B Galaxy de l’armée de l’Air avaient chargé à la base d’Andrews des stations de retransmission dernier cri et les avaient déposées à l’aéroport Léonard-de-Vinci. Elles étaient moins destinées à couvrir la cérémonie de signature — si jamais elle avait lieu, se disaient les commentateurs — qu’à enregistrer ce que ces bavards appelaient les préliminaires. La télévision haute définition numérique faisait ses premiers pas, et les producteurs espéraient qu’elle mettrait en valeur les collections d’art qui sont aussi nombreuses sur les murs du Vatican que les arbres dans un parc national. Les menuisiers locaux et des spécialistes venus de New York ou d’Atlanta avaient travaillé d’arrache-pied pour bâtir les chalets à partir desquels les ténors de la télévision feraient leur numéro. Les informations du matin des trois principales chaînes devaient être diffusées en direct du Vatican. CNN était également venue en force, de même que NHK, la BBC et pratiquement les télévisions du monde entier. Toutes essayaient d’obtenir un emplacement sur la grande place qui s’étend devant l’église commencée en 1503 par Bramante, continuée par Raphaël, Michel-Ange et le Bernin. Une tempête courte, mais violente avait entraîné des embruns de la fontaine centrale jusque dans le chalet de la Deutsche Welle et mis hors d’usage cent mille marks d’équipements. Les officiels du Vatican avaient fini par protester, soulignant qu’il n’y avait pas assez de place pour tous les gens qui voulaient couvrir l’événement — pour le succès duquel ils priaient —, mais il était déjà trop tard. Quelqu’un se souvint que, du temps de l’Empire romain, cette place s’appelait le Cirque Maxime, et on convenait que ce qui se passait constituait le plus grand spectacle de cirque des temps modernes. Les gens des télévisions étaient ravis d’être à Rome. Les équipes de Today et Good Morning America pouvaient enfin faire la grasse matinée au lieu de se lever avant l’heure du laitier, et leur émission démarrait après le déjeuner ! Ils finissaient l’après-midi en faisant des courses avant d’aller dîner dans l’un des nombreux et délicieux restaurants de la ville. Leurs enquêteurs fouillaient les guides touristiques pour trouver des sites historiques comme le Colisée — qui s’appelle aussi le Théâtre de Flavien, comme le découvrit l’un d’eux. C’était là qu’autrefois les foules se déchaînaient devant des combats à mort, homme contre homme, homme contre bête, bête contre chrétien et autres variations sur le même thème. Mais ce qu’ils préféraient, c’était le Forum. Les ruines du centre de la vie politique romaine, où Cicéron et Scipion s’étaient promenés en discutant, où ils avaient rencontré leurs amis et leurs adversaires. La Rome éternelle, mère d’un vaste empire, jouait maintenant un nouveau rôle sur la scène mondiale. Le Vatican en occupait le centre, tout juste quelques hectares, mais ce n’en était pas moins un État souverain. « Combien le pape a-t-il de divisions ? » répétait un journaliste de la télévision en citant Staline, avant de poursuivre en expliquant comment l’Église et les valeurs qu’elle défendait avaient mis à genoux le marxisme-léninisme au point que l’Union soviétique avait décidé de rétablir ses relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Le journal du soir soviétique, Vremya, était diffusé depuis un chalet situé à cinquante mètres du sien. On accordait une attention toute particulière aux deux autres religions représentées aux négociations. Lors de la cérémonie d’ouverture, le pape avait rappelé une anecdote qui remontait aux débuts de l’islam : une mission d’évêques catholiques s’était rendue en Arabie pour se faire une idée de Mahomet. Après une première rencontre très cordiale, l’évêque qui dirigeait la mission avait demandé à quel endroit ses compagnons pourraient célébrer la messe. Mahomet avait immédiatement offert la mosquée dans laquelle ils se trouvaient. Après tout, avait fait observer le Prophète, n’est-ce pas une maison consacrée à Dieu ? Le Saint-Père fit montre de la même courtoisie envers les Israéliens. Les hommes d’Église les plus conservateurs n’apprécièrent pas beaucoup, mais le Saint-Père balaya ces réticences, dans un discours prononcé comme d’habitude en trois langues : « Au nom de Dieu que nous connaissons tous sous des noms différents, mais qui est le Dieu de tous les hommes, nous mettons notre ville au service des hommes de bonne volonté. Nous partageons beaucoup de croyances, nous croyons en un Dieu d’amour et de pitié, nous croyons en la nature spirituelle de l’homme, nous croyons à la valeur particulière de la foi et à sa manifestation à travers la charité et la fraternité. A nos frères qui sont venus de si loin, nous souhaitons la bienvenue et nous offrons nos prières pour que leur foi leur permette de trouver une voie conforme à la justice et à la paix de Dieu vers qui nos fois diverses nous conduisent tous. » — Holà ! observa un journaliste d’une émission du matin, hors antenne. Je commence à croire que ce cirque est sérieux. Mais la couverture de l’événement ne s’arrêtait pas là, bien entendu. Pour attiser l’intérêt, pour ouvrir le débat, permettre aux gens de comprendre ce qui se passait, et aussi vendre de la publicité, la télé fit parler le chef d’un groupe paramilitaire juif qui rappela avec hargne l’expulsion des juifs d’Espagne du temps de Ferdinand et d’Isabelle, les Cent Noirs du tsar, et, naturellement, l’Holocauste d’Hitler. Il insista particulièrement sur ce dernier point à cause de la récente réunification allemande, et conclut en disant que les Juifs étaient fous de compter sur quiconque, que seules valaient les armes qui étaient entre leurs mains. Depuis Qom, l’ayatollah Daryaei, chef religieux des Iraniens et adversaire de longue date des Américains, s’éleva contre les incroyants, les vouant aux feux de l’enfer. La traduction rendait son discours difficilement compréhensible pour les téléspectateurs américains, et sa tirade tomba à plat. Un type qui s’intitulait « chrétien charismatique » et qui vivait en Amérique du Sud réussit à monopoliser un maximum de temps d’antenne. Après avoir dénoncé dans le pape la quintessence de l’Antéchrist, il répéta que Dieu n’entendait même pas les prières des juifs, encore moins celles des infidèles musulmans, qu’il baptisait mahométans pour tenter de rendre ses propos encore plus insultants. Mais, d’une certaine façon, ces démagogues — ou plutôt leurs propos — n’eurent pas beaucoup d’impact. Les chaînes de télé recevaient des milliers d’appels indignés, les gens se plaignant qu’on les laisse seulement parler. Cela réjouissait les responsables, naturellement. Cela signifiait que les auditeurs continueraient en fait à regarder leurs émissions, dans l’espoir d’autres sorties du même genre. Le bigot sud-américain constata immédiatement que les contributions ne rentraient plus aussi bien, le B’nai Brith s’empressa de condamner le rabbin fanatique. Le secrétaire général de la Ligue des nations musulmanes, qui était lui même membre du clergé, dénonça l’imam radical comme hérétique et infidèle à la parole du Prophète, qu’il cita abondamment pour soutenir son propos. Les chaînes de télé retransmirent fidèlement tous ces commentaires, dans un souci d’équilibre qui calma certains spectateurs et en mit d’autres en rage. En moins d’un jour, comme le remarquait un article, les milliers de correspondants qui couvraient la conférence l’avaient baptisée la Coupe de la Paix, à cause de la forme circulaire de la place Saint-Pierre. Un autre nota que les journalistes s’activaient autour d’un événement sur lequel ils n’avaient rien à raconter. Les règles de sécurité étaient particulièrement strictes, les participants qui allaient et venaient arrivaient et repartaient par avion militaire, à partir de bases aériennes militaires. Les reporters et les cameramen avec leurs téléobjectifs étaient maintenus aussi loin que possible de l’endroit où se réunissait la conférence, et la plupart des déplacements avaient lieu la nuit. Les Gardes suisses du Vatican, très bien équipés malgré leurs uniformes Renaissance, ne laissaient pas passer une souris. Les sondages d’opinion effectués dans de nombreux pays montraient un espoir général que cette fois serait la bonne. Le monde était fatigué de la discorde, une vague d’optimisme avait suivi les récents changements dans les relations Est-Ouest, on sentait qu’il se passait quelque chose. Les commentateurs avaient beau mettre en garde le public, en insistant sur le fait que rien n’avait jamais été tenté de plus difficile, les gens priaient dans le monde entier, dans des centaines de langues, dans des millions d’églises, pour que cesse le conflit le plus dangereux de la planète. Il faut dire, au crédit des chaînes, qu’elles en rendirent compte aussi. Les diplomates de carrière, dont quelques-uns parmi les plus cyniques n’avaient pas mis les pieds dans une église depuis leur enfance, sentirent le poids de cette ferveur comme cela ne leur était jamais arrivé. Les reportages en direct du Vatican parlaient de gens qui faisaient des promenades solitaires la nuit dans la nef de Saint-Pierre, sur les balcons extérieurs, de longues discussions qu’avaient eues quelques-uns des participants avec le Saint-Père. Mais rien d’autre. Les stars surpayées de la télévision se regardaient en chiens de faïence, les journalistes de la presse écrite essayaient de piquer une bonne idée chez le voisin pour avoir de quoi faire un article. Depuis le marathon de Camp David, on n’avait jamais vu des négociations aussi importantes se dérouler avec aussi peu de comptes rendus. Et le monde retenait son souffle. * * * Le vieil homme portait un fez rouge orné de blanc. Ils n’étaient plus nombreux à avoir conservé cette coiffure caractéristique, mais lui continuait à respecter les traditions de ses ancêtres. La vie était dure pour les Druzes, et il trouvait sa seule consolation dans la religion qu’il avait pratiquée tout au long de ses soixante-six années. Les Druzes appartiennent à une secte religieuse du Moyen-Orient qui pratique un syncrétisme de l’islam, du christianisme et du judaïsme. Elle a été fondée au XIe siècle par Al-Hakim bi’Amrillahi, calife d’Égypte qui se présentait comme la réincarnation de Dieu Lui-même. Ses membres vivent pour la plupart au Liban, en Syrie et en Israël, mais ils sont très minoritaires dans ces trois pays et leur existence y est précaire. Contrairement aux musulmans israéliens, ils ont le droit de servir dans les forces armées israéliennes, ce qui accroît encore la méfiance dont font l’objet les Druzes sous tutelle syrienne. Quelques-uns ont malgré tout exercé des responsabilités dans l’armée syrienne, mais tout le monde se souvient de ce colonel commandant un régiment, exécuté pendant la guerre de 1973 après avoir abandonné un carrefour stratégique. En termes strictement militaires, il s’était bien battu et avait eu la chance de faire retraite en bon ordre, mais la perte de ce carrefour avait coûté deux brigades blindées aux Syriens. Le colonel avait donc été sommairement exécuté… sans doute, aussi, parce qu’il était druze. Le vieux paysan ne connaissait pas tous les détails de cette histoire, mais il en savait suffisamment. Les musulmans syriens avaient encore tué d’autres Druzes. Il ne faisait donc aucune confiance à l’armée ni au gouvernement syrien. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il eût la moindre affection pour Israël. En 1975, un canon israélien de 175 mm avait arrosé ses terres en essayant de détruire un dépôt de munitions syrien, et des éclats d’obus avaient mortellement blessé sa femme âgée de quarante ans. La solitude était venue s’ajouter à sa misère. Ce qui n’était pour Israël qu’une constante historique était pour lui un drame. Le destin l’avait placé entre deux armées pour qui il représentait une gêne. Pourtant, il ne demandait pas grand-chose à l’existence. Il cultivait un petit lopin de terre, élevait quelques moutons et des chèvres, et habitait une maison toute simple bâtie des pierres qu’il avait extraites de ses champs caillouteux. C’était peu, se disait-il, mais soixante-six ans d’une vie difficile lui avaient montré que c’était encore trop. Il avait supplié Dieu de lui accorder Sa pitié, Sa justice et juste un peu d’aise — il savait bien que la richesse n’était pas faite pour lui —, de quoi rendre sa vie et celle de sa femme un peu plus faciles. Mais il n’avait pas été exaucé. Des cinq enfants que sa femme lui avait donnés, un seul avait dépassé l’enfance, et ce fils avait été enrôlé dans l’armée syrienne au moment de la guerre de 1973. Il avait eu plus de chance que le reste de sa famille : quand son transport blindé BTR-60 avait reçu un obus tiré par un char israélien, il avait été éjecté, ce qui lui avait coûté une main et un oeil. À moitié aveugle, mais vivant, il s’était marié et avait donné à son père des petits-enfants ; il vivait modestement de son métier de boutiquier et de prêteur. Le paysan ne considérait pas cela comme une bénédiction, quand il se souvenait de tout ce qui lui était arrivé, mais c’était la seule joie qu’il eût jamais connue. Le vieil homme cultivait donc des légumes et emmenait paître ses quelques bêtes dans des prés caillouteux tout près de la frontière entre la Syrie et le Liban. Il était épuisé. Sa vie n’était rien d’autre qu’une habitude dont il ne pouvait se débarrasser, une succession sans fin de journées de plus en plus fatigantes. Lorsque, à chaque printemps, ses brebis mettaient bas leurs agneaux, il priait pour ne pas voir le jour où ils seraient égorgés. Une nouvelle aube. Le paysan n’avait jamais eu besoin de réveil, et n’en avait jamais possédé. Quand le ciel s’éclairait, les cloches des moutons et des chèvres se mettaient à tinter. Il ouvrit les yeux, et sentit une fois de plus la douleur qui envahissait ses membres. Il s’étira dans son lit puis se leva lentement. Il ne lui fallut que quelques minutes pour se laver et raser sa barbe grise, avaler un morceau de pain de seigle et un café fort et doux. C’était le début d’une nouvelle journée de labeur. Le paysan faisait son jardin le matin, avant les grandes chaleurs. Son potager était d’une taille respectable, car il vendait le surplus de sa production sur le marché local, ce qui lui permettait d’acquérir quelques objets qu’il regardait comme un luxe. Même pour cela, il fallait se battre. Le travail maltraitait ses membres arthritiques, il devait empêcher son bétail d’abîmer son jardin. Mais les moutons et les chèvres constituaient aussi une petite source de revenus, et, sans cet argent, il serait mort de faim depuis bien longtemps. Même ses outils de jardinage étaient vieux. Il se dirigea vers son jardin. Le soleil était encore bas, et il commença à arracher les mauvaises herbes qui envahissaient ses légumes. Si seulement on pouvait dresser une chèvre, se disait-il en se souvenant de ce que disaient son père et son grand-père, une chèvre qui mangerait les mauvaises herbes et pas les bonnes plantes, ce serait bien. Mais une chèvre était aussi bête qu’un panier, sauf quand il s’agissait de faire une sottise. Il commença ses trois heures de désherbage, toujours en partant du même coin, trois heures à manier la bêche en remontant une rangée puis la suivante, au rythme lent que lui permettaient son âge et ses infirmités. Clink. Qu’est-ce que c’était ? Le paysan se releva et essuya sa sueur. Il en était à la moitié de sa matinée de travail, et commençait à songer au repos qui l’attendait en gardant les moutons. Ce n’était pas une pierre… Avec son outil, il enleva un peu de terre de… oh, c’était ça ! Les gens sont souvent surpris par ce phénomène, et les fermiers du monde entier rigolent, depuis le début des temps, de cette façon qu’ont les champs de produire des cailloux. Il suffit de voir les murets de pierres en Nouvelle-Angleterre pour comprendre comment cela se passe. C’est l’eau qui est responsable. Elle tombe sous forme de pluie et pénètre dans le sol. En hiver, cette eau gèle et augmente de volume en se solidifiant. En se dilatant, elle exerce une poussée plus forte vers le haut que vers le bas, parce qu’elle rencontre moins de résistance. Cette force fait remonter les pierres vers la surface, et c’est ainsi que les champs produisent des cailloux. Ce phénomène est particulièrement vrai dans la région du Golan, en Syrie, dont le sol est d’origine volcanique récente et où les hivers peuvent être très froids. Mais ce truc n’était pas un caillou. C’était un objet métallique, marron clair. Ah oui ! Celui qu’il avait découvert le jour où son fils… « Mais qu’est ce que je vais faire de ce foutu machin ? » se demanda le paysan. Bien sûr, c’était une bombe, il n’était pas assez bête pour ne pas en reconnaître une. Maintenant, allez savoir comment elle était arrivée là, mystère. Il n’avait jamais vu d’avion, syrien ou israélien, larguer des bombes près de sa ferme, mais peu importe. Elle était là, c’était indéniable. Pour lui, ç’aurait tout aussi bien pu être un rocher, un gros rocher marron, assez gros pour remplir deux bandes de carottes, qu’il fallait déterrer et enlever de là. Elle n’avait pas explosé, ce qui signifiait qu’elle était cassée. Les bombes normales tombent des avions et explosent en touchant le sol, celle-là avait juste creusé un petit cratère qu’il s’était contenté de combler le lendemain. Et elle aurait pas pu rester deux mètres plus bas, sans faire suer personne ? Mais il avait toujours eu la poisse : quand il y avait une merde, c’est sur lui que ça tombait. Le paysan se demandait pourquoi Dieu était aussi cruel avec lui. Il avait toujours dit ses prières, il avait respecté les prescriptions sévères des Druzes, il n’avait jamais rien demandé. Mais quels péchés lui fallait-il donc expier ? Bon. Ça ne servait à rien de se poser des questions, pour le moment, il fallait se mettre au boulot. Il continua sa besogne, s’assit sur l’extrémité à nu de la bombe pour faire une pause, et termina sa rangée. Son fils devait venir le voir dans un jour ou deux, avec ses petits-enfants, et c’était la seule joie de son existence. Il allait lui demander conseil : son fils avait été soldat, il comprenait ce genre de trucs. * * * C’était le genre d’événements que détestent les fonctionnaires : ceux qui se passent dans une région où le décalage horaire est important. Six heures de différence — Jack trouvait vraiment trop gros d’être gêné par le décalage horaire alors qu’il n’avait pas bougé de chez lui. — Alors, comment ça se passe là-bas ? demanda Clark depuis son siège. — Sacrément bien. — Jack consulta rapidement les documents. — Hier, les Saoudiens et les Israéliens se sont mis d’accord sur un point important. Ils voulaient obtenir une modification chacun de leur côté, et ils ont découvert que c’était la même. Jack eut un petit rire. C’était un pur hasard ; si chacun avait su ce que voulait l’autre, ils auraient changé d’avis tous les deux. — Ils ont dû être bien emmerdés ! Clark se tordait de rire, en se faisant la même réflexion que son patron. Il faisait encore nuit, et il y avait au moins un avantage quand on travaillait de bonne heure, c’est que les routes étaient désertes. — Vous aimez bien les Saoudiens, non ? — Vous êtes déjà allé là-bas ? — À part la guerre, vous voulez dire ? J’y suis allé souvent, Jack. Je suis passé en Iran à partir de chez eux en 79 et en 80, j’y suis resté pas mal de temps, j’ai appris leur langue. — Et votre impression ? lui demanda Jack. — J’ai bien aimé ce pays. J’y ai fait connaissance d’un type très sympa, un major — en fait, c’était un espion, comme moi. Il n’avait pas beaucoup d’expérience sur le terrain, mais il avait appris beaucoup de choses dans les livres. Il était assez intelligent pour comprendre qu’il lui en restait encore beaucoup à apprendre, et il écoutait attentivement quand je lui montrais un truc. Il m’a invité chez lui deux ou trois fois, il avait deux fils, deux gosses adorables. Y en a un qui est pilote de chasse maintenant. C’est quand même marrant de voir comment ils traitent leurs femmes. Sandy ne supporterait jamais ça. Clark se tut pour changer de file et dépasser un camion. — Professionnellement parlant, ils étaient très coopératifs. Je les aime bien. Ils ne sont pas comme nous, c’est sûr, et alors ? Le monde n’est pas peuplé que d’Américains. — Et les Israéliens ? demanda Jack en fermant la mallette à documents. — J’ai travaillé avec eux une fois ou deux — en fait, plus souvent, surtout au Liban. Leurs types des services de renseignement sont de vrais pros, fiers, arrogants, mais ceux que j’ai connus avaient des raisons d’être fiers. Une mentalité d’assiégés, du genre y a nous et y a les autres, vous voyez ? Ça aussi, c’est compréhensible. Clark se retourna. — C’est un grand coup cette fois, non ? — Que voulez-vous dire ? — On va en finir avec tout ça. Ça ne va pas être facile. — Ce ne sera pas facile. J’espère qu’ils vont ouvrir les yeux et voir le monde tel qu’il est, grommela Ryan. — Il faut que vous compreniez, patron. Ils réagissent comme des gens qui sont au front. Bon dieu, tout leur pays sert de champ de tir aux autres. Ils ont la même réaction que nous au Viêtnam. Il y a deux sortes de gens : ceux qui sont de votre bord, et les autres. John Clark hocha pensivement la tête. — Vous pouvez pas savoir combien de fois j’ai essayé d’expliquer ça aux gosses, à la Ferme. C’est une réaction de survie élémentaire. Les Israéliens pensent comme ça parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Les nazis ont tué des millions de juifs, et on n’a pas bougé le petit doigt — bon, je sais, on pouvait sans doute pas faire autrement. Enfin… je me demande si c’était si difficile que ça de se faire Hitler, si on a vraiment pris les moyens de lui faire la peau. C’est vrai, je suis d’accord qu’ils doivent essayer de dépasser tout ça, mais il ne faut pas oublier qu’on leur demande beaucoup. — C’est dommage que vous n’ayez pas été là quand j’ai rencontré Avi, répondit Jack en étouffant un bâillement. — Le général Ben Jacob ? C’est un sacré mec, celui-là. Ses hommes le respectent, ce qui en dit long. Désolé de ne pas avoir été là, mais j’avais vraiment besoin de ces deux semaines, et la pêche a été bonne. — Je vois, monsieur Clark. — À propos, je vais cet après-midi à Quantico pour me requalifier au pistolet. Si vous me permettez, vous devriez bien vous détendre aussi. Pourquoi ne pas y venir avec moi ? J’ai un joli petit Beretta, si ça vous amuse de jouer avec. Jack réfléchit une seconde, c’était tentant, c’était même très tentant, mais il avait trop de travail. — Je n’ai pas le temps, John. — D’accord, d’accord. Vous ne faites plus de sport, vous buvez trop, et vous avez l’air d’un cadavre, patron. Voilà l’opinion d’un professionnel. C’était ce que Cathy lui avait dit la veille, mais Clark ne savait pas que c’était encore pire. Jack regarda par la fenêtre les lumières des maisons. Leurs occupants, d’autres fonctionnaires, se réveillaient tout juste. — Vous avez raison, il faut que je fasse quelque chose, mais aujourd’hui, je n’ai vraiment pas le temps. — Si on se courait un peu demain, à l’heure du déjeuner ? — Déjeuner avec tous les directeurs, dit Jack en se défilant. Clark se tut et s’occupa uniquement de conduire. Mais quand est-ce que ce pauvre vieux allait comprendre ? C’était un type extra, mais il se faisait bouffer par son boulot. * * * Le président se réveilla avec une masse de chevelure blonde qui lui recouvrait la poitrine ; un bras délicat et féminin lui barrait le torse. Il y avait pire que ça comme réveil. Il se demanda pourquoi il avait attendu si longtemps. Elle était disponible depuis… mon Dieu, depuis des années. Elle avait la quarantaine, mais était encore mince et jolie, comme un homme peut le rêver, et le président était un homme, avec des besoins d’homme. Sa femme, Marian, avait été malade pendant des années, luttant courageusement contre le cancer qui avait fini par voler sa vie. Il avait vu lentement se délabrer ce qui avait été une personne vivante, charmante, intelligente, pétillante. Il lui était largement redevable de ce qu’il était devenu, et tout ça était mort avec elle. Il savait bien que c’était un mécanisme de défense parfaitement normal. Et tous ces mois interminables. Il fallait qu’il se montre fort pour elle, pour lui donner les réserves d’énergie sans lesquelles elle serait morte encore plus tôt. Cette épreuve avait fait de lui un automate. Toute sa personnalité, son énergie, son courage avaient disparu avec Marian, toute son humanité. Et peut-être pire encore, s’avouait-il. D’une façon assez perverse, cela l’avait rendu meilleur politicien. Pendant ses meilleures années de gouverneur, pendant sa campagne présidentielle, il avait fait preuve de calme, de mesure, et les électeurs aimaient ce genre d’homme. Tout cela avait surpris les commentateurs qui croyaient le connaître, mais n’avaient jamais fait l’effort de le comprendre vraiment. Son prédécesseur l’avait bien aidé en ratant sa campagne, mais Fowler se disait qu’il aurait gagné dans tous les cas de figure. La victoire, deux ans plus tôt, en novembre, avait fait de lui le premier président sans femme — depuis Cleveland, probablement. Et également le premier président sans personnalité. Les éditorialistes l’avaient baptisé : le Président technocrate. Il était juriste de formation, mais les médias ne semblaient pas s’en être rendu compte. Une fois qu’ils avaient réussi à coller une étiquette à quelqu’un, ils ne cherchaient pas plus loin. L’Homme de glace. Si seulement Marian avait vécu assez longtemps pour voir ça. Elle savait bien, elle, qu’il n’était pas de glace. Certains se souvenaient qu’il avait été un magistrat passionné, défenseur des droits civils, la hantise du crime organisé. L’homme qui avait nettoyé Cleveland. Pas définitivement, bien sûr ; ces victoires-là, comme en politique, sont provisoires. Il se rappelait la naissance de chacun de ses enfants, sa fierté d’être père, l’amour que sa femme et lui avaient eu pour eux, les petits dîners aux chandelles dans des restaurants tranquilles. Il se souvenait de la première fois qu’il avait rencontré Marian ; c’était lors d’un match de football au lycée, et elle aimait ce sport autant que lui. Leurs trente années de mariage avaient commencé alors qu’ils n’avaient pas terminé leurs études. Les trois dernières avaient été un vrai cauchemar ; la maladie qui s’était déclarée alors qu’elle avait presque quarante ans avait empiré dix ans plus tard, jusqu’à sa mort qui était venue trop vite, mais après s’être fait attendre longtemps. Il était trop épuisé pour verser encore des larmes. Et puis toutes ces années de solitude- Bon, c’était peut-être la fin de la solitude. Grâces soient rendues aux services secrets, songea Fowler. Dans la résidence du gouverneur, à Columbus, tout se serait su très vite, mais pas ici. Deux agents armés montaient la garde à sa porte et, dans le couloir, un sous-officier de l’armée de Terre avec la mallette en cuir qu’on appelait le Football, un surnom qui ne plaisait pas au président, mais il y a des choses impossibles à changer. Son conseiller à la Sécurité nationale pouvait partager son lit, le personnel de la Maison-Blanche garderait le secret. Voilà qui était remarquable. Fowler se pencha pour contempler sa maîtresse. Indéniablement, Elizabeth était jolie. Elle était plutôt pâle, car ses habitudes de travail l’empêchaient de voir la lumière du soleil, mais il préférait les femmes à la peau fine et blanche. Les draps étaient en désordre à cause de leurs ébats de la nuit, et il voyait son dos nu. Sa peau était si douce, si lisse. Il la sentait respirer calmement contre sa poitrine, son bras gauche enroulé autour de lui. Il fit glisser sa main sur elle et elle eut un petit grognement de satisfaction en l’enlaçant plus étroitement. Quelqu’un frappa discrètement à la porte. Le président remonta les draps et toussota. Au bout de quelques secondes, la porte s’ouvrit et un agent entra avec un plateau à café et quelques documents imprimés, puis s’éclipsa. Fowler savait qu’il ne pouvait pas en réalité faire entièrement confiance au personnel, mais le service secret était réellement la version américaine de la Garde prétorienne. Ses membres ne trahissaient jamais la moindre émotion, sauf pour un signe de tête le matin au Patron, comme ils l’appelaient entre eux. Leur dévouement confinait à l’esclavage. C’étaient des hommes et des femmes qui avaient fait des études supérieures, mais qui jetaient un regard très simple sur les choses, et Fowler savait que de tels êtres étaient indispensables. Il fallait souvent des gens très doués pour se contenter d’exécuter les décisions et les ordres de leurs supérieurs. Ces agents en armes avaient juré de le protéger, fut-ce en interposant leurs corps entre le président et tout ce qui pouvait le menacer — on appelait ça « ramasser les pruneaux » — et Fowler voyait avec étonnement ces gens si intelligents s’entraîner à faire une chose si bête, si contraire à l’instinct de conservation. Tout cela à son profit, de même que leur discrétion. Il fallait être président pour bénéficier de tels services. Fowler attrapa la cafetière et se servit une demi-tasse d’une main. Il buvait son café noir. Après en avoir avalé une gorgée, il prit la télécommande et alluma la télévision. Elle était réglée sur CNN, et les infos parlaient de Rome, bien sûr. Il était 14 heures là-bas. — Mmmmm. Elizabeth remua la tête et ses cheveux le balayèrent. Elle était toujours plus longue à se réveiller que lui. Fowler fit glisser un doigt le long de son épine dorsale et elle se pelotonna doucement contre lui avant d’ouvrir les yeux. Puis elle dressa brusquement la tête. — Bob ! — Oui ? — Quelqu’un est entré ! Elle lui montra le plateau et les tasses, elle se doutait bien que Fowler n’était pas allé les chercher lui-même. — C’est du café. — Bob ! — Écoute, Elizabeth, les gardes savent que tu es ici. Qu’avons-nous à cacher, et à qui ? De toute façon, il y a sans doute des micros dans la chambre. Il ne le lui avait jamais dit jusqu’ici, d’ailleurs il n’en était pas sûr et il s’était bien gardé de pousser son enquête, mais c’était logique. Le service secret était paranoïaque par essence, et ses agents ne pouvaient pas faire confiance à Elizabeth ou à qui que ce soit d’autre, sauf le président. Par conséquent, si elle essayait de le tuer, ils devaient se tenir prêts à foncer dans la chambre pour sauver Faucon de sa maîtresse. Donc il y avait des micros. Des caméras ? Non, probablement pas de caméras, mais sûrement des micros. Fowler trouvait ça plutôt amusant, quelque chose que les éditorialistes ne voudraient jamais croire. — Mon Dieu ! Liz Elliot n’y avait jamais pensé. Elle se leva, et ses seins se balancèrent de manière ravissante devant ses yeux. Mais Fowler n’était pas du matin. Le matin était fait pour travailler. — Je suis le président, Elizabeth, reprit Fowler tandis qu’elle se dégageait. Elle venait de penser aux caméras, elle aussi, et elle se recouvrit prestement avec le drap. Fowler sourit de cette bêtise. — Du café ? lui redemanda-t-il. Elliot eut un petit rire nerveux. Voilà, elle était dans le lit du président, nue comme un ver, des gardes armés à la porte. Et il avait laissé quelqu’un entrer dans la chambre ! Ce type était incroyable. Avait-il seulement pensé à la recouvrir ? Elle faillit le lui demander, mais préféra se taire, craignant de s’attirer des remarques ironiques, et il y excellait. En même temps, avait-elle jamais eu un amant aussi habile ? La première fois — c’était il y a des années, mais il était si patient, si attentionné. Si facile à mener. Elliot sourit intérieurement. Elle était capable d’en faire ce qu’elle voulait, quand elle le voulait, et il s’exécutait parfaitement, parce qu’il aimait faire plaisir à une femme. Pourquoi ? se demanda-t-elle. Il voulait peut-être qu’on se souvienne de lui. Après tout, c’était un homme politique, et tout ce qu’ils demandent, c’est quelques lignes dans les livres d’histoire. Eh bien, il allait les avoir, d’une manière ou d’une autre. Tous les présidents entraient dans les livres d’histoire, même Grant et Harding, et avec ce qui se passait… Et ici aussi, il voulait qu’on se souvienne de lui, il faisait ce qu’une femme lui demandait, si elle avait le culot de le faire. — Tu peux monter le son ? fit Liz. Fowler obéit sur-le-champ, ce qu’elle remarqua avec satisfaction. Si attentif à plaire, même pour les petites choses. Alors, pourquoi diable laisser entrer un serveur avec le café ! Ce n’était pas la peine d’essayer de comprendre cet homme. Il était plongé dans la lecture des fax en provenance de Rome. — Ma chère, ça va marcher. J’espère que tes valises sont faites. — Quoi ? — Les Saoudiens et les Israéliens ont fini par se mettre d’accord sur l’essentiel la nuit dernière… d’après Brent — Seigneur, c’est incroyable ! Brent a eu des entretiens séparés avec les deux parties, les deux ont fait la même suggestion… et pour les empêcher d’en prendre conscience, il a fait des aller et retour entre eux, leur annonçant que ce serait probablement acceptable… avant de le confirmer au voyage suivant ! Ha ! — Fowler frappa la feuille du dos de la main. — Brent fait vraiment du bon boulot. Et ce type, ce Ryan, aussi. Il ne se prend pas pour rien, mais cette idée de… — Allons, Bob ! Ça n’avait rien d’original. Ryan s’est contenté de répéter ce que tout le monde disait depuis des années. Il n’y avait qu’Arnie à ne pas être au courant, mais les préoccupations d’Arnie s’arrêtent à la barrière de la Maison-Blanche. Mettre cette idée au crédit de Ryan, c’est comme s’il avait réussi à t’organiser un joli coucher de soleil. — Peut-être, concéda le président. Il pensait tout de même qu’il y avait plus que cela dans l’idée et la proposition du DDCI, mais il ne voulait pas embêter Elizabeth avec ça. — Mais Ryan a fait du bon boulot avec les Saoudiens, tu te souviens ? — Il aurait été encore plus efficace s’il avait tenu sa langue. Très bien, il leur a porté un bon message. Ce n’est pas vraiment un grand moment pour la politique étrangère américaine, non ? Remettre des notes, c’est son boulot. Brent et Dennis, ces deux-là ont réellement fait avancer les choses, mais pas Ryan. — Non, pas Ryan, je crois que tu as raison. Brent et Dennis, ce sont eux qui ont obtenu que tout le monde participe à la conférence…. Brent dit qu’il y en a pour trois jours, quatre peut-être. Le président posa les fax, il était temps de se lever et de se préparer à une journée de travail, mais, avant de quitter son lit, il avança la main et caressa une petite colline sous le drap, juste pour lui montrer que… — Arrête ça ! Liz rit un peu pour essayer d’adoucir sa réaction. Il obéit aussitôt, bien sûr. Pour faire passer la pilule, elle se pencha pour se faire embrasser, ce qui fut fait. * * * — Alors, qu’est-ce que ça donne ? demanda un chauffeur de camion au parc d’expédition des bois. Quatre énormes semi-remorques étaient alignés, loin des piles d’arbres abattus que l’on préparait avant de les expédier au Japon. — Ils étaient déjà là la dernière fois. — Ça part au Japon, fit le type des expéditions en parcourant l’ordre de mission du camionneur. — Alors, pourquoi sont-ils encore là ? — C’est spécial. Ils payent pour qu’on leur garde les arbres ici, ils louent les camions et tout. On m’a dit que ces arbres doivent faire des poutres pour une église ou un temple ou un truc dans ce genre. Si vous regardez de près, vous verrez qu’ils sont enchaînés ensemble. Ils étaient déjà attachés avec une corde de soie, mais ils ont mis des chaînes en plus pour être sûrs qu’ils restaient bien ensemble. Paraît que c’est une tradition du temple. Ça va être un sacré boulot de les charger sur le bateau, attachés comme ça. — Et ils louent les camions uniquement pour le plaisir de garder les troncs ainsi ? Attachés ? Bon Dieu, ils ont plus d’argent que de cervelle, ceux-là ! — Qu’est-ce que ça peut bien foutre ? répondit le responsable des expéditions. Il était fatigué de répondre aux mêmes questions chaque fois qu’un chauffeur passait à son bureau. Ils étaient là, c’est tout. L’idée, se disait-il, c’était de laisser les troncs sécher un peu. Mais celui qui l’avait eue s’était mis le doigt dans l’oeil. On n’avait jamais vu d’été aussi humide dans ce pays pourtant réputé pour être pluvieux, et ces troncs, encore pleins de sève quand ils avaient été abattus, se gorgeaient davantage de la pluie qui tombait sur le chantier. Les branches maîtresses avaient été coupées sur place, mais cela ne changeait pas grand-chose. La pluie en profitait justement pour pénétrer dans les vaisseaux capillaires mis à nu, et descendait dans le tronc. Si bien que les pièces de bois étaient sans doute encore plus lourdes que lorsqu’on les avait coupées. On aurait pu les protéger avec une bâche, mais ça n’aurait servi qu’à piéger l’humidité, et en outre, les instructions étaient de les laisser comme ça sur les remorques. Ça y est, il pleuvait. Le chantier tournait au bourbier, les camions et les engins qui passaient envoyaient de la boue partout. Ces Japonais avaient apparemment des idées à eux sur la façon de faire sécher et de travailler le bois, ils voulaient que tout le séchage se fasse ici, et c’est eux qui payaient. Même sur le bateau, il fallait les transporter debout, et c’était le dernier lot à embarquer sur le George McReady pour la traversée du Pacifique. Sûr, ils allaient encore ramasser de l’humidité si on les transportait de cette façon-là. Et s’ils étaient trop humides, se disait l’expéditionnaire, il faudrait faire vachement gaffe : s’ils tombaient dans le fleuve, ils n’avaient pas grande chance de flotter. * * * Le paysan savait pertinemment que ses petits-enfants avaient honte de leur grand-père. Ils résistaient quand il essayait de les embrasser et de les caresser, ils avaient sans doute traîné les pieds quand leur père les avait amenés, mais ça lui était égal. Les enfants de maintenant ne savaient plus respecter les vieux. C’était peut-être le prix à payer pour qu’ils puissent s’élever dans l’échelle sociale. Sa vie à lui était à peine différente de celle des dix générations qui l’avaient précédé, mais son fils avait mieux réussi en dépit de ses blessures, ses enfants réussiraient encore mieux. Les garçons étaient fiers de leur père. Si leurs copains de classe s’avisaient de se moquer de leur religion, les deux garçons répondaient que leur père s’était battu contre les Israéliens détestés, qu’il avait été blessé, et qu’il avait même tué quelques sionistes. Le gouvernement syrien manifestait malgré tout une certaine sollicitude pour ses vétérans qui avaient été blessés. Le fils du paysan avait une petite affaire à lui, et les fonctionnaires ne l’embêtaient pas trop, contrairement à leur habitude. Il s’était marié tard, ce qui était plutôt inhabituel dans ce pays. Sa femme était assez jolie et elle était pleine de prévenances pour son beau-père — elle le traitait bien, peut-être pour lui manifester sa gratitude après qu’il eut refusé de venir habiter chez eux : leur maison était petite. Le paysan était très fier de ses petits-enfants, des garçons bien bâtis, pleins de santé, fortes têtes et rebelles comme tous les petits garçons devraient l’être. Son fils était lui aussi fier et prospère. Il sortit se promener un peu avec son père après le repas de midi. Il regardait ce jardin qu’il avait désherbé, lui aussi, et il se sentait un peu coupable que son père continue à travailler là tous les jours. Il lui avait bien proposé de le prendre chez lui, il lui avait proposé un peu d’argent, sans succès. Son père n’avait pas grand-chose, si ce n’était son amour-propre un peu buté. — Le jardin est très beau, cette année. — Oui, il a bien plu, approuva le père, il y a eu beaucoup d’agneaux, ça n’a pas été une mauvaise année. Et pour toi ? — Ma meilleure année, père. J’aimerais tellement que tu ne sois pas obligé de travailler autant. — Ah ! — Un grand geste de la main. — Je n’ai jamais connu autre chose. C’est là que je dois être. « Quel courage ! », songea son fils. C’était vrai, le vieil homme était courageux, il supportait tout. Il n’avait pas légué grand-chose à son fils, mais il lui avait transmis son stoïcisme. Quand il s’était retrouvé étendu sur le Golan, complètement sonné, à vingt mètres de son véhicule qui brûlait, il aurait pu se contenter de mourir là, avec son oeil qui pendait, sa main gauche sanglante. Il aurait pu rester là allongé par terre et mourir, mais il savait que son père n’aurait pas abandonné. Alors, il s’était relevé et avait fait six kilomètres à pied jusqu’à l’ambulance de son bataillon. Il avait gardé son fusil et ne s’était laissé soigner qu’après avoir présenté son rapport. Le commandant de son bataillon l’avait aidé, lui avait donné un peu d’argent pour créer son petit commerce, s’était arrangé avec l’administration pour qu’on le traite avec considération. Le colonel lui avait donné de l’argent, mais son père lui avait donné du courage. Si seulement il acceptait qu’on l’aide… — Mon fils, j’ai besoin d’un conseil. Ça, c’était nouveau. — Certainement, père. — Viens, j’ai quelque chose à te montrer. Il le conduisit dans le jardin, près des carottes. Du pied, il enleva un peu de terre qui… — Arrête ! cria son fils. Il attrapa son père par le bras et le tira en arrière. — Mon Dieu, mais ça fait combien de temps que c’est ici ? — Depuis le jour où tu as été blessé, répondit son père. Le fils mit sa main droite sur son bandeau, revivant en un instant ce jour horrible. L’éclair aveuglant, les éclats qui volaient, ses camarades morts, brûlés vifs, qui hurlaient. C’étaient les Israéliens qui avaient fait ça, un de leurs canons avait tué sa mère, et maintenant, ce… Mais qu’était-ce exactement ? Il ordonna à son père de rester en arrière et retourna voir. Il avança avec prudence, comme s’il traversait un champ de mines. Il avait servi dans le génie ; son unité combattait avec l’infanterie, mais sa mission consistait en principe à poser des mines. L’objet était gros, ça ressemblait à une bombe de mille kilos. Elle était sans doute israélienne, à voir la couleur de la peinture. Il se tourna pour regarder son père. — Et elle est restée là depuis ? — Oui. Elle a fait un trou, je l’ai rebouché. Le gel a dû la faire remonter. Tu crois que c’est dangereux ? Elle est hors d’usage, non ? — Père, ces choses-là ne sont jamais vraiment hors d’usage. C’est très dangereux. Grosse comme elle est, si elle explose, elle fera sauter la maison, et toi avec ! Le paysan eut un geste sceptique. — Si elle avait voulu exploser, elle l’aurait fait en tombant. — Non, c’est faux. Écoute-moi bien. Tu ne dois plus t’approcher de ce satané engin ! — Et mon jardin ? demanda simplement son père. — Je vais me débrouiller pour la faire enlever, et tu pourras retourner dans ton jardin. Le fils se mit à réfléchir. Il y avait un problème. Et même un gros problème. L’armée syrienne n’avait pas de démineurs entraînés. Leur méthode consistait à tout faire sauter sur place, ce qui était efficace, mais son père ne survivrait pas à la perte de sa maison. Sa femme n’accepterait pas de gaieté de coeur de l’accueillir chez eux, et il ne pouvait pas aider son père à en reconstruire une autre, avec une seule main. Il fallait enlever cette bombe, mais à qui faire appel ? — Promets-moi que tu n’iras plus au jardin, déclara fermement le fils. — Comme tu veux, répondit le paysan. Il n’avait pas la moindre intention d’obéir à son fils. — Tu crois que tu pourras l’enlever quand ? — Je ne sais pas, il me faut quelques jours pour voir ce qu’on peut faire. Le paysan hocha la tête. Après tout, il ferait peut-être ce que disait son fils, enfin, il essaierait de ne pas s’approcher trop près de la bombe inerte. Elle était inerte, quoi qu’il en dise. Le paysan en connaissait un bout en matière de fatalité. Si cette bombe avait voulu le tuer, ce serait déjà fait depuis longtemps. Les malheurs ne l’avaient jamais épargné. * * * Les journalistes finirent par trouver quelque chose à se mettre sous la dent le lendemain. Dimitrios Stavarkos, patriarche de Constantinople, arriva en voiture — il refusait de prendre l’hélicoptère — en plein milieu de la journée. — Une bonne soeur barbue ? demanda un cameraman au-dessus de son micro pendant qu’il mettait au point sur le patriarche. Les Gardes suisses rendaient les honneurs, et Mgr O’Toole conduisit le nouveau venu à l’intérieur où il disparut. — C’est un Grec, fit soudain un présentateur. Un Grec orthodoxe, sans doute un évêque ou quelqu’un du même genre. Qu’est-ce qu’il fabrique ici ? continua-t-il. — Qu’est-ce qu’on sait sur l’Église grecque orthodoxe ? demanda son producteur. — Ils ne travaillent pas pour le pape, ceux-là. Leurs prêtres ont le droit de se marier. Les Israéliens en ont mis un en prison parce qu’il fournissait des armes aux Arabes, je crois, ajouta un autre sur la liaison. — Donc, les Grecs sont avec les Arabes, mais pas avec le pape ? Et pour les Israéliens ? — J’sais pas, admit le producteur. Ce serait une bonne idée de se renseigner. — Alors maintenant, il y a quatre religions dans le coup… — Le Vatican est-il vraiment dans le coup, ou se contente-t-il d’inviter les autres en terrain neutre ? demanda le présentateur. Comme la plupart de ses confrères, il était un peu perdu sans téléprompteur. — C’était quand, la dernière fois ? Si on veut un endroit vraiment neutre, on va à Genève, remarqua le cameraman. Il aimait bien Genève. — Alors qu’est-ce que ça donne ? interrogea une des enquêtrices qui entrait dans le chalet. Le producteur la mit au courant. — Où sont encore ces foutus consultants ? grommela le présentateur. — Tu peux nous repasser la bande ? fit l’enquêtrice. On la repassa, et elle s’arrêta sur une image. — C’est Dimitrios Stavarkos, le patriarche de Constantinople, Istanbul si tu préfères, Ricks. C’est le chef des Églises orthodoxes, une sorte de pape. Les Églises grecque, russe, bulgare ont leur propres patriarches, mais ils obéissent tous à celui-là. C’est un truc dans ce goût-là. — Leurs prêtres peuvent se marier, non ? — Leurs prêtres… oui, mais je crois que si on est évêque ou mieux, il faut être célibataire. — Plutôt décourageant, observa Ricks. — Stavarkos était à la tête du combat contre les catholiques pour l’Église de la Nativité, l’an dernier. Il a vraiment emmerdé quelques évêques catholiques. Alors, qu’est-ce qu’il fout ici ? — C’est toi qui es censée nous le dire, Angela, observa sèchement le présentateur. — Calme-toi, Ricks, tu veux ? Angela Miriles était fatiguée de travailler pour cette prima donna. Elle but tranquillement son café, et finit par annoncer : — Je crois que j’ai trouvé. — Tu es sérieuse ? * * * — Bienvenue ! Le cardinal d’Antonio embrassa Stavarkos sur les deux joues. Cette barbe était horriblement désagréable, mais il n’y avait pas moyen de faire autrement. Le cardinal conduisit le patriarche jusqu’à la salle de conférences. Il y avait seize personnes autour de la table, et un siège vide. Le patriarche s’assit. — Merci de vous être joint à nous, déclara le secrétaire Talbot. — On ne refuse pas une invitation comme celle-là, répondit le patriarche. — Avez-vous lu les documents préparatoires ? Un messager les lui avait portés. — C’est un projet très ambitieux, dit prudemment Stavarkos. — Êtes-vous en mesure d’accepter ce qui vous concerne dans ce projet d’accord ? Le patriarche se disait que les choses allaient beaucoup trop vite. Mais… — Oui, répondit-il simplement. Je demande à avoir sous mon autorité tous les monastères installés en Terre sainte. Si cette condition est acceptée, je serai heureux de me joindre à cet accord. D’Antonio réussit à rester impassible. Il se forçait à respirer lentement et fit une brève prière pour implorer l’intervention divine. — Il est un peu tard aujourd’hui pour formuler une telle demande. Toutes les têtes se tournèrent. L’homme qui parlait s’appelait Dimitri Popov, vice-ministre soviétique des Affaires étrangères. — Il me semble d’autre part assez inopportun de réclamer un avantage particulier, alors que toutes les parties ont consenti d’importantes concessions. Accepteriez-vous d’adhérer à notre accord sur les seules bases proposées ? Stavarkos n’était visiblement pas habitué à être traité de cette façon. — La question des monastères chrétiens n’a pas grand-chose à voir avec le fond de l’accord, Votre Éminence, reprit le secrétaire Talbot. Nous sommes profondément déçus par la nouvelle condition que vous exprimez. — J’ai peut-être mal compris les documents, concéda Stavarkos, pour couvrir ses arrières. Voulez-vous me préciser le statut que vous prévoyez exactement pour moi ? * * * — Y a pas moyen, renifla le présentateur. — Pourquoi pas ? lui répondit Angela Miriles. — C’est trop. — C’est beaucoup, convint Miriles, mais vois-tu une autre solution ? — Je le croirai quand je le verrai. — Tu ne verras peut-être rien du tout. Stavarkos n’aime pas beaucoup l’Église catholique romaine. Ils se sont sacrément battus à Noël l’an dernier. — Comment se fait-il que nous n’en ayons pas parlé ? — On était bien trop occupés avec la baisse des ventes dans les magasins. « Enculé », ajouta-t-elle in petto. * * * — Une commission spécialisée, c’est ça ? Stavarkos n’aimait pas beaucoup cette idée. — Le métropolite souhaite envoyer son propre délégué, dit Popov. Dimitri Popov persistait à croire davantage en Marx qu’en Dieu, mais l’Église orthodoxe russe était russe, et les Russes ne voulaient pas jouer les seconds rôles dans cet accord, même si ce point pouvait paraître mineur. — Je dois dire que je trouve cela assez curieux. Sommes-nous en train d’essayer de décider laquelle des Églises chrétiennes doit avoir la primauté ? Notre but est de désamorcer une situation explosive entre les juifs et les musulmans, et ce sont les chrétiens qui viennent se mettre en travers ? Popov haussa les yeux au ciel — d’Antonio se dit qu’il en rajoutait un peu dans le genre théâtral. — Je crois qu’il vaudrait mieux laisser une commission d’hommes d’Église régler ce point mineur, finit par lâcher le cardinal. Je vous donne ma parole que ces querelles de bas étage seront rapidement réglées ! « J’ai déjà entendu ça », se dit Stavarkos. Et pourtant… Et pourtant, comment pouvait-il être aussi mesquin ? Les Écritures lui revinrent en mémoire, ne disait-il pas les prendre au mot ? « Je suis en train de me rendre ridicule, devant les catholiques et les Russes, en plus ! » Il y avait un autre point à ne pas négliger : les Turcs toléraient tout juste sa présence à Istanbul — Constantinople ! — et cette affaire pouvait lui permettre d’acquérir un immense prestige, tant pour lui-même que pour ses Églises. — Pardonnez-moi, je vous prie. Des malentendus regrettables ont troublé mon jugement. Oui, j’approuve votre accord, et je convaincrai mes frères de respecter leur parole. Brent Talbot se détendit dans son fauteuil et murmura une prière d’action de grâces. Ce n’était pas dans ses habitudes, mais, dans ce cadre, comment faire autrement ? — Si c’est ainsi, je crois que nous sommes parvenus à un accord. Des yeux, Talbot fit le tour de la table, et tous les participants acquiescèrent l’un après l’autre, les uns avec enthousiasme, les autres avec résignation. Mais tous acquiescèrent. Ils étaient arrivés à un accord ! — Monsieur Adler, quand les documents seront-ils prêts ? demanda d’Antonio. — Dans deux heures, Votre Éminence. — Votre Altesse, dit Talbot en se levant, Vos Éminences, messieurs les ministres, nous avons abouti… Et, de façon étrange, ils avaient du mal à le réaliser. Le processus avait été long, et, comme c’est souvent le cas dans ce genre de négociation, ils avaient perdu de vue, pendant les discussions, l’objectif à atteindre. Tout à coup, ils se trouvaient là où ils avaient voulu arriver, comme dans un univers irréel qui n’avait plus grand-chose à voir avec leur expérience de la diplomatie. Tout le monde se leva après Talbot, et le vertige les saisit, peut-être le fait de bouger, les jambes qui se dégourdissaient. L’un après l’autre, ils comprirent ce qu’ils venaient d’accomplir, et, plus important encore, ils comprirent que c’est eux qui l’avaient réalisé. L’impossible venait d’arriver. David Askhenazi fit le tour de la table pour aller voir le prince Ali, qui menait les négociations pour son pays, et lui tendit la main. Mais ce n’était pas suffisant : le prince donna au ministre une chaleureuse accolade. — Devant la face de Dieu, ce sera désormais la paix entre nous. — Après toutes ces années, Ali ! répondit l’ancien lieutenant de blindés de l’armée israélienne. Askhenazi avait combattu comme lieutenant à Suez en 1956, puis comme capitaine en 1967, et son bataillon de réservistes était allé renforcer le Golan en 1973. Tout le monde fut surpris par les applaudissements qui saluèrent leur geste. L’Israélien fondit en larmes, à sa grande confusion. — N’ayez pas honte, tout le monde connaît votre courage, monsieur le ministre dit aimablement Ali. Il est bien normal que ce soit un soldat qui fasse la paix, David. — Tous ces morts, tous ces jeunes hommes exceptionnels — des deux côtés, Ali. Tous ces garçons… — Mais il n’y en aura plus. — Dimitri, vous avez joué un rôle irremplaçable, dit Talbot à son homologue russe, placé à l’autre bout de la table. — C’est vrai, regardez ce que nous sommes capables de faire lorsque nous coopérons, n’est-ce pas ? Ce qui venait d’arriver à Askhenazi tomba aussi sur Talbot. — Deux générations massacrées, Dimitri, tout ce temps gâché. — Le temps perdu ne se rattrape pas, répondit Popov. Essayons d’être assez sages pour ne pas en perdre davantage. — Le Russe sourit malicieusement. — Dans un moment comme celui-là, il faudrait de la vodka. Talbot montra le prince Ali du menton : — Tout le monde ne boit pas, ici. — Comment font-ils pour se passer de vodka ? pouffa Popov. — Encore un mystère de l’existence, Dimitri. Allez, je crois que nous avons tous les deux des comptes rendus à rédiger. — C’est vrai, cher ami. * * * À la fureur des correspondants présents à Rome, c’est une journaliste du Washington Post qui fut la première au courant. Elle avait pour source une femme sergent de l’armée de l’Air qui faisait de la maintenance électronique sur le VC-25A, la nouvelle version du Boeing 747 spécialement aménagé pour le président. Le sergent avait été soudoyé par la journaliste. Tout le monde savait que le président allait se rendre à Rome, le seul problème consistait à savoir quand. Dès que l’électronicienne sut que l’avion allait partir, elle téléphona chez elle pour s’assurer que sa tenue numéro un était nettoyée, et ce ne fut pas de sa faute si elle se trompa de numéro. C’est ainsi que la journaliste trouva le message sur son répondeur. C’est en tout cas l’histoire que le sergent avait l’intention de raconter si elle se faisait pincer, mais elle n’en eut pas besoin. Une heure plus tard, lors de la réunion de presse du matin entre l’attaché du président et les journalistes accrédités à la Maison Blanche, la journaliste du Post prit la parole pour déclarer que, selon une source officieuse, Fowler partait à Rome ; cela signifiait-il que les négociations avaient réussi ou échoué ? L’attaché de presse fut pris de court. Il venait d’apprendre dix minutes avant qu’il partait et avait promis comme d’habitude de ne rien dire, ce qui était superfétatoire. Il n’eut pas à se forcer trop pour paraître surpris par la question, et de fait, cela surprit aussi effectivement celui qui était chargé d’organiser la fuite, mais seulement après le déjeuner. Son « no comment » laissa les journalistes sceptiques, et ils flairèrent quelque chose. Ils avaient une copie de l’emploi du temps du président, ils savaient donc à qui s’adresser pour vérifier. Les assistants du président étaient précisément en train d’annuler par téléphone rendez-vous et réunions. Le président ne peut pas se permettre de laisser tomber sans les prévenir certains personnages importants, lesquels savent garder un secret, mais pas leurs collaborateurs ou leurs secrétaires. C’est un exemple classique du genre de chose qui permet à la presse de fonctionner. Ceux qui savent ont toujours de la peine à garder les choses pour eux, surtout s’il s’agit de secrets. En moins d’une heure, confirmation avait pu être obtenue de quatre sources différentes : le président Fowler avait fait annuler plusieurs rendez-vous importants. Il partait quelque part, et pas à Peoria. Les chaînes commencèrent à diffuser quelques flashes, n’hésitant pas à interrompre des jeux ou des publicités. * * * Il était tard dans l’après-midi à Rome, le temps était lourd et humide, quand la presse fut prévenue que trois cameramen — pas des journalistes — allaient être autorisés à pénétrer dans le bâtiment qu’ils scrutaient en vain depuis des semaines. Dans les caravanes stationnées près des chalets, les présentateurs étaient entre les mains des maquilleuses et s’agitaient nerveusement dans leurs fauteuils, le casque sur les oreilles, en attendant le feu vert de leur directeur d’antenne. L’image qui apparut d’abord sur les écrans de contrôle et sur des millions de téléviseurs dans le monde entier fut celle de la salle de conférences. Autour de la grande table, tous les sièges étaient occupés. Le pape présidait, un grand portefeuille posé devant lui, un portefeuille de veau rouge. Les reporters ne savaient pas qu’il y avait eu un moment de panique quand quelqu’un avait réalisé soudain qu’on ne savait pas de quel cuir il s’agissait. Il avait fallu vérifier auprès du fournisseur. Il avait été convenu qu’il n’y aurait pas de déclaration. Chacun ferait un bref commentaire une fois rentré chez lui, et les discours ronflants seraient réservés à la cérémonie finale de signature. Un porte-parole du Vatican fournit un communiqué écrit aux correspondants de télévision. Ce communiqué disait en substance qu’un projet de traité de paix au Proche-Orient avait été négocié, et que ce projet allait être signé par les représentants de tous les pays concernés. Le traité définitif serait paraphé par les chefs d’État et/ou les ministres des Affaires étrangères, mais pas avant plusieurs jours. Ni le texte du traité, ni ses clauses principales n’étaient encore disponibles. Cela ne gênait pas trop les journalistes, qui savaient bien que les ministres seraient plus bavards une fois rentrés chez eux. Le portefeuille rouge passa de main en main, dans un ordre qui avait été tiré au sort. Le ministre israélien signa le premier, suivi du Soviétique, du Suisse, de l’Américain, du Saoudien et enfin du représentant du Vatican. Ils signaient avec un stylo à plume, et le prêtre qui faisait circuler le document appliquait soigneusement un gros buvard sur chaque paraphe. Le tout se passa très rapidement, sans cérémonie. Tout le monde se serra la main, puis on applaudit. Et voilà tout. — Mon Dieu, fit Jack quand la retransmission fut terminée. Il avait sous les yeux le fax qui résumait les principales clauses du traité, et ce texte n’était pas très différent de sa première idée. Les Saoudiens, les Israéliens, les Soviétiques, les Suisses, et le Département d’État, bien sûr, tout le monde avait mis son grain de sel, mais son idée originelle était bien là — sauf qu’il l’avait lui-même empruntée à une multitude d’autres gens. Il n’y a pas beaucoup d’idées qui soient réellement originales. Il s’était contenté de les mettre en ordre, au bon moment. C’était tout. Il ne s’était jamais senti aussi fier. * * * À la Maison-Blanche, le meilleur nègre du président Fowler était déjà au travail et préparait un projet de discours. Le président américain aurait la préséance dans la cérémonie, car cette idée était la sienne, après tout. C’était son intervention aux Nations-Unies qui les avait tous rassemblés à Rome. Le pape devait également prendre la parole — « Bon sang, tout le monde veut parler », se dit la rédactrice, et c’était un problème pour elle, dans la mesure où tout discours se doit d’être original. Elle se dit qu’elle devrait sans doute continuer à travailler à bord du 25A qui l’emmènerait de l’autre côté de l’Atlantique, et à pianoter péniblement sur son portatif. Mais c’est pour ça qu’on la payait, et il y avait une imprimante laser à bord d’Air Force One. Un étage au-dessus, dans le Bureau ovale, le président consultait son emploi du temps qui avait été révisé à la hâte. La délégation de scouts allait être déçue, de même que la nouvelle Reine du fromage du Wisconsin, sans compter une multitude d’hommes d’affaires dont la renommée grandissait d’un seul coup dès qu’ils franchissaient la porte du bureau présidentiel. La secrétaire chargée des rendez-vous était sans arrêt au téléphone. Elle essayait de caser quelques visiteurs particulièrement importants dans les rares minutes encore disponibles au cours des prochaines trente-six heures. Le président allait en sortir éreinté, mais cela aussi faisait partie de son métier. — Eh bien ? fit Fowler en apercevant Elizabeth Elliot qui souriait à la porte du secrétariat. — Bon, c’est ce que tu voulais, non ? Ton mandat restera dans les mémoires comme celui pendant lequel a été résolue la crise du Proche-Orient. Enfin, si… — Liz eut un moment de rare lucidité — si tout marche bien, ce qui n’est pas encore évident. — Nous avons rendu un signalé service au monde entier, Elizabeth. Par « nous », il entendait évidemment « je », Elizabeth le savait bien, mais c’était justice. C’était Bob Fowler qui avait supporté des mois de campagne alors qu’il était encore gouverneur à Columbus, les discours qui n’en finissent pas, les baisers aux bébés et aux laiderons, les meutes de journalistes et leur éternelle insolence. Quelle course de fond avant de pénétrer dans cette petite pièce, siège du pouvoir exécutif ! En quelque sorte, s’il était arrivé sain et sauf jusque-là, c’était à l’issue d’un parcours éreintant qui aurait dû lui attirer la compassion. Le prix de cet exploit, c’était que l’homme qui occupait cette place serait crédité de tous les succès de son équipe. Les gens étaient persuadés que le président était celui qui décidait de tout. Il était responsable de ce qui allait bien et de ce qui allait mal. Cette réaction était surtout vraie lorsqu’il s’agissait de politique intérieure, les chiffres du chômage, les taux d’intérêt, l’inflation, les sacro-saints indices. Assez rarement, il arrivait quelque chose de réellement important, quelque chose qui changeait la face du monde. Il fallait admettre que, devant l’histoire, Reagan avait été celui qui avait réussi à obliger les Russes à abandonner le marxisme, et que Bush en avait récolté les fruits. Nixon avait ouvert les portes de la Chine, Carter avait presque réussi ce que Fowler était en train de réaliser. Les électeurs américains avaient beau choisir leurs leaders politiques sur des critères de midinette, c’étaient les grands changements politiques qui valaient aux dirigeants un paragraphe dans les livres d’histoire et une abondance de travaux universitaires. Voilà ce qui comptait vraiment. Les historiens gardent la mémoire de ceux qui agissent sur les événements politiques — ils se souviennent de Bismarck, pas d’Edison —, ils étudient l’évolution de la société comme si elle dépendait de facteurs politiques, et non l’inverse. « Pourtant, se disait Elliot, la réciproque est sans doute tout aussi vraie. » Mais la science historique possède ses propres règles, ses conventions, qui ont peu à voir avec la réalité des choses. La réalité est trop compliquée à appréhender, même pour des travaux universitaires qui durent des années. Les politiciens doivent se plier à ces règles, et tenir compte de ce que les historiens ne se souviendront d’eux que s’il se produit quelque chose de mémorable durant leur mandat. — Un service que nous rendons au monde ? répondit Elliot après avoir observé un long silence. J’aime bien cette expression. On se souvient de Wilson comme de l’homme qui nous a tenus à l’écart de la guerre. On se souviendra de toi comme de celui qui a mis fin à la guerre. Fowler et Elliot savaient très bien que, quelques mois à peine après avoir été réélu sur son programme de paix, ledit Wilson avait entraîné l’Amérique dans sa première vraie guerre extérieure, celle qui devait mettre fin à toutes les guerres, comme disaient les optimistes de l’époque, bien avant l’Holocauste et le cauchemar nucléaire. Mais cette fois, pensaient-ils tous deux, était la bonne, et la vision prophétique de Wilson était en train de se réaliser sous l’impulsion de personnages politiques qui avaient enfin réussi à façonner le monde selon ses conceptions. * * * L’homme était un Druze, un incroyant, mais on le respectait malgré tout. Il portait les cicatrices de ses combats contre les sionistes. Il avait pris sa part dans la bataille, et on l’avait décoré en reconnaissance de son courage. Il avait perdu sa mère sous les coups de leurs armes inhumaines, et il aidait le mouvement chaque fois qu’on le lui demandait. Qati ne perdait jamais de vue les choses fondamentales. Quand il était jeune, il avait lu le Petit Livre rouge du président Mao. Bien sûr, ce Mao était un infidèle de la pire espèce — il refusait même l’idée de Dieu et persécutait les croyants —, mais là n’était pas la question. Le révolutionnaire devait se comporter comme un poisson dans une mer de paysans, et le succès final passait par le soin que l’on mettait à entretenir les bonnes résolutions de ces paysans, ou, dans son cas, de ce boutiquier. Le Druze les aidait financièrement dans la mesure de ses moyens, il avait hébergé chez lui un des leurs qui était blessé. Ce sont des choses que l’on n’oublie pas. Qati se leva de son bureau pour saluer l’homme et lui donna une vigoureuse poignée de main avant de l’embrasser chaleureusement. — Bienvenue, cher ami. — Merci de me recevoir, commandant. Le boutiquier paraissait bien nerveux, et Qati se demandait ce qui avait pu lui arriver. — Je t’en prie, assieds-toi. Abdullah, tu veux nous apporter du café ? — C’est trop aimable. — Mais non, tu es un camarade pour nous. Ça fait combien de temps qu’on se connaît, déjà ? Le commerçant haussa les épaules en souriant intérieurement. Qati et ses hommes lui faisaient peur, et il n’avait jamais essayé de les doubler. Il avait aussi tenu les autorités syriennes informées de ce qu’il faisait pour eux, parce qu’il n’aimait pas trop ces gens-là non plus. Dans cette région du monde, la survie était presque un art, et réclamait une bonne dose de chance. — Je suis venu te demander conseil, dit-il, après avoir goûté le café. — Avec plaisir. — Qati se pencha vers lui. — Je serais très honoré de pouvoir t’aider. Quel est ton problème, l’ami ? — C’est à propos de mon père. — Il a quel âge maintenant ? interrogea Qati. De temps en temps, le paysan faisait un cadeau à ses hommes, le plus souvent un agneau. Ce n’était qu’un paysan, un infidèle, mais il avait les mêmes ennemis que Qati et les siens. — Soixante-six ans. Tu connais son jardin ? — Oui, j’y suis allé il y a quelques années, peu de temps après que ta mère a été tuée par les sionistes. — Eh bien, il y a une bombe israélienne dans son jardin. — Une bombe ? Tu veux dire un obus ? — Non, commandant, une bombe. Ce qui dépasse fait un demi-mètre de diamètre. — Je vois… et si les Syriens apprennent ça ? — Comme tu sais, ils les font exploser sur place, et la maison de mon père sera détruite. — Le visiteur leva son bras amputé. — Je ne pourrai pas l’aider à la reconstruire, et mon père est trop vieux pour le faire lui-même. Je suis venu te demander comment on pourrait faire pour enlever ce foutu truc. — Tu as eu raison. Sais-tu depuis combien de temps elle est là ? — Mon père prétend que c’est depuis le jour où ça m’est arrivé — et il leva encore une fois son bras coupé. — On peut dire qu’Allah a souri à ta famille ce jour-là. « Quel sourire ! » songea le commerçant, en hochant la tête. — Tu as toujours été un ami fidèle. Bien sûr, je vais t’aider. J’ai quelqu’un de très compétent pour désamorcer et enlever les bombes israéliennes. Il démonte ce qui peut nous servir et on fait de nouvelles bombes avec. Qati se tut et leva un doigt menaçant. — Ne répète jamais ça à personne. Le visiteur se trémoussa sur son siège. — Pour ce qui me concerne, commandant, tu peux en tuer autant que tu veux, et si tu peux te servir de la bombe que ces porcs ont larguée dans le jardin de mon père, je prierai pour que tu réussisses. — Excuse-moi, mon ami. Je ne voulais pas t’insulter. Mais je suis obligé de te prévenir, tu comprends. Qati s’était fort bien fait comprendre. — Je ne vous trahirai jamais, dit avec force le commerçant. — Je sais. Maintenant, il fallait songer à entretenir la bonne volonté de la mer paysanne. — Demain, j’enverrai mon homme chez ton père. Inch’Allah, conclut-il. À la grâce de Dieu. — Je te revaudrai ça, commandant. Et il ajouta en lui-même : « Quelque part entre maintenant et la nouvelle année. » 8 LA BOÎTE DE PANDORE Le Boeing 747 spécial décolla d’Andrews juste avant le coucher du soleil. Le président Fowler avait eu une trente-six heures difficiles : des réunions, des rendez-vous obligatoires. Ç’aurait même pu être pire ; les présidents sont eux aussi soumis à des vicissitudes, et, dans le cas présent, les huit heures de vol jusqu’à Rome s’ajoutaient à six heures de décalage horaire. Ces changements d’heure étaient éreintants, Fowler était un voyageur suffisamment aguerri pour le savoir. Pour essayer d’en diminuer les effets, il avait modifié son rythme de sommeil depuis deux jours et il était assez fatigué maintenant pour espérer dormir pendant la plus grande partie du vol. Le VC-25A était somptueusement aménagé, Boeing et l’armée de l’Air avaient fait en sorte que les déplacements soient aussi agréables que possible. Les appartements présidentiels étaient installés à l’extrême avant du 25A. Le lit — un canapé convertible, plus exactement — était d’une taille décente, et le matelas avait été choisi en fonction des goûts du président. On avait réussi à ménager une séparation convenable entre la presse, logée à l’arrière, et les assistants, près de soixante-dix mètres en fait. Pendant que le chargé de presse s’occupait des journalistes, Mme le conseiller pour les affaires de Sécurité nationale alla discrètement rejoindre Fowler. Pete Connor et Helen d’Agustino échangèrent un regard à peine perceptible, mais qui en disait long sur la connivence qui règne entre les membres des services secrets. L’homme de la police de l’Air qui était de garde à la porte se contenta de regarder ailleurs, en essayant de ne pas sourire. * * * — Alors, Ibrahim, que penses-tu du nouveau venu ? demanda Qati. — Il est baraqué, il n’a peur de rien, et l’esprit vif, mais je me demande ce que nous pourrions bien en faire, répondit Ibrahim Ghosn. Et il raconta l’histoire du policier grec. — Il lui a brisé les vertèbres ? Au moins, ce type n’était pas une lavette… enfin, en supposant que le policier soit vraiment mort et que tout ça ne soit pas un coup monté par les Américains, les Grecs, les Israéliens ou Dieu sait qui. — Comme une brindille. — Ses contacts en Amérique ? — Il n’en a pas beaucoup. Il est pourchassé par la police de son pays. Il dit que son frère est tombé dans une embuscade et qu’ils l’ont abattu. — En tout cas, il sait choisir ses adversaires. Il a fait des études ? — Pas beaucoup, mais il est intelligent. — Des compétences particulières ? — Pas beaucoup qu’on puisse utiliser. — Mais il a le mérite d’être américain, insista Qati. On en a combien chez nous ? Ghosn hocha la tête. — C’est vrai, commandant. — Tu crois que ça pourrait être un agent double ? — Ça me semble peu probable, mais il faut faire attention. — En tout cas, j’ai besoin de toi. Et Qati lui parla de la bombe. — Encore une ? Ghosn était expert en explosifs, mais ce genre de boulot ne l’amusait pas énormément. — Je connais la ferme, et ce vieux fou. Je sais, je sais, son fils s’est battu contre les Israéliens, et tu aimes bien les infirmes… — Cet infirme a sauvé la vie d’un de nos camarades, Fazi se serait vidé de son sang s’il n’avait pas trouvé refuge dans sa boutique. Il n’était pas obligé de lui ouvrir sa porte, c’était à une époque où les Syriens nous regardaient d’un sale oeil. — Très bien, je n’ai rien de particulier aujourd’hui. Je prends un camion et quelques hommes. — Tu m’as dit que le nouveau était costaud, emmène-le donc avec toi. — Comme tu veux, commandant. — Et fais gaffe ! — Inch’Allah. Ghosn était presque diplômé de l’université américaine de Beyrouth — presque parce que l’un de ses professeurs avait été enlevé et que les deux autres avaient prudemment quitté le pays. Il manquait à Ghosn les neuf heures de sa dernière UV pour obtenir son diplôme d’ingénieur. Il n’en avait pas réellement besoin : il avait toujours été en tête de sa promotion, et il apprenait seul suffisamment de choses dans les livres pour négliger les explications d’un professeur. Il passait beaucoup de temps au labo pour faire des expériences de son cru. Ghosn n’avait jamais été un combattant de première ligne dans le mouvement ; il savait se servir d’une arme individuelle, mais ses compétences en matière d’explosifs et en électronique étaient trop précieuses pour qu’on risque de le perdre. En outre, il faisait très jeune, il était beau garçon, il avait le teint très pâle, si bien qu’on n’hésitait pas à le faire voyager. Il jouait souvent le rôle d’éclaireur, on l’envoyait reconnaître les emplacements d’opérations futures. Avec ses yeux d’ingénieur et sa mémoire photographique, il était imbattable pour faire des croquis, déterminer les équipements nécessaires et fournir un soutien technique à ceux qui menaient l’opération proprement dite. Et un observateur non averti aurait eu du mal à s’expliquer le respect qu’ils lui portaient. Personne ne mettait en doute son courage, qu’il avait prouvé à maintes reprises en désamorçant des bombes ou des obus laissés par les Israéliens au Liban, puis en les trafiquants pour en faire des bombes à sa façon. Des douzaines d’organisations terroristes auraient été heureuses de s’attacher les services de quelqu’un comme Ibrahim Ghosn. Ingénieur particulièrement doué, à moitié autodidacte, il était en outre palestinien. Sa famille avait fui Israël au moment de la naissance du pays, certaine de revenir très vite dès que les armées arabes auraient rayé de la carte les envahisseurs. Mais ce jour béni n’était jamais venu, et ses souvenirs d’enfance étaient pleins de camps bondés, où les gens vivaient dans des conditions abominables et où la haine d’Israël était devenue aussi importante que l’Islam. Et il ne pouvait en être autrement. Rejetés par les Israéliens parce qu’ils avaient volontairement abandonné leur pays, ignorés par les autres pays arabes qui auraient pu améliorer leurs conditions de vie, mais n’en avaient rien fait, Ghosn et les siens n’étaient que des pions sur un échiquier et les joueurs ne s’étaient jamais mis d’accord sur les règles du jeu. Ils avaient sucé la haine d’Israël avec le lait de leur mère, et ils n’avaient pas d’autre but dans la vie que d’exterminer ceux qui avaient valu pareil sort à leur peuple. Ghosn ne s’était jamais posé la question de savoir pourquoi. Il prit les clés d’un camion GAZ-66, un camion tchèque. Ça ne valait pas un Mercedes, mais c’était plus facile à obtenir. Dans ce cas précis, ils se l’étaient procuré via les Syriens, des années plus tôt. Une poutre en V renversé était installée sur la plate-forme. Ghosn prit place dans la cabine avec le chauffeur et l’Américain, deux hommes montèrent derrière, et le camion sortit du camp. Marvin Russell observait le paysage avec le même intérêt qu’un chasseur qui découvre un nouveau territoire. Il faisait une chaleur étouffante, mais ce n’était pas pire que les Badlands quand souffle le chinook, et la végétation — l’absence de végétation, plutôt — lui rappelait la réserve de sa jeunesse. Ce qui n’aurait pu sembler qu’un désert n’était guère qu’un endroit poussiéreux pour un Américain élevé dans un pays très comparable. Cependant, les gens du pays ne savaient pas ce qu’était une tornade — et des tornades, il y en avait chez lui, dans les vastes plaines américaines. Les collines étaient plus élevées que les doux moutonnements des Badlands. Russell n’avait encore jamais vu de montagnes, mais ici, il était servi. Elles étaient hautes et desséchées, avec une chaleur propre à impressionner un grimpeur, enfin, la plupart des grimpeurs, se dit Marvin Russell. Mais lui aurait pu y arriver. Il se sentait en pleine forme, bien plus que tous ces Arabes. Ces hommes semblaient porter une véritable dévotion aux armes. Ils avaient plein de fusils, surtout des AK-47 russes, mais il commença bientôt à voir des canons antiaériens, une batterie de missiles sol-air, des chars, des canons autopropulsés de l’armée syrienne. Ghosn remarqua que toutes ces choses intéressaient visiblement son hôte, et lui fournit quelques explications. — Tout ça, c’est pour maintenir les Israéliens à distance, fit-il, essayant de mettre ses explications en concordance avec ses convictions. Ton pays arme Israël, et les Russes nous arment. Il se garda bien d’ajouter que ce dernier point était de moins en moins vérifié. — Mais, Ibrahim, vous avez déjà été attaqués ? — Souvent, Marvin, ils envoient des avions, des commandos, ils ont tué des milliers des miens. Ils nous ont chassés de notre terre, tu comprends, et nous sommes obligés de vivre dans des camps qui… — Ouais, je comprends. Chez moi, ça s’appelle des réserves, j’en sors. Pour Ghosn, c’était une découverte. — Ils sont venus dans mon pays, le pays de nos ancêtres, ils ont tué les bisons, envoyé leur armée, et ils nous ont massacrés. En général, ils attaquaient les camps où il n’y avait que des femmes et des enfants. On a essayé de se défendre, on a tué tout un régiment qui était sous les ordres du général Custer, à un endroit qui s’appelle Little Big Horn — c’est le nom d’une rivière. Notre chef s’appelait Crazy Horse. Mais ils arrivaient sans cesse, de plus en plus nombreux. Ils étaient trop nombreux, trop de soldats, trop de fusils. Alors, ils ont pris nos meilleures terres, et ils nous ont laissé la merde. Ils nous ont obligés à vivre comme des mendiants, non, comme des bêtes. On n’est pas des hommes pour eux, juste des bêtes, parce qu’on est différents, on parle une langue différente, on n’a pas la même religion. Ils ont fait tout ça parce qu’on vivait dans un pays qu’ils convoitaient. Alors, ils nous ont chassés, balayés comme des ordures. — Je ne savais pas tout ça, fit Ghosn, un peu interloqué. Il découvrait que son peuple n’était pas le premier à être traité ainsi par les Américains puis leurs vassaux israéliens. — Mais tout ça s’est passé quand ? — Il y a une centaine d’années. En fait, ça a commencé vers 1865. On s’est battus, tu sais, on a fait tout notre possible, mais on n’avait pas une chance. On n’avait pas d’amis, tu comprends ? On n’avait pas d’amis comme vous. Personne ne nous a donné des fusils et des chars. Alors, ils ont tué les meilleurs, ils ont d’abord pris les chefs pour les massacrer — Crazy Horse et Sitting Bull sont morts comme ça. Ils nous ont encerclés et nous ont réduits à la famine jusqu’à ce qu’on se rende. Ils nous ont laissé les terres arides, de la merde, juste de quoi survivre, mais pas assez pour que nous restions forts. Lorsque quelques-uns ont essayé de reprendre le combat, de se conduire comme des hommes… eh bien, je t’ai déjà raconté ce qui était arrivé à mon frère. Ils l’ont abattu en traître comme une bête. Ils se sont arrangés pour faire venir la télévision, comme ça les gens ont vu ce qui arrivait à un Indien qui voulait péter plus haut que son cul. « Ce type-là est vraiment un camarade », se dit Ghosn. Ce n’était pas un agent double, et son histoire ressemblait étrangement à celle de n’importe quel Palestinien. Étonnant, non ? — Alors, pourquoi es-tu venu jusqu’ici, Marvin ? — Il fallait que je me tire avant qu’ils m’attrapent. J’en suis pas fier, mais je pouvais pas faire autrement, sinon ils se seraient démerdés pour me prendre au piège. — Russell haussa les épaules. — Je me disais qu’il fallait que j’aille quelque part, avec des gens comme moi, pour, je sais pas, apprendre d’autres choses, pour pouvoir revenir un jour, pour apprendre à mon peuple comment se battre. — Il secoua la tête. — Bordel, c’est peut-être sans espoir, mais je ne veux pas déclarer forfait, tu comprends ça, hein ? — Oui, je comprends. C’est comme ça pour mon peuple depuis bien avant ma naissance. Mais sache-le : il y a toujours de l’espoir. Tant que tu restes debout et que tu continues à te battre, il y a toujours de l’espoir. C’est pour ça qu’ils te traquent, ils ont peur de toi ! — J’espère que tu as raison. Russell laissa son regard errer par la fenêtre ouverte, la poussière lui piquait les yeux. Il était à onze mille kilomètres de chez lui. — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? — Quand tu te battais contre les Américains, comment vos guerriers trouvaient-ils leurs armes ? — On ramassait ce qu’ils abandonnaient derrière eux. — Eh bien, nous, c’est pareil, Marvin. * * * Quand Fowler se réveilla, ils avaient traversé à peu près la moitié de l’Atlantique. Bon, c’était sans doute une première, songea-t-il. Il n’avait encore jamais fait la chose en avion. Et il se demandait si un président américain avait jamais fait une chose pareille, en allant voir le pape, en plus, et avec son conseiller pour les affaires de Sécurité nationale. Il jeta un coup d’oeil par le hublot : il y avait une lumière éblouissante dans le Grand Nord — l’avion était près du Groenland —, il hésita un moment pour savoir si c’était le matin ou encore la nuit. À bord d’un avion, la question était presque métaphysique, le temps s’écoulait plus vite que sur le cadran d’une montre. Sa mission aussi était métaphysique. Il fallait s’en rappeler. Fowler connaissait l’histoire sur le bout des doigts. Mais ce qu’il accomplissait n’avait pas de précédent. C’était peut-être le début, peut-être l’aboutissement d’un processus, mais c’était en tout cas très simple : il mettait fin à une guerre. Le nom de J. Robert Fowler serait désormais associé à ce traité, c’était une initiative de son administration. Dans son discours devant les Nations-Unies, il avait invité tous les pays du monde à se rencontrer au Vatican, ses collaborateurs avaient mené les négociations. Son nom figurerait en tête des documents du traité. Ses forces armées garantiraient la paix, il avait déjà son nom inscrit dans l’histoire. Voilà l’immortalité, à laquelle tous les hommes aspirent et que fort peu connaissent. Quoi d’étonnant s’il se sentait aussi excité ? se demanda-t-il froidement. C’en était fini de la plus grande crainte que puisse éprouver un président. Il s’était posé la question dès le début, alors qu’il n’était encore qu’un modeste procureur occupé à traquer le capo de la Cosa Nostra à Cleveland : « Si tu deviens un jour président, que feras-tu s’il faut appuyer sur le bouton ? » En aurait-il été capable ? Aurait-il été capable de décider que la sécurité de sa patrie exigeait la mort de milliers — non, de millions — d’hommes ? Probablement pas. Il était trop bon bougre pour ça. Son boulot consistait à protéger son peuple, à lui montrer la voie, à le conduire sur le chemin de la prospérité. Les gens ne comprenaient pas toujours la logique de ses décisions, mais Fowler savait qu’il avait raison. Il en était certain. Il était sûr de lui et de ses motivations. Quand par hasard, malgré tout, il avait tort, son assurance pouvait même passer pour de l’arrogance — on lui avait déjà reproché. La seule chose dont il n’était pas sûr, c’était s’il aurait pu assumer une guerre nucléaire. Mais tout ça appartenait au passé, non ? Reagan et Bush avaient éliminé ce genre de risque en mettant les Soviétiques en face de leurs contradictions et en les obligeant à modifier leur stratégie. Et tout cela par des moyens purement pacifiques, car les hommes sont des êtres de raison, pas des bêtes. Il continuerait certes à y avoir des zones de tension, mais tant qu’il ferait convenablement son boulot, il devait pouvoir maîtriser la situation. Et ce voyage allait mettre un terme au dernier problème réellement dangereux qui subsistait dans le monde, un problème que personne jusqu’ici n’avait réussi à résoudre. Nixon et Kissinger avaient échoué, Carter s’était donné beaucoup de mal pour rien, les paris audacieux de Bush et de son prédécesseur n’avaient pas eu de succès, mais lui, Bob Fowler, était sur le point d’aboutir. C’était là une pensée réconfortante. Il allait non seulement réussir à entrer dans l’histoire, il allait aussi rendre beaucoup plus facile la fin de son mandat. Sa réélection était pratiquement acquise, la majorité dans quarante-cinq États, le contrôle du Congrès, et il pourrait se consacrer entièrement aux problèmes sociaux. C’est avec des réussites historiques comme celle-ci qu’on obtenait une aura internationale et que l’on devenait une idole dans son pays. C’était la forme supérieure du pouvoir, acquise de la meilleure façon qui soit, mise au service des meilleurs objectifs possibles. D’un trait de plume — enfin, de plusieurs plumes —, Fowler accédait au statut de grand homme, de très grand homme, d’homme bon parmi les puissants. Aucun individu de sa génération n’avait connu pareil moment, et cela risquait fort de ne pas se reproduire avant au moins un siècle. Personne ne pourrait jamais lui ôter ça. L’avion volait à quarante-trois mille pieds, à la vitesse de six cent trente-trois noeuds. De là où il était, le président avait une excellente visibilité. Il contemplait le monde dont il gérait si bien les affaires. Le vol était sans problème, Bob Fowler était en train de faire l’histoire. Il posa les yeux sur Elizabeth, allongée sur le dos, la main droite posée sur la tête ; le drap baissé lui laissait admirer le spectacle charmant de sa poitrine. Pendant ce temps, les autres passagers étaient coincés dans leurs sièges et essayaient de dormir. Fowler n’avait pas envie de dormir. Le président ne s’était jamais senti autant homme, un grand homme certes, mais, tout de même, un homme. Sa main glissa doucement sur les seins d’Elizabeth qui ouvrit les yeux et lui sourit, comme si elle avait lu dans ses pensées au milieu de ses rêves. * * * « C’est comme chez moi », pensa Russell. La maison était en pierres et pas en béton, le toit n’était pas en pente, mais plat, mais c’était la même poussière, le même poignant jardinet. Et l’homme aurait pu aussi bien être sioux, avec ses yeux fatigués, son dos courbé, les mains usées et ridées de ceux qui ont été vaincus. — Ça doit être ici, fit-il, comme le camion ralentissait. — Le fils de ce vieil homme s’est battu contre les Israéliens, et il a été grièvement blessé. Ce sont tous les deux des amis à nous. — Il faut prendre soin de ses amis, approuva Marvin. Le camion s’arrêta, et Russell sauta de la cabine pour laisser Ghosn sortir. — Viens, je vais te présenter. Tout cela parut bien guindé à l’Américain. Il ne comprenait pas un mot, naturellement, mais ce n’était pas nécessaire. Ça faisait plaisir de voir avec quel respect son ami Ghosn s’adressait au vieillard. Après quelques explications, le paysan regarda Russell et inclina la tête, ce qui le mit mal à l’aise. Marvin lui prit doucement la main et la serra à la manière de son peuple en murmurant quelques mots que Ghosn se chargea de traduire. Puis le paysan les conduisit au jardin. — Bon Dieu ! fit Russell. — Une bombe américaine de deux mille livres, on dirait une Mark 84, observa Ghosn, avant de se rendre compte qu’il se trompait… Il y avait quelque chose dans la pointe… bien sûr, l’ogive était écrasée et tordue… mais à ce point… Il remercia le paysan et lui fît signe de se mettre à l’abri près du camion. — Il faut d’abord la déterrer, en faisant vachement attention, vachement. — Je peux m’en charger, dit Russell. Il retourna au camion et choisit une pelle pliante, un modèle de l’armée. — J’ai des hommes… L’Américain arrêta Ghosn. — Laisse-moi faire, je vais faire attention. — N’y touche pas, sers-toi de la pelle pour creuser une rigole tout autour, mais sers-toi uniquement de tes mains pour enlever la terre dessus. Marvin, je te préviens, c’est très dangereux. — Tu ferais mieux de t’écarter un peu, ajouta Russell en se retournant avec un large sourire. Il se devait de montrer à ce type qu’il était courageux. Tuer ce flic avait été facile, il n’y avait pas de vrai risque. Là, c’était différent. — Et tu voudrais que je laisse un camarade courir seul un danger ? répondit Ghosn pour le principe. Il savait bien que c’était la seule chose intelligente à faire, ce qu’il aurait fait si c’étaient ses hommes qui avaient fait le boulot, car ses talents étaient trop rares pour être exposés inutilement. Mais il ne voulait pas montrer à l’Américain ce qu’il aurait pu prendre pour de la faiblesse. En plus, cela lui permettait de voir si cet homme était aussi courageux qu’on pouvait le croire. Ghosn ne fut pas déçu. Russell se déshabilla jusqu’à la ceinture et se mit à genoux pour creuser tout autour de la bombe. Il faisait même attention à ne pas abîmer le jardin, une chose à laquelle les hommes de Ghosn n’auraient certainement pas pensé. Il lui fallut une heure pour creuser une étroite tranchée, et il répartit la terre qu’il avait enlevée en quatre tas soigneusement tassés. Ghosn était sûr maintenant qu’il y avait quelque chose d’anormal. Ce n’était pas une Mark 84, l’objet avait à peu près la même taille, mais ce n’était pas la même forme, et l’enveloppe était… n’était pas exactement comme elle aurait dû être. La Mark 84 possédait une enveloppe épaisse en acier, si bien que, lorsque l’explosif se mettait à feu, l’enveloppe se transformait en une myriade de fragments coupants comme des lames de rasoir, le meilleur moyen qu’on eût trouvé pour réduire des hommes en bouillie. Sur celle-là, l’enveloppe était nettement brisée en deux endroits, et on voyait bien qu’elle était moins épaisse. Alors, qu’est-ce que ça pouvait bien être que ce foutu truc ? Russell s’approcha davantage et se servit de ses mains pour enlever la terre sur la bombe elle-même. L’Américain était concentré sur ce qu’il faisait, il transpirait abondamment, mais il ne s’arrêta pas une seule fois. Les muscles de ses bras se gonflaient de façon monstrueuse, ce qui impressionna beaucoup Ghosn. De ce type émanait une impression de puissance physique comme on en voit rarement. Même les paras israéliens n’étaient pas aussi baraqués. Il venait de sortir des tonnes de terre, et pourtant, il semblait à peine fatigué, il continuait à travailler comme une horloge. — Arrête-toi une minute, fît Ghosn. Il faut que j’aille chercher mes outils. — OK, répondit Russell. Il s’assit sur ses talons et resta là. Ghosn revint avec un sac à dos et une gourde, qu’il tendit à l’Américain. — Merci. Il fait chaud dans le coin. — Russell but un demi-litre d’eau. — Alors, maintenant ? Ghosn sortit un pinceau de son sac et commença à épousseter ce qui restait de terre sur la bombe. — Tu devrais te pousser, fît-il. — Ça va, Ibrahim. Si ça ne t’ennuie pas, je préfère continuer. — Les choses dangereuses vont commencer. — Tu es bien resté à côté de moi, insista Russell. — Comme tu voudras. Je cherche le détonateur. — Il n’est pas devant ? Russell lui montra le nez de la bombe. — Non. D’habitude, il y en a un devant — on dirait qu’il n’y en a pas, y a juste une vis —, un au milieu et un dernier à l’arrière. — Et comment se fait-il qu’il n’y ait pas d’ailettes ? demanda Russell. Je croyais que les bombes avaient un empennage, tu sais, comme les flèches ? — Les ailettes ont sans doute été arrachées quand elle s’est écrasée au sol. C’est souvent comme ça qu’on repère les bombes, les ailettes restent à la surface. — Tu veux que je nettoie un peu l’arrière ? — Fais très, très attention, Marvin, s’il te plaît. — OK, mec. Russell passa derrière son copain et se remit à enlever la terre. Il remarqua que Ghosn restait d’un calme impressionnant. Marvin n’avait jamais autant eu la trouille de sa vie, ce merdier d’explosifs, mais il ne pouvait surtout pas se permettre de le montrer à ce type. Ibrahim était peut-être un petit mec avec un cou facile à briser, mais il en avait une sacrée paire pour jouer comme ça avec une bombe. Il remarqua aussi que Ghosn enlevait doucement la terre comme s’il caressait les seins d’une fille, et il fit attention d’en faire autant. Dix minutes plus tard, l’arrière était entièrement dégagé. — Ibrahim ? — Oui, Marvin ? répondit Ghosn sans lever les yeux. — Y a rien là non plus. Y a juste un trou. Ghosn leva son pinceau et se retourna pour regarder. C’était bizarre, mais il avait d’autres chats à fouetter. — Merci, tu peux t’arrêter là, je n’ai rien trouvé non plus. Russell s’écarta, alla s’asseoir sur un tas de terre et vida le reste du bidon. Après avoir réfléchi, il retourna au camion. Les trois hommes et le fermier étaient plantés là, le fermier devant, les autres prudemment planqués derrière les murs de la maison. Russell tendit le bidon vide à l’un d’eux, qui lui en donna un plein en échange. Du pouce, il leur fit signe que tout allait bien, et revint près de la bombe. — Recule-toi une minute et viens boire un coup, dit Marvin. — Excellente idée. Ghosn posa son pinceau près de l’engin. — T’as trouvé quelque chose ? — Une prise électrique, c’est tout. En dévissant le bouchon de la gourde, Ghosn se dit que c’était bien étrange. Il n’y avait aucune inscription, juste une étiquette argent et rouge près du nez. On utilise des codes couleur classiques sur les bombes, mais il n’avait encore jamais vu celui-là. Alors, c’était quoi ? Peut-être une bombe à carburant ou un conteneur pour munitions indépendantes ? Ou un truc vieillot et dépassé ? La bombe était tombée en 1973, après tout. C’était peut-être une arme qui avait été retirée depuis longtemps du service. Tout ça n’était pas très encourageant. Si c’était une bombe qu’il n’avait encore jamais vue, elle pouvait très bien être équipée d’un détonateur qu’il ne connaissait pas. Son manuel était écrit en arabe, mais il était d’origine russe. Ghosn le connaissait pratiquement par coeur, mais il n’y avait rien dedans qui lui rappelât cet engin. C’était plutôt angoissant. Il but longuement puis s’aspergea le visage. — Détends-toi, lui conseilla Russell, remarquant soudain combien il paraissait tendu. — Ce boulot n’est jamais facile, et c’est toujours un truc à vous foutre la pétoche. — Tu m’as l’air de garder ton calme, Ibrahim. Et c’était vrai. Quand il passait le pinceau sur la bombe, on aurait dit un médecin en train de faire une intervention délicate, certes, mais la faisant tout de même. « Cet enfoiré a des couilles », se répéta Marvin. Ghosn se retourna pour lui faire un grand sourire. — Non, c’est un gros mensonge. J’ai une peur bleue, je déteste faire ce genre de chose. — T’en as une sacrée paire, tu sais, et elles sont pas en toc. — Merci bien. Il faut que je regarde encore. Ecoute, tu devrais vraiment te pousser. Russell cracha par terre. — Va te faire foutre. — Ça serait difficile, sourit Ibrahim. S’il te plaît, Marvin, ne me fais pas rigoler quand je travaille. « J’aime bien ce type, se dit-il. Nous, on sait pas se marrer. J’aime trop cet Américain. » Il dut attendre quelques minutes pour retrouver son calme et reprendre son travail. Au bout d’une autre heure passée à tout nettoyer au pinceau, il n’avait toujours rien trouvé. Il y avait des ouvertures dans l’enveloppe, même une espèce d’écoutille… il n’avait jamais vu ça. Mais rien qui ressembla à un logement de détonateur. S’il y en avait un, il devait être à l’intérieur. Russell enleva encore un peu de terre pour que Ghosn puisse continuer à chercher, mais rien. Il décida d’examiner l’arrière de plus près. — Passe-moi la lampe-torche, dans mon sac… — Voilà, fit Russell en la lui donnant. Ghosn se coucha par terre et se contorsionna pour essayer de voir dans l’orifice. C’était sombre, bien sûr, il alluma sa lampe… Il aperçut le câblage, et quelque chose d’autre, un truc métallique, un treillis plus exactement. Il estima qu’il arrivait à voir jusqu’à quatre-vingts centimètres à l’intérieur… et si c’était une bombe réelle, il n’y aurait pas eu autant de vide. « Voyons, voyons… » Ghosn rendit la lampe à l’Américain. — On a perdu cinq heures pour rien, fit-il simplement. — Quoi ? — Je ne sais pas ce que c’est que ce truc, mais ce n’est pas une bombe. Il s’assit et ses mains furent prises d’un tremblement nerveux, mais cela ne dura pas. — Alors, c’est quoi ? — Sans doute une espèce de capteur électronique, ou un dispositif d’alerte. Peut-être un conteneur photographique, l’objectif doit être en dessous. Mais peu importe, ce n’est pas une bombe. — Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ? — On le déterre et on l’emmène avec nous. Ça peut être intéressant. On pourrait peut-être le vendre aux Russes ou aux Syriens. — Comme ça, le vieux s’est fait du mouron pour des prunes ? — Exact. Ghosn se releva et les deux hommes retournèrent au camion. — Plus de problème, dit-il au paysan. Ce n’était pas la peine de lui embrouiller davantage les idées. Le fermier baisa les mains terreuses de Ghosn, puis celles de l’Américain, et Russell se sentit une fois de plus horriblement gêné. Le chauffeur fit avancer son camion, puis recula dans le jardin, en essayant d’abîmer le moins possible les légumes. Russell regarda deux hommes qui remplissaient une demi-douzaine de sacs de sable avant de les poser sur la plate-forme. Ils passèrent ensuite un filet autour de la bombe et commencèrent à la soulever au treuil. La bombe — ou l’engin — était plus lourde que prévu, et Russell attrapa la manivelle, démontrant une fois de plus sa force. Il réussit à la hisser tout seul. Les Arabes firent pivoter sa flèche vers l’avant puis la déposèrent dans son nid de sacs de sable. Quelques cordes pour amarrer le tout, et ce fut terminé. Le fermier ne voulait pas les laisser partir. Il sortit du thé et du pain, insistant pour leur offrir à manger avant qu’ils repartent, et Ghosn accepta son hospitalité avec ce qui convenait de modestie. Quatre agneaux complétèrent le chargement du camion. — T’as fait du bon boulot, dit Marvin au moment où ils partaient. — Possible, répondit Ghosn, l’air fatigué. Le stress est encore plus fatigant que le travail, mais l’Américain semblait supporter aussi facilement l’un et l’autre. Deux heures après, ils étaient de retour dans la vallée de la Bekaa. La bombe — Ghosn ne savait pas comment l’appeler autrement — fut débarquée sans façon devant son atelier et les cinq hommes se préparèrent à déguster les agneaux. À la grande surprise de Ghosn, l’Américain n’avait jamais mangé d’agneau de sa vie, et c’est ainsi qu’il fut initié dans les formes aux subtilités de la cuisine arabe traditionnelle. * * * — On a quelque chose d’intéressant, Bill, déclara Murray, en arrivant dans le bureau du directeur. — C’est quoi, Danny ? Shaw leva les yeux de son agenda. — Un flic a été tué près d’Athènes, et il semble que c’est un Américain qui ait fait le coup. Murray raconta à Shaw les détails techniques. — Il lui a brisé le cou à mains nues ? demanda Bill. — Parfaitement. Le flic était un peu malingre, reprit Murray, mais… Al Denton pense que ça pourrait bien être Marvin Russell. Il fait des recherches sur son ordinateur. On n’a pas retrouvé d’empreintes ou d’indices. La voiture était au nom d’un autre type qui a disparu, et qui n’a probablement jamais existé sous ce nom. Son chauffeur est inconnu. Mais peu importe, la photo qu’on a récupérée dans l’appareil du flic colle assez bien avec le portrait de Russell, râblé et costaud, une mâchoire et une couleur qui le font ressembler à un Indien. Il était habillé à l’américaine, sa valise était également caractéristique. — Tu penses donc qu’il a fiai le pays après la mort de son frère… en douce, reprit Shaw. C’était le plus intelligent des deux, non ? — Il est assez futé pour s’être associé avec un Arabe. — Tu crois ? — Shaw examinait le problème sous tous les angles. — Ça pourrait être un Grec, ou un quelconque Méditerranéen. La peau est un peu trop claire pour un Arabe, mais il a un visage tout à fait commun, et vous dites qu’il n’est pas fiché. Tu as eu d’autres tuyaux, Dan ? — Ouais, convint Murray. J’ai vérifié nos fichiers. Il y a quelques années, Marvin a fait un petit voyage à l’Est et il est en relation avec le FPLP. Athènes est l’endroit idéal pour renouer des contacts en terrain neutre. — C’est aussi un bon endroit pour un trafic de drogue, ajouta Shaw. Qu’est-ce qu’on a d’autre sur le compte de ce Marvin ? — Pas grand-chose. Notre meilleur indic a replongé en taule — il s’est bagarré avec deux flics de la réserve et il est reparti faire un petit tour au trou. Shaw grommela. Le problème avec les indics, c’est que c’étaient en général des criminels qui commettaient des actes illégaux et finissaient donc par se retrouver en taule. Ç’avait le mérite de prouver leur bonne foi, mais les rendait provisoirement inutilisables. C’était la règle du jeu. — OK, fit le directeur du FBI. Qu’est-ce que tu veux faire ? — Avec un peu de persuasion, on peut sortir notre type de là pour bonne conduite et l’infiltrer dans la Société des Guerriers. Si c’est une affaire de terrorisme ou de drogue, on ferait mieux de coffrer les meneurs vite fait. Interpol reste sec sur le conducteur, ils n’ont aucune photo qui lui ressemble dans leurs fichiers terrorisme et drogue. Les Grecs ne sont pas plus avancés. Tout ce qu’il savent, c’est que leur sergent est mort et qu’ils ont deux photos sur lesquelles ils sont incapables de mettre un nom. Ils nous ont envoyé la photo, parce qu’ils pensaient que ça pouvait être un Américain. — Les hôtels ? demanda le directeur, qui retrouvait ses réflexes d’enquêteur. — Il ont à peu près repéré l’endroit, enfin, il y en a deux possibles côte à côte. Dix porteurs de passeport américain ont quitté les lieux ce jour-là, mais ce sont de petits hôtels avec beaucoup d’allées et venues, et ça n’a mené à rien. La direction des hôtels ne se souvient de rien, c’est toujours comme ça là-bas. Sait-on seulement si notre ami s’est arrêté là ? Les Grecs voudraient qu’on surveille tous ceux dont ils ont relevé les noms sur le registre, conclut Murray. Bill Shaw lui rendit la photo. — Ça a le mérite d’être simple, fais-le. — C’est déjà parti. — OK, fais savoir au procureur que notre indic a payé sa dette envers la société, il est temps de coffrer les chefs de ces « guerriers ». Shaw avait gagné ses galons dans la lutte antiterroriste, et c’était le genre de criminels qu’il détestait par-dessus tout. — Ouais, je vais jouer la carte du réseau de drogue. On devrait pouvoir l’extraire de sa cellule dans deux semaines environ. — Ça me semble convenable, Dan. — Quand le président part-il à Rome ? demanda Murray. — Incessamment. Sacré truc, pas vrai ? — Touche du bois. Kenny ferait mieux de se trouver un autre boulot, la paix va éclater. Shaw sourit. — Qui l’eût cru ? On peut toujours lui filer une plaque et un flingue pour qu’il puisse gagner honnêtement sa vie. * * * La sécurité du président était assurée par une escorte de quatre chasseurs Tomcat de la Marine qui suivaient le VC-25A à cinq nautiques, tandis qu’un avion radar veillait à ce que personne ne s’approche d’Air Force One. Le trafic commercial normal était maintenu à distance, et les environs du terrain militaire sur lequel il devait atterrir avaient été passés au peigne fin. La limousine blindée du président attendait déjà sur la piste où un C-141B de l’armée de l’Air l’avait déchargée quelques heures plus tôt. Il y avait suffisamment de soldats et de policiers italiens pour décourager un régiment de terroristes. Le président Fowler sortit de sa salle de bains rasé de frais et rose à souhait, la cravate impeccable, et souriant comme Pete et Daga ne l’avaient encore jamais vu faire. « Il y est arrivé », se dit Connor. L’agent n’était pas aussi bégueule que d’Agustino. Le président était un homme et, comme la plupart des présidents, un homme solitaire — doublement solitaire puisqu’il avait perdu sa femme. Elliot était peut-être une petite peste, mais elle était indéniablement jolie, et si c’était là ce qu’il lui fallait pour lui faire oublier les contraintes et le stress de sa fonction, pourquoi pas ? Il fallait que le président trouve le moyen de se détendre, sans quoi il se ferait bouffer par son boulot, qui en avait bouffé tant d’autres — et ce n’était pas bon pour le pays. Tant que Faucon n’enfreignait pas la loi, Connor et d’Agustino avaient le devoir de le protéger jusque dans sa vie privée et ses menus plaisirs. Pete comprenait. E.E avait quitté les appartements un peu plus tôt, et elle était particulièrement bien habillée. Un peu avant l’atterrissage, elle rejoignit le président à la salle à manger pour partager son petit déjeuner. Elle était vraiment très séduisante, surtout ce matin-là. D’Agustino se dit qu’après tout, elle baisait peut-être bien. En tout cas, le président et elle étaient certainement ceux qui s’étaient le mieux reposés pendant le vol. Les journalistes — les services secrets éprouvaient un dégoût viscéral pour ces gens-là — avaient passé leur nuit à se tortiller dans leurs sièges, et ils avaient l’air éreintés même s’ils essayaient de donner le change. La plus épuisée était celle qui écrivait les discours du président, et qui avait passé sa nuit à écrire, ne s’interrompant que pour boire un café. Elle remit son texte à Arnie Van Damm trente minutes seulement avant l’atterrissage. Fowler le parcourut en prenant son petit déjeuner, et fut satisfait. — Callie, c’est merveilleux ! Le président félicita sa collaboratrice épuisée, qui maniait la langue avec une élégance de poète. Il surprit son monde en l’embrassant si chaleureusement — elle était encore du bon côté de la trentaine — que Callie Weston en eut les larmes aux yeux. — Allez vous reposer, et profitez bien de Rome. — Avec grand plaisir, monsieur le président. L’avion s’arrêta exactement à l’endroit prévu, et on amena immédiatement l’échelle de coupée. On déroula un tapis rouge qui allait jusqu’à un autre tapis rouge lequel menait à son tour à l’estrade. Le président et le premier ministre italien prirent place à l’endroit voulu, en compagnie de l’ambassadeur des États-Unis et des quelques membres du protocole qui avaient dû mettre la cérémonie au point en catastrophe pendant le vol. Un sergent de l’armée de l’Air ouvrit la porte, les agents des services secrets vérifièrent soigneusement que tout était normal, et se donnèrent le mot avec leurs collègues qui les avaient précédés sur place. Quand le président apparut, la musique de l’armée de l’Air italienne commença à jouer un air qui ne ressemblait guère à ce qu’on joue aux États-Unis en pareille circonstance. Le président descendit seul l’échelle qui menait de la réalité à l’immortalité. Les journalistes notèrent qu’il semblait très détendu, et lui envièrent les appartements confortables qui lui avaient permis de passer une nuit tranquille dans une solitude royale. Le sommeil était le seul remède connu contre le décalage horaire, et il était clair que le président avait passé un vol très reposant. Son complet de chez Brook Brothers était repassé de frais — l’armée de l’Air avait ce genre d’attentions —, ses chaussures brillaient de mille feux, et sa garde-robe était la perfection même. Fowler se dirigea vers l’ambassadeur des États-Unis et sa femme, qui le présentèrent au président italien. La musique entonna l’hymne national américain, puis on passa la traditionnelle revue des troupes avant de prononcer une brève allocution qui n’était que le hors-d’oeuvre de ce qui allait suivre. Il fallut au total vingt minutes à Fowler pour arriver à sa voiture où il prit place avec l’ambassadeur, Elliot et ses gardes du corps. — C’est la première fois que je trouve ça amusant, fit Fowler pour résumer ses impressions après la cérémonie. Tout le monde convint que les Italiens avaient très élégamment organisé tout ça. — Elizabeth, j’aimerais que vous ne vous éloigniez pas trop. Il reste encore quelques points de l’accord que j’aimerais revoir avec vous. Il faut aussi que je voie Brent. Comment va-t-il ? demanda Fowler à l’ambassadeur. — Fatigué, mais fou de joie, lui répondit l’ambassadeur Coates. La dernière séance a duré plus de vingt heures. — Que dit la presse locale ? demanda E.E. — C’est l’enthousiasme général, un grand jour pour le monde entier. « Et je suis là pour voir ça ! songea Jed Coates. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de voir l’histoire en train de se faire. » * * * — Alors, c’était bien ? Le Commandement militaire national — le NMCC — a son siège dans le couloir D du Pentagone, près de la porte de la Rivière. Comme tous les bâtiments du gouvernement, il ressemble à un décor d’Hollywood : en gros les dimensions d’un terrain de basket, sur deux étages. Le NMCC est essentiellement le central téléphonique militaire des États-Unis. Ce n’est pas le seul — le plus proche se trouve à Fort Ritchie, dans les collines du Maryland —, car il est vraiment trop facile à détruire, mais c’est certainement le plus facile d’accès. Il reçoit régulièrement la visite des VIP qui veulent admirer les endroits les plus intéressants du Pentagone, au grand déplaisir de ceux qui y travaillent. Juste à côté du NMCC, dans une petite pièce, se trouve une batterie d’IBM PC/AT qui constituent le Téléphone rouge, la ligne directe entre les présidents américain et soviétique. Le NMCC n’est pas le seul noeud de ce réseau, mais c’est certainement le plus important. Il faudrait bien maintenir une liaison directe entre les deux pays, même en cas de guerre nucléaire ; ce pourrait être une garantie pour la région en cas de conflit. Le capitaine de vaisseau Rosselli avait une tout autre opinion : tout juste une connerie de théoriciens. Le périphérique de Washington, c’était encore un exemple de ce que tout le monde acceptait comme parole d’Évangile, alors que ça n’avait strictement aucun sens. Pour « Rosey » Rosselli, Washington était à quatre cents kilomètres au bas mot du monde réel, et il se demandait même si les lois élémentaires de la physique s’appliquaient à l’intérieur du périphérique. Cela dit, il avait renoncé depuis longtemps à essayer de faire preuve d’esprit logique. « Interarmes », grommela intérieurement Rosey. Dans ses derniers efforts pour tenter de réformer l’armée, ce dont il était bien incapable pour son propre compte, le Congrès avait décidé que tous les officiers qui prétendaient aux étoiles — c’est-à-dire tout le monde — devaient passer un certain temps avec leurs pairs des autres armes. On n’avait jamais réussi à expliquer à Rosselli comment le fait de côtoyer un artilleur ferait de lui un meilleur commandant de sous-marin, mais personne ne s’en souciait vraiment. Il était admis, comme un article de foi, que la fertilisation croisée servait à quelque chose ; c’est comme cela que les officiers les plus brillants étaient arrachés à leur spécialité pour aller s’occuper de choses dont ils ne comprenaient pas le premier mot. Non seulement, on ne leur expliquait pas leur nouveau métier, mais ils en apprenaient juste assez pour devenir dangereux, au prix de nombreux gaspillages. Voilà ce qu’était une réforme de l’institution militaire pour le Congrès. — Du café, commandant ? lui demanda un caporal de l’armée de Terre. — Je préférerais un déca, répondit Rosey. Si mon humeur ne s’améliore pas, je vais finir par cogner quelqu’un. Une affectation ici était bonne pour la carrière. Rosselli le savait très bien, de même qu’il savait qu’il était ici au moins en partie par sa faute. Tout au long de sa carrière, il s’était spécialisé en sous-marins, avec une dose de renseignement pour couronner le tout. Il avait déjà eu une affectation au siège des services de renseignement de la Marine à Suitland, dans le Maryland, près de la base aérienne d’Andrews. Au moins, il était mieux ici — il avait un logement de fonction à la base de Bolling, et, pour aller au Pentagone, il n’avait qu’affranchir la I-295/395 jusqu’à sa place de parking réservée, autre faveur qui résultait de son affectation au NMCC, une chose qui valait qu’on se décarcasse pour elle. À une certaine époque, ce boulot avait été passionnant. Il se souvenait du jour où les Soviétiques avaient descendu le 747 des Korean Airlines et de quelques autres incidents. Ça avait dû être pas mal non plus pendant la guerre du Golfe. Mais maintenant ? Maintenant, comme il pouvait le constater sur l’écran du téléviseur installé dans son bureau, le président était sur le point de désamorcer la plus grosse bombe de la planète. Bientôt, le boulot de Rosselli consisterait à recevoir des appels à propos de collisions maritimes, d’accidents d’avions, ou d’un quelconque connard de biffîn qui aurait réussi à se faire écraser par son char. Tout ça était évidemment très important, mais il n’y avait pas de quoi provoquer l’enthousiasme. Voilà où il en était. Il en avait terminé avec la paperasse. Jim Rosselli se débrouillait assez bien dans ce domaine — dans la Marine, il avait appris comment faire pour se débarrasser des papiers le plus rapidement possible — et ici, il avait en plus tous les adjoints nécessaires pour le faire à sa place. Il ne lui restait donc plus qu’à attendre que quelque chose se passe. Seul problème, Rosselli était un homme d’action, pas un type qui attend que ça se passe. Mais qui pouvait bien rêver de désastre ? — Encore un jour où il ne va pas se passer grand-chose. C’était l’adjoint de Rosselli, un pilote de F-15, le lieutenant-colonel Richard Barnes. — Je crois que tu es dans le vrai, Rocky. Exactement ce que je souhaitais entendre. Rosselli regarda sa montre. Les quarts duraient douze heures, plus que cinq heures à tirer. — Putain, le monde va devenir sacrément calme. — Ça, c’est bien vrai. — Barnes regarda son écran. — Parfait, j’ai mes deux Mig au-dessus du golfe Persique. Au moins, on n’aura pas perdu totalement la journée. Rosselli se leva pour aller se dégourdir les jambes. Les officiers de quart croyaient que c’était pour les surveiller. Un haut fonctionnaire civil continua ostensiblement à faire les mots croisés du Post. C’était l’heure de sa pause déjeuner, et il aimait mieux manger sur place que se rendre à la cafétéria aux trois quarts vide. Ici au moins, il pouvait regarder la télé. Rosselli continua sa promenade en allant faire un tour à gauche dans le local du Téléphone rouge, et là, pour une fois, il eut de la chance. Une sonnerie annonçait qu’un message allait tomber. Les messages bruts ressemblaient à un immonde charabia, mais la machine de déchiffrement transforma celui-ci en un texte russe en clair qu’un marine traduisit aussitôt : «Ainsi, vous croyez savoir ce qu’est la frayeur ? Ouais, vous croyez savoir, mais je n ‘en suis pas sûr. Lorsque vous êtes dans votre abri et que les bombes tombent tout autour, Lorsque les maisons flambent comme des torches, Je conviens que vous connaissez l’horreur et la peur Car ce sont des moments terribles, tant qu’ils durent. Mais la fin de l’alerte retentit – tout est clair. Vous respirez un grand coup, l’angoisse s’en va. Mais la frayeur, la vraie, descend plus profond dans votre poitrine Me comprenez-vous ? Voilà ce que c’est, rien de plus. » — Ilya Selvinskiy, fit le lieutenant de marines. — Hmmm ? — Ilya Selvinskiy, poète russe qui a écrit quelques oeuvres célèbres pendant la Deuxième Guerre mondiale. Je connaissais celle-là, Sprazkh, ce qui veut dire : « Frayeur ». Très beau poème. — Le lieutenant sourit. — Mon correspondant est très cultivé, alors… MESSAGE REÇU. LA SUITE DU POÈME EST ENCORE MEILLEURE, ALEXIS, tapa le lieutenant. ATTENDEZ LA RÉPONSE. — Et qu’est-ce que vous allez renvoyer en échange ? lui demanda Rosselli. — Aujourd’hui… attendez, peut-être un petit poème d’Emily Dickinson. C’était quelqu’un de complètement morbide, elle ne parlait que de mort et de choses du même genre. Non, je sais, Edgar Allan Poe. Ils l’apprécient beaucoup, là-bas. Hmmm… je choisis lequel ? Le lieutenant ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit un volume. — Vous ne préparez pas votre réponse à l’avance ? lui demanda Rosselli. Le marine fit un grand sourire à son supérieur. — Non, commandant, c’est plus amusant. Avant, on faisait comme ça, mais on a décidé de changer il y a deux ans, quand l’atmosphère a commencé à se détendre. Maintenant, c’est un jeu. Il choisit un poème, et je dois lui répondre en trouvant un passage du même genre chez un poète américain. Ça aide à passer le temps, commandant. Et ça nous permet d’améliorer notre connaissance de la langue. Vous savez, ce n’est pas facile de traduire de la poésie, c’est un bon exercice. Les Soviétiques passaient leurs messages en russe, les Américains en anglais, et il leur fallait de bons interprètes à chaque bout. — Y a beaucoup de trafic opérationnel sur la liaison ? — Commandant, je n’ai jamais vu passer autre chose que des messages de test. Bien sûr, quand le secrétaire d’État est en voyage, on échange des informations météo. On a même discuté hockey quand leur équipe nationale est venue jouer contre la nôtre, en août, mais, en général, ce n’est pas très marrant, et c’est pour cela que nous nous envoyons des poèmes. Sans ça, on deviendrait marteau. C’est dommage qu’on ne puisse pas bavarder comme sur la CB, mais le règlement est le règlement. — Je m’en doute. Il ont dit quelque chose à propos de ce traité à Rome ? — Pas un seul mot, commandant. On ne parle pas de ça. — Je comprends. * * * La première journée devait être consacrée au repos et aux cérémonies. Les articles du traité n’avaient pas encore donné lieu à la moindre fuite, et les agences de presse, sachant que quelque chose d’historique s’était passé, essayaient désespérément de savoir de quoi il s’agissait exactement. En pure perte. Les chefs d’État d’Israël, d’Arabie Saoudite, de Suisse, d’Union soviétique, des États-Unis d’Amérique, et de leur hôte, l’Italie, s’étaient réunis autour d’une table monumentale du XVe siècle. Ils étaient accompagnés par leurs ministres des Affaires étrangères ainsi que par des représentants du Vatican et de l’Église grecque orthodoxe. Par courtoisie à l’égard des Saoudiens, on ne buvait que de l’eau ou du jus d’orange, et c’était le seul élément désagréable de la soirée. Le président soviétique, Andrei Ilitch, était particulièrement enthousiaste. La participation de son pays à cet accord était de la plus haute importance, l’implication de l’Église orthodoxe russe dans la Commission des monastères chrétiens revêtait une signification politique non négligeable à Moscou. Le dîner dura trois heures, puis les invités partirent sous l’oeil des caméras parquées de l’autre côté de l’avenue. Une fois encore, les journalistes furent frappés par la cordialité ambiante. Fowler et Narmonov, exubérants, allèrent ensemble à l’hôtel du premier nommé. C’était seulement la seconde fois qu’ils avaient l’occasion de s’entretenir d’affaires d’intérêt mutuel. — Vous êtes un peu en retard pour la destruction de vos missiles, lui fit remarquer Fowler, après les plaisanteries d’usage. Pour atténuer le coup, il lui offrit un verre de vin. — Merci, monsieur le président. Comme nous l’avons indiqué à vos représentants la semaine dernière, nos installations de destruction se sont révélées insuffisantes. Nous n’arrivons pas à démanteler ces fichus engins assez vite, et nos députés écologistes contestent nos méthodes de destruction du propergol. Fowler eut un sourire compréhensif. — J’ai le même problème, monsieur le président. Le mouvement écologiste avait commencé à se développer en Union soviétique au printemps précédent, et le Parlement avait voté un ensemble de lois copiées, en plus rigoureux, sur ce qui existait aux États-Unis. L’amusant, c’était que le gouvernement soviétique se décide subitement à respecter les lois, mais Fowler ne pouvait tout de même pas le faire remarquer à son interlocuteur. Le désastre écologique infligé à ce pays par soixante-dix ans de marxisme était tel qu’il faudrait au moins une génération et des lois draconiennes pour tenter de le réparer. — Pensez-vous que cela modifiera la date butoir d’application du traité ? — Vous avez ma parole, Robert, répondit solennellement Narmonov. Les missiles seront détruits d’ici au 1er mars, même si je dois le faire de mes mains. — Cela me suffit, Andrei. Le traité de réduction des armements était un héritage de la présidence précédente ; il prévoyait que, d’ici au printemps prochain, le nombre de missiles intercontinentaux serait réduit de moitié. Du côté américain, tous les missiles Minuteman II devaient aller à la casse, et les États-Unis respectaient leur planning. Comme cela avait été le cas pour le traité sur les forces nucléaires intermédiaires, les missiles surnuméraires devaient être démontés jusqu’au niveau des étages, que l’on détruisait ensuite par tous les moyens possibles devant témoins. Les journalistes avaient couvert les premières opérations de destruction, avant de se lasser. Les silos, également placés sous contrôle, étaient vidés de leur électronique, et, dans le cas des installations américaines, quinze d’entre eux avaient déjà fait l’objet de ventes aux enchères. À quatre reprises, ils avaient été rachetés par des fermiers qui les avaient transformés en vrais silos à grain. Une société japonaise qui possédait des terres dans le Dakota du Nord avait même acheté un bunker de commandement et l’avait transformé en cave à vin pour le pavillon de chasse que ses dirigeants utilisaient en automne. Les inspecteurs américains avaient rendu compte que les Russes faisaient de leur mieux, mais que l’atelier de démantèlement avait été mal conçu. Résultat, les Russes avaient un retard de trente pour cent sur leur planning. Une bonne centaine de missiles étaient stockés sur leurs remorques à l’extérieur, et les silos qui les contenaient avaient déjà été détruits à l’explosif. Bien que les Soviétiques eussent démonté et détruit devant des inspecteurs américains les équipements de guidage, certains rapports des services de renseignement soutenaient que c’était de la frime. D’aucuns disaient que les rampes sur remorques pouvaient mettre les missiles en batterie et les lancer. Les services de renseignement américains avaient depuis trop longtemps l’habitude de se méfier des Soviétiques pour changer d’attitude du jour au lendemain, mais Fowler se disait que c’était tout aussi vrai dans l’autre sens. — Ce traité constitue un événement majeur, Robert, dit Narmonov après avoir goûté son verre de vin. Le mérite en revient à vous-même et à vos collaborateurs. — Votre aide nous a été précieuse, Andrei, répondit aimablement Fowler. C’était un mensonge, mais les deux hommes étaient assez fins politiques pour le savoir. En fait, ce n’était pas un mensonge, mais ni l’un ni l’autre ne le savait. — Ça nous fait toujours un souci de moins. Quand on pense à quel point nous avons été aveugles ! — C’est vrai, cher ami, mais tout cela est du passé. Comment votre peuple réagit-il devant ce qui se passe en Allemagne ? — L’armée n’est pas très contente, comme vous pouvez l’imaginer. — La mienne non plus. — Fowler l’interrompit gentiment. — Les soldats sont comme les chiens. Utiles, certes, mais ils doivent savoir qui est leur maître. Comme les chiens, il leur arrive de l’oublier, et il faut leur rafraîchir la mémoire de temps en temps. Narmonov hochait lentement la tête pendant qu’on lui traduisait la dernière phrase. Cet homme était d’une impudence incroyable, et le président soviétique se souvint que ses services de renseignement le lui avaient déjà dit. En plus, il lui donnait des leçons. Bien sûr, l’Américain bénéficiait d’un système politique solide, et cela lui permettait d’être sûr de lui, alors que lui, Narmonov, devait se battre chaque jour avec un système dont les premières fondations n’étaient pas encore gravées dans la pierre. Ni même dans le bois, songea tristement le Russe. Quel luxe de pouvoir considérer les soldats comme de simples chiens qu’il suffit de dresser. Mais savait-il que les chiens ont aussi des dents ? Ces Américains étaient décidément bien étranges. Durant tout le règne du communisme en Union soviétique, ils avaient craint l’influence politique de l’Armée rouge, alors qu’elle avait perdu tout pouvoir depuis que Staline avait éliminé Toukhatchevski. Maintenant, ils continuaient à raconter ce genre d’histoires, alors que la disparition de la main de fer du marxisme-léninisme permettait aux soldats de penser d’une manière qui leur aurait valu le peloton d’exécution quelques années plus tôt. — Dites-moi, Robert, l’idée du traité, qui l’a eue le premier ? demanda Narmonov. Il connaissait la réponse et voulait simplement voir si Fowler savait mentir. — L’origine de ce genre d’initiative revient à beaucoup de gens, vous savez, répondit le président. Mais c’est sans doute Charles Alden qui lui a donné une impulsion décisive, le pauvre vieux. Lorsque les Israéliens ont connu ce terrible incident, il a immédiatement lancé l’opération et, eh bien, ça a marché. Le Russe hocha de nouveau la tête, et garda la réponse en mémoire. Fowler mentait habilement, il esquivait le fond de la question et donnait une réponse sensée, mais peu précise. Khrouchtchev avait raison, mais il le savait déjà. Les hommes politiques ne sont pas très différents d’un pays à l’autre, il faudrait s’en souvenir avec Fowler. Il n’aimait pas partager ses succès, il était capable de mentir devant l’un de ses pairs, même pour quelque chose d’aussi mineur. Narmonov se sentait vaguement déçu. Il s’attendait bien à quelque chose de ce genre, mais Fowler aurait pu faire les choses avec plus d’élégance. Il n’avait rien à perdre, après tout, et il s’était conduit comme un gagne-petit, un vulgaire apparatchik. « Dis-moi, Robert, se demandait Narmonov derrière son visage de joueur de poker qui n’aurait pas déparé à Las Vegas, quel homme es-tu exactement ? » — Il se fait tard, cher ami, reprit Narmonov. Nous nous revoyons demain après-midi, n’est-ce pas ? Fowler se leva. — À demain après-midi, Andrei. Bob Fowler raccompagna le Russe à la porte et attendit qu’il soit parti pour rentrer dans ses appartements. Il sortit de sa poche un aide-mémoire manuscrit et vérifia qu’il avait bien posé toutes les questions prévues. — Alors ? — Eh bien, pour l’affaire des missiles, dit-il, c’est exactement ce que racontent nos inspecteurs. Ça devrait satisfaire les services de renseignement militaires. — Il fit une grimace : non, ils ne seraient sûrement pas convaincus. — J’ai l’impression qu’il a des soucis avec ses militaires. Elliot s’assit. — Quoi d’autre ? Le président lui remplit un verre de vin et alla s’asseoir à côté de son conseiller. — Oh les plaisanteries habituelles. Je l’ai trouvé soucieux, préoccupé. Mais on le savait, non ? Liz fit lentement tourner le vin dans son verre et le huma. Elle n’aimait pas les vins italiens, mais celui-là se laissait boire. — Robert, j’ai une idée… — Oui, Elizabeth ? — Ce qui est arrivé à Charlie… nous devrions faire quelque chose. Ce n’est pas juste qu’il ait disparu dans ces conditions. Après tout, c’est lui qui a mis le traité sur les rails. — Oui, c’est vrai, convint Fowler en buvant une gorgée de vin. Tu as raison, Elizabeth, c’est son bébé. — Je crois que nous devrions le faire savoir, sans précipitation, bien sûr. À la fin des… — Oui, il faut qu’on puisse se souvenir de lui, mais pas seulement comme d’un mec qui a engrossé une étudiante. C’est très délicat de ta part, Elizabeth. Fowler fit tinter son verre contre le sien. — Tu t’occupes de la presse. C’est demain matin que tu leur dévoiles les principales clauses du traité ? — Oui, je crois que c’est prévu vers 9 heures. — Quand tu auras terminé, prends quelques journalistes en aparté, et raconte-leur le fond de l’affaire. Peut-être que Charlie reposera davantage en paix. — Pas de problème, monsieur le président, fit Liz. Eh bien, ça avait été plutôt facile, d’exorciser ce vieux démon. Il y avait peut-être autre chose qu’elle arriverait à placer ? — Demain est un grand jour. — Le plus grand de tous, Bob. Elliot s’allongea et défit le foulard qu’elle portait autour du cou. — Je n’aurais jamais cru que nous vivrions un moment pareil. — Moi non plus, laissa tomber Fowler en lui faisant un clin d’oeil. Il eut un éclair de lucidité : le monde était étrange, mais il n’y pouvait rien. Le destin avait décidé qu’il serait ici même à ce moment précis, en compagnie d’Elizabeth. Ce n’était pas de son fait, donc il n’était pas coupable. Et comment aurait-il pu l’être ? Il bâtissait un monde meilleur, plus sûr, plus pacifique. Il n’y a pas de péché là-dedans. Elliot ferma les yeux quand la main du président caressa doucement son cou offert. Elle n’avait jamais espéré une chose pareille, même dans ses rêves les plus fous. Un étage entier était réservé à la suite du président, de même que les deux étages inférieurs. Des gardes italiens et américains surveillaient tous les accès, et il y en avait encore d’autres à différents endroits dans les immeubles tout au long de la rue. Mais le couloir qui donnait accès aux appartements du président était la chasse gardée de ses gardes personnels. Connor et d’Agustino y effectuaient une dernière ronde avant d’aller se coucher. Il y avait au moins une dizaine d’agents sur place, et encore autant derrière les portes fermées. Trois de ceux qu’on voyait portaient un sac d’assaut noir en travers de la poitrine. Le sac contenait un pistolet-mitrailleur Uzi, qu’on pouvait sortir de sa housse en moins d’une seconde et demie. Tout intrus devait s’attendre à une chaude réception. — Je vois que Faucon et Harpie discutent des affaires de l’État, observa tranquillement Daga. — Helen, je ne savais pas que tu étais aussi bégueule, lui répondit Pete Connor avec un petit sourire. — C’est pas mes oignons, mais, dans le bon vieux temps, ceux qui montaient la garde devant les appartements étaient des eunuques ou quelque chose du même genre. — Daga… — Je sais, c’est lui le patron, c’est un grand garçon, et on est priés de regarder ailleurs. Rassure-toi, Pete, j’vais pas aller raconter ma vie à un journaliste. Elle ouvrit la porte qui conduisait à l’escalier de secours et aperçut trois agents, dont deux avec leur sac commando. — Et dire que je voulais t’offrir un verre, fit Connor sans avoir l’air d’y toucher. C’était une blague. Daga et lui ne buvaient pas pendant le service et il n’avait jamais songé à la mettre dans son lit. Il était divorcé, elle aussi, mais ça n’aurait jamais marché, c’était la vie. Elle le savait, et lui rendit un large sourire. — Quel métier de con ! Un dernier regard dans le couloir : — Tout le monde est à son poste, Pete. — Tu aimes bien le calibre dix millimètres ? — J’ai tiré avec la semaine dernière à Greenbelt, et je m’en suis pas mal tirée à la première rafale. Mais c’est pas aussi bien que « ça », chéri. Connor se figea sur place en éclatant de rire. — Bon Dieu, Daga ! — Tu as peur que les gens s’en rendent compte ? fit d’Agustino avec un battement de cils. Tu vois ce que je veux dire, Pete ? — Seigneur, ce qu’il faut pas entendre d’une puritaine ! Helen d’Agustino lui fila un grand coup de coude dans les côtes et se dirigea vers l’ascenseur. Pete avait raison, elle tournait à la bégueule, pourtant elle n’était pas comme ça, avant. C’était une fille pleine de tempérament et son seul mariage s’était soldé par un échec parce que le foyer n’était pas assez vaste pour abriter deux fortes personnalités — surtout italiennes. Elle se rendait bien compte qu’elle se laissait influencer par ses préjugés, et ce n’était pas sain, même s’agissant de quelque chose de banal et qui n’avait rien à voir avec son boulot. Faucon avait bien le droit de faire ce qu’il voulait, mais le regard qu’il avait… il était raide dingue de cette petite salope. Daga se demandait si c’était lui qui avait pris l’initiative, mais c’était probable. Tous les hommes sont pareils, il leur arrive de penser avec leurs testicules et pas avec leur jugeote. Ce qui la choquait, c’est que le président accepte de devenir le larbin d’une femme aussi superficielle. Mais, tout bien réfléchi, cette remarque n’avait pas beaucoup de sens. Après tout, la plupart des femmes n’étaient pas plus libérées qu’elle. Mais alors, qu’est-ce qui la gênait ? Il était trop tard pour philosopher, elle avait besoin de dormir, et elle n’avait pas plus de cinq ou six heures devant elle. Ce que c’était emmerdant, ces voyages à l’étranger… * * * — Alors, c’était quoi ? demanda Qati juste après l’aube. Il avait été absent la veille, pour une réunion avec d’autres responsables et un rendez-vous chez le médecin. Ghosn connaissait l’existence de ce dernier rendez-vous, mais il ne posait jamais de question. — Je ne sais pas très bien, répondit l’ingénieur. Peut-être un pod de brouillage, ou quelque chose du même genre. — Ça va nous être utile, fit aussitôt le commandant. Malgré le rapprochement (ou on l’appelait comme on voulait) entre l’Est et l’Ouest, les affaires continuaient. Les Russes avaient encore une armée, cette armée avait encore des armes et les équipements israéliens étaient très prisés, même les Américains les copiaient. Cet équipement pourrait montrer comment les ingénieurs israéliens s’y prenaient, et ce serait intéressant pour concevoir de nouvelles armes. — Oui, je crois qu’on devrait pouvoir le vendre à nos amis russes. — Comment s’est comporté l’Américain ? demanda alors Qati. — Très bien. Je l’aime bien, Ismaël. Je le comprends mieux maintenant. L’ingénieur lui raconta ce qui s’était passé. Qati hocha la tête. — Alors, qu’est-ce qu’on peut faire de lui ? Ghosn haussa les épaules. — L’entraîner au tir, peut-être ? On va voir s’il s’entend bien avec les hommes. — Très bien, je vais l’envoyer à l’entraînement ce matin pour voir ce qu’il sait faire sur le terrain. Et toi, tu en as pour combien de temps à démonter ce truc ? — J’avais l’intention de faire ça dans la journée. — Parfait, et ne me laisse pas t’interrompre. — Comment te sens-tu, commandant ? Qati fronça les sourcils. Il ne se sentait pas très bien, mais il se disait que c’était peut-être ce traité de paix avec les Israéliens. Etait-ce vraiment possible ? L’histoire enseignait que non, mais il y avait eu tellement de bouleversements… Un accord entre les Saoudiens et les Israéliens… bon, après l’affaire du Golfe, ce n’était pas inattendu. Les Américains avaient rempli leur rôle et, maintenant, ils présentaient la facture. Déplaisant, mais pas extraordinaire, et ce que les Américains étaient en train de faire allait détourner l’attention des atrocités israéliennes. Ce n’est pas comme ça qu’on se bat. Les Américains allaient se débrouiller pour minimiser l’impact politique du massacre commis par les Israéliens, et les Saoudiens jouaient autour comme des petits chiens qu’ils étaient. Dans tous les cas, ça ne risquait pas d’affecter le combat des Palestiniens. « Bientôt, se dit Qati, je vais aller mieux. » — Ça n’a aucune importance. Préviens-moi quand tu auras trouvé ce que c’est exactement. Ghosn sortit. Il se faisait du souci pour son commandant. Il était malade — il le tenait de son beau-frère —, mais Ghosn ne savait pas à quel point c’était grave. Allez, il avait du boulot. L’atelier était un bâtiment minable, avec des murs en planches et un toit de tôle. S’il avait été plus pimpant, ça fait des années qu’un pilote de F-16 israélien aurait pu le remarquer et le détruire. La bombe — il continuait à la baptiser ainsi — était posée sur la terre battue. Une pièce métallique en forme de V, comme celles que l’on voit sur les dépanneuses, avait été amenée à la verticale, et il y avait un palan pour la déplacer si nécessaire. Deux hommes l’avaient installée ici la veille conformément à ses instructions. Ghosn alluma la lumière — il aimait bien que son atelier soit violemment éclairé — et resta planté là à contempler la… bombe. « Pourquoi est-ce que je continue à l’appeler ainsi ? » se demanda-t-il. Ghosn secoua la tête. Il était évident qu’il fallait commencer par la trappe d’accès, mais ce ne serait pas facile. Lors de l’impact au sol, l’enveloppe avait été pas mal cabossée, il y avait sans doute des dégâts à l’intérieur… mais il avait tout son temps. Ghosn choisit un tournevis dans sa boîte à outils et se mit au travail. Le président Fowler se leva tard. Il était encore fatigué de son voyage, et… il faillit rire en se regardant dans la glace. Seigneur, trois fois en moins de vingt-quatre heures… c’était bien ça ? Il essaya de calculer dans sa tête, mais il était incapable du moindre effort avant d’avoir avalé un café. En tout cas, trois fois dans un délai assez bref. Ça ne lui était pas arrivé depuis un sacré bout de temps ! Enfin, il avait tout de même réussi à se reposer. Il se sentit mieux après avoir pris sa douche, le rasoir raclait la mousse sur son visage, laissant apparaître un homme dont les traits rajeunis et détendus allaient assez bien avec ses yeux plissés. Trois minutes plus tard, il choisit une cravate à rayures assortie à sa chemise blanche et à son costume gris. Pas gris sombre, mais sérieux tout de même, c’était ce qui convenait à cette journée. Il laissait les ecclésiastiques éblouir les caméras avec leur soie écarlate. S’il avait l’air d’un homme d’affaires et d’un homme politique élégant, son discours n’en serait que plus impressionnant. Cela dit, il n’avait jamais dirigé une seule entreprise sa vie durant. Bob Fowler était un homme sérieux — mais il avait l’air ordinaire, juste ce qu’il fallait. Un homme sérieux en qui on pouvait avoir confiance pour faire ce qu’il fallait. « Et aujourd’hui, je vais le prouver », songea le président des États-Unis occupé à ajuster sa cravate devant la glace. Quelqu’un frappa à la porte, et il se retourna. — Entrez. — Bonjour, monsieur le président, dit l’agent spécial Connor. — Comment va, ce matin, Connor ? s’enquit Fowler en se retournant vers le miroir — ce noeud n’était pas au point, il recommença tout. — Très bien, monsieur, merci. Il fait un temps splendide. — Vous ne dormez pas beaucoup, vous n’avez pas le temps de faire du tourisme en voyage, et c’est ma faute, non ? « Parfait, se dit Fowler, c’est parfait. » — Mais non, monsieur le président, ça va. On est tous volontaires. Désirez-vous votre petit déjeuner, monsieur ? — Bonjour, monsieur le président ! — C’était Elizabeth qui arrivait. — Voilà le grand jour ! Bob Fowler se retourna en souriant. — Ça c’est vrai ! Prenez votre petit déjeuner avec moi, Elizabeth. — Volontiers. Je vous ferai le briefing du matin — pour une fois, ce ne sera pas trop long. — Pete, deux petits déjeuners… dont un gros, j’ai faim. — Juste du café pour moi, dit Liz. Connor fut choqué par le ton qu’elle prenait, mais n’en laissa rien paraître et sortit. — Bob, tu m’as l’air en pleine forme. — Toi aussi, Elizabeth. Et c’était vrai, elle était ravissante dans sa robe hors de prix, stricte et féminine à la fois. Elle prit une chaise et commença son exposé. — La CIA prétend que les Japonais sont sur un coup, dit-elle pour conclure. — Quel coup ? — Ils montrent de la mauvaise humeur, pour les prochaines négociations commerciales. Et leur premier ministre a fait une déclaration désagréable. — Quoi exactement ? — » C’est la dernière fois qu’on nous laisse à l’écart de la scène mondiale, et ils vont le payer », récita Elliot. Ryan juge que c’est important. — Et qu’en penses-tu ? — Je pense que Ryan se montre paranoïaque, une fois de plus. Il n’a pas participé aux derniers travaux du traité, et il essaie de nous rappeler à quel point il est important. Marcus est d’accord avec moi, mais il m’a transmis le rapport par acquit de conscience, conclut Liz ironiquement. — Cabot est déçu, n’est-ce pas ? remarqua Fowler en parcourant les notes du briefing. — Il n’a pas l’air très bon quand il s’agit de rappeler à ses troupes qui est le patron. Il se laisse complètement bouffer par ses subordonnés, surtout par Ryan. — Tu ne l’aimes vraiment pas du tout, fit le président. — Cette arrogance, il est… — Elizabeth, il a des états de service exceptionnels. Je ne m’intéresse pas à lui en tant qu’individu, mais, en tant qu’officier de renseignement, il a fait un certain nombre de choses remarquables. — Il se trompe d’époque, il se prend pour James Bond. D’accord, répondit Elliot, il a fait des choses importantes, mais tout ça appartient désormais à l’histoire. Nous avons besoin de quelqu’un qui ait des vues plus larges. — Le Congrès n’acceptera pas, dit le président au moment où. la table roulante du petit déjeuner arrivait. Les aliments avaient été vérifiés, leur radioactivité, l’absence de système électronique, on les avait fait flairer pour détecter la présence éventuelle d’explosifs. Ça devait être stressant pour les chiens, songea le président, ils aimaient sûrement les saucisses autant que lui. — Nous nous servirons nous-mêmes, merci, ajouta le président en remerciant le maître d’hôtel de la Marine avant de poursuivre. Ils l’aiment bien, au Congrès. Il se garda d’ajouter que Ryan, en tant que directeur adjoint du renseignement, n’était pas désigné purement et simplement par le président. Il devait également subir la confirmation du Sénat. Des gens de cette sorte n’étaient pas faciles à renvoyer, il y fallait un motif sérieux. — Je n’ai jamais compris pourquoi, surtout Trent. Comment a-t-il pu approuver sa nomination ? — Pose-lui la question, suggéra Fowler en beurrant ses crêpes. — Je l’ai fait, et il a tourné autour du pot comme une danseuse étoile. Le président éclata de rire. — Pour l’amour du ciel, ne répète jamais à personne ce que tu viens de dire ! — Robert, nous respectons tous deux les goûts sexuels de M. Trent, mais c’est un enfoiré et nous le savons parfaitement. — C’est vrai, dut convenir Fowler. Bon, que veux-tu dire exactement, Elizabeth ? — Il est grand temps que Cabot remette Ryan à sa place. — Tu ne crois pas que tu es un peu jalouse du rôle qu’a joué Ryan dans cet accord, Elizabeth ? Les yeux d’Elliot lancèrent des éclairs, mais le président gardait obstinément les siens dans son assiette. Elle respira un grand coup avant de répondre, en essayant de deviner s’il avait ou non voulu la piquer au vif. Probablement non, mais le président n’était pas homme à se laisser démonter sur des sujets de ce genre. — Bob, on en a déjà parlé. Ryan a rassemblé des idées que d’autres avaient eues avant lui. Après tout, il est dans le renseignement ! Tout ce que font ces gens, c’est répéter ce que disent les autres. — Non, il a fait davantage. Fowler voyait bien comment cela allait se terminer, mais c’était amusant de la titiller ainsi. — Bon, d’accord, il a tué des gens ! C’est ça, ce qu’il a fait d’extraordinaire ? Foutu James Bond ! Tu as même laissé exécuter ceux qui… — Elizabeth, ces terroristes avaient également tué sept agents des services spéciaux, et il aurait fallu que je sois idiot pour commuer leurs peines. Le président faillit s’énerver. « Tout ça pour des principes, hein, Bob ? » lui murmurait une petite voix intérieure, mais il parvint à garder son sang-froid. — Et maintenant, tu ne pourras plus jamais gracier personne, ou les gens diront que tu agis selon tes intérêts personnels. Tu t’es laissé prendre au piège, on t’a manoeuvré. Il l’avait cherchée, elle répondait sur le même ton, mais Fowler ne mordit pas à l’hameçon. — Elizabeth, je suis peut-être le seul procureur de toute l’Amérique à ne pas être partisan de la peine de mort, mais… nous vivons en démocratie, et les gens sont pour. — Il leva les yeux de son assiette. — Ces types étaient des terroristes ; je ne peux pas dire que je les ai laissé exécuter de gaieté de coeur, mais si quelqu’un le méritait, c’est bien eux. Les temps ne sont pas mûrs pour remettre cela en cause, on verra peut-être à mon deuxième mandat. Nous devons attendre le moment opportun, la politique est l’art du possible. Une seule chose à la fois, Elizabeth, tu le sais aussi bien que moi. — Si tu ne fais rien, un beau matin, tu te rendras compte que Ryan dirige la CIA à ta place. Il est compétent, je veux bien l’admettre, mais c’est un homme du passé. Ce n’est pas l’homme qui convient pour les temps que nous vivons. « Seigneur, ce que tu peux être envieuse, se dit Fowler. Mais nous avons tous nos faiblesses. » Il était temps d’arrêter ce petit jeu, il ne voulait pas la blesser. — Qu’as-tu en tête exactement ? — On pourrait le pousser doucement vers la sortie. — Je vais y réfléchir, Elizabeth, ne gâche pas cette journée avec une discussion de ce genre, d’accord ? Comment comptes-tu annoncer les principaux éléments du traité ? Elliot se pencha en arrière et but son café. Elle s’en voulait de s’être montrée si passionnée. Elle n’aimait pas du tout Ryan, mais Bob avait raison, ce n’était ni l’heure ni le lieu. — Je crois que je vais leur remettre le texte de l’accord. — Tu crois qu’ils lisent assez vite ? fit Fowler en riant. Il y avait tellement d’analphabètes dans les médias. — Tu devrais voir ce qu’ils imaginent. La première page du Times est arrivée par fax ce matin, ils sont dans tous leurs états, ils vont dévorer ça. Et je leur ai préparé un petit résumé. — Cependant, tu veux y aller toi-même, dit le président en finissant sa saucisse. Il regarda sa montre, le temps était ce qu’il y avait de plus important. Il y avait six heures de décalage entre Rome et Washington, ce qui signifiait que le traité ne pouvait pas être signé avant le début de l’après-midi, pour que les gens puissent voir le spectacle aux nouvelles du matin. Il fallait cependant mâcher les choses au peuple américain, les équipes de télé devaient donc être au courant vers 3 heures, heure de la côte Est, pour tout assimiler. Liz dévoilerait les choses à 9 heures, dans vingt minutes. — Et tu caseras un petit mot sur le rôle de Charlie ? — Oui, c’est la moindre des choses qu’on lui reconnaisse la part qui lui revient. « Et autant pour Ryan par la même occasion », se dit Bob Fowler, mais il ne fit aucun commentaire. Bon, Charlie avait vraiment fait avancer les choses, non ? Fowler se sentit vaguement triste pour Ryan. Il pensait lui aussi que le DDCI appartenait au passé, mais il savait aussi tout ce qu’il avait fait, et cela l’impressionnait. Arnie Van Damm en pensait le plus grand bien, et il n’y avait pas meilleur juge en matière d’hommes qu’Arnie dans le gouvernement. Mais Elizabeth était son conseiller à la Sécurité nationale, il ne pouvait pas la laisser se prendre à la gorge avec le DDCI. Impossible, c’était aussi simple que cela. — Éblouis-les, Elizabeth. — Ce sera pas difficile. Elle lui sourit et se leva. * * * Le travail se révélait plus dur qu’il n’avait cru. Ghosn songea un instant à aller chercher de l’aide, mais il n’en fit rien. Une part de son aura dans l’organisation venait de ce qu’il faisait seul ce genre de choses, sauf pour le travail de routine où il avait parfois besoin de solides gaillards. La bombe/équipement/pod était de construction plus robuste qu’il ne le croyait. Sous les lumières violentes de l’atelier, il prit le temps de la laver à grande eau, et découvrit un certain nombre d’éléments insolites. Des trous alésés étaient bouchés par un boulon. Il en démonta un, et tomba sur un autre fil électrique. Ce qui était plus étonnant, c’est que l’enveloppe de la bombe était plus épaisse qu’il ne croyait. Il avait déjà démonté un pod de brouillage israélien en aluminium, mais il y avait tout de même beaucoup d’éléments en plastique ou en fibre de verre, matériaux transparents aux radiations électromagnétiques. Il avait commencé par la trappe d’accès, mais il ne réussit pas à l’ouvrir, et il chercha quelque chose de plus facile. Il ne trouva rien d’autre. Il revint à la trappe, irrité de n’avoir abouti à rien après plusieurs heures de travail. Ghosn alla s’asseoir et alluma une cigarette. « Mais qu’es-tu ? » demanda-t-il à l’objet. Ça ressemblait pourtant tellement à une bombe. L’enveloppe épaisse — comment n’avait-il pas vu qu’elle était si épaisse, trop épaisse pour un pod de contremesures ?… Mais pas d’étoupille, pas de détonateur, tout ce qu’il avait trouvé à l’intérieur, c’était du câblage électrique et des connecteurs. Ça devait être une sorte d’équipement électronique. Il écrasa sa cigarette sur le sol de terre et retourna à son établi. Ghosn possédait une imposante collection d’outils, dont une scie à moteur à essence, très pratique pour découper l’acier. C’était un outil conçu pour être utilisé à deux, mais il décida de s’en servir tout seul, et d’essayer de découper la trappe, qui avait l’air moins coriace que le reste de l’enveloppe. Il régla la profondeur de coupe à neuf millimètres et démarra l’engin avant de le poser à la main sur la trappe. La scie faisait un bruit épouvantable, surtout au moment où la denture de diamant attaquait l’acier, mais son poids l’empêchait de tressauter, et il suivit doucement le bord de la trappe d’accès. La première entaille lui demanda vingt minutes. Il arrêta la scie, la posa de côté, et sonda la découpe avec un morceau de fil très fin. Enfin ! se dit-il. Il avait traversé l’épaisseur, il avait deviné juste. Le reste de l’enveloppe semblait épais de… quatre centimètres à peu près, mais la trappe était quatre fois plus mince. Ghosn était si heureux d’avoir abouti à quelque chose qu’il oublia de se demander pourquoi un pod de brouillage était doté d’une enveloppe de quelques centimètres d’acier durci. Avant de continuer, il mit un casque antibruit, ses oreilles sifflaient encore et il ne voulait pas ajouter un mal de tête à une besogne qui était assez éprouvante comme cela. * * * Le logo « Édition spéciale » apparut simultanément sur toutes les chaînes de télévision. Les présentateurs s’étaient levés de bonne heure — du moins si l’on considérait les habitudes détestables qu’ils avaient prises à Rome —, afin d’assister au briefing d’Elliot. Ils arrivèrent à bout de souffle à leurs chalets et passèrent leurs notes aux producteurs et aux journalistes chargés des enquêtes. — Je le savais, fit Angela Miriles. Ricks, c’est exactement ce que je t’avais dit ! — Angie, je te dois un déjeuner, un dîner et peut-être même le petit déjeuner dans le restaurant de ton choix. — Je prends le tout, fit en riant l’enquêtrice en chef. Ce connard pouvait bien lui offrir ça. — Alors, comment procède-t-on ? demanda le producteur. — On démarre dans la foulée, laisse-moi deux minutes, et c’est parti. « Merde », se dit Angie. Ricks n’aimait pas improviser. Il le fit pourtant, comme les journalistes de la presse écrite qui ont un scoop, et la précipitation des événements ne laissait pas d’autre solution. Il ne consentit à s’asseoir et à rester tranquille que le temps de se faire maquiller, puis fixa la caméra tandis que l’expert dont la chaîne s’était attaché les services — « Jamais qu’un expert de plus ! » se dit Miriles — rejoignait Ricks dans le chalet. — Cinq ! cria l’assistant de production, quatre, trois, deux, un. Il fît un grand geste en direction du présentateur. — Oui, c’est bien vrai, commença Ricks. Dans quatre heures, le président des États-Unis, en compagnie du président soviétique, du roi d’Arabie, des premiers ministres suisse et israélien, ainsi que des chefs de deux importantes religions, signeront le traité qui fait naître l’espoir d’un règlement définitif au Proche-Orient. Les détails de cet accord sont étonnants… Et il continua sur ce ton pendant trois minutes, sans une pause. On aurait dit qu’il faisait la course avec ses confrères des autres chaînes. — De mémoire d’homme, on n’a jamais vu une chose pareille, un tel miracle, non, plutôt une étape sur le chemin qui conduit à la paix mondiale, Dick ? Le présentateur se tourna vers l’expert, ancien ambassadeur en Israël. — Ricks, j’ai pris connaissance de ce texte il y a une demi-heure, et je n’en crois toujours pas mes yeux. S’il s’agit d’un miracle, on peut dire que l’endroit est bien choisi. Les concessions faites par le gouvernement israélien sont stupéfiantes, comme le sont les garanties que donne l’Amérique pour assurer la paix. Le secret qui a entouré les négociations est également remarquable. Si ces détails avaient été connus deux jours plus tôt, nous serions en mesure de vous les présenter, mais, pour le moment, Ricks, la seule chose que nous pouvons dire est que ceci est bien vrai. Et, dans quelques heures, nous assisterons une fois de plus à un bouleversement de première importance. — Cela n’aurait jamais pu aboutir sans l’esprit de coopération sans précédent dont a fait preuve l’Union soviétique, et nous devons en remercier chaleureusement le président soviétique, Andrei Narmonov. — Que pensez-vous des concessions faites par tous les groupes religieux ? — C’est absolument incroyable, Ricks. Les guerres de religion font rage dans cette région depuis les débuts de l’histoire. Mais il faut souligner que le maître d’oeuvre de ce traité est le regretté Charles Alden. Un haut responsable de l’administration a eu la délicatesse de reconnaître tout le mérite d’un homme qui a disparu il y a quelques semaines, alors qu’il était en disgrâce. Par une cruelle ironie du sort, cet homme qui a compris le premier que ces conflits religieux étaient artificiels, et toutes les guerres de religion ont commencé ici, cet homme n’aura pas vu le résultat de ses efforts. Il semble bien qu’Alden a été un élément moteur de l’accord, et on souhaite seulement que l’histoire ne l’oublie pas, malgré la date et les circonstances de sa mort : c’est Charles Alden, de l’université de Yale, qui a rendu ce miracle possible. L’ancien ambassadeur était lui aussi ancien de Yale, et il avait fait ses études avec Alden. — Et les autres ? demanda le présentateur. — Ricks, quand survient un événement de cette importance — et c’est un événement extrêmement rare —, une foule de gens jouent un rôle, et chacun de ces rôles est important. Le traité du Vatican est également l’oeuvre du secrétaire d’État Brent Talbot, très bien secondé par le sous-secrétaire Scott Adler, lequel est un brillant diplomate et le bras droit de Talbot. De même, le président Fowler a approuvé cette initiative et l’a appuyée de son autorité quand nécessaire ; c’est lui qui a repris l’intuition de Charlie après sa mort. Je ne connais pas un seul président qui ait montré un tel courage, une telle vision prospective, qui ait risqué à ce point sa réputation et son avenir sur un tel pari. S’il avait échoué, c’était la chute assurée, mais Fowler s’en est sorti. C’est un grand jour pour la diplomatie américaine, un grand jour pour la compréhension Est-Ouest, et peut-être le plus grand moment pour la paix mondiale de toute l’histoire de l’humanité. — Dick, je n’aurais pas pu exprimer les choses mieux que vous ne l’avez fait. Que pensez-vous de la réaction du Sénat, qui devra approuver le traité du Vatican, et que pensez-vous également du traité de défense bilatéral entre les États-Unis et Israël ? Le commentateur sourit de toutes ses dents et secoua la tête, amusé. — Cette affaire passera au Sénat si vite que l’encre n’aura pas eu le temps de sécher quand le président promulguera la loi. Le seul élément qui puisse ralentir un peu les choses, ce sont les discussions qui ne vont pas manquer de se produire en commission et en séance plénière. — Mais le coût d’entretien des troupes américaines qui vont stationner… — Ricks, nous avons une armée dont le rôle consiste à préserver la paix. C’est son boulot, et pour remplir cette mission sur place, l’Amérique paiera le prix qu’il faudra. Ce n’est pas un sacrifice supplémentaire pour le contribuable, c’est un privilège, un honneur, de placer le sceau de la puissance américaine sur la paix du monde. Ricks, c’est la mission même de l’Amérique et, naturellement, nous la remplirons. — Voilà ce que nous savons pour l’instant, reprit Ricks en se retournant vers la caméra numéro un. Nous vous retrouvons dans deux heures et demie pour le reportage en direct de la cérémonie de signature du traité du Vatican. New York, je vous rends l’antenne. Ricks Cousins, en direct du Vatican. * * * — Quel salaud ! siffla Ryan entre ses dents. Cette fois, malheureusement, le son de la télé avait réveillé sa femme, qui regardait les images avec beaucoup d’intérêt. Elle se leva pour aller faire du café. — Jack, jusqu’à quel point as-tu… ? — Chérie, j’ai été impliqué dans cette affaire, même si je ne peux pas tout te dire. Jack se disait qu’il aurait dû ne pas décolérer, quand on voyait de quelle façon tout le crédit de l’idée initiale était attribué à Alden, mais Charlie était un brave type, même avec ses faiblesses, et Alden avait donné l’impulsion voulue au bon moment. D’un autre côté, se disait-il, l’étude historique finirait bien par découvrir un peu de vérité, comme d’habitude. Ceux qui avaient joué un rôle réel dans l’affaire savaient de quoi il retournait. Il avait l’habitude de rester dans l’ombre. Il regarda sa femme et lui sourit. Alors, Cathy comprit. Cela faisait des mois qu’elle l’entendait réfléchir à voix haute. Jack ne se rendait pas compte qu’il parlait tout seul en se rasant, et, bien qu’il essayât de ne pas la réveiller quand il se levait aux aurores, elle l’entendait. Cathy aimait la façon qu’il avait de l’embrasser alors qu’il la croyait toujours endormie, et elle ne voulait pas compromettre ce petit plaisir. Il avait assez d’ennuis comme ça, elle se faisait du souci pour lui, et elle savait trop à quel point il était bon. « Ce n’est pas juste, se dit le docteur Ryan. C’était l’idée de Jack, au moins en partie. » Qu’y avait-il encore qu’elle ne sache pas ? Caroline Muller Ryan, docteur en médecine, se posait rarement cette question. Mais elle ne pouvait pas faire semblant d’ignorer les cauchemars de Jack. Il avait du mal à dormir, il buvait trop, et le peu de sommeil qu’il parvenait à trouver était encore troublé par des choses qu’elle ne pouvait pas lui demander de lui expliquer. Cela l’effrayait un peu. Mais qu’avait donc fait son mari ? De quoi se sentait-il coupable ? * * * Ghosn mit trois heures pour venir à bout de la trappe. Il avait dû changer une lame, et il aurait été plus vite s’il avait demandé de l’aide, mais il avait bien trop d’amour-propre pour le faire. Peu importe, c’était terminé, et il n’était pas peu fier de lui. L’ingénieur attrapa une baladeuse et regarda l’intérieur : un autre mystère l’attendait. Il vit un treillis métallique — du titane peut-être ? — qui maintenait en place un cylindre, par le biais de gros boulons. Ghosn se servit de sa lampe pour inspecter le bord du cylindre, et aperçut encore des fils, tous connectés sur la pièce. Il repéra un gros coffret électronique… une sorte de radar. Aha ! Ainsi, c’était une espèce de… mais une espèce de quoi ? Tout à coup, il eut l’impression de passer à côté de quelque chose d’important. Mais quoi ? Le cylindre portait des inscriptions en hébreu, et il ne connaissait pas assez cette autre langue sémitique. Il n’y comprit rien. Il se rendit compte que la structure était au moins partiellement conçue pour résister aux chocs, et ç’avait remarquablement bien marché. L’enveloppe était un peu déformée, mais le cylindre semblait parfaitement intact. Il avait sûrement un peu souffert, mais rien de grave… Il ne savait pas ce qu’il y avait à l’intérieur, mais c’était en tout cas quelque chose qu’il fallait protéger contre les chocs. Cela signifiait qu’il fallait faire attention, c’était sans doute un système électronique très fragile. Il revint à sa première idée, le pod de brouillage. Ghosn était trop concentré sur ce qu’il faisait pour réaliser qu’il avait exclu toutes les autres hypothèses, que son cerveau d’ingénieur ne voyait pas les indices qui s’offraient à lui. Il prit une nouvelle clé et commença à desserrer les boulons qui maintenaient le cylindre en place. * * * Fowler s’assit dans un fauteuil du XVIe siècle, observant les chefs du protocole qui s’activaient dans tous les sens, comme des faisans incapables de décider s’ils vont piéter ou s’envoler. Les gens croient communément que des affaires comme celle-là sont menées calmement par des professionnels qui ont tout prévu. Fowler savait ce qu’il en était. Bien sûr, les choses se passaient bien quand on avait du temps devant soi — quelques mois — et qu’on pouvait régler tous les détails. Mais cette affaire avait été montée en quelques jours, pas en quelques mois, et la douzaine de chefs du protocole n’avaient pas eu le temps de décider qui serait le patron. Curieusement, le Suisse et le Russe étaient les plus calmes, et, sous les yeux du président américain, ils agirent de concert, proposèrent un plan aux autres et se mirent en demeure de l’exécuter. Le président sourit, cela lui rappelait une bonne équipe de foot. Le représentant du Vatican était trop vieux pour prendre la direction des opérations. C’était sans doute un évêque, se dit Fowler, ou un cardinal. Il avait plus de soixante ans et tellement le trac qu’on avait peur qu’il en meure. Le Russe finit par le prendre à part deux minutes, ils échangèrent un signe de tête et une poignée de main, puis tout le monde s’activa. Fowler se dit qu’il devrait penser à demander le nom du Russe, ç’avait l’air d’un vrai professionnel. En outre, c’était très amusant de le regarder faire, et cela lui procurait une détente à un moment où il en avait bien besoin. Finalement — avec seulement cinq minutes de retard, ce qui tenait du miracle, songea Fowler avec un demi-sourire —, les chefs d’État se levèrent. On leur demanda de se mettre en rang. Des poignées de main plus protocolaires furent échangées, et les personnalités profitèrent de l’absence de micros pour risquer quelques plaisanteries. Le roi d’Arabie semblait contrarié de ce retard, mais il essayait de n’en rien montrer, remarqua Fowler. Il avait probablement d’autres soucis en tête. Des menaces de mort pesaient sans arrêt sur lui, mais son visage ne montrait aucun signe de peur, et Bob Fowler s’en rendit compte également. C’était peut-être un homme qui n’avait aucun sens de l’humour, mais il avait le maintien et le courage — la classe, reconnut le président — qui convenaient à son titre. Il avait été le premier à décider de venir, et cela ne lui avait pris que deux heures de discussion avec Ryan. Pas mal, non ? Ryan avait remplacé Charlie Alden au pied levé et il avait rempli sa mission comme s’il avait eu tout le temps de la préparer. Le président se renfrogna en y repensant. Il avait fini par oublier à quel point les premières démarches avaient été acrobatiques. Scott Adler à Moscou, à Rome puis à Jérusalem, Jack Ryan à Rome et à Riyad. Ils avaient très bien travaillé, et personne ne leur en saurait jamais gré. C’était la règle, conclut le président Fowler. S’ils voulaient qu’on les félicite, ils n’avaient qu’à faire son boulot à lui. Deux gardes suisses en uniforme traditionnel ouvrirent les énormes portes de bronze, laissant apparaître la silhouette imposante de Giovanni, cardinal d’Antonio. Les projecteurs de la télévision lui faisaient une auréole et le président des États-Unis d’Amérique faillit éclater de rire. La cérémonie commença. * * * Ghosn ne savait pas qui avait fabriqué cet objet, mais c’était quelqu’un qui en connaissait un bout quand il s’agissait de faire costaud. C’était pourtant étrange. Le matériel israélien avait toujours une fragilité — non, ce n’était pas le terme exact. Les ingénieurs israéliens étaient intelligents, efficaces, ils faisaient du travail élégant. Leur matériel avait la résistance voulue, ni plus ni moins. On retrouvait ce sens du travail bien fait même dans leurs fabrications les plus banales. Mais ce truc… il était surdimensionné à un point inimaginable. On voyait qu’il avait été dessiné et construit à la hâte ; en fait, c’était presque du matériau brut. Cela lui rendait service, c’était plus facile à démonter. Personne n’avait eu l’idée d’y inclure un dispositif d’autodestruction — les sionistes étaient d’une habileté diabolique dans ce domaine ! Ghosn avait manqué se faire tuer par un système de ce genre cinq mois plus tôt, mais là, il n’y en avait pas. Il suffisait de trouver une clé avec un manche assez long pour dévisser les boulons. Il fit couler un peu de dégrippant sur chacun d’eux, attendit un quart d’heure, le temps de fumer deux cigarettes, et mit en place la clé sur le premier. Ce fut dur au début, mais l’écrou finit par venir. Il y en avait encore cinq comme celui-là. * * * L’après-midi promettait d’être long. On commença par les discours, celui du pape tout d’abord, puisque c’était lui qui recevait. Son allocution fut très simple ; il tira quelques leçons de l’Écriture, insistant une fois encore sur ce qui rapprochait les religions représentées. Il y avait un service de traduction simultanée et tout le monde portait des écouteurs, ce qui était inutile puisque tous avaient devant eux le texte des discours. Les participants devaient faire un effort pour ne pas s’endormir. Les discours ne sont jamais que des mots, après tout, et les hommes politiques ont du mal à écouter ce que disent les autres, même lorsqu’il s’agit de chefs d’État. C’est pour Fowler que c’était le plus dur, car il prenait la parole le dernier. Il regarda subrepticement sa montre, mais resta impassible quand il se rendit compte qu’il lui restait encore une heure et demie à tenir. * * * Il lui fallut encore quarante minutes, mais tous les boulons finirent par venir. C’étaient de gros boulons, lourds, en inox. Voilà qui avait été conçu pour durer, se dit Ghosn, mais ça ne l’arrangeait guère. Maintenant, au tour du cylindre. Il regarda une fois encore sous tous les angles pour voir s’il n’y avait vraiment pas de système antieffraction — la prudence était la seule qualité requise dans un boulot de ce genre — et il tâta de la main l’intérieur de l’enveloppe. Le seul objet relié au cylindre était l’émetteur/récepteur radar, mais il y avait trois autres prises inutilisées. Ghosn était fatigué, et il ne remarqua pas ces trois connecteurs aisément accessibles qui lui crevaient les yeux. Le cylindre était encore coincé dans son support légèrement tordu, mais, une fois les boulons enlevés, il suffisait d’appliquer une force assez importante pour l’extraire. * * * L’allocution d’Andrei Ilitch Narmonov fut brève. Fowler la jugea sobre et digne, et il y aurait sûrement des commentaires sur cet accent de modestie. * * * Ghosn ajouta une pièce supplémentaire sur le trépied en V. Heureusement, le cylindre était équipé d’un anneau de levage : les Israéliens n’aimaient pas plus que lui gaspiller leur énergie. Le reste du pod était moins lourd qu’il ne pensait, mais, au bout d’une minute, le cylindre se retrouva en l’air entraînant le pod avec lui. Ça ne pouvait pas durer. Ghosn ajouta du dégrippant sur les tiges filetées, et attendit que la gravité ait fait son oeuvre. Au bout d’une minute, il perdit patience, prit un solide levier et commença à faire pression entre la plaque et le cylindre, millimètre par millimètre. Au bout de quatre minutes, il entendit un craquement sec, et le pod retomba. Il ne restait plus qu’à hisser au palan pour sortir le cylindre à l’air libre. Le cylindre était peint en gris et avait sa propre trappe d’accès, ce qui n’était pas surprenant. Ghosn choisit la clé du bon calibre et commença à desserrer les quatre écrous. Ils étaient bien souqués, mais il en vint à bout sans peine. Il travaillait vite, maintenant, et son excitation montait à mesure qu’il se voyait près d’aboutir. Son bon sens lui conseillait pourtant de rester calme. * * * Ce fut enfin le tour de Fowler. Le président des États-Unis d’Amérique se dirigea vers le pupitre, un porte-documents en cuir marron à la main. Sa chemise était raide d’amidon et lui irritait le cou, mais il ne s’en rendait plus compte. Voilà le moment qu’il attendait depuis toujours. Il regarda la caméra bien en face, l’air sérieux, mais pas trop grave, détendu, mais pas trop réjoui, fier, mais pas arrogant, et adressa un signe de tête à ses pairs. « Très Saint-Père, Votre Majesté, Monsieur le Président, commença Fowler, Messieurs les Premiers Ministres, et vous, tous les peuples de ce monde troublé, mais plein d’espérance : « Nous nous sommes réunis dans cette cité vénérable, une cité qui a connu la guerre et la paix depuis plus de trois mille ans, une cité où est née l’une des plus grandes civilisations, et qui est maintenant le siège d’une religion encore plus grande. Nous sommes venus des quatre coins de l’univers, des déserts et des montagnes, des plaines immenses de l’Europe et d’une autre ville bâtie au bord d’un grand fleuve, mais, contrairement à beaucoup d’étrangers, nous sommes venus en paix. Nous avons un seul objectif-mettre fin à la guerre et à la souffrance, apporter les bienfaits de la paix à l’une des régions les plus troublées du monde, qui sort d’un bain de sang, mais qui est illuminée par les idéaux qui nous différencient des animaux, créés que nous sommes à l’image de Dieu. » Il ne regardait ses papiers que pour en tourner les feuillets. Fowler savait parler en public, depuis trente ans qu’il le faisait, et il parlait en ce moment comme lorsqu’il avait dû s’adresser à une centaine de jurys. Il pesait ses mots et le rythme de ses phrases, ajoutant ce qu’il fallait d’émotion pour contrebalancer son image de froideur, se servant de sa voix comme d’un instrument de musique, rendant physiquement palpable la volonté intense qui l’habitait. « Cette Cité, l’État du Vatican, est consacrée au service de Dieu et de l’Homme, et elle n’a jamais aussi bien rempli sa mission qu’en ce jour. Aujourd’hui, mes chers concitoyens du monde, aujourd’hui, nous avons accompli une partie du rêve que poursuivent les hommes et les femmes durant leur vie entière. Grâce à vos prières, à travers l’idéal qui nous a été remis voici plusieurs siècles, nous nous sommes rendu compte que la paix valait mieux que la guerre, que c’était un but qui exigeait encore davantage de courage. Tourner le dos à la guerre, accueillir la paix, voilà la mesure de notre force. « J’ai aujourd’hui l’honneur et le privilège, que je partage avec vous, de mettre un point final à une discorde qui a tristement marqué une Terre sainte pour nous tous. Avec cet accord, nous avons trouvé une solution définitive fondée sur la justice, la foi, la Parole de Dieu que nous adorons sous des noms différents, mais qui connaît chacun d’entre nous. « Ce traité reconnaît les droits des hommes et des femmes de cette région à la sécurité, à la liberté religieuse, à la liberté d’expression, à la reconnaissance de leur dignité liée à leur qualité de créatures de Dieu, leur droit d’être considérés comme des êtres uniques, il reconnaît que nous sommes tous égaux à Ses yeux. » * * * La dernière trappe céda à son tour. Ghosn ferma les yeux et murmura une prière d’action de grâces. Il était là depuis des heures et il n’avait pas déjeuné. Il posa la trappe sur le sol et rangea les boulons dans la surface concave pour ne pas les perdre. Ingénieur jusqu’au bout des ongles, Ghosn était toujours soigné et méticuleux dans tout ce qu’il faisait. La trappe était munie d’un joint d’étanchéité en plastique, qui n’avait pas bougé, ce qu’il nota avec admiration. Cela prouvait qu’il s’agissait bien d’un boîtier électronique extrêmement sophistiqué. Ghosn passa doucement la main dessus, il n’était pas pressurisé. Avec la pointe d’un canif, il découpa le plastique et l’enleva délicatement. Quand il vit enfin l’intérieur du cylindre, il sentit une main de glace le saisir au coeur. Ce qu’il voyait, c’était une sphère déformée gris-jaune… comme de la mie de pain sale. C’était une bombe. Ou au moins un dispositif d’autodestruction. Une violente envie d’uriner lui agrippa les reins. Il chercha précipitamment une cigarette, et dut s’y prendre à trois reprises avant de l’allumer. Comment avait-il pu ne pas voir… quoi ? Qu’avait-il laissé passer ? Rien. Il avait fait aussi attention que d’habitude. Les Israéliens n’avaient pas réussi à le tuer. Leurs ingénieurs étaient peut-être retors, mais lui aussi. Patience, se dit-il. Il réexamina l’extérieur du cylindre. Il y avait le câble, encore fixé, qui allait jusqu’au radar, plus trois autres connecteurs inutilisés. « Que sais-je exactement de ce truc ? » Un radar, une enveloppe épaisse, une trappe de visite… une sphère d’explosif reliée à… Ghosn se pencha pour mieux voir. Sur la sphère, à intervalles réguliers, il distinguait des détonateurs… les fils qui en sortaient étaient… « Ce n’est pas possible. Non, ça ne peut pas être ça ! » Ghosn démonta les détonateurs un par un, enlevant le fil d’alimentation, les posa avec précaution sur une couverture, car les détonateurs sont les objets les plus chatouilleux que l’homme ait jamais inventés. D’autre part, l’explosif pouvait être manipulé sans précaution particulière, à tel point qu’on pouvait le mettre dans l’eau bouillante sans aucun risque. Il prit son couteau et commença à l’enlever ; il était étonnamment lourd. * * * « Il est une vieille légende, celle de Pandore, une femme de la mythologie à qui on offrit une boîte. Bien qu’on le lui ait interdit, elle l’ouvrit stupidement, laissant s’échapper dans notre monde la discorde et la guerre et la mort. Pandore était désespérée de ce qu’elle venait de faire lorsqu’elle trouva, demeurée seule au fond de la boîte, l’espérance. Nous avons vu trop de guerres et de discordes, mais nous avons finalement réussi à nous servir de l’espérance. Cela a été un long chemin, un chemin de sang, un chemin marqué par le désespoir, mais cette route nous a toujours conduits un peu plus haut, car l’espoir est la vision commune à toute l’humanité de ce que nous pouvons, voudrions, et devons faire. Et c’est l’espoir qui nous a menés là où nous sommes. « Cette légende antique a beau être d’origine païenne, sa vérité n’en éclate pas moins aujourd’hui. En ce jour, nous replaçons la guerre, la discorde et la mort dans leur boîte. Nous fermons le couvercle sur les conflits, nous ne garderons que l’espoir, le dernier et le plus important des dons que Pandore a laissés à l’humanité. En ce jour s’accomplit enfin le rêve de toute l’humanité. « En ce jour, nous avons accepté des mains de Dieu le don de la paix. « Merci. » Le président sourit chaleureusement et les caméras le suivirent jusqu’à son fauteuil au milieu des applaudissements plus que purement formels de ses pairs. Il était temps de passer à la signature du traité, et, après avoir été le dernier à parler, Fowler fut le premier à signer. Tout se passa très vite, et J. Robert Fowler entra dans l’histoire. * * * Tout allait plus vite à présent. Il sortit les blocs et les mit à l’écart, sachant pertinemment que ça ne servait à rien, mais maintenant, il savait ce qu’il avait entre les mains. Voilà, une boule de métal, une sphère revêtue de nickel brillant, absolument pas corrodée ni endommagée par les années qu’elle avait passées dans le jardin du Druze grâce à la protection de la membrane en plastique des ingénieurs israéliens. L’objet n’était pas très gros, pas plus qu’un ballon d’enfant. Ghosn savait ce qu’il devait faire maintenant. Il tendit la main, et posa ses doigts sur la surface nickelée. Du bout des doigts, il gratta la surface de la boule métallique. Elle était chaude. « Allah ’u akhbar ! » 9 RÉSOLUTION — Intéressant. — Je crois qu’il s’agit d’une occasion assez rare, souligna Ryan. — Il est fiable, on peut lui faire confiance ? demanda Cabot. Ryan sourit à son patron. — Monsieur, c’est l’éternel problème. Vous devez comprendre comment ça marche. On n’est jamais sûr de rien — je veux dire qu’il faut des années avant d’obtenir un certain degré de certitude. Ce jeu comporte très peu de règles, et personne ne connaît le score. — Il s’appelait Oleg Yourevitch Lyalin, Cabot ne le savait pas encore, et c’était un « illégal » du KGB qui travaillait sans couverture diplomatique. Son identité d’emprunt était celle de représentant d’un conglomérat industriel soviétique. Lyalin dirigeait au Japon tout un réseau dont le nom de code était Chardon. — Ce type est un véritable homme de terrain. Son réseau est meilleur que celui du résident du KGB à Tokyo, et sa meilleure source est tout simplement au gouvernement. — Et ? — Et il nous offre son réseau. — Est-ce aussi important que je commence à le penser ? demanda le DCI à son adjoint. — Patron, c’est pas tous les jours qu’on a une occasion pareille. Nous n’avons pratiquement aucune activité au Japon. Nous n’avons pas assez de gens qui parlent la langue — même ici pour traduire leurs documents — et nos priorités ont toujours été ailleurs. Il nous faudrait des années pour bâtir fût-ce une simple infrastructure. Les Russes, eux, opèrent là-bas depuis l’époque des tsars. Il y a à cela une raison historique : les Japonais et les Russes se sont combattus pendant longtemps, et la Russie a toujours regardé le Japon comme un adversaire stratégique, si bien qu’ils ont toujours accordé une grande importance à leurs activités là-bas, bien avant de dépendre de la technologie japonaise. Ce type nous fait profiter du travail des Russes, les stocks, les effets à recevoir, l’usine, tout quoi. — Mais ce qu’il nous demande… — L’argent ? Et alors ? Ce n’est même pas le cent millième de ce que ça peut rapporter à notre pays, souligna Jack. — Un million de dollars par mois ! protesta Cabot. Net d’impôt, aurait-il pu ajouter, mais il n’en fit rien. Ryan réussit à ne pas rire. — Bon, ce salopard est près de ses sous, d’accord. À propos, c’était combien le dernier déficit de notre balance commerciale avec le Japon ? demanda Jack en haussant le sourcil. Il nous offre de nous donner ce qu’on veut, aussi longtemps qu’on veut. Tout ce qu’on aura à faire, c’est de le rapatrier avec sa famille si ça devient nécessaire. Il n’a pas envie de prendre sa retraite à Moscou, il a quarante-cinq ans et c’est un âge auquel on commence à y penser. Il faudrait qu’il déménage dans dix ans et pour aller où ? Ça fait treize ans qu’il vit au Japon pratiquement sans interruption, il aime la foule, les voitures, les magnétoscopes, et il n’a pas envie de faire la queue pour acheter des pommes de terre. Et il nous aime bien. Les seuls gens qu’il n’aime pas, ce sont les Japonais, il ne les aime même pas du tout. Il se dit qu’il ne trahit pas son pays, puisqu’il tient à mettre dans le contrat qu’il n’aura rien à faire contre la Mère Russie. Eh bien, ça me convient. — Ryan rit un bon moment. — C’est le capitalisme. Ce type lance une lettre d’information destinée aux dirigeants, et c’est de l’information dont on peut se servir. — Il la fait payer assez cher. — Monsieur, ça en vaut la peine. Les renseignements qu’il peut nous fournir valent des milliards dans nos négociations commerciales, et on en retirera des milliards en impôts fédéraux. Monsieur le directeur, j’ai été dans la finance, on trouve une occasion comme celle-là une fois tous les dix ans. La Direction des opérations a bien envie de monter cette affaire, et je suis d’accord. Il faudrait être fou pour dire « non » à ce type. Quant à l’échantillon qu’il nous a fourni, vous avez eu l’occasion de le lire, non ? Cet échantillon était le compte rendu du dernier conseil des ministres du gouvernement japonais ; il n’y manquait pas un mot, pas un grognement ni un sifflement. C’était hautement intéressant, au moins dans le cadre d’une analyse psychologique. La nature des échanges au cours des conseils permettrait aux analystes américains de savoir des tas de choses sur la façon dont le gouvernement travaillait et prenait ses décisions. Ce sont des données dont on a souvent une vague idée, mais difficiles à vérifier. — C’était très instructif, en particulier ce qu’ils ont dit sur le président. Je ne lui ai pas transmis cette partie-là, ce n’est pas la peine de l’embêter avec des choses pareilles en ce moment. OK, j’approuve cette opération, Jack. Comment gère-t-on des choses de ce genre ? — Nous avons choisi un nom de code, Mushashi. C’était le nom d’un samouraï illustre, un maître d’escrime. Et l’opération est baptisée Niitaka. Nous avons choisi des noms japonais pour des raisons évidentes. Jack décida tout de même de les lui expliquer — Cabot comprenait vite, mais ces affaires de renseignement étaient un peu nouvelles pour lui. — S’il y a une fuite de notre côté, il vaut mieux faire croire que la source est japonaise, pas russe. Ces noms ne sortiront pas d’ici. Pour les gens de l’extérieur, nous utilisons d’autres noms de code, créés par ordinateur, et on les change chaque mois. — Et quel est le véritable nom de cet agent ? — Monsieur le directeur, c’est à vous de décider. Vous avez le droit de le connaître. Jusqu’ici, c’est volontairement que je ne vous l’ai pas donné, parce que je voulais que vous ayez d’abord un panorama d’ensemble. En pratique, les choses sont équitablement réparties ; il y a des directeurs qui veulent savoir, et d’autres qui préfèrent ne pas savoir. Un grand principe dans le renseignement, c’est que moins il y a de gens au courant, moins on court le risque d’avoir des fuites. L’amiral Greer disait que la première loi du renseignement, c’est que la probabilité qu’une opération soit démasquée soit proportionnelle au carré du nombre de gens qui en connaissent les détails. A vous, de décider. Cabot prit l’air songeur. Finalement, il décida d’attendre. — Vous aimiez bien Greer, n’est-ce pas ? — Comme un père. Quand mon véritable père est mort dans un accident d’avion, l’amiral m’a adopté, en quelque sorte. « C’est plutôt moi qui l’ai adopté », songea Jack. — Pour Mushashi, vous voudrez sans doute réfléchir avant de décider. — Et si la Maison Blanche veut connaître tous les détails ? demanda Cabot. — Monsieur le directeur, quoique puisse penser Mushashi, ses employeurs considéreront ce qu’il fait comme de la haute trahison, et, là-bas, il s’agit d’un crime capital. Narmonov est un brave type, mais les Soviets ont exécuté quarante personnes pour espionnage, à notre connaissance. Il s’agissait de gens comme Top Hat, Journeyman, plus un autre qui s’appelait Tolkatchev, et ils ont tous fait un boulot considérable pour notre compte. On a essayé de les échanger, mais ils ont été passés par les armes avant que les discussions aient seulement eu le temps de commencer. Les procédures d’appel sont plutôt succinctes en URSS, expliqua Ryan. Il y a une chose certaine, si ce type se fait griller, il prendra une balle dans la nuque. C’est la raison pour laquelle nous traitons avec autant de sérieux l’identité de nos agents. Si on fait les cons, il y a des types qui meurent, glasnost ou pas. La plupart des présidents comprennent très bien ça. Ah ! encore une chose… — Oui ? — Il veut que ses comptes rendus soient transmis de la main à la main, pas par radio. Si on n’est pas d’accord sur ce point, il renonce. La nature de ses renseignements est telle qu’il n’y a pas urgence. On a déjà travaillé comme ça avec des agents de ce calibre. Il y a un vol quotidien depuis le Japon par United, Northwest ou même Ail Nippon Airways pour l’aéroport international de Dulles. — Mais…, fît Cabot avec une grimace. — Oui, je sais, répondit Jack en hochant la tête. Il n’a pas confiance dans la sécurité de nos systèmes de communication, et ça m’inquiète. — Vous ne croyez pas que… ? — Je ne sais pas, nous avons eu du mal à pénétrer leur chiffre, et la NSA suppose qu’ils ont les mêmes problèmes avec le nôtre. Mais de telles hypothèses sont hasardeuses. Nous avons déjà eu des indications selon lesquelles nos communications n’étaient pas parfaitement sûres. — Quelles conséquences cela pourrait-il avoir ? — Désastreuses, répondit calmement Jack. Monsieur le directeur, nous avons de nombreux systèmes de communication, pour des raisons évidentes. Nous avons Mercury, à l’étage au-dessous, pour nos propres affaires, le reste du gouvernement utilise surtout les réseaux de la NSA. Walker et Pelton ont un système qui est compromis depuis longtemps. Le général Oison, à Fort Meade, affirme qu’ils ont réglé tout ça, mais, pour des raisons financières, nous n’avons pas pu adopter l’ensemble de leur Tapdance à chiffrage unique. Nous pouvons bien mettre la NSA en garde une fois encore — je pense qu’ils n’en tiendront pas compte, mais c’est notre devoir de le faire — et, de notre côté, je crois qu’il est temps de faire quelque chose. Pour commencer, monsieur, nous devrions réexaminer entièrement Mercury. C’était le centre nerveux des communications de la CIA, quelques étages plus bas. — C’est cher, fit Cabot. Et avec nos problèmes budgétaires… — C’est deux fois moins cher que de compromettre systématiquement notre trafic. Monsieur le directeur, il est vital d’avoir un réseau de communication sûr. Sans cela, tout le reste est inutile. Nous avons déjà développé notre propre système à chiffrage unique, il ne nous manque plus que l’argent pour démarrer. — Rappelez-moi comment ça marche. On me l’a déjà expliqué, mais… — En fait, c’est notre propre version de Tapdance, un procédé de chiffrement qui ne sert qu’une fois avec des matrices stockées sur CD-ROM. Les transpositions sont générées à partir du bruit radioélectrique atmosphérique, puis surchiffrées à partir du bruit enregistré la veille, et on mélange enfin le tout en utilisant un générateur aléatoire. Les mathématiciens nous disent qu’il n’y a pas plus aléatoire que ça. Les transpositions sont générées par ordinateur puis stockées en temps réel sur des disques laser. Nous utilisons un disque par jour, chaque disque est différent, et il n’en existe que deux copies, une à la station, une à Mercury. Les lecteurs de disque que nous utilisons sont apparemment standard, mais ils disposent d’un laser d’effacement ; dès qu’un code de transposition est lu, il est immédiatement grillé. Quand le disque a été utilisé, ou à la fin de la journée, et le jour finit avant lui, puisque nous parlons de milliards de caractères par disque, on le détruit en le mettant dans un four à micro-ondes. Ça prend deux minutes. En principe, la sécurité est parfaitement assurée, mais le système peut tout de même être compromis à trois niveaux : un, à la fabrication deux, pendant le stockage, ici, et trois, pendant le transport jusqu’à la station. Si une station est compromise, ça s’arrête là. Nous ne sommes pas parvenus à les rendre infalsifiables ; nous avons essayé, mais ce serait beaucoup trop cher et cela les rend plus vulnérables à un défaut aléatoire. Autre aspect du projet, nous devrons embaucher une vingtaine de techniciens supplémentaires. Comme le système est très facile d’emploi, il sera plus utilisé que les précédents. Le plus gros du coût est là. Et nos hommes sur le terrain préfèrent ce système, car il est plus simple. — Quel est l’investissement ? — Cinquante millions de dollars. Nous devons agrandir Mercury, et construire l’atelier de fabrication. Nous avons déjà les locaux, mais les machines sont chères. Dès que nous aurons les fonds, le système peut être opérationnel en trois mois. — Je comprends votre point de vue. Je crois que ça en vaut la peine, mais, pour trouver l’argent… ? — Si vous m’y autorisez, je pourrais en parler à M. Trent. — Hmmm. — Cabot baissa les yeux. — D’accord, prenez-le par la douceur, et j’en parlerai de mon côté au président dès son retour. Je vous fais confiance pour Mushashi. À part vous, qui d’autre encore connaît sa véritable identité ? — Le DO, le chef de poste à Tokyo, et son officier traitant. Le directeur des opérations (DO) s’appelait Harry Wren et, même si ce n’était pas exactement un type du goût de Cabot, c’était tout de même lui qui l’avait choisi. Wren était dans l’avion pour l’Europe en ce moment. Un an plus tôt, Jack pensait que ce choix était une erreur, mais Wren faisait bien son métier. Il avait choisi un adjoint remarquable, deux adjoints plutôt : les célèbres Ed et Mary Pat Foley. Si Ryan avait eu à choisir un directeur des opérations entre eux deux, il n’aurait su lequel désigner. C’était la meilleure équipe mari et femme que l’Agence ait jamais eue. Si Mary Pat était devenue DO, ç’aurait été une première mondiale, et elle n’aurait pas eu beaucoup de voix au Congrès. Elle attendait son troisième enfant, mais ce n’est pas ça qui l’empêchait de turbiner. L’Agence avait sa propre crèche, avec des serrures à code sur les portes, bien entendu, une équipe de gardes armés jusqu’aux dents, et la plus belle salle de jeu que Ryan ait jamais vue. — Tout ça me paraît très bien, Jack. Je regrette d’avoir déjà envoyé ce fax au président, j’aurais dû attendre. — Pas de problème, monsieur, le tuyau a été vérifié à fond. — Vous me raconterez comment Trent réagit, pour cet investissement. — Bien, monsieur. Jack retourna à son bureau. Il commençait à devenir bon à ce petit jeu, et Cabot n’était pas trop difficile à manoeuvrer. * * * Ghosn prit le temps de réfléchir, ce n’était pas le moment de s’exciter ni de faire n’importe quoi. Il s’assit dans un coin de l’atelier et grilla cigarette sur cigarette pendant plusieurs heures, les yeux rivés sur la boule de métal brillant posée par terre. « Est-elle très radioactive ? » se demandait-il, mais il était un peu tard pour y penser. Si cette sphère émettait des gammas durs, c’était comme s’il était déjà mort, disait l’autre moitié de son cerveau. C’était le moment de peser les choses, et rester tranquille lui demandait un gros effort de volonté, mais il y parvint. Pour la première fois de sa vie, il était impressionné par tout ce qu’il avait appris. Il était aussi compétent en mécanique qu’en électricité, mais il ne s’était jamais donné la peine d’ouvrir un ouvrage de physique nucléaire. « À quoi cela pourrait-il bien me servir ? » se disait-il les rares fois où il avait l’occasion de le faire. Évidemment à rien. En conséquence, il s’était borné à approfondir ses connaissances dans ce qui l’intéressait en priorité, les systèmes de mise à feu mécaniques et électroniques, les contremesures, les caractéristiques physiques des explosifs et les performances des systèmes de détection de bombes. Il était particulièrement compétent dans ce dernier domaine et avait lu toute la littérature parue sur les détecteurs placés dans les aéroports et autres zones à protéger. « Première chose à faire, se dit Ghosn en allumant sa cinquante-quatrième cigarette de la journée, lire tout ce que je peux trouver sur les matières nucléaires, leurs propriétés physiques et chimiques, la technologie des bombes, leur physique, les signatures radiologiques… les Israéliens se sont sûrement rendu compte qu’elle avait disparu, ça date de 1973 ! Alors, comment se fait-il ? Bien sûr. Le Plateau du Golan est de nature volcanique, le sol dont ces pauvres paysans essaient de tirer leurs légumes est basaltique, et le basalte est radioactif… la bombe était enterrée sous deux ou trois mètres de terre dans un terrain rocailleux, et elle était indétectable dans le bruit de fond… « Je m’en suis sorti ! se dit soudain Ghosn. « Mais bien sûr ! Si cette arme était « chaude », ils auraient mis une protection biologique ! Grâce soit rendue à Allah ! « Est-ce que je serai capable… ? » C’était là la vraie question, non ? « Et pourquoi pas, après tout ? » — Pourquoi pas ? dit tout haut Ghosn. Pourquoi pas ? J’ai tous les morceaux sous la main, un peu abîmés, mais… Ghosn écrasa son mégot sur le sol à côté des autres et se mit debout. Il toussait à fendre l'âme — il savait bien que les cigarettes le tuaient lentement… c’était encore plus dangereux que « ça »… mais elles l’aidaient à réfléchir. L’ingénieur souleva la sphère. Qu’en faire ? Pour l’instant, il la posa dans un coin et la cacha sous sa boîte à outils. Puis il sortit et monta dans la jeep, il en avait pour un quart d’heure à aller au quartier général. — Je veux voir le commandant, dit Ghosn au chef des gardes du corps. — Il vient de se retirer pour la nuit, dit le garde. Tous les hommes surveillaient le chef avec un soin jaloux. — Il me recevra. Ghosn l’écarta et entra dans le bâtiment. Les appartements de Qati étaient au second étage. Il monta les escaliers, poussa un autre garde et ouvrit la porte de la chambre à coucher. Il entendit quelqu’un qui vomissait dans la salle de bains. — Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? demanda une voix. J’ai dit que je ne voulais pas qu’on me dérange ! — C’est Ghosn, il faut qu’on parle. — Ça ne peut pas attendre ? Qati apparut à la porte. Son visage était livide. Il avait posé une question ; ce n’était pas un ordre et cela en disait plus qu’un long discours sur son état. Il se sentirait peut-être mieux quand Ghosn lui aurait raconté. — Il faut que je vous montre quelque chose, cette nuit. Ghosn réussit à conserver une voix normale. — C’est si important que ça ? Presque une supplication. — Oui. — Raconte-moi. Ghosn fit non de la tête en se grattant l’oreille. — C’est quelque chose d’intéressant, la bombe israélienne est équipée de détonateurs inconnus. J’ai failli y rester, il faut prévenir les collègues. — La bombe ? Mais je croyais… Qati s’arrêta net. Son visage s’éclaira et il prit un air interrogateur. — Tu m’as dit, cette nuit ? — Je vais vous y emmener moi-même. La force de caractère de Qati prit le dessus. — Très bien, laisse-moi le temps d’enfiler des vêtements. Ghosn alla l’attendre en bas. — Le commandant et moi, on va voir quelque chose. — Mohamed, appela le chef des gardes, mais Ghosn le fît taire. — C’est moi qui emmène le commandant. Il n’y a aucun problème de sécurité à l’atelier. — Mais… — Mais tu te fais du mouron comme une vieille femme ! Si les Israéliens étaient assez intelligents, tu serais déjà mort, et le commandant avec toi ! Il faisait sombre, et on avait du mal à lire une expression sur le visage des gardes, mais Ghosn sentait la rage qui émanait de cet homme, un combattant expérimenté. — On verra bien ce que va dire le commandant ! — Alors, qu’est-ce qui se passe maintenant ? Qati apparut à la porte, en train de rentrer sa chemise dans son pantalon. — Je vais t’emmener moi-même, commandant, on n’a pas besoin de protection. — Comme tu veux, Ibrahim. Qati se dirigea vers la jeep et y monta, et Ghosn démarra sous l’oeil étonné des gardes du corps. — Alors, de quoi s’agit-il exactement ? — Ce n’est qu’une bombe, pas un pod électronique, répondit l’ingénieur. — Alors ? On a récupéré des dizaines de ces foutus trucs ! Qu’y a-t-il de si particulier ? — Vous comprendrez quand vous aurez vu vous-même. — L’ingénieur conduisait vite, les yeux rivés sur la route. — Si vous trouvez que je vous ai fait perdre votre temps, vous pourrez me tuer. Qati tourna la tête. Cette pensée lui était déjà venue, mais il ne se livrerait pas à un excès pareil. Ghosn n’était peut-être pas de la graine dont on fait les combattants, mais il faisait parfaitement son boulot, il rendait autant de services à l’organisation que n’importe qui. Le commandant resta silencieux pendant tout le reste du trajet, avec l’espoir que ses médicaments lui permettraient d’avaler quelque chose, non, de garder ce qu’il avalait. Un quart d’heure après, Ghosn gara la jeep à une cinquantaine de mètres de l’atelier et précéda le commandant par un chemin détourné. Qati commençait à en avoir assez et se sentait plutôt irrité. Quand les lumières s’allumèrent, il vit l’enveloppe de la bombe. — Alors ? — Venez par là. Ghosn l’emmena dans un coin. L’ingénieur se pencha et enleva la boîte à outils. — Prenez ça ! — Qu’est-ce que c’est ? On aurait dit un boulet de canon de petit calibre, une sphère de métal. Ghosn exultait ; Qati était en colère, mais son humeur allait bientôt changer. — C’est du plutonium. Le commandant sursauta, comme si sa tête était montée sur un ressort. — Quoi ? Ghosn leva la main. Il parlait doucement, mais d’une voix assurée. — Ce dont je suis sûr, commandant, c’est qu’il s’agit de la partie active d’une bombe atomique. Une bombe atomique israélienne. — Impossible, murmura le commandant. — Touche là, suggéra doucement Ghosn. Le commandant se pencha et posa un doigt dessus. — C’est chaud, pourquoi cela ? — Émission de particules alpha. C’est une forme de radiation qui n’est pas dangereuse, en tout cas ici. C’est du plutonium, l’élément actif d’une bombe atomique. Ça ne peut pas être autre chose. — Tu en es sûr ? — Absolument certain, ça ne peut pas être autre chose. Ghosn s’approcha de la carcasse de la bombe. — Cela — il saisit de petits composants électroniques —, on dirait des araignées en verre, non ? On appelle ça des krytons, ce sont des interrupteurs de grande précision et leur seule application est la bombe atomique. Ces blocs d’explosif, ceux qui sont intacts, tu remarques que certains sont de forme hexagonale et d’autres pentagonaux. C’est indispensable pour réaliser une sphère explosive parfaite. Une charge creuse, comme dans une grenade antichar, mais focalisée vers l’intérieur. Ces explosifs sont conçus pour écraser la sphère de plutonium et la réduire à la taille d’une noix. — Mais c’est du métal, ce que tu dis est impossible ! — Commandant, je ne sais pas grand-chose dans ce domaine, mais j’en connais suffisamment. Quand les explosifs sautent, ils compriment le métal comme si c’était du caoutchouc. C’est possible — tu sais bien ce que fait une grenade d’un blindage, non ? Là, il y a assez d’explosif pour faire une centaine de grenades, et ça écrase le métal. Quand le plutonium est comprimé à ce point, les atomes se rapprochent et la réaction en chaîne commence. Réfléchis, commandant. « La bombe est tombée dans le jardin du vieux le premier jour de la guerre d’Octobre. Les Israéliens étaient paniqués par la force de l’attaque syrienne, et ils ont été impressionnés par l’efficacité des fusées russes. L’avion a été descendu, et ils ont perdu leur bombe. Peu importent les circonstances exactes ; ce qui compte, Ismaël, c’est que nous possédions les éléments d’une arme nucléaire. Ghosn sortit une cigarette et l’alluma. — Serais-tu capable de… — Possible, fit l’ingénieur. Le visage de Qati se détendit soudain, il ne sentait plus la douleur qui le tourmentait depuis plus d’un mois. — Allah est vraiment bienfaisant. — Il est généreux. Commandant, il faut qu’on réfléchisse à tout ça, calmement, à fond. Et pour la sécurité… Qati hocha la tête. — Oh oui, tu as bien fait de m’amener tout seul ici. Dans ce domaine, on ne peut faire confiance à personne… personne. — La voix de Qati baissa d’un ton, et il se tourna vers Ghosn. — Que vas-tu faire maintenant ? — Il faut que je commence par rassembler de l’information, des livres, commandant. Et tu sais où ça se trouve ? — En Russie ? Ghosn fit non de la tête. — En Israël, commandant. * * * Le représentant Alan Trent avait rendez-vous avec Ryan dans la salle des auditions du Congrès. C’était celle qu’on utilisait pour les réunions à huis clos, et on vérifiait tous les jours qu’il n’y avait pas de micro. — Comment va la vie, Jack ? demanda le représentant. — Pas de problème particulier, Al. Le président a passé une bonne journée ? — Bien sûr, et le monde entier avec lui. Le pays a une grosse dette envers vous, Ryan. Jack eut un sourire un peu forcé. — Mais personne ne doit le savoir, OK ? Trent haussa les épaules. — C’est la règle du jeu. Bon. Qu’est-ce qui vous amène de si urgent ? — Nous lançons une nouvelle opération, Niitaka, expliqua le DDCI. Il lui raconta le tout pendant quelques minutes. La prochaine fois, il apporterait quelques documents. Pour le moment, il se contentait de prévenir Trent du déclenchement de l’opération et de son but. — Un million de dollars par mois. Et c’est tout ce qu’il veut ? Trent éclata de rire. — Le directeur était sidéré, fît Jack. — J’aime bien Marcus, mais c’est un sacré fils de pute. On a deux types qui ne jurent que par le Japon à la commission. Ça va être dur de leur faire avaler ça. — Trois, en vous comptant, Al. Trent prit l’air outré. — Moi, aimer le Japon ? Tout ça parce qu’ils ont deux usines de téléviseurs dans ma circonscription, alors qu’un grand équipementier automobile a fermé en licenciant tout le monde ? Et pourquoi devrais-je me plaindre ? Montrez-moi le procès-verbal du Conseil des ministres, ordonna le représentant. Ryan ouvrit sa mallette. — Vous ne pouvez pas en prendre de copie, ni en faire mention. Al, c’est une opération à long terme et… — Jack, je ne débarque pas de ma campagne. Vous avez perdu votre sens de l’humour. Où est le problème ? — Ce serait trop long, répondit Jack en lui passant les documents. Al Trent lisait à toute vitesse, et il parcourut les pages à une allure incroyable. Son visage perdit toute expression, et il redevint ce qu’il était au fond de lui-même, un politicien froid et calculateur. Il était plutôt de gauche, mais, contrairement à ceux de son bord, il savait reconnaître quand les choses devenaient sérieuses. Il réservait la passion aux débats à la Chambre et à son lit. Pour tout le reste, il était extrêmement rationnel. — Fowler va sauter au plafond en découvrant ça. Ces gens-là sont d’une arrogance. Vous qui avez assisté à des conseils, vous avez déjà entendu des choses pareilles ? demanda Trent. — Uniquement sur des sujets politiques. Moi aussi, j’ai été surpris par le ton, mais c’est peut-être dû à la différence de culture, rappelez-vous ça. Le représentant leva les yeux un bref instant. — C’est vrai. Sous le vernis des bonnes manières, ce sont des types complètement givrés, un peu comme les British, mais on se croirait au Bébête Show… Bon dieu, Jack, c’est de la dynamite. Qui l’a recruté ? — La chanson habituelle. Il s’est montré dans des réceptions, et le chef de poste de Tokyo a flairé un coup. Il l’a laissé mariner quelques semaines avant de bouger. Et le Russe lui a filé en bloc toutes ses exigences. — À propos, pourquoi l’opération Niitaka ? J’ai déjà entendu ce mot-là. — C’est moi qui l’ai choisi. Quand l’escadre japonaise s’est dirigée vers Pearl Harbor, le signal de déclenchement de l’attaque était « Montez à l’assaut du mont Niitaka ». Souvenez-vous, vous êtes le seul ici à connaître ce nom de code. Nous le changerons tous les mois, le sujet est suffisamment important pour que nous sortions le grand jeu. — Bon, convint Trent. Mais si ce type est un agent provocateur ? — Nous y avons pensé. C’est possible, mais peu probable. Si le KGB est derrière, ce serait contraire à leurs nouvelles méthodes, non ? — Attendez ! Trent relut la dernière page. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de communications ? — Ça, c’est plus embêtant. Ryan lui expliqua ce qu’il préconisait. — Cinquante millions, vous êtes sûr ? — Ce sont les frais de démarrage. Après, il y aura les techniciens supplémentaires, ce qui met le total annuel à environ quinze millions. — C’est raisonnable. La NSA demande beaucoup plus pour son nouveau système. — Ils ont une infrastructure nettement plus importante que la nôtre. Le chiffre que je vous donne est assez fiable, Mercury n’est pas une grosse installation. — Et vous voulez tout ça quand ? Trent savait bien que Ryan avait assez exactement chiffré ce dont il avait besoin. Cela venait de son expérience des affaires, chose plutôt rare dans l’administration. — Hier, monsieur, ce ne serait pas mal. Trent hocha la tête. — Je vais voir ce que je peux faire. Ça doit rester confidentiel, naturellement ? — Naturellement, répondit Jack. — Bon sang, jura Trent. J’en ai déjà parlé à Oison. Mais ses spécialistes lui font la danse du ventre à chaque fois, et il gobe tout. Et si… — … si tout notre système de communications était compromis ? — Mais pour Jack, ce n’était pas une question. — Merci à la glasnost, hein ? — Marcus voit-il bien toutes les conséquences ? — Je les lui ai expliquées ce matin, je crois qu’il a compris. Vous savez, Al, Cabot a peut-être moins d’expérience que vous ou moi, mais il comprend vite. J’ai connu des patrons pires que lui. — Vous êtes trop loyal, c’est peut-être une séquelle de votre passage chez les marines, répondit Trent. Vous auriez fait un bon directeur. — Aucune chance. — C’est vrai. Maintenant qu’Elizabeth Elliot est conseiller à la Sécurité nationale, vous avez intérêt à faire gaffe, mais vous le savez déjà. — Ouais. — Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Remarquez, ce n’est pas difficile de se la mettre à dos. — Ça s’est passé juste après la convention, lui expliqua Ryan. J’étais à Chicago pour faire un exposé à Fowler. Je venais de faire deux longs voyages, j’étais fatigué, et elle m’a cherché. Je l’ai mal pris. — Il faudrait que vous arriviez à être gentil avec elle, suggéra Trent. — C’est déjà ce que me disait l’amiral Greer. Trent rendit ses papiers à Ryan. — C’est difficile ? — Oui, c’est difficile. — Essayez tout de même, c’est le meilleur conseil que je puisse vous donner. C’est sans doute parfaitement inutile. — Oui, monsieur. — Vous avez malgré tout choisi le bon moment pour faire votre demande. Le reste de la commission va être très impressionné par votre nouvelle opération, les partisans du Japon donneront le mot à leurs amis de la commission des finances, en soulignant que l’Agence fait là quelque chose de très utile. Avec un peu de chance, les fonds seront débloqués d’ici deux semaines. Bon sang, cinquante millions de dollars, c’est une misère. Merci de vous être dérangé. Ryan referma sa mallette et se leva. — Mais c’est toujours un plaisir pour moi. Trent lui serra la main. — Vous êtes un chic type, Ryan, quel dommage que vous soyez si raide. Jack se mit à rire. — On a tous nos défauts, Al. * * * Ryan rentra à Langley pour remettre les documents de Niitaka au coffre. Il n’avait plus rien à faire pour aujourd’hui. Il descendit au garage avec Clark et quitta son bureau une heure plus tôt que d’habitude, ce qui ne lui était pas arrivé depuis au moins deux semaines. Quarante minutes plus tard, ils se rangèrent sur le parking d’une supérette entre Washington et Annapolis. — Bonjour, monsieur Ryan ! cria Carol Zimmer de derrière sa caisse. L’un de ses fils la remplaça, et elle conduisit Jack dans l’arrière-boutique. John Clark inspectait le magasin. Ce n’était pas la sécurité de Ryan qui le préoccupait, mais il avait encore quelques inquiétudes à cause des petits durs du coin qui en voulaient au commerce de Zimmer. Chavez et lui s’étaient occupés du chef de la bande devant trois de ses mignons, dont l’un avait essayé de s’interposer. Chavez n’avait pas été trop brutal avec ce minet, qui n’avait même pas eu besoin de passer la nuit à l’hôpital. Il devenait raisonnable. — Comment vont les affaires ? demanda Jack. — On fait vingt-six pour cent de mieux que l’an passé à la même époque. Carol Zimmer était née au Laos quarante ans plus tôt. Elle avait été évacuée par un hélicoptère de l’armée de l’air d’un poste construit sur un piton au moment où les Nord-Vietnamiens prenaient d’assaut ce dernier avant-poste de la présence américaine au Nord-Laos. Elle avait alors seize ans, et elle était la dernière enfant d’un chef Mong qui s’était rangé du côté des Américains. Il avait été un agent courageux et actif, et il en était mort. Elle avait épousé le sergent de l’armée de l’Air, Buck Zimmer, qui avait été tué dans un autre hélicoptère, à la suite d’une autre trahison, et c’est là que Ryan était entré en scène*. Cela faisait des années qu’il était dans l’administration, mais il n’avait pas perdu son sens des affaires. Il avait trouvé un bon emplacement pour le magasin, ses enfants auraient pu se passer de la rente éducation qu’il avait souscrite pour eux. L’aîné de Carol était maintenant à l’université. Ryan en avait touché un mot au père Riley, le gosse avait été pris à Georgetown et il était en première année de médecine. Comme beaucoup d’Asiatiques, Carol montrait pour les études un respect qui confinait au fanatisme, et elle l’avait transmis à tous ses gosses. Elle menait son commerce avec la précision mécanique qu’un sergent prussien attend d’une escouade d’infanterie. Cathy Ryan aurait pu opérer quelqu’un sur le comptoir, tellement il était briqué. Cette réflexion fit sourire Jack : ce serait peut-être un jour au tour de Laurence Alvin Zimmer Junior d’opérer. — Vous prendre le dîner avec nous ? — Désolé, Carol, je ne peux vraiment pas. Il faut que je rentre. Mon fils a un match ce soir. Tout va bien ? Pas de problèmes… les voyous ? — Ils sont jamais revenus. Monsi Clark leur faire frousse pour de bon. — Si jamais ils reviennent, je veux absolument que vous m’appeliez immédiatement, fit Jack, l’air grave. — OK, OK, j’ai compris la leçon, lui promit-elle. — Parfait. Prenez soin de vous. Ryan se leva. — Monsieur Ryan ? — Oui ? — L’armée de l’Air m’a dit que Buck était mort dans un accident. J’n’ai jamais osé demander à personne, mais à vous, je demande : accident, pas accident ? — Carol, Buck a perdu la vie en faisant son devoir, en sauvant des vies humaines. J’étais là, et M. Clark aussi. — Et ceux qui ont fait mourir Buck ? — Vous n’avez rien à craindre d’eux, fit Ryan sur un ton neutre. Absolument rien. Jack vit la reconnaissance se manifester dans son regard. Carol avait du mal à parler anglais, mais elle avait très bien compris ce qu’il voulait dire. — Merci, monsieur Ryan. J’vous demanderai plus jamais, mais je voulais savoir. — On n’en parle plus. Il était étonné qu’elle ait attendu aussi longtemps. * * * Le haut-parleur fixé sur la coque grésilla. — CO de sonar. J’ai un bruiteur au zéro-quatre-sept, contact Sierra Cinq. Pas d’autre donnée pour l’instant. On vous préviendra. — Bien. Le capitaine de vaisseau Ricks se tourna vers la table traçante. — Plotteurs, prenez-le. Le commandant balaya le local des yeux. Les cadrans indiquaient une vitesse de sept noeuds, immersion cent trente mètres, cap trois-zéro-trois. Le contact était par le travers tribord. L’enseigne chargé du plot consulta immédiatement le micro-ordinateur Hewlett-Packard à tribord arrière du CO. — OK, j’ai une route… pas encore très nette… il calcule. Le tout prit deux secondes à la machine. — Bon, fenêtre de distance… zone de convergence, distance comprise entre trente-cinq et quarante-cinq mille yards s’il est dans la première zone de convergence, cinquante-cinq et soixante et un s’il est dans la seconde. — C’est presque trop facile, dit le second au pacha. — Vous avez raison, second, coupez l’ordinateur, ordonna Ricks. Le capitaine de frégate Walter Claggett, commandant en second du Maine, équipage « or », alla éteindre l’ordinateur. — On a une panne sur le HP… sans doute six heures de réparations, annonça-t-il. Quel dommage ! — Ça tombe bien, dit l’enseigne de vaisseau Ken Shaw au quartier-maître penché à côté de lui sur la table traçante. — Ça va aller, monsieur Shaw, répondit l’homme à voix basse. On va s’occuper de vous, on n’a pas besoin de ce truc pour s’en sortir. — Silence au CO, lança le commandant. Le sous-marin vint au nord-ouest et les opérateurs sonar continuaient à annoncer leurs éléments. Dix minutes plus tard, l’équipe de la table traçante avait une solution. — Commandant, annonça Shaw, j’estime que le contact Sierra Cinq est dans la première zone, distance trente-neuf mille yards, route au sud, vitesse entre huit et dix noeuds. — Vous pouvez faire mieux que ça, répondit sèchement le commandant. — CO de sonar, Sierra Cinq classe Akula possible, première identification Akula numéro six, Amiral Lunin. Attendez… — un silence — peut-être un changement d’inclinaison sur Sierra Cinq, peut-être en train de virer. CO, changement d’inclinaison confirmé. Je confirme inclinaison cent quatre-vingts. — Commandant, fit le second, cela nous met en plein dans sa flûte. — Exact. Sonar et CO, je veux un contrôle de bruit propre. — Reçu de sonar, attendez. — Quelques secondes. — CO, on a un bruit… je ne suis pas sûr, un cliquetis, on dirait que c’est dans un ballast arrière. On ne l’avait pas jusqu’ici, commandant. Un bruit métallique. — CO et central, on a un bruit bizarre à l’arrière. J’entends quelque chose, peut-être dans un ballast. — Commandant, fit Shaw. Sierra Cinq maintenant en route inverse. Route du but au sud-est, en gros cent trente. — Il nous entend peut-être, grommela Ricks. Je vais passer la couche. Remontez à trente mètres. — Immersion trente mètres, répéta le maître de central. Barres, cinq degrés de barre. — Barres arrière à moins cinq. Les barres arrière sont à moins cinq, venir à trente mètres. — CO et central, le bruit a cessé à l’arrière quand nous avons pris de la pointe positive. Le second murmura au commandant : — Mais qu’est-ce que ça veut dire ?… — Ça veut sans doute dire qu’un ouvrier a laissé sa caisse à clous dans le ballast, c’est déjà arrivé à un copain. Ricks commençait à être sérieusement énervé, mais, quitte à avoir un incident de ce genre, autant que ce soit ici. — Dès qu’on sera au-dessus de la couche, venez au nord, et je veux une analyse du bruiteur. — Commandant, j’attendrais un peu. Nous savons où est la zone de convergence. On devrait le laisser en sortir, on pourra ensuite manoeuvrer pour le dégager. Il faut lui faire croire qu’il nous a eus avant qu’on commence à bouger. Si on manoeuvre trop brutalement, on court un risque. Ricks réfléchit. — Non, on n’a plus ce bruit à l’arrière et on a sans doute disparu de ses écrans. Quand on est passés au-dessus de la couche, on a pu se perdre dans le bruit de mer. Son sonar n’est pas fameux, il ne sait même pas qui nous sommes, il se doute seulement de quelque chose. Comme ça, on va mettre de la distance entre lui et nous. — Comme vous voudrez, fit le second d’un ton neutre. Le Maine se stabilisa à trente mètres, largement au-dessus de la thermocline, la limite qui sépare les eaux chaudes de surface et les eaux relativement froides des profondeurs. Cela changeait complètement les conditions acoustiques, se disait Ricks, et enlevait toute chance à l’Akula de le choper. — CO de sonar, contact perdu sur Sierra Cinq. — Très bien. Je prends la manoeuvre, déclara Ricks. — Le commandant prend la manoeuvre, répéta l’officier de quart. — À gauche dix, venir au trois-cinq-zéro. — À gauche dix, venir au trois-cinq-zéro. Commandant, la barre est dix à gauche. — Bien. Vapeur cent tours. — Vapeur cent tours. Le Maine vint au nord et augmenta lentement l’allure. Il fallait plusieurs minutes au sonar remorqué pour se stabiliser et redevenir opérationnel. Pendant ce temps, le sous-marin américain était sourd. — CO et central, on a encore ce bruit ! cracha le haut-parleur. — Réduisez, vapeur avant un ! — Vapeur avant un tiers. Commandant, vapeur réglée avant un. — Bien. CO et central, que devient le bruit ? — Toujours là, commandant. — On attend encore une minute, décida Ricks. Sonar et CO, quelque chose sur Sierra Cinq ? — Négatif, aucun contact. Ricks avala son café et regarda la montre pendant trois minutes. — Central et CO, le bruit ? — Rien de changé, commandant. Toujours là. — Bon Dieu ! Second, réduisez d’un noeud. Claggett s’exécuta. Le pacha était en train de se planter. Un classe Akula, l’Amiral Lunin. Estimé en route inverse, inclinaison nulle. — Il nous a sans doute détectés quand on a passé la couche, commandant. — Vous croyez qu’il nous a eus ? demanda Ricks. — Probablement, commandant, répondit l’opérateur sonar. — On arrête tout ! fit une autre voix. Le commandant Mancuso était entré dans le local. — OK, on arrête l’exercice ici. Je voudrais que les officiers viennent avec moi. Tout le monde poussa un soupir de soulagement quand les lumières se rallumèrent. Le local était implanté dans un grand bâtiment qui n’avait pas du tout la forme d’un sous-marin, mais ses installations recopiaient exactement différents compartiments d’un SNLE classe Ohio. Mancuso emmena toute l’équipe du CO dans une salle de réunion et ferma la porte. — Mauvaise manoeuvre tactique, commandant. — Bart Mancuso n’était pas connu pour sa diplomatie. — Second, quel conseil avez-vous donné à votre pacha ? Claggett répéta ce qu’il avait dit mot pour mot. — Commandant, pourquoi n’avez-vous pas tenu compte de ce conseil ? — Commandant, j’ai estimé que notre avantage acoustique était tel que je pouvais manoeuvrer pour augmenter la distance du but. — Wally ? Mancuso se tourna vers le commandant du parti rouge, le capitaine de frégate Wally Chambers, qui devait prendre le commandement du Key West. Chambers avait été embarqué avec Mancuso à bord du Dallas, et c’était de la graine de commandant de sous-marin d’attaque. Il l’avait largement prouvé. — C’était évident, commandant. En plus, en conservant le même cap et en changeant d’immersion, vous avez mis votre source de bruit en plein dans ma flûte, et j’ai eu un transitoire d’écho de coque qui m’a permis de vous classer sous-marin sans problème. Vous auriez mieux fait de vous mettre en inclinaison zéro sans changer d’immersion et de réduire l’allure. Jusque-là, je n’avais pas beaucoup d’éléments, et si vous aviez ralenti, je n’aurais jamais réussi à vous identifier. Comme vous ne l’avez pas fait, j’ai détecté le franchissement de la couche et je me suis pointé à toute vitesse dès que j’ai quitté la zone de convergence. Commandant, je n’aurais jamais pu vous identifier jusqu’à ce que vous m’en donniez l’occasion, mais vous m’avez laissé approcher. J’ai remonté ma flûte au-dessus de la couche et je vous ai crochés à vingt-neuf mille yards, il y avait un bon duo de surface. Je vous entendais et vous ne m’entendiez pas. Il ne restait plus qu’à foncer jusqu’à ce que je sois suffisamment près pour une solution d’attaque. Je vous ai eus sans problème. — Le but de cet exercice était de vous montrer ce qui arrive quand on perd son avantage acoustique. Mancuso se tut un instant avant de poursuivre. — OK, les dés étaient un peu pipés. Mais la vie n’est pas juste, pas vrai ? — Les Akula sont de bons bateaux, mais que vaut leur sonar ? — Nous considérons qu’ils valent un 688 refondu. « Ce n’est pas possible », se dit Ricks. — Et à quoi d’autre dois-je encore m’attendre ? — Bonne question. La réponse est que nous ne savons pas, et, quand on ne sait pas, on fait l’hypothèse qu’ils sont au moins aussi bons que nous. « Ce n’est pas possible », se dit une nouvelle fois Ricks. « Et ils sont peut-être encore meilleurs que ça », songea Mancuso, mais il ne dit rien. — OK, déclara Mancuso à l’équipe de CO. Allez revoir vos données et on fait la critique dans une demi-heure. Ricks remarqua le petit sourire qu’échangeaient Mancuso et Chambers en sortant de la pièce. Mancuso était un sous-marinier exceptionnel, mais c’était encore un de ces fous à qui on n’aurait jamais dû confier une escadrille de SNLE, parce qu’il n’y comprenait rien. Il avait fait venir un de ses copains de la flotte de l’Atlantique, un gars dans le même style, mais bordel ! Ricks était certain d’avoir raison. L’exercice n’était pas réaliste, Ricks en était sûr. Rosselli leur avait bien dit à tous les deux que le Maine était aussi silencieux qu’un trou noir ? C’était sa première occasion de montrer à son chef ce qu’il savait faire, et on l’avait empêché de montrer ses talents en montant un exercice complètement artificiel, sans compter les conneries de ses types, ceux-là mêmes dont Rosselli était si fier. — Monsieur Shaw, allons voir vos calques. — Bien, commandant. L’enseigne de vaisseau Shaw était frais émoulu de l’école de Groton, il en était sorti depuis moins de deux mois, et il attendait dans un coin, les calques et le journal d’opérations à la main. Ses doigts étaient anormalement serrés. Ricks attrapa les documents et les étala sur une table. Il parcourut rapidement le tout. — Trop lent. Vous auriez pu gagner une minute pour faire tout ça. — Oui, commandant, répondit Shaw. Il ne savait vraiment pas comment il aurait pu aller plus vite, mais c’est ce que disait le commandant, et le commandant a toujours raison. — Et ç’aurait fait la différence, reprit Ricks, d’un ton aigre. — Je suis désolé, commandant. Ce fut la première erreur de l’enseigne de vaisseau Shaw. Ricks se raidit, mais regarda Shaw dans les yeux, et cela n’améliora pas son humeur. — Ça ne sert à rien de dire « désolé », monsieur. « Désolé » ne sert qu’à mettre en péril la sécurité du bâtiment et la mission. « Désolé » conduit des hommes à la mort. « Désolé » est tout ce que trouve à dire un officier médiocre. Je me fais bien comprendre, Shaw ? — Oui, commandant. — Parfait. — La réponse siffla comme une insulte. — Je souhaite que ceci ne se reproduise plus. Ils consacrèrent le reste de leur demi-heure à analyser les enregistrements de l’exercice. Les officiers se dirigèrent vers une salle de conférence plus grande où ils devaient le rejouer et écouter ce que le parti rouge avait compris et fait. Le capitaine de frégate Claggett prit le commandant à part. — Commandant, vous avez été un peu dur avec Shaw. — Que voulez-vous dire ? Ricks prit l’air étonné. — Il n’a fait aucun erreur, je n’aurais pas mis trente secondes de moins si j’avais été à sa place. Le quartier-maître qui était avec lui fait ça depuis cinq ans. Il a fait ce qu’on lui a appris à l’École de navigation sous-marine, je les ai bien observés, et il n’y a rien à dire. — Alors, vous voulez dire que tout est de ma faute ? demanda Ricks sur un ton doucereux. — Oui, commandant, répondit le second, il a fait ce qu’on lui avait appris. — Vraiment ? Ricks sortit sans ajouter un mot. * * * Ç’aurait été peu de dire que Petra Hassler-Bock était malheureuse. À près de quarante ans, elle en avait passé quinze en cavale, à se cacher de la police ouest-allemande tant que les choses n’avaient pas été trop dangereuses, puis elle avait dû passer précipitamment à l’Est, enfin, ce qui avait été l’Est. L’inspecteur du Bundeskriminalamt en souriait encore. Elle s’en était étonnamment bien sortie. Toutes les photos qui figuraient dans son épais dossier montraient une femme jolie, pleine de vitalité, une femme souriante dont le visage était encadré par de beaux cheveux châtains. Ce même visage avait froidement regardé des gens mourir, et l’un au moins après plusieurs jours de torture, se disait-il. Ce meurtre était intervenu au cours d’un long débat politique — les Américains pouvaient-ils ou non être autorisés à baser des Pershing 2 en Allemagne ? La Fraction Armée rouge voulait terroriser les gens. Ça n’avait pas marché, naturellement, mais la mort de leur victime avait été digne du Moyen ge. — Dis-moi, Petra, tu as pris du plaisir à tuer Wilhelm Manstein ? demanda l’inspecteur. — Ce mec était un vrai porc, répondit-elle à contrecoeur. Un gros plein de lard, suant, dégueulasse. L’inspecteur savait très bien comment ils l’avaient pris. Petra avait organisé l’enlèvement en attirant son attention et en le séduisant. Manstein n’était pas l’exemple même de l’Allemand séduisant, bien sûr, mais Petra était une femme libérée, bien au-delà de ce que cette expression signifie en Occident. De tous ceux qui avaient appartenu à la bande Baader-Meinhof et à la FAR, les pires étaient sans conteste les femmes. Il fallait peut-être y voir une conséquence de la mentalité Kinder-Küche-Kirche du mâle germanique, comme le prétendaient certains psychologues, mais la femme qui était devant lui était sans aucun doute le pire assassin qu’il ait jamais eu l’occasion de rencontrer. Ce qui l’avait le plus horrifié, c’étaient les premiers morceaux de l’anatomie de Manstein qu’ils avaient fait parvenir à sa famille. Et après ça, ils l’avaient encore maintenu en vie une dizaine de jours. Cette fille, encore jeune à l’époque, avait dû s’en donner à coeur joie au milieu des cris de douleur de sa victime. — Bon, c’est bien toi qui t’en es chargée, non ? J’m’imagine que Günter a dû être passablement étonné de ta nouvelle passion, non ? Après tout, tu as passé quoi, cinq nuits avec Herr Manstein avant de l’enlever ? Tu t’es bien amusée, mein Schätzt L’inspecteur vit immédiatement que l’insulte avait fait mouche. Petra avait été jolie, mais c’était terminé. Comme une fleur qu’on a coupée la veille, elle ne ressemblait plus à quelque chose de vivant. Son teint était brouillé, ses yeux entourés de cernes noirs, et elle avait perdu au moins huit kilos. On la sentait toute méfiante, mais seulement par moments. — Je suis sûr que tu t’es donnée, tu l’as laissé faire ce qu’il voulait. Tu as dû jouir suffisamment pour qu’il ait envie de te revoir. Ce qui t’intéressait, c’était pas juste de le faire souffrir, hein ? Herr Manstein était un philanthrope qui avait gardé du jugement. C’était un homme d’expérience, et il ne fréquentait que des putains expérimentées. Dis-moi, Petra, comment as-tu appris tous ces trucs ? Tu t’étais entraînée avec Günter, ou avec d’autres ? Tout ça au nom de la justice révolutionnaire, bien sûr, ou de la Kameradschaft révolutionnaire, nicht wahrt ? T’es une vraie petite salope, Petra. Même les putes ont encore un zeste de moralité, mais pas toi. Et ta cause révolutionnaire bien-aimée, ricana l’inspecteur. Doch ! Quelle cause ! Ça fait quel effet, d’être rejetée par tout le Volk germanique ? Elle se trémoussa dans son siège, elle ne parvenait pas à garder son sang-froid… — Qu’est-ce qui ne va pas, Petra, on ne fait plus dans le genre héroïque, maintenant ? Tu parles toujours de tes visions de liberté et de démocratie, pas vrai ? Mais ça te déçoit, qu’on ait une vraie démocratie — et le peuple déteste les gens de ton espèce ! Dis-moi, Petra, quel effet ça fait d :’être rejetée ? Complètement rejetée. Et tu sais bien que c’est vrai, ajouta l’inspecteur. Tu sais que ce n’est pas une plaisanterie. T’as vu les gens dans la rue, sous tes fenêtres, hein, toi et Gunter, vous les avez vus ? Y a eu une manifestation juste en bas de chez toi. Tu te disais quoi en les regardant, Petra ? Vous vous êtes dit quoi, Günter et toi ? Que c’était encore une manip des contre-révolutionnaires ? L’inspecteur secoua la tête et se pencha davantage pour plonger dans ses yeux vides et sans vie. Il se délectait. — Dis-moi, Petra, comment expliques-tu le résultat des élections ? C’étaient des élections libres, tu sais. Tout ce que vous avez essayé de faire, tous ces meurtres, c’était tout faux, tout ça pour rien. Enfin, tout n’est pas perdu, non ? Au moins, tu auras réussi à faire l’amour avec Wilhelm Manstein. L’inspecteur se pencha en arrière et alluma un cigarillo. Il souffla une bouffée au plafond. — Et maintenant, Petra, j’espère que ça t’a plu au moins, mein Schatz. Tu ne sortiras pas vivante de prison, Petra, tu ne sortiras jamais d’ici. Personne n’éprouve la moindre pitié pour toi, personne n’en éprouvera même le jour où tu seras dans un fauteuil roulant. Oh non ! Ils se souviendront de tes crimes et se diront que tu es là avec d’autres bêtes féroces. Il n’y a aucun espoir pour toi, tu mourras ici, Petra. Petra Hassler-Bock rejeta violemment la tête en arrière en entendant ces derniers mots. Ses yeux devinrent vides, elle essaya de dire quelque chose, sans y parvenir. L’inspecteur continua comme si de rien n’était. — À propos, on a perdu la trace de Günter. On a failli le pincer en Bulgarie, on l’a manqué à quelques heures près. Les Russes, tu vois, ils nous ont filé leurs dossiers sur toi et tes amis. On sait tout sur les mois que vous avez passés dans leurs camps d’entraînement. Bon, peu importe, Günter est toujours en cavale. On pense qu’il est au Liban, avec vos vieux amis dans ce trou à rats. Mais on n’est pas loin, ajouta l’inspecteur. Les Américains, les Russes, les Israéliens, maintenant tout le monde coopère, tu comprends. C’est une des conséquences de leur traité. Étonnant, non ? Je pense qu’on va finir par cravater Günter là-bas… Avec un peu de pot, il essaiera de se défendre ou il fera une connerie du même genre, et on pourra te montrer une photo de son cadavre… Les photos, j’allais oublier ! J’ai quelque chose à te montrer, fit l’inspecteur. Il inséra une cassette vidéo dans le magnétoscope et alluma la télé. L’image mit un moment avant de devenir nette. C’était un film d’amateur pris au caméscope. On voyait deux petites filles, des jumelles, habillées de rose, assises l’une à côté de l’autre sur une couverture typique dans un appartement allemand typique lui aussi. Tout était en Ordnung, même les revues posées sur la table étaient impeccablement rangées. Le film commença. « Komm, Erika, komm, Ursel ! » disait une voix de femme. Les deux fillettes s’appuyaient sur une table basse et trottaient vers elle. La caméra suivait leurs pas hésitants, et elles atterrissaient dans les bras de la femme. «Mutti, Mutti ! » disaient les deux petites filles. L’inspecteur coupa la télé. — Elles parlent déjà, et elles savent marcher. Ist das nicht wunderbar Leur nouvelle maman les aime beaucoup, Petra. Bon, je me suis dit que ça te ferait plaisir de voir ça. C’est tout pour aujourd’hui. L’inspecteur appuya sur un bouton camouflé, un gardien apparut et remmena la prisonnière menottée dans sa cellule. La cellule était un cube de briques peintes en blanc, d’une nudité absolue. Pas de fenêtre, la porte était en acier et ne comportait pas d’autre ouverture qu’un judas et un passe-plat. Petra ne savait pas qu’une caméra TV l’observait en permanence à son insu à travers ce qu’on pouvait prendre pour une brique du plafond parmi d’autres. En fait, c’était une brique de plastique transparente à la lumière dans le rouge et l’infrarouge. Petra Hassler-Bock réussit à garder son sang-froid jusqu’à sa cellule, le temps qu’on referme la porte sur elle. Et puis elle craqua. Les yeux vides, Petra regardait le plafond — blanc, lui aussi —, trop horrifiée pour pleurer, obsédée par ce cauchemar qu’était devenue son existence. Ce n’était pas vrai, c’était impossible, elle avait le sentiment de devenir folle. Tout ce en quoi elle avait cru, tout ce pour quoi elle s’était battue, tout était foutu ! Günter, parti ! Les jumelles, perdues. Sa cause, foutue, sa vie, foutue. Les inspecteurs du Bundeskriminalamt ne l’interrogeaient que pour s’amuser, elle le savait très bien. On n’avait jamais sérieusement essayé de lui tirer les vers du nez, mais il y avait sûrement une raison à cela. Elle ne pouvait rien leur apprendre d’intéressant. Ils lui avaient montré des copies des dossiers de la Stasi. Tout ce qui les concernait, elle et ses frères socialistes, tout était entre les mains des Allemands de l’Ouest. Les noms, les adresses, les numéros de téléphone — au-delà de ce qu’elle aurait jamais pu imaginer —, tout était entre leurs mains. Les dossiers remontaient parfois à plus de vingt ans. Il y avait dedans des choses qu’elle avait elle-même oubliées, des choses sur le compte de Günter qu’elle n’avait jamais sues. Tout était entre les mains du BKA. C’était foutu, tout était foutu. Petra se mit à sangloter. Même Erika et Ursel, ses jumelles, le fruit de son corps, la preuve matérielle de sa foi en l’avenir, de son amour pour Günter. Elles faisaient leurs premiers pas chez des étrangers, elles appelaient Mutti une étrangère. La femme d’un capitaine du BKA — ils le lui avaient dit. Petra continua à sangloter pendant une demi-heure, sans faire de bruit, consciente du fait qu’il y avait un micro dans la cellule, cette foutue boîte blanche qui l’empêchait de dormir. Tout était foutu. La vie — ici ? La seule et unique fois où on l’avait conduite à la promenade avec les autres prisonnières, ils avaient dû empêcher deux de ses compagnes de lui tomber dessus. Elle se souvenait encore de leurs cris, les gardiens avaient dû l’emmener à l’infirmerie — pute, tueuse, bête sauvage… Il lui restait la perspective de vivre ici quarante ans ou davantage, seule, toujours seule, attendant de devenir folle, attendant que son corps se décompose. Voilà ce que le mot vie signifiait pour elle. Elle en était sûre, ils n’auraient jamais pitié d’elle. L’inspecteur avait été net là-dessus. Pas de pitié, pas d’amis, isolée et oubliée de tous… sauf pour la haïr. Elle prit sa décision dans le plus grand calme. Comme tous les prisonniers du monde, elle avait trouvé le moyen de se procurer un petit morceau de métal coupant. En fait, il s’agissait d’un morceau de la lame de rasoir avec laquelle elle était autorisée à s’épiler les jambes une fois par mois. Elle le sortit de sa cachette, tira le drap — blanc lui aussi — du matelas. C’était un matelas ordinaire, d’une dizaine de centimètres d’épaisseur, recouvert de grosse toile rayée. Le matelas possédait des renforts de corde, et le fabricant les avait cousus pour le rendre plus raide. Avec sa lame de rasoir, elle commença à détacher les renforts, ce qui lui prit trois heures et beaucoup de coupures ; la lame était petite, elle se blessait les doigts sans arrêt, mais elle finit par obtenir deux bons mètres de corde rugueuse. Elle fit une boucle à un bout, et accrocha l’autre au support de lampe au-dessus de la porte. Elle était obligée de monter sur une chaise pour ce faire, mais il lui faudrait de toute façon monter sur cette chaise. Après trois essais, elle réussit à faire un noeud convenable. Elle ne voulait pas que la corde soit trop longue. Une fois ces opérations réalisées, elle continua sans s’arrêter. Petra Hass-ler-Bock enleva sa robe et son soutien-gorge. Elle s’agenouilla sur la chaise, le dos contre la porte, plaça la boucle autour de son cou et serra bien fort. Puis elle replia les jambes, et se servit du soutien-gorge pour les attacher entre son dos et la porte. Elle ne voulait pas prendre le risque de se dégonfler au dernier moment. Il fallait qu’elle fasse preuve de courage et de détermination. Sans prendre le temps de faire une prière ou de s’attendrir sur elle-même, elle repoussa la chaise avec ses mains. Son corps tomba de cinq centimètres environ avant que la corde l’arrête net dans sa chute. Son corps se rebellait contre sa volonté, ses jambes attachées se débattaient contre le soutien-gorge qui les ligotait entre son dos et la porte métallique, mais en luttant contre ses liens, elle s’éloigna de la porte, et cela augmenta l’effet de strangulation sur son cou. Elle fut saisie par la douleur. La boucle lui cassa le larynx avant de glisser sous sa mâchoire. Ses yeux s’écarquillèrent, fixés sur les briques du mur opposé. Elle paniqua, l’idéologie avait des limites. Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas mourir, elle ne voulait pas… Ses doigts s’agrippèrent à sa gorge. C’était une erreur. Ils essayèrent de desserrer la corde, mais elle était trop fine et coupait la chair tendre du cou, pas moyen d’y passer un doigt. Elle continua à se débattre, consciente du fait qu’il ne lui restait que quelques secondes avant que le sang cesse d’irriguer son cerveau… elle voyait tout flou, sa vision commençait à s’affaiblir. Elle ne distinguait même plus les joints de ciment entre les briques made in Germany. Ses mains continuaient à essayer de desserrer le lien, elle s’égratignait le cou, le sang coulait et mouillait la corde qui se serrait encore davantage et coupait la circulation dans ses carotides. Elle ouvrit toute grande la bouche et essaya de crier, non, elle ne voulait pas mourir, elle avait besoin de secours. Il n’y avait donc personne pour l’entendre ? Personne pour lui venir en aide ? Trop tard, peut-être deux secondes, ou une seule, peut-être moins ; un dernier éclair de conscience lui dit que si elle était parvenue à desserrer le soutien-gorge qui lui tenait les jambes, elle aurait pu se remettre debout et… L’inspecteur était devant un récepteur de télé. Il vit ses mains qui s’escrimaient sur le soutien-gorge, essayaient désespérément de trouver l’agrafe avant de retomber, de trembler quelques secondes puis de demeurer inertes. « C’est si près, songea-t-il. Si près que j’aurais pu la sauver. » Quelle pitié ! Elle avait été une jolie fille, mais elle avait choisi le meurtre et la torture, et elle avait aussi choisi de mourir, et si elle avait fini par changer d’avis à la dernière extrémité… mais ils le faisaient tous, non ? Enfin, pas tous — une preuve de plus que les plus durs étaient aussi des trouillards, après tout, nicht wahr ? Aber natürlich. — La télé est cassée, dit-il en coupant l’appareil. Il faudrait en trouver une autre pour surveiller la détenue Hassler-Bock. — Y en a pour une heure, répondit le surveillant-chef. — Ça ira bien comme ça. L’inspecteur enleva la cassette du magnétoscope qu’il avait déjà utilisé pour passer la touchante scène de famille. Il la rangea dans sa serviette avec la première, la ferma et se leva. Il n’allait pas jusqu’à sourire, mais son visage affichait tout de même une certaine satisfaction. Ce n’était pas sa faute si le Bundestag et le Bundesrat n’étaient pas capables de voter la peine de mort. C’était à cause des nazis, bien sûr, la peste soit de ces barbares. Mais ces barbares n’étaient pas complètement fous, ils n’avaient pas détruit les Autobahnen après la guerre, par exemple. Bien sûr que non. Alors, tout ça parce que les nazis avaient exécuté des gens… et parmi eux, il y avait des assassins de droit commun que n’importe quel gouvernement civilisé aurait exécutés de la même manière. Si quelqu’un méritait la mort, c’était bien Petra Hassler-Bock. Meurtre avec torture, et la mort par pendaison. L’inspecteur trouvait que c’était assez équitable. Il s’était occupé de l’affaire Wilhelm Manstein depuis le début, il était là quand ses parties génitales étaient arrivées par la poste, il avait vu les médecins autopsier le cadavre, avait assisté aux funérailles, et il se souvenait encore des nuits épouvantables qu’il avait passées, incapable de chasser toutes ces images horribles. Maintenant, ces images allaient peut-être s’estomper, la justice était lente, mais justice était faite. Avec de la chance, ces deux mignonnes petites filles grandiraient et deviendraient des citoyennes convenables, personne ne saurait jamais qui avait été leur mère naturelle. L’inspecteur sortit de la prison et monta dans sa voiture. Il préférait être loin d’ici quand on découvrirait le corps. L’affaire était close. * * * — Hé, mec. — Marvin, on m’a dit que tu te débrouillais bien avec les armes, dit Ghosn à son ami. — Pas difficile, mec. Je tire depuis que je suis gosse, et, chez moi, c’est comme ça qu’on gagne son dîner. — Tu as réussi à battre notre meilleur instructeur, ajouta l’ingénieur. — Vos cibles sont nettement plus grosses qu’un lapin, et elles sont immobiles. J’ai déjà tué du gibier à la course avec ma .22. Si tu devais te nourrir de ta chasse, tu apprendrais vite à viser convenablement. Tiens, et la bombe ? Tu t’y es pris comment ? demanda Marvin. — Beaucoup de peine pour pas grand-chose, répondit Ghosn. — Tu pourrais peut-être fabriquer un poste radio avec toute l’électronique qu’il y avait dedans, suggéra l’Américain. — Ça serait peut-être utile. 10 DERNIÈRES CHANCES Il est toujours plus agréable de voler vers l’ouest que vers l’est, l’organisme humain s’adapte plus facilement à une journée plus longue qu’à une journée trop courte. En outre, le bon vin et la bonne chère améliorent les choses. Air Force One disposait d’une grande salle de réunion dans laquelle on offrait à présent un dîner aux membres les plus importants de l’administration et à quelques journalistes triés sur le volet. La cuisine était exquise, comme toujours. Air Force One est sans doute le seul avion au monde où l’on ne vous sert pas de plateaux de télévision. Les stewards font le marché tous les jours, et les plats sont préparés à six cents noeuds et dix mille mètres d’altitude. Plus d’un cuisinier a quitté le service pour devenir chef dans un grand restaurant. Avoir été le cuisinier du président des États-Unis d’Amérique n’est pas négligeable dans un CV. Le vin venait de New York, un chablis rouge particulièrement retaillé que le président appréciait beaucoup, quand il ne buvait pas de bière. Le 747 transformé en avait trois pleines caisses en soute. Deux sergents en uniforme blanc surveillaient le niveau dans les verres au fur et à mesure que les plats passaient. L’ambiance était détendue, les conversations informelles et générales — il valait mieux faire attention si on voulait être réinvité. — Alors, monsieur le président, demanda un journaliste du New York Times, croyez-vous que cet accord pourra entrer rapidement en vigueur ? — Mais c’est déjà fait, au moment même où nous parlons. Des émissaires de l’armée suisse sont sur place pour examiner les mesures à prendre. Le secrétaire d’État Bunker rencontre le gouvernement israélien pour faciliter l’arrivée des forces américaines dans la région. Nous espérons que tout sera en place d’ici deux semaines. — Et tous ces gens qui vont devoir évacuer leurs maisons ? continua le représentant du Chicago Tribune. — Il est certain qu’ils vont se trouver dans une situation pénible, mais de nouvelles habitations vont être construites rapidement avec notre aide. Les Israéliens nous ont demandés et obtiendront des crédits au moyen desquels ils vont acheter des maisons préfabriquées en Amérique. Nous allons en outre les aider à installer une usine de fabrication et ils en feront par eux-mêmes. Il y aura plusieurs milliers de personnes à reloger, cela risque d’être douloureux, mais nous essaierons de les aider. — N’oubliez pas un autre aspect des choses, ajouta Liz Elliot, la qualité de la vie ne consiste pas seulement à avoir un toit. La paix a son prix, elle a aussi ses bienfaits. Ces gens vont enfin savoir ce que c’est que la sécurité. — Excusez-moi, monsieur le président fit le journaliste du Tribune en levant son verre, je ne veux pas que l’on y voie une critique, nous pensons tous que ce traité est un don du ciel. — Tout le monde approuva du chef autour de la table. — Mais ses modalités d’exécution sont importantes, et nos lecteurs veulent en savoir davantage. — Le transfert de population sera la partie la plus difficile, répondit calmement Fowler. Nous devons savoir gré au gouvernement israélien d’avoir donné son accord, et nous ferons notre possible pour rendre l’application de ce traité aussi paisible que possible. — Et quelles sont les unités que nous allons envoyer pour défendre Israël ? demanda un autre journaliste. — Je suis content que vous me posiez cette question, répondit Fowler. Le journaliste précédent avait passé sous silence l’obstacle potentiellement le plus important à la mise en oeuvre du traité — la Knesset allait-elle entériner les accords ? — Comme vous l’avez certainement entendu dire, nous sommes en train de reconstituer une nouvelle unité de l’armée, le 10e régiment de Cavalerie. Il est en cours de formation à Fort Stewart, en Georgie ; sur mes directives, des bâtiments de la flotte complémentaires ont été réquisitionnés et le transporteront en Israël le plus rapidement possible. Le 10e de Cavalerie est une unité célèbre au passé glorieux. C’était l’une de ces unités noires que les westerns ont pratiquement passées sous silence. Par un heureux hasard — le hasard n’avait rien à voir à l’affaire —, son commandant sera un Américain d’origine noire, le colonel Marion Diggs, brillant soldat, issu de West Point. Voilà pour les forces terrestres. La composante aérienne sera constituée d’une escadre complète de chasseurs-bombardiers F-16, d’un détachement d’AWACS, et du personnel de soutien habituel. Enfin, les Israéliens nous prêtent le port d’Haïfa, et nous aurons pratiquement en permanence un groupe de porte-avions et une division de marines en Méditerranée orientale. — Mais le coût… — C’est Dennis Bunker qui a eu cette idée du 10e de Cavalerie et, franchement, je regrette de ne pas l’avoir eue avant lui. Quant au reste, eh bien, nous essaierons de trouver une solution ou une autre pour augmenter le budget de la Défense. — Est-ce absolument nécessaire, monsieur le président ? Je veux dire, avec tous ces problèmes budgétaires, surtout en matière de Défense, devons-nous vraiment… ? — Bien sûr que nous le devons. Le conseiller à la Sécurité nationale avait brusquement interrompu le journaliste. Pauvre imbécile, disait son visage. — Israël prend très au sérieux tout ce qui concerne sa sécurité, et notre engagement de préserver cette sécurité est une condition sine qua non d’exécution du traité. — Eh ben, Marty…, murmura un autre journaliste. — Nous ferons des économies dans d’autres domaines pour compenser ces dépenses, ajouta le président. Je sais bien que nous allons retomber dans l’une de ces éternelles querelles sur le financement des dépenses publiques, mais je pense que nous venons de démontrer que celles-ci sont justifiées. Si nous devons augmenter légèrement les impôts pour préserver la paix mondiale, je suis sûr que le peuple américain le comprendra et soutiendra ce programme, conclut Fowler comme si tout cela allait de soi. Tous les journalistes prirent bonne note de cette déclaration : le président était sur le point de proposer une nouvelle augmentation des impôts. On y avait déjà eu droit après les première et seconde guerres mondiales, ce seraient là les premiers dividendes de la paix, se dit l’une des journalistes avec un sourire un peu cynique. Il faudrait encore obtenir l’accord du Congrès. Mais son sourire avait une autre raison. Elle avait remarqué le regard particulier que jetait le président à son conseiller pour les affaires de Sécurité nationale. Elle rêva un instant : elle avait essayé à deux reprises de joindre Elizabeth Elliot chez elle, avant le voyage à Rome, et elle était tombée à chaque fois sur un répondeur. Elle aurait très bien pu creuser davantage, elle aurait pu faire le guet devant sa maison de Kalorama Road. Mais… Mais tout ça ne la regardait pas, après tout. Le président était veuf, et sa vie privée n’avait pas d’importance tant qu’il restait discret et qu’elle n’influait pas sur sa fonction officielle. La journaliste se demanda si elle était la seule à avoir remarqué quelque chose. Après tout, si le président et sa conseillère étaient aussi proches, ce n’était peut-être pas si mal. Il n’y avait qu’à voir comment ils avaient négocié le traité du Vatican… * * * Le général Abraham Ben Jacob lisait le texte du traité dans le secret de son bureau. Il n’était pas homme à avoir des états d’âme quand il lui fallait se former une opinion personnelle. Il savait que cela tenait à une certaine forme de paranoïa. Pendant toute sa vie adulte — dans son cas, elle avait commencé quand il avait seize ans, 1 âge auquel il avait porté pour la première fois les armes au service de son pays —, le monde avait été excessivement simple à comprendre. Il y avait les Israéliens, et les autres. La plupart des autres étaient des ennemis, ou au moins des ennemis potentiels. Quelques-uns, très peu, étaient des associés ou peut-être des amis, mais c’était Israël qui choisissait ses amis. Avi avait mené cinq opérations aux États-Unis, « contre » les Américains. « Contre » n’était pas le terme exact, naturellement. Il n’avait jamais cherché à nuire aux États-Unis, mais les Américains, bien sûr, n’aimaient pas que leurs secrets atterrissent n’importe où. Cela laissait le général Ben Jacob de glace : sa mission était de protéger l’État d’Israël, pas de faire plaisir aux uns ou aux autres, et les Américains comprenaient parfaitement ce point de vue. De temps en temps, ils échangeaient des informations avec le Mossad, le plus souvent de façon informelle. Plus rarement encore, le Mossad fournissait des renseignements aux Américains. Leurs relations étaient très correctes, en fait, ce n’était pas très différent de ce qui se passe entre deux sociétés concurrentes sur le même segment de marché ; il leur arrivait de coopérer, mais ils ne se faisaient jamais totalement confiance. Dorénavant, leurs relations risquaient de changer, elles allaient même sûrement changer. Les États-Unis étaient en train de mettre leurs troupes au service de la défense israélienne. Cela rendait les Américains partiellement responsables de la défense d’Israël, et, réciproquement, Israël responsable de la sécurité des Américains (une chose que n’avaient pas remarquée les médias américains). L’échange d’informations était une chose qui allait se généraliser, et Avi n’aimait pas ça. Certains renseignements avaient été obtenus au prix de tant d’efforts et parfois de tant de sang par les officiers placés sous ses ordres… Il était probable que les Américains n’allaient pas tarder à envoyer un haut responsable des services de renseignement pour traiter ce genre de problème, et ils allaient envoyer Ryan, bien sûr. Avi se mit à prendre des notes, il lui fallait le maximum d’informations sur Ryan de façon à pouvoir négocier le mieux possible avec les Américains. Ryan… était-ce vrai, ce bruit qui courait, selon lequel il était à l’origine de tout ça ? La question restait entière, songea Ben Jacob. Le gouvernement américain l’avait nié, mais Ryan ne faisait pas partie des protégés du président Fowler ou de cette Elizabeth Elliot. Ils avaient sur elle un maximum d’informations. Du temps où elle était encore professeur de sciences politiques à Bennington, des représentants de l’OLP assistaient à ses cours sur le Moyen-Orient — au nom de l’équité et d’un sain équilibre ! Ç’aurait pu être pire. Ce n’était pas Vanessa Redgrave, qui dansait avec un AK-47 brandi au-dessus de la tête, se dit Avi, mais son « objectivité » allait jusqu’à écouter les représentants d’un peuple qui avait attaqué des enfants israéliens à Ma’alot et des athlètes israéliens à Munich. Comme la plupart des membres du gouvernement américain, elle avait oublié ce que c’était que des principes. Ryan, lui, était différent… Le traité était son oeuvre, c’était sûr, Fowler et Elliot n’auraient jamais eu une idée comme celle-là. Il ne leur serait jamais venu à l’esprit d’utiliser la religion comme une clé pour résoudre le problème. Le traité. Il y repensa, reprit ses notes. Comment son propre gouvernement avait-il pu se laisser manoeuvrer à ce point ? « Mais comment aurait-il pu en être autrement ? » se demandait Avi. De toute façon, le traité du Vatican était chose acquise. Probablement acquise, du moins. La population israélienne avait commencé à bouger, et les prochains jours promettaient d’être passionnants. La raison en était très simple : Israël devait évacuer la rive ouest du Jourdain. Des unités de l’armée restaient sur place, pour la plupart des unités américaines encore stationnées en Allemagne et au Japon, mais la rive ouest allait devenir un État palestinien, un État démilitarisé aux frontières garanties par l’ONU. Tout ça n’était qu’un chiffon de papier, se dit Ben Jacob. La seule vraie garantie d’Israël, c’était les États-Unis. L’Arabie Saoudite et ses frères du Golfe allaient payer le prix de la réhabilitation économique des Palestiniens, l’accès à Jérusalem était également garanti — c’est là qu’allaient stationner l’essentiel des troupes israéliennes, avec des camps bien défendus et le droit de patrouiller à leur guise. Jérusalem proprement dite devenait un dominion du Vatican. Un maire élu — il se demandait si l’actuel maire israélien allait conserver son poste… pourquoi pas, après tout, il était très compétent — devait prendre en charge l’administration civile, mais les affaires religieuses seraient désormais du ressort du Vatican, par le biais d’une troïka de trois ecclésiastiques. La police serait assurée par un régiment mécanisé suisse. Avi aurait dû s’en douter, l’armée israélienne avait été conçue sur le modèle suisse et ce régiment était supposé s’entraîner avec le régiment américain. Le 10e de Cavalerie était la crème des troupes d’élite. Sur le papier, c’était parfait. Les choses sont toujours parfaites, sur le papier. Dans les rues d’Israël, cependant, les manifestations avaient déjà commencé, mobilisant des milliers de personnes. Deux commissaires et un soldat avaient déjà été blessés — par des Israéliens. Les Arabes se tenaient soigneusement à l’écart. Une commission ad hoc, conduite par les Saoudiens, était chargée de déterminer quel morceau de terrain appartenait à qui — une situation qu’Israël avait soigneusement contribué à créer quand il avait mis la main sur des terres sans se soucier de savoir ce qui appartenait ou pas aux Arabes. Mais, grâce à Dieu, ce n’était pas le problème d’Avi. Il se prénommait Abraham, pas Salomon. « Est-ce que ça va marcher ? » se demanda-t-il. * * * « Ça ne peut décidément pas marcher », se disait Qati. Quand il avait su que le traité était signé, cela avait déclenché dix heures de vomissements ininterrompus, et maintenant qu’il en connaissait les termes, il se sentait aux portes de la mort. La paix ? Et Israël allait continuer à exister ? Alors, ces centaines et ces milliers de combattants de la liberté sacrifiés sous les canons et les bombes israéliens ? Pour quoi étaient-ils morts ? C’était pour en arriver là que Qati avait fait le sacrifice de sa vie ? Il aurait pu aussi bien mourir. Il s’était privé de tout, il aurait pu avoir une vie normale, une femme et des fils, un foyer et un métier agréables, il aurait pu devenir médecin ou ingénieur ou commerçant. Il était assez intelligent pour réussir partout, mais non, il avait choisi la voie la plus difficile. Son but était de bâtir une nation, de lui donner la dignité à laquelle elle avait droit. Son but était de diriger son peuple et de vaincre les envahisseurs. Il fallait s’en souvenir. Il avait toujours craint ce qui arrivait. N’importe qui était capable de reconnaître l’injustice, mais y remédier lui aurait permis de rester comme l’homme qui avait changé le cours de l’histoire, même dans une faible mesure, même pour un tout petit peuple… Pourtant, ce n’était pas si évident, se disait Qati. Pour accomplir cette tâche, il fallait défier de grandes nations, les Américains et les Européens qui avaient infligé tous ces dommages à sa patrie, et ceux qui y réussissaient étaient assurés de laisser un nom. S’il gagnait, il aurait sa place parmi les grands hommes, car ce sont les hauts faits qui font les grands hommes, et les grands hommes dont l’histoire se souvient. Ce n’était pas possible, se disait le commandant. Son estomac était pourtant là, qui lui rappelait qu’il venait de lire le contraire en des mots nets et précis. Le peuple palestinien, son peuple, si noble et courageux, comment imaginer qu’il puisse se laisser séduire par cette infamie ? Qati se leva pour aller vomir dans sa salle de bains une fois de plus. Quand tout fut terminé, il but un verre d’eau pour effacer le goût désagréable qui lui remplissait la bouche. Mais ce n’était pas suffisant pour effacer un autre goût amer. * * * De l’autre côté de la rue, dans une autre maison contrôlée par l’organisation, Günter Bock écoutait la radio allemande d’outre-mer, la Deutsche Welle. Malgré son idéologie et en dépit de l’endroit où il se trouvait, Bock ne pouvait s’empêcher de réagir en Allemand. Un Allemand socialiste-révolutionnaire, bien sûr, mais un Allemand tout de même. Il avait fait beau chez lui, son vrai chez lui, disait la radio, le ciel était bleu, une belle journée pour aller se promener le long du Rhin la main dans la main avec Petra et… Ce qu’il entendit ensuite lui brisa le coeur. « Petra Hassler-Bock, condamnée pour meurtre, a été retrouvée pendue dans sa cellule cet après-midi. Épouse du terroriste en fuite Gunter Bock, Petra Hassler-Bock avait été condamnée à la prison à perpétuité pour le meurtre de Wilhelm Manstein après son arrestation à Berlin. Elle était âgée de trente-huit ans. « La nouvelle sélection du club de football de Dresde a surpris la plupart des observateurs. Menée par l’avant international Willi Scheer… » Bock avait les yeux hagards. Sa chambre était sombre, mais il ne parvenait même pas à voir le cadran éclairé de son poste radio. Il essaya de regarder les étoiles par la fenêtre grande ouverte. Petra, morte ? Il savait bien que c’était vrai, à un point tel qu’il n’essayait même pas de se convaincre que c’était impossible. Ce n’était que trop possible… en fait, c’était inévitable. Suicide, en apparence ! Naturellement, tous les membres de la bande Baader-Meinhof s’étaient « apparemment » suicidés. On avait même prétendu que l’un d’entre eux s’était tiré… trois balles dans la tête ! « Voilà un type qui s’est accroché à son flingue jusqu’à la mort », ç’avait été la blague de l’époque dans la police ouest-allemande. Bock savait bien qu’ils avaient assassiné sa femme. Sa ravissante Petra était morte, sa meilleure amie, sa fidèle camarade, son amante. Morte. Il n’aurait pas dû être atteint à ce point, il le savait bien. C’était inévitable. Ils étaient obligés de la tuer, elle constituait un maillon avec le passé, et un maillon dans une chaîne potentiellement dangereuse pour le futur capitaliste de l’Allemagne. En la tuant, ils assuraient un peu plus la stabilité politique de la nouvelle Allemagne. Das vierte Reich. — Petra, murmura-t-il. Elle était bien plus qu’un personnage politique, bien plus qu’une révolutionnaire. Il se souvenait de chacun de ses traits, de chaque courbe de son jeune corps. Il se souvenait d’elle quand elle attendait leurs jumelles, de son sourire quand elle avait mis au monde Erika et Ursel. Elles aussi lui avaient été enlevées, on les lui avait arrachées, c’était comme si elles étaient mortes elles aussi. Il ne pouvait rester seul dans ces circonstances. Bock s’habilla et traversa la rue. Qati, il s’en rendit compte avec plaisir, était réveillé, l’air blême. — Qu’est-ce qui ne va pas, cher ami ? lui demanda le commandant. — Petra est morte. Qati eut l’air sincèrement désolé. — Que s’est-il passé ? — Ils l’ont retrouvée morte dans sa cellule — pendue. Bock commençait à former des images dans sa tête, une fois le premier choc passé. Sa Petra, retrouvée étranglée, son ravissant petit cou… Mais cette image était trop insupportable. Il avait assisté à des pendaisons. Petra et lui avaient exécuté des ennemis de classe, ils avaient vu les visages devenir pâles, puis cramoisis, et… Cette vision était intolérable, il n’arrivait pas à s’imaginer Petra comme ça. Qati avait l’air effondré. — Puisse Allah avoir pitié de notre camarade. Bock resta silencieux. Ni Petra ni lui ne croyaient en Dieu, mais Qati avait exprimé bien des choses avec cette prière, même si elle lui paraissait vaine. C’était en tout cas l’expression de sa sympathie et de sa bonne volonté, la manifestation de son amitié. C’est de cela qu’avait besoin Bock pour l’instant, et il s’en contenta sans penser plus avant. — C’est un jour sombre pour notre cause, Ismaël. — Pire encore que tu ne l’imagines, avec ce maudit traité… — Je sais, fit Bock, je sais bien. — Qu’en penses-tu ? Une des choses sur lesquelles Qati pouvait compter, c’était sur la franchise de Bock. Gunter était toujours d’une objectivité parfaite. L’Allemand prit une cigarette sur le bureau du commandant et l’alluma. Il était incapable de rester assis et arpentait la pièce. Il lui fallait remuer pour prouver qu’il était toujours vivant, et il devait faire un effort pour obliger son cerveau à penser de manière objective. — Ce que nous observons n’est que la partie émergée d’un plan beaucoup plus ambitieux. Lorsque les Russes ont trahi le socialisme mondial, ils ont mis en branle une série d’événements destinés à consolider leur contrôle sur la plus grande partie du monde. Je pensais qu’il ne s’agissait sans doute pas pour les Russes d’une stratégie mûrement réfléchie, dans le but d’obtenir une aide économique — tu dois comprendre que les Russes sont un peuple particulièrement attardé, Ismaël. Ils n’ont même pas été capables de faire marcher le communisme. Et le communisme a été inventé par un Allemand, ajouta-t-il avec un petit sourire (en passant sous silence le fait que Marx était en outre juif). Il se tut quelques instants, puis reprit d’une voix froide et détachée. Il était heureux qu’on lui fournisse l’occasion d’oublier même brièvement son émotion, et il discourait comme un vieux révolutionnaire. — Mais j’avais tort. Ce n’était pas affaire de tactique, c’était bel et bien de la trahison. Les progressistes soviétiques se sont fait avoir, encore plus qu’en RDA. Leur rapprochement avec les États-Unis est parfaitement sincère, ils essaient d’échanger leur pureté idéologique contre une prospérité, provisoire bien sûr, mais ils n’ont pas du tout l’intention de revenir un jour au socialisme. « Les États-Unis, de leur côté, font payer leur aide au prix fort. Ils ont contraint les Soviets à lâcher l’Irak, à diminuer le soutien qu’ils t’apportaient, à toi et à tes frères arabes, et finalement, à adopter leur plan destiné à assurer définitivement la sécurité d’Israël. Il est évident que le « lobby pro-juif américain avait monté ce coup de longue date. Ce qui change tout, c’est la participation des Soviétiques. Nous ne devons plus faire face seulement aux États-Unis, mais à une conspiration beaucoup plus vaste. Nous n’avons plus d’amis, Ismaël, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. — Crois-tu que nous avons perdu ? — Non. — Les yeux de Bock eurent un éclair. — Mais même si nous arrêtions tout immédiatement, ils auraient déjà un avantage colossal. Si nous continuons, ils utiliseront le rapport des forces à leur profit et nous pourchasseront sans merci. Tes relations avec les Russes sont aussi mauvaises que d’habitude, et elles vont encore empirer. Maintenant, les Russes vont collaborer avec les Américains et les Sionistes. — Qui aurait pu croire qu’un jour, les Américains et les Russes… — Personne. Personne, sinon ceux qui ont monté cette affaire, les brillants cerveaux américains et leurs chiens, Narmonov et ses laquais. Ils ont joué d’une façon remarquable, mon ami. Nous aurions dû les voir venir, mais nous n’avons rien vu du tout, ni toi ici, ni moi en Europe. C’est nous qui nous sommes trompés. Qati songeait qu’il avait précisément besoin de s’entendre dire la vérité sans fard, mais son estomac n’était pas de cet avis. — Que proposes-tu pour remédier à la situation ? demanda le commandant. — Nous sommes confrontés à une alliance entre deux amis assez insolites et leurs affidés. Il faut trouver le moyen de détruire cette alliance. Historiquement, quand une coalition se défait, les alliés de la veille se retrouvent encore plus méfiants l’un envers l’autre qu’ils ne l’étaient avant. Comment obtenir ce résultat ? — Bock haussa les épaules. — Je ne sais pas, ça prendra du temps… Mais les graines de la mésentente existent, beaucoup de gens pensent comme moi, beaucoup d’Allemands pensent comme moi. — Tu viens de dire qu’il fallait commencer par enfoncer un coin entre l’Amérique et la Russie ? lui dit Qati, aussi intéressé que d’habitude par les constructions intellectuelles de son ami. — Ce serait bien si on arrivait à commencer par là, mais cela me paraît difficile. — Peut-être pas tant que tu te l’imagines, pensa Qati, sans se rendre compte qu’il réfléchissait tout haut. — Pardon ? — Rien. On en rediscutera plus tard, je suis fatigué. — Excuse-moi de t’avoir dérangé, Ismaël. — Nous vengerons Petra, mon ami. Ils paieront pour leurs crimes ! lui promit Qati. — Merci. Bock se retira, et, cinq minutes plus tard, il était de retour chez lui. La radio était toujours allumée et diffusait de la musique traditionnelle. Tout lui revint d’un coup, le choc de la première émotion. Il n’arrivait pourtant pas à pleurer, fou de rage qu’il était. La mort de Petra était une tragédie personnelle, mais c’était en outre tout son univers qui avait été trahi par la même occasion. La mort de sa femme n’était qu’un symptôme d’un mal plus profond et plus virulent. C’est le monde entier qui allait payer la mort de Petra, si c’était en son pouvoir. Et tout cela au nom de la justice révolutionnaire, bien entendu. * * * Qati avait du mal à s’endormir. Étrangement, c’est parce qu’il se sentait coupable. Lui aussi, il conservait des souvenirs de Petra, de son corps souple — elle n’avait pas encore épousé Gunter à l’époque —, et il songeait à sa mort, à ce corps découvert pendu au bout d’une corde allemande… Comment était-elle morte ? Aux informations, on avait parlé d’un suicide ? Qati le croyait volontiers. Ils étaient trop fragiles, tous ces Européens, intelligents, mais fragiles. Ils se laissaient emporter par la passion de la lutte, mais n’avaient pas de résistance. Leur supériorité résidait dans leur largeur de vues, résultat d’un environnement cosmopolite et d’une bonne instruction. Alors que Qati et les siens ne parvenaient pas à voir plus loin que leurs problèmes immédiats, leurs camarades européens avaient une vue plus globale des choses. Cet accès de lucidité le surprit. Qati et son peuple avaient toujours regardé les Européens comme des camarades, pas comme des égaux, comme des dilettantes de la révolution. C’était une erreur. Leur tâche révolutionnaire avait toujours été plus difficile, car ils manquaient du vivier de mécontents dans lequel Qati et ses confrères recrutaient leurs troupes. S’ils avaient connu moins de succès, cela tenait à des circonstances objectives, pas à une intelligence inférieure ou à leur manque de détermination. Bock aurait fait un remarquable officier d’opérations, avec sa vue claire des choses. « Et maintenant ? » se demanda Qati. C’était une question pertinente, mais elle méritait réflexion. Il ne fallait pas se presser d’y répondre, il allait l’enfouir au fond de lui-même pendant quelques jours… au moins une semaine, se promit le commandant, en essayant de trouver le sommeil. * * * « J’ai l’immense privilège et le grand honneur de vous annoncer le président des États-Unis. » Les membres du Congrès se levèrent comme un seul homme de leurs bancs bondés. Alignés au premier rang, tous les membres du gouvernement, ainsi que les chefs d’état-major et les juges de la Cour suprême, se levèrent également. Il y avait encore d’autres spectateurs dans les tribunes, dont les ambassadeurs d’Israël et d’Arabie Saoudite, assis côte à côte, ce qui était du jamais-vu. Les caméras des télévisions montraient la grande salle où s’étaient faites de grandes comme d’infâmes choses. Les applaudissements se répercutaient d’un bout à l’autre, au point que les assistants en avaient mal aux mains. Le président Fowler posa ses notes devant lui sur le pupitre. Il se retourna pour serrer la main du speaker de la Chambre, puis celle du président du Sénat en exercice et enfin celle de son propre vice-président, Roger Durlin. Dans l’euphorie du moment, personne ne songea à faire de commentaire déplaisant sur le fait qu’il eût salué Durlin en dernier. Puis il se retourna vers la salle avec un grand sourire, et les ovations reprirent de plus belle. Fowler sortit tout son répertoire : salut d’une seule main, puis des deux mains, à hauteur des épaules, au-dessus de la tête. L’unanimité était sincère, au-delà des frontières partisanes, et cela aussi était assez exceptionnel. Fowler le remarqua, ses ennemis les plus convaincus au Congrès et au Sénat étaient aussi enthousiastes que les autres, et il savait qu’ils étaient sincères. Le Congrès était encore capable de faire preuve de patriotisme, à la surprise générale. Il fit enfin un grand geste pour demander le silence, et les applaudissements se calmèrent. « Mes chers compatriotes, je suis venu ici vous rendre compte des derniers événements qui se sont produits en Europe et au Proche-Orient, je suis devant vous avec les textes de deux traités que je dépose sur le bureau du Sénat des États-Unis. J’espère que vous leur accorderez rapidement votre soutien enthousiaste — Applaudissements. — Grâce à ces traités, les États-Unis, agissant en étroite collaboration avec de nombreux pays — de vieux amis pour certains, d’autres plus récents, mais dont le soutien est d’une grande valeur —, ont réussi à faire revenir la paix dans une région qui a beaucoup contribué à apporter la paix au monde, mais qui l’avait très peu expérimentée elle-même. « Il nous faut scruter l’histoire, suivre les développements de l’esprit humain. Tous les progrès de l’humanité, toutes ces lumières qui nous ont tirés de la barbarie, tous ces grands hommes et femmes qui ont prié et rêvé, espéré ce moment, ont travaillé à cet aboutissement — ce moment, cette occasion exceptionnelle, ce sommet, c’est la dernière page des conflits humains qui se ferme. Nous ne sommes pas à un point de départ, mais à un point d’arrivée. Nous… » Il dut s’interrompre sous le grondement des applaudissements. Il était un peu agacé, car il n’avait pas prévu qu’on le couperait au cours de cette tirade. Mais il fit un large sourire, et réclama le silence en étendant les bras. « J’ai l’honneur de vous informer que les États-Unis ont fait un grand pas sur la voie de la justice et de la paix. — Applaudissements. — Il devait en être ainsi… » — Un peu ronflant, non ? demanda Cathy à Ryan. — Un peu, oui grommela Jack dans son fauteuil en attrapant son verre. On n’y peut rien, chérie. Il y a des règles pour ce genre de manifestation, c’est comme à l’opéra. Il faut se plier au mode d’emploi. Cela dit, c’est un événement exceptionnel. — Quand pars-tu ? lui demanda Cathy. — Bientôt, répondit Jack. « Bien sûr, il y aura un prix à payer, mais l’histoire exige que ceux qui la façonnent se montrent responsables, continuait Fowler à la télé. Il est de notre devoir de garantir la paix, nous allons envoyer des hommes et des femmes pour protéger l’État d’Israël. Nous avons promis solennellement de protéger ce pays faible et courageux contre tous ses ennemis. » — Quels ennemis ? demanda Cathy. — La Syrie n’est pas ravie de ce traité et l’Iran non plus. Au moins tant que ça continue au Liban, encore qu’il n’y ait plus vraiment de Liban. Ce n’est plus qu’un endroit sur la carte, où des gens meurent. Il y a aussi la Libye et tous les mouvements terroristes. Voilà pas mal d’ennemis qui se sentent visés. Ryan finit son verre et retourna à la cuisine pour le remplir. « Quel dommage de boire un vin comme ça dans des conditions pareilles ! » pensait-il. Pour ce que ça lui importait, il aurait pu boire n’importe quoi… « Tout cela aura un coût important », disait Fowler quand Jack revint. — Les impôts vont augmenter, fit Cathy sans ambages. — Et alors, tu t’attendais à quoi ? Un milliard par-ci, un milliard par-là… — Tu crois que ça va changer les choses ? lui demanda-t-elle. — Oui, ça devrait. On verra bien si tous les responsables religieux croient vraiment ce qu’ils disent, ou si ce sont des jean-foutre. On est en train de les ligoter à leurs propres pétards, chérie… Appelle ça des « principes », si tu veux, ajouta Jack au bout d’un moment. Ou bien les choses se passeront conformément à ce qu’ils croient, ou bien ce sont des charlatans. — Et… ? — Je ne crois pas qu’il s’agisse de charlatans, je crois qu’ils seront obligés de respecter ce qu’ils ont toujours affirmé. C’est leur devoir. — Bientôt, tu vas te retrouver au chômage, non ? Jack perçut la nuance d’espoir qui passait dans sa voix. — Ça, je n’en sais rien. Quand le président eut terminé, ce fut l’heure des commentaires. Le rabbin Salomon Mendelev présenta le point de vue des opposants. C’était un vieux New-Yorkais, l’un des plus chauds, si ce n’est des plus virulent, partisan d’Israël. Et pourtant, il n’y avait jamais mis les pieds. Jack ne savait pas pourquoi et se dit qu’il faudrait qu’il pense à étudier ça le lendemain. Mendelev était le chef d’un petit groupe, mais un groupe très influent, de la coterie pro-israélienne. Il avait été à peu près le seul à approuver — au moins, à se montrer compréhensif au moment de la tuerie sur le Mont du Temple. Le rabbin portait la barbe sous sa yarmulke noire, et son costume était tout froissé. « L’État d’Israël a été trahi, répondit-il après qu’on lui eut posé une première question. — Il parlait d’une voix étonnamment calme. — En obligeant Israël à rendre ce qui lui appartient de plein droit, les États-Unis ont trahi le droit historique du peuple juif d’habiter la terre de ses ancêtres. De même, ils compromettent gravement la sécurité de ce pays. Il faudra chasser les Israéliens à la pointe des baïonnettes, exactement comme il y a cinquante ans, conclut-il d’un air sinistre. — Attendez, s’il vous plaît, supplia un autre commentateur. — Seigneur Dieu, ce que ces gens peuvent être passionnés, fit Jack. « J’ai perdu les membres de ma famille durant l’Holocauste, dit Mendelev, d’une voix toujours aussi calme. Le rôle de l’État d’Israël, c’est d’offrir aux Juifs un lieu où ils soient en sécurité. — Mais le président va envoyer des troupes américaines… — Nous avons bien envoyé des troupes américaines au Viêtnam, rétorqua le rabbin Mendelev. Et nous avons fait des promesses, et il y a eu un traité, là aussi. La seule sécurité pour Israël consiste à se défendre avec ses propres soldats à l’abri de frontières défendables. Les États-Unis ont contraint ce pays à accepter un accord, Fowler a interrompu les livraisons d’armes pour « faire passer un message ». Eh bien, nous avons parfaitement compris le message : cédez, ou bien vous n’aurez plus rien. Je suis en mesure de le prouver, je suis prêt à en témoigner devant la commission des affaires étrangères du Sénat. — Ouh là là, dit tranquillement Jack. « Scott Adler, le sous-secrétaire d’État, nous a remis en mains propres le message, tandis que Jack Ryan, directeur adjoint de la CIA, allait voir l’Arabie Saoudite. Ryan a promis au roi d’Arabie que les États-Unis amèneraient Israël à merci. C’était déjà assez désagréable, mais dans le cas d’Adler, un Juif, avoir fait ce qu’il a fait… » Et Mendelev hocha tristement la tête. — Ce mec a de bonnes sources. — C’est vrai, ce qu’il raconte ? demanda Cathy. — Pas tout à fait, ce que nous faisions là-bas devait rester secret. Personne n’était censé savoir que j’étais allé à l’étranger. — Moi, je le savais… — Mais tu ne savais pas où. Peu importe, il fait beaucoup de bruit, mais ça ne change rien. * * * Les manifestations commencèrent le lendemain. Ils avaient tout misé là-dessus, c’était le cri du désespoir. Les manifestants étaient menés par deux juifs russes qui venaient d’être autorisés à quitter un pays qui montrait si peu d’affection pour eux. À leur arrivée dans leur vraie patrie, ils avaient été autorisés à s’installer sur la rive ouest, dans ce morceau de Palestine qui avait été repris par la force à l’armée jordanienne pendant la guerre des Six Jours. Leurs immeubles préfabriqués, minuscules pour des Américains, mais extrêmement luxueux pour des Russes, étaient bâtis parmi des centaines d’autres au milieu des cailloux. Sentiment nouveau pour eux, ils avaient un foyer, et les gens sont capables de se battre pour défendre leur foyer. Le fils d’Anatoly — il s’était rebaptisé lui-même Nathan — était officier de carrière dans l’armée israélienne, et la fille de David également. Lorsqu’ils étaient arrivés en Israël, peu de temps avant, ils avaient cru trouver le salut — et maintenant, on leur intimait l’ordre de quitter leur maison ? Une fois de plus ? Ils avaient enduré trop de choses, c’était la goutte qui faisait déborder le vase. Tout le bloc d’immeubles était peuplé d’immigrants soviétiques, si bien qu’il avait été facile à Anatoly et David de créer un collectif et de s’organiser. Ils avaient réussi à trouver un rabbin orthodoxe — un profil qui n’existait pas dans leur petite communauté — afin d’assurer l’aspect religieux des choses, et s’étaient mis en marche vers la Knesset derrière une mer de drapeaux et la Torah. Le pays a beau être petit, cela prit tout de même un certain temps, et la marche ne pouvait manquer d’attirer les médias. Quand les manifestants, épuisés et en sueur, arrivèrent à destination, le monde entier était au courant. La Knesset israélienne n’est pas le parlement le plus calme qui soit. Les partis qui y siègent vont de l’extrême droite à l’extrême gauche, laissant fort peu de place aux modérés. Le ton y monte souvent, on y échange des coups de poing et divers objets volent en séance, le tout devant la photo en noir et blanc de Theodor Herzl, un Autrichien dont la vision du sionisme développée au milieu du XIXe siècle a servi de base à ceux qui espéraient trouver un foyer pour leur peuple méprisé et maltraité. La passion des parlementaires atteint un tel degré qu’un observateur extérieur a du mal à comprendre comment il est possible que, dans un pays où chacun est réserviste, où chacun (et chacune) a une arme dans son placard, on n’ait encore pas vu de membres de la Knesset blessés au cours d’un débat houleux. On n’ose pas imaginer ce que penserait Theodor Herzl de ce qui se passe dans cette enceinte. Le problème d’Israël est que les discussions y sont trop passionnées et le gouvernement complètement obsédé par les affaires politiques et religieuses. Pratiquement chaque sous-secte religieuse a son propre territoire, et donc sa propre représentation parlementaire, et cela a empêché pendant une génération Israël d’avoir un gouvernement stable et une politique cohérente. Les manifestants, rejoints par beaucoup d’autres gens, arrivèrent une heure avant le commencement du débat sur la question des traités. Il était très possible — il était même probable — que le gouvernement tombe sur cette affaire, et ces citoyens tout neufs avaient envoyé des émissaires voir tous les députés de la Knesset qu’ils avaient réussi à joindre. Ceux des députés qui étaient d’accord avec les manifestants restèrent à l’extérieur et se livrèrent à des harangues extrêmement violentes pour dénoncer les traités. * * * — Je n’aime pas beaucoup ça, dit Liz Elliot, qui regardait la télé dans son bureau. Les remous politiques en Israël étaient beaucoup plus violents qu’elle ne l’avait prévu, et elle demanda à Ryan de venir lui exposer son point de vue sur la situation. — Eh bien, répondit le DDCI, s’il y a une chose à laquelle nous ne pouvons rien, c’est celle-là. — Merci de votre aide, Ryan. Elliot avait devant elle quelques statistiques. L’un des instituts les plus cotés en Israël avait réalisé un sondage sur un échantillon de cinq mille personnes et avait obtenu les résultats suivants : 38 % pour le traité, 41 % contre et 21 % de sans-opinion. Ces chiffres recoupaient à peu près la répartition des forces à la Knesset, où l’extrême droite était mieux représentée que l’extrême gauche et où le centre était fragmenté en groupuscules qui se rangeaient d’un côté ou de l’autre en fonction du bénéfice politique escompté. — Ça fait des semaines que Scott Adler a attiré notre attention sur ce point. Nous savions très bien que le gouvernement israélien allait se faire secouer. Bon dieu, ça fait vingt ans que ça dure. — Mais si le premier ministre ne peut même pas faire son discours… — Alors, on passe au Plan B. Vous vouliez faire pression sur le gouvernement, c’est bien ça ? Vous avez ce que vous vouliez. Il y avait là un point qui n’avait pas été étudié avec suffisamment de soin, pensait Ryan, mais il fallait admettre que ça n’aurait pas changé grand-chose. Depuis une génération, le gouvernement israélien était un modèle d’anarchie. Le traité avait été conçu en partant de l’hypothèse que, placée devant le fait accompli, la Knesset serait dans l’obligation de le ratifier. On n’avait pas demandé à Ryan son avis là-dessus, mais il convenait que c’était raisonnable. — L’ambassade pense que tout se jouera en fonction de l’attitude adoptée par le petit parti que contrôle notre ami Mendelev, ajouta Elliot, qui essayait de garder son calme. — Possible, convint Jack. — Mais c’est absurde ! explosa Elliot. Ce petit vieux dégoûtant n’a jamais mis les pieds là-bas ! — C’est pour un motif religieux, j’ai vérifié. Il ne veut pas aller en Israël avant le retour du Messie. — Putain, c’est pas vrai ! s’écria le conseiller à la Sécurité nationale. — Et pourtant si. Ryan éclata de rire et prit le parti de se montrer odieux. — Écoutez, Liz, cet homme a ses convictions, on a le droit d’en penser ce qu’on veut, mais la Constitution exige que nous les tolérions et les respections. C’est comme ça dans notre pays, souvenez-vous-en. Elliot tendit le poing vers sa télé. — Mais ce cinglé est en train de tout foutre en l’air ! On ne peut vraiment rien faire ? — Faire quoi ? demanda tranquillement Jack. On la sentait hors d’elle. — Je ne sais pas, moi. Quelque chose… Elliot réussit à adoucir un peu le ton de sa voix et à laisser une ouverture à son interlocuteur. Ryan se pencha en avant et attendit un peu qu’elle soit redevenue plus attentive. — Il y a un précédent historique à ce que vous recherchez, Liz : « Est-ce que quelqu’un va me débarrasser de ce prêtre casse-pieds ? » Maintenant, si vous avez une idée en tête, autant la dire clairement et en face, non ? Êtes-vous en train de me suggérer que nous pourrions nous mêler du fonctionnement du parlement dans un pays démocratique et ami, ou que nous pourrions faire quelque chose d’illégal sur le territoire des États-Unis ? — Il se tut un instant, ses yeux se plissèrent. — Nous ne ferons rien de tout ça, Liz, nous les laisserons se faire eux-mêmes leur opinion. Si vous me dites, ou si vous songez seulement, que je pourrais me mêler du fonctionnement des institutions israéliennes, le président aura ma démission, le temps de prendre ma voiture et de venir la lui remettre. Si vous voulez que nous nous occupions de ce vieux à New York, souvenez-vous que de telles idées tombent sous le coup de la loi. Et mon devoir, pas seulement en tant que fonctionnaire, mais aussi en tant que simple citoyen, est de faire part de mes soupçons au tribunal compétent. Ryan avait maintenant le regard venimeux. — Vous m’emmerdez ! Je n’ai jamais dit… — Vous venez de tomber dans le piège le plus dangereux qui soit quand on est au service du gouvernement, madame. Vous vous mettez à croire que vos idées pour rendre le monde meilleur passent avant les principes au nom desquels nous sommes censés agir. Je ne peux pas vous empêcher de penser ainsi, mais je peux vous dire que mon Agence ne trempera pas là-dedans, aussi longtemps que j’y serai. La tirade était un peu solennelle, mais Ryan se disait qu’elle avait besoin d’une leçon. — Je n’ai jamais dit ça ! « Connasse. » — Très bien, vous n’avez rien dit de semblable, j’ai dû faire erreur et je vous présente mes excuses. Laissez donc les Israéliens décider de ratifier ou non ce traité, ils ont un gouvernement démocratique et le droit de décider tout seuls. Nous, nous avons celui d’essayer de les mener dans la bonne direction, de leur dire que la poursuite de notre aide est liée à leur accord, mais nous n’avons pas le droit de nous mêler directement de leurs affaires. Il y a une limite à ne pas franchir, même pour le gouvernement américain. Le conseiller pour la Sécurité nationale réussit à sourire. — Merci de vos conseils sur la façon convenable de diriger un pays, monsieur Ryan. Ce sera tout. — C’est moi qui vous remercie. De toute façon, je vous suggère de laisser les choses se dérouler toutes seules, et je crois que ce traité sera ratifié, quoi qu’il se passe en ce moment. — Et pourquoi ? Elliot réussit à garder un ton neutre. — Ces traités sont objectivement favorables à Israël, les gens s’en rendront compte dès qu’ils auront eu le temps de digérer ce qu’on leur annonce, et ils le diront à leurs élus. Israël est une démocratie, et les démocraties font en général de bons choix. Encore l’histoire, vous savez. La démocratie s’est répandue dans le monde parce qu’elle fonctionne bien. Si nous paniquons et prenons des mesures irréfléchies, tout ce que nous réussirons à faire, c’est à envenimer les choses. Si nous laissons les événements se dérouler normalement, c’est sans doute la bonne solution qui sera au bout. — Vous en êtes sûr ? — Rien n’est jamais sûr dans la vie, il n’y a que des probabilités, expliqua Jack. — « Comment se fait-il que tout le monde ne comprenne pas ça ? » se demanda-t-il. — Mais l’intervention directe a une probabilité d’échec plus élevée que la non-intervention. Il arrive souvent que la meilleure chose consiste à ne rien faire. Là, c’est le cas, laissez donc leur système fonctionner normalement, et je crois que ça marchera. Voilà ce que j’en pense. — Merci de votre analyse, fit-elle en coupant court. — Mais c’est un plaisir, comme d’habitude. Elliot attendit d’entendre la porte se refermer avant de se retourner. « Petit salopard, je te briserai pour ça », se promit-elle. Ryan monta en voiture et prit West Executive Drive. Et il commença par se dire qu’il était vraiment allé trop loin. « Mais non, tu as eu raison. Elle commençait à partir là-dedans, il fallait arrêter ça immédiatement. » C’était la pire idée qui puisse venir à quelqu’un au gouvernement, il avait déjà vu ça. Ce qui arrivait aux gens à Washington était quelque chose de terrible. Ils débarquaient pleins d’idéal, et ces beaux sentiments se dissolvaient dans l’atmosphère chaude et humide. D’aucuns appelaient ça « se faire bouffer par le système », mais Ryan estimait qu’il s’agissait simplement d’une forme de pollution. C’était l’atmosphère de Washington qui vous rongeait l’âme. « Et tu crois que tu es immunisé, Jack ? » Ryan réfléchit là-dessus, sans prêter attention aux regards que lui jetait Clark dans le rétroviseur tandis qu’ils descendaient vers le fleuve. Il n’avait jamais donné dans le panneau, pas une seule fois… était-ce bien vrai ? Il aurait pu faire autrement un certain nombre de choses, il y en avait qui auraient mieux marché s’il s’y était pris différemment. « En fait, tu n’es pas différent, tu crois l’être. « Mais tant que j’ai le courage de me poser la question, je suis à l’abri. « Ça, j’en suis sûr. » * * * — Alors ? — Alors, j’ai plusieurs solutions, répondit Ghosn. Mais je ne pourrai pas travailler seul, il me faut de l’aide. — Et la sécurité ? — C’est un point important. Il faut que j’examine soigneusement tous les points. Je saurai alors exactement ce dont j’ai besoin, mais je sais déjà qu’il me faudra de l’aide pour certaines opérations, de toute façon. — Par exemple ? demanda le commandant. — Les explosifs. — Mais tu es expert dans ce domaine, objecta Qati. — Commandant, ce travail exige une précision que nous n’avons jamais eu à mettre en oeuvre. Par exemple, on ne peut pas se contenter d’utiliser du plastic ordinaire, pour cette raison très simple que ça se déforme. Il me faut des blocs d’explosif durs comme de la pierre, usinés au centième de millimètre, et leur forme doit être calculée mathématiquement. Je suis capable d’assimiler la théorie, mais j’en ai pour des mois. Au lieu de cela, je pourrais consacrer mon temps à arranger différemment les matières nucléaires et… — Oui ? — Et je crois que je pourrais améliorer cette bombe, commandant. — L’améliorer ? Mais comment ? — Si j’ai bien compris ce que j’ai lu sur le sujet, ce type d’arme peut être modifié pour devenir non pas une bombe, mais une allumette. — Une allumette pour allumer quoi ? demanda Qati. — Une bombe thermonucléaire à fusion, une bombe à hydrogène, Ismaël. La puissance serait multipliée par un facteur dix, peut-être cent, et nous pourrions détruire Israël, ou du moins une grande partie. Le commandant se tut le temps de respirer plusieurs fois, essayant de digérer ce qu’il venait d’entendre. Il se remit à parler d’une voix très calme. — Puisque tu as besoin d’aide, quel serait le meilleur endroit ? — Günter doit avoir des contacts intéressants en Allemagne, si on peut lui faire confiance. — J’y ai déjà réfléchi, et je crois qu’on peut. Qati expliqua ce qui était arrivé. — On est sûrs que toute cette histoire est bien vraie ? demanda Ghosn. Je ne crois pas plus que vous aux coïncidences, commandant. — Il y avait une photo dans ce journal allemand, elle semblait authentique. Un journal populaire allemand avait réussi à se procurer une photo en noir et blanc de la pendaison. Ce qui avait fait le succès de cette photo, c’est que Petra était nue jusqu’à la taille. Pareille fin pour une terroriste était quelque chose de trop juteux pour qu’on en prive les mâles allemands, dont l’un avait d’ailleurs été châtré par cette femme. — Le seul problème, c’est qu’il faudra limiter au minimum le nombre de gens qui seront au courant… — Mais nous avons besoin d’assistance, je comprends bien. — Qati sourit. — Tu as raison, il est temps de discuter de tout cela avec notre ami. Et tu proposes de faire exploser la bombe en Israël ? — Oui, où ça d’autre ? Ce n’est pas mon boulot de décider ce genre de chose, mais j’ai supposé… — Je n’y ai pas encore réfléchi. Chaque chose en son temps, Ibrahim. Quand pars-tu en Israël ? — La semaine prochaine, je pense. — Attends de voir ce que donne ce traité. — Qati réfléchissait. — Commence par déterminer ce dont tu as besoin, il faut se hâter lentement dans une affaire de ce genre. On essaiera de trouver ça dans un endroit aussi sûr que possible. * * * Cela parut durer une éternité, mais, en politique, « éternité » signifie aussi bien cinq minutes que cinq ans. Dans ce cas-là, tout se passa en moins de trois jours. Cinquante mille nouveaux manifestants arrivèrent devant la Knesset. Menés par des vétérans de toutes les guerres d'Israël, ceux-là soutenaient la signature du traité. Il y eut beaucoup de cris et on échangea quelques coups de poing, mais, pour une fois, ces manifestations ne dégénérèrent pas et la police parvint à séparer les deux clans qui se contentèrent de s'injurier. Le cabinet se réunit une nouvelle fois à huis clos, à la fois attentif et indifférent à ce qui se passait sous ses fenêtres. Le ministre de la Défense garda son calme pendant toute la réunion, ce qui était assez inattendu. Quand ce fut son tour de parler, il convint que les armements supplémentaires promis par les Américains étaient loin d'être négligeables: quarante-huit chasseurs-bombardiers F-16, et, pour la première fois, des véhicules blindés Bradley M-2/3, des missiles Hellfire antichars, et l'accès au nouveau canon révolutionnaire que développait la technologie américaine pour les chars. Les Américains prenaient en outre à leur charge le plus gros de la mise sur pied au Néguev d'un centre d'entraînement identique à celui qu'ils avaient construit à Fort Irwin, en Californie. C'est dans ce camp que le 10e de Cavalerie devait s'entraîner avec des unités israéliennes. Le ministre de la Défense savait très bien quels effets bénéfiques avait eus le NTC sur l'US Army, qui n'avait jamais atteint un tel niveau opérationnel depuis la Seconde Guerre mondiale. Il estimait que l’apport de nouveaux matériels et de cet entraînement devait améliorer l’efficacité de l’armée israélienne d’environ 50 %. À cela s’ajoutaient une escadre de F-16 de l’US Air Force et le régiment blindé, lesquels, selon une clause secrète de l’accord, devaient passer sous contrôle israélien en cas d’urgence. Et c’était aux Israéliens de définir ce qu’était un « état d’urgence ». Cette concession était sans précédent dans l’histoire américaine, souligna le ministre des Affaires étrangères. — En définitive, notre sécurité est-elle accrue ou diminuée par les traités ? demanda le premier ministre. — Plutôt améliorée, admit le ministre de la Défense. — Tu es prêt à le dire publiquement ? Le ministre de la Défense pesa les choses un bon moment, les yeux fixés sur l’homme qui était assis au bout de la table. « Est-ce que tu me soutiendras quand je poserai ma candidature au poste de premier ministre ? » disaient ses yeux. Le premier ministre acquiesça d’un signe de tête. — Je le dirai publiquement, nous pouvons accepter ce traité. Son discours ne ramena pas le calme, mais il suffit à convaincre le tiers des contre-manifestants de quitter les lieux. La minorité du centre à l’assemblée observait les événements, interrogeait sa conscience avant de prendre une décision. Les traités furent ratifiés à une faible majorité. Au Sénat des États-Unis, les commissions de la Défense et des Affaires étrangères n’avaient pas encore tranché, mais la mise en oeuvre des accords commença immédiatement. 11 SOLDAROBOTS Les Gardes suisses mesuraient tous plus d’un mètre quatre-vingt-cinq et aucun ne pesait moins de quatre-vingts kilos. Leur forme physique était évidente. Leur camp était installé aux portes de la ville, à l’emplacement d’une colonie juive qui avait été évacuée deux semaines plus tôt. On y avait construit un gymnase dernier cri, dans lequel les hommes étaient vivement encouragés à faire du sport. Leurs avant-bras, dégagés par les manches roulées au-dessus du coude, étaient à peu près aussi gros que des cuisses et ils étaient déjà très bronzés, alors que les cheveux blonds des soldats avaient encore éclairci au soleil. Ils avaient presque tous les yeux bleus, mais les officiers les cachaient derrière des lunettes foncées et leurs hommes derrière un masque de protection en Lexan. Leurs tenues de combat étaient en tissu camouflé, spécialement conçu pour le combat urbain. C’était un curieux mélange de noir et blanc taché de gris qui leur permettait de se confondre très efficacement, surtout la nuit, avec les pierres et les murs de stuc dont sont faites les maisons de Jérusalem. Ils avaient échangé les bottes de saut brillantes de cirage des parachutistes contre des chaussures tachées sur le même modèle. Ils portaient par-dessus leur tenue de combat des gilets pare-balles d’origine américaine qui ajoutaient encore à leur carrure impressionnante. Par-dessus le gilet pare-balles venait enfin un baudrier auquel étaient suspendus quatre grenades défensives, deux fumigènes, un bidon d’un litre, une trousse de premiers secours et la dotation de munitions, le tout pesant une douzaine de kilos. Ils patrouillaient en ville par groupes de cinq, un sous-officier et quatre hommes de troupe. Chaque section fournissait douze équipes. Les hommes étaient armés d’un fusil d’assaut SIG, deux des membres de la patrouille avaient un lance-grenades, le sergent portait un pistolet. Les équipes, dotées de deux postes radio, étaient reliées en permanence. Tandis que la moitié d’une section patrouillait à pied, la seconde se déplaçait dans des véhicules blindés à roues, américains eux aussi. Chacun de ces véhicules, comparables à de grosses jeeps, possédait une mitrailleuse en tourelle et un minicanon à six tubes. Un blindage en Kevlar assurait la protection de l’équipage. Quand il faisait retentir sa sirène, tout le monde s’écartait sans demander son reste. Le poste de commandement abritait plusieurs véhicules blindés d’origine britannique trop gros pour circuler facilement dans les ruelles de la vieille ville. Un peloton sous les ordres d’un capitaine était d’alerte en permanence, et était utilisé comme unité d’intervention. Ses hommes étaient équipés d’armes lourdes, telles que des canons sans recul suédois Carl-Gustav M-2, exactement ce qui convenait pour faire un gros trou dans n’importe quel mur. Il y avait enfin une section du génie avec quantité d’explosifs en tout genre ; les sapeurs s’entraînaient au grand jour en détruisant les installations qu’Israël avait accepté d’abandonner. D’ailleurs, le régiment dans son ensemble utilisait ces sites pour s’entraîner, et les gens pouvaient assister au spectacle, maintenus à une distance de quelques centaines de mètres. C’était rapidement devenu une attraction pour les touristes. Les commerçants arabes vendaient à qui en voulait des tee-shirts imprimés de logos tels que : SOLDAROBOT, et leur sens commercial trouva très vite sa récompense. Les Gardes suisses ne souriaient jamais, ne répondaient jamais quand on leur posait une question. Les journalistes étaient invités à s’adresser directement au chef de corps, le colonel Jacques Schwindler. Les contacts avec la population étant cependant inévitables, les soldats apprenaient quelques mots d’arabe, et l’anglais leur suffisait pour le reste. Ils mettaient de temps en temps quelques PV, encore que ce rôle ait été attribué à la police locale en cours de constitution avec l’aide des Israéliens qui venaient d’abandonner cette fonction. Plus rarement encore, il arrivait qu’un Garde suisse intervienne pour interrompre une rixe. Le plus souvent, la seule vue d’une patrouille de cinq hommes réduisait la population au calme. La mission des Suisses était dissuasive, et les gens comprirent rapidement qu’ils s’en acquittaient parfaitement. Un écusson ornait l’épaule droite de leur uniforme. Il avait la forme d’un écu, avec au centre la croix suisse blanche sur fond rouge, ce qui rappelait leur origine nationale, et, répartis tout autour, l’étoile et le croissant de l’islam, l’étoile à six branches du judaïsme et la croix des chrétiens. On avait réalisé trois versions de cet écusson, si bien que chacun des emblèmes religieux avait la même probabilité de se retrouver en haut. Les insignes avaient été distribués au hasard, et le drapeau suisse protégeait symboliquement tout le monde de la même manière. Les soldats mettaient un point d’honneur à manifester le plus grand respect pour les chefs religieux. Le colonel Schwindler rencontrait chaque jour la troïka qui gouvernait la ville. En principe, c’étaient eux qui avaient les pouvoirs de police, mais le colonel, en homme habile, s’arrangeait pour leur glisser quelques suggestions judicieuses, et son prestige était grand auprès de l’imam, du rabbin et du patriarche. Schwindler avait également fait le tour des capitales du Proche-Orient. Les Suisses avaient eu la main heureuse en le désignant à ce poste — c’était leur meilleur colonel. Homme honnête jusqu’au scrupule, il s’était acquis une réputation enviée. Son bureau était déjà décoré d’un sabre orné d’or que lui avait offert le roi d’Arabie, et un étalon magnifique était à l’écurie du camp : Schwindler ne montait pas. C’était donc à la troïka d’administrer la ville, et ses membres y montrèrent des qualités qu’on n’aurait pas soupçonnées. Ils avaient été choisis pour leur piété et leur science, et ils s’entendirent bientôt parfaitement. Il avait été convenu dès le départ que, une fois par semaine, un service religieux de l’une des trois religions serait célébré, et qu’ils y assisteraient ensemble, à défaut d’y participer, afin de manifester le respect mutuel qui était le fondement même de l’organisation mise en place. Cette idée avait d’abord été émise par l’imam, et elle se révéla la méthode la plus efficace pour régler leurs différends. En outre, elle avait le mérite de montrer l’exemple aux citoyens de la ville qui leur était confiée. Il y avait bien sûr quelques disputes, mais toujours entre deux des membres, et le troisième jouait le rôle de médiateur. Tout le monde avait intérêt à ce que les choses se passent bien. Le « Seigneur Dieu », expression qu’ils pouvaient utiliser tous les trois sans difficulté, exigeait d’eux qu’ils fassent preuve de bonne volonté, et après quelques problèmes au début, la bonne volonté avait pris le dessus. Un jour qu’ils prenaient le café après avoir réglé une querelle sur le programme d’accès à un quelconque monastère, le patriarche grec nota en riant que c’était sans doute la première fois qu’il assistait à un miracle de sa vie. Mais non, rétorqua le rabbin, ce n’était pas un miracle de voir des hommes de Dieu mettre en pratique les principes de leur religion. Tous en même temps ? avait repris l’imam avec un sourire ; si ce n’était pas un miracle, ça avait tout de même demandé mille ans. « Allons, nous n’allons pas recommencer à nous disputer, conclut le Grec dans un gros rire, si seulement vous pouviez m’aider à m’arranger avec mes frères chrétiens ! » Lorsque des religieux de l’une ou l’autre religion se rencontraient dans la rue, ils se saluaient chaleureusement pour donner le bon exemple. Les Gardes suisses les saluaient également, et lorsqu’ils s’adressaient aux plus vénérables d’entre eux, ils enlevaient leur casque ou leurs lunettes pour bien marquer leur respect. C’était la seule marque d’humanité que les Gardes suisses étaient autorisés à montrer. On racontait qu’ils ne transpiraient même pas. — Quelle bande de sacrés veinards, fit Ryan, debout dans un coin en manches de chemise. Les touristes américains prenaient des photos, les Juifs avaient l’air encore rancuniers, les Arabes souriaient, et les chrétiens, après avoir été mis pratiquement à la porte de Jérusalem sous l’effet des violences, commençaient à revenir. Tout le monde s’écarta quand les cinq gaillards débarquèrent d’un pas vif dans la rue, presque au pas cadencé, leurs têtes casquées surveillant ce qui se passait de chaque côté. — On croirait vraiment des robots. — Vous savez, dit Avi, il n’y a pas eu une seule agression en une semaine, pas une. — Je n’aimerais pas me mesurer à eux, dit calmement Clark. Au cours de la première semaine, un jeune Arabe avait assassiné une vieille dame israélienne au couteau — c’était un crime crapuleux, et il n’avait pas de connotation politique, mais il avait commis l’erreur de le faire en plein devant un soldat suisse qui lui avait couru après et l’avait plaqué à terre. L’Arabe en question avait été conduit devant la troïka, et on lui avait donné le choix d’un procès selon la loi juive ou selon la loi coranique. Il avait fait l’erreur de choisir la dernière option. Il avait passé une semaine dans un hôpital israélien, le temps de guérir de ses blessures, puis était passé en jugement comme le prescrit le Coran devant un tribunal présidé par l’imam Ahmed ben Youssef. Vingt-quatre heures après, on le mettait dans l’avion pour Riyad en Arabie Saoudite. Arrivé là, on le conduisit sur la place du Marché, et, après lui avoir laissé le temps de se repentir de ses fautes, on le décapita au sabre. Ryan ne savait pas comment on dit « pour encourager les autres » en hébreu, en grec ou en arabe. Les Israéliens étaient restés sidérés par la rapidité et la sévérité du juge, mais les musulmans s’étaient contentés de hausser les épaules et de rappeler que le Coran comportait un code de justice criminelle qui avait largement fait la preuve de son efficacité. — Votre peuple n’est pas encore convaincu, non ? Avi fronça les sourcils. Ryan voulait l’obliger à donner son avis personnel, ou à dire la vérité. — Ils se sentiraient plus en sécurité si nos paras étaient encore là, Ryan. C’est la vérité qui l’avait emporté finalement. — Je comprends. — Mais ils vont s’y faire. Ça prendra quelques semaines, mais ils vont s’y faire. Les Arabes aiment bien les Suisses, et c’est le comportement des Arabes qui décidera de la tranquillité dans les rues. Maintenant, j’aimerais que vous me disiez quelque chose. Clark remua imperceptiblement la tête en entendant ça. — Allez-y toujours, répondit Jack en regardant ailleurs. — Quelle part avez-vous prise dans toute cette histoire ? — Aucune, répondit Jack en s’efforçant de rester aussi froid et aussi neutre que possible. Vous savez, c’était une idée de Charlie Alden. Je n’étais qu’un messager. — C’est ce qu’Elizabeth Elliot raconte à qui veut l’entendre. Avi n’avait pas besoin d’en dire davantage. — Vous ne me poseriez pas cette question si vous ne connaissiez pas la réponse, Avi. Alors, pourquoi la poser ? — Bien joué. Le général Ben Jacob s’assit et appela du geste un serveur. Il commanda deux bières avant de parler. Clark et l’autre garde du corps ne buvaient pas. — Votre président a poussé le bouchon un peu loin. Nous menacer de nous couper les vivres… — J’admets qu’il aurait pu être un peu moins brutal, mais je ne fais pas de politique, Avi. C’est votre peuple qui a tout déclenché au Mont du Temple. Cela a rouvert une page de notre histoire que nous voulons oublier. Le lobby qui vous soutient au Congrès a été paralysé — beaucoup de ces gens-là étaient de votre côté lorsqu’il s’agissait de vos propres droits civiques, rappelez-vous. Vous nous avez contraints à agir, Avi, et vous le savez très bien. En outre… Ryan se tut brusquement. — Oui ? — Avi, ça devrait marcher. Ce n’est pas compliqué, regardez autour de vous ! ajouta Jack. On leur apporta leurs bières, et il avait si soif qu’il en avala un tiers sans reprendre sa respiration. — Il y a un petit espoir, admit Ben Jacob. — Vos informations sur ce qui se passe en Syrie sont meilleures que les nôtres, souligna Ryan. Je me suis laissé dire qu’ils commençaient à tenir des propos conciliants sur la réinstallation, même si ça reste discret, j’en conviens. J’ai tort ? — C’est vrai, grommela Avi. — Vous savez ce qui est le plus dur quand on essaie de faire du renseignement en temps de paix ? Les yeux de Ben Jacob regardaient au loin, en direction d’un mur. À quoi songeait-il ? — Croire que c’est réalisable ? Jack acquiesça d’un signe de tête. — Et c’est un domaine dans lequel nous sommes plus forts que vous, cher ami. Nous avons de la pratique. — Exact, mais les Soviets n’ont jamais dit — que dis-je, proclamé — pendant deux générations qu’ils voulaient vous rayer de la face de la terre. Allez donc dire à votre valeureux président que des craintes de ce genre ne sont pas faciles à effacer. Jack soupira. — Je l’ai fait. Je le lui ai déjà dit. Je ne suis pas un ennemi, Avi. — Vous n’êtes pas non plus nos alliés. — Alliés ? Nous le sommes devenus. Les traités sont entrés en vigueur. Mon général, mon rôle consiste à fournir des informations et des analyses à mon gouvernement. La politique est décidée par des gens qui me dépassent, et qui sont plus intelligents que moi, ajouta Ryan avec une ironie un peu glacée. — Oh ! Et qui est-ce alors ? — Le général Ben Jacob sourit à son jeune ami. Sa voix se fît soudain plus basse. — Vous êtes dans le métier depuis combien — depuis moins de dix ans, Jack. L’histoire du sous-marin, l’opération que vous avez montée à Moscou, votre rôle pendant les dernières élections… Jack essaya de masquer sa surprise, mais sans succès. — Putain, Avi ! Comment diable avait-il découvert tout ça ? — Vous ne portez pas le titre de lord pour des prunes, monsieur Ryan, ricana le directeur adjoint du Mossad. Dites à la charmante Miss Elliot que si elle y va trop fort, nous aussi nous avons des amis dans la presse, et qu’une petite histoire comme… Avi sourit. — Avi, si vos copains racontent ça, elle ne comprendra même pas de quoi ils parlent. — Foutaises ! lâcha le général Ben Jacob. — Je vous en donne ma parole. Ce fut au tour du général d’être surpris. — J’ai peine à vous croire. Jack vida son verre. — Avi, je vous en ai dit tout ce que je pouvais. Ne vous est-il jamais arrivé d’obtenir une information d’une source peu fiable ? Laissez-moi ajouter une chose : je ne sais rien sur le sujet que vous venez d’évoquer, et s’il s’est passé quelque chose, je suis en dehors du coup. D’accord, j’ai des raisons de penser qu’il s’est passé quelque chose, et j’ai même tendance à croire que c’est vrai, mais je ne sais rien. Et vous, cher, ami, vous ne pouvez pas faire chanter quelqu’un avec quelque chose dont personne n’a jamais entendu parler. Je vous souhaite bien du plaisir pour arriver à convaincre vos amis que ça s’est vraiment passé. Ryan posa son verre vide. — Tout ça, ça n’arrive qu’au cinéma, mon général. Voyons, Avi, le rapport qu’on vous a remis est peut-être un peu mince, comme le sont tous les papiers à sensation. Il n’y a rien qui fasse aussi vrai que ce que l’art invente, après tout. La réponse fît mouche, et Ryan vit qu’il avait marqué un point. — Ryan, en 1972, la fraction Septembre noir de l’Organisation de libération de la Palestine a passé un contrat avec l’Armée rouge japonaise pour organiser un attentat à l’aéroport Ben-Gourion. Ils ont tué surtout des protestants américains qui venaient de Porto Rico. Le seul terroriste pris vivant par nos forces de sécurité a dit à ceux qui l’interrogeaient que ses camarades morts et leurs victimes allaient se transformer en une constellation d’étoiles dans le ciel. Une fois en prison, il s’est converti sans qu’on l’y oblige au judaïsme, et il s’est même circoncis tout seul avec ses dents. Ce qui dénote une souplesse étonnante, ajouta le général Avi Ben Jacob sans piper. Ne me dites pas que c’est trop incroyable pour être vrai. Je suis dans le renseignement depuis plus de vingt ans, et la seule chose dont je sois certain, c’est que je n’ai pas encore tout vu. — Avi, je ne suis tout de même pas parano. — Vous n’avez jamais fait l’expérience de l’Holocauste, Ryan. — Ah bon ? Et Cromwell et la famine des pommes de terre ? Arrêtez votre char, mon général. — Et si… ? — Avi, vous me demandez : « Et si ? » Si ce si doit arriver, mon général, je reviendrais en personne. J’ai été marine, vous savez que je me suis déjà battu. Il n’y aura pas de nouvel Holocauste, pas moi vivant. Mes compatriotes ne le permettront pas. Je n’ai pas dit mon gouvernement, Avi, j’ai dit mes compatriotes. Nous ne le permettrons pas. Et si des Américains doivent mourir pour défendre ce pays, il y aura des Américains pour le faire. — Vous avez déjà raconté ça au Viêtnam. Les yeux de Clark lancèrent un éclair en entendant ces mots, et Ben Jacob le remarqua. — Vous avez quelque chose à dire ? — Mon général, je ne suis pas un haut personnage, juste un troufion qui a de l’expérience. Mais j’ai passé plus de temps à me battre que n’importe qui chez vous, et laissez-moi vous dire, mon général, qu’il y a une chose que je n’arrive pas à comprendre. Vous vous faites baiser comme nous, mais nous, on en a tiré la leçon, pas vous. Et M. Ryan a raison. Y reviendra si y a besoin. Et moi avec, si on en arrive là. J’ai descendu ma part d’ennemis, moi aussi, conclut Clark d’une voix sourde. — Encore un marine ? demanda doucement Avi, mais il connaissait la réponse. — Presque, répondit Clark. Et j’ai encore la forme, comme on dit, ajouta-t-il dans un sourire. — Et qu’en pense votre collègue ? Avi regardait Chavez qui était resté à faire le guet au coin de la rue. — Il est aussi bon que moi, comme ces gosses du 10e. Mais c’est complètement con de parler de guerre comme ça. Vous le savez bien tous les deux. Vous voulez être en sécurité, mon général, vous avez qu’à régler vos problèmes intérieurs, et la paix suivra comme un arc-en-ciel après l’orage. — Il faut tirer la leçon de ses erreurs… — On était à sept mille bornes de chez nous, mon général, il y a moins loin de la Méditerranée à chez vous. Vous feriez mieux de tirer la leçon de vos erreurs, et, heureusement pour vous, vous êtes plus doués que nous pour faire la paix. — Oui, mais si elle nous est imposée… — Mon général, si ça marche, vous nous direz merci. Si ça marche pas, y aura un tas de gens qui viendront vous donner un coup de main pour nettoyer la merde. Clark s’aperçut que Ding s’était déplacé tranquillement depuis son poste de l’autre côté de la rue, comme s’il se promenait sans but, comme un touriste… — Vous viendriez aussi ? — J’vous en fous mon billet, mon général. Il était à nouveau sur le qui-vive, il regardait les passants. Chavez avait remarqué quelque chose, mais qu’est-ce que ça pouvait bien être ? * * * «Mais qui sont ces types ?» se demandait Ghosn. Il lui fallut une seconde pour avoir la réponse. «Le général de brigade Abraham Ben Jacob, directeur adjoint du Mossad», lui dicta son cerveau après avoir fait rapidement le tri entre toutes les photos qu'il avait mémorisées. « Il discute avec un Américain. Je me demande qui est… » Ghosn essaya de tourner lentement la tête en ayant l'air de rien. L'Américain devait avoir plusieurs gardes du corps… il en voyait déjà un à deux pas. Un homme très très sérieux, assez vieux, la quarantaine avancée peut-être. C'était cette dureté, non, pas la dureté, on sentait plutôt quelqu'un sur ses gardes. Il est assez facile à quelqu'un de contrôler ses expressions, mais pas ses yeux, ah, le type remettait ses lunettes de soleil Ghosn savait bien qu'il avait passé trop de temps à regarder, mais… — Aïe. Un homme le bouscula. Il était plus petit et plus léger que Ghosn. Le teint très foncé, peut-être un frère arabe, mais il lui avait parlé anglais. Il se dégagea avant que Ghosn ait eu le temps de réaliser qu'il avait été palpé. — Désolé. L'homme recula. Ghosn ne savait pas très bien si c'était ce qu'il croyait ou s'il avait eu affaire à un garde du corps israélien, américain ou autre. Enfin, il n'avait pas d'arme sur lui, pas le moindre couteau de poche, juste un sac bourré de livres. * * * Clark vit Ding qui lui faisait signe que tout allait bien, comme quand on chasse un insecte sur son cou. Pourquoi alors ce clin d'oeil en direction de la cible — tout ce qui manifestait de l'attention pour celui qu'il protégeait était une cible potentielle —, pourquoi s'était-il arrêté pour y regarder de plus près ? Clark se retourna, il y avait une fille assise deux tables plus loin. Elle n'était ni arabe ni israélienne, plutôt européenne, elle parlait allemand ou hollandais. Une fille agréable à regarder, et de telles filles attirent les regards. Lui et les deux autres gardes s’étaient peut-être tout simplement trouvés entre un admirateur et l’objet de son attention. Peut-être. Pour un garde du corps, la frontière entre surveillance et paranoïa n’est pas facile à tracer, même dans un contexte aussi difficile que celui-ci, et Clark ne se faisait pas trop d’illusions. Ils avaient choisi ce restaurant au hasard, dans une rue au hasard, mais Ryan était là, Ben Jacob et lui avaient décidé de discuter là… personne n’avait de renseignements parfaits, personne n’avait assez d’hommes pour quadriller toute une ville — sauf peut-être les Russes à Moscou —, la menace pouvait très bien être réelle. Mais pourquoi ce clin d’oeil ? Bon. Clark enregistra le visage, et le rangea au fond de sa mémoire parmi des centaines d’autres. * * * Ghosn continua sa promenade. Il avait trouvé tous les ouvrages qu’il cherchait, et il se contentait d’observer les Suisses, leur façon de se comporter, leur façon de faire. Avi Ben Jacob, quelle occasion manquée. On ne voit pas tous les jours des cibles comme celle-là. Il continua à descendre la rue irrégulièrement pavée, se forçant à faire croire qu’il n’observait rien de particulier. Il décida de tourner à droite et d’accélérer le pas pour passer devant les Suisses avant qu’ils parviennent au croisement suivant. Il était partagé à leur égard entre l’admiration et le regret de les voir ici. * * * — Bien joué, dit Ben Jacob à Clark. Votre subordonné est bien entraîné. — Il promet. Tandis que Clark continuait à surveiller ce qui se passait, Ding Chavez retournait à son poste de l’autre côté de la rue. — Cette tête vous dit quelque chose ? — Non, mais mes hommes ont dû le prendre en photo. On va vérifier, mais ce n’était sans doute qu’un jeune homme avec des pulsions sexuelles normales. Ben Jacob montra du menton la jeune Hollandaise, à supposer qu’elle fut hollandaise. Clark était surpris que les Israéliens n’aient pas fait un geste. Un sac peut contenir n’importe quoi, et « n’importe quoi » a plutôt une connotation négative dans un endroit comme celui-là. Dieu, ce qu’il pouvait détester ce boulot. Surveiller ce qui se passait pour son propre compte était une chose. Il était expert dans l’art de se déplacer de façon aléatoire, sans arrêt à la recherche d’un itinéraire de retraite ou d’endroits propices à une embuscade. Mais Ryan, même s’il avait le même genre de réflexes, et le DDCI avait l’esprit vif, avait une confiance démesurée dans la compétence de ses deux anges gardiens. — Alors, Avi ? demanda Ryan. — Eh bien, les premiers éléments de votre régiment de cavalerie sont arrivés. Les blindés de chez nous ont beaucoup d’estime pour votre colonel Diggs. Je trouve que leur mascotte est un peu bizarre, après tout un bison n’est jamais qu’une vache sauvage. Avi eut un petit rire. — Mais c’est comme un char, Avi, on n’a pas envie de rester planté devant. Ryan se demandait comment se passerait le premier exercice sérieux du 10e de Cavalerie avec les Israéliens. Dans l’armée américaine, on considérait que les Israéliens étaient plutôt surestimés, et Diggs avait la réputation d’un excellent tacticien. — Je crois que je vais pouvoir rendre compte au président que la situation se présente très bien. — Il y aura des problèmes. — Bien sûr, Avi, fit Jack. Mais pensiez-vous que les choses iraient aussi vite ? — Non, admit Ben Jacob. Il sortit de la monnaie et paya l’addition. Clark alla rejoindre Chavez. — Eh bien ? — Ce type, il avait un gros sac, mais je crois que c’étaient des bouquins, des gros bouquins. Ils avaient encore leur étiquette. Tu sais quoi, des livres de physique nucléaire. Du moins pour le seul titre que j’aie réussi à lire. Des gros bouquins, épais, couverture en carton. C’était peut-être un étudiant, et puis il y avait une jolie nénette là-bas, mec. — Restons sérieux pendant le travail, monsieur Chavez. — C’est pas mon genre, monsieur Clark. — Qu’est-ce que tu penses des Suisses ? — M’ont l’air sacrément efficaces pour tenir le terrain. J’aimerais pas trop me frotter à eux si c’est pas moi qui choisissais le lieu et l’heure, mec. — Chavez se tut avant de reprendre : — T’as remarqué le mec que j’ai intercepté, comme il les regardait ? — Non. — On aurait dit… qu’il savait qu’il… — Domingo Chavez s’interrompit. — J’imagine que les gens ont déjà vu pas mal de soldats, dans le coin. Mais j’sais pas, il les a regardés comme quelqu’un qui est du métier. C’est la première chose que j’ai remarquée, il les zyeutait pas comme toi ou Ryan. Ce mec avait pas les yeux dans sa poche, si tu vois ce que je veux dire. — Quoi d’autre ? — Se déplaçait vite, bonne forme physique. Les mains lisses, pas rugueuses comme celles d’un soldat. Trop vieux pour être encore lycéen, mais pas pour un étudiant. Chavez s’arrêta. — Jesucristo ! On fait vraiment un boulot de paranos, mec. Il n’avait pas d’arme, ses mains n’étaient pas celles de quelqu’un qui pratique les arts martiaux. Il descendait juste la rue en observant les Suisses, il a aperçu Ryan et son copain, et il s’est tiré. Il y avait des jours où Chavez regrettait de ne plus être dans l’armée. Il aurait pris du grade, au lieu de faire le con des nuits entières à George-Mason en servant de garde du corps à Ryan. Enfin, Ryan était sympa, et travailler avec Clark était, comment dire… intéressant. Mais le renseignement était décidément un milieu bien étrange. — On s’en va, fit Clark. — J’avais compris. De la main, Ding tâta son automatique caché sous sa chemise. Les gardes israéliens avaient commencé à descendre la rue. * * * Ghosn les doubla juste comme il l’avait prévu, mais les Suisses y avaient mis du leur. Un vieux religieux musulman avait arrêté le sergent pour lui demander quelque chose et il y avait un problème de traduction. L’imam ne parlait pas anglais, et l’arabe du Suisse était encore sommaire. C’était une bonne occasion d’intervenir. — Excusez-moi, dit Ghosn à l’imam, puis-je vous aider ? Il écouta ce que lui débitait l’autre en arabe à toute vitesse et se tourna vers le soldat. — L’imam vient d’Arabie Saoudite. Il n’est pas venu à Jérusalem depuis qu’il était tout petit et il cherche les bureaux de la troïka. Quand il sut à qui il avait affaire, le sergent enleva son casque et inclina respectueusement la tête. — Voulez-vous lui dire que nous serions heureux de l’accompagner là-bas ? — Ah, vous voilà ! cria quelqu’un. C’était visiblement un Israélien. Il parlait arabe avec un accent, mais dans un style irréprochable. — Bonjour, sergent, ajouta-t-il en anglais. — Bonjour, rabbin Ravenstein. Vous connaissez cette personne ? demanda le soldat. — Mais oui, c’est l’imam Mohamed al-Faiçal, éminent historien de Médine. — Ce qu’on raconte est bien vrai ? demanda directement al-Faiçal à Ravenstein. — C’est même encore mieux que ça, répondit le rabbin. — Pardonnez-moi, fit Ghosn. — Vous êtes monsieur…, demanda Ravenstein. — Je suis étudiant, je me proposais de faire la traduction… — Ah, je vois, fit Ravenstein. C’est très aimable. Mohamed est venu examiner un manuscrit que nous avons découvert en faisant des fouilles, le commentaire musulman d’une très ancienne torah, Xe siècle, une découverte extraordinaire. Sergent, je m’en occupe, et merci à vous, jeune homme. — Voulez-vous que je vous accompagne ? demanda le sergent. C’est notre chemin. — Merci, nous sommes trop vieux tous les deux pour réussir à vous suivre. — Très bien. — Le sergent les salua militairement. — Bonne journée. Les Suisses continuèrent leur patrouille, et les quelques passants qui avaient suivi l’échange sourirent. — Ce commentaire est dû à Al-Qalda soi-même, je pense qu’il fait référence au travail de Nuchem d’Acre, dit Ravenstein. Le manuscrit est très bien conservé. — Je meurs d’envie de le voir ! Les deux savants descendirent la rue aussi vite que le leur permettait leurs jambes fatiguées, indifférents à ce qui se passait alentour. Ghosn ne laissa rien paraître. Il s’obligea à changer de trottoir, tourna à la prochaine rue et disparut dans une ruelle, mais ce qu’il avait vu était assez déprimant. Mohamed al-Fayçal était l’un des cinq plus grands savants musulmans, historien de renom et lointain cousin de la famille royale saoudienne. Malgré tous ces titres, c’était un homme sans prétention. S’il avait été moins âgé, il aurait pu être membre de la troïka qui administrait Jérusalem. Mais, pour des raisons politiques, on recherchait quelqu’un d’origine palestinienne pour occuper la fonction. Il n’aimait pas Israël, c’était l’un des chefs religieux saoudiens parmi les plus conservateurs, et il était tombé amoureux du traité, lui aussi ? Pis encore, les Suisses l’avaient traité avec le plus grand respect, et pis encore, l’Israélien en avait fait autant. Les passants, en majorité palestiniens, regardaient la scène avec amusement et… comment dire, la chose leur paraissait naturelle. Il y avait de cela très longtemps, les Israéliens avaient juré de respecter leurs voisins arabes, mais cette promesse avait duré aussi longtemps que si elle avait été écrite dans le sable. Ravenstein était différent, bien sûr. C’était lui aussi un savant, il vivait dans son petit monde de choses du passé, il avait souvent recommandé la modération avec les Arabes, il prenait conseil auprès des musulmans pour conduire ses fouilles… et maintenant… Et maintenant, il servait de passerelle entre les mondes arabe et juif. Les gens dans son genre continueraient à agir comme ils l’avaient toujours fait, mais, dans le contexte actuel, c’était une aberration. La paix. La paix était possible, elle allait s’installer. Ce n’était plus seulement un rêve fou imposé par des étrangers. Le peuple s’y adaptait à toute vitesse, les Israéliens abandonnaient leurs maisons, les Suisses avaient déjà pris possession d’une colonie et détruit de nombreuses habitations. La commission saoudienne était en place et commençait à restituer des lopins de terre à leurs propriétaires légitimes. La construction d’une grande université était prévue dans la banlieue de Jérusalem, sur fonds saoudiens. Tout allait si vite ! Certes, les Israéliens résistaient, mais moins que prévu. En une semaine, il avait entendu des tas de gens répéter que les touristes s’apprêtaient à envahir la ville, les réservations arrivaient dans les hôtels aussi vite que les liaisons par satellite étaient capables de les avaler. On prévoyait de bâtir deux énormes hôtels, et les Palestiniens allaient retirer de la seule activité touristique des bénéfices considérables. Leur victoire politique sur Israël était déjà évidente, et ils avaient décidé d’avoir le triomphe modeste, pour de simples raisons financières : il n’y a pas plus commerçant que les Palestiniens dans tout le monde arabe. Mais Israël n’en survivrait pas moins. Ghosn s’arrêta dans un café, s’assit et commanda un jus de fruits. En attendant, il contempla la ruelle. Il y avait des juifs et des musulmans. Les touristes n’allaient pas tarder à envahir les lieux, la première vague se pressait déjà dans les aéroports. Des musulmans, bien sûr, qui venaient prier sur le Rocher, des Américains bourrés d’argent, des Japonais curieux de découvrir un pays encore plus ancien que le leur. La Palestine serait bientôt un pays prospère. La prospérité était l’antichambre de la paix, et la mort du mécontentement. Mais la prospérité n’était pas ce que Ghosn voulait pour son peuple et pour sa patrie. Quand tout serait fini, peut-être, mais seulement après qu’un certain nombre de conditions auraient été remplies. Il paya sa consommation en dollars, sortit et réussit à trouver un taxi. Il était entré en Israël par l’Égypte, il comptait quitter Jérusalem par la Jordanie avant de retourner au Liban. Il avait du pain sur la planche, et il espérait que les bouquins qu’il emportait contenaient ce dont il avait besoin. * * * Ben Goodley poursuivait des études supérieures à l’Institut Kennedy de l’université de Harvard. C’était un brillant sujet de vingt-sept ans, beau gosse, et il avait autant d’ambition que toute la famille Kennedy réunie. Sa thèse de doctorat avait pour sujet l’équipée vietnamienne vue sous l’angle du renseignement, et elle avait donné matière à controverses, tant et si bien que son directeur l’avait envoyé à Liz Elliot pour avoir son avis. Le conseiller à la Sécurité nationale n’avait qu’un reproche à faire à Goodley, celui d’être un homme. Mais nul n’est parfait. — Alors, vers quel domaine de recherche souhaitez-vous plus précisément vous orienter ? lui demanda-t-elle. — Je voudrais analyser la nature des décisions prises par les services de renseignement à la lumière des changements qui viennent d’intervenir en Europe et au Proche-Orient. Mon problème est d’avoir accès aux archives officielles sur certains sujets. — Et quel est votre objectif final ? Je veux dire, compléta Elliot, vous voulez enseigner, écrire, entrer dans la fonction publique ? — La fonction publique, bien sûr. À mon avis, ce qui se passe exige que les bonnes décisions soient prises par les gens les plus aptes pour ce faire. Ma thèse a clairement établi, je crois, que les services de renseignement ont eu des résultats médiocres pratiquement sans interruption depuis 1960. C’est leur façon même de penser qui doit être réorientée. Du moins — il se pencha en arrière et essaya de paraître à l’aise —, c’est ce que ressent un observateur extérieur. — Et pourquoi cela, à votre avis ? — Le premier problème tient au recrutement. Par exemple, la politique de recrutement de la CIA détermine la façon dont elle obtient et analyse ses informations. L’Agence prophétise en vase clos. Où est l’objectivité, où est la capacité à discerner les grandes tendances ? Ont-ils vu venir 1989 ? Bien sûr que non. À côté de quoi sont-ils en train de passer en ce moment ? Sans doute des tas de choses. Il serait beaucoup plus intéressant, conclut Goodley, de détecter les faits importants avant qu’ils deviennent des ferments de crise. — Je suis d’accord. Elliot vit que les épaules du jeune homme se détendaient en même temps qu’il expirait profondément. Elle décida de jouer un peu au chat et à la souris, juste pour lui faire comprendre avec quel genre de femme il allait travailler. — Je me demande ce que nous pourrions faire de vous… ? Elliot laissa ses yeux errer dans le vague. — Marcus Cabot ouvre un poste pour un assistant de recherche. Il vous faudra une habilitation, et vous devrez signer un engagement de confidentialité. Vous n’aurez pas le droit de publier quoi que ce soit sans autorisation préalable. — C’est presque une clause abusive, souligna Goodley. Du point de vue constitutionnel. — Pour fonctionner correctement, un gouvernement doit protéger un certain nombre de secrets. Vous aurez accès à des informations de première main. Votre objectif est-il de publier, ou bien est-ce ce que vous m’avez décrit tout à l’heure ? Le service de l’État exige quelques sacrifices. — Eh bien… — Il va se passer des choses passionnantes à la CIA au cours des prochaines années, assura Elliot. — Je vois, dit Goodley, plein d’espoir. Je n’ai jamais eu l’intention de publier des données protégées, naturellement. — Mais bien sûr, l’encouragea Elliot. J’ai trouvé votre travail très impressionnant, et j’aimerais qu’un cerveau comme le vôtre travaille pour le gouvernement, si vous êtes d’accord sur les quelques contraintes que j’évoquais. — Dans ces conditions, j’accepte. — Parfait. — Elliot lui sourit. — Bienvenue à la Maison-Blanche. Ma secrétaire va s’occuper de vous, vous avez un paquet de formulaires à remplir. — J’ai déjà une habilitation « secret défense ». — Ce n’est pas suffisant, il vous faut la SAP/SAR. En général, cela demande plusieurs mois… — Des mois ? lui demanda Goodley. — J’ai dit : en général. Mais nous pouvons accélérer les choses. Je vous suggère de commencer à chercher un appartement. Le salaire vous convient ? — Tout à fait. — Parfait. Je vais appeler Marcus à Langley, il faut que vous le rencontriez. Goodley était rayonnant. — Je suis contente de vous avoir dans mon équipe. Le nouvel hôte de la Maison Blanche remercia chaleureusement et se leva. — J’essaierai de ne pas vous décevoir. Elliot le regarda partir. Il était si facile de séduire les gens. Le sexe était utile dans ce domaine, mais le pouvoir et l’ambition bien davantage. Elliot se dit avec un sourire qu’elle avait déjà fait ses preuves en la matière. * * * — Une bombe atomique ? demanda Bock. — On dirait, répondit Qati. — Qui d’autre est au courant ? — Ghosn, c’est lui qui l’a trouvée. Personne d’autre. — Elle est encore utilisable ? demanda l’Allemand. Et pourquoi m’en parles-tu ? — Elle est très endommagée, mais on doit pouvoir la réparer. Ibrahim est en train de collecter les informations nécessaires pour évaluer ce qu’il y a à faire, mais il pense qu’on peut en tirer quelque chose. Gunter se recula. — Ce n’est pas une ruse sophistiquée ? Un coup des Israéliens, ou des Américains ? — Si c’est le cas, c’est vachement bien monté, répondit Qati, et il lui expliqua comment l’engin avait été découvert. — 1973… ça colle assez bien. Je me souviens que les Syriens étaient à deux doigts d’écraser Israël… — Bock garda le silence un moment, avant de hocher la tête. — Mais comment utiliser ce genre de truc… — Voilà la question, Gunter. — Il est trop tôt pour se la poser. Il faut d’abord déterminer si cette bombe peut être remise en état. Deuxièmement, calculer sa puissance — non, il faut d’abord connaître sa masse, sa taille, ses conditions d’emport, c’est le plus important. Après seulement, il faudra se préoccuper de la puissance. Je supposerais volontiers que… — Il se tut. — Supposer quoi ? Je ne m’y connais pas assez, mais il faut qu’elle ne soit pas trop lourde. Je sais qu’on en monte dans des obus d’artillerie de moins de deux cents millimètres. — Celle-là est nettement plus grosse. — Tu n’aurais pas dû me dire ça, Ismaël. Dans une affaire de ce genre, la sécurité est primordiale, il ne faut faire confiance à personne. Les gens parlent, ils se vantent. Ton organisation est peut-être infiltrée. — Il le fallait. Ghosn sait qu’il a besoin d’aide. Tu as encore des contacts en RDA ? — Quel genre de contacts ? lui dit Bock. Je connais quelques ingénieurs, des gens qui ont travaillé sur le programme nucléaire… mais c’est fini, tout ça. — Fini ? ( — Honecker voulait construire plusieurs réacteurs de conception russe. Quand l’Allemagne a été réunifiée, les écolos ont regardé comment c’était fait et tu imagines la suite. Les Russes ont plutôt mauvaise réputation comme concepteurs. — Bock grogna. — Je te l’ai déjà dit, les Russes sont un peuple d’attardés. D’après l’un de mes amis, leurs réacteurs ont été conçus essentiellement pour produire du matériau fissile destiné aux armes… — Et… — Et il est donc probable qu’il y a eu un programme nucléaire militaire en RDA. Intéressant, je n’y avais jamais prêté attention, réfléchit Bock à voix haute. Bon, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? — Je voudrais que tu ailles en Allemagne et que tu me ramènes les gens dont nous pourrions avoir besoin — un seul serait préférable, pour des raisons évidentes. — Retourner en Allemagne ? demanda Bock. Il me faudra… Qati lui fit glisser une enveloppe. — Beyrouth est un lieu de rendez-vous idéal depuis des siècles. Ces papiers sont plus vrais que des vrais. — Il va falloir que tu déménages immédiatement, fit Bock. Si je suis pris, tu peux être sûr qu’ils me presseront jusqu’à ce que je livre tout ce que je sais. Ils ont réussi à briser Petra, ils sont capables d’en faire autant pour moi, ou n’importe qui d’autre. — Je vais prier pour que tout se passe bien. Il y a un numéro de téléphone dans l’enveloppe. Quand tu reviendras, on sera installés ailleurs. — Je pars quand ? — Demain. 12 LES RÉTAMEURS — Je mets dix cents, déclara Ryan après avoir ramassé ses cartes. — C’est du bluff, répondit Chavez en avalant une gorgée de bière. — Je ne bluffe jamais, répondit Jack. — Perdu. Clark fouilla dans son jeu. — Ils disent tous ça, fit le sergent de l’armée de l’Air. Mettez toujours vos dix cents, j’en mets vingt-cinq. — Faites voir, dit Chavez. — Trois valets. — Plus fort que mes huit, bougonna le sergent. — Ça faisait pas un pli. — Ding éclusa sa bière. — Putain, ça me fait cinq dollars maintenant. — Ne compte jamais tes gains pendant une partie, lui conseilla Clark. — Ah vraiment ? — Chavez eut un grand sourire. — Mais j’aime bien ce jeu. — Je savais bien que les soldats étaient mauvais joueurs, fit amèrement le sergent. Il avait perdu trois dollars, et lui, c’était un vrai joueur de poker. Il avait le temps de s’entraîner en jouant contre les hommes politiques qui avaient besoin d’un bon partenaire pour passer le temps pendant les longs vols. — Le premier truc qu’on t’apprend à la CIA, fit Clark, c’est comment marquer les cartes. Il alla chercher de quoi boire. — Je me suis toujours dit que j’aurais dû aller suivre le stage à la Ferme, dit Ryan. Il s’en sortait sans avoir rien perdu ni gagné, mais chaque fois qu’il avait eu une bonne main, Chavez en avait une meilleure. — La prochaine fois, je vous laisserai jouer avec ma femme. — Elle est bonne ? demanda Chavez. — Elle est chirurgien, elle fait des gestes d’une précision mécanique. Et elle joue aux cartes avec une dextérité…, expliqua Ryan en rigolant. Je ne la laisse jamais donner ! — Mme Ryan ne ferait jamais des choses pareilles, intervint Clark en se rasseyant. — À toi de donner, fît Ding. Clark commença par battre les cartes, quelque chose qu’il faisait également très bien. — Alors, qu’en pensez-vous, Jack ? — Jérusalem ? C’est mieux que ce que je croyais. Et vous ? — La dernière fois que j’y suis allé — en 84, je crois —, Bon Dieu, c’était comme Olongapo dans l’île aux Pirates. Je veux dire, l’ambiance. On ne voyait rien de précis, mais on sentait qu’il se passait quelque chose. Les gens vous regardaient d’une façon… Maintenant, ça s’est plutôt calmé. Je donne cinq cartes ? demanda Clark. — C’est au choix de celui qui distribue, convint le sergent. Clark fournit la pioche puis distribua une première tournée. — Alors, John ? demanda Ryan après le premier tour d’annonces. — Vous devriez faire confiance à mes talents d’observation, Jack. On en saura plus dans deux mois, mais je crois que ça se passe plutôt bien. — Il donna quatre cartes supplémentaires. — À vous de dire, Jack. — Vingt-cinq de mieux. Le sergent de l’armée de l’Air sentait qu’il avait de la chance. — Les Israéliens de la Sécurité se sont détendus aussi. — C’est-à-dire ? — Monsieur Ryan, les Israéliens s’y connaissent en matière de sécurité. Chaque fois que j’ai débarqué là-bas, il y avait un vrai mur autour de l’avion, vous voyez ? Cette fois, le mur était nettement moins haut. J’ai parlé à deux d’entre eux, ils m’ont dit qu’ils étaient plus détendus — pas officiellement, bien sûr, à titre personnel. C’est pas des types qui parlent facilement, mais j’ai trouvé qu’il y avait une grosse différence. Ryan sourit et décida d’abandonner. Son huit, sa reine et un deux, ça ne le menait à rien. C’était toujours pareil, on apprend plus de choses intéressantes avec les sergents qu’avec les généraux. * * * — Ce que vous voyez là, fit Ghosn en feuilletant son bouquin, c’est en gros la copie israélienne d’une bombe américaine à fission Mark 12. Une bombe à fission renforcée. — Qu’est-ce que ça veut dire ? lui demanda Qati. — Ça veut dire qu’on injecte du tritium dans le coeur juste au début de l’allumage. On crée ainsi davantage de neutrons et le rendement de la réaction est bien meilleur. Autre conséquence, il faut moins de matière fissile… — Mais ? fit Qati qui voyait venir un « mais ». Ghosn se laissa aller en arrière et fixa le coeur de l’arme. — Mais le mécanisme d’insertion de tritium a été détruit au moment du choc, les krytons qui mettent à feu l’explosif conventionnel ont souffert et il faut les remplacer. Nous avons assez d’éléments explosifs pour déterminer leur agencement, mais il va falloir en fabriquer d’autres et ce sera très difficile. Malheureusement, je ne peux pas me contenter de refaire les plans à partir de ce que j’ai sous la main. Il faut d’abord que je retrouve la forme théorique. Vous avez une idée de ce que ça a pu coûter ? — Non, admit Qati, mais il savait qu’on allait le lui dire. — Ça a coûté plus cher que de poser un homme sur la Lune. Les plus brillants cerveaux s’en sont mêlés : Einstein, Fermi, Bohr, Oppenheimer, Teller, Alvarez, von Neumann, Lawrence, et des centaines d’autres ! Tous les géants de la physique du siècle. Des géants ! — Tu es en train de m’expliquer que tu ne pourras pas t’en tirer ? Ghosn sourit. — Non, commandant, je ne dis pas ça. La première fois qu’on fait quelque chose, il faut du génie. Ensuite, il suffit d’un rétameur. Il a fallu du génie la première fois parce que c’était la première fois, et aussi parce que la technologie était balbutiante. Ils ont dû faire tous les calculs à la main, sur des machines à calculer mécaniques. Les calculs de la première bombe à hydrogène ont été faits sur l’ancêtre des ordinateurs, je crois qu’il s’appelait l’ENIAC. Mais aujourd’hui ? — Ghosn éclata de rire, tellement ça paraissait absurde. — Un vulgaire jeu vidéo a plus de puissance de calcul que l’ENIAC. Avec un ordinateur personnel, je serais capable de faire en quelques secondes des calculs qui ont demandé des mois à Einstein. Non, le plus grave est qu’ils ne savaient pas si c’était réalisable. C’est possible, et je le sais. Ensuite, ils ont laissé des traces de ce qu’ils avaient fait. Enfin, j’ai un modèle à copier, et, même si je ne peux pas tout reconstituer, je peux l’utiliser comme modèle théorique. Et avec deux ou trois ans devant moi, je pourrais tout faire seul. — Parce que tu crois qu’on a deux ou trois ans devant nous ? Ghosn hocha la tête, il avait déjà raconté ce qu’il avait vu à Jérusalem. — Non commandant, certainement pas. Qati lui expliqua ce qu’il avait demandé à leur ami allemand. — C’est parfait. Quand est-ce qu’on se tire ? * * * Berlin était redevenue la capitale de l’Allemagne. Bock arrivait d’Italie via la Grèce et, auparavant, la Syrie. Les contrôles de passeport se passèrent comme une lettre à la poste. Il loua tout simplement une voiture et sortit de Berlin par l’autoroute E-74, direction Greifswald, vers le nord. Gunter avait loué une Mercedes. Il se justifiait en se disant qu’il voyageait avec une couverture d’homme d’affaires, et, en plus, il n’avait même pas pris la plus chère. Mais il aurait aussi bien pu louer un vélo ; la route avait été laissée à l’abandon par le gouvernement de la RDA. Maintenant que la République fédérale avait pris les choses en main, l’autre côté de la route, cela va sans dire, avait déjà été remis en état. Il apercevait en face des centaines de grosses Mercedes ou BMW qui roulaient en direction de Berlin. Les capitalistes de l’Ouest se précipitaient vers la reconquête. Bock emprunta la sortie de Greifswald et continua vers l’est après avoir passé Chemnitz. Les Ponts-et-Chaussées ne s’étaient pas encore attaqués aux routes secondaires. Après s’être heurté à une douzaine de poteaux indicateurs, Günter fut obligé de s’arrêter pour consulter la carte. Il continua pendant trois kilomètres, prit une série de bifurcations, avant d’arriver à ce qui avait été un quartier résidentiel. Une Trabant était garée dans l’allée devant la maison qu’il cherchait. Le gazon était soigneusement entretenu, de même que la maison derrière les rideaux impeccables — on était en Allemagne, après tout —, mais il y avait tout de même du délabrement et du laisser-aller dans l’air. Bock se gara une rue plus haut et prit un chemin détourné jusqu’à la maison. — Je viens voir M. Fromm, dit-il à une femme, sans doute Frau Fromm, qui était venue à la porte. — Qui dois-je annoncer ? demanda-t-elle cérémonieusement. Elle avait dépassé quarante ans, sa peau était tendue sur les pommettes, et de nombreuses rides s’étiraient entre ses yeux bleus tristes et ses lèvres. Elle examina l’homme debout sur la marche avec intérêt, et peut-être un peu d’espoir. Bock ne savait pas de quel espoir il pouvait bien s’agir, mais il décida d’en tirer parti. — Un vieil ami. — Bock sourit pour lui donner confiance. — Je peux lui faire la surprise ? Elle hésita un instant, mais les bonnes manières prirent le dessus. — Entrez, je vous prie. Bock resta à attendre au salon, et ressentit une étrange impression. Ce qui fut plus dur, c’est lorsqu’il comprit pourquoi. L’intérieur lui rappelait son appartement de Berlin. Les meubles haut de gamme qu’il trouvait si jolis en comparaison de ce qui était réservé aux citoyens ordinaires ne lui faisaient plus rien. C’était peut-être parce qu’il était arrivé en Mercedes. Il entendit des pas qui approchaient. Mais non, c’était la poussière. Frau Fromm n’entretenait pas sa maison comme une bonne Hausfrau allemande. Il y avait là un indice certain que quelque chose n’allait pas. — Oui ? demanda Manfred Fromm, avant de reconnaître son visiteur. Ça fait plaisir de te voir ! — Je me demandais si tu te souvenais encore de ton vieil ami Hans, dit Bock avec un petit rire en lui serrant la main. Ça fait tellement longtemps, Manfred. — Un sacré bout de temps, Junge ! Viens dans mon bureau. Les deux hommes sortirent sous le regard inquisiteur de Frau Fromm. Manfred referma soigneusement la porte derrière lui avant de parler. — Je suis désolé, pour ta femme. C’est épouvantable, ce qui est arrivé. — C’est le passé. Qu’est-ce que tu fais maintenant ? — Tu n’es pas au courant ? Les « Verts » s’en sont pris à nous, on est sur le point de fermer. Manfred Fromm était, sur le papier du moins, directeur adjoint de la centrale nucléaire de Lubmin-Nord. Cette centrale avait été construite vingt ans plus tôt sur le modèle soviétique WER 230. Le réacteur était assez rustique, mais une équipe allemande arrivait à le faire marcher. Comme toutes les unités soviétiques de l’époque, il s’agissait d’un réacteur plutonigène. On avait bien vu à Tchernobyl que ce n’était pas ce qu’on faisait de mieux en matière de rendement et de sûreté, mais les deux tranches étaient capables de produire 816 mégawatts de puissance électrique plus du matériau fissile. — Les Verts, répéta tranquillement Bock. Eux aussi. Le parti des Verts était une émanation naturelle de l’âme allemande, partagée entre les puissances de la vie et celles de la mort. Constitué par les écologistes les plus extrémistes — ou les plus résolus —, il avait eu parfois les mêmes adversaires que le bloc communiste. Mais il n’avait pas réussi à empêcher le déploiement des armes nucléaires tactiques, ce qui avait conduit à la signature du traité INF, lequel avait éliminé ces armes des deux côtés. Maintenant, les Verts s’occupaient avec succès de l’ex-Allemagne de l’Est, et c’était un vrai cauchemar. Leur nouveau dada était la pollution à l’Est, à commencer par le nucléaire, qu’ils considéraient comme dangereux au possible. Bock se souvenait que les Verts n’avaient jamais été politiquement contrôlés de façon sérieuse. À une certaine époque, ils s’étaient battus contre la pollution du Rhin et de la Ruhr par Krupp, ou contre les armes nucléaires de l’OTAN. Maintenant, ils s’en prenaient à l’Est avec plus de ferveur que Barberousse lorsqu’il était parti mener une croisade en Terre sainte. Le tapage qu’ils menaient sur les désastres survenus en Allemagne de l’Est rendait tout retour du communisme définitivement impossible. C’était à se demander si le mouvement des Verts ne faisait pas partie depuis l’origine d’un vaste complot capitaliste. Fromm et les Bock avaient fait connaissance des années plus tôt. La Fraction Armée rouge avait monté un plan de sabotage d’une centrale ouest-allemande, et ils avaient besoin de conseils techniques. Ce plan avait été éventé à la dernière minute. — Ils nous ont fermés pour de bon il y a moins d’un an. Je ne vais plus au bureau que trois jours par semaine, et j’ai été remplacé par un « expert technique » venu de l’Ouest. Il veut bien m’autoriser à lui « donner des conseils », naturellement, conclut Fromm. — Ça doit cacher autre chose, Manfred, lui dit Bock Fromm avait également été ingénieur en chef du projet chéri d’Erich Honecker. Bien qu’alliés au sein de la grande fraternité socialiste, les Russes et les Allemands n’avaient jamais été vraiment amis. Trop de sang avait coulé entre eux depuis un millénaire, et les Allemands avaient à peu près réussi à mettre en oeuvre le communisme, alors que les Russes avaient totalement échoué. Enfin, les Russes avaient peur des Allemands, même lorsqu’ils étaient de leur côté, avant de laisser la réunification se faire, ce qui était incompréhensible. Erich Honecker s’était dit que cette trahison avait des implications stratégiques, et il s’était arrangé pour mettre à l’abri une partie du plutonium produit sur place. Manfred Fromm en savait autant qu’un Américain ou un Russe sur la fabrication d’une arme nucléaire, mais il n’avait pas eu l’occasion de mettre ses talents en application. Une partie du stock de plutonium, accumulé pendant dix ans dans le plus grand secret, avait finalement été restitué aux Russes comme un dernier témoignage d’allégeance marxiste, pour éviter que le gouvernement fédéral ne mette la main dessus. Tout ce qui était sorti de cet acte honorable, c’étaient des plaintes des Russes, et on leur avait finalement rendu tout le reste. Toutes les relations que Fromm et ses collègues avaient eues avec les Soviets étaient mortes. — Oh, on m’a fait une belle proposition. — Fromm sortit une enveloppe marron de son bureau encombré. — On me propose d’aller en Argentine. Je connais des ingénieurs de l’Ouest qui y sont depuis des années, sans compter la plupart de ceux avec qui j’ai travaillé ici. — Ils t’offrent combien ? Fromm renifla. — Un million de deutsche marks par an jusqu’à la fin du projet. Pas d’impôts ; compte numéroté, et tous les avantages habituels, dit Fromm d’une voix neutre. Mais cela était impossible. Fromm ne pouvait pas plus travailler pour des fascistes qu’il ne pouvait respirer dans l’eau. Son grand-père avait été spartakiste dès l’origine du mouvement et était mort dans l’un des premiers camps de concentration, peu de temps après l’accession d’Hitler au pouvoir. Son père, membre du parti communiste clandestin, avait fait de l’espionnage et avait survécu à la guerre alors qu’il avait été traqué par la Gestapo et la Sicherheitsdienst. Il était resté membre du Parti, couvert d’honneurs, jusqu’à sa mort. Fromm avait sucé le marxisme-léninisme avec son lait. Sa mise au chômage ne l’avait pas rendu plus amoureux d’un système politique qu’on lui avait appris à détester. Il avait perdu son emploi, n’avait jamais pu réaliser ses ambitions, et il se faisait traiter comme un moins que rien par un freluquet d’ingénieur aux joues roses sorti de Gottingen. Pis encore, sa femme rêvait de partir en Argentine, et elle allait lui mener une vie d’enfer tant qu’il n’aurait pas cédé. Il finit par poser la question qui lui brûlait les lèvres : — Qu’es-tu venu faire ici, Gunter ? On te recherche dans tout le pays, et, malgré ton déguisement, tu es en danger. Bock sourit pour le rassurer. — C’est étonnant, ce qu’une perruque et des lunettes peuvent transformer quelqu’un. — Tu ne réponds pas à ma question. — J’ai des amis qui ont besoin de tes compétences. — Quels amis ? demanda Fromm d’un air soupçonneux. — Des amis politiquement acceptables pour toi et moi. Je n’ai pas oublié Petra, répondit Bock. — C’était pas mal, le plan qu’on avait monté, non ? Pourquoi est-ce que ça n’a pas marché ? — Il y avait une espionne chez nous. Grâce à elle, ils ont modifié les mesures de sécurité trois jours avant l’opération. — Une Verte ? Gunter eut un sourire amer. — Ja, elle a eu des remords en pensant aux victimes civiles et aux dégâts que ça ferait à l’environnement. Eh bien, elle fait maintenant partie de l’environnement. Petra s’était chargée de l’exécuter, son mari s’en souvenait encore. Il n’y a rien de pire qu’une espionne, et il était naturel que ce soit Petra qui s’en charge. — Partie de l’environnement ? C’est assez poétique. C’était la première fois que Fromm essayait de prendre les choses à la légère, mais il n’y parvint pas. Manfred Fromm était totalement dépourvu d’humour. — Je n’ai pas d’argent à t’offrir. En fait, je ne peux pas t’en dire plus. Tu dois te décider en fonction de ce que je t’ai raconté. Bock n’avait pas d’arme à feu, mais il possédait un couteau, et il se demandait si Fromm se doutait du choix devant lequel il était placé. Probablement pas. Idéologiquement parlant, Fromm était un pur, mais c’était avant tout un technocrate, et un esprit assez étroit. — Quand partons-nous ? — Tu es surveillé ? — Non. J’ai dû aller en Suisse pour cette « offre d’emploi » ; on ne peut pas parler de choses pareilles dans ce pays, même réunifié et heureux, expliqua-t-il. Je me suis débrouillé pour organiser mon voyage. Non, je ne pense pas qu’on me surveille. — Alors, on part tout de suite. Tu n’as pas besoin de bagages. — Qu’est-ce que je vais dire à ma femme ? demanda Fromm, avant de se demander pourquoi il s’en souciait. Ce n’est pas comme si son ménage avait été heureux. — C’est ton affaire. — Laisse-moi prendre deux ou trois choses, ce sera plus facile ainsi. Combien de temps… ? — Je ne sais pas. Cela prit à Fromm une demi-heure. Il expliqua à sa femme qu’il partait quelques jours, le temps de régler quelques problèmes à propos de l’offre qu’on lui avait faite. Elle lui donna un baiser plein d’espoir… ce devait être bien en Argentine, et encore mieux de se sentir bien quelque part. Peut-être ce vieil ami avait-il réussi à lui ramener les pieds sur terre, il avait une Mercedes, après tout. Il savait peut-être ce que l’avenir leur réservait. Trois heures plus tard, Bock et Fromm prirent l’avion pour Rome. Ils firent ensuite escale en Turquie avant d’arriver à Damas où ils descendirent à l’hôtel prendre un repos bien mérité. * * * C’était difficile à croire, se dit Ghosn, mais Marvin Russell était encore en meilleure forme qu’à son arrivée. Ses kilos en trop avaient fondu, et l’exercice physique auquel il se livrait tous les jours avec les combattants avait développé ses muscles. Il avait bronzé au soleil et on aurait pu le prendre pour un Arabe. La seule note discordante, c’était sa religion. Ses camarades racontaient que c’était un vrai païen, un incroyant qui adorait le soleil. Les musulmans n’aimaient pas trop ça, mais ils essayaient gentiment de l’amener à la vraie foi de l’islam, et il les écoutait respectueusement. On disait aussi qu’il était imbattable avec n’importe quelle arme, à toute distance, que c’était le meilleur combattant qu’on ait jamais vu au corps-à-corps — il avait manqué amocher un instructeur — et qu’un renard aurait été impressionné par son sens du terrain. Au total, Marvin était naturellement un guerrier habile et redoutable. Ses excentricités religieuses mises à part, tout le monde l’admirait énormément. — Marvin, si tu continues comme ça, tu vas me faire peur pour de vrai ! dit Ghosn en riant à son ami américain. — Ibrahim, j’ai eu la meilleure idée de ma vie en venant ici. Je ne me doutais pas qu’il existait d’autres peuples qui s’étaient fait baiser comme le mien, mec, mais vous, vous êtes meilleurs quand il s’agit de résister. Vous avez des couilles au cul. Ghosn fit semblant de ne pas relever, quand on pensait que ce type avait cassé les vertèbres d’un flic, comme s’il s’agissait d’une brindille. — Je crois que je peux vraiment vous rendre service, tu sais. — Il y a toujours de la place pour quelqu’un qui sait se battre. « Si son arabe s’améliorait, ça ferait un bon instructeur », songea Ghosn. — Bon, il faut que j’y aille. — Où vas-tu ? — Un endroit à nous, plus à l’est. — En fait, c’était au nord. — J’ai un boulot un peu spécial à faire. — Ce truc qu’on a déterré ? demanda négligemment Russell. « Presque trop naturellement », se dit Ghosn, mais c’était sûrement une illusion. Les précautions sont une chose, la paranoïa en est une autre. — Non, autre chose. Désolé, vieux, mais nous devons faire attention à la sécurité. Marvin approuva d’un signe de tête. — Pas de problème, mec, c’est comme ça que mon frère s’est fait descendre. J’te verrai quand tu reviendras. Ghosn prit sa voiture, sortit du camp et prit la route de Damas où il roula pendant une heure. Les étrangers ont toujours du mal à s’imaginer combien le Proche-Orient est petit, au moins dans sa partie centrale. Par exemple, il faudrait deux heures pour faire Jérusalem-Damas, si les routes étaient en bon état, et si les deux capitales étaient en bons termes. Ce qui était peut-être le cas maintenant, se rappela Ghosn. Il avait entendu des rumeurs inquiétantes à propos de la Syrie. Pouvait-on croire que même ce gouvernement-là était fatigué de se battre ? Il était facile de répondre que c’était impossible, mais ce mot n’avait plus beaucoup de signification. Cinq kilomètres avant Damas, il repéra la voiture qui attendait à l’endroit prévu. Il continua pendant deux kilomètres et scruta les lieux avant de faire demi-tour. Une minute plus tard, il s’arrêta à côté de la voiture. Les deux hommes sortirent sans que personne ait rien dit, et leur chauffeur, un membre de l’organisation, redémarra comme si de rien n’était. — Bonjour, Gunter. — Bonjour, Ibrahim. Je te présente mon ami, Manfred. Les deux hommes s’installèrent derrière, et l’ingénieur repartit. Ghosn observait le nouvel arrivant dans le rétroviseur. Il était plus vieux que Bock, plus maigre, avec des yeux profonds. Ses vêtements n’étaient pas adaptés au climat, et il transpirait comme un porc. Ibrahim lui tendit une bouteille d’eau en plastique, et le nouveau essuya le goulot avec son mouchoir avant de boire. « Les Arabes sont pas assez propres pour toi ? » se dit Ghosn. Bon, après tout, c’était pas son problème. Ils avaient deux heures de route pour aller à la nouvelle base. Ghosn suivit volontairement un itinéraire alambiqué. Il ne savait pas quel genre d’homme était l’ami Manfred, et on n’est jamais trop prudent. Avec le temps qu’il leur fallut pour arriver à destination, seul un éclaireur entraîné aurait pu reconstituer le trajet. Qati avait fait un choix judicieux. Jusqu’à peu de mois auparavant, c’était un centre de commandement du Hezbollah. Le bâtiment avait été creusé dans une falaise à pic, et le toit de tôle ondulée avait été recouvert de terre plantée de buissons. Nul n’aurait pu deviner ce qui se cachait là et le Hezbollah était particulièrement doué pour éliminer les informateurs en son sein. Un petit sentier poussiéreux contournait par la droite une ferme abandonnée dont la terre était trop épuisée pour qu’on y cultive du pavot ou du hachisch, les deux productions principales de la région. À l’intérieur, il y avait cent mètres carrés de sol bétonné, avec même assez de place pour garer quelques voitures. Seul problème, se dit Ghosn, en cas de tremblement de terre, l’abri était un vrai piège à rats, et ce n’est pas quelque chose de rare dans cette région. Il gara sa voiture à l’abri des regards entre deux piliers et la recouvrit d’un filet de camouflage. Oui, Qati avait eu une bonne idée. Comme toujours, le plus difficile était de choisir entre deux méthodes de protection. D’un côté, plus il y avait de gens au courant, plus on courait de risques. Mais il fallait tout de même assez d’hommes pour assurer la protection. Qati avait fait venir le plus gros de sa garde personnelle, dix hommes d’une loyauté et d’une efficacité à toute épreuve. Il connaissaient Ghosn et Bock de vue, et leur chef se dirigea vers Manfred. — Voilà notre nouvel ami, dit Ghosn à l’homme, qui examina le visage de l’Allemand d’un oeil perçant avant de s’éloigner. — Was gibt’s hier ? demanda Fromm en allemand d’une voix inquiète. — Ce que nous avons ici, répondit Ghosn en anglais, est très intéressant. Manfred se le tint pour dit. — Kommen Sie mit, bitte. Ghosn les précéda pour passer une porte percée dans le mur. Un homme armé d’un fusil montait la garde à l’extérieur, ce qui était plus efficace qu’une serrure. L’ingénieur échangea un signe de tête avec le garde qui lui répondit de la même façon. Ghosn les fit entrer dans la pièce et tira sur un cordon pour allumer l’éclairage fluorescent. Il y avait là une grande table métallique recouverte d’une bâche. Ghosn souleva la bâche sans mot dire. Il en avait assez du théâtre, il était temps de travailler pour de bon. — Gott im Himmel ! — Je ne l’avais jamais vue avant, lui dit Bock. Alors, c’est quoi ? Fromm chaussa ses lunettes et se pencha pour examiner le mécanisme pendant une bonne minute, sans dire un mot. Puis il se redressa : — Conception américaine, mais pas de fabrication américaine — Il poursuivit : — Le câblage est curieux, une arme assez rustique, trente ans — non, plus de trente ans pour la conception, mais moins pour la réalisation. Ces circuits imprimés sont… de 1960, peut-être début des années 70. Soviétique ? L’usine d’Azerbaïdjan ? Ghosn fit non de la tête. — Israélienne ? Ist das möglich ? — C’est plus que possible, c’est le cas. — Il s’agit d’une bombe non guidée. Il y a une injection de tritium pour augmenter la puissance, peut-être 50 à 70 kilotonnes. Je pense qu’il y a aussi un radar et une mise à feu à l’impact. Elle a été larguée, mais n’a pas explosé. Pourquoi cela ? — Elle n’était apparemment pas armée. Vous avez sous les yeux tout ce que nous avons récupéré, répondit Ghosn. Il commençait à être impressionné par Manfred. Fromm tâta de la main l’intérieur de la bombe, essayant de trouver les connecteurs. — Vous avez raison, voilà qui est intéressant. — Il se tut un long moment. — Vous savez qu’on peut probablement la remettre en état… et même… — Et même quoi ? demanda Ghosn, qui connaissait déjà la réponse. — On pourrait la transformer en étage d’amorçage. — Pour quoi faire ? demanda Bock. — Pour faire une bombe à hydrogène, répondit Ghosn. Je m’en doutais. — Elle est horriblement lourde, rien à voir avec une bombe de conception moderne. C’est rustique, mais efficace… — Fromm leva les yeux. — Alors, vous voulez que je vous aide à la réparer ? — Vous pouvez nous aider ? lui demanda Ghosn. — Ça fait dix ans, vingt ans que j’étudie le problème. Mais à quoi va-t-elle servir ? — Ça vous ennuie ? — Vous n’allez pas vous en servir en Allemagne ? — Bien sûr que non, répondit Ghosn, un peu gêné. Après tout, ils n’avaient rien à reprocher aux Allemands, non ? Un déclic se produisit pourtant dans le cerveau de Bock. Il ferma les yeux une seconde pour bien graver cette remarque dans sa mémoire. — Oui, je veux bien vous aider. — Vous serez bien payé, assura Ghosn, et il comprit aussitôt qu’il avait fait une erreur. Mais ça n’avait pas d’importance, après tout. — Je ne fais pas ce genre de chose pour de l’argent ! Vous me prenez pour un mercenaire ? répondit Fromm, indigné. — Excusez-moi, je ne voulais pas vous insulter. Un homme compétent a le droit d’être rétribué pour le temps passé. Vous savez, nous ne sommes pas des mendiants. « Moi non plus », faillit dire Fromm, mais son bon sens l’en empêcha. Ce n’étaient pas les Argentins, après tout. Ce n’étaient pas des fascistes, ni des capitalistes, c’étaient des camarades révolutionnaires confrontés à de dures conditions politiques… encore que leur situation financière devait être excellente. Les Soviétiques n’avaient jamais donné d’armes aux Arabes, ils les avaient vendues contre des devises fortes, même du temps de Brejnev ou d’Andropov. Et si ça avait été assez bon pour les Soviétiques du temps qu’ils pratiquaient encore la vraie foi, alors… — Pardonnez-moi, je voulais simplement mettre les choses au point, et je n’avais pas non plus l’intention de vous insulter. Je sais bien que vous n’êtes pas des mendiants ; vous êtes des soldats révolutionnaires, des combattants de la liberté, et c’est un honneur pour moi de vous aider dans toute la mesure de mes moyens. — Il fit un grand geste. — Je vous laisse juges de ce que vous me paierez — Ça devait faire beaucoup, plus qu’un malheureux million de deutsche marks ! — mais faites-moi le plaisir de croire que je ne suis pas à vendre. — C’est toujours un plaisir de rencontrer un homme d’honneur, dit Ghosn, rasséréné. Bock se dit qu’ils en faisaient un peu trop, mais ne pipa mot. Il se doutait bien que Fromm avait envie d’être payé. — Alors, reprit Ghosn, par quoi commence-t-on ? — On commence par réfléchir. Il me faut du papier et un crayon. * * * — Et à qui ai-je l'honneur ? demanda Ryan. — Ben Goodley, monsieur, — Boston ? reprit Jack. Ça se devinait à son accent. — Oui, monsieur, l'Institut Kennedy. Je suis un cycle post-doctoral, et je fais maintenant partie des collaborateurs de la Maison-Blanche. — Nancy ? demanda Ryan à sa secrétaire. — C'est le directeur qui a mis ce rendez-vous sur votre agenda, monsieur Ryan. — Très bien, monsieur Goodley, fit Ryan en souriant, allons-y. Clark alla s'asseoir après avoir jaugé le visiteur. — Café ? — Vous avez du déca? demanda Goodley. — Si vous voulez travailler ici, mon garçon, vous feriez mieux de vous mettre au vrai. Attrapez un siège. Vous êtes sûr que vous n'en voulez pas ? — Je m'en passerai, monsieur. — Très bien. Ryan emplit sa tasse rituelle et retourna s'asseoir derrière son bureau. — Alors, que venez-vous faire dans cette maison de fous ? — Pour être bref, je cherchais un boulot. J'ai fait ma thèse sur les services secrets, leur histoire et leur avenir. Il me manque des éléments pour terminer mon travail à Kennedy, et je voudrais essayer de me placer sur le terrain. Jack hocha la tête, il avait déjà entendu ce discours. — Habilitations ? — TS, SAP/SAR en cours. J'étais déjà habilité «secret défense» parce que j'ai eu besoin de consulter les archives de la Présidence pour mon travail à Kennedy, mais il y a aussi beaucoup de documents protégés à Boston. J’ai même fait partie de l’équipe qui a classé les archives sur la crise de Cuba. — L’équipe de Nicholas Bledsoe ? Goodley avait écrit la moitié de cette monographie, dont les conclusions. — Et alors, qu’en avez-vous conclu, si je puis me permettre de vous poser cette question ? — Khrouchtchev s’est conduit de façon complètement irrationnelle. Je pense, et les documents en témoignent, que sa décision de mettre les missiles en place a été plus impulsive que raisonnée. — Je ne suis pas d’accord avec vous. Le rapport souligne que la première crainte des Soviétiques concernait nos IRBM basés en Europe, principalement en Turquie. Il semble donc logique d’en conclure qu’il s’agissait d’une manoeuvre pour essayer d’aboutir à une situation stable. En outre, votre rapport ne prend pas tout en compte, ajouta Jack. — Par exemple ? demanda Goodley, en essayant de cacher son irritation. — Par exemple, vous ne parlez pas des informations transmises par Penkovski et d’autres. Ces documents sont classés, et ils le resteront pendant encore vingt ans. — Cinquante ans, vous ne trouvez pas que c’est un peu long ? — Bien sûr, lui accorda Jack, mais il y a une raison. Certaines de ces informations risqueraient de révéler quelques trucs que nous préférons encore aujourd’hui garder pour nous. Supposons que nous ayons un agent Banane qui travaille de l’autre côté. Bon, il est mort maintenant — mort de vieillesse, naturellement —, mais l’agent Poire a peut-être été recruté par ses soins, et il est toujours actif. Si les Soviets trouvent qui était Banane, ça peut leur fournir un indice. Vous devez aussi garder en tête certaines méthodes de transfert de messages. Ça fait cent cinquante ans que les gens jouent au base-ball, mais une passe est toujours une passe. Je pensais comme vous, au début, Ben. Vous comprendrez vite que la plupart des choses que l’on fait ici ont leur raison d’être. « Il est complètement bouffé par le système », se dit Goodley. — À propos, vous avez certainement remarqué que le dernier paquet de documents du lot Khrouchtchev montre clairement que Nick Bledsoe a fait un certain nombre d’erreurs dans ses conclusions. Encore une chose… — Oui ? — Admettons qu’au printemps 61, Kennedy ait eu des renseignements formels qui montraient que Khrouchtchev voulait changer les choses. En 58, il avait effectivement remis l’Armée rouge au pas et il avait essayé de réformer le Parti. Admettons que Kennedy était parfaitement renseigné, et que son petit doigt lui ait dit que, s’il donnait un coup de règle aux Popofs, ils seraient plus accessibles à un rapprochement à la fin des années 60. Appelons ça la glasnost, trente ans plus tôt. Admettons que tout cela soit vrai, mais que le président ait décidé, pour des raisons politiques, qu’il était désavantageux de gêner Khrouchtchev. Cela voudrait dire que tout ce que nous avons fait dans les années 60 n’a été qu’une gigantesque erreur. Le Viêt-nam, tout le reste, un monstrueux gâchis. — Je ne crois pas. J’ai épluché les archives, et ça ne colle pas avec tout ce que nous savons de… — La cohérence chez un homme politique ? le coupa Ryan. Voilà un concept plutôt révolutionnaire. — Si vous voulez dire que c’est réellement ainsi que les choses se sont passées… — C’est juste une hypothèse, fit Jack en levant le sourcil. Bon sang de bois, toutes les données étaient disponibles, il suffisait de s’en donner la peine. Que personne n’ait pensé à les étudier était un sérieux problème. Surtout dans ce bâtiment, et c’est là ce qui le préoccupait le plus. Il laissait l’histoire aux historiens, jusqu’au jour où il déciderait de rejoindre leurs rangs. Mais quand ? — Personne ne croira une chose pareille. — La plupart des gens croient aussi que Lyndon Johnson a perdu les primaires du New Hampshire contre Eugene McCarthy à cause de l’offensive du Têt. Bienvenue dans les services secrets, monsieur Goodley. Vous savez ce qui est le plus difficile quand on recherche la vérité ? conclut Jack. — C’est quoi ? — Reconnaître qu’on s’est fait baiser. Ce n’est pas si facile qu’on croit. — Et l’effondrement du Pacte de Varsovie ? — Là, vous avez raison, lui accorda Ryan. Nous avions des tas d’indices, et on n’a rien vu venir. De nombreux jeunots à la DI — la direction du renseignement, précisa Jack, mais c’était superflu et Goodley se dit qu’il le prenait pour un demeuré — faisaient tout un raffut, mais les chefs n’y ont prêté aucune attention. — Et vous-même, monsieur ? — Si le directeur est d’accord, on vous laissera fouiner dans tout ça. Enfin, le plus gros. La plupart de nos agents présents sur le terrain se sont fait baiser dans les grandes largeurs. On aurait tous pu mieux faire, et c’est vrai pour moi comme pour les autres. Si j’ai un défaut, c’est de ne pas regarder les choses d’assez loin. — Les arbres qui cachent la forêt ? — Ouais, convint Jack. C’est le plus gros piège dans ce métier, mais ce n’est pas parce qu’on en est conscient qu’on y échappe. — Je pense que c’est pour ça qu’on m’a envoyé ici, lui fit remarquer Goodley. Jack sourit. — Bon dieu, j’étais dans le même cas en arrivant ici. Bienvenue à bord. Par où voulez-vous commencer, monsieur Goodley ? Ben avait déjà sa petite idée, bien sûr. Si Ryan ne s’en était pas aperçu, c’était son problème. * * * — Alors, comment allons-nous nous procurer les ordinateurs ? demanda Bock Fromm se concentrait sur ses papiers et ses crayons. — En Israël pour commencer, peut-être en Jordanie ou en Turquie, lui répondit Ghosn. — Ça risque d'être très cher, les prévint Fromm. -J'ai déjà regardé, pour les machines à commande numérique. C'est vrai, elles sont chères. Mais pas tant que ça. Ghosn avait accès à des financements en devises dont son interlocuteur n'avait qu'une faible idée. — Nous verrons ce que réclame notre ami. Mais il aura tout ce qu'il faut. 13 PROCESSUS « Mais pourquoi ai-je accepté ce boulot ? » Roger Durling avait de l’amour-propre. Il avait conquis un siège confortable au Sénat, avant de devenir le plus jeune gouverneur de l’histoire de Californie. Il savait bien que l’amour-propre est un défaut, il savait aussi qu’il avait des raisons d’être fier de lui. « J’aurais pu attendre quelques années, peut-être retourner au Sénat, et j’aurais remporté la Maison Blanche, au lieu de m’associer à Fowler et de l’avoir aidé à gagner… tout ça pour… » « Ça », c’était Air Force Two, l’indicatif radio de l’avion dans lequel voyageait le vice-président, quel que soit l’appareil. Le contraste implicite avec « Air Force One » faisait l’objet de beaucoup de plaisanteries. Une plaisanterie de plus sur le compte de celui qui occupait la deuxième place aux États-Unis. Cela ne valait pas la définition de John Nance Graner : « Un cracheur de postillons ». La fonction même de vice-président, se disait Durling, était l’une des rares erreurs commises par les pères fondateurs. Et ça avait même été pire encore. À l’origine, le vice-président était le candidat perdant, et on s’imaginait qu’après sa défaite, il accepterait patriotiquement de se ranger au service de son adversaire dans un gouvernement qui n’était pas le sien, en laissant de côté ses divergences politiques afin de servir son pays. Les chercheurs ne s’étaient jamais vraiment penchés sur la question de savoir comment James Madison avait pu imaginer une bêtise pareille, mais l’erreur avait été rapidement corrigée par le douzième amendement, dès 1803. Même à une époque où les gens qui se battaient en duel se donnaient du « Monsieur », c’était pousser l’abnégation un peu loin. La Constitution avait été modifiée, et le vice-président était devenu un appendice du pouvoir. Que tant de vice-présidents aient plutôt réussi dans leur fonction tenait plus du hasard que d’autre chose. Et, lorsqu’ils avaient très bien réussi, comme Andrew Johnson, Theodore Roosevelt ou Harry Truman, cela relevait du miracle. De toute façon, c’était une chance qui ne lui arriverait jamais. Bob Fowler était en pleine forme physique et, politiquement, sa position était la plus solide qu’on ait jamais vue depuis… Eisenhower ? Songeait Durling. Peut-être même depuis Franklin Delano Roosevelt. Carter avait inauguré autre chose avec Walter Mondale, en lui donnant un rôle presque aussi important que le sien propre — ce que peu de gens savent, mais qui s’est révélé très positif —, mais cela appartenait définitivement au passé. Fowler n’avait plus besoin de Durling, et il avait été très net là-dessus. Ainsi, Durling se voyait relégué dans des tâches même pas secondaires, subsidiaires. Fowler se réservait l’usage de son 747 converti, mais Roger Durling prenait ce qu’on lui donnait. Dans ce cas, c’était un VC-20 Gulfstream utilisé par tous ceux qui en avaient le droit à un titre ou un autre. Les sénateurs et les représentants s’en servaient à condition d’appartenir à la bonne commission, ou lorsque le président avait envie de leur faire une fleur. « On te rabaisse, se disait Durling, et, comme tu te laisses faire, cela justifie toutes les merdes dont on te laisse t’occuper. » Il avait commis une faute de jugement au moins aussi grave que celle de Madison, se disait-il alors que l’avion quittait le parking. Quand il s’était dit qu’une figure politique accepterait de placer son pays plus haut que son ambition, Madison s’était montré très optimiste. Mais Durling, lui, n’avait pas vu cette évidence qu’il y avait plus de distance entre le président et le vice-président, qu’entre Fowler et une douzaine de présidents de commissions sénatoriales. Le président était contraint de s’arranger avec le Congrès pour gouverner, il n’avait pas besoin de s’entendre avec le vice-président. Mais comment s’était-il fait avoir ainsi ? Il en grogna d’amusement, alors qu’il s’était déjà posé la question des dizaines de fois. Il y avait le patriotisme, naturellement, au moins dans sa version politique. C’est lui qui avait apporté la Californie, et, sans la Californie, Fowler et lui seraient toujours gouverneurs. La seule concession qu’il avait pu obtenir — l’accession de Charlie Alden au poste de conseiller à la Sécurité nationale — n’avait servi à rien, mais cela avait été le facteur décisif quand il avait fallu convaincre les électeurs de passer d’un parti à l’autre. Comme seule récompense, on le chargeait des besognes emmerdantes, comme de lire des discours qui faisaient rarement la une, contrairement à ceux que prononçaient les autres membres du cabinet, des discours pour entretenir la foi dans le parti, des discours pour tester des idées nouvelles — mauvaises en général, et qu’il approuvait rarement — en espérant que la foudre l’atteindrait et épargnerait le président. Aujourd’hui, il allait expliquer la nécessité de nouveaux impôts pour financer la paix au Proche-Orient. Quelle occasion politique : Roger Durling s’en allait à Saint Louis défendre les nouveaux impôts devant un parterre de directeurs des achats, et il était sûr de son succès… Enfin, il avait accepté le boulot, il avait juré de remplir les devoirs de sa charge, et, s’il ne faisait pas ce genre de trucs, que lui resterait-il ? L’appareil passa en cahotant derrière des hangars et d’autres avions, dont le NEACP, le 747 spécialement aménagé pour servir de PC volant en cas d’urgence. Ce joujou portait également divers surnoms, comme le « Rotule », ou « L’Avion du Jugement dernier ». Où que soit le président, cet appareil devait être disponible à moins de deux heures de vol (un vrai casse-tête quand il était en Chine ou en Russie) et c’était le seul refuge sûr en cas de conflit nucléaire. Mais à présent, tout le monde s’en moquait éperdument. Durling voyait des hommes s’activer autour de l’appareil : l’avion était maintenu à la disponibilité maximale. Il se demanda si cela allait durer longtemps, alors que tant de choses avaient changé. — Nous sommes prêts au décollage. Votre ceinture est bouclée, monsieur ? demanda le sergent-steward. — Bien sûr ! Allons faire notre cirque, lui répondit Durling en souriant. À bord d’Air Force One, les gens avaient tellement confiance dans l’appareil et son équipage qu’ils négligeaient souvent de s’attacher. Encore une preuve que son avion n’était pas le meilleur, mais il ne pouvait pas en vouloir au sergent de faire son métier, et, pour cet homme-là, Roger Durling était quelqu’un d’important. Le vice-président songea que cela faisait de lui quelqu’un de beaucoup plus honorable que la plupart de ceux qui font de la politique, mais c’était banal. — Très bien. * * * — Encore ? demanda Ryan. — Oui, monsieur, répondit une voix à l’autre bout du fil. — Très bien, accordez-moi quelques minutes. — Bien, monsieur. Ryan termina son café et se dirigea vers le bureau de Cabot. Il constata avec étonnement que Goodley était encore là. Le jeune homme essayait de se maintenir à bonne distance des volutes de cigare du directeur, et Jack trouva que celui-ci en faisait vraiment trop avec sa manie d’imiter Patron ou qui que ce fût d’autre. — Qu’y a-t-il, Jack ? — Camelot, répondit-il, visiblement irrité. Ces cons de la Maison-Blanche ont encore déclaré forfait, et il faut que j’y aille, une fois de plus. — Mais ça vous embête à ce point ? — Écoutez, monsieur, nous en avons parlé il y a quatre mois. Il est important que les gens de la Maison Blanche… — Le président et ses collaborateurs sont très occupés, expliqua le DCI avec lassitude. — Monsieur, ces choses-là sont prévues des semaines à l’avance, et c’est la quatrième fois que… — Je sais, Jack. Ryan campait sur ses positions. — Il faut que quelqu’un leur explique combien c’est important. — Mais je l’ai déjà fait ! répliqua Cabot, et Jack savait que c’était vrai. — En avez-vous parlé au secrétaire d’État Talbot, ou à Dennis Bunker ? Et il faillit ajouter : « Eux, au moins, le président les écoute. » Mais Cabot avait très bien compris. — Écoutez, Jack, nous ne pouvons pas donner d’ordres au président, seulement des conseils, et il n’en tient pas toujours compte. Mais vous êtes bon à ces petits jeux, Dennis aime bien y participer avec vous. — J’en suis ravi, monsieur, mais ce n’est pas mon boulot. Est-ce qu’ils lisent seulement les comptes rendus de débriefing ? — Charlie Alden le faisait, et j’imagine que Liz Elliot en fait autant. — Admettons, répondit Ryan d’un ton glacé, sans se soucier de la présence de Goodley. Ils sont complètement irresponsables. — Vous allez un peu loin, Jack. — C’est pourtant vrai, répondit Ryan aussi calmement que possible. — Je peux savoir ce que c’est que Camelot ? demanda Goodley. — C’est un jeu, lui répondit Cabot. Gestion de crise, dans la plupart des cas. — Ouais, reprit Jack. Le président n’y participe jamais, car nous ne voulons pas dévoiler ce que serait sa réaction dans une situation donnée. Je sais, ça paraît assez byzantin, mais c’est ainsi depuis toujours. Le conseiller à la Sécurité nationale ou un autre haut fonctionnaire le remplace et, en principe, on raconte au président comment ça s’est passé. Seulement, le président Fowler a l’air de penser qu’il a d’autres chats à fouetter, et ses collaborateurs commencent à adopter le même comportement stupide. Jack était embêté d’avoir utilisé « président Fowler » et « stupide » dans la même phrase. — Bon, mais est-ce vraiment nécessaire ? fît Goodley. Je trouve ça un peu anachronique. — Ben, votre voiture est assurée ? demanda Jack. — Bien sûr. — Vous avez déjà eu un accident ? — Jamais par ma faute. — Alors, pourquoi vous embêtez-vous avec une assurance ? répondit Jack. Parce que c’est l’assurance, d’accord ? Vous espérez ne pas en avoir besoin, mais, comme vous pourriez en avoir besoin, vous payez. L’universitaire de la Présidence fit un geste excédé. — Mais voyons, c’est différent. — Exact, en voiture, vous ne risquez que votre peau. — Ryan arrêta là son sermon. — OK, monsieur, je ne suis pas là aujourd’hui. — Je prends bonne note de vos remarques et de vos observations, Jack. Je vais leur en parler à la première occasion. À propos, avant que vous partiez, pour Niitaka… Jack s’arrêta net en regardant Cabot. — Mr Goodley n’est pas habilité à connaître ce terme, et encore moins ce dossier. — Je ne parle pas du fond de l’affaire. Les gens du dessous — Jack lui sut gré de ne pas dire Mercury —, quand seront-ils prêts, euh… leurs modifications ? J’aimerais qu’on améliore les transferts d’informations. — Ça demande six semaines. Jusque-là, nous utiliserons les méthodes dont je vous ai parlé. Le DCI hocha la tête. — Parfait, la Présidence s’intéresse de près à cette affaire. Félicitations à ceux qui s’en occupent. — Ça fait plaisir à entendre, monsieur. À demain. Et Jack sortit. — Niitaka ? demanda Goodley quand la porte fut refermée. Ça fait japonais. — Désolé, Goodley, mais empressez-vous d’oublier ce nom. Cabot avait trop parlé et il le regrettait déjà. — Très bien, monsieur. Puis-je vous poser une autre question qui n’a rien à voir ? — Certainement. — Ryan est-il aussi bon qu’on le raconte ? Cabot écrasa les restes de son cigare, au grand soulagement de son visiteur. — Il a beaucoup de choses à son actif. — Vraiment ? C’est ce que j’ai entendu dire. Vous savez, c’est pour cela que je suis ici, pour essayer de trouver quelles sont les personnalités qui font la différence. Je veux dire comment on progresse dans ce métier. Ryan a eu une carrière fulgurante, ça m’aurait intéressé de savoir comment il a fait. — Il l’a fait en s’arrangeant pour avoir plus souvent raison que tort, en montant quelques opérations brillantes, y compris des trucs sur le terrain, fit enfin Cabot après avoir réfléchi un instant. Et vous ne pourrez jamais, au grand jamais, le révéler à qui que ce soit, monsieur Goodley. — Je comprends, monsieur. Mais pourrais-je avoir accès à son dossier ? Le DCI haussa les sourcils. — Tout ce à quoi vous pourrez avoir accès ici est protégé, tout ce que vous voudrez écrire… — Pardonnez-moi, monsieur, je suis au courant. Tout ce que j’écris est soumis à la censure, j’ai signé un engagement. Il est important pour moi de comprendre comment quelqu’un s’adapte à ce métier, et je crois que Ryan est un exemple parfait. C’est pour cela que la Maison-Blanche m’a envoyé chez vous, souligna Goodley. Je dois leur rendre compte du résultat de mes recherches. Cabot attendit un bon moment avant de répondre. — Eh bien, soit. * * * La voiture de Ryan entra au Pentagone par la porte du fleuve. Il fut pris en charge par un sous-lieutenant de l’armée de l’Air et entra sans passer par le détecteur de métaux. Deux minutes après, il pénétrait dans l’un des souterrains creusés sous le plus laid des bâtiments officiels. — Hello, Jack, fit Dennis Bunker de l’autre bout de la pièce. — Monsieur le ministre. Jack lui fit un signe de tête en s’installant à la place du conseiller pour la Sécurité nationale. L’exercice commença immédiatement. — Quel est le problème ? — À part le fait que Liz Elliot a renoncé à nous faire profiter de sa charmante présence ? — Le secrétaire à la Défense rigola, avant de redevenir sérieux. — L’un de nos croiseurs a été attaqué en Méditerranée orientale. Nous avons peu d’informations, mais le bâtiment est sérieusement endommagé et risque de couler. Nous craignons de lourdes pertes. — Que savons-nous au juste ? demanda Jack, en se mettant dans le bain. Il épingla un badge de couleur qui indiquait quel rôle il jouait. Un panneau pendait au plafond juste au-dessus de son siège dans le même but. — Pas grand-chose. Bunker leva les yeux comme un lieutenant de vaisseau entrait. — Monsieur, l’USS Kidd rend compte que le Valley Forge a sauté et coulé il y a cinq minutes à la suite de sa première avarie. Il n’y a qu’une vingtaine de survivants, et les opérations de sauvetage sont en cours. — Quelle est la cause du naufrage ? demanda Ryan. — Inconnue, monsieur. Le Kidd était à trente nautiques du Valley Forge au moment de l’incident. Son hélico est maintenant sur place. Le commandant de la Sixième Flotte a placé tous ses bâtiments en état d’alerte maximale. L’USS Theodore Roosevelt met des avions en l’air pour balayer la zone. — Je connais l’aéro du Theodore Roosevelt, Robby Jackson, fit Ryan sans s’adresser à personne en particulier. En réalité, le Theodore Roosevelt était à Norfolk, et Robby se préparait à sa prochaine mission. Les noms utilisés dans le cadre de l’exercice étaient réels, mais cela n’avait aucune importance, puisque les participants n’étaient pas supposés jouer leur vrai rôle. Mais, si ç’avait été une opération réelle, il était exact que Robby aurait commandé le groupe aérien du Theodore Roosevelt, et il aurait été catapulté le premier. Il était bon de se souvenir que, même si ce n’était qu’un exercice, ç’aurait pu être très sérieux. — Situation générale ? demanda Jack. Il n’avait plus en tête tous les éléments du dossier de préparation. — En Union soviétique, la CIA rapporte des bruits selon lesquels deux unités de l’Armée rouge se seraient mutinées au Kazakhstan, ainsi que des troubles dans deux bases navales, récita le rapporteur, un capitaine de frégate. — Bâtiments soviétiques autour du Valley Forge ? — Un sous-marin possible, indiqua l’officier de marine. — Message Flash, annonça le haut-parleur. L’USS Kidd rend compte qu’il a détruit un missile mer-mer avec ses armes d’autodéfense. Quelques dégâts légers, pas de victimes. Jack se leva en souriant pour aller prendre un café. Il fallait bien reconnaître que ces exercices étaient assez amusants ; lui s’amusait beaucoup, en tout cas. On l’avait sorti de sa routine pour le plonger dans une pièce mal aérée, en lui donnant des informations confuses et fragmentaires, et il n’avait pas la moindre idée de ce qui risquait de se passer ensuite. C’était plus vrai que nature, et il y avait une vieille plaisanterie à ce sujet : quelle est la différence entre une cellule de crise et des champignons ? Réponse : il n’y en a pas, ils vivent dans l’ombre et se nourrissent de crottin. — Monsieur, j’ai un message sur la ligne rouge… « OK, se dit Ryan, c’est le menu du jour. Le Pentagone a dû sortir le grand jeu. Voyons voir s’il est encore possible de faire sauter la planète… » * * * — Davantage de béton ? demanda Qati. — Beaucoup plus, répondit Fromm. Chaque machine-outil pèse plusieurs tonnes, et elles doivent rester parfaitement stables. La salle elle-même ne doit pas bouger, et elle doit être totalement étanche. Il faut que ce soit aussi propre qu’un hôpital, non, encore plus propre. Fromm consulta sa liste. Pas plus propre qu’un hôpital allemand, bien entendu. — Ensuite, la puissance électrique. Il nous faut trois gros générateurs de secours, et au moins deux UPS… — Deux quoi ? demanda Qati. — Deux générateurs sans coupures, traduisit Ghosn. Bien entendu, nous garderons un générateur en route en permanence ? — Exact, répondit Fromm. Comme il s’agit d’une usine assez rustique, nous n’utiliserons pas plus d’une machine à la fois. Le seul problème électrique, c’est d’assurer une alimentation stable. Nous transiterons donc par les UPS pour nous protéger contre les pointes de courant. Les processeurs de machines-outils y sont très sensibles. — Ensuite, dit Fromm, des opérateurs chevronnés. — Ce sera très difficile, fît Ghosn. L’Allemand sourit, à l’étonnement de ses interlocuteurs. — Mais non, ce sera beaucoup plus facile que vous ne pensez. — Vraiment ? demanda Qati. Enfin, l’infidèle avait une bonne nouvelle à leur annoncer ? — Nous avons besoin de cinq techniciens bien entraînés, mais vous pouvez les trouver sur place, j’en suis certain. — Mais où ça ? Il n’y a pas d’usine de mécanique dans la région qui… — Il y en a sûrement. Il y a bien des gens qui portent des lunettes, non ? — Mais… — Bien sûr, fit Ghosn, qui comprenait enfin. — Voyez-vous, dit Fromm, la précision recherchée n’est pas très différente de celle que l’on utilise pour faire des lentilles. Les machines sont très comparables, elles sont seulement plus grosses, et, tout ce que nous essayons de faire, c’est d’usiner des surfaces précises et fidèles dans un matériau très dur. Les armes nucléaires doivent respecter des spécifications très strictes, comme les lunettes. Notre objet est plus gros, mais le principe est le même, et, avec le bon équipement, ce n’est plus qu’une question d’échelle, pas de matériau. Alors : pouvez-vous trouver de bons tailleurs de lentilles ? — Je ne vois pas pourquoi on n’y arriverait pas, dit Qati, en essayant de masquer son ignorance. — Il faut qu’ils soient vraiment très bons, reprit Fromm sur le ton d’un maître d’école. Il faut prendre les meilleurs, avec une longue expérience derrière eux, formés en Angleterre ou en Allemagne. — Ça va nous poser un problème de sécurité, fit posément Qati. — Ce n’est que cela ? demanda Fromm en feignant l’indifférence d’une manière qui parut aux deux hommes le comble de la suffisance. — N’en parlons plus, fit Qati. — En dernier lieu, il nous faut des tables solides sur lesquelles nous monterons les machines. * * * « Mi-marée », songea le capitaine de frégate William Claggett. Dans quarante-cinq jours, l’USS Maine ferait surface devant le détroit de Juan de Fuca, et rallierait le remorqueur avant de le suivre jusqu’à Bangor. Là, il s’amarrerait à quatre et passerait la suite à l’équipage « bleu » pour le cycle suivant. Quarante-cinq jours, pas un jour de moins. Ses amis à l’École navale avaient surnommé Walter Claggett « Dutch », pour une raison dont il ne se souvenait plus. Claggett était noir, il avait trente-six ans, et on lui avait annoncé avant son départ en patrouille qu’il était sélectionné pour un commandement, qu’il avait même de bonnes chances d’avoir un sous-marin d’attaque. C’était son seul rêve. Ses deux mariages s’étaient terminés sur des échecs, ce qui est assez fréquent chez les sous-mariniers. Heureusement, il n’avait pas de gosse, et la Marine était sa passion. Il était parfaitement heureux de passer sa vie en mer, se contentant des intervalles pas si courts à terre pour faire la fête. Glisser dans l’eau obscure aux commandes d’un majestueux navire de guerre, Walter Claggett ne pouvait imaginer mieux, il adorait tous les aspects de son métier : la société d’hommes sympathiques, le respect gagné dans la plus exigeante des professions, son expérience qui l’avait rendu progressivement capable d’avoir toujours la bonne réaction, la détente au carré, ses hommes à conseiller. La seule chose qu’il ne supportait pas, c’était son commandant. Comment le capitaine de vaisseau Harry Ricks avait-il réussi à aller si loin ? se demandait-il pour la vingtième fois de la semaine. C’était un homme brillant. Il aurait pu faire le schéma d’un réacteur embarqué sur le dos d’une enveloppe, ou même le reconstituer entièrement dans sa tête. Il avait sur la conception des sous-marins des idées auxquelles même les ingénieurs d’Electric Boat n’avaient jamais songé. Il pouvait discuter périscope sous tous les angles avec les meilleurs opticiens de la Marine. Il en savait davantage sur les satellites de navigation que la NASA, TRW, ou n’importe lequel de ceux qui s’occupaient de ce programme. Il en savait plus sur le système de guidage des Trident-II D-5 que les gens de la division Missiles de Lockheed. Deux semaines avant, au cours du dîner, il avait récité par coeur une page entière du manuel de maintenance. Du point de vue technique, Ricks était sans doute l’officier le plus compétent de toute l’US Navy. Harry Ricks était le produit type de la Marine nucléaire. Comme ingénieur, il était imbattable, il saisissait d’instinct les aspects techniques de son métier. Claggett était compétent, et il le savait, mais il n’était pas aussi compétent que Harry Ricks. Le seul truc, c’est qu’il comprenait que dalle aux sous-marins et aux sous-mariniers, se disait Claggett avec un morne sourire. C’était incroyable, mais vrai : Ricks n’avait pas beaucoup de sens marin, et il ne comprenait rien aux marins. — Commandant, dit lentement Claggett, c’est un très bon chef de service. Il est jeune, mais astucieux. — Il ne sait pas commander ses hommes, répondit Ricks. — Commandant, je ne vois pas ce que vous voulez dire. — Ses méthodes d’entraînement ne sont pas satisfaisantes. — C’est vrai, il est un peu original, mais il a gagné six secondes sur le temps de rechargement. Les torpilles sont en parfait état, y compris celle qui était en avarie quand on l’a embarquée. Le poste torpilles est nickel, on ne peut pas lui demander plus, non ? — Je ne demande pas, je veux, j’exige. J’entends que les choses soient faites comme je le décide, et elles le seront, répondit Ricks d’un ton menaçant. Il était inutile de s’opposer au pacha sur un sujet de ce genre, surtout quand il le prenait sur ce ton, mais le rôle de Claggett, en tant que second, consistait à servir de tampon entre le commandant et l’équipage, surtout quand le commandant avait tort. — Commandant, je dois vous dire respectueusement que je ne suis pas d’accord. Regardons les résultats, les résultats sont bons. Un bon chef n’est pas celui qui tire trop sur la corde, et celui-là fait juste ce qu’il faut. Si vous le reprenez, cela aura un effet négatif sur lui et sur son service. — Second, je compte sur le soutien de mes officiers, et surtout sur le vôtre. Claggett se raidit dans son siège, comme si on venait de le frapper. Il réussit pourtant à conserver son calme. — Commandant, vous pouvez compter sur ma collaboration, et je suis loyal. Mais je ne suis pas un robot. On attend aussi de moi que je propose des solutions, c’est le minimum. — Et il ajouta : — En tout cas, c’est ce qu’on m’a appris au cours des seconds. Claggett regretta sa dernière phrase en même temps qu’il la disait, mais il fallait que ça sorte. La chambre du commandant était minuscule, et il la trouva soudain encore plus petite. « Vous avez eu tort de dire ça, capitaine de frégate Walter Martin Claggett », se dit intérieurement Ricks avec un regard assassin. — Bon, l’entraînement réacteur, reprit le commandant. — Encore un ? Si tôt ? Pour l’amour du ciel, le dernier a été absolument parfait. « Enfin, presque parfait », se corrigea Claggett. Les gosses auraient pu gagner dix ou quinze secondes. Le second ne savait pas comment. — L’efficacité se conquiert chaque jour, second. — C’est vrai, commandant, mais ils sont déjà parfaitement efficaces. Je veux dire, le dernier contrôle qu’on a eu juste avant le départ du commandant Rosselli, on était à un cheveu du record de l’escadrille, et la dernière fois, on l’a égalé ! — Je me fous des résultats des exercices, je veux encore mieux. C’est comme ça que les choses s’améliorent. Au prochain contrôle, je veux qu’on batte ce record, second. « Il veut battre tous les records de la Marine, le record du monde, il voudrait même un certificat signé par Dieu le Père, se dit Claggett. Il veut plus, il veut que ce soit son record à lui. » Le téléphone de cloison sonna, Ricks décrocha. — Commandant, oui, c’est en cours. — Il raccrocha. — Contact sonar. Claggett se précipita dehors, le commandant sur les talons. — Qu’est-ce que c’est ? demanda immédiatement Claggett. En tant que second, c’était lui qui était responsable des manoeuvres préparatoires à l’engagement. — J’ai mis deux minutes à le repérer, répondit le chef DSM de quart. Je crois que c’est un 688, relèvement un-neuf-cinq. Trajet direct, commandant. — Repassez-moi la bande, ordonna Ricks. L’opérateur sonar passa sur un autre écran — il avait fait des marques au crayon gras sur celui sur lequel il travaillait, et il ne voulait pas les effacer pour l’instant. Il repassa quelques minutes d’enregistrement. — Vous voyez, commandant, là ? — Une légère trace, qui se renforçait ensuite. — Je vous ai appelé à ce moment-là. Le commandant pointa son doigt sur l’écran. — Vous auriez dû le détecter ici, second-maître, vous avez perdu deux minutes. Faites attention la prochaine fois. — Bien, commandant. Mais que pouvait dire d’autre un opérateur sonar de vingt-trois ans ? Ricks quitta le local sonar, et Claggett le suivit, non sans avoir tapé sur l’épaule du second-maître en passant. « Bon sang de merde, commandant ! » — Cap deux-sept-zéro, vitesse cinq noeuds, immersion cent soixante mètres. Nous sommes sous la couche, rendit compte l’officier de quart. On a un contact Sierra Onze, relèvement un-neuf-cinq, plein travers bâbord. La DLA est armée. Torpilles aux tubes un, trois et quatre. Le tube deux est vide pour maintenance. Portes fermées, tubes secs. — Dites-moi ce qu’on a sur Sierra Onze, ordonna Ricks. — Trajet direct, il est sous la couche, distance indéterminée. — Conditions de propagation ? — Mer calme là-haut, couche faible à environ trente mètres. La bathy est isotherme, conditions sonar excellentes. — Première estimation sur Sierra Onze, distance supérieure à dix mille yards. C’était l’enseigne de vaisseau Shaw à la table traçante. — CO de sonar, nous classons Sierra Onze comme un classe 688, sous-marin d’attaque américain. Vitesse estimée environ quatorze noeuds, commandant. — Eh ben ! s’exclama Claggett en s’adressant à Ricks. On a croché un Los Angeles à plus de dix mille yards. Y en a que ça va emmerder… — Sonar de commandant, je veux des faits, pas des estimations, répondit Ricks. — Commandant, il s’est déjà pas mal démerdé en sortant cet écho du bruit de fond, dit très tranquillement Claggett. Dans le golfe d’Alaska, en été, il y avait des tas de bateaux de pêche et des baleines, qui faisaient un bruit pas possible et saturaient les écrans. — C’est un sacrément bon opérateur sonar. — On le paie pour ça, second. C’est pas parce qu’on fait convenablement son boulot qu’on mérite une décoration. Je veux qu’on repasse la bande quand ce sera terminé pour voir s’il n’aurait pas pu le détecter plus tôt. « N’importe qui est capable de trouver quelque chose sur un enregistrement », se dit Claggett. — CO de sonar, j’ai un comptage de pales, très faible… ça pourrait correspondre à quatorze noeuds, plus ou moins un, commandant. — Très bien, sonar, j’aime mieux ça. — Euh… commandant, il est peut-être un peu plus près que dix mille… pas beaucoup, mais un peu quand même. La route est confirmée… meilleure estimation neuf mille cinq cents yards, route en gros trois-zéro-cinq. C’était Shaw, qui s’attendait à ce que le ciel lui tombe sur la tête. — Alors maintenant, il n’est pas à plus de dix mille yards ? — Non, commandant, je dirais neuf mille cinq cents. — Prévenez-moi si vous changez encore d’avis, répliqua Ricks. Réduisez la vitesse à quatre noeuds. — Réduire à quatre noeuds, répéta l’officier de quart. — On le laisse passer devant nous ? demanda Claggett. — Ouais, fit le commandant d’un signe de tête. — On a une solution torpille annonça l’officier ASM. Le second regarda sa montre, il était difficile de faire plus vite. — Très bien, voilà qui fait plaisir à entendre, répondit Ricks. — Vitesse réglée quatre noeuds. — OK, on le tient. Sierra Onze au relèvement deux-zéro-unité, distance neuf mille cent yards, route trois-zéro-zéro, vitesse quinze noeuds. — Il est foutu, fit Claggett. Mais il nous a simplifié la vie en allant aussi vite. — C’est vrai, ça fera bon effet dans le rapport de patrouille. * * * — Y a quelque chose qui ne me plaît pas, remarqua Ryan. Je n’aime pas trop la façon dont ça évolue. — Moi non plus, fit Bunker. À mon avis, il faut donner au groupe du Theodore Roosevelt l’autorisation d’utiliser les armes. — Je suis d’accord, et c’est ce que je vais proposer au président. Ryan décrocha. Selon les règles du jeu, le président était à bord d’Air Force One, quelque part au-dessus du Pacifique, de retour d’un voyage dans un pays quelconque de la région. Quelque part au Pentagone, un comité simulait les décisions présidentielles. Jack fit sa proposition et reçut la réponse. — Seulement en cas d’autodéfense, Dennis. — Et merde, dit calmement Bunker. Moi, il va m’écouter. Jack fit un sourire. — C’est vrai, mais pas cette fois. Pas d’action offensive, vous n’avez le droit de réagir que si vous êtes attaqué. Le secrétaire à la Défense se retourna vers l’officier de quart. — Dites au Theodore Roosevelt que je veux des patrouilles d’interception en l’air. Je veux qu’on me rende compte de tout ce qui se passe dans un rayon de deux cents nautiques. En deçà de deux cents, l’amiral a liberté d’action. Pour les sous-marins, le rayon de sécurité est de cinquante — cinq-zéro — nautiques. À l’intérieur, attaque immédiate. — C’est assez original, fit Jack. — Il y a eu cette attaque contre le Valley Forge. La meilleure hypothèse pour le moment, c’était qu’il s’agissait d’une attaque-surprise par un sous-marin russe lance-missiles. Il semblait par ailleurs que certaines unités de la flotte russe agissaient sans contrôle ou, du moins, obéissaient à des ordres qui ne venaient pas de Moscou. Mais les choses devinrent plus graves. — Message sur la ligne rouge. Il vient d’y avoir une attaque terrestre contre une base de missiles stratégiques SS-18 en Asie centrale. — Mettez en l’air tous les bombardiers disponibles ! Jack, prévenez le président de l’ordre que je viens de donner. — On n’a plus la liaison, annonça le haut-parleur mural. Plus de contact radio avec Air Force One. — Donnez-moi des précisions, exigea Jack. — On ne sait rien de plus, monsieur. — Où est le vice-président ? — À bord de Rotule Deux, six cents nautiques au sud des Bermudes. Genouillère Un est à quatre cents nautiques devant Air Force One, il s’apprête à se poser en Alaska pour le transfert. — C’est près de la Russie, ils peuvent l’intercepter… mais c’est peu probable, pensa Bunker à haute voix. À moins qu’ils n’aient un navire de guerre avec des missiles sol-air dans le coin… Le vice-président assure provisoirement le pouvoir. — Monsieur, je… — C’est à moi de décider, Jack. Le président est soit hors circuit, soit sans moyen de communication. Le secrétaire à la Défense décide que le vice-président prend les rênes jusqu’à ce que la liaison ait été rétablie et vérifiée. Les forces armées sont désormais placées sous mon autorité. « Ce Dennis Bunker, se dit Jack, il restera toujours un as du manche. Il prend une décision et il s’y tient. » Et, en général, l’expérience prouvait qu’il avait raison. * * * Le dossier de Ryan était plutôt épais, une bonne quinzaine de centimètres. Goodley le consultait dans le secret de son réduit au sixième étage. Les premiers documents concernaient ses antécédents et ses habilitations. Ses diplômes avaient de quoi impressionner, en particulier sa thèse de doctorat en histoire soutenue à Georgetown. Georgetown n’était pas Harvard, bien sûr, mais c’était tout de même une institution respectable. Son premier poste à l’Agence avait consisté à faire un stage chez l’amiral Greer, et son premier rapport était intitulé « Agents et Agence », à propos du terrorisme. Curieuse coïncidence, se dit Goodley, quand on savait ce qui lui était arrivé ensuite. Les aventures de Ryan à Londres occupaient trente pages double interligne, essentiellement des rapports de police et quelques photos de presse. Goodley commença à prendre des notes. Un vrai cow-boy. À l’idée de ce à quoi il s’était livré, l’universitaire hocha la tête avec commisération. Vingt minutes après, il commença à lire le résumé du second rapport que Ryan avait rédigé pour le compte de la CIA, celui dans lequel il expliquait que les terroristes ne se manifesteraient sans doute jamais sur le territoire américain : c’était quelques jours avant l’attentat commis contre sa propre famille*. « Là, tu t’es gouré, Ryan, pas vrai ? » ricana intérieurement Goodley. On le croyait brillant, mais il se trompait comme les autres… Il ne s’était pas montré particulièrement bon non plus lorsqu’il était affecté en Grande-Bretagne. Il n’avait pas senti que Tchernenko succéderait à Andropov, mais il avait tout de même prévu l’ascension de Narmonov avant presque tout le monde, si ce n’est Kantrowitz à Princeton, le premier à avoir détecté des qualités exceptionnelles chez Andrei Ilitch. Goodley s’en souvenait encore, il commençait ses études à l’époque, et il couchait avec cette fille de Wellesley, Debra Frost… qu’était-elle devenue, celle-là ?… — Fils de pute ! marmonna Ben quelques minutes plus tard. Octobre rouge, un SNLE soviétique… qui était passé à l’Ouest. Ryan avait été l’un des premiers à se douter que… Ryan, analyste à Londres… avait conduit en personne cette opération en mer ! Il avait tué un marin russe. Et revoilà le côté cow-boy, il aurait pu se contenter de l’arrêter, mais non, il avait fallu qu’il le tue comme au cinéma{4}… Il avait passé quelques mois à Londres avant de revenir aux États-Unis, comme assistant de Greer, dont il était devenu l’héritier. Des travaux intéressants avec les gens qui s’occupaient de désarmement… Là, y avait un truc qui clochait. Le président du KGB tué dans un accident d’avion{5}… Goodley prenait des notes comme un fou. Liz Elliot ne devait pas avoir la moindre idée de tout ça. « Tu n’es pas en train de chercher ce qui peut mettre Ryan en valeur », se rappela l’homme de la Maison-Blanche. Elliot ne le lui avait pas dit explicitement, bien sûr, mais elle s’était fait suffisamment comprendre… Goodley réalisa soudain que ce petit jeu risquait de devenir dangereux. Ryan avait tué des gens. Il avait tiré et tué au moins à trois reprises. On ne s’en doutait pas quand on lui parlait. Goodley n’avait pas réellement peur, mais il se disait qu’il valait mieux traiter Ryan avec une certaine prudence. Jusqu’ici, il n’avait jamais rencontré d’homme qui en ait tué d’autres. Il n’était pas assez stupide pour considérer ce genre d’individu comme héroïque ou supérieur, mais il valait mieux garder ça en tête, à tout hasard. Il y avait quelques trous à l’époque de la mort de James Greer… n’était-ce pas au moment de cette histoire en Colombie{6} ? Il prit quelques notes. Ryan était déjà DDCI à l’époque, mais juste après la mort de Greer, le juge Arthur Moore et Robert Ritter avaient démissionné pour laisser le champ libre à la nouvelle administration. Le Sénat avait confirmé Ryan en tant que directeur adjoint du renseignement. Voilà pour ses références professionnelles. Goodley considéra qu’il en savait assez sur ces aspects et passa à la partie du dossier consacrée à la vie privée et aux activités financières du sujet… * * * — Sale nouvelle, fit Ryan, on est arrivés vingt minutes trop tard. — J’ai peur que tu aies raison. — Où est-ce qu’on s’est gourés ? — Je ne sais pas, répondit Bunker. Peut-être quand on a ordonné au groupe du Theodore Roosevelt de dégager de la zone. Ryan fixa la carte murale. — C’est possible, mais on a mis Andrei Ilitch dans un cul-de-sac… il faut qu’on lui laisse une porte de sortie. — Mais comment ? Comment faire sans nous mettre nous-mêmes dans un cul-de-sac ? — Je pense qu’il y a un problème dans le scénario… je n’en suis pas bien sûr, mais quand même… * * * — Y a plus qu’à le laisser s’agiter dans sa cage, pensa Ricks à voix haute. — Jusqu’à quel point ? lui demanda Claggett. — Situation du tube deux ? — Vide, pour maintenance, répondit l’officier ASM. — Les autres sont clairs ? — Oui, commandant. On a fait le point une demi-heure avant de prendre le contact. — OK… — Ricks fit un large sourire. — On va chasser au tube deux, on va lui donner un transitoire pour le réveiller un peu ! « Bon Dieu ! » se dit Claggett. C’était pratiquement ce qu’auraient fait des types comme Mancuso ou Rosselli. — Commandant, c’est peut-être un peu bruyant. On pourrait le prévenir aussi bien en lui balançant Tango au TUUM. — Ouais, on a une solution sur Sierra Onze ? « Mancuso veut que ses pachas se montrent agressifs ? Eh bien, je vais me montrer agressif… » — Paré, commandant, cria l’officier ASM. — Procédures de tir. Préparez-vous à chasser tube deux. — Commandant, je confirme tube deux vide. Les tubes chargés sont les tubes un, trois et quatre, tubes en sécurité. On confirma oralement au poste torpilles l’ordre qui venait de s’afficher. Le maître torpilleur jeta un coup d’oeil par le hublot pour vérifier qu’ils ne risquaient pas de lancer quoi que ce soit. — Tube deux vide, vérification visuelle effectuée. Air HP ouvert, rendit compte l’officier marinier à l’interphone. Paré à lancer. — Ouvrez la porte extérieure. — Ouvrir la porte extérieure, reçu. Porte extérieure ouverte. — Vérifiez le relèvement… FEU ! L’officier ASM appuya sur le bouton. L’USS Maine trembla quand l’air. HP chassa dans le tube vers la mer. * * * À bord de l’USS Omaha, à six mille yards de là, un opérateur sonar se demandait depuis plusieurs minutes si la petite trace sur son écran était bien du bruit de fond, lorsqu’un point apparut à l’écran. — CO de sonar, transitoire, transitoire. Transitoire mécanique au zéro-huit-huit, en plein sur l’arrière ! — Bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? dit l’officier de quart. C’était l’officier de navigation et il avait embarqué trois semaines avant. — Qu’est-ce que c’est sur l’arrière ? — Transitoire, transitoire, transitoire de lancement relèvement zéro-huit-huit ! Je répète, TRANSITOIRE DE LANCEMENT DROIT SUR L’ARRIÈRE ! — Vapeur avant quatre ! cria le lieutenant de vaisseau, soudain devenu pâle. Rappeler aux postes de combat ! Paré à lancer un leurre ! Il décrocha le téléphone pour prévenir le commandant, mais les klaxons rugissaient déjà, et le commandant arriva pieds nus, la chemise déboutonnée. — Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? — Commandant, on a détecté un transitoire sur l’arrière… Sonar de CO, vous avez autre chose ? — Rien, capitaine, rien depuis le transitoire. C’était un lancement, chasse HP, mais… c’est marrant, capitaine, on n’entend rien dans l’eau. — À droite toute ! ordonna l’officier de quart, sans se soucier de la présence du commandant. Il n’avait pas été relevé, et il avait toujours la responsabilité du sous-marin. — Venir à trente mètres. Lancer un leurre dès qu’on est parés. — La barre à droite toute. Capitaine, la barre est tout à droite, pas de cap ordonné. Vitesse vingt noeuds, on accélère encore, annonça l’homme de barre. — Bien, venir au zéro-un-zéro. — Venir au zéro-un-zéro. — Qu’y a-t-il dans la zone ? demanda le commandant en essayant de contrôler sa voix, mais il avait du mal. — Le Maine est quelque part dans le coin. « Harry Ricks… Quel con ! » pensa le commandant, mais il ne dit rien, ce n’était pas bon pour la discipline. — Alors, sonar ? — CO de sonar, on n’entend rien. S’il y avait une torpille, on l’aurait. — Nav, réduisez l’allure. — Bien, vapeur soixante tours. * * * — Je crois qu’on l’a bien baisé, observa Ricks, penché sur l’écran sonar. Quelques secondes après le lancement fictif, le 688 était monté en allure, et on entendait aussi le bruit de bulles d’un leurre. — Il est en train de réduire, commandant, le nombre de tours diminue. — Ouais, il a compris qu’il n’y a pas de torpille. On va l’appeler au TUUM. — Quel imbécile ! Il devrait savoir qu’il y a peut-être un Akula dans le coin, grommela le commandant de l’Omaha. — On le voit pas commandant, il y a pas mal de bateaux de pêche. — OK, faites rompre du poste de combat. Laissons le Maine s’amuser. — Il fit une moue. — C’est ma faute, on aurait dû être à dix noeuds, pas à quinze. Venez à dix noeuds. — Bien commandant. La route ? — Le gros devrait remonter au nord. Venez au sud-est. — Bien. — Vous avez bien réagi, nav, on aurait pu échapper à la torpille. Leçon ? — Vous l’avez dit, commandant, on allait trop vite. — Même les erreurs de son commandant sont instructives, monsieur Auburn. — Comme toujours, commandant. Le pacha donna une bourrade au jeune homme et quitta le central. * * * À trente-six mille yards de là, l’Amiral Lunin se traînait à trois noeuds juste au-dessus de la couche, sa flûte juste en dessous. — Alors ? demanda le commandant. — On a eu un bruit un peu plus fort au un-trois-zéro, puis ça a cessé, dit l’officier en montrant l’écran. Quinze secondes après, autre bruit ici… devant le premier. La signature ressemble à un Los Angeles à pleine vitesse, puis il a réduit avant de disparaître de l’écran. — Un exercice, Evgueni… Le premier bruit était un SNLE américain, un Ohio. Qu’en pensez-vous ? demanda le capitaine de vaisseau Valentin Borissovitch Dubinin. — Personne n’a encore détecté d’Ohio au large. — Il y a un début à tout. — Et maintenant ? — On reste là et on attend. Les Ohio sont plus silencieux qu’une baleine qui dort, mais au moins nous savons qu’il y en a un dans le coin. On ne va pas le pister. Les Américains sont trop cons de faire du bruit comme ça, j’n’ai encore jamais vu ça. — Les choses ont changé, commandant, fit remarquer l’officier ASM. Beaucoup changé. Il n’avait plus besoin de dire « camarade commandant ». — C’est vrai, Evgueni. Maintenant, c’est comme un grand jeu, personne n’est touché et on peut se mesurer comme aux Jeux olympiques. — Critique ? — Je me serais rapproché un peu avant de lancer, commandant, fît l’officier ASM. Il aurait pu s’en sortir. — Je suis d’accord, mais on essayait seulement de lui secouer un peu les puces, dit Ricks, très à l’aise. « Mais quel était le but de cette démonstration ? se demandait Dutch Claggett. Bien sûr, il faut montrer combien vous êtes agressif. » — Je crois qu’on a bien joué, dit le second pour soutenir son commandant. Le central était tout sourire. Les SNLE et les SNA faisaient souvent des exercices communs, préparés la plupart du temps. Comme d’habitude, l’Ohio avait gagné. Bien sûr, ils savaient que l’Omaha était par là à rechercher un Akula russe perdu quelques jours plus tôt par un P-3 au large des Aléoutiennes. Mais il n’y avait rien eu à faire pour retrouver le russe de classe Requin. — Officier de quart, venez au sud. On a fait un datum avec ce lancement, on va aller se mettre là où était l’Omaha. — Bien, commandant. — Bien joué, messieurs. Et Ricks retourna dans sa chambre. * * * — Nouvelle route ? — Sud, répondit Dubinin. Il va essayer d’effacer le datum en allant se réfugier où était le Los Angeles. On reste au-dessus de la couche, le fil juste en dessous, et on va essayer de le reprendre. Le commandant savait qu’il avait peu de chances d’y arriver, mais la fortune sourit aux audacieux. Le sous-marin devait rentrer d’ici une semaine, et on allait lui installer un nouveau sonar, nettement meilleur, pendant sa remise en condition. Cela faisait trois semaines qu’il était en patrouille au large de l’Alaska. Le sous-marin qu’il avait détecté, l’USS Maine ou l’USS Nevada, si leurs renseignements étaient à jour, allait finir sa patrouille, rentrer, repartir et ainsi de suite. Il serait de nouveau en patrouille en février, ce qui coïnciderait avec sa mission à lui. Il aurait affaire au même commandant, celui qui avait commis cette erreur. Après son carénage, l’Amiral Lunin serait plus silencieux, il aurait un meilleur sonar, et Dubinin commençait à espérer pouvoir faire jeu égal avec les Américains… Ce serait assez chouette. Tout le temps qu’il avait mis pour en arriver là, ces merveilleuses années d’apprentissage à la Flotte du Nord sous les ordres de Marko Ramius. Quelle pitié, un officier si brillant, mourir ainsi dans un accident{7} ! Mais le service à la mer est un métier dangereux depuis toujours, et il le restera jusqu’à la fin des temps. Marko avait réussi à sauver dix de ses hommes avant de couler… Dubinin hocha tristement la tête. Si ça se passait maintenant, les Américains pourraient lui porter assistance. Pourraient ? Non, devraient, et les Soviets en feraient autant pour eux si nécessaire. Dubinin se sentait plus à l’aise dans son boulot depuis qu’il y avait eu tous ces changements dans son pays et dans le monde. Le métier avait toujours été exigeant, mais le but n’était plus le même. Bien sûr, les SNLE américains continuaient à pointer leurs missiles contre sa patrie, et les missiles russes étaient pointés contre l’Amérique, mais cela allait peut-être bientôt se terminer. En attendant, il continuait à faire son métier, et, par une ironie du sort, ces changements arrivaient au moment où la Marine soviétique devenait l’égale de son adversaire – la classe Akula était en gros aussi bonne que les premiers Los Angeles, et c’était maintenant qu’on en avait moins besoin. « Comme une partie de cartes entre copains ?» se demanda-t-il. La comparaison était assez juste… — Quelle vitesse, commandant ? Dubinin réfléchit. — Supposons qu’il soit à vingt nautiques, à cinq noeuds. On va faire sept noeuds, on restera silencieux et on arrivera peut-être à le reprendre… toutes les deux heures, baïonnette pour faire un tour sonar… Oui, c’est cela. « La prochaine fois, Evgueni, on aura deux officiers ASM de plus », se souvint Dubinin. La diminution de la flotte sous-marine soviétique mettait sur le marché tout un tas de jeunes officiers à qui on allait donner un entraînement spécialisé. L’état-major des sous-marins allait être multiplié par deux, et, avec ce nouvel équipement, cela risquait de bien améliorer leur capacité. * * * — On a perdu, dit Bunker. J’ai perdu, et j’ai donné de mauvais conseils au président. — Vous n’êtes pas le seul, lui accorda Ryan en s’étirant. Mais vous trouvez que ce scénario était réaliste, je veux dire, plausible ? Le fin mot de l’histoire était qu’il s’agissait d’un complot monté par un responsable soviétique aux abois qui essayait de reprendre ses militaires en main, et qui tentait de faire croire qu’il s’agissait de l’action de quelques félons. — Pas vraisemblable, mais possible. — Tout est possible, remarqua Jack. Comment croyez-vous qu’ils parlent de nous dans leurs exercices ? Bunker éclata de rire. — Ça doit pas être fameux, j’en ai peur. En conclusion, l’Amérique était contrainte d’accepter la perte de l’USS Valley Forge, en échange de celle du sous-marin Charlie coulé par l’hélico du Kidd. L’échange ne paraissait pas très équitable, comme une tour contre un cavalier. Les forces soviétiques en Allemagne de l’Est avaient été placées en état d’alerte, celles de l’OTAN, plus faibles, n’étaient pas sûres de s’en tirer. Résultat : les Soviétiques avaient obtenu une concession sur le calendrier de retrait de leurs troupes. Ryan trouvait que le scénario dans son ensemble était un peu artificiel, mais c’était souvent le cas, et le but était seulement de s’entraîner à gérer une crise. Là, ils s’en étaient plutôt mal tirés : ils s’étaient précipités sur des points secondaires, en avaient laissé passer de plus importants, faute de les avoir repérés assez tôt. Comme toujours, la leçon était : Ne faites pas d’erreur. C’est quelque chose que peut comprendre n’importe qui, bien sûr, et tout le monde fait des erreurs, mais les choses deviennent différentes quand c’est l’erreur d’un haut responsable, les conséquences en sont beaucoup plus graves. Et cela, c’était une autre leçon, que les gens oubliaient la plupart du temps. 14 RÉVÉLATION — Alors, qu’avez-vous trouvé ? — C’est un homme très intéressant, répondit Goodley. À la CIA, il a fait des choses à peine croyables. — Je connais l’histoire du sous-marin, la défection du directeur du KGB. Il y a autre chose ? demanda Liz Elliot. — Il est très apprécié dans la communauté internationale des services de renseignement, de gens comme sir Basil Charleston, en Grande-Bretagne — et il est assez facile de comprendre ce qu’ils apprécient chez lui —, mais c’est vrai aussi dans d’autres pays de l’OTAN, surtout en France. Grâce à Ryan la DGSE a pu coffrer un paquet de types d’Action directe. Goodley ne se sentait pas très à l’aise dans son rôle d’espion. Le conseiller à la Sécurité nationale aurait voulu aller plus vite, mais il ne fallait pas trop harceler ce jeune homme. Elle afficha un petit sourire de circonstance. — Dois-je comprendre que vous commencez à avoir une certaine admiration pour lui ? — Il a fait du bon boulot, mais il a également commis des erreurs. Son analyse de la situation en Allemagne de l’Est, la réunification, était complètement fausse. Goodley lui-même avait bien vu venir les choses quand il travaillait à Kennedy, et l’article qu’il avait publié dans une obscure feuille de chou avait même retenu l’attention de la Maison-Blanche. Le nouveau collaborateur de la Présidence se tut. — Et ?…, fit Elliot. — Et il y a tout de même des aspects troublants dans sa vie privée. Enfin ! — Quel genre de choses ? — Ryan a fait l’objet d’une enquête de la SEC avant d’entrer à la CIA, une histoire de délit d’initiés. Il semble qu’une société de logiciel était sur le point d’avoir un contrat de la Marine, Ryan l’a su avant tout le monde, et il a fait un vrai malheur. La SEC s’en est aperçue — des responsables de la société en question faisaient eux aussi l’objet d’une enquête— et est allée vérifier les papiers de Ryan. Il s’en est tiré par une finesse technique. — Expliquez-moi ça, ordonna Liz. — Pour couvrir leurs arrières, les responsables de la société s’étaient arrangés pour publier quelque chose dans une revue spécialisée dans les affaires de défense, juste un entrefilet, à peine quelques lignes. C’était assez pour démontrer que Ryan s’était basé sur des informations du domaine public, et que c’était donc parfaitement légal. Plus intéressant encore, ce qu’a fait Ryan de son argent. Il a fermé son compte en actions, et il a placé le tout sur des comptes gérés dans quatre institutions différentes. — Goodley se tut. — Vous savez combien vaut Ryan ? — Non, combien ? — Plus de quinze millions de dollars, ce qui fait de lui le type le plus riche de la CIA. Et sa fortune est sous-évaluée. Je dirais que c’est plus près de vingt. Peu importe, voilà ce qu’il a fait de son pactole : il a tout mis sur un compte séparé, avant de le transférer sur une rente éducation. — Pour ses gosses ? — Non, répondit Goodley. Les bénéficiaires… mais il faut que je revienne un peu en arrière. Il a consacré une partie de cette somme à l’achat d’un magasin, une supérette, au bénéfice d’une veuve et de ses enfants. Le reste a été placé en bons du Trésor plus quelques actions de père de famille pour permettre à cette femme d’élever ses enfants. — Qui est-ce ? — Elle s’appelle Carol Zimmer, origine laotienne. C’est la veuve d’un sergent de l’armée de l’Air mort à l’entraînement. Ryan a pris sa famille en charge. Il s’est même absenté de son bureau pour la naissance du dernier, une petite fille. Ryan va les voir régulièrement, conclut Goodley. — Je vois. Elle ne voyait rien du tout, mais c’est l’expression consacrée. — Ça a un lien avec son boulot ? — Pas vraiment. Comme je le disais, Mme Zimmer est laotienne. Son père était l’un de ces chefs de tribu que la CIA a utilisés contre les Nord-Vietnamiens. Sa tribu a été massacrée, et je ne sais pas comment elle a fait pour s’en tirer. Elle a épousé un sergent de l’armée de l’Air qui l’a emmenée aux États-Unis. Il est mort quelque part dans un accident, il n’y a pas très longtemps. Rien dans le dossier de Ryan ne fait mention d’une quelconque relation avec elle avant cette date. Il est possible que ça ait quelque chose à voir avec le Laos et la CIA — mais Ryan n’y est pas allé, il était étudiant. Il n’y a absolument rien dans le dossier à ce sujet. Simplement, un jour, quelques mois avant les élections présidentielles, il a souscrit cette rente éducation, et depuis, il va les voir toutes les semaines. Oh si, un autre truc… — Quoi ? — J’ai fait des recoupements avec un autre dossier. Il y a eu un peu de grabuge au magasin, des petits voyous embêtaient la famille Zimmer. Le garde du corps attitré de Ryan est un certain Clark, un ancien agent de terrain. Je n’ai pas pu obtenir son dossier, expliqua Goodley. En tout cas, ce Clark a attaqué deux des voyous, et il en a expédié un à l’hôpital. J’ai consulté les archives de presse. C’était dans le journal, pas grand-chose, à la rubrique faits divers. Clark et un autre agent de la CIA — le journal parle de fonctionnaires fédéraux, mais ne cite pas la CIA — se seraient fait aborder par quatre durs. Ce Clark doit être un sacré malabar, le chef de la bande a eu le genou cassé et s’est retrouvé à l’hôpital. Un autre a été mis KO, et les deux derniers se sont tirés vite fait. Les flics du coin ont classé ça comme une histoire entre bandes rivales, il n’y a pas eu de suites. — Vous savez autre chose sur ce Clark ? — Je l’ai aperçu deux ou trois fois. Un costaud, quarante ans bien tassés, l’air très timide. Mais il faut voir sa façon de se déplacer. J’ai pris des leçons de karaté dans le temps. Mon professeur était un ancien Béret vert qui avait fait le Viêtnam. Il se déplace comme un athlète, tout en souplesse, en économisant ses gestes. Il regarde sans arrêt tout ce qui se passe, il vous jette juste un coup d’oeil en coin et décide si vous êtes une menace ou pas… Goodley s’interrompit, il venait de comprendre qui était vraiment Clark, enfin, en partie… — C’est un type dangereux. — Comment ça ? demanda Liz Elliot qui ne comprenait toujours pas. — Excusez-moi, c’est un truc que m’a appris mon professeur de karaté à Cambridge. Ce ne sont pas ceux qui ont l’air dangereux qui le sont vraiment. Les plus dangereux, ce sont ceux qu’on ne remarque pas dans une pièce. Mon prof s’est fait attaquer dans le métro tout près d’Harvard, enfin, on a essayé de l’attaquer. Il a laissé trois mecs sur le carreau à tremper dans leur sang, ils ne se sont pas méfiés. Et à le voir, c’est compréhensible, sa façon de s’habiller, pas l’air dangereux pour un sou. Clark est exactement comme ça, comme mon vieux sensei… Intéressant, non ? Après tout, il est agent spécial, et ils sont plutôt bons. J’imagine que Ryan a su que ces voyous embêtaient Mme Zimmer, et il a envoyé ses gardes du corps régler le problème. La police du comté d’Anne Arundel a trouvé que c’était très bien comme ça. — Vos conclusions ? — Ryan a fait du très bon travail, et commis quelques grosses erreurs. C’est d’abord un homme du passé, il en est resté à la guerre froide. Il a quelques problèmes avec l’administration, comme l’autre jour, quand vous n’avez pas participé à l’exercice Camelot. Il pense que vous ne prenez pas votre boulot suffisamment au sérieux, et que sécher ce genre d’exercice est irresponsable. — Il a dit ça ? — Presque mot pour mot, j’étais dans le bureau de Cabot quand il a débarqué pour faire sa sortie. Elliot hocha la tête. — Si le président fait ce qu’il a à faire, si je fais ce que je dois faire, il n’y aura pas de crise à gérer. C’est ça qui compte, après tout ? — Et jusqu’ici, vous vous en êtes bien sortis, remarqua Goodley. Le conseiller à la Sécurité nationale fit semblant de ne pas entendre, et se replongea dans ses papiers. * * * Les murs étaient en place, un film de plastique assurait l’étanchéité. L’air conditionné marchait, et extrayait l’humidité et la poussière de l’atmosphère. Fromm s’activait sur les tables des machines-outils. Table n’était pas le terme exact. Elles étaient conçues pour supporter plusieurs tonnes, et chacun de leurs pieds colossaux était muni d’un vérin à vis. L’Allemand les réglait à l’horizontale en s’aidant de niveaux à bulle fixés à la structure. — Parfait, dit-il, après trois heures de labeur. Il fallait que ce soit parfaitement réglé. Il y avait un mètre de soubassement en béton sous chaque table. Quand tout fut en place, on boulonna les pieds dans le sol. — Les outils doivent être rigides à ce point ? demanda Ghosn. Fromm fit non de la tête. — C’est justement le contraire, les machines flottent sur coussin d’air. — Mais vous me dites qu’elles pèsent plusieurs tonnes ! — Faire flotter un objet sur coussin d’air est tout à fait banal, vous avez sûrement vu en photo des aéroglisseurs d’une centaine de tonnes. On les met sur coussin pour amortir les vibrations transmises par le sol. — Il nous faut quoi, comme tolérances ? demanda Ghosn. — Du même ordre de grandeur qu’un télescope astronomique, répondit l’Allemand. — Mais, les premières bombes… Fromm coupa Ghosn. — Les premières bombes américaines, celles d’Hiroshima et Nagasaki, étaient extrêmement rustiques. Elles avaient un rendement dérisoire, surtout celle d’Hiroshima. Vous ne vous amuseriez plus à fabriquer une bombe à mèche, non ? De toute manière, on ne peut plus partir d’une conception aussi médiocre, continua-t-il. Après les premières bombes, les ingénieurs américains ont dû compter avec des approvisionnements insuffisants en matière fissile. Les quelques kilos de plutonium que nous avons ici sont ce qu’il y a de plus cher au monde. L’usine qui le fabrique par bombardement neutronique coûte deux milliards de dollars, à quoi s’ajoute l’usine de retraitement, un milliard de mieux. Seuls les Américains avaient assez d’argent pour mener à bien ce projet. Tout le monde connaissait la fission nucléaire — il n’y a pas de secret en physique — mais seuls les États-Unis avaient l’argent et les ressources nécessaires. Et les hommes…, ajouta Fromm. Quels hommes ! Les premières bombes — ils en ont fabriqué trois — étaient conçues pour utiliser toute la matière fissile disponible, et comme le facteur déterminant était la fiabilité, elles ont été faites de façon aussi simple et efficace que possible. Et il a fallu les plus gros avions existants pour les emporter. «Also… ils ont gagné la guerre, et la conception des bombes a cessé d’être un programme de guerre pour devenir une chose sérieuse, ja ? Leur réacteur plutonigène à Hanford ne produisait que quelques dizaines de kilos par an à cette époque, les Américains ont dû trouver le moyen d’économiser la matière première. La Mark 12 a été l’une de leurs premières bombes de deuxième génération, et les Israéliens l’ont encore améliorée. Cette arme a cinq fois la puissance d’Hiroshima avec cinq fois moins de matière active, soit un gain d’un facteur vingt-cinq,^ ? Et nous pourrions encore l’améliorer d’un facteur dix. « Ensuite, une très bonne équipe, disposant de l’usine ad hoc, pourrait encore gagner un facteur quatre. Les armes modernes sont la plus fascinante, la plus élégante… — Deux mégatonnes ? interrompit Ghosn. Était-ce possible ? — Nous ne pouvons pas y arriver ici, dit Fromm, avec une nuance de regret dans la voix. Nous n’avons pas assez de données. La physique est une chose simple, mais il y a des problèmes techniques, et il n’y a pas de publication sur la façon de construire une bombe. Rappelez-vous que, même aujourd’hui, on continue à essayer ces armes pour les rendre plus compactes et plus efficaces. Il faut faire des expériences grandeur nature, d’une manière ou d’une autre, et cela nous est impossible. Nous n’avons ni le temps ni l’argent pour former des spécialistes de la conception. Je pourrais dessiner un engin de plusieurs mégatonnes, mais en fait, je n’aurais pas une chance sur deux de réussir. Et je ne pourrais pas réaliser d’expériences. — Que pouvez-vous faire alors ? demanda Qati. — Je peux donner à cette bombe une puissance comprise entre quatre et cinq cents kilotonnes : elle occupera un volume d’un mètre de côté et pèsera environ cinq cents kilos. Fromm s’arrêta pour étudier leur réaction. — Ce ne sera pas quelque chose de très élégant, ce sera encombrant et lourd. Mais ce sera assez puissant. Fromm pensait également que le dessin serait beaucoup plus ingénieux que ce qu’avaient pu faire les techniciens russes et américains pendant les quinze premières années de l’ère nucléaire. Ce n’était pas si mal. — L’enveloppe de l’explosif ? demanda Ghosn. Fromm jugea ce jeune Arabe fort intelligent. — Les premières bombes utilisaient des enveloppes en acier très épais. La nôtre aura des explosifs — massifs, mais légers — et ils seront aussi efficaces. Nous injecterons le tritium au moment de l’allumage. Comme dans les premières bombes de conception israélienne, cela créera une bouffée de neutrons qui amplifiera la réaction de fission. Cette réaction engendrera à son tour d’autres neutrons qui feront fusionner une deuxième réserve de tritium. La répartition est en gros de cinquante kilotonnes pour la réaction primaire et de quatre cents pour la réaction secondaire. — Quelle quantité de tritium ? C’était une substance facile à obtenir en petite quantité — elle est utilisée par les horlogers et les fabricants de viseurs, mais à doses microscopiques. Ghosn savait pour avoir essayé qu’il était pratiquement impossible de s’en procurer plus de dix milligrammes. Quoi qu’en dise Fromm, c’était le tritium, pas le plutonium, qui était le matériau le plus cher de la planète. Mais on pouvait s’en procurer, pas du plutonium. — J’en ai cinquante grammes, dit Fromm d’un ton suffisant. Largement plus que ce dont on a besoin. — Cinquante grammes ! s’exclama Ghosn. Cinquante ! — Notre centrale produisait des matières nucléaires pour notre projet de bombe. Quand le gouvernement socialiste est tombé, on a décidé de donner le plutonium aux Soviets — la loyauté envers la cause du socialisme mondial, vous voyez. Mais les Soviets ont pris la chose différemment. — Fromm s’arrêta. — Ils ont traité ça de… bon, je vous laisse le soin d’imaginer le terme. Leur réaction a été si violente que j’ai décidé de cacher notre stock de tritium. Comme vous savez, ça a une grosse valeur commerciale, mon assurance-vie, si vous préférez. — Où ça ? — Au sous-sol, chez moi, caché dans une batterie nickel-hydrogène. Qati n’aimait pas ça, mais alors pas du tout. L’Allemand le voyait bien. — De toute façon, il faut que je retourne en Allemagne chercher les machines-outils, dit-il. — Vous les avez déjà ? — À cinq kilomètres de chez moi, il y a l’Institut d’astrophysique Karl — Marx. On était censé y fabriquer des télescopes astronomiques, dans le visible et les rayons X. Hélas, il n’a jamais fonctionné. Une pareille couverture « gaspillée », quel dommage, non ? À l’atelier, il y a six caisses marquées Instruments d’astronomie tt dedans, six machines-outils de précision cinq axes, les meilleures du monde, souligna Fromm avec un grand sourire. Des Cincinnati Milacron, fabriquées aux États-Unis d’Amérique. Exactement ce dont se servent les Américains à Oak Ridge, à Rocky Flats et chez Pantex. — Mais les opérateurs ? demanda Ghosn. — On en avait formé vingt, seize hommes et quatre femmes, tous titulaires d’un diplôme universitaire… Non, ce serait trop dangereux, et ce n’est pas vraiment nécessaire ici. Les machines sont assez « conviviales », comme on dit. Nous pourrions faire le travail nous-mêmes, mais cela nous prendrait beaucoup trop de temps. N’importe quel opticien compétent, ou même un armurier peut s’en servir. Ce qui était le travail d’un prix Nobel il y a cinquante ans, un ouvrier spécialisé peut le faire de nos jours. C’est ce qu’on appelle le progrès, ja ? * * * — Un coup, on croit que c’est ça, puis ça disparaît, dit Evgueni. Cela faisait vingt heures qu’il était de quart, et il n’avait droit qu’à six heures de sommeil avant le suivant. Le trouver avait exigé de Dubinin qu’il mette en oeuvre toute son habileté. Il avait deviné que le SNLE américain allait se diriger au sud, et qu’il transiterait à environ cinq noeuds. Ensuite, il y avait des considérations liées à l’environnement. Il lui fallait rester assez près, en portée directe, sans entrer dans la zone de convergence sonar. Les zones de convergence sont des surfaces annulaires — en forme d’amande — autour d’un bâtiment. Tous les sons qui viennent de l’intérieur de la zone de convergence sont réfractés par la température et la pression de l’eau, et se réfléchissent sur la surface en suivant un trajet sinusoïdal à peu près régulier, fonction de la bathy. En restant à l’extérieur, il pouvait échapper aux moyens de détection du SNLE. Il devait pour ce faire rester à une distance inférieure à celle du trajet direct théorique. Pour ne pas se faire détecter, il lui fallait se mettre juste au-dessus de la thermocline — il faisait l’hypothèse que l’Américain était resté en dessous — en laissant sa flûte pendre dessous. De cette manière, il y avait peu de chances que l’Américain puisse entendre le bruit de ses machines. Le problème tactique de Dubinin tenait à ses faiblesses. Le sous-marin américain était plus silencieux que le sien, il avait de meilleurs sonars et de meilleurs écouteurs. Le lieutenant de vaisseau Evgueni Nikolaïevitch Rykov était un jeune officier très brillant, mais il était le seul à bord capable de se mesurer à ses homologues américains, et ce garçon donnait le maximum. Le seul avantage du capitaine de vaisseau Dubinin tenait en sa valeur personnelle. Il était fin tacticien, et il le savait, alors que son adversaire américain était mauvais tacticien, se disait-il, et n’en était pas conscient. C’était là une faiblesse décisive. En restant au-dessus de la couche, il s’exposait à se faire repérer par un avion américain, mais il avait accepté de prendre ce risque. S’il réussissait, il aurait à portée de main ce qu’aucun autre commandant de sous-marin russe n’avait jamais réussi à faire. Le commandant et le lieutenant de vaisseau étaient côte à côte, les yeux rivés sur l’écran vertical. Ce qu’ils regardaient n’était même pas un éclat de lumière, mais une ligne à peine visible qui n était pas aussi brillante qu’elle aurait dû l’être. Les sous-marins américains classe Ohio étaient encore plus silencieux que le bruit de fond de la mer, et les deux hommes se demandaient si ce qu’ils voyaient était ou non la silhouette acoustique à peine perceptible du plus sophistiqué des sous-marins lance-missiles. Dubinin se disait que cela pouvait tout aussi bien être une hallucination créée par la fatigue. — Il nous faudrait un transitoire, fit Rykov en prenant sa tasse de thé. Un outil qui tombe, un panneau qui claque… une erreur, une seule erreur… « Je pourrais faire une émission… je pourrais plonger sous la couche et lui balancer une bonne émission et je le trouverais…. Non ! » Rykov se tourna vers le commandant, pestant contre lui-même. « Patience, Valentin, ils sont patients, et nous devons être patients nous aussi. » — Evgueni Nikolaïevitch, vous m’avez l’air fatigué. — Je me reposerai à Petropavlovsk, commandant. Je vais dormir pendant une semaine et retrouver ma femme — enfin, non, je ne dormirai pas toute la semaine. Et il partit d’un rire fatigué, le visage éclairé par la lueur jaunâtre de l’écran. — Mais je ne veux pas laisser passer une chance comme celle-là ! — Il n’y aura pas de transitoire. — Je sais bien, commandant. Ces putains d’équipages américains… Je sais que c’est un Ohio ! Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? — L’imagination, Evgueni, l’imagination, et puis, on en a trop envie. Le lieutenant de vaisseau se retourna. — Je sais que le commandant a toujours raison ! — Je crois que vous avez raison de le penser. Un jeu pareil ! Bateau contre bateau, cerveau contre cerveau. Une partie d’échecs en trois dimensions, qui se joue dans des conditions perpétuellement mouvantes. Et les Américains étaient maîtres à ce jeu-là, Dubinin le savait. Leur matériel, leurs équipages, leur niveau d’entraînement, ils étaient meilleurs partout. Et ils en étaient conscients, naturellement. Leur avance technique avait créé chez eux un sentiment de supériorité et ne les avait pas aidés à innover… pas chez tous, mais chez certains. Un commandant intelligent de sous-marin lance-missiles n’aurait pas agi ainsi… « Si moi j’avais un bateau pareil, personne n’arriverait à me trouver ! » — Encore douze heures, après quoi il faudra rompre le contact et on rentre à la maison. — C’est trop bête, fit Rykov, mais il ne le pensait pas vraiment. Six semaines de mer, c’était assez pour lui. * * * — Immersion vingt mètres, ordonna l’officier de quart. — Immersion vingt mètres, répéta le maître de central. Barres arrière moins dix. L’exercice de lancement fictif des missiles venait de commencer. Les exercices revenaient à intervalles réguliers, et ils avaient deux objectifs : vérifier la compétence de l’équipage, et lui faire considérer comme banale sa mission essentielle, le lancement de vingt-quatre Trident-II D-5 UGM-93, dont chacun emportait dix têtes Mark 5 de quatre cents kilotonnes. Au total, cela représentait deux cent quarante têtes et une puissance de quatre-vingt-seize mégatonnes. Mais ce n’était pas tout, car les armes nucléaires ont bénéficié des apports de plusieurs branches de la physique. Les armes de petite puissance utilisent leur énergie beaucoup plus efficacement que les grosses. Les corps de rentrée Mark 5 ont une précision démontrée de ± 50 mètres en écart circulaire probable (ECP) ; cela signifie qu’après un vol de quatre milles nautiques, la moitié des têtes tombent dans un rayon de cinquante mètres autour de la cible, et le reste dans un rayon inférieur à deux cents mètres. L’écart est largement inférieur au diamètre du cratère créé par l’explosion, et le D-5 est donc le premier MSBS à posséder une capacité antiforte. Il a été conçu pour détruire les armes de première salve. Comme on compte en général deux têtes par objectif, le Maine était capable de détruire cent vingt missiles soviétiques et/ou centres de tir, ce qui représentait en gros dix pour cent des ICBM soviétiques, eux-mêmes affectés à des missions antiforces. Au PC missiles, à l’arrière de la tranche missiles qui ressemble à une caverne, un maître principal mit sous tension un panneau de contrôle. Les vingt-quatre engins étaient disponibles. Le système de navigation du sous-marin chargeait des données dans les calculateurs de guidage de chacun d’entre eux, et ces données seraient rafraîchies dans quelques minutes à partir des indications fournies par des satellites de navigation. Pour atteindre un objectif, le missile devait connaître non seulement sa position, mais également les coordonnées du point de lancement. Le système GPS NAVSTAR avait une précision à moins de cinq mètres près. L’officier marinier surveillait les voyants qui s’allumaient et s’éteignaient au fur et à mesure que le calculateur central interrogeait les missiles, lesquels rendaient compte chacun leur tour de leur état. Autour du sous-marin, la pression diminuait à raison de dix tonnes par mètre carré quand l’immersion diminuait de dix mètres. La coque du Maine se dilatait doucement, et l’on distinguait les légers craquements de l’acier soulagé des efforts de compression. * * * Ce n’était qu’un grondement à peine détectable parles sonars, assez proche du chant de la baleine. Rykov était ivre de fatigue, et si c’était arrivé quelques minutes plus tard, il n’aurait sans doute rien vu, mais il était tellement survolté qu’il donnait le meilleur de lui-même, et son cerveau était si concentré qu’il remarqua le bruit. — Commandant… bruit de relaxation de coque… ici ! Il toucha l’écran du doigt, juste à l’extrémité de l’écho furtif qu’ils avaient remarqué quelques instants plus tôt. — Il remonte. Dubinin se précipita au central. — Paré à changer d’immersion. Il enfila un casque pour rester en liaison avec Rykov. — Evgueni Nikolaïevitch, il faut faire ça impeccablement, et vite. Je vais plonger sous la couche juste au moment où l’américain la traversera… — Non, commandant, vous avez encore le temps. Sa flûte va rester en dessous un peu plus longtemps, comme la nôtre ! — Bon Dieu ! — Dubinin faillit rire. — Excusez-moi, je vous dois une bouteille de Starka. La Starka est la meilleure vodka russe. — Je la boirai avec ma femme à votre santé… j’ai un site possible… site estimé cinq degrés sous notre antenne… Commandant, si j’arrive à le tenir, au moment où nous le perdrons au passage de la couche… — Oui, donnez-moi rapidement une distance estimée ! Ce serait une estimation très grossière, mais c’était mieux que rien. Dubinin donna quelques ordres à la hâte à l’officier de la table traçante. — Deux degrés… plus de bruits de coque… dur à tenir, mais il se détache moins dans le bruit de fond — PLUS RIEN ! Il est dans la couche ! — Un, deux, trois…, compta Dubinin. L’américain devait faire un lancement fictif, ou il remontait pour prendre une vacation radio, mais dans tous les cas, cela signifiait qu’il allait venir à vingt mètres, sa flûte faisait cinq cents mètres de long… cinq noeuds, là, maintenant ! — Barre avant moins cinq. On descend juste sous la couche. Starpom, surveillez la température de l’eau de mer. Doucement la barre, doucement… L’Amiral Lunin fit plonger son étrave et glissa lentement sous la frontière ondulée qui sépare l’eau relativement chaude de surface et l’eau froide des profondeurs. — Distance ? demanda Dubinin à la table traçante. — Estimée entre cinq et neuf mille mètres, commandant ! Je ne peux pas faire mieux avec les éléments dont je dispose. — Très bien, Kolya, magnifique ! — On est sous la couche, la température a baissé de cinq degrés ! annonça le starpom. — Les barres à zéro, on reste comme ça. — Les barres à zéro, commandant, les barres sont à zéro. S’il y avait eu plus de hauteur sous barrots, Dubinin aurait sauté en l’air. Il venait de réussir ce qu’aucun autre commandant de sous-marin soviétique et — si ses renseignements étaient exacts — très peu de commandants américains avaient réussi à faire. Il avait détecté et pisté un sous-marin lance-missiles américain de la classe Ohio. En temps de guerre, il aurait pu faire quelques émissions sonar pour avoir une distance et il aurait lancé ses torpilles. Il avait gagné au jeu le plus difficile qui soit, et il était assez près pour lancer. Il en avait la chair de poule, rien au monde ne pouvait égaler cette sensation, absolument rien. — Ryl napravo, ordonna-t-il. À droite cinq, venir au trois-zéro-zéro. Montez doucement en allure jusqu’à dix noeuds. — Mais… commandant, fit le starpom — le commandant en second. — On rompt le contact. Il va poursuivre son exercice pendant une trentaine de minutes. Nous avons très peu de chances d’échapper à une contre-détection quand il aura terminé, il vaut mieux se tirer tout de suite. Et il ne faut pas qu’il se doute de quoi que ce soit. Mais on se reverra. De toute façon, nous avons rempli notre mission, on l’a pisté, on est venus à distance d’attaque. À Petropavlovsk, les mecs, ça va couler à flots, et c’est le commandant qui régale ! Bon, on se tire sur la pointe des pieds, il ne faut pas qu’il sache qu’on était dans le coin. * * * Le capitaine de vaisseau Robert Jefferson Jackson regrettait sa jeunesse, quand ses cheveux étaient noirs et quand, frais émoulu de Pensacola, il s’apprêtait à faire son premier vol sur l’un des chasseurs posés comme d’énormes oiseaux de proie au bord de la piste, sur la base aéronavale d’Oceana. Bien sûr, les vingt-quatre F-14D Tomcat au parking étaient à lui, mais ce n’était pas aussi satisfaisant que de savoir que l’un d’eux était vraiment le sien, et qu’il n’appartenait à personne d’autre. Au lieu de cela, comme commandant de groupe aérien, il « possédait » deux flottilles de Tomcat, deux autres de F/A 18 Hornet, une de bombardiers moyens A-6 Intruders, encore une autre d’avions de lutte ASM S-3, et enfin les ravitailleurs, moins prestigieux, des avions de guerre électronique Prowler, des hélicoptères ASM et de sauvetage. Au total, soixante-dix-huit appareils d’une valeur totale de… combien ? Un milliard de dollars ? Bien plus si l’on calculait la valeur de remplacement. Trois mille hommes servaient cette armada, chacun d’entre eux n’avait pas de prix, bien sûr. Et c’était lui qui était responsable de tout cela. Mais il était certainement plus amusant d’être un jeune pilote, de piloter son avion et de laisser les emmerdements à la direction. Robby y était maintenant, à la direction, le type dont les gosses parlaient entre eux dans leur chambre à bord. Ils n’aimaient pas trop être convoqués dans la sienne, ça leur rappelait trop le proviseur. Ils n’aimaient pas trop non plus voler avec lui, a) parce qu’à son âge, il n’était plus bon à grand-chose et b) parce qu’il n’hésitait pas à leur dire ce qui n’allait pas (les pilotes de chasse n’admettent jamais leurs erreurs, sauf entre eux, et encore). C’était assez étonnant. Son affectation précédente était au Pentagone, où il grattait du papier. Il s’était battu comme un beau diable pour échapper à ce job, dont l’intérêt essentiel consistait à chercher tous les jours une place de parking convenable. Puis il avait obtenu le commandement de ce groupe aérien — pour se retrouver devant un monceau de paperasses comme il n’en avait encore jamais vu. Enfin, il arrivait au moins à voler deux fois par semaine, quand il avait de la chance. Aujourd’hui, justement, il volait. Son officier marinier adjoint lui fit un grand sourire en le voyant partir. — Je vous confie la boutique, chef. — Reçu, commandant, elle sera encore là quand vous rentrerez. Jackson s’arrêta net. — Vous devriez trouver quelqu’un qui pique tous ces papiers. — Je vais voir ce que je peux faire, commandant. Une voiture de service l’emmena jusqu’aux hangars. Jackson avait déjà enfilé sa combinaison de vol en Nomex, une vieille chose puante dont le vert olive avait passé après de trop nombreux lavages, et qui était reprisée aux coudes et sous les fesses pour avoir servi trop d’années. Il aurait pu, il aurait même dû l’échanger contre une neuve, mais les pilotes sont des gens superstitieux ; Robby et sa combinaison avaient vécu très longtemps ensemble. — Hé, commandant ! appela l’un de ses commandants de flottille. Le capitaine de frégate Bud Sanchez était moins grand que Jackson. Son teint était olivâtre et sa moustache à la Bismarck mettait encore davantage en valeur ses yeux vifs et son sourire de publicité pour dentifrice. Sanchez commandait la VF-1, et il devait voler comme équipier de Jackson. Ils avaient déjà volé ensemble lorsque Jackson commandait la VF-41 à bord du John F. Kennedy. — Votre zinc est paré. On va leur secouer le train ? — On se bat contre qui aujourd’hui ? — Quelques têtes de lard, des marines qui viennent de Cherry Point, des 18D. On a déjà un avion-radar qui orbite à une centaine de nautiques. L’exercice est un barrage contre des pénétrations basse altitude. C’est-à-dire que leur mission consistait à empêcher les avions assaillants de passer une certaine ligne. — Ça va se terminer en combat aérien ? J’ai trouvé ces marines très remontés au téléphone. — Le marine que je réussirai pas à me faire est pas encore né, répondit Robby en prenant son casque au râtelier. Un casque qui portait son indicatif, Spade. — Hé, cria Sanchez, remuez-vous le train, on y va ! — C’est parti, Bud. Michael « Lobo » Alexander sortit de derrière les placards, suivi de l’officier radar de Jackson, Henry « Shredder » Walters. Ils étaient tous deux lieutenants de vaisseau, la trentaine. Au vestiaire, les gens s’appelaient par leur indicatif et n’utilisaient pas les grades. Robby aimait cette ambiance de camaraderie au moins autant qu’il aimait son pays. Ils sortirent, et les patrons d’appareil, les officiers mariniers responsables des avions, conduisirent les officiers vers leurs avions respectifs avant de les aider à grimper à bord. (Sur le pont d’un porte-avions, qui est un endroit extrêmement dangereux, des matelots tiennent pratiquement les pilotes par la main, sans quoi ils se feraient tuer ou blesser.) Le zinc de Jackson portait un indicatif à double zéro sur le nez. Sous le cockpit, on avait peint : « CV R.J. Jackson SPADE », afin que tout le monde sache que c’était l’avion du commandant de groupe. En dessous, on avait ajouté un chasseur Mirage qu’un pilote irakien avait mis trop près du Tomcat de Jackson, peu de temps avant. Ça n’avait pas été très difficile — l’autre pilote avait oublié, une fois de trop, de surveiller ses six-heures et il en avait payé le prix —, mais un avion abattu est un avion abattu, et les pilotes de chasse vivent pour ça. Cinq minutes plus tard, tout le monde était sanglé, réacteurs en route. — Comment ça va ce matin, Shredder ? demanda Jackson sur l’intercom. — Paré à me faire quelques marines, commandant. Tout est paré derrière. Vous croyez que ce truc va consentir à voler aujourd’hui ? — On va essayer. — Jackson commuta sur la fréquence. — Bud, de Spade, je suis paré. — Reçu, Spade, je vous suis. Les deux pilotes donnèrent un dernier coup d’oeil alentour, les patrons leur firent signe que tout allait bien, ils refirent une dernière vérification. — Spade leader. Jackson desserra les freins. — Roulage immédiat. * * * — Bonjour, mein Schatz, dit Manfred Fromm à sa femme. Traudl se précipita dans ses bras. — Mais où étais-tu ? — Je ne peux pas te le dire, répondit Fromm en clignant de l’oeil. Et il se mit à fredonner quelques mesures de l’air de Lloyd Webber, « Dont Cry for Me Argentina ». — Je savais bien que tu irais les voir, fit Traudl avec un regard plein d’amour. — N’en parle à personne. Pour la renforcer dans ses idées, il lui tendit un paquet de billets, cinq liasses de dix mille deutsche marks. « Voilà qui va calmer un peu cette pute qui aime tant le fric », se dit-il. — Et je repars demain. J’ai eu du travail à faire, bien sûr… — Mais bien sûr, Manfred. — Elle se frotta contre lui, les billets à la main. — Si seulement tu m’avais appelé ! Les choses avaient été d’une facilité déconcertante. Un bateau appareillait de Rotterdam pour Lattaquié en Syrie soixante-dix heures plus tard. Bock et Fromm s’étaient arrangés avec une société de transport, et un camion devait charger les machines-outils dans un petit conteneur maritime qui serait débarqué en Syrie six jours plus tard. Il aurait été plus rapide d’expédier le matériel par avion, ou même par chemin de fer jusqu’à un port grec ou italien, mais Rotterdam était le port le plus animé du monde, et les douaniers étaient surchargés. En outre, ils consacraient l’essentiel de leurs efforts à la recherche de la drogue. Fromm laissa sa femme se rendre à la cuisine faire du café. Elle en aurait pour quelques minutes. C’était plus qu’il ne lui en fallait. Il descendit au sous-sol. Dans un coin, le plus loin possible du radiateur, il y avait des morceaux de bois bien rangés et, posées dessus, quatre boîtes en métal noir d’une douzaine de kilos chacune. Fromm les emporta une par une — à son deuxième voyage, il prit une paire de gants dans le tiroir de son bureau pour se protéger les mains — et les chargea dans le coffre de sa BMW de location. Le temps que le café soit prêt, il avait terminé. — Tu es bien bronzé, fit Traudì qui arrivait de la cuisine avec la table roulante. En imagination, elle avait déjà dépensé à peu près le quart de l’argent que son mari lui avait donné. Enfin, Manfred avait vu clair, elle savait bien que ça arriverait un jour, tôt ou tard. Mieux vaut tard que jamais. Elle se promit d’être particulièrement gentille cette nuit. * * * — Gunter ? Bock n’aimait pas trop laisser Fromm seul à ses petites occupations, mais il avait lui aussi des choses à faire. Et le risque était beaucoup plus grand. Le concept opérationnel était dangereux, même si on en était encore à la phase de préparation. Erwin Keitel vivait dans une pension de famille, une médiocre pension. Cela tenait à deux raisons. Premièrement, il avait été lieutenant-colonel dans la Stasi, le service d’espionnage et de contre-espionnage de la défunte République démocratique allemande. Deuxièmement, il avait aimé ce métier et l’avait exercé pendant trente-deux ans. La plupart de ses amis avaient accepté les changements survenus dans leur pays et mis leur identité allemande au-dessus de l’idéologie qu’ils avaient partagée. Ils avaient littéralement tout raconté au Bundesnachtrichtendienst, mais Keitel avait décidé qu’il ne travaillerait pas pour le compte des capitalistes. Il avait donc rejoint les rangs des « chômeurs pour raisons politiques » de la nouvelle Allemagne unifiée. Sa retraite arrangeait tout le monde. Le nouveau gouvernement allemand, après avoir fait quelques manières, avait décidé d’honorer les engagements du gouvernement précédent. C’était politiquement plus simple. Il était plus facile de verser une retraite à Keitel que de le garder sur les rôles de l’administration. C’était le point de vue du gouvernement, bien sûr, mais Keitel n’était pas exactement de cet avis. Si les choses avaient un sens, se disait-il, il aurait dû être exécuté ou exilé — mais il ne savait pas très bien où on aurait pu l’envoyer. Il avait bien pensé se réfugier chez les Russes — il avait eu de bons contacts au KGB, mais ça n’avait pas duré longtemps. Les Soviets se lavaient les mains de tout ce qu’ils avaient pu faire avec la RDA, et ils craignaient les réactions de gens dont l’allégeance au socialisme mondial avait été beaucoup plus poussée que la leur. Keitel s’assit près de Bock au fond d’un box dans une Gasthaus tranquille de ce qui avait été autrefois Berlin-Est. — C’est très dangereux, l’ami. — Je le sais parfaitement, Erwin. Bock fit signe qu’ils voulaient deux bières. Le service était plus rapide que quelques années plus tôt. — Je ne peux pas te dire ce que je ressens quand je vois ce qu’ils ont fait à Petra, fit Keitel quand la fille fut repartie. — Tu sais exactement ce qui s’est passé ? demanda Bock d’une voix égale. — L’inspecteur qui suivait ce dossier allait la voir en prison — il y allait même très souvent — et ce n’était pas pour l’interroger. Il l’ont délibérément poussée à bout. Il faut que tu comprennes, Gunter : le courage n’est pas une denrée illimitée. Ça n’a pas été faiblesse de sa part, c’était simplement une question de temps. Ils l’ont regardée mourir, conclut le colonel en retraite. — Quoi ? Bock réussit à rester impassible, mais ses jointures étaient devenues blanches sur le rebord de la table. — Il avaient caché une caméra de télévision dans sa cellule, ils ont même enregistré son suicide. Ils l’ont regardée faire, et ils n’ont pas bougé le petit doigt. Bock resta silencieux, la salle était trop sombre pour qu’on pût voir à quel point il était devenu pâle. Il ferma les yeux un bref instant pour essayer de reprendre son contrôle. Petra n’aurait pas aimé qu’il se laissât mener par l’émotion à un moment comme celui-là. Il rouvrit les yeux et regarda son ami. — Tu en es sûr ? — Je connais le nom de l’inspecteur, son adresse. J’ai encore quelques amis, assura Keitel. — Je te crois, Erwin. J’ai besoin que tu m’aides pour quelque chose. — À ta disposition. — Tu sais bien entendu ce qui nous a amenés. — Tout dépend de ce que tu entends par là, répondit Keitel. Les gens m’ont déçu, quand on voit comment ils se sont laissé séduire, mais le vulgaire manque toujours de la discipline nécessaire pour savoir ce qui est bon pour lui. C’est la vraie raison de notre malheur national… — Précisément, les Américains et les Russes. — Mein lieber Günter, même l’Allemagne réunifiée ne peut pas… — Si, elle peut. Si nous sommes obligés de refaire le monde à notre image, Erwin, il faudra que ça fasse mal à nos deux oppresseurs. — Mais comment faire ? — Il y a un moyen. Pour le moment, je te demande seulement de me croire. Keitel éclusa sa bière et s’enfonça dans son siège. Il avait participé à l’entraînement de Bock. Il avait cinquante-six ans, il était trop tard pour changer d’idées, mais il était resté assez bon juge en matière d’hommes. Günter était comme lui un clandestin très efficace, soigneux et sans états d’âme. — À propos de notre ami l’inspecteur ? Bock hocha négativement la tête. — Malgré le plaisir que ça me ferait, non. Le temps n’est pas aux vengeances personnelles. Nous avons un mouvement et un pays à sauver. Bock pensa : « Plus d’un, en fait », mais ce temps-là non plus n’était pas encore venu. Ce qui prenait lentement forme dans son esprit, c’était un gros coup, une manoeuvre à couper le souffle, qui pourrait — il était trop honnête intellectuellement pour dire allait, même in petto — changer le monde et lui donner un aspect plus convenable. Personne ne savait ce qui se passerait ensuite. Mais lui et ses amis devaient se montrer capables de faire le premier pas. — Ça fait combien de temps qu’on se connaît — quinze ans, vingt ans ? fit Keitel en souriant. Aber natürlich. Bien sûr, je te fais confiance. — Et tu en connais d’autres en qui nous puissions avoir confiance ? — Il en faudrait combien ? — Pas plus de dix, mais c’est le minimum. Le visage de Keitel se figea. — Dix hommes en qui nous ayons entière confiance ! C’est trop pour assurer la sécurité, Günter. Quel genre d’hommes ? Bock le lui expliqua. — Je sais par où commencer. On devrait pouvoir… des gens de mon âge, et quelques-uns plus jeunes, de ton âge à toi. Les qualités physiques que tu recherches ne sont pas difficiles à trouver, mais souviens-toi que nous ne maîtrisons pas tout. — Comme disent des amis à moi, tout est entre les mains de Dieu, dit Bock avec un sourire affecté. — Des barbares renifla Keitel. Je n’ai jamais pu les encaisser. — Ja, doch, chez eux, on n’a même pas le droit de boire une bière, dit Bock en souriant. Mais ils sont forts, Erwin, ils sont décidés, et ils sont entièrement dévoués à la cause. — De quelle cause s’agit-il ? — Une cause que nous partageons avec eux, pour l’instant. Il te faut combien de temps ? — Deux semaines. Tu peux me joindre… — Non. — Bock secoua la tête. — Trop risqué. Tu peux te déplacer ? on te surveille ? — Moi, surveillé ? Tous mes subordonnés sont de l’autre bord, et le BND sait que le KGB ne s’intéresse plus à moi. Ils ne vont pas gaspiller leurs moyens à me surveiller, je suis un cheval de retour, si tu vois ce que je veux dire. — Un sacré cheval, Erwin. — Bock lui tendit un peu d’argent. — On se donne rendez-vous à Chypre dans deux semaines. Assure-toi que tu n’es pas suivi. — D’accord, je ferai attention. Je n’ai pas oublié comment il fallait s’y prendre. * * * Fromm se leva à l’aube. Il s’habilla en catimini, essayant de ne pas réveiller Traudl. Elle s’était montrée meilleure épouse pendant les dernières douze heures que pendant les douze mois précédents. Sa conscience lui disait que, si leur mariage avait été un demi-échec, tout n’était peut-être pas de sa faute à elle. Il fut surpris de la trouver en train de préparer le petit déjeuner. — Quand reviendras-tu ? — Je ne sais pas, sans doute pas avant plusieurs mois. — Si longtemps ? — Mein Schatz, je vais là-bas parce qu’ils ont besoin de moi et de mes compétences, et je serai bien payé. Il fallait qu’il pense à dire à Qati d’envoyer encore de l’argent à sa femme. Tant que l’argent arriverait, elle ne s’inquiéterait pas. — Mais je ne peux pas aller te rejoindre ? demanda Traudl, et on sentait qu’elle aimait vraiment son homme. — Ce n’est pas un endroit pour une femme. Il estima qu’il s’en tirait correctement avec cette excuse, et se détendit un peu. Il termina son café. — Il faut que j’y aille. — Dépêche-toi de revenir. Manfred Fromm embrassa sa femme et sortit. On ne voyait pas que la BMW avait cinquante kilos dans le coffre. Un dernier signe à Traudl et il démarra. Il jeta encore un regard à sa maison dans le rétroviseur, en se disant qu’il ne la reverrait peut-être jamais. Et il avait raison. Il fit une première halte à l’Institut d’astrophysique Karl-Marx. Les bâtiments tombaient en décrépitude. Il fut surpris que des vandales n’aient pas encore cassé les carreaux. Le camion était là. Fromm prit son trousseau de clés et entra dans l’atelier. Les machines étaient toujours dans leurs caisses scellées marquées Instruments astronomiques. Il ne lui restait plus qu’à signer les imprimés qu’il avait tapés la veille dans l’après-midi. Le chauffeur du camion savait se servir du chariot élévateur qui marchait au propane, et il plaça les caisses dans le conteneur. Fromm sortit les batteries du coffre de sa voiture, les rangea dans une petite caisse qu’il chargea en dernier. Il leur fallut encore une demi-heure pour amarrer le tout, et ils partirent. Le chauffeur et « Herr Professor Fromm » devaient se retrouver près de Rotterdam. Fromm avait rendez-vous avec Bock à Greifswald. Ils continuèrent la route dans la voiture de Bock, qui conduisait mieux. — Comment ça allait chez toi ? — Traudl a été très contente de l’argent, raconta Fromm. — On lui en enverra régulièrement, tous les quinze jours, je pense. — Très bien, je voulais le demander à Qati. — Nous prenons soin de nos amis, fit Bock alors qu’ils passaient ce qui avait été le no man’s land de la frontière. — Maintenant, il était presque redevenu tout vert. — La fabrication va prendre combien de temps ? — Trois mois… peut-être quatre. On pourrait aller plus vite, dit Fromm en essayant de s’excuser, mais souviens-toi que nous n’avons jamais rien réalisé ici, on n’a fait que des simulations. On n’a pas le droit de commettre une seule erreur. Ce sera terminé à la mi-janvier, et ce sera alors à vous de jouer. Fromm se demanda ce que Bock et les autres en feraient, mais ce n’était plus son problème, non ? Doch. 15 DÉVELOPPEMENT Ghosn se contentait de hocher la tête. Il savait objectivement que tout cela était le résultat des changements survenus en Europe : l’élimination des frontières liée à l’union économique, l’effondrement du Pacte de Varsovie et l’élan de tous les pays de l’Est vers la nouvelle famille européenne. Même dans ces conditions, le plus dur pour acheminer les machines d’Allemagne jusqu’à cette vallée avait été de trouver un camion à Lattaquié. Personne n’avait prévu à quel point la route serait difficile. Y compris, et il en tirait une certaine satisfaction, l’Allemand. Fromm était très imbu de lui-même — mais c’était un technicien compétent. Les tables avaient été fabriquées exactement aux bonnes dimensions, et il avait même prévu dix centimètres supplémentaires autour des machines pour que l’on puisse poser un cahier. Les générateurs de secours et les UPS étaient installés et testés, il ne restait plus qu’à mettre les machines en place et à les régler, ce qui représentait une semaine de travail. Bock et Ghosn le regardaient faire de l’autre bout du bâtiment, en essayant de ne pas gêner. — J’ai une première esquisse de plan opérationnel, dit Gunter. — Tu n’as pas l’intention de lâcher la bombe sur Israël, quand même ? lui demanda Qati. C’était à lui d’approuver ou de désapprouver ce plan. Il comptait naturellement prendre l’avis de son ami allemand. — Tu peux m’en dire davantage ? — Oui — et Bock lui exposa son plan. — Intéressant, mais la sécurité ? — Le problème, c’est notre ami Manfred, ou plus exactement sa femme. Elle connaît ses talents, et elle sait qu’il est quelque part dans la nature. — J’aurais tendance à penser qu’il y a plus de risques que d’avantages à la tuer. — En temps normal, je serais d’accord, mais tous les copains de Fromm sont partis eux aussi, le plus souvent en emmenant leur femme. Si elle venait à disparaître, ses voisins penseraient qu’elle est allée rejoindre son mari. Si elle reste seule, quelqu’un risque de le remarquer et de lui poser des questions. — Elle est au courant de ce qu’il fait ? — Manfred prend très au sérieux les consignes de sécurité, mais nous devons supposer qu’elle en a eu vent. Les femmes savent tout. — Continue, fit Qati d’un ton las. — Si on découvre son corps, la police recherchera son mari, ce qui constitue un deuxième problème. Elle doit donc disparaître. Comme ça, les gens se diront qu’elle est allée le retrouver. — Au lieu de le « rejoindre », fit Qati avec un demi-sourire, à la fin du projet. — C’est exactement ça. — C’est quoi comme genre de femme ? — Une mégère, grippe-sou, incroyante, répondit Bock. « Et c’est un athée qui me dit ça », se dit Qati avec amusement. — Comment comptes-tu t’y prendre ? Bock lui expliqua son projet en deux mots. — Ça nous permettra aussi de vérifier si on peut avoir confiance en nos hommes pour la deuxième partie de l’opération. Je te laisse le soin de régler les détails. — Tu crains qu’on nous double ? On n’est jamais assez prudent… — Tu veux un enregistrement vidéo de son élimination ? Quelque chose d’incontestable ? Bock l’avait déjà fait. — C’est barbare, fit Qati, mais c’est malheureusement nécessaire. — Je m’occuperai de ça quand j’irai à Chypre. — Fais attention à toi pendant ce voyage. — Merci, j’y pense. Bock savait ce que cela signifiait. Il faisait un métier à haut risque, et Qati devait prendre ses précautions. Le plan qu’il proposait rendait ces précautions encore plus impératives. * * * — Les machines ont toutes des amortisseurs en plus du coussin d’air, fit Ghosn à quinze mètres de là, un peu ennuyé. Alors, pourquoi s’être donné autant de mal avec les tables ? — Mon jeune ami, c’est une opération que nous ne pouvons tenter qu’une seule fois, il ne faut donc prendre aucun risque. Ghosn approuva du chef. Cet homme avait raison, malgré ses grands airs. — Et le tritium ? — Dans ces batteries. Je les ai stockées au frais, le tritium s’évapore à la chaleur. Il y a une procédure assez simple pour le récupérer, mais elle est délicate à mettre en oeuvre. — Ah oui, c’est vrai, je la connais. Ghosn se souvint qu’ils avaient fait des expériences de labo à l’université. Fromm lui tendit un exemplaire du manuel d’utilisation de la première machine. — Maintenant, nous avons plein de choses à apprendre, avant de les enseigner aux opérateurs. * * * Le capitaine de vaisseau Dubinin était assis dans le bureau du directeur de l’arsenal. Cet arsenal était connu sous plusieurs appellations différentes : chantier numéro 199, Leninskaya Komsomola, ou plus simplement, Komsomolsk. C’est là que l’Amiral Lunin avait été construit. Ancien commandant de sous-marin lui-même, le directeur préférait ce titre à celui de superintendant, et il avait fait changer la plaque sur sa porte quand il avait pris cette fonction, deux ans plus tôt. C’était un homme assez traditionnel, mais aussi un brillant ingénieur. Ce jour-là, il était de bonne humeur. — Pendant que vous étiez en mer, j’ai reçu quelque chose d’extraordinaire ! — Et c’est quoi, amiral ? — Le prototype d’une nouvelle pompe primaire. Elle est assez grosse, encombrante, emmerdante comme pas possible à monter et à entretenir, mais elle est… — Silencieuse ? — Comme un voleur, répondit l’amiral en souriant. Elle fait à peu près cinquante fois moins de bruit que les pompes en service. — Pas possible ? Et on l’a volée à qui ? Le directeur se mit à rire. — Ça ne vous regarde pas, Valentín Borissovitch. À mon tour de vous poser une question. J’ai entendu dire que vous aviez fait quelque chose de formidable, il y a une dizaine de jours… Dubinin sourit. — Amiral, je ne peux pas… — Mais si, vous pouvez. J’ai discuté avec votre chef d’escadrille. Dites-moi, vous vous êtes rapproché à combien de l’USS Nevad ? — Je crois plutôt qu’il s’agissait du Maine, répondit Dubinin. — Le Deuxième Bureau n’était pas d’accord, mais il faisait confiance à son instinct. — Environ huit mille mètres. Nous l’avons détecté sur un transitoire, il faisait un exercice, et j’ai commencé à le pister à partir de deux hypothèses assez grossières… — Pas de ça avec moi ! Vous êtes trop modeste, commandant. Poursuivez. — Et après avoir plotté ce que nous pensions être notre but, il a confirmé la première détection par un bruit de coque. Je pense qu’il remontait à l’immersion de lancement, un exercice. Arrivé là, compte tenu de la situation tactique, j’ai décidé de rompre le contact avant de risquer d’être détecté moi-même. — C’est la chose la plus intelligente que vous ayez faite, dit le directeur, en pointant le doigt sur son visiteur. Vous n’auriez pas pu prendre meilleure décision, car, la prochaine fois que vous serez en patrouille, vous aurez le sous-marin le plus silencieux que nous ayons jamais mis à la mer. — Ils ont encore l’avantage sur nous, souligna honnêtement Dubinin. — C’est vrai, mais, pour une fois, la différence jouera uniquement sur les qualités comparées des commandants, et il devrait toujours en être ainsi. Nous avons tous deux été les élèves de Marko Ramius. Si seulement il avait vécu pour voir ça ! Dubinin acquiesça. — Oui, compte tenu du contexte politique, c’est devenu un jeu d’habileté, sans plus. — J’aimerais être encore assez jeune pour pouvoir jouer, dit le directeur. — Et le nouveau sonar ? — Il a été conçu par notre laboratoire de Severomorsk, une antenne à grande ouverture, la sensibilité est améliorée de quarante pour cent. Globalement, vous serez aussi bon qu’un Los Angeles à toutes les allures ou presque. Dubinin eut envie d’ajouter : à l’exception de l’équipage. Il faudrait encore des années avant que son pays puisse entraîner ses hommes comme cela se faisait dans les Marines occidentales. Et quand ce serait le cas, cela ferait longtemps qu’il aurait cessé de commander ! Mais dans trois mois, il aurait le meilleur bâtiment que sa patrie ait jamais confié à un de ses commandants. S’il arrivait à soudoyer son chef d’escadrille, il pouvait espérer un complément d’officiers, débarquer les plus bornés de ses hommes et entraîner convenablement le reste. Son boulot consistait à entraîner et à commander son équipage, il était le commandant de l’Amiral Lunin. À lui le mérite quand ça allait bien, à lui le blâme quand ça se passait mal. C’est la première chose que Ramius lui avait inculquée le jour où il avait embarqué à bord de son premier sous-marin. Son sort était entre ses mains, quoi de plus enviable pour un homme ? « L’an prochain, USS Maine, quand le vent glacé de l’hiver balaiera le Pacifique Nord, nous nous retrouverons. » * * * — Pas un seul bruiteur, dit Ricks au carré. — Sauf l’Omaha. — Le capitaine de frégate Claggett leva les yeux de ses papiers. — Et il avait l’air pressé. — Le Russe n’a pas réessayé : On dirait qu’il s’est tiré. L’officier de navigation se plaignait presque. — Pourquoi essayer seulement de nous trouver ? demanda Ricks. Putain, à part cet Akula qu’on a perdu… — On l’a pisté un bon bout de temps, fit le navigateur. — La prochaine fois, on reviendra peut-être avec des bosses sur la coque, susurra un lieutenant de vaisseau caché derrière une revue. Il y eut un éclat de rire général. Quelques commandants de SNA particulièrement gonflés, en de rares occasions, s’étaient approchés tellement près de sous-marins soviétiques qu’ils les avaient pris en photo au flash. Mais c’était du passé. Les Russes étaient devenus largement meilleurs à ce petit jeu, et tout avait changé en dix ans de temps. Quand on est le numéro deux, on s’accroche. — Bon, passons au prochain exercice énergie, dit Ricks. Le commandant en second remarqua que personne ne laissait rien paraître autour de la table. Les officiers avaient appris à ne plus rien manifester, ni grognement ni clin d’oeil. Le sens de l’humour de Ricks était assez limité. * * * — Salut, Robby ! Joshua Painter se leva de son siège et vint serrer la main de son visiteur. — Mes respects, amiral. — Attrapez une chaise. — Un maître d’hôtel leur servit du café. — Comment va votre groupe ? — Je pense que nous serons parés dans les temps, amiral. L’amiral Joshua Painter était commandant suprême allié pour l’Atlantique, commandant en chef en Atlantique, et commandant en chef de la flotte américaine de l’Atlantique. On ne lui versait qu’une seule solde alors qu’il avait trois casquettes, mais il avait trois états-majors chargés de réfléchir pour lui. Aéro — surtout la chasse—, il était parvenu au sommet de sa carrière. Il ne serait jamais chef d’état-major de la Marine. Il fallait quelqu’un de plus politique pour ce boulot, mais Painter ne se plaignait pas. Avec l’organisation invraisemblable de la défense, le CEMM et ses homologues avaient rarement affaire avec le secrétaire à la Défense. Le secrétaire donnait directement ses ordres aux commandants de zones. SACLANT-CINCLANT-CIN-CLANTFLT était une fonction éreintante et épouvantablement difficile, mais au moins, c’était un commandement. Painter avait sous ses ordres de vrais bateaux, de vrais avions, de vrais marines, il avait le pouvoir de leur ordonner ce qu’ils devaient faire et où ils devaient aller. Deux des flottes, la 2e et la 6e étaient placées directement sous son commandement : sept porte-avions, un cuirassé — bien qu’aéro, Painter avait une faiblesse pour les cuirassés, son grand-père en avait commandé un —, plus de cent croiseurs et frégates, soixante sous-marins, une division et demie de marines, des milliers d’avions de combat. L’important, c’est qu’il n’y avait qu’un seul pays au monde à posséder plus de moyens de combat que Joshua Painter, et ce pays ne représentait plus une menace stratégique sérieuse en ces temps de détente internationale. La possibilité même d’une guerre n’était plus à craindre. Painter était un homme heureux, il avait combattu au Viêtnam, il avait vu la puissance américaine tomber de ses sommets depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au creux des années soixante-dix, puis ressusciter et faire des États-Unis le pays le plus puissant de la planète. Il avait connu les jours heureux et les jours malheureux, mais on était revenu aux jours fastes. Robby Jackson était l’un de ceux à qui il léguerait cette Marine. — Qu’est-ce que j’ai entendu dire, il y aurait de nouveau des pilotes soviétiques en Libye ? demanda Jackson. — En fait, ils ne sont jamais vraiment partis, vous savez, répondit simplement Painter. La Libye veut se procurer leurs systèmes d’armes les plus modernes, et elle est prête à payer cash. Les Russes ont besoin d’argent, les affaires sont les affaires. C’est aussi simple que cela. — Je pensais qu’ils avaient compris la leçon, fit Robby en hochant la tête. — Je pense qu’ils vont bientôt comprendre. La Libye est la dernière des têtes brûlées, elle essaie de faire le plein tant qu’il en est encore temps. C’est du moins ce que disent les gens du renseignement. — Et les Russes ? — Beaucoup d’instructeurs et de techniciens, surtout des aviateurs et des spécialistes en missiles sol-air. — C’est toujours bon à savoir. Si les Libyens veulent bouger, ils auront de quoi se défendre. — Ça ne sera pas suffisant pour vous arrêter, Robby. — Je n’ai pas envie d’écrire encore une fois certaines lettres. Jackson en avait écrit plus que son compte. En tant que commandant du groupement aérien, il imaginait déjà cette mission. À sa connaissance, aucun porte-avions, en temps de paix ou en temps de guerre, n’avait pris la mer sans qu’il y ait des morts à déplorer. Quand on était « patron » du groupe aérien, les morts étaient de votre responsabilité. Ce ne serait pas si mal d’être le premier, songeait Jackson. Sans compter que ça ferait bien dans son dossier, cela lui éviterait d’apprendre à une épouse ou à des parents que Johnny avait perdu la vie au service de son pays. « Possible, mais peu probable », se dit-il. L’aéronavale embarquée était un métier trop dangereux. Il avait passé la quarantaine, il savait que l’immortalité était quelque chose entre le mythe et la plaisanterie. Il s’était déjà surpris à regarder ses pilotes en salle d’alerte, se demandant lequel de ces visages beaux et fiers ne serait plus là lorsque le Theodore Roosevelt atterrirait sur le cap de Virginie, laquelle de ces jeunes femmes, ravissante et enceinte, tomberait sur un aumônier ou la femme d’un autre pilote de la flottille en rentrant chez elle, pour lui tenir la main au moment où le monde s’écroulerait dans le feu et le sang. Une bagarre contre les Libyens n’était qu’une hypothèse parmi d’autres, dans un univers où la mort rôde sans cesse. Jackson se disait qu’il était désormais trop vieux pour mener cette vie-là. Il était encore bon pilote de chasse, mais ne pouvait plus prétendre être le meilleur, sauf quand il avait bu. Les aspects les plus tristes de cette existence prenaient le dessus, et il allait être temps de raccrocher, s’il avait de la chance. Une marque d’amiral l’attendait, il ne volerait plus qu’épisodiquement, juste pour montrer qu’il savait encore et en essayant de prendre des décisions propres à minimiser ces tristes visites de condoléances. — Des problèmes ? lui demanda Painter. — Les rechanges, répondit le capitaine de vaisseau Jackson. On a du mal à garder tous les avions en état de voler. — On fait ce qu’on peut. — Oui, amiral, je sais. Et ça va empirer, si je comprends les papiers que je reçois. On parlait de mettre en réserve trois porte-avions, avec leurs groupes aériens. Les gens ne comprendraient donc jamais ? — Chaque fois qu’on a gagné une guerre, on nous a punis, dit CINCLANT. Au moins, celle-là ne nous aura pas coûté très cher. Ne vous en faites pas, il y aura toujours une place pour vous. Vous êtes mon meilleur commandant de groupe, commandant. — Merci, amiral. J’aime bien qu’on me dise des choses comme ça. Painter se mit à rire. — Mais je n’ai rien dit. * * * — Il y a un proverbe en anglais, fit Golovko : « Avec des amis comme ceux-là, on peut se passer d’ennemis. » Que savons-nous d’autre ? — Il semble qu’ils nous aient rendu tout leur stock de plutonium, répondit l’homme. Il appartenait à un institut d’étude et de réalisation d’armes nucléaires implanté à Sarova, au sud de Gorki. Il était moins ingénieur que chercheur et tenait à jour la liste des gens qui travaillaient hors d’Union soviétique. — J’ai fait les calculs moi-même. Théoriquement, il serait possible d’obtenir plus de plutonium, mais ce qu’ils nous ont donné dépasse la production de 239 de nos propres réacteurs du même type en Union soviétique. Je pense que nous avons tout. — J’ai déjà lu tout ça. Alors, pourquoi êtes-vous venu me voir ? — Le premier rapport avait laissé passer quelque chose. — Et de quoi s’agirait-il ? demanda le directeur adjoint du comité pour la Sécurité d’État. — Du tritium. — C’est-à-dire ? Golovko ne savait plus ce que c’était. Il n’était pas expert en affaires nucléaires, ses compétences couvraient plutôt les domaines de la diplomatie et du renseignement. Le chercheur de Sarova n’avait pas enseigné la physique élémentaire depuis des années. — L’hydrogène est l’élément le plus simple, il se compose d’un proton, chargé positivement, et d’un électron, chargé négativement. Si on ajoute un neutron — qui n’a pas de charge — à l’atome d’hydrogène, on obtient du deutérium. Si on en ajoute un de plus, on obtient du tritium. Le tritium a trois fois la masse atomique de l’hydrogène, à cause des neutrons supplémentaires. Pour résumer, les neutrons sont ce qui fait marcher une bombe atomique. Quand on les arrache à leurs atomes, ils sont éjectés à l’extérieur, bombardent d’autres noyaux qui émettent à leur tour des neutrons. Cela déclenche une réaction en chaîne et dégage de grosses quantités d’énergie. Le tritium est pratique, parce que l’hydrogène ne comporte pas de neutron. Il est instable et tend à se décomposer à un taux constant. La période du tritium est de 12,3 ans. Lorsque vous introduisez du tritium dans un dispositif à fission, les neutrons surnuméraires accélèrent la réaction de fission du plutonium ou de l’uranium enrichi d’un facteur compris entre cinq et quarante, ce qui conduit à un rendement bien meilleur. Deuxièmement, si vous mettez encore du tritium au bon endroit à l’intérieur du coeur fissile — ce qu’on appelle le « primaire » dans ce cas — une réaction de fusion se déclenche. Il y a d’autres moyens d’arriver au même résultat, bien sûr. Les composés chimiques que l’on préfère sont le deutérure de lithium et l’hydrure de lithium, qui est plus stable, mais le tritium peut être intéressant pour des applications particulières. — Et comment produit-on le tritium ? — Essentiellement en plaçant de grandes quantités d’aluminium-lithium dans le coeur d’un réacteur. Le flux de neutrons thermiques — c’est le terme consacré — l’irradie et transforme le lithium en tritium par capture de neutrons. Le tout se transforme en petites bulles dans le métal. Je pense que les Allemands ont produit du tritium à Greifswald. — Pour quoi faire ? Vous avez des preuves ? — Nous avons analysé le plutonium qu’ils nous ont envoyé. Le plutonium a deux isotopes, Pu239 et Pu240. En déterminant les proportions relatives, on peut calculer le flux de neutrons dans le réacteur. L’échantillon des Allemands contient trop de Pu240, parce que quelque chose a atténué le flux de neutrons. Ce quelque chose est probablement — et presque certainement — du tritium. — Vous êtes certain de ce que vous avancez ? — La physique de ces phénomènes est complexe, mais les principes sont très simples. En fait, on peut dans la plupart des cas identifier l’usine qui a produit du plutonium en déterminant le pourcentage relatif des différents isotopes. Mon équipe et moi, nous sommes certains de nos conclusions. — Ces usines étaient soumises à des inspections internationales, non ? On ne vérifie pas la production de tritium ? — Les Allemands ont réussi à passer à travers les contrôles de production de plutonium, et il n’y a pas de contrôle international pour le tritium. Même s’il y en avait, c’est un jeu d’enfant que de camoufler la production de tritium. Golovko jura. — Quelle quantité ? Le chercheur haussa les épaules. — Impossible à dire. L’usine a été fermée, nous n’y avons plus accès. — Le tritium a d’autres utilisations ? — Oh oui ! Sur le marché, ça coûte un prix fou. Le tritium est phosphorescent, il brille dans l’ombre. On s’en sert pour faire des cadrans de montre, des viseurs, des écrans d’instruments, toute sorte de choses. C’est un matériau très cher, de l’ordre de cinquante mille dollars US le gramme. Golovko était surpris de ces chiffres. — Revenons un instant en arrière, s’il vous plaît. Vous êtes en train de m’expliquer que les camarades d’Allemagne de l’Est ne travaillaient pas seulement à la réalisation d’une bombe atomique, mais aussi à celle de bombes à hydrogène ? — Oui, c’est probable. — Et il nous manque l’un des éléments de ce projet ? — C’est exact, sans doute exact, corrigea l’homme. — Probable ? Il avait l’impression de faire réciter sa leçon à un enfant, il fallait tout lui arracher. — Da. À leur place, compte tenu des directives d’Erich Honecker, c’est certainement ce que j’aurais fait. En outre, c’était techniquement très simple. Après tout, c’est nous qui leur avons cédé la technologie des réacteurs. — Mais bon dieu, à quoi on pensait ? murmura Golovko en aparté. — Oui, et on a commis la même erreur avec les Chinois. — C’est la faute à personne… L’ingénieur le coupa. — Naturellement, il y a eu des gens pour s’émouvoir. Dans mon institut et à Kyshtym. Mais personne n’a voulu nous écouter. On a jugé politiquement rentable de transférer cette technologie à nos alliés. Et il prononça ce dernier mot comme s’il était banal. — Et vous pensez que nous devrions faire quelque chose ? — Je suppose qu’on devrait en parler à nos collègues du ministère des Affaires étrangères, ce serait judicieux. C’est pour ça que je suis venu vous voir. — Vous croyez donc que les Allemands — je veux dire, les nouveaux Allemands — pourraient détenir des matières fissiles et du tritium avec lesquels ils pourraient constituer leur propre arsenal nucléaire ? — C’est une réelle possibilité. Comme vous le savez, de nombreux spécialistes allemands du nucléaire travaillent en Amérique du Sud en ce moment. Pour eux, c’est le paradis. Il font ce qui pourrait fort bien être de la recherche sur les armes nucléaires à douze mille kilomètres de chez eux, ils apprennent tout ce dont ils ont besoin, et c’est quelqu’un d’autre qui paie. Si tel est le cas, est-ce seulement pour faire des affaires ? C’est possible, mais il me semble plus probable que leur gouvernement a eu vent de la chose. Puisque celui-ci n’a rien fait pour les en empêcher, nous devons supposer qu’il approuve leurs activités. Et la raison la plus probable pour qu’il approuve, c’est que ces travaux pourraient avoir des applications utiles aux intérêts nationaux allemands. Golovko fronça les sourcils. Son visiteur avait réuni trois hypothèses, et il en faisait une menace. Il raisonnait comme un officier de renseignement, et de l’espèce la plus paranoïaque qui soit. Mais c’étaient souvent ceux-là les meilleurs. — Autre chose ? — Une trentaine de noms possibles. — Il lui tendit un dossier. — Nous avons discuté avec les gens de chez nous qui ont aidé les Allemands à construire l’usine de Greifswald. En se fondant sur leurs souvenirs, voici la liste des gens qui ont le plus de chances d’être mêlés à ce projet, si projet il y a. Une demi-douzaine d’entre eux étaient particulièrement brillants, ils auraient pu travailler avec nous à Sarova. — Aucun d’entre eux n’a essayé de glaner des informations ? — Non, et ce n’était pas nécessaire. La physique est la physique, la fission est la fission. Les lois scientifiques ne connaissent pas le secret. Il est impossible de dissimuler la nature, et c’est exactement ce à quoi nous sommes confrontés dans ce cas. Si ces gens ont été capables de faire marcher un réacteur, après qu’on leur a donné les ingrédients nécessaires, la conception de notre réacteur leur fournissait les moyens de fabriquer ce qu’ils voulaient. Je pense qu’il faut vérifier ce qui s’est exactement passé, ce qu’ils ont fait, et ce qu’ils détiennent. En tout état de cause, voilà ce que j’en pense. — J’ai quelques types très doués à la division T de la première direction, fit Golovko. Une fois que nous aurons assimilé toutes ces données, quelques-uns d’entre eux iront vous voir. — Entendu. J’en ai rencontré quelques-uns. Certains sont très bien. J’espère que vous avez encore de bons contacts en Allemagne. Golovko ne dit rien. Il avait encore des contacts en Allemagne, mais combien avaient été retournés ? Il n’avait pas d’évaluation récente sur la fiabilité des agents infiltrés à la Stasi, et il en concluait qu’on ne pouvait se fier à personne, ou, plus précisément, que ceux en qui on pouvait avoir confiance ne servaient plus à rien, et même ceux-là… Il décida de monter l’opération sur des bases exclusivement russes. — À supposer qu’ils possèdent les matériaux, combien de temps leur faut-il pour fabriquer des armes ? — Compte tenu de leur niveau technique, et comme ils ont accès aux systèmes d’armes américains via l’OTAN, il n’y a aucune raison pour qu’ils n’aient pas déjà des armes dans leur arsenal. Et ce ne sont pas des armes rustiques. À leur place, et avec ce dont ils disposent, j’aurais pu fabriquer des bombes à deux étages en quelques mois après la réunification. Pour des armes plus sophistiquées à trois étages… il leur faudrait peut-être un an de plus. — À quel endroit auriez-vous fait cela ? — En Allemagne de l’Est, bien sûr. Les conditions de sécurité sont meilleures. — L’homme réfléchit quelques instants. — Il faut trouver un endroit où l’on dispose de machines-outils extrêmement précises, celles qu’on utilise en optique de haute précision. Le télescope en rayons X que nous venons de mettre en orbite dérive directement des recherches sur la bombe H. Le contrôle des rayonnements X est fondamental dans une arme à plusieurs étages. Nous avons tout appris de la technologie américaine en la matière en lisant des articles consacrés à l’observation astronomique en rayons X. Je vous l’ai déjà dit, ce n’est jamais que de la physique. Il n’y a pas moyen de la cacher, on ne peut que l’inventer. Et une fois que c’est inventé, c’est disponible pour qui a l’intelligence et la volonté de s’en servir. — Voilà qui est particulièrement rassurant, remarqua Golovko, un peu sarcastique. Mais comment en vouloir à cet homme, il ne disait que la vérité nue, comment en vouloir à la nature qui se laissait si facilement percer à jour ? — Excusez-moi, professeur. Merci d’avoir pris le temps de me parler de tout ça. — Mon père était professeur de mathématiques, et il a passé toute sa vie à Kiev. Il se souvient des Allemands. Golovko le regarda partir, puis se dirigea vers la fenêtre. « Pourquoi les a-t-on laissés faire cette réunification ? se demanda-t-il. Ils veulent d’autres territoires ? Lebensraumt. Ils veulent redevenir la première puissance européenne ? Ou bien, deviens-tu paranoïaque à ton tour ? » Mais on le payait pour être paranoïaque. Golovko retourna s’asseoir et décrocha le téléphone. * * * — C’est peu de chose, et si c’est vraiment nécessaire, il n’y a rien de plus à en dire, répondit Keitel à la question qu’on lui posait. — Et les hommes ? — J’ai ce qu’il faut, et on peut leur faire confiance. Ils ont travaillé outre-mer, surtout en Afrique, ils sont expérimentés. Trois colonels, six lieutenants-colonels et deux majors, tous à la retraite comme moi. — Ils doivent être absolument fiables, insista Bock. — Je sais, Günter. Tous ces hommes auraient dû devenir généraux un jour, ils ont tous des références impeccables au Parti. Pourquoi crois-tu qu’ils sont à la retraite, hein ? Notre Nouvelle Allemagne ne peut pas leur faire confiance. — Des agents provocateurs ? — C’est moi qui suis dans le renseignement, lui rappela Keitel. Je ne te dis pas ce que tu as à faire, n’essaie pas de m’apprendre mon métier. S’il te plaît, tu me fais confiance ou non, c’est à toi de choisir. — Je sais bien, Erwin. Pardonne-moi. Cette opération est de la plus haute importance. — Je sais, Günter. — Il te faut combien de temps ? — Cinq jours, j’aurais préféré un peu plus, mais je suis prêt à partir à tout moment. Le problème, bien sûr, c’est de faire disparaître le corps. Bock approuva d’un signe. C’était une chose dont il n’avait jamais eu à s’occuper jusqu’ici. La Fraction Armée rouge avait rarement des problèmes de ce genre — sauf dans le cas de la Verte qui avait foutu en l’air leur fameuse opération. Ils avaient dû improviser. Ils l’avaient enterrée dans une forêt domaniale — sans aucun humour volontaire en fait, sans y penser plus que ça, la rendant ainsi à la nature qu’elle aimait tant. C’était Petra qui avait eu l’idée. — Je fais comment pour t’envoyer la cassette ? — Quelqu’un prendra contact avec toi. Pas moi, quelqu’un d’autre. Reste dans le même hôtel pendant encore deux semaines, on te contactera. Dissimule la cassette dans un livre. — Très bien. Keitel se disait que Bock en faisait trop. Ces mascarades à base de masque et de poignard étaient bonnes pour des amateurs, pas des professionnels. Pourquoi ne pas mettre tout simplement la cassette dans une boîte et l’emballer dans du plastique comme une vulgaire bande vidéo ? — Je vais bientôt avoir besoin d’argent. Bock lui tendit une enveloppe. — Cent mille marks. — Ça ira parfaitement. À dans quinze jours. Keitel laissa Bock régler l’addition et sortit. Günter commanda une autre bière et resta là à regarder la mer bleu foncé sous le ciel clair. Des navires passaient à l’horizon — il y avait un bâtiment de guerre, on n’arrivait pas à déterminer à quelle distance, les autres étaient des bâtiments de commerce qui transportaient leur cargaison d’un port indéterminé à un autre tout aussi inconnu. C’était une belle journée, avec une brise de mer un peu fraîche et le soleil qui chauffait. Non loin, sur une plage de sable blanc très fin, les enfants et les amoureux profitaient de l’eau. Il songeait à Petra, à Erika et Ursel, mais les gens qui passaient n’en auraient rien deviné sur son visage. Le plus gros de l’émotion était passé. Il avait pleuré, hurlé de rage pour exorciser ses souvenirs, mais il lui restait les passions encore plus violentes que sont la colère froide et le désir de vengeance. Une si belle journée, et il n’avait personne avec qui en profiter. Et les beaux jours reviendraient, et il serait toujours aussi seul. Il n’y aurait jamais d’autre Petra ; il pouvait posséder une autre fille, un exercice hygiénique, mais cela ne changerait rien à l’affaire. Il était seul pour le reste de sa vie. Voilà qui n’était pas réjouissant. Pas d’amour, pas d’enfants, pas d’avenir. Autour de lui, la terrasse était à moitié remplie de gens, surtout des Européens, des vacanciers venus en famille qui riaient ou souriaient en buvant, pensant déjà aux distractions de la vie nocturne, aux petits dîners intimes, aux draps frais qui suivraient, aux rires et à l’affection, en bref, tout ce que le monde avait refusé à Gunter Bock. Il les haïssait tous, assis seul dans son coin, observant la scène comme s’il était au zoo à regarder des animaux. Bock les détestait pour leurs rires et leurs sourires… et parce qu’ils avaient un avenir, eux. Ce n’était pas juste. Il avait eu un but dans la vie, un idéal pour lequel se battre. Eux avaient un boulot. Cinquante semaines par an, ils prenaient leur voiture pour aller à leur travail, ils y faisaient des choses insignifiantes avant de rentrer chez eux le soir. Comme de bons petits Européens, ils économisaient pour se payer des vacances en mer Égée, à Majorque, en Amérique, peu importe, là où il y avait du soleil, de l’air pur et une plage. Leur existence était peut-être sans intérêt, ils avaient au moins cette espèce de bonheur que la vie lui avait refusé à lui, assis tout seul à l’ombre d’un parasol, en train de regarder la mer en buvant une bière. Ce n’était pas juste, c’était même totalement injuste. Il avait consacré son existence à leur bien-être, et ils avaient la vie qu’il aurait tant aimé leur donner alors que lui avait moins que rien. Sauf sa mission. Bock refusait de se mentir à lui-même, pas plus qu’il n’acceptait de mentir aux autres. Il les haïssait, il les haïssait tous. S’il n’avait pas d’avenir, pourquoi eux en auraient-ils un ? Si le bonheur lui était interdit, pourquoi était-il leur compagnon ? Il les haïssait d’avoir rejeté Petra, Qati, lui-même, et tous ceux qui se battaient contre l’injustice et l’oppression. Ils avaient choisi le mal contre le bien, et ils en seraient maudits. Il était plus grand qu’eux, il le savait bien, il valait mieux que ce qu’ils pouvaient toujours espérer. Il les regardait de haut, eux et leurs petites vies sans but, et quoi qu’il fasse pour eux — il tentait de croire que c’était bien pour eux —, c’était à lui seul de décider. Si certains étaient touchés, c’était regrettable. Ce n’étaient pas de vrais êtres, c’étaient des ombres vides. Ils ne l’avaient pas rejeté, ils s’étaient eux-mêmes rejetés, se contentant du bonheur comme il venait, sans se soucier de la vie qu’ils menaient. Peinards, comme du bétail. Bock les imaginait, la tête dans la mangeoire, émettant des grognements de contentement à l’étable, et il les regardait. Si certains devaient mourir — et certains devraient mourir —, cela devait-il le troubler ? Non, pas le moins du monde. * * * — Monsieur le président… — Oui, Elizabeth ? répondit Fowler avec un petit rire. — Vous a-t-on dit récemment à quel point vous étiez un bon amant ? — Je suis sûr de ne rien avoir entendu de pareil en conseil des ministres. Fowler dominait le haut de sa tête, posée sur son thorax. Elle l’enroulait de son bras gauche, tandis que lui, de la main droite, jouait nonchalamment avec ses cheveux blonds. C’était indéniable, songeait-il, il était plutôt bon. Il savait faire preuve de patience, et il pensait que c’est la qualité la plus importante en la matière. Libération ou pas, égalité ou pas, un homme se devait de faire sentir à une femme combien il la chérissait et la respectait. — Pas davantage à une conférence de presse, d’ailleurs. — Eh bien, c’est votre conseiller pour la Sécurité nationale qui vous le dit. — Merci, mademoiselle Elliot. Ils éclatèrent de rire. Elizabeth s’avança un peu pour l’embrasser, en frottant ses seins contre lui. — Bob, tu ne sais pas tout ce que tu représentes pour moi. — Oh si, je l’imagine très bien. Elliot hocha la tête. — Quand je pense à toutes ces années désespérantes à l’université, jamais le temps, toujours trop occupée. J’en avais marre d’être prof. Tout ce temps perdu… Un gros soupir. — Au moins, j’espère que ça valait la peine d’attendre, chérie. — Tu existais déjà, et maintenant, tu es là. Elle se retourna, posa sa tête sur son épaule, et déplaça sa main sur ses seins. Elle en fit autant avec l’autre, et lui tint les deux mains serrées. « De quoi vais-je bien lui parler maintenant ? » se demandait-elle. Elle avait dit la vérité : Bob Fowler était un amant très doué, gentil, patient. Il était non moins vrai que tout homme, fût-il le président, est plus accessible quand il entend des compliments pareils. « Attendons », finit-elle par décider. Il fallait prendre le temps de profiter de lui, le temps de réfléchir à ses sentiments à elle. Elle resta là, les yeux perdus, observant vaguement un rectangle sombre sur le mur. C’était une toile qu’elle n’avait jamais remarquée et qui représentait un paysage de l’Ouest, à l’endroit où les plaines meurent contre les premiers contreforts des Rocheuses. Ses mains la caressaient doucement, pas assez pour l’exciter, mais suffisamment pour lui procurer de subtiles vagues de plaisir qu’elle acceptait passivement, remuant un peu la tête de temps à autre pour bien montrer qu’elle était éveillée. Elle commençait à en être vraiment amoureuse. N’était-ce pas bizarre ? Elle s’arrêta un moment à cette pensée : l’aimait-elle ou pas ? Il faut dire qu’il n’était pas facile à saisir. C’était un mélange de chaleur et de froideur, et son sens de l’humour dépassait l’entendement. Il était très attentif, mais l’intensité de ses sentiments semblait dirigée davantage par la raison que par une véritable passion. Il était souvent irrité — et de bonne foi — que les autres ne partagent pas ses vues, comme un professeur de mathématiques, plus peiné qu’en colère lorsque les gens ne voient pas la beauté et la symétrie de ses calculs. Fowler était également capable de cruauté et pouvait se montrer impitoyable, mais le tout sans la moindre rancoeur. S’il pouvait détruire quelqu’un qui se mettait en travers de sa route, il le faisait. C’était comme dans Le Parrain. Jamais une remarque personnelle, uniquement le boulot. Il avait peut-être appris cela auprès des mafiosi qu’il avait envoyés en prison, se disait Liz. Cet homme était capable de remercier ceux qui le soutenaient avec une espèce de froideur… comment dire ? une gratitude de comptable. Et pourtant, c’était un être merveilleusement tendre au lit. Liz regarda plus intensément le mur. Il était impossible à percer. — Tu as vu ce rapport qui est arrivé du Japon ? demanda le président, juste au moment où Elliot allait parvenir à une conclusion. — Hmmm, je suis ravie que tu mettes le sujet sur le tapis. Il s’est passé quelque chose d’assez désagréable l’autre jour dans mon bureau. — À propos de quoi ? Fowler souligna son intérêt en appuyant davantage ses caresses, comme pour capter directement ce qu’elle avait à lui apprendre, et qu’elle s’était retenue de raconter jusqu’ici. — Ryan, répondit Liz. — Encore lui ? De quoi s’agit-il ? — Les rapports qu’on a eus sur ses agissements financiers discutables étaient vrais, mais il a réussi à s’en tirer avec des arguments techniques. Ç’aurait été bien de le chasser de l’Administration, mais comme il a un parrainage qui date d’avant notre ère… — Il y a technique et technique. Tu as appris autre chose ? — Son comportement sexuel et, peut-être, usage de personnel de l’Agence dans son intérêt privé. — Comportement sexuel… voilà qui est déplaisant. Elliot gigota, il aimait ça. — Il y a peut-être un enfant. Ça ne plaisait pas du tout à Fowler. Il se sentait particulièrement concerné par les droits des enfants, et ses mains s’arrêtèrent de bouger. — Qu’est-ce qu’on sait exactement ? — Pas suffisamment de choses. Mais il faudrait y regarder de plus près, fit Elliot en lui reprenant les mains. — OK, on va demander au FBI de mener une petite enquête, dit le président, qui espérait ainsi clore le sujet. — Ça ne marchera pas. — Et pourquoi ? — Ryan a des liens très étroits avec le Bureau. Ils seraient capables de faire les choses à la va-vite et de noyer le poisson. — Ce n’est pas le genre de Bill Shaw. C’est le meilleur flic que j’aie jamais vu — même s’il y a des choses que je n’arrive pas à obtenir de lui, mais c’est aussi bien. Encore la logique et les principes, cet homme était décidément imprévisible. — Shaw a travaillé personnellement sur un dossier qui concernait Ryan — l’histoire de ces terroristes. Donc, le chef du FBI a déjà été concerné personnellement par… — C’est vrai, admit Fowler. Ça ferait mauvais effet, conflit d’intérêts et tout ça. — Et le plus proche collaborateur de Shaw est Murray ; Ryan et lui sont très copains. Grognement. — Alors ? — Je crois qu’il faudrait quelqu’un du ministère de la Justice. — Et pourquoi pas les services secrets ? demanda Fowler, qui connaissait déjà la réponse, mais se demandait si elle aussi. — Alors, ç’aura l’air d’une chasse aux sorcières. — Bien vu. Alors d’accord, le ministère de la Justice. Appelle Greg demain… — D’accord, Bob. Il était temps de changer de sujet. Elle approcha sa main de son visage et l’embrassa. — Tu sais, il y a des moments où j’ai envie d’une cigarette. — Le tabac après l’amour maintenant ? demanda-t-il en la serrant contre lui. — Quand tu me fais l’amour, Bob, c’est déjà comme si je fumais… Elle se tourna pour le regarder dans les yeux. — Je devrais peut-être songer à rallumer le feu ?… — On dit, susurra le conseiller pour la Sécurité nationale en l’embrassant, on dit que le président des États-Unis est l’homme le plus puissant du monde… — Je fais de mon mieux, Elizabeth. Et une heure et demie plus tard, Elizabeth était convaincue que c’était vrai. Elle commençait à l’aimer. Mais elle se demandait ce que lui éprouvait exactement pour elle… 16 L’HUILE SUR LE FEU — Guten Abend, Frau Fromm, dit l’homme. — Vous êtes ? — Peter Wiegler, du Berliner Tageblatt. J’aurais souhaité vous parler un instant. — À quel propos ? demanda-t-elle. — Aber… Il fit un geste pour lui montrer qu’il était debout sous la pluie. Elle finit par se dire qu’il fallait bien être polie, après tout, même avec un journaliste. — Entrez, je vous prie. — Merci. Il entra pour se mettre à l’abri, enleva son manteau et l’accrocha à la patère. Il était capitaine au KGB, Première Direction. Jeune officier très prometteur, la trentaine, beau garçon, doué pour les langues, il était titulaire d’une maîtrise de psychologie et d’un diplôme d’ingénieur. Il voyait déjà à qui il avait affaire avec Traudì Fromm. L’Audi toute neuve garée dehors était confortable, mais pas trop luxueuse, ses vêtements — neufs eux aussi — étaient tout à fait présentables, mais restaient discrets. Elle n’était pas exactement avare, mais un peu pingre tout de même. Curieuse de nature, mais réservée. Elle avait quelque chose à cacher, mais était assez intelligente pour comprendre que, si elle l’avait mis à la porte, il en aurait conçu plus de soupçons que si elle acceptait de lui répondre. Il alla s’asseoir dans un fauteuil bien rembourré, et attendit de voir ce qui allait se passer. Elle ne lui proposa pas de café, elle devait espérer que l’entrevue serait brève. C’était la troisième personne d’une liste de dix qu’il rencontrait, et il se demandait si ça vaudrait la peine qu’il rende compte de cette visite au Centre à Moscou. — Votre mari travaille à la centrale nucléaire de Greifswald Nord ? — Il y travaillait. Comme vous le savez, elle a été fermée. — Je sais, oui. J’aimerais savoir ce que vous en pensez, lui et vous. Herr Fromm est là ? — Non, répondit-elle, un peu mal à l’aise. « Wiegler » ne laissa rien paraître. — Vraiment ? Puis-je vous demander où il est ? — Il est en voyage d’affaires. — Je pourrais peut-être revenir dans quelques jours ?… — Peut-être. Vous pourriez appeler avant ? L’officier du KGB remarqua le ton sur lequel elle parlait. Elle lui cachait quelque chose, et le capitaine se doutait que… Quelqu’un frappa à la porte, et Traudl Fromm alla voir. — Guten Abend, Frau Fromm, fit une voix. Nous avons un message de Manfred. Cette voix mit immédiatement le cerveau du capitaine en alerte, mais il se força à ne pas bouger. Il était en Allemagne, et tout était in Ordnung. En outre, il risquait d’apprendre des choses… — Je, euh… j’ai une visite, répondit Traudl. Elle avait murmuré les derniers mots. Le capitaine entendit des pas approcher, et prit son temps avant de se retourner : fatale erreur. Le personnage qu’il avait devant lui aurait pu sortir d’un des films sans nombre sur la Deuxième Guerre mondiale qui avaient rythmé sa jeunesse. Il n’y manquait que les écussons noir et argent de l’uniforme d’officier S S. Le visage était émacié, l’homme d’âge moyen, avec des yeux bleu pâle vides de toute espèce d’émotion. Une tête de professionnel, et l’homme le jaugea au premier regard tandis qu’il… Il était grand temps de… — Bonjour, j’allais justement m’en aller. — Qui est-ce ? Traudl ne risquait pas de répondre. — Je suis reporter au… Il était déjà trop tard. Un pistolet apparut comme par enchantement dans la main de son interlocuteur. Was gibt’s hier ? demanda-t-il brutalement. — Où est ta voiture ? interrogea l’homme derrière son arme. — Je me suis garé en bas de la rue. Je… — Avec toutes les places qu’il y a devant ? Les journalistes sont des gens paresseux. Qui es-tu ? — Je suis reporter au… — Ça m’étonnerait. — Encore un, fit un autre homme qui était resté en arrière. Sa tête rappelait quelqu’un au capitaine, mais qui… Il se dit qu’il ne devait pas paniquer. — Écoute-moi bien. On va aller faire un petit tour. Si tu te montres coopératif, tu seras revenu ici dans trois heures. Sinon, ça ira mal pour toi. Verstehen Si ? Le capitaine se dit que c’étaient sûrement des hommes des services secrets, et il avait raison. Et ils étaient allemands, ils devaient donc respecter les règles. Il commit ainsi la dernière erreur de ce qui avait été une carrière très prometteuse. Le courrier arriva à Chypre exactement comme prévu. Il remit son paquet à un autre passeur, à l’un des cinq points de rendez-vous prédéterminés, lesquels avaient fait l’objet d’une surveillance continue au cours des douze heures précédentes. L’homme se rendit à pied deux rues plus loin et fit démarrer sa Yamaha. Il reprit la route à toute allure, dans un pays où les motards sont des fous avérés. Il remit son colis deux heures plus tard, certain de n’avoir pas été suivi et continua à rouler une demi-heure avant de revenir à son point de départ en faisant un large détour. Gunter Bock prit le paquet et constata qu’il ressemblait malheureusement à une cassette vidéo — Les Chariots de feu — alors qu’il avait bien précisé qu’il voulait qu’on le cache dans un livre évidé. Peut-être Erwin lui envoyait-il un message avec la cassette. Bock l’inséra dans son magnétoscope, et mit l’appareil en marche. Les premières minutes étaient celles du film, sous-titré en français, et il comprit soudain que le message de Keitel était conforme aux règles des services secrets. Il passa sur avance rapide jusqu’à la fin des quatre-vingt-dix minutes du film. Et là, les images changèrent. « Quoi ? — Qui es-tu ? demandait durement une voix hors du champ. — Je m’appelle Peter Wiegler, je suis reporter au… » Un hurlement. L’instrument de torture était très sommaire, un fil arraché à une lampe ou à un appareil électrique et dénudé à l’extrémité. Peu de gens réalisent à quel point les instruments les plus simples peuvent se révéler les plus efficaces, surtout quand l’utilisateur connaît son métier. L’homme qui disait s’appeler Peter Wiegler hurlait à s’en rompre le gosier. Il s’était déjà mordu profondément la lèvre inférieure dans ses efforts pour ne pas parler. Le seul avantage de l’électricité, c’est que ça ne fait pas couler de sang, ça fait juste du bruit. « Tu devrais comprendre que tu te conduis comme un imbécile. Ton courage est impressionnant, mais le courage ne sert à rien quand on n’a aucune chance que quelqu’un vienne vous tirer de là. On a fouillé ta voiture, on a tes passeports, on sait que tu n’es pas allemand. Alors, tu es quoi ? Polonais, russe ou quoi ? » Le jeune homme ouvrit les yeux et prit une longue respiration avant de parler. « Je suis reporter, je fais des enquêtes pour le Berliner Tageblatt. » Ils le remirent en contact avec le fil électrique, et cette fois, il s’évanouit. Bock vit de dos un homme qui s’approchait pour examiner ses yeux et prendre son pouls. Le bourreau portait une tenue caoutchoutée de protection contre les armes chimiques, sans le masque ni les gants. Il devait faire une chaleur effroyable là-dedans, songea Bock. « Qu’est-ce qu’on a comme drogues ? demanda une autre voix. — Un tranquillisant assez efficace. Maintenant ? — Oui, mais pas trop. — Très bien. » L’homme sortit du champ de la caméra, puis revint avec une seringue. Il attrapa le bras de sa victime et lui fit une injection à la saignée du coude. L’homme du KGB mit trois minutes à reprendre conscience, au moment où la drogue s’attaquait à ses fonctions cérébrales supérieures. « Désolé d’avoir dû vous traiter ainsi. Vous avez passé le test, fit la voix, en russe cette fois. — Quel test ? » Il avait répondu en russe, deux mots, et son cerveau reprit conscience de ce qui se passait. Il se tut. « Pourquoi me parlez-vous russe ? — Parce que c’est ce qu’on voulait savoir. Bonne nuit. » Les yeux de la victime s’agrandirent quand il vit le pistolet de gros calibre qui s’approchait de sa poitrine. Puis il y eut une détonation. La caméra se déplaça légèrement pour montrer le reste de la pièce. Une feuille de plastique recouvrait le sol sous la chaise métallique pour le protéger du sang. La blessure causée par la balle était marquée de noir, et la peau se gonflait sous l’effet des gaz de l’explosion. Elle saignait assez peu, comme tous les coups directs au coeur. Au bout de quelques secondes, le corps cessa de s’agiter. « En y mettant le temps, on aurait pu avoir plus de renseignements, mais on a ce qu’on voulait, je t’expliquerai plus tard. » C’était la voix de Keitel en dehors du champ. « Maintenant, à Traudl… » Ils la firent avancer devant la caméra, les mains liées devant elle, la bouche fermée par du sparadrap, les yeux remplis de terreur, toute nue. Elle essayait de dire quelque chose malgré le bâillon, mais personne n’y prêtait attention. La bande datait de trente-six heures, Bock le savait à cause de la télé allumée dans un coin qui passait le journal du soir. Toute cette mise en scène était un véritable tour de force de professionnel, spécialement conçu pour répondre à ses exigences. Bock avait presque l’impression de voir ce qui se passait dans la tête de l’homme. « Cette fois, comment nous y prenons-nous ? » L’espace d’un instant, il se prit à regretter les instructions qu’il avait données à Keitel. Mais une telle preuve était évidente. Il y a des choses qu’on ne peut pas truquer, et il devait être certain qu’il pouvait faire confiance à Keitel pour exécuter des choses aussi terribles et aussi dangereuses. Il était absolument indispensable que la vérité des faits éclate aux yeux. Un autre homme passa une corde autour d’une poutre et lui souleva les mains. Il appuya son arme dans le creux de son aisselle et fit feu, une seule fois. Au moins, songea Bock, ce n’était pas un sadique. Les sadiques ne sont pas fiables. En tout cas, c’était déjà un spectacle assez pénible. La balle pénétra dans le coeur, mais elle était tellement excitée qu’elle continua à se débattre pendant plus d’une minute, les yeux encore grands ouverts, essayant désespérément de respirer, essayant encore de parler, elle implorait sans doute de l’aide, elle demandait pourquoi… Lorsqu’elle eut cessé de bouger, l’un des hommes lui tâta la carotide, avant de la laisser doucement redescendre au sol. Celui qui avait tiré parlait sans regarder l’objectif. « J’espère que vous êtes content, c’est plutôt pénible. » — On ne te demande pas d’aimer ça, dit Bock en parlant au téléviseur. Ils soulevèrent le Russe de sa chaise et l’allongèrent à côté de Traudl Fromm. Keitel continua à parler tandis qu’ils démembraient les cadavres. Bock n’était pas une âme sensible, mais il n’aimait pas qu’on s’amuse avec des corps humains. Nécessaire ou pas, cela lui semblait tout de même gratuit. « Le Russe est certainement officier de renseignement, comme tu as pu le voir. Il a loué sa voiture à Berlin, et nous la rendrons demain à Magdeburg. Il s’était garé un peu plus loin dans la rue, procédure normale pour un professionnel, mais pas très judicieuse en cas de pépin. On a trouvé une liste de noms dans sa voiture, tous des gens de l’industrie nucléaire de RDA. On dirait que nos camarades russes s’intéressent soudain au projet de bombe d’Honecker. Quel dommage qu’on n’ait pas eu quelques années de plus, non ? Je suis désolé de toutes ces complications, mais il nous a fallu plusieurs jours pour trouver ce que nous pouvions faire des corps, et on ne se doutait pas que Frau Fromm avait de la visite quand on est allés chez elle. À ce moment-là, bien sûr, il était trop tard. En plus, il pleuvait, et les conditions étaient idéales pour un enlèvement. » Deux hommes s’activaient sur les cadavres. Ils portaient des combinaisons de protection, avec les masques et les gants, cette fois, probablement pour se protéger de l’odeur et pour cacher leur identité. Comme dans un abattoir, de la sciure de bois avait été répandue pour absorber le sang qui coulait à flots. Bock savait par expérience que les meurtres peuvent tourner à la boucherie. Ils travaillaient vite tandis que Keitel continuait à parler. Les bras et les jambes avaient déjà été détachés des troncs, puis ils décapitèrent les corps et levèrent les têtes devant la caméra. Personne ne pouvait truquer une chose pareille, les hommes de Keitel avaient bel et bien tué deux êtres humains. Ce démembrement des corps devant la caméra rendait les faits absolument incontestables, et en outre, facilitait la disparition des corps. L’un des hommes commença à ramasser la sciure imbibée de sang pour la mettre dans des sacs en plastique. « Les morceaux de corps seront brûlés à deux endroits éloignés l’un de l’autre. Ce sera fait avant même que tu reçoives la bande. Cela termine notre message, nous attendons des instructions complémentaires. » Et la bande continua sur des images des Jeux olympiques de 1920 — ou de 1924, Bock ne savait plus. Mais ça n’avait pas beaucoup d’importance. * * * — Oui, colonel ? — L’un de mes officiers ne donne plus signe de vie. Le colonel appartenait à la division T, le service technique de la première direction. Titulaire d’un diplôme d’ingénieur, c’était un spécialiste des missiles. Il avait travaillé en Amérique et en France, et avait recueilli pas mal de secrets militaires avant d’occuper son poste actuel. — Vous avez d’autres détails ? — Le capitaine Evgueni Stepanovitch Feodorov, trente ans, marié, un enfant, jeune officier très brillant, inscrit au tableau. C’est l’un des trois officiers que j’ai envoyés en Allemagne selon vos instructions pour enquêter dans leurs installations nucléaires. C’est l’un de mes meilleurs éléments. — Ça fait combien de temps que vous n’avez pas de nouvelles ? demanda Golovko. — Six jours. Il est arrivé à Berlin en passant par Paris la semaine dernière. Il avait des papiers allemands de derrière les fagots, et une liste de dix noms sur lesquels il devait enquêter. Il avait comme instructions de garder le profil bas, sauf s’il tombait sur quelque chose d’important, auquel cas il devait prendre contact avec le poste de Berlin — enfin, je veux dire, ce qu’il en reste. On avait prévu des contacts périodiques, bien sûr. Il n’a pas appelé et, au bout de vingt-quatre heures, on m’a prévenu. — Vous pensez que ça pourrait être une simple négligence ? — Pas un garçon comme lui, dit simplement le colonel. Son nom ne vous dit rien ? — Feodorov… ce n’était tout de même pas son père ?… — Stefan Yourevitch, oui. Evgueni est son dernier fils. — Grand dieu, c’est Stefan qui m’a appris mon métier, fit Golovko. Vous pensez que ?… — Une défection ? — Le colonel hocha négativement la tête, indigné. — Absolument impossible. Sa femme chante dans le choeur de l’Opéra. Non, ils se sont connus à l’université et se sont mariés malgré les objections des deux familles. C’est un couple comme on n’en voit pas. Elle est extraordinairement belle, avec une voix d’ange. Il faudrait être zhopnik pour ne pas être attiré par elle. Et puis ils ont un enfant. On dit qu’il est bon père. Golovko voyait bien quelle conclusion tirer de tout ça. — Alors, il aurait été arrêté ? — Je n’ai entendu parler de rien. Vous pourriez peut-être faire vérifier ce point. Mais je crains le pire. Le colonel prit un air soucieux et baissa les yeux. Il n’avait pas envie de devoir annoncer de mauvaises nouvelles à Natalia Feodorova. — C’est difficile à croire, dit Golovko. — Sergei Nikolaïevitch, si vos soupçons sont fondés, on dirait que le projet sur lequel nous enquêtons est de la plus haute importance pour eux, non ? Ç’en serait une preuve, et elle nous aura coûté cher. Le lieutenant-général Sergei Golovko garda le silence pendant plusieurs secondes. « Ce n’est pas ainsi que les choses sont censées se passer, se disait-il. Le monde du renseignement est civilisé. Ça fait longtemps qu’on n’élimine plus les officiers du camp adverse. Nous-mêmes nous ne faisons plus ce genre de chose depuis des années… des dizaines d’années. » — Nous n’avons aucune hypothèse satisfaisante, non ? Le colonel hocha la tête. — Non, aucune. Mais le plus probable, c’est que notre homme a mis le doigt sur quelque chose d’extrêmement sensible. Suffisamment sensible pour qu’on le tue. Un projet d’arme nucléaire répond bien à cette caractéristique, non ? — C’est indéniable. Le colonel faisait montre du loyalisme qu’on pouvait exiger de lui au KGB, remarqua Golovko… En plus, il examinait toutes les solutions possibles et essayait de trouver la meilleure analyse de la situation. — Avez-vous envoyé vos spécialistes à Sarova ? — Après-demain. Mon meilleur expert est souffrant, il vient de sortir de l’hôpital — il s’est cassé la jambe dans un escalier. — Faites-le transporter ici si nécessaire. Je veux qu’on me donne une estimation, la plus pessimiste possible, sur la production de plutonium des centrales nucléaires en RDA. Envoyez quelqu’un d’autre à Kyshtym pour recouper les données de Sarova. Rappelez ceux que vous avez envoyés en Allemagne. Nous allons reprendre cette affaire avec plus de précautions. Des équipes de deux hommes, dont un armé en soutien… ça devient dangereux, dit Golovko après avoir réfléchi. — Mon général, il faut dépenser beaucoup de temps et d’argent pour former des hommes comme ceux-là. Il me faudra deux ans pour remplacer Feodorov, deux années entières. Il ne suffit pas de prendre un officier dans un autre service et de le mettre au travail. Ces hommes doivent comprendre ce qu’on leur demande de chercher. Ils sont trop précieux pour être gaspillés. — Vous avez raison. Je vais voir ça avec le directeur et nous allons envoyer des officiers expérimentés… peut-être des gens de l’Académie… en leur donnant une couverture de policiers allemands ?… — Ça me convient, Sergei Nikolaïevitch. — Vous êtes un type bien, Pavel Ivanovitch. Et pour Feodorov ? — Il va peut-être se manifester. Il faut trente jours pour le porter disparu, et il faudra alors que je prévienne sa femme. Très bien, je rappelle mes hommes et je commence à préparer la deuxième phase de l’opération. Quand aurons-nous la liste des officiers de protection ? — Demain matin. — Parfait, mon général, merci de m’avoir consacré de votre temps. Golovko lui serra la main et resta debout jusqu’à ce que la porte soit refermée. Son prochain rendez-vous était dans dix minutes. — Et merde, fit-il en parlant à son bureau. * * * — Davantage de temps ? Fromm n’arrivait pas à cacher son agacement. — Mais non, ça nous fait gagner du temps ! Le matériau que nous travaillons a des caractéristiques d’usinage analogues à celles de l’acier inox. Et il faudra aussi fabriquer des moules. Ici. Fromm déplia ses plans. — Nous avons d’abord un cylindre de plutonium, creux, entouré d’un cylindre de béryllium, ce qui est un vrai don du ciel. Le béryllium est léger, résistant, il laisse passer les rayons X et il réfléchit les neutrons. Malheureusement, il est assez difficile à travailler. Il faudra utiliser des outils au nitrure de bore, une sorte de diamant industriel. Avec de l’acier ou du carbone, on ferait tout sauter. Et il faut aussi tenir compte des effets biologiques. — Le béryllium n’est pas toxique, dit Ghosn, j’ai vérifié. — C’est vrai, mais la poussière se transforme en oxyde de béryllium et, quand on la respire, l’oxyde se transforme en hydroxyde, qui est un produit mortel. Fromm se tut, et regarda Ghosn comme l’aurait fait un instituteur, avant de poursuivre. — Bon. Autour du béryllium, nous avons un autre cylindre en alliage de tungstène et de rhénium, dont nous utiliserons la densité. On en achètera vingt kilos, sous forme de poudre, que nous déposerons en phase vapeur sous forme de segments cylindriques. Vous connaissez le dépôt en phase vapeur ? Le chauffage ne serait pas suffisant. La fusion et le moulage seraient trop difficiles, et nous n’en avons pas besoin. Enfin, les lentilles explosives. Et avec tout ça, on n’a fait que le primaire, le quart de la puissance. — Et la précision… — Exactement. Vous pouvez vous imaginer cet objet comme l’anneau ou le collier le plus grand qu’on ait jamais vu. Ce que nous fabriquons devra avoir le même fini que la plus belle pièce de joaillerie, ou la même précision qu’un instrument d’optique. — L’alliage tungstène-rhénium ? — On peut s’en procurer dans n’importe quelle grosse société de matériel électrique, on s’en sert pour les filaments de tubes à vide ou dans de nombreuses autres applications. Et c’est aussi facile à travailler que le tungstène pur. — Le béryllium… oh oui, on l’utilise pour les gyroscopes et d’autres instruments… une trentaine de kilos. — Il en faudra vingt-cinq, oui, prenez-en trente. Et on a une autre chance. — Quoi ? — Le plutonium israélien est stabilisé au gallium. En dessous du point de fusion, le plutonium existe sous quatre phases. À certaines températures, il a la curieuse habitude de changer brusquement de densité de plus de vingt-cinq pour cent. C’est un métal multiphases. — En d’autres termes, une masse sous-critique peut… — Exactement, continua Fromm. Ce qui semble sous-critique dans certaines conditions peut devenir critique. Ça n’explose pas, mais l’émission de gammas et de neutrons est mortelle dans un rayon de… disons dix à trente mètres, ça dépend de l’environnement. Ils ont découvert ça pendant le Projet Manhattan. Ils ont eu… non, ils n’ont pas eu de chance. C’étaient des savants de grande qualité, et dès qu’ils ont eu un gramme de plutonium à leur disposition, ils l’ont analysé. S’ils avaient attendu un peu, ils auraient… eh bien… — Je ne me doutais pas de tout ça, fit Ghosn. Dieu miséricordieux… — Tout n’est pas dans les livres, mon jeune ami, ou du moins, tous les livres ne renferment pas tous les renseignements. De toute façon, avec du gallium, le plutonium est stable. On peut le manipuler en toute sécurité, à condition de prendre les précautions qui s’imposent. — Donc, nous allons commencer par usiner ces ébauches en acier inox selon les spécifications, puis nous ferons les moules — des moules réutilisables, bien sûr. Fromm approuva. — Parfait, meiner Junge. — Quand le moule sera réalisé, nous usinerons les matériaux destinés à la bombe. Bon, je crois que nous avons de bons ouvriers. Ils avaient « embauché » — c’est le mot qu’ils employaient — dix hommes, des Palestiniens, qui travaillaient dans de petits ateliers d’optique, et les avaient formés à l’utilisation des machines-outils. Les machines étaient exactement comme Fromm les avait décrites. Deux ans plus tôt, c’était ce qu’on faisait de mieux, elles étaient identiques à celles qu’utilisaient les Américains à l’usine Y-12 d’Oak Ridge, dans le Tennessee. Les mesures étaient faites par interférométrie laser, et les têtes de coupe contrôlées en trois dimensions selon les cinq axes ; les ordres d’usinage étaient transmis par un clavier tactile. Le dessin avait été réalisé sur mini-ordinateur et tiré sur une machine à tracer hors de prix. Ghosn et Fromm firent venir les ouvriers et les mirent à l’ouvrage sur leur première réalisation, l’ébauche d’acier inox du primaire qui allumerait le feu nucléaire. — Maintenant, dit Fromm, pour les lentilles explosives… * * * — On m’a beaucoup parlé de vous, dit Bock. — J’espère que c’était en bien, répondit Marvin Russell avec un sourire timide. « Mon premier Indien », se dit Bock. Il était étrangement déçu : sans les pommettes, il aurait pu le prendre facilement pour un Caucasien, ou même un Slave avec une touche de sang tatare dans les veines… Il était foncé, mais c’était surtout dû au soleil. L’homme était impressionnant, cette taille, cette force qui émanait de lui. — On dit que vous avez tué un policier grec en lui brisant le cou. — J’sais pas qui fait tout un plat avec ça, répondit Russell avec une modestie confondante. C’était un vrai enfoiré, et j’sais me défendre. Bock sourit et lui fit un signe de tête approbateur. — Je comprends ce que vous ressentez, mais votre méthode est impressionnante. On m’a dit beaucoup de bien de vous, monsieur Russell, et… — Appelle-moi Marvin. Tout le monde m’appelle comme ça. Bock sourit encore. — Comme tu veux, Marvin. Je m’appelle Günter. On m’a surtout parlé de tes talents de tireur. — C’est pas difficile, fit Marvin, sincèrement étonné. Ces types, j’veux dire, y sont courageux, tu vois ? C’est pas des mecs à lâcher prise. Y s’accrochent dur à ce qu’y font, et j’ies admire. Et c’qu’y z’ont fait pour moi, Günter, c’est comme ma famille, tu vois. — Mais nous sommes une grande famille, Marvin. On partage tout, ce qui est facile et ce qui ne l’est pas. Nous avons tous les mêmes ennemis. — Ouais, j’ai appris ça. — On pourrait avoir besoin de ton aide pour un truc, Marvin, un truc très important. — D’accord, dit simplement Russell. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — J’veux dire oui, Günter. — Mais tu ne m’as même pas demandé ce que c’était, insista l’Allemand. — OK. — Marvin eut un large sourire. — Alors, dis-le-moi. — On aurait besoin que tu retournes en Amérique dans quelques mois. Tu cours des risques, là-bas ? — Faut voir, j’ai fait du temps en prison, j’veux dire. Mais tu le sais déjà. Les flics ont mes empreintes, mais y z’ont pas de photo, j’veux dire, pas de photo récente. Et j’ai changé depuis. Y m’cherchent dans les Dakotas, probable. Si tu m’envoies là-bas, ça risque d’être limite. — Non, pas du tout, Marvin. — Alors y aura pas d’problème, dépend c’que tu veux qu’je fasse. — Ça te ferait quoi de tuer des gens, des Américains, j’entends ? Bock attendit de lire une réaction sur son visage. — Des Américains. — Marvin renifla. — Eh mec, j’suis un foutu Américain, tu vois ? Mais mon pays, c’est pas c’que tu crois. Y z’ont volé mon pays, comme aux gars d’ici, vu ? Y a pas qu’ici qu’y z’ont collé cette merde, d’accord ? Tu veux que je me fasse quelques mecs pour ton compte, d’accord, si j’peux, si t’as une bonne raison, j’veux dire. J’tue pas pour le plaisir, j’suis pas psycho, mais si t’as une raison, une vraie, sûr j’peux le faire. — Il y en aura peut-être plus d’un… — J’t’ai entendu dire « des gens », Gunter. J’suis pas con au point de croire que ça veut dire un seul mec. Même si y a des flics, ou des mecs du FBI, OK, j’ies tuerai pour toi, tous ceux que tu veux. Y a quand même un truc qu’y faut qu’tu saches. — C’est quoi ? — Les autres en face, y sont pas cons non plus. Y z’ont eu mon frère, faut t’en souvenir. C’est des mecs sérieux. — Mais nous aussi, on est sérieux, assura Bock. — J’sais bien, mec. Qu’est-ce que tu peux me raconter d’autre sur ce boulot ? — Que veux-tu dire, Marvin ? lui demanda Bock d’une voix aussi neutre que possible. — J’veux dire qu’j’ai grandi là-bas, rappelle-toi. J’sais des trucs dont t’as pas idée. OK, tu t’occupes de la sécurité et tout ça, et tu vas rien me dire maintenant. Très bien, ça pose pas de problème. Mais plus tard, tu risques d’avoir besoin d’un coup de main. Les mecs, ici, y sont parfaits, y sont même très bons et tout ce qu’on veut, mais y connaissent rien à l’Amérique, j’veux dire, y savent pas c’qu’on a besoin pour se démerder. Quand tu vas à la chasse, faut qu’tu connaisses ton territoire. Et moi, j’connais le terrain. — C’est pour ça qu’on a besoin de ton aide, confirma Bock, comme s’il y avait songé depuis le début. En fait, il n’avait pensé à rien du tout, et maintenant il se demandait à quoi ce type pourrait bien lui être utile. * * * Andrei Ilitch Narmonov se voyait comme le capitaine du plus grand navire-État du monde. Ça, c’était le bon côté. Le mauvais côté, c’est que le navire prenait l’eau, le gouvernail était brisé, les machines peu fiables. Sans parler de l’équipage au bord de la mutinerie. Son bureau du Kremlin était grand, il pouvait y faire les cent pas, une chose qu’il décidait toujours trop tard. C’était l’indice d’un homme indécis, et le président de l’Union des républiques socialistes soviétiques ne pouvait pas se le permettre, surtout quand il recevait un visiteur important. « L’Union des Républiques souveraines soviétiques », songea-t-il. Le changement d’expression n’avait pas encore été officiellement approuvé, mais c’était ainsi que les gens commençaient à penser. Tel était le problème. Le navire de l’État était en train de se briser, et cet événement était sans précédent. Beaucoup de gens établissaient la comparaison avec la fin de l’Empire britannique, mais ce n’était pas très satisfaisant. Il n’y avait pas d’autre exemple. L’Union soviétique du passé était un phénomène unique dans l’histoire politique, et ce qui s’y produisait maintenant n’avait pas de précédent connu. À une époque, cela le faisait rire, mais il en était maintenant effrayé. C’était à lui qu’il revenait de prendre des décisions difficiles, et il n’avait aucun modèle historique sur lequel s’appuyer. Il était entièrement livré à lui-même, nul n’était plus seul que lui, avec une tâche dantesque à laquelle jamais personne n’avait été confronté avant lui. On vantait à l’Ouest ses talents de politicien consommé, alors que tout ce qu’il avait fait n’avait été qu’une succession de crises sans fin. C’était Gladstone, se disait-il, Gladstone qui décrivait son métier comme celui d’un homme qui essaie de diriger un radeau dans les rapides, évitant les rochers avec une perche… En était-il capable, vraiment capable ? Narmonov et son pays étaient entraînés par les forces titanesques de l’Histoire, ils descendaient une rivière qui se terminait par une immense cataracte, les chutes pouvaient les détruire… mais il était trop occupé avec sa perche à essayer d’éviter les rochers pour avoir le loisir de regarder plus loin. Voilà ce que cela signifiait, être un bon tacticien en politique. Il consacrait toute son énergie à sa survie immédiate, et il n’avait plus le temps de penser à ce qui se passerait la semaine d’après… pour ne pas dire le surlendemain… — Andrei Ilitch, on dirait que vous maigrissez, lui fit remarquer Oleg Kirilovitch Kadishev du fond de son fauteuil de cuir. — La marche me fait du bien, pour mon coeur, répondit aigrement le président. — Vous devriez faire partie de notre équipe olympique. Narmonov s’arrêta un instant. — Ce serait agréable de faire tout simplement de la compétition contre des étrangers. Eux croient que je suis quelqu’un de très brillant, mais le peuple sait bien que ce qu’il en est. — Que puis-je faire pour aider mon président ? — J’ai besoin de votre aide, de l’aide de la droite. Ce fut au tour de Kadishev de sourire. La presse — occidentale et soviétique — n’avait jamais compris comment se passaient les choses. En Union soviétique, la gauche représentait les durs du parti communiste. Pendant quatre-vingts ans, les réformes tentées dans ce pays étaient toujours venues de la droite. Tous ceux qui avaient été exécutés par Staline parce qu’ils essayaient de grappiller quelques parcelles de liberté avaient d’abord été dénoncés comme révisionnistes de droite. Mais les progressistes occidentaux étaient classés à gauche, ils qualifiaient de conservateurs leurs propres adversaires, dont on admettait qu’ils étaient de droite. C’était trop demander aux journalistes occidentaux que d’adapter leurs schémas mentaux à une réalité politique différente de la leur. Les journalistes soviétiques, tout heureux de leur liberté retrouvée, s’étaient contentés de copier leurs collègues et se servaient des modèles occidentaux pour tenter de décrire le chaos politique qui régnait chez eux. Le même raisonnement s’appliquait naturellement aux hommes politiques « progressistes » de l’Ouest, qui s’étaient faits dans leur propre pays les champions des expériences tentées en Union soviétique. Lesquelles expériences avaient rapidement montré leurs limites, avant de se terminer en catastrophe. Les choses tournaient carrément à l’humour noir quand on entendait les gauchistes occidentaux commencer à dire que ces arriérés de Russes avaient échoué à cause de leur inaptitude à transformer le socialisme en un mode de gouvernement humaniste, alors que les gouvernements occidentaux y avaient réussi (c’était exactement ce que prétendait Karl Marx). Ces types-là, songeait Kadishev avec un certain amusement, étaient aussi idéalistes que les membres des premiers Soviets, et manquaient tout autant de cervelle. Les Russes avaient poussé les idéaux révolutionnaires à leurs limites ultimes, et ils avaient trouvé au bout du chemin le désastre et le vide. Maintenant, ils essayaient de revenir en arrière — dans un effort qui exigeait d’eux un courage politique et moral sans précédent —, mais l’Occident persistait à ne rien vouloir comprendre ! « Khrouchtchev avait bien raison, songeait le député. Les hommes politiques sont tous les mêmes. » Quelle bande de cons ! — Andrei Ilitch, je ne suis pas toujours d’accord avec vos méthodes, mais nous avons toujours approuvé vos objectifs. Je sais parfaitement que vous avez quelques soucis avec nos amis de l’autre bord. — Et avec vos amis également, souligna le président Narmonov, plus vivement qu’il n’aurait voulu. — Mes amis aussi, c’est vrai, convint calmement Kadishev. Andrei Ilitch, voulez-vous dire que nous devrions être d’accord sur tout ? Narmonov se retourna, les yeux dans le vague, mais pleins de colère. — S’il vous plaît, pas ça, pas aujourd’hui. — Alors, que puis-je faire pour vous aider ? On perd son calme, camarade président ? Mauvais signe, mon ami… — J’ai besoin de votre soutien avec ces conflits ethniques. On ne peut pas laisser l’Union se désintégrer ainsi. Kadishev approuva d’un signe de tête. — C’est inévitable. Il n’y aurait plus de problème si on laissait les Baltes et les Azéris reprendre leur liberté. — Nous avons besoin du pétrole d’Azerbaïdjan. Si on l’abandonne, la situation économique va encore empirer. Et si je laisse faire les Baltes, l’épidémie se répandra dans la moitié du pays. — La moitié de la population, c’est vrai, mais seulement vingt pour cent du pays. Et c’est là que nous rencontrons presque tous les problèmes, répéta Kadishev. — Et ces gens que nous allons abandonner à leur sort ? Cela revient à les jeter dans le chaos et la guerre civile. Combien vont mourir, combien cela fera-t-il de morts sur notre conscience, hein ? demanda le président. — C’est la conséquence normale de toute décolonisation. On n’y peut rien. En tentant de nous y opposer, nous réussirons seulement à contenir la guerre civile à l’intérieur de nos frontières. Cela nous oblige à laisser trop de pouvoir à nos forces armées, et c’est aussi dangereux. Je n’ai pas plus confiance que vous dans l’armée. — L’armée ne se lancera pas dans une aventure. Il n’y a pas de bonapartistes dans l’Armée rouge. — Vous leur accordez plus de confiance que moi. Je crois pour ma part qu’ils voient là une occasion unique. Le Parti tient l’armée en main depuis l’affaire Toukhatchevski. Les soldats ont de la mémoire, et ils pourraient estimer qu’ils ont là une chance… — Mais tous ces gens sont morts ! Et leurs enfants avec eux, répliqua Narmonov sur un ton vif. Cela remonte à cinquante ans, après tout. Ceux qui ont des souvenirs précis des purges sont dans des fauteuils roulants ou dans des maisons de retraite. — Mais pas leurs petits-enfants, il y a une mémoire qui dépasse les générations. Kadishev se laissa aller dans son siège et réfléchit à la nouvelle idée qui venait de lui traverser la tête. Était-ce bien possible ?… — Ils ont leurs préoccupations, c’est vrai, et ces préoccupations ne sont pas très différentes des miennes. Nous divergeons sur la façon d’aboutir à une solution, pas sur la solution. Je ne suis pas sûr de leur capacité de jugement, mais je le suis de leur loyauté. — Vous avez peut-être raison, mais je ne le suis pas autant que vous. — Avec votre aide, je pourrais présenter un front uni contre les forces centrifuges. Cela les découragera et nous donnera quelques années pour calmer le jeu, nous pourrons envisager la sécession des républiques en bon ordre, une espèce de Commonwealth, d’association, peu importe, appelez ça comme vous voulez. Nous pourrions rester associés économiquement, même en étant politiquement indépendants. « Cet homme est au bord du désespoir, songea Kadishev. Il est purement et simplement en train de s’effondrer sous la pression. Un homme qui s’agite ainsi sur la scène politique ne va pas tarder à montrer des signes de fatigue… est-il capable de survivre sans mon aide ?… « C’est probable, jugea Kadishev. Probable. » Ce n’était vraiment pas de chance. Kadishev était leader de facto des forces de « gauche », les forces qui souhaitaient l’éclatement de l’empire et de son gouvernement, pour conduire ce qui resterait — fondé sur la Fédération de Russie — vers le XXIe siècle, de gré ou de force. Si Narmonov tombait… s’il était dans l’impossibilité de poursuivre sa tâche, alors, qui ?… « Eh bien moi, bien sûr. » Mais les Américains le soutiendraient-ils ? Comment pourraient-ils lâcher l’agent Spinnaker, de leur propre CIA ? Kadishev travaillait pour les Américains depuis qu’il avait été recruté par Mary Patricia Foley, six ans plus tôt. Il n’avait absolument pas l’impression de trahir. Il travaillait pour le bien de son pays, et il trouvait qu’il réussissait assez bien. Il fournissait aux Américains des renseignements sur les travaux du gouvernement soviétique, et certaines de ces informations étaient de la plus haute importance. Pour d’autres, n’importe quel journaliste aurait pu les obtenir. Il savait qu’il était considéré comme la source la plus fiable de renseignement politique en Union soviétique, surtout depuis qu’il contrôlait quarante pour cent des voix au Parlement, le congrès des députés du peuple. « Trente-neuf pour cent, corrigea-t-il, il faut rester honnête. » Il y avait peut-être encore huit pour cent supplémentaires qui suivaient sa mouvance. Il ne pouvait pas être certain de la loyauté politique des deux mille cinq cents membres, entre les vrais démocrates, les nationalistes russes des deux bords, les radicaux de gauche et de droite. Il restait le centre, composé à la fois de gens sincèrement préoccupés par l’avenir de leur pays, et d’autres qui pensaient avant tout à sauvegarder leur statut politique. Sur combien d’entre eux pouvait-il réellement compter ? Combien pouvait-il en gagner à sa cause ? Pas tant que ça… Mais il lui restait encore une carte à jouer. Da. À condition de faire preuve d’audace. — Andrei Ilitch, reprit-il sur un ton conciliant, vous me demandez de laisser de côté un principe important, afin que je sois en mesure de vous aider à atteindre un objectif qui nous est commun, mais par une voie que je désapprouve. C’est très difficile. Je ne suis même pas sûr de pouvoir vous apporter le soutien que vous me demandez. Mes camarades pourraient bien me tourner le dos. Cette tirade eut pour seul résultat d’irriter un peu plus le président. — Foutaises ! Je sais parfaitement qu’ils vous font entièrement confiance. « Et ce ne sont pas les seuls… », se dit Kadishev. * * * La plupart des enquêtes se réduisent essentiellement à compulser du papier. Ernest « Wellington était un jeune avocat ambitieux. Diplômé de la faculté de droit, membre du barreau, il aurait pu entrer au FBI et apprendre le métier d’enquêteur dans les règles, mais il se considérait plus comme un juriste que comme un flic, il aimait la politique, et le FBI mettait son point d’honneur à ne pas se mêler de politique. Wellington n’avait pas de ces pudeurs : il considérait la politique comme le système nerveux de l’administration, et il savait que c’était une voie royale, à l’intérieur comme à l’extérieur du gouvernement. Les relations qu’il se faisait en ce moment lui serviraient auprès d’innombrables cabinets d’avocats, et il se ferait en outre connaître au ministère de la Justice. Il pouvait espérer obtenir bientôt un poste de conseiller technique. Ensuite, mettons dans cinq ans, il serait nommé chef de service… voire procureur fédéral dans une ville importante ou chargé d’enquête au ministère. Cela ouvrait la porte à une possible carrière politique, et Ernest Wellington pourrait enfin jouer le grand jeu à Washington. L’un dans l’autre, c’était assez enivrant lorsqu’on avait vingt-sept ans, un diplôme avec mention de Harvard, et que l’on avait ostensiblement refusé les offres beaucoup plus lucratives de cabinets prestigieux pour choisir de passer ses premières années professionnelles dans l’administration. La table de Wellington était jonchée de papiers. Son bureau n’était qu’une mansarde au ministère de la Justice sur le Mail, et la vue par l’unique fenêtre donnait sur un parking dans le centre de cet immeuble construit du temps de la grande dépression. Le bureau était petit, l’air conditionné marchait mal, mais il y était seul. S’il avait accepté ce que lui offraient les cabinets new-yorkais, et la meilleure offre était à 100 000 dollars annuels, son boulot aurait consisté à faire le vérificateur, un métier de super-secrétaire qui relit les contrats pour chasser les coquilles. Un débutant au ministère faisait bien autre chose. S’il avait été affecté au bureau d’un procureur, il aurait bien fallu qu’il aille au tribunal et qu’il se jette à l’eau. Ici, il lisait des dossiers, il recherchait les incohérences, modulait les nuances, les violations techniques de la loi. Wellington commença à prendre des notes. John Patrick Ryan, directeur adjoint de la CIA, nommé par le président — on était en plein dans la politique — et confirmé il y avait moins de deux ans. Auparavant, directeur adjoint du renseignement, juste après la mort du vice-amiral Greer. Avant cela, conseiller de Greer, DDI à l’époque et temporairement représentant spécial du Service en Angleterre. Ryan avait été professeur d’histoire à l’École navale, étudiant à Georgetown, agent de change chez Merril Lynch à l’agence de Baltimore. Il avait en outre été brièvement sous-lieutenant chez les marines. Visiblement, cet homme aimait changer de métier, se dit Wellington, en notant les dates les plus importantes. Fortune personnelle. Tous les documents nécessaires figuraient en tête du dossier. Mais d’où venait tout cet argent ? Il lui fallut plusieurs heures pour dépouiller les données. Quand il était agent de change, J.P. Ryan s’était comporté en vrai cow-boy. Il avait misé cent mille dollars sur la Compagnie de chemins de fer de Chicago et North Western au moment des grèves… et ça lui avait rapporté six millions. C’était son plus gros succès — il n’est pas facile de gagner soixante fois la mise —, mais il avait réalisé d’autres opérations notables. Après avoir atteint huit millions, il avait démissionné pour poursuivre son doctorat d’histoire à Georgetown. Il avait continué tout de même à boursicoter en amateur — c’était bien normal, après tout — jusqu’au jour où il avait rejoint l’administration. Son portefeuille était maintenant géré par une multitude de conseils en investissement… dont les méthodes comptables étaient extraordinairement prudentes. Ryan valait bien vingt millions, peut-être davantage. Ses actifs étaient gérés de façon entièrement aveugle, il ne voyait que ses gains trimestriels. On pouvait discuter, certes, mais c’était parfaitement légal jusque-là. Et essayer de prouver quoi que ce soit nécessiterait qu’on mette les lignes de ses agents sur écoute, ce qui n’était pas évident. La SEC avait enquêté sur son compte, mais c’était la conséquence de l’enquête sur la société dont il avait acheté des actions. La note de synthèse établissait en style bureaucratique qu’il n’y avait pas eu violation du règlement, mais Wellington remarqua que cette conclusion était plus technique que juridiquement fondée. Ryan avait rechigné pour signer le procès-verbal — c’était compréhensible — et l’administration n’avait pas trop insisté. Ce manque d’enthousiasme était moins compréhensible, mais explicable à la rigueur, car Ryan n’était pas le principal sujet de l’enquête. Quelqu’un avait décidé que, même si cela paraissait peu probable, il ne s’agissait que d’une fâcheuse coïncidence. Cependant, Ryan avait sorti l’argent de son compte principal… « Accord amiable, alors ? » nota Wellington sur son bloc. Peut-être bien. Si on lui avait demandé de s’expliquer, Ryan aurait dit qu’il avait agi ainsi poussé par ses scrupules. La somme avait été convertie en bons du Trésor, elle rapporterait des intérêts réguliers pendant des années et il n’y toucherait pas jusqu’au jour où… « Je vois, je vois, très intéressant… » Mais pourquoi cette rente éducation ? Qui était donc Carol Zimmer ? Pourquoi Ryan s’intéressait-il à ses enfants ? On était comme toujours étonné de constater que tant de papier contenait finalement si peu de chose. Peut-être était-ce le but de la paperasse gouvernementale, songeait Wellington, donner l’apparence de la consistance en en disant aussi peu que possible. Il eut un petit rire. C’était d’ailleurs vrai de la plupart des textes juridiques, après tout. Pour deux cents dollars de l’heure, les juristes se battaient sur la place d’une virgule et autres sujets de la plus haute importance. Il s’arrêta un instant pour se reposer les méninges. Il avait l’impression d’avoir laissé passer quelque chose qui aurait dû lui crever les yeux. L’administration Fowler n’aimait pas Ryan. Alors, pourquoi avait-il été nommé DDCI ? La politique ? Mais, quand la politique s’en mêle, on choisit de préférence des gens peu qualifiés… Ryan avait-il des relations politiques bien placées ? Le dossier n’en disait rien. Wellington parcourut les papiers et finit par trouver une lettre signée d’Alan Trent et Sam Fellows, de la commission d’approbation. En voilà deux qui faisaient la paire, le pédé et le mormon. La confirmation de Ryan avait été plus rapide que celle de Marcus Cabot, de Bunker et de Talbot, les deux vedettes du gouvernement Fowler. C’était sans doute parce que c’était un poste de moindre importance, mais il y avait autre chose. Cela signifiait qu’il avait des relations politiques, et puissantes. Pourquoi ? Quelles relations ? Trent et Fellows… sur quoi diable ces deux-là pouvaient-ils bien-être d’accord ? Il était sûr que Fowler et ses amis n’aimaient pas Ryan, sans quoi le ministre de la Justice ne se serait pas occupé personnellement de mettre Wellington sur l’affaire. Mais quelle affaire ? Était-ce le terme qui convenait à ses activités ? S’il y avait une affaire, pourquoi le FBI n’en était-il pas chargé ? Il y avait de la politique là-dessous, c’était criant. Ryan avait travaillé plusieurs fois en collaboration étroite avec le FBI… mais… William Connor Shaw, le directeur du FBI, était unanimement considéré comme l’homme le plus honnête de l’administration. Il était très naïf en politique, bien sûr, mais respirait l’honnêteté, et ce n’était pas une qualité inutile dans la police. C’est en tout cas ce que pensait le Congrès. On avait même parlé de supprimer le procureur en mission extraordinaire, le FBI était devenu si insoupçonnable, surtout depuis que le procureur avait fait ces conneries… mais le Bureau était différent. C’était une affaire intéressante, non ? Une affaire à vous faire gagner vos galons. 17 FABRICATION Les jours raccourcissaient, songeait Jack. Il n’était pas en retard, non, mais les jours étaient plus courts. L’orbite de la terre autour du soleil, son axe de rotation qui n’était pas perpendiculaire au plan de l’orbite… l’écliptique ? Un terme dans ce genre-là. Son chauffeur l’arrêta devant chez lui et il rentra, fatigué, cherchant dans sa tête la dernière fois, en dehors des week-ends, où il avait vu sa maison éclairée autrement que par la lumière électrique. Il ne fallait pas trop se plaindre, il ne rapportait pas de travail — ce n’était pas tout à fait exact : il ne rapportait pas de dossiers, mais il était plus facile de ranger sa table que de se vider le cerveau. Ryan entendait les bruits d’un foyer normal, la télé, la machine à laver. Il entra dans le salon, et cria qu’il était là. — Papa ! Jack Jr accourut pour l’embrasser, avant de le regarder d’un air triste. — Papa, tu m’avais promis de m’emmener au base-ball. Et merde… Les gosses étaient retournés en classe, il n’y avait plus qu’une douzaine de matches à jouer à Baltimore. Il fallait, il fallait, il fallait… Mais quand ? Quand aurait-il le temps de souffler ? Le nouveau centre de communications n’était qu’à moitié réalisé, et c’était son bébé ; le constructeur avait une semaine de retard, et il fallait à tout prix que ce soit terminé à la date prévue… — Je vais faire mon possible, Jack, lui promit Ryan. Son fils était trop jeune pour comprendre que les papas ont des obligations qui dépassent les promesses qu’ils font à leurs enfants. — Papa, tu m’avais promis. — Mais oui, je sais. « Et merde », se dit Jack. Il fallait absolument qu’il trouve une solution. — C’est l’heure d’aller au lit, annonça Cathy. Vous avez classe demain. Ryan prit ses enfants dans ses bras pour leur dire bonsoir, mais cette marque d’affection ne suffisait pas à apaiser sa conscience. Quelle sorte de père était-il en train de devenir ? Jack Jr ferait sa première communion en avril ou, mai, et il ne savait même pas s’il serait là. Il fallait qu’il retrouve la date exacte pour essayer de bloquer le jour. Tout de suite. Jack se dit que de petites choses comme les promesses qu’il avait faites à ses enfants… De petites choses ? Mon Dieu, comment en était-il arrivé là ? « Ma vie fout le camp. » Il attendit que les enfants soient rentrés dans leur chambre avant de se diriger vers la cuisine. Son dîner était dans le four. Il sortit une assiette sur le bar avant d’ouvrir le réfrigérateur. Désormais, il achetait le vin par cartons. C’était plus pratique, et il était devenu moins sourcilleux sur la qualité. Le carton contenait des bouteilles en plastique, du vin australien. Le cru en question était assez fruité, ce qui masquait ses défauts, mais il avait le degré d’alcool convenable, et c’était surtout ce qu’il cherchait. Jack jeta un coup d’oeil à la pendule murale. Avec un peu de chance, il avait six heures et demie de sommeil devant lui, peut-être sept. Et il lui fallait du vin pour arriver à s’endormir. Au bureau, il marchait au café, et son organisme était complètement saturé de caféine. À une époque, il arrivait encore à faire une petite sieste, mais c’était bien fini. Vers 11 heures, son système nerveux était en place, mais, à la fin de l’après-midi, son corps lui jouait un air d’excitation et de fatigue si étrange qu’il se demandait parfois s’il n’était pas en train de devenir un peu cinglé. Enfin, tant qu’il était encore capable de se poser la question… Il exécuta son dîner en quelques minutes. Quel dommage, tout avait desséché au four, et c’était Cathy qui l’avait préparé elle-même. Il avait… il avait prévu de rentrer à une heure décente, mais il y avait toujours quelque chose. En passant au salon, il s’arrêta devant la penderie et prit dans la poche de son manteau une boîte de comprimés pour l’estomac. Il en avala quelques-uns avec un fond de vin, c’était son troisième verre, et il n’y avait pas une demi-heure qu’il était rentré. Cathy n’était pas là, mais elle avait laissé quelques journaux à côté de son fauteuil. Jack entendit du bruit, elle prenait une douche. Parfait. Il attrapa la télécommande et passa sur CNN pour regarder les infos. On parlait de Jérusalem. Ryan s’installa confortablement dans son fauteuil et se permit un sourire. Ça marchait, la télé montrait la reprise du tourisme. Les commerçants faisaient des stocks en prévision du meilleur Noël depuis dix ans. Jésus, expliquait un Juif qui avait choisi de rester à Bethléem, était juif après tout, et de bonne famille. Son associé arabe faisait les honneurs de la boutique à l’équipe de télévision. « Un associé arabe ? se dit Jack. Et après tout, pourquoi pas ? Ça en vaut la peine. C’est toi qui as contribué à tout ça. Tu as fait ce qu’il fallait pour que ça arrive. Tu as sauvé des vies, et même si personne d’autre n’est au courant, qu’importe ? Tu sais que Dieu, Lui, le sait. N’est-ce pas assez ? « Non », décida-t-il, dans un éclair d’honnêteté vis-à-vis de lui-même. Mais si son idée n’était pas vraiment originale ? Son cerveau avait associé plusieurs propositions éparses, il avait contacté le Vatican grâce à ses relations, son… Il méritait bien une récompense pour tout cela, au moins une note dans un livre d’histoire, mais aurait-il seulement droit même à ça ? Jack huma son vin. Il n’y avait pas une chance que cela arrive. Cette salope d’Elliot, qui racontait à tout le monde que Charlie Alden avait tout mis au point. Si Jack essayait jamais d’établir un jour la vérité, on le prendrait pour un vieux fou qui essaie d’arracher ce qui lui revient à un mort et un mort qui avait été un homme de coeur, en plus, malgré la faute qu’il avait commise avec cette fille Blum. « Allez, ne te laisse pas abattre, Jack, toi au moins, tu es vivant. Tu as une femme et des gosses. » Ce n’était quand même pas juste. Juste ? Qui peut croire que la vie est juste ? Ryan se demanda s’il n’était pas en train de devenir comme eux. Comme Liz Elliot, comme tous ces connards mesquins et gagne-petit. Il s’était souvent posé la question de savoir comment on pouvait se laisser corrompre, et cette question le préoccupait. Il craignait par-dessus tout les opérations clandestines, quand on est amené à décider qu’une cause ou une mission sont si vitales que l’on peut en oublier ce qui est réellement important, comme la vie d’un homme, même s’il s’agit d’un ennemi. Il n’en était tout de même pas là, et il espérait bien que cela ne lui arriverait jamais. Ce qui se passait en lui était plus subtil : il devenait un fonctionnaire, il se mettait à s’inquiéter de son crédit, de son statut, de son influence. Il ferma les yeux et repensa à tout ce qu’il avait : une femme, deux gosses, son indépendance financière, la fierté d’avoir réalisé des choses que personne ne pourrait jamais lui enlever. « Et pourtant, tu es en train de devenir comme eux… » Il s’était battu, il avait tué — même si c’était pour défendre sa famille. Cela pouvait bien faire tiquer Elliot, Jack s’en souvenait en souriant. À moins de deux cents mètres de l’endroit où il était assis, il avait mis trois pruneaux dans la poitrine d’un terroriste, de sang-froid, et bien mis. En plein dans la cible ! Il avait fait la preuve qu’il avait profité de tout ce qu’on lui avait appris à Quantico. Son coeur battait la chamade, il avait bien manqué pisser dans son froc, il avait dû aller vomir, mais qu’était-ce que cela ? Il avait fait son devoir, et il avait sauvé sa femme et ses enfants. Il avait démontré sa virilité de toutes les manières possibles, séduit puis épousé une fille merveilleuse, Dieu lui avait fait don de deux enfants, et il les avait défendus lui-même. Chaque fois que le destin lui avait opposé un défi, Jack s’en était tiré honorablement. « Hé oui, se dit-il en souriant au téléviseur. Cette Liz Elliot peut aller se faire foutre. » Cette pensée était plutôt insolite : qui diable voudrait se faire cette nénette froide et sèche, avec sa suffisance et… quoi d’autre encore ? Ryan réfléchit pour essayer de trouver une réponse. Quoi d’autre ? Elle était faible, au fond. Faible et timide. Que cachait-elle vraiment sous cette dureté apparente ? Sans doute pas grand-chose. Il connaissait ce style de conseiller à la Sécurité nationale. Des gens à l’emporte-pièce, incapables de voir la vérité en face. Cette Liz Elliot, qui accepterait de la sauter ? Elle n’était pas terrible, et n’avait pas de qualités cachées pour rattraper ça. Sa chance, c’était que le président ait Bunker et Talbot pour se passer les nerfs. « Tu vaux beaucoup mieux que tous ces gens-là. Voilà une pensée réconfortante pour accompagner le fond d’un verre de vin. Pourquoi pas un autre ? Ce truc n’est décidément pas mauvais. » Ryan se retourna, et il vit Cathy, occupée à compulser des papiers médicaux, assise dans le fauteuil à haut dossier qu’elle affectionnait. — Tu veux un verre de vin, chérie ? Le docteur Caroline Ryan refusa d’un signe de tête. — J’ai deux interventions demain. Jack se leva pour aller s’asseoir à côté d’elle, faisant semblant de ne pas la regarder, et la surveillant tout de même du coin de l’oeil. — Ouh là là ! Cathy leva les yeux de son travail et lui fît un grand sourire. Elle était joliment maquillée. Jack se demanda comment elle avait fait pour ne pas abîmer sa coiffure sous la douche. — Où as-tu trouvé ça ? — Dans un catalogue. — Lequel, Fredericks ? Le docteur Caroline Muller Ryan, docteur en médecine et ancienne interne de la faculté, portait un déshabillé noir qui était un miracle de sophistication, cachant et dévoilant juste ce qu’il fallait. Dessous, on apercevait quelque chose de pâle et de… très joli. Mais cette couleur était insolite : d’ordinaire, Cathy portait une chemise de nuit blanche. Il n’oublierait jamais celle qu’elle avait pour leur nuit de noces. Elle n’était plus vierge, bien sûr, mais cette soie blanche lui avait fait une impression si… c’était quelque chose qu’il n’oublierait jamais. Elle ne l’avait plus jamais remise, elle disait que c’était comme une robe de mariée, ce sont des choses qui ne servent qu’une seule fois. « Comment ai-je fait pour mériter une femme aussi merveilleuse ? » se demanda Jack. — Que me vaut cet honneur ? demanda-t-il. — J’ai eu une idée. — Et quelle idée ? — Eh bien, Jack a sept ans, Sally en a dix. Je voudrais un autre enfant. — Un autre quoi ? Jack posa son verre. — Un bébé, espèce d’idiot ! — Et pourquoi ? lui demanda son mari. — Parce que je peux en avoir d’autres, et parce que j’en veux un. Désolée, fit-elle avec un petit sourire, désolée si ça t’embête. La fabrication, je veux dire. — Je pense que je devrais y arriver. — Il faut que je me lève à 4 h 30, reprit Cathy. Ma première opération est à 7 heures. — Et alors ? — Alors, voilà. Elle se leva et se dirigea vers lui pour l’embrasser sur la joue. — Rejoins-moi là-haut. Ryan resta assis une minute ou deux, finit le fond de son verre, et éteignit la télé en souriant. Il vérifia que la maison était fermée et brancha l’alarme. Il passa à la salle de bain se brosser les dents, et jeta un coup d’oeil subreptice dans son tiroir : il y avait un thermomètre et un calendrier sur lequel étaient indiqués quelques repères avec des températures. Bon, elle ne plaisantait pas. Elle avait réfléchi avant et, selon son habitude, elle avait tout gardé pour elle. Eh bien d’accord. D’accord ? Jack entra dans leur chambre et rangea ses habits. Il enfila une robe de chambre et alla s’asseoir au bord du lit à côté de sa femme. Elle se leva, lui mit les bras autour du cou, et il l’embrassa. — Tu es bien sûre de toi, chérie ? — Ça t’ennuie ? — Cathy, si ça te fait plaisir, je ferais pour toi tout ce que tu veux, n’importe quoi, ma chérie. « J’aimerais que tu arrêtes de boire », se dit Cathy. Mais ce n’était pas le moment de lui en parler. Elle sentait ses mains à travers son déshabillé. Jack avait des mains robustes, mais douces, qui suivaient leur chemin à travers la dentelle. C’était sans doute un peu bête, mais une femme a bien le droit d’aimer des choses toutes bêtes de temps en temps. Même si cette femme est professeur assistant d’ophtalmologie à l’hôpital John-Hopkins. La bouche de Jack avait le goût du dentifrice et du vin blanc bon marché, mais tout le reste de son corps sentait l’homme, un homme qui lui avait donné une vie de rêve. Il travaillait trop, il buvait trop, il ne dormait pas assez, mais, sous tout cela, il y avait un homme. Et il n’y avait rien de meilleur, même avec ses faiblesses, ses absences et tout le reste. Cathy émit quelques petits bruits de circonstance quand Jack trouva les boutons. Il comprit parfaitement le message, mais ses doigts étaient malhabiles. Ces boutons minuscules étaient énervants, et les boutonnières trop petites, mais derrière le tissu, il y avait ses seins et elle était donc certaine qu’il finirait par en venir à bout. Cathy respira profondément pour sentir l’odeur de sa poudre préférée. Elle n’aimait pas le parfum, trouvant qu’une femme crée elle-même toutes les senteurs qui plaisent à un homme. Voilà, ses mains caressaient son corps dénudé, sa peau lisse et douce et encore jeune. Elle n’était pas trop vieille à trente-six ans, en tout cas pas trop vieille pour avoir un autre enfant. Elle mourait d’envie de sentir une nouvelle vie se développer en elle, elle acceptait d’avance les nausées, la vessie comprimée, toute la gêne qui conduit finalement à la joie et au miracle d’un nouvel être humain. Les douleurs de l’enfantement — ce n’était pas drôle, mais alors pas du tout —, elle était capable de les supporter avec Jack près d’elle, comme lorsqu’elle avait eu Sally et Jack Jr. C’était là le plus grand acte d’amour qu’elle ait jamais expérimenté. C’était cela être femme, avoir le pouvoir de mettre au monde, donner à un homme la seule forme d’immortalité qui tienne, et qu’il lui donnait de son côté. Et en plus, se dit-elle en essayant de ne pas rire, être enceinte lui permettrait d’éviter le jogging. Les mains de Jack lui enlevaient complètement sa chemise, et il l’allongea sur le lit. Il était particulièrement expert en la matière, il l’avait toujours été, même la première fois, où il était encore un peu nerveux… Le présent se mêlait à ses souvenirs tandis que ses mains caressaient sa peau, une peau à la fois fraîche et tiède. Et quand il lui avait demandé de l’épouser, quand il avait pris son courage à deux mains, elle avait deviné la crainte dans son regard, la terreur à l’idée qu’elle pourrait refuser, alors que c’était elle qui craignait le plus qu’il n’ose pas — elle en avait même pleuré une semaine entière : et s’il ne disait rien, et s’il avait changé d’avis, et s’il en aimait une autre ? Cathy avait tout deviné, avant même qu’ils fassent l’amour pour la première fois. C’était bien lui, Jack était l’homme dont elle voulait partager la vie, dont elle porterait les enfants, qu’elle voulait aimer jusqu’à la mort et peut-être au-delà, si ce que disent les prêtres est vrai. Ce n’était pas pour sa taille ou pour sa force, non plus que pour le courage dont il avait fait preuve deux fois devant ses yeux — et, croyait-elle, dont il avait dû faire preuve beaucoup plus souvent sans qu’elle le sache —, c’est parce qu’il était foncièrement bon, gentil, et qu’il avait une force qu’on ne percevait que lorsqu’on le connaissait. Son mari était très ordinaire par certains côtés, extraordinaire par d’autres, mais c’était en tout cas un homme qui avait presque toutes les qualités et assez peu de faiblesses… Et ce soir, elle allait lui donner un autre enfant. Elle était très régulière et avait pris sa température le matin même. Bon, convint-elle, c’était une affaire de probabilités, mais la probabilité était élevée. Il ne fallait pas que la déformation professionnelle prenne le dessus, pas avec Jack, et pas à un moment comme celui-là. Sa peau était en feu. Jack savait très bien comment s’y prendre, ses baisers étaient à la fois tendres et passionnés, ses mains la caressaient avec une science infinie. Il était en train de lui déranger sa coiffure, mais ça n’avait aucune importance. Quand on porte un bonnet de chirurgien, rien ne sert de perdre son temps et son argent à se faire faire des permanentes. Elle était d’ordinaire plus active au cours des prémices, mais ce soir, elle laissait Jack prendre l’initiative. Il appréciait autant de mener le jeu que de se laisser conduire, tous les chemins mènent à Rome. Et puis tout s’emballa. Cathy arqua le dos et commença à gémir, sans dire un mot. Ce n’était pas nécessaire, ils étaient mariés depuis assez longtemps et il connaissait tous ces signaux. Elle l’embrassa violemment et planta ses ongles dans ses épaules. Cela voulait dire maintenant ! Mais il ne se passa rien. Elle lui prit la main pour la baiser, et la conduisit doucement pour qu’il se rende compte qu’elle était prête. Il semblait tendu, d’une façon inhabituelle. D’accord, elle l’avait un peu forcé… pourquoi ne pas le laisser, après tout… elle l’avait laissé faire jusqu’ici, et si elle changeait de méthode… Elle lui prit la main pour la poser sur ses seins et ne fut pas déçue. Cathy faisait plus attention maintenant, enfin, elle essayait. Il était toujours aussi doué pour l’exciter. Elle se remit à gémir, l’embrassa de toutes ses forces en en rajoutant un peu, il fallait qu’il sache que c’était lui son homme, que tout son univers tournait autour de lui, comme le sien tournait autour d’elle. Mais son dos, ses épaules étaient toujours aussi tendus. Qu’est-ce qui n’allait pas ? Elle recommença ses caresses, sur son torse, jouant avec les poils noirs. Ça le mettait en général dans tous ses états… surtout lorsque ses mains suivaient le petit sentier qui mène à… Mais quoi, alors ? — Jack, qu’est-ce qui ne va pas ? Elle eut l’impression qu’il mettait une éternité à répondre. — Je ne sais pas. Jack s’éloigna de sa femme et se retourna sur le dos, les yeux rivés au plafond. — Fatigué ? — Je crois que c’est ça, bredouilla-t-il. Désolé, chérie. Et merde et merde et merde ! Mais avant qu’elle ait eu le temps de trouver quelque chose à dire, il avait fermé les yeux. « Il travaille trop, et avec tout ce qu’il boit. » Mais ce n’était pas juste ! C’était le jour, le bon moment, et… « Tu es trop égoïste. » Cathy se leva, ramassa sa chemise de nuit jetée par terre et la suspendit avec soin. Elle en choisit une autre, mieux faite pour dormir, et alla dans la salle de bain. « C’est un homme, pas une machine. Il est fatigué, il travaille comme une brute. Tout le monde peut avoir un mauvais jour. Quelquefois, c’est lui qui en a envie et tu n’es pas d’humeur, et parfois ça le rend fou. Ce n’est pas sa faute et ce n’est pas la tienne. Tu as fait un mariage merveilleux, même si tout n’est pas parfait. Jack est le meilleur homme que tu connaisses, mais il n’est pas parfait non plus. « Mais je voulais… « Je veux un autre bébé, et c’était pile le bon moment, juste ce soir ! » Ses yeux se remplirent de larmes. Elle savait qu’elle était injuste, mais elle était tellement déçue. Et un peu en colère. * * * — Bon, commodore, je ne veux pas abuser de la Marine. — Bon Dieu, Ron, vous ne croyez tout de même pas que je vais laisser un de mes vieux matelots louer une voiture. — Comme vous voudrez. Mancuso renifla. Son chauffeur chargea les bagages dans le coffre de la Plymouth de la Marine, tandis qu’il montait derrière avec Jones. — Comment va la petite famille ? — Ça va, merci, commodore. — Vous pouvez m’appeler Bart, Jones. Et, à propos, je vais passer amiral. — Félicitations ! fit Jones. Bart, j’aime bien ce prénom, mais ne m’appelez pas Indy. Alors oui, la famille. Kim est retournée à l’université préparer son doctorat. Les gosses sont en classe — en demi-pension, forcément — et moi, je deviens un homme d’affaires comme les autres. — Je crois qu’on dit plutôt entrepreneur, n’est-ce pas ? lui dit Mancuso. — OK, restons techniques. Ouais, je détiens une grosse part de la société, mais je mets encore les mains dans le cambouis. J’ai trouvé un type pour s’occuper de la compta et de toutes ces conneries, mais j’aime encore mieux faire le travail, le vrai. Ces derniers mois, j’étais sur le Tennessee pour essayer un nouveau système. — Jones montra des yeux le chauffeur. — On peut parler devant lui ? — Le second-maître Vincent a plus d’habilitations que moi. Pas vrai ? — Oui, commandant, le commandant a toujours raison, commandant, répondit le chauffeur. Ils se dirigeaient maintenant vers Bangor. — Vous avez eu un petit problème, Bart. — Grave ? — Un problème important, patron, dit Jones, en se rappelant l’époque où ils avaient fait ensemble des choses tout à fait intéressantes sur l’USS Dallas. J’ai encore jamais vu ça. Mancuso essaya de lire dans ses yeux ce qu’il voulait dire. — Vous avez des photos des gosses ? Jones fit non de la tête. — Vous pensez. Et comment vont Mike et Dominic ? — Ça va bien, Mike voudrait entrer à l’École de l’Air. — Dites-lui que l’oxygène pourrit le cerveau. — Dominic songe au CalTech. — Sans blague ? Bon dieu, je pourrais lui donner un coup de main. Ils parlèrent de choses sans importance jusqu’à leur destination. Mancuso l’emmena dans son bureau et ferma derrière Jones la porte capitonnée qui les mettait à l’abri des indiscrétions après avoir demandé du café à son maître d’hôtel. — Quel est ce problème, Ron ? John hésita une fraction de seconde avant de répondre. — Je crois que quelqu’un a réussi à pister le Maine. — Pister un Ohio ? Poursuivez. — Où est-il en ce moment ? — Il a repris la mer, bien entendu, avec l’équipage bleu. Il est escorté par un 688 qui nettoie le terrain et qui le seconde pour les essais acoustiques, avant de gagner sa zone de patrouille. Mancuso pouvait parler très librement avec Jones. Sa société faisait du conseil en sonar pour toutes les plates-formes sous-marines et anti-sous-marines de la flotte américaine, si bien qu’il avait accès à une grande quantité d’informations opérationnelles. — Y a encore des types de l’équipage or à la base ? — Le commandant est en perme, mais le second est là, Dutch Claggett. Vous le connaissez ? — Il n’était pas sur le Norfolk. Un Noir, c’est ça ? — C’est lui. — J’en ai entendu dire du bien. Il a fait du bon boulot, c’était sur un porte-avions pour son stage de commandement. J’étais sur un P-3 et il les a bien baisés. — Vous avez vu juste, c’est un type qui a de l’avenir. Il prend le commandement d’un sous-marin d’attaque l’an prochain. — Et qui est le pacha ? — Harry Ricks. Vous en avez entendu parler ? Jones baissa les yeux et marmonna quelque chose. — J’ai un nouveau chez moi, un premier-maître en retraite qui a fait sa dernière affectation avec lui. Il est aussi nul qu’on le dit ? — Ricks est un ingénieur exceptionnel, répondit Mancuso. Je le dis parce que je le crois, il est absolument génial dans ce domaine. — Parfait, patron, c’est comme vous, mais Ricks sait-il commander ? — Du café, Ron ? dit Mancuso en montrant la cafetière. — Il serait peut-être utile de faire venir le capitaine de frégate Claggett, Commodore. — Jones se leva et prit une tasse. — Je vois que vous êtes devenu plus diplomate ? — Les responsabilités du commandement, Ron. Je n’ai jamais raconté à personne toutes les conneries que vous avez faites sur le Dallas. Jones se retourna en riant. — OK, vous m’avez eu. J’ai apporté l’analyse sonar, c’est dans ma serviette. J’aimerais voir ses calques, les immersions et tout ça. À mon avis, il y a une bonne probabilité pour que le Maine se soit fait pister, et ça, Bart, c’est pas de la merde. Mancuso décrocha son téléphone. — Trouvez-moi le capitaine de frégate Claggett, je voudrais le voir immédiatement. Merci. Ron, comment pouvez-vous être sûr… — J’ai fait moi-même cette analyse. Un de mes types a regardé l’enregistrement et c’est lui qui a trouvé une trace très faible. J’ai passé cinquante heures à vérifier les données, et il y a une chance sur trois, peut-être davantage, qu’il se soit fait pister. Bart Mancuso reposa sa tasse. — J’ai du mal à le croire. — Je sais, et ça a failli biaiser mon analyse. Je sais que c’est incroyable. La Marine américaine considérait comme un théorème que ses SNLE n’aient encore jamais été pistés par quiconque au cours d’une patrouille. Mais, comme pour tous les théorèmes, il y avait des exceptions. L’emplacement des bases de SNLE américains n’est pas secret. Les postiers doivent bien savoir où aller quand ils distribuent leurs paquets. Pour des raisons de coût-efficacité, la Marine emploie un certain nombre de civils pour assurer la sécurité de ses bases — des flics loués. Cependant, seuls les marines assurent la sécurité des armes nucléaires. Quand on en voit un, c’est qu’il y a des armes nucléaires pas loin. C’est ce qu’on appelle une mesure de sécurité. Les SNLE proprement dits ne sont pas très différents des sous-marins d’attaque, en plus gros. Les noms des bâtiments figurent sur la liste navale, les matelots portent sur leur bonnet un ruban qui identifie clairement le nom et le numéro de coque de leur bateau. Avec toutes ces données, accessibles à tout le monde, les Soviets savent très bien où envoyer leurs propres sous-marins d’attaque pour détecter les SNLE américains qui partent en patrouille. Au début, il n’y avait pas eu de problème. Les premiers sous-marins d’attaque soviétiques étaient équipés de sonars du genre « Helen Keller » qui n’entendaient ni ne voyaient rien, et les sous-marins eux-mêmes faisaient autant de bruit qu’une voiture sans pot d’échappement. Tout avait changé avec l’admission au service des Victor III, sensiblement équivalents aux premiers 594 en niveau de bruit rayonné, et qui commençaient à avoir des sonars dignes de ce nom. Quelques Victor III s’étaient approchés du détroit de Juan de Fuca — ou d’autres points de passage —, guettant les SNLE US. Dans certains cas, étant donné que les entrées de ports sont des endroits assez étroits, ils avaient réussi à prendre et à garder le contact. Ils avaient même été jusqu’à faire un peu de sonar actif, ce qui agaçait et embêtait les équipages de sous-marins américains. Résultat, des SNA US accompagnaient fréquemment les SNLE qui sortaient. Leur mission consistait à maintenir les sous-marins russes à l’écart. Ils offraient en effet des cibles supplémentaires, rendaient plus confuse la situation tactique, et allaient même parfois jusqu’à forcer les Russes à s’éloigner, en les « poussant de l’épaule ». Le terme de l’argot maritime est beaucoup plus cru. En fait, des SNLE américains s’étaient fait bel et bien pister, mais uniquement en eaux peu profondes, près de ports parfaitement connus, et pendant des durées qui n’étaient jamais très longues. Dès qu’ils avaient gagné la haute mer, leur tactique consistait à monter en allure pour dégrader les performances acoustiques du pisteur, à faire une manoeuvre évasive et à se tenir cois. A ce moment-là, et ça ne manquait jamais, les sous-marins américains arrivaient à rompre le contact. Le sous-marin soviétique perdait leur trace, et de chasseur devenait proie. Les services torpilles des SNLE étaient bien entraînés, et les pachas les plus agressifs avaient quatre poissons Mark 48 au tube avec des solutions de tir pour se faire les Russes devenus aveugles et vulnérables. Ce qui était vrai, c’était que les SNLE américains étaient invulnérables dans leurs zones de patrouille. Quand on envoyait des SNA à leur poursuite, il fallait faire attention à l’attribution des tranches d’immersion, comme en navigation aérienne. Sinon, ils auraient bien pu se rentrer dedans. Les sous-marins d’attaque américains, même très récents comme les 688, avaient rarement réussi à pister un SNLE, et dans le cas des Ohio en particulier, on comptait les exemples de détection sur les doigts d’une seule main. Dans presque tous les cas, le commandant du SNLE avait commis une erreur grossière, la honte majeure, et il fallait encore que le pacha du SNA soit sacrément bon pour y arriver. Il se faisait en outre détecter lui-même à tous les coups. L’Omaha avait l’un des meilleurs commandants de la Flotte du Pacifique, et il n’avait pas réussi à trouver le Maine, alors qu’il avait des renseignements bien meilleurs que ceux dont disposait un commandant soviétique. — Mes respects, commandant, fît Dutch Claggett en entrant. J’étais justement au bout du couloir, au service du personnel. — Commandant, je vous présente Ron Jones. — C’est le Jonesy que vous portez tant aux nues ? Claggett serra la main du civil. — Pas une de ces histoires n’est vraie, répondit Jones. Claggett s’arrêta de plaisanter en voyant leur tête. — Quelqu’un est mort, qu’est-ce qui se passe ? — Attrapez un siège, fît Mancuso. Ron pense que vous avez peut-être été pisté pendant votre dernière patrouille. — Conneries, dit Claggett. Excusez-moi, commandant. — Je vous trouve bien sûr de vous, lui dit Jones. — Le Maine est notre meilleur sous-marin, monsieur Jones. Un vrai trou noir. Non seulement nous ne faisons aucun bruit, mais nous absorbons tous les sons autour de nous. — Je vois que vous défendez la ligne du parti, commandant. Maintenant, parlons sérieusement. Ron ouvrit sa serviette et en sortit une liasse de listages informatiques. — C’était juste à mi-patrouille. — OK, je me souviens, c’est le jour où nous avons chatouillé l’Omaha. — Je ne parle pas de ça. L’Omaha était devant vous. Jones tourna les pages pour trouver la bonne. — Je ne suis pas convaincu, mais regardons ce que vous avez trouvé. Les imprimés consistaient en une sortie graphique de deux indicateurs sonar. Ils étaient gradués sur deux axes, le temps et le relèvement vrai. D’autres documents fournissaient l’historique des conditions d’environnement, essentiellement la température de l’eau de mer. — Vous aviez beaucoup de bruit de fond, dit Jones en montrant des repères indiqués sur les documents. Quatorze bâtiments de pêche, une demi-douzaine de gros bateaux de commerce et je vois aussi quelques bosses, des crevettes claqueuses. Vos opérateurs sonar étaient très occupés avec tout ça, sans doute même un peu surchargés. Vous aviez aussi une couche très marquée. — C’est exact, convint Claggett. — Et là, c’est quoi ? — Jones montrait une bouffée de bruit sur le graphique. — Eh bien, nous pistions l’Omaha, et le commandant a décidé de chasser à blanc pour leur secouer un peu les côtes. — Sans blague ? demanda Jones. Voilà qui explique sa réaction. Je pense qu’ils ont décoincé et ils sont venus cap au nord. Mais je n’aurais pas deviné tout seul. — Vous croyez ? — Parfaitement, répondit Jones. Je me suis toujours polarisé sur ce qui se passait derrière nous. J’ai déjà embarqué sur des Ohio, commandant, d’accord ? On peut vous pister, n’importe qui. Et ce n’est pas uniquement à cause de la plate-forme. Maintenant, regardez ici. Le graphique ressemblait à un nuage de points aléatoires, comme un cortège de fourmis qui aurait avancé le long de l’axe des temps. Comme dans tous les phénomènes réellement aléatoires, il y avait des irrégularités, des endroits où, pour une raison ou pour une autre, les fourmis n’étaient pas passées, d’autres où elles s’étaient concentrées avant de se disperser. — Cette ligne est à relèvement constant, dit Jones. On retrouve ce schéma huit fois de suite, et uniquement lorsque la couche est moins épaisse. Le capitaine de frégate Claggett fronça les sourcils. — Vous dites huit fois ? Ces deux-là pourraient être un faux écho de pêcheurs, ou des contacts plus lointains, dans une zone de convergence. Il feuilleta les pages. Claggett s’y connaissait en sonar. — C’est plutôt mince. — Et c’est pour cela que vos opérateurs n’ont rien vu, ni en mer, ni au retour. Mais c’est pour cela qu’on me paie, pour vérifier ce que vous trouvez, répondit Jones. Qui y avait-il d’autre ? — Commodore, je peux ? demanda Claggett. — Mancuso lui fit signe que oui. — Il y avait un classe Akula quelque part. Les P-3 l’ont perdu au sud de Kodiak, il était donc dans un rayon de six cents nautiques. Mais cela ne signifie pas que c’est lui. — Quel Akula ? — L’Amiral Lunin, répondit Claggett. — C’est le commandant Dubinin ? — Putain, vous savez tout, remarqua Mancuso. On dit qu’il est très bon. — Il devrait, nous avons un ami commun. Le commandant Claggett est au courant ? — Non. Désolé, Dutch, ceci est trop confidentiel. — Il faudrait lui raconter, dit Jones. Cette manie du secret va trop loin. — Le règlement est le règlement. — Ouais, je sais bien. Tant pis, c’est là que j’ai eu un sérieux doute, la dernière page. — Ron passa à la fin de la liasse. — Vous remontiez à l’immersion d’écoute radio… — Oui, lancement fictif de missiles. — Et vous avez produit des bruits de coque. — On est remontés assez vite, et la coque est en acier, pas en caoutchouc, répondit Claggett, légèrement irrité. Alors ? — Alors, la coque a passé la couche plus vite que votre flûte. Et l’antenne remorquée a détecté ceci. Claggett et Mancuso regardèrent de plus près. On distinguait un trait vertical assez flou, mais dans une bande de fréquence caractéristique d’un sous-marin soviétique. Ce n’était pas une preuve absolue, mais, comme Jones l’avait indiqué auparavant, c’était en plein sur l’arrière du Maine. — Bon, si j’étais homme à faire des paris, ce qui n’est pas le cas, je parierais à deux contre un que, pendant que vous étiez sous la couche, quelqu’un était juste au-dessus et laissait pendre son fil juste en dessous. Il a détecté votre transitoire de coque, il a vu que vous remontiez, et il a plongé sous la couche au moment précis où vous la passiez. C’est assez astucieux, mais vous aviez une forte pointe positive, votre fil est resté dessous plus longtemps que prévu, et c’est de là que provient cette signature. — Mais il n’y a plus rien ensuite. — Rien du tout, admit Jones. Il n’est pas revenu. Jusqu’à la fin de l’enregistrement, il n’y a plus que du bruit de fond et des bruiteurs identifiés. — C’est quand même assez mince, Ron, fit Mancuso en se redressant pour se détendre les reins. — Je sais, et c’est pour ça que je suis venu. Un rapport écrit n’avait aucune chance de vous convaincre. — Le sonar des Russes : vous savez des choses que nous ne savons pas ? — Ils font des progrès… ils en sont où nous en étions, disons il a 7 à dix ou douze ans. Ils s’intéressent davantage que nous à la détection large bande, mais ça change aussi chez nous. J’ai convaincu le Pentagone de se pencher sur le système que Texas Instruments avait commencé à développer. Commandant, vous avez dit tout à l’heure que vous étiez un vrai trou noir, mais ça marche dans les deux sens. On ne peut pas voir un trou noir, mais on peut le détecter. On peut donc théoriquement essayer de trouver un Ohio en observant ce qui devrait se passer, mais qui ne se passe pas. — Le bruit de fond ? — Oui, approuva Jones du menton. Vous créez un trou dans le bruit de fond, vous créez un trou noir sans bruit. Si on est capable de mettre en évidence un signal dans un certain relèvement, avec de très bons filtres, avec d’excellents opérateurs, je pense que c’est possible — à condition d’avoir un indice. — C’est très peu probable, tout ça. Jones était d’accord avec cette remarque. — Mais ce n’est pas impossible. J’ai regardé les données de près. Ce n’est pas évident, mais ce n’est pas impossible. En outre, on peut détecter à des niveaux inférieurs au bruit de fond. Ils en sont peut-être capables, eux aussi. J’ai entendu dire qu’ils mettaient au point une antenne à grande ouverture, ce sont leurs équipes de Mourmansk qui travaillent dessus. Ce serait aussi bon que la BQR-15. — Je n’en crois rien, fit Mancuso. — Eh bien, moi si, patron. Ce n’est pas une technique révolutionnaire. Que sait-on du Lunin ?— Il est en entretien. Attendez. Mancuso regarda la carte en projection polaire fixée au mur de son bureau. — Si c’était lui, et s’il était retourné directement à sa base… ce serait possible, techniquement, mais il faut empiler pas mal d’hypothèses. — Je dis simplement que ce canard était dans les environs quand vous avez fait une chasse d’air, vous êtes venus au sud, et il en a fait autant, vous lui avez fourni un transitoire de coque qui l’a mis en alerte, puis il a décidé de rompre le contact. Les données sont minces, mais ça colle — peut-être, je vous l’accorde, peut-être. Mais c’est pour ça qu’on me paie, les mecs. — J’ai félicité Ricks d’avoir chatouillé ï Omaha de cette façon…, reprit Mancuso au bout d’un moment. Je veux que mes pachas se montrent agressifs. Jones se mit à rigoler pour essayer de détendre l’atmosphère. — Et je peux te demander pourquoi, Bart ? — Dutch est au courant de ce que nous avons fait à terre, ce truc qu’on a coincé{8}. — J’admets que c’était assez excitant, fît Jones. — Une chance sur trois… — Mais la probabilité augmente si vous admettez que l’autre pacha est bon. Et Dubinin a été à bonne école. — Mais vous parlez de quoi à la fin ? demanda le capitaine de frégate Claggett, un peu exaspéré. — Comme vous savez, nous avons tout un tas de renseignements sur les classe Typhon, et davantage encore sur leurs torpilles. À votre avis, commandant, ça vient d’où ? — Ron, bon dieu ! — Je ne transgresse aucun règlement, patron, et en outre, il faut qu’il sache. — Je ne peux rien lui dire, et vous le savez très bien. — Très bien, Bart. — Jones se tut. — Commandant, vous vous doutez que nous n’avons pas eu tout ça de façon ordinaire. Vous pourriez même trouver tout seul. Claggett avait entendu des bruits de coursive, quand la cale Huit-Dix de Norfolk avait été fermée un bon bout de temps, des années plus tôt. On racontait des tas d’histoires à ce sujet, mais uniquement dans les carrés de sous-marins et sous quelques mètres d’eau. On disait que la Marine américaine avait mis la main sur un SNLE russe, on racontait qu’un réacteur assez bizarre s’était retrouvé à l’école sur l’énergie nucléaire de la Marine dans l’Idaho avant de disparaître mystérieusement, que des plans et même quelques morceaux de torpilles russes étaient apparus par miracle à Groton, qu’on avait observé deux tirs de missiles la nuit à la base aérienne de Vandenberg, et que ça ne ressemblait pas du tout à des missiles américains. La Marine avait vu arriver une foule de renseignements d’ordre opérationnel de première main, des renseignements qui venaient visiblement de quelqu’un connaissant bien le sujet. Ce n’est pas toujours le cas dans le renseignement. Ces données concernaient les tactiques et l’entraînement des sous-marins soviétiques. Claggett n’avait qu’à regarder l’uniforme de Mancuso pour voir une Distinguished Service Medal, la plus haute décoration en temps de paix. Le ruban portait une étoile, ce qui indiquait qu’on la lui avait remise une deuxième fois. Mancuso était plutôt jeune pour commander une escadrille, et encore plus jeune pour figurer sur la liste d’aptitude. Et ce type, il avait navigué avec Mancuso, il l’appelait par son prénom. Il fît un signe de tête à Jones. — J’ai tout compris, merci. — Vous me parliez d’une erreur d’opérateur ? Jones prit un air préoccupé. Il ne savait pas grand-chose sur le compte d’Harry Ricks. — De la malchance, plutôt, ou appelez même ça de la chance, si vous préférez. Ça s’est bien terminé, et nous avons même amélioré nos connaissances. Nous en savons maintenant davantage sur les Akula. Il a fallu tout un concours de circonstances assez rare, et ça risque de ne plus jamais se reproduire avant cent ans. Votre pacha en a été victime, et l’autre type en face — s’il y avait quelqu’un en face — était sacrement futé. Enfin, l’important, quand on commet une erreur, c’est d’en tirer les leçons, pas vrai ? — Harry revient dans dix jours, dit Mancuso. Vous pourriez repasser quand il sera rentré ? — Désolé, répondit Jones. Je vais en Angleterre, je dois sortir sur le HMS Turbulent pendant quelques jours, des exercices. Les British ont un nouveau processeur sur lequel nous aimerions jeter un coup d’oeil, et c’est moi qui m’en occupe. — Vous ne voulez tout de même pas que je parle moi-même de tout ça à mon pacha ? demanda Claggett après avoir réfléchi quelques instants. — Mais non, Dutch… pourquoi me demandez-vous ça ? Claggett n’avait pas l’air très à l’aise. — Commandant, c’est mon patron, et ce n’est pas un mauvais patron, mais il a sa façon de penser. « Voilà qui est artistement enveloppé, se dit Jones… pas un mauvais patron, sa façon de penser. Il veut dire tout simplement que son pacha est un con, et il le fait en s’arrangeant pour ne pas avoir l’air de dire du mal de lui. » Ron se demandait quelle sorte de bonhomme était exactement ce Ricks. Heureusement, son second essayait de travailler avec lui. Et un bon pacha écoute ce que lui dit son second. — Patron, que devient Mr. Chambers ? — Il vient de prendre le Key West. Il a recruté un de vos poulains comme chef sonar. Billy Zerwinski. Il est passé premier-maître, à ce qu’on m’a dit. — C’est pas vrai ! Tant mieux pour lui. Je savais que M. Chambers avait un brillant avenir devant lui, mais Billy Z, premier-maître, ça alors ! Où va la Marine ? * * * — Ça dure une éternité, remarqua amèrement Qati. Il avait le teint crayeux, on voyait qu’il supportait mal son traitement. — C’est faux, répondit sèchement Fromm. Je vous ai dit qu’il y en avait pour plusieurs mois, et il faudra des mois. La première fois, ça leur a pris trois ans et toutes les ressources de la nation la plus riche de la planète. Il me faudra le huitième de ce temps, avec un budget de misère. Nous allons bientôt nous occuper du rhodium, ce sera beaucoup plus facile. — Et le plutonium ? demanda Ghosn. — Nous nous en occuperons en dernier, vous savez bien pourquoi. — Oui, Herr Fromm, et nous devrons faire très attention, car il faut prendre soin qu’il n’atteigne pas la masse critique pendant qu’on le forme, répondit Ghosn d’un ton sarcastique, pour une fois. Il était fatigué, il travaillait sans arrêt depuis dix-huit heures, à surveiller les ouvriers. — Et le tritium ? — En dernier. C’est évident. Il est relativement instable, et il nous faut du tritium aussi pur que possible. — Parfaitement exact, fit Ghosn en bâillant. Il n’avait pas écouté la réponse, et il ne se posait pas la question de savoir pourquoi Fromm avait répondu de cette façon. De son côté, Fromm se dit qu’il fallait penser au palladium. Il lui en fallait une petite quantité, mais il avait complètement oublié de s’en occuper. Il grommela. Il travaillait trop, le climat était épouvantable, ses ouvriers et ses associés étaient désagréables. C’était le prix à payer pour pareille occasion. Il réalisait ce que seuls une poignée d’hommes avaient réussi à faire, et il le faisait dans des conditions comparables à ce qu’avaient connu Fermi et les autres en 1944-45. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de se mesurer à des géants et de soutenir avantageusement la comparaison. Il se demandait vaguement à quoi servirait cette arme, mais il devait bien admettre au fond de lui-même qu’il s’en moquait. Allez, il avait du travail. L’Allemand traversa l’atelier et se dirigea vers les machines-outils. Une équipe de techniciens était à l’ouvrage. La pièce de béryllium qui était en place avait une forme très compliquée, et elle avait été particulièrement délicate à programmer, avec ses formes concaves, convexes, ou encore plus complexes. La machine était bien entendu commandée par ordinateur, mais on surveillait sans arrêt le travail en cours à travers des hublots de Lexan qui isolaient la zone d’usinage du monde extérieur. L’air était aspiré vers le haut dans un filtre électrostatique, car il aurait été trop dangereux d’évacuer les poussières directement dans l’atmosphère. Les électrodes du filtre étaient couvertes de deux bons mètres de terre. Le béryllium n’est pas radioactif, contrairement au plutonium, et il faudrait bien usiner le plutonium sur la même machine. Le béryllium avait deux avantages ; il était nécessaire à la construction de la bombe, et son usinage représentait un bon entraînement pour la suite. La machine-outil répondait pleinement aux espoirs de Fromm quand il l’avait commandée, des années plus tôt. Les outils pilotés par ordinateur étaient vérifiés au laser, et on atteignait un degré de perfection impossible à espérer seulement cinq ans avant. La surface de béryllium usinée avait l’aspect d’un bijou, elle avait ce fini qu’on voit aux armes de qualité, et ce n’était que la première passe. La machine crachait les tolérances atteintes en angströms. La tête tournait à 25 000 tours/minute, et il ne s’agissait pas exactement d’usinage, elle brûlait plutôt les irrégularités de la surface. D’autres instruments étaient reliés à un autre ordinateur pour mesurer les tolérances et surveiller le degré d’usure des outils. Au-delà d’un certain seuil, la machine s’arrêtait automatiquement et remplaçait l’outil. Des puces étaient capables de réaliser ce qui avait été exécuté dans le temps par des ouvriers spécialement entraînés surveillés par des prix Nobel. L’enveloppe de la bombe était terminée. De forme ellipsoïdale, elle mesurait 98 centimètres sur 52. Constituée d’acier d’un centimètre d’épaisseur, elle devait résister, mais pas trop, juste de quoi supporter le vide. Les blocs de polyéthylène et de mousse de polyuréthane étaient prêts eux aussi. Un engin de ce genre nécessitait simultanément l’emploi de matériaux très résistants et très légers. Dans certains cas, ils s’étaient dépassés, mais il n’y avait pas de raison de gaspiller un temps et des compétences précieux. Sur une autre machine, des ouvriers s’entraînaient sur une ébauche d’acier inox qui simulait le cylindre de plutonium replié destiné au primaire. Ils en étaient à leur septième essai, et, comme prévu, les deux premiers avaient été des échecs. Arrivé au cinquième, la gamme était au point, et le sixième était le bon, mais pas encore assez bon au goût de Fromm. L’Allemand avait en tête un mode opératoire mis au point par la NASA pour préparer la mission du premier homme sur la lune. Pour qu’un élément atteigne les performances désirées, toute une série d’événements élémentaires devait se succéder dans une séquence d’une précision inhumaine. On pouvait se représenter ce processus comme le passage d’une succession de portes. Plus les portes étaient larges, plus il était facile de les franchir rapidement, les tolérances représentaient leur largeur. Fromm voulait obtenir des tolérances nulles, il voulait que chaque élément de l’arme colle aux valeurs spécifiées aussi exactement qu’il était techniquement possible de le faire. Les performances réelles seraient d’autant plus proches des performances recherchées que ce principe serait respecté. Et il se disait même qu’il atteindrait peut-être des performances encore meilleures… Il lui était interdit de faire des expériences, interdit de trouver des solutions empiriques à des problèmes théoriques très complexes. Il avait donc passé beaucoup de temps sur les études de base, en se fixant une énergie objectif beaucoup plus élevée que celle qu’il recherchait. Ce qui expliquait qu’il comptait utiliser une grosse quantité de tritium, plus de cinq fois ce dont il aurait eu théoriquement besoin. Mais cela posait bien sûr d’autres problèmes. Son stock de tritium datait de plusieurs années, et une partie s’était transformée en hélium 3, isotope particulièrement indésirable de cet élément. Cependant, en filtrant le tritium dans du palladium, il devait réussir à le purifier et à obtenir le rendement cherché. Les ingénieurs américains et soviétiques n’avaient pas ce problème, car leurs essais leur permettaient de diminuer cette quantité jusqu’au minimum strictement nécessaire. Fromm avait pourtant quelques avantages dans sa situation. Il n’avait pas à se soucier de durée de vie, et c’était un luxe que les Américains et les Soviétiques ne pouvaient pas se permettre. C’était son seul atout, et Fromm comptait bien l’utiliser au maximum. Comme dans tous les aspects de la conception d’une arme, cet avantage avait aussi ses inconvénients, mais Fromm maîtrisait tous les aspects de la conception. « Le palladium, se dit-il. Il ne faut pas que j’oublie. » Mais il avait encore tout son temps. — Terminé. Le chef d’équipe appela Fromm de la main. La pièce d’acier inox sortit sans effort de la machine, et il la tendit à l’Allemand. C’était une pièce de trente centimètres de long, de forme assez complexe. On aurait pu la comparer à une grosse cruche à eau dont le sommet aurait été recourbé vers la base et qui n’aurait pas pu contenir d’eau à cause du trou percé dans ce qui aurait dû être le fond. L’ébauche pesait environ huit kilos, et sa surface était finie comme un miroir. Il l’éleva à la lumière pour voir s’il subsistait des imperfections, mais sa vue n’était pas assez fine. Il était plus facile d’appréhender la qualité de la surface mathématiquement que visuellement. D’après la machine, la surface était correcte au millième de micron, soit une fraction de la longueur d’onde de la lumière. — C’est un vrai joyau, dit Ghosn. Il se tenait derrière Fromm. L’ouvrier rayonnait. — Convenable, tel fut le jugement de Fromm. Il se tourna vers l’ouvrier. — Quand vous en aurez réussi cinq comme celui-là, je serai content. Toutes les pièces métalliques doivent atteindre cette qualité. Recommencez-en un autre. Fromm tendit l’ébauche à Ghosn et passa à autre chose. — Infidèle, maugréa l’ouvrier. — C’est vrai, répondit Ghosn. Mais c’est l’homme le plus compétent que j’aie jamais rencontré. — J’aimerais encore mieux travailler pour un Juif. — Tu as fait un travail splendide, reprit Ghosn, pour changer de sujet. — Je n’aurais jamais cru qu’on pouvait polir du métal avec cette précision. Cette machine est extraordinaire, je crois que je pourrais faire n’importe quoi avec. — Parfait. Fais-en donc une autre, conclut Ghosn avec un grand sourire. — Comme tu veux. Ghosn se dirigea vers la chambre de Qati. Le commandant regardait une assiette de nourriture très simple, mais il n’osait pas y toucher, de peur de vomir. — Voilà peut-être quelque chose qui va vous remonter le moral, lui dit Ghosn. — Quoi ? demanda Qati. — C’est à quoi ressemblera le plutonium. — Comme du verre… — Plus poli que du verre, ça ferait un bon miroir laser. Je pourrais vous indiquer le degré de précision atteint, mais vous n’avez jamais rien vu d’aussi petit. Fromm est vraiment un génie. — Il est d’une suffisance, ces airs supérieurs… — Oui, commandant, il est tout ça, mais c’est exactement l’homme dont nous avons besoin. Je n’aurais jamais pu réussir tout seul. Si j’avais eu un an ou deux devant moi, j’aurais peut-être été capable de réparer la bombe israélienne et de la faire marcher, mais les problèmes étaient beaucoup plus compliqués que je le croyais il y a seulement quelques semaines. Ce Fromm… tout ce que je peux apprendre avec lui ! Quand on aura terminé, je serai capable de le refaire tout seul ! — Vraiment ? — Commandant, vous savez ce qu’est l’art de l’ingénieur ? lui demanda Ghosn. C’est comme la cuisine. Quand on a la bonne recette, le bon bouquin et les ingrédients nécessaires, n’importe qui peut la faire. Ce boulot est certainement très difficile, mais le principe est le même. Il faut être capable d’utiliser un certain nombre de formules mathématiques, mais elles sont aussi dans les livres, ce n’est qu’une question de niveau d’études. Avec des ordinateurs, les outils qui conviennent — et un bon professeur, comme cet enfoiré de Fromm… — Alors on pourrait en faire d’autres… — Ce qui est difficile, c’est de se procurer les ingrédients, surtout le plutonium ou l’uranium 235. Il faut pour cela un réacteur d’un type précis, ou une machine à centrifuger. Dans les deux cas, cela représente un investissement énorme, et il est difficile de cacher ce qu’on fabrique. Cela explique aussi les mesures de sécurité extraordinaires que l’on prend pour manipuler et transporter les bombes et leurs éléments. Ce vieux lieu commun selon lequel il serait difficile de fabriquer une bombe, ce n’est qu’un mensonge. 18 PROGRÈS Trois hommes travaillaient pour le compte de Wellington. Chacun d’eux était un enquêteur chevronné, habitué à traiter des affaires politiques délicates et qui exigeaient la plus grande discrétion. Leur boulot consistait à identifier les zones où il fallait faire des recherches sur le terrain, puis à examiner et essayer de corréler les informations qui revenaient. La difficulté consistait à obtenir de la matière sans attirer l’attention du sujet de l’enquête, et Wellington pensait, à juste titre, que ce n’était pas une mince affaire avec quelqu’un comme Ryan. Le DDCI n’avait pas les yeux dans sa poche. Dans son métier précédent, il avait appris à entendre l’herbe pousser, et il pouvait lire dans le marc de café comme les meilleurs d’entre eux. Cela signifiait qu’il fallait y aller doucement… mais pas trop doucement tout de même. Le jeune juriste avait aussi le sentiment que le but de son travail ne consistait pas à apporter des preuves devant un jury, ce qui lui donnait beaucoup de liberté d’action. Il doutait fort que Ryan se soit mis dans le mauvais cas d’enfreindre la loi. Les règlements de la SEC avaient peut-être été légèrement assouplis pour lui, mais, d’après les documents d’enquête, il était clair que Ryan avait agi de bonne foi et qu’il n’avait violé aucune des règles en la matière. Il avait utilisé des arguments de défense très techniques, mais, après tout, la science juridique est quelque chose de très technique. La SEC aurait pu pousser ses investigations plus avant et peut-être obtenir une inculpation, mais celle-ci n’aurait jamais entraîné la moindre conviction… tout juste auraient-ils pu aboutir à une transaction, mais Wellington en doutait. Ils le lui avaient bien suggéré, en gage de bonne foi, et Ryan n’avait rien voulu savoir. Il n’était pas homme à tolérer qu’on essaie de le contraindre, encore un indice de sa force de caractère. Ryan était un salaud en béton et il prenait les choses de front quand c’était nécessaire. « Mais c’est aussi sa faiblesse, songea Wellington. Il aime mieux prendre les problèmes de front, il manque de finesse. C’est là un défaut assez commun chez les gens honnêtes, et une grave faiblesse dans le monde de la politique. » Pourtant, Ryan était protégé par des hommes politiques, Trent et Fellows n’étaient pas n’importe qui. Voilà un problème tactique tout à fait intéressant… Wellington décomposait sa tâche en deux volets : trouver quelque chose que l’on puisse opposer à Ryan, et quelque chose qui permettrait de neutraliser ses alliés politiques. Carol Zimmer. Wellington referma le dossier et en ouvrit un autre. Il y avait une photo, provenant des services de l’Immigration. Elle datait de plusieurs années — quand elle était arrivée aux États-Unis, c’était une femme-enfant dans tous les sens du terme, une petite chose avec une figure de poupée. Une photo plus récente prise par l’un des enquêteurs montrait une femme mûre d’environ quarante ans, et quelques rides avaient froissé le soyeux de sa peau. Elle était plutôt plus jolie que sur la première, sur laquelle elle avait un regard timide d’être traqué — ce qui était compréhensible après sa fuite du Laos. Maintenant, elle donnait l’impression d’une femme sûre d’elle-même. Wellington remarqua son sourire intelligent. Le juriste se souvenait d’une copine à la fac, Cynthia Yu. Putain, ce qu’elle baisait bien… les mêmes yeux ou presque, une coquette orientale… Était-ce possible ? Quelque chose d’aussi bête ? Ryan était marié : Caroline Muller Ryan, docteur en médecine, chirurgien ophtalmologiste. Photo : la Wasp par excellence, si ce n’est qu’elle était catholique, mince et jolie, mère de deux enfants. « Bon, ce n’est pas parce qu’un homme a une jolie femme… » Ryan avait placé de l’argent dans un fonds d’éducation… Wellington ouvrit un autre dossier. Il y trouva une photocopie du document. Ryan avait agi seul, en passant par un avocat — pas son avocat habituel, un type de Washington ! Et Caroline Ryan n’avait pas signé les documents… était-elle seulement au courant ? Tout suggérait qu’elle ne savait rien. Wellington consulta ensuite l’acte de naissance du dernier enfant Zimmer. Son père s’était tué à l’entraînement au cours d’un exercice de routine… à une date qui laissait planer un doute. Elle avait pu tomber enceinte dans la semaine où son mari était mort, mais ce n’était encore qu’une possibilité. C’était son septième enfant — ou son huitième ? On ne savait jamais exactement, avec ces gens-là. La gestation pouvait durer neuf mois, ou moins. Pour les aînés, c’est souvent plus long, alors que les suivants mettent moins longtemps, mais ce n’est pas toujours le cas. Poids à la naissance, deux kilos sept, en dessous de la moyenne, mais elle était asiatique et les Asiatiques sont plutôt petits… leurs bébés sont peut-être plus petits que la moyenne, eux aussi. Wellington prit quelques notes, bien conscient du fait qu’il n’avait que quelques hypothèses, et pas un seul fait tangible. Enfin, bon sang, lui demandait-on réellement des faits ? Et ces deux voyous. Les gardes du corps de Ryan, Clark et Chavez, s’en étaient fait un. Son enquêteur était allé vérifier à la police du comté d’Anne Arundel. Les flics du coin avaient confirmé la version de Clark. Les mauvais garçons avaient de longs antécédents, pas des choses très graves, des mises à l’épreuve puis de courts séjours chez des conseillers éducatifs. Les flics étaient visiblement ravis de la tournure qu’avaient prise les choses. « Ça m’aurait fait ni chaud ni froid s’ils avaient flingué ce petit con, avait même déclaré l’un des brigadiers, et ses éclats de rire étaient enregistrés sur la cassette. Ce Clark, c’était pas un rigolo. Et son copain non plus. Si ces voyous ont été assez cons pour les chercher, ils ont pas volé ce qui leur est arrivé, la vie est dure, vous savez. Deux autres mecs de la bande ont confirmé cette version des faits, l’affaire est classée. » Mais pourquoi Ryan avait-il envoyé ses propres gardes du corps ? « Il a déjà tué pour protéger sa famille, non ? C’est un type qui ne supporte pas qu’on menace ses amis, sa famille… ses maîtresses ? » C’était possible. « Hmmm… », se dit Wellington. Le DDCI dépasserait légèrement les bornes. Rien de vraiment illégal, juste un peu limite. Ça ne collait pas trop avec l’image de Saint John Patrick Ryan. Quand sa maîtresse se faisait emmerder par des mauvais garçons, il envoyait ses gardes du corps, comme un vulgaire capo de la mafia, il assurait l’ordre public à la place des flics qui s’en foutaient. Était-ce suffisant ? Non. Il lui fallait autre chose, une preuve, ou quelque chose qui ressemble à une preuve. Pas de quoi convaincre un tribunal, mais tout de même assez pour… pour quoi exactement ? Pour déclencher une enquête officielle, bien sûr. De telles enquêtes ne restent jamais complètement secrètes : des gens qui causent, des bruits qui courent, facile. Mais Wellington avait besoin avant tout de quelques éléments de départ. * * * « D’aucuns prétendent qu’il pourrait bien s’agir d’une répétition de la Coupe des Coupes : la saison NFL est commencée depuis trois semaines ici au Métrodrome. Les deux équipes sont deux-zéro. Elles sont très représentatives de leurs divisions respectives, les Chargers de San Diego contre les Vikings du Minnesota. « Comme vous le savez, la saison de la nouvelle recrue Tony Wills a débuté de manière encore plus spectaculaire que son cursus universitaire. En deux parties seulement, il a accumulé trois cent six mètres en quarante-six passes — soit six mètres virgule sept chaque fois qu’il a touché la balle, et il a accompli cet exploit contre les Ours et les Faucons, deux des meilleures défenses de la Coupe, continua l’homme de couleur. Quelqu’un est-il encore capable d’arrêter Tony Wills ? « Et avec vingt-cinq mètres en neuf passes de réception, il n’est pas étonnant qu’on considère ce gosse comme une affaire. « Sans compter qu’il a un doctorat de l’université d’Oxford. » Le commentateur se mit à rigoler. « L’étudiant américain type, ancien de Rhodes, l’homme à qui l’on doit le renouveau de l’équipe de l’université de Northwestern avec deux passages en Coupe rose. On dirait qu’il va plus vite qu’une balle de fusil. « Nous verrons bien. Le nouveau centre des Chargers, Maxim Bradley, est le meilleur joueur que j’aie vu depuis Dick Butkus, l’homme de l’Illinois, le meilleur centre qu’Alabama ait jamais eu dans ses rangs. C’est la lignée de Tommy Nobis, Cornélius Bennett, et quelques autres grands professionnels. On ne l’appelle pas secrétaire à la Défense pour rien. » C’était une plaisanterie classique à la NFL, qui faisait allusion au propriétaire de l’équipe, le vrai secrétaire à la Défense. — Tim, je crois qu’on va avoir droit à une partie ! — Je voulais y aller, fit Brent Talbot. Dennis est là-bas. — Si j’essayais de l’empêcher d’assister aux matches, je crois qu’il préférerait démissionner, dit le président Fowler. Et il prend son avion personnel. Dennis Bunker possédait un jet privé, et même s’il laissait les autres piloter, il avait encore sa licence de pilote de ligne. C’était l’une des choses qui lui valaient le respect des militaires. Il était capable de prendre en main à peu près tout ce qui vole, et il avait été un pilote de combat particulièrement brillant. — On en est-on ? — Les Vikings mènent de trois points, répondit le président. C’est parce qu’ils jouent sur leur terrain. Les deux équipes sont pratiquement de force égale. J’ai regardé Wills jouer la semaine dernière contre les Faucons, c’est vraiment un sacré joueur. — C’est vrai, Tony joue magnifiquement. C’est un type remarquable, il faut voir comment il a pris en main son équipe. — On ne pourrait pas l’embaucher comme porte-parole pour la campagne anti-drogue ? — Il a déjà fait ça à Chicago. Je peux l’appeler si vous voulez. Fowler se retourna. — Oui, faites ça, Brent. Derrière eux, Pete Connor et Helen d’Agustino étaient confortablement installés dans un divan. Le président Fowler savait qu’ils adoraient le football, et sa salle de télé était suffisamment spacieuse. — Quelqu’un veut une bière ? demanda Fowler. Il ne pouvait pas regarder un match sans avoir une bière à la main. — J’en veux bien une, répondit d’Agustino. C’était ce qu’il y avait de plus incompréhensible chez cet homme passablement compliqué, se disait Daga, Ce type avait des manières de patricien, sa façon de s’habiller, de marcher, toute son apparence extérieure. L’intellectuel type, et l’assurance qui va avec. Mais devant la télé, quand il regardait un match de foot — Fowler ne consentait à regarder du base-ball que lorsque sa fonction l’exigeait —, c’était un buveur de bière pas croyable, une boîte de pop-corn dans une main et un verre dans l’autre. Il était capable d’en enfiler comme ça deux ou trois. Quand il demandait : « Quelqu’un veut une bière ? », c’était naturellement un ordre. Ses gardes du corps n’avaient pas le droit de boire en service, et Talbot avait horreur de ça. Daga prit un Diet Coke. — Merci, dit Fowler quand elle lui tendit un verre. Il était toujours très galant homme dans ce genre de circonstances. C’était peut-être, songea d’Agustino, parce qu’il regardait les matches avec sa femme, dans le temps. Elle espérait que c’était ça, cela lui donnait une humanité dont il avait bien besoin. — Regardez-moi ça ! Bradley vient de se cogner dans Wills, on a entendu le bruit du choc. Sur l’écran, les deux hommes se relevèrent et échangèrent un regard qui ressemblait à un rire de connivence. — Ils vont vite se remettre, Tim. Le sort de la partie était incertain, deux et sept à la trente et unième. Ce Bradley était un fameux arrière. Il s’échappait du centre et remplissait les trous avant qu’on ait eu le temps de le voir venir. « Il se démerde bien pour un nouveau, et ce centre des Vikings était en coupe professionnelle l’an dernier », souligna le commentateur. — Je parierais mon cul sur ce Bradley, déclara tranquillement Daga. — Le mouvement de libération des femmes dépasse un peu les bornes, Helen, fit Pete en souriant. Il changea de position sur le divan, son pistolet le gênait. * * * Gunter Bock et Marvin Russell étaient plantés sur le trottoir en plein devant la Maison-Blanche. Ils s’étaient mêlés à la foule des touristes qui se pressaient sur les pelouses, occupés à prendre des photos du bâtiment. Ils étaient arrivés la veille en ville, et comptaient aller faire un tour au Capitole le lendemain. Ils portaient tous les deux une casquette de base-ball pour se protéger du soleil encore violent. Bock portait un appareil autour du cou, suspendu à une sangle Mickey Mouse. Il prit quelques photos pour faire comme les autres, mais il comptait surtout sur ses yeux pour noter ce qui se passait. La Maison-Blanche est entourée de bâtiments imposants où des tireurs d’élite peuvent se poster sans problème derrière les corniches. Il savait qu’ils étaient sans doute déjà sous surveillance, mais les flics n’avaient pas le temps de comparer leurs trombines avec les tonnes de photos dont ils disposaient dans leurs archives, et il avait pris grand soin de se déguiser. L’hélicoptère du président se posait et décollait à moins de cent mètres de l’emplacement où ils se trouvaient. Avec un missile sol-air portable, un homme seul pourrait se le faire sans problème, au prix de quelques détails pratiques à régler. Être là exactement au bon moment était plus difficile qu’il n’y paraissait. L’idéal serait d’avoir une camionnette, avec un trou dans le toit, et le tireur de missile aurait le temps de se lever, de tirer, et d’essayer de s’enfuir. Il y avait tout de même ces tireurs d’élite planqués un peu partout sur les immeubles environnants, et Bock était certain que ce n’était pas le genre d’hommes à manquer leur cible. Ce sont les Américains qui ont inventé le tir de précision, et leur président avait certainement les meilleurs tireurs à son service. En outre, il y avait certainement des agents des services secrets mêlés à la foule, et il était peu probable qu’il réussisse à les identifier. On pouvait également imaginer d’apporter la bombe en camion et de la mettre à feu… encore fallait-il étudier les mesures de protection dont Ghosn lui avait parlé. Il était sans doute possible d’en faire autant près du Capitole, peut-être pendant le discours du président sur l’état de l’Union… si la bombe était prête à temps. Mais ce n’était pas sûr, et il fallait aussi régler le problème du transport maritime, il y en avait bien pour trois semaines. De Lattaquié à Rotterdam, puis transfert vers un port américain. Baltimore était le grand port le plus proche, puis il y avait Norfolk/Newport News. On pouvait y traiter des porte-conteneurs. Ils pouvaient aussi utiliser la voie aérienne, mais le fret était très souvent inspecté aux rayons X, et c’était un risque qu’ils ne pouvaient se permettre de prendre. L’idée était de coincer le président au cours d’un week-end. Il fallait que ce soit un week-end ordinaire, au cours duquel tout le monde travaillait normalement. Autre chose encore Bock savait très bien qu’il violait l’un de ses principes opérationnels de base, la simplicité. Mais pour que tout cela ait une chance de marcher, il lui fallait surmonter pas mal de choses imprévues. Le président passait en gros un week-end sur deux à la Maison-Blanche, et ses déplacements entre la capitale et l’Ohio étaient absolument imprévisibles. Les mesures de sécurité mises en oeuvre étaient des plus simples : le calendrier de ses déplacements était irrégulier et les détails précis étaient soigneusement gardés secrets. Bock aurait besoin d’au moins une semaine de préavis, en étant optimiste, mais c’était pratiquement impossible. Il aurait finalement été beaucoup plus simple de monter un assassinat tout bête avec des moyens conventionnels. Par exemple, un avion léger armé de missiles SA-7… Et encore. L’hélicoptère présidentiel était sans doute équipé de moyens de brouillage infrarouges. « Tu n’as qu’une occasion, une seule. » Et s’ils étaient patients ? Pourquoi ne pas attendre un an et déposer la bombe pour le prochain discours sur l’état de l’Union ?… Il n’était pas très compliqué de déposer la bombe à proximité du Capitole pour détruire le bâtiment et tous ses occupants. On disait — il irait le vérifier le lendemain — que le Capitole était un immeuble de construction tout à fait classique : beaucoup de pierre, mais peu de structures métalliques… Il leur suffisait peut-être tout simplement de faire preuve de patience. Mais tout ça était impossible, Qati ne marcherait jamais. Il y avait d’abord des considérations de sécurité, plus le fait que Qati se savait mourant, et les gens qui vont mourir n’aiment pas attendre. En plus, était-on sûr que ça marche dans tous les cas de figure ? Comment se comportaient les gardes du corps dans une zone où la présence du président était connue longtemps à l’avance ? Avaient-ils des capteurs radiologiques sur les lieux ? « Si c’était toi, tu en mettrais. « Une seule occasion, tu ne pourras pas tenter un deuxième coup. « Et une semaine de préavis, au minimum, sans quoi tu ne réussiras pas à faire un massacre. » Il fallait trouver un endroit sans capteurs radiologiques. Cela éliminait virtuellement Washington. Bock décida de s’éloigner de la grille métallique noire. Il était énervé, mais n’en laissait rien paraître. — On rentre à l’hôtel ? lui demanda Russell. — Oui, pourquoi pas ? Les deux hommes étaient fatigués par le voyage. — Parfait, on va pouvoir regarder un match. Tu sais, c’est à peu près le seul truc qu’on a en commun, Fowler et moi. — Hmmm ? C’est quoi encore, ça ? — Le football. — Russell se mit à rire. — T’en as entendu parler, le football américain ? OK, je vais t’apprendre. Ils étaient dans leur chambre un quart d’heure plus tard. Russell alluma la télé et passa sur NBC. * * * — Voilà une bonne passe, Tim. Les Vikings devaient encore transformer six tiers, et il fallait vérifier les mesures dans deux cas. — Là, le point est mauvais, dit le président Fowler. — L’arbitre n’est pas de cet avis, ricana Talbot. — Ils serrent Tony Wills de près, et il n’arrive pas à avancer de plus de trois mètres. Un des leurs était vingt mètres derrière et il a pris les Chargers par surprise. — Beaucoup de peine pour trois points, Tim, mais ils vont les faire. « À présent, les Chargers reprennent l’offensive. La défense des Vikings est un peu affaiblie, ils ont deux hommes de sortis avec des blessures légères. » Le trois-quarts des Chargers fit son premier essai, avança de cinq pas avant de passer la balle à son ailier qui poursuivit au centre, mais un adversaire intercepta le ballon et le tout se termina dans les quarante mètres des Vikings qui dégagèrent en touche. * * * Bock trouvait le jeu intéressant, mais sans plus : c’était strictement incompréhensible. Russell essayait de lui expliquer ce qui se passait, mais ça ne changeait pas grand-chose. Gunter se consola en prenant une bière et alla s’allonger sur son lit, l’esprit ailleurs, repensant à ce qu’il avait vu. Il savait comment atteindre son objectif, mais les détails exacts — surtout ici, aux États-Unis — se révélaient plus difficiles à mettre au point que prévu. — De quoi ils parlent, là ? — Du secrétaire à la Défense, répondit Russell. — C’est une plaisanterie ? Marvin se retourna vers lui. — Si tu veux. C’est comme ça qu’ils appellent le milieu centre, Maxim Bradley, de l’université d’Alabama. Mais le propriétaire de l’équipe, c’est Dennis Bunker, voilà la raison. La caméra montrait Bunker dans une des loges en plein air. « Intéressant », se dit Bock. — C’est quoi, cette Super-Coupe dont ils parlent sans arrêt ? — Le championnat. Il y a une série de matches entre les meilleures équipes, et la dernière en lice est la super-championne. — C’est comme la Coupe du monde, en quelque sorte ? — Ouais, quelque chose dans ce goût-là. Sauf que ça a lieu tous les ans. Cette année, en fait l’année prochaine, fin janvier, elle aura lieu dans le nouveau stade qu’ils construisent à Denver. Je crois que ça s’appelle la Voûte céleste. — Et c’est ces deux équipes qui vont aller là-bas ? Russell haussa les épaules. — C’est ce qu’on dit. La saison dure seize semaines, mec, trois semaines de pause puis encore une autre avant la Super-Coupe. — Qui va voir la finale ? — Y a foule, tu sais, mec, c’est le match, tout le monde a envie d’y aller. Pour avoir un ticket, c’est la galère. Ces deux équipes sont celles qui ont le plus de chances de jouer la finale, mais va savoir, c’est difficile à prévoir. — Le président Fowler est un fanatique de foot ? — C’est c’qu’on dit. Il va voir presque tous les matches des Redskins à Washington. — Les mesures de sécurité ? demanda Bock. — Très sévères. Il est dans une cage spéciale, je pense qu’y z’ont mis du verre blindé anti-balles ou un truc de ce genre. C’était évident, se dit Bock. Bien sûr, un stade était un endroit où il était plus facile d’assurer la sécurité qu’on ne le croyait à première vue. On ne pouvait tirer que depuis les rampes d’accès aux tribunes, et il était assez facile de les surveiller. D’un autre côté… Bock ferma les yeux. Il laissait ses pensées errer sans ordre, oscillant entre une approche classique et une autre moins conventionnelle du problème. Il se laissait dériver loin du véritable problème. Tuer le président américain était certes tentant, mais pas essentiel. Ce qui était essentiel, c’était de tuer le plus grand nombre possible de gens de la façon la plus spectaculaire. « Réfléchis ! » Il fallait se concentrer sur la mission elle-même. — La couverture des télés est impressionnante, reprit Bock au bout d’une minute. — Ouais, elles sont toutes là. Les camions des satellites, tout ça. Russell était absorbé par la partie. Les Vikings avaient transformé une touche, et le score était maintenant de dix à zéro, mais l’autre équipe semblait se déplacer rapidement dans l’autre direction. — Le championnat a déjà été interrompu ? Marvin se retourna. — Quoi ? Oh, pendant la guerre du Golfe, ils ont sacrément renforcé les mesures de sécurité — tu te souviens du film, non ? — Quel film ? demanda Bock. — Dimanche noir. Je crois que c’était… des types du Proche-Orient qui essayaient de faire sauter le stade. — Russell se mit à rire. — Ç’a déjà été fait, mec, à Hollywood. Ils se servaient d’un camion. Mais peu importe, pendant la Coupe, au moment de la guerre, ils ne laissaient pas entrer les camions de TV. — Y a un match à Denver ce soir ? — Non, demain, les Broncos contre les Seahawks. Ça ne sera pas terrible, les Broncos essaient de remonter la pente, cette année. — Je vois. Bock se leva et alla à la réception demander qu’on leur prenne deux billets pour Denver le lendemain matin. * * * Cathy se leva pour le regarder partir. Elle avait même fait le petit déjeuner. La sollicitude qu’elle montrait pour son mari depuis quelques jours ne le rendait pas plus heureux, c’était même plutôt le contraire. Mais il n’en disait rien, il était absolument incapable de parler. Elle en rajoutait, lui faisait son noeud de cravate, l’embrassait sur le pas de la porte ; ses sourires, ses regards amoureux, tout ça pour un mari qui n’arrivait plus à bander, se dit Jack en se dirigeant vers la voiture. Elle en aurait fait autant avec un pauvre infirme dans un fauteuil roulant. — ’jour, Jack. — Salut, John. — Z’avez regardé le match Vikings-Chargers hier soir ? — Non, je… euh, j’ai emmené mon fils voir les Orioles. Ils ont perdu six à un. Décidément, Jack portait la poisse à tout le monde, en ce moment, mais au moins, il avait tenu la promesse faite à son fils. Ce n’était pas rien, non ? — Vingt-quatre contre vingt et un à la mi-temps. Dieu, ce Wills est absolument incroyable. Ils l’ont rattrapé au bout de quatre-vingt-seize mètres, mais quand il a fallu marquer, il a encore réussi à en faire vingt et il a posé le ballon entre les poteaux, raconta Clark. — Vous avez parié ? — Cinq dollars au bureau, mais c’était à trois le point. Ça ira aux oeuvres des orphelins. Ryan se mit à rigoler. Il était parfaitement illégal de parier, à la CIA comme dans toute l’administration, mais si on avait essayé de faire respecter le règlement, ç’aurait été la révolution. Jack était sûr qu’il en était de même au FBI, pourtant chargé de faire respecter la loi. Une règle officieuse voulait seulement qu’il soit interdit de parier sur les demi-points. Tous les « encaissements » (autrement dit, les gains) allaient à l’orphelinat de l’Agence. C’était une chose sur laquelle même l’inspecteur général fermait les yeux et, en fait, il aimait parier lui aussi comme n’importe qui. — On dirait que vous avez réussi à dormir, Jack, fit Clark, puis il se dirigea vers la Nationale 50. — Huit heures, répondit Jack. Il avait encore tenté sa chance la nuit dernière, mais Cathy avait dit non. « Tu es trop fatigué, Jack, tu travailles trop, et je veux que tu te sentes détendu, d’accord ? » Comme un cheval de labour qui s’est trop crevé à la tâche. — Ça vous fait du bien, reprit Clark. Ou c’est votre femme qui a insisté, non ? Ryan regardait la route sans rien dire. — Où est le coffre ? — Ici. Ryan ouvrit la serrure et se mit à lire les messages du week-end. * * * Ils prirent un vol direct à Washington National et se posèrent à l’aéroport international de Denver, Stapleton. Il fit beau temps pendant ce voyage qui leur fit traverser une bonne partie du pays, et Bock prit un siège près d’un hublot pour admirer le paysage. C’était la première fois qu’il venait aux États-Unis. Comme tous les Européens, il était étonné, presque effrayé, par l’immensité et la diversité de ce qu’il voyait. Les collines boisées des Appalaches, les plaines cultivées du Kansas, parsemées des cercles énormes des systèmes d’irrigation, les plaines qui se cognaient brusquement dans les Rocheuses quand ils approchèrent de Denver. Il était sûr que Marvin allait faire une phrase sur toutes ces terres qui avaient appartenu autrefois à son peuple. C’était dérisoire. Quand on pensait à ces barbares nomades, qui suivaient les migrations des troupeaux de bisons ou faisaient on ne sait quoi en attendant que la civilisation arrive. Les États-Unis avaient beau être son ennemi, c’était tout de même un pays civilisé, et qui n’en était que plus dangereux. Avant qu’ils se soient posés, il fut repris par une envie de fumer. Dix minutes après, ils avaient loué une voiture et consultèrent la carte. Le manque d’oxygène donnait des migraines à Bock, ils étaient à près de cinq cents mètres d’altitude. Et quand on pense que des gens venaient là jouer au foot. Quand ils atterrirent, les gros embouteillages du matin étaient passés, et ils se rendirent très facilement au stade. Construite au sud-ouest de la ville, la Voûte céleste était un monument très remarquable entouré de parkings gigantesques. Il gara la voiture près d’un guichet et décida d’agir le plus simplement du monde. — Est-il possible de prendre des billets pour le match de ce soir ? demanda-t-il à l’employée. — Bien sûr, il nous en reste cinq cents. Où voulez-vous être placé ? — Je ne connais pas du tout le stade… — Vous êtes nouveau par ici, lui répondit la femme avec un grand sourire. Il nous reste des places tout en haut, rangées soixante-six et soixante-huit. — Deux, s’il vous plaît. — Vous venez d’où ? — Danemark, répondit Bock. — Vraiment ? Alors, bienvenue à Denver. J’espère que vous prendrez plaisir au match. — Je peux aller faire un tour pour repérer ma place ? — En principe non, mais tout le monde s’en fiche. — Merci. Et Bock lui rendit son sourire, quelle idiote ! — Ils avaient encore des places pour ce soir ? demanda Marvin. Je veux bien être pendu. Bock se dirigea vers la porte la plus proche, qui était grande ouverte, à vingt mètres d’un énorme camion d’ABC qui transportait les équipements de retransmission par satellite. Il eut le temps de remarquer que le stade était câblé, si bien que les véhicules des chaînes stationnaient toujours au même endroit, tout près de la Porte 5. Dans le camion, des techniciens s’affairaient autour de leurs équipements. Il emprunta ensuite l’escalier le plus proche, faisant exprès de prendre la mauvaise direction. Le stade pouvait accueillir soixante mille personnes, peut-être davantage. Il était divisé en trois niveaux, bas, mezzanine et haut, plus deux rangées complètes de loges fermées, dont quelques-unes semblaient particulièrement luxueuses. La structure d’ensemble était très impressionnante. La construction était réalisée en béton armé, les toits étaient entièrement suspendus. Un beau stade, et un bel objectif. Au nord, derrière les parkings, on apercevait des hectares et des hectares d’immeubles bas. À l’est, c’étaient des bâtiments administratifs. Le stade était en dehors du centre-ville, c’était dommage. Bock trouva sa place et alla s’y asseoir, s’orientant avec sa boussole et repérant les antennes de télé. C’était assez facile, un drapeau ABC était accroché au-dessus de l’un des stands de presse. — Hé là-bas ! — Oui ? Bock leva les yeux et vit un gardien. — Vous n’avez pas le droit d’être ici. — Désolé. — Il sortit ses tickets. — Je viens juste de les acheter, et je voulais repérer mes places pour savoir où me garer. C’est la première fois que j’assiste à un match de football américain, ajouta-t-il en prenant un accent épouvantable. Il savait que les Américains se montrent beaucoup plus gentils quand ils entendent un accent européen. — Faudra vous garer en zone A ou B. Essayez d’arriver tôt, vers 17 heures. Comme ça, vous éviterez les gros embouteillages. Ici, il arrive qu’ils soient gigantesques. Günter hocha la tête. — Merci. Je m’en vais. — Pas de problème, monsieur, c’est pas très grave. Enfin, j’veux dire, c’est les assurances, vous voyez. Quand y a des gens qui traînent, ça risque de faire des accidents et des blessés, des procès et tout ça. Bock et Russell partirent. Ils firent le tour du niveau inférieur pour que Günter ait le loisir de mémoriser la configuration des lieux. Mais il trouva une petite carte avec un plan du stade qui lui épargna cette peine. — Vu ce que tu voulais ? demanda Marvin quand ils eurent regagné leur voiture. — Oui, à peu près. — Tu sais, c’est assez subtil, fit l’Américain. — Qu’est-ce que tu veux dire par là ? — La télé. Les révolutionnaires ont trop tendance à perdre de vue l’aspect psychologique des choses. T’as pas besoin de tuer des gens, il faut les faire chier, les emmerder, tu vois ? Bock stoppa à la sortie du parking et regarda son compagnon. — Tu as appris beaucoup de choses, mon ami. * * * — Voilà un rapport brûlant, fit Jack en feuilletant les pages. — Je n’imaginais pas que c’était à ce point, répondit Mary Patricia Foley. — Qu’en penses-tu ? La responsable du service action cilla. — C’est Clyde qui nous a rapporté ça. Il attend ma réponse pour repartir. Jack leva les yeux. — Clyde ? — C’est comme ça que je l’appelle, lui ou elle, peu importe. — Tu fais ta gymnastique ? — On ne pourrait pas être en meilleure forme que moi. Ed a repeint la chambre du bébé. Y en a partout. Tu vois, Jack, tout est prêt. — Tu seras absente combien de temps ? — Entre quatre et six semaines. — J’aimerais que tu regardes ça chez toi, fit Ryan, en montrant la page deux. — À condition que tu me paies, fit Mary Pat en riant. — Qu’en penses-tu, MP ? — Je pense que Spinnaker est notre meilleure source. S’il le dit, c’est sans doute vrai. — Personne d’autre ne nous en a parlé… — C’est pour ça que nous recrutons de bons agents à l’intérieur. — Exact, convint Ryan. Le rapport de l’agent Spinnaker n’était pas exactement un tremblement de terre, mais les premiers grondements annonciateurs d’un séisme. Depuis que les Russes avaient tout laissé partir dans tous les sens, l’Union soviétique connaissait une espèce de schizophrénie politique. Ryan se dit que le mot n’était pas celui qui convenait. Dédoublement de la personnalité, plutôt. La classe politique comportait cinq blocs : les vrais communistes, qui croyaient que toute déviation par rapport à la vraie foi était une erreur (on les avait surnommés : En avant vers le passé) ; les socialistes progressistes qui voulaient créer un socialisme à visage humain (un truc qui avait magnifiquement échoué au Massachusetts, songea sarcastiquement Ryan) ; les centristes, qui voulaient associer un peu de capitalisme et de solides filets de sécurité (des économistes auraient dit : prendre le pire dans les deux systèmes) ; les réformateurs, qui voulaient un léger filet et beaucoup de capitalisme (mais personne ne savait vraiment ce qu’était le capitalisme, sauf dans le secteur du crime organisé) ; et l’extrême droite, qui voulait un gouvernement autoritaire d’extrême droite (c’était ce qui avait conduit les communistes au pouvoir soixante-dix ans plus tôt). Chacun des deux groupes extrêmes regroupait peut-être 10 % des sièges au Congrès du peuple, les 80 % restants étaient équitablement répartis entre les trois formations vaguement centristes. Naturellement, divers autres clivages se manifestaient qui modifiaient le jeu des alliances — l’écologie était un sujet particulièrement brûlant, sans compter les velléités d’indépendance des Républiques qui avaient toujours contesté la domination russe ou, du moins, les règles du jeu imposées par Moscou. Enfin, chacun des cinq groupes avait ses propres subdivisions internes. Par exemple, certains hommes de droite voulaient faire revenir l’héritier présomptif des Romanov le plus présentable, pas pour lui donner le pouvoir, mais pour lui présenter des excuses après le massacre de ses ancêtres. C’est du moins ainsi qu’on présentait la chose. Peu importe quels gens avaient eu cette idée, songeait Jack, mais ils n’avaient pas plus de cervelle et de sens politique qu’Alice quand elle était descendue voir ce qui se passait dans le terrier du lapin. Heureusement, disait le bureau parisien de la CIA, le prince de toutes les Russies avait davantage de sens politique et de soin pour sa sécurité que ses partisans. Malheureusement, l’état politique et économique de l’Union soviétique était plus que désespéré. Le rapport de Spinnaker en donnait une vision encore plus terrible. Andrei Ilitch Narmonov était dans une situation critique, il n’avait plus aucune issue, plus d’alliés, plus d’idées, plus de temps devant lui, plus d’espace pour tenter de manoeuvrer. Il était, à en croire le rapport, très préoccupé par le problème des nationalités, au point qu’il avait repris en main les services de sécurité — le MVD, le KGB et les militaires — pour être éventuellement en mesure de maintenir la cohésion de l’empire par la force. Spinnaker ajoutait cependant que l’armée n’était pas ravie du rôle qu’on entendait lui faire jouer ni du manque de détermination de Narmonov s’il fallait réellement agir. Les spéculations sur le rôle politique qu’aurait aimé jouer l’armée duraient depuis Lénine. Staline avait effectué des purges dans les années trente ; on admettait en général que le maréchal Toukhatchevski n’avait jamais représenté une menace réelle, et que ce n’était guère qu’une manifestation de plus de la paranoïa du dictateur. Khrouchtchev en avait fait autant dans les années cinquante, sans les exécutions de masse. En l’occurrence, il s’agissait de tentatives pour économiser sur les chars et consacrer les fonds correspondants aux missiles. Narmonov avait lui aussi mis à la retraite un certain nombre de généraux et de colonels ; dans son cas, c’était exclusivement pour réduire les dépenses militaires. Mais cette fois, ces réductions s’étaient accompagnées d’une certaine renaissance politique. Pour la première fois dans l’histoire du pays, un véritable mouvement d’opposition était né, et c’était l’armée soviétique qui disposait des armes. Afin de contrecarrer ce scénario d’apocalypse, le KGB avait toujours comporté une direction spécialisée, la Troisième, dont les officiers portaient l’uniforme militaire et avaient pour mission de garder l’oeil sur ce qui se passait. Mais la Troisième Direction n’était plus que l’ombre d’elle-même. Les militaires avaient obligé Narmonov à l’affaiblir comme condition de leur soutien loyal au pays et à sa nouvelle constitution. Les historiens disent toujours de l’époque à laquelle ils vivent qu’il s’agit d’une période de transition. Pour une fois, songeait Jack, ils avaient raison. Si ce n’était pas maintenant une période de transition, alors le concept n’avait pas de sens. Les Soviétiques étaient écartelés entre deux mondes, économiques et politiques, et hésitaient sans savoir très bien quel parti adopter. C’est ce qui rendait leur situation politique si vulnérable à… à quoi ? se demanda Jack. Tout était foutu. Spinnaker affirmait que Narmonov était soumis à des pressions dont le but était de lui faire passer un accord avec les militaires, eux-mêmes plutôt de la tendance « En avant vers le passé », ajoutait-il. Il ajoutait que ce danger était réel, que l’Union soviétique pouvait très bien redevenir un pays à dictature militaire qui pratiquerait la répression contre les éléments progressistes. C’était là que Narmonov avait perdu les pédales. — Il dit qu’il a rencontré Andrei Ilitch en tête à tête, souligna Mary Pat. Ce sont toujours les meilleures conditions d’information. — C’est vrai, répondit Jack, et ça n’en est que plus inquiétant. — Je ne crois pas trop à un retour au marxisme… Ce qui m’ennuie davantage… — Ouais, je sais, une guerre civile. Et une guerre civile dans un pays qui détenait trente mille têtes nucléaires, il y avait de quoi se faire beaucoup de souci. — Notre politique a consisté jusqu’ici à donner à Narmonov tout ce dont il avait besoin, mais si notre homme a raison, il se pourrait bien que nous ayons tort. — Qu’en pense Ed ? — La même chose que moi. Nous avons confiance en Kadishev, c’est lui qui l’a recruté. Ed et moi, nous avons épluché chacun de ses comptes rendus. Il fournit de la matière, il est intelligent, bien placé, il sent les choses. C’était quand, la dernière fois qu’il nous a filé une fausse information ? — Je ne crois pas qu’il y en ait un seul exemple, répondit Jack. — Et moi non plus, Jack. Ryan se laissa aller dans son fauteuil. — Bon dieu, j’aime pas ce genre de tuile…. La dernière fois que j’ai rencontré Narmonov… m sais, c’est un type malin. Et il en a une sacrée paire. Jack se tut. « Tu ne pourrais pas en dire autant de toi, mec. » — On a tous nos limites. Même les gros durs sont capables de douceur, dit Mary Pat en riant. Les gens arrivent à bout, le stress, le travail, toutes les heures sur le pont. La réalité nous broie comme du sable. Pourquoi crois-tu que je prends des vacances ? Être enceinte me fournit une excuse magnifique. Une naissance, ce n’est pas exactement une partie de plaisir, mais ça me donne un mois pour me replonger dans ce qui compte vraiment, le monde réel et pas ces trucs qu’on fait ici toute la journée. C’est l’un de nos avantages sur les hommes, Jack. Vous, les mecs, vous pouvez pas prendre du recul comme les femmes. Et c’est peut-être le plus gros problème d’Andrei Ilitch. Vers qui peut-il se tourner pour demander conseil ? Où peut-il trouver de l’aide ? Il est là depuis un bout de temps, il faut qu’il se débrouille dans une situation impossible, et il est au bout du rouleau. C’est ce que prétend Spinnaker, et ça colle assez bien avec les faits. — Sauf que personne ne nous a encore décrit une chose pareille. — Mais c’est notre meilleur informateur à l’intérieur du système. — Et comme ça, le raisonnement se mord la queue, Mary Pat. — Jack, tu as le rapport, et tu sais ce que j’en pense, insista Mme Fowley. — Oui, madame. Jack reposa le document sur son bureau. — Qu’est-ce que tu vas leur raconter ? « Eux », c’était le sommet de l’exécutif : Fowler, Elliot, Talbot. — Je pense que je leur présenterai ton analyse. Je ne la partage pas entièrement, mais je n’ai pas d’arguments à t’opposer. En plus, la dernière fois que je suis allé contre ton opinion, j’ai eu tort. — Tu sais que t’es un patron en or, toi. — Et toi, tu es sympa de me faciliter les choses. — On a tous nos mauvais jours, fît Mr Fowley en se remettant péniblement debout. Je vais essayer de me traîner jusqu’à mon bureau. Jack se leva et alla lui ouvrir la porte. — C’est pour quand ? Elle lui fit un sourire. — Trente et un octobre — touchons du bois —, mais j’ai toujours du retard, et ils sont tous très gros. — Soigne-toi bien. Jack la regarda s’en aller, avant de se rendre chez le directeur. — Vous devriez regarder ça. — Narmonov ? La dernière cuvée de Spinnaker vient d’arriver ? — Exact, monsieur. — Qui écrit la synthèse ? — Je m’en charge, fit Jack. Mais je voudrais vérifier quelques petites choses. — Je descends à la Maison-Blanche demain matin, j’aimerais l’emporter avec moi. — Je ferai ça ce soir. — Parfait. Merci, Jack. * * * « C’est le bon endroit », se dit Gunter alors qu’ils atteignaient la moitié de la première mi-temps. Le stade accueillait soixante-deux mille sept cent vingt spectateurs payants. Bock évaluait à un millier de plus le nombre de gens qui vendaient des boissons et des sandwiches. La partie n’était pas des plus importantes pour le championnat, mais il était évident que les Américains appréciaient leur football autant que les Européens le leur. Beaucoup de spectateurs avaient le visage peint — aux couleurs de l’équipe locale, naturellement. D’autres, torse nu, s’étaient peint la poitrine en trompe-l’oeil de maillot, avec ces numéros de grande taille qu’utilisent les Américains. De grandes banderoles pendaient devant les tribunes du haut. Sur la pelouse, des femmes choisies pour leurs talents de danseuses et autres charmes physiques conduisaient le ban et faisaient crier les supporters. Bock assista pour la première fois à cette manifestation curieuse appelée la Vague. Il comprit aussi le pouvoir des chaînes de télévision américaines. La foule déchaînée acceptait sans problème de voir la partie interrompue pour que la télé diffuse de la publicité — en Europe, ç’aurait été l’émeute. On utilisait même la télévision pour contrôler le bon déroulement du match. Le terrain était plein d’arbitres en chemise rayée, et ils étaient surveillés par des caméras, comme le lui fit remarquer Russell. Il y avait un officiel dont le travail consistait à vérifier sur bande vidéo les décisions prises sur le terrain. Pour gérer tout cela, deux énormes écrans rediffusaient les images en direct à la foule des spectateurs. Bock trouvait tout à fait remarquable ce mélange de délire, aux limites de l’émeute, et de civilisation disciplinée. La partie l’intéressait moins, mais Russell était captivé. La violence extrême du football américain était fréquemment interrompue par de longues coupures pendant lesquelles il ne se passait rien. Les flambées, toujours assez brèves, étaient tempérées par le fait que les joueurs portaient des protections capables d’arrêter une balle de pistolet. Ils en devenaient énormes, il y en avait peu qui soient en dessous de cent kilos, mais il fallait les voir courir avec une agilité stupéfiante. Cela dit, les règles étaient parfaitement incompréhensibles. De toute façon, Bock s’était toujours ennuyé pendant les matches, quel que soit le sport. Il avait joué au foot quand il était gosse, mais tout ça était bien loin. Gunter se concentra sur le stade. Sa structure était impressionnante, avec ces arceaux d’acier qui soutenaient le toit. Les sièges n’avaient que des rembourrages très sommaires. Il y avait énormément de petits stands qui servaient de la bière américaine. Au total, le stade contenait bien soixante-cinq mille personnes en comptant les policiers, les concessionnaires, les équipes de télé. Et les immeubles tout près… Il se dit qu’il fallait qu’il se renseigne de plus près sur les effets des armes nucléaires pour arriver à estimer convenablement le nombre de victimes potentielles. Cent mille au minimum, sans doute davantage. C’était suffisant. Il se demanda combien de ceux qui étaient là aujourd’hui seraient dans le stade le jour fatidique. Sans doute la majorité. Assis dans leurs sièges confortables, à boire leur bière légère et fraîche, dévorant leurs hot dogs et leurs cacahuètes. Bock avait été mêlé à deux attentats aériens. L’un des appareils avait explosé en vol, l’autre était une tentative de détournement qui avait mal tourné. Il avait fantasmé sur les victimes, à cette époque-là : installées dans leurs sièges confortables, mangeant leurs repas médiocres, regardant le film, totalement inconscientes du fait que leurs vies étaient entre les mains de gens qu’elles ne connaissaient pas. Elles ne savaient pas, c’était là la beauté de la chose, lui savait, et elles ne savaient pas. Avoir un tel pouvoir sur des vies humaines, c’était un peu comme s’il avait été Dieu, songeait Bock en scrutant la foule. Un Dieu particulièrement insensible et cruel, certes, mais l’histoire est cruelle et insensible, elle aussi. Oui, c’était bien ici le bon endroit 19 MISE AU POINT — Commodore, j’ai beaucoup de mal à le croire, dit Ricks en essayant de rester calme. Il était bronzé et reposé après ses vacances à Hawaii. Il s’était arrêté à Pearl Harbor au passage pour aller jeter un coup d’oeil à la base sous-marine. Voilà ce qu’il rêvait de commander : la première escadrille. C’était une escadrille de SNA, mais si un type comme Mancuso commandait une escadrille de SNLE, il n’y avait pas de raison pour que ce ne soit pas possible. — Jones est vraiment un type hors pair, fit Mancuso. — Je n’en doute pas, mais les gens de chez nous ont revu les bandes. C’était une procédure en vigueur depuis plus de trente ans. Les enregistrements effectués par les sous-marins en patrouille étaient toujours revisionnés par une équipe de spécialistes à terre pour vérifier ce qu’avait fait l’équipage. On voulait être certain que personne n’avait pisté un SNLE. — Ce type, Jones, était peut-être un opérateur sonar remarquable, mais maintenant, il est consultant, et il faut bien qu’il justifie ses honoraires, non ? Je ne dis pas qu’il est malhonnête, c’est son boulot d’essayer de repérer des anomalies, mais dans ce cas, il a pris tout un paquet de coïncidences pour essayer d’en faire une hypothèse. C’est la seule chose à dire. Les enregistrements sont très contestables — en fait, il s’agit uniquement de pures spéculations. Mais le fond de l’affaire, c’est que, si vous acceptez sa théorie, alors il faut admettre que l’équipage qui a réussi à détecter un 688 n’a pas été capable de repérer un sous-marin russe. Vous trouvez ça plausible ? — Votre raisonnement est tout à fait pertinent, Harry. Jones ne dit pas qu’il est sûr de lui, il dit qu’il y a une chance sur trois. Ricks hocha la tête. — Je dirais plutôt une sur mille, et encore, en étant généreux. — Pour ce que ça vaut, le Groupe est d’accord avec vous, et il y avait des types d’OP-02 ici il y a quelques jours, ils ont dit la même chose. « Alors, quel est le but de cette conversation ? » eut envie de demander Ricks, mais il ne dit rien. — Le bateau a subi les vérifications acoustiques quand il est reparti, non ? Mancuso fit oui de la tête. — Ouais, avec un 688 juste à sa sortie du bassin, on a tout vérifié. — Et ? — Et c’est toujours un vrai trou noir. Le SNA l’a perdu à trois mille yards, il était à cinq noeuds. — Alors, qu’est-ce qu’on écrit ? demanda Ricks, en essayant de rester aussi naturel que possible Le rapport serait dans son dossier, voilà qui était important. Ce fut au tour de Mancuso de se sentir gêné. Il n’avait encore rien décidé. Le bureaucrate qui sommeillait en lui murmurait qu’il avait fait tout ce qu’il fallait. Il avait entendu le consultant, rendu compte par la voie hiérarchique au Groupe, à l’Escadre et enfin au Pentagone. L’analyse des experts était unanimement négative : Jones avait encore fait preuve de sa paranoïa bien connue. Le problème, c’est que Mancuso avait navigué trois ans avec Jones à bord du Dallas et qu’il ne l’avait jamais vu se tromper. Jamais, pas une seule fois. Cet Akula était bien quelque part dans le golfe d’Alaska. Entre l’instant où le P-3 l’avait perdu et celui où on l’avait revu devant sa base, l’Amiral Lunin avait disparu de la planète. Où était-il pendant ce temps ? Si l’on traçait des cercles de temps/vitesse, il était possible qu’il se soit trouvé dans la zone de patrouille du Maine, possible qu’il se soit dérobé pour être rentré à temps. Mais il était également possible — il était même diablement probable — qu’il n’ait jamais mis les pieds dans la zone du SNLE américain. Le Maine ne l’avait pas détecté, pas plus que l’Omaha. Quelle était la probabilité que le sous-marin russe ait pu échapper à la détection de la part de deux des meilleurs bâtiments américains ? Pas lourde. — Vous savez ce qui m’ennuie ? demanda Mancuso. — Quoi ? — Ça fait trente ans que nous faisons naviguer des SNLE. Nous n’avons jamais été détectés au large. Quand j’étais second du Hammerhead, on a fait des exercices contre le Georgia, et je vous garantis qu’on a mis le paquet. Je n’ai jamais essayé de pister un Ohio quand j’avais le Dallas, et le seul exercice que j’ai conduit contre Pulaski est le plus dur que j’aie jamais connu. Mais j’ai pisté des Delta, des Typhon, tout ce que les Russes ont mis à la mer. J’ai ramassé des pains dans la coque avec des Victor. Nous sommes tellement bons dans ce genre de choses… — Le chef d’escadrille fronça les sourcils. — Harry, nous nous sommes habitués à être les meilleurs. Ricks essaya de répondre calmement. — Bart, nous sommes vraiment les meilleurs. Les seuls qui approchent notre niveau sont les British, et je crois qu’on les a distancés. Il n’y a personne d’autre capable de se mesurer à nous. Et puis, j’ai une idée. — Quelle idée ? — M. Akula vous embête. OK, je comprends parfaitement. C’est un bon sous-marin, équivalant aux premiers 637, sûrement leur meilleur sous-marin. D’accord, nos ordres nous disent de nous maintenir à distance de tout ce que nous rencontrons — mais vous avez fait un rapport très élogieux quand Rosselli a pisté ce même Akula. Et le Groupe a dû vous remonter les bretelles. — Exact, Harry. Y a un ou deux types qui n’ont pas apprécié du tout, mais s’ils n’aiment pas ma façon de commander cette escadrille, ils peuvent toujours en mettre un autre à ma place. — Que savons-nous de l’Amiral Lunin ? — Il est en remise en état, il doit sortir fin janvier. — Compte tenu de ses performances passées, il sera encore un peu plus silencieux. — Probablement. Le bruit court qu’il a un nouveau sonar, disons dix ans de retard sur les nôtres, ajouta Mancuso. — Mais ce n’est pas ça qui fait les bons opérateurs, on ne craint encore rien de ce côté-là. C’est facile à démontrer. — Comment ? lui demanda Mancuso. — Pourquoi ne pas proposer au groupe que tout bâtiment qui se trouve à côté d’un Akula le piste à fond ? On peut laisser les SNA s’approcher tout près. Mais, si un SNLE en voit un d’assez près pour le pister sans risquer de contre-détection, qu’on y aille, nous aussi. Je crois que nous avons besoin de renseignements sur ce canard. S’il représente vraiment une menace, il faut que nous accumulions les données dont nous disposons. — Harry, le Groupe va en rester sur le flanc, je crois qu’ils ne vont pas aimer du tout. Mais Mancuso l’avait déjà fait, et Harry le savait bien. Ricks soupira. — Alors ? Nous sommes les meilleurs, Bart. Vous le savez, je le sais. Eux aussi le savent. Nous pourrions nous fixer quelques lignes de conduite raisonnables. — Lesquelles ? — La plus grande distance à laquelle on ait détecté un Ohio, c’est combien ? — Quatre mille yards, Mike Heimbach sur le Scranton contre Frank Kemeny sur le Tennessee. Kemeny a détecté Heimbach le premier — environ une minute plus tôt. Tout ce qui a été fait de mieux résultait d’essais arrangés à l’avance. — OK, prenons un facteur de sécurité de… disons cinq. C’est plus que sûr, Bart. Mike Heimbach avait un bateau tout neuf, le dernier système sonar intégré, et trois opérateurs du groupe en complément, si je me souviens bien. Mancuso approuva du chef. — Exact, c’était un essai délibéré, et on a tenté de mettre toutes les conditions contre nous pour voir si quelqu’un pouvait détecter un Ohio. Bathy isotherme, sous la couche, tout. — Et le Tennessee a quand même gagné, insista Ricks. Frank avait reçu pour consigne de faciliter la tâche de son adversaire, et il a eu la première détection. Je me souviens qu’il avait une solution trois minutes avant Mike. — C’est vrai. — Mancuso réfléchit un moment. — Admettons une séparation de vingt-cinq mille yards, sans jamais s’approcher plus près. — Parfait. Je sais que je suis capable de pister un Akula à cette distance. J’ai un bon service DSM — on en a tous, Bon Dieu. Si je croise encore une fois ce type, je reste à l’écart et j’enregistre le maximum de signatures. Je trace un cercle de vingt-cinq mille yards autour de lui et je reste à l’extérieur. Il n’y a pas une seule chance qu’il arrive à me détecter. — Y a cinq ans, le Groupe nous aurait fait fusiller, uniquement pour avoir eu une conversation de ce genre, observa Mancuso. — Les choses ont changé. Écouter, Bart, on peut laisser un 688 approcher plus près, mais qu’est-ce que ça prouve ? Si c’est vraiment la vulnérabilité des SNLE qui nous tracasse, pourquoi tourner autour du pot ? — Vous êtes sûr que vous en seriez capable ? — Bien sûr que oui ! Je vais faire un projet et le passer à vos ops, vous n’aurez plus qu’à le transmettre au Groupe. — Vous savez très bien que ça va remonter à Washington. — Ouais, eh bien, y en a assez de « Nous nous cachons et nous en sommes fiers ». On ressemble à quoi, à un tas de vieilles dames ? Bon sang, Bart, je commande un navire de guerre. Quelqu’un prétend que je suis vulnérable, d’accord ; je vais prouver que c’est un ramassis de conneries. Personne ne m’a jamais pisté, personne n’y arrivera jamais, et je veux le prouver. L’entretien n’avait pas pris le cours prévu par Mancuso. Ricks parlait comme un vrai sous-marinier, et c’était le genre de discours que Mancuso aimait entendre. — Vous êtes sûr de ce que vous avancez ? Ça va faire du bruit de haut en bas de l’échelle, attendez-vous à des retombées en pluie fine. — Vous aussi. — C’est moi qui suis chef d’escadrille, c’est mon boulot. — Je veux bien en prendre le risque, Bart. OK, je vais entraîner mon équipage comme jamais, surtout les opérateurs sonar, la table traçante. J’ai le temps, et j’ai un sacré équipage. — OK, écrivez-moi un projet. Je le transmettrai avec avis favorable. — Vous voyez que c’est facile ? fit Ricks avec un sourire. « Si on veut commander une escadrille avec de bons pachas, songea-t-il, il faut se distinguer de la foule. » Au Pentagone, les gars d’OP-02 allaient en faire une maladie, mais ils verraient bien que l’idée venait de Harry Ricks, et ils le connaissaient comme quelqu’un de sérieux et de consciencieux. À partir de là, et avec l’appui de Mancuso, le projet finirait bien par être accepté, même s’ils faisaient quelques difficultés. Harry Ricks, le meilleur sous-marinier de la Marine, un homme qui voulait appliquer ses compétences et agir. Ce n’était pas une trop mauvaise image de marque, et on s’en souviendrait. — Alors, c’était bien, Hawaii ? demanda Mancuso, agréablement surpris par le commandant (équipage or) de l’USS Maine. * * * — Très intéressant, l’Institut d’astrophysique Karl-Marx. Le colonel du KGB tendit à Golovko des photos noir et blanc. Le directeur adjoint les reposa après les avoir examinées. — Le bâtiment est vide ? — Pratiquement vide. Voici ce que nous avons trouvé à l’intérieur : un bon de livraison pour cinq machines-outils américaines. De très bonnes machines, très chères. — Qui servent à quoi ? — À beaucoup de choses, comme la fabrication de miroirs de télescopes, ce qui colle très bien avec la couverture de l’institut. Nos amis de Sarova nous ont dit que ça pouvait aussi servir à construire des éléments d’armes nucléaires. — Parlez-moi de cet institut. — Tout a l’air parfaitement normal. C’est le meilleur astronome de RDA qui le dirigeait. Il a été fusionné avec l’Institut Max-Planck, à Berlin. Ils ont en projet un grand télescope au Chili et ils participent à un programme de satellite astronomique en rayons X avec l’Agence spatiale européenne. Il convient de noter que les rayons X ont énormément de choses à voir avec la recherche sur les armes nucléaires. — Comment peut-on savoir qu’il s’agit de recherche scientifique et pas de… — On ne peut pas, admit le colonel. Je me suis livré à une petite enquête. Nous-mêmes, nous avons laissé filer un certain nombre d’informations. — Quoi ? Et comment ça ? — Il se publie beaucoup d’articles d’astrophysiques dans les revues spécialisées. Ça commence par : « Imaginons le centre d’une étoile avec un flux de rayons X présentant telle et telle caractéristique », sauf qu’il y a un truc… Ce que l’auteur décrit est un flux beaucoup plus élevé que tout ce qui existe dans le coeur de n’importe quelle étoile, à quatorze ordres de grandeur près. — Je ne comprends pas. Golovko avait du mal avec tout ce charabia scientifique. — L’article décrit un environnement physique dans lequel l’activité est cent mille milliards de fois plus importante que ce que l’on trouve dans n’importe quelle étoile. En fait, ce qu’il décrit, c’est le coeur d’une bombe thermonucléaire au moment de l’explosion. — Et la censure a laissé passer ça ! s’exclama Golovko, complètement estomaqué. — Mon général, les censeurs sont des analphabètes en matière scientifique. Dès qu’ils voient : « Imaginons le centre d’une étoile », ils se disent que ça ne risque pas de mettre en cause la sûreté de l’État. Cet article a été publié il y a quinze ans. Mais il y en a eu d’autres. La semaine dernière, j’ai eu l’occasion de découvrir à quel point nos mesures de protection ne servent à rien. Imaginez ce que ça doit être chez les Américains. Heureusement, n’importe qui n’est pas capable d’y comprendre grand-chose. Mais ce n’est pas impossible du tout. J’ai discuté avec des ingénieurs, à Kyshtym. Avec un peu d’appui ici, nous pourrions analyser toute la littérature scientifique ouverte. Cela nous prendrait cinq ou six mois. Ça n’a pas de conséquence directe pour le sujet qui nous occupe, mais je crois que ce ne serait pas inutile. Et je crois aussi que nous avons considérablement sous-estimé le danger de dissémination d’armes nucléaires dans le tiers monde. — Mais ce n’est pas vrai, objecta Golovko. Nous savons bien que… — Mon général, j’ai contribué au rapport qui a paru il y a trois ans. Je peux vous dire que j’avais été très optimiste dans mes hypothèses de l’époque. Le directeur adjoint réfléchit quelques instants. — Piotr Ivanovitch, vous êtes un homme intègre. — Non, je suis quelqu’un qui a peur, répondit le colonel. — Revenons à l’Allemagne. — Oui, parmi tous ceux que nous soupçonnons de participer à un projet de bombe atomique en RDA, il y en a trois que nous n’avons pas retrouvés. Ces trois-là sont partis avec leur famille. Les autres ont repris un emploi. Deux d’entre eux sont susceptibles de travailler sur des thèmes de recherche qui pourraient avoir des applications militaires, mais, je le répète, comment savoir ? Où se situe la frontière entre la physique pacifique et la recherche militaire ? Je n’en sais rien. — Et les trois manquants ? — L’un d’eux s’est installé en Amérique du Sud. Je propose que nous lancions une opération pour aller voir de plus près ce qui se passe en Argentine. — Et les Américains ? — Rien de sûr. Je pense qu’ils sont dans le brouillard tout comme nous. Le colonel se tut un instant. — Je vois mal pourquoi ils auraient intérêt à favoriser la prolifération d’armes nucléaires, c’est contraire à leur politique. — Expliquez-moi alors comment a fait Israël. — Les Israéliens ont obtenu des matières nucléaires il y a plus de vingt ans auprès des Américains, du plutonium provenant de l’usine de Savannah River, et de l’uranium enrichi fabriqué en Pennsylvanie. Les Américains ont même lancé une enquête. On pense qu’il s’agit de la plus grosse opération jamais montée par le Mossad, avec l’aide de juifs américains qui occupaient des postes clés. Il n’y a pas eu de poursuites. Il était impensable d’apporter des preuves susceptibles de mettre en cause des sources impossibles à démasquer, et il aurait été politiquement peu opportun de mettre le doigt sur les faiblesses des mesures de sécurité, dans un domaine aussi sensible. Tout a été réglé en douce. Les Américains et les Européens ont montré un certain laxisme en vendant de la technologie nucléaire à de nombreux pays — le capitalisme à l’ouvrage, il y avait de grosses sommes en jeu —, mais nous avons commis la même erreur avec la Chine et l’Allemagne, non ? conclut le colonel. Je ne crois pas que les Américains aient plus intérêt que nous à voir des armes nucléaires dans les mains des Allemands. — Quelle est la prochaine étape ? — Je ne sais pas, mon général. Nous allons continuer à chercher en essayant de ne pas nous faire remarquer. Je crois vraiment que nous devrions voir ce qui se passe en Amérique du Sud. Ensuite, je suggère quelques enquêtes très discrètes dans l’armée allemande pour voir si nous ne trouvons pas trace de programme nucléaire militaire de ce côté-là. — S’il y en avait un, nous le saurions. — Golovko prit l’air soucieux. — Mon Dieu, comment dire une chose pareille ? Quels sont les systèmes d’emport les plus vraisemblables ? — L’avion. Il n’y a pas besoin de lanceur balistique, il n’y a pas si loin de l’Allemagne de l’Est jusqu’à Moscou. Ils sont bien placés pour connaître les capacités de notre défense aérienne, on a laissé suffisamment de choses chez eux. — Ça y est, Piotr, les bonnes nouvelles sont terminées pour l’après-midi ? Le colonel fit un petit sourire amer. — Rien d’autre, et quand je pense à ces imbéciles d’Occidentaux qui chantent sur tous les tons que le monde est enfin devenu sûr. * * * Le processus de dépôt sous vide de l’alliage tungstène-rhénium était d’une simplicité enfantine. Ils utilisaient pour cela un four à ondes radioélectriques, une sorte de four à micro-ondes. La poudre métallique était d’abord versée dans un moule et introduite dans le four, mais le chauffage ne suffisait pas à faire fondre le tungstène, qui a une chaleur spécifique élevée. Il fallait donc mettre la poudre sous pression, moyennant quoi on obtenait un bloc qui n’était pas exactement aussi solide que du métal, mais suffisamment pour être ensuite traité comme tel. Ils firent une par une douze pièces identiques. Les tolérances n’étaient pas très sévères, et les éléments furent soigneusement rangés sur l’une des étagères installées dans l’atelier. La plus grosse des machines-outils travaillait sur une pièce de béryllium assez imposante qui mesurait cinquante centimètres sur vingt. Sa forme tourmentée en rendait l’usinage assez délicat, même sur une machine à commande numérique, mais il fallait bien en passer par là. — Comme vous pouvez le voir, le flux neutronique initial sera sphérique à partir du primaire, mais il se fera piéger par le béryllium, expliquait Fromm à Qati. Ces pièces métalliques réfléchissent les neutrons qui arrivent à environ vingt pour cent de la vitesse de la lumière. Ils s’échapperont par cet orifice unique. À l'intérieur de l’hyperboloïde, vous avez le cylindre de deutérure de lithium enrichi au tritium. — Ça va si vite que ça ? demanda le commandant. Mais les explosifs auront tout détruit avant. — Non. L’explosion est très rapide, mais il faut seulement trois secousses aux neutrons pour déclencher la réaction nucléaire. — Trois quoi ? — Secousses. — Fromm eut un petit sourire. — Vous savez ce qu’est une nanoseconde, ja ? Dans ce laps de temps, la lumière ne parcourt que trente centimètres. Qati hocha la tête. Sûr, c’était pas longtemps. — Bon. Une « secousse » dure dix nanosecondes, le temps pour la lumière de parcourir trois mètres. Le mot a été inventé par les Américains dans les années quarante à partir d’une plaisanterie de techniciens, vous voyez ce que je veux dire. Pour exprimer les choses autrement, en trois « secousses », le temps que met la lumière pour parcourir environ neuf mètres, la bombe a explosé. C’est plusieurs milliers de fois moins que le temps nécessaire à des explosifs chimiques pour détruire quoi que ce soit. — Je vois, fit Qati, en mentant à moitié. Il quitta les lieux, laissant Fromm à ses rêveries abominables. Gunter l’attendait dehors. — Alors ? — J’ai quelque chose pour la partie américaine de l’opération, lui dit Bock. Il déplia une carte et la posa sur le sol. — Nous’allons déposer la bombe ici. Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? demanda aussitôt le commandant. Il y a combien de gens ? — Plus de soixante mille. Si la bombe fonctionne comme prévu, le rayon mortel couvrira toute cette zone. Le nombre total de morts devrait être compris entre cent et deux cent mille. — C’est tout ? Avec une arme nucléaire ? — Mais, Ismaël, ce n’est jamais qu’une grosse bombe. Qati ferma les yeux et jura silencieusement. Une minute avant, on lui expliquait qu’il s’agissait de phénomènes qui dépassaient l’entendement normal, et maintenant, on lui expliquait le contraire. Mais le commandant était assez intelligent pour savoir que les deux experts avaient simultanément raison. — Et pourquoi cet endroit ? Bock le lui expliqua. — Ce serait quand même pas mal d’arriver à tuer leur président. — Tentant, mais pas forcément très efficace. Nous pourrions poser la bombe à Washington, mais je pense que les risques sont élevés, beaucoup trop élevés. Commandant, nous devons tenir compte du fait que nous n’avons qu’une seule bombe, et une seule chance. Nous devons donc minimiser le risque d’être détecté et choisir le site en fonction de la facilité d’accès plus que de toute autre considération. — Et pour l’Allemagne ? — Ça a marché sans problème. — Allons-nous y arriver ? demanda Qati, les yeux perdus dans les collines poussiéreuses du Liban. — À mon avis, soixante pour cent de chances. « Enfin, nous allons punir les Américains et les Russes », songea le commandant. Mais une autre question lui vint immédiatement à l’esprit : « Cela suffira-t-il ? » Le visage de Qati se fit plus dur. Et ce n’était pas la seule inconnue. Qati savait qu’il allait mourir. Les progrès de la maladie étaient fluctuants, comme une marée qui avance inexorablement, mais la marée ne revenait jamais exactement là où elle était parvenue un mois ou un an plus tôt. Il se sentait plutôt bien aujourd’hui, mais il savait très bien que c’était tout à fait relatif. Il y avait plus de chances pour que sa vie se termine dans l’année qui venait, que de voir le plan de Bock réussir. Était-il possible qu’il meure sans voir sa mission accomplie ? Non, et si sa propre mort était hautement probable, quelle importance avait alors la vie des autres ? C’étaient des infidèles, après tout. « Gunter est un infidèle, un vrai de vrai. Marvin Russell ne vaut pas mieux, un païen, en plus. Les gens que tu te proposes de tuer… ce ne sont pas tous des incroyants. Ce sont des Gens du Livre, les disciples induits en erreur du prophète Jésus, mais ils croient au Dieu unique. » Et les juifs aussi étaient des Gens du Livre. Le Coran l’affirmait clairement. Ils étaient les ancêtres spirituels de l’islam, et les fils d’Abraham, tout comme les Arabes. Leur religion avait tellement de points communs avec la sienne. Sa guerre contre Israël n’était pas une guerre de religion. Ce qui était en cause, c’était son peuple, chassé de sa terre, chassé par un autre peuple qui se prétendait poussé par des motifs religieux alors que la vraie raison était tout autre. Qati savait regarder en face ses propres croyances, contradictions comprises. Les Américains étaient ses ennemis, les Russes étaient ses ennemis. C’était là sa théologie personnelle, et, bien qu’il se prétendît musulman, ce qui guidait son existence avait très peu de choses à voir avec Dieu, quoi qu’il eût pu raconter à ses partisans. — Continue à mettre ton plan au point, Gunter. 20 COMPÉTITION On était à la moitié de la saison de football, les Vikings et les Chargers étaient toujours en tête de la coupe. Après avoir dû se résigner à perdre après prolongations dans le Minnesota, San Diego prit sa revanche la semaine suivante à domicile contre Indianapolis, écrasé quarante-cinq à trois. Le lundi soir, les Vikings eurent du mal avec les Géants et finirent par les battre vingt et un à dix-sept. Tony Wills franchit le cap des mille mètres aux trois quarts du huitième match de la saison, et fut désigné joueur de l’année. Il devint en outre porte-parole officiel de la campagne présidentielle contre la drogue. Les Vikings succombèrent contre les Quarante-Neuf, perdant par vingt-quatre à seize, ce qui compensa leur victoire sept à un contre San Diego. Leurs concurrents les plus proches dans leur poule étaient les Ours, quatre contre trois. Le classement fluctuait au gré des matches. Comme à l’accoutumée, la seule menace réelle était constituée par les Dauphins et les Raiders, qui devaient rencontrer les Chargers tout à la fin de la saison. Cela n’arrangeait pas pour autant le moral de Ryan. Il avait toujours du mal à s’endormir, alors qu’une chape de fatigue lui tombait dessus et constituait désormais l’essentiel de son existence. Dans le temps, lorsque les soucis lui gâchaient ses nuits, il allait à la fenêtre contempler la baie de Chesapeake, et il restait là à regarder passer les bateaux et les embarcations, à quelques nautiques seulement. Maintenant, il était obligé de s’asseoir. Il avait les jambes en coton, il était tout le temps fatigué, et il devait faire un effort de volonté pour se mettre debout. Son estomac se rebellait contre les aigreurs provoquées par le stress, aggravées par la caféine et l’alcool. Il avait besoin de sommeil, d’un profond sommeil pour détendre ses muscles et vider son cerveau de toutes ces décisions à prendre au jour le jour. Il avait besoin de faire du sport, il avait besoin de beaucoup de choses. Et au lieu de cela, il souffrait d’insomnies, avec un cerveau qui n’arrêtait pas de remâcher les idées de la journée et les échecs de la nuit. Jack savait parfaitement que Liz Elliot le haïssait. Il croyait même savoir comment cela était arrivé. C’était lors de leur première rencontre quelques années plus tôt, à Chicago. Elle était de mauvaise humeur, lui aussi, et ils avaient fait connaissance en échangeant quelques propos assez durs. La différence, c’était qu’il avait tendance à oublier ce genre de choses — dans la plupart des cas — et qu’elle n’oubliait rien. En plus, elle avait l’oreille du président. À cause d’elle, son rôle dans le traité du Vatican ne serait jamais reconnu. La seule chose qu’il eût faite et qui ne fût pas liée à son travail à l’Agence — Ryan était fier de ce qu’il avait réalisé à la CIA, mais il savait que c’était limité à des questions politiques ou stratégiques, destinées à améliorer le sort de son pays, alors que le traité du Vatican devait améliorer le sort du monde entier : il y avait là de quoi être fier. Eh bien non, tout le crédit en était donné à d’autres. Jack ne revendiquait pas qu’on lui en accorde la paternité entière, il n’avait pas été le seul à y travailler, mais il voulait que l’on fasse mention honnêtement de tous les acteurs. Était-ce trop demander ? Quatorze heures de boulot par jour, la plupart du temps en voiture, les trois fois où il avait risqué sa vie pour son pays — et tout ça pour quoi ? Pour que cette pute sortie de Bennington puisse descendre en flammes les résultats de ses analyses. « Liz, tu ne serais même pas là où tu es sans moi et sans ce que j’ai fait pour mon pays. Et ton patron, l’homme de glace, Jonathan Robert Fowler de l’Ohio, il ne serait pas là non plus. » Mais ils ne pouvaient pas le savoir, Jack avait donné sa parole. Donné sa parole pourquoi ? Le pire de tout, c’est que cela avait maintenant des conséquences à la fois prévisibles et inattendues. Il avait encore déçu sa femme cette nuit. Il n’y comprenait rien. C’était comme de tourner l’interrupteur et ne pas avoir de lumière. C’était comme s’il n’était pas un homme, il n’y avait pas de description plus simple. « Je suis un homme. J’ai fait tout ce qu’un homme doit faire pour être un homme. — Mais essaie donc d’expliquer ça à ta femme, couillon ! — Je me suis battu pour défendre ma famille, pour mon pays, j’ai tué des gens pour eux, j’ai gagné le respect des plus grands. J’ai fait des choses que personne ne saura jamais, j’ai gardé les secrets que je devais garder. J’ai servi aussi bien que n’importe qui. — Alors, pourquoi restes-tu planté là à regarder l’eau à 2 heures du matin, monsieur le meilleur ? — J’ai fait la différence ! enrageait son cerveau. — Mais qui le sait, qui en a quelque chose à faire ? — Mes amis ? — Ils t’ont rendu de fiers services, mais, à propos, quels amis ? Ça fait combien de temps que tu n’as pas vu Skip Tyler ou Robby Jackson ? Tes amis de Langley, pourquoi ne pas leur confier tes problèmes ? L’aube arriva par surprise, mais il fut encore plus surpris de constater qu’il avait dormi, assis là tout seul au salon. Jack se leva, les muscles engourdis, pas suffisamment reposés par les quelques heures au cours desquelles il n’était pas resté éveillé. Ce n’était pas vraiment ce qu’on pouvait appeler du sommeil, se dit-il en se dirigeant vers la salle de bain. Simplement, c’était un intervalle de temps pendant lequel il n’avait pas été éveillé. Sommeil signifie repos, et il se sentait étrangement fatigué, sans compter le mal de tête, le vin qu’il avait bu la veille. Seule bonne nouvelle — si on peut appeler ça ainsi —, Cathy ne se levait pas trop tôt, aujourd’hui. Jack se fit du café et attendit devant la porte l’arrivée de Clark. — Alors, encore un fameux week-end, je vois, fit-il en regardant Jack monter en voiture. — Et toi, John ? — Écoutez, monsieur le directeur adjoint, si vous voulez m’engueuler, allez-y. Vous étiez déjà dans un état lamentable il y a deux mois, et ça ne s’améliore pas. C’était quand, la dernière fois que vous avez pris des vacances, que vous êtes parti un jour ou deux ? Comme ça, vous pourriez espérer faire semblant d’être quelqu’un au lieu d’avoir peur de passer pour un poinçonneur de tickets qui ne veut pas qu’on s’aperçoive qu’il s’est absenté. — Clark, vous avez vraiment le don d’embellir mes matinées. — Hé, dites-moi, je ne suis qu’un modeste agent, mais vous avez tort de me reprocher de faire mon boulot sérieusement. Mon boulot, c’est de vous protéger, OK ? — John ralentit et s’arrêta sur le bas-côté. — Jack, j’ai déjà connu ça. Vous vous crevez au boulot. Vous brûlez la chandelle par les deux bouts et par le milieu. C’est déjà pénible quand on a vingt ans, mais vous n’avez plus vingt ans, sinon personne ne prendrait la peine de vous le dire. — Je sais bien que les infirmités viennent avec l’âge. Ryan essaya de sourire pour montrer que tout cela n’avait pas beaucoup d’importance et que Clark noircissait les choses. Mais cela ne marcha pas. John se rendit compte que Cathy n’était pas sur le pas de la porte. Des problèmes à la maison ? Il ne pouvait quand même pas le lui demander. Mais la tête de Ryan était suffisamment révélatrice. Il n’y avait pas que la fatigue, il était vidé de l’intérieur, toute cette merde qui lui pesait sur les épaules. Cabot — ce n’était pas un mauvais bougre, il le savait bien, mais la vérité était qu’il ne connaissait pas son boulot. Si bien que le Congrès se reposait sur Ryan, que les directions « Renseignement » et « Action » dépendaient de Ryan qui assurait la direction et la coordination. Il ne pouvait pas fuir ses responsabilités, et il n’était pas du genre à comprendre qu’il aurait pu déléguer un certain nombre de choses. Les autres directeurs auraient pu assumer davantage, mais ils laissaient faire Ryan. Le directeur adjoint aurait poussé un coup de gueule et tout serait rentré dans l’ordre, mais Cabot était-il décidé à le soutenir ? Ou la Maison-Blanche pourrait prendre ça comme une tentative de Jack pour prendre le pouvoir. Enfoirés d’hommes politiques ! se disait Clark en se remettant en route. La politique des bureaux, la politique politicienne. Et en plus, quelque chose n’allait pas chez Ryan. Clark ne savait pas quoi, mais il savait qu’il se passait quelque chose. « Jack, vous êtes beaucoup trop bon pour faire ce métier ! » — Je peux vous donner un petit conseil ? — Allez-y toujours, répondit Ryan, en lisant les messages. — Prenez deux semaines, allez à Disneyworld, au Club Med, trouvez une plage et faites de la marche. Foutez le camp de cette ville pendant quelque temps. — Les gosses vont en classe. — Sortez-les de l’école, pour l’amour du ciel ! Il vaudrait peut-être mieux les laisser à la maison et partir un peu, vous et votre femme. Mais non, c’est pas votre genre. Emmenez-les voir Mickey. — Je ne peux pas. Ils vont en classe. — Ils sont dans le primaire, pas au lycée. S’ils manquent deux semaines, deux semaines de divisions avec virgule et comment on écrit « écureuil », ça ne met pas leur développement intellectuel en péril. Vous avez besoin de partir, de recharger les batteries, d’aller sentir l’odeur des roses ! — J’ai trop à faire, John. — Écoutez-moi ! Vous savez combien de copains j’ai enterrés ? Vous savez combien j’ai vu disparaître de gars qui n’avaient jamais eu la chance d’avoir une femme, des gosses et une belle maison avec vue sur l’eau ? Un paquet, un sacré paquet, qui n’ont jamais eu le dixième de ce que vous avez. Vous avez tout ça, et vous vous donnez un mal pas croyable pour tout foutre en l’air — et vous finirez bien par y arriver. D’une manière ou d’une autre, je vous donne, allez, dix ans. — Mais j’ai une tâche à accomplir ! — Ce n’est pas assez important pour que vous vous foutiez en l’air l’existence, espèce de mule ! Vous ne voulez pas comprendre ? — Et qui fera tourner la boutique ? — Monsieur, c’est peut-être pas évident de vous remplacer quand vous êtes au mieux de votre forme, mais, dans l’état où vous êtes, ce jeune blanc-bec de Goodley serait capable de faire les choses aussi bien que vous. — Clark savait qu’il touchait un point sensible. — Vous croyez vraiment que vous êtes efficace, en ce moment ? — Voudriez-vous me faire une faveur et vous contenter de conduire ? Un nouveau rapport de Spinnaker l’attendait au bureau, à en croire les phrases codées qui figuraient dans les messages du matin. Et il y en avait également un de Niitaka. La journée promettait d’être chargée. « C’était exactement ce dont j’avais besoin », se dit Jack en fermant les yeux pour se reposer un peu. Mais ce fut bien pire. Ryan fut tout surpris de se retrouver au travail, encore plus surpris que son café n’ait pas réussi à combattre la fatigue. Il avait dormi une quarantaine de minutes. Il laissa Clark lui jeter un regard entendu et monta au sixième étage. Un coursier lui apporta deux gros dossiers, avec une note du directeur indiquant qu’il serait en retard. Ce mec avait des horaires de banquier. Il commença par Niitaka. D’après le document, les Japonais avaient l’intention de revenir sur un accord commercial péniblement acquis seulement six mois plus tôt. Ils expliquaient que des circonstances « malheureuses et imprévisibles », qui étaient peut-être en partie réelles, se dit Jack en parcourant rapidement la page, les y contraignaient. Après tout, les Japonais avaient des problèmes intérieurs comme tout le monde, mais il y avait autre chose. Ils voulaient monter un coup au Mexique… ça avait quelque chose à voir avec la visite de leur premier ministre à Washington, en février. Au lieu d’acheter des produits agroalimentaires aux Américains, ils avaient décidé de les acheter moins cher au Mexique, en échange d’une diminution des barrières douanières. De toute façon, c’était certainement ce qu’ils comptaient faire. Comme ils n’étaient pas sûrs d’obtenir cette concession des Mexicains, ils montaient un… un chantage ? — Bordel ! soupira Ryan. Le Parti révolutionnaire institutionnel mexicain, le PRI, n’était pas particulièrement renommé pour son intégrité, mais ce… ? Cela allait faire l’objet de discussions en tête à tête à Mexico. S’ils obtenaient cette concession, échangeant l’accès des produits alimentaires mexicains au Japon contre l’ouverture du marché mexicain aux produits japonais, le montant des exportations américaines prévues par l’accord de février dernier serait réduit d’autant. C’étaient les affaires. Les Japonais achèteraient un peu moins cher qu’aux États-Unis et ils s’ouvriraient simultanément un nouveau marché. Ils essaieraient de se trouver des excuses auprès des agriculteurs américains, des histoires d’engrais qui devaient être approuvés par leurs services de contrôle, par exemple. L’intensité du chantage était proportionnelle à l’importance de la cible. Vingt-cinq millions de dollars à payer moyennant un petit tour de passe-passe. Quand le président mexicain quitterait ses fonctions l’an prochain, il prendrait la direction d’une nouvelle société qui… non, les Japonais lui rachèteraient une société qu’il possédait déjà pour un montant honnête. Le nouvel actionnaire le maintiendrait en place, ferait augmenter la valeur de la société et lui verserait un salaire exorbitant en reconnaissance de ses compétences évidentes en matière de relations publiques. — Jolie reconversion, dit Ryan à voix haute. C’était presque à rire, et le plus drôle était que ce procédé aurait pu être légal aux États-Unis, à condition d’avoir un excellent avocat. Des tas de fonctionnaires du Département d’État ou du Commerce s’étaient vendus aux intérêts japonais immédiatement après avoir quitté l’administration. Il y avait tout de même une petite chose : ce que Ryan avait en main, c’était la preuve manifeste d’un complot. Les Japonais étaient trop naïfs : ils pensaient que certaines réunions étaient sacro-saintes, que certaines discussions ne franchissaient jamais les quatre murs de la pièce. Ils ignoraient que certains membres du gouvernement avaient une maîtresse, et que cette maîtresse savait délier les langues. Et ils ignoraient que les Américains avaient accès à tous ces renseignements, via un officier du KGB… « Réfléchis, mon garçon. » S’ils arrivaient à obtenir des preuves plus solides, et à les transmettre à Fowler… Mais comment faire ? On ne peut pas faire état du rapport d’un espion devant un tribunal… et en plus, un citoyen russe, un officier du KGB travaillant pour un pays tiers. Cependant, il ne s’agissait pas d’un procès devant un tribunal avec ses règles de procédure en matière de preuves. Fowler pouvait très bien en parler à leur premier ministre en tête à tête. Le téléphone de Ryan sonna. — Oui, Nancy ? — Le directeur vient d’appeler, il a la grippe. — Il a bien de la chance. Merci. La grippe, mon cul, fît Jack après avoir raccroché. Cet homme était un fainéant. « … Fowler peut agir de deux façons : option 1, lui dire face à face que nous savons ce qui se passe et que nous ne l’accepterons pas, que nous informerons le Congrès et… ; ou option 2, tout balancer à la presse. » L’option 2 aurait toutes sortes de conséquences désagréables, jusque sur le Mexique. Fowler n’aimait pas le président mexicain, et encore moins le PRI. On pouvait penser ce qu’on voulait de Fowler, mais c’était un homme honnête, et il avait horreur de la corruption sous toutes ses formes. L’option 1… Ryan devrait rendre compte à Al Trent, à coup sûr. Il faudrait lui parler de cette nouvelle opération, mais Trent n’hésitait pas à prendre ses responsabilités quand il s’agissait de commerce, et Fowler pouvait craindre qu’il n’en raconte trop à l’extérieur. D’un autre côté, était-il légalement possible de ne rien dire à Trent ? Ryan décrocha son téléphone. — Nancy, pourriez-vous dire au chef du service juridique que j’ai besoin de le voir ? Merci. « Maintenant, Spinnaker. Voyons, se dit Jack, ce que M. Kadishev a de nouveau aujourd’hui… « Dieu du ciel ! » Ryan se força à rester calme. Il lut entièrement le rapport, puis le relut une deuxième fois. Il redécrocha son téléphone et appuya sur la ligne directe de Mary Pat Foley. Le téléphone sonna pendant trente secondes avant que quelqu’un décroche. — Oui ? — Qui est à l’appareil ? — C’est de la part de qui ? — Le directeur adjoint, Ryan. Où est Mary Pat ? — En salle de travail, monsieur. Désolé, je ne savais pas qui appelait, continua l’homme. Ed est bien entendu auprès d’elle. — OK, merci. — Ryan raccrocha. — Merde ! D’un autre côté, il ne pouvait pas décemment lui en vouloir. Il se leva et alla à son secrétariat. — Nancy, Mary Pat est en train d’accoucher, annonça-t-il à Mme Cummings. — Merveilleux — enfin non, pas si merveilleux que ça, ce n’est pas très drôle, répondit Nancy. Des fleurs ? — Ouais, et quelque chose de bien — vous êtes plus compétente que moi. Mettez ça sur ma carte American Express. — On devrait peut-être attendre d’être sûrs que tout s’est bien passé ? — Vous avez raison. Ryan retourna à son bureau. « Et maintenant quoi ? se demanda-t-il. Tu sais très bien ce que tu dois faire. La seule question est de savoir si tu veux ou ne veux pas le faire. » Jack reprit son combiné et appuya sur un autre bouton d’accès direct. — Elizabeth Elliot, répondit-elle en décrochant sa ligne réservée, dont le numéro n’était connu que de quelques hauts responsables. — Jack Ryan. La voix déjà peu chaleureuse devint franchement glacée. — Qu’y a-t-il ? — Je voudrais voir le président. — À quel sujet ? lui demanda-t-elle. — Je ne peux pas en parler au téléphone. — Mais c’est une ligne protégée, Ryan ! — Pas assez protégée. Quand puis-je venir ? C’est important. — Important ? — Assez important pour modifier son emploi du temps, Liz ! aboya Ryan. Vous croyez que c’est pour mon plaisir ? — Calmez-vous et attendez un instant. — Ryan l’entendait tourner des pages. — Soyez là dans quarante minutes, vous aurez droit à un quart d’heure. Je m’occupe des autres rendez-vous. — Merci, madame Elliot. Ryan réussit à ne pas raccrocher trop brusquement. Que cette bonne femme aille au diable ! Il se releva. Clark était revenu et attendait dans le bureau de Nancy. — Faites chauffer le moteur. — Où allons-nous ? demanda Clark en se levant. — En ville. — Jack se tourna vers Nancy. — Nancy, appelez le directeur. Dites-lui qu’il faut que j’aille voir le Patron, et, avec tout le respect que je lui dois, dites-lui qu’il ferait bien de rappliquer. Mais c’était de pure forme, Cabot habitait la campagne, à une heure de voiture. — Bien monsieur. Si on pouvait compter sur quelque chose, c’était bien sur le professionnalisme de Nancy Cummings. — Il me faut trois photocopies de ces documents. Faites-en une de plus pour le directeur, et remettez l’original au coffre. — J’en ai pour deux minutes. — Parfait. Jack alla aux toilettes. En se regardant dans la glace, il put se rendre compte que Clark avait raison, comme d’habitude. Il avait vraiment une sale gueule, mais il n’y pouvait rien. — On y va ! — Quand vous voulez. Clark tenait à la main une serviette de cuir à fermeture à glissière contenant les documents. Il était écrit que tout irait mal, en ce lundi matin. Sur la I-66, un imbécile quelconque avait eu un accident, et la circulation était complètement bloquée. Le trajet qui aurait dû leur prendre dix ou quinze minutes leur en prit trente-cinq. Il fallait tenir compte de la circulation à Washington, même lorsque l’on était haut fonctionnaire. Quand la voiture de l’Agence prit West Executive Drive, ils étaient tout juste à l’heure. Jack essaya de ne pas courir en entrant dans le hall ouest de la Maison Blanche, pour ne pas se faire remarquer. Les journalistes utilisaient cet accès. Une minute après, il était dans le bureau de Liz Elliot, dans un coin du bâtiment. — Alors ? demanda le conseiller à la Sécurité nationale. — Je préférerais raconter une seule fois mon histoire. Un de nos agents nous a fait un rapport, et ça ne va pas vous faire plaisir. — Mais il faut tout de même que vous me mettiez sommairement au courant, insista Elliot. Pour une fois, elle avait raison. — Narmonov, ses militaires, et des histoires d’armes nucléaires. Elle hocha la tête. — Allons-y. Ils n’avaient pas beaucoup de chemin à faire, deux couloirs. Ils passèrent le barrage des huit gardes du corps qui protégeaient le président comme une horde de loups. — J’espère que vous ne m’avez pas dérangé pour rien, dit le président Fowler sans se lever. J’ai dû annuler une réunion budgétaire. — Monsieur le président, nous avons un agent, quelqu’un de haut placé, à l’intérieur même du gouvernement soviétique, commença Ryan. — Je suis au courant. Et je vous ai demandé de ne pas me dire son nom, vous vous en souvenez. — Oui, monsieur, fit Ryan. Aujourd’hui, je vais vous le dire. Oleg Kirilovitch Kadishev. Nous l’appelons Spinnaker. Il a été recruté voici quelques années par Mary Patricia Foley, quand elle était à Moscou avec son mari. — Pourquoi me racontez-vous ça ? demanda Fowler. — Pour que vous puissiez vous faire une idée de la valeur de ce qu’il raconte. Vous avez déjà vu ses rapports, sous les noms de code Restorative et Pivot. — Pivot ?… Il y en avait un en septembre, qui parlait des problèmes de Narmonov avec… je veux dire, il avait des ennuis avec ses services de sécurité. — Exact, monsieur le président. « Et un bon point pour vous, se dit-il. Vous vous souvenez de ce qu’on vous fait lire. » Ce n’était pas toujours le cas. — Je suppose que ses problèmes ont empiré, sans quoi vous ne seriez pas ici. Continuez, ordonna Fowler, en se mettant à l’aise. — Kadishev dit qu’il a rencontré Narmonov la semaine dernière, à la fin de la semaine. — Attendez une minute. Kadishev — il est membre de leur Parlement, à la tête de l’un des partis d’opposition, c’est bien ça ? — C’est ça, monsieur. Il a de nombreux entretiens en tête à tête avec Narmonov, et c’est pour cela qu’il a tant de valeur à nos yeux. — Très bien, je comprends. — D’après lui, lors de l’un de leurs derniers entretiens, Narmonov lui a confié que ses problèmes empiraient. Il a laissé ses militaires et les services de sécurité prendre davantage d’indépendance, mais il semblerait que ce ne soit pas suffisant. Une certaine opposition se manifeste à la mise en oeuvre du traité de réduction des armements. D’après ce rapport, les militaires soviétiques voudraient tout bloquer pour les SS-18 au lieu d’en éliminer six régiments comme convenu. Notre homme prétend que Narmonov serait prêt à céder sur ce point. Monsieur, cela constituerait une violation du traité, et c’est pour cela que je suis ici. — C’est vraiment important ? demanda Liz Elliot. Je veux dire, techniquement. — C’est un point que nous n’avons jamais réussi à exposer clairement. Le secrétaire Bunker le comprend, mais le Congrès n’a jamais réussi à voir le fond des choses. En réduisant les stocks d’armes nucléaires d’un peu plus de la moitié, nous changeons l’équation. Quand les deux côtés avaient dix mille corps de rentrée, les choses étaient simples, une guerre nucléaire était pratiquement impossible à gagner. Avec toutes ces têtes à détruire, il était impossible de les descendre en totalité, et il y en avait toujours assez pour déclencher une contre-attaque. « Mais avec les réductions, le mode de calcul change. À présent, en fonction de la composition des arsenaux, une telle attaque devient théoriquement possible, et c’est pourquoi cette composition a fait l’objet de tant de paragraphes dans le texte du traité. — Vous dites que la réduction rend la situation plus dangereuse qu’avant ? demanda Fowler. — Non, monsieur, ce n’est pas exactement cela. J’ai toujours dit — et j’en ai parlé avec l’équipe de négociation il y a plusieurs années, quand Ernie Allen s’en occupait — que le bénéfice stratégique d’une réduction de cinquante pour cent était illusoire et purement symbolique. — Allons, précisez votre pensée, fit Elliot sur un ton cinglant. Il s’agit de diviser par deux… — Madame Elliot, si vous preniez la peine de participer aux exercices Camelot, vous auriez moins de peine à comprendre. Et Ryan détourna les yeux avant de voir l’effet qu’il avait produit. Fowler vit Liz rougir instantanément, et se surprit à sourire en la voyant se faire rembarrer sous les yeux de son amant. Il se concentra sur Ryan, d’ores et déjà certain qu’Elizabeth et lui allaient discuter plus tard de cet incident. — Ce problème est très technique. Si vous ne me croyez pas, demandez donc au secrétaire Bunker ou au général Fremont, au SAC. Le paramètre décisif est la composition des forces. S’ils conservent ces régiments de SS-18, les Soviets en tireront un avantage décisif. Les conséquences sont importantes sur le traité, et ce n’est pas uniquement une affaire de nombre. Mais il y a encore mieux. — OK, fit le Président. — Si l’on en croit ce rapport, il semble qu’il existe une certaine collusion entre l’armée et le KGB. Comme vous le savez, ce sont les militaires qui détiennent les missiles, mais les têtes ont toujours été sous contrôle du KGB. Kadishev trouve que ces deux services s’entendent un peu trop bien, et que des problèmes de sécurité nucléaire pourraient bien apparaître. — Ce qui signifie ? — Ce qui signifie que le stock d’armes tactiques a pu être détourné. — Il manquerait des armes nucléaires ? — Des petites, oui, il prétend que c’est possible. — En d’autres termes, continua Fowler, leurs militaires essayent de faire chanter Narmonov et il est possible qu’ils détiennent quelques armes de faible puissance. « Pas mal, pas mal, monsieur le président. » — Exact, monsieur. Fowler se tut une trentaine de secondes, retournant tous ces faits dans sa tête, le regard perdu. — Jusqu’à quel point peut-on croire ce Kadishev ? — Monsieur le président, il travaille pour nous depuis cinq ans. Ses analyses nous ont toujours été très utiles, et, pour autant que nous sachions, il ne nous a jamais induits en erreur. — Il est possible qu’il ait été retourné ? demanda Elliot. — C’est possible, mais peu probable. Nous avons les moyens de nous en assurer. Il y a des phrases convenues dans chacun de ses comptes rendus, et elles figurent dans celui-ci. — Est-il possible de recouper ses informations avec d’autres sources ? — Désolé, c’est impossible dans ce cas. — Alors, vous êtes arrivé avec un rapport non confirmé ? demanda Elliot. — Vous avez raison, admit Ryan, qui ne se rendait pas compte à quel point il avait l’air excédé. C’est une chose que je ne fais pas souvent, mais dans ce cas, je crois que je peux me le permettre. — Comment faire pour essayer de confirmer les éléments de ce rapport ? demanda Fowler. — Nous pourrions faire faire quelques recherches discrètes par nos propres réseaux et, avec votre autorisation, nous pourrions avoir des conversations confidentielles avec certains services étrangers. Les British ont un très bon informateur au Kremlin. Je connais bien sir Basil Charleston, et je pourrais l’approcher, mais cela signifie que je devrais lui révéler une partie de ce que nous savons. Ce genre de choses n’est jamais gratuit. À ce niveau, il faut jouer donnant-donnant. Nous ne le faisons jamais sans autorisation du pouvoir exécutif. — Je vois, laissez-moi une journée de réflexion. Marcus est-il au courant ? — Non, monsieur le président, il a la grippe. En temps normal, je ne serais pas venu vous voir sans en avoir parlé au directeur, mais j’ai pensé que vous préféreriez être mis rapidement au courant. — Vous avez dit que les militaires soviétiques étaient politiquement plus fiables que cela, fit remarquer Elliot. — C’est exact. Une évolution comme celle que décrit Kadishev serait sans précédent. Historiquement, nous nous sommes toujours fait du souci avec les ambitions politiques supposées des militaires soviétiques, et nous nous sommes toujours trompés. Il semblerait que ce soit en train de changer. La possibilité d’une alliance de facto entre les militaires et le KGB est très préoccupante. — Ainsi, vous vous étiez trompé ? insista Elliot. — C’est bien possible, dut admettre Jack. — Et maintenant ? demanda Fowler. — Monsieur le président, que voulez-vous que je vous dise ? Que je suis peut-être en train de me tromper encore une fois ? C’est possible. Ai-je la certitude que ce rapport correspond à la réalité ? Non, je n’en suis pas certain, mais l’importance de ces informations est telle que je suis obligé de vous en parler. — Je suis moins préoccupée par les missiles que par ces histoires de têtes nucléaires, déclara Elliot. Si Narmonov est confronté à un chantage réel, alors… — Kadishev est un rival potentiel pour Narmonov, fit remarquer Fowler. Pourquoi lui faire confiance ? — Vous rencontrez régulièrement les leaders du Congrès, monsieur. Il en fait autant. Les rapports de forces au Congrès des députés du peuple sont beaucoup plus complexes qu’au Capitole. En outre, ils s’estiment sincèrement. Ils sont peut-être rivaux, mais ils ont également des vues communes sur beaucoup de sujets importants. — OK, je souhaite que ces informations soient recoupées par n’importe quel moyen, et le plus vite possible. — Bien, monsieur le président. — Comment se comporte Goodley ? demanda Elliot. — C’est un garçon brillant, il a une bonne perception du bloc de l’Est. J’ai lu un rapport qu’il avait fait à l’Institut Kennedy il y a un certain temps, et c’est plutôt mieux que ce que nos propres services ont pu écrire à l’époque. — Mettez-le sur cette affaire, il pourrait être utile d’avoir un esprit neuf, opina Liz. Jack fit non de la tête en prenant un air solennel. — C’est un sujet trop sensible pour lui. — Goodley est ce conseiller technique dont vous m’avez parlé ? Il est bon ? demanda Fowler. — Je crois. — Je le prends sur moi, Ryan, mettez-le sur ce dossier, ordonna le président. — Bien, monsieur. — Autre chose ? — Monsieur, si vous avez encore un instant, nous avons reçu quelque chose du Japon. Jack lui expliqua en quelques minutes de quoi il s’agissait. — Est-ce quelque chose de prouvé ?… — Fowler eut un franc sourire. — Que pensez-vous d’eux ? — Je crois qu’ils aiment bien se livrer à ces petits jeux, répondit Ryan. Et je n’envie pas ceux qui doivent négocier avec eux. — Quels moyens avons-nous de vérifier ? — La source est sûre. Encore un qui nous rend de grands services. — Ce serait tout de même bien si… comment faire pour savoir si c’est bien quelque chose de sérieux ? — Je ne sais pas, monsieur le président. — Ça me donnerait une occasion de le prendre de court, j’en ai assez de ces problèmes commerciaux, et j’en ai assez qu’on me mente. Essayez de trouver un moyen. — Nous allons essayer, monsieur le président. — Merci d’être venu. Le président ne se leva pas, ne lui tendit pas la main. Ryan se leva et sortit. — Qu’en penses-tu ? demanda Fowler tandis que Liz parcourait le rapport. — Ça confirme ce que Talbot dit sur la vulnérabilité de Narmonov… en pire. — Je suis bien d’accord. Ryan a l’air harassé. — Il ne devrait pas aller courir le guilledou. — Hmmm ? grogna le président sans lever les yeux. — J’ai un rapport d’enquête préliminaire du ministère de la Justice. On dirait qu’il a une double vie, comme nous le suspections, et il y a un gosse. C’est la veuve d’un sergent de l’armée de l’Air qui s’est tué à l’entraînement. Ryan a dépensé beaucoup d’argent pour s’occuper de sa famille, et sa femme n’est au courant de rien. — Je n’aime pas beaucoup ce genre de scandales, je n’ai vraiment pas besoin d’une autre affaire de coureur de jupon après ce qui est arrivé à Charlie. « Heureusement, ils n’ont rien découvert sur notre compte », aurait-il pu ajouter. C’était pourtant différent. Alden était marié, Ryan aussi. Fowler ne l’était pas, ce n’était pas la même chose. — Tu es bien sûre de ça ? Tu me dis qu’il s’agit d’un rapport préliminaire ? — C’est vrai. — Essaie de faire confirmer et dis-moi ce que tu auras trouvé. Liz acquiesça de la tête et continua. — Cette histoire de militaires soviétiques… embêtant. — Très embêtant, convint Fowler. On en parlera au déjeuner. * * * — Nous voici à mi-parcours, annonça Fromm. Je peux vous demander une faveur ? — Laquelle ? répondit Ghosn, en espérant qu’il n’avait pas envie de retourner en Allemagne pour aller voir sa femme — ça risquait d’être ennuyeux. — Je n’ai rien bu depuis deux mois. Ibrahim sourit. Vous comprenez bien que je ne peux pas autoriser une chose pareille. — Mais je ne suis pas soumis aux mêmes règlements. — L’Allemand sourit à son tour. — Je ne suis jamais qu’un infidèle, après tout. Ghosn éclata de rire. — C’est vrai, j’en parlerai à Gunter. — Merci. — Demain, on attaque le plutonium. — Ce sera long ? — Oui, et il y a aussi les blocs d’explosif. Pour le moment, on tient exactement les délais. — Bonne nouvelle. Le jour avait été fixé au 12 janvier. * * * « Qui avons-nous de bon au KGB ? » se demanda Ryan après être revenu à son bureau. Le gros problème, avec le rapport de Spinnaker, c’était que le KGB semblait fidèle à Narmonov dans sa grande, pour ne pas dire dans son immense majorité. Ce n’était peut-être pas aussi vrai de la Deuxième Direction, spécialisée dans la sécurité intérieure. Mais ce l’était certainement de la Première Direction, également connue comme la direction de l’Étranger, surtout avec un homme comme Golovko au poste de directeur adjoint. Cet homme était un vrai professionnel, il n’avait pas d’attache politique particulière. Ryan songea un instant à l’appeler directement — non, il valait mieux le rencontrer… mais où ? Non, c’était trop dangereux. — Vous voulez me voir ? Goodley passa sa tête dans la porte, et Ryan lui fit signe d’entrer. — Vous voulez une promotion ? — Que voulez-vous dire ? — Je veux dire que, sur ordre du président des États-Unis, je dois vous mettre sur une affaire pour laquelle, à mon avis, vous n’êtes pas encore prêt. Jack lui tendit le rapport Spinnaker. — Lisez. — Mais pourquoi moi ? Et pourquoi… — J’ai également dit que vous aviez fait un très bon boulot en prédisant l’éclatement du Pacte de Varsovie. À propos, c’était meilleur que tout ce que nous avons pu produire ici sur le sujet. — Ça ne vous ennuie pas si je vous dis que vous êtes quand même quelqu’un de bizarre ? — Qu’est-ce que ça signifie ? lui demanda Jack. — Vous n’aimez pas mes façons de faire, mais vous me félicitez pour mes travaux. Ryan se laissa aller dans son siège et ferma les yeux. — Ben, croyez-moi ou pas, je n’ai pas toujours raison. Je commets des erreurs. J’ai même fait quelques grosses conneries, mais je suis assez intelligent pour m’en rendre compte, et, comme je suis intelligent, j’écoute ce que me disent les gens qui ne sont pas de mon avis. C’est une bonne habitude à prendre, et c’est l’amiral Greer qui me l’a enseignée. Si vous ne deviez retenir qu’une seule chose de votre passage ici, Ben Goodley, je crois que c’est celle-là. On ne peut pas se permettre trop d’échecs dans cette maison. Ça nous arrive quand même, mais ce n’est pas une raison. Ce rapport que vous avez fait à Kennedy était meilleur que ce que j’ai fait moi-même. Il est possible en théorie que vous puissiez encore une fois avoir raison et que j’aie tort. Ça vous va ? — Oui, monsieur, répondit tranquillement Goodley, surpris de cette tirade. Bien sûr qu’il avait eu raison et que Ryan avait eu tort. C’est bien pour ça qu’il était ici. — Lisez. — Ça vous ennuie si je fume ? Jack ouvrit les yeux. — Vous fumez ? — J’ai arrêté il y a deux ans, mais depuis que je suis ici… — Essayez de perdre cette habitude, mais avant, donnez-m’en une. Ils allumèrent leurs cigarettes et firent des ronds en silence. Goodley lisait le rapport, Ryan surveillait ses yeux. Le conseiller technique leva la tête. — Bon Dieu ! — Votre première réaction est bonne. Alors, qu’en pensez-vous ? — Ça semble plausible. Ryan hocha la tête. — C’est exactement ce que j’ai dit au président il y a une heure. Je ne suis pas sûr de moi, mais il fallait que je lui en parle. — Qu’attendez-vous de moi ? — Je voudrais que vous fouilliez un peu. Les gens de la DI vont disséquer le texte pendant deux jours, j’aimerais que vous me fassiez part de votre propre analyse, avec un autre regard. — Ça veut dire quoi ? — Ça veut dire que vous croyez que c’est plausible, et que j’ai des doutes. Par conséquent, vous allez chercher les raisons pour lesquelles ça pourrait ne pas être vrai, et j’en ferai autant de mon côté avec l’hypothèse inverse. — Jack se tut — La direction du Renseignement fera son travail comme d’habitude. Mais ils sont trop organisés, chez eux. Et ce n’est pas ce que je veux. — Mais vous voulez que je… — Je veux que vous fassiez marcher vos méninges. Je pense que vous êtes intelligent, Ben, et je veux que vous me le prouviez. En plus, c’est un ordre. Goodley réfléchit. Il n’était habitué ni à donner ni à recevoir des ordres. — Je ne sais pas si j’en suis capable. — Et pourquoi pas ? — C’est contraire à mes opinions, ce n’est pas de cette façon que je vois le problème, c’est… — Ce qui vous gêne avec moi et un tas de gens dans cette maison, c’est l’état d’esprit de la CIA, n’est-ce pas ? Vous avez en partie raison, il y a un esprit maison, et il a ses inconvénients. Il est également vrai que votre façon de voir présente ses propres inconvénients. Si vous arrivez à me démontrer que vous n’êtes pas plus prisonnier de votre façon de voir que moi de la mienne, alors, vous avez un avenir ici. L’objectivité n’est pas une chose facile, il faut s’y entraîner. L’enjeu était intéressant, se dit Goodley. Et il se demanda s’il n’avait pas commis une erreur de jugement avec le DDCI. * * * — Russell coopérera ? — Oui, Ismaël, j’en suis sûr, répondit Bock en buvant sa bière. Il avait fait venir d’Allemagne une caisse de bière export pour Fromm, et il en avait mis un peu de côté pour lui. — Il pense que nous voulons faire exploser une grosse bombe conventionnelle pour interrompre la couverture du match par la télévision. — Original, mais pas très intelligent, remarqua Qati. Il avait bien envie d’une bière, mais n’osait pas en demander. Il se dit en outre que ce ne serait pas très bon pour son estomac, et il venait de passer trois jours dans une forme relativement bonne. — Il ne voit que les aspects tactiques de l’opération, c’est vrai, mais il nous sera très utile. Son aide sera cruciale dans cette phase. — Fromm s’en tire très bien. — C’est bien ce que je pensais. C’est vraiment malheureux de penser qu’il ne verra jamais le fruit de ses efforts. Ce sera pareil pour les ouvriers ? — Malheureusement oui. Qati fronça les sourcils. La vue du sang ne lui faisait pas grand-chose, mais il n’avait jamais tué sans nécessité. Il avait déjà éliminé des gens pour raisons de sécurité, mais pas souvent. C’était presque devenu de la routine. « Mais, se demandait-il intérieurement, pourquoi se faire du souci pour quelques-uns, quand on projette d’en tuer d’autres en bien plus grand nombre ? » — Tu as réfléchi à ce qu’il faudrait faire en cas d’échec ou si on est découverts ? — Oui, bien sûr, répondit Qati en souriant, et il le lui expliqua. — C’est ingénieux. Il vaut mieux prévoir tout ce qui peut arriver. — Je savais bien que ça te plairait… TOM CLANCY LA SOMME DE TOUTES LES PEURS 2 ROMAN Traduit de l’anglais par Luc de Rancourt Albin Michel 21 CONNECTIVITÉ Il fallut deux semaines, mais un employé du KGB qui travaillait aussi pour la CIA finit par apprendre quelque chose : une opération était en cours en Allemagne à propos d’armes nucléaires. Tout était dirigé depuis Moscou, Golovko supervisait personnellement les choses. Le KGB de Berlin était tenu en dehors du coup. Rapport terminé. — Eh bien, demanda Ryan à Goodley, qu’en pensez-vous ? — Ça colle avec le rapport de Spinnaker. Si cette histoire d’armes nucléaires tactiques manquantes est vraie, il est assez logique qu’ils aillent voir ce qui aurait pu se passer du côté des forces qu’ils ont retirées de là-bas. C’est fou tout ce qui se perd dans les transports. J’ai perdu deux caisses de livres quand j’ai déménagé ici. — J’aime à croire que les gens font un peu plus attention quand il s’agit d’armes nucléaires, fit sèchement Ryan — Il se dit que Goodley avait encore beaucoup de choses à apprendre. — Quoi d’autre ? — J’ai cherché des éléments capables de contredire le rapport. Les Soviétiques prétendent que, s’ils sont incapables de neutraliser leurs SS-18, c’est parce que l’usine qu’ils ont construite dans ce but est inopérante. Nos inspecteurs envoyés sur place n’arrivent pas à savoir si c’est vrai ou pas — c’est une affaire d’ingénieurs. J’ai du mal à croire que si les Russes ont réellement construit ce truc — et Bon Dieu, ça fait un bout de temps qu’ils fabriquent des SS-18 —, ils ne parviennent pas à réaliser une installation pour les démanteler en toute sécurité. Ils disent qu’ils ont des problèmes avec le propergol et les termes précis du traité. Les 18 utilisent des propergols liquides et sont pressurisés — Ce qui signifie que le corps de l’engin doit être sous pression pour rester rigide. Ils ne réussissent pas à les sortir sans les endommager, et le traité exige que les missiles arrivent intacts à l’usine de destruction. De plus, l’usine n’est pas vraiment bien conçue, à ce qu’ils prétendent. Des histoires de défaut de conception et de contamination de l’environnement. Les propergols stockables sont des trucs épouvantables, il faut prendre un tas de précautions pour ne pas empoisonner les gens, et l’installation n’est qu’à trois kilomètres d’une ville... — Goodley s’interrompit. — Cette explication est plausible, mais on se demande comment ils ont pu faire une chose pareille. — C’est un problème structurel, fit Jack. Ils ont du mal à implanter leurs usines loin des villes pour la simple raison que peu de gens ont des voitures, et que pour les faire venir sur leur lieu de travail, c’est plus compliqué que chez nous. Ce sont des considérations subtiles de ce genre qui rendent si difficile la compréhension de ce qui se passe chez les Russes. — D’un autre côté, cela peut leur servir de prétexte pour essayer de nous faire marcher. — Bien vu, Ben, remarqua Jack. Vous vous mettez à réagir comme un véritable espion. — Quelle maison de fous ! — Les propergols stockables sont vraiment des trucs emmerdants, puisque vous en parliez. Corrosifs, très réactifs, toxiques. Vous vous souvenez des problèmes que nous avons connus avec les Titan-II ? — Non, reconnut Goodley. — Leur entretien est quelque chose de pas possible. Il faut prendre un nombre incroyable de précautions, et malgré cela, il y a encore des fuites accidentelles. Les fuites corrodent tout, blessent les techniciens de maintenance... — On a fait part de notre avis sur ce point ? demanda Goodley sans avoir l’air d’y toucher. Ryan se mit à sourire, les yeux clos. — Je n’en suis pas sûr. — Nous sommes supposés avoir de meilleures informations que ça, et être capables de comprendre ce qui se passe. — Ouais, les gens attendent de nous que nous sachions tout sur chaque caillou, chaque flaque, chaque personnalité dans le monde entier. — Il ouvrit les yeux. — Mais ce n’est pas le cas. Nous n’avons jamais pu le faire, et nous ne le ferons jamais. Décevant, non ? La CIA omnisciente. Quand nous sommes en face d’un problème important, tout ce que nous pouvons proposer, ce sont des probabilités, pas des certitudes. Et comment le président peut-il prendre des décisions si nous ne lui fournissons que des opinions éclairées au lieu de faits irréfutables ? C’est un problème que j’ai déjà soulevé, je l’ai même écrit. Nous ne fournissons la plupart du temps qu’un point de vue autorisé. Vous savez, il est assez embêtant de devoir produire un document dans le genre de celui-ci. Jack montra des yeux le rapport de la direction du Renseignement. Les spécialistes de l’URSS avaient disséqué le rapport Spinnaker pendant une semaine, et avaient conclu qu’il était probablement fondé, mais qu’il risquait aussi de résulter d’un malentendu. Jack referma les yeux, en espérant que son mal de tête allait finir par le lâcher. — Ça, c’est notre problème structurel. Nous examinons diverses probabilités. Si vous fournissez aux gens un avis arrêté, vous courez le risque d’avoir tort. Et vous savez ce qui se passe ? On se souvient davantage des fois où vous avez eu tort que de celles où vous aviez raison. Tout nous pousse donc à prendre en compte toutes les hypothèses. Intellectuellement, il faut reconnaître que c’est assez honnête. Mais c’est aussi une façon d’évacuer les problèmes. Ça ne permet pas de fournir aux gens ce qu’ils cherchent. Ils ont besoin aussi souvent de probabilités que de certitudes, mais ils ne le savent pas toujours. Il y a de quoi rendre fou, Ben. Les bureaucrates extérieurs à l’Agence nous demandent quelque chose que nous ne pouvons leur fournir, et notre bureaucratie interne n’aime pas prendre de risques, comme les autres. Bienvenue dans le monde du renseignement. — Je ne vous croyais pas aussi cynique. — Je ne suis pas cynique, je suis réaliste. Il y a des choses que nous savons, et d’autres que nous ignorons. Les gens d’ici ne sont pas des robots ; simplement, ils cherchent des réponses et trouvent d’autres questions. Il y a beaucoup de personnes remarquables dans ce bâtiment, mais la bureaucratie étouffe les opinions individuelles, et ce sont les individus qui découvrent des choses intéressantes, pas les comités. Quelqu’un frappa à la porte. — Entrez. — Monsieur Ryan, votre secrétaire n’est pas... — Elle rentrera un peu plus tard, elle a un déjeuner. — J’ai quelque chose à vous remettre, monsieur. L’homme lui tendit une enveloppe. Ryan signa le reçu. — Sacrées All Nippon Airlines, dit Ryan après avoir ouvert l’enveloppe. C’était un autre rapport de Niitaka. Il bondit comme un ressort dans son fauteuil. — Merde de merde ! — Un problème ? lui demanda Goodley. — C’est un sujet auquel vous n’avez pas accès. * * * — Alors, où est le problème ? demanda Narmonov. Golovko était dans la situation inconfortable de celui qui doit annoncer un succès majeur aux conséquences désagréables. — Président, cela fait quelque temps que nous travaillons à percer les chiffres américains. Nous avons obtenu quelques succès, surtout avec les chiffres utilisés par les diplomates. Voici un message qu’ils viennent d’expédier à plusieurs de leurs ambassades. Nous avons réussi à tout reconstituer. — Et alors ? * * * — Qui a balancé ça ? — Écoutez, Jack, fît Cabot. Liz Elliot a pris le dernier rapport Spinnaker très au sérieux, et elle veut avoir l’avis du Département d’État. — C’est quand même extraordinaire. Le KGB a percé nos codes diplomatiques. Niitaka a eu en main le même message que notre ambassadeur. Narmonov sait maintenant ce qui nous préoccupe. — La Maison-Blanche vous répondra que ce n’est pas plus mal. Quelle importance, qu’il sache ce qui nous inquiète ? demanda le directeur. — Pour être bref, oui, ça a de l’importance. Monsieur, je n’étais pas au courant de ce message, et vous savez comment j’en ai pris connaissance ? Par un officier du KGB à Tokyo. Bon dieu, vous n’avez pas envoyé ça en Haute-Volta, pendant que vous y étiez ? — Ils ont tout intercepté ? Jack prit un ton sarcastique. — Vous voulez que je vérifie la traduction ? — Allez voir Oison. — J’y vais de ce pas. Quarante minutes plus tard, Ryan et Clark débarquèrent en trombe dans le bureau du lieutenant général Ronald Oison, directeur de l’Agence de sécurité nationale. Installés à Fort Meade dans le Maryland, entre Washington et Baltimore, les locaux ressemblent assez à Alcatraz, mais sans l’agrément de la vue sur la baie de San Francisco. Le bâtiment principal est entouré de deux barrières entre lesquelles des chiens sont lâchés la nuit — des moyens que même la CIA ne s’est jamais donné la peine d’utiliser, considérant que c’était un peu forcer la dose. C’est la manifestation la plus criante de l’obsession que ces gens-là éprouvent pour la sécurité. Le boulot de la NSA consiste à créer et à briser des chiffres, à enregistrer et interpréter le moindre bruit électronique émis à la surface de la planète. Jack laissa son chauffeur avec un Newsweek pour passer le temps et monta au dernier étage voir l’homme qui dirigeait cet organisme gros comme plusieurs fois la CLA. — Ron, vous avez un gros problème. — Plus précisément ? Jack lui tendit un exemplaire du rapport Niitaka. — Je vous avais déjà prévenu. — Ça date de quand ? — Soixante-douze heures. — Ça sort du Trou Sans Fond, exact ? — Exact. Ils ont eu le texte à Moscou exactement huit heures plus tard. — Ça veut dire que quelqu’un du Département d’État a pu vendre la mèche, et que leur ambassade a pu le transmettre par satellite, dit Oison. Ou encore, c’est un employé du chiffre ou n’importe qui d’autre parmi les cinquante fonctionnaires des Affaires étrangères... — Ou cela veut dire que quelqu’un a percé tout le système de codage. — Stripe est très sûr, Jack. — Ron, pourquoi n’avez-vous pas développé Tapdance ? — Donnez-moi le fric et je le ferai. — Cet agent nous avait déjà avertis qu’ils avaient pénétré nos systèmes de chiffrement. Ils lisent notre courrier, Ron, et en voici une belle preuve. Le général campait sur ses positions. — Ce n’est pas si sûr, vous le savez très bien. — Bon, notre type veut que le directeur lui assure personnellement que nous n’avons jamais utilisé, que nous n’utilisons pas, que nous n’utiliserons jamais les télécommunications pour transmettre ses informations. Et pour prouver que c’est bien nécessaire, il nous envoie ceci, qu’il a obtenu en risquant sérieusement sa peau. — Jack s’interrompit. — Combien de gens utilisent-ils ce système ? — Stripe est réservé exclusivement au Département d’État. La Défense utilise d’autres systèmes analogues. C’est à peu près la même machine, les clés sont légèrement différentes. La Marine l’apprécie, c’est assez facile d’emploi, répondit Oison. — Mon général, cela fait trois ans que nous disposons de techniques aléatoires. Tapdance, votre première version, utilisait des cassettes. Nous passons sur CD-ROM. Ça marche, c’est facile à utiliser. Tous nos systèmes seront opérationnels dans deux semaines. — Et vous voudriez que nous adoptions votre méthode ? — Ça me paraît plus qu’indispensable. — Vous savez ce que vont dire mes gars si on copie un système de la CIA ? demanda Oison. — Qu’ils aillent au diable ! On vous a piqué l’idée, rappelez-vous. — Jack, nous travaillons sur un système comparable, encore plus simple d’emploi, un peu plus sûr. Il reste des problèmes à régler, mais mes types sont presque prêts pour les premiers essais. « Presque prêts, songea Jack. Ça peut aussi bien vouloir dire trois mois que trois ans. » — Mon général, je vais vous adresser un courrier officiel. Nous avons des renseignements selon lesquels vos transmissions sont compromises. — Et ? — Et j’en adresserai une copie au président et au Congrès. — Le plus probable, c’est que quelqu’un du Département d’État leur a filé le texte. Il est aussi possible que vous soyez victime d’une opération de désinformation. Cet agent nous fournit quoi ? demanda le directeur de la NSA. — Beaucoup de choses très précieuses — sur le Japon. — Mais rien sur l’Union soviétique ? Jack hésita avant de répondre, mais la loyauté d’Oison était garantie. Ou, du moins, son intelligence. — Exact. — Et vous êtes certain qu’il ne s’agit pas d’une opération de désinformation ? Je dis bien certain ? — Vous le savez mieux que moi, Ron. Dans ce métier, rien n’est jamais certain. — Pour réclamer deux cents millions de dollars, il me faudrait quelque chose de plus consistant. C’est déjà arrivé, et nous en avons tiré les conséquences : Si l’adversaire a un système que vous ne parvenez pas à percer, arrangez-vous pour l’obliger à en changer. Faites-lui croire qu’il a été pénétré. — C’était peut-être vrai il y a cinquante ans, mais plus maintenant. — Je vous répète qu’il me faut des preuves plus solides avant que j’aille voir Trent. Nous ne pouvons pas modifier les choses aussi vite que vous l’avez fait avec Mercury. Ça suppose des milliers et des milliers d’opérations, des difficultés sans fin, de l’argent. Il me faudra de sacrées preuves avant que je décide de me jeter à l’eau. — Je comprends, mon général, j’ai dit ce que j’avais à dire. — Jack, nous allons regarder ça de très près. J’ai une équipe spécialisée dans ce genre d’affaires, et je les mets dessus dès demain matin. Je vous remercie du souci que vous vous faites pour nous. Et rappelez-vous que nous sommes amis, n’est-ce pas ? — Désolé, Ron, je travaille trop. — Vous devriez peut-être prendre des vacances, vous m’avez l’air crevé. — Tout le monde me le dit. * * * Ryan passa ensuite au FBI. — J’en ai entendu parler, fit Dan Murray. C’est grave à ce point ? — Je le crois, mais Ron en est moins convaincu. Jack n’avait pas besoin de s’expliquer davantage. De toutes les catastrophes qui peuvent arriver à un gouvernement, la guerre exceptée, il n’en est pas de pire que des fuites dans un système de communication. Tout dépend littéralement des méthodes utilisées pour transmettre des informations d’un point à un autre. Des guerres ont été gagnées ou perdues sur la seule base d’un message intercepté chez l’adversaire. L’un des plus grands succès de la diplomatie américaine, le Traité naval de Washington, est le résultat direct de la capacité qu’avait le Département d’État à déchiffrer les messages échangés entre les délégations et leurs gouvernements. Un gouvernement qui ne peut garder ses secrets ne peut pas fonctionner. — Eh bien, il y a déjà eu les Walker, Pelton, et d’autres..., remarqua Murray. Le KGB avait obtenu de nombreux succès en recrutant des agents dans les services américains de télécommunications. Les employés du chiffre occupaient les postes les plus sensibles qui soient dans les ambassades, mais ils étaient mal payés et considérés comme des « employés », même pas comme des techniciens. Ils en éprouvaient une certaine rancoeur, à tel point que certains avaient décidé de monnayer ce qu’ils savaient. Ils finissaient tous par comprendre que les agences de renseignement paient mal (sauf la CIA, qui récompense la trahison en espèces sonnantes et trébuchantes), mais, quand ils avaient franchi le pas, il était trop tard pour revenir en arrière. Walker avait fourni aux Russes les plans des machines à chiffrer américaines et les méthodes de mise en place des clés. Les principes de base de ces machines n’ont pas vraiment changé depuis une dizaine d’années. La technologie les a rendues plus efficaces et beaucoup plus fiables que leurs ancêtres à roues et à picots, mais elles continuent à fonctionner selon les principes d’une théorie mathématique dite théorie de la complexité, développée il y a une soixantaine d’années par des ingénieurs du téléphone qui essayaient de prédire le comportement des gros commutateurs. Les Russes possèdent quelques-uns des meilleurs mathématiciens mondiaux. On admet en général que, si on connaît la structure d’une machine à chiffrer, un mathématicien très doué peut parvenir à comprendre le fonctionnement du système. Un Russe inconnu y était peut-être parvenu ? Dans ce cas... — Nous devons supposer que nous ne les avons pas tous pris. Ajoute à ça leur compétence technique, il y a de quoi se faire du souci. — Ça ne touche pas directement le Bureau, Dieu merci. La plupart des communications du FBI étaient en phonie, et même si on pouvait les intercepter, les renseignements obtenus étaient déguisés par l’emploi de noms de code ou de termes d’argot pour camoufler ce que les agents étaient en train de faire. En plus, l’adversaire était limité par la foule des données à traiter. — Tu pourrais mettre quelques-uns de tes hommes là-dessus ? — Ouais. Tu rends compte au sommet ? — Je crois que je dois le faire, Dan. — Tu vas te retrouver avec en face de toi deux bureaucraties puissantes. Ryan s’adossa contre le chambranle. — Mais ma cause est juste, tu ne penses pas ? — Tu ne comprendras jamais rien, non ? Murray hocha la tête et éclata de rire. * * * — Ces salauds d’Américains ! jura Narmonov. — Que se passe-t-il, Andrei Ilitch ? — Oleg Kirilovitch, avez-vous une idée de ce que c’est que d’avoir affaire à un pays qui se méfie de tout ? — Pas encore, répondit Kadishev. Je suis déjà assez occupé à l’intérieur. La suppression du Politburo avait eu un effet pervers, en éliminant la période d’apprentissage que tout homme politique soviétique subissait et pendant laquelle il apprenait les fondements de la politique étrangère. Maintenant, ils ne valaient pas mieux que les Américains dans ce domaine. — Mon jeune ami, tout ce que je vais vous dire doit rester absolument secret. — Je comprends. — Les Américains ont diffusé un mémorandum à leurs ambassades pour leur demander de mener une enquête discrète sur ma vulnérabilité politique. — Sans blague ? Kadishev réussit à rester imperturbable. Il fut tout de suite frappé par l’ironie de la situation. Son rapport avait eu l’effet prévu sur le gouvernement américain, mais, puisque Narmonov était au courant, on pouvait découvrir qu’il travaillait pour les Américains. « Intéressant, non ? » se demanda-t-il en examinant objectivement cet aspect des choses. Ses manoeuvres constituaient un véritable pari, dont les conséquences possibles étaient également énormes. Mais ce n’était pas une surprise, il ne jouait pas son salaire mensuel. — Comment l’avons-nous appris ? demanda-t-il après avoir réfléchi un instant. — Je ne peux pas vous le dire. — Je comprends. « Bon dieu ! il me confie ses malheurs... mais ce pourrait bien être une machination de sa part, non ? » — Et nous en sommes sûrs ? — Parfaitement. — Que puis-je faire pour vous aider ? — J’ai besoin de vous, Oleg, j’insiste. — Cette histoire avec les Américains vous ennuie tant ? — Bien sûr qu’elle me préoccupe ! — Je comprends bien qu’il faille en tenir compte, mais pourquoi manifestent-ils autant d’intérêt pour notre politique intérieure ? — Vous connaissez la réponse. — C’est vrai. — J’ai besoin de votre concours, répéta Narmonov. — Il faut que j’en parle avec mes amis. — Faites vite, s’il vous plaît. — Oui. Kadishev prit congé et reprit sa voiture. Il conduisait lui-même, ce qui était plutôt inhabituel chez un haut dignitaire soviétique. Les temps changeaient. La nouvelle classe politique était issue du peuple, ce qui signifiait que l’époque où les hommes au pouvoir se réservaient la voie centrale des avenues de Moscou était révolue. Il en était de même de beaucoup de leurs anciens privilèges. C’était quand même bête, songeait Kadishev, mais sans tous les changements qui avaient rendu cette évolution nécessaire, il serait encore un homme isolé dans quelque province, alors qu’il était devenu le leader d’un des partis importants au Congrès des députés du peuple. Il avait donc décidé de se passer de la datcha au milieu des bois à l’est de Moscou, de l’appartement luxueux, du chauffeur, de la limousine, et de tout ce qui avait été attaché à l’état de dirigeant dans ce pays vaste et malheureux. Il se dirigea vers son bureau au Parlement, où il avait au moins une place de parking réservée. Il referma soigneusement la porte, et tapa une courte lettre sur sa machine à écrire. Il la plia et la fourra dans sa poche. Il avait du pain sur la planche, aujourd’hui. Il descendit la rue pour se rendre dans le gigantesque hall du palais du Congrès et déposa son manteau au vestiaire. La préposée prit son manteau et lui rendit en échange un ticket numéroté. Il la remercia poliment. En accrochant le vêtement à son portemanteau numéroté, la femme prit le billet dans la poche intérieure et le fourra dans celle de sa veste. Quatre heures plus tard, le message était à l’ambassade des États-Unis. * * * — Alors, c’est la panique ? demanda Fellows. — Si vous voulez, messieurs, dit Ryan. — OK, racontez-nous votre problème. Et Trent but un peu de thé. — Nous avons d’autres indications selon lesquelles nos réseaux de communication ont peut-être été pénétrés. — Encore ! fit Trent en ouvrant grands les yeux. — Allons, Al, on a déjà entendu cette chanson, grommela Fellows. Des détails, Jack, des détails. Ryan leur raconta les faits. — Et qu’en pense la Maison-Blanche ? — Je ne sais pas encore, j’y vais en sortant d’ici. Franchement, j’aime mieux en discuter avec vous pour commencer, et puis j’avais encore autre chose à vous raconter. Jack leur détailla le dernier rapport de Spinnaker au sujet des problèmes de Narmonov. — Ça date de combien de temps ? — Deux semaines. — Et pourquoi ne nous a-t-on encore rien dit ? demanda Trent. — Parce que nous avons entre-temps essayé de le recouper par tous les moyens à notre disposition, répondit Jack. — Le résultat ? — Nous n’avons pas réussi à obtenir de confirmation directe. Il y a des indices selon lesquels le KGB est sur un coup. On dirait qu’ils mènent une opération discrète en Allemagne, ils rechercheraient des armes nucléaires tactiques qui auraient disparu. — Dieu du ciel ! s’exclama Fellows. Qu’entendez-vous par « disparu » ? — Nous ne savons pas exactement. — Qu’en pensez-vous vous-même ? — Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas. Nos experts sont très divisés là-dessus — enfin, ceux qui veulent bien donner leur avis. — Nous savons bien que le moral de leur armée n’est pas terrible, dit lentement Fellows. Moins d’argent, moins de prestige, moins d’unités et de commandements... mais à ce point ? — Amusant, compléta Trent. Une lutte pour le pouvoir dans un pays qui possède autant d’armes nucléaires... Spinnaker s’est montré digne de confiance, jusqu’ici ? — Absolument, cinq ans de bons et loyaux services. — Il est membre du Parlement, non ? demanda Fellows. — Exact. — Il est évident qu’il s’agit de quelqu’un de très haut placé pour avoir des informations de cette qualité... d’accord. Je crois que nous préférons ne pas connaître son nom, ajouta Fellows. Trent acquiesça. — C’est sans doute quelqu’un que nous connaissons. « Bien vu », se dit Jack. — Vous prenez au sérieux ce qu’il raconte ? — Oui, monsieur, et nous faisons tous nos efforts pour en avoir confirmation. — Quelque chose du côté de Niitaka ? demanda Trent. — Monsieur, je... — J’ai entendu dire par la Maison-Blanche qu’il se passait quelque chose avec le Mexique, poursuivit Trent. Il apparaît que le président cherche mon soutien. Vous avez l’autorisation de nous en parler. Parole d’honneur, Jack, le président est d’accord. C’était en contradiction avec les règles les plus élémentaires, mais Ryan n’avait encore jamais vu Trent trahir sa parole. Il fit un compte rendu du dernier rapport. — Quels petits cons ! soupira Trent. Vous savez combien ça m’a coûté de voix, de soutenir cet accord, et maintenant, ils parlent de le dénoncer ! Donc, on s’est encore fait avoir ? — C’est possible, monsieur. — Sam, les agriculteurs de ta circonscription utilisent tous ces engrais chimiques dégueulasses. Ça risque de leur coûter cher. — AI, la liberté du commerce est un principe fondamental, dit Fellows. — Alors, tiens ta parole ! — Ce n’est pas une raison, Al. Fellows essayait de calculer de tête le nombre d’agriculteurs qui allaient souffrir si l’accord pour lequel il s’était battu à la Chambre était dénoncé. — Comment faire pour obtenir une confirmation ? — Je ne sais pas encore. — On pourrait sonoriser son avion ? suggéra Trent avec un petit rire. Si nos doutes se confirment, j’aimerais bien être là quand Fowler lui dira ses quatre vérités. Que le diable l’emporte ! Bon, le président veut nous revoir à ce sujet. Des problèmes de ton côté, Sam ? — Probablement pas. — Comme d’habitude, je ne veux pas être impliqué politiquement, messieurs. Je ne suis qu’un messager, rappelez-vous. — Jack Ryan, la dernière vierge. — Trent éclata de rire. — Très bon compte rendu, merci d’être venu. Vous nous direz si le président autorise le nouveau Tapdance. — Il n’osera jamais. Il vous faut deux ou trois cents millions de dollars, et les dollars sont précieux, fit remarquer Fellows. J’aimerais avoir des éléments plus précis avant que nous décidions de suivre. Nous avons déjà dépensé trop d’argent avec ces puits sans fond. — Tout ce que je peux dire, messieurs, c’est que je prends la chose très au sérieux, comme le FBI. — Et Ron Oison ? demanda Trent. — Il essaie de se mettre à l’abri. — Ce sera plus facile si c’est lui qui le demande, dit Fellows à Ryan. — Je sais bien. Bon, pour le moment, notre propre système sera en service dans trois semaines. Nous avons commencé les essais de mise au point. — Ça marche comment ? — Nous utilisons un ordinateur pour détecter les défauts de séquences aléatoires. Et un gros, un Cray YMP. Nous avons pris un consultant, un spécialiste du Laboratoire d’intelligence artificielle du MIT, pour nous écrire un nouveau programme de test. Dans une semaine, mettons dix jours, on saura si ça marche comme prévu. On mettra alors en service tous les appareils. — J’espère sincèrement que vous êtes dans l’erreur, conclut Trent. — Moi aussi, messieurs, mais mon instinct me dit que j’ai raison. — Et ça va nous coûter combien ? demanda Fowler pendant le déjeuner. — D’après ce que je sais, deux ou trois cents millions. — Alors c’est non, nous avons assez de problèmes budgétaires comme ça. — Je suis d’accord, fit Liz Elliot. Mais je voulais d’abord en parler avec toi. C’est une idée de Ryan. À la NSA, Oison dit qu’il en a marre, que ses systèmes sont sûrs, mais Ryan ne jure plus que par ce nouveau système de codage. Tu sais qu’il en a fait autant pour l’Agence, il a même été voir directement le Congrès. — Quoi ? fit Fowler en levant le nez de son assiette. Il n’est pas passé par l’OMB ? Qu’est-ce que ça veut dire ? — Bob, il est allé raconter ses histoires sur le nouveau système de la NSA à Trent et Fellows avant de m’en parler ! — Mais il se prend pour qui, Bon Dieu ! — Je ne te le fais pas dire, Bob. — Il est foutu, Elizabeth, FOU-TU. Occupe-t’en. — OK, je crois que je sais comment faire. * * * Ce fut assez facile. L’un des enquêteurs d’Ernest Wellington avait fait le guet près de la supérette pendant toute une semaine. Le magasin de la famille Zimmer était au bord de la nationale 50, entre Washington et Annapolis, à côté d’un lotissement en construction dont il tirait le plus gros de son chiffre d’affaires. L’enquêteur gara sa camionnette au bout d’une rue d’où il pouvait surveiller le magasin et la maison qui ne se trouvait qu’à une cinquantaine de mètres. La camionnette était de celles que l’on utilise pour ces missions de surveillance et qui sont fabriquées par une société spécialisée. Le toit dissimulait un périscope perfectionné, dont les deux objectifs étaient reliés respectivement à une caméra de télé et à un appareil Canon 24 x 36. L’agent disposait d’un réfrigérateur rempli de boissons fraîches, d’un grand Thermos de café et de WC chimiques. Il considérait sa camionnette comme son domicile personnel, et quelques-uns de ses équipements étaient au moins aussi bons que ceux que la NASA a mis sur la navette spatiale. — Bingo ! cria quelqu’un à la radio. La voiture du sujet prend la sortie. Je dégage. L’homme de la camionnette décrocha son micro. — Reçu, terminé. * * * Clark avait déjà repéré la Mercury, deux jours plus tôt. Elle ne s’approchait jamais trop près, et ne les suivait jamais en dehors de la grand-route. Mais ce jour-là, quand ils prirent la sortie, la camionnette ne les suivit pas non plus. Clark n’y pensa plus. Il entra sur le parking du magasin, les yeux aux aguets, essayant de voir s’il ne se passait rien d’anormal. Rien. Clark et Ryan sortirent en même temps de la voiture. Le manteau et la veste de Clark étaient déboutonnés, c’était plus facile pour saisir rapidement le Beretta 10mm qui pendait sur sa hanche droite. Le soleil se couchait et jetait une lueur orangée très belle dans le ciel à l’ouest. Il faisait anormalement chaud pour la saison. C’était un temps à se promener en manches courtes, et il avait du mal à supporter son imperméable. Le climat dans la région de Washington est aussi imprévisible que n’importe où ailleurs. — Bonjour, monsieur Ryan, fit l’un des gosses Zimmer. Maman est à la maison. — D’accord. Ryan passa par-derrière et prit le chemin dallé qui menait chez eux. Il aperçut Carol sur la balançoire toute neuve avec son dernier. Clark suivait, aux aguets, mais il ne vit rien d’autre que du gazon encore vert et des voitures garées, quelques gosses qui jouaient au foot. Il n’aimait pas ce temps si doux pour un début de décembre. Ça promettait un sacré hiver. — Salut, Carol ! cria Jack. Mme Zimmer surveillait son bébé dans la balançoire. — Monsieur Ryan, comment trouvez-vous la nouvelle balançoire ? Jack hocha la tête, se sentant vaguement coupable. Il aurait dû l’aider à la monter. Il était très doué pour monter des jouets. Il se pencha. — Comment va la petite dernière ? — C’est l’heure du dîner. Vous restez ? — Comment vont les autres ? — Peter est pris à l’université, lui aussi ! Il va au MIT. — Extra ! Jack alla l’embrasser pour la féliciter. Mon Dieu, Buck serait fier de ses enfants. L’obsession des Asiatiques pour les études était bien connue, comme celle des Juifs américains. Si une occasion se présente, il faut la saisir au vol. Il se pencha sur la dernière des Zimmer, qui lui tendait les bras en l’appelant oncle Jack. — Allez, Jackie, viens. Il l’attrapa et l’embrassa. Il y eut un bruit qui lui fit lever la tête. * * * — J’l’ai eu. C’était un truc simple, mais efficace. Même quand on est prévenu, on se fait avoir. Il suffisait d’appuyer sur un bouton pour actionner le klaxon. Le cerveau humain identifie immédiatement ce bruit comme une menace, et l’homme regarde instinctivement dans la direction d’où il vient. L’enquêteur appuya sur le bouton et, comme prévu, Ryan leva la tête pour regarder dans sa direction, un enfant dans les bras. Il l’avait déjà pris en photo en train d’embrasser la femme, puis le gosse, et il avait maintenant toute une pellicule 1200 ISO de photos pour compléter la bande vidéo. Simple comme bonjour. Il en avait de bien bonnes sur ce Ryan. Étonnant, non, un type qui avait une femme aussi mignonne et qui éprouvait le besoin d’aller baiser ailleurs, mais c’était la vie, pas vrai ? Un garde du corps de la CIA pour assurer les arrières, un gosse. « Quel merdier ! » se dit l’homme, pendant que le moteur du Canon rembobinait la pellicule. * * * — Vous restez dîner ! Cette fois, vous restez. On fête les examens de Peter. — Vous ne pouvez quand même pas dire non, aujourd’hui, plaida Clark. — D’accord. Ryan emmena Jacqueline Theresa Zimmer dans la maison. Ni lui ni Clark ne remarquèrent que la camionnette qui était garée à une cinquantaine de mètres avait démarré quelques minutes plus tôt. * * * C’était la partie la plus délicate de l’opération. On place le plutonium dans des creusets en céramique au sulfure de cérium, puis on introduit les creusets dans un four électrique. Fromm referma et verrouilla la porte du four. Une pompe à vide évacua l’air pour le remplacer par de l’argon. — L’air contient de l’oxygène, expliqua Fromm. L’argon est un gaz inerte, il faut éliminer le maximum de risques. Le plutonium est un métal très réactif et pyrophore. Les creusets en céramique sont eux aussi inertes et chimiquement neutres. Nous utilisons plusieurs creusets pour éviter d’avoir affaire à une masse critique et de démarrer une réaction nucléaire. — Et les changements de phase ? demanda Ghosn. — Exact. — Il y en a pour combien de temps ? fit Qati. — Deux heures. Il faut prendre son temps pour cette opération. Les creusets seront fermés quand nous les sortirons du four, et nous les compléterons avec du gaz inerte. Vous comprenez maintenant pourquoi nous avions besoin de ce genre de four. — Pas de risque quand on complète avec le gaz ? Fromm hocha négativement la tête. — Aucun, à condition de prendre certaines précautions. Le métal fondu a une forme telle qu’il est absolument impossible d’atteindre la masse critique. J’ai simulé cette opération un grand nombre de fois. Il y a eu des accidents, mais il y avait toujours des quantités beaucoup plus importantes de métal fissile en jeu, et c’était avant qu’on comprenne parfaitement les dangers présentés par le plutonium. Nous y allons doucement et en prenant toutes les précautions. Comme si c’était de l’or, conclut Fromm. * * * — Vous voyez une ressemblance ? demanda l’enquêteur. « Difficile à dire », songeait Wellington. — De toute façon, il a l’air de bien aimer cette petite fille... À propos... elle s’appelle Jackie, Jacqueline Theresa. — Tiens ? Voilà qui est intéressant. Wellington le nota dans un coin. — Peu importe, la petite adore ce nouveau jeu. — Elle a l’air d’adorer M. Ryan aussi. — Vous croyez qu’il est son père ? — Possible, fit Wellington, en visionnant la bande et comparant les images avec les photos. Il n’y avait pas beaucoup de lumière. — Je peux demander aux types du labo d’améliorer le contraste, mais ça prendra quelques jours pour la bande : il faut faire l’opération image par image. — Je crois que ce serait une bonne idée. Il nous faut un dossier solide. — On va le faire. Mais qu’est-ce qui va lui arriver ? — On l’encouragera à quitter l’administration, j’imagine. — Vous savez, si nous étions des citoyens ordinaires, on appellerait ça chantage, violation de la vie privée... — Mais nous ne sommes pas des citoyens ordinaires, ni lui non plus. Ce type a une habilitation, et il semble que sa vie privée ne soit pas ce qu’elle devrait être. — Après tout, ce n’est pas notre faute, non ? — Exactement. 22 RÉPERCUSSIONS — Bon Dieu, Ryan, vous ne pouvez pas faire ça ! — Quoi ? demanda Jack. — Vous vous êtes adressé directement au Capitole en passant par-dessus ma tête. — Que voulez-vous dire ? Tout ce que j’ai fait, c’est suggérer à Trent et Fellows qu’il y avait peut-être un problème. C’est dans mes attributions. — Nous n’en sommes pas encore sûrs, insista le directeur. — Alors, rien n’est jamais sûr. — Regardez donc ça. Cabot lui tendit un nouveau dossier. — Spinnaker. Pourquoi ne l’ai-je pas eu plus tôt ? — Lisez, c’est tout, répliqua sèchement Cabot. — Il confirme les fuites... Le document était très court, et Jack le lut rapidement. — Sauf qu’il prétend que les fuites viennent de notre ambassade à Moscou. Peut-être un employé du chiffre. — C’est pure spéculation de sa part — tout ce qu’il dit, c’est qu’il veut que ses rapports passent dorénavant de la main à la main. Cabot tenta d’esquiver. — Je sais bien que nous l’avons déjà fait. — C’est vrai, admit Ryan. C’était encore plus facile maintenant, avec le vol direct Moscou-Washington. — Comment fonctionne la « ratière » ? Ryan haussa le sourcil. Cabot aimait utiliser le jargon de l’Agence, mais l’expression « ratière » était un peu passée de mode. Le mot recouvrait les méthodes et les relais de gens qui transmettaient un message d’un agent jusqu’à son officier traitant. — C’est très simple. Kadishev met ses messages dans une poche de son manteau. L’employée du vestiaire du Congrès le récupère et le refile à quelqu’un de chez nous. C’est également assez rapide. Je n’aime pas beaucoup cette méthode, mais ça marche. — Si bien que nous avons maintenant deux agents importants qui se plaignent de nos réseaux de télécommunications, et il faut que j’aille personnellement au Japon pour rencontrer l’un des deux ! — Il est assez habituel qu’un agent demande à rencontrer un haut responsable de l’Agence, monsieur le directeur. Ces gens-là sont très susceptibles, et ils ont besoin de savoir que quelqu’un de haut placé s’intéresse à eux. — Je vais perdre une semaine ! objecta Cabot. — De toute façon, vous deviez aller en Corée début février, souligna Ryan. Vous n’aurez qu’à voir notre ami sur le chemin du retour. Il n’exige pas de vous rencontrer séance tenante, il aimerait seulement que ça ne traîne pas trop. Ryan reprit le rapport de Spinnaker, en se demandant pourquoi Cabot avait cette attitude. La raison, bien sûr, c’est que ce type était un dilettante, un fainéant, et qu’il avait la flemme de discuter. Le nouveau rapport indiquait que Narmonov était très inquiet que l’Occident ait découvert à quel point ses relations avec les militaires soviétiques et le KGB étaient mauvaises. Il n’y avait rien sur les disparitions d’armes nucléaires, mais les alliances parlementaires étaient en train d’évoluer considérablement. Le rapport fit à Ryan l’impression d’avoir été bâclé. Il décida de le montrer à Mary Pat. De tous ceux de l’Agence, c’était la seule à vraiment comprendre ce type. — Je suppose que vous allez en parler au président. — Oui, je ne peux pas faire autrement. — Si je peux faire une suggestion, dites-lui bien que nous n’avons pas réussi à confirmer ce que raconte Kadishev. Cabot leva les yeux. — Et alors ? — Et alors, c’est la vérité, monsieur le directeur. Quand on a un renseignement qui provient d’une seule source d’information, surtout s’il semble très important, il faut en prévenir les gens. — J’ai tendance à croire ce type. — Moi, je ne suis pas si affirmatif. — Le service Russie est du même avis que moi. — C’est vrai, ils endossent le tout, mais je serais plus à l’aise si nous avions confirmation par une source indépendante, répondit Jack. — Sur quoi vous appuyez-vous pour douter de cette information ? — Rien de précis. Je dis simplement que nous n’avons pas réussi à confirmer quoi que ce soit jusqu’ici. — Vous voudriez donc que j’aille montrer ça à la Maison-Blanche, et que je dise que j’ai peut-être tort ? Cabot écrasa son cigare, au grand soulagement de Jack. — Oui, monsieur. — Je ne le ferai pas ! — Vous avez le devoir de le faire, monsieur, parce que c’est peut-être vrai. C’est la règle. — Jack, vous m’agacez à me répéter sans arrêt les règles de la maison. Je vous rappelle que c’est moi le directeur. — Écoutez, Marcus, dit Ryan, en essayant de ne pas laisser transparaître son exaspération, ce type nous fournit un renseignement qui est de la plus haute importance, qui, s’il se révèle exact, pourrait modifier notre façon de faire avec les Soviets. Mais il n’est pas confirmé. Il provient d’une seule personne, d’accord ? Qu’est-ce qui se passera s’il a tort ? s’il a mal compris quelque chose ? Ou même, qu’est-ce qui se passera s’il ment ? — Avons-nous une raison de le penser ? — Aucune, directeur, mais sur un sujet de cette importance est-il prudent ou même raisonnable de modifier la politique de notre gouvernement sur la base d’un petit mot expédié par un individu ? C’était le meilleur moyen de convaincre Marcus Cabot, faire appel à la prudence et à la raison. — J’ai bien noté vos remarques, Jack. OK. Je serai revenu dans deux heures. Cabot attrapa son manteau et se dirigea vers l’ascenseur réservé aux directeurs. Sa voiture de l’Agence l’attendait. En tant que directeur de la CIA, il avait droit à deux gardes du corps dont l’un conduisait et l’autre était assis à l’avant. À part ça, il fallait qu’il subisse la circulation comme tout un chacun. Ryan, se disait-il en se dirigeant vers George Washington Parkway, commençait sérieusement à lui courir. D’accord, il était lui-même nouveau dans la maison. D’accord, il manquait d’expérience. D’accord, il aimait bien laisser les affaires courantes à ses subordonnés. Après tout, c’était lui le directeur, il ne pouvait pas perdre son temps avec tous les détails. Il commençait à être fatigué de s’entendre rappeler les règles une ou deux fois par semaine, fatigué que Ryan passe par-dessus sa tête, fatigué de subir des explications chaque fois que quelque chose d’important se produisait. Quand Cabot arriva à la Maison-Blanche, il était de fort mauvaise humeur. — Bonjour, Marcus, fit Liz Elliot quand il entra dans son bureau. — Bonjour. Nous avons reçu un nouveau rapport de Spinnaker. Il faut que le président en prenne connaissance. — Alors, que raconte Kadishev ? — Qui vous a dit son nom ? grommela le DCI. — Mais c’est Ryan, vous ne le saviez pas ? — Le diable l’emporte, jura Cabot. Il ne m’a rien dit. — Asseyez-vous, Marcus. Nous avons quelques minutes. Comment ça se passe avec Ryan ? — Il lui arrive d’oublier qui est le directeur et qui est l’adjoint. — Il est un peu arrogant, non ? — Un peu, admit Cabot à regret. — Il travaille bien, il a ses limites, comme tout le monde, mais je commence à être fatigué de son attitude. — Je vois ce que vous voulez dire. Il aime bien me dire ce que j’ai à faire. Dans ce cas, par exemple. — Quoi, il n’a pas confiance en votre jugement ? demanda le conseiller à la Sécurité nationale, choisissant son aiguillon avec soin. Cabot leva les yeux. — Ouais, c’est une attitude qu’il affectionne. — Eh bien, que voulez-vous, nous ne pouvons pas remettre en cause tout ce qui s’est fait sous la précédente administration. Naturellement, c’est un pro en la matière..., laissa-t-elle filer sans terminer sa phrase. — Et je ne le suis pas ? demanda Cabot d’un ton rogue. — Mais bien sûr que si, Marcus, vous savez que ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! — Désolé, Liz. Vous avez raison. Il arrive qu’il me tape sur les nerfs. Rien de plus. — Montrez-lui que vous êtes le patron. — Qu’est-ce que ça vaut ? demanda le président Fowler cinq minutes plus tard. — Comme vous le savez, cet agent travaille pour notre compte depuis cinq ans, et ses informations se sont toujours révélées exactes. — Vous avez pu vérifier ? — Pas complètement, répondit Cabot. Il est improbable que nous puissions y arriver, mais notre service Russie croit que c’est vrai, et c’est aussi mon avis. — Ryan émet des doutes. Cabot commençait à être fatigué qu’on lui rebatte les oreilles avec Ryan. — Pas moi, monsieur le président. Je crois que Ryan essaie de nous impressionner avec ses nouvelles idées sur le gouvernement soviétique, il tente de nous prouver qu’il n’est plus le chevalier de la guerre froide. Elizabeth se dit que Cabot se laissait encore embarquer dans des choses qui n’avaient rien à voir avec le sujet. Le regard de Fowler se détourna. — Elizabeth ? — Il est plausible que l’appareil de sécurité soviétique essaie d’améliorer sa position, fit-elle d’une voix parfaitement posée. Ils n’aiment pas trop la libéralisation, ils n’aiment pas la diminution de leur pouvoir, et ils n’aiment pas non plus ce qu’ils considèrent comme une diminution de l’autorité de Narmonov. Par conséquent, ce rapport est cohérent avec beaucoup d’autres faits dont nous avons connaissance. Je crois que nous devons le croire. — Si c’est vrai, il faut que nous diminuions le soutien que nous accordons à Narmonov. Nous ne pouvons pas soutenir le retour à un gouvernement centralisé, surtout si c’est le fait d’éléments qui nous détestent visiblement. — D’accord, fit Liz. Il vaut mieux lâcher Narmonov. S’il n’est pas capable de plier les militaires à sa volonté, quelqu’un d’autre devra s’en charger. Naturellement, nous devons lui laisser sa chance... mais comment ? C’est là que ça se complique. Nous n’avons pas envie de remettre ce pays dans les mains de ses militaires, non ? — Vous plaisantez ? demanda Fowler. * * * Accoudés à la rambarde d’un passavant à l’intérieur de l’un des bassins gigantesques où les sous-marins Trident étaient remis en condition, ils regardaient l’équipage de l’USS Georgia qui faisait le plein avant la prochaine patrouille. — Vous lui avez tiré les vers du nez, Bart ? demanda Jones. — Son explication tient la route, Ron. — C’était quand, la dernière fois que vous m’avez pris en défaut ? — Il y a un commencement à tout. — Pas sur ce chapitre, patron, dit tranquillement Jones. Je me suis fait mon opinion. — OK, j’aimerais que vous restiez encore un peu de temps sur le simulateur avec l’équipe DSM. — C’est judicieux. — Jones se tut quelques secondes. — Vous savez, ça pourrait être amusant de sortir avec eux, juste une fois de plus... Mancuso se tourna vers lui. — Vous êtes volontaire ? — Non, Kim ne comprendrait pas que je parte trois mois. Déjà, deux semaines, c’est trop long. Je m’embourgeoise, Bart, je me fais vieux et je suis devenu un homme respectable. Je ne suis plus aussi jeune et enthousiaste que ces gosses. — Que pensez-vous d’eux ? — Les DSM ? Ils sont bons, l’équipe de CO aussi. Le type que Ricks a remplacé, c’était bien Jim Rosselli, non ? — Oui. — Il les a bien formés. On peut parler d’homme à homme ? — Bien sûr. — Ricks n’est pas un bon pacha. Il est trop dur avec ses hommes, il en exige trop, il n’est jamais content. C’est pas comme vous, Bart. Mancuso ignora le compliment. — Nous n’avons pas le même style. — Je sais bien, mais je n’aimerais pas naviguer avec lui. Un de ses chefs de service a demandé à débarquer, ainsi qu’une demi-douzaine d’officiers mariniers. — Il s’agit de problèmes familiaux. Mancuso avait entériné tous les débarquements, y compris le jeune maître du service torpilles. — Non, ce n’est pas ça, fit Jones. Ils avaient besoin d’une bonne excuse, et ils ont trouvé celle-là. — Écoutez, Ron, je suis le chef d’escadrille, d’accord ? Je ne peux juger mes commandants qu’au vu de leurs résultats. Ricks ne serait pas arrivé là s’il avait été nul. — Vous regardez ça d’en haut, mais moi, je suis allé me rendre compte sur le tas. De mon point de vue, ce type n’est pas un bon pacha. Je ne le raconterais pas à n’importe qui, mais nous avons navigué ensemble. OK, je n’étais qu’un exécutant, juste un second-maître, mais vous ne m’avez jamais traité de cette façon. Vous étiez un bon patron, pas Ricks. L’équipage ne l’aime pas et n’a aucune confiance en lui. — Bon dieu, Ron, je ne peux pas me permettre de me laisser influencer par des choses pareilles. — Ouais, je sais, Annapolis, les vieux liens de l’école, et tout, vous n’avez rien à foutre d’un diplômé de Canoë. Il vous faut regarder les choses sous un autre angle. Comme je disais, ce ne sont pas des choses que je raconterais à n’importe qui. Si j’étais à son bord, je demanderais ma mutation. — Il m’est arrivé de naviguer sous les ordres de pachas que je n’aimais pas. C’est surtout une question de style. Jones réfléchit un instant. — Rappelez-vous juste une chose, OK ? On peut impressionner un officier supérieur de pas mal de façons, mais il y a un seul moyen d’impressionner son équipage. * * * Fromm insistait pour qu’ils prennent tout leur temps. Le moule était refroidi depuis longtemps et il ne l’avait pas encore ouvert dans l’atmosphère inerte de la première machine-outil. Ils mirent en place la masse de métal à peine dégrossie. Fromm vérifia personnellement les données introduites dans la commande numérique et appuya sur le bouton. Le système robotisé démarra. La tête de changement d’outil choisit celui qui convenait, le fixa sur le porte-outil, et le positionna à l’endroit voulu. L’enceinte était pressurisée à l’argon, et du fréon était pulvérisé sur le plutonium pour le maintenir à la température convenable. Fromm effleura du doigt l’écran pour sélectionner le programme initial. La tête commença à tourner jusqu’à plus de mille tours-minute et s’approcha de la masse de plutonium avec un mouvement qui n’était ni humain ni mécanique, mais différent, comme la caricature d’une action humaine. Ils observèrent derrière l’écran de Lexan les premiers copeaux argentés qui se détachaient de l’ébauche. — On en perd combien ? demanda Ghosn. — Pas plus de vingt grammes au total, estima Fromm. Ce n’est rien. Fromm regarda un autre instrument de mesure qui relevait la pression relative. La machine-outil était complètement isolée du reste de l’atelier et en légère dépression. Comme l’argon était plus lourd que l’air, l’oxygène ne pouvait atteindre le plutonium, et cela empêchait tout risque de combustion. La combustion aurait engendré de la poussière de plutonium, beaucoup plus dangereuse que Fromm n’avait bien voulu le dire. Ajoutez à un métal lourd toxique le danger supplémentaire de la radioactivité — surtout des alphas à basse énergie — et vous obtenez une mort rapide, désagréable qui plus est. Les ouvriers arrivèrent pour prendre la relève. Fromm se dit qu’ils avaient fait un travail remarquable. Sous sa gouverne, leurs compétences de base s’étaient améliorées à une vitesse étonnante. Ils étaient presque aussi bons que les gens qu’il avait en Allemagne, en dépit de leur manque de formation de base. Comme quoi la formation sur le tas valait bien un enseignement théorique. — Il y en a pour combien de temps ? demanda Qati. — Il faudra que je vous le répète combien de fois ? Nous sommes exactement dans les temps. Cette phase du projet est la plus longue, nous devons arriver à quelque chose de parfait, absolument parfait. Si ce sous-ensemble ne fonctionne pas, rien ne marchera. — Mais c’est vrai de tout ce que nous avons réalisé ! fit remarquer Ghosn. — C’est vrai, mon jeune ami, mais ce sont les choses les plus faciles qu’on rate. Le métal est difficile à travailler et les changements de phase rendent la chose encore plus délicate. Maintenant, voyons les blocs d’explosif. Ghosn avait complètement pris en charge le problème des explosifs après que Fromm eut établi les spécifications. Ils avaient pris du vulgaire TNT et y avaient ajouté un agent de renforcement pour rendre le matériau plus rigide sans changer ses caractères chimiques. Les explosifs sont normalement plastiques et assez malléables par nature. Il fallait leur retirer cette propriété, car leur forme est cruciale dans la façon dont leur énergie est libérée. Ghosn avait façonné six cents blocs de ce type en forme de tronc de cylindre. Il fallait en assembler soixante-dix qui formeraient un anneau d’un diamètre extérieur de trente-cinq centimètres. Chaque élément possédait son détonateur mis à feu par des krytons. Les fils qui amenaient l’énergie électrique devaient tous être exactement de la même longueur. Fromm souleva l’un des blocs. — Vous dites qu’ils sont parfaitement identiques ? demanda Fromm. — Parfaitement, j’ai suivi vos instructions à la lettre. — Choisissez-en soixante-dix au hasard. Je vais aller chercher une ébauche en acier, et nous allons voir ce que donne votre travail.Le champ de tir était déjà prêt. Il s’agissait en fait du cratère créé par une bombe de fabrication américaine Mark-84 larguée par un F-4 Phantom israélien quelques années plus tôt. Les hommes de Qati y avaient construit une structure en bois constituée de poteaux et de poutres, recouverte de trois épaisseurs de sacs de sable. Un filet de camouflage dissimulait le tout. Il fallut trois heures pour mettre en place le dispositif d’essai. Une jauge de contrainte électronique fut placée sur le cylindre d’acier et reliée, à deux cents mètres de là, à un oscilloscope dont s’occupait Fromm. Ils finirent juste avant le crépuscule. — C’est prêt, fit Ghosn. — Allez-y, répondit Fromm en se concentrant sur l’écran. Ibrahim appuya sur le bouton. La structure se désintégra sous leurs yeux ; quelques sacs de sable restés à peu près intacts sautèrent en l’air, mais ce fut une vraie douche de poussière. Sur l’écran de l’oscilloscope, le pic de pression apparut bien avant qu’ils pussent entendre le grondement de l’explosion. Bock et Qati étaient un peu déçus par les effets physiques de l’explosion, qui avaient été très atténués par les sacs de sable. Comment quelque chose d’aussi faible pouvait-il déclencher une réaction nucléaire ? — Alors ? demanda Ghosn, pendant qu’un homme se précipitait vers le cratère agrandi. — Dix pour cent d’écart, dit Fromm en relevant les yeux. — Puis il sourit. — Mais dix pour cent de trop. — Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Qati d’une voix inquiète. Il se demandait s’ils ne s’étaient pas trompés quelque part. — Herr Ghosn déclara Fromm sur un ton exagérément solennel, vous avez un réel talent en matière d’explosifs. Vous êtes un excellent ingénieur. En RDA, nous avons dû faire trois essais avant de réussir, et vous, vous avez réussi du premier coup. — On en fera encore combien ? Fromm hocha la tête. — Eh bien, nous en ferons un autre demain. Nous allons naturellement essayer toutes les ébauches en acier. — C’est pour ça qu’on les a fabriquées, fit Ghosn. Sur le chemin du retour, Bock se livra à quelques calculs de tête. D’après Fromm, la puissance de l’explosion serait supérieure à celle de quatre cent mille tonnes de TNT. Il décida d’adopter une valeur de quatre cent mille, Bock était toujours prudent quand il s’agissait d’évaluer les dégâts. Le stade, et tout ce qu’il contenait, serait réduit en vapeur, ou plutôt non, corrigea-t-il, ce n’était pas tout à fait exact. Cette arme n’avait rien de magique, ce n’était qu’une grosse bombe. Le stade, et ce qu’il contenait, serait totalement détruit, mais des débris allaient s’envoler et retomber dans un rayon de quelques centaines, voire quelques milliers de mètres. Le sol autour du point zéro serait réduit à l’état de molécules, la poussière aspirée par la boule de feu. Des éléments de la bombe allaient se coller à cette poussière brûlante au cours de son ascension, ce qu’on appelait les retombées. La nature de l’explosion — au niveau du sol — devait maximiser ces retombées qui seraient emportées sous le vent. La plus grosse partie se déposerait à moins de trente kilomètres du point zéro, et le reste serait entraîné au gré des vents, avant de descendre sur Chicago, Saint Louis ou peut-être même Washington. Alors, quel serait le nombre total de morts ? Bonne question. Il estima grossièrement les victimes de l’explosion proprement dite à deux cent mille, certainement pas davantage. À quoi il fallait ajouter cinquante à cent mille pour les effets secondaires, y compris les morts de cancers qui ne se déclareraient que des années après. Comme Qati le lui avait fait remarquer, les chiffres étaient plutôt décevants. On voit toujours les bombes atomiques comme des engins magiques de destruction, mais ce n’est pas le cas. Ce ne sont que des bombes de très forte puissance avec certains effets secondaires intéressants. On ne saurait rêver mieux lorsque l’on est terroriste. « Terroriste ? se demanda Bock. Suis-je un terroriste ? » C’était naturellement ce que pensaient les autres, mais Bock avait décidé depuis longtemps de ne pas tenir compte de l’avis d’autrui. Cette opération allait en constituer la meilleure démonstration. * * * — John, il faut que vous m’aidiez à mettre au point une idée, fit Ryan. — À quel sujet ? demanda Clark. — J’ai échafaudé un plan. Le premier ministre japonais va au Mexique en février, puis il viendra ici rendre visite au président. Nous aimerions savoir ce qu’il racontera à bord de son avion. — Je n’ai pas la jambe assez fine pour me déguiser en hôtesse, et en plus, je ne connais rien à la cérémonie du thé. L’homme d’action reprit son rôle de garde du corps et son visage devint sérieux. — Sonoriser un avion ?... C’est techniquement très difficile. — Que connaissez-vous sur le sujet ? John fixait sa tasse de café. — J’ai déjà mis en place des équipements d’interception, mais toujours au sol. Sur un avion, il faut arriver à régler le problème du bruit ambiant. Il faut en plus faire un pari sur l’endroit où est assis le sujet. Enfin, on prend des mesures de sécurité particulièrement sévères à bord d’un avion présidentiel. Mais c’est l’aspect technique qui est le plus difficile à régler, conclut-il. Ce type sera particulièrement surveillé à l’arrivée, à moins qu’il ne fasse escale à Détroit, OK ? À Mexico, ça peut encore aller, les gens parlent espagnol, et je le pratique couramment. J’emmènerai Ding avec moi, bien sûr. C’est quoi, son appareil ? — Un 747 de la JAL. Le pont supérieur est transformé en salle de réunion et ils y ont mis des lits. C’est sûrement là qu’il va s’installer. Le premier ministre aime bien bavarder avec les pilotes. Comme il a l’habitude de voyager, il dort un maximum pour rattraper le décalage horaire. Clark hocha la tête. — Il faudra des gens pour nettoyer les hublots. C’est pas comme s’il avait toute une base aérienne pour assurer les services au sol. Si la JAL a des vols réguliers, les équipes d’entretien seront mexicaines. Je vais vérifier les caractéristiques du 747... Comme je disais, ça, c’est le plus facile. Je pourrai sans doute arriver à m’introduire à bord, et Ding aussi, avec de bons papiers. Ça rendrait les choses plus simples. J’imagine qu’on a le feu vert d’en haut ? — Le président m’a dit : « Trouvez un moyen. » Il faudra qu’il approuve le plan détaillé de l’opération. — Il faut que je cause aux mecs des ST. — Clark faisait allusion à la direction des Sciences et Techniques. — Le plus gros problème, c’est le bruit... C’est pressé ? — Très pressé, John. — OK. Clark se leva. — Putain, je vais enfin me retrouver sur le terrain et aller faire un tour dans le nouveau bâtiment. Il me faut quelques jours pour savoir si c’est possible ou pas. Ça veut dire que je ne peux pas vous accompagner en Angleterre ? — Ça vous ennuie ? demanda Jack. — Non, j’aime autant rester à la maison. — Je vous comprends. J’irai faire quelques achats de Noël chez Hamley’s. — Vous ne connaissez pas votre bonheur d’avoir des enfants aussi jeunes. Mes filles veulent toutes des fringues, et c’est un truc que je ne sais pas choisir. Clark avait horreur d’entrer dans un magasin de vêtements pour femmes. — Sally commence à avoir des doutes, mais le petit Jack croit encore au Père Noël. Clark hocha la tête. — Le jour où on n’y croit plus, c’est comme si c’était la fin du monde. — Parce que ce n’est pas vrai ? 23 OPINIONS — Jack, vous ne m’avez vraiment pas l’air en forme, lui fit remarquer sir Basil Charleston. — Si quelqu’un me dit encore ça, je me le fais. — Le vol a été pénible ? — On s’est fait secouer sans arrêt, je n’ai pas beaucoup dormi. Les cernes sous ses yeux, encore plus marqués que d’habitude, étaient là pour en témoigner. — Voyons si le déjeuner peut arranger ça. — Belle journée, observa Jack tandis qu’ils prenaient à pied Westminster Bridge Road en direction du Parlement. C’était l’un de ces jours de beau temps comme on en voit quelquefois en Angleterre au début de l’hiver. Le ciel était bleu, sans aucun nuage. Une bise glacée descendait la Tamise, mais Ryan n’en avait cure. Il avait mis un gros manteau et une écharpe, et l’air froid le réveillait. — Des problèmes au bureau, Bas ? — Encore découvert un micro, un de ces foutus micros, et deux étages seulement sous mon bureau ! On inspecte tout le bâtiment. — Ça continue comme avant. Le KGB ? — Pas sûr, dit Charleston tandis qu’ils traversaient le pont. On a eu des problèmes avec la façade, elle commençait à se fissurer — la même chose est arrivée à Scotland Yard il y a quelques années. Les ouvriers qui réparaient ont trouvé des fils inattendus et on a suivi... Nos amis russes n’ont pas interrompu leurs activités, mais il y a d’autres services de renseignement, après tout. Vous avez déjà vu une chose pareille dans votre boutique ? — Non, mais nous sommes plus isolés que Century House. Jack voulait dire par là que les services de renseignement britanniques étaient installés en plein centre-ville — il y avait un immeuble d’habitation juste à côté — et qu’il suffisait d’un micro de petite taille pour intercepter les conversations. Ce n’était pas comme le quartier général de l’Agence, à Langley, qui était implanté au milieu d’un vaste terrain boisé. En outre, la construction en était plus récente, et ils avaient pu disposer des mesures de protection dernier cri contre les sources radioélectriques internes. — Vous auriez dû faire comme nous et mettre en place des guides d’ondes. — Ça nous coûterait une fortune, et on n’a rien pour le moment. — Eh bien tant mieux, ça nous permet en tout cas de marcher. Si quelqu’un est capable de nous espionner ici, c’est que nous avons perdu. — Ça ne s’arrêtera jamais, pas vrai ? — Comment s’appelait ce Grec déjà ? Celui qui avait été condamné à faire rouler un rocher au sommet d’une colline, et chaque fois qu’il arrivait en haut, cet enfant de salaud dévalait de l’autre côté. — Sisyphe ?... Ou peut-être Tantale ? Ça fait longtemps que je suis sorti d’Oxford. Mais ce n’est pas grave, vous avez bien raison. Quand on est arrivé au sommet d’une colline, on s’aperçoit simplement qu’il y en a encore une autre. Ils continuèrent à marcher sur les quais en tournant le dos au Parlement, mais en se rapprochant du déjeuner. Des rencontres comme celles-ci avaient leurs règles. Il n’était pas question de parler affaires avant d’avoir discuté de choses et d’autres et pris une petite récréation. Quelques touristes américains attardés prenaient des photos. Charleston et Ryan firent un crochet pour les éviter. — Nous avons un problème, Bas. — Oui, quel problème ? fit Charleston sans le regarder. Il y avait trois gardes du corps derrière eux et deux autres devant. Jack ne se tourna pas non plus. — Nous avons quelqu’un qui travaille pour nous au Kremlin. Il voit Narmonov de temps en temps. Il prétend qu’Andrei Ilitch craint un coup d’État de ses militaires et du KGB. Il ajoute qu’ils pourraient bien ne pas appliquer le traité de réduction des armes stratégiques. Et aussi qu’un certain nombre d’armes nucléaires tactiques pourraient avoir disparu en Allemagne. — Vraiment ? Voilà une nouvelle rassurante. Cette source est fiable ? — Très fiable. — En réalité, je ne peux pas vous dire que ce soit vraiment une découverte pour moi, Ryan. — Votre type est bon ? demanda Jack. — Très, très bon. — Et il vous a annoncé ce genre de choses ? — Quelques rumeurs, sans plus. Je veux dire que Narmonov est complètement débordé, n’est-ce pas ? Depuis ces affaires atroces avec les Baltes, puis les Géorgiens, puis les Arabes. Il est complètement dépassé. Il a dû accepter un compromis avec ses forces de sécurité, mais un coup d’État ? — Charleston leva les yeux. — Non, ce n’est pas ce que nous voyons dans la boule de cristal. — Et pourtant, c’est bien ce que nous raconte notre informateur. Les armes nucléaires ? — Je pense que notre source n’est pas très bien placée pour recueillir des renseignements dans ce domaine. C’est un civil, vous savez. Jack savait très bien que Basil ne pouvait pas lui en dire plus. — Vous prenez la chose au sérieux ? — Très au sérieux, je suis obligé. Cet informateur nous a rapporté beaucoup de choses très intéressantes depuis des années. — Une recrue de Mme Foley ? demanda Charleston avec un petit rire. C’est une jeune femme merveilleuse. J’ai entendu dire qu’elle venait d’avoir un enfant ? — Une petite fille, Emily Sarah, le portrait de sa mère. — Jack se dit qu’il avait assez adroitement esquivé la question précédente. — Mary Pat revient après le Nouvel An. — Oui, c’est vrai, vous avez une vraie crèche blindée chez vous, n’est-ce pas ? — C’est l’un des investissements les plus utiles que nous ayons jamais faits. J’aurais aimé avoir eu l’idée tout seul. — Ah, ces Américains ! — Sir Basil se mit à rire. — Des armes nucléaires qui disparaissent. Oui, je crois que nous devons prendre cela au sérieux. Il pourrait s’agir d’une collusion entre l’armée et le KGB, qui chercheraient à prendre un atout. C’est extrêmement inquiétant, mais je n’en ai absolument pas entendu parler. Et c’est pourtant un secret difficile à garder. Ce que je veux dire par là, c’est que le chantage ne marche que si ceux qu’on veut faire chanter le savent. — Nous avons également entendu dire que le KGB menait une opération qui aurait à voir avec des affaires nucléaires en Allemagne. Mais ce n’est qu’un bruit, rien de plus. — Oui, cela nous est aussi venu aux oreilles, répondit Charleston. Ils prirent la coupée qui menait au Tattersall Castle, un vieux vapeur à aubes transformé depuis longtemps en restaurant. — Et ? — Et nous avons monté une petite opération de notre côté. On dirait qu’Erich Honecker avait un petit projet Manhattan en route. Heureusement, ça s’est terminé dans le chambardement. Les Russes ont été très mécontents d’apprendre tout ça. La RDA a renvoyé un joli stock de plutonium à ses anciens camarades socialistes juste avant les grands changements. Je pense que le KGB enquête sur le même sujet. — Pourquoi ne nous avez-vous rien dit ? « Bon Dieu, Bas, songea Jack. Les gens de votre espèce n’oublient jamais rien. » — Je n’avais rien à raconter, Jack. Charleston appela le maître d’hôtel d’un signe du menton, et il leur donna une table tout au fond. Les gardes du corps s’assirent entre leurs protégés et le reste de l’humanité venu déjeuner. — Nos amis allemands ont été très francs. Ils nous ont dit que le projet avait été arrêté, complètement et définitivement. Nos spécialistes sont allés voir, et ils nous ont confirmé ce que racontaient nos collègues allemands. — C’était quand ? — Il y a plusieurs mois. Vous êtes déjà venu déjeuner ici, Jack ? demanda Charleston au moment où le maître d’hôtel arrivait. — Non. Basil commanda une pinte de bitter, et Jack se décida pour une Iager. Ils attendirent que le serveur soit reparti. — L’opération du KGB est plus récente. — Il pourrait s’agir d’une seule et même chose, vous savez. Ils ont peut-être les mêmes inquiétudes que nous, mais ils ont seulement été un peu plus longs à se mettre en branle. — Pour les têtes nucléaires ? — Ryan fit signe que non. — Nos amis russes sont très intelligents, Bas, et ils prennent les affaires nucléaires plus au sérieux que nous. C’est l’une des choses que j’admire beaucoup chez eux. — Oui, ils ont retenu la leçon après ce qui leur est arrivé avec la Chine, non ? Charleston reposa le menu et fit signe au serveur de leur apporter leurs verres. — Vous pensez donc que c’est sérieux ? — Certainement. — Votre jugement est en général plutôt bon, Jack. Merci, dit Basil au serveur. Les deux hommes choisirent leur menu. — Vous croyez que nous devrions y regarder aussi ? — Je crois que ce serait une très bonne idée. — Très bien. Qu’avez-vous d’autre à me dire ? — J’ai peur que ce soit tout, Bas. — Votre informateur doit être vraiment très bon. — Sir Basil goûta sa bière. — J’imagine que vous avez tout de même quelques doutes ? — Bien sûr, mais... enfin, Basil, on a toujours des doutes, non ? — Des informations qui iraient contre celles-là ? — Non, mais nous sommes incapables de confirmer. Notre informateur est tellement bien placé que nous risquons de ne pas pouvoir le faire par une autre voie. C’est pour cela que je suis venu vous voir. Le vôtre doit être pas mal non plus, quand je vois ce que vous nous avez transmis. Peu importe son identité, c’est peut-être la meilleure façon de vérifier ce que nous raconte notre gars. — Et si on ne parvient pas à confirmer ? — On sera bien obligés de s’en passer. Ryan n’aimait pas beaucoup ça. — Et vos doutes ? — Ils n’ont sans doute pas grande importance, pour deux raisons. D’abord, je ne suis pas sûr d’être convaincu moi-même. Ensuite, les gens n’attachent pas grande importance à ce que je peux penser. — Et c’est pour cela qu’on n’a pas reconnu votre mérite pour le traité ? Ryan eut un sourire fatigué. Il n’avait pas beaucoup dormi au cours des trente-six heures précédentes. — Vous ne m’aurez pas avec ça, et je ne vous demanderai même pas comment vous avez fait pour être au courant. — Mais ? — Mais parfois j’aimerais tout de même assez que quelqu’un se charge d’en parler à la presse ! Ryan se laissa aller et rit un bon coup. — Ce n’est pas le genre de choses qui se pratique chez nous. Je ne l’ai dit qu’à une seule personne. — Le premier ministre ? — Son Altesse Royale. Vous dînez chez lui ce soir, exact ? J’ai estimé qu’il devait savoir. Jack réfléchit. Il ne lui en aurait jamais parlé, mais... — Merci. — Nous avons tous besoin de voir nos mérites reconnus d’une manière ou d’une autre. Vous et moi ne pouvons rien revendiquer, naturellement. Ce n’est pas juste, mais c’est ainsi. Dans ce cas précis, j’ai violé l’un de mes principes, et si vous me demandez pourquoi, je vais vous le dire : ce que vous avez fait est absolument extraordinaire, Jack. S’il y avait une justice en ce monde, Sa Majesté vous donnerait l’ordre du Mérite. — Vous n’avez pas le droit de le lui suggérer, Basil. Il faut que ça vienne de lui. — C’est vrai, et les gens sauraient ainsi qu’il y a un petit secret, hein ? Le déjeuner fut servi, et ils durent attendre un peu pour poursuivre leur conversation. — Je n’étais pas seul, vous le savez. Charlie Alden a fait du très bon boulot, de même que Talbot, Bunker, Scott Adler et un tas d’autres. — Votre modestie est sans limites, comme d’habitude, Ryan. — Voulez-vous dire : ma « stupidité », Bas ? Ryan n’eut droit qu’à un sourire en guise de réponse. Et voilà les British ! * * * Fromm n’aurait jamais cru une chose pareille. Ils avaient fait cinq ébauches en acier inox absolument identiques à ce qu’il fallait réaliser avec le plutonium. Ghosn s’était occupé des blocs explosifs, ils les avaient essayés sur les cinq ébauches, et ça avait marché dans tous les cas. Ce jeune homme avait beaucoup de talent. Bien sûr, il travaillait à partir de plans très détaillés, que Fromm avait établis à l’aide d’un puissant ordinateur, mais, même dans ces conditions, il est très rare que l’on réussisse du premier coup quelque chose d’aussi difficile. Ils terminaient maintenant la première opération d’usinage du plutonium. Les choses se présentaient bien, le bloc avait l’aspect de surface d’une pièce en acier de très bonne qualité destinée à un moteur de voiture. C’était un bon commencement. Le bras robotisé de la machine sortit la pièce en plutonium du mandrin et la reposa dans le container étanche, rempli naturellement d’argon. Il referma hermétiquement le couvercle. Fromm prit le container et le sortit de l’enceinte pour l’emmener dans le tour à coussin d’air. Là, le processus inverse commença. Il mit le container dans l’enceinte, les pompes à vide démarrèrent, et l’air aspiré par le haut fut remplacé par de l’argon injecté par le bas. Quand l’atmosphère interne fut devenue complètement inerte, le robot ouvrit le couvercle et se saisit du plutonium. Le programme l’inséra précisément dans le mandrin. La précision était un paramètre fondamental. Sous le contrôle de Fromm, le mandrin fut mis en rotation et sa vitesse monta doucement à quinze mille tours par minute. Fromm jura un bon coup. Il avait cru être parvenu à un résultat parfait. Le mandrin ralentit, et la machine fit automatiquement une petite modification de réglage. Fromm prit son temps pour vérifier l’équilibrage, puis augmenta la vitesse. Cette fois, c’était impeccable. Il monta à vingt-cinq mille tours sans aucune vibration. — Vos hommes ont réalisé les premiers usinages de manière remarquable, dit Fromm par-dessus son épaule. — On en a perdu quelle masse ? demanda Ghosn. — Dix-huit grammes cinquante-deux. Fromm arrêta la machine et se releva. — Je ne dirai jamais assez de bien de vos techniciens. Je suggère que nous attendions demain pour commencer le polissage final. Il serait trop bête de se précipiter. Nous sommes tous fatigués, et je crois que le dîner est prêt. — Comme vous voulez, Herr Fromm. — Manfred, fit l’Allemand, à la surprise du jeune homme. Ibrahim, il faut que nous parlions. — Dehors ? Ils sortirent, la nuit tombait. — Ne tuons pas ces hommes. Ils sont trop précieux. Que ferons-nous si nous avons une autre occasion ?... — Mais vous étiez d’accord... — Je ne savais pas que les choses se passeraient aussi bien. Le programme que j’avais préparé faisait l’hypothèse que vous et moi... non, pour être honnête, que je devrais tout superviser. Ibrahim, votre compétence m’a étonné. Nous avons réussi à former une équipe remarquable. Il faut la garder ! « Et où pourrions-nous bien trouver encore dix kilos de plutonium ? » eut envie de lui demander Ghosn. — Je crois que vous avez raison, Manfred. Je vais en parler au commandant. Mais vous devez vous souvenir... — La sécurité. Ich weiss schon. Nous ne pouvons pas courir de risque à ce niveau. Ce que je vous explique, c’est que c’est une question de justice — de reconnaissance professionnelle —, ja ? Nous devons prendre tout cela en considération. Vous me comprenez ? — Tout à fait, Manfred, et je suis d’accord avec vous. L’Allemand était devenu plus humain, quel dommage que ça vienne si tard. — Je suis aussi d’accord que nous avons besoin d’un bon dîner avant d’entamer la dernière phase. Il y a de l’agneau tout frais ce soir, et on a réussi à trouver un peu de bière allemande, de la Bitberger. J’espère que vous l’aimez. — Une bonne bière locale. Quel dommage, Ibrahim, que votre religion vous interdise ce genre de choses. — Ce soir, fit Ghosn, j’espère qu’Allah me pardonnera ma faiblesse. « Voilà de quoi gagner la confiance de cet infidèle », songea-t-il. * * * — Jack, j’ai l’impression que vous travaillez trop. — Ce sont ces trajets entre la maison et le bureau, je passe deux ou trois heures en voiture. — Vous ne pourriez pas habiter plus près ? suggéra aimablement Son Altesse Royale. — Quitter Peregrine Cliff ? — Ryan fit non. — Comment ferait Cathy pour aller à John Hopkins ? Et puis il y a les enfants, il faut les reprendre à l’école. Non, ce n’est pas une solution. — Vous vous souvenez certainement que, la première fois que nous nous sommes rencontrés, vous m’avez vivement conseillé de surveiller ma forme physique et psychologique. Et pourtant, je crois que j’avais l’air en meilleur état que vous maintenant. Sir Basil Charleston s’était chargé de renseigner le prince, se dit Jack, en conséquence de quoi le dîner ne comportait pas une goutte d’alcool. — On souffle le chaud et le froid au bureau, ces temps-ci. Et, en ce moment, c’est plutôt le chaud. — C’est de Truman, non ? « Si vous ne supportez pas la chaleur, sortez donc de la cuisine. » — Oui, quelque chose dans ce genre-là, mais ça finira bien par refroidir. Il se passe seulement quelques petites choses, c’est ainsi. Quand vous commandiez un bateau, j’imagine que c’était identique, non ? — C’était un boulot bien meilleur pour la santé, et je n’avais pas autant de trajet pour aller travailler, peut-être cinq mètres. Le prince eut un petit rire. Ryan réussit à rire lui aussi. — Ça doit être bien. Dans mon cas, c’est la distance qui me sépare de ma secrétaire. — Et la famille ? Il était inutile de mentir. — Ça pourrait aller mieux. Avec le travail... — Quelque chose vous préoccupe, Jack, c’est évident. — Trop de stress, j’ai un peu trop tiré sur la bête, je ne fais pas assez de sport. Le refrain habituel. Ça va s’arranger, mais j’ai eu tout un tas de pépins au bureau. Merci de vous inquiéter pour moi, mais ça ira. Jack parvenait presque à se convaincre lui-même qu’il disait vrai. Presque. — Je veux bien vous croire. — Et je dois vous dire que je n’avais pas fait un aussi bon dîner depuis longtemps. Et vous, quand est-ce que vous venez nous voir de l’autre côté du lac ? demanda Ryan, soulagé de pouvoir changer de sujet. — À la fin du printemps. Un éleveur du Wyoming a quelques chevaux pour moi. Des poneys de polo, naturellement. — Vous êtes complètement fou de jouer à ce jeu. Du hockey sur le dos d’un cheval... — Ça me donne l’occasion d’admirer la campagne. Le Wyoming est un pays splendide. Je crois que j’irai à Yellowstone. — Je n’y suis jamais allé, dit Jack. — Vous pourriez peut-être nous accompagner ? Je peux même vous apprendre à monter. — Peut-être, dit Jack sans trop y croire. — Il se demandait de quoi il aurait l’air sur le dos d’un cheval, il se demandait aussi comment il ferait pour abandonner son bureau toute une semaine. — À condition que vous ne me tapiez pas dessus avec vos marteaux. — Des maillets, Jack, des maillets. Non, je n’essaierai pas de vous faire jouer au polo. Vous réussiriez probablement à tuer quelque malheureux cheval. Mais j’imagine que vous arriverez bien à trouver le temps de venir nous voir. — Je peux toujours essayer. Avec un peu de chance, le monde se sera calmé d’ici là. — Il s’est déjà beaucoup calmé, et c’est en grande partie grâce à vous. — Votre Altesse, sir Basil a peut-être été trop enthousiaste en vous parlant de ce que j’avais fait. Je n’étais qu’un rouage de la machine. — Vous êtes trop modeste. Mais je suis déçu que vous n’ayez reçu aucun témoignage de reconnaissance, observa seulement le prince. — C’est la vie, n’est-ce pas ? Jack fut surpris de ce qu’il venait de dire sans trop réfléchir. Pour une fois, il n’avait pas réussi à cacher complètement ses sentiments. — Je le pense aussi. Oui, Jack, c’est la vie, et la vie n’est pas toujours juste. Avez-vous songé à changer de métier... à démissionner, pourquoi pas ? Jack sourit. — Allons, ce n’est pas dramatique à ce point-là. Ils ont besoin de moi au bureau. Son Altesse Royale devint sérieuse. — Jack, nous sommes amis, n’est-ce pas ? Ryan se redressa sur sa chaise. — Je n’ai pas beaucoup d’amis, mais vous en faites partie. — Avez-vous un peu confiance en mon jugement ? — Mais oui, bien sûr. — Sortez de là, partez. Vous pourrez toujours revenir un jour. Un homme qui a vos qualités ne s’en va jamais définitivement. Vous le savez bien. Je n’aime pas vous voir dans cet état, vous êtes là depuis trop longtemps. Vous ne savez pas quelle chance vous avez de pouvoir vous retirer. Vous avez un degré de liberté que je n’ai pas. Alors, servez-vous-en. — C’est gentil de votre part. Si vous étiez à ma place, vous n’abandonneriez pas, pour la même raison que moi. Je ne suis pas du genre à laisser tomber, et vous non plus. C’est aussi simple que cela. — L’amour-propre peut détruire quelqu’un, insista le prince. Jack se pencha. — Ce n’est pas de l’amour-propre, c’est un fait. Ils ont vraiment besoin de moi. J’aimerais bien que ce ne soit pas le cas, mais c’est ainsi. Le seul problème, c’est qu’ils n’en sont pas conscients. — Le nouveau directeur est mauvais à ce point ? — Marcus n’est pas mauvais homme, mais il est paresseux. Ce qu’il aime, c’est sa fonction, pas les devoirs de sa fonction. Je pense que ce problème n’est pas propre au gouvernement américain, nous le savons bien tous les deux. Le devoir passe en premier. Vous êtes peut-être collé à votre métier parce que vous êtes né dedans, mais je suis collé au mien de la même façon tout simplement parce que c’est moi qui suis capable de l’exercer. — Ils vous écoutent ? demanda Son Altesse un peu brutalement. Jack haussa les épaules. — Pas toujours, non. Il m’arrive de me tromper, bien sûr, mais il faut bien que quelqu’un fasse son devoir, ou au moins qu’il essaie. C’est mon cas, Votre Altesse. Et c’est pour cela que je ne peux pas laisser tomber. Vous le savez aussi bien que moi. — Même si cela vous atteint ? — C’est exact. — Sir Jack, votre sens du devoir est admirable. — J’ai eu deux très bons professeurs. Quand on vous tirait dessus, vous ne vous êtes pas enfui en essayant de vous mettre à l’abri. Vous auriez très bien pu le faire... — Non, je n’aurais pas pu. Si ça avait été le cas... — Les méchants auraient gagné, dit Jack en finissant sa phrase. Mon problème n’est pas très différent. Vous m’avez appris beaucoup de choses. Cela vous surprend ? — Oui, admit le prince. — Vous ne fuyez pas, moi non plus. — Votre raisonnement est toujours aussi habile. — Vous voyez bien ? Je n’ai pas encore tout perdu. Jack était plutôt content de lui. — Mais j’insiste pour que vous veniez en famille dans le Wyoming. — Vous pouvez toujours en parler directement à Cathy. Son Altesse se mit à rire. — Je vais y songer. Vous reprenez l’avion demain ? — Oui, je vais passer chez Hemley’s acheter quelques jouets avant de partir. — Dormez bien, Jack. Nous reprendrons cette conversation l’an prochain. * * * À Washington, il était cinq heures plus tôt. Liz Elliot regardait Bob Holtzman assis en face d’elle de l’autre côté de son bureau. C’était l’un des journalistes accrédités à la Maison-Blanche. Comme les permanents de la Présidence, Holtzman avait vu les gens arriver et passer, mais lui était toujours là. Sa grande expérience des lieux tenait du paradoxe : il était tenu à l’écart des dossiers vraiment importants — et Holtzman savait pertinemment que, lorsqu’il apprendrait certains secrets, il serait bien trop tard pour en faire un article. Cela, c’était le métier des historiens. Mais il avait un réel talent pour lire les nuances entre les lignes et tirer parti des bruits qui couraient, et cela lui aurait valu un poste de responsabilité dans un service de renseignement. Son journal le payait mieux que n’aurait fait n’importe quelle agence gouvernementale, et il avait en outre écrit sur la vie dans les hautes sphères quelques bouquins qui s’étaient bien vendus. — C’est tout à fait entre nous ? — Exactement, répondit le conseiller à la Sécurité nationale. Holtzman fit signe qu’il avait compris et se prépara à prendre des notes. Cela fixait les règles. Aucune citation directe. Elizabeth Elliot serait présentée comme « un officiel », ou, au pluriel, comme « des sources bien placées ». Il leva les yeux de son bloc — les magnétophones étaient évidemment bannis de ce genre d’entretien — et attendit. Liz Elliot aimait bien la mise en scène. C’était une femme brillante, plutôt élitiste — ce qui n’était pas rare dans ces murs —, et sans conteste la personne la plus proche du président, s’il comprenait bien les choses. Mais cela ne regardait pas le public. Les amours probables du président et de sa conseillère n’étaient plus un secret, mais les collaborateurs de la Maison Blanche restaient aussi discrets là-dessus qu’à l’accoutumée, et même davantage. Cela lui semblait un peu étrange. Fowler n’était pas homme à attirer la sympathie, mais ils se laissaient peut-être attendrir par le fait que c’était un homme seul. Tout le monde connaissait les circonstances dans lesquelles sa femme était morte, et la compassion que cela lui avait value lui avait sans doute rapporté quelques voix aux dernières élections. Ses collaborateurs se disaient peut-être qu’une amourette le ferait changer. Ou c’étaient tout simplement de bons professionnels. (Ce qui les distinguait du commun des hommes politiques, se dit Holtzman, pour qui rien n’était sacré.) Peut-être Fowler et Elizabeth faisaient-ils très attention. Peu importait : les journalistes accrédités à la Maison Blanche avaient discuté de cette affaire sous tous les aspects à La Source confidentielle, le bar du Club de la presse nationale, deux rues plus loin, et on avait décidé que la vie amoureuse de Fowler n’était pas vraiment un sujet d’intérêt public, tant que cela ne rejaillissait pas sur les obligations de sa fonction. Après tout, il avait fort bien réussi en politique étrangère, l’euphorie du traité du Vatican n’était pas encore retombée. On ne peut pas décemment saquer un président qui a fait un aussi bon boulot. — Nous avons beaucoup de problèmes avec les Russes, commença Elliot. — Oh ? fit Holtzman, pris par surprise, pour une fois. — Nous avons des raisons de penser que Narmonov éprouve des difficultés considérables avec ses chefs militaires. Cela pourrait avoir des conséquences sur l’exécution du traité de réduction des armements. — Comment cela ? — Nous avons des raisons de penser que les Soviétiques veulent s’opposer à l’élimination d’une partie de leur stock de SS-18. Ils sont déjà en retard par rapport au planning de destruction des missiles. « Des raisons de penser », deux fois. Holtzman réfléchit un instant. Une source très sensible, sans doute un espion, pas une interception. — Ils disent qu’ils ont un problème avec l’usine de démantèlement. Et nos inspecteurs sur place semblent être de cet avis. Il est possible que l’usine ait été conçue selon une méthode, comment dit-on ? d’incompétence créative ? — Qu’en dit l’Agence ? demanda Holtzman, qui prenait des notes comme un fou. — Ce sont eux qui nous ont mis d’abord au courant, mais ils ont été incapables jusqu’ici de nous fournir une analyse sensée. — Et Ryan ? Il connaît bien les Soviétiques. — Ryan nous déçoit beaucoup, fit Liz. Puisque vous en parlez — et ce n’est pas quelque chose que vous pouvez répéter, ne citez pas son nom —, nous menons une petite enquête sur son compte qui nous a apporté des résultats surprenants. — Comme par exemple ? — Comme... je crois qu’il nous fournit des renseignements biaisés. Je crois aussi qu’un haut responsable de l’Agence a une liaison avec une personne d’origine étrangère, et il se peut bien qu’il y ait même un enfant en cause. — Ryan ? Le conseiller à la Sécurité nationale hocha la tête. — Je ne confirme ni ne démens. Souvenez-vous des règles. — Je n’oublie pas, répondit Holtzman, en essayant de cacher son irritation. Elle croyait qu’elle avait affaire à Jimmy Olsen ? — Le problème, c’est qu’on dirait qu’il sait que nous n’apprécions pas trop ce qu’il nous raconte, et, résultat, il essaie d’arranger les informations dans un sens qui nous convienne. Nous sommes à un moment où de bons renseignements en provenance de Langley nous rendraient bien service, mais nous ne les avons pas. Holtzman hocha pensivement la tête. Le problème de Langley n’était pas vraiment nouveau, mais ce genre d’histoire n’était pas du tout dans le style de Ryan. Le journaliste décida d’y repenser plus tard. — Et Narmonov ? — Si ce qu’on nous dit est exact, il est en train de se faire doubler, que ce soit par sa droite ou sur sa gauche, nous n’en savons rien. Mais il se peut qu’il soit en train d’échouer. — L’information est solide ? — Il semble que oui. Tout ce qui a trait à une tentative de chantage venant de ses forces de sécurité est extrêmement préoccupant. Mais avec nos problèmes à Langley... Liz leva les mains. — Et cela juste au moment où les choses allaient si bien. J’imagine que vous avez des problèmes avec Cabot, par la même occasion ? — Il apprend rapidement. S’il était mieux aidé, tout serait parfait. — Vous êtes réellement inquiète ? demanda Holtzman. — Très inquiète. Au moment où nous aurions besoin d’informations précises, nous ne les avons pas. Comment diable savoir ce qu’il convient de faire avec Narmonov si nous ne sommes pas convenablement renseignés ? Qu’est-ce qu’on nous donne à la place ? continua Liz, dont le ton montait. Notre héros vagabonde et va faire des choses qui n’ont rien à voir avec son travail à l’Agence — il est passé par-dessus sa hiérarchie pour aller raconter ses histoires au Capitole —, il s’occupe de peccadilles et ne se soucie pas de fournir à Cabot les analyses sérieuses dont il aurait besoin sur des sujets d’une autre importance. Et puis, monsieur a ses petites distractions... « Notre héros, songea Holtzman. Elle a vraiment l’art de choisir ses mots. Elle le hait, ce type, c’est pas possible. » Holtzman le savait déjà, mais il ne savait pas pourquoi. Elle n’avait aucune raison d’en être jalouse. Ryan n’avait jamais affiché d’ambition démesurée, du moins pas au sens politique du terme. C’était un type remarquable, sous tous les angles. Le journaliste se souvenait encore de son seul faux pas commis en public, cette algarade avec Al Trent, et il était persuadé que l’affaire avait été montée de toutes pièces. Ryan et Trent s’entendaient parfaitement désormais. Pourquoi avait-on cru bon de monter un truc pareil ? Ryan était titulaire de deux médailles du Renseignement — et Holtzman n’avait jamais réussi à savoir pourquoi. Il n’y avait que des rumeurs, cinq versions de quatre histoires différentes, et elles étaient sans doute toutes plus fausses les unes que les autres. Les journalistes n’aimaient pas beaucoup Ryan, et la raison en était qu’il n’avait jamais accepté de leur raconter grand-chose. Il prenait son devoir de discrétion un peu trop au sérieux. D’un autre côté, il n’avait jamais favorisé personne, et Holtzman respectait ceux qui s’en tenaient à ce principe. Il était cependant sûr d’une chose : il avait gravement sous-estimé l’antipathie que provoquait Ryan dans l’administration Fowler. « Je n’aime pas qu’on essaye de me manipuler. » Et là, c’était gros comme le nez au milieu de la figure. Et très habilement fait, en plus. Ce qu’elle racontait à propos des Russes était probablement vrai. L’incapacité de la Central Intelligence Agency à fournir la Maison-Blanche en renseignements vitaux n’était pas chose nouvelle. Ce point était encore probablement exact. Alors, où était le mensonge ? Et y avait-il vraiment un mensonge ? Ils voulaient peut-être gagner sa confiance en lui racontant tout ça, mais des renseignements aussi sensibles qu’on laisse fuir... Ce n’était pas la première fois qu’il apprenait des choses intéressantes dans le bureau nord-ouest de l’aile ouest à la Maison-Blanche. Holtzman pouvait-il réellement ne pas tirer d’article de tout ça ? « Ce sera difficile, mon garçon », songea-t-il. * * * Le vol de retour fut extraordinairement calme. Ryan dormit tant qu’il put, tandis que le sergent qui assurait le service de cabine lisait le mode d’emploi de quelques-uns des jouets rapportés par Jack. — Eh, sergent, fit le pilote qui était venu se détendre à l’arrière. Que faites-vous donc ? — Eh bien, major, notre passager a ramené quelques trucs pour les gosses. Le pilote prit une des feuilles des instructions de montage : Mettre le picot 1 dans le trou A, serrez à la clé en utilisant... — Je crois que j’aime encore mieux réparer un moteur en panne. — J’suis bien d’accord avec vous, répondit le sergent. Ce mec peut s’attendre à passer des heures difficiles. 24 RÉVÉLATION — Je n’aime pas qu’on essaie de se servir de moi, fît Holtzman en s’étirant, les mains croisées derrière la nuque. Il était dans la salle de conférences avec le rédacteur en chef, autre vieil observateur des affaires de Washington qui avait gagné ses galons à l’époque démente qu’avait été la fin de la présidence de Richard Nixon. C’était alors l’âge d’or de la presse américaine, qui avait pris le goût du sang, et ce goût ne lui avait jamais vraiment passé. Seul bon côté de la chose, songea Holtzman, ils n’épargnaient plus personne. Toute personnalité politique était la cible potentielle du bras vengeur des prêtres inquisitoriaux. C’était plutôt sain, mais, de temps en temps, ça pouvait aussi devenir dangereux. — C’est en dehors du sujet, personne n’aime ça. Et sommes-nous jamais sûrs que quelque chose est vrai ? demanda le rédacteur en chef. — Il nous faut la croire quand elle nous dit que la Maison-Blanche est mal informée. Concernant la CIA, ce n’est pas une révélation, et encore, ça a été pire. Il est indéniable que la qualité du travail de l’Agence s’est améliorée — je sais, il y a eu des problèmes quand Cabot a coupé un certain nombre de têtes. Je crois aussi assez volontiers ce qu’elle dit des problèmes de Narmonov avec ses militaires. — Et Ryan ? — Je ne l’ai rencontré que dans des manifestations mondaines, jamais de manière officielle. C’est un type remarquable, avec beaucoup d’humour. Il doit avoir pas mal de succès à son actif, avec ses deux décorations gagnées sans qu’on sache comment. Il s’est opposé à Cabot quand il a voulu réduire les effectifs de la direction des opérations, et il a réussi à sauver quelques-uns de ceux qui y étaient. Il a eu un avancement très rapide. Al Trent l’apprécie, en dépit de cette engueulade qu’ils ont eue il y a quelques années. Il y a sûrement une histoire pas claire là-dessous, mais Al a sèchement refusé de m’en parler la seule fois où je lui ai posé la question. Officiellement, ils se sont réconciliés, et j’y crois comme au Père Noël. — C’est le genre de type à aller courir ? demanda le rédacteur. — Qu’est-ce que c’est encore que ça ? Vous croyez qu’ils vont se balader avec un grand A écrit en rouge sur leur chemise ? — Très drôle, Bob. Bon, qu’est-ce que tu es venu me demander exactement ? — On fait un article là-dessus ou pas ? Les yeux du rédacteur en chef s’agrandirent de surprise. — Tu plaisantes ? Mais il n’y a pas moyen de faire autrement ! — Je n’aime pas me faire manipuler. — Ce n’est pas la première fois que ça nous arrive ! Moi non plus, je n’aime pas ça. J’admets que c’est très probablement le cas ici, mais c’est une affaire importante, et, si nous ne la publions pas, le Times le fera à notre place. Ton papier sera prêt dans combien de temps ? — J’en ai pas pour longtemps, promit Holtzman. Il savait maintenant pourquoi il avait refusé une promotion de rédacteur en chef adjoint. Il n’avait pas besoin d’argent, ses droits d’auteur auraient même pu le dispenser de travailler. Mais il aimait son métier de journaliste, il avait conservé un certain idéal, il faisait encore attention à ce qu’il écrivait. Dieu soit loué, on lui épargnait au moins la peine de prendre des décisions. * * * Le capitaine de vaisseau Dubinin songea que la nouvelle pompe primaire était bien ce que le directeur de l’arsenal lui en avait dit. Ils avaient été obligés de vider un compartiment pour qu’elle rentre, sans compter la brèche qu’il avait fallu faire au chalumeau dans la double coque du sous-marin. La cuve occupait la partie avant contre la cloison, et la pompe, la partie arrière. C’est elle qui faisait circuler l’eau dans le réacteur et dans le générateur de vapeur. À travers une interface, la chaleur vaporisait l’eau dans la boucle secondaire non radioactive, et cette vapeur faisait tourner les turbines, qui entraînaient à leur tour l’hélice via un réducteur. La vapeur secondaire, après avoir perdu la plus grande partie de son énergie, allait au condenseur refroidi par de l’eau de mer pompée à l’extérieur, avant de retourner sous forme liquide dans le fond du générateur de vapeur, et le cycle recommençait. Le générateur et le condenseur étaient des appareils assez analogues, et c’est la même pompe multi-étages qui assurait la circulation. Tous les sous-marins nucléaires ont un talon d’Achille, leurs pompes primaires, qui doivent faire circuler de grosses quantités d’eau chaude et radioactive. Ce travail mécanique avait toujours fait beaucoup de bruit. Jusqu’à maintenant, du moins. — La conception est ingénieuse, fit Dubinin. — Il y a de quoi. Les Américains ont passé dix ans à la mettre au point pour leurs SNLE avant de l’abandonner. L’équipe de projet a été dispersée. Le commandant grommela. Les derniers réacteurs américains faisaient appel à la circulation naturelle par convection. C’était un avantage technique supplémentaire. Ils étaient incroyablement malins. Sous les yeux des deux hommes, le réacteur montait en puissance. Les barres de contrôle avaient été levées, et les neutrons émis par le combustible fissile commençaient à interagir pour faire démarrer la réaction nucléaire. Devant le panneau de commande situé derrière le commandant et l’amiral, des techniciens surveillaient les températures. On commençait avec une échelle Kelvin qui démarre au zéro absolu, et ils étaient maintenant passés en Celsius. — Quand vous voudrez..., dit le directeur. — Vous ne l’avez jamais vue fonctionner ? demanda Dubinin. — Non. « Splendide, se dit le commandant en regardant le ciel. Spectacle horrible s’il en est, vu de l’intérieur d’un sous-marin... » — Qu’est-ce qui se passe ? — La pompe vient de démarrer. — Vous plaisantez ? Il regarda l’énorme objet avec ses différents corps. Ce n’était pas possible. Dubinin se dirigea vers le panneau de contrôle et éclata de rire. — Ça marche, commandant, fit le chef. — Continuez à monter en puissance, lui ordonna Dubinin. — On est à dix pour cent et on continue à grimper. — Montez à cent dix. — Commandant... — Je sais, on ne dépasse jamais cent pour cent. Le réacteur pouvait fournir cinquante mille chevaux, mais, comme dans toutes les installations de cette puissance, ce chiffre était volontairement plus bas que ce qu’il pouvait réellement donner. Il était monté une fois à cinquante-huit mille chevaux, au cours des essais de recette, ce qui avait d’ailleurs endommagé quelques tubes dans le faisceau du générateur de vapeur, et la puissance nominale avait été fixée à cinquante-quatre virgule quatre-vingt-seize. Dubinin l’avait poussé une fois jusqu’à ce niveau, peu après avoir pris son commandement. Tous les commandants en faisaient autant, de même qu’un pilote de chasse pousse au bout de ses possibilités son appareil pour voir sur quoi il peut compter. — Très bien, répondit l’ingénieur. — Surveillez-le de près, Ivan Stepanovitch. S’il y le moindre problème, vous arrêtez tout. Dubinin lui donna une bourrade sur l’épaule et se dirigea vers l’avant de la tranche, en espérant que les soudeurs avaient fait correctement leur travail. Puis il chassa cette pensée. Toutes les soudures avaient été passées aux rayons X, et on ne peut pas se faire du mouron pour tout. En outre, il avait un chef remarquable qui avait l’oeil à tout. — Puissance vingt pour cent. Le directeur de l’arsenal jeta un regard sur l’implantation de la pompe. Elle était montée sur un berceau support, une table dont les pieds étaient des ressorts. Ces amortisseurs atténuaient considérablement la transmission des bruits vers la coque, et de là vers la mer. Mais le tout ne lui paraissait pas très bien conçu. Certes, on peut toujours faire mieux, et la construction navale est l’un des derniers domaines où le métier d’ingénieur est encore un art. — Vingt-cinq. — Ça y est, on entend quelque chose, dit Dubinin. — Ça correspond à quelle vitesse ? — En situation croisière. Ce qui signifiait la puissance nécessaire pour alimenter les différentes installations du bâtiment, de l’air conditionné jusqu’aux liseuses des bannettes — dix noeuds. Les sous-marins de classe Akula étaient gourmands en énergie électrique. Cela était dû essentiellement à un conditionnement d’air assez ancien, qui absorbait à lui seul dix pour cent de la puissance fournie par le réacteur. — On bouffe déjà dix-sept pour cent de la puissance avant de commencer à faire tourner l’hélice. Les équipements occidentaux ont un rendement bien meilleur. Le directeur approuva, l’air bougon. — Ils ont beaucoup d’industriels qui travaillent sur les problèmes d’environnement. Nous n’avons pas chez nous d’infrastructure convenable pour mener des recherches de niveau équivalent. — Le climat est plus chaud chez eux. Je suis allé une fois à Washington, c’était au mois de juillet. L’enfer ne doit pas être pire. — À ce point ? — Le type de l’ambassade qui m’accompagnait m’a raconté que c’était un ancien marécage. Ils ont même eu des épidémies de fièvre jaune. Sale climat. — Je ne savais pas. — Trente pour cent, annonça l’ingénieur. — Et c’était quand ? demanda le directeur. — Il y a plus de dix ans, pour les négociations sur les accidents en mer. Ç’a été ma première et ma dernière expérience diplomatique. Un imbécile du ministère s’était dit qu’ils avaient besoin d’un sous-marinier. On m’a sorti de Frounze uniquement pour ça. Quelle perte de temps ! ajouta Dubinin. — Et c’était comment ? — Assez pénible. Les sous-mariniers américains étaient d’une suffisance... L’ambiance n’était pas du tout amicale. — Dubinin s’interrompit. — Non, je suis trop dur. Le climat politique de l’époque était très différent. On nous a accueillis convenablement, mais c’était quand même assez tiède. Ils nous ont emmenés voir un match de base-ball. — Et alors ? demanda l’amiral. Le commandant sourit. — La bouffe et la bière étaient potables, mais ce jeu est incompréhensible, et ç’a été pire quand ils ont essayé de nous expliquer. — Quarante pour cent. — Douze noeuds, dit Dubinin. Le bruit augmente, mais... — Mais ? — Mais ce n’est rien à côté de l’ancienne pompe. Mes hommes devaient porter des casques antibruit. A pleine vitesse, c’était épouvantable. — On verra bien. Et vous avez appris d’autres choses intéressantes à Washington ? Nouveau grognement. — J’ai appris qu’il ne fallait pas se promener tout seul dans la rue. J’étais sorti faire une balade et je suis tombé sur une pauvre femme qui était attaquée par un hooligan, et ce n’était qu’à quelques rues de la Maison-Blanche ! — À ce point ? — Ce jeune con a essayé de passer derrière moi avec son sac à main. On se serait cru au cinéma, incroyable. — Vous avez essayé d’intervenir ? — Je ne vous ai jamais dit que j’avais été un bon joueur de football ? Je l’ai plaqué, un peu trop violemment, et il s’est cassé la rotule. Dubinin sourit en se rappelant comment il avait amoché ce salopard. Les trottoirs en béton sont nettement plus durs que la pelouse d’un stade... — Cinquante pour cent. — Et alors ? — Les types de l’ambassade sont montés sur leurs grands chevaux. L’ambassadeur a poussé les hauts cris, et j’ai bien cru qu’on allait me renvoyer directement à la maison. La police locale voulait me remettre une médaille... Tout a fini par se calmer, mais on ne m’a plus jamais demandé de jouer les diplomates. — Dubinin éclata d’un gros rire. — J’ai gagné. Dix-huit noeuds. — Mais pourquoi vous en êtes-vous mêlé ? — J’étais jeune et bête, lui expliqua Dubinin. Je n’ai pas pensé un seul instant qu’il pouvait s’agir d’une provocation de la CIA — c’est pourtant ce qui embêtait l’ambassadeur. Mais ce n’était pas ça du tout, juste un petit voyou qui s’en prenait à une faible Noire. La rotule du type a littéralement explosé, et je me demande s’il est encore capable de courir... Et s’il était de la CIA, ça fait toujours un espion de moins. — Soixante pour cent, ça se passe bien, annonça l’ingénieur. Aucune variation de pression. — Vingt-trois noeuds. Les quarante pour cent qui restent ne peuvent plus grand-chose pour nous... et le bruit hydrodynamique commence à augmenter à partir de maintenant. Continuez à monter doucement, Vania. — Bien, commandant. — Quelle est la plus grande vitesse à laquelle vous soyez allé ? — Trente-deux noeuds à PMP, trente-trois en surcharge. — On reparle d’une nouvelle peinture de coque... — Ce truc inventé par les Anglais ? Le Renseignement prétend que les sous-marins de chasse américains ont gagné plus d’un noeud avec ça... — C’est vrai, confirma l’amiral. J’ai entendu dire que nous connaissions sa composition, mais c’est difficile à produire et encore plus à appliquer. — Dès qu’on dépasse vingt-cinq noeuds, on court le risque de perdre des tuiles anéchoïques. Ça m’est arrivé une fois lorsque j’étais starpom du Sverdlovskiy Komsomolets... — Dubinin hocha la tête à ce souvenir. — C’est comme si vous étiez dans un tambour, ces foutus trucs en caoutchouc font un chambard du diable en cognant dans la coque. — Je crains que nous ne puissions pas y faire grand-chose. — Soixante-quinze pour cent. — Enlevez-moi ces tuiles et je gagnerai un noeud. — Vous ne parlez pas sérieusement ? Dubinin fît non. — S’il y a une torpille à l’eau, ça peut faire toute la différence. Ils arrêtèrent leur conversation. En dix minutes, la puissance avait atteint cent pour cent, soit cinquante mille chevaux. La pompe faisait du bruit, mais assez peu pour qu’on entende quelqu’un parler normalement. Avec l’ancienne pompe, le bruit aurait plutôt ressemblé à un concert de rock, se souvint Dubinin, on avait l’impression de sentir les ondes sonores vous passer à travers le corps. Plus maintenant... avec le nouveau supportage — le directeur lui avait promis une amélioration considérable, et il avait tenu parole. Dix minutes après, il avait vu et entendu tout ce qu’il avait besoin de savoir. — Réduisez la puissance, ordonna Dubinin. — Bien, Valentin Borissovitch. — C’est le KGB qui a piqué ça aux Américains ? — C’est ce que j’ai cru comprendre, répondit l’amiral. — Le prochain espion que je rencontre, je l’embrasse. * * * Le cargo George McReady était amarré le long du quai de chargement. C’était un grand cargo vieux de dix ans, propulsé par de gros diesels lents, et spécialisé dans le transport du bois. Il pouvait charger trente mille tonnes de bois scié ou, comme c’était le cas cette fois, de grumes. Les Japonais préféraient faire eux-mêmes le plus gros du travail, gardant ainsi la valeur ajoutée chez eux au lieu de l’exporter. Du moins était-ce un navire américain qui assurait le transport, ce qui n’avait été obtenu qu’après dix mois de négociations laborieuses. Le Japon était sûrement un pays intéressant à visiter, même si la vie y était chère. Sous l’oeil vigilant du premier lieutenant, les grues enlevaient les grumes sur les camions et les descendaient dans des berceaux spécialement conçus. L’automatisation du chargement est certainement l’un des progrès les plus importants qu’on ait réalisés dans la marine marchande. Il fallait seulement quarante heures pour charger à bloc le George M, et trente-six pour le décharger, ce qui lui permettait de repartir à la mer très rapidement. L’équipage n’avait pas le loisir de voir grand-chose à terre. La perte de chiffre d’affaires qui en résultait pour les bars et autres commerces destinés aux marins ne préoccupait pas outre mesure les armateurs, qui ne gagnaient pas un dollar quand le navire était à quai. — Pete, j’ai la météo, annonça le troisième lieutenant. Ça pourrait être meilleur. Le premier lieutenant regarda la carte. — Eh ben ! — Ouais, une grosse dépression sibérienne en formation. Ça va branler d’ici deux jours, et elle est trop grosse pour qu’on puisse essayer de l’éviter. Le premier lieutenant égrena les chiffres qu’il avait sous les yeux. — N’oublie pas d’enlever le capot du périscope, Jimmy. — D’accord. Il y aura beaucoup de choses sur le pont ? — Juste ces deux gaillards, là-bas, fit-il en les montrant du doigt. Son compagnon grogna et prit une paire de jumelles dans leur support. — Bon Dieu, mais ils sont enchaînés ensemble ! — C’est pour ça qu’on ne peut pas les mettre dans la cale. — Étonnant, répondit le jeune homme. — J’en ai touché un mot au bosco, on va les attacher solidement. — Bonne idée, Pete. Si la tempête atteint la force que je prévois, on va pouvoir faire du surf sur le pont. — Le capitaine est toujours sur la plage ? — Oui, il doit revenir à seize heures. — On a fait le plein de pétrole. Le chef s’arrange pour que les diesels soient prêts à seize heures trente. L’appareillage est toujours prévu à dix-sept ? — Oui. — Bon dieu, on n’a même plus le temps de baiser. — Je vais parler de la météo au capitaine, on risque d’avoir du retard à l’arrivée au Japon. — Y va pas aimer. — Et nous alors ? — Enfin, si ça nous permet de rester plus longtemps à quai, je pourrai peut-être... — N’oublie pas de m’emmener, mon lapin, fît le premier lieutenant dans un sourire. Ils étaient tous deux célibataires. * * * — C’est beau, non ? demanda Fromm. Il se pencha pour regarder de plus près la pièce métallique à travers l’écran en Lexan. Le bras manipulateur avait retiré le plutonium du mandrin et le déposait pour une inspection visuelle qui n’était pas vraiment nécessaire, mais il fallait bien de toute façon le préparer pour la prochaine opération de finition, et Fromm voulait tout vérifier de près. Il éclaira la pièce avec une petite lampe torche très puissante puis l’éteignit. La lumière ambiante était amplement suffisante. — C’est assez extraordinaire, fit Ghosn. On aurait pu prendre ce qu’ils regardaient pour du verre soufflé, tant cela semblait lisse. En fait, c’était encore beaucoup plus lisse. La surface extérieure était si proche de la perfection que les distorsions les plus importantes étaient causées par la gravité. De toute façon, ces défauts étaient trop petits pour être visibles à l’oeil nu et bien en dessous des tolérances spécifiées calculées par Fromm avec des codes d’écoulement sur mini-ordinateur. La surface externe du cylindre était parfaite et réfléchissait comme une lentille. Lorsqu’on faisait tourner le cylindre autour de son axe, l’image des lampes de plafond ne bougeait pas et ne tremblait même pas. Même l’Allemand trouvait cela tout à fait remarquable. — Je n’aurais jamais cru qu’on parviendrait à quelque chose d’aussi parfait, dit Ghosn. Fromm approuva de la tête. — De tels résultats auraient été impossibles il y a encore peu de temps. La technologie des tours sur coussin d’air a moins de quinze ans, et les méthodes de contrôle par laser sont encore plus récentes. Les applications commerciales les plus connues concernent les instruments de très haute précision, comme les télescopes, les lentilles spéciales, des pièces pour centrifugeuses... — L’Allemand se redressa. — Maintenant, il faut polir la face interne, et là, on ne pourra pas faire d’inspection visuelle. — Pourquoi avons-nous commencé par l’extérieur ? — Pour être sûrs que la machine fonctionne parfaitement. On contrôlera l’intérieur au laser, et vous avez vu que ça donne de bons résultats. Cette explication n’était pas tout à fait exacte, mais Fromm ne voulait pas leur dire la vraie raison : il trouvait cela beau. Le jeune Arabe n’aurait pas forcément compris. Dos ist die schwartze Kunst... Fromm songeait que tout cela était très faustien. « Comme c’est étrange, se dit Ghosn, que quelque chose d’aussi beau puisse... » — Tout se passe bien ? — Oui, répondit Fromm en montrant l’intérieur de l’enceinte. Quand il était mis en oeuvre convenablement, le tour produisait une poussière métallique très fine, beaucoup plus fine que de la poussière ordinaire, mais on la distinguait à cause de sa réflectivité. C’était quelque chose de très cher et de très dangereux, et on la recueillait soigneusement en vue d’une éventuelle utilisation ultérieure. — Ce serait le bon moment pour s’arrêter, dit Fromm en se retournant. — D’accord. Ils avaient travaillé quatorze heures. Ghosn renvoya les hommes, puis il sortit avec Fromm, laissant l’atelier sous la surveillance de deux gardes armés. Mais ces gardes n’étaient pas des gens très instruits. Choisis parmi les gardes du corps personnels du commandant, c’étaient tous des vétérans et ils avaient participé à de nombreuses opérations qui avaient démontré leur loyauté. Chacun d’eux était expert dans le maniement des armes à feu, et ils s’étaient encore améliorés après l’arrivée dans leur organisation de l’Américain, Russell l’infidèle. Ahmed, l’un des gardes, alluma une cigarette et alla s’appuyer contre le mur. Encore une nuit lassante en perspective. Au moins, quand il était de garde à l’extérieur ou quand il veillait sur le sommeil de Qati, il y avait des quantités de choses à observer. On pouvait toujours imaginer qu’il y avait un Israélien caché derrière chaque voiture en stationnement ou derrière chaque fenêtre, et cela vous aidait à rester éveillé et en alerte. Pas ici. Ici, ils gardaient des machines qui restaient bêtement à leur place. Pour changer, et aussi parce que cela entrait dans leurs attributions, les gardes surveillaient les ouvriers, les suivant dans l’atelier, quand ils allaient manger ou dormir, et même pendant des activités beaucoup plus simples. Ahmed n’avait pas fait beaucoup d’études, mais c’était un garçon intelligent et qui apprenait vite. Il se disait qu’il aurait été tout à fait capable de faire ce métier à leur place si on lui avait laissé quelques mois pour apprendre. Il était très doué en matière d’armes et trouvait tout de suite ce qui ne marchait pas, comme un armurier chevronné. Faisant les cent pas, il écoutait le bruit des ventilateurs qui alimentaient les différents systèmes de conditionnement et jetait un coup d’oeil aux panneaux de contrôle qui l’assuraient de leur bon fonctionnement. Ces panneaux surveillaient aussi les générateurs de secours, et il vérifia comme chaque soir qu’il y avait assez de gazole dans les cuves. — J’ai l’impression qu’ils se font du souci pour les délais, non ? demanda Ahmed en passant. Il continua sa ronde, espérant qu’il y aurait au moins un voyant qui s’éteindrait. Son compagnon et lui s’arrêtèrent pour regarder le morceau de métal qui intéressait tant Fromm et Ghosn. — C’est quoi, à ton avis ? — Quelque chose de pas ordinaire, fit Ahmed. Ils font l’impossible pour que ça reste secret. — Je crois que c’est destiné à une bombe atomique. Ahmed se retourna. — Et pourquoi dis-tu ça ? — L’un des ouvriers m’a dit que ça ne pouvait pas être autre chose. — Ce serait pas mal d’en faire cadeau à nos amis israéliens ! — Quand on pense à tous ces Arabes qui sont morts ces dernières années et les Israéliens, les Américains et les autres... Oui, ce serait un joli cadeau. Ils passèrent derrière la machine arrêtée. — Je me demande pourquoi ils sont si pressés. — Je ne sais pas, mais ils veulent absolument que ça soit terminé à temps. Ahmed se tut et regarda l’amoncellement de morceaux de plastique et de métal sur la table de montage. Une bombe atomique ? se demandait-il. Pourtant, quelques-uns de ces trucs ressemblaient à... à des pailles pour boire, en plus long et en plus fin, assemblées en paquets et légèrement tordues.... Des pailles pour une bombe atomique ? Ce n’était pas possible. Une bombe atomique devait être, comment dire ? Il dut convenir qu’il n’en avait aucune idée. Bien sûr, il était capable de lire le Coran, le journal, les manuels d’entretien des armes. Ce n’était pas sa faute s’il n’avait pas eu la chance de faire des études comme Ghosn, qu’il considérait avec un mélange d’admiration et de jalousie. C’est si merveilleux, les études. Si seulement son père n’avait pas été un paysan chassé de son pays, s’il avait eu une boutique, ou un métier où on peut mettre un peu d’argent de côté... Quand il revint après avoir fait un tour complet de l’atelier, il vit le... le pot de peinture ? C’est à ça que ça ressemblait. Les copeaux de métal étaient collectés dans le bain de fréon, Ahmed les avait vus faire assez souvent. La boue — ça ressemblait à de fins cheveux de métal — était ramassée par des bras manipulateurs et placée dans le container qui ressemblait tant à un pot de peinture. L’opérateur était protégé par un hublot et de gros gants en caoutchouc. On plaçait ensuite la boîte dans un sas, on l’emmenait dans une autre pièce, on la remettait dans un autre sas pour la vider dans l’un de ces étranges creusets. — J’vais dehors pisser un coup, dit son compagnon. — Profite bien de l’air frais, fit seulement Ahmed. Ahmed changea son arme d’épaule et regarda son camarade franchir la double porte. Il irait faire un tour quand ce serait le moment de la ronde dans le périmètre de sécurité. Il était le plus élevé en grade, et était donc responsable des gardes qui assuraient la surveillance à l’extérieur, en plus de l’atelier proprement dit. Ce n’était pas une vie, se dit Ahmed, d’être enfermé dans un endroit clos comme une capsule spatiale ou un sous-marin. Il aurait aimé faire des études, mais pas pour devenir un employé de bureau qui passe son temps assis à remuer du papier. Non, il aurait aimé être ingénieur, comme ceux qui construisent des routes ou des ponts, c’est une ambition qui aurait été tout à fait à sa portée. Son fils réaliserait peut-être ce rêve un jour, s’il avait la chance de se marier et d’avoir un fils. Mais ce n’était qu’un rêve. Pour le moment, ses rêves étaient plus limités : il avait envie que tout ça se termine, de pouvoir poser son fusil, de mener une vraie vie, voilà ce dont il rêvait. Mais il fallait d’abord que les sionistes meurent. Ahmed était tout seul dans la salle et s’ennuyait à périr. Les gardes qui étaient dehors avaient au moins la chance de pouvoir regarder les étoiles. Quelque chose à faire... Le pot de peinture était toujours là dans son enceinte. Il était prêt à être transféré de l’autre côté. Il avait souvent regardé faire les ouvriers, ce n’était pas le diable. Ahmed prit la boîte dans le sas et l’emporta jusqu’au four. Ils la mettaient dans le four électrique, et... c’était très simple, et il était content de faire quelque chose qui lui change les idées, et ça pouvait même leur rendre service, quel que soit le but de la chose. La boîte était légère, on aurait dit qu’elle était remplie d’air. Vide ? Le couvercle était fixé par des agrafes et... non. Il n’avait qu’à faire exactement comme les ouvriers. Ahmed se dirigea vers le four, ouvrit la porte, vérifia que l’alimentation était coupée — il savait bien que ce truc pouvait être très chaud. C’était capable de faire fondre du métal ! Il enfila ensuite les gants de caoutchouc dont ils se servaient,-oubliant au passage d’ouvrir le robinet d’argon, et enleva les agrafes. Il pencha un peu la boîte pour voir ce qu’il y avait dedans. Et pour voir quelque chose, il vit quelque chose. Au moment où il ôta le couvercle, l’air chargé d’oxygène attaqua le plutonium dont quelques filaments réagirent instantanément et lui explosèrent à la figure. Il y eut un éclair, comme celui d’une amorce, juste une petite bouffée de lumière et de chaleur, en tout cas pas de quoi mettre en danger la vie d’un homme comme il s’en fit sur-le-champ la remarque. Il ne se rendit même pas compte qu’il avait respiré un peu de fumée. Malgré cela, Ahmed fut pris de terreur. Il avait fait quelque chose qu’il n’aurait pas dû faire. Qu’allait penser de lui le commandant ? Qu’allait lui faire le commandant ? Il écouta le bruit produit par le conditionnement d’air et vit la petite fumée monter doucement vers la bouche de ventilation. Parfait. Le filtre électrostatique allait s’en charger. Tout ce qu’il avait à faire... Oui. Il referma la boîte et la rapporta dans l’atelier. Son camarade n’était pas encore revenu. Parfait. Ahmed remit la boîte exactement où elle était et s’assura que les choses étaient exactement comme avant. Il alluma une autre cigarette pour se détendre, furieux contre lui-même de ne pas réussir à se débarrasser de cette habitude. Il commençait à s’essouffler en courant. Ahmed ne savait pas encore qu’il n’était plus qu’un cadavre dont le décès n’avait pas été constaté, et qu’à côté de ça, la cigarette était le souffle de la vie. * * * — Je crois que c’est réalisable, annonça Clark en passant la porte en trombe, comme John Wayne dans Alamo. — Racontez-moi ça, fit Jack en lui montrant un siège. — Je reviens juste de Dulles, j’ai parlé à quelques types. Les 747 de la JAL qui font les vols transpacifiques sont aménagés d’une façon qui nous convient très bien. La salle à manger du haut est équipée de lits, comme ces vieux cars Pullman. Ça nous facilitera les choses. L’acoustique est bonne, et il est facile d’y capter les sons. — Il lui tendit un plan. — Il y a une table ici et ici. On utilisera deux micros sans fil, et quatre canaux. — Expliquez-vous, lui dit Jack. — Les micros sans fil sont omnidirectionnels. Bon, ils envoient le tout à un émetteur SHF et quelqu’un reçoit le signal à l’extérieur de l’avion. — Et pourquoi quatre canaux ? — Le gros problème, c’est d’éliminer le bruit de l’avion, le bruit des moteurs, de l’air, tous ces trucs-là. Deux canaux enregistrent le son à l’intérieur, les autres servent uniquement pour le bruit de fond. Nous les utilisons pour nous débarrasser des saloperies. On a des gens chez nous, à ST, qui travaillent là-dessus depuis un bout de temps. On se sert de l’enregistrement du bruit de fond pour le détecter et on le réinjecte en opposition de phase. C’est très simple à condition d’avoir l’équipement informatique qui va. Voilà, OK ? L’émetteur tient dans une bouteille, on le dirige vers un hublot. C’est facile à faire, j’ai vérifié. Ensuite, il nous faut un avion d’accompagnement. — Par exemple ? — En mettant les bons équipements à bord, quelque chose comme un Gulfstream ou, encore mieux, un EC-135. Je préconise qu’on envoie plus d’un avion. — À quelle distance ? — À portée visuelle... trente nautiques maximum, et ils n’ont pas besoin de voler à la même altitude. Ils n’ont pas besoin non plus de se mettre en formation avec notre mec. — C’est facile à fabriquer ? — Très simple. Le plus difficile, ce sont les piles, et il faut que ça tienne dans une bouteille d’alcool, comme je disais. On achètera une bouteille comme celles qu’on trouve dans les duty-free — j’ai déjà envoyé quelqu’un s’en occuper —, pas une bouteille en verre, une bouteille opaque en poterie. Comme du Chivas haut de gamme, peut-être. Les Japonais aiment bien le scotch. — Les chances de se faire pincer ? demanda Ryan. Clark sourit comme un adolescent qui vient de faire une bonne blague à un professeur. — Nous fabriquons notre truc en nous servant exclusivement de composants japonais et nous mettons en place dans l’avion un récepteur calé sur les bonnes fréquences. Ça se présentera comme les appareils dont se servent les journalistes. Je mettrai le récepteur dans l’une des poubelles de l’échelle qui va aux toilettes. Si on est grillés, ils croiront que c’est un des leurs qui a fait le coup. Et ça aura même l’air de venir de l’un de leurs journalistes. Ryan fit un signe d’approbation. — Bien vu, John. — J’savais bien que ça vous plairait. Quand le coucou sera posé, on envoie un mec récupérer la bouteille. On l’aura un peu arrangée — j’veux dire qu’on veillera à ce qu’on ne puisse pas enlever le bouchon. De la colle forte, par exemple. — Et pour l’embarquer à Mexico ? — C’est Ding qui s’en charge. Il est temps qu’il s’occupe de monter une opération, et celle-là est facile. Mon espagnol est assez bon pour tromper un Mexicain. — Revenons aux micros. On ne pourra pas écouter le résultat en temps réel ? — Y a pas moyen, fit Clark en secouant la tête. Tout ce qu’on recueillera sera complètement brouillé, mais on se servira de magnétophones à grande vitesse et on nettoiera le signal sur ordinateur pour avoir le message en clair. Ça améliore en plus la sécurité. Les types dans les avions d’accompagnement ne sauront pas ce qu’ils sont en train d’écouter, il n’y a que les pilotes qui ont besoin de savoir de quoi il s’agit... et encore. Il faut que je revoie ça. — Il faudra combien de temps pour avoir le message en clair ? — Disons... deux heures. C’est ce que prétendent les types de ST. Et vous ne savez pas le plus beau ? — Dites-moi ça. — Les avions sont vraiment les derniers endroits à sonoriser. Nos mecs de ST s’amusent à ça depuis un bout de temps. Les premiers résultats ont été obtenus par la Marine — un projet très secret, et personne ne sait que nous en sommes capables. Les logiciels sont très complexes, mais la vraie percée a été une découverte mathématique théorique. Un mec de la NSA. Et je vous le répète, sir Jack, personne ne sait que c’est possible. Leurs agents de sécurité dormiront sur leurs deux oreilles. S’ils trouvent un micro, ils se diront que c’est un amateur qui a essayé de faire quelque chose. Le récepteur que je placerai à bord ne pourra rien fournir d’intéressant à personne d’autre qu’à nous... — Et il faudra envoyer quelqu’un le récupérer, pour doubler la liaison en vol ? — Exact. Nous aurons ainsi une redondance d’ordre deux ou trois, je ne sais jamais ce qu’il faut dire. Trois canaux indépendants pour le signal, un dans l’avion, et deux qui émettent vers l’extérieur. Ryan leva sa tasse en signe de félicitation. — OK, maintenant que le côté technique est réglé, il me faut une évaluation de faisabilité opérationnelle. — Vous l’avez dit, Jack. Bon dieu, ça fait du bien de se remettre à faire l’espion. Avec tout le respect que je vous dois, surveiller votre peau n’est pas exactement à la hauteur de mes aptitudes. — Vous êtes un type extra, John. Et Ryan se mit à rire. Ça faisait si longtemps que ça ne lui était pas arrivé. S’ils arrivaient à monter ce coup, cette putain d’Elliot lui lâcherait peut-être un peu les baskets. Le président comprendrait peut-être que les opérations sur le terrain menées par des pros servaient encore à quelque chose. Ce serait une petite victoire. 25 RÉSOLUTION — Alors, quelle est l’histoire de ces trucs ? demanda le second lieutenant, en regardant le pont au-dessous de lui. — Je crois que ce sont des poutres pour un temple. Un petit temple, j’imagine, ajouta le premier lieutenant. La mer va continuer à grossir ?... — J’aimerais mieux qu’on ralentisse, Pete. — J’en ai parlé deux fois au capitaine, mais il dit qu’il a un calendrier à respecter. — Tu ferais mieux de dire ça à ce foutu océan. — J’y avais pas pensé. Qui demande-t-on ? Le second lieutenant, qui était de quart, renifla. Le premier lieutenant — le second du bateau — était venu surveiller ce qui se passait à la passerelle. En fait, c’était le rôle du capitaine, mais ledit capitaine dormait dans sa couchette. Le George McReady enfournait dans des vagues de dix mètres en essayant de tenir vingt noeuds, mais il avait du mal, même avec toute la puissance sur le pont. Le ciel était couvert, et on apercevait la lune de temps en temps entre deux nuages. La tempête s’était un peu affaiblie, mais le vent soufflait encore à soixante noeuds établis, et la mer forçait. C’était une tempête caractéristique du Pacifique Nord, les deux officiers le savaient parfaitement. Ça n’avait pas de sens de continuer ainsi. L’air était à la température agréable de -12 °C, et les embruns qui frappaient les vitres de la passerelle gelaient instantanément. Seul point positif, ils naviguaient bout à la mer. Le George M était un cargo, pas un paquebot, et ne disposait donc pas de stabilisateurs de roulis. En fait, la navigation n’était pas trop pénible. Le château était à l’arrière, ce qui amortissait beaucoup le tangage, mais avait également pour effet de diminuer l’attention des officiers sur ce qui se passait à l’avant, ce qui était encore plus ennuyeux avec tous les embruns qui réduisaient la visibilité. Autre caractéristique intéressante de cette navigation, quand l’étrave rentrait dans la vague, surtout si elle était haute, le navire était freiné. Mais sa longueur était telle que la proue ralentissait avant la poupe, et sous l’effet des forces de décélération, la coque vibrait de toutes ses membrures. En réalité, elle fléchissait même de quelques centimètres, chose difficile à croire tant que l’on ne l’a pas vue de ses yeux. — J’ai été embarqué sur un porte-avions, et la coque fléchissait de plusieurs dizaines de centimètres. Un jour, on était... — Regardez devant, lieutenant, annonça l’homme de barre. — Et merde ! cria le second lieutenant. Une vague solitaire ! Elle fut sur eux à l’instant, une vague de quinze mètres à une centaine de mètres devant l’étrave trapue du George M. Ce phénomène n’est pas inhabituel : deux vagues peuvent se rencontrer et additionner leur hauteur pendant quelques instants, avant de rediverger... L’étrave se souleva sur une crête de hauteur moyenne, puis plongea dans le mur verdâtre qui arrivait. — Cette fois on se la paye ! L’étrave n’avait pas le temps de remonter. L’eau verte escalada la muraille comme si elle n’avait pas existé et déboula sur les cent cinquante mètres de pont. Les deux officiers observaient le spectacle, fascinés. Le navire ne courait pas de réel danger — du moins, se disaient-ils, de danger immédiat. Le déferlement dépassa les mâts de charge et leurs apparaux, progressant à quarante-cinq kilomètres à l’heure. Le navire se mit à trembler, l’étrave avait heurté le creux de la vague, ce qui le ralentissait considérablement. En fait, l’étrave était encore sous l’eau, car la vague était plus large que haute, mais le sommet était sur le point de heurter une falaise d’acier blanc qui se dressait droit devant. — Mettez de la barre ! cria le second lieutenant à l’homme. La crête de la vague n’atteignait pas tout à fait la hauteur de la passerelle, mais elle heurta de plein fouet les hublots des cabines des officiers. Instantanément, tout ne fut qu’une nuée d’embruns qui explosaient. Cela ne dura qu’une seconde, mais cette seconde parut une minute. Quand les embruns furent retombés, le pont était toujours là, recouvert d’un torrent d’eau qui tentait de s’écouler par les dalots. Le George M prit quinze degrés de gîte avant de se redresser. — Réduisez à seize noeuds, je le prends sur moi, ordonna le premier lieutenant. — Bien, lieutenant, fit l’homme de barre. — Moi à la passerelle, on ne cassera pas ce bateau, ajouta l’officier. — Tu as raison, Pete. Le second lieutenant était allé vérifier le panneau des alarmes, s’assurer qu’il n’y avait pas de voie d’eau ou d’autres problèmes. Tout était clair. Ce bâtiment avait été calculé pour résister à des mers plus fortes que celle-là, mais la sécurité à la mer exige beaucoup de vigilance. — Tout est OK vu d’ici, Pete. Le téléphone sonna. — Passerelle, ici le premier lieutenant. — Mais qu’est-ce qui se passe, Bon Dieu ? C’était le chef. — Eh bien, on s’est payé une espèce de grosse vague, chef, répondit laconiquement Pete. Des problèmes ? — Je ne rigole pas. J’ai bien cru que l’avant du château allait être enfoncé et que j’allais bouffer mon hublot — on dirait qu’il y a une vitre cassée. Je trouve qu’on devrait réduire, tu sais, j’ai horreur d’être mouillé dans mon lit. — C’est déjà fait. — Parfait. Et il raccrocha. — Qu’est-ce qui se passe ? C’était le capitaine, en pyjama et en robe de chambre. Il était arrivé à temps pour voir l’eau achever de s’écouler par les dalots. — Une vague de dix-huit mètres, j’ai fait réduire à seize noeuds. À vingt noeuds, on n’étale pas avec cette mer. — Je crois que vous avez eu raison, grommela le capitaine. Une heure passée sur le dock coûtait quinze mille dollars, et les armateurs n’aiment pas les dépenses inutiles. — Remontez en allure dès que vous pourrez. Le capitaine s’en retourna avant d’avoir froid aux pieds, car il était pieds nus. — On le fera, répondit Pete en s’adressant à la porte. — Vitesse quinze noeuds huit, rendit compte l’homme de barre. — Très bien. Les deux officiers retournèrent boire leur café. Ce qui venait de se passer n’était pas vraiment effrayant, juste un peu excitant, et la lumière de la lune irisant les embruns constituait même un spectacle de toute beauté. Le premier lieutenant jeta un coup d’oeil sur le pont, et mit un moment à comprendre. — Allumez les projecteurs de pont. — Y a un problème ? Le second lieutenant s’approcha et la lumière des projecteurs lui fit cligner les yeux. — Eh bien, on en a encore un. — Un sur... Le jeune officier se pencha pour voir. — Oh, les trois autres... Le premier lieutenant hocha la tête. Comment s’imaginer la puissance de l’eau qui déferle ? — La chaîne a été cassée comme un brin de paille. Impressionnant. Le second lieutenant décrocha le téléphone et appuya sur un bouton. — Bosco, la cargaison en pontée est passée par-dessus bord. Faites-moi une ronde de sécurité sur l’avant des superstructures. Il n’eut pas besoin d’ajouter que l’inspection était à faire de l’intérieur. Une heure plus tard, ils surent qu’ils avaient eu de la chance. Le seul tronc arraché à la cargaison avait heurté la superstructure dans une zone renforcée par des poutrelles d’acier. Les dégâts étaient mineurs, quelques travaux de peinture et de soudure. Cela ne changeait rien au fait qu’il faudrait bien couper un autre arbre. Trois des quatre grumes étaient parties à l’eau, et le temple japonais devrait attendre. Les trois morceaux de bois, toujours enchaînés, étaient déjà largement sur l’arrière du George M. Ils étaient encore verts, et commencèrent à se gorger d’eau de mer, qui les alourdit progressivement. * * * Cathy Ryan regardait la voiture de son mari s’éloigner. Elle avait dépassé le stade où elle se faisait du souci pour lui. Maintenant, c’était elle qui souffrait. Il ne disait rien, il n’essayait pas de s’expliquer, de s’excuser, de faire semblant de... de quoi ? Et il disait de temps en temps qu’il ne se sentait pas bien, qu’il était fatigué. Cathy aurait bien aimé lui parler, mais elle ne savait pas par où commencer. L’ego masculin est une chose fragile, le docteur Caroline Ryan le savait bien, et là, il était atteint au point le plus sensible. C’était le résultat du stress, de la fatigue et de la boisson. Jack n’était pas une machine, il arrivait à bout. Cela faisait des mois qu’elle avait détecté les premiers symptômes. Et puis ses trajets n’arrangeaient rien. Deux heures et demie en voiture, parfois trois. Il est vrai qu’il avait un chauffeur, mais ce n’était pas suffisant. Cela faisait trois heures de plus pendant lesquelles il avait le temps de ressasser et il n’était pas chez lui pendant ce temps-là, comme cela aurait dû être le cas. « Je peux l’aider ou je risque de le blesser davantage ? se demanda-t-elle. Est-ce en partie ma faute ? » Cathy se dirigea vers la salle de bain pour se regarder dans la glace. D’accord, elle n’était plus une petite fille aux joues roses. Elle avait quelques rides autour de la bouche et des yeux. Elle devrait faire revoir ses lunettes. Elle se mettait à avoir des maux de tête pendant les opérations, et elle savait qu’elle avait peut-être un problème d’yeux — après tout, elle était chirurgien en ophtalmologie, mais elle était comme tout le monde, elle n’avait pas le temps et rechignait à l’idée de se faire examiner par l’un de ses collègues à l’Institut Wilmer, même si elle savait que c’était idiot. Ses yeux étaient encore très beaux, leur couleur n’avait pas changé, même si sa myopie ne s’arrangeait pas avec le métier minutieux qu’elle pratiquait. Et elle était encore mince. Ça ne lui ferait pas de mal de perdre un kilo ou deux — ou, plutôt, de transférer l’équivalent dans ses seins. Elle avait une petite poitrine, toutes les femmes étaient comme ça dans sa famille, mais elle avait adopté un mécanisme de défense et prétendait que la taille du cerveau est inversement proportionnelle à celle des seins. Elle aurait bien aimé qu’ils soient plus conséquents, mais Dieu ou la génétique ne les lui avaient pas donnés, et elle refusait de se soumettre à l’ignominie stupide de la chirurgie. En plus, elle n’aimait pas les statistiques qu’elle connaissait sur ce genre d’interventions. Trop d’implantations de billes de silicone se terminaient mal. Quant au reste de sa personne... Ses cheveux, bien sûr, ses cheveux étaient toujours en désordre — le métier de chirurgien interdisait absolument qu’on y fasse grande attention —, mais elle était encore blonde et avait une chevelure splendide. Quand Jack songeait encore à les regarder, il les aimait beaucoup. Ses jambes avaient toujours été fines, et avec la marche qu’elle devait faire à Hopkins/Wilmer, elles l’étaient devenues davantage. Cathy conclut de tout cela qu’elle était encore très séduisante, il fallait bien l’admettre. Du moins, c’est ce qu’avaient l’air de trouver les autres docs à l’hôpital. Quelques-uns de ses étudiants les plus âgés tournaient littéralement de l’oeil en la voyant ; enfin, c’est ce qu’elle aimait à penser. En tout cas, aucun n’aurait résisté à ses avances. Elle était également bonne mère. Elle ne manquait jamais d’aller voir Sally et Petit Jack, même s’ils dormaient déjà. Surtout depuis que Jack était si absent. Cathy comblait le trou, allant jusqu’à faire quelques passes avec son fils quand c’était la saison (et c’était quelque chose qui avait atteint Jack le jour où il l’avait découvert). Elle faisait de bons petits plats quand elle en avait le temps. Elle aimait toujours son mari, et elle le lui montrait. Elle avait le sens de l’humour, elle ne se laissait pas aigrir. Elle lui parlait, lui demandait ce qu’il pensait de telle ou telle chose, lui racontait ce qu’elle faisait, lui demandait son avis. Il ne faisait aucun doute pour elle qu’il était bien son homme. Et elle l’aimait comme une femme peut aimer son mari. Cathy conclut de tout cela qu’elle n’avait rien fait pour... Alors, pourquoi n’avait-il pas — pourquoi ne pouvait-il pas... ? Le visage qu’elle voyait dans la glace était plus défait que réellement blessé. «Que puis-je faire d’autre ? se demanda-t-elle. « Rien. » Cathy essaya de ne plus y penser. Un nouveau jour commençait, il fallait qu’elle réveille les gosses pour l’école. Cela signifiait qu’elle devait préparer leur petit déjeuner avant. Ce n’était pas juste, bien sûr. Elle était chirurgien et professeur, mais elle était aussi mère de famille, avec les devoirs que cela comporte et que son mari ne partageait pas. Tant pis pour le mouvement de libération de la femme. Elle enfila une robe de chambre et descendit à la cuisine. Ç’aurait pu être pire. Ils aimaient tous les deux les flocons d’avoine. Elle fit bouillir de l’eau, puis réduisit le feu sous la casserole avant de monter réveiller les petits. Dix minutes plus tard, Sally et Petit Jack étaient lavés, habillés, prêts à descendre à la cuisine. Sally arriva la première et alluma la télé pour regarder Disney Channel. Cathy profita des dix minutes de paix qu’elle avait devant elle pour lire le journal en buvant son café. En bas à droite de la première page, il y avait un article consacré à la Russie. Sans doute un de ces problèmes qui préoccupaient Jack. Elle se mit à lire. Elle pourrait peut-être lui en parler, essayer de savoir pourquoi cela le rendait si... distrait. Ce n’était peut-être que cela, après tout ? «... déçu par l’inaptitude de la CIA à fournir les renseignements convenables sur ce problème. Selon certaines rumeurs, une enquête serait en cours. Un haut fonctionnaire confirme les bruits selon lesquels un responsable de la CIA serait soupçonné de pratiques financières douteuses et aurait des aventures sexuelles. Le nom de ce responsable n’a pas été rendu public, mais il semble qu’il s’agisse de quelqu’un de très haut placé, chargé de coordonner le renseignement et l’administration... » Aventures sexuelles ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Qui était-ce ? Lui. Quelqu’un de très haut placé et chargé de... C’était Jack, c’était son mari. C’étaient bien les phrases qu’on utilisait pour parler de quelqu’un de son importance. Dans un moment de lucidité, elle sut que c’était lui. « Jack... qui va voir ailleurs ? Mon Jack à moi ? » Ce n’était pas possible. Et pourtant ? Son impuissance, sa fatigue, ses distractions ? Était-il possible que ce soit la raison... il y avait autre chose qui l’excitait davantage ? Ce n’était pas possible, pas Jack, pas son Jack. Mais pourquoi une autre ?... Elle était encore séduisante — tout le monde le pensait. Elle était une bonne épouse — il n’y avait pas de doute là-dessus. Jack n’était pas malade. Elle en aurait détecté les symptômes, elle était médecin, et elle savait qu’elle n’avait pas pu laisser passer quelque chose d’important. Elle se dit qu’elle devait être encore plus gentille avec lui, lui parler, lui faire comprendre qu’elle l’aimait et que... Ce n’était peut-être pas probable, mais était-ce possible ? Oui. Non. Cathy reposa le journal et but son café. Pas possible. Pas son Jack. * * * C’était la dernière heure de travail de la dernière équipe, dans l’atelier. Ghosn et Fromm regardaient le tour avec un apparent détachement, mais ils avaient du mal à maîtriser leur excitation. Le fréon liquide dont on aspergeait la pièce de métal en rotation masquait la vue pendant cette phase finale d’usinage. Dommage, ils auraient bien aimé voir ce qui se passait, tout en sachant que cela ne leur aurait rien apporté. Le plutonium était caché derrière d’autres pièces métalliques, et, même s’il en avait été autrement, l’oeil était un instrument bien trop grossier pour détecter les défauts. Ils regardaient donc les sorties papier de l’ordinateur, et les précisions enregistrées étaient largement dans les tolérances de douze angströms spécifiées par Fromm. Ils étaient bien obligés de croire ce que disait l’ordinateur. — Plus que quelques centimètres, fit Ghosn comme Bock et Qati arrivaient. — Vous ne nous avez jamais expliqué comment fonctionnait le secondaire de l’unité, dit le commandant. Il avait pris l’habitude d’appeler la bombe « l’unité ». Fromm se retourna, pas très content d’être dérangé, mais il savait bien qu’il ne pouvait pas ne pas répondre. — Que voulez-vous savoir au juste ? — Je comprends le fonctionnement du premier étage, mais pas celui du second, dit Qati très simplement. — Très bien. La théorie est élémentaire, une fois qu’on a compris le principe de base. Et le plus difficile, ç’a été de découvrir ce principe. Au début, on pensait que c’était uniquement affaire de température — comme dans le coeur d’une étoile,^ ? En fait, ce n’est pas vrai, et les premiers théoriciens n’avaient pas vu le problème de la pression. Rétrospectivement, c’est assez surprenant, mais il en va souvent ainsi avec les travaux des pionniers. La clé du secondaire, c’est de gérer l’énergie de façon à la convertir en pression en même temps qu’on utilise la quantité de chaleur considérable dégagée, tout en la redirigeant à quatre-vingt-dix degrés. Ce n’est pas une mince affaire quand on parle de soixante-dix kilotonnes, poursuivit Fromm avec une certaine satisfaction. Cependant, la croyance selon laquelle le fonctionnement d’un second étage est un problème théorique difficile est une légende. La trouvaille d’Ulam et Teller est très simple, comme toutes les grandes découvertes. La pression est la même chose que la température. Ce qu’ils ont mis là en évidence — le secret — n’est pas du tout un secret. Une fois qu’on a dégagé ce principe, le reste n’est plus qu’une question de conception. Faire fonctionner la bombe ne représente pas une tâche énorme, ni mécaniquement parlant ni en termes de difficultés de calcul. Le difficile, c’est de la rendre transportable, et il s’agit purement et simplement de technique, répéta Fromm. — Et ces pailles à boire ? demanda Bock, sachant que son compatriote attendait la question. C’était un petit malin. — Je n’en suis pas sûr, mais je crois bien que c’est moi qui ai inventé ça. Le matériau utilisé convient parfaitement. C’est léger, c’est creux, et c’est facile à tordre comme on le souhaite. Fromm se dirigea vers la table de montage et revint avec une paille. — Le matériau de base est du polyéthylène et, comme vous pouvez le voir, nous avons déposé du cuivre à l’extérieur et du rhodium à l’intérieur. La « paille » fait soixante centimètres de long, son diamètre intérieur est légèrement inférieur à trois millimètres. Il y en a plusieurs milliers tout autour du deuxième étage, réunies en faisceaux qui sont tordus de cent quatre-vingts degrés selon une forme géométrique qu’on appelle une hélice. L’hélice est une courbe qui a beaucoup d’applications utiles. Elle permet de rediriger l’énergie, tout en émettant de la chaleur dans toutes les directions. Qati songea qu’un professeur manqué se cachait dans chaque ingénieur. — Mais elles servent à quoi ? — Le primaire commence par émettre un flux massif de rayons gamma. Juste après, viennent les rayons X. Dans les deux cas, il s’agit de photons très énergétiques, des particules quantiques qui transportent de l’énergie, mais n’ont pas de masse. — Des ondes lumineuses, dit Bock, qui se rappelait les cours de physique du lycée. Fromm approuva du chef. — C’est exact. Des ondes lumineuses très énergétiques à des fréquences différentes — plus élevées. Bon, nous avons donc cette énorme quantité d’énergie émise par le primaire. Nous sommes capables d’en réfléchir une partie ou de la dévier vers le secondaire grâce à ces canaux. Naturellement, la plus grande partie se perd en route, mais nous en avons tellement à notre disposition qu’une petite proportion nous suffit. Les rayons X sont canalisés dans les pailles, la plus grosse part de leur énergie est absorbée par le revêtement métallique, tandis que les surfaces obliques en réfléchissent une autre, ce qui permet d’en absorber encore. Le polyéthylène absorbe lui aussi une bonne dose d’énergie. Et à votre avis, que se passe-t-il alors ? — Si ça absorbe autant d’énergie, ça doit exploser, naturellement, répondit Bock avant que Qati ait eu le temps de le faire. — Très bien, Herr Bock. Quand les pailles explosent — en fait, elles se changent en plasma, mais nous n’allons pas couper les cheveux en quatre après avoir coupé les pailles, n’est-ce-pas ? -, le plasma se dilate radialement en suivant leur axe, et elles convertissent ainsi l’énergie axiale issue du primaire en énergie radiale qui fait imploser le secondaire. Toute la lumière se fit dans la tête de Qati. — Très astucieux, mais vous en perdez la moitié, celle qui part à l’extérieur. — Oui et non. Cela constitue encore une barrière énergétique, et c’est précisément ce qu’il nous faut. Ensuite, les ailettes d’uranium qui entourent le secondaire sont transformées en plasma — grâce à ce même flux, mais plus lentement que les pailles, à cause de leur masse. Ce plasma a une densité beaucoup plus élevée, et il est comprimé vers l’intérieur. Dans l’enveloppe du secondaire, il y a deux centimètres de vide. Nous disposons ainsi d’une zone d’accélération pour le plasma qui se précipite à l’intérieur. — Donc, vous utilisez l’énergie du primaire, vous la faites tourner à angle droit pour lui faire jouer dans le secondaire le rôle de l’explosif ? fit Qati. — Parfait, parfait, commandant ! répondit Fromm, avec assez de suffisance pour qu’on la remarque. Nous avons maintenant une masse relativement importante de plasma qui exerce une pression vers l’intérieur. Le vide nous laisse de la place pour l’accélérer avant qu’elle entre en collision avec le secondaire. Le secondaire est comprimé. Il est constitué de deutérure de lithium 6 et d’hydroxyde de lithium 7, tous deux dopés au tritium, et entourés d’uranium 238. C’est ensemble est violemment écrasé par le plasma qui implose, et il est également bombardé par les neutrons primaires. La combinaison de la pression, de la chaleur et du bombardement neutronique déclenche la fission du lithium qui se transforme en tritium. Le tritium commence immédiatement à fusionner, libérant d’énormes quantités de neutrons très énergétiques. Les neutrons attaquent l’uranium 238, créant une nouvelle réaction de fission rapide, qui s’ajoute au bilan de réaction du secondaire. — La clé, comme le dit Herr Fromm, expliqua Ghosn, consiste à gérer correctement l’énergie. — Les pailles, fit Bock. — Oui, c’est la même chose, reprit Ghosn. C’est vraiment très astucieux, c’est comme si on construisait un pont en papier. — Et quelle est l’énergie dégagée par le secondaire ? demanda Qati. Il ne comprenait pas vraiment les phénomènes physiques en jeu, mais il saisissait très bien le résultat final. — Le premier étage fournit environ soixante-dix kilotonnes, le second, environ quatre-cent soixante-cinq. Il s’agit de valeurs approchées à cause des irrégularités qui peuvent exister dans l’arme, et aussi parce que nous sommes dans l’impossibilité de faire des essais pour mesurer la puissance réelle. — Vous croyez que vous obtiendrez ces performances ? — Absolument, répondit Fromm. — Mais vous venez de dire que, sans essais... — Commandant, je savais dès le départ qu’il nous serait impossible de faire un programme d’essais. Nous avons eu le même problème en RDA. C’est la raison pour laquelle la conception est très conservatrice. J’ai adopté dans certains cas une marge de quarante pour cent, et de plus de cent dans d’autres. Comprenez bien que les Américains, les Britanniques, les Français et même les Russes sont capables de construire des armes qui, à puissance équivalente, auraient une masse cinq ou six fois moindre que notre « unité ». De tels raffinements ne sont possibles que si l’on peut les expérimenter. Les principes physiques sont très simples, et les raffinements techniques viennent uniquement de la pratique. Pour reprendre l’image de Herr Ghosn, c’est comme si l’on construisait un pont. Les ponts romains construits dans l’Antiquité étaient des structures très peu efficaces quand on voit ce que nous savons faire maintenant ; ils utilisaient beaucoup trop de pierres, donc beaucoup trop de travail, ja ? Au fil du temps, nous avons appris à mieux construire les ponts, en utilisant moins de matériau et en dépensant moins de travail. Il n’en reste pas moins que quelques ponts romains sont toujours debout. Ce sont des ponts malgré tout, même s’ils ne sont pas optimisés. Notre bombe, même si elle n’est pas optimale et utilise trop de matière, est une bombe, et elle fonctionnera comme je l’ai prévu. Tout le monde se retourna en entendant le klaxon du tour retentir. Un voyant vert se mit à clignoter, l’opération était terminée. Fromm y alla et ordonna aux techniciens de vidanger le fréon. Cinq minutes après, l’objet de tant de soins amoureux fut visible. Le bras manipulateur le dégagea du mandrin et ils purent le contempler. C’était terminé. — Excellent, décréta Fromm. Nous allons inspecter soigneusement le plutonium, puis nous attaquerons le montage. Meine Herren, le plus difficile est derrière nous. Il se dit que ça méritait bien une bière, et se souvint qu’il n’avait pas encore commandé le palladium. Détails que tout cela. Mais l’art de l’ingénieur est fait de petits détails. * * * — Alors, Dan, qu’est-ce que ça donne ? demanda Ryan sur une ligne protégée. Il n’avait pas lu le journal chez lui le matin, mais il avait trouvé l’article injurieux sur son bureau, dans l’« oiseau ». — Je suis sûr et certain que ça ne vient pas d’ici, Jack. Ça doit être de chez toi. — Je viens de passer un savon au directeur de la Sécurité. Il me dit qu’il ne voit pas d’où ça sort. Mais Bon Dieu, que veut dire : « un très haut fonctionnaire » ? — Ça veut dire que Holtzman choisit avec soin ses adjectifs. Écoute, Jack, je t’en ai déjà trop dit. Je te rappelle que je n’ai pas le droit de parler des enquêtes en cours. — Je m’en fiche complètement. Quelqu’un s’est permis de laisser filtrer des informations qui proviennent d’une source sensible. Nous devrions interroger Holtzman ! aboya Ryan. — Tu te calmes un peu, tu veux ? Le DDCI éloigna le combiné et se força à inspirer profondément. C’est vrai, ce n’était pas la faute d’Holtzman. — Bon, je me suis laissé emporter. — Quelle que soit l’enquête en cours, ce n’est pas le Bureau qui la mène. — Tu plaisantes ? — Je t’en donne ma parole, répondit Murray. — Je te crois, Dan. Ryan s’était calmé. Si ce n’était ni au FBI ni chez lui, une partie de l’histoire devait être pure invention. — Alors, qui a pu faire le coup ? Jack s’étrangla de rire. — Qui ? Dix ou quinze personnes au Capitole, peut-être cinq à la Maison Blanche, ça fait vingt — et peut-être quarante avec ceux d’ici. — Donc le reste est là pour noyer le poisson, ou y a quelqu’un qui t’en veut. Ce n’était pas une question. Il savait qu’un tiers des fuites vers la presse étaient dues à la malveillance pour une raison ou une autre. — La source est sensible. — Rappelle-toi que cette ligne n’est pas assez protégée. — Compris. Écoute-moi, je peux prendre contact discrètement et officieusement avec Holtzman. C’est un bon type, responsable, un pro. Nous pouvons lui parler confidentiellement et lui faire comprendre qu’il risque de mettre en danger des gens et des canaux d’information. — Il faut que j’en parle à Marcus. — Et moi à Bill, mais Bill jouera le jeu. — OK, je vais voir mon directeur et je te rappelle. Ryan raccrocha et se dirigea vers le bureau du directeur. — J’ai lu, fit Cabot. — Le Bureau n’est pas au courant de cette enquête, et personne non plus chez nous. Nous pouvons donc en déduire que le côté scandale de l’article est de pure invention, mais quelqu’un a laissé fuir des informations de source Spinnaker, et c’est comme ça qu’on fait tuer des agents. — Que suggérez-vous ? demanda le DCI. — Je propose que Dan Murray et moi approchions officieusement Holtzman pour lui faire comprendre qu’il met les pieds dans un endroit sensible. Nous comptons lui demander de ne pas insister. — Demander ? — Demander, oui. On ne donne pas d’ordres aux journalistes, du moins tant qu’on ne leur paye pas leur salaire, rectifia Jack aussitôt. Je ne l’ai encore jamais fait, mais c’est déjà arrivé à Dan. C’est lui qui en a eu l’idée. — Il faut que j’en parle là-haut, répondit Cabot. — Mais bon sang, Marcus, c’est ici, là-haut ! — Non, les relations avec la presse, ça se traite ailleurs qu’ici. — Super, très bien, prenez votre voiture et allez demander bien poliment la permission. Ryan tourna les talons et sortit en trombe avant que Cabot ait eu le temps de rougir sous l’insulte. Le temps de faire les quelques mètres qui le séparaient de son bureau, Jack avait les mains tremblantes. « Il ne peut décidément pas me soutenir pour quoi que ce soit ? » Rien n’allait plus. Jack cogna violemment son bureau du poing, et la douleur lui fit retrouver son calme. La petite opération de Clark semblait bien se présenter. C’était toujours ça de gagné, et un petit quelque chose vaut mieux que rien du tout. Mais ça ne changeait rien à l’affaire. Jack regarda la photo de sa femme et de ses gosses. — Bon sang de merde, jura-t-il. Il n’arrivait pas obtenir que ce mec le soutienne, il était devenu un père indigne, et il n’était même pas un bon mari pour autant. * * * Liz Elliot lut l’article avec une satisfaction non déguisée. Holtzman avait fait exactement ce qu’elle souhaitait. Il est si facile de manipuler les journalistes. Cette expérience lui ouvrait de nouveaux horizons, et elle aurait pu la tenter plus tôt. Marcus était faible, personne ne le soutenait dans la bureaucratie de la CIA, elle pouvait très bien en prendre le contrôle pendant qu’elle y était. Relever Ryan de ses fonctions n’était plus qu’une formalité, quel qu’en fût le motif. Ryan était l’un de ceux qui persistaient à dire « non » aux rares demandes de la Maison-Blanche, qui allaient voir directement le Congrès... qui l’avaient empêchée d’avoir des contacts plus étroits avec l’Agence. Une fois qu’on l’aurait éliminé, elle pourrait donner ses ordres — pudiquement baptisés « suggestions » pour la circonstance — à Cabot, lequel n’opposerait pas la moindre résistance. Dennis Bunker continuerait à s’amuser avec la Défense et son équipe de foot, Brent Talbot avait le Département d’État. Elizabeth Elliot contrôlerait entièrement l’appareil de la Sécurité, car elle avait l’oreille du président. Son téléphone sonna. — Le directeur Cabot est là. — Faites-le monter, dit Liz. Elle se leva et alla à la porte de son bureau. — Bonjour, Marcus. — Bonjour, Liz. — Quel bon vent vous amène ? demanda-t-elle en lui faisant signe de s’asseoir sur le sofa. — L’article. — Je l’ai vu, dit le conseiller à la Sécurité nationale d’un air compatissant. — Je ne sais pas qui a laissé filtrer ces informations, mais cette personne met en danger une source de valeur. — Je sais. C’est quelqu’un de chez vous ? Je veux dire : ça viendrait d’une enquête interne ? — Ce n’est pas nous. — Vraiment ? Elliot s’enfonça plus profondément dans son fauteuil et se mit à jouet négligemment avec sa cravate de soie bleue. — Alors, qui est-ce ? — Nous n’en savons rien, Liz. Cabot avait l’air encore plus mal à l’aise qu’elle ne l’avait imaginé. Peut-être croyait-il être l’objet de l’enquête en cours ?... C’était une idée à creuser. — Nous voulons en parler à Holtzman. — Que voulez-vous dire ? — Je veux dire que le FBI pourrait le rencontrer, de façon officieuse, bien entendu, et lui faire comprendre qu’il se livre à des actes irresponsables. — Et qui a eu cette idée, Marcus ? — Ryan et Murray. — Vraiment ? — Elle se tut et réfléchit à la chose. — Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Vous savez comment sont ces journalistes. Si vous voulez les arrêter, il faut le faire dans les formes... hmm. Je peux m’en charger si vous le désirez. — L’affaire est grave, Spinnaker est quelqu’un de très important pour nous. Quand il était tendu, Cabot avait tendance à se répéter. — Je sais, Ryan a été très clair là-dessus quand il est venu nous en parler, le jour où vous étiez malade. Vous n’avez toujours pas réussi à recouper ses informations ? Cabot fit non de la tête. — Jack est allé spécialement en Angleterre interroger les British, mais nous n’attendons rien de ce côté avant longtemps. — Et que souhaitez-vous que je dise à Holtzman ? — Dites-lui qu’il met en péril une source de la plus haute importance. Cet homme pourrait en mourir, et les retombées politiques risquent d’être sérieuses, conclut Cabot. — Je vois, cela pourrait avoir des effets non désirés sur leur équilibre politique à eux, c’est cela ? — Si Spinnaker a raison, il va y avoir pas mal de bouleversements. Et si quelqu’un révèle que nous savons ce que nous savons, il risque de se trouver en fâcheuse posture. Souvenez-vous que... Elliot le coupa. — Ce Kadishev constitue notre meilleure position de repli. Et s’il est grillé, nous n’en aurons plus du tout. Ce que vous me dites est très clair, Marcus. Merci, je m’en occupe. — Je crois que cette solution est satisfaisante, reprit Cabot après un instant de réflexion. — Parfait. Puis-je faire autre chose pour vous ? — Non, je n’étais venu que pour ça. — Je crois que le moment est venu de vous montrer quelque chose. Quelque chose sur quoi nous avons travaillé ici. Hautement confidentiel, ajouta-t-elle. Marcus comprit. — De quoi s’agit-il ? fit-il, en restant sur ses gardes. — C’est strictement confidentiel. Elliot prit une grande enveloppe en papier kraft dans son bureau. — Je dis bien strictement, Marcus. Ça ne doit pas sortir d’ici, d’accord ? — Je comprends. Le DCI était curieux de voir ça. Liz ouvrit l’enveloppe et lui tendit quelques photos. Cabot les examina. — Qui est cette femme ? — Carol Zimmer, la veuve d’un volant de l’armée de l’Air qui s’est tué d’une manière ou d’une autre. Elliot lui fournit encore d’autres détails. — Ryan, il irait baiser ailleurs ? Je veux bien être pendu. — Vous pensez qu’on pourrait obtenir des informations complémentaires à l’Agence ? — Si vous voulez dire sans éveiller ses soupçons, ce sera très difficile. — Cabot hocha la tête. — Avec ses deux gardes du corps, Clark et Chavez, il n’y a pas moyen. Ils sont très proches, je crois même que ce sont des amis pour lui. — Ryan copine avec ses gardes du corps ? Vous parlez sérieusement ? Elliot était surprise. C’était comme si on avait montré de la considération à son mobilier. — Clark est un ancien du service action ; Chavez est un petit jeune, il est garde du corps le temps de terminer ses études et il veut aller aux opérations. J’ai vu leurs dossiers. Clark doit prendre sa retraite dans quelques années, et on le garde dans ses fonctions parce qu’il serait indécent de le virer. Et il a à son actif un certain nombre de choses intéressantes. C’est un type bien, et un bon officier. Elliot n’aimait pas beaucoup tout ça, mais, à en croire Cabot, il n’y avait pas grand-chose à y faire. — Nous aimerions mettre Ryan sur la touche. — Ça risque de ne pas être facile. Ils l’aiment bien, au Capitole. — Vous m’avez dit qu’il se montrait indiscipliné. — Je n’irai pas me battre au Capitole, vous le savez. Si vous voulez le virer, le président n’a qu’à lui demander sa démission. « Mais ça ferait quand même du grabuge au Capitole », songea Liz, et il lui apparut immédiatement que Marcus Cabot ne lui serait pas d’un grand secours. Elle n’y avait pas compté vraiment, Cabot était trop mou. — Nous pouvons nous en charger directement, si vous préférez. — Je crois que ça vaudrait mieux. Si on sait à Langley que j’ai trempé là-dedans, ça pourrait faire des dégâts, et je n’en veux pas, objecta Cabot. Ce ne serait vraiment pas bon pour le moral. — OK. Liz se leva, et Cabot l’imita. — Merci d’être venu jusqu’ici. Deux minutes plus tard, elle était dans son fauteuil, les pieds posés sur un tiroir. Tout marchait si bien, exactement comme prévu. « Mais je deviens bonne à ce petit jeu... » * * * — Alors ? — Voilà ce qu’on a publié aujourd’hui dans un journal de Washington, dit Golovko. Il était sept heures du soir, le ciel était noir, et il faisait un froid comme on n’en voit qu’à Moscou. Et ce qu’il avait à raconter sur cet article n’allait pas contribuer à réchauffer l’atmosphère. Andrei Ilitch Narmonov prit la traduction que lui tendait le premier directeur adjoint et la lut en entier. Quand il eut terminé, il tapota les deux feuillets sur le plateau de son bureau. — Qu’est-ce que c’est que ce tas d’absurdités ? — Holtzman est l’un des journalistes les plus estimés à Washington. Il a accès aux plus hauts responsables de l’administration Fowler. — Et il invente sans doute pas mal de choses, comme tous les journalistes. — Ce n’est pas notre avis. Nous pensons que le ton de son article montre qu’il a été informé par quelqu’un de la Maison Blanche. — Vraiment ? Narmonov sortit son mouchoir, le brusque changement de temps lui avait fait attraper un rhume. S’il y avait bien une chose qu’il n’avait pas le loisir de faire, c’était de tomber malade, même d’une maladie bénigne. — Je ne pense pas. J’ai informé personnellement Fowler des difficultés que nous rencontrions pour détruire les missiles, et tout le reste de ces balivernes en découle. Vous savez bien que j’ai dû transiger avec ces fortes têtes en uniforme — ces imbéciles qui ont agi de leur propre chef dans les pays baltes. Les Américains sont pareils. Je n’arrive pas à croire qu’ils prennent de telles insanités au sérieux. Leurs services de renseignement leur disent sûrement la vérité — et la vérité, c’est que j’ai informé personnellement Fowler ! — Camarade Président. — Golovko s’arrêta net. Camarade était une habitude trop difficile à perdre. — Il y a chez nous des gens qui n’aiment pas les Américains, et il y a aussi chez eux des gens qui continuent à se méfier de nous et qui nous détestent. Les changements intervenus dans nos relations ont été très rapides, trop rapides pour que tout le monde arrive à les assimiler. Je trouve plausible que quelques membres du gouvernement américain prennent au sérieux ce genre de choses. — Fowler est un vaniteux, il est beaucoup plus faible qu’il ne veut le laisser croire, il n’est pas sûr de lui, mais il n’est pas idiot, et seul un idiot pourrait accorder du crédit à ce genre de ragots, surtout après m’avoir rencontré et avoir été mis au courant par mes soins. Narmonov rendit le texte de la traduction à Golovko. — Mes analystes pensent différemment. Nous estimons possible que les Américains croient vraiment ce que raconte cet article. — Merci de leur avis, mais je ne suis pas d’accord. — Si les Américains ont eu à leur disposition un rapport qui va dans ce sens, cela signifie qu’ils ont un espion à l’intérieur du gouvernement. — Je n’en doute pas — après tout, nous en faisons autant, non ? —, mais je ne crois pas que ce soit le cas ici. La raison en est très simple : aucun espion ne pourrait répéter des choses que je n’ai jamais dites, d’accord ? Et je n’ai dit cela à personne. Ce n’est pas vrai. Et que fait-on d’un espion qui vous raconte des mensonges ? — Monsieur le président, ça se termine assez mal, lui assura Golovko. — Et c’est vrai sans aucun conteste chez les Américains aussi. Narmonov se tut un instant avant de sourire. — Avez-vous une idée de l’endroit d’où ça pourrait venir ? — Nous sommes ouverts à toutes les idées. — Essayez de raisonner comme un homme politique. Cela pourrait être l’indice d’une certaine lutte pour le pouvoir à l’intérieur de leur propre gouvernement. Et si nous y sommes mêlés, c’est par hasard. Golovko réfléchit. — Nous avons entendu dire qu’il y avait... que Fowler n’aime pas beaucoup Ryan, leur directeur adjoint... — Ryan, ah oui, je me souviens ! Un adversaire de valeur, Sergei Nicolaievitch ? — C’est vrai. — Et un homme d’honneur. Il m’a donné sa parole un jour, et il l’a tenue. « Quelque chose dont un homme politique se souvient », se dit Golovko. — Et qu’est-ce qui ne leur plaît pas chez lui ? — On dit que c’est un conflit de personnes. — Je le crois volontiers. Fowler et sa vanité. — Narmonov leva les bras au ciel. — Enfin, voilà mon avis. J’aurais peut-être fait un bon analyste dans le Renseignement ? — L’un des meilleurs, lui accorda Golovko. Il fallait bien qu’il approuve. En plus, son président avait avancé une hypothèse que ses hommes n’avaient pas analysée avec suffisamment de soin. C’est troublé qu’il quittât l’auguste présence du chef de l’État. La défection du président du KGB quelques années plus tôt, Gerasimov, une affaire entièrement montée par Ryan, s’il en croyait les indices, avait complètement désorganisé les réseaux étrangers du KGB{9}. Six réseaux aux États-Unis avaient été totalement démantelés, et huit autres en Europe de l’Ouest. Les réseaux de remplacement commençaient tout juste à devenir opérationnels, et le KGB avait encore de nombreux manques dans sa capacité à pénétrer les intentions du gouvernement américain. Seule bonne nouvelle, ils parvenaient à décrypter une part non négligeable des communications militaires et diplomatiques américaines, quelquefois quatre ou cinq pour cent. Mais briser un code ne remplace pas de bons agents infiltrés. Il se passait tout de même quelque chose de bizarre, mais Golovko ne savait pas quoi, et son président avait peut-être raison, au fond : ce n’étaient peut-être que les retombées d’une bagarre interne. Mais il pouvait aussi bien s’agir d’autre chose. * * * — Je suis revenu juste à temps, fit Clark. Ils ont regardé les roues, aujourd’hui ? — On est mercredi..., répondit Jack. Chaque semaine, on inspectait sa voiture de fonction, à la recherche d’éventuelles puces électroniques. — Alors on peut parler ? — Oui. — Chavez avait raison. C’est facile : il suffit de filer une petite mordida au mec. Le type qui s’occupe de la maintenance d’habitude sera malade ce jour-là, et nous deux, on sera affectés au 747. Je vais faire la bonne, nettoyer les lavabos et vider les poubelles, remplir le bar, tout ça. Vous aurez l’évaluation officielle demain sur votre bureau, mais en bref, ouais, c’est faisable, et il y a peu de chances que nous soyons découverts. — Vous connaissez le revers de la médaille ? — Oh que oui ! Incident international majeur, je serai mis à la retraite d’office. Ça va, Jack, je peux prendre ma retraite quand je veux. Ce serait quand même con pour Ding, ce gosse promet beaucoup. — Et si vous êtes pris sur le fait ? — Je dirai dans mon meilleur espagnol qu’un journaliste japonais m’a demandé de faire ça pour lui, et qu’il m’a filé un paquet de pesos pour ma peine. C’est le piège, Jack. Ils ne feront pas trop de tapage s’ils croient que c’est un des leurs. Ça la foutrait mal, perdre la face et tout. — John, vous êtes un sacré filou. — Mais je ne cherche qu’à servir mon pays, monsieur, fit Clark en riant. Quelques minutes après, il prit le virage. — J’espère qu’on n’est pas trop en retard. — La journée a été longue au bureau. — J'ai lu ce truc dans le journal. Qu'est-ce qu'on fait ? — La Maison-Blanche va voir Holtzman, et lui dire de s'écraser. — Il avait la plume, mais il y a bien quelqu'un chez nous qui lui a fourni l'encrier? — Pas à notre connaissance, et pas au FBI non plus. — C'est quelqu'un qui essaie de se camoufler, hein ? — On dirait. — Quelle saloperie ! conclut Clark en se garant. Carol était chez elle et nettoyait les restes du dîner. L'arbre de Noël de la famille Zimmer était en place et Clark commença à y installer ses cadeaux. Jack en avait acheté quelques-uns en Angleterre ; Clark et Nancy Cummings l'avaient aidé à faire les paquets, besogne pour laquelle il était incroyablement peu doué. Malheureusement, quand ils entrèrent dans la maison, ils entendirent des pleurs. — Pas de problème, monsieur Ryan, lui dit l'un des enfants dans la cuisine. Jackie a eu un petit accident. Maman est dans la salle de bains. -OK. Ryan y alla, en faisant assez de bruit pour annoncer son arrivée. — Entrez, fit Carol. Jack l'aperçut penchée au-dessus de la baignoire. Jacqueline pleurait à fendre l'âme comme les gosses qui savent qu'ils ont fait une bêtise. Il y avait un tas de vêtements d'enfant sur le carrelage, et l'air empestait la fleur écrasée. — Qu'est-ce qui s'est passé ? — Jackie a trouvé que mon parfum était le même que celui de ses poupées, elle a vidé toute la bouteille. Carol se releva. Ryan attrapa la chemise de la petite fille. — C'est pourtant vrai. — Toute la bouteille. Quand on pense au prix que ça coûte! Vilaine! Jacqueline se remit à pleurer de plus belle. Elle avait probablement déjà eu une fessée, et Ryan était content de ne pas avoir assisté au spectacle. Il punissait ses propres enfants quand c'était nécessaire, mais il n'aimait pas voir les autres le faire. Encore une de ses nombreuses faiblesses. Même quand Carol eut sorti sa fille de la baignoire, l'odeur persista. — Ouh là là, quelle jolie chanson! Jack attrapa Jackie, qui continua à pleurer comme avant. — Quatre-vingts dollars ! dit Carol, mais sa colère était passée. Elle avait l'expérience des jeunes enfants, et elle savait qu'ils font des bêtises. Jack emmena la petite fille au salon. Elle s'arrêta net en voyant la pile de cadeaux. — Vous êtes trop gentil, fit sa mère. — Mais non, je suis juste allé faire quelques courses. — Vous ne serez pas là à Noël, vous avez votre famille. — Je sais, Carol, mais je ne peux pas m'empêcher de faire des courses au moment de Noël. Clark arriva avec un dernier lot. Jack vit que c'étaient les siens. Bon coeur, ce Clark. — Et dire que nous n'avons rien pour vous, dit Carol. — Mais si, Jackie m'a embrassé très fort. — Et moi ? demanda John. Jack reposa Jackie par terre. C'était amusant. La plupart des gens n'étaient pas trop rassurés en voyant Clark, mais les enfants Zimmer le considéraient comme un gros ours. Ils repartirent quelques minutes plus tard. — C'est gentil de votre part, John, dit Ryan quand ils furent dans la voiture. — Mais non, ce n'est pas grand-chose. Vous savez bien que c'est amusant d'aller acheter des jouets pour les petits enfants. Vous connaissez des gens que ça amuse d'aller acheter des soutiens-gorge à leurs gosses c'est ce que Maggie voulait, elle l'avait écrit sur sa liste, et encore, un sexy, c'est pas croyable. Comment diable un père peut-il se pointer dans un grand magasin et acheter un truc pareil pour sa propre fille ? — Elles sont un peu grandes pour les poupées Barbie. — C'est encore plus triste. Jack se détourna pour pouffer de rire. — Ce soutien-gorge... — Ouais, Jack, si jamais je trouve qui est ce mec, je le réduis en bouillie. Jack avait envie de rire, mais il ne fallait pas. Sa petite fille à lui n'avait pas encore d'amoureux. Ce serait dur, de la voir partir avec quelqu'un d'autre, loin de ses bras protecteurs. Et c'était encore plus dur pour quelqu'un comme John Clark. — Même heure que d'habitude demain ? — Ouais. — Alors à demain matin. Ryan rentra chez lui à huit heures cinquante-cinq. Son dîner était à l'endroit habituel. Il remplit son verre de vin, but une gorgée, enleva son manteau et alla le ranger dans la penderie avant de monter se changer. Il croisa Cathy et lui fit un sourire, mais ne l'embrassa pas. Il était vraiment trop crevé, c'était le problème. Si seulement il pouvait trouver le temps de se détendre, Clark avait raison, juste quelques jours pour décompresser. « Voilà ce dont j'ai besoin », se dit Jack en se changeant. Cathy ouvrit la penderie pour prendre quelques dossiers médicaux qu'elle avait laissés dans sa sacoche. Elle sentit immédiatement un parfum qu'elle n'avait encore jamais remarqué. Cathy Ryan se pencha, le nez en éveil, chercha et finit par trouver. Son visage était défait... Le manteau en poil de chameau de Jack, le manteau hors de prix qu'elle lui avait acheté l'an dernier... Ce n'était pas son parfum. 26 INTÉGRATION Après l’achat de quelques outillages supplémentaires, l’assemblage avait commencé. Ils passèrent une journée entière à fixer un gros bloc d’uranium appauvri à l’extrémité intérieure de l’enveloppe. — C’est ennuyeux, je sais, dit Fromm presque en s’excusant. En Amérique ou ailleurs, ils font ça avec des gabarits spéciaux, des outils spécialement conçus dans ce but, les gens assemblent de nombreuses armes identiques, tous avantages que nous n’avons pas. — Et ici, tout doit être fait avec la même précision, commandant, ajouta Ghosn. — Notre jeune ami a raison, la physique est la même pour tout le monde. — Nous n’allons pas vous déranger davantage, fit Qati. Fromm se remit immédiatement à l’ouvrage. Une partie de lui-même comptait l’argent qu’il allait recevoir, mais l’autre était toute à ce qu’il faisait. La moitié seulement des ouvriers avaient travaillé sur le coeur de la bombe, les autres avaient été employés à réaliser d’autres sous-ensembles, surtout des supports. Ces supports devaient servir à maintenir les composants en place, et étaient fabriqués en majorité à partir d’acier inoxydable, à cause de sa résistance. Chaque composant était intégré à l’ensemble selon une séquence très précise, car la bombe était plus complexe que la plupart des objets industriels. On devait donc la monter en suivant une liste d’opérations très rigoureuse. Là encore, la qualité de la conception et la précision des machines-outils simplifiaient le processus. Les ouvriers eux-mêmes étaient surpris de voir comment tout se déroulait, et ils se disaient entre eux que, qui que soit Fromm, c’était un ingénieur d’une habileté diabolique. Le plus difficile consistait à mettre en place les différents blocs d’uranium, les éléments légers et plus malléables posaient moins de problèmes. — Et la procédure pour le système d’injection de tritium ? demanda Ghosn. — On gardera ça pour la fin, répondit Fromm, qui venait de vérifier une mesure. — Il suffira de chauffer la batterie pour récupérer le gaz, c’est ça ? — Oui, dit Fromm en hochant la tête. Mais non, pas de cette façon ! — Qu’est-ce que j’ai fait ? — Ça doit se recourber vers l’intérieur, dit Fromm à l’ouvrier. Il s’avança pour faire une démonstration. — Comme ça, vous voyez ? — Oui, merci. — Les réflecteurs ellipsoïdaux sont accrochés sur ces... — Merci, je sais. — Très bien. Fromm fit signe à Ghosn d’approcher. — Venez voir. Vous voyez comment ça marche, maintenant ? — Fromm lui montra deux jeux de surfaces elliptiques posées l’une à côté de l’autre — il y en avait dix-neuf en tout, chacune réalisée dans un matériau différent. — L’énergie du premier étage arrive sur ces surfaces et les détruit l’une après l’autre, mais pendant ce temps... — Oui, c’est toujours plus facile de comprendre comment ça marche en voyant les pièces que sur plan. Cette partie de l’arme tirait son utilité du fait que les ondes lumineuses n’ont pas de masse, tout en possédant malgré tout une quantité de mouvement. Techniquement parlant, ce ne sont pas du tout des « ondes », mais comme toute l’énergie est sous forme de photons, cela revient au même. L’énergie incidente allait détruire chacune des surfaces elliptiques, mais au cours du phénomène chaque surface réfléchirait un pourcentage faible de cette énergie, ajoutant ainsi à l’énergie déjà dirigée vers le primaire. — Votre budget de puissance est très large, Herr Fromm, lui fit remarquer Ghosn, et ce n’était pas la première fois qu’il revenait sur ce point. L’Allemand haussa les épaules. — Oui, c’est nécessaire. Quand on ne peut pas faire d’essais, il faut prendre des marges. La première bombe américaine — celle d’Hiroshima — n’avait pas subi d’essai. Elle avait un rendement médiocre et ils avaient gaspillé les matériaux, mais ils avaient pris leurs marges. Et ça a marché. Avec un programme d’essai convenable... Avec un programme d’essai convenable, on peut mesurer un certain nombre de paramètres, déterminer précisément les rendements, savoir comment gérer le dégagement d’énergie, déterminer les performances exactes de chaque composant, améliorer ceux qui en ont besoin et réduire la taille de ceux pour lesquels on a vu trop grand. C’est ce qu’ont fait les Américains, les Russes, les Britanniques et les Français depuis des décennies. Ils ont amélioré leurs dessins, les ont rendus de plus en plus efficaces, et donc plus compacts, moins lourds, plus fiables et moins chers. Fromm savait qu’il s’agissait là de la forme la plus élevée de l’art de l’ingénieur, et il rendait grâce au Ciel d’avoir eu la chance de se mesurer à cette réalisation. Son dessin était grossier et lourd, ce n’était certainement pas un chef-d’oeuvre, mais ça marcherait... il en était certain, encore que, avec plus de temps, il aurait pu faire beaucoup mieux... — Je vois. Un homme de votre talent pourrait réduire la taille de cette arme à celle d’un seau. C’était un grand compliment. — Merci, Herr Ghosn. Sans doute pas autant que ça, mais assez pour qu’elle tienne dans la tête d’une fusée. — Si nos frères irakiens avaient pris leur temps... — Oui, il n’y aurait plus d’Israël. Mais ils ont été idiots, vous ne trouvez pas ? — Ils étaient trop impatients, dit Ibrahim, les maudissant intérieurement. — Il faut garder la tête froide dans ce genre de choses. Les décisions doivent être prises sur une base logique, pas en se fondant sur l’émotion. — C’est vrai. * * * Ahmed ne se sentait vraiment pas bien. Il avait pris un congé pour aller voir le médecin du commandant, sur ordre de Qati. Il n’avait pas l’habitude d’aller chez le docteur et pensait que, dans la mesure du possible, c’était à éviter. Il avait été au combat, il avait vu des morts et des blessés, mais rien ne lui était jamais arrivé. Il aurait pourtant préféré cela à sa situation présente. On comprend ce qui se passe quand on a été blessé par une balle ou une grenade, mais qu’est-ce qui pouvait le rendre malade comme ça, de façon aussi rapide et inexplicable ? Le docteur le laissa décrire ce qu’il ressentait, lui posa quelques questions dont certaines étaient pertinentes, et prit note du fait qu’Ahmed fumait — cela lui valut de la part du combattant un hochement de tête et un petit gloussement, comme si les cigarettes avaient quelque chose à voir avec son état. « Des idioties », se dit Ahmed. Il courait bien six kilomètres chaque jour — ou du moins il l’avait fait jusqu’à ces derniers temps. Le médecin procéda ensuite à l’examen clinique, lui mit un stéthoscope sur la poitrine et écouta. Ahmed remarqua immédiatement que son regard devenait plus concentré, comme celui d’un soldat courageux qui essaie de ne pas montrer ce qu’il ressent. — Inspirez, ordonna le médecin. Ahmed s’exécuta. — Maintenant, expirez doucement. Le stéthoscope se déplaça à un autre endroit. — Encore, s’il vous plaît. Il recommença six fois de suite, sur la poitrine et dans le dos. — Alors ? demanda Ahmed quand l’examen fut terminé. — Je ne sais pas. J’aimerais vous envoyer voir quelqu’un qui connaît mieux que moi ces problèmes de poumons. — Mais je n’ai pas le temps. — Vous le trouverez pour ça, et j’en parlerai à votre commandant si nécessaire. Ahmed réussit à ne pas maugréer. — Très bien. * * * Pour mesurer à quel point Ryan était en piteux état, il suffit de mentionner qu’il ne se rendit compte de rien ou, pis encore, qu’il fut reconnaissant à sa femme de lui manifester moins d’attention. Ça le soulageait, la pression diminuait. Elle avait peut-être compris qu’il valait mieux le laisser seul pendant quelque temps. Jack se promit qu’il lui prouverait sa reconnaissance quand tout serait redevenu normal. Il en était sûr, ou il essayait de s’en convaincre, mais une partie de lui-même restait sceptique, et il préférait y rester sourd. Il buvait moins, mais le vin l’aidait à dormir. Au printemps, quand la nature se réchaufferait, il reprendrait des habitudes de vie plus saines. Oui, c’était cela. Il se remettrait au jogging, il prendrait le temps nécessaire au bureau et irait rejoindre à l’heure du déjeuner la horde suante qui faisait le tour du chemin de ronde à l’intérieur du périmètre de la CIA. Clark l’entraînerait. Assis à son bureau, il repensa à Noël, qui aurait pu mieux se passer. Les enfants avaient passé quinze jours à la maison. Cela voulait dire que Cathy avait dû manquer l’hôpital, et c’était dur pour elle. Elle aimait son métier, et pour bonne mère qu’elle fût, même si elle adorait ses gosses, elle regrettait le temps qu’elle n’avait pas pu consacrer à ses patients à Hopkins. A priori, c’était injuste, et Jack le comprenait très bien. Elle aussi était une professionnelle, et d’excellent niveau ; pourtant, c’est elle qui se tapait systématiquement les enfants, parce que lui n’avait jamais de répit dans ses propres activités. Mais il y avait des milliers de chirurgiens en ophtalmologie, quelques centaines de professeurs de chirurgie oculaire, alors qu’il n’y avait qu’un seul DDCI. C’était ainsi. Ce n’était pas juste, mais qu’y faire ? Les choses iraient mieux s’il parvenait à réussir sa dernière opération, songeait Ryan. Cela avait été une erreur de laisser Elizabeth Elliot se débrouiller avec ce foutu journaliste. Ce n’était pas qu’il se fut attendu à mieux de la part de Cabot. Cet homme était un parasite. Il aimait le prestige qui s’attachait à son poste, mais il n’en foutait pas une. Ryan faisait la plus grosse partie du boulot, sans en retirer aucune félicitation et en encaissant tous les reproches. Cela allait peut-être changer. Il avait pris en main l’affaire mexicaine après l’avoir retirée à la direction des opérations. Nom d’une pipe, on lui en saurait gré. Les choses iraient peut-être mieux après ça. Il sortit le dossier de l’opération et se mit à l’examiner en détail, vérifiant que tous les risques avaient bien été pris en compte. Voilà enfin qui allait marcher, et ces salauds de la Maison-Blanche seraient bien obligés de le respecter. * * * — Va dans ta chambre ! cria Cathy à Petit Jack. C’était un ordre, mais aussi l’aveu d’un échec. Elle sortit de la pièce les larmes aux yeux. Elle se conduisait comme une idiote en criant après les enfants, alors qu’elle aurait dû régler les choses avec son mari pour commencer. Mais comment faire ? Que lui dire ? Et si... et si c’était vrai ? Alors ? Elle essayait de se convaincre que ce n’était pas possible, mais c’était trop dur à croire. Sinon, comment expliquer ce qui se passait ? Elle se souvenait avec fierté du jour où il avait risqué sa vie pour Sally et elle. Elle était terrifiée, le souffle coupé, elle marchait sur la plage en regardant son mari avancer sur ces terroristes armés, au risque de sa vie. Comment un homme qui avait été capable d’un tel acte de courage pouvait-il trahir sa femme ? Ça n’avait pas de sens{10}. Mais alors, quelle était l’explication ? Peut-être ne la trouvait-il plus à son goût ? Dans ce cas, pour quelle raison ? Elle n’était plus assez jolie ? N’avait-elle pas fait, et au-delà, ce qu’une bonne épouse doit faire ? C’était déjà assez dur d’être rejetée, mais se faire ainsi plaquer, savoir qu’il consacrait son énergie et sa vigueur à en satisfaire une autre, une inconnue qui se servait de parfum bon marché, c’était plus qu’elle ne pouvait endurer. « Comment faire ? » se demanda-t-elle. Là était le vrai problème. Si elle pouvait en parler à quelqu’un de Hopkins... peut-être un psychiatre ? Prendre conseil auprès d’un professionnel ?... Elle courait alors le risque que tout se sache, que les gens soient au courant de cette honte. Caroline Ryan, professeur, la jolie, la brillante Cathy Ryan, n’est même pas capable de garder son mari. À votre avis, qu’a-t-elle bien pu faire ? Ses amis allaient faire des messes basses derrière son dos. Ils commenceraient certainement par dire que ça ne pouvait pas être sa faute à elle, avant de prendre l’air embêté : elle aurait tout de même pu s’y prendre autrement, elle aurait dû voir les premiers signes. Après tout, un mariage n’échoue jamais par la faute d’un seul des partenaires, et Jack n’était pas vraiment du genre à aller courir ailleurs, non ? Sa confusion serait pire que tout ce qu’elle avait connu, songea-t-elle, oubliant un instant tout ce qu’elle avait connu de beaucoup plus désagréable. Non, c'était impossible, mais elle ne savait toujours pas quoi faire, tout en étant consciente que ne rien faire était sans doute la pire des solutions. Elle avait l'impression d'être prise au piège, avait-elle seulement le choix? — Qu'est-ce qui t'arrive, maman ? demanda Sally, sa poupée Barbie à la main. — Mais rien, chérie, laisse maman tranquille, tu veux ? — Jack dit qu'il demande pardon, et il voudrait sortir de sa chambre. — D'accord, à condition qu'il promette d'être mignon. — OK! Sally sortit en courant. « Et si c'était aussi simple que cela ? » se demanda Cathy. Elle se sentait capable de lui pardonner pratiquement tout, elle pouvait peut-être lui pardonner ça aussi? Pas parce qu'elle en avait envie, mais parce qu'elle pouvait bien essayer de rabattre un peu sa fierté. Il y avait les gosses, les gosses ont besoin d'avoir un père, même si c'est un père qui ne s'occupe pas d'eux. Son amour-propre était tout de même moins important que les enfants, non ? Et si papa et maman se séparaient, à quoi ressemblerait leur foyer ? Ce serait encore pire. Après tout, elle pouvait toujours trouver... un autre Jack? Elle se remit à pleurer. Elle pleurait sur elle-même, sur son incapacité à prendre une décision, sur ses blessures. Pleurer ainsi ne servait pourtant à rien, sinon à compliquer encore les choses. D'un côté, elle aurait aimé qu'il s'en aille, et de l'autre, elle avait envie qu'il revienne. Et elle ne savait pas ce qu'elle préférait. * * * — Vous comprendrez que tout cela est strictement confidentiel, fit l'enquêteur, et ce n'était pas une question. L'homme qui se tenait devant lui était petit et gros, ses mains paraissaient molles et roses. Sa moustache à la Bismarck était censée lui donner l'air plus viril. En fait, il n'impressionnait personne, tant qu'on n'avait pas vu son visage ; ses yeux foncés ne laissaient rien passer. — Les médecins sont habitués au secret, répondit Bernie Katz en lui rendant les papiers qui prouvaient sa qualité. Soyez bref, j'ai une autre réunion dans vingt minutes. Il se mit à l'aise et attendit aussi patiemment qu'il en était capable, ce qui ne faisait pas lourd. En tant que chirurgien, il avait l'habitude de décider tout seul sans attendre les décisions des autres. Il se balança dans son fauteuil en tortillant sa moustache. — Vous connaissez bien le docteur Caroline Ryan? — Cathy ? Ça fait onze ans qu'on travaille ensemble. — Que pouvez-vous me raconter sur son compte ? — C'est un chirurgien très brillant, techniquement parlant, elle a un jugement exceptionnel, et elle est très douée. C'est l'un de nos meilleurs professeurs. Quel est le problème ? Katz fixait son interlocuteur. — Désolé, mais c'est moi qui pose les questions. — Bon, d'accord. Poursuivez, dit froidement Katz. Il examinait l'homme, son attitude, son expression, son maintien. Et il n'aimait pas trop ce qu'il avait sous les yeux. — A-t-elle fait des allusions récemment... je veux dire, à des problèmes chez elle, ce genre de choses ? — J'espère que vous comprenez bien que je suis médecin, et que ce qu'on me raconte est confidentiel. — Cathy Ryan est-elle de vos clientes ? demanda l'homme. — Il m'est arrivé de l'examiner, nous le faisons tous, ici. — Êtes-vous psychiatre ? Katz rentra la réponse qui lui venait sur les lèvres. Comme tous les chirurgiens, il savait se maîtriser. — Vous connaissez la réponse. L'enquêteur leva les yeux de ses notes et dit, comme si cela allait de soi : — Dans ce cas, votre devoir de réserve ne s'applique pas. Maintenant, je vous prie de répondre à ma question. — Non. — Non quoi ? — Non, elle ne m'a jamais fait de confidences de ce genre, pour autant que je me souvienne. — Des commentaires sur son mari, son comportement, un changement chez lui ? — Non. Je connais très bien Jack, et je l'aime beaucoup. À l'évidence, c'est un bon mari. Ils ont deux gosses, et vous êtes sûrement au courant comme moi de ce qui leur est arrivé il y a quelques années. — C'est vrai, mais les gens peuvent changer. — Pas eux, fit Katz, comme s'il prononçait une sentence de mort. — Je vous trouve bien sûr de vous. — Je suis médecin, et mon métier consiste à me fier à mon jugement. Vos insinuations sont dégoûtantes. — Je n'insinue rien du tout, répondit l'enquêteur. Il savait bien qu'il mentait, et il savait que Katz n'était pas dupe. Il avait jaugé l'homme au premier coup d'oeil. Katz était une tête brûlée, un être passionné incapable de garder un secret s'il n'en voyait pas la nécessité. Et c'était sans doute un sacré médecin. — Revenons à ma première question. Caroline Ryan a-t-elle changé de comportement depuis, disons, un an ? — Elle a un an de plus. Ils ont des enfants, les enfants grandissent, et les enfants qui grandissent peuvent vous donner du souci. J'en ai quelques-uns moi-même. D'accord, elle a peut-être pris un kilo ou deux, et ça n'est pas plus mal comme ça. Elle est peut-être un peu plus fatiguée qu'elle n'était. Ses trajets sont longs, le travail est assez dur ici, surtout pour une mère de famille. — Vous pensez que c'est tout? — Écoutez, je découpe des yeux, je ne suis pas conseiller conjugal. C'est pas mon rayon. — Pourquoi dites-vous que vous n'êtes pas conseiller conjugal ? Je n'ai jamais parlé de ça, non ? « Astucieux, ce petit salaud, se dit Katz, en lâchant sa moustache. Il a peut-être un diplôme de psychologie... ou il a appris sur le tas. Les flics sont souvent bons pour percer les gens. Moi, en tout cas, il m'a deviné. » Katz reprit d'un voix douce : — Chez les gens mariés, des problèmes à la maison veulent souvent dire des problèmes de couple. Eh bien non, elle ne m'a jamais rien dit. — Vous en êtes sûr? — Tout à fait sûr. — OK, merci de m'avoir accordé un peu de votre temps, docteur Katz. Et navré de vous avoir ennuyé. — Il lui tendit sa carte. — Si vous entendez parler de quoi que ce soit, je vous serais reconnaissant de m'appeler. — Que voulez-vous dire ? Si vous voulez que je coopère avec vous, dites-moi de quoi il s'agit. Je n'espionne pas les gens pour le plaisir. — Docteur, son mari occupe un poste très important et très sensible dans l'administration. Nous surveillons régulièrement ce genre d'individus pour des raisons de Sécurité nationale. Vous en faites autant sans vous en rendre compte. Si un chirurgien se pointe en sentant l'alcool, par exemple, vous le remarquez et vous en tirez les conséquences, non ? — Ça n'arrive jamais ici, assura Katz. — Mais, si ça arrivait, vous le remarqueriez? — Bien sûr que oui. — Content de vous l'entendre dire. Comme vous le savez, Jack Ryan a accès à toutes sortes d'informations hautement sensibles. Nous serions irresponsables de ne pas surveiller des gens comme lui. Nous avons... c'est un sujet très délicat, docteur Katz. — Je comprends. — Nous avons des raisons de penser qu'il a peut-être une conduite... irrégulière. Nous devons vérifier si c'est vrai. Vous comprenez? Nous le devons. — OK. — C'est pour ça que je vous ai posé ces questions. — Très bien. — Merci de votre coopération, monsieur. L'enquêteur lui serra la main et s'en alla. Katz réussit à ne pas devenir rouge de colère avant le départ de son visiteur. Il ne connaissait pas Jack si bien que ça. Il l'avait peut-être rencontré cinq ou six fois à des soirées, ils avaient échangé quelques plaisanteries, parlé de base-ball ou de relations internationales. Jack n'avait jamais refusé de parler, ne lui avait jamais dit « Je n'ai pas le droit de parler de ça » ou quoi que ce soit du même genre. Un homme sympathique, songea Bernie, bon père à ce qu'on disait. Mais il ne le connaissait pas si bien que ça. En revanche, Katz connaissait bien Cathy, comme tous les autres médecins. Si l'un de ses enfants avait dû se faire opérer de l'oeil, c'est l'une des trois personnes au monde à qui il aurait fait appel, et c'était le plus beau compliment qu'il puisse lui faire. Elle l'avait assisté dans un certain nombre de cas et d'opérations, et il lui avait rendu la pareille. Quand l'un d'eux avait besoin d'un conseil, il le demandait à l'autre. Ils n'étaient pas seulement associés, ils étaient aussi amis. S'ils décidaient un jour de quitter la faculté Hopkins/Wilmer, ce serait pour s'installer ensemble. S'entendre entre médecins est encore plus difficile que de réussir un mariage. Il aurait pu l'épouser, se dit Katz, s'il en avait eu l'occasion. Il était assez facile de tomber amoureux d'une fille comme elle. Elle devait être bonne mère. Elle avait plus d'enfants que les autres parmi ses patients parce que les opérations d'enfants exigent des doigts fins, et les siens l'étaient particulièrement. Elle avait des mains petites, délicates et extraordinairement habiles. Elle consacrait beaucoup d'attention et de soins à ses jeunes patients, et les infirmières d'étage l'adoraient à cause de ça. Tout le monde l'aimait, naturellement, son équipe du bloc s'entendait parfaitement avec elle. Ils préféraient Cathy à tous les autres. « Des problèmes à la maison ? Jack irait courir derrière son dos... il ferait souffrir mon amie? Quel salopard ! * * * Cathy réalisa qu'il rentrait tard, une fois de plus. Cette fois, il était plus de neuf heures. Il ne pouvait pas rentrer chez lui à une heure décente, non ? Et s'il ne pouvait pas, pourquoi ? — Salut, Cath, fit-il en entrant dans la chambre. Désolé, je rentre tard. Quand il eut disparu, elle se dirigea vers la penderie et ouvrit la porte pour vérifier son manteau. Il l'avait fait nettoyer la veille, sous le prétexte qu'il était taché. Et Cathy se rappelait qu'il y avait bien des taches, mais, mais... « Que faire ? » Elle faillit se remettre à pleurer. Quand Jack retraversa la chambre pour aller à la cuisine, elle s'était réinstallée dans son fauteuil. Il ne remarqua ni le regard qu'elle lui lançait, ni son mutisme. Cathy resta où elle était, les yeux fixés sur l'écran de télévision sans rien voir. Ses pensées étaient ailleurs, elle cherchait une réponse à toutes ses questions sans réussir à autre chose qu'à faire monter sa colère. Elle avait besoin de conseils. Elle ne voulait pas que son mariage se termine comme ça, non. Elle était bien consciente que la passion et la colère prenaient la place de la raison et de l'amour. Elle savait qu'elle aurait dû lutter, résister contre ce processus, mais elle était incapable de réagir autrement. Cathy se dirigea calmement vers la cuisine et se servit un verre. Elle n'avait pas d'intervention le lendemain, elle pouvait donc boire quelque chose. Elle regarda une nouvelle fois son mari, qui ne se rendait compte de rien. Comme ça, il ne la voyait pas ? Pourquoi ne la remarquait-il plus ? Et il était sans arrêt en voyage ! Tous ces aller et retour en Russie pour le traité sur le désarmement, toutes ses autres affaires, quand il jouait les espions ou on ne savait trop quoi, il l'abandonnait chez elle avec les gosses et elle perdait des heures à l'hôpital. Elle avait ainsi laissé passer deux opérations intéressantes parce que, n'ayant pu trouver de baby-sitter, elle avait dû refiler le tout à Bernie, alors que c'est elle qui aurait dû opérer. Et où était Jack tout ce temps-là ? Elle avait accepté une fois pour toutes de ne pas lui poser de questions. Mais qu'est-ce qu'il allait faire ? Peut-être qu'il s'en payait une bonne tranche ? Un petit voyage avec une espionne capiteuse ? Comme au cinéma. Voilà, un endroit exotique, un bar tranquille peu éclairé, un rendez-vous avec un autre agent, et de fil en aiguille... Cathy s'installa devant la télé et sirota son verre. Elle faillit tout recracher, elle n'était pas habituée à boire du bourbon sec. Quel gâchis ! On aurait dit qu'une guerre se déroulait à l'intérieur d'elle-même, les forces du bien d'un côté, celles du mal de l'autre ou bien étaient-ce les forces de la naïveté contre celles de la lucidité ? Elle ne savait pas, elle était trop à bout pour en décider. Elle but un peu, en faisant attention cette fois. « Il faut que je prenne conseil, il faut que je parle à quelqu'un ! Mais à qui ? Pourquoi pas à Bernie ? » se dit-elle. Elle avait confiance en Bernie. Dès qu'elle retournerait à l'hôpital, dans deux jours... * * * — Les préliminaires sont réglés ? — Sûr, patron, répondit l'entraîneur. Comment ça va au Pentagone, Dennis ? — On rigole moins qu'ici, Paul. — Il faut choisir, faire l'important ou s'amuser. — Tout le monde va bien ? — Oui, monsieur. La forme est plutôt bonne, aussi tard dans la saison. Cette semaine, on remet les gars à l'entraînement. Il faut qu'on se fasse les Vikings. — Je suis bien d'accord, dit le secrétaire à la Défense Dennis Bunker, assis dans son bureau du couloir E. Vous croyez qu'on va réussir à arrêter ce Tony Wills, cette fois? — On peut toujours essayer. C'est un fameux joueur, je n'ai jamais vu quelqu'un courir comme ça depuis Gayle Sayers. Pour le barrer, c'est quand même pas de la tarte. — Chaque chose en son temps, je veux absolument qu'on aille à Denver dans quelques semaines. — On ira, Dennis, vous le savez bien. Le seul problème, c'est qu'on ne sait pas contre qui on jouera la finale. Je préférerais que ce soit Los Angeles, on peut les battre assez facilement. Ou bien contre Miami. Ce sera plus dur, mais on doit pouvoir y arriver. — Je le pense aussi. — Il faut que j'aille revoir quelques films. — Très bien. Souvenez-vous, un à la fois, mais on a besoin de trois victoires. — Dites au président de venir à Denver, on y sera. C'est l'année de San Diego, et les Chargers sont toujours les meilleurs. * * * On avait ouvert les vannes et Dubinin regardait l’eau envahir le bassin. L’Amiral Lunin était paré. La nouvelle antenne sonar était enroulée sur son touret, dans un carénage en forme de goutte d’eau au sommet de la dérive. L’hélice à sept pales en bronze au manganèse avait été inspectée et polie. La coque avait retrouvé son étanchéité. Son sous-marin était prêt à prendre la mer. Et son équipage aussi. Il s’était débarrassé de dix-huit matelots et les avait remplacés par autant d’officiers. La réduction drastique de la flotte sous-marine soviétique avait éliminé un grand nombre d’affectations d’officiers. Cela aurait été du gaspillage d’hommes de valeur que de les rendre à la vie civile — sans compter qu’il n’y avait pas assez de travail pour eux. Par conséquent, on les avait formés et affectés comme spécialistes à bord des sous-marins qui restaient. Son service DSM allait être pratiquement composé uniquement d’officiers — deux michmaniy apportaient leur concours pour la maintenance — et ils étaient tous d’excellents spécialistes. De façon surprenante, il n’y avait pas eu de mauvaise humeur parmi ces hommes. La classe Akula était très confortable, selon les standards des sous-marins soviétiques, et, plus important encore, on avait expliqué aux nouveaux membres du carré la nature de leur mission, et ce que le bâtiment avait déjà réalisé, probablement réalisé du moins, corrigea Dubinin, au cours de sa dernière mission. Pour un sous-marinier, c’était là le fin du fin, et ces hommes allaient faire de leur mieux. Dubinin aussi ferait de son mieux. Il était allé chercher tous les gens qui lui devaient un service, il avait demandé l’appui du directeur de l’arsenal, et il avait ainsi réussi des miracles. Tout le couchage avait été remplacé, le bateau avait été nettoyé à fond et repeint de couleurs brillantes et gaies. Dubinin s’était activé auprès du commissariat et avait obtenu ce qui se faisait de mieux comme vivres. Un équipage bien nourri est un équipage heureux, et les hommes se défoncent pour un commandant qui s’occupe d’eux. C’était le nouvel esprit qui régnait désormais dans la marine soviétique. Valentin Borissovitch Dubinin avait appris son métier auprès du meilleur professeur qu’ait compté la Marine, et il était décidé à devenir un nouveau Marko Ramius. Il avait le meilleur navire, le meilleur équipage, et il allait faire de cette patrouille un exemple pour la flotte soviétique du Pacifique. Si la chance était avec lui, naturellement. * * * — Voilà tous les éléments, déclara Fromm. À partir de maintenant... — Oui, à partir de maintenant, nous assemblons la bombe proprement dite. J’ai vu que vous aviez modifié le dessin... — Oui, j’ai prévu deux réservoirs de tritium. Je préfère la méthode d’injection courte. Mécaniquement, ce n’est pas très différent. La précision dans le temps n’est pas fondamentale et, grâce à la pressurisation, tout fonctionnera correctement. — En outre, ce sera plus facile pour faire le plein de tritium, ajouta Ghosn. C’est pour ça que vous avez choisi cette méthode. — Exact. L’intérieur de la bombe rappelait à Ghosn une espèce d’avion un peu bizarre. Cela avait la délicatesse et la précision de pièces aéronautiques, si ce n’est la façon dont elles étaient implantées. Quelque chose sorti tout droit d’un film de science-fiction, songea rêveusement Ghosn... mais il ne s’agissait plus de science-fiction, même si ç’avait été le cas jusqu’à une époque très récente. Le premier à parler d’armes nucléaires avait été H.G Wells, non ? Mais cela faisait si longtemps. — Commandant, j’ai vu votre médecin, dit Ahmed de l’autre bout de l’atelier. — Et tu as toujours l’air malade, mon ami, remarqua Qati. Quel est le problème ? — Il veut que j’aille voir un autre docteur à Damas. Qati n’aimait pas ça, mais alors pas du tout. Mais Ahmed était un camarade, et il s’était dévoué au mouvement depuis des années. Comment dire non à quelqu’un qui vous a sauvé la vie par deux fois, dont une en ramassant une balle à votre place... — Tu sais ce qui se passe là-bas... — Commandant, je serai mort avant d’avoir le temps de raconter ce qu’on fait ici. Et je n’en sais rien, d’ailleurs, de ce... de ce projet. Je serai mort avant. Il n’y avait pas de raison d’en douter, et Qati savait ce que c’était que de tomber malade quand on est jeune et en bonne santé. Il ne pouvait pas lui interdire de se faire soigner, alors que lui-même allait régulièrement chez le médecin. Sinon, comment ses hommes le respecteraient-ils ? — Deux hommes t’accompagneront, je les choisirai moi-même. — Merci, commandant. Excusez cette faiblesse. — Faiblesse ? — Qati prit Ahmed par l’épaule. — Tu es le plus fort de nous tous ! On a besoin de toi, et on a besoin que tu sois en forme ! Vas-y demain. Ahmed acquiesça avant de s’éloigner, un peu honteux de ce qui lui arrivait. Il savait que son commandant allait mourir. Ce devait être un cancer, il allait voir si souvent son médecin. Mais peu importe, Qati ne s’était pas arrêté, voilà le vrai courage, songea-t-il. — On s’arrête pour ce soir ? demanda Ghosn. Fromm fit signe que non. — Non, encore une heure ou deux pour assembler la partie explosive. On devrait être capables de la mettre en place avant d’être trop épuisés. Les deux hommes levèrent la tête en entendant Qati qui s’approchait. — On tient toujours les temps ? — Herr Qati, quels que soient vos projets, nous aurons toujours un jour d’avance. Ibrahim nous a gagné une journée avec le travail qu’il a réalisé sur les explosifs. L’Allemand lui tendit l’un des petits blocs hexagonaux. Les détonateurs étaient déjà en place avec leur fil. Fromm regarda les deux hommes, puis se pencha pour mettre en place le premier bloc. Il s’assura qu’il était exactement là où il devait être avant de fixer une étiquette numérotée sur le fil et l’introduisit dans une boîte en plastique divisée en compartiments, comme une boîte à outils. Ghosn fixa le fil sur son bornier, vérifiant trois fois qu’il ne s’était pas trompé et que le numéro du fil était le même que celui du bornier. Fromm vérifia lui aussi, le tout leur avait pris quatre minutes. Les composants électriques avaient déjà été testés, et ils ne le seraient plus à partir de là. La première partie de la bombe était prête à fonctionner. 27 LA FUSION DES DONNÉES — Mon opinion est faite, Bart, lui dit Jones tandis qu’ils se dirigeaient vers l’aéroport. — À ce point ? — L’équipage le déteste — et ça ne s’est pas amélioré avec l’entraînement qu’ils viennent de subir. Après tout, j’y étais avec eux, hein ? Je suis passé au simulateur avec les opérateurs sonar, Il y était aussi, et je ne travaillerais avec lui pour rien au monde. C’est tout juste s’il ne m’a pas engueulé. — Oh ? fit Mancuso, surpris. — Ouais, il a dit un truc qui ne m’a pas plu — un truc complètement faux, patron —, je suis intervenu, et si vous aviez vu sa réaction. Merde, j’ai bien cru qu’il allait avoir une attaque ! Et il avait tort, Bart, la bande venait de chez moi. Il tannait ses types pour qu’ils trouvent quelque chose qui n’existait pas. C’est l’une de ces bandes que j’ai un peu traficotées, ils ont bien vu qu’il y avait un truc, mais pas lui et il a remué ciel et terre. C’est un bon service DSM, mais il ne sait pas l’utiliser même s’il adore en parler. Enfin, quand il est parti, les gars ont commencé à causer, vous voyez ? Ce ne sont pas les seuls à qui il fait passer de sales quarts d’heure. Les mécaniciens aussi se font chier pour essayer de satisfaire ce clown. C’est vrai qu’ils ont fait le maximum de points à la qualification nucléaire ? Mancuso fit oui, mais il n’aimait pas ce qu’il venait d’entendre. — Ils ont été à un poil de battre le record. — Ce que ce type veut, ce n’est pas battre des records, c’est la perfection. Et c’est lui qui décide ce qu’est la perfection. Je vous le dis comme je le pense : si j’étais embarqué avec lui, après la patrouille, la première chose que je passerais par le panneau, c’est mon sac. J’aimerais encore mieux déserter que de travailler pour ce mec ! Jones s’arrêta net, il était allé trop loin. — J’ai parfaitement compris ce que le second essayait de vous faire comprendre, même si j’ai trouvé sur le moment qu’il n’avait pas parfaitement raison. Eh bien, j’avais tort. C’est un second tout à fait loyal. Ricks déteste un de ses jeunes officiers, celui qui est à la table traçante. Je crois qu’il s’appelle Shaw, un enseigne. Le quartier-maître qui le seconde dit que c’est un type vachement bien, mais le pacha est sans arrêt sur son dos. — Bon, et que devrais-je faire ? — C’est trop fort pour moi, Bart. J’ai pris ma retraite comme officier marinier, souvenez-vous. « Relevez donc cet enfant de putain de son commandement », pensait Jones, mais il savait bien que c’était impossible. On ne peut pas relever quelqu’un sans raison. — Je vais en discuter avec lui, promit Mancuso. — Vous savez, j’ai déjà entendu parler de pachas dans ce genre-là, et je ne voulais pas y croire. Peut-être que j’ai été trop gâté avec vous, fit Jones alors qu’ils arrivaient au terminal. Vous, au moins, vous n’avez pas changé, vous écoutez ce que vous disent les gens. — Vous aussi, vous devez écouter, Ron. Vous ne pouvez pas prétendre tout savoir par vous-même. — J’ai dit ce que j’avais à dire, et personne d’autre n’est au courant. Et j’ai encore une suggestion. — Ne pas le laisser jouer au SNA ? — Si j’étais à votre place, je ne le permettrais pas. — Jones ouvrit la portière. — Je ne veux pas faire le malin, patron, mais c’est mon point de vue de professionnel. Ricks n’est pas à la hauteur, ça n’a rien à voir avec le commandant que vous étiez. Que vous étiez. Le mot était malheureux, se dit Mancuso, mais c’était pourtant vrai. C’était beaucoup plus facile de commander un bateau qu’une escadrille et, en plus, c’était nettement plus marrant. — Vous feriez bien de vous dépêcher si vous voulez attraper votre avion. Mancuso lui tendit la main. — Patron, c’est toujours un plaisir. Mancuso le regarda pénétrer dans le terminal. Jones avait toujours été de bon conseil, et il s’était encore amélioré. Quel dommage qu’il ne soit pas resté et qu’il n’ait pas essayé de devenir officier. « Non, songea immédiatement le commodore. Ron aurait fait un commandant du feu de Dieu, mais on ne lui aurait jamais laissé cette chance. » Le système ne le permettait pas, c’était comme ça. Le chauffeur recula sans qu’il ait besoin de le lui dire, laissant Mancuso plongé dans ses pensées. Le système n’avait pas suffisamment changé. Lui avait progressé à l’ancienne mode, un embarquement d’ingénieur avant de prendre un commandement. On insistait trop sur les compétences d’ingénieur dans la Marine, pas assez sur le commandement. Il avait évolué, comme la plupart des pachas, mais pas tous. Trop de gens pensaient encore que les hommes sont des numéros, des machines qu’il faut réparer, des instruments à qui on donne des ordres, trop de gens évaluaient leurs hommes avec des chiffres, beaucoup plus faciles à comprendre que leur comportement réel. Jim Rosselli n’était pas comme ça. Mancuso non plus, mais Ricks, lui, c’est ainsi qu’il raisonnait. « Bon. Et maintenant, qu’est-ce que je fais ? » Pour commencer, rien ne lui permettait de relever Ricks. Si quelqu’un d’autre lui avait raconté tout ça, il l’aurait mis sur le compte d’un conflit de personnes. Mais on pouvait faire confiance à Jones, qui était fin observateur. Mancuso réfléchit à ce qu’il lui avait raconté, et fît le rapprochement avec le taux anormalement élevé de demandes de mutation. C’est Claggett qui s’était servi de cette expression, et il était dans une position difficile. Déjà sélectionné pour prendre un commandement, mais un seul mot de Ricks, et adieu. D’un autre côté, il avait le devoir d’être sincère. Claggett était dans une situation intenable, et il faisait comme il pouvait. La responsabilité revenait à Mancuso, c’était lui le chef d’escadrille. Ces bateaux étaient les siens, les pachas et les équipages aussi. C’était lui qui notait les commandants. C’était ainsi. Et pourtant, tout ce qu’il avait, c’était quelques anecdotes et des coïncidences troublantes. Et si Jones ne pouvait tout simplement pas encadrer ce type ? Et si les demandes de mutation n’étaient qu’une anomalie statistique ? « Tu essaies de te défiler, Bart. On te paie pour prendre les décisions difficiles. Les capitaines de vaisseau anciens sont censés savoir quoi faire dans tous les cas. Encore l’une de ces fictions qu’affectionne la Marine. » Mancuso décrocha son téléphone de voiture. — Je veux voir le commandant en second du Maine dans mon bureau. Dans trente minutes. — Oui, commandant, répondit l’homme de permanence. Mancuso ferma les yeux et somnola pendant la fin du trajet. Rien de tel qu’une petite sieste pour s’éclaircir les idées. Ça lui avait toujours réussi quand il était sur le Dallas. * * * « De la bouffe d’hôpital », se dit Cathy. Même à Hopkins, c’était toujours de la bouffe d’hôpital. Les chefs des hôpitaux devaient sortir d’une école qui leur était réservée. Le programme était sans doute consacré à leur ôter de la tête toute idée personnelle et à leur faire oublier tout ce qu’ils savaient en matière de condiments, de recettes... — Bernie, j’ai besoin d’un conseil. — Quel est ton problème, Cathy ? Il s’en doutait, à voir sa figure et au ton de sa voix. Il attendit la réponse, l’air aussi compatissant que possible. Cathy avait sa fierté, et cette fierté était fondée. Ce devait être horriblement difficile, pour une femme comme elle. — C’est à propos de Jack. Elle avait parlé à toute allure, comme dans un spasme, et elle se tut après ces quelques mots. Katz trouvait insupportable la souffrance qu’il lisait dans son regard. — Tu crois qu’il... — Quoi ? Non... je veux dire... mais comment sais-tu ?... — Cathy, je n’ai pas le droit de t’en parler, mais tu es une trop bonne amie. Au diable les règlements ! Écoute, il y a un type qui est venu me voir la semaine dernière, pour me parler de Jack et de toi. Elle prit un air encore plus catastrophé. — Quoi ? Qui ça ? D’où était-il ? — Un type de l’administration, une sorte d’enquêteur ; Cathy, je suis désolé, mais il m’a demandé s’il y avait... si tu m’avais parlé de problèmes chez toi. Ce type faisait une enquête sur Jack, et il voulait savoir si tu m’avais raconté quelque chose. — Et que lui as-tu répondu ? — Je lui ai dit que je n’étais au courant de rien. Je lui ai dit que tu étais l’une des personnes les plus extraordinaires que je connaisse. Et c’est vrai, Cathy, tu n’es pas toute seule, tu as des amis, et s’il y a quelque chose que je puisse, que nous puissions faire pour toi, on t’aidera. Cathy, c’est comme si tu étais de la famille. Tu souffres sans doute beaucoup, et tu es sans doute très gênée. C’est stupide, Cathy, complètement stupide, et tu le sais, non ? Katz se rendit compte que ses beaux yeux bleus s’étaient remplis de larmes, et il eut subitement envie de tuer Jack Ryan, sur une table d’opération, avec un tout petit scalpel très pointu. — Cathy, ça ne sert à rien de garder ça pour toi. C’est à ça que servent les amis. Tu n’es pas seule. — Je n’arrive pas y croire, Bernie, je n’y arrive pas. — Allez, viens, on va aller dans mon bureau, on sera plus tranquilles. De toute façon, le déjeuner est infect aujourd’hui. Katz l’entraîna, sûr que personne ne les avait remarqués. Deux minutes plus tard, ils étaient dans son bureau. Il enleva une pile de dossiers de la seule chaise disponible et la fit asseoir. — Son comportement a changé, il n’y a pas longtemps. — Crois-tu vraiment possible que Jack aille courir ailleurs ? Il attendit au moins trente secondes. Ses yeux allaient et venaient, et elle finit par les garder baissés pour répondre. — Oui, je crois que c’est possible. « Quel salopard ! » — Tu lui en as parlé ? Katz arrivait à maîtriser le ton de sa voix, mais on sentait bien qu’il bouillait. Elle avait besoin de ses amis, et les amis doivent partager votre peine pour vous être vraiment utiles. Un signe de tête. — Non, je ne sais pas comment faire. — Mais tu sais bien qu’il faut lui parler. — Ouais. C’était un hoquet plus qu’une parole. — Ça ne sera pas facile, souviens-toi, ajouta Katz avec gentillesse, tout cela est peut-être complètement faux, juste un grave malentendu. Mais Bernie Katz ne pensait pas ce qu’il disait. Elle leva les yeux, des yeux qui ruisselaient de larmes. — Bernie, tu crois que c’est de ma faute ? — Non ! — Katz réussit à ne pas crier. — Cathy, s’il y a quelqu’un de plus gentil que toi dans cet hôpital, je veux aller au diable ! Tu n’as rien fait de mal, tu m’entends ? Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais CE N’EST PAS TA FAUTE ! — Bernie, j’ai envie d’avoir un bébé, je ne veux pas perdre Jack. — Alors, si tu crois que tu dois le reconquérir... — Je ne peux pas ! Il n’est pas, il ne fait pas... Elle s’effondra complètement. Katz comprit à cet instant que la colère peut ne pas avoir de bornes. Être obligé de tout garder en soi, ne pas pouvoir s’en prendre à quelqu’un, cela n’aidait pas, mais Cathy avait besoin plus que tout d’un ami. * * * — Dutch, toute cette conversation reste entre nous. Le capitaine de frégate Claggett se mit instantanément sur ses gardes. — Comme vous voudrez, commandant. — Parlez-moi du capitaine de vaisseau Ricks. — C’est mon commandant. — Je le sais, Dutch, répondit Mancuso. C’est moi qui dirige cette escadrille, et s’il y a un problème avec l’un de mes commandants, cela signifie qu’il peut y avoir des problèmes pour un de mes bateaux. Ces bâtiments coûtent un milliard de dollars pièce, et je veux être au courant des problèmes. Est-ce bien clair ? — Oui, commandant. — Alors, parlez, c’est un ordre. Dutch Claggett s’assit, aussi raide que s’il avait avalé un parapluie, et se mit à parler rapidement. — Commandant, il traite les hommes comme des robots. Il exige beaucoup, mais ne félicite jamais personne. C’est pas comme ça qu’on m’a appris le métier d’officier. Il ne m’écoute pas, il n’écoute d’ailleurs personne. M’enfin, bon, c’est lui, le commandant. Le bateau est à lui, mais un commandant digne de ce nom sait écouter. — C’est pour ça que les gens demandent à débarquer ? — Oui, commandant. Il a fait passer de sales moments au maître torpilleur et je pense qu’il a eu tort. Le premier-maître Getty savait faire preuve d’initiative, ses armes étaient en bon état, ses types étaient bien entraînés, mais le commandant Ricks n’aimait pas ses façons de faire, et il lui est tombé dessus. Je lui ai conseillé de ne pas faire ça, mais le commandant n’écoute pas ce qu’on lui dit. Getty a demandé à débarquer, le pacha était content de s’en débarrasser et il a transmis sa demande avec avis favorable. — Avez-vous confiance en lui ? demanda Mancuso. — C’est un très bon technicien, un ingénieur brillant. Simplement, il ne comprend rien aux hommes ni à la tactique. — Il m’a dit qu’il était capable de me prouver le contraire. Vous le croyez ? — Là, commandant, vous allez trop loin. Je ne pense pas avoir le droit de répondre. Mancuso savait que c’était vrai, mais il insista tout de même. — Vous avez été sélectionné pour commander, Dutch. Prenez l’habitude de faire des choses difficiles. — En est-il capable ? Oui, commandant. Nous avons un beau bateau et un bon équipage. Ce qu’il ne sera pas capable de le faire, on le fera pour lui. Le commodore hocha la tête et garda le silence un moment. — Si vous avez le moindre problème pour votre prochaine notation, je veux que vous me le disiez. À mon avis, commandant, vous faites un meilleur second qu’il ne le pense. — Commandant, ce n’est pas un mauvais bougre, on dit qu’il est bon père et tout ça. Sa femme est gentille. Simplement, il n’a jamais appris à mener des hommes, et personne ne s’est donné la peine de le lui enseigner. Malgré ça, c’est un officier compétent. Avec un gramme d’humanité, ce serait une vedette. — Vos ordres d’opérations ne vous posent pas de problème ? — Si on trouve un Akula et qu’on essaie de le pister, à bonne distance et tout ça ? Si je vois un problème ? Non, absolument pas. Commodore, on est tellement silencieux qu’on n’a rien à craindre. Pour rester bref, n’importe qui est capable de commander ce sous-marin. OK, le commandant Ricks n’est peut-être pas parfait, mais même Popeye serait capable de le faire. * * * Ils mirent en place le secondaire avant le primaire. Tous les composés de lithium étaient contenus dans un cylindre qui avait à peu près la taille d’un obus de 105mm, soixante-cinq centimètres de hauteur et onze de diamètre. Un picot avait même été usiné sur le fond pour qu’il se retrouve parfaitement en place. Un petit tube recourbé destiné à être relié au réservoir de tritium y était fixé. À l’extérieur, l’enveloppe était équipée d’ailettes en U238 appauvri. Elles ressemblaient à des rangées de galettes épaisses et noires, songea Fromm. Leur destin était bien entendu de se volatiliser puis de se transformer en plasma. Au-dessous du cylindre, on trouvait les premiers faisceaux de « pailles à boire » même Fromm avait adopté cette image et les appelait comme ça. Chaque faisceau de cent mesurait soixante centimètres de long, elles étaient maintenues en place par de fortes et fines cales en plastique, et on leur avait imprimé une courbure à cent quatre-vingts degrés pour les placer en hélice, une forme analogue à celle d’un escalier en spirale. Le plus difficile consistait à placer les hélices pour qu’elles s’adaptent exactement entre elles. Le problème peut paraître trivial, mais il avait fallu deux jours pleins à Fromm pour trouver la solution. Finalement, comme pour tout ce qu’il avait conçu, les faisceaux avaient trouvé leur place exacte. Il avait fallu prendre des mesures au mètre à ruban, puis au micromètre et parfois à l’oeil, ils avaient gravé des points de repère sur tous les tubes, petit détail qui avait beaucoup impressionné Ghosn. Quand Fromm fut content du résultat, ils passèrent à la suite. Il fallut commencer par les blocs de mousse plastique, taillés selon des spécifications très précises. Ces blocs furent introduits dans l’enveloppe de la bombe. Ghosn et Fromm travaillaient seuls dorénavant. Avec beaucoup de précautions, ils mirent les premiers blocs en place entre les brides internes. Ce fut ensuite le tour des faisceaux de pailles, un par un, et ils venaient exactement se mettre en place au-dessus des précédents. À chaque étape, les deux hommes s’arrêtaient pour vérifier ce qu’ils venaient de faire. Fromm et Ghosn contrôlaient chacun de leur côté, recommençaient une nouvelle fois, et contrôlaient enfin sur plans. Pour Bock et Qati qui les observaient à quelques mètres de là, c’était la besogne la plus fastidieuse à laquelle ils aient jamais assisté. — Les gens qui font ce boulot en Amérique ou en Russie doivent périr d’ennui, fit tranquillement l’Allemand. — Peut-être. — Faisceau suivant, numéro trente-six, annonça Fromm. — Trente-six répéta Ghosn, examinant les trois étiquettes sur le faisceau de cent pailles. Faisceau trente-six. — Trente-six approuva Fromm en regardant à son tour les étiquettes de marquage. Il le prit et le mit en place. Ça s’adaptait parfaitement, comme Qati put s’en rendre compte en s’approchant. Les mains habiles de l’Allemand se déplaçaient doucement, afin que les marques de ce faisceau se retrouvent précisément en face de celles du faisceau précédent. Quand Fromm fut satisfait de son oeuvre, Ghosn se pencha pour vérifier. — Position correcte, annonça-t-il, pour la centième fois de la journée au bas mot. — Je suis d’accord, annonça Fromm, et les deux hommes fixèrent solidement les fils. — On dirait qu’ils sont en train de remonter une arme, murmura Qati à Günter, en s’éloignant de l’établi. — Non, fit Bock de la tête, c’est bien plus dur. C’est comme assembler un jeu d’enfant. Les deux hommes se regardèrent et se mirent à rire. — Ça suffit ! cria Fromm qui s’énervait. Nous faisons quelque chose de sérieux ! Nous avons besoin de silence ! Faisceau suivant, numéro trente-sept ! — Trente-sept répéta pieusement Ghosn. Bock et Qati quittèrent l’atelier. — C’est encore pire que d’assister à un accouchement ! pesta Qati une fois dehors. Bock alluma une cigarette. — Non, j’ai fait l’expérience, et les femmes vont plus vite. — C’est vraiment un travail stupide. Qati se mit à rire, puis redevint sérieux. — Quel dommage ! — Oui, ils nous ont bien rendu service. C’est pour quand ? — Très bientôt. — Qati s’arrêta. — Günter, ton rôle dans le plan est très dangereux... Bock tira une longue bouffée et recracha la fumée dans l’air glacé. — C’est moi qui l’ai établi, non ? Je sais qu’il y a des risques. — Je n’aime pas les plans suicidaires, fit Qati au bout d’un moment. — Moi non plus. C’est dangereux, mais je crois que je peux m’en sortir. Ismaël, si nous avions voulu avoir une vie pépère, nous serions dans des bureaux — et nous ne nous serions jamais rencontrés. Ce qui nous rapproche, c’est le danger, et notre objectif. J’ai perdu ma Petra, mes filles, mais j’ai encore une mission à remplir. Je ne dis pas que c’est suffisant, mais la plupart des hommes n’ont même pas ça. — Günter leva les yeux pour contempler les étoiles. — J’ai souvent réfléchi à tout ça, cher ami. Comment faire pour changer le monde ? Nous n’y arriverons pas en restant tranquilles. Ceux qui s’abritent, les timides, bénéficient de notre travail. Ils maudissent leur existence, mais ils manquent de courage pour agir. Nous, nous agissons. Nous prenons des risques, nous faisons face au danger, nous nous dévouons pour les autres. C’est là notre tâche. Mon ami, il est trop tard pour changer d’avis. — C’est plus facile pour moi, Günter, je vais mourir. — Je sais. — Il se tourna vers son ami. — Nous allons tous mourir. Toi et moi, nous avons taquiné la mort. Mais la mort finira par gagner, et le sort qui nous est destiné n’est pas de mourir dans notre lit. Tu as choisi cette voie, comme moi. Nous ne pouvons plus tourner bride. — Non, mais c’est dur d’être confronté à la mort. — C’est vrai. — Günter écrasa sa cigarette dans la terre. — Au moins, nous avons le privilège de comprendre. Le vulgaire ne comprend rien. En choisissant de ne pas agir, il choisit de ne rien comprendre. C’est son choix. On peut être l’agent du destin ou sa victime, tout le monde a le choix. Bock entraîna son ami à l’intérieur. — Nous, nous avons choisi. — Faisceau trente-huit ! disait Fromm quand ils pénétrèrent dans l’atelier. — Trente-huit répéta Ghosn. * * * — Oui, commodore ? — Asseyez-vous, Harry, il faut qu’on parle d’un certain nombre de choses. — L’équipage est prêt, et les DSM sont parfaitement au point. Mancuso regarda son subordonné. « Puisqu’on en est là, se dit-il, je risque de m’engager sur une mauvaise route en abondant dans son sens. » — Je suis un peu inquiet quand je vois le nombre de demandes de débarquement à votre bord. Ricks était très à l’aise. — Nous avons eu un certain nombre de cas sociaux. Il n’y a aucune raison de garder à bord des gens qui ont l’esprit ailleurs. Une simple anomalie statistique, j’ai déjà vu ça. « Ça, je m’en doute. » — Comment va le moral ? continua Mancuso. — Vous avez vu les résultats de l’entraînement. Je pense que vous avez de quoi vous faire une idée, répliqua Ricks. « Petit malin, va. » — OK, je veux être clair, Harry. Vous avez eu une algarade avec Jones. — Et alors ? — Et alors, je lui en ai parlé. — C’est un entretien officiel ? — Aussi peu officiel que vous voudrez, Harry. — Très bien. Votre ami Jones est un excellent technicien, mais on dirait qu’il oublie qu’il a quitté la Marine comme matelot. S’il veut me parler d’égal à égal, il faudrait encore qu’il se donne la peine de prouver qu’il est capable de quelque chose. — Ce monsieur a un doctorat en physique du CalTech, Harry. Ricks prit l’air surpris. — Et alors ? — Et alors, c’est l’un des types les plus intelligents que je connaisse, et c’était le meilleur matelot que j’aie jamais connu. — Tout ça est très bien, mais si les matelots valaient autant que les officiers, on les paierait autant. La suprême arrogance de cette sortie mit en colère Bart Mancuso. — Commandant, quand je commandais le Dallas, et lorsque Jones me disait quelque chose, je l’écoutais. Si sa vie avait été un peu différente, il serait second à l’heure qu’il est et sur le point de commander un SNA. Ron aurait fait un commandant remarquable. Ricks balaya cette réponse d’un revers. — Mais on ne saura jamais, non ? J’ai toujours pensé que ceux qui sont capables de faire quelque chose le font, et que les autres essaient de se trouver de bonnes excuses. OK, parfait, c’est un très bon technicien. Je ne discute pas. Il a fait du très bon travail avec mon service DSM, je lui en suis reconnaissant, mais gardons notre calme. Il y a des tas de techniciens, et des tas de consultants. Mancuso se rendait compte que tout cela ne les menait à rien et que le moment était venu de mettre cartes sur table. — Écoutez, Harry, j’entends des bruits selon lesquels le moral de votre équipage n’est pas au mieux. Je constate que vous avez un taux élevé de demandes de débarquement, et j’en déduis qu’il pourrait bien y avoir un problème. Alors, je laisse traîner mes oreilles, et ma première impression se confirme. Que vous en soyez conscient ou pas, vous avez un problème. — Tout ça, commandant, c’est de la merde. C’est comme ces gens qui conseillent les alcooliques. Les gens qui ne boivent pas disent que l’alcoolisme n’existe pas, mais les conseillers prétendent que nier l’existence d’un problème, c’est précisément montrer qu’il existe. C’est un raisonnement qui se mord la queue. S’il y avait un problème de moral sur mon bateau, ça se verrait dans les résultats. Mais ça ne se voit pas. Ce que j’ai réussi à faire est parfaitement clair. J’ai passé ma vie aux sous-marins. D’accord, je n’ai pas le même style que le voisin, je ne passe pas la main dans le dos, je ne fais pas de risettes. J’exige des performances, et je les obtiens. Montrez-moi une preuve en béton selon laquelle je ne fais pas ce qu’il faut et je vous écouterai, mais tant que ce n’est pas le cas, commandant, ça veut dire que tout marche et je ne ferai rien pour changer. Bartolomeo Vito Mancuso, capitaine de vaisseau (inscrit sur la liste d’aptitude) de la Marine américaine, réussit à ne pas bondir de son fauteuil ; c’était sans doute parce que le sang sicilien qui coulait dans ses veines s’était un peu mélangé aux États-Unis. Dans son pays d’origine, il en était sûr, son arrière-arrière-grand-père aurait saisi sa lupara et fait immédiatement un gros trou sanglant dans la poitrine de Ricks. Mais son visage resta impassible, et il décida froidement que Ricks ne dépasserait jamais son grade actuel. Il était en son pouvoir de le barrer. Il avait un grand nombre de commandants sous ses ordres, seuls les deux ou trois premiers pouvaient prétendre accéder au rang d’amiral. Ricks allait se retrouver quatrième sur la liste. C’était peut-être malhonnête, se dit Mancuso dans un éclair d’intégrité, mais c’était la seule chose à faire. Cet homme était incapable d’exercer des responsabilités plus élevées, et il était même sans doute monté trop haut. Ce serait très facile. Ricks protesterait énergiquement quand il saurait qu’il était classé quatrième, mais Mancuso lui déclarerait simplement : « Désolé, Harry, je ne dis pas que j’ai quelque chose à vous reprocher, seulement Andy, Bill et Chuck sont un poil meilleurs que vous. C’est pas de chance de tomber dans une escadrille où il n’y a que des as. Harry, je dois faire un classement en mon âme et conscience, et ils sont juste un peu meilleurs que vous. » Ricks était assez rapide pour comprendre qu’il était allé trop loin, et que les conversations « officieuses » n’existent pas dans la Marine. Il avait défié son chef d’escadrille, un homme qui menait une carrière très brillante, un homme en qui on avait confiance au Pentagone et dans la bureaucratie d’OP-02. — Commandant, excusez-moi si j’ai été trop direct. Simplement, personne n’aime qu’on lui fasse des reproches quand... Mancuso fît un sourire et le coupa. — Ce n’est pas grave, Harry. Nous autres Italiens, nous avons tendance à être trop passionnés, nous aussi. « Trop tard, Harry... » — Vous avez peut-être raison, laissez-moi le temps d’y réfléchir. En plus, si j’arrive à mettre cet Akula dans le pétrin, je vous montrerai de quoi mes hommes sont capables. « C’est un peu tard pour dire mes hommes, l’ami ». Mais Mancuso devait lui laisser une chance. Pas une grosse chance, une toute petite. S’il y avait un miracle, il pourrait toujours reconsidérer sa position. — Les discussions de ce genre ne sont agréables pour personne, conclut le chef d’escadrille. Ricks terminerait sa carrière comme ingénieur de haut niveau, et un très bon ingénieur, une fois que Mancuso se serait débarrassé de lui, et il n’y avait pas de honte à terminer capitaine de vaisseau, après tout. En tout cas, pas pour un homme digne de ce nom. * * * — Du nouveau ? demanda Golovko. — Rien du tout, répondit le colonel. — Et notre officier ? — J’ai prévenu sa veuve il y a deux jours. Je lui ai dit qu’il était mort, mais que nous n’avions pas réussi à récupérer son corps. Elle a très mal réagi, et c’est pénible de voir une femme aussi jolie en pleurs, dit tranquillement le colonel. — Sa pension, tout est arrangé ? — Je m’en occupe personnellement. — Ça vaut mieux, tous ces gratte-papier s’en foutent complètement. Prévenez-moi s’il y a un problème. — Je n’ai rien d’autre à dire, du côté du renseignement, continua le colonel. On peut essayer d’aller voir ailleurs ? — Notre réseau au sein de leur ministère de la Défense n’est pas encore entièrement au point. D’après les premières indications, il n’y a rien, la nouvelle Allemagne a désavoué l’ensemble du projet de la RDA, répondit Golovko. Selon certains indices, les services américain et anglais ont fait une petite enquête, et ils sont repartis satisfaits. — Je ne vois pas pourquoi des armes nucléaires allemandes préoccuperaient beaucoup les Américains ou les Anglais. — C’est vrai. Nous continuons à chercher, mais je ne m’attends pas à ce que nous trouvions quoi que ce soit. Je pense que tout ça n’est que du vide. — Dans ce cas, Sergei Nikolaïevitch, pourquoi notre homme a-t-il été assassiné ? — Mais bon sang, nous n’en sommes même pas sûrs ! — C’est ça, il a dû partir en Argentine... — Colonel, mesurez vos paroles ! — Je maintiens ce que je dis. Et je sais aussi que lorsqu’on va jusqu’à tuer un officier de renseignement, il faut qu’il y ait une bonne raison. — Mais il n’y a rien à trouver là-bas ! Il y a au moins trois services de renseignement sur le coup. Nos hommes en Argentine continuent leur enquête. — Ah oui, les Cubains ? — Exact, c’est dans leur zone d’action, et nous ne pouvons plus compter beaucoup sur eux dorénavant, non ? Le colonel ferma les yeux. Mais où allait le KGB ? — Je crois que nous devrions insister. — Je prends bonne note de votre recommandation. Cette opération n’est pas terminée. Quand l’homme eut quitté son bureau, Golovko fut bien obligé d’admettre qu’il ne savait pas très bien quoi faire, qu’il ne savait pas quelle voie explorer. Un pourcentage non négligeable de ses hommes étaient sur l’affaire, mais ils n’avaient rien trouvé. Quel sale métier de faire de basses besognes de police, non ? * * * Marvin Russell revit tout ce dont il avait besoin. C’étaient sûrement des gens généreux. Il avait encore presque tout l’argent qu’il avait apporté, il avait même proposé de l’utiliser, mais Qati n’avait rien voulu entendre. Sa mallette contenait quarante mille dollars en coupures craquantes de vingt et cinquante, et, lorsqu’il fut sur le point de regagner les États-Unis, il effectua un transfert interbancaire à partir d’une banque anglaise. Ce qu’il avait à faire était extrêmement simple : tout d’abord, il lui fallait de nouveaux papiers d’identité pour lui et pour les autres. C’était un jeu d’enfant. Même la fabrication de permis de conduire n’était pas trop difficile, à condition d’avoir l’équipement adéquat, et il se l’était procuré. Il avait même réussi à le mettre à l’abri dans une planque. Il ne savait pas exactement pourquoi on lui avait demandé de réserver des chambres d’hôtel en plus de la planque. Ces gens-là aimaient bien compliquer les choses. Avant de se rendre à l’aéroport, il avait pris une journée pour passer chez un bon tailleur. Beyrouth était peut-être en guerre, mais la vie continuait. Quand il embarqua à bord de l’avion de British Airways, il avait l’air tout à fait distingué et emportait avec lui trois costumes, dont deux soigneusement pliés dans ses bagages. Il y avait ajouté une solide coupe de cheveux et des chaussures neuves qui lui faisaient mal aux pieds. — Une revue, monsieur ? s’enquit l’hôtesse. — Merci, répondit Russell en souriant. — Américain ? — Exact, je rentre chez moi. — Ça ne doit pas être facile de vivre au Liban. — Oui, c’est assez mouvementé. — Voulez-vous boire quelque chose ? — Une bière, volontiers. Et Russell lui décocha un large sourire, il se coulait assez facilement dans son rôle d’homme d’affaires. L’avion était aux deux tiers vide, et l’hôtesse ne semblait pas insensible. « C’est peut-être le bronzage », songea Russell. — Vous restez longtemps à Londres ? — J’ai peur que non, je prends une correspondance pour Chicago, j’ai deux heures d’attente. — Quel dommage ! Elle avait même l’air déçue pour lui. « Ces British, se dit Russell, sont sympas, et presque aussi hospitaliers que les Arabes. » * * * Le dernier faisceau fut ajusté un peu après trois heures du matin, heure locale. Fromm ne manifesta rien de particulier. Il le vérifia aussi soigneusement que le premier, et ne le mit définitivement en place que lorsqu’il fut pleinement satisfait de son travail. Puis il se redressa pour s’étirer. — Ça suffit ! — Je suis bien de cet avis, Manfred. — Demain, à la même heure, tout sera terminé. Il ne reste plus que des choses assez faciles à faire, il n’y en aura pas pour quatorze heures. — Alors, allons dormir. Sur le chemin, Ghosn fit un clin d’oeil au commandant. Qati les regarda s’éloigner, puis se dirigea vers le chef des gardes. — Où est Ahmed ? — Il est allé voir le docteur, vous savez bien. — Hmmm. Quand rentre-t-il ? — Demain ou après-demain, je ne sais plus. — Parfait. J’aurai bientôt un petit boulot particulier pour vous. Le garde regarda les deux hommes et hocha la tête. — Quand est-ce qu’on creuse la fosse ? 28 OBLIGATIONS CONTRACTUELLES « Le décalage horaire est décidément une vraie saloperie », songeait Marvin. Il avait loué une Mercury à O’Hare et pris la route de l’Ouest en direction d’un motel à l’est de Des Moines. Il avait surpris le réceptionniste en payant sa chambre cash, mais lui avait expliqué qu’on lui avait volé son portefeuille et ses cartes de crédit. Son portefeuille tout neuf était là pour confirmer ses dires, et en outre, le réceptionniste avait pour l’argent liquide le même respect que tous les commerçants. Il s’endormit très facilement ce soir-là, se réveilla vers cinq heures après avoir bien récupéré, dévora un bon petit déjeuner à l’américaine ; les Libanais étaient peut-être très hospitaliers, mais leur cuisine n’était pas terrible, et on se demandait comment ces gens-là arrivaient à vivre sans bacon. Il reprit la route direction le Colorado. À l’heure du déjeuner, il avait traversé la moitié du Nebraska, et il passa en revue une nouvelle fois tout ce qu’il avait à faire. Il dîna à Roggen, à une heure de Denver, ce qui était bien suffisant. Les muscles endoloris par le voyage, il s’arrêta dans un autre motel et se posa pour la nuit. Ce soir-là, il put regarder la télé, avec une rediffusion de matches du championnat de football sur EPSN. Il fut surpris de constater à quel point le foot lui avait manqué, et encore plus surpris de voir combien il était agréable de boire quand on en avait envie. Il avait acheté une bouteille de Jack Daniel’s sur la route, et, vers minuit, il commençait à se sentir dans du coton. Il contempla les environs, heureux d’être revenu aux États-Unis, encore plus heureux de la raison pour laquelle il était revenu. L’heure de payer était arrivée. Et Russell n’avait pas oublié qui possédait le Colorado dans le temps, ni le massacre de Sand Creek. * * * C’était prévisible, tout s’était trop bien passé, et la réalité n’est jamais parfaite. Ils découvrirent une petite erreur dans une pièce du primaire, et il fallut la déposer pour la réusiner. L’opération leur prit trente heures au total, dont dix seulement pour l’usinage et tout le reste pour le démontage et le remontage de l’arme. Fromm aurait dû prendre ce contretemps avec philosophie, au lieu de quoi il était blême, et il insista pour effectuer personnellement la réparation. Ils en étaient à la phase laborieuse qui consistait à remettre en place les blocs d’explosif, d’autant plus laborieuse qu’ils l’avaient déjà effectuée une première fois. Trois petits millimètres, nota Ghosn. Une erreur au cours d’un contrôle. Il s’agissait d’une opération manuelle, et l’ordinateur n’avait donc rien vu. Quelqu’un avait mal lu l’un des chiffres écrits par Fromm, et l’inspection visuelle n’avait rien décelé. — Et dire qu’on avait un jour d’avance. Fromm se contenta de grommeler sous son masque de protection, en remettant en place avec Ghosn le bloc de plutonium. Cinq minutes plus tard, il fut clair que c’était chose faite. Ils continuèrent avec les tiges de tungstène-rhénium, puis les pièces en béryllium, et enfin l’hémisphère creux d’uranium qui séparait le primaire du secondaire. Encore cinquante blocs d’explosif, et tout fut terminé. Fromm ordonna une pause — ils venaient de faire un gros boulot, et il avait besoin de souffler. Les ouvriers étaient déjà partis, car on n’avait plus besoin d’eux. — On devrait déjà avoir terminé, dit tranquillement l’Allemand. — On ne peut pas espérer tout faire à la perfection, Manfred. — Cette espèce de con n’avait qu’à savoir lire ! — Les chiffres n’étaient pas très clairs sur le plan. « Et c’est votre faute », songea Ghosn. — Eh bien, il n’avait qu’à demander ! — Allons, Manfred, ce n’est pas la peine de s’énerver, nous sommes dans les temps. Fromm savait bien que le jeune Arabe ne pouvait pas comprendre. C’était le sommet de sa carrière, et cela aurait déjà dû être terminé. — On y va. Il leur fallut encore dix heures avant que le soixante-dixième et dernier bloc d’explosif eût regagné son logement. Ghosn fixa le câble d’alimentation à sa place, et voilà. Il tendit la main à l’Allemand, qui la serra. — Félicitations, Herr Fromm. — Ja. Merci, Herr Ghosn. — Il ne nous reste plus qu’à tout refermer et à faire le vide. Et le tritium ? Comment ai-je pu oublier ? Qui va faire la soudure ? demanda Manfred. — Je m’en charge, c’est mon rayon. La moitié supérieure du corps de la bombe était équipée d’une bride destinée à assurer la sécurité de l’opération, et cette bride avait déjà été contrôlée. Les ouvriers ne s’étaient pas contentés d’exécuter les travaux de précision sur les explosifs. Chaque élément, à l’exception de celui sur lequel ils avaient repéré une erreur, avait été usiné selon les spécifications de Fromm, et le corps de la bombe avait déjà subi tous les contrôles. Il était aussi bien réalisé et étanche que le couvercle d’un boîtier de montre. — C’est facile de récupérer le tritium ? — Oui. Ghosn entraîna l’Allemand à l’extérieur. — Alors, êtes-vous pleinement satisfait de la conception et de la réalisation ? — Pleinement, répondit Fromm, plein de confiance. Cela marchera exactement comme je l’ai prévu. — Parfait, intervint Qati. Fromm jeta un oeil vers le commandant qui les attendait en compagnie de l’un de ses gardes du corps omniprésents. Des gens sales et mal rasés, mais il se dit qu’il les admirait malgré tout en se détournant pour regarder la vallée envahie par la pénombre. Sous la nouvelle lune, il avait du mal à distinguer le paysage. Ce que ce pays pouvait être sec et aride ! Ce n’était pas leur faute si ces gens étaient ainsi. La terre était rude, mais le ciel clair. Fromm contemplait les étoiles dans le ciel sans aucun nuage. Il y avait beaucoup plus d’étoiles qu’en Allemagne, surtout en Allemagne de l’Est, avec toute cette pollution. Il songeait à l’astronomie, la voie de recherche qu’il aurait pu emprunter, si proche de celle qu’il avait choisie. Ghosn se tenait derrière l’Allemand. Il se tourna vers Qati et lui fit un signe de tête. Le commandant en fit autant à l’intention de son garde, un dénommé Abdullah. — Il ne reste plus que le tritium, dit Fromm, qui leur tournait toujours le dos. — Oui, répondit Ghosn, je peux m’en charger. Fromm était sur le point d’ajouter autre chose. Il réfléchissait et n’entendit pas les pas d’Abdullah qui s’approchait. Sans aucun bruit, le garde sortit son arme équipée d’un silencieux de l’étui qu’il portait à la ceinture, et visa la tête de Fromm à moins d’un mètre. Fromm commençait à se retourner, il voulait être certain que Ghosn était au courant pour le tritium, mais il n’eut pas le temps d’achever son mouvement. Abdullah avait reçu des ordres. On lui avait demandé d’épargner les souffrances au maximum, et c’est déjà ce qu’il avait fait avec les ouvriers. Qati se dit que tout ça était bien dommage, mais c’était nécessaire, voilà tout. Abdullah ne voyait pas si loin, il se contentait d’exécuter. Il appuya doucement et fermement sur la détente, et le coup partit. La balle pénétra à la base du crâne et sortit par le front. L’Allemand s’écroula en un tas informe. Le sang jaillissait à gros bouillons, mais de côté, et personne ne fut atteint. Le garde attendit qu’il cesse de couler avant d’appeler deux de ses camarades pour déposer le corps dans le camion. On allait l’enterrer avec les ouvriers. Voilà qui avait un sens, songea Qati, tous les spécialistes au même endroit. — Quel gâchis ! dit tranquillement Ghosn. — Crois-tu qu’on aurait encore eu besoin de lui ? Ibrahim hocha négativement la tête. — On aurait couru un risque, et on ne pouvait pas lui faire confiance, un infidèle et un mercenaire. Il a rempli son contrat. — Et l’arme ? — Elle fonctionnera. J’ai vérifié les chiffres des dizaines de fois, c’est beaucoup mieux que ce que j’aurais pu faire moi-même. — Le tritium ? — Dans les batteries. Il suffit de les réchauffer et de recueillir le gaz dans les deux réservoirs. Vous connaissez la suite. Qati grommela. — Tu m’as déjà expliqué, mais je ne m’en souviens plus. — C’est le genre de chose qu’on peut réaliser dans le labo d’une école de chimie, rien de plus. C’est très simple. — Pourquoi Fromm a-t-il gardé ça pour la fin ? Ghosn haussa les épaules. — Il faut bien finir par quelque chose. Et celle-là est l’une des plus faciles. C’est peut-être la raison. Je peux le faire tout de suite, si vous préférez. — Parfait. Qati le regarda faire. Ghosn mit les batteries au four l’une après l’autre, thermostat au minimum. Une pompe à vide aspirait le gaz à travers un tube de métal. Le tout leur prit moins d’une heure. — Fromm nous a menti, reprit Ghosn quand tout fut terminé. — Quoi ? demanda Qati, fou d’inquiétude. — Commandant, il y a presque quinze pour cent de tritium en plus que ce qu’il m’avait garanti. C’est tant mieux. L’étape suivante était encore plus simple. Ghosn vérifia soigneusement que les réservoirs étaient étanches dans les deux sens — c’était la sixième fois qu’il vérifiait, le jeune ingénieur avait bien assimilé les leçons de son professeur allemand — puis il commença le transfert. Il ferma les robinets, et f ixa le tout avec des goupilles, afin que les vibrations ne puissent pas créer de fuite au cours du transport. — Terminé, annonça Ghosn. Les gardes soulevèrent le couvercle de la bombe et le mirent en place au palan. Il venait exactement à sa place. Il fallut une heure à Ghosn pour réaliser la soudure définitive. Un autre contrôle confirma que le corps était étanche. Il finit en fixant une pompe à vide Leybold à l’engin. — Que veux-tu faire exactement ? — La valeur spécifiée est d’un millionième d’atmosphère. — Tu vas y arriver ? Ça ne risque pas d’abîmer... ? A leur surprise à tous deux, Ghosn prenait le ton de Fromm. — Commandant, je vous en prie ! La pression est due à l’air. Ça ne vous écrase pas, et ça n’écrasera pas davantage le corps en acier, n’est-ce pas ? On va attendre quelques heures, et on testera l’intégrité du corps. Ils avaient déjà réalisé cinq fois ce contrôle. Et même sans soudure, l’enveloppe se comportait parfaitement bien. Elle était maintenant monobloc et aussi parfaite que nécessaire. — Allons dormir, ça ne fera rien à la pompe de tourner. — Quand sera-ce prêt pour le transport ? — Demain matin. L’appareillage est pour quand ? — Dans deux jours. Ghosn fit un grand sourire. — Elle est à vous. Il y a du rab. * * * Marvin commença par se rendre à l’agence locale de la Banque fédérale du Colorado. Le vice-président fut agréablement surpris de constater qu’il faisait un virement de cinq cent mille dollars sur un simple appel en Angleterre. Tout était très simple avec les ordinateurs. En quelques secondes, on lui confirma que M. Robert Friend était aussi solide qu’il le prétendait. — Pourriez-vous me recommander un bon agent immobilier ? demanda Russell au banquier qui était désormais aux petits soins. — Juste en bas de la rue, la troisième porte sur la droite. Vos carnets de chèques seront prêts à votre retour. Le banquier le regarda s’en aller et passa un coup de fil à sa femme, qui travaillait chez l’agent immobilier. Elle l’attendait à la porte du bureau. — Bienvenue à Roggen, monsieur Friend ! — Merci, ça fait du bien d’être de retour. — Vous étiez à l’étranger ? — J’ai passé quelque temps en Arabie Saoudite, expliqua Russell/Friend. Mais l’hiver me manquait. — Que recherchez-vous ? — Oh, un ranch de taille moyenne, un endroit où je pourrais élever quelques boeufs. — Une maison, des granges ? — Ouais, avec une maison de bonne taille. Pas trop grosse — je suis seul, vous savez-, disons trois cents mètres carrés. Mais j’accepterais quelque chose de plus petit si la terre est bonne. — Vous êtes originaire d’ici ? — Non, je viens du Dakota, mais je veux trouver quelque chose près de Denver, pour les problèmes de transport, de transport par avion, je veux dire. Je suis prêt à y mettre le prix ; là où j’étais, c’était trop loin de tout. — Vous voulez trouver quelqu’un pour vous aider au ranch ? — Ouais, j’en aurai sûrement besoin. Disons un logement assez grand pour deux personnes — pourquoi pas un couple ? Je préférerais quelque chose qui ne soit pas trop loin de la ville, mais qu’importe : ce que je cherche, c’est une terre où je puisse manger du boeuf de chez moi. — Je vois ce que vous voulez dire, approuva la femme de l’agence. Je crois que j’ai une ou deux occasions qui vous conviendraient. — Allons voir ça, répondit Russell en lui faisant un grand sourire. La seconde était exactement ce qu’il lui fallait. À deux pas d’une sortie de la 50, cinq cents acres, une jolie ferme ancienne avec une cuisine moderne, un garage pour deux voitures, trois bâtiments dans les communs. Le terrain était dégagé dans toutes les directions, il y avait un petit étang avec trois arbres à cinq cents mètres de la maison, et toute la place possible pour du bétail que Russell ne verrait jamais. — Elle est à vendre depuis cinq mois. Le propriétaire en demande quatre cents, ajouta la femme, mais il descendrait sans doute à trois cent cinquante. — OK, fit Russell, en vérifiant la facilité d’accès à l’autoroute 76. Dites-leur que s’ils sont prêts à signer cette semaine, je ferai un dépôt de garantie de cinquante mille en espèces, et le solde dans, disons, quatre semaines. Je n’ai pas de problème pour payer. Je paierai cash dès que mes fonds auront été transférés. Mais je veux m’installer immédiatement. Bon dieu, je déteste vivre à l’hôtel, j’ai trop pratiqué. Vous pensez que c’est possible ? La femme de l’agence rayonnait. — Je crois que je peux m’engager. — Parfait. Alors, comment se sont comportés les Broncos cette année ? — Ils sont à huit partout, mais ils remontent bien. Mon mari et moi, on a pris un abonnement pour la saison. Vous aimeriez avoir des places pour la finale ? — Sûr que oui. — Ça sera pas facile, le prévint la femme. — Je trouverai bien un moyen. Au bout d’une heure et après avoir donné un coup de fil, la femme avait un chèque de cinquante mille dollars que lui avait envoyé son mari. Elle indiqua à Russell un magasin de meubles et d’articles ménagers. Marvin y passa une heure, puis alla acheter une fourgonnette Ford blanche chez le concessionnaire local et se dirigea vers le ranch. Il gara la fourgonnette dans l’une des granges. Il avait l’intention de conserver sa voiture de location encore un certain temps. Il décida de passer encore une nuit dans un motel avant d’emménager dans sa nouvelle demeure, mais il avait l’impression que tout restait à faire. * * * Cathy Ryan se rendit bien compte qu’elle se mettait à lire plus attentivement les journaux. Ils excellaient à rapporter les scandales et les ragots, et elle prêtait un intérêt tout neuf à ce genre de choses, qui l’avaient laissée complètement froide jusqu’ici. Elle suivait particulièrement le billet de Robert Holtzman. Malheureusement, tout ce qui paraissait sur la CIA restait dans les généralités, et traitait essentiellement des changements à l’intérieur de l’Union soviétique. C’est un sujet qu’elle avait du mal à comprendre, tout simplement parce que cela ne l’intéressait pas beaucoup — de même que Jack ne s’intéressait pas aux développements les plus récents en chirurgie de l’oeil, sujet qui passionnait évidemment sa femme. Un matin, il y eut un article sur des manigances financières et un « très haut responsable ». C’était la seconde fois que cela se produisait, et elle se dit que s’il s’agissait de Jack, tous les documents nécessaires à l’enquête se trouvaient chez eux. On était dimanche, Jack était retourné au bureau une fois de plus, abandonnant ses enfants une fois de plus. Il faisait froid, et les gosses étaient devant la télé. Cathy Ryan décida d’aller fouiller dans les dossiers financiers. Ce fut un vrai désastre. La gestion financière était encore une chose qui ennuyait prodigieusement le docteur Caroline Ryan, et c’est Jack qui s’en occupait par défaut, tout comme la cuisine était tombée dans son escarcelle à elle. Elle ne connaissait même pas le plan de classement, et elle était certaine que Jack ne s’attendait pas à ce qu’elle aille mettre son nez dans ce monceau de documents. En passant, elle découvrit que leur fonds de placement avait des performances plutôt supérieures à la moyenne. D’habitude, elle ne connaissait que les rendements en fin d’année. L’argent ne l’intéressait pas beaucoup : la maison était payée, les enfants avaient une rente éducation. La famille Ryan vivait sur leurs deux revenus, si bien que leur portefeuille augmentait régulièrement, tout en compliquant leurs problèmes fiscaux. C’est également Jack qui s’occupait des impôts — il avait un diplôme de comptabilité —, avec l’aide de l’avocat de la famille. Le dernier relevé montrait que leur fortune avait encore fait un bond, et Cathy décida d’ajouter leurs hommes d’affaires à la liste de ceux à qui elle envoyait une carte de Noël. Mais ce n’était pas ce qu’elle cherchait. Elle le découvrit à deux heures et demie : un dossier simplement marqué « Zimmer », et bien entendu, elle le trouva à la fin de ses recherches. Le dossier Zimmer faisait plusieurs centimètres d’épaisseur. Elle s’assit par terre en tailleur avant de l’ouvrir. Elle avait mal à la tête à force de lire, et elle avait oublié de prendre son Tylénol. Le premier document était une lettre de Jack à un avocat — pas leur avocat habituel, celui qui s’occupait des impôts, de leurs ordres et de la routine —, lui donnant pour instructions de souscrire une rente éducation pour sept enfants. Cathy constata que ce nombre avait été porté à huit quelques mois plus tard. Le premier versement était supérieur à un demi-million de dollars, et il était géré par les mêmes personnes que celles qui s’occupaient des avoirs de la famille Ryan. Cathy fut surprise de voir que Ryan donnait des ordres de gestion sur ce compte, ce qu’il ne faisait pas pour les siens. Et il n’avait pas perdu la main : le portefeuille des Zimmer avait pris vingt-trois pour cent de plus-value. Une somme de cent mille dollars avait été investie dans une affaire — une PME — auprès de Southland Corporation. Oh ! c’était un commerce. La société avait son siège dans le Maryland, et son adresse... Ce n’était qu’à quelques kilomètres de chez eux ! En fait, c’était à deux pas de la sortie sur la nationale 50, ce qui signifiait que Jack passait devant deux fois par jour sur le trajet de son bureau. Pratique comme tout ! Alors, nom d’un chien, qui était cette Carol Zimmer ? Des notes d’honoraires de médecin ? En obstétrique ? « Le docteur Marsha Losen ! Mais je la connais ! » Si Cathy n’avait pas travaillé à Hopkins, elle serait allée voir Marsha Losen pendant ses propres grossesses. Losen était diplômée de Yale, et avait très bonne réputation. Un bébé. Jacqueline Zimmer ? Jacqueline ? Cathy se mit à réfléchir, et se sentit devenir écarlate. Puis les larmes commencèrent à lui couler sur les joues. « Espèce de salaud ! Tu n’es même pas capable de me faire un enfant, mais tu en as fait un à une autre, c’est bien ça ! » Elle vérifia la date, essayant de se souvenir. Jack était rentré très tard ce soir-là. Elle s’en souvenait, elle avait dû annuler un dîner en ville chez les... Il était là-bas ! Il avait assisté à l’accouchement ! Avait-elle encore besoin d’une preuve supplémentaire ? Le triomphe qu’elle ressentait d’avoir enfin trouvé se changea immédiatement en un noir désespoir. Le monde s’effondrait si facilement, une simple feuille de papier, et voilà, tout s’écroulait. S’écroulait ? Mais comment pouvait-il en être autrement ? Même si elle pouvait le reprendre, en avait-elle vraiment envie ? « Et les gosses ? » songea Cathy. Elle referma le dossier et le remit à sa place sans se lever. « Tu es médecin, se dit-elle, tu dois réfléchir avant d’agir. » Les gosses avaient besoin d’un père. Mais quel père pouvait-il bien être pour eux ? Il travaillait treize ou quatorze heures par jour, quelquefois sept jours sur sept. Il avait réussi à emmener son fils voir un seul match malgré des demandes constantes. De temps en temps, il arrivait à faire quelques passes avec Petit Jack. Il ne venait jamais aux réunions de l’école, il oubliait les jouets de Noël et tout le reste. La veille, pendant qu’ils rassemblaient les cadeaux, il avait encore bu. Que dire d’autre ? Il lui avait fait un beau cadeau, mais le genre de truc qu’un homme achète en cinq minutes dans une boutique, pas grand-chose... Ses achats. Cathy se leva et fouilla dans le courrier sur son bureau. Ses reçus de carte de crédit étaient dans la pile. Elle en prit un et tomba sur des reçus de chez...Hanley’s, à Londres. Six cents dollars ? Mais il n’avait rapporté qu’un cadeau pour Petit Jack, et deux autres trucs pour Sally. Six cents dollars ! Des achats de Noël pour deux familles, Jack ? — Tu as toutes les preuves que tu voulais, ma fille, dit elle à voix haute. Oh mon Dieu, mon Dieu... Elle resta longtemps immobile, incapable de voir ou d’entendre, tout entière à son malheur. L’instinct maternel la rendait seulement inconsciemment sensible au bruit des enfants qui jouaient. Jack rentra un peu avant sept heures, assez content d’avoir réussi à gagner une heure, et encore plus content de voir que l’opération Mexico prenait bonne tournure. Il n’avait plus qu’à en parler à la Maison-Blanche, et, dès que l’opération serait approuvée, puis que Clark et Chavez l’auraient exécutée, sa cote allait remonter en flèche. Fowler serait sûrement d’accord ; malgré les risques et son peu d’attirance pour les opérations clandestines, le jeu en valait trop la chandelle pour qu’un homme politique ne se laisse pas tenter. Les choses allaient changer, et tout irait mieux après. Il allait se reprendre en main : pour commencer, des vacances, il était grand temps. Une semaine de vacances, peut-être deux, si quelqu’un de la CIA venait lui apporter le courrier. Ryan se le promettait. Il voulait prendre ses distances avec son boulot, et il allait le faire. Deux grandes semaines, il allait enlever les enfants de l’école et les emmener voir Mickey, comme Clark le lui avait suggéré. C’était décidé, il ferait ses réservations le lendemain même. — Je suis là ! cria Jack. Silence. C’était bizarre. Il alla en bas de l’escalier et trouva les gosses devant la télé. Ils y passaient beaucoup trop de temps, mais c’était sa faute. Ça aussi, il allait falloir que ça change. Il essaierait de rentrer plus tôt. Il était temps que Marcus prenne sa part du fardeau au lieu d’adopter des horaires de banquier et de laisser Jack avec la plus grosse partie de ce foutu boulot. — Où est maman ? — Je sais pas, répondit Sally sans se retourner. Ryan monta à l’étage et entra dans sa chambre pour se changer. Toujours pas trace de sa femme. Il la découvrit avec un panier de linge. Jack lui barra le chemin et se baissa pour l’embrasser, mais elle se pencha et fit non de la tête. OK, ce n’était pas grave. — Qu’est-ce qu’on a pour le dîner, chérie ? demanda-t-il comme si de rien n’était. — Je ne sais pas. Tu n’as qu’à t’en occuper. Cette voix, elle parlait d’un ton cassant, mais lointain. — Mais qu’est-ce que j’ai fait ? demanda Jack. Il était encore tout surpris et n’avait pas eu le temps de se composer une attitude. Il ne lui avait encore jamais vu ce regard et, quand elle lui répondit, il sentit un frisson le parcourir. — Rien, Jack, tu n’as rien fait du tout. Elle le poussa avec son panier et tourna au coin du couloir. Il resta planté là, appuyé contre le mur, bouche bée, ne sachant que dire et incapable de comprendre pourquoi sa femme avait subitement décidé de le dédaigner à ce point. * * * Le transfert de Lattaquié au Pirée prit seulement un jour et demi. Bock avait trouvé un bateau qui arriverait à destination d’une seule traite, sans passer par Rotterdam. Qati n’aimait pas changer ses plans, mais ils vérifièrent soigneusement les prévisions de traversée, et constatèrent que cela leur faisait gagner cinq jours. Cela pouvait se révéler précieux, et il donna son accord. Ghosn et lui allèrent assister à l’embarquement. Une grue prit la caisse et la déposa sur le pont de la Carmen Vita, porte-conteneurs sous pavillon grec affecté à la Méditerranée. Le bateau appareillait le lendemain à la marée du soir, et devait rallier les États-Unis en onze jours. Ils auraient pu affréter un avion à réaction, songeait Qati, mais cela aurait été trop dangereux. Onze jours, cela lui laissait le temps de revoir son médecin puis de prendre l’avion afin de vérifier sur place que tout était au point. Les dockers saisirent solidement le conteneur, au centre du navire. D’autres caisses furent posées dessus, et il fut placé suffisamment sur l’arrière pour ne pas craindre grand-chose en cas de mauvais temps. Les grosses tempêtes d’hiver ne risquaient pas de l’emporter. Les deux hommes allèrent s’asseoir dans un bar sur le front de mer, et attendirent l’appareillage pour reprendre un vol vers Damas. De là, ils regagnèrent leur quartier général. L’atelier où ils avaient fabriqué la bombe était démonté — mis sous cocon était sans doute plus exact. Ils avaient coupé les câbles d’alimentation et poussé de la terre contre les accès. Si quelqu’un passait en camion sur le toit camouflé, il risquait d’avoir une jolie surprise, mais la chose était improbable. Il était possible qu’ils aient à se resservir de ces installations, et cette solution leur évitait d’avoir à démonter et enterrer ailleurs les machines-outils. La solution la plus simple consistait à enfouir l’atelier. * * * Russell prit l’avion pour Chicago afin d’assister aux premières manches. Il avait un appareil photo, un Nikon F4 hors de prix, et grilla deux rouleaux de 400 ASA pour mitrailler les camions de la chaîne ABC — l’équipe de football du lundi soir était là — avant de reprendre un taxi pour l’aéroport. Il eut de la chance avec ce vol, et il put écouter le compte rendu du match à la radio en roulant de l’aéroport international de Stapleton jusqu’à sa nouvelle maison, un peu à l’écart de l’autoroute 76. Les Bears l’emportèrent après prolongation par vingt-trois à vingt. Cela signifiait que Chicago aurait l’honneur de perdre la semaine suivante contre les Vikings, au Métrodome. Le Minnesota s’était qualifié dès la première semaine. Tony Wills se préparait un joli succès, et le reporter soulignait que ce jeune phénomène avait manqué de peu les deux mille yards pour sa première saison NFL, plus huit cents yards à la réception. Russell réussit à écouter la quasi-totalité du match AFC, qui se jouait sur la côte Ouest. Un match sans surprise, mais c’était du football. * * * L’USS Maine quitta le bassin sans encombre. Des remorqueurs le firent pivoter pour le mettre cap sur le chenal, et restèrent à côté de lui pour lui porter assistance en cas de besoin. Le capitaine de vaisseau Ricks se tenait debout sur le massif, à l’arrière de la baignoire, et appuyé contre la filière de sécurité tout en haut des structures. Le capitaine de frégate Claggett était à son poste au central. Le navigateur assurait la navigation, prenant au périscope des relèvements qu’un quartier-maître-chef reportait sur la carte. Il s’assurait ainsi que le sous-marin restait bien sur l’axe du chenal et suivait la bonne route. Le transit jusqu’à la pleine mer était assez long. Dans tout le bord, des hommes s’activaient à ranger différentes caisses de matériel, ceux qui n’étaient pas de quart essayaient de faire une petite sieste sur leur couchette. Dans peu de temps, le Maine allait adopter le rythme régulier des six heures de quart. Tous les marins essayaient de quitter les habitudes de la terre pour adopter celle qui sont de règle à la mer. C’était comme si familles et amis habitaient désormais sur une autre planète. Pendant les deux mois à venir, leur univers serait limité à la coque d’acier de leur sous-marin. Mancuso assistait à l’appareillage, comme il le faisait pour tous ses bateaux. Quel dommage, songeait-il, qu’il n’y ait pas moyen de débarquer Ricks. Mais il n’en voyait aucun. Il y avait une réunion de routine au Groupe dans quelques jours, et il comptait en profiter pour se plaindre de Ricks. Il ne pouvait tout de même pas aller trop loin, mais il voulait seulement laisser entendre qu’il avait quelques doutes sur le compte du commandant « or ». La nature quasi politique de cet exercice ne plaisait pas à Mancuso, qui aimait bien traiter les affaires à livre ouvert, comme il est de tradition dans la Marine. Cette tradition comportait des règles précises, et, en l’absence de fait tangible, il devait se contenter de manifester ses craintes sur la façon dont Ricks agissait. En plus, le Groupe était commandé par un autre ingénieur qui avait sans doute Harry plutôt à la bonne. Mancuso essaya de se laisser envahir par l’émotion du moment, mais sans succès. La longue forme grise s’estompait dans le lointain, glissant sur l’eau tranquille du golfe, en route pour sa cinquième patrouille de dissuasion, comme tant de sous-marins de l’US Navy le faisaient depuis plus de trente ans. La vie suivait son cours, changements dans le monde ou pas, voilà tout. Le Maine prenait la mer pour assurer la paix en mettant en oeuvre la menace la plus inhumaine qu’ait jamais inventée l’homme. Le commodore hocha la tête. Il remonta dans sa voiture de fonction bleu marine et ordonna à son chauffeur de le ramener à son bureau. La paperasse l’appelait. * * * Heureusement, les enfants n’avaient rien remarqué, et Jack en était un peu soulagé. Les gosses vivent comme des spectateurs dans un monde très compliqué, et il leur faut des années d’école avant d’en apprécier toute la difficulté. Ils n’en retiennent que ce qu’ils sont capables de comprendre, ce qui n’inclut pas un papa et une maman qui ne s’entendent pas. Cela ne durerait pas éternellement, bien sûr, mais pourrait durer assez longtemps pour que les choses aient le temps de s’apaiser. Et Jack espérait qu’elles allaient s’arranger. Oui, elles allaient sûrement s’arranger. Il ne comprenait pas ce qui se passait, ni en quoi il était impliqué. Tout ce qu’il aurait dû faire, c’était rentrer chez lui à une heure décente, peut-être l’emmener dîner dans un bon restaurant — mais c’était impossible avec deux gosses qui vont en classe. Il était très difficile de trouver une baby-sitter en milieu de semaine et dans un trou aussi perdu. Il pouvait aussi rester chez lui et faire plus attention à elle, ce qui impliquait... Mais ce n’était pas en son seul pouvoir, et s’il n’y arrivait pas une fois encore, les choses risquaient d’empirer. Il leva la tête de son bureau pour contempler les pins plantés à l’extérieur de l’enceinte de la CIA. La symétrie était admirable. Son boulot bousillait sa vie de famille, et maintenant, sa vie de famille bousillait son boulot. Si bien qu’il ne faisait plus rien correctement. C’était pas beau, ça ? Ryan se leva, sortit de son bureau et alla faire un tour au bureau de tabac. Il y acheta un paquet de cigarettes, ce qui ne lui était pas arrivé depuis... cinq ans ? Six ? Il déchira l’enveloppe de cellophane et en sortit une. C’était un luxe que d’avoir un bureau à soi tout seul où l’on pouvait fumer sans déranger — la CIA était devenue comme toutes les administrations. En règle générale, les gens n’avaient pas le droit de fumer en dehors des salles de repos. Il fit semblant de ne pas voir le regard désapprobateur de Nancy, et fouilla dans son bureau pour trouver un cendrier avant d’allumer sa cigarette. La première bouffée l’étourdit un peu, mais il se dit que c’était décidément l’un des plus grands plaisirs de l’existence ; l’alcool en était un autre. Il suffisait d’ingurgiter ces substances, et on obtenait le résultat recherché, ce qui expliquait leur popularité, en dépit des dangers que tout le monde connaissait. L’alcool et la nicotine, les deux choses qui rendent la vie supportable, même si elles la raccourcissent. Étonnant, non ? Ryan faillit rire de sa propre bêtise. Avait-il envie de se détruire lui-même ? Mais quelle importance ? Son travail, voilà qui avait de l’importance. Il en était convaincu. Et c’est pourtant ce qui l’avait mis dans ce merdier, d’une façon ou d’une autre. C’était la première cause de ses ennuis, mais il ne pouvait ni le quitter ni y changer quoi que ce soit. — Nancy, voudriez-vous demander à M. Clark de venir me voir ? John arriva deux minutes après. — Bon Dieu, Ryan ! fit-il immédiatement. Que va dire votre femme ? — Rien du tout. — Je parie que vous vous trompez. Clark alla ouvrir une fenêtre pour aérer un peu. Il avait arrêté de fumer depuis très longtemps, c’était le vice qu’il craignait le plus, son père en était mort. — C’est à quel sujet ? — Les équipements avancent ? — On attend votre feu vert pour les réaliser. — Allez-y, dit seulement Jack. — Vous avez eu l’autorisation ? — Non, mais je n’en ai pas besoin. Admettons que ça rentre dans l’étude de faisabilité. Il vous faut combien de temps ? — Ils m’ont dit trois jours. Il faudra que l’armée de l’Air nous donne un coup de main. — Et l’ordinateur ? — Le logiciel a été validé. Ils se sont servis de bandes venant de six avions différents, et ils ont réussi à effacer le bruit de fond. Ça ne prend jamais plus de deux ou trois heures pour une heure d’enregistrement. — De Mexico à Washington, il y a... — Ça dépend de la météo, jamais plus de quatre heures. Pour dépouiller une bande complète, ça prendra la nuit, estima Clark. Quel est le programme du président ? — Accueil lundi après-midi, la première rencontre officielle a lieu le lendemain matin. Dîner de gala mardi soir. — Vous y allez ? Ryan hocha la tête. — Non, on est déjà invités la semaine d’avant — putain, c’est bientôt, non ? Je vais appeler la 89e escadre à Andrews. Ils passent leur vie à faire des vols d’entraînement, on devrait arriver à faire voler votre équipe. — J’ai choisi trois équipages. Ce sont tous des anciens de la Marine ou de l’armée de l’Air, spécialisés dans le renseignement électronique, fit Clark. Ils connaissent leur affaire. — OK, on roule comme ça. — Vous l’aurez voulu. Jack le regarda s’en aller avant d’en allumer une autre. 29 CARREFOURS La Carmen Vita franchit le détroit de Gibraltar exactement à l’heure prévue, propulsée à la vitesse de dix-neuf noeuds par ses diesels Pielstick. Les quarante officiers et marins (il n’y avait pas de femme dans l’équipage, mais trois officiers avaient fait embarquer leurs épouses) s’installèrent dans la routine du quart et de l’entretien. Ils étaient à sept jours de mer des caps de Virginie. Le pont et la cale étaient occupés par une bonne cargaison de conteneurs standards. En fait, il en existe de deux tailles, et ils contiennent n’importe quoi ; le capitaine et l’équipage ignorent ce qu’ils renferment, et s’en fichent d’ailleurs royalement. Les porte-conteneurs sont affrétés exclusivement sur contrat roulier, à peu près comme les camions. L’équipage ne s’occupe de rien d’autre que de leur poids, et cela marche très bien ainsi. Les conteneurs sont remplis en fonction de leur transfert ultérieur sur des camions et des règles juridiques applicables au transport routier. Le navire faisait route au sud, et la navigation promettait d’être tranquille. Les grosses tempêtes d’hiver étaient nettement plus au nord, et cela remplissait d’aise le capitaine, un Indien. Il était plutôt jeune pour exercer ce genre de commandement — il n’avait que trente-sept ans — et il savait que beau temps signifie économies de pétrole. Il espérait commander un bateau plus gros et plus somptueux, et il avait donc intérêt à ce que la Carmen Vita arrive à bon port et dans les temps. * * * Cela faisait maintenant dix jours que Clark n’avait pas vu Mme Ryan. John Clark remarquait ce genre de choses, c’était le fruit de dix années passées en opérations. S’il était toujours vivant, il le devait à son sens de l’observation, et il remarquait tout, quelle qu’en soit l’importance. Il ne l’avait jamais vue plus de deux jours de suite : Jack avait des horaires impossibles — mais elle aussi, elle opérait tôt le matin au moins deux fois par semaine... — et ce matin, elle était déjà debout. Il apercevait sa tête par les carreaux de la cuisine. Elle était assise à la table, sans doute en train de boire son café en lisant le journal ou en regardant la télé. Et pourtant, elle n’avait même pas tourné la tête quand son mari était parti. D’habitude, elle se levait toujours pour aller l’embrasser, comme font toutes les femmes. Dix jours d’affilée. C’était mauvais signe, mais où était le problème ? Jack sortit et se dirigea vers la voiture. Il avait le regard sombre et les yeux baissés. Encore cette espèce de grimace. — Bonjour, Ryan ! fît chaleureusement Clark. — Salut, John, fut sa seule réponse. Il n’avait pas pris son journal, et ouvrit le coffre à documents comme d’habitude. Il resta plongé dedans pendant tout le trajet jusqu’à la banlieue de Washington, une lueur sinistre dans les yeux, en grillant cigarette sur cigarette. Clark se dit que ça ne pouvait pas durer. — Des soucis à la maison ? demanda-t-il tranquillement, tout en regardant la route. — Ouais, mais c’est mon problème. — Je m’en doute. Les enfants vont bien ? — Il ne s’agit pas des enfants, John. Allez, laissez tomber. — Comme vous voulez. Clark se concentra sur son volant pendant que Ryan reprenait la lecture des messages. « Qu’est-ce qui peut bien se passer ? Essaie de réfléchir une seconde, se disait Clark, réfléchis. » Ça faisait maintenant plus d’un mois que son patron était dans cet état, mais les choses avaient empiré depuis cet article, celui de Holtzman, non ? Un problème chez lui, mais ce n’étaient pas les gosses. Il avait donc des problèmes avec sa femme. Il se dit qu’il faudrait qu’il y repense une fois arrivé au bureau. Soixante-dix minutes après être allé chercher Ryan — il n’y avait pas beaucoup de circulation si tôt le matin —, il alla faire un tour au centre de documentation de la CIA, et y trouva plein de gens très occupés. Pourtant, leur tâche n’était pas très difficile. L’Agence enregistrait tout par sujet, et les dossiers étaient classés par nom d’auteur. Clark comprit immédiatement le problème. Holtzman avait fait allusion à des histoires de sexe et d’argent. Juste après la sortie de cet article... — Merde, murmura Clark. Il fit des copies de diverses publications récentes — il en trouva quatre — et alla marcher un peu pour s’éclaircir les idées. L’un des avantages de sa fonction — surtout quand il s’occupait de Ryan —, c’était qu’il n’avait pas grand-chose à faire. Ryan ne bougeait pas une fois qu’il était à Langley, ni d’une manière générale. Tout en se promenant, il relut les articles, et cela lui rappela quelque chose. Ce dimanche. Ryan était rentré tôt ce soir-là. Il était très déprimé, parlait de démissionner dès que l’affaire mexicaine serait terminée, il lui avait demandé conseil pour faire une virée en Floride, mais le lendemain matin, il était complètement abattu. Sa femme avait dû lire le journal, et il y avait eu du vilain entre eux. Voilà qui paraissait clair, du moins assez clair pour quelqu’un comme Clark. Il retourna dans le bâtiment, passa comme d’habitude dans le portique de contrôle d’accès, et se mit à la recherche de Chavez, qui était installé dans le nouveau bâtiment. Il le trouva dans un bureau, où il compulsait les plannings. — Ding, enfile ton manteau. Dix minutes plus tard, ils étaient sur le périphérique et Chavez lisait la carte. — OK, fit-il, j’ai trouvé. Broadway et Monument, après le pont. * * * Russell était en survêtement. Les photos des camions d’ABC prises à Chicago étaient bien sorties, et il les avait envoyées à un labo de Boulder pour en faire des agrandissements format poster. Il compara le résultat à son fourgon — c’était exactement le même modèle d’utilitaire — pour prendre des mesures précises. La suite était plus délicate. Il avait acheté une douzaine de grandes plaques de plastique semi-rigide, et il commença à les découper minutieusement pour reproduire le logo d’ABC. Quand il eut terminé, il les colla au scotch sur la carrosserie et dessina les lettres au marqueur. Il obtint ce qu’il voulait au bout de six essais. Russell fit ensuite des repères avec la pointe de son couteau. C’était dommage d’abîmer la peinture du fourgon, mais il se dit qu’il serait réduit en miettes, de toute manière, et qu’il était stupide de faire du sentiment pour un camion. Tout compte fait, il était plutôt fier de ses talents artistiques, qu’il n’avait pas eu l’occasion d’exercer depuis son séjour en prison, des années plus tôt. Quand il eut peint le logo, en lettres noires sur fond blanc, personne n’aurait vu la différence. Il se rendit ensuite au garage local pour y acheter des plaques commerciales. Il expliqua qu’il voulait monter une affaire d’électronique, de l’installation et de la réparation de téléphones. Il repartit avec des plaques provisoires, et on lui promit qu’il aurait les plaques définitives dans quatre jours ouvrables, ce qui était bien suffisant. Obtenir son permis fut encore plus facile. Les documents internationaux que Ghosn lui avait procurés avec son passeport étaient reconnus par l’État du Colorado ; il passa un examen écrit, et on lui remit un permis certifié portant sa photo et son numéro d’immatriculation. Il commit cependant 1’« erreur » de se tromper en remplissant un formulaire, mais il le « jeta » à la corbeille et l’employé lui en donna un autre. En fait, le formulaire vierge se retrouva dans la poche de son parka. * * * L’hôpital John Hopkins n’est pas situé dans un quartier très plaisant. Résultat, la police de Baltimore le surveille particulièrement, et cela rappela à Clark le bon vieux temps du Viêtnam. Il réussit à se garer dans Broadway, juste en face de l’entrée principale. Il entra avec Chavez et fit le tour de la statue du Christ en marbre, qu’il trouva plutôt réussie, tant par sa taille que par son exécution. Hopkins est un très grand hôpital, et ils eurent du mal à trouver leur chemin, mais, dix minutes plus tard, ils arrivèrent devant l’Institut d’ophtalmologie Wilmer et le bureau du Dr Caroline M. Ryan, docteur en médecine et assistante à la faculté. Clark prit ses aises et se plongea dans une revue, tandis que Chavez regardait de ses yeux sombres et langoureux la réceptionniste qui s’occupait des rendez-vous de Mme Ryan. Celle-ci apparut à midi vingt-cinq, les bras chargés de dossiers. Elle lança aux deux hommes de la CIA un regard vaguement étonné et entra dans son bureau sans dire un mot. Clark la regarda à peine. Il l’avait toujours considérée comme une femme jolie et distinguée. Mais pas aujourd’hui. Son visage était encore plus défait que celui de son mari, si c’était possible. John se dit que tout partait décidément à vau-l’eau. Il compta jusqu’à dix, passa devant l’hôtesse qui en resta bouche bée, et pénétra dans le bureau pour inaugurer une nouvelle carrière, celle de conseiller matrimonial. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Cathy. Je ne prends pas de rendez-vous aujourd’hui. — Madame, je voudrais que vous m’accordiez cinq minutes. — Mais qui êtes-vous ? — Madame, je m’appelle Clark. Il sortit sa carte de la CIA de la poche de sa chemise et la lui tendit. La carte était fixée à son cou par une chaînette en métal. — Je crois que je peux vous apprendre des choses intéressantes. Le regard de Cathy se fît dur en un instant, la colère prenait le pas sur la souffrance. — Je sais, répondit-elle, je suis au courant de tout. — Non, madame, je pense que vous ne savez pas tout. Mais je préférerais qu’on aille parler ailleurs. Puis-je vous inviter à déjeuner ? — Dans le quartier ? Les rues ne sont pas très sûres et... — Sûres ? Clark sourit, tant cette remarque lui paraissait grotesque. Pour la première fois, Caroline Ryan le regarda d’un oeil attentif. Il était à peu près de la taille de Jack, mais en plus trapu. Elle trouvait la tête de son mari très virile, mais celui-là était encore plus rude. Il avait des mains larges et puissantes, et toute son attitude montrait qu’il était capable de se sortir de n’importe quelle situation. Ce qui émanait de lui était impressionnant. Cet homme devait intimider tout le monde, se disait-elle, mais il essayait malgré tout de se comporter comme un gentleman. On aurait dit un gros ours, pas à cause de ce qu’il était, mais à cause de ce qu’il essayait d’être. — Il y a un endroit tranquille, en bas de Monument Street... — Parfait. Clark fit demi-tour, attrapa son manteau et l’aida à l’enfiler avec presque trop de délicatesse. Chavez les rejoignit dehors. Il était beaucoup plus petit que Clark, mais paraissait aussi beaucoup plus dangereux, comme un voyou des rues qui fait des efforts pour paraître convenable. Elle se rendit compte que Chavez passait devant eux et qu’il les précédait sur le trottoir d’une façon qui aurait pu être comique. Les rues n’étaient pas très sûres, en tout cas pas pour une femme seule, mais c’était moins vrai le jour que la nuit. Pourtant, Chavez progressait comme s’il était au combat. « Voilà qui est intéressant », songea-t-elle. Ils trouvèrent rapidement le petit restaurant, et Clark les conduisit vers un box isolé dans un coin. Les deux hommes s’installèrent dos au mur, de façon à pouvoir surveiller tout ce qui entrait ou sortait. Ils avaient gardé leurs manteaux en les déboutonnant, mais semblaient très à l’aise. — Qui êtes-vous exactement ? demanda-t-elle. Tout ça ressemblait à un mauvais film. — Je suis le chauffeur de votre mari, répondit John. J’ai été au service action, un service paramilitaire. Ça fait presque trente ans que je travaille à l’Agence. — Vous n’avez pas le droit de raconter ça à n’importe qui. Clark hocha la tête. — Madame, nous n’avons même pas commencé à enfreindre la loi. Cela dit, je suis surtout garde du corps, comme Ding Chavez. — Bonjour, docteur Ryan. En fait, je m’appelle Domingo. Il lui tendit la main, — Moi aussi, je travaille avec votre mari. John et moi, on assure ses déplacements et on veille sur lui. — Vous êtes armés ? Ding prit l’air un peu embêté. — Oui madame. Le côté héroïque de l’aventure prit fin là-dessus. Deux hommes manifestement costauds essayaient de la charmer, et ils avaient réussi. Mais cela ne changeait rien à son problème. Elle s’apprêtait à dire quelque chose, lorsque Clark commença. — Madame, on dirait qu’il y a un problème entre votre mari et vous. Je ne sais pas de quoi il s’agit — j’ai tout de même une petite idée —, mais je sais que ça le fait souffrir. Et ce n’est pas bon pour l’Agence. — Messieurs, je suis très sensible à votre attention, mais il s’agit d’une affaire privée. — Oui madame, répondit Clark, de sa voix exagérément polie, en prenant dans sa poche les photocopies des articles de Holtzman. C’est ça, le problème ? — Ce ne sont pas vos affaires... puis elle se tut. — Je le croyais aussi, madame. Rien de tout ça n’est vrai. Je veux dire, sur le comportement sexuel. C’est complètement faux. Votre mari ne sort pratiquement jamais sans nous. Compte tenu de l’endroit où il travaille et de la fonction qu’il occupe, il doit signaler tous ses déplacements — comme un médecin de garde, vous comprenez ? Si vous le désirez, je peux vous fournir la description exacte de tous ses déplacements, en remontant dans le temps aussi loin que vous voulez. — Ça ne doit pas être légal. — Non, sans doute. Et alors ? Et alors, elle aurait bien voulu les croire, mais elle ne le pouvait pas. Autant le leur dire franchement. — Écoutez, je suis très impressionné par votre dévouement envers Jack, mais je sais tout, OK ? J’ai fouillé dans ses relevés de compte, je suis au courant pour cette Zimmer, et je sais même qu’il y a un gosse ! — Que savez-vous au juste ? — Je sais que Jack était présent à l’accouchement, je sais pour l’argent, et je sais qu’il essaye de le cacher, à moi et à tout le monde. Je sais aussi qu’il fait l’objet d’une enquête administrative. — Que voulez-vous dire ? — Un inspecteur est venu ici, à Hopkins ! — Docteur Ryan, ce n’est ni la CIA ni le FBI. C’est un fait. — Alors, qui était-ce ? — J’ai peur de ne pas pouvoir vous répondre, dit Clark. Ce n’était pas entièrement vrai, mais il se dit qu’il n’était pas opportun de mettre le sujet sur le tapis. — Écoutez, j’ai entendu parler de Carol Zimmer, répéta-t-elle. — Et qu’en savez-vous ? demanda tranquillement Clark. La réponse le surprit. — Jack va courir ailleurs, et c’est elle ! Et il y a un enfant, et Jack passe tellement de temps avec elle qu’il n’en a plus pour moi, et qu’il ne peut même pas... Elle s’arrêta net, elle était sur le point de fondre en sanglots. Clark la laissa se calmer. Il ne la quittait pas des yeux, et il lisait en elle comme dans un livre. Ding n’avait pas l’air plus gêné que ça ; il était trop jeune pour comprendre. — Voulez-vous m’écouter ? — Pourquoi pas, après tout ? Mais tout est fichu, je ne suis pas partie uniquement à cause des gosses. Mais allez-y, faites-moi votre baratin. Dites moi qu’il m’aime encore et tout ça. Il n’est pas assez courageux pour m’en parler lui-même, conclut-elle amèrement. — Pour commencer, il ne sait pas que nous sommes ici. Et s’il le découvre, je perdrai probablement mon boulot, mais ça n’a pas d’importance, j’aurais ma retraite. En plus, je vais être obligé d’enfreindre des règlements beaucoup plus importants. Par où on commence ? Clark s’arrêta un instant avant de continuer. — Carol Zimmer est veuve. Son mari, Buck Zimmer, était sergent-chef dans l’armée de l’Air. Il est mort en service commandé. En fait, il est même mort dans les bras de votre mari. Je le sais, j’y étais. Buck a ramassé cinq balles dans la poitrine, les deux poumons touchés. Il a mis cinq ou six minutes à mourir. Il laissait sept enfants derrière lui — huit en comptant celui dont sa femme était enceinte. Buck ne savait pas qu’elle l’attendait, Carol voulait lui faire la surprise. Le sergent Zimmer était chef de cabine sur un hélicoptère de l’armée de l’Air, une unité d’opérations spéciales. On avait embarqué dans cet appareil à l’étranger pour aller chercher un groupe de soldats américains qui menaient une opération clandestine{11}. — J’en faisais partie, déclara Ding, ce qui déplut à Clark. Je ne serais pas ici si votre mari ne m’avait pas sorti de là. — Les soldats avaient été volontairement privés de soutien à la fin de leur opération. — Qui... ? — Il est mort à présent, répondit Clark sur un ton qui ne laissait aucun doute. Votre mari a découvert qu’il s’agissait d’une opération illégale. Dan Murray, du FBI, et lui ont mis sur pied l’opération de sauvetage. Ç’a été une sale aventure, vraiment très dure, et on a eu de la chance d’y arriver. Je suis surpris que vous n’ayez rien remarqué... des cauchemars peut-être ? — Il n’a pas un bon sommeil, de temps en temps... — Il a manqué ramasser une balle dans la tête, il s’en est fallu de quelques centimètres. Nous devions récupérer une escouade au sommet d’une colline, et ils étaient soumis à une attaque pendant ce temps-là. Jack était à une mitrailleuse, Buck Zimmer en avait une autre. Buck a été touché au moment du décollage, il est tombé lourdement. Jack et moi, on a essayé de le sauver, mais je crois que même à Hopkins, vous n’y auriez pas réussi. Ce n’était pas très joli à voir. Il est mort... — Clark se tut, et Cathy put voir que sa peine n’était pas feinte. Il parlait de ses gosses, il se faisait du souci pour eux, comme n’importe qui. Votre mari l’a pris dans ses bras, et il lui a promis qu’il s’en occuperait, qu’ils feraient de bonnes études, qu’il prendrait soin de sa famille. Madame, ça fait longtemps que je suis dans le métier, mais j’ai jamais vu quelqu’un agir comme Jack. Quand on est rentrés, il a fait ce qu’il avait dit. J’veux dire, c’était évident qu’il le ferait. Et je ne suis pas surpris qu’il ne vous ait rien dit. Il y a même certains aspects de cette opération que je ne connais pas. Mais voilà ce que je sais : il avait donné sa parole, et il l’a tenue. Je l’ai aidé. On a fait venir la famille de Floride, il leur a acheté un petit commerce. L’un des gosses est déjà à l’université, à Georgetown, et le second est pris au MIT. J’ai oublié de vous dire — Carol Zimmer, eh bien, ce n’est pas son vrai nom. Elle est née au Laos, c’est Zimmer qui l’a sortie de l’enfer, il l’a épousée, et ils se sont mis à faire des gosses comme des petits pains. Peu importe, c’est une vraie mère façon asiatique. Elle croit que les études sont un don de Dieu, et ses enfants travaillent dur. Ils considèrent votre mari comme un saint, et on s’arrête chez eux toutes les semaines, une fois par semaine. — Je veux bien vous croire, fit Cathy. Et le bébé ? — Vous voulez dire, il est né quand ? Ouais, on était là tous les deux. Ma femme s’en est occupée, Jack a préféré rester dehors, et moi, je n’ai jamais assisté à la naissance de mes propres enfants. J’aime pas ça. On a donc attendu avec les autres. Si vous voulez, je peux vous présenter à la famille Zimmer. Si vous croyez que c’est nécessaire, vous pouvez aussi aller voir Dan Murray au FBI, il vous confirmera tout. — Ça ne risque pas de vous créer des ennuis ? Cathy savait qu’elle pouvait faire confiance à Dan Murray. Ce type était loyal, sans doute parce qu’il était flic. — Je vais sûrement perdre mon boulot, ils peuvent même me poursuivre techniquement parlant, j’ai commis un crime passible de la loi fédérale — mais je doute que ça aille aussi loin. Ding risque aussi de perdre son boulot. — Merde, fit impulsivement Ding, avant de prendre l’air un peu embêté. Excusez-moi, madame. John, c’est une affaire d’honneur. Si y avait pas eu Ryan, je serais en train de servir d’engrais sur une colline en Colombie. Je lui dois la vie, et c’est plus important que le boulot, mano. Clark lui tendit un calendrier. — Vous vous souvenez peut-être que c’était au moment de la mort de l’amiral Greer, et Jack n’est pas allé à l’enterrement. — Oui, bien sûr ! Bob Ritter m’a appelée, et... — C’était à ce moment-là. Vous pouvez vérifier auprès de Murray. — Mon Dieu ! Elle était sous le choc. — Oui, madame. Toutes les saloperies qu’il y a dans ces articles, ce sont des mensonges. — Qui a fait ça ? — Je ne sais pas, mais je vais trouver. Docteur, je vois votre mari aller de moins en moins bien depuis six mois. Le traité du Vatican, la façon dont le Proche-Orient a retrouvé son calme, Jack y a pris une grande part, mais personne ne l’en a remercié. Je ne sais pas exactement quel rôle il a joué là-dedans, il sait très bien garder ses petits secrets. Après tout, c’est son affaire. Il garde tout pour lui, mais si on va trop loin, c’est comme le cancer ou l’acide. Ça vous dévore de l’intérieur, et ces saloperies dans les journaux lui ont fait un mal fou. Tout ce que je peux vous dire, docteur, c’est cela : je ne connais personne qui arrive à la cheville de votre mari, et j’en ai connu quelques-uns. Il est au feu encore plus souvent que vous ne le croyez, et il y a des gens qui ne l’aiment pas beaucoup, et ces gens-là essaient de le pousser à bout. C’est dégueulasse, mais Jack n’est pas le genre de type à se tirer, dans une situation pareille. Vous savez, il applique les règles, et ça le bouffe complètement. Cathy pleurait doucement, et Clark lui tendit un mouchoir. — Je me suis dit que vous deviez savoir. Si vous voulez, vous pouvez vérifier tout ce que je vous ai raconté. C’est à vous de choisir, ne vous faites pas de bile pour Ding et pour moi ou pour qui que ce soit d’autre, d’accord ? Je vous emmènerai voir Carol Zimmer et ses gosses. Et si je perds mon boulot, tant pis. Ça fait trop longtemps que je fais ce métier. — Les cadeaux de Noël ? — Pour les enfants Zimmer ? Ouais, je l’ai aidé à les emballer. Votre mari est infoutu de faire un paquet présentable, mais vous le savez sûrement. J’en ai même offert quelques-uns moi-même. Les deux miens sont trop grands, on ne peut plus leur faire de cadeaux amusants, et les Zimmer sont des sacrés gosses. C’est assez agréable de jouer les oncles, ajouta John avec un sourire attendri. — Tout cela était un mensonge ? — Je ne suis pas au courant pour les histoires financières, mais le reste, oui. Et ils ont essayé de vous tirer les vers du nez sur son compte, à ce que vous dites. Ses larmes s’arrêtèrent de couler. Cathy sécha ses yeux et les regarda. — Vous avez raison. Et vous me dites que vous ne savez pas qui a monté ce coup ? — J’ai l’intention de le savoir, lui promit Clark. Il avait complètement changé d’attitude, on le sentait plus déterminé. — Je veux que vous me teniez au courant, et je veux voir les Zimmer. — À quelle heure sortez-vous de votre travail ? — J’ai quelques coups de téléphone à donner, des notes à écrire, disons dans une heure ? — Je peux vous emmener, mais il faudra que je reparte assez vite. Ils ont une supérette à quinze kilomètres de chez vous. — Je savais que c’était tout près, mais je ne savais pas exactement où. — Vous pourrez me suivre là-bas. — Allons-y. Cathy essaya de passer devant, mais Chavez la précéda à la porte et resta devant sur tout le trajet jusqu’à l’hôpital. Clark et lui avaient décidé de rester dehors pour prendre l’air, quand ils remarquèrent deux voyous assis sur leur voiture. En traversant la rue, John Clark se dit que c’était tout de même étrange. Au début, Caroline Ryan avait réagi comme une femme en colère qui se croit trompée. Maintenant qu’il lui avait tout révélé, elle se sentait mieux — ou moins bien d’une certaine manière —, mais il lui avait enlevé sa colère. C’était lui qui en ressentait à présent, et il avait devant lui un exutoire possible. — Dégage de la voiture, ordure ! — Bon Dieu, John ! cria Ding derrière lui. — Qu’est-ce que tu dis ? demanda le voyou, se retournant à peine pour regarder l’homme qui s’approchait de lui. Il n’eut que le temps de voir une main qui l’attrapait par l’épaule. Puis le monde bascula et il vit un mur de briques qui arrivait sur lui à toute allure. Heureusement pour lui, son casque absorba une partie du choc, mais fut solidement esquinté au passage. — J’encule ta mère ! cria le gosse, et il sortit son couteau. Son copain était à deux mètres, avec un couteau lui aussi. Clark se contenta de leur faire un sourire. — Qui commence ? Les deux jeunots comprirent immédiatement que l’affaire était risquée. — T’as de la chance que j’aie pas mon flingue, mec ! — Vous pouvez aussi laisser vos couteaux. — T’es flic ? — Non, je ne suis pas policier, répondit Clark, en s’avançant, la main tendue et le manteau grand ouvert. Ils jetèrent leurs couteaux et s’enfuirent à toute vitesse. — Bon Dieu, mais qu’est-ce qui... Clark se retourna et vit un policier qui arrivait, tenant un gros chien en laisse. Tous les deux étaient sur leurs gardes. John sortit sa carte de la CIA. — J’n’ai pas aimé leur façon de se conduire. Chavez tendit les couteaux au policier. — Voilà ce qu’ils ont laissé sur place, monsieur. — Vous feriez mieux de nous laisser ce genre de choses, vous savez. — Oui monsieur, répondit Clark. Vous avez raison. Vous avez un bien beau chien. Le flic mit les couteaux dans sa poche. — Bonne continuation, leur dit-il, en se demandant ce qui avait bien pu se passer. — Vous aussi, monsieur l’agent. Clark se retourna vers Chavez. — Bon sang, ça tombait à pic. — Prêt à partir pour Mexico, John ? — Ouais, mais j’aime pas laisser des choses pas terminées derrière moi, tu vois ? — Alors, qui est-ce qui essaye de l’emmerder ? — Je n’en suis pas encore sûr. — Des clous, fit Ding. — Je ne le saurai pas tant que j’aurai pas parlé à Holtzman. — T’as raison, mec. Je l’aime bien, ajouta-t-il, c’est une vraie dame. — Ouais, c’est vrai, et c’est pour ça qu’il faut qu’on fasse rentrer les choses dans l’ordre. — Tu crois qu’elle va appeler Murray ? — Quelle importance ? — Aucune. — Chavez regardait la rue. — C’est une question d’honneur. — Je savais bien que tu comprendrais, Ding. * * * Cathy la prit dans ses bras et trouva que Jacqueline Zimmer était un beau bébé. Elle en voulait un autre, il fallait qu’elle en ait un autre. Jack allait lui en donner un et, avec de la chance, ce serait une fille. — Nous avons tellement entendu parler de vous, dit Carol Zimmer. Vous êtes docteur ? — Oui, j’enseigne à des docteurs, la chirurgie. — Il faut que mon aîné vous rencontre. Il veut être docteur, il est à Georgetown. — Je pourrai peut-être l’aider un peu. Je peux vous poser une question ? — Oui. — Votre mari... — Buck ? Lui mort. Je ne sais pas tout, juste qu’il est mort — en service, oui ? C’est des choses secrètes. Ç’a été très dur pour moi, ajouta simplement Carol, apparemment sans rancune. — Elle avait dépassé tout ça, maintenant. — Buck était quelqu’un de très bien, comme votre mari. Vous être gentille avec lui, fit Mme Zimmer. — Oh oui ! promit Cathy. Maintenant, il faut que ça reste un secret entre nous ? — Quel secret ? — Jack ne sait pas que je vous connais. — Ah bon ? Je sais qu’il y a beaucoup de secrets, mais, OK, je comprends. Je vais garder celui-là aussi. — Je vais en parler à Jack. J’aimerais que vous veniez à la maison et que vous voyiez les enfants. Mais pour le moment, c’est un secret. — Oui, d’accord. On lui fera la surprise ? — C’est ça. Cathy lui fit un grand sourire en lui rendant son enfant. — Je reviendrai bientôt. — Alors, ça va mieux, doc ? lui demanda Clark sur le parking. — Merci... ? — Appelez-moi John. — Merci, John. Elle n’avait pas un autre sourire quand elle voyait ses enfants le matin de Noël. — Quand vous voudrez. Clark reprit la nationale 50, et Cathy tourna à l’est pour rentrer chez elle. Les jointures de ses doigts étaient blanches tant elle serrait le volant. La colère la reprenait. Pour l’essentiel, elle s’en voulait à elle-même. Comment avait-elle pu croire tout ça de Jack ? Elle s’était montrée stupide, mesquine, horriblement égoïste. Mais ce n’était pas exactement sa faute. Quelqu’un d’autre avait envahi son foyer, se dit-elle en entrant dans le garage. Elle prit immédiatement le téléphone. Il lui restait une dernière chose à faire, être certaine. — Salut, Dan. — Cathy ! Alors comment vont les affaires oculaires, ma fille ? lui demanda Murray. — J’ai une question à te poser. — Crache ta Valda. Elle savait déjà comment elle allait s’y prendre, — J’ai un problème avec Jack... La voix de Murray se fit plus tendue. — De quoi s’agit-il ? — Il fait des cauchemars, dit Cathy. Ce n’était pas un mensonge, contrairement à la suite. — Des trucs d’hélicoptère, et un Buck je ne sais pas quoi... Je ne peux pas lui poser de questions, bien sûr, mais... Murray la coupa immédiatement. — Cathy, je ne peux pas te parler de ça au téléphone. C’est une histoire de boulot. — Vraiment ? — Vraiment, Cathy. Je suis au courant, mais je ne peux pas t’en parler. Désolé, mais c’est comme ça. C’est une affaire sérieuse. Cathy continua en prenant une voix inquiète. — Mais ce n’est pas quelque chose qui se passe en ce moment... je veux dire... — Ça fait longtemps que tout est terminé, Cathy, mais je ne peux pas t’en dire plus. Si tu crois que Jack a besoin d’un coup de main, je peux passer quelques coups de fil et... — Non, je ne pense pas. Ça n’allait vraiment pas bien il y a quelques mois, mais je trouve que les choses s’améliorent. J’avais peur que ce soit quelque chose au bureau... — Tout est terminé, Cathy, parole d’honneur. — Tu en es certain, Dan ? — Absolument. Je ne plaisante pas sur des sujets de ce genre. Cathy le croyait sur parole, Dan était quelqu’un d’aussi honnête que Jack. — Merci Dan, merci infiniment, fît-elle en prenant sa plus belle voix médicale, celle qui ne laissait rien transparaître. — Rappelle-moi quand tu veux, Cathy. En raccrochant, Murray se demanda s’il ne s’était pas fait avoir. « Non, finit-il par conclure, elle ne peut pas être au courant, par quelque autre voie que ce soit. » S’il avait pu voir ce qui se passait à l’autre bout de la ligne, il aurait compris à quel point il se trompait. Cathy alla s’asseoir dans la cuisine, toute seule, et elle pleura une dernière fois. Il fallait absolument qu’elle fasse cette vérification, elle devait se libérer de toutes ses émotions, mais maintenant, elle en était sûre, Clark lui avait bien dit la vérité : quelqu’un essayait d’atteindre son mari ; quelle que soit cette personne, elle avait essayé d’utiliser sa femme et sa famille contre lui. « Qui peut bien haïr un homme au point d’utiliser de telles méthodes ? » se demanda-t-elle. Elle ne savait pas de qui il pouvait s’agir, mais c’était son ennemi à elle. Quelqu’un qui l’avait attaquée, elle avec sa famille, comme les terroristes, mais d’une façon encore plus infâme. Elle ne savait pas qui c’était, mais il allait payer. * * * — Mais où étiez-vous ? — Désolé, Jack, j’avais quelques trucs à faire. Clark était passé chez ST. — Voilà. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Jack prit la bouteille, une bouteille de Chivas Régal en céramique, complètement opaque. — C’est notre émetteur, ils en ont fait quatre comme celui-là. Beau travail, non ? Et voilà le micro. Clark lui tendit un bâtonnet vert, un peu moins épais qu’une paille de cocktail. — Ça ressemblera à un de ces tuteurs en plastique dont on se sert pour soutenir les fleurs, on a décidé d’en mettre trois en place. Les techniciens affirment qu’ils sont capables de faire du multiplexage à l’émission et qu’ils réduiront le temps de traitement sur ordinateur jusqu’à un facteur de un. Ils m’ont dit aussi qu’avec quelques mois devant eux, ils arriveraient à faire du temps réel. — On a ce qu’il nous faut, répondit Jack. — Mieux valait quelque chose d’imparfait tout de suite que la perfection, mais trop tard. — J’ai financé suffisamment de projets de recherche. — Je suis d’accord. Quand fait-on les vols d’essai ? — Demain à dix heures. — Super. — Clark se leva. — Hé, qu’est-ce que vous avez fait aujourd’hui, vous avez l’air épuisé ? — Je crois que vous avez raison. Accordez-moi encore une heure, et on s’en va. — D’accord. * * * Russell les retrouva à Atlanta. Ils venaient de Mexico via Miami, où les douaniers s’intéressaient beaucoup plus à la drogue qu’à deux commerçants grecs qui ouvraient leurs sacs sans qu’on le leur demande. Russell, ou plutôt Robert Friend, habitant de Roggen, Colorado — comme en faisait foi son permis —, leur serra la main et les accompagna à l’arrivée des bagages. — Des armes ? demanda Qati. — Surtout pas ici, mais j’ai tout ce qu’il vous faut à la maison. — Pas de problème particulier ? — Pas de problème. Russell réfléchit une seconde. — Si, il y en a peut-être un. — Lequel ? demanda Ghosn, soudain inquiet. Il se sentait toujours un peu nerveux à l’étranger, et c’était la première fois qu’il venait aux États-Unis. — Il fait un froid de gueux là où on va, les mecs. Il faudrait peut-être que vous achetiez des manteaux. — Ça peut attendre, décida le commandant. Il ne se sentait pas bien du tout. La dernière séance de chimiothérapie l’avait empêché de manger pendant près de deux jours. Il avait faim, mais son estomac se révoltait à la simple vue de la nourriture exposée dans l’un des fast-foods de l’aéroport. — Notre vol décolle à quelle heure ? — Dans une heure et demie. Qu’est-ce que vous diriez d’aller acheter des chandails, d’accord ? Suivez-moi. Je ne plaisante pas avec le temps, il fait zéro là-bas. — Zéro ? Mais ce n’est pas si... — Ghosn s’arrêta. — Tu veux dire, en dessous de zéro Celsius ? Russell réfléchit une seconde. — Oh oui, tu as raison. Ici, zéro signifie autre chose, c’est très froid, OK, les mecs ? — Comme tu voudras, convint Qati. Une demi-heure plus tard, ils avaient de gros chandails en laine à enfiler sous leurs imperméables. Le vol Delta pour Denver était presque vide et décolla à l’heure. Ils arrivèrent trois heures après. Ghosn n’avait jamais vu autant de neige. — J’ai du mal à respirer, fit Qati. — Il faut une journée pour s’accoutumer à l’altitude. Allez chercher vos bagages, je vais faire chauffer la voiture. — S’il nous a trahis, dit Qati comme Russell s’éloignait, on va le savoir dans quelques minutes. — Il ne nous a pas trahis, répondit Ghosn. C’est un type bizarre, mais on peut lui faire confiance. — Nous verrons bien, dit Qati, qui marchait avec difficulté et avait du mal à retrouver son souffle en se dirigeant vers les bagages. Les deux hommes surveillaient les alentours, à la recherche de quelqu’un qui les aurait regardés. C’est toujours le signal d’alerte, quelqu’un qui vous regarde. Même pour un professionnel, il est difficile de s’empêcher de jeter un oeil sur sa cible. Ils prirent leurs bagages sans avoir rien remarqué de particulier, et allèrent retrouver Marvin qui les attendait. L’air était non seulement le plus léger, mais aussi le plus froid qu’ils aient jamais eu à subir. Ils se réfugièrent avec bonheur dans la chaleur de la voiture. — Comment se présentent les préparatifs ? — Tout se passe comme prévu, commandant, dit Russell en démarrant. Les Arabes furent très impressionnés par les grands espaces, l’énorme autoroute et par l’air de richesse qui émanait de la contrée. Ils étaient aussi impressionnés par Russell, qui s’était manifestement très bien débrouillé. Ils se sentirent plus tranquilles en constatant qu’il ne les avait pas trahis. Ce n’est pas que Qati ait eu trop de craintes à ce sujet, mais il savait que les risques augmentaient au fur et à mesure qu’ils approchaient de la phase finale de leur plan. Et c’était normal. La ferme était de bonne taille. Russell avait judicieusement surchauffé la maison, mais Qati remarqua surtout qu’elle était facile à défendre, avec un champ de tir dégagé dans toutes les directions. Russell prit leurs bagages et les fit entrer. — Vous m’avez l’air crevés, remarqua-t-il. Vous devriez aller vous coucher, vous êtes en sécurité ici, vous savez. Qati suivit son conseil, mais pas Ghosn. Il rejoignit Russell à la cuisine, et fut ravi de constater qu’il était fin cuisinier. — Qu’est-ce que c’est que cette viande ? — De la venaison, de la viande de daim. Je sais que tu n’as pas le droit de manger de porc, mais tu n’as pas de problème avec le daim ? lui demanda l’Américain. Ghosn fit non de la tête. — Mais je n’en ai encore jamais mangé. — C’est bon, tu verras. J’ai trouvé ça ce matin dans un magasin du coin. C’était la nourriture de base des indigènes américains. Celui-là vient d’un ranch d’élevage des environs. Je peux aussi te faire goûter du beefalo. — Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ? — Le beefalo ? Encore une chose qu’on ne trouve qu’ici. C’est un croisement entre le boeuf et le bison. Mon peuple se nourrissait de bison, la plus grosse vache que tu aies jamais vue ! dit Russell en rigolant. Une viande très tendre, bonne pour la santé et tout ça. Mais il n’y a rien de meilleur que la venaison, Ismaël. — Ne m’appelle pas comme ça, dit Ghosn d’une voix fatiguée. Cela lui faisait une journée de vingt-sept heures, en tenant compte du décalage horaire. — J’ai des papiers d’identité pour toi et pour le commandant. Russell sortit des enveloppes d’un tiroir et les posa sur la table. — Les noms sont exactement ceux que vous aviez demandés, non ? 11 n’y a plus qu’à faire des photos et à les coller dessus. J’ai tout l’équipement nécessaire. — C’est dur de se le procurer ? Marvin se mit à rire. — Mais non, on trouve ça dans le commerce. Je me suis servi de mon formulaire de permis comme modèle, j’ai modifié les copies et j’ai acheté le matériel, ça fera des papiers de premier brin. Il y a des tas de sociétés qui utilisent des laissez-passer avec photo, et l’équipement est standard. Trois heures de boulot. Je pense qu’on a encore toute la journée de demain et d’après-demain avant de nous mettre au travail. — Parfait, Marvin. — Tu veux boire un verre ? — Tu veux dire, de l’alcool ? — J’ai bien vu que tu buvais une bière avec cet Allemand, il s’appelait comment déjà ? — Tu veux sans doute parler de Herr Fromm. — Allez, ce n’est pas aussi grave que de manger du porc, non ? — Merci, mais je crois que je vais m’en passer, c’est comme ça que vous dites ? — S’en passer ? Ouais, c’est ça. Et comment va ce Fromm ? demanda Marvin l’air de rien, tout en s’occupant de la viande qui était presque cuite. — Il va bien, répondit Ghosn sur le même ton. Il est reparti voir sa femme. — Mais vous travailliez sur quoi exactement, tous les deux ? demanda Russell en se versant une rasade de Jack Daniel’s. — Il nous a aidés pour les explosifs, quelques trucs un peu particuliers. C’est un expert. — Extra. * * * C’était le premier signe d’espoir depuis quelques jours, pour ne pas dire quelques semaines, remarqua Jack. Le dîner était délicieux, et il était rentré assez tôt pour le prendre avec les enfants. Cathy était visiblement rentrée elle aussi à une heure raisonnable, et elle avait eu le temps de le préparer. Mais le meilleur de tout, c’est qu’ils bavardèrent pendant tout le repas, pas beaucoup, mais ils se parlèrent. Jack l’aida ensuite à tout ranger, puis les enfants montèrent se coucher, et ils se retrouvèrent en tête à tête. — Je suis désolée de t’avoir crié dessus comme ça, commença Cathy. — Ce n’est pas grave, je sais que je le méritais. Ryan essayait de trouver d’autres mots pour calmer les choses. — Non, Jack, j’ai eu tort. Je me sentais hargneuse, mon dos me faisait mal. Mais tu travailles trop, et tu bois trop. Elle se pencha pour l’embrasser. — Et tu fumes, Jack ? Il était tout surpris, tellement il s’attendait peu à être embrassé. Il s’attendait même à une explosion quand elle découvrirait qu’il s’était remis à fumer. — Désolé, chérie, mais la journée a été rude, et j’ai craqué. Cathy lui prit les mains. — Jack, j’aimerais que tu t’arrêtes de boire et que tu te reposes. Ton plus gros problème est là, sans parler du stress. On s’occupera plus tard des cigarettes, essaie simplement de ne pas fumer à côté des enfants. Je sais que je n’ai pas été très gentille, j’ai une partie des torts, mais il faut que tu te reprennes en main. Ton métier ne t’a pas fait de bien, et à nous non plus. — Je sais. — Va te coucher, ce dont tu as besoin avant tout, c’est de dormir. Épouser un médecin présente quelques inconvénients, le pire étant qu’on ne peut pas discuter. Jack l’embrassa sur la joue et fit ce qu’on lui disait de faire. 30 LE SALON DE L’EST Clark arriva à l’heure devant la maison et, comme d’habitude, il attendit. Au bout de deux minutes, il était sur le point de frapper à la porte, quand on ouvrit. Ryan commença à sortir, puis s’arrêta et se retourna pour embrasser sa femme qui le regarda partir. Quand il eut le dos tourné, elle fit un grand sourire en direction de la voiture. « Parfait ! » se dit Clark. Il avait peut-être une nouvelle carrière devant lui. Jack paraissait en forme, et Clark le lui fît remarquer dès qu’il monta en voiture. — Ouais, eh bien, on m’a expédié au lit de bonne heure, fit Jack en riant. — Il poussa les journaux sur le siège. — Et je n’ai rien bu. — Encore deux jours de ce régime, et vous aurez figure humaine. — Vous avez peut-être raison. Mais il alluma une cigarette, ce qui contraria Clark. Puis il se dit que Cathy Ryan était intelligente : une chose à la fois. « Bon sang, décida-t-il, c’est déjà pas mal. » — Je suis prêt pour le vol d’essai. Dix heures. — Parfait. Ça fait plaisir de vous voir faire des choses sérieuses, John. Ça doit être horriblement casse-pieds d’être garde du corps, ajouta Ryan en ouvrant le coffre à documents. — Ç'a ses bons côtés, monsieur, répondit Clark en prenant Falcon Nest Road. Il n’y avait pas beaucoup de messages, et Ryan se plongea dans la lecture du Post, édition du matin. Clark et Chavez arrivèrent trois heures plus tard à la base aérienne d’Andrews. Deux VC-20B étaient prévus pour des vols d’entraînement de routine. Les pilotes et les équipages de la 89e escadre de transport — l’escadre du président — étaient soumis à un rythme d’entraînement intensif. Les deux appareils décollèrent à quelques minutes d’intervalle et mirent cap à l’est pour effectuer divers exercices. Il y avait deux nouveaux copilotes à familiariser avec les procédures de contrôle aérien. À l’arrière, un technicien, sergent de l’armée de l’Air, faisait ses propres exercices en jouant avec les équipements sophistiqués de télécommunications embarqués. Il jetait de temps en temps un coup d’oeil à un civil — il ne savait pas qui c’était — qui parlait dans un pot de fleurs ou dans un petit bâton vert. Le sergent se disait qu’il y a des choses qu’on ne peut pas comprendre. Et il avait parfaitement raison. Deux heures après, les deux Gulfstream se posèrent à Andrews et roulèrent jusqu’au terminal des VIP. Clark ramassa ses affaires et se dirigea vers un autre civil qui avait embarqué à bord du second appareil. Ils commencèrent à discuter en regagnant leur voiture. — J’ai réussi à comprendre une partie de ce que tu disais, remarqua Chavez. Environ le tiers, peut-être un peu moins. — OK, on va voir ce que les techniciens peuvent en tirer. Ils retournèrent à Langley en trente-cinq minutes, puis Chavez et Clark allèrent déjeuner à Washington. Il se faisait tard. Bob Holtzman avait reçu un appel la veille au soir, sur sa ligne personnelle qui était sur liste rouge. Un message très bref et précis, qui l’avait rendu curieux. À quatorze heures, il partit à pied vers un petit restaurant mexicain de Georgetown, l’Esteban. La plupart des gens étaient déjà partis, et la salle n’était plus remplie qu’au tiers, surtout des étudiants de Georgetown. Quelqu’un lui montra d’un geste où aller. — Salut, fit Holtzman en s’asseyant. — Vous êtes Holtzman ? — Oui, répondit le journaliste. Et vous ? — Deux types qui vous veulent du bien, répondit le plus vieux. Vous déjeunez avec nous ? — D’accord. Le plus jeune se leva et alla mettre un tas de pièces de vingt-cinq cents dans un juke-box qui jouait de la musique mexicaine. Le journaliste comprit très vite que son magnétophone serait inutilisable. — C’est à quel sujet ? — Vous avez écrit quelques articles sur l’Agence, commença le plus âgé. La cible de vos articles est le directeur adjoint, Jack Ryan. — Je n’ai jamais dit ça, répliqua Holtzman. — Celui qui vous a raconté ces merdes est un menteur. C’est un coup monté. — Et qui est-ce ? — Vous êtes un journaliste honnête ? — Que voulez-vous dire ? Fit Holtzman. — Si je vous dis quelque chose en confidence, vous le publierez ? — Cela dépend de la nature des informations. Quelles sont exactement vos intentions ? — Voilà, monsieur Holtzman : je peux vous prouver qu’on vous a menti, mais cette preuve ne devra être révélée à personne. Cela mettrait un certain nombre de gens en péril. Cela démontrerait aussi que quelqu’un s’est servi de vous dans des buts pas très avouables. Je veux savoir le nom de cette personne. — Vous savez bien que nous ne révélons jamais le nom de nos informateurs, c’est contraire à notre code de déontologie. — De la déontologie chez un journaliste, répondit l’homme, juste assez fort pour être entendu par-dessus la musique. J’aime trop ça. Et vous protégez aussi les informateurs qui vous mentent ? — Non, pas dans ce cas-là. — OK, je vais vous raconter une petite histoire, à la condition que vous ne direz jamais, jamais, ce que je vais vous raconter. Êtes-vous prêt à accepter cette condition ? — Et si je découvre que vous m’avez raconté des salades ? — Alors, vous serez libre de publier ce que vous voudrez. Ça vous paraît honnête ? Holtzman fit signe que oui. — Rappelez-vous simplement : je ne serai pas content du tout si vous le publiez, parce que je ne suis pas un menteur. Encore une chose, vous ne vous servirez jamais de ce que je vais vous dire pour pousser plus loin votre enquête. — C’est beaucoup me demander. — Comprenez bien, monsieur Holtzman. Vous avez la réputation d’être un journaliste honnête, et un bon, en plus. Il y a des choses qu’on ne peut pas divulguer, ça irait trop loin. Disons qu’un certain nombre de faits doivent rester secrets un bon bout de temps. Des années. Mais voilà où je veux en arriver : on s’est servi de vous, vous avez été poussé à écrire des mensonges dans le but de nuire à quelqu’un. Je ne suis pas journaliste, mais si c’était le cas, ça m’embêterait. Ça m’embêterait parce que c’est faux, et parce que ça prouverait que quelqu’un m’a pris pour un con. — C’est clair. D’accord, j’accepte vos conditions. — Parfait. Clark lui raconta ce qu’il avait à dire, ce qui lui prit dix minutes. — Quelle était la mission ? Qui était cet homme qui est mort ? — Désolé, je ne peux pas vous répondre. Et n’essayez pas de trouver tout seul. Il n’y a pas dix personnes qui auraient le droit de vous le dire. — Le mensonge de Clark était habile. — Même en supposant que vous trouviez de qui il s’agit, ils refuseraient de parler — ils n’en ont pas le droit. Il n’y a pas beaucoup de gens qui acceptent de laisser fuir des renseignements lorsque la loi a été violée. — Et la femme Zimmer ? — Vous pouvez vérifier son histoire : où elle vit, son commerce, où l’enfant est né, qui était présent, le nom du médecin. Holtzman consulta ses notes. — Il y a quelque chose de vraiment sérieux derrière tout ça, n’est-ce pas ? Clark le regarda droit dans les yeux. — Tout ce que je veux, c’est un nom. — Et qu’allez-vous en faire ? — Rien qui puisse vous rendre inquiet. — Et Ryan, que va-t-il en faire ? — Il ne sait pas que nous sommes ici. — Quelle saloperie ! — Ça, monsieur Holtzman, c’est bien vrai. Bob Holtzman était journaliste depuis très longtemps. Des experts lui avaient sciemment menti, il avait été l’instrument de vengeances politiques. Il n’aimait pas du tout ce côté de son métier. Ce qu’il reprochait le plus aux hommes politiques, c’était le droit qu’ils se donnaient de violer les règles. Ils pouvaient renier leur parole, raconter les mensonges les plus éhontés, rendre des services contre de l’argent, c’était de la bonne « politique ». Mais Holtzman savait très bien que ce n’était pas vrai. L’idéaliste diplômé de l’école de journalisme de Columbia n’était pas mort, et même si la vie l’avait rendu cynique, il faisait partie de la poignée de gens à Washington qui se souvenaient encore de leur idéal et se battaient de temps en temps pour le défendre. — En supposant que je puisse vérifier ce que vous venez de me raconter, qu’est-ce que je gagne en échange ? — Peut-être seulement une satisfaction morale, probablement rien de plus. Honnêtement, je doute que ça aille plus loin, mais si ce n’est pas le cas, je vous le dirai. — Rien que cette satisfaction ? insista Holtzman. — Ça ne vous a jamais fait envie de foutre en l’air une ordure ? demanda Clark d’un ton léger. Le journaliste n’insista pas. — Que faites-vous à l’Agence ? Clark sourit. — Je ne sais pas si je peux vous le dire. — Il y a très longtemps, un très haut responsable soviétique est passé à l’Ouest, ça se passait sur la piste de l’aéroport de Moscou. — J’ai entendu parler de cette histoire. Mais si vous la publiez... — ... ce serait gênant pour les relations internationales, non ? répondit Holtzman. — Ça fait longtemps que vous êtes au courant ? — C’était avant les dernières élections. Le président m’a demandé de le garder pour moi. — Fowler, vous voulez dire ? — Non, celui qui s’est fait battre. — Et vous avez joué le jeu ? Clark était très impressionné. — Cet homme avait de la famille, sa femme et sa fille. Ont-ils été tués dans un accident d’avion, comme le disait le communiqué ? — Vous comptez publier ça ? — Je ne peux pas, et pendant de nombreuses années, mais j’écrirai peut-être un livre un jour... — Ils s’en sont sortis, eux aussi. Vous parlez à celui qui leur a fait quitter leur pays. — Je ne crois pas beaucoup aux coïncidences. — Sa femme s’appelait Maria et sa fille Katryn. Holtzman ne manifesta aucune réaction, mais il savait que seules quelques personnes de l’Agence pouvaient être au courant de détails de ce genre. Il avait simplement posé une question piège, et on lui avait fourni la réponse exacte. — Dans cinq ans, je veux que vous me donniez les détails de cette opération. Clark resta silencieux un moment. Si ce journaliste avait envie de violer les règles, il fallait bien qu’il joue le jeu, lui aussi. — C’est d’accord, marché conclu. — Mais Bon Dieu, John ! fit Chavez. — Il faut bien lui donner quelque chose en échange. — Combien de gens connaissent les détails chez vous ? — Les détails de l’opération ? Pas beaucoup. Si on parle de tous les détails, peut-être une vingtaine, et il n’en reste plus que cinq en service. Dix n’étaient pas agents de la CIA. — Alors qui ça ? — Cela vous fournirait trop d’indices. — Les forces spéciales de l’armée de l’Air, reprit Holtzman. Ou peut-être l’armée de Terre, la Force 180, ces fous de Fort Campbell, ceux qui ont pénétré en Irak la première nuit... — Vous pouvez faire toutes les spéculations que vous voulez, je ne vous dirai rien. Mais j’aimerais bien savoir comment vous avez eu vent de cette affaire. — Les gens aiment bien parler, répondit seulement Holtzman. — C’est bien vrai. Nous sommes donc d’accord, monsieur ? — Si je peux vérifier ce que vous m’avez raconté, si j’ai l’assurance qu’on m’a menti, oui, je vous révélerai ma source. Et vous avez ma parole que rien ne sera publié. — D’accord, je vous rappelle dans deux jours. Et pour ce que ça vaut, vous êtes le premier journaliste à qui j’adresse la parole. — Alors, ça fait quel effet ? lui demanda Holtzman en souriant. — Je crois que j’aime mieux rester du côté des espions. — John marqua une pause. — Et vous en auriez fait un fameux, vous savez. — Mais je suis un espion. * * * — Combien pèse ce truc ? demanda Russell. — Sept cents kilos. — OK, répondit Russell. Le camion peut s’en débrouiller. Mais comment fait-on pour le transférer dans le mien ? Ghosn blêmit en entendant cette question. — Je n’y avais pas pensé. — Comment a-t-on fait pour le charger ? — La caisse est posée sur une... plate-forme en bois. — Tu veux dire une palette ? Ils font prise au chariot élévateur ? — Oui, c’est ça, répondit Ghosn. — Tu as de la chance. Viens, je vais te montrer quelque chose. Russell l’emmena dehors dans le froid. Deux minutes plus tard, ils étaient dans l’une des granges, qui possédait un quai de chargement en béton et où se trouvait un chariot assez robuste, alimenté au propane. Seul ennui, le chemin de terre était couvert de neige et de boue gelées. — Elle est fragile, cette bombe ? — Les bombes peuvent être très fragiles, Marvin, souligna Ghosn. Russell éclata de rire en entendant ça. — Ouais, je m’en doute ! * * * Le docteur Wladimir Moiseyevitch Kaminiskiy venait de commencer sa journée, très tôt comme d’habitude. Professeur à l’université d’État de Moscou, il avait été envoyé en Syrie pour enseigner sa spécialité, la médecine pulmonaire » Ce n’était pas une discipline propre à vous rendre optimiste. En Union soviétique comme en Syrie, il ne voyait que des cancers du poumon, une maladie facile à prévenir, mais mortelle. Son premier patient du jour lui était envoyé par un médecin syrien qu’il admirait beaucoup — il avait fait ses études en France, était très compétent et il ne lui envoyait que des cas intéressants. En entrant dans son cabinet, Kaminiskiy se trouva en face d’un homme d’une trentaine d’années et qui avait l’air en forme. Quand on l’observait de plus près, on voyait qu’il avait le visage gris et tiré. Sa première impression fut : cancer, mais Kaminiskyi était un homme prudent. Cela pouvait être autre chose. L’examen dura plus longtemps que prévu, il dut prendre une série de radios et effectuer quelques analyses complémentaires, mais on l’appela à l’ambassade soviétique avant le retour des résultats. * * * La patience de Clark fut mise à rude épreuve, mais il laissa trois jours de répit à Holtzman. John partit de chez lui à vingt heures trente et se rendit à une station-service. Il demanda à l’employé de faire le plein — il avait horreur de s’en charger lui-même — et se dirigea vers une cabine téléphonique. — Ouais, répondit Holtzman, sur sa ligne personnelle. Clark ne dit pas qui il était. — Alors, vous avez pu vérifier les faits ? — Ouais, naturellement, enfin, la plupart d’entre eux. On dirait bien que vous avez raison. C’est vraiment agaçant quand les gens vous mentent, pas vrai ? — Qui est-ce ? — Je l’appelle Liz, le président l’appelle Elizabeth. Vous voulez d’autres indices ? ajouta Holtzman. — Bien sûr. — Voyez-y une preuve de bonne volonté de ma part. Fowler et elle sont ensemble. Personne n’en parle parce qu’on se dit que ça ne regarde pas l’opinion publique. — Un bon point pour vous, fit Clark. Merci, je vous revaudrai ça. — Dans cinq ans, n’oubliez pas. — J’y serai. Clark raccrocha. « Alors, se dit-il, c’est bien qui je pensais. » Il remit vingt-cinq cents dans le publiphone, et obtint tout de suite qui il voulait. C’était une voix de femme. — Allô ? — Le docteur Caroline Ryan ? — Oui, qui est à l’appareil ? — Le nom que vous vouliez, madame, c’est Elizabeth Elliot. Le conseiller du président à la Sécurité nationale. — Vous en êtes sûr ? — Oui. — Merci. Cathy raccrocha. Le moment, pensa-t-elle, n’était pas le mieux choisi. Quelques jours plus tôt, elle avait prévenu de son intention de sécher le dîner officiel, en prenant prétexte de son travail, mais maintenant... * * * — ’jour, Bernie, dit Cathy qui se savonnait les mains, jusqu’aux coudes comme d’habitude. — Salut, Cath. Comment ça va ? — Beaucoup mieux, Bernie. — Vraiment ? Le docteur Katz commença à se laver les mains. — Vraiment. — Content de l’apprendre, fît Bernie, un peu dubitatif. Cathy finit de se savonner et se rinça sous le robinet. — Bernie, je crois que j’ai réagi un peu trop vite. — Et le type qui est venu me voir ? demanda Katz, la tête penchée sur le lavabo. — Ce n’était pas vrai. Je ne peux pas t’expliquer maintenant, peut-être plus tard. Il faut que je te demande un service. — Oui, c’est quoi ? — Le remplacement de cornée qui était prévu mercredi, peux-tu le faire ? — Pourquoi ? — Jack et moi, nous sommes invités à dîner à la Maison-Blanche demain soir. Un dîner de gala pour le premier ministre finlandais, ça t’étonne, hein ? L’opération se présente bien, je ne vois pas de problèmes. Je peux te passer le dossier cet après-midi, et Jenkins se chargera de l’intervention — je devais seulement surveiller ce qui se passait. Jenkins était un brillant jeune interne. — OK, je m’en charge. — Merci, je te revaudrai ça, fit Cathy en sortant. * * * La Carmen Vita arriva devant Hampton Roads avec à peine une heure de retard. Elle vint sur sa gauche et défila au sud des quais de la Marine. Le capitaine et le pilote se tenaient sur l’aileron bâbord, observant l’appareillage d’un porte-avions. Cinq cents femmes et enfants étaient sur le quai pour les adieux à l’USS Théodore Roosevelt. Deux croiseurs, deux destroyers et une frégate avaient déjà largué les amarres. Le pilote expliqua qu’il s’agissait de l’écran du « Bâton », comme son équipage avait baptisé le TR. Le capitaine indien grommela on ne sait quoi et retourna à ses occupations. Une demi-heure plus tard, le porte-conteneurs était près du quai qui lui avait été attribué à l’extrémité du terminal. Trois remorqueurs prirent position le long de la muraille de la Carmen Vita, et le navire était à peine amarré que les grues commençaient les opérations de déchargement. — Roggen, dans le Colorado ? demanda le chauffeur du camion. Il ouvrit son atlas routier et chercha la bonne sortie de la 1-76. — Ça y est, je vois où c’est. — Y en a pour combien de temps ? demanda Russell. — À partir d’ici ? Ça fait deux mille neuf cents kilomètres, oh, deux jours, peut-être quarante heures si j’ai de la chance. Ça va vous coûter un max. — Combien ? lui demanda Russell. Le chauffeur lui indiqua le prix. — Et en espèces ? — Ça va. Je fais une remise de dix pour cent dans ce cas. Les transactions en espèces échappent totalement au fisc. — La moitié d’avance. — Russell compta les billets. — Le solde à la livraison, et une grosse prime si vous mettez moins de quarante heures. — J’aime entendre ça. Comment charge-t-on la caisse ? — Vous la mettez derrière, juste ici. Nous aurons d’autres arrivages dans un mois, mentit Russell. Nous pourrions continuer à travailler avec vous. — Ça me conviendrait bien. Russell retourna auprès de ses amis pour assister au déchargement, bien à l’abri dans un bâtiment où il y avait une grosse machine à café. * * * Le Teddy Roosevelt quitta le port en un temps record, et il était déjà à vingt noeuds avant la bouée d’atterrissage. Les avions orbitaient au-dessus de lui, avec en tête des chasseurs F-14 Tomcat qui avaient décollé de la base aéronavale d’Oceana. Dès qu’il eut assez d’eau, le porte-avions vint bout au vent de secteur nord pour entamer les manoeuvres aviation. Le premier avion qui apponta portait le numéro à double zéro du commandant du groupe aérien, le capitaine de vaisseau Robby Jackson. Son Tomcat ramassa une rafale de vent et il accrocha le deuxième brin « piégé » à la consternation de son pilote. L’avion suivant, piloté par le capitaine de corvette Rafaël Sanchez, réussit un appontage impeccable dans le troisième brin. Les deux appareils dégagèrent pour se mettre en position plus sûre. Jackson sortit de son avion et partit au pas de course pour aller observer ce qui se passait tout en haut de l’îlot. Il voulait voir l’appontage des autres avions. La mise en place du groupe aérien commençait toujours ainsi, le commandant du groupe et les commandants de flottille regardaient comment leurs pilotes se posaient. Tout était enregistré en vidéo pour critique ultérieure. « La mission ne commence pas trop bien », se dit Jackson en avalant sa première gorgée de café du bord. Il avait raté son OK habituel, comme le lui fit remarquer le chef avia avec un clin d’oeil. — Hé, patron, comment se comportent mes gars ? demanda Sanchez qui venait de s’asseoir derrière Robby. — Pas trop mal. J’ai vu que vous aviez encore amélioré votre palmarès. — Ce n’est pas difficile, commandant, il suffit de surveiller le vent pendant le virage final. J’ai bien vu que vous aviez ramassé une rafale, j’aurais dû vous prévenir. — Plus on fait le malin, plus lourde est la chute, fit Robby. Sanchez en était à dix-sept OK consécutifs. Après tout, il arrivait peut-être à voir le vent. Tout se passa sans problème, et soixante-dix minutes plus tard, le TR vint à l’est pour prendre l’orthodromie, direction le détroit de Gibraltar. * * * Le chauffeur s’assura que la caisse était bien arrimée sur la plate-forme de son camion, avant de monter dans la cabine de son Kenworth diesel. Il mit le moteur en route et fit un grand signe à Russell, qui lui rendit son salut. — Je pense toujours qu’on aurait dû le suivre, dit Ghosn. — Il l’aurait remarqué et il se serait posé des questions, répondit Marvin. Et s’il se passe quelque chose, qu’est-ce que tu feras de plus, tu comptes reboucher le trou que ça fera dans l’autoroute ? Tu n’as pas suivi le bateau, non ? — C’est vrai. Ghosn jeta un regard à Qati en haussant les épaules. Ils se dirigèrent tous les trois vers la voiture, et se rendirent à Charlotte, d’où ils avaient un vol direct pour Denver. * * * Jack était déjà prêt, comme d’habitude, mais Cathy prenait tout son temps. Elle avait si peu l’habitude de se regarder dans une glace et d’avoir à s’occuper de ses cheveux — les chirurgiens n’y prêtent pas la moindre attention. Cela lui avait fait perdre deux heures, mais il y a des choses qu’on ne peut pas éviter. Avant de descendre, Cathy prit deux valises dans le placard et les posa au beau milieu de sa chambre. — Tu peux m’aider ? demanda-t-elle en bas à son mari. — Bien sûr, chérie. Ryan prit le collier en or et le lui attacha autour du cou. Il le lui avait offert pour Noël, c’était juste avant la naissance de Petit Jack. Un bon souvenir. Jack recula un peu. — Tourne-toi. Cathy s’exécuta. Sa robe du soir était en soie bleu roi et elle réfléchissait la lumière comme du verre. Jack Ryan n’était pas du genre à comprendre quoi que ce soit à la mode féminine — il avait moins de mal avec les Russes —, mais il approuvait sans réserve les nouvelles tendances. Le bleu éclatant de la robe et l’or de son collier mettaient en valeur son teint et ses cheveux blond pâle. — Ravissante, fit Jack. Tu es prête, chérie ? — Je suis prête — et elle lui fit un grand sourire. Va donc faire chauffer la voiture. Cathy attendit qu’il soit dans le garage, puis dit quelques mots à la baby-sitter. Elle mit son manteau de fourrure — les chirurgiens ne se soucient pas trop des récriminations des défenseurs de la vie animale — et rejoignit Jack une minute après. Il était sorti du garage et avançait devant l’entrée. Clark rigolait. Ryan n’y connaissait pas tripette en technique de contre surveillance. Il attendit que les feux arrière de la voiture s’estompent avant de disparaître derrière le virage pour s’engager dans l’allée. — Vous êtes M. Clark ? demanda la jeune fille. — C’est exact. — Tout est dans la chambre. Elle lui montra où c’était. — Merci. Clark redescendit au bout d’une minute. C’était bien les femmes, elles en emportent toujours trop. Même Caroline Ryan n’était pas parfaite. — Bonsoir. — ’soir. La baby-sitter était déjà devant la télévision. Il faut un peu moins d’une heure pour aller d’Annapolis, dans le Maryland, jusqu’au centre de Washington. Ryan regrettait sa voiture officielle, mais Cathy avait insisté pour qu’il conduise lui-même. Ils quittèrent Pennsylvania Avenue pour prendre East Executive Drive, où des policiers en uniforme leur indiquèrent le parking. Leur familiale faisait un peu misérable au milieu des Caddy et des Lincoln, mais Jack s’en moquait. Les Ryan prirent à pied la pente douce qui mène à l’entrée est, où les services secrets vérifièrent que leurs invitations correspondaient bien à leur liste. Les clés de voiture de Jack firent sonner le détecteur de métal, et il s’en sortit avec un petit sourire gêné. Visiter la Maison-Blanche est toujours magique, surtout la nuit. Ryan conduisit sa femme du côté ouest. Ils déposèrent leurs manteaux au vestiaire, à côté du petit théâtre, et prirent leur ticket. En passant la chicane, ils tombèrent sur les trois journalistes mondaines habituelles, des femmes dans la soixantaine qui vous regardaient fixement en prenant des notes. On aurait dit les sorcières de Macbeth, avec leur bouche grande ouverte et leur sourire radoteur. Des officiers de toutes les armes en grand uniforme — Jack appelait ça une tenue de « dame pipi » attendaient en rang pour escorter les invités. Comme d’habitude, les marines avaient la plus fière allure avec leurs ceintures écarlates. Un capitaine très beau gosse les accompagna dans l’escalier jusqu’à l’étage. Jack remarqua le regard admiratif qu’il jetait sur sa femme, mais se contenta d’en sourire. En haut des escaliers de marbre, un autre officier, une femme lieutenant de l’armée de Terre cette fois, les conduisit jusqu’au salon de l’est. Un crieur annonça leur nom — personne n’y faisait la moindre attention — et un huissier en livrée leur proposa un plateau d’argent chargé de boissons. — Tu conduis, Jack, lui souffla Cathy. Il prit un Perrier avec un peu de citron, tandis qu’elle choisissait du Champagne. Le salon est de la Maison-Blanche est à peu près de la taille d’un petit gymnase. Les murs sont blanc ivoire, et les fausses colonnades décorées de feuillages dorés. Un quatuor à cordes jouait dans un coin, à côté du grand piano tenu par un sergent qui se débrouillait plutôt bien, de l’avis de Ryan. La moitié des invités étaient déjà arrivés, les hommes en cravate noire et les femmes en robe de soirée. Il y a peut-être des gens qui se sentent parfaitement à l’aise dans ce genre de manifestation, mais ce n’était certainement pas le cas de Jack. Il décida d’aller faire un tour, et tomba sur le secrétaire Bunker et sa femme, Charlotte. — Salut, Jack. — Salut, Dennis, connaissez-vous ma femme ? — Caroline, dit Cathy en lui tendant la main. — Alors, que pensez-vous du championnat ? Jack se mit à rire. — Monsieur, je sais que vous vous êtes battu avec Brent Talbot à ce sujet. Je suis de Baltimore, et on nous a volé notre équipe. — Ce n’est pas une grosse perte. De toute façon, c’est notre année. — Mais les Vikings en disent autant. — Ils ont eu de la chance contre New York. — Les Raiders vous ont tout de même fichu une sacrée trouille, si ma mémoire est bonne. — Ils ont eu de la chance, grommela Bunker. On les a écrasés en deuxième mi-temps. Caroline Ryan et Charlotte Bunker échangèrent un rapide regard entre femmes. Le football ! Cathy se détourna, et vit ce qu’elle cherchait. Elle respira un bon coup. Elle se demandait encore si c’étaient le moment et l’endroit adéquats, mais elle ne pouvait plus reculer. Elle laissa Jack qui regardait de l’autre côté, et traversa la salle comme un faucon qui fonce sur sa proie. Elizabeth Elliot était habillée presque exactement comme Caroline Ryan la coupe et les plis étaient légèrement différents, mais les deux robes étaient pratiquement identiques. Son cou était mis en valeur par trois rangs de perles, elle était en grande conversation avec deux autres personnes. Elle tourna la tête en voyant quelqu’un s’approcher d’elle. — Bonsoir, madame Elliot. Vous vous souvenez de moi ? demanda Cathy avec un sourire plein de chaleur. — Non. Où nous serions-nous rencontrées ? — Caroline Ryan. Ça vous revient ? — Désolée, répondit Liz, qui venait de comprendre de qui il s’agissait, mais qui ne voyait pas ce qu’elle pouvait savoir d’autre. Connaissez-vous Bob et Libby Holtzman ? — J’ai lu vos articles, dit Cathy en prenant la main que Holtzman lui tendait. — Ça fait toujours plaisir à entendre. Holtzman remarqua la délicatesse de son toucher, et il sentit une vague de honte lui parcourir le bras. C’était là la femme dont il avait attaqué le ménage ? — Je vous présente Libby. — Vous êtes aussi journaliste, fit Cathy. Libby Holtzman était plus grande qu’elle, et elle portait une tenue qui mettait en valeur sa gorge opulente. « Un seul de ses seins vaut bien les deux miens », se dit Cathy, mais elle réussit à ne pas pouffer. Libby avait le genre de poitrine sur lequel les hommes rêvent de poser leur tête. — Vous avez opéré un de mes cousins, il y a environ un an. Sa mère prétend que vous êtes le meilleur chirurgien du monde. — Les médecins adorent ce genre de compliments. Cathy trouvait décidément cette Mme Holtzman sympathique, malgré son handicap physique. — Je sais que vous êtes chirurgien, mais où nous sommes-nous rencontrées ? demanda Liz, avec autant d’intérêt que si elle avait parlé à un balayeur. — A Bennington. J’étais en première année, et vous enseigniez les sciences politiques. — C’est vrai ? Je suis étonnée que vous vous en souveniez. Elle montrait clairement que ce n’était pas son cas. — Vous savez ce que c’est, dit Cathy en souriant. La première année de médecine est une vraie course d’obstacles, et il fallait qu’on se concentre sur les matières réellement importantes. Avec les matières secondaires, c’était plus facile de ramasser un A. Elliot resta impassible. — Je notais plutôt sévèrement. — Mais non, il suffisait de vous ressortir ce que vous aviez raconté en cours. Cathy souriait encore plus. Bob Holtzman eut bien envie de s’éclipser, mais il réussit à ne pas bouger. Les yeux de sa femme s’élargissaient, elle avait compris ce qui se passait avant lui. Une guerre venait d’éclater, et elle promettait d’être dure. — Qu’est devenu Brooks ? — Qui ça ? demanda Liz. Cathy se tourna vers les Holtzman. — Les choses étaient très différentes dans les années soixante-dix. Mme Elliot venait d’obtenir sa maîtrise, et la faculté des sciences politiques était, comment dire, assez à gauche. Vous savez, la gauche à la mode. — Elle se retourna. — Je suis sûre que vous n’avez pas oublié Brooks et Hemmings ! Où se trouvait déjà cette maison que vous partagiez avec eux ? — Je ne sais plus. Liz s’intima l’ordre de garder son calme. Il n’y en avait pas pour longtemps, mais elle ne pouvait pas se dérober. — Ce n’était pas à cette patte-d’oie, à quelques rues du campus... ? On les appelait les Marx Brothers, poursuivit Cathy avec un petit rire bête. Brooks ne mettait jamais de chaussettes — je vous rappelle que ça se passait dans le Vermont — et Hemmings ne savait pas ce qu’était qu’un shampooing. Quelle faculté ! Brooks est tout naturellement parti à Berkeley, et vous aussi, pour terminer votre doctorat. J’imagine que vous aimiez assez travailler sous sa houlette. Mais dites-moi, comment ça va, à Bennington ? — C’est toujours aussi bien. — Je ne suis jamais allée aux réunions d’anciens, dit Cathy. — Je n’y suis pas retournée depuis un an, répliqua Liz. — Mais qu’est devenu Brooks ? insista Cathy. — Je crois qu’il enseigne à Vassar. — Oh, vous avez gardé contact avec lui ? J’imagine qu’il continue à essayer de mettre dans son lit tous les jupons qui passent. La gauche caviar. Vous le voyez souvent ? — Ça fait deux ans... — On n’a jamais compris ce que vous leur trouviez, observa Cathy. — Allons, Cathy, nous n’étions déjà plus vierges à l’époque. Cathy but une gorgée de Champagne. — C’est vrai, les choses étaient différentes en ce temps-là, et on a fait pas mal de grosses bêtises. Mais j’ai eu de la chance, Jack a fait de moi une honnête femme. « Et bing ! » se dit Libby Holtzman. — Quelques-unes d’entre nous n’en ont pas eu le temps. — Je ne sais pas comment vous faites pour vivre sans famille. Je crois que je n’arriverais pas à supporter la solitude. — Au moins, je n’ai pas à me faire de souci avec un mari infidèle, répliqua Liz d’une voix glacée, en reprenant son arme favorite. Mais elle ignorait que celle-ci n’était plus chargée. Cathy prit un air amusé. — Oui, il y a des femmes qui doivent se faire du tracas, mais Dieu soit loué, ce n’est pas mon cas. — Vous êtes sûre de vous à ce point ? demanda Liz. — Naturellement. — On dit que la femme est toujours la dernière à s’en rendre compte. Cathy pencha un peu la tête sur le côté. — Ce sont des propos en général, ou bien êtes-vous en train de me dire quelque chose en face plutôt que derrière mon dos ? Putain ! Holtzman vit qu’il assistait à un match au sommet. — Je vous ai donné cette impression ? Oh ! je suis désolé, Caroline. — Ce n’est pas grave, Liz. — Pardonnez-moi, mais je crois que... — On m’appelle « professeur », moi aussi, je suis médecin, Hopkins, tout ça… — Je croyais que vous n’étiez qu’assistante. Le docteur Ryan acquiesça. — C’est vrai. On m’a offert un poste de professeur à l’université de Virginie, mais nous aurions dû quitter une maison que nous aimons, changer les enfants d’école, et puis, bien sûr, il y a la carrière de Jack. J’ai refusé. — Vous êtes un peu pieds et poings liés. — J’ai des responsabilités et j’aime bien exercer à Hopkins. Nous faisons de la recherche, et c’est intéressant d’être là où il se passe quelque chose. Vous avez eu moins de difficultés pour venir à Washington, rien ne vous retient nulle part, et puis, il ne se passe pas grand-chose de nouveau en sciences politiques... — Je suis très contente de la vie que je mène, merci. — J’en suis sûre, répliqua Cathy, qui venait de découvrir la faille et voyait très bien comment l’exploiter. On reconnaît au premier coup d’oeil quelqu’un qui est content de ce qu’il fait. — Et vous, professeur ? — Je ne voudrais pas vivre autrement. Mais il y a tout de même une petite différence entre nous, ajouta Caroline Ryan. — À savoir ? — Je ne sais pas où est passée ma femme. J’aperçois la vôtre en grande conversation avec Liz Elliot et les Holtzman. Je me demande de quoi ils peuvent bien parler ? disait Bunker au même moment. — La nuit, je dors chez moi avec un homme, dit Cathy d’une voix suave. Et le plus merveilleux, c’est que je n’ai pas besoin de changer mes batteries. ... Jack se retourna et vit sa femme, puis Elizabeth Elliot, dont le collier de perles paraissait tout sombre, tant elle était pâle. Sa femme était plus petite que le conseiller à la Sécurité nationale, et elle avait l’air d’une naine à côté de Libby Holtzman, mais, quoi qu’il ait bien pu se passer, elle était campée sur le terrain comme une ourse qui va tuer, les yeux fixés sur Elliot. Il alla voir ce qui se passait. — Alors, chérie ? — Jack, fit Cathy, les yeux toujours rivés sur sa victime. Connais-tu Bob et Libby ? — Bonsoir. Ryan leur serra la main, et surprit des échanges de coups d’oeil auxquels il ne comprit rien. Mme Holtzman semblait sur le point d’exploser, mais elle respira profondément et réussit à se ressaisir. — C’est vous l’heureux homme qui a épousé cette femme ? lui demanda Libby. Cette remarque permit à Elliot de cesser le combat. — En fait, je crois plutôt que c’est elle qui m’a épousé, dit Jack, après un petit moment de flottement. — Si vous voulez bien m’excuser, fit Elliot, et elle quitta le champ de bataille aussi naturellement que possible. Cathy prit Jack par le bras et l’entraîna dans un coin, du côté du piano. — Mais bon sang, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Libby Holtzman à son mari. Elle avait pourtant presque tout compris. La lutte qu’elle avait dû mener pour ne pas rire la faisait étouffer. — Ce qui se passe, ma chère, c’est que j’ai enfreint une règle éthique. Et tu sais quoi ? — Tu as eu raison, dit Libby. Les Marx Brothers ? La maison de la patte-d’oie ! Liz Elliot, la reine des gauchos Wasp. Mon Dieu ! — Jack, j’ai une migraine terrible, vraiment épouvantable, murmura Cathy à son mari. — À ce point ? Elle fit signe que oui. — On peut sortir avant que j’aie un malaise ? — Cathy, on ne peut tout de même pas filer pour une raison comme celle-là, souligna Jack. — Bien sûr que si. — Vous parliez de quoi, Liz et toi ? — Je crois que je ne l’aime pas beaucoup. — Tu n’es pas la seule. OK. Jack se dirigea vers la sortie, Cathy à son bras. Le capitaine de l’armée de Terre qui se tenait en haut de l’escalier se montra très compréhensif. Cinq minutes plus tard, ils étaient dehors. Jack aida sa femme à monter en voiture et reprit l’allée vers Pennsylvania. — Continue tout droit, dit Cathy. — Mais... — Tout droit, Jack. Elle avait pris sa voix de chirurgien, celle qui donnait des ordres. Ryan dépassa Lafayette Park. — Maintenant, à gauche. — Où allons-nous ? — Maintenant, prends à droite et à gauche dans l’allée. — Mais... — Jack, s’il te plaît ? dit doucement Cathy. Le portier de l’hôtel Hay Adams aida Caroline à sortir de voiture. Jack tendit les clés au responsable du parking et suivit sa femme à l’intérieur. Il vit le réceptionniste lui donner une clé, et elle se dirigea directement vers les ascenseurs. Ils arrivèrent devant une suite en angle. — Qu’est-ce qui se passe, Cathy ? — Jack, on est trop pris par le boulot, par les enfants, et on n’a pas assez de temps à nous. Ce soir, la nuit est pour nous deux. Elle enroula les bras autour de son cou, et son mari n’eut pas d’autre choix que de l’embrasser. Elle lui mit la clé dans la main. — Maintenant, ouvre la porte, avant que ça fasse un scandale. — Mais... — Tais-toi, Jack. Je t’en prie, ajouta-t-elle. — Oui, chérie. Jack la fît entrer. Cathy fut ravie de constater que ses instructions avaient été respectées aussi exactement qu’on pouvait s’y attendre dans un hôtel de cette classe. Un dîner léger les attendait sur la table, avec une bouteille de Champagne frappée. Elle jeta son manteau sur le sofa, certaine que tout le reste était à l’avenant. — Tu nous sers un verre ? Je reviens. Tu peux enlever ton manteau et te mettre à l’aise, ajouta-t-elle par-dessus son épaule en entrant dans la chambre. — Bien sûr, dit Jack. Il ne savait pas ce qui se passait, ni ce que Cathy avait en tête, mais il s’en fichait. Il se débarrassa de sa jaquette et la posa sur le manteau en vison de sa femme, enleva la capsule du Champagne, puis le fil de fer, et sortit doucement le bouchon. Il remplit ensuite deux verres, et remit la bouteille dans son seau d’argent. Il décida d’attendre avant d’y goûter et s’approcha de la fenêtre qui donnait sur la Maison-Blanche. Il ne l’entendit pas revenir. Il eut simplement une vague impression, un changement dans l’atmosphère. Quand il se retourna, elle se tenait dans l’embrasure. C’était la seconde fois qu’elle la mettait, cette chemise de nuit en soie blanche qui lui tombait jusqu’aux pieds. La première fois, c’était pendant leur voyage de noces. Cathy, nu-pieds, s’avança sur le tapis et s’approcha de son mari, glissant au-dessus du sol comme une apparition. — Ta migraine est passée ? — Mais j’ai soif, dit Cathy, en lui faisant un sourire. — Je crois que j’ai ce qu’il faut. Jack leva son verre et le porta à ses lèvres. Elle but une petite gorgée, avant de le choquer contre celui de son mari. — Tu as faim ? — Non. Elle se pencha vers lui en lui prenant les deux mains. — Je t’aime, Jack. On peut ? Jack la fit pivoter et marcha derrière elle en lui tenant la taille. Il vit que le lit était préparé, la lumière éteinte, mais la lueur des réverbères de la Maison-Blanche passait à travers les fenêtres. — Tu te souviens de la première fois, et de notre première nuit de gens mariés ? Jack se mit à rire. — Je me souviens des deux fois, Cathy. — Ça va être une nouvelle première fois, Jack. Elle passa derrière lui et défit son gilet. Quand il fut nu, elle l’enlaça aussi passionnément qu’elle put, et la soie de la chemise de nuit faisait un léger bruit de froissement. — Allonge-toi. — Tu n’as jamais été aussi belle, Cathy. — Je n’aimerais pas que quelqu’un te prenne. Cathy le rejoignit sur le lit. Il était prêt, et elle aussi. Elle laissa tomber sa chemise jusqu’à sa taille, puis s’en débarrassa complètement. Les mains de Jack avaient trouvé ses seins. Jack se dit qu’il était le plus heureux des hommes, luttant, essayant de se maîtriser, mais il échoua lamentablement. Elle le remercia d’un sourire qui lui brisa le coeur. — Pas mal, dit Cathy une minute plus tard en lui embrassant les mains. — Je n’ai plus l’entraînement. — La nuit ne fait que commencer, dit-elle en s’allongeant à côté de lui, et c’est la plus belle que je passe depuis longtemps. Tu as faim, maintenant ? Ryan regarda autour de lui. — Je, euh... — Attends. Elle se leva et revint avec un peignoir au chiffre de l’hôtel. — Je veux que tu restes chaud. Ils dînèrent en silence. Il n’y avait rien à dire, et, pendant l’heure qui suivit, ils firent tous deux semblant d’avoir vingt ans, l’âge où on est assez jeune pour expérimenter l’amour, pour l’explorer comme un pays inconnu et merveilleux où chaque virage vous révèle quelque chose de nouveau. Cela avait trop attendu, songea Jack, mais il chassa cette pensée, tout à la paix de l’instant présent. Le dessert terminé, ils vidèrent le Champagne. — Il faut que je m’arrête de boire. Mais pas ce soir. Cathy but la dernière goutte et posa son verre sur la table. — Ça ne te ferait pas de mal d’arrêter, mais tu n’es pas alcoolique. On en a eu la preuve la semaine dernière. Tu avais besoin de te reposer, et tu t’es reposé. Maintenant, je te veux encore. — S’il en reste. Cathy se leva et lui prit la main. Cette fois, Jack prit l’initiative. Une fois dans la chambre, il se baissa et tira sa chemise de nuit par-dessus sa tête, avant d’enlever son peignoir et de le laisser tomber sur le sol. Le premier baiser dura ce qui leur parut une éternité. Il la prit dans ses bras et la déposa sur le lit, avant de la rejoindre. Ils étaient toujours aussi impatients. Dès qu’il fut sur elle, il sentit sa chaleur sous et autour de lui. Il fut meilleur cette fois-là, et réussit à se contrôler jusqu’à ce qu’il sente son dos se cambrer et son visage prendre cette curieuse expression de souffrance que tout homme souhaite pouvoir donner à sa femme. À la fin, il passa les bras sous elle et la souleva du lit, tout contre sa poitrine. Cathy aimait bien ça, elle aimait chez lui sa force autant que sa bonté. Puis ce fut terminé, et il s’allongea près d’elle. Cathy l’attira, il enfouit son visage dans sa gorge malheureusement un peu plate. Et elle ne fut pas plus surprise que cela de ce qui se passa. Elle le connaissait si bien, même si elle avait été assez bête pour l’oublier. Elle espérait être capable de se le pardonner un jour. Tout le corps de Jack était secoué de sanglots. Cathy le serra plus fort contre elle, elle sentait les larmes sur ses seins. Un homme si bon, si fort. — J’ai été un mauvais mari, et un mauvais père. Elle appuya son menton sur le sommet de sa tête. — Nous sommes tous les deux dans notre tort, Jack, mais maintenant, c’est fini, n’est-ce pas ? — Oui. — Il lui embrassa les seins. — Comment ai-je fait pour te trouver ? — Tu m’as gagné, Jack. Dans la grande loterie de la vie, c’est moi que tu as gagné. Tu crois que les gens mariés méritent toujours leur conjoint ? J’en vois beaucoup au boulot qui ne le méritent pas. C’est peut-être parce qu’ils n’essaient même pas, ou qu’ils oublient. — Oublient ? — Ce que j’ai failli oublier. Dans la richesse et la pauvreté, pour le meilleur et pour le pire ; dans la maladie et la santé, tant que nous vivrons tous deux. Tu te souviens ? J’ai promis, Jack, moi aussi. Je sais à quel point tu peux être bon. Mais j’ai été tellement ignoble avec toi la semaine dernière... Je suis désolé pour tout ce que j’ai fait. Mais c’est fini. Il s’arrêta de pleurer. — Merci, ma chérie. — Merci, Jack. Elle fit glisser doucement son doigt le long de son dos, cette petite caresse que les femmes réservent à leurs maris. — Je crois que c’est fini. Ce sera peut-être une petite fille, cette fois. — Ce serait chouette. — Il faut dormir. — Une minute. Jack se leva pour aller à la salle de bain et fît un détour par le salon avant de revenir. Dix minutes plus tard, il dormait paisiblement. Cathy se leva pour mettre une chemise, et, en revenant de la salle de bain, elle annula le réveil que Jack venait de demander. À son tour, elle regarda par la fenêtre la demeure du président. Le monde n’avait jamais été si beau. Si maintenant Jack pouvait laisser tomber ces gens-là... * * * Le camion s’arrêta près de Lexington, dans le Kentucky, pour faire le plein. Le chauffeur fît une pause de dix minutes, le temps d’acheter du café et des crêpes — un bon petit déjeuner vous aidait à rester éveillé au volant — et reprit la route. Cette prime de mille dollars était bien tentante, et s’il voulait l’avoir, il fallait qu’il traverse le Mississippi avant l’heure de pointe à Saint Louis. 31 DANSEURS Ryan se rendit compte qu’il était en retard quand il fut réveillé par le bruit de la circulation et qu’il vit la lumière par la fenêtre. Il jeta un regard à sa montre, il était huit heures et quart. Il commença à paniquer, mais il était trop tard de toute façon. Il se leva et entra dans le salon où sa femme prenait déjà son café. — Tu ne travailles pas aujourd’hui ? — Je devais assister à une intervention qui vient de commencer, mais Bernie me remplace. Je crois tout de même que tu devrais enfiler quelque chose. — Et comment vais-je faire pour aller au bureau ? — John sera là à neuf heures. — Parfait. Jack sortit pour aller prendre sa douche et se raser. En passant, il jeta un coup d’oeil dans la penderie, et constata qu’un costume, une chemise et une cravate l’attendaient. Sa femme avait sûrement préparé tout cela avec le plus grand soin. Il fut bien obligé de sourire. Il n’avait jamais considéré sa femme comme un maître — une maîtresse ? — conspirateur. À huit heures trente, il était lavé et rasé. — Tu sais que j’ai un rendez-vous de l’autre côté de la rue à onze heures. — Non, je ne savais pas. Dis bonjour de ma part à cette salope d’Elliot. Cathy souriait. — Tu ne l’aimes pas ? lui demanda-t-il. — Il n’y a rien d’aimable chez elle. C’était un professeur assez médiocre, elle est moins intelligente qu’elle ne croit. Et elle a de gros problèmes d’ego. — J’ai remarqué. Elle ne m’aime pas beaucoup non plus. — C’était bien mon impression. On a eu une petite chamaillerie hier soir, et je crois que c’est moi qui ai gagné, compléta Cathy. — C’était à propos de quoi ? — Oh, juste des histoires entre femmes. Cathy s’arrêta. — Jack... ? — Ouais, chérie ? — Je crois qu’il est temps que tu les quittes. Jack regarda l’assiette de son petit déjeuner. — Tu as raison. J’ai encore une ou deux choses à faire, mais quand ce sera fait... — Tu en as pour longtemps ? — Encore deux mois. Je ne peux pas partir comme ça, chérie. J’ai été désigné par le président, j’ai été confirmé par le Sénat, tu te souviens ? Je ne peux pas m’en aller comme je veux, ce serait une espèce de désertion. Il y a un certain nombre de règles à respecter. Cathy hocha la tête, elle avait déjà gagné. — Je comprends, Jack, deux mois, ce serait parfait. Que comptes-tu faire après ? — Je pourrais trouver sans problème un poste de chercheur, au Centre d’études stratégiques internationales, à la Fondation Héritage ou peut-être à Hopkins, au Centre de recherche sur les relations internationales. J’en ai déjà parlé en Angleterre avec Basil. Quand on est arrivé au niveau où je suis, on n’est jamais vraiment parti. Hmm... Je pourrais même écrire un nouveau livre. — On commencera par prendre de très longues vacances, dès que les enfants n’iront plus en classe. — Je croyais... — Je ne serai pas encore trop enceinte à ce moment-là, Jack. — Tu crois que c’était bon, cette nuit ?... Elle fît les yeux ronds. — C’était pile le bon moment, et tu as eu deux fois ta chance, non ? Quel est le problème ? Tu te sens fatigué ? Son mari sourit. — J’ai été plus épuisé que ça. — À ce soir ? — Je ne te dirai jamais assez combien j’aime cette chemise de nuit. — Elle est un peu guindée, mais j’ai obtenu le résultat recherché. Quel dommage qu’on n’ait pas le temps maintenant ! Jack se dit qu’il ferait mieux de se sauver tant qu’il en était temps. — Oui, chérie, mais j’ai du travail, et toi aussi. — Mhhh..., fit Cathy d’un ton enjoué. — Je ne peux quand même pas expliquer au président que je suis en retard parce que je sautais ma femme de l’autre côté de la rue. Jack s’approcha pour l’embrasser. — Merci, chérie. — Mais c’était un vrai plaisir, Jack. Quand Jack sortit de l’hôtel, Clark l’attendait sur le terre-plein. Il monta directement en voiture. — ’jour, Ryan. — Salut, John. Vous avez commis une seule erreur. Cathy connaît votre nom. Comment expliquez-vous ça ? — Ça ne vous regarde pas, répondit Clark en lui tendant le coffre. Bon dieu, y a des jours où j’ai envie de me filer des baffes. — Je suis sûr que vous avez enfreint la loi. — Oui, c’est vrai. — Clark démarra. — Quand aurons-nous le feu vert pour Mexico ? — Je vais à la Maison-Blanche pour ça. — À onze heures ? — C’est ça. Il était assez satisfaisant de constater que la CIA arrivait à fonctionner même quand il n’était pas là. Quand il arriva au sixième étage, Ryan vit que tout le monde était au travail. Même Marcus était dans son bureau. — Alors, prêt à partir en tournée ? demanda Jack au directeur. — Oui, je pars ce soir. Le poste de Tokyo m’a arrangé un rendez-vous avec Lyalin. — Marcus, souvenez-vous qu’il s’agit de l’agent Mushashi, et que cette information porte le nom de code Niitaka. C’est une mauvaise habitude que d’utiliser sa véritable identité. — Ouais, Jack. Vous allez chez le président pour cette affaire à Mexico ? — Oui. — Je trouve que vous avez très bien monté cette opération. — Merci, Marcus, mais le mérite en revient à Clark et à Chavez. Je peux faire une suggestion ? — Allez-y. — Remettez-les aux opérations. — S’ils réussissent cette affaire-là, le président sera d’accord. Moi aussi. — Parfait. Jack se dit que c’était passé un peu trop facilement, et il ne comprenait pas pourquoi. * * * Le docteur Kaminiskiy examina les radios et jura intérieurement en s’apercevant de l’erreur qu’il avait commise la veille. Cela paraissait impossible, mais... Ce n’était pas possible, pas ici. Et pourtant... Il fallait qu’il fasse des examens complémentaires, mais il passa tout d’abord une heure à se faire tout expliquer par son collègue syrien. Le malade avait été transféré dans un autre hôpital, qui était équipé d’une chambre stérile. Même s’il se trompait, il fallait à tout prix que cet homme reste isolé. * * * Russell mit en route le chariot élévateur et il lui fallut quelques minutes pour en comprendre le fonctionnement. Il se demandait à quoi il avait bien pu servir au précédent propriétaire, mais là n’était pas la question. Il y avait encore assez de pression dans les réservoirs de propane pour ce qu’il voulait en faire. Il retourna à pied à la maison. Les habitants du Colorado étaient des gens très sympa. Le papetier avait déjà installé une boîte aux lettres au bout du chemin, et Russell prit son café en lisant le journal du matin. Voilà qui faisait plaisir. — Ouh là là, fît-il tranquillement. — Quel est le problème, Marvin ? — J’ai encore jamais vu ça. Les supporters des Vikings ont prévu de venir en convoi... plus d’un millier de voitures et d’autocars. Bon dieu, ça va foutre un merdier pas possible sur les routes. Il tourna la page pour jeter un coup d’oeil aux prévisions météo à moyen terme. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Ils vont arriver à Denver par la 1-76. Ça va sacrément compliquer les choses. Nous avions prévu d’arriver vers midi, peut-être un peu plus tard... à peu près en même temps que le convoi... — Mais qu’est-ce que tu entends par « convoi » ? Un convoi pour se défendre contre quoi ? lui demanda Qati. — Non, ce n’est pas un vrai convoi. Russell leur expliqua de quoi il s’agissait. — Ça ressemble plutôt à une parade automobile. Les supporters du Minnesota vont arriver en force... Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de prendre une chambre dans un motel, pas trop loin de l’aéroport. Notre vol est quand ? — Il s’arrêta un instant. — Bordel, j’n’y avais pas pensé avant. — Que veux-tu dire ? demanda Ghosn. — Le temps, répondit Russell. On est dans le Colorado, en janvier. Et si on a une autre tempête de neige ? Il relut la page météo. — Ouh là là. — Pour conduire, tu veux dire ? — Oui. Écoutez, il est indispensable que nous réservions des chambres dans un motel proche de l’aéroport. On pourrait y descendre la veille au soir... ou bien je prends des chambres pour deux nuits, non, trois, ça éveillera moins les soupçons. Putain, j’espère qu’il y a de la place. Russell alla près du téléphone et consulta les pages jaunes. Au bout de quatre tentatives, il finit par trouver une chambre avec deux lits doubles dans un endroit à deux kilomètres de l’aéroport. Il dut fournir le numéro de sa carte de crédit qu’il avait réussi à ne pas utiliser jusqu’ici. Il n’aimait pas trop ça, encore des papiers qui pouvaient permettre de le pister. * * * — Bonjour, Liz. Ryan entra dans son bureau et alla s’asseoir. — Ça va ? Le conseiller à la Sécurité nationale n’aimait pas qu’on se foute de sa gueule, comme n’importe qui. Elle avait eu une algarade avec la femme de ce petit salopard — et en présence de journalistes ! — et elle s’était fait couvrir de ridicule en public. Que Ryan ait eu ou pas à voir dans l’histoire, il avait dû bien rigoler la nuit précédente. Pis encore, cette petite salope avait fait allusion à ses relations avec Bob Fowler. C’est en tout cas ce que le président avait compris quand elle lui avait fait le récit de l’affaire. — Vous êtes prêt à faire votre exposé ? — Bien sûr. — Allons-y. Elle avait laissé Bob s’occuper de cette affaire. Helen d’Agustino regarda les deux officiels entrer dans le Bureau ovale. Elle avait bien sûr entendu parler de ce qui s’était passé. Un agent des services secrets était forcément au courant de tout, et la raclée qu’avait ramassée Elizabeth Elliot était déjà un sujet de rigolade. — Bonjour, monsieur le président, entendit-elle Ryan dire de l’autre côté de la porte close. — ’jour, Ryan. Allons-y, je vous écoute. — Monsieur, ce que nous projetons de faire est très simple. Deux officiers de la CIA seront à Mexico, avec une couverture d’agents d’entretien. Ils feront leur boulot normal, vider les cendriers et nettoyer les toilettes. Avant de partir, ils mettront en place des fleurs toutes fraîches dans la salle à manger du haut. Des micros seront cachés dans les bouquets, des micros comme celui-ci. — Ryan sortit une tige en plastique de sa poche et la lui tendit. — Les micros seront relayés par un émetteur dissimulé dans une bouteille. L’émission se fera en EHF — extrêmement haute fréquence — à l’extérieur de l’avion. Trois appareils suivront le 747 pour capter le signal. Un récepteur supplémentaire équipé d’un magnétophone sera caché dans le 747 et recevra aussi le signal, en secours et pour couvrir l’opération. S’ils le trouvent, ils croiront que les micros ont été mis en place par des journalistes de la suite du premier ministre. Nous espérons ne pas en arriver là, bien sûr. Des hommes à nous récupéreront le tout à Dulles. Dans tous les cas, les signaux enregistrés seront traités et nous vous donnerons le résultat quelques heures après l’atterrissage de l’avion. — Très bien. Quelle est la probabilité de succès ? demanda le chef d’état-major, Arnold Van Damm. Il se devait d’être présent. Il s’agissait d’un problème politique. Les retombées éventuelles pouvaient être graves, mais s’ils réussissaient, le résultat serait de la plus grande importance. — Monsieur, on ne peut rien garantir dans des opérations de ce genre. Il est possible qu’ils ne disent rien d’intéressant. Mais les équipements ont été testés, et ils marchent. L’agent chargé de l’opération sur le terrain a beaucoup d’expérience, et il a déjà fait un certain nombre de choses remarquables. — Quoi, par exemple ? demanda Van Damm. — C’est lui qui a fait sortir la femme et la fille de Gerasimov il y a quelques années. Ryan leur expliqua brièvement comment cela s’était passé. — Cette opération en vaut-elle la chandelle ? demanda Fowler. La question surprit Ryan. — Monsieur, c’est à vous de prendre la décision. — Mais je vous demande votre avis. — Oui, monsieur le président, cela en vaut la peine. Ce que nous a appris Niitaka montre qu’ils font preuve d’une arrogance pas possible. Une opération de ce genre pourrait avoir pour effet de les obliger à jouer franc-jeu avec nous. — Vous approuvez notre politique qui consiste à négocier avec eux ? demanda Van Damm, aussi surpris que l’avait été Ryan un moment avant. — La question n’est pas de savoir si j’approuve ou pas, mais je réponds oui à votre question. Le chef d’état-major n’en croyait pas ses oreilles. — Mais, comment se fait-il que vous ne nous ayez jamais dit ça ? — Vous ne m’avez jamais rien demandé, Arnie. Ce n’est pas moi qui décide de la politique du gouvernement, je vous le rappelle. Je suis espion, je fais ce qu’on me dit de faire, tant que c’est légal. — Et vous pensez que cette opération est légale ? demanda Fowler, qui avait du mal à ne pas sourire. — Monsieur le président, c’est vous qui êtes le gardien de la loi, pas moi. Je ne connais pas les subtilités juridiques — mais je fais l’hypothèse que vous-même, en tant que magistrat, ne me donnez pas d’ordre contraire à la loi. — C’est le meilleur numéro auquel j’assiste depuis que j’ai vu les ballets Kirov au Centre Kennedy l’été dernier, fit Van Damm en riant. — Ryan, vous connaissez toutes les ficelles. Vous avez mon accord, conclut Fowler après un instant de silence. Si nous obtenons ce que nous recherchons, que faire ensuite ? — Il faut que nous voyions ça avec les gens du Département d’État, dit Liz Elliot. — C’est potentiellement dangereux, intervint Jack. Les Japonais ont soudoyé pas mal de ceux qui s’occupent des négociations commerciales. Nous devons envisager l’hypothèse qu’ils y ont des gens à eux. — De l’espionnage commercial ? demanda Fowler. — Hé oui, pourquoi pas ? Niitaka ne nous en a jamais apporté la preuve formelle, mais si j’étais bureaucrate et sur le point de quitter l’administration, et que je pouvais me faire en échange de quelques renseignements un demi-million de dollars par an, comment ferais-je pour appâter le client ? Je ferais comme n’importe quel officiel ou espion soviétique, j’arriverais avec des preuves de ma bonne foi. Il faut commencer par donner des choses qui en valent la peine. C’est illégal, mais nous n’avons pas assez de gens à mettre sur ce genre de problème. Pour cette raison, je crois dangereux de disséminer trop largement les détails de cette opération. Il est naturel que vous recherchiez l’avis du secrétaire d’État Talbot et de quelques autres, mais je crois qu’il faut faire très attention et rester discret. Rappelez-vous également que si vous dites au premier ministre que vous êtes au courant de tous ses propos, et s’il sait pertinemment où il les a prononcés, vous courez le risque de compromettre cette technique de recueil du renseignement. Le président avait l’air d’accord, mais il le manifesta uniquement par un haussement de sourcils. — On pourrait essayer de faire croire à une fuite à Mexico ? demanda Van Damm. — C’est évident, répondit Ryan. — Et si je lui dis les choses en face ? intervint Fowler. — Ce ne sera pas facile, monsieur le président. S’il y a une fuite chez nous, le Congrès va se mettre en fureur. C’est l’un de mes problèmes. Je dois en parler à Al Trent et à Sam Fellows. Sam jouera le jeu, mais Al a des raisons politiques de détester les Japonais. — Je pourrais vous donner l’ordre de ne pas leur en parler... — Monsieur, il m’est impossible d’enfreindre cette loi, pour quelque raison que ce soit. — Il est possible que je doive vous donner cet ordre, reprit Fowler. Ryan fut surpris une fois de plus. Le président savait comme lui quelles seraient les conséquences d’un tel ordre. C’était exactement ce que Cathy avait en tête : une bonne excuse pour démissionner. — Bon, ce ne sera peut-être pas nécessaire. Je suis fatigué de me faire avoir par ces gens-là. Ils ont conclu un accord, ils doivent le respecter ou bien ils vont voir à qui ils ont affaire. Et pis que tout, la seule idée qu’ils ont réussi à suborner le président d’un État d’une façon aussi vénale est hautement condamnable. Bon dieu, je déteste la corruption ! — Vous avez raison, patron, fit Van Damm. Et en plus, les électeurs seront du même avis. — Ce salaud, continua Fowler. — Ryan ne savait pas si cette indignation était réelle ou légèrement feinte. — Il me raconte qu’il vient me voir pour régler quelques détails, pour élargir l’accord, et ce qu’il veut, en fait, c’est le foutre en l’air. Bon, nous verrons bien. Je crois qu’il est temps de lui donner une leçon. Il interrompit sa tirade. — Je ne vous ai pas vu hier soir, Ryan. — Ma femme avait une migraine, monsieur, et nous avons dû partir. J’en suis désolé. — Elle va mieux ? — Oui, monsieur, merci. — Vous pouvez lâcher vos troupes. Ryan se leva. — Entendu, monsieur le président. Van Damm sortit avec lui et le raccompagna jusqu’à l’entrée ouest. — Beau boulot, Jack. — Bon sang, on dirait qu’ils commencent à m’apprécier ? demanda sèchement Jack. La réunion s’était beaucoup trop bien passée. — Je ne sais pas ce qui s’est passé hier soir, mais Liz ne peut plus voir votre femme. — Elles ont parlé ensemble, mais je ne sais pas de quoi. — Jack, vous voulez que je vous dise ? demanda Van Damm. Ryan savait bien que s’il le raccompagnait ainsi, c’est qu’il y avait une raison. — Quoi, Arnie ? — J’aimerais pouvoir vous dire qu’il ne s’agit que de quelque chose de professionnel et pas de personnel, mais je vais être direct. Je suis désolé, Jack, mais ce sont des choses qui arrivent. Le président va se débarrasser de vous. — C’est gentil de sa part, répondit Jack sans se démonter. — J’ai essayé d’intervenir, Jack. Vous savez que je vous apprécie. — Je m’en vais l’âme en paix. Mais... — Je sais. Il faut que vous partiez sans faire d’histoires, et après non plus. On vous demandera périodiquement quelques conseils, peut-être quelques missions spéciales, ou de jouer les émissaires. Vous partirez avec les honneurs. Je vous en donne ma parole, et vous avez aussi celle du président. Ce n’est pas un mauvais type, Jack, vraiment. C’est un petit futé et un bon politique, et il est aussi honnête que n’importe qui. Simplement, votre façon de voir les choses et la sienne sont trop différentes — et c’est lui, le président. Jack aurait pu objecter que c’est précisément une preuve d’honnêteté intellectuelle que d’accepter des points de vue différents. Au lieu de cela, il répondit : — Je viens de vous le dire, je pars en paix. J’ai fait ce boulot assez longtemps. J’ai envie de souffler, de sentir l’odeur des roses et de jouer avec mes enfants. — Bon sang ! — Van Damm lui prit le bras — Vous allez quitter votre job, et le discours d’adieu du Patron sera très louangeur. C’est même Callie Weston qui doit le rédiger. — Vous vous comportez comme un professionnel, Arnie. Ryan lui serra la main et se dirigea vers sa voiture. Van Damm aurait été surpris de voir qu’il avait un grand sourire. * * * — Tu veux absolument agir de cette façon ? — Elizabeth, différences idéologiques mises à part, il a très bien servi son pays. Il y a beaucoup de sujets sur lesquels je ne suis pas d’accord avec lui, mais il ne m’a jamais menti, et il a toujours essayé de me donner de bons conseils, répondit Fowler en regardant le micro caché dans sa tige de plastique. Il se demandait tout d’un coup si ça allait marcher. — Je t’ai raconté ce qui s’est passé hier soir. — Tu as eu ce que tu voulais, il s’en va. À ce niveau, on ne peut pas mettre les gens à la porte comme des malpropres. Il faut se comporter de façon civilisée et digne. Tout le reste n’est que de la mesquinerie, et, politiquement parlant, c’est stupide. Je suis d’accord avec toi, c’est un dinosaure, mais même les dinosaures sont mis en valeur dans les musées. — Mais... — Ça suffit. D’accord, tu as eu des mots hier avec sa femme. J’en suis désolé, mais on ne peut pas en vouloir à quelqu’un du comportement de sa femme... — Bob, j’ai le droit d’exiger que tu me soutiennes ! Fowler n’aimait pas du tout ça, mais il répondit calmement. — Tu as mon appui, Elizabeth. Maintenant, ce n’est ni l’heure ni le lieu pour ce genre de discussion. * * * Marcus Cabot arriva à la base aérienne d’Andrews juste après le déjeuner pour y prendre son avion vers la Corée. L’aménagement était plus luxueux qu’il n’y paraissait. C’était un C-141B Starlifter de l’armée de l’Air, un quadriréacteur avec un fuselage assez curieux en forme de serpent. On avait embarqué dans la soute une remorque équipée avec cuisine, salon et chambres à coucher. La remorque était isolée contre le bruit — le C-141 est un avion très bruyant, surtout à l’arrière. Il alla voir l’équipage à l’avant. Le pilote était une capitaine blonde d’une trentaine d’années. En fait, l’avion embarquait deux équipages complets, car le vol était long, avec une escale de ravitaillement sur la base aérienne de Travis en Californie, puis trois ravitaillements en vol au-dessus du Pacifique. Le voyage promettait d’être ennuyeux au possible, et il avait l’intention de dormir un maximum. Il se demandait si le service de l’État en valait vraiment la peine, et le fait de savoir que Ryan serait bientôt parti — Arnold Van Damm lui avait passé le mot — n’améliorait pas beaucoup les choses. Le directeur de la CIA attacha sa ceinture et se plongea dans ses dossiers. Un appelé de l’armée de l’Air lui offrit un verre de vin au moment où l’avion roulait en direction de la piste. * * * John Clark et Domingo Chavez prirent l’avion pour Mexico un peu plus tard dans l’après-midi. Clark préférait avoir le temps de s’acclimater. Mexico est située en altitude, et l’air raréfié est encore rendu plus difficile à supporter par la pollution. Leurs équipements étaient soigneusement emballés, et il ne devait pas y avoir de problème avec la douane. Ils n’étaient pas armés, bien entendu, ce genre de mission ne l’imposait pas. * * * Le camion sortit de l’autoroute exactement trente-huit heures après avoir quitté le terminal à Norfolk. Jusque-là, c’était facile. Il fallut quinze minutes et toute son habileté au chauffeur pour amener le véhicule contre le quai en béton près de la grange. Le soleil avait fait fondre la terre gelée, qui s’était transformée en une couche de boue de quinze centimètres d’épaisseur, et il faillit ne pas y arriver. Le troisième essai fut le bon. Le chauffeur sortit de sa cabine et alla voir à l’arrière ce qui se passait sur le quai. — Comment fait-on pour ouvrir ce truc ? lui demanda Russell. — Je vais vous montrer. — Le chauffeur enleva la boue qui collait à ses bottes et défit les verrous. — Vous voulez un coup de main pour décharger ? — Non, je m’en occupe. Il y a du café à la maison. — Merci, j’en prendrais bien une tasse. — Voilà, tout s’est bien passé, dit Russell à Qati, en regardant l’homme s’éloigner. Marvin ouvrit la porte à deux battants et vit une seule grosse caisse marquée « SONY » en gros caractères sur les quatre côtés. Il y avait une flèche pour indiquer le haut et des verres à champagne pour signifier aux analphabètes que le contenu était fragile. La caisse reposait sur une palette de bois. Marvin enleva les saisines qui la maintenaient en place et démarra le chariot élévateur. Il leur fallut une minute pour sortir la bombe et la déposer dans la grange. Ils la recouvrirent avec une bâche. Quand le chauffeur revint, les portes du camion étaient refermées. — Eh bien, vous avez gagné votre prime, lui dit Marvin en lui tendant l’argent. Le chauffeur compta ses billets. Il devait rentrer à Norfolk, mais il voulait s’arrêter au premier hôtel pour routiers et dormir huit heures de rang. — C’est un plaisir de faire des affaires avec vous, monsieur. Vous m’avez dit que vous pourriez avoir autre chose pour moi dans un mois environ ? — C’est exact. — Voilà où vous pouvez me joindre. Le camionneur lui tendit sa carte. — Vous rentrez directement ? — Je vais me reposer un peu. J’ai entendu à la radio que la neige allait tomber ce soir. Et une grosse tempête, à ce qu’ils disent. — C’est la saison, pas vrai ? — Sûr. Vous en avez déjà eu une fameuse, monsieur. — Soyez prudent, fit Russell, en lui serrant la main une dernière fois. — C’est une erreur de le laisser partir, dit Ghosn en arabe au commandant. — Je ne crois pas. Après tout, il n’a vu que Marvin. — C’est vrai. — Tu as vérifié la caisse ? demanda Qati. — L’emballage est intact. Je ferai une vérification plus approfondie demain. À mon avis, on est pratiquement prêts. — Oui. * * * — Qu’est-ce que tu préfères que je t’annonce d’abord, les mauvaises ou les bonnes nouvelles ? demanda Jack. — Les bonnes, répondit Cathy. — Ils me demandent de démissionner. — Et les mauvaises ? — Eh bien, on ne quitte jamais vraiment ce métier. Ils veulent que je revienne faire un tour de temps en temps. Du conseil, des trucs comme ça. — C’est ce que tu veux ? — J’ai ce métier dans le sang, Cathy. Ça te plairait de quitter Hopkins et d’avoir juste un cabinet pour prescrire des lunettes ? — Combien de fois ? — Sans doute deux fois par an. Il y a des domaines dans lesquels je suis particulièrement compétent. Mais rien de régulier. — OK, ça me semble honnête — et non, je ne pourrais pas m’arrêter d’enseigner. Dans combien de temps ? — J’ai encore deux choses à terminer, et il faut qu’ils me trouvent un remplaçant. « Pourquoi pas les Foley, se disait Jack. Mais lequel des deux ? » * * * — CO de sonar. — CO écoute, répondit l’officier de navigation. — Capitaine, bruiteur possible au deux-neuf-cinq, très faible, mais il persiste. — J’arrive. — Il avait cinq pas à faire pour aller au local sonar. — Montrez-moi Ça. — Juste ici, capitaine. L’opérateur montra du doigt une ligne sur l’écran. Le bruiteur était effectivement très faible, mais il formait une suite de points jaunes dans une bande de fréquence particulière. Au fur et à mesure que le temps passait, ces petits points constituaient un trait conséquent, bien qu’encore vague. Le seul changement était une légère déviation vers la droite. Je ne peux pas encore vous dire ce que c’est. — Dites-moi d’abord ce que ce n’est pas. — Ce n’est ni un bruiteur de surface ni un bruit aléatoire, capitaine. L’officier-marinier fit un trait au crayon gras jusqu’en haut de l’écran. — C’est ici que je me suis dit qu’il y avait quelque chose. — Quoi d’autre ? — Sierra 15 ici, bâtiment marchand, route sud-est et très loin — dans la troisième zone de convergence, on le tient depuis avant notre dernier changement de route, et c’est tout, monsieur Pitney. J’imagine qu’avec le temps qu’il fait là-haut, les pêcheurs ne sortent pas aussi loin. Le lieutenant de vaisseau Pitney mit le doigt sur l’écran. — Baptisez-le Sierra 16, on va le plotter. Comment est la bathy ? — Le chenal profond semble très bon aujourd’hui, capitaine. Mais il y a pas mal de bruit en surface. J’ai du mal à le tenir, celui-là. — Gardez l’oeil dessus. — Compris. L’opérateur se concentra sur son écran. Le lieutenant de vaisseau Jeff Pitney retourna au CO, décrocha le téléphone et appuya sur le bouton du commandant. — Ici le nav, commandant. Nous avons un bruiteur possible au deux-neuf-cinq, très faible. Notre ami pourrait bien être de retour, commandant... Bien, commandant. Pitney raccrocha et prit le micro de diffusion générale. — L’équipe de table traçante à son poste. Le capitaine de vaisseau Ricks arriva une minute après, en sandales et survêtement bleu. Il s’arrêta d’abord au central pour vérifier le cap, la vitesse et l’immersion. Puis il se dirigea vers le local sonar. — Voyons ça. — Ce foutu machin vient encore de disparaître, fit l’opérateur qui s’attendait au pire. Avec un morceau de papier — il y en avait un rouleau au-dessus de chaque écran —, il effaça les marques déjà faites et en inscrivit une autre. — Je crois que j’ai quelque chose ici, commandant. — J’espère que vous ne m’avez pas réveillé pour rien, fit Ricks. Le lieutenant de vaisseau Pitney remarqua le coup d’oeil qu’échangeaient les deux opérateurs. — Il réapparaît, commandant. Si c’est un Akula, on devrait reconnaître la signature de sa pompe dans le spectre, juste au-dessus... — Le Deuxième Bureau dit qu’il sort de carénage. Les Russes commencent à savoir comment faire pour être plus silencieux, répondit Ricks. — Je comprends... il vient lentement au nord, au deux-neuf-sept. Les deux hommes savaient que ce relèvement était bon à plus ou moins dix degrés près. Même avec le sonar hors de prix du Maine, les relèvements pris à longue distance étaient très imprécis. — Il y a autre chose dans le coin ? demanda Pitney. — L’Omaha est quelque part au sud de Kodiak. Ce n’est pas du tout dans le même azimut ; ce n’est pas lui. Vous êtes sûr qu’il ne s’agit pas d’un bâtiment de surface ? — Non, commandant, impossible. Si c’était un diesel ou un bâtiment à vapeur, je le verrais. On n’entend pas la modulation du bruit de surface. C’est sûrement un contact sous-marin, commandant. C’est la seule solution... — Pitney, on est au deux-huit-unité ? — Oui commandant. — Venez sur la gauche au deux-six-cinq. On va essayer de déterminer ses éléments et de trouver une distance avant de revenir dessus. « Revenir dessus. Bon Dieu, les SNLE ne sont pas supposés se livrer à ce genre de choses ! » Il donna tout de même les ordres correspondants. — Où est la couche ? — Cinquante mètres, commandant. À en juger par le bruit de surface, il y a huit mètres de creux là-haut, ajouta l’opérateur sonar. — Donc, il est sans doute très en dessous. — Bon dieu, je viens de le perdre... on va voir ce que ça va donner quand la flûte se sera stabilisée. Ricks passa la tête par la porte du local sonar et demanda du café. Il ne lui vint pas à l’esprit que les opérateurs en avaient peut-être envie, eux aussi. Au bout de cinq minutes, les points refirent leur apparition sur l’écran. — Voilà, je l’ai, fît l’opérateur. On dirait que le relèvement est au trois-zéro-deux. Ricks se dirigea vers la table traçante. L’enseigne de vaisseau Shaw effectuait ses calculs avec le quartier-maître. — Il doit être à plus de cent mille yards. Je suppose une route nord-est à cause du défilement, vitesse supérieure à dix noeuds. Il est forcément à plus de cent mille yards. C’était là de la besogne rapide et efficace, pensaient Shaw et son assistant. Ricks se contenta d’opiner et retourna au local sonar. — Ça se renforce, il y a une raie à cinquante hertz. Ça commence à ressembler à un Akula. — Le chenal profond doit être très bon. — C’est vrai, commandant, très bon, et il s’améliore encore. Mais avec la tempête, ça va changer quand les turbulences vont atteindre les couches profondes et arriver à notre immersion. Ricks retourna au central. — Monsieur Shaw ? — Meilleure estimation cent quinze mille yards, route nord-est, vitesse cinq noeuds, peut-être six ou sept, commandant. S’il va plus vite, la distance est beaucoup plus forte. — OK, je veux qu’on vienne lentement au zéro-huit-zéro. — Bien, commandant. La barre est cinq à droite, venir au zéro-huit-zéro. — Bien. Doucement, pour ne pas noyer l’antenne remorquée, l’USS Maine changea de cap. Il lui fallut trois minutes pour venir à la nouvelle route, et faire ce qu’aucun SNLE américain n’avait fait avant lui. Le capitaine de frégate Claggett apparut à son tour au central. — Vous croyez qu’il va garder ce cap pendant combien de temps ? demanda-t-il à Ricks. — Que feriez-vous à sa place ? — Je crois que je suivrais un schéma en échelle, répondit Dutch, et je me dirigerais au sud plutôt qu’au nord, le contraire de ce que nous faisons en mer de Barents, d’accord ? L’intervalle entre les passes dépend des performances de sa flûte. C’est là un renseignement intéressant que nous pourrions obtenir, mais en fonction de cette valeur, il faudra faire gaffe en le pistant. — Je n’ai le pas droit d’approcher à moins de trente mille yards, quelles que soient les circonstances. Donc... nous allons nous rapprocher à cinquante mille, jusqu’à ce que nous le détections mieux, puis on s’éloignera dans la mesure du possible. Il faut que l’un de nous deux reste ici tant que nous serons au contact. — D’accord, fit Claggett. — Il s’arrêta un instant avant de poursuivre. — Diable, demanda-t-il tranquillement, OP-02 est d’accord ? — Le monde est plus tranquille. — C’est vrai, commandant. — Vous êtes jaloux de voir que les SNLE peuvent faire le boulot des SNA ? — Commandant, je pense qu’OP-02 a changé de position, ou qu’ils essaient d’impressionner quelqu’un avec notre flexibilité et tout ça. — Vous n’aimez pas ça ? — Non, commandant, je n’aime pas trop. Je sais que nous en sommes capables, mais je crois que nous ne devrions pas. — C’est de ça que vous avez parlé avec Mancuso ? — Quoi ? — Claggett secoua la tête. — Non, commandant. Il m’a posé la question, et j’ai répondu que nous pouvions le faire. Mais ce n’est pas à moi de trancher. « Alors, de quoi lui avez-vous parlé ? » eut envie de demander Ricks. mais il n’osa pas. * * * Oleg Kirilovitch Kadishev était très déçu par les Américains. Ils l’avaient recruté pour leur fournir des informations de première main sur le gouvernement soviétique, et il les leur fournissait depuis des années. Il avait vu venir les bouleversements qui étaient survenus dans son pays, et il les avait vus parce qu’il savait à quoi s’en tenir sur Andrei Ilitch. Il savait aussi ce qu’on ne pouvait pas attendre de lui. Le président de son pays était un homme doué d’un sens politique aigu. Il avait le courage du lion et la souplesse de la mangouste, mais il manquait de stratégie. Narmonov n’avait aucune idée de là où il allait, et c’était sa faiblesse majeure. Il avait démoli l’ordre politique ancien, éliminé le Pacte de Varsovie à force d’inertie, simplement en disant que l’Union soviétique n’interviendrait pas pour rétablir l’ordre dans d’autres pays. Il savait pourtant que le marxisme n’y survivait que par la menace de la force soviétique. Les communistes d’Europe de l’Est n’avaient stupidement rien compris, ils croyaient qu’ils étaient tranquilles au milieu de l’amour et du respect de leurs peuples. C’était l’une des folies les plus incompréhensibles et les plus colossales de l’histoire. Mais on atteignait le comble quand on constatait que Narmonov commettait la même erreur dans son propre pays, avec une variable supplémentaire et plus dangereuse. Le peuple soviétique — expression qui n’avait jamais eu aucun sens — ne restait tranquille que sous la contrainte. Seuls les canons de l’Armée rouge pouvaient assurer que les Moldaves, les Tadjiks, les Lituaniens et beaucoup d’autres acceptent de suivre la ligne de Moscou. Ils aimaient la domination communiste encore moins que leurs grands-pères avaient aimé celle des tsars. En éliminant le rôle dirigeant du Parti, Narmonov avait simultanément renoncé à la capacité de contrôler son peuple, mais sans doctrine capable de remplacer celle qui venait de disparaître. Le Plan — dans un pays qui avait un Plan depuis plus de quatre-vingts ans — n’existait tout bonnement plus. Ainsi, quand le désordre avait commencé à se substituer à l’ordre, il n’y avait plus rien à faire, aucun but pour lequel se battre. Narmonov s’agitait beaucoup, mais il n’avait pas d’objectif. Kadishev en était parfaitement conscient. Pourquoi les Américains ne l’étaient-ils pas, eux qui avaient tout misé sur la survie de « leur » homme à Moscou ? Le député de quarante-six ans soupira en se faisant ces réflexions. Il était leur homme, non ? Cela faisait des années qu’il les mettait en garde, et ils n’écoutaient pas. Au lieu de cela, ils utilisaient ses rapports pour renforcer un homme très doué, mais incapable de vision à long terme ; et comment peut-on diriger un pays sans vision ? Toujours aussi stupides et aveugles, les Américains avaient été surpris par les troubles qui avaient éclaté en Georgie et dans les pays baltes. Ils n’avaient pas encore pris conscience de la guerre civile qui couvait dans les Républiques du sud. Pendant le retrait d’Afghanistan, un demi-million d’armes diverses avaient disparu dans la nature. Il s’agissait surtout de fusils, mais il y avait aussi des chars ! L’Armée rouge ne contrôlait plus la situation. Narmonov se battait au jour le jour contre elle, allait d’une brèche à l’autre. Comment les Américains ne comprenaient-ils pas qu’un beau jour, tout allait s’écrouler en même temps ? Les conséquences en étaient effrayantes. Narmonov avait absolument besoin d’un plan et d’une vision, et il n’en avait pas. Kadishev, lui, en avait, et c’était là l’important. L’Union devait être démantelée, il fallait laisser les Républiques musulmanes prendre leur liberté, les baltes aussi, la Moldavie idem. L’Ukraine occidentale pouvait partir elle aussi — il souhaitait conserver la moitié orientale. Il fallait trouver le moyen de protéger les Arméniens, sans quoi ils se feraient massacrer par les musulmans, et de conserver un accès au pétrole d’Azerbaïdjan, au moins tant qu’on ne pourrait pas exploiter pleinement les ressources sibériennes, avec l’aide de l’Occident. Kadishev était russe, c’était une partie intégrante de son âme. La Russie était la mère de l’Union et, comme une bonne mère, elle devait laisser ses enfants s’éloigner au moment voulu. Ce moment était venu. Cela donnerait un pays allant de la Baltique au Pacifique, avec une population assez homogène, et des ressources énormes qu’on ne connaissait pas toutes, qu’on exploitait encore moins. On pouvait en faire un grand pays, fort, aussi puissant que les autres, riche de son histoire et de ses arts, au premier plan scientifique. Voilà quelle était la vision de Kadishev. Il espérait diriger une Russie devenue une vraie superpuissance, amie et associée des autres pays européens. Sa tâche consistait à donner à son pays la liberté et la prospérité. S’il fallait pour cela renoncer à près de cinquante pour cent de la population et vingt-cinq pour cent de la superficie de l’Union, tant pis. Mais les Américains ne faisaient rien dans ce sens, et il n’arrivait pas à comprendre pourquoi. Quand se rendraient-ils compte que Narmonov était une impasse, une route qui s’arrêtait brusquement... peut-être même au bord d’un précipice ? Si les Américains ne faisaient rien, il était en son pouvoir de les y contraindre. C’est d’abord pour cette raison qu’il s’était laissé enrôler par Mary Foley. Il était encore tôt à Moscou, mais Kadishev s’était depuis longtemps habitué à dormir peu. Il tapa son rapport sur sa machine vieille et massive, mais assez silencieuse. Kadishev utilisait très longtemps le même ruban, de façon que si quelqu’un l’examinait, il ne puisse pas retrouver ce qui avait été écrit avec. Le papier provenait d’une rame prise au bureau. Des centaines de personnes utilisaient le même. Comme tous les joueurs professionnels, Kadishev prenait beaucoup de précautions. Quand il eut terminé, il enfila des gants de cuir pour enlever du papier les empreintes éventuelles, puis, toujours avec ses gants, plia la feuille et la mit dans la poche de son manteau. Dans deux heures, le message serait à destination. Dans moins de vingt, il serait entre les mains de ses destinataires. * * * La fille du vestiaire ramassa le papier et le transmit immédiatement à quelqu’un dont elle ne connaissait pas le nom. L’homme quitta le bâtiment et alla à son travail. Deux heures plus tard, le message était dans une autre poche, celle d’un homme qui allait à l’aéroport où il prit le 747 pour New York. * * * — Où allons-nous cette fois, docteur ? demanda le chauffeur. — Juste faire un petit tour. — Quoi ? — Il faut qu’on parle, dit Kaminiskiy. — À quel sujet ? — Je sais que vous êtes du KGB, répondit Kaminiskiy. — Mais docteur, rigola le chauffeur, je ne suis que chauffeur à l’ambassade. — Votre dossier médical est signé par le docteur Feodor Ilitch Gregoriev, médecin du KGB. Nous avons fait nos études ensemble. Je peux poursuivre ? — Vous en avez parlé à quelqu’un d’autre ? — Bien sûr que non. Le chauffeur eut un soupir de soulagement. Bon, on n’y pouvait rien. — Vous vouliez me parler de quoi ? — Vous appartenez au KGB — direction de l’étranger ? Il n’y avait pas moyen d’y couper. — Oui, j’espère qu’il s’agit de quelque chose d’important. — Ça se pourrait. J’ai besoin que quelqu’un aille pour moi à Moscou. Je traite un patient qui a un problème de poumons très étrange. — Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? — J’ai déjà vu un cas similaire — un ouvrier de Beloyarskiy. C’était un accident du travail, et j’ai été appelé en consultation. — Oui ? C’est quoi, Beloyarskiy ? — Une usine de fabrication d’armes nucléaires. Le chauffeur ralentit. — Vous êtes sérieux ? — Ce pourrait être autre chose — mais j’ai besoin de faire des examens complémentaires et très particuliers. S’il s’agit d’un projet syrien, nous ne devons nous attendre à aucune coopération de leur part. Il faut donc que je fasse venir des équipements spéciaux de Moscou. — C’est pressé ? — Le malade est incapable d’aller nulle part, sinon en terre. J’ai peur que son état soit désespéré. — Il faut que j’en parle au résident. Il ne rentre pas avant dimanche. — Ça ira 32 CLÔTURE — Je peux t’aider ? demanda Russell. — Merci, Marvin, mais je préfère m’en occuper tout seul, et je ne veux pas être distrait de ce que je fais, répondit Ghosn. — Je comprends. Appelle-moi si tu as besoin de quelque chose. Ibrahim enfila ses vêtements les plus chauds et sortit dans le froid. La neige tombait à gros flocons. Il en avait déjà vu au Liban, bien sûr, mais jamais à ce point. La tempête avait commencé depuis moins d’une demi-heure, et il y avait déjà une couche de trois bons centimètres. Le vent du nord-est était mordant et il fut glacé jusqu’aux os, le temps de faire les soixante mètres qui le séparaient de la grange. La visibilité était inférieure à deux cents mètres. Il entendait la circulation sur l’autoroute qui passait tout près, mais ne voyait pas les phares des voitures. Il entra dans la grange par une porte latérale et se prit à regretter que le bâtiment ne soit pas chauffé. Ghosn se força à se dire qu’il ne fallait pas se laisser abattre par des choses de ce genre. L’emballage en carton qui masquait l’engin aux regards indiscrets n’était pas solidement fermé, et il en vint facilement à bout. À l’intérieur, il y avait une boîte métallique qui imitait un magnétoscope du commerce avec ses cadrans et autres boutons. L’idée venait de Günter Bock, et ils avaient acheté la carcasse pour rien à une agence de presse syrienne qui en avait commandé un neuf. Les tapes d’accès pratiquées dans le magnétoscope étaient presque parfaitement adaptées aux besoins de Ghosn, et il restait suffisamment de place pour loger la pompe à vide, qui était là en cas de besoin. Ghosn vit tout de suite que ce n’était pas nécessaire. Le manomètre montrait que la bombe était restée parfaitement étanche. Il n’en fut pas surpris — il était aussi bon soudeur qu’il l’avait dit à feu Manfred Fromm —, mais il en éprouva une certaine satisfaction. Il vérifia ensuite les batteries, des batteries au cadmium-nickel toutes neuves et chargées, comme l’indiquait le circuit de test. La minuterie était juste à côté. Après s’être assuré que les bornes de mise à feu étaient déconnectées, il vérifia l’heure affichée — préréglée sur l’heure locale — avec celle de sa montre, et trouva un écart de trois secondes. Ça n’avait pas grande importance pour ce qu’il voulait en faire. Il avait laissé trois verres dans la caisse comme témoins de chocs éventuels, et les retrouva intacts. Les transporteurs en avaient pris le plus grand soin, comme il l’avait espéré. — Tu es fin prêt, mon garçon, dit doucement Ghosn. Il ferma la trappe de visite, s’assura qu’elle était convenablement fixée, puis remit le couvercle en carton. Il souffla sur ses doigts pour les réchauffer, et regagna la maison. — Le temps va nous gêner ? lui demanda Qati. — Il y a une autre tempête qui arrive derrière celle-là. Je crois que nous devrions partir demain soir, avant qu’elle ait commencé. La seconde risque d’être moins forte, peut-être trois ou quatre centimètres de neige, à ce qu’ils disent. Si on passe entre les deux, la route sera en état. On ira ensuite au motel pour attendre l’heure voulue. — Très bien. Et le camion ? — Je vais le peindre aujourd’hui, dès que j’aurai installé les radiateurs. Il n’y en a pas pour plus de deux heures. J’ai terminé les masques, dit Russell en finissant de boire son café. On charge la bombe dès que j’ai fini la peinture, OK ? — Ça mettra combien de temps à sécher ? demanda Ghosn. — Trois heures. Je veux que la peinture tienne bien. — C’est parfait, Marvin. Russell se mit à rire en ramassant les assiettes du petit déjeuner. — Mec, je me demande ce que vont penser les types qui ont fait le film. Il se retourna pour voir l’étonnement de ses invités. — Günter ne vous a pas raconté ? Ils n’avaient pas du tout envie de rire. — J’ai vu le film à la télé, Dimanche noir. C’est un type qui a eu l’idée de tuer les spectateurs d’une finale avec une bombe placée dans un dirigeable. — Tu plaisantes, fit Qati. — Non. Dans le film, ils avaient mis une grosse bombe antipersonnel au fond de la nacelle d’un ballon, mais les Israéliens s’en rendent compte, et les mecs de la CIA arrivent sur l’heure — vous voyez, comme au cinéma. Avec mon peuple, c’était la cavalerie qui se pointait sur l’heure, comme ça ils pouvaient tuer tous ces sauvages d’Indiens. — Et dans le film, l’objectif était de tuer toute la foule ? demanda calmement Ghosn. — Ouais, c’est ça. — Russell rangeait les assiettes dans le lave-vaisselle. — Mais pas comme nous. Il se retourna. — Hé, vous faites pas de bile. Si on se contente de foutre en l’air la retransmission télé du match, ça va emmerder les gens, vous pouvez pas savoir. Et ce stade est couvert, non ? Ce dirigeable — ça n’aurait pas marché. Pour faire ça, il faut une bombe atomique ou quelque chose du même genre. — C’est une idée, fit Ghosn avec un petit rire, en se demandant ce qui allait suivre. — Une bonne idée, ouais. Ça pourrait déclencher une vraie guerre nucléaire — merde, mec, tu t’imagines, avec tous les gens qui habitent dans les Dakotas, où il y a toutes ces bases du SAC ? Mais je crois pas qu’on pourrait se risquer à ce petit jeu. Russell versa du produit et mit la machine en route. — Vous avez quoi dans votre truc, au juste ? — Un explosif très compact et très puissant. Ça va aussi endommager le stade, bien sûr. — Je m’en doutais. Bon, foutre en l’air la télé, ça ne sera pas difficile, c’est du matériel fragile, tu vois ? Et si on se contente de ça, ça va faire un effet que tu n’imagines pas. — Je suis bien d’accord, Marvin, mais j’aimerais que tu t’expliques davantage là-dessus, fit Qati. — On n’a jamais eu d’acte terroriste meurtrier, dans ce pays. Avec celui-là, ça va changer. Les gens ne se sentiront plus en sécurité, ils vont mettre des contrôles et des appareils de détection partout. Ça va les emmerder, les faire réfléchir. Peut-être qu’ils vont commencer à se rendre compte des vrais problèmes. C’est ça qui importe, non ? — Exact, Marvin, répondit Qati. — Je peux t’aider pour la peinture ? demanda Ghosn. Ce type pouvait commencer à se montrer curieux, se disait Ibrahim, et il fallait le surveiller. — Volontiers. — Promets-moi de mettre le chauffage en route, lui dit l’ingénieur en souriant. — Faut bien, sans ça la peinture ne séchera pas correctement. J’m’imagine qu’il fait plutôt froid pour toi. — Ça doit être dur pour vous de vivre dans un endroit pareil. Russell prit ses gants et son manteau. — Hé, mec, c’est notre pays, tu sais. * * * — Vous espérez vraiment le trouver ? demanda le starpom. — Je crois qu’on a une bonne chance, répondit Dubinin, penché sur la carte. Il est quelque part là-dedans, très au large — il y a trop de pêcheurs et de filets par là — et plutôt dans le nord de la zone. — Facile, commandant, ça ne fait que deux millions de kilomètres carrés à fouiller. — Et nous n’en fouillerons que les deux tiers. J’ai dit une bonne chance, pas une certitude. Dans trois ou quatre ans, on aura ces véhicules automatiques sur lesquels les ingénieurs travaillent, et on pourra envoyer nos sonars dans le chenal profond. Dubinin faisait allusion à la prochaine étape de la technologie sous-marine, un mini-sous-marin automatique contrôlé par son bateau mère via un câble à fibres optiques. Il serait capable d’emporter simultanément des capteurs et des armes, et, en plongeant très profond, il permettrait de découvrir si les conditions sonar entre mille et deux mille mètres étaient aussi bonnes que le suggérait la théorie. Cela risquait de changer radicalement la règle du jeu. — Quelque chose sur les indicateurs de turbulence ? — Négatif, commandant, répondit un lieutenant de vaisseau. — Je me demande si ces trucs en valent bien la peine..., grommela le commandant en second. — Ils ont marché la dernière fois. — La mer était belle, là-haut. Ça n’arrive pas tous les jours en hiver dans le Pacifique Nord. — Ça peut quand même nous donner des tuyaux intéressants. Nous devons nous servir de tout ce que nous avons. Pourquoi êtes-vous si pessimiste ? — Même Ramius n’a réussi à pister un Ohio qu’une fois, et c’était pendant les essais, ils avaient un problème de ligne d’arbre. Et il n’a réussi à garder le contact que, combien de temps ? Soixante-dix minutes. — Celui-là, on l’a déjà eu. — C’est vrai, commandant. Le starpom tapotait la carte avec son crayon. Dubinin songeait à ce qu’on lui avait dit de son adversaire au briefing renseignement — les vieilles habitudes étaient dures à perdre. Harrison Sharpe Ricks, capitaine de vaisseau, diplômé de l’École navale, à son deuxième commandement de SNLE, brillant ingénieur et technicien, sans doute appelé à de plus hautes fonctions. Un type dur et exigeant, très respecté dans la Marine. Il avait commis une erreur, une fois, et Dubinin se dit qu’il n’en ferait sans doute pas une seconde. * * * — Cinquante mille yards, exactement, rendit compte l’enseigne de vaisseau Shaw. « Ce type ne fait pas la manoeuvre du Russe Fou », songea Claggett tout à coup. — Il ne s’attend pas à se trouver dans le rôle du gibier, non ? demanda Ricks. — Je ne pense pas, mais sa flûte est moins bonne qu’il ne croit. L’Akula conduisait une recherche en échelon. Les branches longues étaient grossièrement orientées sud-ouest-nord-est et, à la fin d’une passe, il descendait un peu au sud-est avant d’entamer la suivante. L’intervalle entre les passes était d’environ cinquante mille yards, soit vingt-cinq nautiques. Cela faisait une portée sonar estimée à environ treize nautiques pour l’antenne filaire du Russe. Du moins, se dit Claggett, c’est ce que les types du Renseignement en auraient déduit. — Vous savez, je crois qu’on va le tenir à cinquante mille yards, histoire de rester en sûreté, reprit Ricks après avoir réfléchi quelques instants. Ce type est beaucoup plus silencieux que ce à quoi je m’attendais. — Sa machine fait un peu moins de bruit, non ? S’il se planquait au lieu d’essayer de couvrir la zone... Claggett était content de voir que son commandant se remettait à raisonner comme un ingénieur prudent. Et il n’en était pas vraiment surpris. Quand les choses devenaient sérieuses, le naturel de Ricks reprenait le dessus, ce qui convenait assez bien au second : il ne trouvait pas très sérieux de jouer les SNA avec un SNLE à un milliard de dollars. — On pourrait le garder à trente-cinq, quarante. — Vous croyez ? Mais dans quelle mesure sa portée sonar risque-t-elle de s’améliorer s’il réduit ? — C’est vrai, ça devrait aller mieux pour lui, mais le Deuxième Bureau fait référence à une antenne comme la nôtre... donc ça ne fait pas grande différence. Même comme ça, on l’entend déjà pas mal, ajouta Ricks nonchalamment. Il était d’en train d’inscrire une étoile en or dans ses notes. * * * — Alors, qu’en pensez-vous, MP ? demanda Jack à Mme Foley. Il tenait la traduction. Elle préférait lire l’original en russe. — Hé, je l’ai recruté, Jack. C’est mon homme. Ryan regarda sa montre : c’était presque l’instant convenu, et sir Basil Charleston était ponctuel. Le téléphone protégé sonna à l’heure pile. — Ryan. — Ici Bas. — Alors, ça donne quoi ? — Ce truc dont nous avons parlé, on a mis notre copain dessus, et il n’a rien trouvé, mon vieux. — Même pas que nos impressions pouvaient être fausses ? demanda Jack, les yeux fermés, comme s’il refusait d’entendre ces nouvelles. — Non, Jack, même pas ça. J’admets que je trouve cela un peu bizarre, mais il est plausible, même si c’est peu probable, que notre ami puisse ne pas être au courant. — Merci d’avoir essayé. Nous vous revaudrons ça. — Désolé de ne pas pouvoir vous aider. La communication s’interrompit. Ryan se dit que c’était la pire des nouvelles possibles. Il fixa un instant le plafond. — Les British sont incapables de confirmer ou de démentir les allégations de Spinnaker, déclara Jack. Que peut-on tenter de plus ? — C’est vraiment comme ça ? demanda Ben Goodley. Ça se termine toujours sur un simple avis ? — Ben, si nous savions prédire l’avenir, on ferait fortune à la Bourse, répondit Ryan d’un ton cassant. — Mais vous avez fait fortune ! souligna Goodley. — Il m’est arrivé d’avoir de la chance en quelques bonnes occasions. Ryan coupa court sur le sujet. — Qu’en pensez-vous, Mary Pat ? Mme Foley semblait fatiguée, mais elle venait d’avoir un bébé. Jack se dit qu’il devrait lui conseiller de se ménager. — Je suis bien obligé de soutenir mon agent, Jack, vous le savez. C’est notre meilleur informateur politique. Il rencontre Narmonov en tête à tête, et c’est pour ça qu’il a tant de valeur. C’est aussi pour ça qu’il a toujours été difficile de le recouper, mais il ne nous a jamais induits en erreur, non ? — Le plus ennuyeux, c’est qu’il commence à me convaincre. — Pourquoi est-ce ennuyeux, Ryan ? Jack alluma une cigarette. — Parce que je connais Narmonov. Cet homme aurait pu me faire disparaître par une nuit froide, près de Moscou. On a fait un marché, et voilà. Il faut être capable de beaucoup de confiance pour faire une chose pareille. S’il ne m’avait pas fait confiance, alors... alors tout aurait changé, de manière imprévisible et brutale. Vous ne trouvez pas que c’est assez ennuyeux ? Le regard de Ryan errait dans la pièce. — Oui, je suis d’accord, répondit le chef du département Russie. Je pense qu’il faut rester sur cette position. — Moi aussi, fit Mary Pat. — Ben ? demanda Jack. Vous avez cru ce que disait ce type depuis le début. Ce qu’il raconte confirme l’analyse que vous aviez faite à Harvard. Benjamin Goodley n’aimait pas être ainsi poussé dans ses retranchements. Au cours de ces quelques mois passés à la CLA, il avait assimilé une leçon sévère, mais importante : c’était une chose que de se former une opinion dans un milieu académique, de discuter au club de l’université d’Harvard, c’en était une autre ici. C’est avec les opinions que l’on se formait en ce lieu que se faisait la politique du pays. Et il comprenait bien ce que cela signifiait pour lui : se faire prendre par le système. — J’ai horreur d’avouer ce genre de choses, mais j’ai changé d’avis. Il y a peut-être là une dynamique que nous n’avons pas examinée d’assez près. — Que voulez-vous dire ? demanda le chef du département Russie. — Faisons une hypothèse. Si Narmonov s’en va, qui le remplacera ? — Kadishev est l’une des options possibles, disons qu’il a une chance sur trois, environ, répondit Mary Pat. — En théorie, et même ailleurs, ce n’est pas ce qu’on appelle un conflit d’intérêts ? — MP ? demanda Ryan, en la regardant de nouveau. — OK, et alors ? Quand nous a-t-il menti ? Goodley décida de jouer le jeu, comme s’il s’agissait vraiment d’un débat académique. — Madame Foley, j’ai essayé de trouver toutes les raisons pour lesquelles Spinnaker se tromperait. J’ai vérifié tout ce à quoi j’ai pu avoir accès. Je n’ai trouvé qu’une seule chose, un très léger changement de style dans ses rapports de ces derniers mois. Mais il n’en a pas moins changé de style, d’une manière très subtile. Ses affirmations sont plus nettes, moins spéculatives dans certains domaines. Ça pourrait coller avec ses rapports — j’entends leur contenu, mais... mais cela peut aussi avoir une autre signification. — Vous fondez votre analyse sur sa façon de mettre les points sur les i ? demanda l’expert en affaires russes de façon un peu insolente. Mon jeune ami, nous ne mangeons pas de ce pain-là. — Bon, il faut que je montre ça à la Maison-Blanche, déclara Ryan. Je compte dire au président qu’à notre avis, il a raison. Je vais demander à Andrews et à Kantrowicz de venir nous voir pour donner leur avis — des objections ? Personne ne dit rien. — OK, merci. Ben, voulez-vous rester un instant ? Mary Pat, faites-vous un long week-end. C’est un ordre. — Le bébé a la diarrhée, et je n’ai pas beaucoup dormi, expliqua Mary Pat Foley. — Vous n’avez qu’à mettre Ed de garde de nuit, lui suggéra Jack. — Ed n’a pas de seins, et je la nourris moi-même, vous savez ? — MP, vous ne vous êtes jamais dit que l’allaitement maternel était une conspiration montée par ces feignants d’hommes ? lui demanda Ryan en souriant. Elle lui lança un regard si épuisé que cela mit un terme à sa bonne humeur. — Je connais, deux heures du matin toutes les nuits. À lundi. Goodley se rassit quand les deux autres furent partis. — OK, vous pouvez m’engueuler. Jack lui fit signe de s’expliquer. — Que voulez-vous dire ? — J’ai émis une idée stupide. — Une idée stupide, mon cul. Vous avez été le premier à faire cette suggestion, et vous avez fait du bon travail. — Ce n’est pas une idée de génie, grommela le diplômé d’Harvard. — Non, mais vous êtes allé chercher au bon endroit. — Si c’était vrai, quelle serait la probabilité que vous puissiez recouper ceci avec d’autres sources ? demanda Goodley. — Un peu plus d’une chance sur deux, mettons soixante pour cent, maxi. Mary Pat a raison. Ce type nous fournit des informations que nous ne pourrions pas obtenir autrement. Mais vous aussi, vous avez raison : il tire profit de sa fiabilité. Il faut que je règle cette affaire avec la Maison-Blanche avant le week-end. Ensuite, je demanderai à Jake Kantrowicz et Éric Andrews de venir faire un tour la semaine prochaine. Vous aviez des projets pour le week-end ? lui demanda Jack. — Non. — Eh bien maintenant, vous en avez. Je veux que vous repreniez toutes vos notes et que vous nous fassiez un papier de synthèse. Ryan tapa de la main sur son bureau. — Et je le veux lundi matin. — Pourquoi ? — Parce que vous êtes intellectuellement honnête, Ben. Quand vous épluchez quelque chose, vous le faites à fond. — Mais vous n’êtes jamais d’accord avec mes conclusions ! objecta Goodley. — Ça n’arrive pas très souvent, c’est vrai, mais vos arguments sont de premier ordre. Personne n’a tout le temps raison, ni tort, d’ailleurs. La discipline intellectuelle est quelque chose de très important, et vous la pratiquez fort bien, monsieur Goodley. J’espère que vous aimez la vie à Washington, car je souhaite vous offrir un poste à temps plein ici. Nous mettons en place une nouvelle équipe à la DI. Sa mission consistera à prendre systématiquement des positions opposées à celles adoptées par les départements d’analyse, une équipe adverse interne qui rendra compte directement au DDI. Vous pourriez être numéro deux de la section russe. Vous croyez que vous y arriveriez ? Réfléchissez bien, Ben, lui demanda Jack de façon pressante. L’équipe nominale ne vous fera pas de cadeau. Beaucoup de travail, un salaire de misère, et pas beaucoup de satisfactions au bout. Mais vous aurez accès à des informations de premier ordre, et il y aura toujours des gens qui vous prêteront attention. La note de synthèse que je vous demande sera votre examen de passage — si vous êtes intéressé. Je ne veux pas savoir ce que seront vos conclusions, mais je veux quelque chose qui tranche avec ce que peut me raconter tel ou tel. Vous prenez ou pas ? Goodley se tortillait dans son siège et hésitait à répondre. Bon Dieu, voilà qui risquait de torpiller sa carrière. Mais pouvait-il le dire ? — Je dois vous avouer quelque chose. — Allez-y. — Quand Mme Elliot m’a envoyé ici... — C’était pour me critiquer, je sais. — Ryan s’amusait énormément. — J’ai fait un joli travail de séduction, non ? — Jack, ça allait plus loin que ça. Elle voulait que je vérifie un certain nombre de choses, que j’essaie de trouver des éléments qu’elle puisse utiliser contre vous. Le visage de Ryan se figea. — Et ? Goodley rougit, mais continua d’une voix pressée. — Et je lui ai fourni ce qu’elle cherchait. J’ai consulté votre dossier, l’enquête de la SEC, j’ai trouvé quelques trucs sur vos opérations financières, la famille Zimmer, des trucs dans ce genre-là. — Il s’interrompit. — J’ai honte de moi-même. — Vous avez appris quelque chose ? — Sur votre compte ? Vous êtes un bon patron. Marcus est con et paresseux, mais il fait bonne impression dans les salons. Liz Elliot est une vraie salope, mais futée. Elle adore manipuler les gens. Elle s’est servie de moi de façon pas croyable, comme si j’étais son chien-chien. C’est vrai, j’ai appris quelque chose. Je ne recommencerai jamais, jamais. Monsieur, je n’ai jamais fait des excuses à personne, mais vous deviez le savoir. Vous aviez le droit de savoir. Ryan regarda le jeune homme droit dans les yeux pendant au moins une minute, se demandant s’il allait réagir, et à quelle sorte de type il avait affaire. Il finit par écraser sa cigarette. — Je vous conseille de me faire un bon papier, Ben. — Je ferai de mon mieux. — Vous me l’avez déjà donné, monsieur Goodley. * * * — Eh bien ? demanda le président Fowler. — Monsieur le président, Spinnaker rend compte qu’il manque à coup sûr un certain nombre d’armes nucléaires tactiques dans l’inventaire de l’armée soviétique, et que le KGB mène une enquête frénétique pour les retrouver. — Où ça ? — À travers toute l’Europe, Union soviétique comprise. En supposant que le KGB soit fidèle à Narmonov, ou du moins sa grande majorité, ce que croit Narmonov... notre homme dit qu’il n’en est pas sûr. Les militaires soviétiques ne le sont pas, eux. Il dit que l’hypothèse d’un coup d’État militaire est plausible, mais que Narmonov ne prend pas les mesures nécessaires pour le prévenir. Il est tout à fait possible qu’il s’agisse d’un chantage. Si ce qu’il prétend est exact, il se pourrait que le pouvoir change rapidement de mains, avec des conséquences impossibles à évaluer. — Et qu’en pensez-vous ? demanda seulement Dennis Bunker. — À Langley, l’opinion générale est qu’il peut s’agir de renseignements fiables. Nous sommes en train d’examiner soigneusement tous les éléments. Nos meilleurs consultants extérieurs sont à Princeton et à Berkeley. Je les ai convoqués chez moi lundi matin pour vérifier nos données. — Quand aurez-vous des conclusions définitives ? demanda le secrétaire d’État Talbot. — Tout dépend de ce que vous entendez par définitives. Nous aurons des premières conclusions à la fin de la semaine prochaine. Pour le définitif, ça prendra beaucoup plus longtemps. J’ai essayé d’obtenir une confirmation du côté de nos collègues britanniques, mais ils sont restés secs. — Comment cela pourrait-il se manifester ? demanda Liz Elliot. — L’URSS est un pays très vaste, répondit Ryan. — C’est un univers, fit Bunker. Quelle est votre pire estimation ? — Nous n’avons pas encore étudié ce point, répondit Jack. Quand on commence à parler de disparition d’armes nucléaires, le pire risque de ne pas être triste. — Avons-nous des raisons de penser que cette menace pourrait être dirigée contre nous ? demanda Fowler. — Non, monsieur le président. Les militaires soviétiques sont des gens rationnels, et ce serait une folie. - — Votre foi en la gent militaire est touchante, fit Liz Elliot. Vous pensez vraiment qu’ils sont plus intelligents que les nôtres ? — Ils font ce qu’on leur dit de faire, intervint sèchement Dennis Bunker. J’aimerais que vous ayiez un peu plus de respect pour eux, madame Elliot. — Nous réglerons cette question un autre jour, coupa Fowler. Qu’auraient-ils à gagner en nous menaçant directement ? — Rien, monsieur le président, répondit Ryan. — Je suis d’accord, confirma Brent Talbot. — Je me sentirai mieux quand il n’y aura plus ces SS-18, observa Bunker, mais Ryan a raison. — J’aimerais que vous analysiez également ce point, dit Elliot, et vite. — D’accord, promit Jack. — Comment se passe l’opération Mexico ? — Nos hommes sont en place, monsieur le président. — De quoi s’agit-il ? demanda le secrétaire d’État. — Brent, il est temps que je vous parle de cette histoire. Allez-y, Ryan. Jack décrivit en quelques minutes le contexte et le concept opérationnel. — Je n’arrive pas à croire qu’ils osent faire une chose pareille : c’est révoltant, fit Talbot. — C’est pour ça que vous avez décidé de ne pas assister au match ? lui demanda Bunker en souriant. Moi, j’y crois. Il vous faudra combien de temps pour avoir l’enregistrement des conversations dans l’avion ? — Compte tenu de l’heure d’arrivée prévue à Washington et du temps de traitement... disons vers dix heures du soir. — Alors, ça vous laisse le temps de voir la partie, Bob, fit Bunker. C’était la première fois que Ryan voyait quelqu’un s’adresser au président de cette manière. Fowler hocha négativement la tête. — Je regarderai la retransmission à Camp David, je veux avoir les idées claires pour cette rencontre. En plus, il va y avoir une bonne tempête à Denver dimanche. Ce serait trop difficile de revenir ici, et les services secrets ont passé deux heures à m’expliquer que les matches de foot sont très mauvais pour moi — enfin, pour eux, cela va sans dire. — Ça va être un sacré match, fit Talbot. — Quel est le pronostic ? demanda Fowler. « C’est pas vrai ! » se dit Jack. — Les Vikings vont gagner, affirma Bunker. Je veux en profiter au maximum. — On voyage ensemble, dit Talbot. À condition que ce ne soit pas Dennis qui pilote. — Abandonnez-moi dans les collines du Maryland. Il faut bien que quelqu’un s’occupe des affaires de l’État. Fowler souriait. Et Jack trouvait ce sourire un peu étrange. — Revenons aux choses sérieuses. Ryan, vous dites que vous ne voyez pas de menace contre nous ? — Il faut que je revienne un peu en arrière, monsieur. Pour commencer, je dois insister sur le fait que le rapport Spinnaker n’a pu être confirmé. — Vous me dites que la CIA est d’accord. — Il existe un consensus, c’est un élément. Nous effectuons toutes les vérifications possibles, comme je viens de vous le dire. — OK, dit Fowler. Si ce n’est pas vrai, nous n’avons aucune raison de nous faire du souci ? — Non, monsieur le président. — Et sinon ? — Il y a un risque de chantage politique en Union soviétique et, dans la pire hypothèse, d’une guerre civile avec utilisation d’armes nucléaires. — Cela signifierait une menace dirigée contre nous ? — Une menace directe est peu probable. Fowler se laissa aller dans son fauteuil. — Ça se conçoit assez bien, j’imagine. Mais je veux une bonne analyse, vraiment très bonne, aussi rapidement que possible. — Oui, monsieur. Croyez-moi, monsieur le président, nous examinons tous les aspects de cette affaire. — J’ai apprécié votre compte rendu, Ryan. Jack se leva pour prendre congé. Ils étaient beaucoup plus polis, maintenant qu’ils avaient réussi à se débarrasser de lui. * * * Les marchés s’étaient créés tout seuls, surtout dans le secteur oriental de Berlin. Les soldats soviétiques, qui n’avaient jamais joui d’une très grande liberté, s’y retrouvaient soudain dans une ville occidentale, qui leur offrait la possibilité de s’enfuir et de disparaître. Le plus surprenant était qu’ils n’étaient pas nombreux à en profiter. Une des raisons en résidait d’ailleurs dans l’existence de ces marchés qui se tenaient au grand jour. Les soldats soviétiques étaient plus étonnés chaque jour par les demandes des Allemands, des Américains et de beaucoup d’autres, qui essayaient d’acheter des souvenirs de l’Armée rouge : ceinturons, chapkas, bottes, uniformes complets, toutes sortes de bricoles, et ces imbéciles payaient cash. Des devises fortes, dollars, livres, deutsche mark, dont la valeur en Union soviétique était multipliée par dix. Des acquéreurs plus avertis avaient réussi à obtenir des choses beaucoup plus conséquentes, comme un char T-80, mais il avait fallu la complicité d’un commandant de régiment, qui avait mis cette disparition sur le compte d’une destruction dans un incendie. Le colonel avait pu s’acheter une Mercedes 560SEL, et il lui restait encore une fortune pour ses vieux jours. Les agences de renseignement occidentales s’étaient procuré tout ce qu’elles souhaitaient, et elles laissaient les petits marchés aux amateurs et aux touristes. Elles faisaient l’hypothèse que les Soviétiques toléraient ce trafic pour la simple raison que cela rapportait gros en devises à leur économie. Les Occidentaux payaient couramment dix fois le prix de revient. Erwin Keitel s’approcha d’un soldat soviétique qui marchandait, un maréchal des logis assez ancien. — Bonjour, dit-il en allemand. — Nicht spreche, répondit le Russe. Anglais ? — En anglais, ça va. — Da. Le Russe fit un signe d’approbation. — Dix uniformes. Keitel étendit ses doigts pour que le nombre soit sans ambiguïté. — Dix ? — Dix, des grands, de ma taille, fit Keitel. Il parlait russe à la perfection, mais cela aurait été plus ennuyeux qu’autre chose. — Des uniformes de colonel, rien que de colonel, OK ? — Colonel — podovnik. Des officiers de régiment, oui ? Trois étoiles ici ? Il montrait ses épaules. — Oui, approuva Keitel. Des uniformes de blindés, rien que de blindés. — Pourquoi vous vouloir ? demanda le maréchal des logis, par pure politesse. Il était cavalier, et n’aurait aucune difficulté à trouver les vêtements. — Faire film — film télévision. — Télévision ? — Le regard de l’homme s’alluma. — Ceinturons, bottes ? — Oui. Il regarda à droite et à gauche. — Pistolets ? — Vous pouvez trouver ça ? Le maréchal des logis sourit et fit un signe emphatique, pour bien manifester qu’il n’était pas n’importe qui. — Coûte cher. — Il faut que ce soient des pistolets russes, des vrais, dit Keitel, qui espérait que cette conversation en petit nègre était suffisamment claire. — Oui, je peux avoir ça. — Combien de temps ? — Une heure. — Combien ? — Cinq mille marks, pas pistolets. Cinq mille marks encore, dix pistolets. À ce prix-là, Keitel savait que c’était de l’escroquerie. Il leva ses doigts une nouvelle fois. — Dix mille marks, oui, je paie. Et pour manifester qu’il était sérieux, il lui montra une liasse de billets de cent marks. Il en mit un dans la poche du soldat. — J’attends une heure. — Je reviens ici, une heure. Le soldat quitta les lieux. Keitel se rendit à la Gasthaus la plus proche et commanda une bière. — Facile comme tout, dit-il à un collègue. Je croirais presque que c’est un piège. — Tu as entendu parler du char ? — Le T-80 ? Oui, pourquoi ? — C’est Willi Heydrich qui a fait le coup pour le compte des Américains. — Willi ? — Keitel hocha la tête. — Il a touché combien ? — Cinq cent mille marks. Quels cons, ces Américains. — Mais ils ne le savaient pas encore. L’homme eut un rire triste. Cinq cent mille DM avaient suffi à l’ex-Oberstleutnant Wilhelm Heydrich pour monter une boîte — une Gasthaus comme celle-ci — qui lui procurait un niveau de vie largement supérieur à ce qu’il aurait pu espérer à la Stasi. Heydrich était l’un des subordonnés les plus prometteurs de Keitel, et maintenant, il avait tout lâché, abandonnant son héritage politique, pour devenir citoyen de la nouvelle Allemagne, un de plus. Son entraînement au renseignement lui avait servi une dernière fois, il s’était foutu des Américains. — Et le Russe ? — Celui avec qui il a fait le marché ? Ha ! soupira l’homme. Deux millions de marks. Il a sûrement versé quelque chose au commandant de la division, il a eu sa Mercedes et a placé le reste à la banque. Son unité est rentrée en Union soviétique peu après, et un char de plus ou de moins dans une division ?... Même les inspecteurs n’ont rien dû voir. Ils continuèrent à discuter en regardant la télé accrochée au-dessus du bar — une horrible habitude empruntée aux Américains, songea Keitel. Quarante minutes plus tard, il sortit, et son collègue resta là à le surveiller. Après tout, il pouvait s’agir d’un piège. Le maréchal des logis russe ne tarda pas à revenir, tout sourire, mais les mains vides. — Où est-ce ? lui demanda Keitel. — Camion, à côté..., expliqua-t-il par gestes. — Ecke ? Coin ? — Da, le mot, coin. Um die Ecke. Il faisait de grands signes de tête. Keitel fit un geste à son collègue, qui alla chercher la voiture. Erwin avait envie de demander au sous-officier combien il reversait à son lieutenant, lequel prélevait en général un pourcentage important, mais ça n’avait pas d’importance. Un camion léger GAZ-69 de l’armée soviétique était garé une rue plus loin. Il suffisait de ranger la voiture derrière et de transférer la marchandise. Mais Keitel commença bien sûr par vérifier ce qu’il achetait. Il y avait dix tenues de combat camouflées, assez légères, mais de bonne qualité, car destinées à des officiers. Dix bérets noirs avec une étoile rouge et un insigne représentant un tank assez antique tenaient lieu de coiffures. Les épaulettes portaient les trois étoiles de colonel plein. Il y avait aussi des ceinturons et des bottes. — Pistolen ? demanda Keitel. L’homme commença par vérifier qu’il n’y avait personne, avant de sortir dix boîtes de carton. Keitel en montra une au hasard, il l’ouvrit. Elle contenait un PM Makarov. C’était une arme automatique neuf millimètres copiée sur le modèle allemand Walther PP. Pour manifester sa générosité, le Russe y avait ajouté cinq boîtes de munitions. — Ausgezeichnet, fit Keitel en cherchant son argent. Il compta neuf mille neuf cents marks. — Merci, dit le Russe. Si vous besoin autre chose, vous voir moi, oui ? — Merci. Keitel lui serra la main et monta en voiture. — Dans quel monde vivons-nous ? fit le chauffeur en démarrant. Trois ans avant, ces soldats seraient passés en cour martiale — peut-être même auraient-ils été fusillés. — Voilà, nous venons d’enrichir l’Union soviétique d’une dizaine de milliers de marks. Le conducteur poussa un grognement. Doch, et la « marchandise » a dû leur en coûter péniblement deux mille ! Comment appelle-t-on ça ?... — Un prix de gros. Keitel ne savait pas s’il devait rire ou pleurer. — Nos amis russes apprennent vite. Ou alors, c’est parce que ces moujiks ne savent pas compter au-delà de dix. — Notre projet est dangereux. — C’est vrai, mais on est bien payés. — Vous croyez que je fais ça pour de l’argent ? demanda l’homme, outré. — Non, mais à partir du moment où on risque sa vie, ça mérite salaire. — C’est vrai, mon colonel. Keitel ne s’était encore jamais encore vraiment interrogé sur ce qu’il était en train de faire. Bock ne lui avait rien dit. Malgré son professionnalisme, Keitel avait oublié de se souvenir d’une chose : il travaillait avec un terroriste. * * * Ghosn trouvait l’air étrangement calme. Il n’avait encore jamais vu autant de neige. Il en était tombé cinquante centimètres, et, avec les flocons qui continuaient, l’air étouffait les sons à un point incroyable. On entendait le silence, se dit-il, à l’abri de l’auvent. — Tu aimes ça, hein ? lui demanda Marvin. — Oui. — Quand j’étais gosse, on avait des tempêtes terribles, pas comme celle-là, il tombait des mètres de neige, et parfois un mètre en une seule fois. En plus, il faisait vraiment froid, moins vingt ou moins trente. Quand tu mettais le nez dehors, t’avais l’impression d’être sur une autre planète, et tu t’imagines ce que c’était cent ans plus tôt, quand on habitait dans un tipi avec la femme et les bébés, les chevaux dehors, quand tout était pur et propre. Ça devait être extra, mec, ça devait être vachement sympa. Ce type était un poète, mais il était stupide. Une vie aussi primitive, quand la plupart des enfants mouraient avant d’avoir un an, crevaient de faim en hiver parce qu’il n’y avait pas de gibier à chasser. Et quelle pitance trouvaient les chevaux ? Et comment faisaient-ils sous la neige ? Combien d’hommes et de bêtes mouraient de froid ? Pourtant, il portait cette existence aux nues. C’était stupide. Marvin était courageux, tenace, fort, dévoué, mais il ne comprenait rien, il ne connaissait pas Dieu et vivait à sa fantaisie. Ce n’était vraiment pas de chance. — Quand partons-nous ? — Laissons deux heures aux types de l’Équipement pour déblayer les routes. Tu prendras la voiture — c’est une traction avant, facile à conduire. Je prendrai le camion. On n’est pas pressé, pas vrai ? Et il ne faut pas prendre de risques. — Tu as raison. — Rentrons avant de geler sur pied. * * * — Faudrait qu’ils se décident à nettoyer un peu l’atmosphère, dit Clark quand il eut fini de tousser. — C’est dégueulasse, approuva Chavez. Ils avaient loué une petite chambre pas loin de l’aéroport ; tout ce dont ils avaient besoin tenait dans les placards. Ils avaient établi les contacts voulus. L’équipe de maintenance habituelle serait malade à l’arrivée du 747. Une maladie de convenance, bien entendu. Finalement, ce n’était pas si difficile d’introduire l’équipe de la CIA à bord. Les Mexicains n’aimaient pas spécialement les Japonais, au moins les officiels, qu’ils trouvaient encore plus arrogants que les Américains. Et pour un Mexicain, ce n’est pas peu dire. Clark consulta sa montre : encore neuf heures à subir cet air infect. Ce n’était qu’une courte visite de courtoisie pour voir le président mexicain, selon toute vraisemblance, avant d’aller rencontrer Fowler à Washington. Cela rendait encore plus facile la mission de Clark et Chavez. * * * Ils partirent pour Denver à minuit pile. Les équipes des Ponts et chaussées du Colorado avaient bien fait leur travail, tout ce qui n’avait pas été enlevé avait été sablé et salé, et le trajet qui prend une heure en temps normal ne leur demanda qu’un quart d’heure de plus. Marvin s’occupa des réservations, paya trois nuits cash, et demanda une facture pour une prétendue note de frais. L’employé remarqua le logo d’ABC sur le camion, et regretta de leur avoir donné des chambres sur la cour. S’ils s’étaient garés devant, il aurait peut-être eu davantage de clients. Dès qu’ils furent repartis, le réceptionniste retourna devant la télé. Les supporters du Minnesota devaient arriver le lendemain, et ça promettait un joli chahut. * * * L’entrevue avec Lyalin se révéla plus facile à organiser que prévu. La rencontre de Cabot avec le nouveau chef de la CIA coréenne s’était passée au mieux — les Coréens connaissaient leur métier — et il avait pu partir pour le Japon avec douze heures d’avance. Le chef de l’antenne avait un lieu de prédilection, un restaurant de geishas situé à un kilomètre de l’ambassade. C’était en outre un endroit facile à surveiller. — Voilà mon dernier rapport, dit l’agent Mushashi, en lui tendant une enveloppe. * * * — Notre président est très impressionné par la qualité de vos informations, répondit Cabot. — Et moi par mes honoraires. — Alors, que puis-je pour vous ? — Je voulais m’assurer que vous me preniez bien au sérieux, dit Lyalin. — Mais oui, lui affirma Cabot. « Ce type croit-il qu’on lui file des millions de dollars pour le plaisir ? » C’était la première fois que Cabot se trouvait en face d’un agent. On l’avait prévenu de ce à quoi il devait s’attendre, mais il était tout de même un peu surpris. — J’ai l’intention de passer de l’autre côté dans un an, avec ma famille. Que comptez-vous faire pour moi ? — Eh bien, on vous interrogera un bout de temps, puis on vous aidera à trouver un endroit agréable où vous puissiez vivre et travailler. — Où ça ? — Où vous voulez, dans des limites raisonnables. Cabot parvenait mal à cacher son exaspération, c’était le boulot d’un officier traitant débutant. — Que voulez-vous dire, dans des limites raisonnables ? — On ne vous laissera pas vous installer en face de l’ambassade d’URSS. Vous pensez à quelque chose ? « Et c’est pour ça que vous vouliez me voir ? » — Vous aimez quel genre de climat ? — Plutôt chaud, je crois. — Eh bien, pourquoi pas la Floride ? Il y a beaucoup de soleil. — Je vais réfléchir. — L’homme se tut. — Vous ne mentez pas ? — Monsieur Lyalin, nous prenons le plus grand soin de nos hôtes. — OK. Je vais continuer à vous envoyer mes rapports. Et il quitta les lieux sans plus de façons. Marcus Cabot réussit à rentrer un juron, mais le regard qu’il jeta au chef de poste déclencha un fou rire. — C’est la première fois qu’un rendez-vous va aussi vite, non ? — Vous voulez dire que c’est terminé ? Cabot n’arrivait pas à y croire. — Monsieur le directeur, c’est un métier bizarre. Ça paraît dingue, mais vous venez de faire quelque chose de très important, lui dit Sam Yamata. Maintenant, il est convaincu qu’on s’occupe de lui. Et vous avez eu raison de faire allusion au président. — Si vous le dites. Cabot ouvrit l’enveloppe et commença à lire. — Seigneur tout-puissant ! — Quelque chose au sujet du voyage du premier ministre ? — Oui, et des détails que nous n’avions pas. La banque, les pots-de-vin à d’autres responsables... On n’aurait même plus besoin de sonoriser son avion... — Sonoriser son avion ? demanda Yamata. — Faites comme si vous n’aviez rien entendu. Le chef de poste fît signe qu’il avait compris. — C’est impossible, vous n’êtes jamais venu. — Il faut que j’envoie ça à Washington le plus rapidement possible. Yamata consulta sa montre. — C’est trop tard pour le vol régulier. — Il n’y a qu’à l’envoyer en fax protégé. — Nous ne sommes pas équipés pour ça, côté Agence, je veux dire. — Et les types de la NSA ? — Ils ont ce qu’il faut, monsieur le directeur, mais on vous a prévenu, la sécurité de leurs systèmes... — Il faut absolument que le président en prenne connaissance, ça doit partir. Je le prends sur moi. — Bien, monsieur. 33 PASSAGES Ça faisait du bien de se lever à une heure décente — huit heures — et d’être chez soi un samedi. Sans mal au crâne. Voilà qui ne lui était pas arrivé depuis des mois. Il avait prévu de passer la journée chez lui, sans rien de plus précis à faire que se raser et aller à la messe du soir. Il comprit vite que, le matin, ses enfants restaient collés devant la télé, à regarder des dessins animés. Il s’agissait apparemment de tortues dont il n’avait jamais entendu parler. Après mûre réflexion, il décida de les laisser faire. — Comment vas-tu ? demanda-t-il à Cathy qui gagnait la cuisine. — Pas trop mal. Je... oh, bon sang ! Le bruit était caractéristique : la sonnerie de la ligne protégée. Jack se précipita dans la bibliothèque pour décrocher. — Ouais ? — Ryan, ici le Centre opérations. Sabre, ajouta l’officier de permanence. — OK. Jack raccrocha. — Bon Dieu ! — Qu’est-ce que c’est ? demanda Cathy par la porte. — Il faut que j’y aille. Et pendant que j’y suis, je serai sans doute obligé d’y rester demain. — Écoute, Jack... — Écoute, chérie, je t’ai dit que j’avais encore deux choses à faire avant de me tirer. Il y en a une qui arrive juste maintenant, et il faut que j’y aille, tu comprends ? — Où vas-tu exactement, ce coup-là ? — Au bureau, c’est tout. Je n’ai pas de mission à l’étranger en perspective. — Il va neiger cette nuit, une grosse chute. — Eh bien, je pourrai toujours rester sur place. — Je ne serai contente que quand tu auras quitté cet endroit pour de bon. — Tu peux encore tenir le coup deux mois ? — Deux mois ? — Le 1er avril, je serai parti. Tope là ? — Jack, ce n’est pas que je n’aime pas ce que tu fais, mais... — Oui, je sais, les horaires. Moi aussi, je me fais à l’idée de démissionner, de redevenir un homme comme tout le monde. Je vais changer. Cathy courba l’échiné sous le poids de la fatalité et retourna à la cuisine. Jack s’habilla décontracté, il n’avait pas besoin de mettre un costume pendant le week-end. Il décida même de ne pas mettre de cravate et de conduire lui-même. Une demi-heure plus tard, il était en route. * * * Il faisait un temps superbe cet après-midi-là, au-dessus du détroit de Gibraltar. Autrefois, à en croire les géologues, l’étroit passage avait été une chaîne de montagnes, et la Méditerranée, une vallée aride que l’océan Atlantique avait submergée. Le spectacle aurait été parfait vu d’ici, à dix mille mètres d’altitude. Le plus agréable, c’est qu’il n’avait plus à se soucier du trafic commercial. Il lui suffisait d’écouter la fréquence de veille pour s’assurer qu’aucun avion de ligne ne viendrait le gêner. Ou, pour dire les choses plus honnêtement, le contraire. — Voilà notre escorte, fit Robby Jackson. — C’est la première fois que je le vois, répondit le lieutenant de vaisseau Walters. Il s’agissait du porte-avions soviétique Tbilissi, le premier vrai porte-avions de la Flotte russe. Soixante-cinq mille tonnes, trente avions, une dizaine d’hélicoptères. Il était accompagné par les croiseurs Slava et Maréchal Oustinov, ainsi que par ce qui ressemblait à un Sovremenny, et par deux destroyers classe Oudaloy. Ils faisaient route vers l’est en formation serrée, et se trouvaient à deux cent quarante nautiques derrière le groupe du TR A une demi-journée ou à une demi-heure, ça dépendait. — On les survole ? demanda Walters. — Non, pourquoi aller les emmerder ? — On dirait qu’ils sont pressés..., dit le radariste qui les observait dans ses jumelles. Je dirais qu’ils sont à trente-cinq noeuds. — Ils essaient peut-être seulement de franchir le détroit aussi rapidement que possible. — J’en doute, patron. À votre avis, qu’est-ce qu’ils sont venus faire ? — La même chose que nous, d’après les renseignements. S’entraîner, montrer le pavillon, se faire des copains, influencer les gens. — Vous avez déjà eu affaire à eux ?... — Ouais, un Forger m’a balancé un infrarouge au cul, y a quelques années, mais j’ai ramené mon Tom sans problème. Robby réfléchit un instant. — Ils ont dit qu’il s’agissait d’un accident, je pense que le pilote a été sanctionné. — Vous y croyez ? Jackson jeta un dernier coup d’oeil au groupe soviétique. — Bien sûr. — La première fois que j’ai vu une photo de ce truc, je me suis dit qu’il y avait une décoration à gagner. — Calmez-vous, Shredder. D’accord, on les a vus. Robby appuya sur le manche pour revenir à l’est. Il y allait doucement, alors qu’un jeune pilote aurait fait un virage serré. Pourquoi fatiguer inutilement la cellule ? Derrière, le lieutenant de vaisseau Henry « Shredder » Walters se disait, lui, que le chef de groupe se faisait vieux. Pas si vieux que ça. Le capitaine de vaisseau Jackson était toujours aussi alerte. Son siège était avancé au maximum, car il n’était pas très grand, et cela lui donnait une excellente visibilité. Il balayait constamment des yeux, de gauche à droite et de haut en bas, jetant un coup d’oeil aux instruments à peu près une fois toutes les minutes. Il s’inquiétait surtout du trafic commercial et des avions privés. C’était un week-end, et les gens aimaient bien faire le tour du rocher pour prendre des photos. Jackson savait qu’un civil dans un Learjet pouvait être aussi dangereux qu’un Sidewinder... — Putain ! À neuf heures ! Le capitaine de vaisseau Jackson tourna vivement la tête à gauche. À quinze mètres, il y avait un Mig-29 Fulcrum-N, la version aéronavale de l’intercepteur russe. Le pilote le regardait derrière sa visière. Robby vit quatre missiles accrochés sous les ailes, le Tomcat n’en avait que deux. — Il est arrivé par en dessous, fit Shredder. — Astucieux de sa part. Robby prenait la chose avec calme. Le pilote russe lui fît un grand signe, et Robby lui rendit son salut. — Bon Dieu, s’il voulait... — Shredder, vous vous calmez ? Ça fait presque vingt ans que je pratique les Russes. J’en ai intercepté plus que vous n’avez sauté de nénettes. On n’est pas venus pour ça, je voulais seulement voir leur formation. En bas, il s’est dit qu’il allait venir nous dire bonjour, en voisin. Robby appuya un peu sur le manche et son avion s’enfonça de quelques mètres. Il voulait examiner le ventre du Russe. Pas de réservoir supplémentaire, quatre missiles, des AA-11 « Archer », comme les appelait l’OTAN. La crosse paraissait plus fragile que celle des avions américains, et il se souvint de ce qu’il avait lu sur les problèmes qu’avaient rencontrés les Russes à l’appontage. L’aviation embarquée était quelque chose de nouveau pour eux. Il leur faudrait des années pour tout apprendre. À part ça, c’était un avion très impressionnant. Il était peint de leur nouvelle peinture, ce gris assez agréable qu’utilisaient les Russes alors que les Américains avaient adopté quelques années plus tôt un gris anti-infrarouge. La couleur des Russes était plus jolie, celle des Américains plus efficace, mais elle donnait à leurs avions un aspect lépreux assez désagréable. Il releva le numéro pour le donner au renseignement, mais il n’arrivait pas à voir le pilote. Il avait baissé la visière de son casque et portait des gants. Robby reprit de l’altitude et fit un geste au Russe pour le remercier de ne pas avoir bougé. Celui-ci lui rendit son salut. « Comment t’appelles-tu, mon garçon ? » se dit Robby. Il se demandait ce que le Russe pouvait bien penser de la silhouette peinte sous son cockpit. En petites lettres, on lisait : Mig-29,17-1-91. « Vaut mieux pas trop traîner dans le coin. » * * * Le 747 se posa après son long vol transpacifique, sans doute au grand soulagement de l’équipage, songea Clark. Douze heures de vol, ce devait être emmerdant au possible, surtout pour arriver dans cette bulle de brouillard. L’appareil roula, vira et vint s’arrêter à un endroit où stationnaient une fanfare, plusieurs rangées de civils et de militaires, sans parler du traditionnel tapis rouge. — Tu sais, après avoir passé tout ce temps en l’air, je serais trop crevé pour faire quoi que ce soit d’intelligent, fit tranquillement Chavez. — Alors, n’essaie jamais de devenir président, lui répondit Clark. — Comme vous voudrez, monsieur C. On approcha la passerelle et la porte s’ouvrit. La musique entonna un hymne quelconque — les deux agents de la CIA étaient trop loin pour distinguer l’air —, les équipes de télé habituelles s’approchèrent. Le premier ministre japonais fut accueilli par le ministre des Affaires étrangères mexicain, écouta une brève allocution, répondit de la même manière, passa en revue les troupes qui étaient plantées là depuis une heure et demie, avant de faire enfin la première chose intelligente de la journée. Il monta dans une limousine et gagna l’ambassade pour prendre une douche — ou plus probablement, se dit Clark, un bain brûlant. Le bain à la japonaise était certainement le meilleur remède après un voyage aérien, une longue immersion dans de l’eau à plus de quarante degrés. Voilà qui vous sortait la crasse de la peau et détendait les muscles. Quel dommage que les Américains n’aient pas adopté cette habitude ! Dix minutes après, la dernière personnalité était partie ; les troupes se dispersèrent, on roula le tapis, et les hommes de l’entretien furent convoqués dans l’avion. Le pilote avait une brève conversation avec le chef mécanicien, l’un des gros Pratt et Whitney chauffait un peu. À part ça, tout marchait. L’équipage de l’appareil partit se reposer, et trois gardes prirent position autour de l’avion, deux autres à l’intérieur. Clark et Chavez pénétrèrent à bord, montrèrent leurs laissez-passer aux officiels Mexicains et Japonais, et se mirent à l’ouvrage. Ding commença par les toilettes, en prenant tout son temps : on lui avait dit que les Japonais étaient très exigeants sur ce point. Il suffisait d’entrer dans la cabine pour comprendre que les citoyens de ce pays avaient le droit de fumer. Il vérifia tous les cendriers, dont plus de la moitié avaient besoin d’être vidés et nettoyés. Il ramassa ensuite les revues et les journaux. Une autre équipe de nettoyage sortit les poubelles. À l’avant, Clark vérifiait le placard du bar. On aurait dit qu’une bonne moitié des passagers étaient montés à bord avec une soif épouvantable, il y avait de solides buveurs dans le tas. Il fut ravi de constater que les techniciens de Langley ne s’étaient pas trompés sur la marque de scotch que servait la JAL. Il termina par la salle à manger située derrière le cockpit. C’était exactement conforme à la maquette sur ordinateur qu’il avait étudiée pendant des heures. Quand il eut terminé ses opérations de nettoyage, il était certain qu’il serait très facile de faire sortir la bouteille qui l’intéressait. Il aida Ding à transporter les sacs-poubelle et quitta l’appareil à l’heure du dîner. En regagnant sa voiture, il passa un petit billet à un agent de la CIA du poste de Mexico. * * * — Bon Dieu ! jura Ryan. Ça vient du Département d’État ? — Oui, monsieur. Le directeur Cabot a donné l’ordre de le transmettre par fax, il voulait gagner du temps. — Sam Yamata ne lui a pas expliqué ce que c’était que la ligne de changement de date et le décalage horaire ? — J’ai bien peur que non. Il n’y avait pas de raison de s’en prendre davantage à ce type du service Japon. Ryan relut une nouvelle fois les feuillets. — Bon, qu’en pensez-vous ? — Je pense que le premier ministre est en train de tomber dans une embuscade. — C’est quand même incroyable, non ? fit Ryan. Passez ça à la Maison Blanche, ça va sûrement intéresser le président. — Bien. L’homme repartit. Ryan appela ensuite les opérations. — Des nouvelles de Clark ? demanda-t-il sans préambule. — Il dit que ça s’est bien passé. Il est prêt pour la suite, les avions d’accompagnement sont parés. Nous n’avons pas eu connaissance d’un changement dans le programme du premier ministre. — Merci. — Vous êtes là jusqu’à quelle heure ? Jack regarda dehors, la neige recommençait à tomber. — Peut-être toute la nuit. La tempête se renforçait, l’air froid venu de l’ouest rencontrait une dépression qui arrivait de la mer. À Washington, les plus grosses tempêtes de neige venaient toujours du sud, et la météo annonçait vingt à vingt-cinq centimètres. Quelques heures plus tôt, ils parlaient de moitié moins. Il avait le choix entre deux solutions : partir tout de suite, et essayer de revenir le lendemain matin, ou passer la nuit sur place. Malheureusement, c’est cette deuxième option qui semblait la meilleure. * * * Golovko était lui aussi à son bureau, mais, à Moscou, il était déjà très tard. Cela ne contribuait pas à améliorer son humeur, déjà assez mauvaise. — Alors ? demanda-t-il à l’homme de permanence transmissions. — On a eu de la chance. Ce document a été transmis par fax depuis l’ambassade américaine à Tokyo, ajouta-t-il en lui tendant la feuille. La feuille de papier thermique était recouverte de gribouillis, avec des lettres qui surgissaient de temps en temps, mais dans le désordre, sans compter les taches dues au bruit. Une partie en était malgré tout lisible, peut-être vingt pour cent, en anglais. En tout, deux phrases et un paragraphe complet. — Alors ? redemanda Golovko. — Quand j’en ai parlé à la section Japon pour recueillir leurs commentaires, voici ce qu’ils m’ont donné. — Il lui tendit un second document. — J’ai souligné les paragraphes. Golovko lut le texte russe, et le compara à la version anglaise. — C’est une traduction mot à mot. Notre document est arrivé comment ? — Par la valise diplomatique. Ça n’a pas été transmis, parce que deux des machines de chiffrement de Tokyo étaient en panne, et le résident a décidé que ça pouvait attendre. On sait qu’ils n’ont pas percé notre chiffre, mais peu importe, ils l’ont eu quand même. — Qui travaille là-dessus ? Lyalin ? — Oui, fît Golovko, surtout pour lui-même. Il commença par appeler l’officier de suppléance de la Première Direction. — Colonel, ici Golovko. Je veux que vous envoyiez un message flash au résident de Tokyo. Je veux que Lyalin revienne à Moscou immédiatement. — Quel est le problème ? — Le problème, c’est que nous avons une fuite de plus. — Lyalin est quelqu’un de très efficace, je connais la valeur de ce qu’il nous envoie. — Et les Américains aussi. Envoyez immédiatement ce message. Ensuite, je veux sur mon bureau tout ce qui a été envoyé par Chardon. — Golovko raccrocha et regarda le major qui était toujours debout devant lui. — Quand je pense au mathématicien qui a trouvé tout ça, si seulement nous avions pu l’avoir cinq ans plus tôt ! — Il lui a fallu dix ans pour mettre au point sa théorie sur le chaos. Si ses travaux sont rendus publics un jour, il aura la médaille Planck. Il est parti des travaux de Mandelbrot à Harvard et de MacKenzie à Cambridge et... — Je vous crois sur parole, major. La dernière fois que vous avez essayé de m’expliquer tout ça, j’ai eu un mal de crâne épouvantable. Nos travaux avancent ? — Nous faisons des progrès tous les jours. Le seul système qui nous résiste encore, c’est celui que vient de mettre en place la CIA. On dirait qu’ils utilisent un nouveau principe, mais nous travaillons dessus. * * * Le président Fowler embarqua dans l’hélicoptère VH-3 des marines avant que la neige soit trop abondante. C’était son appareil personnel, qui portait l’indicatif Marine-One. Il était peint en blanc sur le dessus et en vert olive dessous, il n’y avait pas d’autre marque particulière. Elizabeth Elliot embarqua derrière lui, et les journalistes le remarquèrent. Il n’y en avait plus pour longtemps, avant qu’ils ne racontent l’histoire de ces deux-là. Le président s’en chargerait peut-être pour eux, en épousant cette pute. Le pilote, un lieutenant-colonel des marines, fit monter les deux turbines à pleine puissance puis tira sur le collectif et décolla doucement. Il prit le cap nord-ouest. Presque aussitôt, il fut obligé de voler aux instruments, et il n’aimait pas trop ça. Surtout avec le président à bord. Il n’y avait rien de pire que de voler par temps de neige. Toutes les références visuelles disparaissaient. Quand il regardait par la verrière, le pilote le plus expérimenté était désorienté et avait le mal de l’air au bout de quelques secondes. Le ventilo était doté de tous les équipements de sécurité possibles, y compris un radar anti-collisions, et il bénéficiait en outre des services de deux contrôleurs aériens qui ne s’occupaient que de lui. Même par temps clair, n’importe quel idiot à bord d’un Cessna pouvait risquer la collision avec Marine-One. Le colonel s’entraînait régulièrement à réagir dans un cas de ce genre, aussi bien en vol que sur le simulateur installé sur la base aéronavale d’Anacostia. — Le vent est plus fort que je ne croyais, observa le copilote, un commandant. — On risque de se faire secouer au-dessus de la montagne. — On aurait dû décoller un peu plus tôt. Le pilote bascula un commutateur sur son intercom, ce qui le mettait en communication avec les deux agents des services secrets à l’arrière. — Vérifiez que les ceintures sont bien attachées, on va se faire secouer. — OK, merci, répondit Pete Connor. Il vérifia que tout le monde était bien sanglé. Les passagers avaient trop l’habitude de voler pour s’inquiéter outre mesure, mais il était comme tout le monde, il aimait mieux les voyages tranquilles. Il vit que le président, très décontracté, était plongé dans un dossier qu’on lui avait remis quelques minutes avant de partir. Connor s’enfonça confortablement dans son siège. D’Agustino et lui aimaient bien Camp David. Une compagnie de marines triés sur le volet assurait la protection. Ils s’appuyaient sur le système de surveillance électronique le plus sophistiqué qu’on puisse trouver aux États-Unis. Et il y avait en outre les agents habituels des services secrets. On n’attendait personne au cours du week-end, sauf peut-être le courrier de la CIA qui venait en voiture. Tout le monde pourrait se détendre, se dit Connor, y compris le président et sa petite amie. — Ça ne s’améliore pas. Les cons de la météo feraient mieux de regarder ce qui se passe à leur fenêtre. — Ils ont parlé de vingt-cinq centimètres. — Je parie qu’il y en aura plus de trente. — C’est toujours vous qui avez raison pour le temps, rappela le copilote au colonel. — Hé oui, Scotty, j’ai un don. — Ça pourrait s’améliorer demain soir. — Je le croirai quand je le verrai. — La température risque de descendre à moins quinze, peut-être un peu plus bas. — Ça, je veux bien le croire, fit le colonel, qui vérifiait son altitude, le compas, l’horizon artificiel. Il regarda dehors, mais il ne voyait que les flocons emportés par le souffle du rotor. — Quelle est la visibilité, à votre avis ? — Oh, peut-être une trentaine de mètres dans les trouées, une cinquantaine à tout casser. Mais il n’eut plus du tout envie de sourire quand il pensa au givre. — Quelle est la température extérieure ? murmura-t-il tout bas. — Moins 12 °C, dit le colonel, sans avoir besoin de consulter le thermomètre. — On remonte ? — Ouais. Un peu plus bas, il risque de faire plus froid. — Connerie de temps. Une demi-heure plus tard, ils commencèrent à faire des cercles au dessus de Camp David. Ils voyaient les feux de l’hélizone — la visibilité était meilleure vers le bas. Le copilote jeta un regard derrière pour observer le capotage du train. — On a un peu de glace, mon colonel. Il vaudrait mieux poser la bête vite fait avant que ça se gâte pour de vrai. Vent trente noeuds au trois-zéro-zéro. — Je trouve qu’il devient un peu lourd. Le VH-3 pouvait résister à un givrage de deux cents kilos de glace par minute dans les bonnes — enfin, mauvaises — conditions. — Connards de météos. OK, je vois la zone. — Deux cents pieds, vitesse indiquée trente, psalmodia le commandant. Cent-cinquante à vingt-cinq... cent et en dessous de vingt... ça se présente bien... cinquante pieds et vitesse sol nulle... Le pilote relâcha le collectif. La neige du sol commença à voler en poussière sous le souffle, ce qui créait les conditions particulièrement détestables, qu’on appelle le fantôme blanc. Les références visuelles, qui venaient juste de reparaître, disparurent de nouveau. L’équipage avait le sentiment d’être dans une balle de ping-pong. Une rafale de vent chassa l’hélico sur la gauche et le fit pivoter. Les yeux du pilote revinrent immédiatement sur l’horizon artificiel. Il se rendit compte qu’il basculait, et il savait que cela représentait un risque aussi grave qu’inattendu. Il agit sur le cyclique pour remettre l’appareil à plat, et lâcha le collectif pour se plaquer au sol. Il valait encore mieux faire un atterrissage un peu rude que de mettre le rotor dans des arbres qu’il ne voyait même pas. L’hélicoptère tomba comme une pierre — d’un mètre cinquante de hauteur. Avant que les passagers aient eu le temps de se rendre compte qu’il se passait quelque chose, il était posé et en sécurité. — C’est pour ça qu’on vous laisse trimbaler le patron, dit le commandant sur l’intercom. Bien joué, mon colonel. — Je crois que j’ai cassé quelque chose. — C’est aussi mon avis. Le pilote appuya sur un commutateur de l’intercom. — Désolé, nous avons ramassé une rafale juste au-dessus de la zone. Tout le monde va bien derrière ? Le président était déjà debout, et il se pencha dans le cockpit. — Vous aviez raison, mon colonel, on aurait dû partir plus tôt. C’est ma faute, ajouta aimablement Fowler. Mais bon sang, se dit-il, il voulait ce week-end. Le détachement de rampants de Camp David ouvrit la porte de l’hélico. Une jeep couverte s’approcha aussi près que possible, pour que le président et sa suite ne risquent pas de prendre froid. L’équipage attendit qu’ils soient partis pour aller constater les dégâts. — C’est ce que je pensais. — La goupille sur l’hydraulique ? — Le commandant se pencha pour regarder. — Oui, c’est ça. L’atterrissage avait été si dur que la goupille sur l’amortisseur du train droit avait été écrasée. Il allait falloir réparer. — Je vais aller voir si on a une pièce de rechange, dit le chef d’équipe. Dix minutes plus tard, il revint, assez déçu : il n’y en avait pas. C’était bien embêtant. Il passa un coup de fil à la base d’hélicos d’Anacostia, et leur demanda d’en faire venir quelques-unes par la route. Il n’y avait rien de mieux à faire tant qu’elles n’étaient pas là. En cas de nécessité grave, l’appareil pouvait encore voler, bien sûr. Une équipe de fusiliers-marins allait assurer la garde de l’hélico, comme d’habitude, pendant qu’une autre escouade faisait des rondes dans les bois autour de l’hélizone. * * * — Qu’y a-t-il, Ben ? — On peut dormir quelque part, ici ? demanda Goodley. Jack fit un signe de tête. — Vous pouvez prendre le divan, dans le bureau de Nancy, si vous voulez. Votre papier avance ? — De toute façon, je vais travailler toute la nuit. J’ai eu une nouvelle idée. — Laquelle ? — Ça peut paraître un peu fou — personne n’a jamais vérifié que notre ami avait bien rencontré Narmonov. — Que voulez-vous dire ? — La semaine dernière, Narmonov a été absent de Moscou le plus clair du temps. S’il n’y a pas eu d’entrevue, c’est que ce type nous a menti, non ? Jack ferma les yeux et pencha la tête sur le côté. — Pas mal, Goodley, pas mal. — Nous connaissons tous les déplacements de Narmonov. J’ai demandé à des gens de vérifier ceux de Kadishev. On remonte tout jusqu’en août dernier. Quitte à regarder, autant le faire à fond. Mon papier risque d’avoir un peu de retard, mais je viens seulement d’avoir cette idée, ce matin, en fait. Et j’ai cherché les renseignements toute la journée. C’est plus difficile que je ne pensais. Jack alla contempler le spectacle de la tempête à la fenêtre. — Je crois que je vais être coincé ici un bout de temps. Vous avez besoin d’aide ? — Commençons par aller dîner. * * * Oleg Yourevitch Lyalin prit le vol de Moscou avec des sentiments mitigés. Se faire convoquer était une chose normale, mais il était troublant que cela lui arrive juste après sa rencontre avec le directeur de la CIA. C’était sans doute une simple coïncidence. Il était plus probable que cela eût quelque chose à voir avec les dernières informations qu’il avait transmises à Moscou, au sujet du voyage du premier ministre japonais en Amérique. Il y avait une chose qu’il n’avait pas dite à la CIA : il s’agissait des ouvertures que le Japon avait faites à l’Union soviétique, en lui proposant d’échanger de la haute technologie contre du pétrole et du bois. Quelques années avant, ce marché aurait fait bondir les Américains. C’était l’aboutissement d’une affaire à laquelle Lyalin travaillait depuis cinq ans. Il s’installa confortablement dans son siège, et s’autorisa un peu de détente. Après tout, il n’avait jamais trahi son pays. * * * Les camions d’émission satellite étaient rangés en deux lots. Les onze premiers étaient garés sous les murs du stade. Il y en avait encore trente et un deux cents mètres plus loin. Il s’agissait de camions plus petits, en bande Ku et utilisés par les chaînes de moindre importance, alors que les grandes chaînes étaient équipées de gros camions. La première tempête était passée, et une armada de véhicules de déblaiement s’activaient pour dégager le gigantesque parking du stade. Voilà le bon endroit, se dit Ghosn, juste à côté du camion « A » d’ABC. Il y avait une bonne vingtaine de mètres de libres. Il était surpris par l’absence de la sécurité. Il compta seulement trois voitures de police, juste assez pour empêcher les poivrots de gêner ceux qui travaillaient. Les Américains se sentaient tellement en sécurité. Ils avaient dompté les Russes, écrasé l’Irak, intimidé l’Iran, pacifié son propre peuple, et désormais, ils se sentaient aussi tranquilles que possible. Ibrahim se dit qu’ils devaient bien aimer leur petit confort. Même les stades étaient couverts et chauffés. — Ces trucs vont valser comme des dominos, observa Marvin, qui conduisait. — Exact, approuva Ghosn. — Tu vois ce que je t’avais dit, les mesures de sécurité ? — J’ai eu tort d’en douter, mon vieux. — On n’est jamais trop prudent. Russell démarra et ils firent un nouveau tour de piste. — Il suffit d’entrer par cette porte, et on y est directement. Les phares du camion illuminaient de rares flocons, mais il faisait trop froid pour que ça tombe encore en abondance. Les masses d’air venues du Canada se dirigeaient au sud. Cet air allait se réchauffer au-dessus du Texas, et déposerait l’humidité dont il était chargé là-bas plutôt qu’à Denver. Ghosn estimait qu’il y avait déjà une couche de cinquante centimètres. Les hommes chargés de déblayer les routes étaient remarquablement efficaces. Comme d’habitude, les Américains aimaient prendre leurs aises. Il fait froid ? On construit un stade couvert. De la neige sur les autoroutes ? On l’enlève. Les Palestiniens ? On s’en débarrasse. Même si son visage n’en montrait rien, il n’avait jamais autant détesté les Américains qu’en cet instant. Leur puissance et leur arrogance se manifestaient dans tout ce qu’ils faisaient. Ils se protégeaient contre tout ce qui pouvait les agresser, gros ou petit, ils savaient parfaitement ce qu’ils faisaient et le proclamaient à la face de la terre. Oh, mon Dieu, s’il pouvait les abattre ! * * * La flambée dégageait une chaleur agréable. Le chalet présidentiel à Camp David était bâti sur le mode traditionnel américain : de grosses poutres de bois empilées les unes sur les autres, mais les murs étaient renforcés de Kevlar, et les vitres de polycarbonate pouvaient arrêter une balle. Le mobilier était un curieux mélange d’objets ultramodernes et de vieux meubles confortables. Devant le divan où se tenait le président, trois imprimantes transmettaient les communiqués des trois plus importantes agences de presse, car ses prédécesseurs aimaient bien le contact direct avec le papier. Il y avait aussi trois téléviseurs, dont l’un réglé en permanence sur CNN. Mais pas ce soir, il regardait Cinemax. À un kilomètre de là, dans un endroit discret, des antennes recevaient toutes les chaînes satellites, sans compter les satellites de communication militaire, si bien qu’il avait à sa disposition tous les canaux de télévision commerciale, films X inclus. Mais ce genre de spectacle n’intéressait pas Fowler. Il se versa de la bière. C’était de la Dortmunder Union, célèbre bière allemande dont l’armée de l’Air l’approvisionnait par voie aérienne. Être président présente un certain nombre d’avantages agréables. Liz Elliot buvait du vin blanc français, pendant que la main gauche du président jouait dans ses cheveux. Le film était une comédie romanesque assez insipide qui rappelait quelque chose à Fowler. En fait, la vedette féminine le faisait penser à Liz, avec ses regards et ses manières. Un peu trop directe, un peu trop dominatrice, mais sans que cela diminue sa classe. Maintenant que ce Ryan était parti — ou sur le point de partir —, les choses allaient peut-être se calmer. — Je suis sûr que nous avons bien fait, tu ne trouves pas ? — Oui, Bob. — Elle but une gorgée de vin. — Tu avais raison, pour Ryan. Il valait mieux lui ménager une sortie honorable. L’essentiel, c’est qu’il soit parti, avec la petite mégère qu’il a épousée. — Je suis content de te l’entendre dire. Ce n’est pas un mauvais type, il n’est plus tout à fait à la mode de l’époque. Dépassé. — Obsolète, compléta Liz. — Ouais, lui accorda le président. Pourquoi me parles-tu de lui ? — Je peux penser à des choses plus agréables. Elle tourna le visage vers lui et lui embrassa la main. — Moi aussi, murmura le président en posant son verre. * * * — Les routes sont bloquées, lui annonça Cathy. Je crois que tu as pris une sage décision. — Ouais, c’était déjà foutu dans l’allée, juste après la porte. Je rentrerai demain soir. Au moins, je ne suis pas obligé de faire des quarts de quatre heures comme les gens d’en dessous. — Où est John ? — Il n’est pas ici en ce moment. — Oh, fit Cathy. « Et où peut-il bien être ? » — Puisque je suis là, autant en profiter pour travailler. Je te rappelle dans la matinée. — OK, salut. — C’est l’un des aspects de ce boulot qui ne me manquera pas trop, dit Jack à Goodley. Où en êtes-vous ? — Nous avons pu vérifier toutes leurs rencontres depuis le mois de septembre. — On dirait que vous allez vous écrouler. Ça fait combien de temps que vous êtes debout ? — Depuis hier, il me semble. — C’est beau d’avoir vingt ans. Emportez le dessus-de-lit, lui ordonna Jack. — Et vous ? — Il faut que je relise ce truc. — Jack tapa du plat de la main le dossier posé sur sa table. — Ça ne vous concerne pas, allez piquer un roupillon. Goodley referma la porte derrière lui, et Jack se plongea dans les documents Niitaka, mais il ne parvenait pas à se concentrer. Il enferma le dossier à clé dans son bureau et alla s’allonger sur le canapé. Le sommeil ne venait pas, et, après quelques minutes passées à fixer le plafond, il se leva en se disant qu’il ferait mieux de regarder autre chose de plus distrayant. Il alluma la télé et appuya sur les touches de la télécommande pour essayer de trouver des informations. Mais il fit une fausse manoeuvre et se retrouva sur Canal 20, une chaîne indépendante de Washington. Il était sur le point de changer quand le film lui revint. Il lui fallut un moment, mais Gregory Peck et Ava Gardner... en noir et blanc... l’Australie. « J’y suis », se dit soudain Ryan. C’était Sur la plage, Il l’avait vu des années plus tôt, un classique de la guerre froide, d’après le livre de... Nevil Shute, non ? Un film de Gregory Peck valait toujours la peine d’être regardé. C’était comme Fred Astaire. Les lendemains d’une guerre nucléaire. Jack fut tout surpris de constater à quel point il était fatigué. Il s’était couché tard, et... ... il s’assoupit, mais d’un demi-sommeil. Comme cela lui arrivait quelquefois, le film pénétra dans son cerveau, mais il rêvait en couleurs, ce qui était plus agréable que le film noir et blanc de la télé. Jack Ryan commença par endosser les différents rôles. Il conduisait la Ferrari de Fred Astaire lors de ce Grand Prix d’Australie qui avait été si dramatique. Il prenait la mer pour San Francisco à bord de l’USS Sawfish, SSN-623 (sauf que, lui disait une moitié de son cerveau, 623 était le numéro d’un autre sous-marin, l’USS Nathan Haie, non ?). Et les signaux en morse, la bouteille de Coca sur le rebord de la fenêtre, ce n’était pas très drôle, cela voulait dire qu’il devrait boire du thé avec sa femme, et il ne voulait pas, il fallait qu’il mette ce comprimé dans le biberon du bébé pour le tuer, mais sa femme ne voulait pas — ce qui se comprenait, elle était médecin. Mais c’était toujours lui qui s’en chargeait, quel dommage d’abandonner Ava Gardner sur la plage, elle le regardait prendre la mer, il allait sans doute mourir avec ses hommes une fois arrivés là-bas, s’ils y arrivaient, mais il y avait peu de chances. Les rues étaient si vides, maintenant. Cathy, Sally et Petit Jack étaient tous morts, et c’était sa faute, c’est parce qu’il leur avait fait prendre ce comprimé pour leur éviter une mort bien plus atroce, mais c’était stupide et inutile, il aurait mieux fait de prendre une arme et... — Quelle connerie ! cria Jack en se levant comme un ressort. Il regarda ses mains tremblantes, avant de reprendre complètement conscience. « Ce n’est rien, mon garçon, tu as fait un cauchemar, et ce n’était pas celui de l’hélicoptère avec Buck et John, cette fois. » C’était bien pire. Ryan chercha ses cigarettes, en alluma une, et se mit debout. La neige tombait toujours. Sur le parking, les bulldozers n’arrivaient pas à en venir à bout. Il fallait un certain temps pour se remettre d’un rêve aussi épouvantable, voir toute sa famille mourir comme ça. Il y avait tant de choses horribles. Vivement que je me tire d’ici ! Il avait accumulé trop de souvenirs, et ce n’étaient pas que de bons souvenirs. Quand il s’était trompé avant qu’on s’en prenne à sa famille, l’embarquement à bord du sous-marin, quand il s’était retrouvé sur la piste de Cheremetievo avec cet excellent Sergei Nikolaïevitch, mais du mauvais côté d’un revolver, et, pis que tout, leur évasion de Colombie en hélicoptère. C’en était trop, il était grand temps d’abandonner tout ça. Fowler et Liz venaient même de lui faire une faveur, non ? Qu’ils en soient conscients ou pas. Le monde était beau, dehors, et il avait sa part. Il en avait amélioré lui-même certains aspects, il avait aidé les autres à en faire davantage. Ce maudit film qu’il venait de vivre, c’étaient des choses qui auraient pu arriver par le passé, d’une manière ou d’une autre. Mais plus maintenant. Dehors, tout était propre et immaculé, les lampadaires du parking éclairaient le paysage juste comme il fallait, et tout paraissait plus beau que d’habitude. Maintenant, au tour de quelqu’un d’autre. — Ouais. Jack souffla sa fumée par la fenêtre. Pour commencer, il fallait qu’il perde cette habitude, Cathy allait sûrement insister. Et ensuite ? Ensuite, de longues vacances l’été prochain. Pourquoi ne pas retourner en Angleterre, et en paquebot plutôt que de prendre l’avion ? Il pouvait parcourir l’Europe entière en voiture, redevenir un homme libre, marcher sur la plage. Mais il fallait qu’il retrouve un boulot, quelque chose, Annapolis — non, ça c’était hors de question. Une société privée ? Ou l’enseignement, Georgetown ? — Espionnage 101, dit-il tout seul en rigolant. Voilà, il allait enseigner les moyens illégaux de se procurer des renseignements. « Comment diable James Greer a-t-il fait pour résister aussi longtemps dans ce panier de crabes ? Comment a-t-il fait pour supporter le stress ? En tout cas, c’est une leçon qu’il ne m’a pas transmise. » Il se dit qu’il avait besoin de dormir. Cette fois, il s’assura que la télé était éteinte. 34 MISE EN PLACE Jack fut tout surpris de constater que la neige tombait toujours. La margelle à l’extérieur de sa fenêtre, au dernier étage, était recouverte de près de soixante centimètres, et les équipes de déblaiement avaient été dépassées par les événements pendant la nuit. Le vent qui soufflait en tempête balayait la neige sur les routes et le parking plus vite qu’on ne pouvait l’enlever. Même la neige qu’ils avaient réussi à dégager se déposait ailleurs. Cela faisait des années qu’on n’avait pas vu une tempête pareille à Washington. La fièvre des réserves avait dû commencer chez les habitants, et il ne serait pas facile de refaire le plein de denrées alimentaires. Des maris et des femmes devaient déjà regarder leur conjoint d’un oeil intéressé, en se demandant s’il ne serait pas trop dur à faire cuire... Jack rigola un bon coup en allant faire le plein d’eau pour sa machine à café. En sortant de son bureau, il tapa sur l’épaule de Ben. — Secouez-vous, Ben. Il avait du mal à ouvrir les yeux. — Quelle heure est-il ? — Sept heures et demie. Vous venez de quel coin, en Nouvelle-Angleterre ? — Tout en haut du New Hampshire, ça s’appelle Litdeton. — Eh bien, allez voir par la fenêtre, ça vous rappellera votre pays. Quand Jack revint avec son eau, le jeune homme s’était levé et se tenait près de la fenêtre. — On dirait qu’il y en a cinquante centimètres, peut-être un peu plus. Alors, c’est le grand jeu ? Là d’où je viens, on appelle ça une petite bourrasque. — Et à Washington, on appelle ça l’ère glaciaire. Le café sera prêt dans quelques minutes. Ryan décida d’appeler le bureau sécurité dans le hall. — Quelle est la situation ? — Les gens appellent pour dire qu’ils ne peuvent pas venir. Mais bon sang, ceux qui étaient de service de nuit ne peuvent pas rentrer non plus. George Washington Parkway est fermée, comme le périphérique côté Maryland. Et le pont Wilson, une fois de plus. — Incroyable. OK, j’ai quelque chose d’important à vous dire. Ceci signifie que les seuls types qui risquent d’arriver sont des gens recrutés par le KGB. Tirez-les à vue. Goodley, à trois mètres de là, entendit le type éclater de rire au téléphone. — Tenez-moi au courant de la météo, et mettez-moi de côté un quatre-quatre, le GMC, au cas où j’aurais besoin d’aller quelque part. Jack raccrocha et regarda Goodley. — Les responsables ont leurs privilèges, et en plus, on en a deux. — Comment vont faire les gens pour venir ? Jack regardait le café qui commençait à couler de la machine. — Si le périphérique et George-Washington sont fermés, ça veut dire que les deux tiers des gens seront bloqués chez eux. Vous comprenez pourquoi les Russes ont tellement travaillé sur les modifications climatiques. — Mais il n’y a personne ici qui... — Non, les habitants des lieux prétendent que la neige ne se manifeste que sur les pentes des pistes de ski. Si ça ne s’arrête pas bientôt, il faudra attendre mercredi avant que les choses recommencent à fonctionner dans cette ville. — C’est à ce point ? — Vous verrez par vous-même, Ben. — Et dire que j’ai laissé mes skis de randonnée à Boston. * * * — On n’a quand même pas cogné à ce point, objecta le commandant. — Mon commandant, le tableau d’alimentation n’est pas du même avis, répondit le chef mécano. Il essaya d’enclencher un disjoncteur. Le petit morceau de plastique noir hésita un instant avant de rebondir en position ouvert. — Plus de radio à cause de celui-ci, et plus de pression hydraulique à cause de celui-là. J’ai peur que vous soyez coincé au sol pour une paie, mon commandant. Les goupilles du train d’atterrissage étaient arrivées à deux heures du matin, à la deuxième tentative. Le premier essai d’envoi, par voiture, avait échoué et il avait fallu faire appel à un véhicule militaire. Les pièces étaient arrivées par un HMMWV, et il avait eu du mal, à cause de tous les véhicules en panne sur l’autoroute entre Washington et Camp David. Les réparations auraient dû être effectuées rapidement — ce n’était pas sorcier —, mais tout d’un coup, les choses se compliquaient sérieusement. — Alors ? demanda le commandant. — Il y a sans doute un ou deux fils qui se sont détachés là-dedans. Je vais démonter le coffret et tout vérifier. Ça représente une journée de boulot dans le meilleur des cas. Feriez mieux de leur dire de préparer un autre appareil. Le commandant regarda ce qui se passait dehors. De toute façon, ce n’était pas un jour à vous donner envie de voler. — On ne devait pas repartir avant demain matin. Ça sera réparé quand ? — Si j’m’y mets maintenant... disons minuit. — Commençons par aller prendre un petit déjeuner. Je m’occupe de trouver un autre hélico. — Comme vous voudrez, commandant. — Je vais leur demander de sortir un groupe pour le chauffage et la radio. Il savait que le mécano était originaire de San Diego. Le commandant se hissa péniblement jusqu’au chalet. L’héliport était situé sur un point haut, et le vent balayait la neige, si bien qu’il n’y en avait guère plus de vingt centimètres. Plus bas, les congères faisaient un mètre. Les biffins qui arpentaient les bois devaient s’amuser. — C’est grave ? demanda le pilote, qui se rasait. — Le panneau électrique déconne. Le chef dit qu’il lui faut la journée pour réparer. — On ne s’est pourtant pas posé dur à ce point, objecta le colonel. — C’est ce que je lui ai dit. Vous voulez que j’appelle la base ? — Ouais, allez-y. — Mettez le numéro deux à chauffer. On a des problèmes électriques sur le numéro un... non, on peut réparer ici. Ça devrait être prêt vers minuit. OK, salut. Le commandant raccrocha au moment où Pete Connor entrait dans leur chalet. — Alors ? — On a cassé le coucou, répondit le colonel. — Je ne pensais pas qu’on avait cogné si fort, fit Connor. — Eh bien, comme ça, c’est officiel. Le seul à trouver qu’on s’est posé trop durement, c’est l’hélico. — L’appareil de remplacement est en alerte, dit le colonel en terminant de se raser. Désolé, Pete. On a un problème d’alimentation électrique, ça n’a peut-être rien à voir avec l’atterrissage. L’appareil de secours peut être là en trente-cinq minutes. — Je peux le faire venir, mais ça veut dire qu’on lui fait courir des risques avec le mauvais temps. Il vaut encore mieux le laisser à Anacostia. C’est à vous de décider, mon colonel. — Laissez-le là-bas. — Le patron veut regarder le match ici, non ? — Oui, on a la journée devant nous. On décollera pour Washington à six heures et demie à peu près. Pas de problème ? — Non, on devrait avoir réparé. — OK. Connor les quitta pour retourner dans son chalet. — Ça ressemble à quoi dehors ? lui demanda Daga. — Exactement ce que tu vois d’ici, fit Pete. L’hélico est cassé. — Ils auraient pu faire gaffe, dit l’agent spécial d’Agustino en se brossant les cheveux. — Ce n’est pas leur faute. Connor décrocha le téléphone pour appeler son QG, à quelques rues de la Maison-Blanche. — Connor. L’hélico est cloué au sol, un problème mécanique. Le rechange reste à Anacostia à cause du temps. Rien à me dire ? — Non monsieur, répondit l’agent. Sur son panneau, des diodes indiquaient que le président des États-Unis se trouvait à Camp David. Le vice-président était à sa résidence officielle, à l’Observatoire naval, près de Massachusetts Avenue, avec sa famille. — Tout est calme, pour autant qu’on sache. — Comment sont les routes chez vous ? demanda Pete. — Pas brillant. Tous les Carryall sont dehors pour récupérer les gens. — Grâces soient rendues à Chevrolet. Comme le FBI, le service secret utilisait de grosses quatre-quatre Chevrolet pour ses déplacements. C’étaient des camionnettes blindées dont le réservoir avait à peu près la capacité de ceux des chars. La Carryall était d’ailleurs capable des mêmes choses qu’un blindé. — OK, ici on est parés, tout va bien. — Je parie que les marines sont en train de se geler les cojones. — Et à Dulles ? — Le premier ministre est attendu à dix-huit heures. Les mecs disent qu’il y a encore une piste ouverte là-bas. Ils pensent que tout sera rentré dans l’ordre au cours de l’après-midi. La tempête se calme un peu, c’est pas trop tôt ! Et tu ne sais pas le plus drôle... — Ouais. Connor n’avait pas besoin qu’on lui fasse un dessin. Le plus drôle, c’était qu’un temps comme ça facilitait grandement la tâche des services secrets. — OK, tu sais où nous joindre. — Oui, à demain, Pete. Connor regardait dehors quand il entendit du bruit. Un marine conduisait un chasse-neige pour essayer de dégager les chemins entre les chalets. Il y en avait deux autres sur les routes. C’était un spectacle assez étrange : le matériel était peint aux couleurs du Pentagone, un camouflage de verts et de marrons, mais les marines étaient en tenue alpine. Même leurs fusils M-16A2 étaient recouverts d’une gaine blanche. Si quelqu’un essayait de s’infiltrer dans l’enceinte, il s’apercevrait, mais trop tard, que le camp était gardé par des forces parfaitement invisibles, et ces marines étaient tous des vétérans. Dans ces conditions, même les services secrets pouvaient se détendre, et ce n’était pas si fréquent. Quelqu’un frappa à la porte, et Daga alla ouvrir. Un caporal de marines lui tendit un paquet de journaux. — Les journaux du matin, madame. — Tu sais, dit d’Agustino après avoir refermé la porte, je me dis que les types qui distribuent les journaux sont les seuls gens vraiment utiles. — Et les marines ? demanda Pete en riant. — Ah oui, je les oubliais, ceux-là. * * * — Changement d’inclinaison sur Sierra-16, annonça l’opérateur sonar. Le but vient sur la gauche. — Très bien, répondit Dutch Claggett. Monsieur Pitney, prenez la manoeuvre. — Bien, commandant, je prends la manoeuvre, répondit l’officier de navigation tandis que le second allait au local sonar. L’équipe de table traçante se réveilla, il allait falloir lancer un nouveau calcul. — Juste ici, commandant, et l’opérateur sonar montra un point de l’écran du bout de son crayon. — On dirait qu’il vient en inclinaison nulle. CO de sonar, relèvement unité-sept-zéro, le but vient sur la gauche. Niveau de bruit stable, vitesse estimée inchangée. — Très bien, merci. C’était le troisième changement de cap qu’ils observaient. L’hypothèse de Claggett était apparemment correcte. Le Russe menait une recherche parfaitement méthodique, systématique — et très astucieuse — dans sa zone de patrouille, comme l’aurait fait un 688 pour chercher un sous-marin russe. L’intervalle entre les passes était estimé à environ quarante mille yards. — Commandant, leur nouvelle pompe primaire est une vraie petite merveille, reprit l’opérateur sonar. Leur bruit a sacrément diminué, et cet enfoiré est à dix noeuds, à ce que dit la table traçante. — Il y a seulement deux ans, on ne se serait même pas occupé de ces mecs. — Transitoire, transitoire, transitoire mécanique sur Sierra-16, le relèvement est au unité-six-quatre, il vient toujours à gauche. Vitesse constante. L’officier marinier entoura la pointe de bruit sur l’écran. — Peut-être, commandant, mais ils ont encore beaucoup à apprendre. — Distance du but, quarante-huit mille yards. — Monsieur Pitney, gardez-le à cette distance. Mettez-le sur tribord, ordonna le commandant en second. — Bien. A gauche cinq, venir au deux-zéro-quatre. — Il entame une nouvelle branche ? demanda le capitaine de vaisseau Ricks en pénétrant dans le local sonar. — Ouais, les espacements sont très réguliers, commandant. — Il est méthodique, ce salaud, pas vrai ? — Il a viré deux minutes avant ce qu’on avait prévu, répondit Claggett. Je viens d’ordonner de le garder à bonne distance. — Parfait. Ricks aimait bien ce petit jeu. Il n’avait pas embarqué sur SNA depuis qu’il était ingénieur adjoint, et cela faisait quinze ans qu’il n’avait pas joué au chat et à la souris avec un sous-marin russe. Les rares fois où il en avait entendu parler, la manoeuvre avait toujours été la même : pister assez longtemps pour déterminer la route de l’adversaire, puis virer à quatre-vingt-dix degrés de lui et continuer comme ça jusqu’à ce qu’on soit noyé dans le bruit de fond. Mais les règles du jeu avaient passablement changé. Ce n’était plus aussi facile que dans le temps : les sous-marins russes étaient plus silencieux, et ce qui, voilà trente ans, n’était qu’une petite gêne, devenait quelque chose de très préoccupant. Il allait peut-être falloir changer totalement de comportement... — Vous savez, second, si ça devenait une tactique habituelle ? — Que voulez-vous dire, commandant ? — Je veux dire, même si ces types deviennent de plus en plus discrets, peut-être est-ce la bonne méthode... — Quoi ? Claggett était complètement décontenancé. — Si on piste ce mec, on sait déjà où il est. On peut même larguer une bouée radio et appeler des renforts. Réfléchissez une seconde. Ils sont de plus en plus silencieux. Si on dégage dès qu’on le détecte, on risque de rentrer dedans par hasard. Alors, il vaut mieux le pister à bonne distance, et le surveiller du coin de l’oeil. — Ouais, commandant, c’est bien tant que ça marche, mais qu’est-ce qui se passe s’il se rend compte qu’il y a quelqu’un dans le coin, ou s’il change de route et revient dessus plein pot ? — Bonne remarque. Alors, on se met sur l’arrière du travers plutôt qu’en plein derrière... il lui sera plus difficile de nous revenir dessus sans prévenir. Revenir sur le pisteur est une tactique défensive assez logique, mais il ne peut pas passer son temps à faire des trous dans l’eau, non ? « Bordel, ce mec est en train d’inventer une nouvelle tactique... » — Commandant, prévenez-moi si vous arrivez à vendre ça à OP-02. — Plutôt que de me mettre sur son arrière, je vais rester dans son quart nord. Les conditions d’écoute seront meilleures, en prime. Et c’est plus sûr. Voilà au moins qui avait un sens, se dit Claggett. — Comme vous voulez, commandant. On le garde à cinquante mille yards ? — Oui, il faut rester prudent. * * * Ghosn put se rendre compte que la seconde tempête était moins forte, comme prévu. Les véhicules garés sur le parking semblaient entourés d’un halo de lumière. Cela lui rappelait tout de même les hivers les plus rudes qu’il ait connus au Liban. — Que dirais-tu d’un petit déjeuner ? lui demanda Marvin. J’ai horreur de travailler le ventre creux. Ce type était incroyable, songeait Ibrahim. Il ignorait la trouille. Ou bien il était d’un courage invraisemblable, ou bien il s’agissait d’autre chose... Ghosn réfléchit à cela un instant. Il avait tué un policier grec sans sourciller, collé une raclée à un instructeur de l’organisation, montré ses talents de tireur, et, lorsqu’ils avaient déterré cette bombe israélienne, il avait eu l’air d’ignorer totalement le danger. Il avait une case manquante. Il n’avait peur de rien, et les individus de ce genre étaient des anormaux. On apprend aux soldats à dominer leur peur, mais lui n’était pas comme ça. Il n’éprouvait tout simplement pas la peur. Essayait-il d’impressionner les gens ? Ou bien était-ce vrai ? Dans ce cas, ce mec était complètement cinglé, et par conséquent, plus dangereux qu’utile. Finalement, il préférait cette solution. Le motel ne possédait pas de restaurant. Les trois hommes allèrent à pied dans le froid prendre leur petit déjeuner ailleurs. En chemin, Russell acheta un journal pour lire les commentaires sportifs sur le match. Qati et Ghosn n’eurent besoin que d’un bref échange de regards pour trouver une raison supplémentaire de haïr les Américains. Ils mangeaient des oeufs au bacon ou au jambon, des crêpes avec des saucisses, bref, dans tous les cas, des sous-produits de l’animal le plus répugnant qui soit, le porc. Tous deux trouvaient la vue et l’odeur de la charcuterie insupportables. Marvin ne les avait pas aidés en commandant tous ces mets aussi naturellement qu’il avait demandé du café. Ghosn remarqua que le commandant avait pris des flocons d’avoine, mais après en avoir avalé la moitié, il devint soudain très pâle et quitta la table. — Qu’est-ce qui lui arrive ? Il ne se sent pas bien ? demanda Russell. — Oui, Marvin, il est très malade. Ghosn regardait le bacon dégoulinant de graisse dans l’assiette de Russell, et il savait que l’odeur avait retourné l’estomac de Qati. — J’espère qu’il pourra tout de même conduire. — Pas de problème. Mais Ghosn n’était pas bien sûr que ce soit vrai. Il allait y arriver, le commandant avait connu des moments beaucoup plus difficiles, même si ce genre de fanfaronnade était destiné aux autres et pas du tout adapté aux circonstances présentes. Non, ils vivaient des moments uniques, et le commandant ferait son devoir. Russell paya le petit déjeuner en espèces, en laissant un gros pourboire : la serveuse avait l’air d’être indienne. Quand ils rentrèrent dans leurs chambres, Qati était très pâle et s’essuyait le visage. Il avait longuement vomi. — Je peux vous apporter quelque chose ? lui demanda Russell. Du lait, quelque chose qui fait du bien à l’estomac ? — Pas maintenant, Marvin, merci. — Comme vous voudrez. Russell ouvrit son journal. Pendant les quelques heures à venir, il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre. Le pronostic gagnant pour le match était l’équipe du Minnesota, par six points et demi. Il se dit que si on lui demandait son avis, il parierait sur les Vikings. * * * L’agent spécial Walter Hoskins, responsable adjoint (racket et corruption) au bureau de Denver, savait qu’il ne verrait pas le match, alors que sa femme lui avait offert une place à Noël. Il l’avait revendue deux cents dollars à son chef. Hoskins avait du travail. Un indic était allé à la soirée annuelle de la NFL la veille. Ce gala, comme tous ceux qui précèdent le derby du Kentucky, attirait des gens riches, puissants et importants. Cette soirée-là n’avait pas fait exception à la règle. Il y avait à peu près trois cents personnes, parmi lesquelles les sénateurs du Colorado et de Californie et les gouverneurs des deux États. L’indic était à table à côté du gouverneur du Colorado avec quelques sénateurs et la représentante de la troisième circonscription. Tout ce beau monde était soupçonné de corruption. L’alcool avait coulé à flots, un accord avait été conclu pendant le dîner. On construirait le barrage. Les intéressés s’étaient mis d’accord sur leurs commissions respectives. Même le responsable du Sierra Club local était dans le coup. En échange d’un don généreux de la part du constructeur et de l’autorisation du gouverneur pour construire un nouveau parc, les écologistes avaient décidé de taire leurs objections au projet. Le plus triste, pensait Hoskins, était que la région avait réellement besoin d’eau. Ce serait bon pour tout le monde, y compris les pêcheurs. Mais les pots-de-vin rendaient le projet contraire à la loi. Il pouvait s’appuyer au choix sur cinq textes fédéraux, dont le plus dur était la loi contre le racket et la corruption organisés. Cette loi avait été votée vingt ans plus tôt, sans qu’on en voie vraiment toute la portée. Elle avait déjà conduit un gouverneur au pénitencier, ainsi que quatre élus. Le scandale allait être énorme dans les milieux politiques du Colorado. L’indic n’était autre que l’assistante du gouverneur, une jeune femme idéaliste qui avait décidé huit mois auparavant que trop, c’était trop. Les femmes peuvent facilement porter un équipement d’écoute, surtout quand elles ont de gros seins, et c’était le cas. Le micro tenait parfaitement dans son soutien-gorge, et la géométrie de l’endroit autorisait une qualité de son exceptionnelle. C’était en outre un endroit très sûr : le gouverneur lui avait déjà mis la main au panier, et n’avait pas trouvé les choses à son goût. La vieille règle se vérifiait une fois de plus : il n’y a pas pire qu’une femme dédaignée. — Alors ? demanda Murray, déjà pas très heureux de devoir être au bureau un dimanche. Pour rentrer chez lui, il fallait qu’il prenne le métro, et le métro ne marchait plus. Il risquait d’être coincé là encore une journée. — Dan, on a suffisamment de preuves pour engager des poursuites, mais je préfère attendre que les transferts de fonds aient eu lieu. Mon indic m’a tout raconté, je suis en train de transcrire la bande. — Tu peux me l’envoyer par fax ? — Dès que j’ai terminé. Dan, on les a pris la main dans le sac, on les tient tous. — Walt, on devrait te dresser une statue, lui dit Murray, en oubliant sa mauvaise humeur. Comme tous les flics de métier, il détestait la corruption à peu près autant que les kidnappeurs. — Tu sais, Dan, mon transfert ici est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée, dit en riant Hoskins au téléphone. Je pourrais tenter ma chance, il va y avoir un siège vacant au Sénat. — Le Colorado pourrait faire un choix pire, répondit Dan. « Tant que tu n’es pas armé », songea-t-il, mais ce n’était pas gentil. Il savait qu’il était injuste. Walt n’était pas fait pour les besognes musclées, mais son analyse de l’an passé s’était révélée juste. Hoskins était un enquêteur brillant, un joueur d’échecs aussi bon que Bill Shaw. Seulement, il ne fallait pas le mettre sur un coup dur. Dans le cas présent, les choses ne seraient pas trop difficiles. Les politiciens se cachent derrière des avocats ou des journalistes, pas derrière une arme. — Que vaut le procureur fédéral ? — C’est un type très bien, Dan. Il est avec nous. On aura le soutien du ministère de la Justice, sans problème, mais l’essentiel, c’est qu’il fasse ce qu’il a à faire. — OK. Passe-moi ton compte rendu dès qu’il est prêt. Murray appuya sur d’autres touches pour appeler Shaw chez lui, à Chevy Chase. — Ouais. — Bill, ici Dan, répondit Murray sur la ligne protégée. Hoskins a mis dans le mille hier soir, il dit qu’il a tout l’enregistrement — les principaux intéressés se sont mis d’accord entre la poire et le fromage. — Tu te rends compte qu’il va peut-être falloir lui donner de l’avancement ? fit le directeur du FBI en rigolant. — Tu n’as qu’à le nommer directeur adjoint, suggéra Dan. — Ça ne t’empêchera pas d’être au turf. Tu veux que je vienne ? — Non. C’est comment par chez toi ? — Je me demande si je ne vais pas installer un tremplin de ski dans l’allée. Les routes ont l’air dans un sale état. — J’ai pris le métro pour venir, mais ils l’ont fermé — de la glace sur les rails ou quelque chose dans ce goût-là. — Washington, la ville qui panique, répondit Shaw. OK, j’ai l’intention de me reposer et de regarder le match, monsieur Murray. — Et moi, Shaw, j’ai l’intention de renoncer à mes menus plaisirs et de travailler pour la plus grande gloire du Bureau. — Parfait, j’aime que mes subordonnés fassent preuve de dévouement. En plus, j’ai mon petit-fils à la maison, raconta Shaw en regardant sa belle-fille donner le biberon. — Comment va Kenny junior ? — Oh, on réussira bien à en faire un agent. Dan, si tu n’as plus besoin de moi... — Profite bien du gosse, Bill, et souviens-toi de le filer à quelqu’un d’autre quand sa couche sera pleine. — Compris. Tiens-moi au courant. Il va falloir que j’en parle moi-même au président, tu sais. — Tu crois qu’il y aura un problème ? — Non, il est implacable dans les affaires de corruption. — Je te rappellerai. Murray sortit de son bureau pour aller au PC téléc. Il trouva en chemin l’inspecteur Pat O’Day qui s’y rendait lui aussi. — C’est à vous, les chiens de traîneau que j’ai vus dans l’allée ? — Nous sommes quelques-uns à posséder une voiture convenable. O’Day avait un quatre-quatre. — La barrière sur la 9e Rue est coincée en position haute, à propos. Je leur ai dit de laisser l’autre baissée. — Vous êtes ici pour quoi ? — Je suis de garde au PC. Celui qui me relève habite Frederick, et je pense qu’on ne le verra pas avant jeudi. J’imagine que la 1-120 est fermée jusqu’au printemps. — Bon sang, c’est une ville morte dès qu’il neige. — C’est bien vrai. Avant d’arriver ici, O’Day était dans le Wyoming, et la chasse lui manquait. Murray alla prévenir les gens des transmissions qu’il attendait un fax de Denver, et qu’il était chiffré. Pour le moment, personne d’autre que lui n’avait besoin d’en prendre connaissance. * * * — Là, ça ne colle pas, dit Goodley après le déjeuner. — Où ça, là ? — Le premier qui nous a mis la puce à l’oreille — non, excusez-moi, le second. Je n’arrive pas à rapprocher les agendas de Narmonov et Spinnaker. — Ça ne veut pas forcément dire quelque chose. — Je sais, mais il y a quand même un truc de bizarre. Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit sur les différences de style d’un rapport à l’autre ? — Ouais, mais rappelez-vous que mon russe est plutôt sommaire. Je ne saisis pas toutes les nuances comme vous. — C’est la première fois qu’il y a une modification, et c’est aussi la première fois que je n’arrive pas à prouver qu’ils se sont réellement rencontrés. Goodley se tut un instant. — Je crois qu’il y a quelque chose là-dessous. — Souvenez-vous que vous devez convaincre le département Russie. — Ça ne va pas être facile. — C’est vrai, convint Ryan. Essayez de trouver une autre preuve, Ben. * * * L’un des types de la sécurité aida Clark à transporter la caisse de bouteilles. Il refit le plein du bar, puis monta à l’étage au-dessus avec les quatre bouteilles de Chivas qui restaient. Chavez suivait avec les fleurs. Clark rangea les bouteilles et inspecta la cabine pour vérifier que tout était en place. Il rectifia quelques détails mineurs pour montrer qu’il avait bien fait son boulot. La bouteille qui contenait l’émetteur avait le goulot fendu ; comme ça, il était sûr que personne n’essaierait de l’ouvrir. « Malins, ces types de S & T, se dit-il. Ce sont souvent les trucs les plus simples qui marchent le mieux. » Il fallut ensuite disposer les fleurs. Il y avait surtout des roses blanches, et magnifiques, se dit Chavez. Les petits bâtons verts qui les maintenaient en place collaient tout à fait, on aurait dit qu’ils en faisaient partie. Ding redescendit et alla faire un tour dans les toilettes à l’avant. Il déposa dans la poubelle un magnétophone miniature de fabrication japonaise après s’être assuré qu’il fonctionnait. Il rejoignit Clark au pied de l’escalier en colimaçon, et ils quittèrent l’appareil ensemble. Les hommes de la sécurité arrivaient au moment où ils disparurent au niveau bas du terminal. Une fois là, ils trouvèrent une pièce qui fermait à clé et se changèrent. Ils ressortirent habillés en hommes d’affaires, recoiffés et avec des lunettes de soleil. — C’est toujours aussi facile ? — Non. Ils se dirigèrent vers la façade opposée, ce qui les mettait à cinq cents mètres du 747 de la JAL, mais leur permettait de le voir. Ils apercevaient aussi un avion d’affaires, un Gulfstream IV maquillé en avion privé. Il devait décoller immédiatement après l’appareil japonais, mais suivre un autre cap. Clark sortit un walkman Sony de sa mallette, inséra une cassette et chaussa les écouteurs. Il entendait les murmures des hommes de la sécurité à bord de l’avion, et la bande enregistrait tout ce qu’ils disaient tandis qu’il parcourait distraitement les pages d’un livre de poche. Comme dans la plupart des opérations clandestines, il fallait se contenter d’attendre qu’il se passe quelque chose. Il leva les yeux, et vit qu’on déroulait le tapis rouge, les troupes se mettaient en place, on installait un pupitre. Il se dit que ça devait être une vraie corvée pour ceux qui en étaient chargés. Puis tout alla très vite. Le président mexicain accompagna en personne le premier ministre jusqu’à son avion, et ils échangèrent une poignée de main chaleureuse au pied de l’échelle. Clark se dit que ce pouvait bien être la preuve de ce qu’ils soupçonnaient. Il était partagé entre la satisfaction du travail accompli, et le dégoût de voir que de telles choses arrivaient. La délégation monta les marches, on ferma la porte, on retira l’échelle, et le 747 fît démarrer ses réacteurs. Clark entendait des conversations dans la salle à manger supérieure de l’appareil. Puis la qualité du son se détériora au fur et à mesure que les réacteurs montaient en régime. Clark vit le Gulfstream décoller, et le 747 commença à rouler deux minutes après. Ce n’était pas par hasard. Il est fortement déconseillé de faire décoller un avion juste après un jumbo. Les gros-porteurs laissent derrière eux un sillage de turbulences qui peut être dangereux. Les deux agents de la CIA restèrent dans la salle d’attente jusqu’à ce que l’appareil de la JAL ait décollé, mission accomplie. Une fois en l’air, le Gulfstream grimpa jusqu’à son altitude de croisière de treize mille mètres, cap au zéro-deux-six, direction La Nouvelle-Orléans. Le pilote réduisit les gaz. Sur leur droite, le 747 venait au même niveau, cap zéro-trois-un. La prétendue bouteille de scotch était pointée sur un hublot, et l’émetteur EHF crachait en direction des récepteurs du Gulfstream. Le système avait une bande passante très large, ce qui garantissait la qualité du signal, et il n’y avait pas moins de dix magnétophones en route, deux par canal. Le pilote s’éloigna autant que possible vers l’est, jusqu’à ce que les deux appareils soient au-dessus de l’eau, puis il vira à gauche pour laisser le champ libre à un EC-135 qui avait péniblement décollé de la base aérienne de Tinker, dans l’Oklahoma. Le Gulfstream alla se mettre à poste trente nautiques plus à l’est et deux mille pieds plus bas que le gros Boeing. Le premier avion atterrit à La Nouvelle-Orléans, déchargea les hommes et le matériel, et refit le plein avant de reprendre le chemin de Mexico. Clark était à l’ambassade. Il avait fait venir un interprète de l’Agence qui parlait japonais. Il s’était dit que le petit essai qu’il avait fait dans l’aéroport pourrait servir à mesurer l’efficacité du système, et avait donc décidé qu’il vaudrait mieux traduire immédiatement ce qui s’était dit. Le linguiste prit tout son temps, et écouta trois fois la conversation avant de se mettre à écrire. Il y en avait moins de deux pages, mais cela l’énervait de sentir Clark lire par-dessus son épaule. — « J’aimerais qu’on ait aussi peu de peine à s’arranger avec l’opposition à la Diète, lut Clark à haute voix. Il ne faudra pas oublier ses associés. » — Je crois qu’on a ce qu’on voulait, remarqua l’interprète. — Où est le responsable des transmissions ? demanda Clark au chef de poste. — Je peux m’en charger moi-même. En fait, c’était très facile. Le chef de poste tapa les deux pages sur le clavier d’un ordinateur qui était relié à un petit appareil, une espèce de lecteur de vidéodisques. Le disque contenait des milliards de nombres aléatoires, et chaque lettre frappée était convertie avant d’être transmise au centre Mercury, à Langley. Arrivé là, le signal était enregistré. Un technicien sortit le bon disque de la bibliothèque protégée, et appuya sur un bouton. En quelques secondes, une imprimante laser cracha deux pages de texte en clair. Les feuillets furent placés dans une enveloppe scellée et confiés à un coursier, qui monta au sixième étage, dans le bureau du directeur adjoint. — Monsieur Ryan, le message que vous attendiez... — Merci. Jack signa la décharge. — Goodley, je vous demande de m’excuser un instant. — Pas de problème. Ben sortit avec une pile de documents. Ryan retira le message de l’enveloppe et le lut attentivement à deux reprises. Puis il décrocha son téléphone et demanda la ligne protégée de Camp David. — Centre de commandement, répondit une voix. — Ici Ryan, à Langley. Il faut que je parle au patron. — Attendez un instant, répondit le premier-maître. Ryan alluma une cigarette. — Ici le président, fit une autre voix. — Monsieur le président, c’est Ryan. Nous avons quelques fragments des conversations à bord du 747. — Déjà ? — Ça a été enregistré avant le décollage, monsieur. Il y a une voix non identifiée — nous pensons qu’il s’agit du premier ministre — qui dit avoir conclu un accord important. Jack lui donna lecture de trois lignes. — Quel fils de pute ! grogna Fowler. Vous savez, avec ça, je serais en mesure d’engager des poursuites. — Je me suis dit que vous voudriez être au courant le plus rapidement possible, monsieur. Je vais vous transmettre tout le texte par fax. On aura le reste vers vingt et une heures. — Ça me fera du bien d’avoir quelque chose à lire après le match. OK, envoyez-moi ça. Il raccrocha. — À votre service monsieur, dit Jack au téléphone. * * * — C’est l’heure, déclara Ghosn. — OK. Russell se leva et enfila son gros manteau. Il faisait un froid de gueux, dehors. On annonçait des températures de moins quinze. Un vent mordant soufflait du nord-est, venant du Nebraska, où il faisait encore plus froid. Seul avantage, le ciel était clair. Denver souffrait souvent du brouillard, mais aujourd’hui, le ciel était littéralement sans nuage, et Marvin apercevait à l’ouest de longues traînées de neige soufflées depuis les sommets du Front Range comme des bannières blanches. C’était sûrement de bon augure, et le temps clair signifiait que les avions qui décollaient de Stapleton n’auraient pas de retard, contrairement à ce qu’ils avaient craint quelques jours plus tôt. Il fit démarrer le camion, revoyant ce qu’il avait à faire dans sa tête tout en laissant le moteur chauffer. Il se retourna pour regarder la cargaison. Ibrahim lui avait dit qu’il y avait là près d’une tonne d’explosifs à haute performance. Ça allait bien faire chier les gens. Il se dirigea ensuite vers la voiture de location pour la faire démarrer à son tour, et mit le chauffage à fond. « Quel dommage que le commandant Qati se sente aussi mal ! C’est peut-être les nerfs », se dit Russell. Ils sortirent quelques instants plus tard. Ghosn s’installa à côté de Marvin. Lui aussi paraissait nerveux. — T’es prêt ? — Oui. — OK. Russell passa la marche arrière et sortit du parking. Il enclencha ensuite la première, vérifia que la voiture louée suivait, et prit la direction de l’autoroute. Il ne leur fallait que quelques minutes pour aller au stade. La police était en force, et il vit que Ghosn observait attentivement. Marvin s’en fichait : les flics étaient là pour régler la circulation, et ils se contentaient de faire acte de présence, car il n’y avait pas encore grand monde. Encore six heures avant le début du match. Il quitta la route pour entrer dans le parking par l’accès réservé aux médias. Il y avait un flic, il dut s’arrêter. Qati les avait quittés, et roulait sans but à quelque distance. Marvin baissa sa vitre. — Comment va ? demanda-t-il au flic. L’agent Pete Dawkins, de la police municipale, avait froid, bien que natif du Colorado. Il devait surveiller l’accès des médias et des VIP, et on l’avait collé là parce qu’il était encore jeune dans le métier. Les plus anciens s’étaient trouvé des endroits où il faisait meilleur. — Qui êtes-vous ? demanda Dawkins. — Equipe technique, répondit Russell. C’est l’entrée des médias, non ? — Ouais, mais vous n’êtes pas sur ma liste. Il n’y avait qu’un nombre limité de places dans le parking des VIP, et Dawkins ne pouvait pas laisser entrer n’importe qui. — On a cassé un magnéto dans l’unité A, expliqua Russell en le lui montrant de la main. On apporte les rechanges. — Personne ne m’a rien dit, répondit l’agent. — On ne m’a prévenu qu’à six heures hier soir. On a dû ramener ce foutu machin depuis Omaha. Russell montra vaguement sa planchette. Derrière, à l’abri des regards, Ghosn retenait sa respiration. — Pourquoi ne l’ont-ils pas fait venir par avion ? — Parce que Fédéral Express ne marche pas le dimanche, et ce foutu merdier ne passe pas la porte d’un Lear. Moi, je ne me plains pas, vous voyez. Je suis de Chicago, l’équipe d’intervention, OK ? Je travaille pour la chaîne, on me paie trois fois et demie plus que d’habitude pour faire cette connerie, loin de chez moi, manifestation spéciale, pendant le week-end. — Ça semble normal, remarqua Dawkins. — Ça fait plus qu’une semaine de travail normal, vous savez. Assez causé, monsieur l’agent. — Russell se mit à rire. — Ça coûte un dollar un quart la minute, pas mal, non ? — Vous devez avoir un sacré syndicat. — Sûr, fit Marvin en rigolant. — Vous savez où c’est ? — Pas de problème. Russell démarra et Ghosn respira profondément quand il sentit le camion repartir. Il avait tout entendu, et il craignait que ça se termine par une catastrophe. Dawkins regarda le camion s’éloigner. Il consulta sa montre et nota l’heure sur son bloc-notes. Il ne savait pas pourquoi, mais le capitaine voulait qu’il garde une trace de tous les gens qui passaient. Il faut dire qu’il comprenait rarement les décisions de son capitaine. Au bout d’un certain temps, il réalisa que le camion avait des plaques du Colorado. Il se dit que c’était bizarre, mais à ce moment, une Lincoln s’arrêta devant lui. Au moins, celle-là était sur sa liste. C’était le commissaire de la NFL. Les VIP arrivaient avant tout le monde ; comme ça, ils pouvaient s’installer confortablement dans leurs loges et commencer à boire de bonne heure. Il était chargé de la sécurité à leur soirée, la veille, et il avait pu observer tous ces clowns de riches de la région, bourrés comme pas possible, avec des politiciens et d’autres VIP — tous des enfoirés, se dit le jeune flic. Ils venaient de tous les États-Unis. Après tout, F. Scott Fitzgerald avait bien raison. À deux cents mètres de là, Russell gara le camion, serra le frein à main, mais laissa le moteur tourner. Ghosn resta à l’arrière. Le match devait commencer à seize heures vingt, heure locale, mais les événements importants ont toujours du retard, jugea Ibrahim. Il se dit qu’il était raisonnable de prévoir le commencement à seize heures trente, ajouter une demi-heure, ce qui mettait TO à dix-sept heures. Des semaines plus tôt, ils avaient fixé le moment idéal de l’explosion à environ une heure après le début du match. L’engin ne possédait pas de dispositif anti-intrusion sophistiqué. Il y avait bien un verrou sommaire sur chaque tape d’accès, mais ils n’avaient pas eu le temps d’installer quelque chose de compliqué, et Ghosn trouvait que c’était plutôt une bonne chose. Le nordet secouait violemment le camion, et un dispositif trop sophistiqué n’aurait pas été une très bonne idée, après tout. À propos, et il s’en rendait compte un peu tard, le simple fait de claquer la portière du camion risquait... « Qu’est-ce que tu as encore pu oublier ? » se demanda-t-il. Ghosn se rappela que c’était dans des moments pareils que l’on éprouvait les plus grandes frayeurs. Il repassa en revue méthodiquement tout ce qu’il avait fait jusqu’ici. Tout avait été vérifié des centaines de fois et davantage. Bien sûr, il était paré. Il avait préparé soigneusement cette opération pendant des mois, après tout. L’ingénieur testa une dernière fois les circuits, tout était en ordre. Le gel n’avait pas trop affecté les batteries. Il relia les fils à la minuterie — enfin, il essaya. Le froid rendait ses mains malhabiles, et il tremblait sous le coup de l’émotion. Ghosn s’interrompit, mit un moment pour reprendre son calme et réussit au second essai. Il serra les vis qui tenaient le tout en place. « Voilà, se dit-il, c’est fait. » Ghosn ferma la trappe qui donnait accès à l’interrupteur de mise en fonction, et s’écarta de l’engin. Mais désormais, ce n’était plus un « engin ». — Ça y est ? demanda Russell. — Oui, Marvin, répondit calmement Ghosn. Il regagna le siège du passager à l’avant. — Partons d’ici. Marvin le regarda sortir, et se pencha pour verrouiller sa portière. Il sortit ensuite du camion et ferma la porte à clé. Ils se dirigèrent vers l’ouest, derrière les gros camions et leurs antennes gigantesques. Marvin se dit qu’ils coûtaient des millions pièce, et ils seraient tous détruits, avec ces imbéciles de la télé, les mêmes qui avaient filmé la mort de son frère. Le fait de les tuer ne lui faisait rien, mais alors strictement rien. La masse du stade finit par les abriter du vent. Ils traversèrent le parking derrière les voitures des derniers supporters qui arrivaient encore. La plupart venaient du Minnesota, ils étaient chaudement vêtus et portaient des chapeaux, quelquefois agrémentés de fourrure de cerf. Qati était garé avec la voiture de location dans une rue pas très loin de là. Il se glissa hors du siège du conducteur et laissa Marvin prendre le volant. La circulation était plus dense à présent, et Russell emprunta un chemin détourné pour essayer d’éviter le plus gros. — Vous savez, c’est quand même triste de foutre en l’air un match pareil. — Que veux-tu dire ? lui demanda Qati. — C’est la cinquième fois que les Vikings arrivent en finale, et cette fois, il est probable qu’ils vont gagner. Ce Wills qui joue dans leur équipe est le meilleur mec qu’on ait vu depuis Sayers, et à cause de nous, ils ne gagneront rien du tout. C’est vraiment trop con. Russell hocha la tête et eut un petit rire amer. Ni Qati ni Ghosn ne se donnèrent la peine de répondre, mais Russell s’y attendait. Ils n’avaient aucun sens de l’humour, ces deux-là. Le parking du motel était pratiquement vide, tous les hôtes étaient partis encourager une équipe ou l’autre, se dit Marvin en ouvrant la porte. — Les valises sont prêtes ? — Oui. Ghosn échangea un regard avec le commandant. C’était dur, mais il le fallait. La chambre n’avait pas encore été faite, mais ce n’était pas plus mal. Marvin entra dans la salle de bains et ferma la porte derrière lui. Quand il sortit, il vit les deux Arabes debout devant lui. — On y va ? — Oui, dit Qati. Tu pourrais prendre mon sac, Marvin ? — Bien sûr. Russell fit demi-tour et attrapa la valise posée sur l’étagère métallique. Il n’entendit pas le bruit de la barre de fer qui le heurta à la base du cou. Sa carcasse trapue et robuste s’écroula sur la moquette bon marché qui recouvrait le sol. Qati avait tapé fort, mais pas assez pour le tuer, il s’affaiblissait de jour en jour. Ghosn l’aida à traîner le corps dans la salle de bain, où ils le retournèrent sur le dos. Le motel était un établissement modique, et la salle de bain était toute petite, trop petite pour ce qu’ils voulaient faire. Ils avaient espéré le mettre dans la baignoire, mais il n’y avait pas assez de place pour tenir à deux à côté de lui. Qati s’agenouilla près de l’Américain, et Ghosn, avec un haussement d’épaules de dépit, prit une serviette de toilette. Il l’enroula autour du cou de Russell, qui était plus sonné que réellement inconscient et dont les mains commençaient à remuer. Ghosn dut faire vite. Qati lui passa le couteau à steak qu’il avait dérobé la veille dans le restaurant où ils avaient dîné. Ghosn le prit et le planta profondément dans le cou de Russell, juste sous l’oreille droite. Le sang jaillit à flots, et Ibrahim plaqua la serviette sur la blessure pour éviter de tacher ses vêtements. Il fit ensuite la même chose avec la carotide gauche. Ils durent se mettre à deux pour maintenir la serviette en place, et réussirent à grand-peine à éponger l’hémorragie. À ce moment, Russell ouvrit les yeux. Il ne comprenait visiblement pas ce qui lui arrivait, et il n’en avait plus le temps. Il essaya de bouger les bras, mais les deux autres s’appuyèrent de tout leur poids pour l’immobiliser et l’empêcher de faire quoi que ce soit. Sa bouche s’ouvrait, mais il ne pouvait pas parler. Il fixa Ghosn d’un regard plein de reproches, puis ses yeux devinrent vagues avant de se révulser. Qati et Ghosn reculèrent pour éviter de patauger dans le sang qui remplissait les rainures du carrelage. Ibrahim retira la serviette, le sang coulait plus faiblement, et ce n’était plus un problème. La serviette était complètement trempée, il la jeta dans la baignoire, et Qati lui en tendit une autre. — Que Dieu le prenne en pitié, dit calmement Ghosn. — Ce n’était qu’un païen. Il était trop tard pour les regrets. — Ce n’est pas sa faute s’il n’a jamais rencontré d’homme de Dieu. — Lave-toi, répondit Qati. Il y avait deux lavabos à l’extérieur de la salle de bain, ils se lavèrent soigneusement les mains et vérifièrent qu’il n’y avait aucune trace de sang sur leurs vêtements. — Qu’est-ce qui va arriver à ce motel quand la bombe pétera ? demanda Qati. Ghosn réfléchit à la chose. — C’est tout près... ce sera en dehors de la boule de feu, mais... Il marcha jusqu’à la fenêtre et tira un peu les rideaux. On voyait le stade, et il était donc facile de deviner ce qui arriverait. — L’effet thermique va déclencher un incendie, puis le souffle détruira le bâtiment, tout va brûler. — Tu en es sûr ? — Absolument certain. Il est très facile de prévoir les effets d’une bombe. — Bon. Qati se débarrassa de tous les documents dont Ghosn et lui s’étaient servis pour voyager jusqu’ici. Il faudrait qu’ils repassent la douane, et ils avaient suffisamment tenté le sort. Il jeta les papiers dont ils n’avaient plus besoin dans la poubelle. Ghosn prit leurs deux sacs et les mit dans la voiture, puis ils inspectèrent la chambre une dernière fois. Qati monta en voiture, Ghosn ferma la porte de la chambre en laissant le panneau « Ne pas déranger » sur la poignée. L’aéroport n’était pas loin, et leur avion décollait dans deux heures. * * * Le parking se remplissait rapidement. Dawkins constata avec étonnement que, trois heures avant le début du match, celui des VIP était plein. Le spectacle commençait. Une équipe se baladait avec des mini caméras pour interviewer les supporters des Vikings, qui avaient transformé une bonne moitié du parking en kermesse. Une fumée blanche montait des barbecues. Dawkins savait bien que les supporters étaient passablement bêtes, mais là, ils étaient totalement ridicules. Ils auraient mieux fait d’aller directement au stade, où les attendait de quoi boire et manger et où ils auraient été au chaud, confortablement assis sur des sièges rembourrés. — Comment ça se passe, Pete ? Dawkins se retourna. — Pas de problème, sergent. Tous les gens que j’avais sur ma liste sont arrivés. — Je vous remplace quelques minutes, allez vous mettre au chaud. Il y a du café dans la baraque de la sécurité, juste après l’entrée. — Merci. Dawkins se dit que ça lui ferait du bien. Il était condamné à rester dehors pour toute la durée du match et à patrouiller dans le parking pour s’assurer que personne ne vole quoi que ce soit. Des agents en tenue surveillaient les pickpockets et les voleurs de billets, mais la plupart d’entre eux seraient dans le stade et pourraient assister au match. Dawkins n’avait qu’une radio. C’était normal, il n’était dans la police que depuis trois ans, et c’était encore un novice. Le jeune agent descendit jusqu’au stade et passa tout près du camion ABC qu’il avait arrêté. Il regarda à l’intérieur et vit un magnétoscope Sony. Curieux, on aurait dit qu’il n’était relié à rien. Il se demanda où étaient passés les deux techniciens, mais le plus urgent était de trouver du café. Même avec des sous-vêtements en polypropylène, le froid le transperçait, et Dawkins ne se souvenait pas avoir autant gelé de toute sa vie. * * * Qati et Ghosn rendirent leur voiture à l’agence de location et prirent la navette de l’aéroport. Ils firent enregistrer leurs bagages, puis passèrent au contrôle des billets. On leur apprit que le MD-80 d’American pour Dallas-Fort Worth aurait du retard. L’hôtesse du guichet leur expliqua que c’était à cause de la météo au Texas. Il y avait de la glace sur les pistes, la même tempête que celle qui était passée sur Denver la nuit précédente. — J’ai une correspondance à Mexico. Vous ne pouvez pas me faire passer par un autre endroit ? demanda Ghosn. — On a un départ pour Miami, à la même heure que le vol de Dallas. Je peux vous trouver une correspondance là-bas... — L’hôtesse entra quelques instructions sur son terminal. — Vous avez une heure de battement, ça ne fait que quinze minutes de différence à Mexico. — Vous pourriez faire ça, s’il vous plaît ? Il faut absolument que j’attrape ma correspondance. — Les deux billets ? — Oui, excusez-moi. — Pas de problème. La jeune femme souriait devant son écran. Ghosn se demanda si elle avait une chance de survivre. La grande baie vitrée faisait face au stade, et, même à cette distance... l’onde de choc... elle pouvait s’en sortir si elle plongeait assez vite. Mais le flash l’aurait déjà rendue aveugle. Quel dommage, elle avait de si beaux yeux sombres. — Voilà. Je vais m’assurer qu’on transfère vos bagages, lui promit-elle. — Merci. — La porte d’embarquement est par là. Elle la lui indiqua de la main. — Merci encore. L’hôtesse les regarda s’en aller. Le plus jeune avait l’air vif, se disait-elle, mais son grand frère — ou était-ce son patron ? — semblait préoccupé. Il n’aimait peut-être pas prendre l’avion ? — Alors ? demanda Qati. — On a un autre vol, avec à peu près les mêmes horaires. On aura un quart d’heure de moins à Mexico. Le temps n’est pas mauvais partout, je pense qu’il n’y aura pas d’autre problème. Le terminal était pratiquement vide. Les gens qui souhaitaient quitter Denver attendaient visiblement les derniers vols, pour regarder le match à la télé. Il y avait à peine vingt personnes dans la salle d’embarquement. * * * — OK, il n’y a pas moyen de faire concorder leurs emplois du temps, annonça Goodley. L’arme du crime fume encore. — Comment ça ? lui demanda Ryan. — Narmonov n’a passé que deux jours à Moscou la semaine dernière, lundi et vendredi. Mardi, mercredi et jeudi, il est allé à Latvia, en Lituanie, et dans l’ouest de l’Ukraine. Puis il est passé à Volgograd pour une réunion politique locale. Vendredi ne compte pas, c’est le jour où nous avons reçu le message, n’est-ce pas ? Mais lundi, notre ami a passé pratiquement toute la journée au Palais du Congrès. Je pense donc qu’ils n’ont pas pu se voir la semaine dernière, alors que le message tend à faire croire le contraire. Donc, j’en déduis qu’il y a un mensonge là-dessous. — Montrez-moi ça, lui dit Jack. Goodley étala ses documents sur le bureau. Ils vérifièrent ensemble les dates et les itinéraires. — Tout ça est très intéressant, dit enfin Jack. Quel fils de pute ! — Convaincant ? Goodley avait envie de savoir ce qu’il en pensait vraiment. — Totalement convaincant ? Non, fit le directeur adjoint en hochant négativement la tête. — Pourquoi ? — Il est possible que les données dont nous disposons soient incomplètes. Il est possible qu’ils se soient rencontrés en cachette, peut-être le dimanche, quand Andrei Ilitch était à sa datcha. Il faut reprendre toutes les vérifications avant de faire remonter tout ça plus haut, mais ce que vous avez découvert est très, très intéressant, Ben. — Mais enfin, bon sang... — Ben, il faut avancer avec précaution sur un sujet de cette importance, lui expliqua Jack. On ne peut pas mettre en cause le travail d’un agent de valeur sur la base de données assez floues, et celles-ci le sont, non ? — Techniquement parlant. Vous pensez qu’il a pu être retourné ? Ryan se mit à rire. — Vous commencez à avoir le jargon du métier, Goodley. Vous avez déjà répondu à ma place. — Eh bien, s’il essayait de nous doubler, il ne nous enverrait pas de choses comme celles-là. Ce n’est pas le genre de message qu’on nous ferait passer, sauf si des éléments du KGB... — Repensez à tout ça, Ben, lui redit Jack. — Ouais, ça les compromettrait aussi, non ? Vous avez raison, ça ne paraît pas très vraisemblable ; s’il avait été retourné, ses rapports seraient différents. — Exactement. Si vous avez raison, et s’il essaie de nous faire faire fausse route, l’explication la plus probable est celle que vous donnez. Dans ce métier, il faut raisonner en flic. À qui profite le crime, quels sont les mobiles, voilà les questions à se poser. La meilleure pour reprendre tout ça, c’est Mary Pat. — On la fait venir ? demanda Goodley. — Un jour pareil ? * * * Qati et Ghosn embarquèrent au premier appel, s’installèrent en première classe et bouclèrent leur ceinture. L’appareil quitta le terminal dix minutes plus tard et gagna le bout de la piste. Ghosn se dit qu’ils avaient bien fait de prendre cette décision, on n’avait toujours pas appelé le vol de Dallas. L’avion décolla deux minutes après et mit cap au sud-est, vers la chaleur de la Floride. * * * La femme de chambre avait eu une dure journée. La plupart des pensionnaires étaient partis assez tard, et elle n’avait pas fait tout son travail. Elle constata avec dépit que le panneau « Ne pas déranger » était accroché à la poignée de la porte, mais il n’y en avait pas sur la porte de l’autre chambre, qui communiquait avec la première. Elle se dit que ce devait être une erreur. L’autre côté du carton indiquait sur fond vert : « Merci de faire la chambre », et les clients se trompaient souvent. Elle commença par celle qui ne portait pas d’indication. Il n’y avait pas grand-chose à faire, un seul lit avait servi. Elle enleva les draps et les remplaça par des propres à toute vitesse ; elle avait l’habitude, elle faisait cela plus de cinquante fois par jour. Puis elle passa à la salle de bain, remplaça les serviettes utilisées, mit un savon neuf dans le porte-savon et vida la poubelle dans le sac en plastique accroché à son chariot. Il fallait maintenant qu’elle décide si elle faisait ou non l’autre chambre. Le panneau accroché à la poignée disait que non, mais pourquoi n’avaient-ils pas accroché l’autre ? Ça valait au moins le coup de jeter un oeil. Si elle voyait qu’il restait des affaires, elle attendrait. La femme de chambre regarda par la porte de communication, et vit seulement les lits défaits. Il n’y avait pas de vêtements sur le sol. Elle avança un peu et regarda du côté de la salle d’eau, rien de particulier non plus. Elle décida de la nettoyer aussi. Elle fit le tour de son chariot et le poussa devant elle pour entrer. Elle fit les lits, une fois de plus, puis recula pour... Comment ne l’avait-elle pas vu plus tôt ? Les jambes d’un homme. Elle s’avança et... Le directeur mit une bonne minute à la calmer et à comprendre ce qu’elle disait. Grâce à Dieu, se dit-il, il n’y avait plus de clients de ce côté-ci, ils étaient tous au match. Il respira un bon coup, sortit, fit le tour de la salle et passa derrière le motel. La porte s’était refermée automatiquement, mais il avait un passe. — Mon Dieu, fit-il seulement. Il s’y était préparé : il ne toucha à rien, passa dans la chambre d’à côté et sortit. Les numéros d’urgence figuraient sur un petit carton, près du téléphone de son bureau. Il composa le second. — Police. — Il s’agit d’un meurtre, déclara le directeur, en essayant de rester calme. * * * Le président Fowler posa le fax sur une petite table et hocha la tête. — C’est incroyable qu’il ait osé faire une chose pareille. — Que vas-tu faire ? lui demanda Liz. — Il faut d’abord qu’on vérifie si c’est bien vrai. Brent rentre ce soir du match. Je veux le voir demain très tôt pour lui demander son avis, mais je pense qu’on va simplement lui mettre ça sous les yeux. Si ça ne lui plaît pas, tant pis. On croirait la Mafia. — Tu lui en veux, hein ? — Procureur un jour, procureur toujours. On ne quitte jamais la toge. * * * Le JAL 747 se posa à l’aéroport international de Dulles avec trois minutes d’avance. Compte tenu du temps, et avec l’accord de l’ambassadeur du Japon, la cérémonie fut abrégée. En outre, les visiteurs importants sont toujours accueillis à Washington de façon assez peu protocolaire, c’est l’une des curieuses coutumes locales que l’ambassadeur avait déjà expliquées au premier ministre précédent. Après un accueil bref, mais chaleureux du secrétaire d’État adjoint Scott Adler, la délégation officielle prit place dans les quatre-quatre que l’ambassade avait réussi à trouver et prit la route de l’hôtel Madison, à quelques pas de la Maison-Blanche. Le premier ministre apprit que le président était à Camp David, et ne rentrerait à Washington que le lendemain matin. Il ressentait encore les effets du décalage horaire, et décida de prendre quelques heures de repos. Il n’avait pas ôté son manteau qu’une équipe d’entretien montait à bord du JAL. Un homme récupéra les bouteilles d’alcool inutilisées, dont l’une avait le goulot fêlé. Un autre vida les poubelles des toilettes dans un grand sac en plastique, et ils reprirent le chemin de Langley. Tous les avions d’accompagnement, sauf le premier, s’étaient posés à la base aérienne d’Andrews et les équipages étaient allés se reposer au club des officiers. Les enregistrements furent emportés à Langley par la route, et arrivèrent après le magnétophone qui venait de Dulles. L’enregistrement réalisé à bord se révéla être le meilleur, et les techniciens s’attaquèrent d’abord à cette bande. * * * Le Gulfstream s’était posé à Mexico, à l’heure prévue lui aussi. Il se dirigea vers le terminal réservé aux avions d’affaires, et les trois hommes d’équipage — un équipage de l’armée de l’Air, mais personne ne le savait — allèrent dîner. Même s’ils étaient militaires, il fallait bien qu’ils se reposent. Clark était toujours à l’ambassade, et se dit qu’il allait en profiter encore un peu avant de regagner Washington et sa neige de merde. — Fais attention, tu vas t’endormir pendant le match, fit le conseiller à la Sécurité nationale. — Mais ce n’est que ma seconde bière, Elizabeth, répondit Fowler. Il y avait un radiateur près du sofa et un grand plateau rempli d’amuse-gueule. Elliot n’arrivait toujours pas à y croire. J. Robert Fowler, président des États-Unis, un homme si intelligent et vif, voilà qu’il s’était transformé en fan de football, et il était assis là comme Archie Bunker, à attendre le coup d’envoi. * * * — J’ai repéré un faux contact, mais y a rien à faire avec l’autre, fît le chef mécano. J’arrive pas à trouver, mon colonel. — Entrez un moment et venez vous réchauffer, répondit le pilote. Ça fait trop longtemps que vous êtes dessus. * * * — Une histoire de drogue, je t’en fiche mon billet, dit le jeune inspecteur. — Alors ce sont des amateurs, répondit son collègue. Le photographe avait fait les photos habituelles, quatre rouleaux, et d’autres hommes mettaient le corps dans un sac en plastique pour le transporter à la morgue. La cause de la mort ne faisait pas de doute, et le meurtre avait été particulièrement brutal. On aurait dit que les assassins — il y en avait deux, pensait le chef — avaient assommé leur victime avant de lui trancher la gorge. Ils l’avaient ensuite regardé se vider de son sang, en utilisant une serviette-éponge pour éviter de souiller leurs vêtements. Il s’agissait peut-être d’une vengeance, mais certainement pas d’un crime passionnel, les choses avaient été soigneusement calculées et l’exécution d’une cruauté inouïe. Mais les inspecteurs avaient eu de la chance ; le portefeuille de la victime était dans sa poche, ils possédaient tous ses papiers d’identité, et mieux encore, deux jeux complets de papiers différents. Ils examinaient le tout. La réception du motel avait enregistré les numéros d’immatriculation des deux véhicules correspondant aux chambres, et on vérifiait également le fichier des cartes grises. — Ce type est indien, remarqua le type des services de l’instruction quand ils emmenèrent le corps. Je veux dire, indien d’Amérique. « J’ai déjà vu cette tête », se disait le jeune inspecteur. — Attendez une minute. Les autres le regardèrent, il déboutonna la chemise de l’homme, et découvrit le haut d’un tatouage. — Il a fait du temps, dit le plus vieux. Le tatouage était assez mal fait, au crayon et à la salive, et c’était un motif qu’il avait déjà vu quelque part... — Attendez... ça signifie quelque chose... — La Société des Guerriers ! — Tu as raison. Les Fédéraux avaient quelque chose là-dessus — ouais, tu te souviens ? La fusillade dans le Nord-Dakota, l’an dernier ? L’inspecteur le plus ancien réfléchit un instant. — Quand on aura les résultats pour les permis, envoyez-les à Washington. OK, vous pouvez l’embarquer. On emporta le cadavre. — Faites venir la femme de ménage et le directeur. * * * L’inspecteur Pat O’Day avait la chance d’être de service au centre de commandement du FBI, pièce 505 de l’immeuble Hoover. Cette pièce avait une forme assez curieuse : elle était triangulaire ; les pupitres de contrôle occupaient un coin, et des écrans recouvraient le mur le plus grand. La journée promettait d’être tranquille — il faisait mauvais temps sur tout le pays, et la météo gêne les activités criminelles plus efficacement que n’importe quelle police. Sur l’un des écrans, on voyait les équipes se mettre en place à Denver. Au moment où les Vikings gagnaient la balle d’engagement, une jeune femme des télécommunications arriva avec deux fax de la police de Denver. — Un meurtre, monsieur. Ils pensent que ça pourrait nous intéresser. Les photos figurant sur les permis de conduire étaient assez médiocres, et le fax ne les avait pas arrangées. Il les examina pendant quelques secondes et il allait déclarer qu’il ne connaissait pas cette tête, quand il se souvint tout d’un coup de son affectation au Wyoming. — J’ai déjà vu ce type... un Indien... Marvin Russell ? Il se tourna vers l’autre agent. — Stan, tu connais ce mec ? — Non. O’Day lut le reste des fax. Peu importe de qui il s’agissait, il était mort la gorge tranchée, d’après les flics de Denver. Ça s’expliquait assez bien, non ? John Russell avait trempé dans une histoire de drogue. Autres indices, il y avait d’autres papiers d’identité sur les lieux du crime, mais les permis étaient des faux — très bien faits, d’ailleurs, d’après les enquêteurs. Il y avait cependant un camion immatriculé au nom de la victime, l’une des voitures identifiées était un véhicule de location pris par un certain Robert Friend, encore le nom qui figurait sur le permis de la victime. La police de Denver recherchait ces véhicules, et voulait savoir si le Bureau avait quelque chose sur ce type et ses complices éventuels. — Rappelez-les, et dites-leur de nous envoyer par fax les photos des autres papiers d’identité. — Bien, monsieur. Pat jeta un coup d’oeil aux deux équipes qui commençaient la partie, puis décrocha le téléphone. — Dan ? Ici Pat. Tu ne voudrais pas venir ? Je crois qu’un de tes vieux copains vient de mourir... Non, pas cette sorte de copain. Murray arriva juste à temps pour le début de la partie, avant les fax. Le Minnesota s’empara du ballon sur la ligne des vingt-quatre yards, et les attaquants se mirent à l’oeuvre. La chaîne s’empressa de couvrir l’écran de commentaires totalement inutiles, si bien qu’on ne voyait même plus les joueurs. — Tu te rappelles Marvin Russell ? demanda Pat. — Bien sûr que si. Où est-il ? O’Day montra l’écran. — Tu ne vas pas me croire : à Denver. On l’a retrouvé il y a une heure et demie, la gorge tranchée. Les flics du coin pensent qu’il s’agit d’une histoire de drogue. — C’est comme ça que son frère a fini. Quoi d’autre ? Murray prit les fax que O’Day lui tendait. Tony Wills assura la première passe et prit la balle cinq mètres avant la ligne — réussissant presque à percer. Au deuxième rebond, les deux hommes le virent reprendre une passe de vingt mètres. — Ce gosse est étonnant, fit Pat. Je me souviens d’un match avec Jimmy Brown... * * * Bob Fowler entamait tout juste sa troisième bière de l’après-midi, et il aurait préféré assister au match plutôt que de rester rivé là. Bien sûr, les services secrets auraient élevé des objections, et les mesures de sécurité auraient été telles que les spectateurs n’auraient pas pu entrer dans le stade. Politiquement, ce n’était pas fameux. Liz Elliot, assise à côté du président, passa sur une autre chaîne, HBO, pour regarder un film. Elle prit un casque pour ne pas déranger le commandant en chef. C’était complètement idiot, se disait-elle. Comment cet homme pouvait-il montrer autant d’enthousiasme en regardant ce qui n’était jamais qu’un jeu de petits garçons... * * * Pete Dawkins termina ce qu’il avait à faire avant le match et mit la chaîne en travers de l’entrée dont il était responsable. Les gens qui voudraient encore passer devraient emprunter les deux dernières portes ouvertes et gardées. Lors de la précédente finale, un gang particulièrement doué avait écumé le parking et était reparti avec deux cent mille dollars d’objets divers piqués dans les voitures — surtout des magnétophones et des autoradios —, mais cela n’arriverait pas à Denver. Il commença sa ronde avec trois autres agents. Il était convenu qu’ils patrouilleraient dans tout le parking au lieu de choisir telle ou telle zone. Il faisait trop froid. Le fait de bouger leur permettrait au moins de se réchauffer un peu. Dawkins se sentait les jambes dures comme du bois, et remuer ne lui ferait pas de mal. Il ne s’attendait pas à trouver beaucoup de malfaiteurs : quel voleur serait assez fou pour se balader par moins quinze ? Il arriva bientôt dans la zone qu’avaient occupée les fans du Minnesota. Ils étaient remarquablement bien organisés : la fête s’était terminée à l’heure, les chaises étaient rangées, et ils avaient tout nettoyé. Il restait bien quelques packs de café gelé, mais on aurait eu du mal à croire que quelqu’un était passé par là. Après tout, ils n’étaient peut-être pas si bêtes que ça... Dawkins écoutait sa radio portative. Suivre un match à la radio, c’était comme faire l’amour tout habillé, mais au moins, il savait pourquoi les gens applaudissaient. L’équipe du Minnesota marqua le premier point, Wills était venu de quinze yards. La première tentative des Vikings avait duré seulement sept jeux et quatre minutes cinquante secondes. Le Minnesota avait l’air particulièrement doué, ce jour-là. * * * — Mon Dieu, Dennis doit être malade, dit Fowler. Liz se concentrait sur son film et ne l’entendit pas. Le secrétaire à la Défense avait de quoi se faire du souci. La première balle était tombée dans les cinq mètres et les arrières des Chargers réussirent à la remettre dans les quarante, mais ils se firent avoir, et les Vikings reprirent le ballon. * * * — Ils disent que ce Marvin était sacrément doué. Regarde les numéros des autres permis. À part les deux premiers chiffres, tous les autres sont identiques à ceux de son... Je pense qu’il a réussi à trouver — lui ou quelqu’un d’autre — une machine à faire des papiers, déclara Murray. — Les passeports et le reste, répondit O’Day, qui regardait Tony Wills revenir dans les huit mètres. S’ils n’arrivent pas à bloquer ce gosse, ça va être un véritable massacre. — Quel genre de passeports ? — Ils ne me l’ont pas dit, je leur ai demandé des détails. Ils vont nous passer les photos par fax en rentrant au bureau. * * * Les ordinateurs tournaient à Denver. Ils avaient réussi à identifier la société qui avait loué la voiture, et l’examen du système de réservations indiquait que celle-ci avait été rendue à l’aéroport international de Stapleton, quelques heures plus tôt. La piste était encore chaude, et les enquêteurs s’y rendirent directement du motel, après avoir pris les déclarations des deux « témoins » initiaux. La description qu’ils donnaient des deux suspects collait assez bien avec les photos des passeports, qu’on avait expédiés au siège de la police. Cela ressemblait de plus en plus à une affaire de drogue, mais les deux inspecteurs se demandaient qui pouvait bien être la victime. * * * Dawkins terminait sa première ronde autour du stade au moment où le Minnesota marqua son second point. C’était encore Wills, une passe à quatre mètres de la ligne. Ce type avait déjà à son actif cinquante et un mètres et deux réceptions. Dawkins alla jeter un oeil au camion d’ABC qu’il avait vérifié. Pourquoi des plaques du Colorado ? Ils lui avaient expliqué qu’ils venaient de Chicago, et qu’ils avaient pris le matériel à Omaha. Pourtant, le camion était peint aux couleurs de la chaîne. Les stations locales n’appartenaient pas aux grands réseaux, elles leur étaient seulement affiliées et leurs camions portaient le logo de la station. Il fallait qu’il en parle au sergent. Dawkins entoura la référence du véhicule sur sa planchette et ajouta un point d’interrogation. Il pénétra dans le chalet de la police. — Où est le sergent ? — Il est sorti sur le parking, répondit l’agent de permanence. Ce con-là a mis vingt dollars sur les Chargers, je crois bien qu’il va les perdre. — Je vais voir si je ne peux pas lui en faire perdre un peu plus, rigola Dawkins. Il est parti par où ? — Par là, je pense. — Merci. * * * La balle était aux Vikings, sur le score de quatorze à zéro. Le même homme intercepta la balle, cette fois à trois mètres dans la zone des buts. Il ne tint pas compte de ce que lui disait un copain, et dégagea en milieu de terrain. Le ballon franchit la marque des seize mètres, alla rebondir sur un panneau de publicité et resta en touche. Quinze mètres après, il était clair que le tireur avait encore une chance, mais il était trop lent. Avec cent trois mètres, c’était la plus longue passe de l’histoire de la coupe. Le point suivant fut bon, score quatorze à sept. — Ça va mieux, Dennis ? demanda le secrétaire d’État au secrétaire à la Défense. Bunker posa son café. Il avait décidé de ne rien boire, il fallait qu’il soit clair pour recevoir le trophée Lombardi des mains du commissaire. — Ouais, on n’a plus qu’à trouver le moyen d’arrêter ton homme. — Bonne chance. — C’est un sacré joueur, Bruce, mais bon sang, s’il pouvait moins courir. — Ce n’est pas un athlète, mais il en a là-dedans, et un coeur increvable. — Bruce, si c’est toi qui l’as formé, je sais bien que c’est forcément un type remarquable, dit généreusement Bunker. Je préférerais tout de même le voir avec un boulet aux pieds. * * * Dawkins mit quelques minutes à retrouver le sergent. — Y a un truc marrant là-bas. — Quoi ? — Ce camion — le petit camion blanc à l’extrémité est de la rangée, là où sont les gros véhicules satellites, celui qui porte les couleurs d’ABC. Il a des plaques du Colorado, mais il est censé venir de Chicago ou d’Omaha. Je l’ai vérifié à l’entrée, ils disaient qu’ils apportaient un magnétophone de rechange, mais quand je suis repassé il y a quelques minutes, il n’était pas branché et les deux types avaient disparu. — Qu’est-ce que vous me racontez ? demanda le sergent. — Je crois qu’on devrait l’examiner de plus près. — OK, allons-y. Le sergent regarda la planchette et nota le numéro. — On m’a appelé pour aider un mec de la Wells Fargo dans la zone de chargement. Vous pouvez vous en occuper ? — Bien, sergent, et Dawkins repartit. Le sergent prit sa radio portative Motorola. — Lieutenant Vernon, ici le sergent Yankevitch, pourriez-vous me rejoindre aux camions de la télé ? Yankevitch rebroussa chemin vers le sud et fit le tour du stade. Il avait un appareil radio personnel, mais sans écouteurs. San Diego arrêta les Vikings, le Minnesota marqua — un coup difficile qui nécessitait une bonne reprise de ballon dans les trente mètres des Chargers. Parfait, son équipe allait peut-être finir par l’emporter. Mais il fallait absolument que quelqu’un arrive à stopper ce Wills. Dawkins prit le chemin de l’extrémité nord du stade et vit le camion blindé de la Wells Fargo garé près de la plate-forme de chargement. Un type essayait de transporter des sacs de ce qui semblait être de la monnaie. — Quel est votre problème ? — Le chauffeur s’est esquinté le genou, il est allé se faire soigner. Vous pourriez me donner un coup de main ? — Dedans ou dehors ? lui demanda Dawkins. — Je préfère que vous les sortiez, OK ? Et faites attention, c’est lourd. — J’y vais. Dawkins grimpa dans le fourgon. L’intérieur du camion blindé était agencé avec des étagères qui contenaient un nombre incalculable de sacs, surtout des pièces de vingt-cinq cents, apparemment. IL en souleva un, qui était aussi lourd qu’on le lui avait dit. Le policier accrocha sa planchette à la ceinture et se mit à l’ouvrage. Il posait les sacs sur la plate-forme, où le garde les mettait sur un diable. On pouvait faire confiance au sergent pour lui refiler les sales boulots. Yankevitch rejoignit le lieutenant à l’entrée réservée aux médias, et ils se dirigèrent vers le camion en question. Le lieutenant se pencha pour regarder à l’intérieur. — Une grosse caisse avec « Sony » marqué dessus... attendez une minute. On dirait un magnétophone de professionnel. Le sergent Yankevitch raconta à son chef ce que Dawkins lui avait dit. — C’est probablement sans importance, mais... — Ouais... il y a un mais. Allons voir le type d’ABC, et je vais appeler les démineurs. Restez ici et surveillez ce truc. — J’ai un passe-partout dans ma voiture. Si vous voulez, je peux l’ouvrir sans difficulté. Tous les flics savent fracturer une voiture. — Non, on va laisser les démineurs s’en occuper, et en plus, ce n’est sans doute pas que ce à quoi ça ressemble. S’ils sont venus apporter un magnétophone de rechange, c’est peut-être le premier qui est là-dedans, et ils se sont dit qu’ils n’en avaient pas besoin. — Comme vous voudrez, lieutenant. Yankevitch rentra boire un café pour se réchauffer, avant de retourner dehors. Le soleil se couchait derrière les Rocheuses, et même par ce froid et ce vent coupant, c’était un spectacle magnifique. Le sergent passa derrière les camions pour admirer la grosse boule orange qui se montrait derrière les nuages de neige. Il y avait des choses encore plus belles que le football. Quand le disque solaire disparut derrière la ligne de crête, il fit demi-tour et décida d’aller jeter encore un coup d’oeil à cette caisse, dans le camion. Il n’en eut pas le temps 35 TROIS SECOUSSES Lorsque la minuterie de la bombe indiqua 05 :00 :00, les événements se déclenchèrent. Pour commencer, les capacités haute tension se mirent en charge et les deux petits dispositifs pyrotechniques placés sur les réservoirs de tritium aux deux extrémités de la bombe furent mis à feu. Ils actionnèrent des pistons qui chassèrent le tritium dans de fines canalisations métalliques. L’un des tuyaux allait au primaire, l’autre au secondaire. Il n’y avait pas urgence, l’objectif était seulement de mélanger le deutérure de lithium et les atomes de tritium destinés à fusionner. Dix secondes s’étaient écoulées. À 05 :00 : 10, la minuterie émit un second signal. T zéro. Les capacités se déchargèrent et envoyèrent une impulsion dans un réseau diviseur. Le premier fil faisait cinquante centimètres de long, le temps de parcours était donc d’une nanoseconde deux tiers. L’impulsion arriva dans le réseau diviseur. Des interrupteurs krytron — des microcomposants extrêmement rapides au krypton radioactif qui s’ionisait spontanément — se déchargèrent avec une précision remarquable. L’impulsion créa une pointe d’intensité, le diviseur envoya le courant dans soixante-dix fils qui faisaient exactement un mètre de long. Il lui fallait trois dixièmes de secousse (trois nanosecondes) pour parcourir cette distance. Les fils devaient naturellement avoir la même longueur, pour que les soixante-dix blocs explosifs soient mis à feu simultanément. C’était assez facile à obtenir, grâce aux krytrons et en coupant les fils exactement à la même longueur. Les impulsions atteignirent les détonateurs au même instant. Chaque bloc explosif en possédait trois, et tous fonctionnèrent correctement. Ces détonateurs étaient constitués par de petits filaments métalliques, assez fins pour exploser quand le courant les parcourait. Le phénomène physique de l’explosion commença quatre virgule quatre nanosecondes après l’ordre donné par la minuterie. Le résultat ne fut d’ailleurs pas une explosion, mais une implosion, puisque les forces étaient dirigées principalement vers l’intérieur. Les blocs explosifs à haute performance étaient constitués de deux couches sophistiquées de matériaux différents, dopés avec de la poudre de métaux respectivement lourd et léger. La couche extérieure était plutôt lente, avec une vitesse de détonation de sept mille mètres par seconde. L’onde de choc se propagea radialement à partir des détonateurs et atteignit rapidement la surface. Comme les blocs étaient mis à feu à partir de l’extérieur, elle se propagea vers l’intérieur. La frontière entre les blocs lent et rapide contenait des bulles — des vides — qui commencèrent à transformer l’onde sphérique en une onde plane, laquelle fut refocalisée pour prendre exactement la forme de sa cible métallique — le « guide ». Les « guides » étaient des pièces de tungstène-rhénium usinées avec une extrême précision. Elles furent frappées par une onde qui se propageait à une vitesse de plus de neuf mille huit cents mètres par seconde. La surface intérieure du tungstène-rhénium était revêtue d’une couche de béryllium d’un centimètre d’épaisseur. Venait ensuite une autre couche d’un millimètre d’uranium 235, qui avait sensiblement la même masse que le béryllium, malgré sa plus faible épaisseur. Toute cette masse métallique fut projetée dans un espace vide, et comme l’explosion était dirigée vers le centre, la vitesse de rapprochement des éléments diamétralement opposés atteignit dix-huit mille six cents mètres par seconde. La masse centrale était constituée de dix kilogrammes de plutonium 239 radioactif, en forme de carafe en verre, une carafe dont on aurait recourbé le bord vers l’extérieur et vers le bas, formant ainsi deux parois parallèles de métal. Le plutonium est déjà plus dense que le plomb dans les conditions normales, et il fut encore comprimé sous les millions d’atmosphères créés par l’explosion. Cette compression devait se faire très rapidement. Le plutonium 239 contenait également une petite quantité de plutonium 240, ce qui était plus gênant, car il s’agit d’un isotope moins stable et qui a une tendance à l’auto-inflammation. Les deux surfaces extérieure et intérieure s’écrasèrent l’une sur l’autre et furent projetées sur le centre géométrique de l’arme. Le dernier événement externe fut déclenché par un organe appelé la « fermeture éclair ». Déclenchée par un troisième ordre de la minuterie encore intacte, la « fermeture éclair » était un accélérateur de particules miniaturisé, un mini-cyclotron extrêmement compact qui ressemblait tout à fait à un sèche-cheveux. Il propulsa des atomes de deutérium sur une cible de béryllium. Des neutrons se propageant à dix pour cent de la vitesse de la lumière furent générés en grandes quantités et descendirent un tube de métal jusqu’au centre du primaire, le puits. Le processus était minuté pour que les neutrons arrivent au moment où le plutonium atteignait la moitié de sa densité maximale. En temps normal, le plutonium pèse deux fois plus lourd que le plomb, mais il était déjà dix fois plus dense et se comprimait encore. Le bombardement neutronique atteignit cette masse en cours de densification. Fission. L’atome de plutonium possède une masse atomique de 239, la somme du nombre de protons et de neutrons de son noyau. Le même événement se déclencha précisément au même moment à des millions d’endroits différents. Un neutron incident « lent » passa assez près d’un noyau de plutonium et fut soumis aux forces nucléaires fortes qui assurent la cohésion des nucléons. Le neutron fut attiré vers le centre du noyau, changea le niveau d’énergie de sa cible pour l’amener à un état instable. L’atome devenu dissymétrique se mit en rotation désordonnée, et fut brisé par les fluctuations des forces. Comme dans la plupart des cas, un proton ou un neutron se désintégra pour se transformer en énergie selon la fameuse loi d’Einstein, E = mc2. Cette énergie prit la forme de rayons X et gamma, et d’une trentaine d’autres de moindre importance. Le noyau atomique libéra enfin deux ou trois neutrons supplémentaires, et c’était là le plus important. Le processus qui avait démarré grâce à un seul neutron en libéra deux ou trois autres, qui se propagèrent à dix pour cent de la vitesse de la lumière— trente mille kilomètres par seconde — à l’intérieur d’une masse de plutonium à la densité deux cents fois plus forte que celle de l’eau. La plus grande partie des particules atomiques ainsi libérées trouvèrent une nouvelle cible à frapper. Cette réaction est dite « en chaîne » parce que le processus s’entretient de lui-même, et que l’énergie libérée est suffisante pour l’entretenir sans autre apport extérieur. La fission du plutonium se produit par étapes de doublement. À chaque étape, l’énergie libérée est double de celle obtenue lors de l’étape précédente, et ainsi de suite. Ce qui avait débuté avec une énergie très faible et une poignée de particules doubla encore et encore, et l’intervalle entre les étapes se mesurait en fractions de nanoseconde. Le taux d’augmentation — c’est-à-dire l’accélération de la réaction en chaîne — s’appelle le coefficient « Alpha », et c’est le paramètre le plus important d’une réaction de fission. Un Alpha de mille signifie que le nombre de doublements par microseconde est un nombre très grand, deux à la puissance mille, ou encore deux multiplié mille fois par lui-même. Au moment du pic, entre deux puissance cinquante et deux puissance cinquante-trois, la bombe dégageait ainsi dix milliards de milliards de watts, cent mille fois la capacité totale de production d’électricité disponible sur la planète. Fromm avait conçu l’engin dans ce but — et il ne s’agissait encore que de dix pour cent de la puissance totale de l’arme. Le secondaire n’était pas encore entré en action, il n’avait pas encore été atteint par ce déchaînement de forces qui se produisait à quelques centimètres seulement. Mais la fission avait à peine commencé. Quelques rayons gamma, se déplaçant à la vitesse de la lumière, commencèrent à sortir de l’enveloppe de la bombe alors que le plutonium était encore en cours de compression. Il faut du temps pour tout, même pour une réaction nucléaire. D’autres rayons gamma atteignirent le secondaire, la majorité d’entre eux traversèrent un nuage de gaz, ce qui avait été quelques microsecondes plus tôt les blocs d’explosif, et le porta à une température bien plus élevée que celle qui résulte d’une réaction chimique. Constitué essentiellement d’atomes de carbone et d’oxygène, ce nuage émettait en grandes quantités des rayons X « mous ». Jusqu’ici, la bombe avait fonctionné exactement comme Fromm et Ghosn l’avaient prévu. La fission durait depuis sept nanosecondes — zéro virgule sept secousse — quand il se produisit quelque chose d’anormal. Les radiations émises par le plutonium en cours de fission atteignirent le deutérure de lithium 6 chargé de tritium qui occupait le centre géométrique du puits. La raison pour laquelle Manfred Fromm avait gardé l’extraction du tritium pour la fin tenait à sa prudence d’ingénieur. Le tritium est un gaz instable, avec une période de douze virgule trois ans. Cela signifie qu’une certaine quantité de tritium sera transformée au bout de ce temps moitié en tritium et moitié en hélium 3, avide de neutrons. En filtrant le gaz à travers un bloc de palladium, l’hélium 3 aurait été aisément éliminé, mais Ghosn l’ignorait. Conséquence, plus d’un cinquième du tritium était déjà inutilisable, et il était difficile de faire pire. Le bombardement intense de la réaction de fission voisine frappa le composé de lithium. C’est normalement un élément dont la densité est la moitié de celle du sel, et il fut comprimé à l’état métallique avec une densité supérieure à celle du noyau terrestre. Ce qui débuta était une réaction de fusion, mais assez faible ; elle dégagea des quantités de nouveaux neutrons, et transforma de nombreux atomes de lithium en atomes de tritium, qui fusionnèrent et donnèrent ainsi naissance à de nouveaux neutrons. Ces neutrons additionnels étaient supposés envahir le plutonium, augmentant l’Alpha et doublant au minimum la puissance de l’étage à fission. C’est la première méthode que l’on ait trouvée pour augmenter la puissance des bombes de deuxième génération. Mais l’hélium 3 empoisonna la réaction en piégeant près du quart des neutrons rapides pour se transformer en atomes d’hélium stables et inutiles. Pendant quelques nanosecondes, cela n’eut pas d’importance. Le plutonium augmentait encore son taux de réaction, le faisait doubler et augmentait l’Alpha à un taux impossible à exprimer autrement qu’en chiffres. L’énergie commençait à envahir le secondaire. Les pailles recouvertes de métal se transformèrent en plasma et rencontrèrent le secondaire. L’énergie de radiation atteignit des niveaux qu’on ne voit même pas à la surface du soleil, vaporisa après s’y être réfléchie les surfaces elliptiques, et fournit encore plus d’énergie au secondaire, appelé aussi Holraum. Le plasma résultant de la désintégration des pailles pénétra dans le second réservoir de composés de lithium. Les ailettes d’uranium 238 placées à l’extérieur du secondaire se transformèrent elles aussi en plasma dense, se précipitèrent dans l’espace vide, puis commencèrent à comprimer l’élément tubulaire d’U238 placé autour d’un conteneur central qui contenait encore du deutérure de lithium 6 chargé de tritium. Les forces en jeu étaient énormes, et la structure fut écrasée sous une pression supérieure à celle qui existe au coeur d’une étoile en pleine activité. Mais ce n’était pas suffisant. La réaction primaire avait commencé à diminuer d’intensité. Privées de neutrons à cause de la présence du poison constitué par l’hélium 3, les forces explosives commencèrent à éjecter la masse en réaction lorsque les différentes forces opposées furent en équilibre. La réaction en chaîne atteignit un plateau stable, capable de maintenir le taux de croissance ; mais les deux derniers doublements furent totalement perdus, et, au lieu d’une énergie primaire de soixante-dix kilotonnes de TNT, cette valeur fut divisée deux fois par deux pour atteindre seulement un total de onze mille deux cents tonnes. Le dessin de Fromm était aussi parfait que le permettaient les circonstances et les matériaux disponibles. Il aurait été possible d’obtenir la même puissance pour une taille quatre fois inférieure, mais ses spécifications étaient mieux que correctes. Le budget d’énergie avait été calculé avec un énorme coefficient de marge. Avec trente kilotonnes, il aurait pu déclencher une réaction massive de fusion dans le secondaire, mais les trente kilotonnes ne furent pas atteintes. On appelle ça un « long-feu ». Mais il s’agissait tout de même d’un long-feu équivalant à onze mille deux cents tonnes de TNT. Pour fixer les idées, cela représente un cube de vingt-cinq mètres de côté, et il faudrait quatre cents camions ou un cargo moyen pour le transporter. Cependant, des explosifs conventionnels n’auraient jamais pu exploser avec cette efficacité. En fait, une explosion conventionnelle de cette taille est impossible à réaliser. Malgré tout, c’était un long-feu. À ce stade, les effets physiques ne s’étaient pas encore fait sentir à l’extérieur du camion, ni même de l’enveloppe de la bombe. Cette enveloppe était encore largement intacte, mais les choses commencèrent à changer rapidement. Les rayons gamma étaient déjà émis, de même que les rayons X, mais ils étaient totalement invisibles. La lumière visible n’avait pas encore franchi non plus la barrière de plasma qui, trois secousses plus tôt, était encore sous la forme de cinq cents kilos d’équipements sophistiqués... et cependant, tout ce qui devait se produire était terminé. Il ne restait plus qu’à savoir comment allait se répartir l’énergie dégagée conformément aux lois de la physique, lesquelles ne se soucient guère des intentions de ceux qui les manipulent. 36 LES EFFETSDES ARMES Le sergent Ed Yankevitch aurait dû être le premier à se rendre compte de ce qui se passait. Il regardait le camion en s’en approchant, et il en était à moins de quinze mètres. Mais le temps de réponse du système nerveux humain se mesure en millisecondes. Le long-feu venait de se terminer quand les premiers rayonnements l’atteignirent. Il s’agissait de rayons gamma, des photons, les particules qui constituent la lumière, mais beaucoup plus énergétiques. Elles avaient commencé à détruire le camion, et la carcasse d’acier était devenue fluorescente comme du néon. Juste après les rayons gamma venaient les rayons X, également constitués de photons, mais moins énergétiques. Yankevitch ne vit pas la différence, et il fut le premier à mourir. Les rayonnements intenses furent d’abord absorbés par ses os qui furent chauffés jusqu’à incandescence. Simultanément, les neurones de son cerveau étaient excités. En fait, le sergent Yankevitch ne se rendit compte de rien : il se désintégra littéralement et explosa sous l’impact de l’énergie que son corps réussit à absorber. Le reste le traversa. Cependant, les X et les gammas se propagent à la vitesse de la lumière, et l’effet qui suivit n’avait été prévu par personne. Près du camion, réduit maintenant à l’état de molécules de métal, se trouvait le camion satellite « A » d’ABC. Plusieurs personnes étaient à l’intérieur, et elles n’eurent pas plus que Yankevitch le temps de réaliser ce qui leur arrivait. Il en fut de même des équipements électroniques sophistiqués du camion. Mais, à l’arrière du véhicule, se trouvait une grande antenne parabolique pointée vers le sud, comme celles des radars. Au centre, semblable au pistil d’une fleur, se trouvait le guide d’onde, un tube métallique de section carrée, dont les dimensions internes étaient sensiblement de l’ordre de la longueur d’onde du signal transmis vers un satellite à trente-six mille kilomètres au-dessus de l’équateur. Le guide d’onde de l’unité « A », et bientôt ceux des onze camions alignés plus à l’ouest, fut touché par les rayons gamma et X. Au cours de ce processus, des électrons furent arrachés des atomes de métal — certains des guides étaient recouverts d’une couche d’or, ce qui amplifiait le phénomène — et cédèrent leur énergie instantanément sous forme de photons. Ces photons constituèrent des ondes à une fréquence proche de celle des émetteurs. Il y avait cependant une différence : les antennes ne transmettaient guère plus de quelques milliers de watts en radiofréquences, et souvent beaucoup moins. Pourtant, le guide d’onde de l’unité « A » émit brusquement presque un million de watts en une impulsion brève et orgasmique qui dura moins d’une microseconde. L’antenne et le camion qui la portait furent alors vaporisés par l’onde incidente. La suivante fut l’unité « B » d’ABC, puis celle de TWI. NHK, qui diffusait vers le Japon, était le quatrième de la rangée. Il y en avait encore huit autres. Tous furent détruits. L’ensemble de ce processus dura environ quinze « secousses ». Les satellites en direction desquels cette énergie était émise étaient loin, et elle mit un huitième de seconde pour les atteindre, une durée proche de l’éternité. Le second effet de l’explosion — le camion était maintenant au centre — fut une émission de lumière et de chaleur. La première bouffée de lumière réussit à s’échapper avant d’être bloquée par la boule de feu en expansion. La seconde bouffée rayonna peu après dans toutes les directions. Ceci se traduisit par une impulsion double, caractéristique des explosions nucléaires. Le troisième effet fut l’effet de souffle. En fait, il s’agissait du second par ordre chronologique. L’air absorba la plus grosse partie des rayons X mous et fut transformé en une masse opaque qui arrêta les autres radiations électromagnétiques, les convertissant en énergie mécanique qui se détendit à plusieurs fois la vitesse du son. Mais avant que ces effets mécaniques aient eu le temps d’endommager quoi que ce soit, des événements plus lointains étaient déjà en cours. La liaison principale d’ABC était constituée par un câble en fibre optique — une liaison terrestre de grande qualité —, mais ce câble passait par l’unité « A » et fut coupé avant que le stade soit atteint. La liaison de secours passait par le satellite Telstar 301, et la côte pacifique était desservie par Telstar 302. ABC utilisait les canaux principaux 1 et 2 de chacun de ces satellites. Autre utilisateur de Telstar 301, Trans World International, qui avait acquis les droits exclusifs de retransmission de la NFL dans le reste du monde et couvrait la plus grande partie de l’Europe, plus Israël et l’Égypte. TWI envoyait le même signal vidéo à l’intention de tous ses clients européens, et diffusait également des canaux audio séparés dans les diverses langues européennes. Cela signifiait qu’il y avait plus d’un canal audio par pays. Par exemple, en Espagne cinq dialectes sont parlés, chacun affecté à un canal. La NHK, qui assurait la retransmission au Japon, utilisait à la fois le satellite JISO-FR2 et sa liaison habituelle via Westar 4, propriété de Hughes Aerospace qui assurait son exploitation. La télé italienne utilisait le premier répéteur de Teleglobe (appartenant à l’organisation Intelsat) pour desservir ses spectateurs, ainsi que Dubaï et les Israéliens qui appréciaient peu les images fixes de TWI et Telstar. Le répéteur numéro deux de Teleglobe était affecté à la plus grande partie de l’Amérique du Sud. On trouvait également, physiquement présents sur le stade ou à peu de distance, CNN, le service informations d’ABC, celui de CBS, et ESPN. Les chaînes locales de Denver avaient leurs propres camions sur les lieux et les avaient loués à des confrères. Au total, il y avait trente-sept camions satellites qui utilisaient des répéteurs normaux ou bande Ku et émettaient sur quarante-huit canaux vidéo plus cent soixante-huit canaux audio. Le tout était diffusé à un milliard d’amateurs de sport dans soixante et onze pays lorsque le flux de rayons gamma et X arriva. Dans la plupart des cas, l’impact déclencha une impulsion dans les guides d’onde, mais, dans six des camions, les tubes à ondes progressives furent eux-mêmes illuminés directement et émirent une gigantesque impulsion à la fréquence précise sur laquelle ils étaient réglés. Cela n’avait d’ailleurs plus beaucoup d’importance. Les phénomènes de résonance et diverses dissymétries dans les guides d’onde faisaient que de larges plages de la bande passante des satellites seraient saturées par le pic de l’impulsion. À l’exception de deux d’entre eux, tous les satellites en orbite au-dessus de l’hémisphère occidental étaient utilisés par des équipes de télé émettant depuis Denver. Ce qui leur arriva est très simple à expliquer. Leurs antennes à haut gain étaient conçues pour détecter des milliardièmes de watt. Au lieu de cela, elles furent subitement bombardées par des signaux de puissance mille à dix mille fois supérieure et sur plusieurs canaux différents. Ce niveau satura complètement les préamplis des satellites. Le logiciel embarqué détecta le phénomène et commença à mettre en oeuvre les mesures d’isolement prévues pour protéger les équipements les plus sensibles. Si l’incident n’avait affecté qu’un seul récepteur, les satellites seraient passés en mode secours et le service n’aurait même pas été interrompu. Mais les satellites de télécommunications commerciaux coûtent un prix fou, des centaines de millions de dollars, et encore autant pour la mise en orbite. Dès que le signal eut été détecté par cinq amplificateurs, le logiciel commença automatiquement à mettre hors service les circuits correspondants, pour essayer d’éviter des dommages plus graves au satellite tout entier. Lorsqu’il s’agissait de vingt répéteurs ou plus, le logiciel passait à l’étape suivante en désactivant tous les circuits, et en émettant un signal d’alerte en direction du centre de contrôle au sol, pour lui indiquer qu’il arrivait quelque chose de grave. Les logiciels de sauvegarde étaient tous basés sur le même principe : des programmes très simples, écrits pour essayer de sauver des milliards de dollars d’investissements. En un éclair, une fraction significative du système mondial de satellites de télécommunications cessa toute existence. La télévision par câble et les systèmes de communication s’arrêtèrent également de fonctionner, avant même que les techniciens chargés de leur exploitation aient eu le temps de comprendre le désastre qui venait de se produire. * * * Pete Dawkins se reposa un peu. Il restait là pour assurer la surveillance du fourgon blindé. Le garde de la Wells Fargo était parti distribuer quelques kilos de monnaie, et l’agent de police s’était assis, le dos appuyé contre les étagères remplies de sacs de pièces. Il écoutait la radio. Les Chargers revenaient sur les avants des Vikings dans les quarante-sept mètres. À cet instant, le ciel qui s’obscurcissait devint jaune incandescent, puis rouge — pas ce rouge sympathique, le rouge tendre des couchers de soleil, mais un pourpre sinistre beaucoup plus brillant que n’importe quelle couleur imaginable. Son cerveau eut à peine le temps d’enregistrer le phénomène avant d’être pris d’assaut par un million d’autres choses. La terre se souleva sous lui, le fourgon fut balayé sur le côté comme un jouet dans lequel un enfant aurait donné un coup de pied. La porte arrière claqua comme si elle avait été propulsée par un canon. Le blindage du fourgon le protégea de l’onde de choc — de même que l’enceinte du stade —, mais Dawkins n’eut pas le loisir de s’en rendre compte. Il était presque aveuglé par le flash qui l’avait frappé, et rendu sourd par l’onde de choc qui l’avait écrasé comme aurait fait la main d’un géant. Si Dawkins avait été moins désorienté, il aurait pu croire à un tremblement de terre, mais cette idée ne lui vint même pas. Il ne pensait qu’à survivre. Le bruit n’avait pas cessé, ni les secousses, lorsqu’il réalisa qu’il était prisonnier à l’intérieur d’un véhicule dont le réservoir contenait peut-être des dizaines de litres d’essence. Il essaya d’ouvrir les yeux et commença à ramper pour essayer de sortir par le pare-brise éclaté vers une tache de lumière qu’il arrivait encore à distinguer. Il ne remarqua pas que le dos de ses mains était brûlé, comme sous l’effet d’un gros coup de soleil, ni qu’il n’entendait plus rien. Tout ce qu’il voulait, c’était sortir à la lumière. * * * Le siège national du Voyska PVO, la défense aérienne soviétique, se trouve près de Moscou dans un bunker en béton de six mètres d’épaisseur. Les installations étaient toutes neuves et conçues comme leurs équivalentes occidentales, en forme d’amphithéâtre. Cette disposition permettait à un maximum de gens de voir les informations affichées sur un grand mur et les cartes dont ils avaient besoin pour accomplir leur mission. Il était 03 :00 :13, heure locale, à en croire l’horloge à affichage numérique installée au-dessus des écrans, soit 00 :00 :13 Zulu (heure de Greenwich) et 19 :00 :13 à Washington. L’officier général de permanence était le lieutenant général Ivan Grigoriyevitch Kouropatkine, ancien pilote de chasse, âgé de cinquante et un ans. Il était numéro trois dans la hiérarchie de cette organisation et prenait son tour de permanence comme tout le monde. Son grade et son ancienneté lui auraient permis de choisir des horaires moins désagréables, mais la nouvelle armée soviétique devait faire preuve de professionnalisme, et il se disait que des officiers dignes de ce nom devaient montrer l’exemple. L’état-major habituel était réuni autour de lui, des colonels, des majors et un certain nombre de capitaines et de lieutenants pour les tâches subalternes. La mission du Voyska PVO consiste à défendre l’Union soviétique contre toute attaque. En l’absence de parade efficace contre les missiles balistiques bien que les deux côtés y travaillent activement — , sa tâche consistait plus à prévenir qu’à protéger. Kouropatkine n’aimait pas ça, mais il n’y pouvait rien. Deux satellites se trouvaient en orbite géostationnaire au-dessus des côtes du Pérou, Aigle-1 et 2. Leur tâche consistait à observer les États-Unis et à détecter un éventuel lancement de missiles dès la sortie des silos. Ces satellites pouvaient également détecter un lancement de MSBS depuis le golfe d’Alaska, mais leur efficacité dépendait des conditions météo et, en ce moment, le temps était plutôt médiocre. Les informations retransmises par les satellites sur les écrans étaient dans la bande infrarouge, bande dans laquelle on détecte surtout les émissions de chaleur. L’image était brute, sans ces lignes de repère et autres caractères créés par ordinateur qui, pour les ingénieurs russes, servaient surtout à diminuer la portion d’image utile. Kouropatkine ne la regardait pas, mais il avait les yeux fixés sur un jeune officier qui semblait se livrer à des calculs indéterminés, quand quelque chose attira son regard. Il tourna instinctivement la tête, et il lui fallut presque une seconde pour réaliser ce qui se passait. Il y avait un point blanc au centre de l’écran. — Nitchevo..., cria-t-il aussitôt. Prenez cette vue et faites-moi un agrandissement, ordonna-t-il. Le colonel chargé des réglages était assis à sa droite et commençait à s’en occuper. — Au centre des États-Unis, mon général. Signature thermique avec flash double, il s’agit probablement d’une explosion nucléaire, annonça mécaniquement le colonel. Son entraînement prenait le pas sur son entendement, qui ne voulait pas y croire. — Coordonnées. — En cours, mon général. Il y avait une distance considérable entre le satellite et le Centre, et cela créait des délais. Le temps que la caméra du satellite commence à changer de focale, la signature thermique de la boule de feu avait pris de l’ampleur. Kouropatkine eut immédiatement l’impression qu’il ne s’agissait pas d’une fausse détection, et l’image, pour brûlante qu’elle fut, lui glaça l’estomac. — Le centre des U.S., on dirait la ville de Densva. — Denver, mais Bon Dieu, qu’y a-t-il de particulier à Denver ? demanda Kouropatkine. Trouvez-moi ça. — Oui, mon général. Kouropatkine décrocha son téléphone. Il était en liaison directe avec le ministère de la Défense et la résidence du président de l’Union. Il raconta ce qui se passait brièvement, mais très clairement. — Attention : ici le lieutenant général Kouropatkine au Centre PVO de Moscou. Nous venons d’enregistrer une explosion nucléaire aux États-Unis. Je répète : nous venons d’enregistrer une explosion nucléaire aux États-Unis. Quelqu’un jura à l’autre bout du fil. Ce devait être l’officier de suppléance à la Présidence. Une autre voix, celle de son équivalent au ministère de la Défense, resta plus calme. — Vous en êtes sûr ? — Signature double flash, répondit Kouropatkine, étonné de son propre calme. Je vois maintenant une boule de feu en expansion. Il s’agit d’un phénomène nucléaire. Je vous donnerai d’autres détails dès que possible... Quoi ? demanda-t-il à un jeune officier. — Mon général, Aigle-2 vient de ramasser une impulsion très violente, quatre des répéteurs SHF ont disjoncté momentanément, et il y a en autre qui est hors service, ajouta un major en se penchant sur le pupitre du général. — Qu’est-ce qui s’est passé, qu’est-ce que c’est que ça ? — Je ne sais pas. — Eh bien, trouvez. L’image disparue de l’écran au moment où San Diego revenait dans les quarante-cinq mètres pour un tiers et cinq. Fowler termina sa quatrième bière de l’après-midi et posa son verre, agacé. Foutue télé. Quelqu’un avait sans doute arraché une prise, et il allait manquer un jeu ou deux dans ce qui avait l’air d’un sacré match. Il aurait dû y aller, quoi qu’en pensent les services secrets. Il jeta un coup d’oeil à ce que regardait Elizabeth, mais son écran non plus n’avait plus d’image. Où était-ce l’un des chasse-neige des marines qui avait coupé un câble ? Dans ce cas, ce ne serait pas facile à réparer. Mais ce n’était sûrement pas ça. La filiale d’ABC — Canal 13 à Baltimore, WJZ venait d’afficher a l’écran : « En raison de difficultés techniques, cette émission est provisoirement interrompue, nous vous prions de bien vouloir patienter quelques instants. » Le téléviseur d’Elizabeth, lui, n’émettait plus que du bruit de fond. C’était tout de même étrange. Comme tout téléspectateur mâle dans cette situation, Fowler saisit la télécommande et changea de chaîne. Rien sur CNN non plus, mais les émissions locales de Baltimore et Washington fonctionnaient toujours. Il avait à peine eu le temps de se demander ce que cela signifiait, que le téléphone sonna. Un son inhabituel, strident, qui venait de l’un des quatre appareils posés sur la table basse devant son canapé. Il décrocha sans regarder duquel il s’agissait, et se sentit soudain frissonner : c’était le téléphone du Centre nord-américain de défense aérienne et spatiale, à Cheyenne, Colorado. — Ici le président, répondit Fowler, la gorge serrée. — Monsieur le président, ici le major-général Joe Borstein. Je suis officier de permanence au NORAD. Monsieur, nous venons de détecter une explosion nucléaire dans le centre des États-Unis. — Quoi ? fit le président au bout d’une ou deux secondes. — Monsieur, une explosion nucléaire vient de se produire. Nous essayons de déterminer l’endroit exact, mais il semble que ce soit dans la région de Denver. — Vous en êtes sûrs ? demanda le président, en essayant désespérément de rester calme. — Nous revérifions nos appareils, monsieur, mais, oui, nous en sommes pratiquement certains. Je vous conjure de vous mettre en sûreté pendant que nous essayons de savoir ce qui se passe. Fowler leva les yeux : les écrans de télé étaient toujours vides, et les klaxons d’alerte retentissaient dans tout le complexe présidentiel. * * * La base aérienne d’Offutt, tout près d’Omaha, dans le Nebraska, s’appelait autrefois Fort Crook. Cet ancien quartier de cavalerie dispose de demeures en brique destinées aux officiers supérieurs, des maisons splendides, mais quelque peu anachroniques. Des écuries maintenant inutilisées sont bâties derrière, tandis que l’autre côté donne sur une esplanade suffisante pour faire manoeuvrer un régiment de cavalerie. Le quartier général des Forces aériennes stratégiques se trouve à moins de deux kilomètres, dans des bâtiments modernes. Le nouveau PC, inauguré en 1989, se trouve également à l’extérieur, mais sous terre. C’est une salle très spacieuse, et les plaisantins prétendent qu’on a essayé de copier les réalisations d’Hollywood, qui faisaient plus vraies que nature, quand on voyait ce qu’était le premier PC du SAC. L’armée de l’Air avait donc décidé de rendre la réalité conforme à la fiction. Le major-général Chuck Timmons, chef d’état-major adjoint (opérations), avait décidé de s’y tenir, plutôt que de rester dans son bureau, situé dans les étages. Cela lui permettait de suivre d’un oeil la retransmission de la Coupe sur l’un des huit grands écrans télé. Sur deux autres écrans, on voyait les images temps réel des satellites DSPS, et il vit le double flash de Denver aussi rapidement que les autres. Timmons en laissa tomber son crayon. Diverses salles munies de baies vitrées se trouvaient derrière lui — il y en avait sur deux niveaux — et une cinquantaine de personnes y étaient de quart vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Timmons décrocha son téléphone et appuya sur le bouton de l’officier de quart renseignement. — Je le vois, mon général. — Vous croyez qu’il s’agit d’une fausse détection ? — Négatif, mon général, les tests de bon fonctionnement sont corrects. — Tenez-moi informé. Timmons se retourna vers son adjoint. — Faites venir le patron, rappelez tout le monde, je veux l’équipe d’alerte immédiatement ! Puis il s’adressa à son officier opérations : — Faites décoller Looking Glass, sur-le-champ ! Je veux que les escadrilles d’alerte soient prêtes à décoller, diffusez aussi le message d’alerte générale. Dans l’une des salles vitrées à gauche du général, un sergent enfonça quelques boutons. Cela faisait longtemps que le SAC ne maintenait plus d’avion en vol en permanence, et on gardait trente pour cent des appareils en état d’alerte. Les ordres étaient envoyés aux escadres par câble, sous forme de messages en synthèse vocale, car on avait décidé qu’un homme risquait de montrer trop d’énervement et de mal articuler. Les ordres furent émis en vingt secondes, et les officiers opérations des escadres d’alerte déclenchèrent immédiatement leurs séquences. Il y avait à ce moment-là deux escadres en alerte : la 416e escadre de bombardement sur la base de Griffiss à Plattsburg, dans l’État de New York, équipée de B-52, et la 384e avec ses B-1B sur la base de McConnell, dans le Kansas. Sur cette dernière, la plupart des hommes regardaient le match. Ils se précipitèrent dehors où les attendaient des véhicules qui les conduisirent à leurs appareils. Le premier des quatre hommes de chaque équipage à arriver sur les lieux appuya sur le bouton de démarrage d’urgence fixé sur la roulette de nez, puis courut à l’arrière pour déployer l’échelle d’accès. Les réacteurs démarrèrent avant même que tout le monde soit sanglé. Les équipes au sol ôtèrent les goupilles de sécurité munies de leur flamme rouge. Les sentinelles en armes reculèrent, et se mirent en position, leurs armes pointées vers l’extérieur pour faire face à toute menace éventuelle. À ce moment, tout le monde croyait encore qu’il s’agissait d’un exercice déclenché à un moment particulièrement mal choisi. À McConnell, le premier appareil à se mettre en mouvement fut le Bl-B personnel du chef d’escadre, un colonel athlétique de quarante-cinq ans. Son avion était celui qui stationnait le plus près des locaux d’alerte. Dès que les autres réacteurs furent en route et les alentours dégagés, il lâcha les freins et commença à rouler vers l’extrémité de la piste. Cela lui prit deux minutes, mais, arrivé là, on lui donna l’ordre d’attendre. * * * À Offutt, le KC-135 d’alerte ne connaissait pas ces restrictions. Baptisé « Looking Glass », ce Boeing 707 transformé de vingt-cinq ans d’âge embarquait un officier général et un état-major complet, même s’il était de taille réduite. Il décolla dans l’obscurité naissante. Les radios et les liaisons de commandement venaient d’être mises en route, et l’officier à bord ne savait pas encore de quoi il s’agissait. Au sol, trois appareils identiques étaient prêts à partir. — Qu’est-ce qui se passe, Chuck ? dit le CINC-SAC en arrivant. Il était en civil et n’avait pas eu le temps de lacer ses chaussures. — Explosion nucléaire à Denver, et nous venons d’apprendre qu’il y a quelques problèmes sur les communications par satellite. J’ai mis les avions d’alerte en position, Looking Glass décolle à l’instant. Je ne sais foutre pas ce qui se passe, mais Denver vient d’être détruite. — Mettez tout le monde en l’air, ordonna le commandant en chef des Forces aériennes stratégiques. Timmons fit un signe à l’officier trans, qui relaya l’ordre. Vingt secondes après, le premier Bl-B faisait rugir ses réacteurs sur la piste de McConnell. * * * L’heure n’était plus aux politesses. Un capitaine des marines ouvrit la porte du chalet présidentiel et passa deux parkas blancs à Fowler et Elliot avant que le premier agent des services secrets arrive. — Tout de suite, monsieur ! le pressa-t-il. Le ventilo est toujours en panne, monsieur. — Où va-t-on ? Pete Connor arriva juste pour entendre ce que disait le capitaine, son manteau déboutonné. — Au poste de commandement, sauf si vous en décidez autrement. L’hélico est cassé, répéta l’officier. Allez, monsieur, vite ! Il criait presque. — Bob ! dit Elliot, follement inquiète. Elle ne savait pas ce que le président avait appris par téléphone, elle était toute pâle et semblait sur le point d’avoir un malaise. Une escouade entière de marines était en place à l’extérieur, les armes en batterie. Six autres entouraient le Hummer stationné devant, moteur en route. * * * À la base aéronavale d’Anacostia, près de Washington, l’équipage de Marine-Two — il ne deviendrait Marine-One que lorsque le président serait à bord — décolla dans un nuage de neige impressionnant. Mais l’effet de sol se dissipa au bout de quelques secondes, et la visibilité redevint meilleure. Le pilote, un commandant, prit la direction du nord-ouest, se demandant encore ce qui pouvait bien se passer. Les rares gens qui savaient quelque chose étaient surtout conscients de leur ignorance. Mais, pour les quelques minutes à venir, cela n’avait pas d’importance. Comme dans n’importe quelle organisation, les réactions en cas d’urgence étaient planifiées à l’avance et conçues pour rendre les choses automatiques, en atténuant au maximum la panique qui pouvait résulter de l’indécision ajoutée au danger. * * * — Mais bon dieu, pouvez-vous me dire ce qui se passe à Denver ? demanda le général Kouropatkine dans son souterrain près de Moscou. — Je n’en sais rien, répondit honnêtement l’officier de renseignement. « Comme ça, je suis bien avancé », se dit le général. Il décrocha le téléphone pour appeler le service de renseignement militaire, le GRU. — Permanence opérations, répondit une voix. — Ici le général Kouropatkine, PVO Moscou. — Je sais pourquoi vous m’appelez, assura le colonel du GRU. — Que se passe-t-il à Denver ? Il y a un dépôt de têtes nucléaires, là-bas, ou quelque chose du même genre ? — Non, mon général. L’arsenal des Rocheuses est tout près. C’est un dépôt d’armes chimiques, il est en cours de fermeture. On doit le transformer en dépôt pour les réserves — ils appellent ça La Garde nationale —, des chars et des véhicules. Un peu plus loin, il y a Rocky Flats. Ils y fabriquaient des éléments d’armes, mais... — Où est-ce exactement ? demanda Kouropatkine. — Au nord-ouest de la ville. Je crois que l’explosion s’est produite dans la partie sud, mon général. — Exact, continuez. — Rocky Flats est également en cours de fermeture. Pour autant que nous sachions, il n’y a plus d’armes actives là-bas. — Y a-t-il des armes qui transitent par là ? Il faut que j’arrive à savoir quelque chose ! Le général commençait à s’énerver. — Je ne sais rien de plus. Nous ne sommes pas plus avancés que vous. Le KGB a peut-être des choses, mais pas nous. Kouropatkine savait bien qu’on ne peut pas faire fusiller un homme sous prétexte qu’il est honnête. Il devait absolument appeler quelqu’un d’autre. — Sécurité d’État, centre de commandement, répondit une voix d’homme. — Je voudrais le département Amérique, l’officier de garde. — Un instant. On entendit les grésillements habituels, et une femme prit l’appareil. — Département Amérique. — Ici le lieutenant-général Kouropatkine, au centre du PVO, à Moscou, répéta-t-il. Je voudrais savoir ce qui se passe — à supposer qu’il se passe quelque chose — dans le centre des États-Unis, à Denver. — Nous ne savons pas grand-chose. Denver est une grande ville et un centre administratif important, le deuxième après Washington, en fait. C’est dimanche soir là-bas, et il n’y a pas de raison pour qu’il s’y passe grand-chose. Kouropatkine entendait sa correspondante tourner des pages. — Oh oui ! — Oui, quoi ? — La finale du championnat national de football. Le match se joue au stade de Denver. Je crois que c’est un stade couvert. Kouropatkine réussit à ne pas relever cette insanité. — Ce n’est pas de ça que j’ai besoin. Y a-t-il des troubles civils, un problème quelconque, quelque chose d’anormal ? Un dépôt militaire, une base secrète que je ne connaisse pas ? — Mon général, toutes les informations dont nous disposons vous sont ouvertes. Que voulez-vous savoir exactement ? — Madame, une explosion nucléaire vient de se produire à Denver. — À Denver ? — Oui ! — Où ça, exactement ? demanda-t-elle. Elle restait plus calme que le général. — Attendez. — Kouropatkine se retourna. — Donnez-moi les coordonnées de l’explosion, tout de suite ! — Trente-neuf degrés quarante minutes Nord, cent cinquante-cinq degrés six minutes Ouest. Ce sont des valeurs approximatives, ajouta le lieutenant qui occupait le pupitre satellite. La résolution n’est pas fameuse dans l’infrarouge, mon général. Kouropatkine communiqua ces coordonnées au KGB. — Attendez, répondit la jeune femme. Il faut que je trouve une carte. * * * Andrei Ilitch Narmonov dormait, il était trois heures dix à Moscou. Le téléphone le réveilla, et, un instant après, la porte de sa chambre s’ouvrit. Narmonov faillit paniquer : personne ne pouvait entrer dans sa chambre sans son autorisation. C’était un officier du KGB, le major Pavel Khrulev, responsable adjoint de la sécurité à l’état-major particulier du président. — Monsieur le président, il y a une urgence. Il faut que vous veniez immédiatement. — Quel est le problème, Pasha ? — Il y a eu une explosion nucléaire en Amérique. — Quoi... qui ? — C’est tout ce que je sais. Nous devons nous rendre immédiatement à l’abri de commandement. La voiture vous attend. Pas la peine de vous habiller. Khrulev lui tendit une robe de chambre. * * * Ryan écrasa son mégot. L’annonce l’énervait : « En raison de problèmes techniques... merci de patienter quelques instants. » Résultat, il ne pouvait pas regarder le match. Goodley entra avec deux boîtes de Coke. Ils avaient commandé leur dîner. — Alors ? demanda Goodley. — Il n’y a plus d’image. Ryan attrapa une boîte de Coke et fit sauter le couvercle. * * * Au quartier général du SAC, un lieutenant-colonel installé tout au bout de la troisième rangée de sièges, à gauche, consultait la console de commande des téléviseurs. La salle disposait de huit écrans, disposés en deux rangées de quatre. On pouvait choisir un écran parmi cinquante, et cette femme était officier de renseignement. Son premier réflexe fut de vérifier les autres chaînes. Après quelques manipulations rapides, elle détermina que CNN et sa filiale CNN Headline n’émettaient plus. Elle savait que les deux réseaux utilisaient des satellites différents, et cela piqua sa curiosité. La curiosité est sans doute la qualité la plus importante dans le renseignement. Le système lui permettait d’avoir accès à d’autres chaînes câblées, et elle commença à les balayer. HBO était hors service, Showtime également, ESPN idem. Elle consulta sa liste et en conclut qu’au moins quatre satellites étaient arrêtés. Parvenue à ce point, le colonel se leva et alla trouver CINC-SAC. — Mon général, il se passe quelque chose de bizarre. — Quoi ? répondit CINC-SÀC sans se retourner. — On dirait qu’il y au moins quatre satellites commerciaux hors service. Un Telstar, un Intelsat, et un satellite de Hughes. Ils sont tous HS, mon général. CINC-SAC se retourna. — Autre chose ? — Mon général, le NORAD rend compte que l’explosion s’est produite près de Denver, tout près de la Voûte céleste où se joue la finale. Le secrétaire d’État et le secrétaire à la Défense se trouvaient là-bas, mon général. — Bon sang, vous avez raison — et CINC-SAC comprit immédiatement. * * * Sur la base d’Andrews, le NEACP était positionné près d’une passerelle d’embarquement, deux réacteurs sur quatre en route. Il attendait quelqu’un, avant de décoller. * * * Le capitaine de vaisseau Jim Rosselli n’avait pas pris son quart depuis une heure quand le pire de ses cauchemars arriva. Il était dans la salle de crise du NMCC, et il aurait bien aimé qu’un officier général soit présent. Mais ce n’était pas le cas. Dans le temps, il y avait toujours un général ou un amiral présent en permanence. Depuis la réduction des tensions Est-Ouest et la baisse des effectifs du Pentagone, on avait conservé un officier général d’astreinte, mais la routine était assurée par des capitaines de vaisseau et des colonels. Rosselli se dit que ç’aurait pu être pire. Lui, au moins, savait ce que c’était que d’avoir à sa disposition un paquet de têtes nucléaires. — Putain, mais qu’est-ce qui peut bien se passer ? demanda le lieutenant-colonel Richard Barnes sans parler à personne de précis. Il savait que Rosselli était comme lui. — Rocky, on peut garder ce sujet pour un autre jour ? répondit calmement Rosselli. Il parlait d’une voix sourde. Personne n’avait jamais vu ni entendu le capitaine de vaisseau perdre son calme, mais les mains de l’ancien commandant de sous-marin étaient humides de sueur. — Comme tu voudras, Jim. — Appelle le général Wilkes, et demande-lui de venir. — OK. Barnes appuya sur une touche du téléphone protégé et appela le brigadier général Paul Wilkes, ancien pilote de bombardier qui avait sa résidence de fonction sur la base de Bolling, de l’autre côté du Potomac par rapport à l’aéroport de Washington National. — Ouais, fit Wilkes d’un ton bougon. — Ici Barnes, mon général. Nous avons besoin de vous au NMCC immédiatement. Le colonel n’avait pas besoin d’en dire plus. Pour un aviateur, « immédiatement » est un terme qui a une signification précise. — J’arrive. Wilkes raccrocha et ajouta en lui-même : « Heureusement qu’il y a des quatre-quatre. » Il enfila à grand-peine un gros parka d’hiver kaki et sortit sans prendre la peine de chausser des bottes. Il possédait une Toyota Land Cruiser, qu’il utilisait pour aller faire des balades dans la campagne. Elle démarra du premier coup et il fît marche arrière avant de s’engager sur des routes qui n’avaient pas encore été dégagées. * * * À Camp David, le PC de crise du président est un résidu anachronique des anciens temps. C’est du moins l’impression qu’il avait faite à Bob Fowler un an auparavant. Construit du temps de l’administration Eisenhower, il avait été calculé pour résister à une attaque nucléaire à une époque où la précision des missiles se comptait en kilomètres plutôt qu’en mètres. Taillé à l’explosif dans le granit des monts Catoctin, à l’ouest du Maryland, il était enfoui à vingt mètres sous terre. Jusque dans les années soixante-quinze, c’était un abri encore très sûr. La salle mesurait dix mètres sur quinze et faisait trois mètres de hauteur. L’équipe de quart était composée de douze hommes, essentiellement des transmetteurs de la Marine, dont six officiers mariniers. Les équipements n’étaient pas aussi modernes que ceux que l’on pouvait trouver à bord du NEACP ou dans d’autres installations mises à la disposition du président. Celui-ci s’assit devant une console assez similaire au matériel de la NASA dans les années soixante. Il y avait même un cendrier intégré dans le pupitre. Devant lui, une rangée d’écrans de télévision. Le fauteuil était plutôt confortable, même si la situation ne l’était pas. Elizabeth Elliot s’assit à côté de lui. — OK, dit le président Fowler, mais que se passe-t-il, à la fin ? L’officier chargé de lui présenter la situation était un capitaine de frégate, ce qui ne laissait rien augurer de bon. — Monsieur, votre hélicoptère est cloué au sol à la suite d’un incident mécanique. Un deuxième hélico des marines est en route pour vous amener à Rotule. Nous sommes en liaison avec CINC-SAC et CINC-NORAD. Ces boutons poussoirs vous donnent également accès aux autres commandants en chef. L’officier de Marine entendait par là les principaux commandants en chef interarmes. CINCLANT, commandant en chef pour l’Atlantique, amiral Joshua Pain ter. Son homologue pour le Pacifique, CINC-PAC, était lui aussi traditionnellement un marin. CINC-SOUTH était à Panama, CINCCENT à Bahreïn. CINC-FOR — commandant les forces d’intervention rapide — résidait à Fort McPherson, près d’Atlanta, en Georgie. Ces trois derniers postes étaient traditionnellement occupés par des généraux de l’armée de Terre. Il y en avait encore d’autres, comme SACEUR, commandant suprême allié en Europe, commandant les forces de l’OTAN. C’était un général d’aviation à quatre étoiles. Dans le système de commandement en vigueur, les chefs d’état-major n’avaient aucun pouvoir de commandement. Ils se contentaient de conseiller le secrétaire à la Défense, qui conseillait à son tour le président. Les ordres du président redescendaient, via le SecDef, directement vers les commandants en chef. Mais le SecDef... Fowler chercha le bouton marqué NORAD et appuya dessus. — Ici le président, je suis au PC de Camp David. — Monsieur le président, c’est encore le major-général Borstein. CINC-NORAD n’est pas ici, monsieur. Il était à Denver pour la finale. Monsieur le président, il est de mon devoir de vous signaler que nos appareils de mesure situent l’explosion dans le stade de Denver ou à proximité. Il est très probable que les secrétaires Bunker et Talbot sont morts tous les deux, de même que CINC-NORAD. — Oui, dit seulement Fowler. Sa voix ne manifestait aucune émotion. Il était déjà parvenu à la même conclusion. — Le CINC adjoint est en route. Ce sera l’officier le plus ancien tant que quelqu’un de plus important ne parviendra pas jusqu’ici. — Très bien. Maintenant : qu’est-ce qui se passe ? — Monsieur, nous n’en savons rien. Rien d’anormal ne s’est produit avant l’explosion. Nous n’avons détecté aucune — je répète, aucune — trajectoire balistique. Nous essayons d’entrer en contact avec les contrôleurs de l’aéroport international de Stapleton pour qu’ils vérifient s’ils n’ont pas détecté d’avion sur leurs radars. Nous n’avons rien vu sur nos écrans. — Auriez-vous détecté un avion ? — Ce n’est pas sûr, monsieur, répondit le général Borstein. Notre système de détection est performant, mais il existe des moyens de le déjouer, surtout pour un avion isolé. Quoi qu’il en soit, monsieur le président, vous devez faire immédiatement un certain nombre de choses. Pouvons-nous en parler maintenant ? — Oui. — Monsieur, en tant que commandant en exercice du NORAD, j’ai décidé de placer mon commandement au stade d’alerte numéro un. Comme vous le savez, cela fait partie des prérogatives du NORAD, de même que je peux déclencher les armements nucléaires à usage défensif. — Vous n’enverrez aucune arme nucléaire sans mon autorisation, répondit vivement Fowler. — Monsieur, les seules bombes à ma disposition sont au dépôt, fit Borstein. Les gens en uniforme présents se firent cette réflexion qu’il réussissait à conserver une voix extrêmement mécanique. — je propose que nous nous mettions en conférence avec CINC-SAC. — Allez-y, ordonna Fowler, et ce fut fait à l’instant même. — Monsieur le président, ici CINC-SAC, annonça le général d’aviation Peter Fremont. Son ton était parfaitement professionnel. — Que se passe-t-il, Bon Dieu ? — Monsieur, nous n’en savons rien, mais il y a un certain nombre de mesures immédiates à prendre. — Allez-y. — Monsieur, je vous recommande de placer immédiatement toutes nos forces stratégiques à stade d’alerte plus élevé. Je préconise d’adopter le stade numéro deux. Cela nous permettra de riposter avec le maximum d’efficacité et de dissuader l’agresseur de poursuivre, au cas où ce serait dans ses intentions. Je voudrais ajouter autre chose, monsieur. Nous devrions monter le niveau d’intervention en général. Au moins parce qu’il serait utile de disposer d’unités militaires pour réaliser des opérations de secours et réduire les risques de panique dans la population. Je recommande donc le stade numéro trois pour les forces conventionnelles. — Il vaudrait mieux décider au cas par cas, Robert, fit Liz Elliot. — Je viens d’entendre cette observation. Qui parle ? demanda Borstein. — Le conseiller à la Sécurité nationale dit Liz, un peu trop fort. Elle était aussi blanche que son chemisier de soie. Fowler se maîtrisait, et Elliot essayait d’en faire autant. — Nous ne nous connaissons pas, madame Elliot. Malheureusement, notre système de commandement ne nous permet pas de décréter des stades d’alerte sélectifs — du moins, cela prendrait du temps. Si nous diffusons tout de suite l’alerte générale, nous pourrons activer toutes les unités dont nous avons besoin, puis sélectionner celles qui seront vraiment nécessaires en cours de route. Cela peut nous faire gagner au moins une heure. Voilà mon avis. — Très bien, faites comme ça, dit Fowler. Cela paraissait assez raisonnable. * * * Les messages furent diffusés par différents moyens. CINC-SAC se chargea des forces stratégiques. Le premier message d’alerte utilisait la même voix de robot que celle qui avait été employée pour les escadres du SAC. Toutes les bases du SAC savaient déjà qu’elles étaient susceptibles de recevoir un tel message, mais le stade d’alerte numéro deux rendit la chose officielle et beaucoup plus terrible. Des réseaux de fibres optiques transmirent le même avis au système VLF de la Marine, dans le nord du Michigan. Il devait être envoyé en morse. La nature de ce système de transmission est telle que le débit est très lent, à peu près celui de quelqu’un qui tape mal à la machine, et on l’utilise pour transmettre un message préliminaire. Ainsi avertis, les sous-marins viennent près de la surface et prennent un message plus détaillé transmis par satellite. À King’s Bay, en Géorgie, à Charleston, en Caroline du Sud, et à Groton, dans le Connecticut, ainsi qu’à trois autres endroits dans le Pacifique, les messages furent reçus simultanément par le réseau terrestre et par satellite dans les états-majors des escadrilles de SNLE, pour la plupart déjà embarqués à bord de bâtiments de soutien. Sur les trente-six SNLE américains en service, il y en avait dix-neuf à la mer, en patrouille de dissuasion, comme on dit. Il y en avait deux au bassin pour remise en état, et ils étaient totalement indisponibles. Les autres étaient à couple de ravitailleurs, sauf l’USS Ohio qui était sous abri à Bangor. Il n’y avait qu’un équipage réduit à bord, et aucun commandant, car c’était dimanche. Mais cela n’était pas très grave. Les SNLE ont deux équipages, et, dans tous les cas, l’un des deux commandants devait être à moins de trente minutes de son bâtiment. Ils avaient tous des bips-bips, qui sonnèrent simultanément. Les hommes de service à bord commencèrent immédiatement les préparatifs d’appareillage. À bord de chaque SNLE, l’officier de garde avait passé l’examen difficile qui l’autorisait à exercer un commandement. Les instructions opérationnelles étaient très claires : quand ce genre d’alerte survenait, il devait prendre la mer aussi vite que possible. La plupart d’entre eux crurent qu’il s’agissait d’un exercice, mais, dans les forces stratégiques, les exercices sont quelque chose de sérieux. Les remorqueurs mettaient déjà leurs moteurs en route pour dégager les coques gris sombre de leurs ravitailleurs. Les équipes de quai dédoublaient les amarres, et les hommes des ravitailleurs rentraient les coupées. À bord, les officiers et leurs adjoints pointaient la liste du personnel présent à bord. Heureusement, ces bâtiments, comme tous les navires de guerre, avaient des équipages largement dimensionnés. Ils auraient pu facilement prendre la mer avec la moitié du personnel, en cas de besoin. Le stade d’alerte numéro deux signifiait qu’ils devaient y être prêts. * * * Le capitaine de vaisseau Rosselli et l’état-major du NMCC se chargèrent des forces conventionnelles. Dans l’armée de Terre, cela correspondait au niveau divisionnaire. Dans l’armée de l’Air, au niveau de l’escadre, et dans la Marine, de la division ou de l’escadrille. Les forces conventionnelles devaient passer au stade numéro trois. Le capitaine de vaisseau Rosselli et le colonel Barnes transmirent directement les ordres correspondants en phonie aux échelons de commandement les plus élevés. Ils s’adressaient à des officiers généraux à trois étoiles alors qu’ils n’avaient guère plus de vingt-cinq ans de service tous les deux, mais ils n’avaient qu’une seule chose à leur dire : « Non, mon général — ou amiral —, je répète, il ne s’agit pas d’un exercice. » Toutes les unités américaines dans le monde entier furent placées instantanément en état d’alerte. Parmi celles qui répondirent le plus rapidement se trouvait la brigade de Berlin. 37 EFFETS HUMAINS — Commandant, message urgent opérations sur la VLF. — Quoi ? demanda Ricks, en se retournant. Il était à la table des cartes. — Message urgent opérations, commandant. L’officier trans lui tendit un message qui contenait quelques groupes de lettres codés. — Le moment est bien choisi pour un exercice, fit Ricks en hochant la tête. Aux postes de combat. Un officier marinier appuya sur la pédale du micro et annonça : « Postes de combat, postes de combat, tout le monde à son poste. » Puis un signal d’alerte automatique retentit. — Monsieur Pitney, dit Ricks en essayant de dominer le bruit ambiant, venez à l’immersion d’écoute radio. — Bien, commandant. Maître de central, remontez à vingt mètres. — Venir à vingt mètres. Barre avant à plus dix. — Barre avant à plus dix. Le jeune matelot — on confie en général la barre aux petits jeunes — tira sur le manche, comparable à celui d’un avion. — La barre avant est à plus dix. — Bien. C’est à ce moment qu’une foule de gens commença à arriver au central. Le patron — le plus ancien officier marinier du Maine — rejoignit son poste de combat près des commandes de chasse. Le capitaine de frégate Claggett alla au CO seconder le commandant. Pitney, le navigateur du bord, était déjà à son poste, lui aussi au CO. D’autres officiers mariniers s’installèrent devant diverses consoles. Plus à l’arrière, d’autres hommes armaient le PC Missiles, qui contrôlait les vingt-quatre Trident, ou les auxiliaires, où se trouvaient les diesels de secours. Au central, un transmetteur appela les compartiments l’un après l’autre pour vérifier que tout le monde était là. — Que se passe-t-il ? demanda Claggett à Ricks. Le commandant se contenta de lui tendre la feuille message avec le changement d’état d’alerte. — Un exercice ? — J’imagine. Pourquoi pas, après tout ? demanda Ricks. On est dimanche, non ? — On dirait que ça branle pas mal là-haut ? Comme s’il avait compris, le Maine se mit à rouler. Le manomètre d’immersion indiquait cent mètres, et l’énorme sous-marin prit brutalement dix degrés de gîte sur tribord. Dans tout le bord, les hommes échangèrent des regards surpris en étouffant un juron. Les conditions étaient parfaites pour vous donner le mal de mer. Sans référence externe — les sous-marins manquent singulièrement de hublots et de sabords — les yeux ne voient rien bouger, alors que les oreilles sentent parfaitement qu’il se passe quelque chose. Le phénomène qui a touché les astronautes des missions Apollo commença à affecter les marins. Instinctivement, les hommes secouèrent la tête, comme pour chasser un insecte. Ils espéraient bien que, quoi qu’il arrive, et seul Ricks savait ce qui se passait, ils retourneraient bientôt dans leur véritable univers, à cent cinquante mètres de profondeur, là où le bateau ne bouge pratiquement plus. — Immersion vingt mètres, capitaine. — Bien, répondit Pitney. — CO de sonar, contact perdu sur Sierra-16. Le bruit de la mer masque tout. — Sa dernière position ? demanda Ricks. — Dernier relèvement deux-sept-zéro, distance estimée quarante-neuf mille yards, répondit l’enseigne de vaisseau Shaw. — OK. Hissez l’antenne UHF. Hissez le périscope, ordonna-t-il à un quartier-maître. Le Maine prenait maintenant des coups de roulis jusqu’à trente degrés, et Ricks avait envie de savoir pourquoi. Le quartier-maître manoeuvra le volant rouge et blanc, et le cylindre huilé monta, poussé par la pression hydraulique. — Ouh là ! fit le commandant en posant les mains sur les manettes. Il sentait physiquement la force de la mer qui venait frapper la tête du périscope. Il se pencha pour mieux voir. — Message sur l’UHF, commandant, rendit compte l’officier trans. — Parfait, répondit Ricks. Je dirais qu’il y a dix mètres de creux, messieurs, surtout des déferlantes. Enfin, on pourrait encore lancer en cas de besoin, ajouta-t-il en manière de plaisanterie. Après tout, il devait s’agir d’un exercice. — Comment est le ciel ? demanda Claggett. — Couvert — je ne vois pas d’étoiles. Ricks se releva et rabattit les poignées. — Rentrez le périscope. — Il se retourna vers Claggett. — Second, nous allons essayer de reprendre notre ami dès que possible. — Bien, commandant. Ricks était sur le point de décrocher le téléphone pour appeler le PC Missiles. Il voulait leur demander d’effectuer le lancement fictif aussi vite qu’ils pourraient. Il n’eut pas le temps d’appuyer sur le bon poussoir, l’officier trans revenait. — Commandant, ce n’est pas un exercice. — Que voulez-vous dire ? Ricks remarqua que le lieutenant de vaisseau avait l’air sombre. — Stade d’alerte numéro deux, commandant. Il lui tendit le message. — Quoi ? Ricks parcourut rapidement le texte, aussi bref que glaçant. — Mais bon dieu, qu’est-ce qui se passe ? Il le donna à Dutch Claggett. — Stade numéro deux ? Ça ne nous est jamais arrivé, en tout cas pas depuis que je suis... Je me souviens d’un stade trois, mais j’étais tout jeune... Dans le central, les hommes échangeaient des regards. La défense américaine comporte cinq stades d’alerte, numérotés de un à cinq. Le stade cinq est la situation normale de temps de paix. Le quatre est un peu plus haut, on renforce l’armement de certains postes, on garde davantage de gens — surtout les pilotes et les soldats — à proximité de leurs avions ou de leurs chars, selon le cas. Le stade trois est beaucoup plus sérieux. Toutes les unités sont mises en conditions opérationnelles maximales. Au stade deux, les unités commencent à se déployer, et ce niveau signifie qu’une guerre est imminente. Le stade un n’a jamais été appliqué aux forces américaines. La guerre est alors considérée comme plus qu’une menace. Les armes sont chargées et prépointées dans l’attente de l’ordre de tir. Mais le système des stades d’alerte est moins formel qu’on ne pourrait croire. En général, les sous-marins sont maintenus à un stade supérieur à celui en vigueur, car il s’agit de leur mission normale. Les SNLE, toujours parés à lancer leurs missiles en quelques minutes, sont en fait en permanence au stade deux. Le message de FLTSATCOM officialisait cet état, et le rendait beaucoup plus terrifiant. — Quoi d’autre ? demanda Ricks au transmetteur. — C’est tout, commandant. — Pas d’autres nouvelles, des menaces précises ? — Commandant, on a capté les nouvelles hier, comme d’habitude. Je prévoyais de recommencer dans cinq heures — vous savez, pour avoir le résultat de la finale. Il n’y avait rien aux infos, aucun communiqué officiel au sujet d’une crise. — Alors, Bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? demanda Ricks pour la forme. Enfin, ça n’a pas d’importance. — Commandant, fit Claggett, pour commencer, je crois que nous devrions nous éloigner de notre ami du deux-sept-zéro. — Ouais, venez au nord-est. Il ne va pas changer de route tout de suite, et ça va augmenter rapidement la distance. On remontera ensuite au nord, ça ira encore plus vite. Claggett consulta la carte par habitude, pour vérifier qu’il y avait assez d’eau. Ils étaient sur la route orthodromique Seattle-Japon. Sur un ordre, l’USS Maine vint sur bâbord. Il aurait été aussi facile de venir de l’autre bord, mais de cette façon, la distance avec l’Akula augmentait immédiatement. En une minute, le sous-marin se trouva mer de travers dans les lames de dix mètres qui déferlaient juste au-dessus de leurs têtes, et fit du massif la cible idéale pour les forces de la nature en action. Le bateau prit quarante degrés de roulis. Dans tout le bord, les hommes furent obligés de se raccrocher comme ils purent pour ne pas perdre l’équilibre. — On redescend un peu, commandant ? demanda Claggett. — Attendez quelques minutes. Je voudrais voir s’il y a autre chose sur le satellite. Trois morceaux de ce qui avait été un arbre magnifique dans l’Oregon se trouvaient maintenant dans le Pacifique Nord depuis plusieurs semaines. Ils étaient encore verts et lourds quand ils étaient tombés du George McReady. Réduits à l’état d’épaves, ils avaient absorbé encore plus d’eau, et la lourde chaîne qui les reliait entre eux rendait leur flottabilité, déjà faible, à peu près nulle. Ils n’arrivaient pas à rester à la surface, surtout avec ce temps. Le choc de la mer brisait toutes leurs tentatives pour remonter vers la lumière du jour — inexistante en ce moment — et ils flottaient comme des dirigeables, tournant lentement sur eux-mêmes tandis que la mer essayait de briser leurs chaînes. Un jeune opérateur sonar du Maine entendit quelque chose, dans le zéro-quatre-un, pratiquement droit devant. C’était un bruit bizarre, comme un tintement, mais plus grave. Il se dit que ce n’était pas un bateau, ni un élément biologique. Le son était pratiquement confondu dans le bruit de surface, et ça ne risquait pas de s’améliorer dans ce relèvement... — Merde ! — Il appuya sur la pédale du micro. — CO de sonar, contact sonar tout proche ! — Quoi ? Ricks fit irruption dans le local. — Où ça ? — Je ne sais pas, ça vient des deux bords à la fois — ce n’est pas un bâtiment, je ne sais vraiment pas ce que ça peut être, commandant ! L’officier marinier vérifia qu’il y avait bien un bip sur son écran pendant que ses oreilles essayaient d’identifier ce son. — Ce n’est pas une source ponctuelle, commandant — c’est tout près, commandant ! — Mais... Ricks se retourna et cria par réflexe : — Plongée rapide. Mais il savait qu’il était déjà trop tard. Toute la coque du Maine vibra comme une grosse caisse lorsque l’un des troncs percuta le dôme en fibre de verre du sonar d’étrave. Il y avait là trois morceaux de l’arbre. Le premier heurta le bâtiment dans l’axe, juste au sommet du dôme, et ne causa pas beaucoup de dommages, car le sous-marin ne faisait que quelques noeuds. Sa coque était conçue pour résister à ce genre de choses. Le bruit fut épouvantable. La première bille de bois fut déviée en abord, mais il y en avait encore deux autres, et celle du centre entra en collision avec la coque juste au niveau du central. Le barreur réagit immédiatement à l’ordre du commandant, et poussa le manche sur butée. L’arrière du sous-marin se dressa aussitôt, droit sur la trajectoire des billes de bois. Le Maine possédait une dérive cruciforme. Il y avait un aileron au-dessus et en dessous de l’hélice. À tribord et à bâbord se trouvaient les barres arrière qui agissaient comme l’empennage d’un avion. Chacune d’elles se terminait par un nouvel aileron vertical qui ressemblait à un safran auxiliaire, mais abritait en fait des antennes de détection sonar. La chaîne qui reliait les troncs heurta cet appendice de plein fouet. Il y avait deux morceaux de bois à l’extérieur, et un autre à l’intérieur. Celui de l’intérieur était juste assez long pour atteindre l’hélice. Le bruit du choc fut épouvantable, le pire qu’on eût jamais entendu à bord. L’hélice à sept pales du Maine était faite d’alliage au bronze-manganèse, et elle avait demandé sept mois de réalisation avant d’atteindre la forme parfaite qui était la sienne. Cette hélice était solide, mais pas à ce point. Les pales en forme de cimeterre heurtèrent le morceau de bois l’une après l’autre, comme une scie circulaire trop lente. À chaque impact, le bord d’attaque se dentelait davantage. À l’arrière, l’ingénieur de quart prit sur lui de stopper la ligne d’arbres avant d’en avoir reçu l’ordre. Il entendit sur la coque, à moins de trente mètres, les gémissements du métal arraché lorsque l’antenne sonar heurta la barre tribord arrière, puis ce fut le touret lui-même. Les billes de bois, dont l’une avait été sérieusement éclissée, furent happées par le sillage et le plus gros des bruits cessa. — Bon Dieu, qu’est-ce que c’était ? Ricks hurlait presque. — La flûte est partie, commandant. On a perdu la flûte, dit un opérateur sonar. L’antenne tribord est endommagée, commandant. Ricks était déjà sorti du local, l’officier marinier parlait dans le vide — CO et central, hurla un haut-parleur. Un objet vient de heurter l’hélice. Je suis en train de faire le bilan des dégâts. — Les barres de plongée arrière sont endommagées, commandant. Très difficile à contrôler, annonça le barreur. Le patron poussa le petit jeune et prit sa place ; il balança doucement le manche. — Une avarie hydraulique, on dirait. Les trims — ils étaient à commande électrique —, les trims, ça a l’air d’aller. Il balança la barre à droite et à gauche. — La barre de direction fonctionne, commandant. — Mettez les barres arrière à zéro. Barres avant plus dix. C’est le second qui venait de donner cet ordre. — Bien. * * * — Alors, c’était quoi ? demanda Dubinin. — Métallique, un transitoire mécanique énorme, dans le zéro-cinq-unité. L’officier fit une marque sur l’écran. — Vous voyez, c’est en basse fréquence, comme un bruit de tambour... mais il y a aussi ce bruit ici, beaucoup plus haut. Je l’ai entendu dans les écouteurs, on aurait dit une mitrailleuse. Attendez..., continua le lieutenant de vaisseau Rykov, qui réfléchissait à toute vitesse. La fréquence — je veux dire, l’intervalle entre les impulsions... ça ne peut être qu’une seule chose... — Et maintenant ? demanda le commandant. — Plus rien. — Rappelez-moi toute l’équipe sonar. Le capitaine de vaisseau Dubinin retourna au central. — Venez au zéro-quatre-zéro, et réglez à dix noeuds. * * * Se procurer un camion soviétique avait été d’une simplicité enfantine : ils l’avaient volé, en même temps qu’une voiture d état-major. Minuit venait de sonner à Berlin, et les rues étaient vides en ce dimanche soir. Berlin est une ville aussi animée que n’importe quelle autre, mais, le lundi, on travaille, et le travail est une chose que les Allemands prennent au sérieux. Le peu de circulation était dû aux attardés qui étaient restés tard dans leur Gasthaus ou aux gens qui travaillaient la nuit. L’important était que la circulation était agréablement fluide, et ils arrivèrent à destination à l’heure. Günter songea que là, autrefois, se trouvait un mur. D’un côté, le détachement américain à Berlin, de l’autre, un détachement soviétique. Chaque unité possédait près de sa caserne un petit terrain de manoeuvre qu’elle utilisait intensivement. Le mur était tombé, ne laissant que de l’herbe entre les deux unités mécanisées. La voiture d’état-major arriva devant l’entrée côté soviétique. Le chef du poste de garde était un maréchal des logis de vingt ans au visage boutonneux et à l’uniforme débraillé. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il vit les trois étoiles sur les épaulettes de Keitel. — Garde-à-vous ! rugit Keitel dans un russe impeccable. Le garçon s’exécuta sur-le-champ. — J’appartiens au QG de l’Armée, et je viens faire une inspection inopinée. Ne prévenez personne de notre arrivée, c’est compris ? — Oui, mon colonel. — Restez à votre poste — et allez me nettoyer cet uniforme dégoûtant avant mon retour, ou je vous expédie sur la frontière chinoise ! Avance ! ordonna-t-il à Bock, qui était au volant. — Zu Befehl, Herr Oberst, répondit Bock en démarrant. Il s’amusait beaucoup. Ce qu’ils faisaient n’était vraiment pas très drôle, mais il fallait bien manifester un peu d’humour. Le PC du régiment se trouvait dans un vieux bâtiment datant de la Wehrmacht de Hitler. Les Russes l’avaient utilisé sans l’entretenir. Devant, se trouvait le jardin traditionnel, où des massifs de fleurs reproduisaient l’insigne de l’unité. C’était un régiment de blindés de La Garde, mais on se souciait apparemment assez peu de son histoire, à en juger par la tenue de la sentinelle à l’entrée. Bock s’arrêta en plein devant la porte, Keitel et les autres descendirent des véhicules et franchirent le seuil, comme des dieux de mauvaise humeur. — Qui est l’officier responsable de ce bordel ? aboya Keitel. Un brigadier se montra. Les brigadiers ne discutent pas les ordres d’officiers d état-major. L’officier de service se révéla être un capitaine, âgé peut-être de trente ans. — Qu’y a-t-il ? demanda le jeune officier. — Je suis le colonel Ivanenko, de l’Inspection générale. Il s’agit d’une inspection opérationnelle inopinée. Sonnez l’alerte ! Le capitaine fit deux pas et appuya sur un bouton qui déclencha des sirènes dans tout le camp. — Maintenant, appelez votre colonel, et dites à ce sac à vin de rappliquer ! Quel est l’état d’alerte en vigueur, monsieur ? demanda brutalement Keitel, sans laisser à l’homme le temps de respirer. Le jeune officier s’arrêta net avant d’avoir décroché l’appareil, ne sachant plus quel ordre il devait exécuter le premier. — ALORS ? — Notre état d’alerte est conforme aux normes de l’unité, mon colonel. — Vous allez avoir l’occasion de me le prouver. — Keitel se tourna vers un des autres. — Notez le nom de ce type ! À moins d’un kilomètre, on apercevait les lumières du camp américain, dans ce qui avait été encore récemment Berlin-Ouest. — Tiens, on dirait qu’ils font un exercice, eux aussi, fit remarquer Keitel/Ivanenko. Magnifique, on a intérêt à être plus rapide qu’eux, ajouta-t-il. — Qu’est-ce que c’est ? Le colonel commandant le régiment arriva, la veste déboutonnée. — Quel triste spectacle ! tonna Keitel. C’est une inspection inopinée. Vous êtes responsable de ce régiment, colonel. Je vous suggère de faire ce que vous avez à faire sans poser de questions. — Mais... — Mais quoi ? rétorqua Keitel. Vous ne savez pas ce qu’est une inspection ? Keitel songea qu’il n’y avait qu’une méthode pour s’en tirer avec les Russes. Ils se montraient arrogants, autoritaires, et ils détestaient les Allemands, tout en clamant hautement le contraire. Mais d’un autre côté, quand ils avaient affaire à forte partie, il était facile de prévoir leur comportement. Il avait le même grade que cet homme, mais il parlait plus fort, et c’était exactement ce qu’il fallait. — Je vais vous montrer de quoi mes garçons sont capables. — Nous allons voir ça dehors, fit Keitel. * * * — Monsieur Ryan, vous feriez bien de descendre. On raccrocha. — OK, répondit Jack. Il ramassa ses cigarettes au passage et prit le chemin de la pièce 7-F-27, le Centre opérations de la CIA. Implanté sur la face nord du bâtiment, ce centre est semblable à ceux qu’on trouve dans beaucoup d’autres services gouvernementaux. La pièce mesure dix mètres sur sept, et, lorsque l’on a franchi la porte à serrure codée, on se trouve devant une grande table ronde entourée de six sièges. Ces sièges portent des étiquettes pour indiquer la fonction de celui qui les occupe : Officier de suppléance, Presse, Afrique — Amérique latine, Europe — URSS, Proche-Orient — Terrorisme et Asie du Sud Extrême-Orient Pacifique. Des horloges murales indiquent l’heure de Moscou, Pékin, Beyrouth, Tripoli, et, bien entendu, l’heure de Greenwich. Une salle de réunion adjacente domine la cour intérieure de la CIA. — De quoi s’agit-il ? demanda Jack en arrivant, Goodley sur les talons. — D’après le NORAD, un engin nucléaire vient de péter à Denver. — J’espère qu’il s’agit d’une mauvaise plaisanterie, répondit instinctivement Jack. Avant que l’homme ait eu le temps de lui répondre, il sentit son estomac se serrer. Personne ne ferait une blague d’aussi mauvais goût. — J’aimerais bien, répondit l’officier de suppléance. — Que savons-nous au juste ? — Pas grand-chose. — Rien du tout ? Le panneau de synthèse des menaces ? demanda Jack. Les réflexes entraient en action. S’il y avait eu quelque chose, il le saurait déjà. — OK. Où est Marcus ? — Il rentre à bord du C-141, il est quelque part entre le Japon et les Aléoutiennes. Vous êtes le plus haut responsable présent, monsieur, souligna l’officier de suppléance, remerciant Dieu en silence que la charge ne lui soit pas tombée sur les épaules. — Le président est à Camp David, le secrétaire à la Défense et le secrétaire d’État... — Morts ? demanda Ryan. — J’en ai peur, monsieur. Ryan ferma les yeux. — Seigneur tout-puissant. Le vice-président ? — À sa résidence officielle. Cela fait seulement trois minutes que nous sommes au courant. L’officier de suppléance au NMCC est le capitaine de vaisseau James Rosselli. Le général Wilkes arrive. Le DIA est en ligne. Ils... je veux dire, le président vient d’ordonner de placer les forces stratégiques au stade deux. — Rien du côté des Russes ? — Rien d’anormal. Ils font un exercice de défense aérienne en Sibérie orientale. C’est tout. — OK, alertez tous les postes. Dites-leur bien que je veux être informé de tout ce qu’ils peuvent ramasser — je dis bien tout. Qu’ils contactent leurs sources le plus rapidement possible. Jack s’arrêta. — Comment pouvons-nous être sûrs que ça s’est bien produit ? — Monsieur, deux satellites DSPS ont vu le flash. Nous avons un KH-11 qui passera au-dessus dans environ vingt minutes, et nous avons demandé au centre de contrôle de mettre toutes les caméras disponibles sur Denver. Le NORAD dit que c’est certainement une explosion nucléaire, mais on ne sait rien sur la puissance ou les dégâts. L’explosion semble s’être produite à proximité immédiate du stade — comme dans Dimanche noir, monsieur, mais là, c’est pour de vrai. Ce n’est certainement pas un exercice, sans ça on n’aurait pas mis les forces stratégiques au stade deux, monsieur. — Une rentrée balistique ? Un avion ? — Négatif pour la première question, pas de détection de lancement, pas de détection radar. — Et une bombe orbitale ? demanda Goodley. Il était possible de lancer une arme à partir d’un satellite, c’est ce que l’on appelait une bombe orbitale. — Ils s’en seraient rendu compte, répondit l’officier. Je leur ai posé la question. Quant à un avion, ils ne savent pas encore. Ils essaient de revoir les bandes du contrôle aérien. — Conclusion, on ne sait rien de rien ? fit Jack. — Exact. — Le président a déjà appelé ? — Non, mais la liaison est prête. Le conseiller à la Sécurité nationale est également là-bas. — Le scénario le plus probable ? — Je dirais terrorisme. Ryan approuva de la tête. — Moi aussi. Je vais dans la salle de conférences. OK, faites venir immédiatement le DO, le DI, le DST. Si vous avez besoin d’hélicos pour aller les chercher, allez-y. Ryan entra dans la salle de conférences et laissa la porte ouverte derrière lui. — Putain, fit Goodley. Vous êtes sûr que vous voulez que je reste ? — Oui, et si vous avez une idée, dites-la tout de suite. J’oublie le coup de la bombe orbitale. Jack décrocha le téléphone et appuya sur la touche FBI. — Centre opérations. — Ici la CIA, le directeur adjoint Ryan. Qui est à l’appareil ? — Inspecteur Pat O’Day. Le directeur adjoint Murray est ici. Vous êtes sur haut-parleur, monsieur. — Dis-moi quelque chose, Dan. Jack mit lui aussi son poste sur haut-parleur. Un des officiers de quart lui tendit une tasse de café. — Nous ne savons rien, personne n’a bougé, Jack. Tu penses à un acte terroriste ? — Pour le moment, c’est l’hypothèse la plus probable. — Tu en es sûr ? — Sûr ? — Ryan hocha la tête, et Goodley s’en aperçut. — Qu’est-ce que tu entends par « sûr », Dan ? — Je comprends. Nous essayons toujours de savoir ce qui a pu se passer. Je n’arrive même pas à capter CNN. — Quoi ? — Mon type des télécoms dit que tous les satellites sont hors service, expliqua Murray. Tu n’étais pas au courant ? — Non. Jack fit signe à Goodley d’aller se renseigner au Centre opérations. — Si c’est vrai, ça met à mal l’hypothèse terroriste. Putain, c’est épouvantable ! — C’est vrai, Jack, mais nous avons vérifié. Goodley revint. — Dix satellites de télécommunications commerciaux sont hors circuit. Mais tous les satellites militaires fonctionnent correctement, nos liaisons sont OK. — Trouvez-moi le type le plus pointu de S & T — ou un de nos transmetteurs — et demandez-lui ce qui a pu mettre nos satellites en panne. Allez ! ordonna Jack. Où est Shaw ? — Sur le chemin. Ça va lui prendre un certain temps, avec l’état des routes. — Dan, je te tiens au courant de tout ce que nous apprendrons ici. — J’en fais autant. Il raccrocha. Le plus horrible, c’est que Jack ne savait pas quoi faire ensuite. Son boulot consistait à alimenter le président en informations, mais il n’en avait pas. Et s’il devait y en avoir, elles arriveraient par les canaux militaires. La CIA s’était encore plantée, se dit Ryan. Des gens étaient morts parce que son agence avait échoué dans sa mission. Ryan en était le directeur adjoint, celui qui faisait tourner la boutique pour le compte des hommes politiques placés au-dessus de lui. Cet échec était pour lui un échec personnel. Il y avait peut-être un million de morts, et il était planté là, tout seul, dans sa confortable salle de réunion, en train de regarder un mur vide. Il chercha la ligne du NORAD et enfonça le poussoir. — NORAD, fit une voix désincarnée. — Ici le Centre opérations de la CIA, le directeur adjoint Ryan à l’appareil. J’ai besoin de renseignements. — Nous n’avons pas grand-chose, monsieur. Nous pensons que la bombe a explosé dans le voisinage immédiat de la Voûte céleste. Nous tentons d’estimer la puissance, mais nous n’avons encore rien. On a envoyé un hélicoptère de la base aérienne de Lowery. — Vous nous tenez au courant ? — Bien, monsieur. — Merci. Il était bien avancé : il savait maintenant que quelqu’un d’autre que lui ne savait rien. * * * Ce nuage en forme de champignon n’avait rien de magique, et le chef de bataillon Mike Callaghan, des sapeurs-pompiers de Denver, le savait pertinemment. Il en avait déjà vu un, quand il commençait dans le métier. C’était en 1968, il y avait eu un incendie dans la zone industrielle de Burlington, tout près de la ville. Un camion-citerne transportant du propane avait eu une fuite, juste à côté d’un train de bombes en transit vers le dépôt de munitions de la Marine, à Oakland, en Californie. Le chef des pompiers de l’époque avait eu le bon sens de faire reculer ses hommes quand la citerne avait commencé à fuir, et ils étaient restés à cinq cents mètres pour voir des centaines de tonnes de bombes s’envoyer en l’air dans un feu d’enfer. Là aussi, il y avait eu un champignon. Un énorme nuage d’air chaud s’était élevé et avait pris cette forme annulaire. Cela avait créé un appel d’air, d’où cette aspect caractéristique de champignon... Mais celui-ci était nettement plus gros. Il était au volant de son véhicule de commandement rouge, et suivait les véhicules de première intervention, trois pompes Seagrave, la grande échelle, et deux ambulances. C’était ridicule. Callaghan prit le micro et lança l’alerte générale. Puis il donna l’ordre à ses hommes de rester au vent. Putain, mais qu’est-ce qui avait bien pu arriver ? Ça ne pouvait quand même pas être ça... la plus grande partie de la ville était intacte. Callaghan ne savait pas grand-chose, mais il y avait un incendie à combattre et des gens à sauver. Quand sa voiture prit le dernier virage avant l’avenue qui conduisait au stade, il vit l’énorme fumée. Le champignon se dirigeait rapidement au sud-ouest, en direction des montagnes. Le parking n’était plus qu’une masse de feu et de flammes créée par l’essence, l’huile et les voitures. Un forte rafale de vent balaya la fumée un instant, et il eut le temps d’apercevoir ce qui avait été le stade... quelques morceaux étaient encore... pas vraiment intacts, mais on voyait qu’ils avaient été là, qu’ils étaient encore debout quelques minutes plus tôt. Callaghan décida de laisser ça de côté, il y avait un feu à combattre, des gens à secourir. Le premier camion-pompe se brancha sur une bouche. Il y avait de l’eau en abondance. Le stade était équipé d’un arrosage en pluie, alimenté sous pression, dans l’ensemble du complexe. Il gara sa voiture à côté du premier Seagrave et grimpa en haut du camion. De gros morceaux de béton — le toit du stade, apparemment — gisaient au beau milieu du parking sur sa droite. D’autres avaient atterri à deux cents mètres, dans le parking heureusement vide d’un supermarché. Callaghan ordonna à la radio à l’échelon suivant de s’occuper du magasin et de la zone résidentielle attenante. Il y avait des tas de gens qui avaient besoin de secours sur le stade, encore fallait-il que ses hommes éteignent l’incendie sur deux cents mètres avant d’y accéder... Au moment où il levait les yeux, il aperçut un hélico bleu de l’armée de l’Air. L’UH-1N se posa à trente mètres, et Callaghan se précipita vers lui. Il vit un officier dans la carlingue, un commandant de l’armée de Terre. — Callaghan, fit-il. Chef de bataillon. — Griggs, répondit le commandant. Vous voulez venir faire un tour ? — D’accord. — OK. Le commandant dit quelques mots dans son micro, et l’hélicoptère décolla. Callaghan attrapa une ceinture, mais ne l’attacha pas. Il ne leur fallut pas bien longtemps. Ce qui semblait être une muraille de fumée vu du sol ressemblait, vu du ciel, à des colonnes isolées de fumées noires et grises. La moitié des voitures avaient pris feu. On pouvait encore y accéder par l’une des allées, mais la route était bloquée par les épaves de voitures en train de brûler. Le ventilo fit un seul tour dans l’air brûlant. En regardant en bas, Callaghan voyait l’asphalte fondu qui dégageait des lueurs rougeâtres. Le seul endroit sans fumée se trouvait à l’extrémité sud du stade, on avait l’impression que cela brillait, mais il ne savait pas pourquoi. Ils finirent par apercevoir un cratère dont les dimensions étaient difficiles à apprécier, car ils ne le voyaient que de façon entrecoupée. Il leur fallut longtemps pour déterminer quels morceaux du stade étaient encore debout, peut-être quatre ou cinq travées. Il devait y avoir encore beaucoup de gens là-dedans. — OK, j’en ai vu assez, dit Callaghan à Griggs. L’officier lui tendit un casque pour qu’ils puissent discuter. — Alors, c’est quoi ? — Exactement ce à quoi ça ressemble, pour autant que je puisse voir, répondit Griggs. De quoi avez-vous besoin ? — De moyens lourds de levage. Il y a sans doute des gens coincés dans le stade. Il va falloir qu’on aille les sortir de là. Mais que fait-on — pour les radiations ? Le major haussa les épaules. — Je n’en sais rien. Dès que nous serons repartis, je vais faire venir une équipe de Rocky Flats. Il y a une équipe d’intervention nucléaire là-bas. Je vais leur demander d’arriver le plus vite possible. OK, je vais appeler aussi les gens de garde à l’arsenal, ils amèneront leurs équipements lourds. Gardez vos hommes au vent, de ce côté. N’essayez pas de vous approcher en venant d’une autre direction, OK ? — Compris. — Mettez en place un centre de décontamination là où sont vos véhicules. Quand les gens vont sortir, passez-les sous la douche — vous les déshabillez et vous les douchez. Compris ? demanda le commandant alors que l’hélicoptère se posait. Puis emmenez-les à l’hôpital le plus proche. Toujours au vent, rappelez-vous-en, il emporte les radiations : comme ça, vous serez plus en sûreté. — Et les retombées ? — Je ne suis pas spécialiste, je vous ai dit tout ce que je savais sur le sujet. On dirait qu’il s’agit d’une explosion assez faible. La dépression dans la boule de feu a dû aspirer le plus gros de cette merde radioactive et l’emporter plus loin. Pas tout, mais une grosse partie. On doit pouvoir tolérer une heure d’exposition. Le temps que vous en soyez là, l’équipe d’intervention nucléaire sera sur les lieux, et ils vous diront quoi faire. Je ne peux rien faire d’autre pour vous. Bonne chance, mon commandant. Callaghan sauta de l’appareil et courut se mettre à l’abri. Le ventilo reprit l’air et mit le cap au nord-ouest, direction Rocky Flats. * * * — Alors ? demanda Kouropatkine. — Mon général, nous essayons de déterminer la puissance à partir des niveaux d’émission thermique. Le résultat est assez étrange, mais la meilleure estimation disponible est entre cinquante et deux cents kilotonnes. Le major montra ses calculs à son chef. — Pourquoi dites-vous que c’est étrange ? — L’énergie calculée à partir du flash initial est assez faible. Cela pourrait vouloir dire qu’il y avait des nuages. Il s’agit tout de même d’une grosse explosion, comparable à celle d’une arme tactique, ou d’une tête stratégique de faible puissance. — Voilà le recueil des objectifs, dit un lieutenant. Le bouquin ne payait pas de mine, un volume in-quarto à couverture de toile dont les pages étaient constituées de cartes dépliables. On l’utilisait pour faire des évaluations de dommages. La carte de Denver était dans une housse en plastique sur laquelle figuraient les cibles des missiles stratégiques soviétiques. Au total, huit missiles étaient affectés à la ville, cinq SS-18 et trois SS-19, totalisant soixante-quatre têtes et vingt mégatonnes. Kouropatkine se dit que Denver était un objectif de choix. — Nous faisons l’hypothèse qu’il s’agit d’une explosion au sol ? demandât-il. — Exact, répondit le major. Au moyen d’un compas, il traça un cercle centré sur le stade. — Voilà le rayon létal d’une bombe de deux cents kilotonnes... La carte était colorée selon un code précis. Les structures les plus résistantes étaient représentées en marron, les maisons en jaune ; le vert indiquait les quartiers commerçants et autres cibles supposées faciles. Il vit que le stade était colorié en vert, comme les quartiers environnants. À l’intérieur du rayon dangereux, il y avait des centaines de maisons et d’immeubles d’habitation. — Il y avait combien de gens dans le stade ? — J’ai appelé le KGB pour leur demander une estimation, répondit le lieutenant. C’était une structure fermée — avec un toit. Les Américains aiment bien leur petit confort. La capacité maximale était de plus de soixante mille spectateurs. — Mon Dieu, soupira le général Kouropatkine. Soixante mille personnes... et encore cent mille de mieux dans ce cercle. Les Américains doivent être fous. Et s’ils croient que c’est nous qui avons fait ça... * * * — Alors ? demanda Borstein. — J’ai vérifié trois fois les chiffres. Meilleure estimation : cent cinquante kilotonnes, répondit le capitaine. Borstein se passa la main sur le visage. — Bon Dieu. Nombre de victimes estimé ? — Deux cent mille, sur la base des simulations et avec les cartes qu’on a en mémoire, répondit-elle. Mon général, si quelqu’un croit encore qu’il s’agit d’un acte terroriste, il a tort. C’est beaucoup trop gros pour ça. Borstein se mit en conférence avec le président et CINC-SAC. — Nous avons une première estimation. * * * — OK, j’attends, dit le président. Il fixait le haut-parleur comme s’il s’agissait d’une personne. — Première estimation de la puissance : autour de cent cinquante kilotonnes. — Tant que ça ? demanda la voix du général Fremont. — Nous avons vérifié les chiffres à trois reprises. — Et le nombre des victimes ? demanda CINC-SAC. — De l’ordre de deux cent mille pour les effets initiaux. Vous pouvez encore en rajouter davantage pour les effets secondaires. Le président Fowler recula sous le choc, comme si on venait de le frapper en plein visage. Pendant quelques minutes, il avait essayé de se convaincre que ce n’était pas vrai. Maintenant, il était bien obligé d’y croire. Ses concitoyens, les gens qu’il avait juré de préserver, de protéger et de défendre... — Quoi encore ? demanda-t-il. — Je n’ai pas compris votre question, répondit Borstein. Fowler respira profondément et répéta. — Que savez-vous d’autre ? — Monsieur, nous pensons que la puissance est trop forte pour une arme de terroristes. — Je crois que je suis du même avis, dit CINC-SAC. — Une arme artisanale, ce à quoi nous pouvons nous attendre de la part de terroristes, ne ferait guère plus de vingt kilotonnes. On dirait que nous avons affaire à une arme à plusieurs étages. — Plusieurs étages ? demanda Liz Elliot. — Une bombe thermonucléaire, répondit le général Borstein. Une bombe H. * * * — Ici Ryan, qui est à l’appareil ? — Le major Fox, monsieur, au NORAD. Nous avons une première estimation de la puissance et du nombre de victimes. Le major lui communiqua les chiffres. — C’est trop gros pour des terroristes, dit un officier de la division Sciences et Technologie. — C’est bien notre avis, monsieur. — Les victimes ? demanda Ryan. — Le nombre de morts initial est sans doute de l’ordre de deux cent mille. Cela comprend les gens présents dans le stade. « Il faut que je me réveille, se dit Ryan, en fermant les yeux de toutes ses forces. C’est un cauchemar, il faut que je me réveille. » Mais il ouvrit les yeux, et rien ne changea. * * * Robby Jackson était assis dans la chambre du pacha du porte-avions, le capitaine de vaisseau Ernie Richards. Ils discutaient tactique à propos de l’exercice à venir, en écoutant d’une oreille distraite la retransmission du match. Le groupe du Theodore Roosevelt devait s’approcher d’Israël par l’ouest pour simuler une attaque ennemie. Dans ce cas, l’ennemi était russe. Cela semblait hautement improbable, naturellement, mais il fallait bien fixer les règles du jeu. Le groupe de bataille allait s’étaler pour ressembler à des bâtiments de commerce plutôt qu’à une formation tactique. La première vague d’assaut serait constituée de chasseurs et de bombardiers avec leur IFF sur le code international, et elle devrait essayer de s’approcher de l’aéroport international Ben-Gourion camouflée en vol commercial pacifique. C’est le meilleur moyen de pénétrer dans l’espace aérien d’Israël quand on n’est pas invité. Le bureau opérations de Jackson avait déjà piqué les horaires des compagnies aériennes et cherchait les créneaux les plus propres à faire passer la première vague. Leurs chances étaient minces, et on ne s’attendait pas vraiment à ce que le TR puisse faire autre chose que titiller l’armée de l’Air israélienne et le contingent de l’US Air Force. Mais Jackson aimait les causes perdues. — Remets donc la radio, Bob, j’ai oublié le score. Jackson se pencha par-dessus la table et tourna le bouton, mais n’obtint que de la musique. Le porte-avions avait son réseau de télévision intérieur et recevait également les émissions des forces armées américaines. — L’antenne est peut-être cassée, fit le commandant du groupe aérien. Richards se mit à rire. — En ce moment ? On va avoir une mutinerie. — Ça ferait bien dans tes notes, non ? Quelqu’un frappa à la porte. — Entrez, répondit Richards. C’était un planton. — Message flash, commandant. Le matelot tendit la planchette. — Quelque chose de grave ? demanda Robby. Richards se contenta de lui tendre le message. Puis il décrocha le téléphone et appela la passerelle. — Postes de combat. — Mais Bon Dieu, que se passe-t-il ? murmura Jackson. Stade numéro trois, mais pourquoi, pour l’amour de Dieu ? Ernie Richards, ancien pilote d’assaut, avait la réputation d’avoir une forte personnalité. Il avait remis en honneur la vieille coutume maritime des sonneries pour annoncer les exercices. Cette fois, la diffusion générale sonna les premières mesures du célèbre appel aux armes de John William dans La Guerre des étoiles, puis ce fut l’habituel klaxon. — Allons-y, Bob. Les deux hommes prirent le pas de course pour descendre au CIC. * * * — Qu’avez-vous à m’apprendre ? demanda Andrei Ilitch Narmonov. — La bombe avait une puissance de près de deux cents kilotonnes. Cela signifie qu’il s’agissait d’un gros engin, une bombe à hydrogène, dit le général Kouropatkine. Le nombre de morts sera bien supérieur à cent mille. Nous avons également détecté une forte impulsion électromagnétique, qui a touché l’un de nos satellites d’alerte avancés. — Ça pourrait s’expliquer comment ? C’était l’un des conseillers militaires de Narmonov qui parlait. — Nous n’en savons rien. — Manque-t-il des armes nucléaires dans notre inventaire ? entendit Kouropatkine. C’était une question du président. — Absolument aucune, répondit une troisième voix. — Autre chose ? — Avec votre autorisation, je voudrais placer le Voyska PVO à un stade d’alerte plus élevé. Nous avons déjà un exercice en cours, en Sibérie orientale. — Cela pourrait être considéré comme une provocation ? demanda Narmonov. — Non, c’est une mesure purement défensive. Nos intercepteurs ne menacent personne à plus de quelques centaines de kilomètres des frontières. Pour le moment, je garde les appareils dans notre espace aérien. — Très bien, allez-y. Dans son PC souterrain, Kouropatkine se contenta de faire un signe à un autre officier, lequel décrocha un téléphone. La défense aérienne soviétique était déjà prête à toute éventualité, bien sûr, et, en moins d’une minute, tous les messages nécessaires furent passés. Les radars à longue portée commencèrent à émettre à la périphérie du pays. L’Agence nationale de sécurité américaine détecta simultanément les messages et les émissions radar, à l’aide de ses moyens au sol et en orbite. — Vous voyez autre chose à faire ? demanda Narmonov à ses conseillers. Un fonctionnaire des Affaires étrangères prit la parole en leur nom à tous. — Je crois que le mieux consiste à ne rien faire. Quand Fowler voudra nous parler, il le fera. Il a déjà assez de problèmes comme ça pour que nous ne nous en mêlions pas. * * * Le MD-80 d’American Airlines se posa sur l’aéroport international de Miami et roula jusqu’au terminal. Qati et Ghosn se levèrent de leurs sièges de première et quittèrent l’appareil. Leurs bagages devaient être transférés automatiquement dans l’avion suivant. Ils étaient nerveux tous les deux, mais moins qu’on aurait pu croire. La mort était une chose qu’ils avaient acceptée depuis longtemps comme faisant partie de cette mission. Tant mieux s’ils survivaient. Ghosn garda tout son calme, jusqu’au moment où il se rendit compte que tout paraissait normal. Voilà qui, précisément, ne l’était pas. Il se dirigea vers un bar et trouva ce qu’il cherchait, l’habituel téléviseur au-dessus du comptoir. L’appareil était réglé sur une chaîne locale, pas de reportage sur le match. Il hésita à poser des questions, avant de décider de n’en rien faire. Ce fut une sage décision. Au bout d’une minute, quelqu’un demanda quel était le score. — Ils en étaient à quatorze à sept pour les Vikings, répondit quelqu’un d’autre. Puis cette foutue retransmission s’est arrêtée. — Quand ça ? — Je dirais, dix minutes. C’est bizarre qu’ils n’aient pas rétabli la diffusion. — Un tremblement de terre, comme pendant les éliminatoires à San Francisco ? — Votre explication vaut bien la mienne, répondit le barman. Ghosn se leva et retourna dans la salle d’attente. * * * — La CIA sait quelque chose ? demanda Fowler. — Rien pour le moment, monsieur. Nous rassemblons toutes les informations disponibles, mais vous savez que tout ce que... attendez un instant. Ryan prit le message que lui tendait l’officier de suppléance. — Monsieur, nous venons de recevoir un message flash de la NSA. La défense aérienne soviétique vient de changer de niveau d’alerte. Les radars sont en fonction, et le trafic radio est intense. — Qu’est-ce que ça peut bien signifier ? demanda Liz Elliot. — Cela signifie qu’ils veulent améliorer leur capacité à se défendre. Le PVO ne constitue pas une menace, tant qu’on n’approche pas de leur espace aérien et qu’on n’y entre pas. — Mais pourquoi feraient-ils cela ? insista Elliot. — Ils ont peut-être peur que quelqu’un les attaque. — Bon Dieu ! Ryan, hurla le président. — Monsieur le président, pardonnez-moi, mais c’est vrai. Le Voyska PVO est un système de défense comparable à notre NORAD. Notre défense aérienne et nos systèmes d’alerte sont maintenant placés à un niveau plus élevé, les leurs aussi. Ils doivent savoir ce qui s’est produit chez nous. Quand il y a un problème de ce genre, il est naturel d’activer ses propres défenses, exactement comme nous l’avons fait. — Ryan, vous oubliez que nous, nous avons été attaqués, dit le général Borstein depuis le quartier-général du NORAD. Pas eux. Maintenant, avant même de nous appeler, ils montent leur niveau d’alerte. Je trouve ça très inquiétant. — Ryan, vous vous souvenez de ces rapports selon lesquels des têtes nucléaires auraient disparu chez eux ? demanda Fowler. Ça pourrait coller avec ce qui se passe ? — Mais quelles têtes nucléaires ont disparu ? demanda CINC-SAC. Comment se fait-il que je ne sois pas au courant ? — C’est un rapport non confirmé de l’un de nos agents infiltrés chez eux. Nous n’avons pas de détails, répondit Ryan. Il se dit qu’il fallait qu’il donne quelques compléments d’information. — En résumé, voici ce qu’on nous a rapporté. On nous a dit que Narmonov avait des problèmes politiques avec ses militaires ; qu’ils n’étaient pas contents de la manière dont il mène les choses ; que, lors de leur retrait d’Allemagne, un nombre non précisé d’armes nucléaires — probablement des armes tactiques — auraient disparu ; que le KGB mène une enquête pour en savoir plus et déterminer ce qui manque, s’il manque quelque chose. Il serait possible que Narmonov se sente personnellement victime d’un chantage politique, et ce chantage pourrait avoir une dimension nucléaire. Mais, et j’insiste sur le, mais, nous n’avons jamais réussi à confirmer ces rapports, malgré de nombreuses tentatives, et nous n’écartons pas l’hypothèse que cet agent aurait pu nous mentir. — Pourquoi ne nous aviez-vous pas dit tout ça ? demanda Fowler. — Monsieur le président, nous étions précisément en train de rédiger nos conclusions. Ce travail est toujours en cours, nous y avons travaillé pendant tout le week-end. — La seule chose qui est sûre, c’est que ce n’est pas une bombe à nous, dit le général Fremont qui s’échauffait. Et ce n’est pas une merde de bombe de terroriste, elle est trop grosse pour ça. Et maintenant, vous nous dites qu’il pourrait manquer des bombes dans les stocks soviétiques. C’est très troublant, Ryan. — Et cela pourrait expliquer le niveau d’alerte du PVO, ajouta agressivement Borstein. — Ce que vous êtes en train de m’expliquer tous les deux, fit le président, c’est qu’il pourrait s’agir d’une arme d’origine soviétique ? — Il n’y a pas beaucoup de puissances nucléaires sur la planète, répondit Borstein le premier, et l’importance de l’explosion écarte l’hypothèse qu’il s’agisse d’amateurs. — Attendez une minute, dit Jack en essayant de reprendre la situation en main. Rappelez-vous que nous n’avons pas beaucoup de faits tangibles à notre disposition. Il y a une grande différence entre les faits et la spéculation. Gardez bien ça en tête. — Quelle est la puissance des armes tactiques soviétiques ? demanda Liz Elliot. Le CINC-SAC se chargea de la réponse. — Tout à fait comparable aux nôtres. Ils ont quelques têtes d’une kilotonne pour les munitions d’artillerie, et ça va jusqu’à cinq cents kilotonnes pour les SS-20 auxquels ils viennent de renoncer. — En d’autres termes, la puissance de l’explosion colle tout à fait avec la gamme de celles qui ont peut-être disparu ? — Exact, répondit le général Fremont. * * * À Camp David, Elizabeth Elliot se laissa aller dans son fauteuil et se tourna vers le président. Elle parlait trop doucement pour que le micro puisse transmettre ce qu’elle disait. — Robert, tu devais assister à ce match avec Brent et Dennis. Fowler se dit que, bizarrement, cette idée ne lui était pas venue à l’esprit. Lui aussi se laissa aller dans son siège. — Non, répondit-il. Je n’arrive pas à croire que les Russes auraient osé faire une chose pareille. — De quoi parlez-vous ? demanda une voix retransmise par le haut-parleur. — Attendez un instant, répondit le président, d’une voix trop calme. — Monsieur le président, je n’ai pas compris ce que vous disiez. — J’ai dit : attendez un instant ! cria Fowler. Il plaqua sa main sur le micro. — Elizabeth, notre rôle consiste à maîtriser la situation, et nous la maîtriserons. Essayons de garder les aspects personnels de côté pour le moment. — Monsieur le président, je veux que vous embarquiez à bord de Rotule le plus rapidement possible, dit le CINC-SAC. La situation est peut-être très grave. — Si nous devons prendre le commandement, Robert, il faut le faire très vite. Fowler se tourna vers l’officier de Marine qui se tenait derrière lui. — Quand l’hélico doit-il arriver ? — Dans vingt-cinq minutes, monsieur, et il faut une demi-heure pour aller à Andrews où vous attend Rotule. — Pratiquement une heure... Fowler regarda la pendule murale, comme font les gens qui savent l’heure qu’il est, le temps qu’il faut pour faire quelque chose, et regardent quand même leur montre. — Les moyens radio du ventilo sont trop faibles, dites-lui de prendre le vice-président et de le conduire à Rotule. Général Fremont ? — Oui, monsieur le président. — Vous avez d’autres Rotule en attente ? — Oui, monsieur le président. — Je fais prendre le vice-président par le premier, envoyez-en un autre ici. Vous pouvez vous poser à Hagerstown, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur, nous pouvons utiliser le terrain de Fairchild-Republic, c’est là qu’ils fabriquaient les A-10. — OK, faites comme ça. Il me faudrait une heure pour être à Andrews, et je ne peux pas me permettre de perdre une heure. Il faut absolument que j’essaie de calmer les choses. — Je crois que vous commettez une erreur, monsieur, répondit Fremont en essayant de maîtriser sa voix. Il fallait deux heures pour faire venir l’autre avion dans le Maryland. — Peut-être, mais c’est tout de même ce que je vais faire. Je ne peux pas m’absenter en ce moment. Derrière le président, Pete Connor et Helen d’Agustino échangèrent un regard sinistre. Ils ne se faisaient aucune illusion sur ce qui se passerait si les États-Unis faisaient l’objet d’une attaque nucléaire. La mobilité était la meilleure protection du président, et il venait d’y renoncer. * * * Le message radio fut émis immédiatement de Camp David. L’hélicoptère présidentiel passait au-dessus du périphérique de Washington quand il fît demi-tour et se dirigea vers le sud-est. Il se posa sur les pelouses de l’observatoire de la Marine. Le vice-président Roger Durling et sa famille embarquèrent et ne s’attachèrent même pas. Tout ce que Durling savait tenait dans ce que les services secrets lui avaient expliqué. Il se dit qu’il devait absolument se détendre et garder la tête froide. Il regarda le plus jeune de ses enfants, un petit garçon de quatre ans. La veille, il se disait encore qu’il aurait bien aimé avoir cet âge-là, pour grandir dans un monde d’où le risque d’une guerre majeure aurait disparu. Toutes les horreurs qui avaient marqué sa jeunesse, la crise cubaine lorsqu’il était jeune étudiant, son temps comme chef de section à la 82e division aéroportée, son année au Viêtnam... Durling avait l’expérience de la guerre, ce qui était plutôt inhabituel pour un homme politique de gauche. Il n’avait pas essayé d’y échapper, il avait accepté de courir des risques, et se souvenait encore de deux hommes morts dans ses bras. Pas plus tard que la veille, il remerciait Dieu de ce que son fils ne connaîtrait jamais une chose pareille. Et maintenant, voilà. Son fils ne se rendait compte de rien, si ce n’est qu’ils faisaient un vol imprévu en hélicoptère, et il adorait voler. Sa femme en savait un peu plus, et elle avait les larmes aux yeux en le regardant. Le VH-3 des marines se posa à moins de cinquante mètres de l’avion. « Le premier agent des services secrets sauta à terre et vit une section de la police de l’Air qui encadrait le chemin jusqu’à l’appareil. Ils happèrent littéralement le vice-président, un agent solidement bâti prit le petit garçon et l’emmena au pas de course. Deux minutes après, avant que les passagers aient eu le temps de s’attacher, le pilote du NEACP — le Rotule poussa ses moteurs à fond et dévala la piste Zéro-Unité. Il mit cap à l’est vers l’Atlantique, où un ravitailleur KC-10 faisait déjà des ronds pour compléter les pleins du Boeing. * * * — Nous avons un gros problème, déclara Ricks au central. Le Maine venait d’essayer de remettre en route. Dès qu’il dépassait trois noeuds, l’hélice poussait des hurlements de sorcière. La ligne d’arbres était légèrement faussée, mais ça pouvait aller. — Les sept pales sont sans doute endommagées. À plus de trois noeuds, nous sommes bruyants, à plus de cinq, nous allons fusiller les paliers en quelques minutes. Le moteur hors-bord ne nous permet pas de dépasser deux ou trois noeuds, mais il est bruyant. Des idées ? Personne ne dit rien, tout le monde connaissait les compétences d’ingénieur de Ricks. — Quels sont les choix possibles ? — Y en a pas beaucoup, non ? fit Dutch Claggett. Le Maine était obligé de rester près de la surface. À ce stade d’alerte, il fallait qu’il soit prêt à lancer immédiatement. En temps normal, ils auraient pu plonger plus profond, au moins pour essayer de réduire les mouvements de plate-forme épouvantables créés par la mer, mais, avec cette vitesse réduite, il lui aurait fallu trop longtemps pour remonter en cas de besoin. — L’Omaha est à quelle distance ? demanda le chef du groupement énergie. — Sans doute à moins de cent nautiques, et il y a un P-3 à Kodiak, mais nous avons aussi cet Akula sur le poil, dit Claggett. Commandant, nous pourrions rester sur place et attendre de voir ce qui va se passer. — Non, le bâtiment est en avarie, il faut que nous trouvions du soutien. — Donc, nous devrons émettre, rappela le second. — On va larguer une bouée radio. — À deux noeuds, ça ne nous avancera pas à grand-chose. Commandant, je crois que nous ferions une erreur en émettant. Ricks se tourna vers le chef, qui dit seulement : — J’aimerais mieux qu’on ait un copain pas loin. — Et moi aussi, déclara le commandant. Il n’y en avait pas pour très longtemps. En quelques secondes, la bouée était à la surface et commença immédiatement à émettre un court message en UHF. Elle était programmée pour fonctionner pendant plusieurs heures. * * * — On va avoir la panique dans tout le pays, dit Fowler. Ce n’était pas là sa remarque la plus sensée. C’est dans son propre centre de commandement que la panique montait, et il s’en rendait bien compte. — Quelque chose de Denver ? — Rien sur les chaînes de télé ou les radios, répondit une voix au NORAD. — OK, restez ici. Fowler chercha un autre bouton sur sa console. — Centre opérations du FBI, inspecteur O’Day à l’appareil. — Ici le président, dit inutilement Fowler. — C’était une ligne directe, et le voyant PRÉSIDENT s’était allumé au FBI. Quel est le responsable chez vous ? — Ici le directeur adjoint, Murray, monsieur le président. C’est moi qui suis le plus ancien pour l’instant. — Dans quel état sont vos liaisons ? — Tout fonctionne, monsieur. Nous avons accès aux satellites de télécommunications militaires. — Une chose me préoccupe, c’est que nous pourrions assister à une panique généralisée. Pour l’empêcher, je veux que vous envoyiez quelqu’un de chez vous aux sièges de toutes les chaînes de télévision. Je veux qu’on leur explique qu’ils ne doivent rien diffuser sur ces événements. Si nécessaire, vous êtes autorisé à utiliser la force pour les en empêcher. Murray n’aimait pas trop ça. — Monsieur le président, c’est contraire... — Je connais la loi, monsieur Murray. J’ai été procureur. C’est nécessaire pour préserver l’ordre public, et nous le ferons. Il s’agit d’un ordre présidentiel, exécutez-le. — Bien, monsieur. 38 PREMIERS CONTACTS Les diverses sociétés qui exploitent des satellites de télécommunications sont farouchement jalouses de leur indépendance, et se livrent une compétition sans merci, mais elles ne sont tout de même pas ennemies jurées. Elles sont même liées par des accords non écrits. Il y a toujours la possibilité que tel ou tel satellite tombe en panne, que ce soit pour une cause interne ou à la suite d’une collision avec des débris dans l’espace. Ce dernier type d’incident commence d’ailleurs à les préoccuper sérieusement. En conséquence, des accords tacites prévoient que, si un opérateur perd un satellite, ses confrères lui portent assistance, de la même façon que les journaux d’une ville partagent traditionnellement leurs imprimeries en cas de désastre naturel ou d’incendie, par exemple. Pour assurer le fonctionnement de ces accords, tous les opérateurs sont reliés en permanence par téléphone. Intelsat fut le premier à appeler Telstar. — Bert, on a deux satellites en panne, dit l’ingénieur de permanence d’Intelsat d’une voix un peu inquiète. Et chez toi ? — Merde, on vient d’en perdre quatre, et Westar-4 plus Teleglobe sont eux aussi HS. Je fais les tests... et toi ? — Moi aussi, Bert. Tu as une idée ? — Non. Il y a neuf satellites en panne, Stacy. Connerie ! — Il se tut. — Des idées ? Attend une seconde, j’ai quelque chose... OK, c’est le logiciel. Nous sommes en train d’interroger le 301... il a ramassé une de ces pêches... putain ! Le 301 a été saturé sur une bonne centaine de fréquences ! Y a quelqu’un qui essaie de nous emmerder. — C’est pareil ici. Mais qui a bien pu faire ça ? — Je suis sûr que ce n’est pas un pirate... il faudrait balancer des mégawatts, rien que pour un canal — Bert, j’ai exactement la même chose. Les liaisons téléphoniques, tout le reste, tout fusillé au même moment. Tu comptes essayer de les remettre en service ? — Tu plaisantes ou quoi ? J’ai pour de milliards de matériel là-haut. Tant que j’ai pas trouvé ce qui se passe, je les laisse comme ça. J’ai appelé mon vice-président, il arrive. Le président était à Denver, ajouta Bert. — Le mien aussi, mais l’ingénieur en chef s’est fait coincer ici par la neige. J’ai pas envie de risquer trop gros là-dessus. Je crois que nous devrions travailler ensemble, Bert. — Pas de problème de mon côté, Stace. Je vais passer un coup de fil à Fred Kent chez Hughes et voir ce qu’il en pense. On en a pour un bout de temps à tout vérifier. Je ne bouge pas d’ici tant que ça n’est pas réglé — et je veux dire complètement réglé. On a toute une industrie en péril, mec. — D’accord avec toi. Je ne remets pas en route sans t’en parler. — Tiens-moi au courant de ce que tu auras trouvé. — D’accord, Bert. De toute façon, je te rappelle d’ici une heure. * * * L’Union soviétique est un pays immense, de loin le plus grand, tant par sa superficie que par la longueur de ses frontières. Et toutes ses frontières sont gardées, car l’État actuel comme ceux qui l’ont précédé a été envahi à maintes reprises. La défense des frontières comporte les moyens habituels — des troupes, des terrains d’aviation, des stations radar — et d’autres plus subtils, comme des stations d’écoute radio. Ces dernières ont été conçues pour les émissions radio et d’autres émissions électroniques. Les renseignements recueillis sont transmis par câble ou par faisceau hertzien à Moscou, au quartier général du Comité pour la sécurité de l’État, le KGB, situé 2, place Dzerjinski. La huitième direction du KGB a la responsabilité de tout ce qui concerne le renseignement électronique et la sécurité des communications. Elle a une histoire prestigieuse, car elle a toujours bénéficié d’une autre force traditionnelle des Russes, leur fascination pour les mathématiques théoriques. Il existe une relation logique entre le chiffre et les mathématiques. Sa manifestation la plus récente tenait dans les travaux d’une espèce de gnome barbu d’une trentaine d’années, qui avait été ébloui par les travaux de Benoît Mandelbrot à l’université d’Harvard. Mandelbrot est l’homme qui a inventé la géométrie fractale. En combinant ses travaux avec ceux de McKenzie sur la théorie du chaos, à l’université de Cambridge en Angleterre, le jeune génie russe avait mis au point une méthode originale de traitement des formules mathématiques. Les rares personnes capables de comprendre ses travaux pensaient qu’il était digne du prix Nobel. Par un heureux hasard, son père se trouvait être général dans les gardes-frontières, et le Comité pour la sécurité de l’État avait eu très vite connaissance de ses résultats. Le mathématicien disposait maintenant de toutes les facilités qu’une patrie généreuse sait accorder à ses enfants, et il était évident qu’il aurait un jour la médaille Planck. Il lui avait fallu deux ans pour transformer sa théorie en quelque chose d’utilisable, mais, quinze mois plus tôt, il avait réalisé une première en brisant le chiffre le plus sûr du Département d’État, Stripe. Il avait ensuite établi que tous les codes militaires américains avaient une structure identique. En utilisant les données d’une autre équipe de recherche qui avait accès aux travaux du réseau Walker, et les renseignements encore plus intéressants de Pelton, il avait réussi à pénétrer tous les systèmes américains. Ce n’était pas encore parfait, les clés journalières résistaient encore de temps en temps. Il se passait quelquefois une semaine sans qu’ils réussissent à décoder quoi que ce soit, mais ils parvenaient parfois à récupérer la moitié du trafic pendant trois jours d’affilée. Et leurs résultats s’amélioraient de mois en mois. En fait, leur plus gros problème tenait en ce qu’ils ne disposaient pas d’ordinateurs assez puissants pour exécuter ce qu’ils auraient été théoriquement capables de faire, et la Huitième Direction entraînait intensivement des interprètes supplémentaires pour traiter le trafic intercepté. On avait sorti Sergei Nikolaïevitch Golovko d’un sommeil profond, pour l’emmener à son bureau, où il s’était joint à tous ceux qui, de par le monde, étaient encore sous le choc de cet événement terrifiant. Il avait passé toute sa carrière à la Première Direction, et son métier consistait à scruter la pensée collective américaine afin de conseiller son président sur ce qui se passait. Les messages déchiffrés qui s’accumulaient sur son bureau constituaient son outil de travail le plus utile. Il n’y avait pas moins de trente messages, lesquels disaient une seule chose : toutes les forces stratégiques avaient été placées au niveau d’alerte numéro deux, et toutes les forces conventionnelles au niveau trois. Le directeur adjoint du KGB se dit que le président américain paniquait, il n’y avait pas d’autre explication. Était-il possible qu’il croie que l’Union soviétique avait pu commettre cette infamie ? Il n’avait encore jamais vu quelque chose de plus terrifiant. — Un autre message, naval. Le planton le posa sur son bureau. Golovko n’eut pas besoin de le relire. — Envoyez-le en flash à la Marine. Pour le reste, il fallait qu’il appelle son président. Il décrocha son téléphone. * * * Pour une fois, la bureaucratie soviétique réagit vite. Quelques minutes plus tard, un message fut émis en VLF, et le sous-marin Amiral Lunin se rapprocha de la surface pour prendre le message en entier. Le capitaine de vaisseau Dubinin lisait au fur et à mesure que le texte sortait de l’imprimante. SOUS-MARIN AMÉRICAIN USS MAINE REND COMPTE POSITION 50D55M-09SN 153D-01M-23SW. AVARIE DE MACHINE SUITE COLLISION OBJET INCONNU. Dubinin quitta le PC télec et se dirigea vers la table à cartes. — À quel moment avons-nous détecté ce transitoire ? — Ici, commandant, le relèvement était celui-ci. Le navigateur traça une droite au crayon. Dubinin se contenta de hocher la tête et lui tendit le message. — Regardez ça. — À votre avis, qu’est-ce qu’il fait ? — Il doit être près de la surface. Par conséquent... nous allons remonter, juste sous la couche, et on va augmenter l’allure. Le bruit de surface va saturer son sonar. Quinze noeuds. — Vous pensez qu’il nous pistait ? — Vous avez mis longtemps à trouver ça ? Dubinin mesura la distance du but. — Il est gonflé, celui-là. Vous savez que les Américains se vantaient de nous prendre en photo ? Maintenant, mon jeune ami, maintenant, c’est notre tour ! * * * — Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Narmonov au directeur adjoint. — Les Américains ont été attaqués par un agresseur non identifié, et cette attaque a fait de nombreux morts. Nous devons nous attendre à ce qu’ils augmentent leur niveau d’alerte. Un point important concerne le maintien de l’ordre, lui répondit Golovko au téléphone. — Et ? — Et, malheureusement, toutes leurs armes stratégiques visent la Rodina. — Mais nous n’avons rien à voir dans cette affaire ! protesta le président soviétique. — Exact. Mais vous savez, il s’agit d’une réaction automatique. Ce sont des mesures programmées et ça devient pratiquement un réflexe. Quand on vous a attaqué, vous devenez méfiant. Les contre-mesures sont préparées à l’avance, pour vous permettre d’agir rapidement et de consacrer vos ressources intellectuelles à analyser le problème sans vous laisser distraire par autre chose. Le président soviétique se tourna vers son ministre de la Défense. — Alors, que devons-nous faire ? — Je vous recommande d’augmenter notre niveau d’alerte. Dans un but purement défensif, naturellement. Après tout, nous ne savons pas qui a fait ça, et il pourrait aussi bien s’en prendre à nous. — Je suis d’accord, dit Narmonov sur un ton brusque. Niveau d’alerte maximum de temps de paix. Golovko fronça les sourcils en entendant ça. Il avait choisi exactement le mot qui convenait : réflexe. — Puis-je faire une suggestion ? — Oui, fit le ministre de la Défense. — Si c’est possible, il serait peut-être bon d’indiquer à nos forces la raison de ce niveau d’alerte. Cela pourrait atténuer le choc. Le ministre se dit que c’était une complication inutile. — Les Américains ne l’ont pas fait, continua Golovko d’une voix pressante, et c’est presque sûrement une erreur. Je vous demande de réfléchir à ce que peut être l’état d’esprit de gens que l’on sort soudainement du temps de paix et qu’on met à un stade d’alerte aussi élevé. Il suffirait de quelques mots, et ces mots-là pourraient se révéler très importants. Narmonov trouva que l’idée était bonne. — Faites-le, ordonna-t-il au ministre de la Défense. — On ne devrait pas tarder à entendre parler les Américains sur la ligne rouge, dit Narmonov. Que vont-ils bien pouvoir dire ? — Difficile à deviner, mais de toute manière, il faut que nous préparions une réponse, juste pour calmer le jeu, et pour les convaincre que nous n’y sommes pour rien. Narmonov approuva d’un signe de tête. Cela paraissait assez judicieux. — Commencez à travailler là-dessus. Les opérateurs des services de télécommunications soviétiques maugréèrent en voyant le message qu’on leur ordonnait de diffuser. Pour faciliter sa transmission, il fallait le réduire à un groupe de cinq lettres qui puisse être décrypté et compris instantanément par ses destinataires, mais ce n’était pas possible. Les phrases supplémentaires devaient être réduites pour éviter que la transmission ne dure trop longtemps. Un major se chargea du travail, le fit approuver par son chef, un major général. Le message fut ensuite émis sur une trentaine de liaisons différentes, après avoir subi de légères modifications pour l’adapter aux différentes armées. * * * L’Amiral Lunin n’était pas à sa nouvelle route depuis cinq minutes qu’un nouveau message VLF arrivait. L’officier trans se précipita au central. STADE D’ALERTE GÉNÉRALE DEUX. UNE EXPLOSION NUCLÉAIRE D’ORIGINE INCONNUE A EU LIEU AUX ÉTATS-UNIS. FORCES STRATÉGIQUES ET CONVENTIONNELLES AMÉRICAINES ONT ÉTÉ MISES EN ALERTE ÉTAT GUERRE POSSIBLE. TOUTES FORCES NAVALES ONT PRIS IMMÉDIATEMENT LA MER. PRENEZ TOUTES MESURES DE PROTECTION NÉCESSAIRES. — Le monde est-il devenu fou ? demanda le commandant en parlant à la feuille de papier. C’est tout ? — C’est tout, pas besoin de ressortir l’antenne. — Ce ne sont pas des ordres, objecta Dubinin. Toutes les mesures de protection nécessaires ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Pour assurer notre protection, celle de la patrie, Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’ils veulent dire par là ? — Commandant, dit le starpom, le stade deux comporte ses propres règles d’engagement. — Je sais, fit Dubinin, mais elles ne s’appliquent pas ici. — Sinon, pour quelle raison auraient-ils envoyé ce message ? Le stade deux était un événement sans précédent dans la Marine de guerre soviétique. Cela signifiait que les règles d’engagement n’étaient plus celles du temps de paix, mais pas encore celles du temps de guerre. Comme tous ses homologues, Dubinin était prêt à faire son devoir, mais ce que cela impliquait était terrifiant... Il chassa cette pensée, il était officier de Marine, il avait reçu des ordres. Celui qui les avait donnés devait apprécier mieux que lui la situation. Le commandant de l’Amiral Lunin se leva et se tourna vers son second. — Augmentez l’allure à vingt-cinq noeuds et rappelez aux postes de combat. * * * Les choses se passèrent aussi vite que les hommes réussirent à courir. Le bureau du FBI à New York, installé dans le bâtiment Jacob-Javits, à la pointe sud de Manhattan, envoya ses agents. On était dimanche, et il y avait peu de circulation. Les puissantes voitures banalisées arrivèrent au siège des chaînes de télévision. Les choses se passèrent de la même façon à Atlanta, où les agents du Centre Martin-Luther-King se rendirent au siège de CNN. Dans tous les cas, une équipe de trois agents fit irruption dans les salles de contrôle et annonça que rien ne devait filtrer de ce qui se passait à Denver. Dans le Colorado, sous la direction du directeur adjoint Walter Hoskins, les agents du Bureau envahirent toutes les stations locales et la compagnie du téléphone, où ils coupèrent les lignes, malgré les protestations véhémentes des employés de la Bell. Mais Hoskins commit une erreur, due au fait qu’il ne regardait pas assez souvent la télévision. KOLD était une station indépendante qui essayait de prendre de l’importance et de posséder un réseau. Comme TBS, WOR, et quelques autres, elle avait ses propres liaisons satellites pour couvrir une zone plus vaste. Le pari était financièrement risqué, et les investisseurs n’étaient pas encore rentrés dans leurs frais. Cette station avait son siège dans un vieux bâtiment pratiquement sans fenêtres, au nord-est de la ville. Elle utilisait les services de la série des satellites canadiens Anik et couvrait l’Alaska, le Canada, et le centre-nord des États-Unis. Sa programmation comportait surtout de vieilles séries créées par les réseaux. Le bâtiment occupé par KOLD avait été le premier immeuble de télévision à Denver, et il était construit selon les normes imposées dans les années trente par la Commission fédérale des télécommunications : une structure en béton armé, conçue pour résister à un bombardement — des spécifications qui dataient d’avant l’ère nucléaire. Les seules pièces à disposer de fenêtres étaient les bureaux de la direction, au sud du bâtiment. Dix minutes après l’événement, quelqu’un se pointa dans le bureau du directeur des programmes. Il se précipita à la salle de rédaction, et, une minute plus tard, un cameraman prit le monte-charge qui menait sur le toit. Les images furent transmises en bande Ku vers le satellite Anik, qui n’avait pas été touché. La station interrompit le film Les Aventures de Dobie Gillis en cours sur l’Alaska, le Montana, le Dakota du Nord et trois provinces canadiennes. Dans l’Alberta, à Calgary, la journaliste d’une feuille locale qui avait une passion pour Dwayne Hickman, fut surprise du changement soudain de l’image, et appela sa rédaction. Son récit fut diffusé immédiatement par Reuters, et, peu après, CBC retransmit l’information vidéo sur l’Europe via l’un des satellites Anik indemnes. Pendant ce temps-là, une équipe du FBI de Denver pénétrait dans le bâtiment de la KOLD. Ils annoncèrent la décision présidentielle aux journalistes qui protestèrent au nom du Premier Amendement à la Constitution. L’argument était de faible poids en face d’agents en armes qui coupèrent les émetteurs. Les agents du FBI eurent du moins la courtoisie de présenter leurs excuses, mais ils auraient même pu s’en passer : ce qui avait été une pure imbécillité depuis le début était déjà totalement inutile. * * * — Alors, demanda Richards à son état-major, a-t-on une idée de ce qui se passe ? — Non, commandant, aucune. On ne nous a pas donné de raison pour passer à ce stade d’alerte, dit l’officier trans en s’excusant presque. — Comme ça, on est le cul entre deux chaises, hein ! Ce n’était pas une question. Le groupe du TR passait au large de Malte, et était en portée de ses objectifs en Union soviétique. Il fallait pour cela que les A-6 Intruder du « Bâton » décollent, grimpent rapidement à leur altitude de croisière et rejoignent leurs ravitailleurs. À ce moment, ils avaient assez de carburant pour gagner leurs cibles dans la péninsule de Kerch ou à proximité. Jusqu’à l’année précédente, les porte-avions américains, bien qu’ils emportent un nombre conséquent de bombes thermonucléaires, n’étaient pas partie prenante du « Plan d’opérations intégrées », le POI. Ce plan constituait le schéma de base pour la destruction de l’Union soviétique. La réduction du nombre de missiles balistiques — essentiellement basés sur le territoire américain — avait diminué considérablement le nombre de têtes nucléaires disponibles et, comme tous les planificateurs, le Bureau interarmées des objectifs, implanté à proximité du SAC, avait essayé de s’arranger de cette réduction par tous les moyens possibles. En conséquence, dès qu’un porte-avions était en portée de cibles soviétiques, il prenait sa part du POI. Dans le cas de l’USS Theodore Roosevelt, il changeait de statut dès qu’il était à l’est de Malte pour devenir une force nucléaire stratégique et non plus une force conventionnelle. Pour remplir cette mission, le TR embarquait cinquante bombes B-61 Mod-8 non guidées dans une soute spéciale et particulièrement gardée. Les B-61 étaient équipées d’un système de modulation de puissance, qui permettait de les régler entre dix et cinq cents kilotonnes. Ces bombes faisaient quatre mètres de long, moins de trente centimètres de diamètre, pesaient à peine trois cent cinquante kilos, et on leur avait donné une forme particulièrement aérodynamique. Chaque A-6E en emportait deux, les deux autres points d’emport étaient occupés par des réservoirs supplémentaires qui leur conféraient un rayon d’action supérieur à mille nautiques. Dix avions représentaient une puissance de destruction équivalente à celle d’un escadron de missiles Minuteman. Les objectifs qui leur étaient assignés étaient essentiellement navals. Par exemple, l’une des missions POI consistait à réduire le chantier naval Nikolaïev, sur les bords du Dniepr, à l’état de tas de gravats. C’était d’ailleurs là qu’avait été construit le porte-avions soviétique Tbilissi. Le commandant avait un autre problème sur les bras : l’amiral commandant la Force avait profité d’une occasion et était allé participer à une conférence avec le commandant de la Sixième Flotte, à Naples. Richards était livré à lui-même. — Où est notre ami ? demanda le commandant du TR. — À peu près deux cents nautiques derrière nous, répondit l’officier opérations. Tout près. — Il faut mettre en l’air les avions à cinq minutes, patron, dit Jackson. Je vais prendre une patrouille de deux appareils et aller orbiter pour voir ce qui se passe de ce côté. Il montra l’endroit du doigt sur la carte. — Vas-y doucement, Rob. — Fais-moi confiance. Jackson prit un téléphone. — Qui est d’alerte ? demanda-t-il à la salle de la VF-1. Parfait. Il sortit pour aller prendre sa combinaison de vol et son casque. — Messieurs, dit Richards dès que Jackson fut parti, nous sommes à l’est de Malte, et nous faisons partie des forces POI, le stade d’alerte numéro deux s’applique donc à nous. Si quelqu’un a besoin de se rafraîchir les idées sur les règles d’engagement du stade deux, il ferait mieux de se dépêcher. Tout ce qui peut représenter une menace doit être détruit sous ma responsabilité, en tant que commandant du groupe. Questions ? — Commandant, nous ne savons même pas ce qui arrive, souligna l’officier opérations. — Ouais. On va essayer de réfléchir, mais, messieurs, il faut commencer par agir. Il se passe quelque chose de grave, et nous sommes au stade deux. Sur le pont d’envol, la nuit était claire. Jackson donna rapidement ses instructions au capitaine de corvette Sanchez et aux officiers radaristes, puis les patrons d’appareil des deux Tomcat conduisirent les équipages à leurs avions. Jackson et Walters montèrent à bord. Le patron les aida à se sangler, redescendit et ôta l’échelle. Le capitaine de vaisseau Jackson attaqua la séquence de démarrage, et attendit que les instruments moteurs indiquent le bon régime. Le F-14D était habituellement armé de quatre missiles Phoenix à autodirecteur radar et de quatre Sidewinder infrarouges. — Paré derrière, Shredder ? demanda Jackson. — On est partis, Spade, répondit Walter. Robby poussa les gaz à fond, puis mit la réchauffe, et fît signe qu’il était paré à l’officier de catapulte, qui vérifia une dernière fois que le pont était dégagé. L’officier fît un grand signe à l’appareil. Jackson lui rendit son salut, enleva sa main du manche, et appuya sa nuque contre l’appui-tête. Une seconde après, le bâton lumineux de l’officier de catapultage toucha le pont. Un officier marinier appuya sur le bouton de mise à feu, et la vapeur s’engouffra dans le cylindre. Malgré ses années de métier, ses sens n’étaient pas assez rapides pour tout enregistrer. L’accélération de la catapulte faillit lui enfoncer complètement les yeux dans les orbites. Les lumières atténuées du pont disparurent derrière lui, l’arrière de l’avion s’enfonça, ils avaient décollé. Jackson s’assura que l’avion volait réellement avant de couper la réchauffe, puis rentra train et volets, et commença à monter doucement. Il était à trois mille pieds lorsque « Bud » Sanchez et « Lobo » Alexander arrivèrent à sa hauteur. — On coupe les émissions radar, dit Shredder en consultant ses appareils. Le groupe du TR venait de cesser toute émission dans un laps de quelques secondes. Désormais, il était impossible de le détecter à partir de ses bruits électroniques. Jackson s’enfonça dans son siège. « Quoi qu’il se passe, se dit-il, ce ne peut tout de même pas être grave à ce point. » Il faisait une belle nuit claire, et plus il montait, plus elle était claire à travers la verrière de son chasseur. Les étoiles brillaient comme des piqûres de lumière. Il apercevait dans le lointain les feux à éclat d’avions de ligne, et les côtes d’une douzaine de pays. Par une nuit pareille, rêvait-il, les paysans se font poètes. Il vira cap à l’ouest, Sanchez toujours dans son aile. Il y avait quelques nuages de ce côté-là, il s’en rendit compte en voyant moins d’étoiles. — OK, ordonna Jackson, on va regarder juste un coup L’officier radar se mit sur émission. Le F-14D venait d’être équipé du nouveau radar d’Hughes dit « FBI », pour « faible probabilité d’interception ». Ce radar émettait moins de puissance que l’AWG-9 qu’il remplaçait, mais il avait plus de sensibilité et diminuait le risque de se faire repérer par les détecteurs d’un avion adverse. Il avait également des capacités améliorées vers le bas. — Je les ai, rendit compte Walters. Une jolie formation circulaire. — Y a quelque chose en l’air ? — Tout ce que je vois, c’est son IFF en route. — D’ac, on sera à poste dans quelques minutes. * * * Cinquante nautiques derrière eux, un E2-C Hawkeye de détection radar quittait la catapulte numéro deux. Après lui, ce fut le tour de deux ravitailleurs KA-6 et de chasseurs supplémentaires. Les ravitailleurs devaient rallier Jackson pour compléter les pleins, lui permettant ainsi de rester en l’air quatre heures de plus. Le rôle de l’E2-C était encore plus important. Il grimpa à pleine poussée, et vint au sud pour se mettre à poste à cinquante nautiques du porte-avions. Dès qu’il fut à vingt-cinq mille pieds, il mit en route son radar de veille et les trois opérateurs de l’équipage commencèrent à classer les contacts. Les données étaient retransmises par liaison numérique à l’officier de défense aérienne embarqué à bord du croiseur Aegis, l’USS Thomas Gates, indicatif Stetson. — Pas grand-chose, patron. — OK, nous sommes à poste. On va tourner en rond et regarder dehors si on voit quelque chose. Jackson mit son appareil en virage lent, Sanchez toujours en formation serrée. C’est le Hawkeye qui les vit le premier. Ils étaient pratiquement sous Jackson et sa patrouille de deux Tomcat, et hors de détection de leurs radars pour l’instant. — Stetson de Faucon Deux, quatre non-identifiés, relèvement deux-huit-unité, cent nautiques. La position d’origine était celle du TR. — IFF ? — Négatif, leur vitesse : quatre cents, altitude sept cents, cap : unité-trois-cinq. — Donnez plus de détails, demanda l’officier de défense aérienne. — Ils sont en formation relâchée, Stetson, ajouta le contrôleur du Hawkeye. Estimés chasseurs. * * * — J’ai quelque chose, dit Shredder à Jackson un instant après. On dirait deux, non, quatre avions, cap sud-est. — C’est à qui ? — C’est pas des nôtres. * * * Au centre information du TR, personne n’avait encore la moindre idée de la situation. À ce point, tout ce qu’ils savaient était que la plupart des satellites de télécommunications étaient en panne, mais que les satellites militaires fonctionnaient normalement. En scrutant plus attentivement le spectre des fréquences satellite, ils se rendirent compte qu’un grand nombre de canaux vidéo étaient inactivés, de même que les canaux téléphoniques. Les spécialistes des télécommunications étaient tellement habitués à compter sur leurs liaisons high-tech, que ce fut un matelot radio de seconde classe qui eut l’idée de regarder ce qui se passait en ondes courtes. Ils tombèrent sur la BBC. Le flash d’info fut enregistré et communiqué au centre d’information. La voix s’exprimait avec cette assurance tranquille qui est la marque de la British Broadcasting Corporation : « Reuters rapporte qu’une explosion nucléaire s’est produite dans le centre des États-Unis. Une station de télévision de Denver, dans le Colorado — l’Anglais avait du mal à prononcer correctement les noms d’États américains —, KOLD, a transmis par satellite l’image d’un nuage en forme de champignon au-dessus de Denver, tandis qu’une voix faisait état d’une gigantesque explosion. La station KOLD n’émet plus à l’heure qu’il est, et toutes les tentatives faites pour joindre Denver au téléphone se sont révélées sans succès. Cependant, aucun commentaire officiel n’a été fourni à propos de cet incident. » — Seigneur Dieu, dit quelqu’un, et il exprimait ce que tous ressentaient. Du regard, le capitaine de vaisseau Richards fit le tour de son état-major. — Eh bien, nous savons maintenant pourquoi nous sommes au stade deux. On va mettre d’autres chasseurs en l’air. Les F-18 devant, les 14 derrière. Je veux quatre A-6 armés de B-61 et briefés sur les objectifs POI. Une flottille de 18 avec des missiles air-mer, et mettez-moi au point un plan d’attaque sur le groupe du Tbilissi. — Commandant, appela un opérateur. Faucon dit qu’il y a quatre chasseurs en route vers nous. Richards n’avait qu’à se retourner pour voir la situation tactique sur un écran radar à moins de deux mètres. Les quatre nouveaux contacts étaient là, en forme de V inversé, avec leurs vecteurs de cap. Le point de passage le plus proche était à moins de vingt nautiques, largement en portée des missiles air-surface. — Envoyez immédiatement Spade identifier ces mecs ! — ... rapprochez-vous et identifiez-les, fut l’ordre transmis par le Hawkeye qui le contrôlait. — Roger, répondit Jackson. Bud, éloigne-toi un peu. — Roger. Le capitaine de corvette Sanchez poussa un peu du manche à gauche pour accroître la distance entre son chasseur et celui de Jackson. Baptisée « le deux de dés », cette manoeuvre permettait aux appareils de se soutenir mutuellement, tout en interdisant à un assaillant de les attaquer simultanément. Les avions plongèrent en se séparant et mirent toute la puissance. En quelques secondes, ils franchirent le mur du son. — On devrait être en vue, dit Shredder au pilote, j’active la caméra télé. Le Tomcat était équipé d’un système d’identification assez simple, une caméra de télévision avec un téléobjectif grossissement dix qui fonctionnait de jour comme de nuit. Le lieutenant de vaisseau Walters pouvait asservir la caméra au radar, et, en quelques secondes, il put voir quatre points qui grossirent rapidement. — Double dérive. — Faucon de Spade, dites à Bâton que nous sommes en visuel, mais pas encore d’identification. On continue à se rapprocher. * * * Le major Piotr Arabov n’était pas plus tendu que d’habitude. Pilote instructeur, il enseignait à trois Libyens les finesses de la navigation de nuit au-dessus de la mer. Ils avaient fait demi-tour au-dessus de l’île italienne de Pantelleria trente minutes plus tôt, et rentraient à Tripoli. Le vol de nuit en formation présentait pas mal de difficultés pour les trois pilotes libyens, alors qu’ils avaient déjà trois cents heures de vol sur cet appareil, et voler au-dessus de l’eau est ce qu’il y a de plus dangereux. Heureusement, ils bénéficiaient d’une nuit favorable, et le ciel rempli d’étoiles leur donnait une bonne référence horizontale. « Il vaut mieux commencer par le plus facile, quand on apprend, se dit Arabov, et à cette altitude. » Pour une mission réelle, à cent mètres, à plus grande vitesse et par ciel couvert, c’était nettement plus risqué. Il n’était pas plus impressionné par les qualités d’aviateurs de ces Libyens que l’US Navy ne l’avait été en plusieurs occasions, mais ils mettaient de la bonne volonté à apprendre, c’était déjà ça. Leur pays, riche de son pétrole, avait retenu la leçon des Irakiens ; il s’était dit que, quitte à avoir une aviation, autant en avoir une qui soit convenablement entraînée. Cela voulait dire que l’Union soviétique pourrait vendre davantage de Mig-29, alors que les ventes d’armes dans le voisinage d’Israël étaient désormais sérieusement contrôlées. Et cela voulait dire, enfin, que le major Arabov était payé, pour partie, en devises fortes. L’instructeur jeta un coup d’oeil de droite et de gauche pour surveiller ses ouailles. La formation n’était pas exactement serrée, mais, enfin, ça pouvait aller. Les avions étaient un peu paresseux, avec deux réservoirs supplémentaires sous chaque aile. Les réservoirs avaient des ailerons de stabilisation et ressemblaient assez à des bombes, à propos. * * * — Ils emportent quelque chose, patron. Des Mig-29, sûr. — Correct. Jackson consulta lui-même l’indicateur, et prit la radio. — Bâton de Spade, à vous. — Parlez. Le traitement numérique permettait à Jackson de reconnaître la voix de Richards. — Bâton, on les a identifiés. Quatre Mig deux-neuf. Apparemment des charges sous voilure. Cap vitesse altitude inchangés. Il y eut un court silence. — Abattez les hostiles. Jackson eut un haut-le-corps. — Répétez, Bâton. — Spade de Bâton : abattez les hostiles. Faites l’aperçu. « Il a dit hostiles ? pensa Jackson. Il en sait plus que moi. » — Reçu, j’attaque, terminé. — Jackson appuya sur la pédale du micro. — Mais suivez-moi de près. — Et merde ! fit Shredder. Je propose que nous lancions deux Phoenix, un sur les deux de droite et un sur les deux de gauche. — Marche comme ça, répondit Jackson en basculant son sélecteur de tir sur AIM-54. Le lieutenant de vaisseau Walters programma les missiles de façon à ce qu’ils ne mettent leur autodirecteur en fonction qu’à un nautique de la cible. — Paré. Distance seize mille. Missiles en acquisition. Le viseur tête haute de Jackson afficha les symboles corrects. Un bip-bip dans ses écouteurs l’avertit que le premier missile était prêt. Il appuya une première fois sur le poussoir de tir, puis une seconde, et recommença encore une fois. — Merde ! fit Michael « Lobo » Alexander, à un demi-nautique de là. — Tu sais bien ce qui se passe ! lui répondit vivement Sanchez. — Le ciel est clair, je ne vois rien d’autre. Jackson ferma les yeux pour protéger sa vision de la flamme jaune pâle des missiles. Ils s’éloignèrent rapidement en accélérant jusqu’à trois mille noeuds à l’heure, près d’un nautique par seconde. Jackson les regarda se diriger vers leur cible, et se remit en position de tir pour le cas où les Phoenix la manqueraient. * * * Arabov jeta un coup d’oeil à ses instruments : rien d’anormal. Les appareils d’alerte ne signalaient que des radars de veille aérienne, l’un d’entre eux avait disparu quelques minutes plus tôt. À part ça, c’était la routine d’une mission d’entraînement, il ne restait plus qu’à se diriger à cap et altitude constants vers un point donné. Les détecteurs d’alerte n’avaient pas vu le radar FBI qui l’avait trouvé ainsi que sa patrouille dans les cinq minutes précédentes. En revanche, ils étaient capables de détecter le puissant autodirecteur d’un Phoenix. Un voyant d’alerte rouge vif s’alluma soudain, et un son déchirant lui remplit les oreilles. Arabov baissa les yeux pour vérifier ses instruments. Tous semblaient fonctionner normalement, mais ce n’était pas... Il tourna immédiatement la tête. Il eut le temps d’apercevoir comme une demi-lune toute jaune, puis une traînée de gaz brillante comme une étoile, et enfin un éclair. Le Phoenix tiré sur la paire de droite explosa à quelques mètres. La charge de soixante kilos emplit l’air de fragments à haute vélocité qui déchiquetèrent les deux Mig. La même chose arriva à ceux de gauche. Il ne restait qu’un nuage incandescent de kérosène qui explosait et les débris des appareils. Trois pilotes furent tués sur le coup. Arabov fut arraché à son avion qui se désintégrait par son siège éjectable, dont le parachute s’ouvrit à soixante-dix mètres au-dessus de la mer. Le choc de l’éjection l’avait rendu inconscient, et le major russe fut sauvé par des systèmes de sécurité qui prévoyaient ce genre de choses. La brassière gonflable lui maintint la tête hors de l’eau, un émetteur UHF commença à émettre vers un hypothétique hélicoptère de sauvetage, et un puissant feu à éclats bleus et blancs jaillit dans l’ombre. Il ne restait autour de lui que quelques taches de pétrole en feu. * * * Jackson eut droit à tout le spectacle. Il venait sans doute de battre un record : quatre avions en un seul tir missiles. Mais ce n’était pas bien difficile. Ses victimes ne savaient même pas qu’il était là, comme dans le cas de l’Irakien qu’il avait descendu. Un pilote frais émoulu de l’école en aurait fait autant. Ça ressemblait davantage à un assassinat qu’à la guerre — mais quelle guerre ? se demanda-t-il, y avait-il une guerre ? et il ne savait même pas pourquoi il avait fait ça. — Quatre Mig abattus, dit-il à la radio. Bâton de Spade, quatre avions abattus. Je retourne à mon poste, il nous faut du pétrole. — Reçu, Spade, les ravitailleurs sont au-dessus de vous. Je comprends que vous avez abattu quatre appareils. — Eh, Spade, mais qu’est-ce qui se passe, Bon Dieu ? demanda le lieutenant de vaisseau Walters. — J’aimerais bien le savoir, Shredder. Je viens peut-être de tirer le premier coup de feu d’une guerre. Mais quelle guerre ? * * * Keitel connaissait un certain nombre d’unités soviétiques, et, malgré les cris qu’il avait poussés, le régiment blindé de la Garde les valait bien. Ses chars de combat T-80 ressemblaient un peu à des jouets avec leur blindage actif réparti sur la tourelle et la caisse, mais c’étaient en fait des engins extrêmement dangereux et leurs canons de 125 mm ne laissaient aucun doute sur leur identité et leur mission. La soi-disant équipe d’inspection s’était séparée en groupes de trois. Keitel avait la tâche la plus dangereuse, car il accompagnait le commandant du régiment. Keitel — alias « Colonel Ivanenko » consulta sa montre en emboîtant le pas au vrai colonel. Deux cents mètres plus loin, Günter Bock et deux autres ex-officiers de la Stasi s’approchèrent de l’équipage d’un char qui embarquait dans son engin. — Arrêtez-vous ! ordonna l’un d’eux. — Oui, mon colonel, répondit le jeune maréchal des logis chef d’équipage. — Descendez. Nous allons inspecter votre véhicule. Le chef de char, le tireur et le pilote se mirent en ligne devant leur engin, tandis que les autres équipages embarquaient dans les leurs. Bock attendit que les chars contigus aient refermé leur coupole pour abattre les trois Russes avec un pistolet équipé de silencieux. Ils poussèrent les trois corps sous le blindé. Bock s’installa à la place du tireur, et prit rapidement connaissance des commandes qu’il avait déjà étudiées auparavant. À douze cents mètres de là et à angle droit de son char, stationnaient plus de cinquante chars américains M1-A1 dont les équipages embarquaient. — Démarrage, annonça le pilote sur l’interphone. Le diesel se mit à rugir en même temps que les autres. Bock mit le sélecteur de munition sur « Obus à flèche » et appuya sur le bouton d’alimentation. Automatiquement, la culasse du canon s’ouvrit, la charge propulsive fut introduite, et la culasse se referma. Jusque-là, se dit Bock, c’était facile. Il baissa ensuite le viseur et choisit un char américain. La visée était facile, elle aussi. Le parc de stationnement des Américains était éclairé comme n’importe quel parking, afin que l’on puisse détecter facilement les intrus. Le télémètre laser lui fournit une distance, et Bock augmenta le site jusqu’à la valeur voulue. Il estimait qu’il n’y avait pas de vent, la nuit était calme. Bock regarda sa montre, attendit que la grande aiguille soit sur douze puis appuya sur la détente. Le T-80 recula sous l’effet du départ, de même que trois autres chars. Deux tiers de seconde après, l’obus toucha la tourelle du char américain. Le résultat fut impressionnant. Il avait visé la soute à munitions, à l’arrière de la tourelle. Les quarante coups qui y étaient stockés s’allumèrent instantanément, les volets de décompression évacuèrent la plus grosse partie des gaz vers le haut, mais les portes anti-feu à l’intérieur du char avaient déjà été détruites par l’impact initial, et l’équipage fut brûlé vif dans son engin à deux millions de dollars, réduit à l’état de volcan kaki et marron en même temps que deux autres blindés. Plus au nord, à cent mètres, le colonel commandant le régiment s’arrêta net au milieu d’une phrase en entendant les explosions. Il n’arrivait pas à y croire. Bock avait déjà tiré un second coup dans le compartiment moteur d’un autre char, et chargeait le troisième. Sept M1-A1 brûlaient déjà avant que le premier tireur américain ait eu le temps d’alimenter son canon. La grosse tourelle pivota, tandis que les chefs de char hurlaient des ordres à leurs tireurs et à leurs pilotes. Bock vit la tourelle bouger et pointa sur elle. Son coup passa un peu trop à gauche, mais atteignit un autre Abrams garé un peu plus loin derrière. Le coup de l’Américain passa trop haut, le tireur était trop énervé. Il réalimenta immédiatement, et fit exploser un T-80 juste après le voisin de Bock. Günter décida de laisser cet Américain tranquille. — On nous attaque — ouvrez le feu, ouvrez le feu ! hurlaient les officiers russes à la radio. Keitel courut au char de commandement. — Je suis le colonel Ivanenko. Votre colonel est mort — mettez en route ! Foutez-moi en l’air ces salopards tant que nous avons de quoi leur répondre ! L’officier opérations hésita un peu, il n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait, il n’entendait que le bruit des échanges de coups de canon. Mais les ordres venaient d’un colonel. Il saisit son micro, appuya sur la touche « général », et transmit l’ordre. Comme prévu, il y eut un peu de flottement. Il y avait au moins dix chars américains en feu, mais quatre autres ripostaient. Soudain, toute la ligne soviétique ouvrit le feu, et trois chars américains de plus explosèrent. Ceux qui étaient abrités un peu en arrière commencèrent à se masquer derrière leurs pots fumigènes et à manoeuvrer pour reculer, tandis que les blindés soviétiques s’ébranlaient. Keitel admira la manoeuvre des T-80. Il en restait sept, dont quatre qui brûlaient. Deux autres explosèrent avant d’avoir passé la ligne sur laquelle il se tenait un instant plus tôt. Ce moment valait d’être vécu, se dit Keitel. Peu importe ce que Bock avait en tête, ça faisait du bien de voir les Russes et les Américains s’entretuer. * * * L’amiral Joshua Painter arriva au quartier général de CINCLANT juste à temps pour voir le message que venait d’envoyer le Theodore Roosevelt. — Qui exerce le commandement là-bas ? — Amiral, le commandant du groupe aéronaval est en route pour Naples. L’officier le plus ancien est le capitaine de vaisseau Richards, lui répondit l’officier renseignement de la Flotte. Il dit qu’ils ont vu quatre Mig arriver sur eux, et, comme il était au stade deux, il les a abattus parce qu’ils constituaient une menace potentielle pour sa force. — Ces Mig étaient à qui ? — Peut-être au Tbilissi. — Attendez une minute — vous me parlez de stade deux ? — Le TR est à l’est de Malte, amiral, le POI s’applique, lui fit remarquer l’officier opérations. — Quelqu’un sait-il exactement ce qui se passe ? — En tout cas, pas moi, répondit honnêtement l’officier renseignement. — Appelez-moi Richards en phonie. — Painter s’arrêta. — Quel est l’état de la Flotte ? — Tout le monde a reçu l’ordre de se préparer à appareiller, amiral. C’est automatique. — Mais pourquoi sommes-nous aussi au stade deux ? — Amiral, ils ne nous ont rien dit de plus. — C’est extraordinaire. Painter enleva son chandail et demanda du café. — Le Roosevelt, amiral, dit quelqu’un à l’interphone. Painter appuya sur le bouton et passa sur haut-parleur. — Ici CINCLANT. — Richards, amiral. — Que se passe-t-il ? — Amiral, nous avons reçu un ordre stade deux il y a un quart d’heure. Nous avons détecté un raid de Mig-29, et j’ai donné l’ordre de les abattre. — Pourquoi ? — Ils étaient armés, amiral, et nous avons intercepté un message radio à propos d’une explosion. Painter se raidit. — Quelle explosion ? — Amiral, la BBC annonce qu’il y a eu une explosion nucléaire à Denver. C’est une station locale de télévision qui a annoncé la nouvelle la première, mais ils disent qu’elle n’émet plus. Avec ce genre d’information, j’ai décidé de tirer. Je suis l’officier le plus ancien sur zone, c’est moi qui suis responsable du groupe. Amiral, à moins que vous ayez autre chose à me demander, j’ai du pain sur la planche ici. Painter savait qu’il fallait le laisser tranquille. — Servez-vous de votre tête, Ernie, servez-vous-en bien. — Bien, amiral, terminé. La liaison fut coupée. — Une explosion nucléaire ? demanda l’officier renseignement. Painter disposait d’une ligne directe avec le NMCC. Il décrocha. — Ici CINCLANT. — Capitaine de vaisseau Rosselli, amiral. — Est-il vrai qu’il y a eu une explosion nucléaire ? — Affirmatif, amiral. Près de Denver. Le NORAD estime la puissance à quelques centaines de kilotonnes et pense qu’il y a beaucoup de victimes. C’est tout ce que nous savons. On n’a encore rien dit à personne. — Eh bien, je vais vous dire un autre truc : le Theodore Roosevelt vient d’intercepter et d’abattre quatre Mig-29 assaillants. Tenez-moi au courant. Sauf contrordre, je fais appareiller tout le monde. * * * Bob Fowler en était déjà à son troisième café. Il s’en voulait d’avoir bu ces quatre bières allemandes assez fortes, et ce qu’il craignait le plus, c’était que quelqu’un se rende compte qu’il sentait l’alcool. Sa raison lui disait que ses réactions pouvaient en être affectées, mais cela faisait des heures qu’il les avait avalées, et l’élimination naturelle ajoutée au café le purgerait rapidement de tout ça. Pour la première fois, il remerciait le Ciel que Marion soit morte. Il avait été à son chevet, il avait vu mourir sa femme bien-aimée. Il savait ce que cela représentait de souffrance et de tragédie, et même si tous ces gens avaient connu une fin épouvantable à Denver, il fallait qu’il chasse leur pensée, qu’il prenne de la hauteur, pour se concentrer et essayer d’éviter le même sort à beaucoup d’autres. Pour le moment, songea Fowler, les choses allaient plutôt bien. Il était intervenu assez rapidement pour empêcher la nouvelle de se répandre, et il n’avait vraiment pas besoin d’une panique généralisée. Les forces armées étaient au niveau d’alerte le plus élevé, et en mesure d’empêcher une nouvelle attaque ou de la dissuader pour un certain temps. — OK, dit-il au NORAD et au SAC avec qui il était en conférence. Essayons de résumer la situation. Ce fut le NORAD qui répondit. — Monsieur, nous avons eu une explosion nucléaire isolée d’une centaine de kilotonnes, mais nous n’avons aucun compte rendu direct. Nos forces passent à un niveau d’alerte élevé. Les satellites de télécommunications ne marchent plus... — Pourquoi ? demanda Elizabeth Elliot. — Sa voix paraissait plus fragile que celle de Fowler. — Qui aurait pu faire ça ? — Nous n’en savons rien. Cela pourrait résulter d’une explosion nucléaire dans l’espace, les effets IEM — une impulsion électromagnétique. Quand une arme nucléaire explose à très haute altitude, la plus grande partie de son énergie est libérée sous forme de rayonnements électromagnétiques. Les Russes en savent plus que nous sur le sujet. Ils ont fait des essais en Nouvelle-Zemble dans les années soixante, mais nous n’avons aucune preuve d’une telle explosion, et nous l’aurions remarquée. Par conséquent, il est peu probable qu’il s’agisse d’une attaque nucléaire contre les satellites. Autre hypothèse, une émission électromagnétique massive à partir du sol. Aujourd’hui, les Russes ont investi des sommes considérables dans la recherche sur les armes à rayonnements. Ils ont un navire truffé d’antennes dans le Pacifique Est, le Youri Gagarine. Il est classé bâtiment de soutien spatial, et il a quatre antennes gigantesques à fort gain. Ce bateau est en ce moment à trois cents nautiques des côtes péruviennes, tout à fait en vue des satellites touchés. Il est supposé assister les opérations de la station spatiale Mir. À part ça, nous n’avons aucune idée. L’un de mes officiers est en train de discuter avec les gens d’Hughes Aerospace pour savoir ce qu’ils en pensent. Nous essayons toujours de récupérer les bandes d’enregistrement du contrôle aérien de Stapleton pour voir si un avion n’aurait pas pu larguer la bombe, et nous attendons ce que vont nous dire les équipes de secours qui sont sur place. Enfin, nous avons fait décoller deux escadres, et il y en a une autre qui part au moment où je vous parle, ajouta CINC-SAC. Tous les escadrons de missiles sont en alerte. Mon adjoint est en l’air, à bord du Looking Glass de la côte Ouest, et un autre Rotule est prêt à décoller avec vous, monsieur. — Il se passe des choses en Union soviétique ? — Leur défense aérienne augmente son niveau d’alerte, comme je vous l’ai déjà dit, répondit le général Borstein. Nous interceptons pas mal de trafic radio, mais rien d’identifiable. On ne voit aucun signe d’une attaque contre les États-Unis. — OK. Le président souffla un grand coup. La situation était grave, mais maîtrisée. La seule chose qu’il avait à faire, c’était de calmer les choses, et alors, ils pourraient passer à la suite. — Je vais appeler directement Moscou. — Très bien, monsieur, répondit le NORAD. Un transmetteur de la Marine était assis à deux sièges du président. Son terminal était allumé. — Voulez-vous vous approcher, monsieur le président, dit le premier-maître. Je ne peux pas transférer mon écran sur le vôtre. Fowler fit rouler son fauteuil jusque-là. — Monsieur, je vais vous montrer comment ça marche. Ce que je tape ici est envoyé directement aux ordinateurs du NMCC, au Pentagone — ils se contentent de le chiffrer —, mais quand les Russes répondent, ça arrive sur la ligne rouge en russe ; ils traduisent, et ils le renvoient ici depuis le Pentagone. Il y a un système de secours à Fort Ritchie, au cas où Washington serait en panne. Nous sommes reliés par câble et avec deux satellites. Je peux taper aussi vite que vous parlez. La bande d’identité du marin disait qu’il s’appelait Orontia, et Fowler n’arrivait pas à trouver quelles étaient ses origines. Il faisait dix bons kilos de trop, mais il paraissait calme et compétent. Cela rassurait Fowler. Le premier-maître Orontia avait un paquet de cigarettes sur son pupitre, et le président lui en piqua une, en feignant de ne pas voir les panneaux « Défense de fumer » accrochés sur tous les murs. Orontia l’alluma avec son Zippo. — Quand vous voudrez, monsieur, dit le premier-maître Pablo Orontia en jetant un coup d’oeil en coin à son commandant en chef. Rien dans son regard ne laissait transparaître qu’il était né à Pueblo, dans le Colorado, et qu’il y avait encore de la famille. Le président allait arranger tout ça, c’était son boulot. Et son boulot à lui, Orontia, c’était d’aider cet homme de son mieux. Il avait servi son pays au cours de deux guerres et dans de nombreuses crises, principalement au service d’amiraux sur des porte-avions. Pour le moment, il faisait abstraction de ses sentiments personnels, comme on lui avait appris à le faire. — Cher président Narmonov... * * * Le capitaine de vaisseau Rosselli voyait là la première transmission réelle sur la ligne rouge depuis qu’il était à Washington. Le message fut entré sur l’IBM-PC/AT et chiffré, puis l’opérateur appuya sur un bouton pour le transmettre. Jim se dit qu’il pouvait aussi bien retourner à son bureau, mais ce qui se passait était trop important. COMME VOUS LE SAVEZ SANS DOUTE, UNE EXPLOSION IMPORTANTE S’EST PRODUITE DANS LE CENTRE DE MON PAYS. ON ME DIT QU’IL S’AGIT D’UNE EXPLOSION NUCLÉAIRE, ET QUE LES PERTES EN VIES HUMAINES SONT TRÈS LOURDES, put lire le président Narmonov, entouré de ses conseillers. — C’est à peu près ce à quoi je m’attendais, déclara Narmonov. Envoyez notre réponse. * * * — Putain, ils répondent déjà ! s’exclama un colonel de l’armée de Terre, et il commença à traduire. Un sergent des marines tapa à la machine la version en anglais, qui fut transmise automatiquement à Camp David, à Fort Ritchie et au Département d’État. Les ordinateurs sortirent également le texte imprimé pour transmission au SAC, au NORAD et aux agences de renseignement par fax. AUTHENTIFICATION : HORAIRE HORAIRE HORAIRE RÉPONSE DE MOSCOU PRÉSIDENT FOWLER : NOUS AVONS DÉTECTÉ CET ÉVÉNEMENT. VEUILLEZ ACCEPTER NOTRE SYMPATHIE LA PLUS PROFONDE ET CELLE DU PEUPLE SOVIÉTIQUE. MAIS COMMENT UN TEL ACCIDENT A-T-IL PU SE PRODUIRE ? — Accident ? demanda Fowler. — Ils ont répondu à une vitesse incroyable, Robert, fit remarquer Elliot sur-le-champ. Beaucoup trop vite. L’anglais n’est pas fameux. Le message a dû être traduit, et il faut un certain temps pour réagir à un texte de ce genre. Ça doit être une réponse toute faite, ils ont dû la préparer à l’avance... Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? demanda Liz, comme si elle parlait toute seule. Fowler réfléchissait déjà à ce qu’il allait dire. Qu’est-ce qui se passe là-bas ? Qui répond, et pourquoi ?... * * * PRÉSIDENT NARMONOV : J’AI LE REGRET DE VOUS INFORMER QU’IL NE S’AGISSAIT PAS D’UN ACCIDENT. IL N’Y A PAS D’ARME NUCLÉAIRE AMÉRICAINE DANS UN RAYON DE CENT CINQUANTE KILOMÈTRES NI D’ARME EN TRANSIT DANS LA RÉGION. IL S’AGIT D’UN ACTE DÉLIBÉRÉ CAUSÉ PAR DES FORCES INCONNUES. — Eh bien, c’est sans surprise, dit Narmonov. Il se félicitait d’avoir réussi à prévoir la teneur du message des Américains. — Envoyez la réponse suivante, dit-il au transmetteur. — Et à ses conseillers : Ce Fowler est un homme arrogant, avec les faiblesses correspondantes, mais il n’est pas idiot. Il est très ému par cette affaire, il faut absolument que nous réussissions à le rassurer, à le calmer. S’il garde son contrôle, son intelligence fera le reste. — Monsieur le président, fît Golovko, qui venait d’arriver, je crois que c’est une erreur. — Que voulez-vous dire ? lui demanda Narmonov, tout surpris. — C’est une erreur de moduler vos messages en fonction de ce que vous pensez de cet homme, de sa personnalité et de son état mental. Quand ils sont soumis au stress, les gens changent. L’homme que vous avez au bout du fil n’est peut-être pas celui que vous avez rencontré à Rome. Le président soviétique écarta cette idée. — Ça n’a pas de sens, les gens comme lui ne changent pas. On en a pas mal des comme ça, ici, et j’ai eu affaire toute ma vie à des gens comme Fowler. PRÉSIDENT FOWLER : S’IL S’AGIT D’UN ACTE DÉLIBÉRÉ ALORS C’EST UN CRIME QUI N’A PAS DE PRÉCÉDENT DANS L’HISTOIRE DE L’HUMANITÉ. QUI SERAIT ASSEZ FOU POUR FAIRE UNE CHOSE PAREILLE, ET DANS QUEL BUT ? UN TEL ACTE POURRAIT NOUS MENER À UNE CATASTROPHE TOTALE. JE VOUS DEMANDE DE CROIRE QUE L’UNION SOVIÉTIQUE N’A RIEN À VOIR AVEC CET ACTE INFME. — Trop vite, dit Elliot. « Je vous demande de croire » ? Mais que veut dire ce type ? — Elizabeth, vous allez trop vite en besogne, répliqua Fowler. — Ce sont des réponses toutes faites, Robert ! Toutes faites. Il répond trop vite, il a tout préparé à l’avance. Ça veut sûrement dire quelque chose. — Quoi, par exemple ? — Par exemple, nous devions assister au match, Robert ! Ça me fait l’effet de quelque chose préparé à l’intention de quelqu’un d’autre — comme Durling. Que se serait-il passé si la bombe vous avait tué, vous aussi, avec Brent et Dennis ? — Je ne peux pas en tenir compte, je vous l’ai déjà dit ! rugit Fowler, qui se mettait en colère. Il se tut et respira profondément. Il ne pouvait se permettre de perdre son calme, il devait rester maître de lui. — Écoutez, Elizabeth... — Vous devez en tenir compte ! Vous devez considérer cette possibilité, parce que, s’il s’agit d’un plan, cela nous indique ce qui est en train de se passer. — Mme Elliot a raison, dit le NORAD au téléphone. Monsieur le président, vous avez entièrement raison quand vous essayez de considérer cet événement sans donner prise à l’émotion, mais vous devez aussi considérer tous les aspects possibles de la chose. — Je suis bien obligé d’être d’accord, ajouta CINC-SAC. — Alors, que dois-je faire ? demanda Fowler. — Monsieur, dit le NORAD, je n’aime pas beaucoup ce « je vous demande de croire ». Cela pourrait être une bonne idée de lui indiquer que nous sommes prêts à nous défendre. — Ouais, fit le général Fremont. De toute façon, si ses gens font leur travail, il le sait déjà. — Mais s’il prend notre niveau d’alerte comme une menace ? — Il ne le fera pas, monsieur, lui assura le NORAD. N’importe qui en ferait autant dans un cas semblable. Leurs chefs militaires sont très compétents. Fowler vit bien qu’Elliot encaissait mal la remarque. — OK, je vais lui dire que nous avons placé nos forces en état d’alerte, mais que nous n’avons aucune intention agressive. * * * PRÉSIDENT NARMONOV : NOUS N’AVONS PAS DE RAISON DE SUSPECTER QUE L’UNION SOVIÉTIQUE PUISSE ÊTRE IMPLIQUÉE DANS CET INCIDENT. CEPENDANT, NOUS DEVONS AGIR AVEC PRUDENCE. NOUS AVONS ÉTÉ VICTIMES D’UNE ATTAQUE SOURNOISE, ET NOUS DEVONS PRENDRE DES MESURES POUR NOUS PROTÉGER SI ELLE SE RENOUVELAIT. EN CONSÉQUENCE J’AI PLACÉ NOS FORCES ARMÉES EN ÉTAT D’ALERTE À TITRE PRÉVENTIF. CELA EST ÉGALEMENT NÉCESSAIRE POUR PRÉSERVER L’ORDRE PUBLIC, ET POUR LA MISE EN OEUVRE DES OPÉRATIONS DE SECOURS. VOUS AVEZ MON ASSURANCE PERSONNELLE QUE NOUS NE PRENDRONS AUCUNE MESURE OFFENSIVE SANS RAISON VALABLE. — Voilà qui est rassurant, dit sèchement Narmonov. C’est gentil de sa part, de nous prévenir de son niveau d’alerte. — Nous le connaissions, dit Golovko, et il devait bien savoir que nous savions. — Mais il ne sait pas que nous connaissons son niveau exact d’alerte, fit le ministre de la Défense. Il ne peut pas savoir que nous déchiffrons leurs codes. Le niveau d’alerte de leurs forces est plus qu’une simple mesure de précaution. Les forces stratégiques américaines n’ont jamais été placées à ce niveau depuis 1962. — Vraiment ? demanda Narmonov. — Mon général, ce n’est pas tout à fait exact, intervint précipitamment Golovko. Leur niveau normal est très élevé pour les forces stratégiques, même lorsqu’ils sont au stade cinq. La modification à laquelle vous vous référez n’a pas de signification. — C’est vrai ? demanda Narmonov. Le ministre de la Défense haussa les épaules. — Ça dépend du point de vue où l’on se place. Les missiles basés à terre sont toujours à un niveau assez élevé, parce qu’ils ne nécessitent pas beaucoup d’opérations de maintenance. La même chose est vraie de leurs sous-marins, qui passent beaucoup plus de temps à la mer que les nôtres. La différence est peut être minime d’un point de vue technique, mais pas sous l’angle psychologique. Un niveau plus élevé fait comprendre à leurs hommes qu’il se passe quelque chose d’horrible. Et je pense que ça compte. — Pas moi, répliqua Golovko. « Merveilleux, songea Narmonov, deux de mes conseillers les plus importants ne peuvent même pas se mettre d’accord sur quelque chose de cette importance... » — Il faut que nous répondions, dit le ministre des Affaires étrangères. * * * PRÉSIDENT FOWLER : NOUS AVONS REMARQUÉ QUE VOUS AUGMENTIEZ VOTRE NIVEAU D’ALERTE. COMME LA PLUPART DE VOS ARMES SONT DIRIGÉES CONTRE L’UNION SOVIÉTIQUE, NOUS DEVONS ÉGALEMENT PRENDRE NOS PRÉCAUTIONS. JE CONSIDÈRE COMME VITAL POUR NOS DEUX PAYS QUE NOUS NE PRENIONS AUCUNE MESURE QUI PUISSE ÊTRE CONSIDÉRÉE COMME UNE PROVOCATION. — Là, c’est la première fois qu’il n’avait pas une réponse toute prête, dit Elliot. Il a commencé par dire : « C’est pas moi », et maintenant, il dit qu’on ferait mieux de ne pas le provoquer. Mais il se croit où ? * * * Ryan regarda les fax qui contenaient les six messages, et les tendit à Goodley. — Dites-moi donc ce que vous en pensez. — Tout sucre tout miel. On dirait quelqu’un qui avance de façon très prudente, et ça correspond exactement à ce qu’ils devraient faire. Nous mettons nos forces en alerte par mesure de précaution, et ils en font autant. Fowler leur a dit qu’il n’avait aucune raison de penser que c’était eux, et il a bien fait. Narmonov répond que les deux parties doivent absolument garder leur calme et ne pas provoquer l’autre, parfait. Pour le moment, ça va, pensait Goodley. — Je suis d’accord, fît l’officier de suppléance. — Nous sommes donc tous d’accord, dit Jack. « Dieu merci, Bob, je ne te croyais pas capable de ça. » * * * Rosselli retourna à son bureau. OK, les choses semblaient à peu près contrôlées. — Mais où diable étais-tu ? lui demanda Rocky Barnes. — La ligne rouge, on dirait que ça se calme. — Je n’en suis pas sûr, Jim. * * * Le général Paul Wilkes était presque arrivé. Il avait mis vingt minutes de sa maison à la 1-295 puis à la 1-395, moins de dix kilomètres en tout. Les chasse-neige n’avaient encore pratiquement rien dégagé sur ces routes, et il faisait maintenant tellement froid que ce qui avait été salé avait recommencé à geler. Pis encore, les rares conducteurs qui s’aventuraient hors de chez eux montraient leurs talents habituels au volant. Même ceux qui conduisaient des quatre-quatre se comportaient comme si le fait d’avoir un essieu moteur supplémentaire leur permettait d’oublier les lois de la physique. Wilkes venait de passer au-dessus de South Capitole Street, et descendait vers la sortie de Maine Avenue. Sur sa gauche, une espèce d’imbécile en Toyota le dépassa avant de se rabattre sur sa droite pour prendre la sortie banlieue de Washington. La Toyota partit en dérapage sur une plaque de verglas, et la traction avant ne put rien faire. Il n’avait aucune chance de l’éviter. Wilkes heurta la voiture de côté à environ vingt-cinq à l’heure. — Connard ! cria-t-il. Mais il n’avait pas le temps de s’éterniser. Le général fit marche arrière sur quelques mètres et manoeuvra avant que l’autre conducteur ait eu le temps de sortir de sa voiture. Il oublia de regarder dans son rétroviseur. Au moment où il changeait de file, il fut heurté à l’arrière par un tracteur de semi-remorque qui arrivait à environ quarante à l’heure. Le choc fut suffisant pour projeter la voiture du général dans la séparation centrale en béton, et il heurta une voiture qui arrivait de l’autre côté. Wilkes fut tué sur le coup. 39 ÉCHOS Elizabeth Elliot regardait fixement le mur en face d’elle en buvant lentement son café. Il n’y avait plus que ça à faire. Tous les avertissements qu’ils avaient reçus et dont ils n’avaient pas tenu compte, tout collait. Les militaires soviétiques faisaient le bras de fer, et l’un des éléments de leur plan consistait à viser Bob Fowler. « Nous aurions dû être là-bas, se répétait-elle. Il voulait assister au match, et tout le monde croyait qu’il y serait, parce que l’une des équipes était celle de Dennis Bunker. Moi aussi, j’aurais dû y être. Je devrais être morte, à l’heure qu’il est. S’ils voulaient tuer Bob, ils voulaient aussi me tuer... » * * * PRÉSIDENT NARMONOV : JE SUIS HEUREUX QUE NOUS SOYONS D’ACCORD SUR LA NÉCESSITÉ DE RESTER PRUDENTS ET RAISONNABLES. JE DOIS MAINTENANT M’ENTRETENIR AVEC MES CONSEILLERS POUR QU’ILS PUISSENT M’INDIQUER LA CAUSE DE CET HORRIBLE ÉVÉNEMENT, ET POUR ENGAGER LES OPÉRATIONS DE SECOURS. JE VOUS TIENDRAI INFORMÉ. La réponse fut pratiquement immédiate. PRÉSIDENT FOWLER : NOUS ATTENDONS. — Voilà, c’est tout simple, fit le président en lisant le message sur l’écran. — Vous croyez ? lui demanda Elizabeth. — Que voulez-vous dire ? — Robert, nous avons eu une explosion nucléaire à un endroit où vous auriez dû être. Premier point. Deuxième point : nous avons reçu des informations selon lesquelles il manquerait des armes nucléaires dans l’inventaire soviétique. Troisièmement : comment être sûr que c’est bien Narmonov qui est à l’autre bout du fil ? — Quoi ? — Selon nos sources les plus sûres, la possibilité d’un coup d’État en Russie est réelle, non ? Mais en ce moment, nous agissons comme si ces renseignements n’existaient pas, alors précisément que nous avons eu affaire à ce qui pourrait bien être une arme nucléaire tactique. Nous ne tenons pas compte de toutes les dimensions du problème. Elle se retourna vers le téléphone qui était toujours sur haut-parleur. — Général Borstein, c’est difficile de se procurer un composant nucléaire aux États-Unis ? — Quand on sait comment nos frontières sont surveillées, c’est un jeu d’enfant, répondit le NORAD. Mais que voulez-vous dire ? — Je dis que nous savons de bonne source que Narmonov est dans une situation politique difficile, que ses militaires remuent, et qu’il y a une dimension nucléaire. OK, comment ça se passe s’ils montent un coup ? Un dimanche soir — ou un lundi matin —, c’est le bon moment, tout le monde dort. Nous avions toujours supposé que l’aspect nucléaire était lié à un chantage interne — mais si l’opération était encore plus habile ? Ils se sont peut-être dit qu’en décapitant notre gouvernement, ils nous empêcheraient de nous mêler de leur coup de force. Bon, la bombe pète, Durling monte à bord de Rotule — il y est en ce moment — et ils lui causent. Ils peuvent prévoir notre réaction, et ils préparent à l’avance leurs réponses pour la ligne rouge. Nous mettons automatiquement nos forces en alerte, eux aussi — vous voyez ce que je veux dire ? Comme ça, nous ne pouvons plus intervenir. — Monsieur le président, avant que vous évaluiez cette possibilité, je crois que nous devrions demander leur avis aux gens des services de renseignement, dit CINC-SAC. Un autre téléphone sonna, le transmetteur décrocha. — C’est pour vous, monsieur le président, le NMCC. — Qui est-ce ? demanda Fowler. — Monsieur, ici le capitaine de vaisseau Rosselli, au NMCC. Nous avons reçu deux comptes rendus d’engagements entre des forces américaines et soviétiques. L’USS Theodore Roosevelt rend compte qu’il a descendu — ça veut dire, abattu, monsieur — quatre Mig-29 russes qui venaient sur lui. — Quoi ? Pourquoi cela ? — Monsieur, conformément aux règles d’engagement, le commandant d’un bâtiment a le droit de prendre les mesures appropriées pour assurer sa défense. Le Theodore Roosevelt est maintenant sous le régime du stade numéro deux, et, plus le niveau d’alerte augmente, plus vous avez de latitude pour agir et prendre les mesures nécessaires. Monsieur, le second compte rendu est le suivant : selon des informations non confirmées, il y a eu des tirs échangés entre des chars russes et américains à Berlin. SACEUR dit que le message radio a été interrompu en cours de transmission — je veux dire, coupé, monsieur. Avant cela, un capitaine de l’armée de Terre a rendu compte que les chars russes attaquaient la brigade de Berlin dans ses quartiers au sud de la ville, et qu’un de nos escadrons avait été anéanti, monsieur. Ils ont été attaqués dans leur camp par les forces soviétiques stationnées juste en face. Ces deux choses — je veux dire, ces deux rapports — ont eu lieu pratiquement au même moment. Il y a deux minutes d’écart, monsieur le président. Nous essayons de rétablir le contact avec Berlin, via les liaisons de SACEUR à Mons, en Belgique. — Putain, fit Fowler. Elizabeth, est-ce que ça colle avec votre scénario ? — Cela pourrait indiquer qu’ils ne plaisantent pas, et qu’ils sont sérieux quand ils veulent nous empêcher de nous mêler de leurs oignons. * * * La plus grosse partie des forces américaines avait réussi à s’enfuir du camp. L’officier le plus ancien avait décidé d’aller s’abriter dans les bois tout proches et les quartiers résidentiels qui entouraient le camp. Lieutenant-colonel, il était commandant en second de la brigade. Le colonel était introuvable, et son adjoint examinait toutes les options qui s’offraient à lui. La brigade comprenait deux bataillons d’infanterie mécanisée, et un régiment de chars. Sur cinquante et un chars M1-A1, seuls neuf avaient réussi à s’échapper. Il voyait la lueur que faisaient les autres en brûlant à l’intérieur du camp. Un niveau d’alerte trois, et, dix minutes après, ça. Plus de quarante chars détruits et une centaine d’hommes tués, le tout sans le moindre préavis. Voilà qui méritait réflexion. Il n’était pas né que la brigade de Berlin existait déjà, et les alentours du camp étaient truffés de positions défensives préparées d’avance. Le colonel dispersa les chars qui lui restaient, et ordonna aux véhicules blindés Bradley de tirer leurs missiles TOW-2. Les chars russes avaient envahi le camp américain puis s’étaient arrêtés : ils n’avaient pas d’autres ordres. Les commandants d’escadron n’avaient pas de contact avec les échelons supérieurs, qui étaient restés en arrière après la folle course des T-80 de l’autre côté de la ligne de démarcation, et on ne savait pas où était le colonel commandant le régiment. Faute d’ordres, les escadrons blindés s’arrêtèrent et restèrent là à chercher des objectifs. Le commandant en second n’était pas là non plus, et lorsque le plus ancien des commandants d’escadron en prit conscience, il ordonna à son char de se rapprocher de la tête puisque c’était à lui d’exercer le commandement. Il se dit que tout ça était bien étrange. D’abord, cet exercice d’alerte, puis le message flash de Moscou, et enfin les Américains avaient ouvert le feu. Il n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait. Les casernements et le PC étaient encore éclairés. Pourtant, quelqu’un aurait dû donner l’ordre de couvre-feu. Avec les lumières, son T-80 se détachait comme au champ de tir. * * * — Le char de commandement, à deux heures, celui qui se détache sur les lumières, dit le maréchal des logis à un brigadier. — Vu, répondit le tireur sur l’interphone. — Feu. — Reçu. Le brigadier appuya sur la détente, la coiffe jaillit du tube, et le TOW-2 s’élança, tirant son fil derrière lui. L’objectif était à environ deux mille cinq cents mètres de là. Le tireur maintint la croix du viseur sur le but et le guida jusqu’au bout. Au bout de huit secondes, il eut la satisfaction de voir une explosion en plein dans la tourelle. — But, dit le chef du Bradley, ce qui indiquait un coup de plein fouet. — Cessez le feu ! Maintenant, on va essayer de trouver un autre de ces salopards... dix heures, char, il fait le tour du magasin ! La tourelle pivota sur sa gauche. — Vu ! * * * — OK. Alors, qu’en pense la CIA ? demanda Fowler. — Monsieur, je le répète, nous n’avons que des informations fragmentaires et sans lien entre elles, répondit Ryan. — Le Roosevelt a un groupe de bataille soviétique à quelques centaines de nautiques derrière lui, et il y a des Mig-29, déclara l’amiral Painter. — Ils sont tout près de la Lybie, et notre ami le colonel en a encore quelques centaines d’autres. — Qui voleraient la nuit au-dessus de l’eau ? demanda Painter. Vous avez déjà vu des Lybiens faire ça — et à environ vingt nautiques d’une de nos forces ! — Quelque chose à propos de Berlin ? demanda Liz Elliot. — Nous ne savons rien ! — Ryan se tut et respira à fond. — Souvenez-vous que nous ne savons pas grand-chose. — Ryan, et si Spinnaker avait raison ? demanda Elliot. — Que voulez-vous dire ? — S’il y avait un coup d’État militaire chez eux, et s’ils avaient balancé cette bombe pour nous empêcher d’intervenir, pour nous lier les mains ? — C’est complètement fou, répondit Jack. Risquer une guerre ? Que ferions-nous en cas de coup d’État ? On les attaquerait ? — C’est ce que pourraient penser leurs militaires, souligna Elliot. — Je ne suis pas d’accord. Je crois que Spinnaker nous ment depuis le début. — Vous venez d’inventer ça ? demanda Fowler. Le président était arrivé à la conclusion qu’il pouvait bien être la cible de la bombe, et que le scénario d’Elizabeth était le seul qui tenait la route. — Non, monsieur ! répliqua aussitôt Ryan, indigné. Le système militaire russe n’est pas assez idiot pour faire une chose pareille. Le risque serait trop gros. — Alors, expliquez-nous ces attaques contre nos forces ! dit Elliot. — Nous ne savons pas de façon certaine que nos forces ont été attaquées. — Donc, vous pensez que nos hommes nous mentent ? demanda Fowler. — Monsieur le président, réfléchissons un instant. OK, supposons qu’il y ait un coup d’État en cours en Union soviétique — je n’accepte pas cette hypothèse, mais supposons. Le but de cette bombe, dites-vous, serait de nous empêcher d’intervenir. Parfait. Alors, pourquoi attaquer nos forces s’ils ont envie que nous restions les bras croisés ? — Pour montrer qu’ils sont sérieux, contre-attaqua Elliot. — Mais c’est dingue ! Cela équivaudrait à avouer que ce sont eux qui ont fait exploser cette bombe. À votre avis, ils croiraient que nous ne réagirions pas à une attaque nucléaire ? demanda Ryan, puis il répondit à sa propre question : Ça n’a aucun sens ! — Alors, donnez-moi une explication qui ait un sens, dit Fowler. — Monsieur le président, nous sommes au tout premier stade d’une crise, les informations qui arrivent sont confuses et incomplètes. Tant que nous n’en savons pas plus, il est dangereux de partir là-dessus. Fowler se précipita sur le micro. — Votre boulot consiste à me dire ce qui se passe, pas à me donner des leçons de gestion de crise ! Quand vous aurez quelque chose d’intéressant à me raconter, rappelez-moi ! * * * — Mais bon dieu, qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir derrière la tête ? demanda Ryan. — Y a-t-il quelque chose que j’ignore ? demanda Goodley. Le jeune universitaire paraissait aussi alarmé que Ryan. — Pourquoi seriez-vous différent de nous ? répondit sèchement Jack, et il le regretta aussitôt. Bienvenue dans la gestion de crise. Personne n’y connaît que couic, mais on s’imagine qu’on va prendre les bonnes décisions malgré tout. Sauf que c’est impossible, pas vrai ? — Ce qui est arrivé au porte-avions m’ennuie, fit remarquer le type de S & T. — Si on s’est contentés de descendre quatre avions, ça ne fait jamais qu’une poignée de gens, souligna Ryan. Les combats terrestres, c’est autre chose. S’il y a vraiment une bataille en cours à Berlin, c’est beaucoup plus emmerdant, presque autant que s’il s’agissait d’une attaque contre l’un de nos objectifs stratégiques. Voyons si on peut joindre SACEUR. * * * Les neuf chars M1-A1 survivants se ruèrent en direction du nord dans l’une des avenues de Berlin, escortés par un peloton de véhicules blindés Bradley. Les lampadaires étaient allumés dans les rues, des gens passaient la tête à la fenêtre, et les rares témoins comprirent immédiatement qu’il ne s’agissait pas d’un exercice. Tous les chars avaient effacé leur limiteur de vitesse, et ils se seraient fait arrêter sur n’importe quelle autoroute américaine. Parvenus à un kilomètre et demi au nord du camp, ils tournèrent à l’est. La navigation était assurée par un vieux sous-officier qui connaissait Berlin comme sa poche — c’était sa troisième affectation dans cette ville autrefois coupée en deux — et il savait très bien où il voulait aller, à condition que les Russes n’y soient pas déjà. C’était un terrain en construction, un mémorial pour le Mur et ses victimes, qui commençait à sortir de terre après une dure compétition. Le monument surplombait les installations russes et américaines sur le point d’être abandonnées par leurs occupants, et les bulldozers avaient commencé à amonceler de la terre pour l’esplanade sur laquelle la sculpture devait être édifiée. Mais on n’en était pas encore là, il n’y avait encore qu’une rampe d’accès assez grossière et bourbeuse. Les chars russes s’étaient arrêtés après avoir atteint leur premier objectif, ils attendaient sans doute des renforts d’infanterie ou quelque chose de ce genre avant de repartir. Ils recevaient des tirs de missiles TOW lancés par les Bradley, et ripostaient dans les bois. — Putain, ils vont finir par détruire tous ces Bradley, dit le commandant de l’unité, un capitaine dont le char était le seul survivant de son escadron. OK, trouvez-vous des emplacements. Ce fut fait en une minute. La caisse des chars était à l’abri, on ne voyait plus que leur canon et le haut de la tourelle. — Sur toute la ligne, ouvrez le feu, feu à volonté ! Les neuf chars ouvrirent le feu aussitôt. Ils n’étaient qu’à deux mille mètres, et maintenant, la surprise avait changé de camp. Cinq chars russes furent détruits à la première salve, et les Abrams continuèrent à tirer à bonne cadence. Resté au milieu des arbres avec les Bradley, le commandant en second de la brigade observait l’extrémité nord de la ligne russe, une ligne qui avait plutôt l’air d’un accordéon. C’était le terme qui convenait. Les équipages de ces chars étaient tous composés d’hommes aguerris, et maintenant, ils avaient le dessous. L’escadron russe situé le plus au nord essaya de manoeuvrer, mais l’un des Bradley avait manifestement détruit le char de commandement, et il régnait une certaine confusion. Pourquoi les Russes n’avaient-ils pas poursuivi plus avant après leur premier assaut, c’était là une question qui lui trottait dans la tête, mais autant garder ça pour le compte rendu. Pour l’instant, il était évident qu’ils s’étaient fait baiser, ce qui était une bonne nouvelle autant pour lui que pour ses hommes. — Mon colonel, j’ai la Septième Armée. Un maréchal des logis lui tendit le micro. — Qu’est-ce qui leur arrive là-bas ? — Mon général, ici le lieutenant-colonel Ed Long, nous venons d’être attaqués par le régiment en face de chez nous. Aucun avertissement, ils ont surgi dans le quartier. On les a arrêtés, mais j’ai perdu la plupart de mes blindés. On a besoin d’aide. — Le bilan des pertes ? — Mon général, j’ai perdu plus de quarante chars, huit Bradley, et au moins deux cents hommes. — L’ennemi ? — Un régiment blindé. Rien d’autre pour le moment, mais ils ont pas mal de copains dans le coin, mon général. Si j’en avais aussi, ça ne ferait pas de mal. — Je vais voir ce que je peux faire. * * * Le général Kouropatkine examinait le tableau de synthèse. Tous les radars qui n’étaient pas en maintenance fonctionnaient. D’après les renseignements satellite, deux bases du SAC étaient vides. Cela voulait dire que leurs avions étaient en l’air et se dirigeaient vers la frontière soviétique avec leurs ravitailleurs KC-135. Les sites de missiles devaient être aussi au stade d’alerte maximum. Le satellite Aigle le préviendrait en cas de lancement, et il saurait alors que son pays n’avait plus que trente minutes à vivre. Trente minutes, songea le général. Trente minutes et le sang-froid du président américain, voilà ce qui pouvait faire la différence entre la vie et la mort d’un pays. — L’activité aérienne se renforce en Allemagne, dit un colonel. Nous avons quelques chasseurs américains qui ont décollé de Ramstein et de Bitberg, et qui se dirigent vers l’est. Huit avions en tout. — Que savons-nous des chasseurs furtifs américains ? — Il y en a un escadron — dix-huit appareils — à Ramstein. On suppose que les Américains les utilisent pour des démonstrations, afin de les vendre à leurs alliés de l’OTAN. — Il est bien possible qu’ils soient déjà tous en l’air, remarqua Kouropatkine, et qu’ils emportent des armes nucléaires, mais au point où on en est... — C’est vrai, et ils peuvent emporter deux bombes B-61 chacun. En volant à haute altitude, ils seraient au-dessus de Moscou avant qu’on s’en aperçoive... — Et avec leurs viseurs de bombardement... ils pourraient larguer leurs armes sur n’importe quelle cible... deux heures et demie après avoir décollé... mon Dieu. S’ils choisissaient la mise à feu retardée à l’impact, ils pouvaient même viser assez précisément pour atteindre l’abri du président. Kouropatkine décrocha son téléphone. — Je dois parler au président. * * * — Oui, général, qu’y a-t-il ? demanda Narmonov. — Nous avons détecté une certaine activité aérienne américaine en Allemagne. — Il y a plus grave. Un régiment de la Garde à Berlin rend compte qu’il est attaqué par des troupes américaines. — C’est dingue. « Et cette information est tombée pas plus de cinq minutes après que mon ami Fowler m’a promis qu’il ne se livrerait à aucune provocation. » — Dépêchez-vous, j’ai assez de choses à faire comme ça. — Monsieur le président, un escadron de chasseurs furtifs américains F-117 est arrivé à la base de Ramstein il y a deux semaines, officiellement pour des démonstrations auprès de leurs alliés de l’OTAN. Les Américains disent qu’ils veulent essayer de leur en vendre. Chacun de ces appareils peut emporter deux bombes d’une demi-mégatonne. — Oui ? — Je suis incapable de les détecter. Ils sont virtuellement invisibles à tous ce que nous possédons. — Pourquoi me dites-vous ça ? — À partir de l’instant où ils décollent de leur base, le temps de se ravitailler, ils peuvent être au-dessus de Moscou en moins de trois heures. Nous n’aurions pas plus d’avertissements que n’en ont eu les Irakiens. — Ils sont vraiment efficaces à ce point ? — L’une des raisons pour lesquelles nous avons laissé autant de monde en Irak consistait à examiner de près ce que les Américains étaient capables de faire. Nos hommes n’ont jamais réussi à voir cet appareil américain sur un écran radar, qu’il s’agisse des nôtres ou des radars français que possédait Saddam. Ils sont vraiment très forts. — Mais pourquoi feraient-ils une chose pareille ? demanda Narmonov. — Et pourquoi attaqueraient-ils notre régiment à Berlin ? demanda le ministre de la Défense en guise de réponse. — Je croyais que cet endroit pouvait résister à tout ce qui existe dans leur arsenal. — Pas à une bombe larguée avec une grande précision. Nous ne sommes qu’à cent mètres sous terre, dit le ministre de la Défense. Dans le combat entre l’obus et la cuirasse, c’est toujours l’obus qui gagne... — Revenons à Berlin, dit Narmonov. On sait ce qui se passe là-bas ? — Non, uniquement des rapports d’officiers subalternes. — Envoyez quelqu’un pour tirer les choses au clair. Dites-lui de ne pas insister s’il ne peut accomplir sa mission en sûreté, et de se limiter à des actes défensifs. Objections ? — Non, cela me paraît prudent. * * * Le Centre national d’interprétation photographique (NPIC) est installé à Washington dans l’arsenal de la Marine, à l’intérieur de l’un de ces nombreux bâtiments aveugles qui abritent des activités hautement sensibles. Il y avait en orbite trois satellites photo KH-11 et deux satellites radars KH-12 « Lacrosse ». À 00 :26 :46 heure Zulu, l’un des KH-11 arriva à portée optique de Denver. Toutes ses caméras furent pointées sur la ville et tout particulièrement sa banlieue sud. Les images furent transmises en temps réel à Fort Belvoir, en Virginie puis de là, au NPIC par liaison à fibre optique. Là, on les enregistra sur bande deux pouces, et l’analyse commença immédiatement. L’avion était un DC-10. Qati et Ghosn gagnèrent leurs places en première, à la fois contents et surpris de leur bonne chance. La nouvelle était arrivée quelques minutes seulement avant que l’on appelle leur vol. À partir du moment où le communiqué de Reuters était tombé, les choses devenaient inévitables. AP et UPI l’avaient repris immédiatement, et toutes les télévisions étaient abonnées à leurs services. Surprises que les grands réseaux n’aient pas encore diffusé d’édition spéciale, les stations locales le reprirent à leur compte. La seule chose qui frappa Qati fut le silence dans lequel la nouvelle fut accueillie. Elle se répandit comme une traînée de poudre dans tout le terminal, mais il n’y eut ni cris ni panique, seulement un silence de mort. On n’entendait plus que les annonces des vols, couvertes en temps normal par le brouhaha de la foule, comme dans tous les lieux publics. « Voilà comment les Américains font face à la tragédie et à la mort », se dit le commandant, mais l’absence de passion le surprit. Ils laissèrent bientôt tout ça derrière eux. Le DC-10 prit son élan sur la piste et décolla. Quelques instants plus tard, ils étaient au-dessus des eaux internationales et volaient vers un pays neutre et la sécurité. Plus qu’une correspondance, se disaient les deux hommes, plus qu’une correspondance, et ils seraient évanouis dans la nature. Qui aurait pu espérer une chance pareille ? * * * — Les clichés infrarouges sont étonnants, fit à haute voix le photo-interpréteur. C’était la première fois qu’il voyait une explosion nucléaire. — Je vois des dégâts et des feux secondaires jusqu’à deux kilomètres. On ne distingue pas grand-chose du stade lui-même, il y a trop de fumée et de parasites IR. Avec un peu de chance, on aura quelque chose dans le visible au prochain passage. — Pouvez-vous estimer le nombre de victimes ? lui demanda Ryan. — Ce que j’ai est très grossier. Dans le visible, la fumée masque tout. Dans l’infrarouge, c’est très impressionnant. Il y a des incendies tout autour du stade, je crois que ce sont des voitures, les réservoirs qui explosent. Jack se tourna vers le représentant de S & T. — Il y a quelqu’un de la section photo ? — Non, personne, répondit l’homme. C’est le week-end, vous savez. Sauf quand on attend quelque chose de particulier, on laisse faire le NPIC. — Qui est le meilleur analyste ? — Andy Davis, mais il habite Manassas. Il ne pourra jamais arriver jusqu’ici. — Merde. — Ryan décrocha le téléphone. — Envoyez-nous vos dix meilleures photos, dit-il au NPIC. — Vous les aurez dans deux ou trois minutes. — Y a-t-il quelqu’un qui soit capable d’évaluer les dégâts ? — Je peux m’en charger, dit l’homme de S & T. J’ai été dans l’armée de l’Air, je travaillais au bureau renseignement du SAC. — Marche comme ça. * * * Les neuf chars Abrams avaient détruit près de trente T-80 russes. Les Soviétiques s’étaient repliés vers le sud pour se mettre sous la protection des leurs. Ils avaient détruit encore un M1-A1 supplémentaire, mais les chances étaient devenues un peu plus égales. Le capitaine commandant le détachement envoya ses Bradley effectuer une reconnaissance. Comme lorsqu’ils étaient passés en trombe la première fois, il y avait des gens qui les regardaient, mais derrière les fenêtres, et ils avaient éteint les lumières. Les lampadaires de la rue gênaient un des chefs de bord du détachement de Bradley, et il se mit à les éteindre systématiquement en tirant au fusil, à la grande horreur des Berlinois qui avaient encore le courage de regarder. * * * — Was nun ?demanda Keitel. — Maintenant, on se tire, on a fini notre boulot, répondit Bock, en braquant à gauche. La meilleure solution semblait consister à s’enfuir par le nord. Ils allaient reprendre le camion et la voiture, se changer, et s’évanouir dans la nature. Bock se dit qu’ils avaient même une chance de s’en sortir. Pas mal, non ? Mais il pensait surtout qu’il avait vengé sa Petra. C’étaient les Russes et les Américains qui avaient provoqué sa mort, les Allemands n’étaient que des pions entre les mains des vrais responsables, et les responsables étaient en train de payer. Et ils allaient encore payer bien davantage. La vengeance est un plat qui se mange froid. * * * — Une voiture d’état-major russe, dit le tireur et un camion GAZ. — Au canon. Le chef de bord prit tout son temps pour identifier les cibles qui arrivaient sur lui. — Attends. — J’adore tuer des officiers... Le tireur centra la mire de son canon de 25 mm. — Sur le but, chef. * * * Bock était terroriste, pas soldat. Il prit la silhouette sombre et trapue qu’il apercevait deux rues plus loin pour un camion. Son plan avait marché : les Américains étaient maintenant sur le pied de guerre, juste à l’heure prévue, et cela prouvait que Ghosn et Qati avaient rempli leur mission exactement comme ils l’avaient montée cinq mois plus tôt. Il eut soudain le regard attiré par un éclair de flash et une nappe de lumière jaillit au-dessus de sa tête. * * * — Feu, arrose-les ! Le tireur avait mis son levier de sélection sur tir en rafales. Le canon de 25 mm était d’une précision inouïe, et les traceurs lui permettaient de tirer au beau milieu de la cible. Une première rafale longue frappa le camion de plein fouet. Il se dit qu’il pouvait bien y avoir des hommes en armes dedans. Les premiers obus atteignirent le bloc-moteur et le réduisirent en morceaux. Le véhicule continuait à avancer, la rafale suivante balaya la cabine et le plateau arrière. Le camion s’arrêta, deux pneus crevés, et les jantes tracèrent deux profonds sillons dans l’asphalte. Pendant ce temps, le tireur avait réorienté son arme et tira une courte rafale dans la voiture d état-major. Elle alla s’écraser contre une BMW garée là. Pour assurer le coup, le tireur continua à arroser la voiture, déjà mortellement atteinte, à voir son comportement erratique. Quelqu’un sortit du camion, il était sans doute blessé. Deux derniers coups de 25 mm le stoppèrent définitivement. Le chef de bord remit immédiatement en route, personne n’a envie de s’attarder sur les lieux du crime. Deux minutes après, ils trouvèrent un autre poste d’observation. Des voitures de police dévalaient les rues, tous feux allumés. L’une d’entre elles s’arrêta à quelques centaines de mètres du Bradley, fit demi-tour et repartit dans l’autre sens. Il savait bien que les flics allemands connaissaient leur métier. Cinq minutes après que le Bradley eut tourné au coin de la rue, le premier Berlinois, un médecin particulièrement courageux, sortit de chez lui et s’approcha de la voiture d état-major. Les deux occupants étaient morts, la poitrine criblée d’éclats d’obus, mais le visage indemne sous les éclaboussures de sang. Dans le camion, le carnage était encore pire. L’un des hommes avait survécu, mais, le temps que le médecin arrive, il était trop tard pour le sauver. Le praticien constata avec surprise que tous portaient des uniformes russes. Ne sachant que faire, il appela la police. Ce n’est que plus tard qu’il réalisa à quel point il n’avait rien compris aux événements qui s’étaient déroulés devant chez lui. * * * — Ils ne plaisantaient pas quand ils parlaient de signature infrarouge. Il y a bel et bien eu une bombe, dit le spécialiste de ST. Les dégâts sont un peu surprenants... encore que... hmm. — Que voulez-vous dire, Ted ? lui demanda Ryan. — Je veux dire que les dégâts au sol devraient être largement pires... il a dû y avoir des ombres et des réflexions. — Il leva la tête. — Désolé. Les ondes de choc ne passent pas à travers les choses — comme une colline, je veux dire. Il faut qu’il y ait eu des phénomènes d’ombre et de réflexion, c’est tout. Ces maisons ne devraient plus être là. — Je ne comprends toujours pas, reprit Ryan. — Dans des cas de ce genre, il y a toujours des anomalies. Je reviendrai vous voir quand j’aurai tiré ça au clair, OK ? * * * Walter Hoskins alla s’asseoir dans son bureau, d’abord parce qu’il ne savait pas quoi faire d’autre, et parce que c’est lui qui devait répondre au téléphone, en tant que plus haut gradé présent. Il n’avait qu’à se retourner pour voir ce qu’était devenu le stade. Le voile de fumée n’était qu’à huit kilomètres de ses fenêtres, dont l’une était d’ailleurs cassée. Il hésitait à envoyer une équipe sur les lieux, mais il n’avait pas reçu d’ordre dans ce sens. Il fit pivoter son fauteuil pour regarder encore une fois de ce côté, surpris de voir que sa fenêtre était pratiquement intacte. Après tout, il s’agissait a priori d’une bombe nucléaire, et à huit kilomètres seulement. Les restes du nuage atteignaient maintenant les premiers contreforts des Rocheuses, mais ils étaient encore suffisamment formés pour qu’on voie ce qu’il avait été. Derrière, dans son sillage, des fumées noires s’élevaient au-dessus du lieu de l’explosion. Les destructions devaient... ... il n’y en avait pas assez. Pas assez ? Quelle étrange pensée. Comme il n’avait rien de mieux à faire, Hoskins décrocha pour appeler Washington. — Passez-moi Murray. — Ouais, Walt. — Tu es très occupé ? — Pas trop, en fait. Comment est la situation chez toi ? — Les chaînes de télé et les compagnies de téléphone sont bouclées. J’espère que le président sera là quand il faudra que j’explique tout ça au juge. — Walt, ce n’est pas vraiment le moment... — Ce n’est pas pour ça que je t’appelais. — Bon, tu voulais me dire quoi ? — Je vois les lieux d’ici, Dan, fit Hoskins d’une voix presque rêveuse. — C’est grave ? — En fait, je ne vois que de la fumée. Le champignon est au-dessus des montagnes, tout orange, sans doute le coucher du soleil ; il est assez haut pour capter les rayons. Je vois des tas de petits incendies qui éclairent la fumée autour du stade. Dan ? — Ouais, Walt ? répondit Dan. Ce type semblait en état de choc. — Il y a un truc bizarre. — Quoi ? — Mes carreaux ne sont pas cassés. Je ne suis qu’à huit kilomètres, et il n’y a qu’un carreau de cassé. Bizarre, non ? — Hoskins se tut. — J’ai quelques trucs ici dont tu me disais que tu avais besoin, des photos. Hoskins fouilla dans les documents de sa corbeille « Arrivée ». — Marvin Russell a choisi un jour chargé pour mourir. Peu importe, j’ai le passeport que tu voulais. C’est important ? — Ça peut attendre. — OK. Hoskins raccrocha. * * * — Pat, dit Murray, Walt est en train de perdre les pédales. — C’est un reproche ? lui demanda O’Day. Dan secoua négativement la tête. — Mais non. — Si ça empire..., continua Pat. — Votre famille est loin ? — Non, pas très loin. — À huit kilomètres, dit tranquillement Murray. — Quoi ? — Walt me dit que son bureau n’est qu’à huit kilomètres du lieu de l’explosion et qu’il le voit par sa fenêtre. Il a ajouté que ses vitres étaient intactes. — Conneries, répondit O’Day, il doit être complètement fondu. — Que voulez-vous dire ? — Le NORAD prétend que la bombe avait une puissance de quelques centaines de kilotonnes, amplement suffisante pour casser du verre à bonne distance. Il suffit d’une surpression de deux cent cinquante grammes pour péter un carreau. — Comment savez-vous tout ça ? — J’ai été dans la Marine, le renseignement. Une fois, j’ai eu à évaluer le rayon dangereux d’une tête tactique russe. Une bombe de cent kilotonnes à huit mille mètres ne vous tue pas, mais ça détruit tout ce qui dépasse, les peintures, ça allume de petits incendies. — Les rideaux aussi ? — Probablement, dit O’Day en réfléchissant tout haut. Ouais, des rideaux ordinaires prendraient feu, surtout s’ils sont foncés. — Walt n’est tout de même pas dans les choux au point de ne pas avoir remarqué qu’il y avait le feu dans son bureau... Murray prit son téléphone pour appeler Langley. * * * — Ouais, Dan, c’est pour quoi ? dit Jack dans le micro. — Tu as quelle valeur, la puissance de l’explosion ? — D’après le NORAD, cent cinquante, peut-être deux cents kilotonnes, la taille d’une tête tactique ou d’une petite arme stratégique, dit Ryan. Pourquoi ? En face de lui, l’officier de S & T leva les yeux des photos qu’il était en train d’examiner. — Je viens de parler à un homme de chez nous, à Denver. Il voit le stade de son bureau, c’est à huit kilomètres, Jack. Et il n’y a qu’une vitre cassée à sa fenêtre. — Conneries, fit l’homme de S & T. — Que voulez-vous dire ? lui demanda Ryan. — À huit mille mètres, répondit Ted Ayres, le seul effet thermique grille tout sur place, et l’onde de choc fait voler une vitre en éclats. Murray entendit cela à l’autre bout de la ligne. — Ouais, c’est ce que vient de m’affirmer quelqu’un de chez moi. Mon type là-bas est peut-être un peu sonné, mais il remarquerait un incendie dans son bureau, tu ne crois pas ? — On a quelqu’un sur les lieux ? demanda Jack à Ayres. — Non, l’équipe d’intervention nucléaire est toujours en route, mais on en voit déjà pas mal sur les photos, Jack. — Dan, il te faudrait combien de temps pour envoyer quelqu’un sur place ? — Je vais voir. * * * — Ici Hoskins. — Dan Murray, Walt. Envoyez quelqu’un sur place le plus vite possible, et restez là pour assurer la coordination. — OK. Hoskins donna ses ordres en conséquence, en se demandant s’il ne mettait pas la vie de ses hommes en danger. N’ayant plus rien d’autre à faire, il regarda le dossier posé sur son bureau. Marvin Russell, encore un criminel qui avait été victime de sa connerie. Des histoires de trafic de drogue. Ces mecs ne comprendraient jamais rien ? * * * Roger Durling se sentit soulagé quand le Rotule s’éloigna du ravitailleur. Le 747 transformé ne bougeait pratiquement pas, sauf quand il était tout près d’un KC-10. Cela amusait beaucoup son fils, mais c’était bien le seul. À bord de l’appareil, dans la salle de réunion, se tenaient un général de brigade aérienne, un capitaine de vaisseau, un chef de bataillon des marines et quatre autres officiers. Les liaisons du président étaient automatiquement recopiées vers le Rotule, y compris les messages échangés sur la ligne rouge. — Vous savez, ce qu’ils disent me convient, mais j’aimerais bien être dans leur tête. — Et s’il s’agissait vraiment d’une attaque des Russes ? demanda le général. — Pourquoi feraient-ils une chose pareille ? — Vous avez entendu la discussion qu’a eue le président avec la CIA, monsieur. — Oui, mais Ryan a raison, dit Durling. Tout ça n’a pas de sens. — Mais qui dit que le monde a un sens ? Et ces combats en Méditerranée et à Berlin ? — Des forces qui sont aux premières loges. Nous nous mettons en état d’alerte, ils en font autant, et quelqu’un craque. Vous connaissez l’histoire du prince Gavrilo qui tire sur l’archiduc. Un accident, et les choses suivent leur cours. — C’est bien pour cela que nous avons la ligne rouge, monsieur le vice-président. — C’est vrai, convint Durling. Et pour l’instant, on dirait que ça marche. * * * Les cinquante premiers mètres furent faciles, mais les choses se corsèrent ensuite, puis ils ne réussirent plus à avancer du tout. Callaghan avait cinquante pompiers qui tentaient de se frayer un chemin, et cent autres en soutien derrière. Tous, hommes et femmes, étaient aspergés d’eau en permanence. Au moins, se disait-il, cela éliminerait la contamination ou la poussière. Les hommes en première ligne portaient une combinaison en plastique transparent par-dessus leurs vêtements. Le plus gros problème, c’étaient les voitures. Elles avaient été bousculées comme des jouets et gisaient sur le côté ou sur le toit. Les réservoirs laissaient échapper de l’essence qui alimentait les flaques de carburant en feu plus vite qu’elles ne brûlaient. Callaghan fit venir un camion. Ses hommes attachèrent des câbles aux voitures, l’une près l’autre, et dégagèrent les carcasses, mais cela leur prit un temps fou ; à ce train-là, ils n’étaient pas près d’arriver au stade. Et il y avait encore des gens à secourir à l’intérieur, il en était sûr, ce n’était pas possible autrement. Callaghan resta là, à l’écart des lances d’arrosage en pluie, honteux d’être au chaud alors que ses hommes se gelaient. Il se retourna en entendant le bruit d’un gros diesel. — Salut. L’homme portait l’uniforme de colonel de l’armée de Terre, et la plaque nominative de son parka indiquait qu’il s’appelait Lyle. On m’a dit que vous aviez besoin d’équipement lourd. — Qu’est-ce que vous nous amenez ? — J’ai trois chars du génie, des M 728, ils arrivent. Et j’ai apporté aussi autre chose. — Quoi ? — Cent tenues NBC, vous savez, des tenues pour la guerre chimique. Ce n’est pas l’idéal, mais ce sera toujours mieux que ce que vos hommes ont sur le dos. Et c’est plus chaud. Vous devriez les rappeler et leur dire d’enfiler ça. Le camion est là. Le colonel le lui montra du doigt. Callaghan hésita une seconde, mais se dit qu’il ne pouvait pas décemment refuser cette offre. Il appela ses hommes et les envoya au camion se changer. Le colonel lui tendit une tenue de protection. — L’arrosage en pluie est une bonne idée, ça va éliminer la poussière et le reste. Bon, qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ? — On ne le voit pas d’ici, mais il y a encore une partie de la structure qui est toujours debout. Je pense qu’il y a des survivants, et il faut que je les retrouve. Vous pourriez nous aider à passer au milieu de toutes ces bagnoles ? — Pas de problème. Le colonel prit la radio et fit venir le premier engin. Le M 728 était un char avec une lame de bulldozer sur l’avant, une grosse grue et un treuil à l’arrière. Il était même armé d’un canon court assez bizarre. — Ça ne va pas faire du boulot très propre. Ça vous suffira ? — Au diable la propreté, arrivez ! — OK. Lyle décrocha l’interphone à l’arrière du char. — Faites-moi un passage, ordonna-t-il. Le pilote fit monter le régime de son diesel au moment où les premiers pompiers arrivaient. Il fit son possible pour éviter les manches à incendie, mais en coupa tout de même huit. La lame s’abaissa et le char s’avança dans le tas de voitures en feu à trente à l’heure. Ça faisait effectivement un passage d’une dizaine de mètres de large. Le char recula, puis recommença un peu plus loin. — Putain, fit Callaghan. Vous vous y connaissez en radiations et tout ça ? — Pas beaucoup, mais je me suis renseigné auprès des types de l’équipe d’intervention nucléaire avant de venir. Ils doivent arriver incessamment. D’ici là... — Lyle haussa les épaules. — Vous croyez vraiment qu’il y a encore des gens vivants là-dedans ? — Une partie de la structure est encore debout, je l’ai vu en hélico. — C’est pas vrai ? — Je l’ai vu de mes yeux. — Mais c’est dingue, les mecs du NORAD disaient que c’était une grosse bombe. — Quoi ? Callaghan cria en essayant de dominer le bruit du char. — La bombe, ça devait être une grosse. Il ne devrait même plus y avoir de parking. — Vous voulez dire que celle-là était une petite... ? Callaghan fixait l’homme comme s’il était devenu fou. — Mais oui, Bon Dieu ! — Lyle se tut. — S’il y a encore des gens là-dedans... Il courut à l’arrière du char et prit le combiné. Le M 728 s’arrêta. — Qu’est-ce qui se passe ? — S’il y a des survivants, on risque d’en écraser en s’y prenant comme ça. Je lui ai simplement dit de faire gaffe. Bon dieu, vous avez raison. Et moi qui croyais que vous étiez fou. — Vous voulez dire quoi ? cria encore Callaghan, en faisant signe aux pompiers d’arroser aussi le char. — Il y a peut-être des survivants là-dedans, la bombe devait être sacrément plus petite que ce qu’on m’a dit au téléphone. * * * — Maine, ici Démon Marin Unité-Trois, appela le P3-C Orion. Je suis à environ quarante minutes de votre position. Quel est votre problème ? — Avarie d’hélice et de ligne d’arbres, et il y a un Akula dans le coin. Dernière position relative : cinquante mille yards dans le sud-ouest, répondit Ricks. — Roger. On va voir si on peut l’éloigner de vous. Je reprends contact en arrivant. Terminé. — Commandant, on peut faire trois noeuds. On devrait faire route au nord, pour augmenter la distance autant que possible, dit Claggett. Ricks secoua la tête. — Non, on va rester tranquilles. — Commandant, notre copain a dû détecter le bruit de la collision, et il est peut-être en train d’arriver. Nous avons perdu notre meilleur sonar. La meilleure manoeuvre consiste à se tirer autant qu’on peut. — Non, la meilleure manoeuvre consiste à rester planqués. — On devrait au moins lancer un leurre propulsé. — Je crois aussi, commandant, dit l’officier torpilleur. — OK, programmez-le pour imiter le bruit qu’on fait en ce moment, et envoyez-le au sud. — Bien. Le tube numéro trois du Maine était chargé avec un leurre autopropulsé. C’était une torpille modifiée dont la charge militaire avait été remplacée par un sonar relié à un bruiteur. Il faisait le bruit d’un Ohio, et était conçu pour pouvoir simuler un sous-marin endommagé. Comme l’avarie de ligne d’arbres était l’une des rares raisons pour lesquelles un Ohio pouvait devenir bruyant, ce cas était préprogrammé. L’officier torpilleur choisit le programme de bruit adéquat et lança la torpille quelques minutes plus tard. Le leurre se dirigea vers le sud, et commença à émettre deux mille mètres plus loin. * * * Le ciel se dégageait au-dessus de Charleston, en Caroline du Sud. La neige qui était tombée sur la Virginie et le Maryland n’était plus ici que du grésil. Le soleil de l’après-midi avait fait fondre presque tout, et la ville avait retrouvé son aspect. L’amiral commandant le sixième groupe de sous-marins observait depuis le ravitailleur deux de ses SNLE qui descendaient la Cooper pour gagner la mer et la sécurité. Il n’était pas seul à regarder. À mille six cents kilomètres au-dessus de lui, un satellite de reconnaissance soviétique suivait la côte jusqu’à la hauteur de Norfolk, où le ciel s’était éclairci, là-bas aussi. Le satellite envoyait ses images au centre russe de renseignement situé à l’extrémité ouest de Cuba. De là, les données étaient immédiatement relayées par un satellite de télécommunications. La plupart des satellites soviétiques sont sur orbite polaire, et n’avaient pas été affectés par l’IEM. En quelques secondes, les photos arrivèrent à Moscou. — Oui ? demanda la ministre de la Défense. — Nous avons des photos de trois bases navales américaines. Les sous-marins de Charleston et King’s Bay prennent la mer. — Merci. Le ministre de la Défense reposa le téléphone. Une menace de plus. Il communiqua immédiatement l’information au président Narmonov. — Qu’est-ce que ça signifie ? — Ça veut dire que les mesures prises par les Américains ne sont pas purement défensives. Quelques-uns des sous-marins en question emportent des missiles Trident D-5, qui ont une capacité de première frappe. Vous vous souvenez combien les Américains ont insisté pour que nous éliminions nos SS-18 ? — Oui, et ils éliminent un grand nombre de leurs Minutemen, dit Narmonov. Alors ? — Alors, ils n’ont pas besoin de leurs missiles basés à terre pour exécuter une première frappe. Ils peuvent le faire avec leurs sous-marins, mais pas nous. Nous dépendons de nos ICBM pour ça. — Et nos SS-18 ? — Au moment où nous parlons, on enlève encore des têtes de ces missiles, et si cette foutue usine de désactivation marchait, on serait en plein accord avec le traité — en fait, on l’est déjà, même si ces Américains ne le croient pas. Le ministre de la Défense se tut, Narmonov comprenait parfaitement ce qu’il voulait dire. — En d’autres termes, alors que nous avons éliminé une bonne partie de nos missiles les plus précis, les Américains ont toujours les leurs. Nous sommes en situation de faiblesse stratégique. — Je n’ai pas beaucoup dormi, et j’ai du mal à rassembler mes idées, dit Narmonov d’une voix irritée. Vous étiez d’accord avec le texte de ce traité il y a un an, et maintenant, vous m’expliquez qu’il s’agit d’une menace pour nous ? « Tous les mêmes, songea le ministre de la Défense. Ils n’écoutent jamais, ils ne font jamais vraiment attention. On peut leur répéter cent fois les choses, ça ne sert à rien ! » — L’élimination d’un nombre aussi important de missiles et de têtes change le rapport des forces... — C’est absurde ! Nous sommes encore à égalité, dans tous les domaines, objecta le président Narmonov. — Là n’est pas la question. Le paramètre important, c’est la relation qui existe entre le nombre de lanceurs — et leur vulnérabilité relative — et le nombre de têtes disponibles des deux côtés. Nous pouvons tirer les premiers et éliminer les missiles américains basés à terre avec les nôtres. C’est pour cela qu’ils ont accepté de retirer la moitié des leurs. Mais la plus grande partie de leurs têtes sont en mer, et maintenant, pour la première fois, de tels missiles sont capables d’anéantir nos missiles de première frappe. — Kouropatkine, dit Narmonov, vous entendez ça ? — Oui, j’entends. Le ministre de la Défense a raison. La nouvelle dimension du problème, si je puis dire, c’est que la réduction du nombre de lanceurs a changé le rapport nombre de lanceurs-nombre de têtes. Pour la première fois, une frappe préventive est possible, surtout si les Américains arrivent à décapiter notre gouvernement avec cette première frappe. — Et ça, ils pourraient le faire en utilisant les chasseurs furtifs qu’ils ont basés en Allemagne, conclut le ministre de la Défense. — Attendez. Êtes-vous en train de m’expliquer que Fowler a détruit une de ses propres villes pour avoir un prétexte pour nous attaquer ? Qu’est-ce que c’est que cette folie ? Le président soviétique commençait à comprendre ce que c’est que la peur. Le ministre de la Défense reprit la parole, en pesant ses mots. — Le problème n’est pas de savoir qui a placé cette bombe. Si Fowler croit que c’est nous, il a la capacité d’agir contre nous. Camarade président, il faut que vous compreniez une chose : techniquement, notre pays risque la destruction. Nous sommes à moins de trente minutes de leurs missiles basés à terre, à vingt minutes de ceux qui sont en mer, et à deux heures de ces sacrés chasseurs furtifs, qui constitueraient le meilleur moyen d’ouvrir la danse. Une seule chose nous sépare de la destruction, c’est l’état mental du président Fowler. — Je comprends. Le président soviétique se tut pendant une longue minute. Il fixait le tableau de situation accroché au mur en face de lui. Quand il reprit la parole, sa voix était pleine de cette colère qui naît de la crainte. — Que me proposez-vous — d’attaquer les Américains ? Je ne ferai pas une chose pareille. — Bien sûr que non, mais vous seriez bien avisé de placer nos forces stratégiques au niveau d’alerte maximum. Les Américains en prendront bonne note, ils se rendront compte qu’une première frappe destinée à nous désarmer devient impossible, et nous gagnerons du temps pour régler raisonnablement cette affaire. — Golovko ? Le directeur adjoint du KGB sursauta. — Nous savons qu’ils sont au stade d’alerte maximum. Il est possible que, si nous en faisons autant, ils prennent cela pour une provocation. — Et si nous ne le faisons pas, nous constituons une cible encore plus tentante. Le ministre de la Défense restait d’un calme inhumain, c’était peut-être dans la pièce le seul homme qui gardait l’entière maîtrise de ses nerfs. — Nous savons que le président américain est soumis à une tension terrible, qu’il a perdu des milliers de ses concitoyens. Il pourrait craquer sans réfléchir davantage. Cela sera plus difficile s’il sait que nous sommes en mesure de répliquer. Dans une situation de ce genre, il ne faut montrer aucune faiblesse. La faiblesse est une invitation à nous attaquer. Narmonov regarda autour de lui pour chercher quelqu’un qui manifeste une autre opinion. Personne ne broncha. — Allez-y, dit-il au ministre de la Défense. * * * — Nous n’avons toujours rien de Denver, dit Fowler en se frottant les yeux. — Je ne m’attends pas à grand-chose, répondit le général Borstein. Le PC du NORAD est installé littéralement à l’intérieur d’une montagne. Le tunnel d’accès est équipé d’une série de portes anti-souffle, et les structures intérieures sont conçues pour résister à tout ce qu’on peut imaginer. Des amortisseurs anti-choc et des sacs gonflés d’air isolent hommes et machines du sol de granit. Au-dessus, des plaques d’acier arrêteraient les éclats de rochers éventuels susceptibles d’être projetés par un coup proche du but. Borstein ne pensait pas qu’il survivrait à une attaque. Il y avait un régiment entier de missiles soviétiques SS-18 Mod-4 affecté à la destruction de son PC et de quelques autres. En lieu et place des dix MIRV habituelles, ils étaient équipés d’une seule tête de vingt-cinq mégatonnes, dont la seule mission militaire plausible était de transformer le mont Cheyenne en lac Cheyenne. Amusant, non ? Borstein était pilote de chasse dans l’âme. Il avait débuté sur F-100, baptisé « le Hun » par ses pilotes, était passé sur F-4 Phantom, avant de commander un escadron de F-15. Il avait passé sa vie dans la chasse, le manche et le palonnier, l’écharpe et les lunettes, on largue les freins, on allume les feux, et tout le monde derrière le chef. Il fronça le front en se rappelant tout ça. Maintenant, son métier consistait à assurer la défense du territoire, à empêcher l’ennemi de détruire son pays. Il avait échoué. Un petit morceau d’Amérique, pas très loin d’ici, était réduit en cendres, et son patron avec, et il ne savait ni qui, ni pourquoi, ni comment. Borstein n’était pas habitué à l’échec, mais c’était bien ce qu’il voyait sur la carte. — Mon général ! appela un commandant. — Qu’est-ce qu’il y a ? — On a intercepté des conversations radio. A priori, on dirait que les Russes mettent en alerte leurs régiments de missiles. Idem dans quelques bases navales. Beaucoup de trafic flash en provenance de Moscou. — Putain ! Borstein décrocha son téléphone une fois de plus. * * * — Ils n’ont encore jamais fait ça ? demanda Elliot. — Aussi étrange que ça paraisse, dit Borstein, jamais, même pendant la crise de Cuba, jamais les Russes n’ont placé leurs missiles en alerte. — Je n’arrive pas à y croire, soupira Fowler. Jamais ? — Le général a raison, dit Ryan. La raison est simple, leur réseau téléphonique a toujours été dans un état déplorable. Mais ils ont quand même fini par l’améliorer... — Que voulez-vous dire ? — Monsieur le président, tout tient toujours à des détails. Les messages d’alerte sont envoyés en phonie — chez les Russes comme chez nous. Le réseau téléphonique des Russes est dans un état lamentable, et on n’envoie pas des messages de cette gravité sur un système branlant. Voilà pourquoi ils ont investi autant d’argent dans leur réseau, de même que nous avons dépensé beaucoup dans notre système de commandement et de contrôle. Maintenant, ils ont beaucoup de câbles à fibre optique, exactement comme nous, plus un réseau très dense de liaisons hertziennes. C’est comme ça qu’on peut intercepter leurs messages, expliqua Jack. On écoute les relais hertziens. — Dans deux ans, ils seront entièrement équipés en fibre optique, et on n’aurait rien su, ajouta le général Fremont. Je n’aime pas ça. — Moi non plus, dit Ryan, mais nous sommes au stade deux, et eux aussi, non ? — Ils n’en savent rien, nous ne le leur avons pas dit, remarqua Elliot. — Sauf s’ils lisent notre courrier. Je vous ai déjà dit que, selon certains comptes rendus, ils ont pénétré nos systèmes de chiffrement. — La NSA dit que vous êtes fou avec ça. — Peut-être, mais la NSA s’est déjà trompée. — À votre avis, quel est l’état d’esprit de Narmonov ? « Aussi effrayé que moi ? » songea Ryan. — Monsieur, nous n’avons aucune indication là-dessus. — Et nous ne savons même pas si c’est à lui que nous avons affaire, souligna Elliot. — Liz, je rejette cette hypothèse, dit sèchement Jack sur la ligne. Tout ce que vous avez pour l’étayer vient de ma propre Agence, et nous avons des doutes. « Putain, j’aurais mieux fait de me taire ! » se dit-il intérieurement. — Arrêtez ça, Ryan ! cria Fowler. Je veux des faits, pas des finasseries, OK ? — Monsieur, comme je l’ai déjà dit, nous n’avons pas assez de données sur lesquelles fonder une décision. * * * — Un tissu de conneries, dit le colonel qui se tenait à côté de Fremont. — Que voulez-vous dire ? CINC-SAC tourna la tête. — Mme Elliot a raison, mon général. Tout ce qu’elle dit me paraît sensé. — Monsieur le président, entendirent-ils, il y a un message sur la ligne rouge. * * * PRESIDENT FOWLER : NOUS VENONS D’ÊTRE INFORMÉS QU’UNE UNITÉ DE L’ARMÉE AMÉRICAINE À BERLIN A ATTAQUÉ UNE UNITÉ SOVIÉTIQUE SANS AVERTISSEMENT. LES PERTES SONT LOURDES. PRIÈRE DE NOUS EXPLIQUER DE QUOI IL S’AGIT. — Et merde ! dit Ryan en lisant le fax. — Je veux votre avis, messieurs, dit Fowler au téléphone. — La meilleure chose à faire, c’est de répondre que nous ne sommes pas au courant de cet incident, dit Elliot. Si nous avouons que nous le savons, cela revient à en accepter la responsabilité. — Le moment est singulièrement mal choisi pour mentir, dit fermement Ryan, en sachant très bien qu’il en rajoutait. « Jack, mon garçon, ils ne t’écouteront pas si tu cries... » — Allez donc dire ça à Narmonov, répliqua Elliot. Ils nous ont attaqués, rappelez-vous. — C’est ce que dit le compte rendu, mais... — Ryan, vous dites que nos hommes ont menti, c’est bien ça ? cracha Borstein depuis son PC du mont Cheyenne. — Non, mon général, mais à un moment pareil, les nouvelles sont à prendre avec précaution, et vous le savez comme moi ! — Si nous décidons de nier en avoir eu connaissance, ce sera plus facile pour faire éventuellement marche arrière, et nous éviterons de les défier le moment, insista le conseiller à la Sécurité nationale. Pourquoi mettent-ils ça sur le tapis maintenant ? demanda-t-elle. — Monsieur le président, vous avez été procureur, reprit Ryan. Vous savez à quel point il faut se méfier des témoignages. Narmonov peut très bien être de bonne foi. Je recommande que nous lui répondions franchement. Jack se tourna vers Goodley qui leva le pouce pour lui indiquer qu’il était d’accord. — Robert, nous n’avons pas affaire à des civils, mais à des soldats de métier, et ils doivent avoir un bon sens de l’observation. Narmonov nous accuse de quelque chose que nous n’avons pas fait, contra Elliot. Les troupes soviétiques n’ont certainement pas déclenché les hostilités sans ordre. Par conséquent, il sait très bien que cette accusation est mensongère. Si nous avouons que nous savons, nous donnerons l’impression que son accusation est fondée. Je ne sais pas quel jeu il joue — quel que soit celui qui est à l’autre bout du fil —, mais en disant que nous ne savons pas de quoi il parle, nous gagnerons du temps. — Je ne suis absolument pas d’accord, répondit Jack, en essayant de rester aussi calme que possible. * * * PRÉSIDENT NARMONOV : COMME VOUS LE SAVEZ, JE SUIS TRÈS PRÉOCCUPÉ PAR LES ÉVÉNEMENTS QUI SE DÉROULENT SUR MON PROPRE TERRITOIRE. POUR LE MOMENT, JE N’AI AUCUNE INFORMATION SUR CE QUI SE PASSE À BERLIN. MERCI DE VOTRE DEMANDE. JE VIENS DE DONNER L’ORDRE À MES HOMMES DE VÉRIFIER. — Des avis ? — Ce salopard ment comme un arracheur de dents, dit le ministre de la Défense. Leur système de communication est assez bon pour leur permettre de se renseigner. — Robert, Robert, pourquoi me racontes-tu des mensonges, alors que je sais pertinemment que tu mens ?... dit Narmonov, la tête baissée. Maintenant, le président soviétique avait d’autres questions plus personnelles à se poser. Depuis deux ou trois mois, ses relations avec l’Amérique s’étaient un peu rafraîchies. Quand il réclamait d’autres crédits, on l’ignorait. Les Américains insistaient sur la pleine exécution des accords de réduction d’armements, alors qu’ils savaient très bien où se situait le problème, et qu’il avait donné personnellement sa parole à Fowler que l’accord serait respecté. Qu’est-ce qui avait changé ? Pourquoi Fowler revenait-il sur ses promesses ? — C’est plus grave qu’un mensonge, qu’un simple mensonge d’homme à homme, observa le ministre de la Défense au bout d’un moment. — Que voulez-vous dire ? — Il insiste de nouveau sur le fait que sa première urgence est de secourir les victimes de Denver, mais nous savons qu’il a placé ses forces stratégiques en état d’alerte maximum. Pourquoi ne nous l’a-t-il pas dit ? — Parce qu’il a peur de nous provoquer ?..., demanda Narmonov. Mais il avait du mal à croire ce qu’il disait. — Possible, admit le ministre de la Défense, mais ils ne savent pas que nous avons réussi à lire leurs messages chiffrés. Ils croient peut-être qu’ils ont réussi à nous le cacher. — Non, dit Kouropatkine de son PC. Je ne suis pas d’accord. Nous serions au courant de toute manière. Ils doivent savoir que nous sommes au courant de quelque chose... — Oui, mais pas de tout. Le ministre de la Défense se retourna et regarda Narmonov dans les yeux. — Nous devons nous préparer à faire face à une situation dans laquelle le président américain n’agirait plus de façon rationnelle. * * * — C’est la première fois ? demanda Fowler. Elizabeth Elliot fit oui de la tête. Elle était toute pâle. — Peu de gens le savent, Robert, mais c’est vrai. Les Russes n’ont jamais mis leurs forces stratégiques en état d’alerte. Jusqu’à aujourd’hui. — Et pourquoi maintenant ? demanda le président. — Robert, la seule explication, c’est que Narmonov n’est plus là. — Mais comment en être sûr ? — Impossible. Nous n’avons que cette liaison entre deux ordinateurs. Aucune liaison audio ou vidéo. — Seigneur tout-puissant ! 40 COLLISIONS — Ryan, comment être sûrs que nous avons bien affaire à Narmonov ? — Monsieur le président, de qui d’autre pourrait-il s’agir ? — Bon dieu, Ryan, c’est à vous de me le dire ! — Vous devriez vous calmer, monsieur le président, dit Jack, d’une voix qui n’était pas précisément calme. Oui, c’est moi qui vous ai donné ces informations, je vous ai dit également qu’elles n’étaient pas confirmées, et je vous ai répété voici quelques minutes que nous avions des raisons de croire qu’elles étaient fausses. — Vous n’êtes même pas capable de tirer les conclusions de ce que vous nous racontez. C’est vous qui nous avez mis en garde en nous avertissant que des armes nucléaires avaient peut-être disparu ! souligna Elliot. Eh bien, on les a retrouvées — on les a retrouvées, exactement à l’endroit où nous aurions dû nous trouver ! « Putain, elle est encore plus fondue que lui ! » se dit Helen d’Agustino. Elle échangea un coup d’oeil avec Pete Connor, qui était pâle comme la mort. Les choses allaient trop vite. — Écoutez, Liz, je maintiens que ces informations sont douteuses. Nous n’en savons pas assez pour nous former un jugement. — Mais pourquoi ont-ils déclenché une alerte nucléaire ? — Pour la même raison que nous ! répliqua Ryan. Peut-être que si les deux côtés faisaient marche arrière... — Ryan, ne me dictez pas ce que j’ai à faire, dit calmement Fowler. Ce que je vous demande, ce sont des données. C’est ici que se prennent les décisions. * * * Jack se détourna du téléphone. Goodley vit qu’il était en train de s’énerver, il était pâle. Le directeur adjoint de la CIA laissa son regard errer par la fenêtre sur la cour et les bureaux à peu près vides. Il respira profondément à plusieurs reprises et se retourna pour reprendre le téléphone. — Monsieur le président, dit Jack, nous pensons que le président Narmonov tient en main le gouvernement soviétique. Nous ne connaissons pas l’origine de l’explosion de Denver, mais aucune information en notre possession ne nous permet de croire qu’il pourrait s’agir d’un engin soviétique. À notre avis, les Soviétiques seraient fous de s’être lancés dans une opération de ce genre, même si leurs militaires avaient pris le pouvoir — à l’issue d’un coup d’État sur lequel nous n’avons absolument aucune indication. La probabilité d’une telle erreur est proche de zéro, monsieur. Voilà le point de vue de la CIA. — Et Kadishev ? demanda Fowler. — Monsieur, depuis quelques heures, nous avons la preuve que ses rapports pourraient bien être bourrés de mensonges. Nous n’arrivons pas à confirmer une des entrevues de... — Une ? Vous n’arrivez pas à confirmer une de ces entrevues ? demanda Elliot. — Vous voulez bien me laisser parler ? aboya Jack, qui sentait son calme l’abandonner. Bon Dieu, c’est Goodley qui a fait ce travail, pas moi ! Il s’arrêta pour reprendre son souffle. — M. Goodley a remarqué quelques changements assez subtils dans le ton des rapports que nous recevions, et il a décidé de vérifier un certain nombre de choses. Tous les rapports de Kadishev sont censés provenir de ses entretiens en tête à tête avec Narmonov. Il y a un cas où nous n’arrivons pas à faire correspondre les emplois du temps des deux hommes. Nous ne sommes pas sûrs qu’ils se soient bien rencontrés cette fois-là. S’ils ne se sont pas vus, cela signifie que Kadishev est un menteur. — J’imagine que vous avez pris en considération la possibilité d’une rencontre secrète ? demanda Elliot d’une voix acide. Ou bien peut-être considérez-vous qu’un sujet de cette importance peut être traité comme une affaire de routine ! Vous croyez qu’ils auraient parlé d’un coup d’État lors d’un rendez-vous programmé à l’avance ! — Je me tue à vous répéter que cette information n’a jamais pu être confirmée, ni par nous, ni par les British, ni par personne. — Ryan, vous ne voudriez tout de même pas qu’une conspiration destinée à monter un coup d’État militaire, surtout dans un pays comme l’Union soviétique, ne soit pas l’objet du plus grand secret ? demanda Fowler. — Naturellement non. — Alors, pourquoi s’attendre à ce que cela soit confirmé par d’autres sources ? Fowler retrouvait le ton d’un procureur dans une cour d’assises. — Effectivement, monsieur, admit Ryan. — Pour le moment, nous ne disposons pas de renseignements plus crédibles ? — Oui, monsieur le président, c’est vrai. — Vous n’avez pas d’autre élément pour les confirmer ? — Exact, monsieur le président. — Mais vous n’en avez pas non plus pour les infirmer ? — Monsieur, nous avons des raisons... — Répondez à ma question ! Ryan serra le poing. — Non, monsieur le président, rien de sérieux. — Et cela fait des années que cet agent nous fournit des informations de premier brin ? — Oui, monsieur. — Merci. Ryan, je vous suggère de trouver des données complémentaires. Lorsque vous les aurez, je vous écouterai. Il raccrocha. Jack se mit lentement debout. Il avait les jambes raides et tremblantes sous le coup de l’émotion. Il fit un pas vers la fenêtre et alluma une cigarette. — J’ai tout foutu en l’air, bon sang, j’ai tout foutu en l’air. — Ce n’est pas votre faute, fit Goodley. Jack se retourna vivement. — Ça fera bien sur mon épitaphe, non ? Ce n’est pas sa faute si le monde s’est embrasé ! — Allons, Jack, ce n’est pas encore perdu. — Vous croyez ? Vous ne les avez pas entendus ? * * * Le porte-avions soviétique Tbilissi ne lançait pas ses avions comme ses homologues américains. Il disposait d’un tremplin. Le premier Mig-29 s’élança et quitta la rampe inclinée. Ce mode de décollage était assez rude pour le pilote et l’appareil, mais il avait le mérite de marcher. Un autre avion suivit le premier, et ils mirent tous deux cap à l’est. Ils n’étaient pas encore à leur altitude de croisière que le premier pilote entendit un buzzer dans ses écouteurs. — On dirait une émission sur la fréquence de détresse, dit-il à son ailier. Un des nôtres. — Da, est-sud-est. C’est quelqu’un de chez nous. C’est quoi, à ton avis ? — Aucune idée. Le chef de patrouille transmit l’information au Tbilissi et reçut l’ordre d’aller voir. * * * — Ici Faucon Deux, dit le Hawkeye. Nous avons un raid de deux avions qui ont décollé du porte-avions russe, vitesse élevée, dans le relèvement trois-unité-cinq et à deux cent cinquante nautiques du Bâton. Le capitaine de vaisseau Richards consulta l’écran de situation tactique. — Spade, ici Bâton. Rapprochez-vous d’eux et faites-les dégager. — Roger, répondit Jackson. Il venait de refaire le plein, il pouvait encore tenir l’air trois heures de plus, et il lui restait six missiles. — On les prévient ? demanda le lieutenant de vaisseau Walters. — Shredder, je ne sais pas ce qui se passe. Jackson appuya sur le manche pour dégager, et Sanchez en fit autant pour augmenter l’intervalle entre eux. Les deux paires d’appareils volaient à la rencontre l’une de l’autre et la vitesse de rapprochement était de mille noeuds. Quatre minutes plus tard, les deux Tomcat mirent leurs radars en mode émission. En temps normal, cela aurait averti les Russes de la présence de chasseurs américains dans la zone, et ils auraient pris leurs dispositions. Mais les nouveaux radars américains étaient très discrets, et ils ne furent pas détectés. Il se révéla rapidement que cela n’avait aucune importance. Quelques secondes après, les Russes activèrent leurs propres radars. * * * — Deux chasseurs sur nous ! Le chef de patrouille russe regarda son écran et fronça les sourcils. Les deux Mig n’étaient là que pour assurer la protection de leur force, mais l’alerte avait été donnée, et ces deux chasseurs fonçaient sur eux. Il effectuait maintenant une mission de sauvetage, et il n’avait pas particulièrement envie de s’amuser avec des appareils américains, surtout de nuit. Il savait que les Américains connaissaient sa présence, ses systèmes passifs détectaient les émissions de l’avion d’alerte radar. — On vient sur la droite, ordonna-t-il. On va descendre à deux mille mètres pour aller voir cette balise. Il décida cependant de laisser son radar en route, pour bien montrer qu’il ne s’esquivait pas. — Ils font une évasive sur la gauche, ils descendent. — Bud, à vous, dit Jackson. Sanchez avait plus de missiles que lui. Robby décida donc de rester derrière pour le couvrir. — Bâton de Faucon Deux, les deux intrus dégagent au sud et plongent au ras de la flotte. Richards vit les deux vecteurs changer. En fait, leur route actuelle ne les amenait pas directement sur le groupe du Roosevelt, mais ils n’allaient pas passer très loin. — Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? — Ils ne savent pas où nous sommes, non ? souligna l’officier ops. Pourtant, leurs radars sont en route. — Ils nous recherchent ? — C’est ce que je dirais. — Maintenant, au moins, on sait d’où venaient les quatre premiers. Le commandant s’empara du micro pour appeler Jackson et Sanchez. * * * — Abattez-les, ordonna-t-il. Jackson resta au-dessus, et Sanchez plongea pour passer derrière et sous les deux Mig. — Je n’ai plus les Américains. — Oublie-les. Nous cherchons une balise de détresse, rappelle-toi. — Le chef de patrouille tendit le cou. — Ce n’est pas un feu à éclat, là, à la surface, deux heures ? — Je le vois. — Suis-moi, on descend ! — Ils s’enfuient, vers le bas et à droite ! fit Bud. Engagement. Il était à moins de deux mille yards des deux Mig. Sanchez sélectionna un Sidewinder et s’aligna sur l’appareil le plus au sud, celui de l’ailier. Le Tomcat se rapprochait toujours, le pilote entendit le klaxon dans son casque et tira son missile. Le Sidewinder AIM-9M s’élança droit sur le réacteur droit du Mig-29 qui explosa. Sanchez avait déjà tiré le deuxième. — Un de descendu. — Bon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que ça ? Le chef de patrouille aperçut l’éclair du coin de l’oeil et se retourna pour regarder son ailier qui plongeait dans une traînée de fumée jaune. Il poussa son manche à gauche, largua des leurres en essayant de discerner son agresseur dans l’obscurité. Le second missile de Sanchez manqua sa cible. Ce n’était pas grave. Il était toujours en portée, et, en virant, le Mig-29 se mit dans l’axe de son canon de 20 mm. Une courte rafale lui arracha une aile, et le pilote réussit à s’éjecter de justesse. Sanchez vit le parachute s’ouvrir. Une minute après, alors qu’il tournait au-dessus du point d’engagement, il put se rendre compte que les deux Russes avaient survécu. Cela lui fit plaisir. — Descendu le deuxième. Bâton, j’ai vu deux parachutes s’ouvrir... attendez un instant... il y a trois feux à éclat en bas, fit Jackson. Il indiqua la position, et un hélicoptère décolla aussitôt du Theodore Roosevelt. — Spade, c’est si facile que ça ? demanda Walters. — Je croyais que les Russes se démerdaient tout de même mieux, répondit le capitaine de vaisseau. On se croirait le jour de l’ouverture. Dix minutes plus tard, le Tbilissi appela ses deux chasseurs à la radio. Il n’obtint aucune réponse. * * * L’hélicoptère de l’armée de l’Air revint de Rocky Flats. Le major Griggs apparut avec cinq hommes, tous équipés de vêtements de protection. Deux d’entre eux allèrent rejoindre en courant Callaghan à côté des chars M 728 du génie. — Plus que dix minutes, avec de la chance, cria le colonel Lyle du haut de l’un des engins. — Qui est le responsable ? demanda l’un des hommes de l’équipe d’intervention nucléaire. — Qui êtes-vous ? — Parsons, c’est moi qui commande cette équipe. Laurence Parsons dirigeait l’équipe de permanence et, pour lui aussi, ce qui venait de se passer était un échec. Son boulot consistait à localiser les engins nucléaires avant qu’ils explosent. Il y avait trois équipes identiques parées à intervenir vingt-quatre heures sur vingt-quatre : une tout près de Washington, une autre dans le Nevada, et la dernière, de création plus récente, à Rocky Flats où elle participait au démantèlement de l’usine de fabrication du Département de l’Énergie située près de Denver. On savait, bien entendu, que ces équipes ne pourraient pas toujours être là à temps. Parsons avait un compteur Geiger à la main, et ce qu’il voyait ne lui plaisait pas trop. — Ça fait combien de temps que vous êtes là ? — Une demi-heure, quarante minutes peut-être. — C’est dix minutes de trop. Je veux que tout le monde s’en aille. Vous avez ramassé quelques rems, chef. — De quoi vous parlez ? Le major m’a dit que les retombées étaient toutes... — Ce qui reste est dû à l’activation neutronique. C’est chaud dans le coin ! Callaghan frémit en entendant cela. Sa vie était mise en danger par quelque chose qu’il ne pouvait ni voir ni sentir. — Il y a peut-être des gens là-dedans, on y est presque. — Alors faites vite ! Je dis bien : vite. Parsons et son équipe retournèrent près de l’hélicoptère, ils avaient leur propre boulot à faire. Un homme en civil les attendait près du ventilo. — Mais bon sang, qui êtes-vous ? lui demanda Parsons. — FBI. Qu’est-ce qui s’est passé ? — Devinez ! — Washington me demande des nouvelles. — Larry, c’est encore plus chaud ici que dans le stade, fit un homme de l’équipe d’intervention. — Ça ne m’étonne pas, répondit Parsons. Explosion de surface. — Il indiqua une direction du doigt. — C’est plus loin, sous le vent. Ici, c’était un peu abrité. — Alors, que pouvez-vous me dire ? demanda l’agent du FBI. — Pas grand-chose, répondit Parsons, essayant de dominer le bruit du rotor qui tournait toujours. Explosion de surface, moins de vingt kilotonnes, c’est tout. — La zone est dangereuse ? — Bien sûr que oui ! Où est-ce qu’on pourrait s’installer ? — Pourquoi pas l’hôpital presbytérien d’Aurora, à trois kilomètres au vent ? suggéra un des hommes de l’équipe. Ça devrait aller, là-bas. — Vous savez où c’est ? demanda Parsons. — Oui. — Alors, allez-y ! Ken, allez dire à tous ces gens de dégager, c’est beaucoup plus chaud ici que près du stade. Il faut que nous fassions des prélèvements. Assurez-vous que tout le monde est parti d’ici dans dix minutes, quinze au grand maximum. Foutez-les dehors si besoin. On y va ! — D’accord. L’agent du FBI se courba tandis que l’hélicoptère décollait. Les hommes de l’équipe d’intervention nucléaire commencèrent à remonter la rangée des véhicules d’incendie pour faire évacuer le personnel. L’agent décida de quitter les lieux lui aussi. Il remonta en voiture et prit la direction du nord-est. — Merde, j’avais oublié les gammas ! dit Griggs. — Merci bien, lui cria Callaghan par-dessus le bruit du char. — Ça va, on s’est arrêtés à cent. Ça n’est pas trop terrible. Callaghan entendit le bruit des moteurs qui s’éloignait. — Et ceux qui sont là-dedans ? demanda-t-il. — Il prit l’interphone à l’arrière de l’engin. — Écoutez, laissez-moi encore dix minutes et on s’en va. Allez, laissez-vous faire ! — D’accord, mec répondit le chef de char. Poussez-vous de là, je vous donne dix minutes, pas une de plus. Callaghan courut se mettre à l’abri, le colonel Lyle sauta à terre et en fit autant. À l’intérieur de l’engin, le conducteur recula de dix mètres, accéléra à fond, et lâcha les freins. Le M 728 écrasa cinq voitures qu’il poussa sur le côté. Il avançait très lentement, mais ne s’arrêta pas. Sa pelle labourait l’asphalte. Il réussit enfin à passer de l’autre côté. La zone située à proximité immédiate du stade était étonnamment intacte. La plupart des débris du toit et des murs supérieurs avaient été éjectés à des centaines de mètres, et il ne restait plus sur place que des petits tas de briques et de béton. Il y en avait trop pour permettre le passage d’un véhicule à roues, mais des hommes pouvaient progresser. Les pompiers s’avancèrent en arrosant tout sur leur chemin. Le goudron était encore brûlant, et l’eau se vaporisait immédiatement. Callaghan courut devant le char, et fit signe à ses hommes de se mettre sur les côtés. * * * — Vous savez à quoi ça ressemble ? demanda un homme de l’équipe nucléaire, tandis que l’hélicoptère faisait des cercles au-dessus du stade. — Ouais, à Tchernobyl. Là-bas aussi, il y avait des pompiers. Parsons essaya de chasser cette pensée. — Dirigez-vous sous le vent, ordonna-t-il au pilote. Qu’est-ce que tu en penses, Andy ? — Explosion de surface, et ce n’était pas dans la gamme de la centaine de kilotonnes, Larry, même pas vingt-cinq. — Pourquoi le NORAD s’est-il gouré à ce point ? — À cause du parking. Le goudron, plus toutes ces voitures en feu, c’est le corps noir idéal ! Je suis étonné que l’impulsion thermique n’ait pas paru plus forte, c’est blanc tout autour, avec la neige glacée. Il y a eu beaucoup de phénomènes de réflexion et un sacré contraste. — Ça semble plausible, Andy, convint Parsons. Des terroristes ? — C’est ce que je dirais pour l’instant, Larry. Mais il faut que nous fassions quelques analyses avant d’en être sûrs. * * * Le bruit de la bataille s’était estompé. Le chef de bord du Bradley entendait encore des tirs spasmodiques et en déduisit que les Russes faisaient retraite, peut-être même jusqu’à leur point de départ. Cela semblait vraisemblable, les chars des deux côtés avaient enduré de lourdes pertes, et c’était maintenant le tour des fantassins et de leurs véhicules blindés. Il savait que les fantassins étaient plus malins que les hommes des chars, parce que la vulnérabilité vous force à réfléchir. Il fit mouvement une fois encore. Il était même surpris de voir à quel point cela marchait, alors qu’il s’y était entraîné sans cesse. Le véhicule alla se poster au coin d’une rue, et un homme sortit la tête pour jeter un coup d’oeil. — Rien en vue, chef. C’est... attendez ! Il y a quelque chose qui bouge, trois kilomètres plus bas... — Le soldat prit une paire de jumelles. — Un BRDM ! Un lance-missiles. « Je vois, se dit le maréchal des logis, un élément de reconnaissance de la vague suivante. » Ce qu’il avait à faire était très simple. Les missions de reconnaissance ont deux volets : trouver l’ennemi, et empêcher l’ennemi de vous trouver. — Un autre ! — Prépare-toi à bouger. Plein travers sur la droite, des objectifs, ajouta-t-il à l’intention du tireur. — Paré, chef. — On y va ! Le Bradley bondit et s’enfonça sur l’arrière sous l’effet de l’accélération. Le tireur balança sa tourelle. Il y avait deux véhicules blindés de reconnaissance BRDM en plein devant eux. Le tireur commença par s’occuper du premier et fît exploser la tourelle. Le BRDM partit sur la gauche et alla s’écraser dans les voitures garées là. Le tireur avait déjà dirigé son tir sur le second, qui essayait de s’enfuir par la droite, mais la rue était trop étroite. Le canon à tir rapide constitue un bon compromis entre la mitrailleuse et le canon ; le tireur put suivre les balles traçantes jusqu’à son objectif, et il eut la satisfaction de le voir exploser. Mais... — Recule, et vite ! cria le maréchal des logis dans l’interphone. Il y avait un troisième BRDM derrière. Le Bradley battit en retraite par là où il était venu. Il était à peine à l’abri des immeubles qu’un missile remonta la rue, traînant un fil derrière lui. Le missile explosa à moins de cent mètres. — Il est temps de se tirer, ils essayent de nous prendre à revers, dit le chef de bord. — Il saisit la radio. — Ici Delta Trois-Trois. Nous sommes au contact avec des engins de reconnaissance. On en a détruit deux, mais le troisième nous a repérés. On aimerait avoir des renforts * * * — Mon général, nous les avons repoussés de l’autre côté de la ligne. Je peux faire face à ce qui est là, mais s’ils reçoivent des renforts, on est foutus, dit le colonel Long. Mon général, nous avons besoin de secours ! — OK. Je vous envoie de l’appui aérien, ils seront sur vous dans dix minutes. — C’est un bon début, mon général, mais j’ai besoin d’autre chose. SACEUR se tourna vers son officier opérations. — Qu’est-ce qu’on a sous la main ? — Le 2e escadron du 7e de Cavalerie, mon général. Ils se mettent en route à l’instant. — Qu’y a-t-il entre eux et Berlin ? — Pas grand-chose. S’ils font vite... — Envoyez-les là-bas. SACEUR retourna s’asseoir à son bureau et décrocha le téléphone pour appeler Washington. * * * — Oui ? demanda Fowler. — Monsieur, il semble que les Russes amènent des renforts à Berlin. Je viens de donner l’ordre au 2 e escadron du 7e régiment de blindés de faire mouvement dans cette direction pour renforcer nos troupes. J’ai également envoyé des avions pour me donner une estimation de la situation sur place. — Vous avez une idée de ce qu’ils recherchent ? — Aucune, monsieur, tout ça est complètement fou, mais nos hommes continuent à se faire tuer. Que disent les Russes, monsieur le président ? — Ils me demandent pourquoi nous les avons attaqués, général. « Ils plaisantent ou quoi ? Ou bien s’agit-il d’autre chose ? se demanda SACEUR. Quelque chose de vraiment épouvantable ? » — Général. — C’était une voix de femme, sans doute cette Elliot, se dit SACEUR. — Il faut être très clairs là-dessus. Êtes-vous certain que ce sont les Soviétiques qui ont attaqué ? — Oui, madame ! répondit vivement SACEUR. Le commandant de la brigade de Berlin est sans doute mort. Son adjoint est le lieutenant-colonel Edward Long. Je le connais, et c’est un sacré type. Il me dit que les Russes ont ouvert le feu sans avertissement pendant qu’il prenait les mesures de mise en alerte après avoir reçu le message que vous leur avez envoyé de Washington. Les armes n’étaient même pas approvisionnées. Je vous le répète, madame, ce sont les Russes qui ont tiré les premiers, et j’en suis absolument certain. Maintenant, est-ce que j’ai l’autorisation d’envoyer des renforts ? — Que se passera-t-il si vous ne le faites pas ? demanda Fowler. — Dans ce cas, monsieur le président, vous aurez cinq mille lettres à écrire. — Écoutez, c’est d’accord, envoyez des renforts. Dites à Berlin de ne se livrer à aucune action offensive. Nous essayons de calmer le jeu. — Je vous souhaite bonne chance, monsieur le président, mais j’ai un commandement à assumer. * * * PRÉSIDENT NARMONOV : D’APRÈS DES INFORMATIONS VENANT D’EUROPE, UN RÉGIMENT BLINDÉ SOVIÉTIQUE A LANCÉ UNE ATTAQUE CONTRE NOTRE BRIGADE DE BERLIN SANS AUCUN AVERTISSEMENT. JE VIENS DE M’ENTRETENIR AVEC CELUI QUI EXERCE LE COMMANDEMENT, ET IL ME CONFIRME CES ÉVÉNEMENTS. POURQUOI VOS FORCES ONT-ELLES ATTAQUÉ LES NÔTRES ? — Nous avons des nouvelles de Berlin ? demanda Narmonov. Le ministre de la Défense hocha négativement la tête. — Non, les premiers éléments de reconnaissance viennent d’arriver. Les communications radio sont épouvantables. La VHF fonctionne mal dans les agglomérations. Nous n’avons que des renseignements fragmentaires, essentiellement sur les liaisons tactiques entre les commandants d’unités élémentaires. Nous n’avons aucun contact avec le commandant du régiment. Il est peut-être mort. Après tout, souligna le ministre, les Américains aiment bien commencer par éliminer les chefs. — Si bien que nous ne savons absolument pas ce qui se passe ? — Non, mais je suis sûr qu’aucun officier soviétique n’ouvrirait le feu sur les Américains sans raison valable ! Golovko ferma les yeux et jura en silence. Voilà que le ministre de la Défense s’y mettait aussi. — Sergei Nicolaievitch ? demanda Narmonov. — Nous n’avons rien de plus du KGB. Les missiles américains basés à terre sont certainement tous en alerte, de même que ceux des sous-marins. Nous estimons que les sous-marins qui sont encore au mouillage seront sortis d’ici quelques heures. — Et les nôtres ? — Il y en a un qui sort du bassin en ce moment, les autres s’apprêtent à en faire autant. Il faudra encore une journée pour qu’ils soient tous dehors. — Pourquoi est-ce si lent chez nous ? demanda Narmonov. — Les Américains ont deux équipages au complet par bâtiment, et nous n’en avons qu’un. Il leur est plus facile de prendre la mer en catastrophe. — Vous êtes donc en train de m’expliquer que leurs forces stratégiques sont totalement parées, ou presque, alors que les nôtres ne le sont pas ? — Tous nos missiles basés à terre sont prêts. — Président Narmonov, que répondez-vous aux Américains ?... — Qu’est-ce que vous voulez que je dise maintenant ? demanda Narmonov. Un colonel entra dans la pièce. — Un rapport en provenance de Berlin. Il le tendit au ministre de la Défense. — Les Américains sont dans la partie orientale de la ville. Le premier échelon de véhicules de reconnaissance a été pris sous leur feu, quatre véhicules. L’officier qui commandait le détachement a été tué. Nous avons riposté et atteint deux engins américains... toujours aucun contact avec notre régiment. Le ministre de la Défense lut l’autre message. — Le porte-avions Tbilissi rend compte qu’il a mis en l’air une patrouille de deux appareils. Ils ont détecté un message de détresse et sont allés investiguer. Le contact a été perdu avec eux. Ils ont un groupe aéronaval américain à quatre cents kilomètres, et ils demandent des instructions. — Qu’est-ce que ça signifie ? Le ministre de la Défense regarda l’heure. — Si nos avions ne sont pas rentrés, ils sont pratiquement à court de carburant. Nous devons donc supposer qu’ils sont perdus, pour une raison inconnue, mais la proximité de ce groupe américain est troublante... Mais bon dieu, qu’est-ce qu’ils fabriquent ? * * * PRÉSIDENT FOWLER : JE SUIS CERTAIN QU’AUCUN OFFICIER SOVIÉTIQUE N’ATTAQUERAIT DES TROUPES AMÉRICAINES SANS ORDRE, ET AUCUN ORDRE N’A ÉTÉ DONNÉ DANS CE SENS. NOUS AVONS ENVOYÉ DES RENFORTS À BERLIN POUR NOUS RENDRE COMPTE DE LA SITUATION, ET ILS ONT ÉTÉ ATTAQUÉS PAR VOS FORCES DANS LA PARTIE EST DE LA VILLE, TRÈS LOIN DE VOTRE CAMP. QUE FAITES-VOUS ? — Mais de quoi parle-t-il ? Il me demande ce que je fais ? Et qu’est-ce qu’il fait, lui ? grommela Fowler. Un voyant s’alluma. C’était la CIA. Le président appuya sur la touche, ajoutant un nouveau correspondant à la conférence en cours. — Tout dépend de qui parle, le prévint Elliot. — Oui, de quoi s’agit-il ? — Monsieur le président, nous sommes en présence d’un malentendu. — Ryan ! Je ne veux pas d’analyse, mais des informations. En avez-vous ? cria Liz. — Les Soviétiques font sortir leurs navires des ports de la Flotte du Nord. Il est probable qu’un sous-marin lance-missiles est en train de prendre la mer. — Ainsi, tous leurs missiles terrestres sont en alerte ? — Exact. — Et ils y ajoutent leurs forces sous-marines ? — Oui, monsieur le président. — Vous n’avez pas une bonne nouvelle à m’annoncer ? — Monsieur, la seule nouvelle est qu’il ne se passe rien de vraiment nouveau, et vous êtes... — Écoutez-moi bien, Ryan, une dernière fois : je veux que vous me donniez des renseignements, et rien d’autre. C’est vous qui m’avez communiqué tous les rapports de Kadishev, et maintenant, vous m’expliquez qu’ils étaient faux. Alors, pourquoi faudrait-il que je me mette à vous croire ? — Monsieur, quand je vous ai fait part de ces informations, je vous ai dit que nous n’avions pu les vérifier ! — Eh bien, je crois que nous en avons maintenant la confirmation, souligna Liz. Général Borstein, si c’est bien ce que nous pensons, quelle est la menace exacte ? — Ce qu’ils peuvent nous envoyer le plus rapidement, ce sont les ICBM. Nous pensons qu’un régiment de SS-18 est affecté à la région de Washington, et la plupart des autres à nos sites des Dakotas, plus les bases de sous-marins de Charleston, King’s Bay, Bangor et le reste. Le délai d’alerte sera de vingt-cinq minutes. — Et ici, nous ferons partie des cibles ? demanda Liz. — C’est une hypothèse vraisemblable, Elliot. — Ainsi, ils vont essayer d’utiliser leurs SS-18 pour terminer ce qu’ils n’ont pu réussir avec leur première bombe ? — Si c’est là ce qu’ils comptaient faire, oui. — Général Fremont, à quelle distance se trouve le Rotule de secours ? — Il a décollé il y a dix minutes. Il sera à Hagerstown dans une heure trente-cinq minutes. Ils ont le vent dans le dos. CINC-SAC regretta cette remarque au moment où il la faisait. — Alors, s’ils ont en tête de mener un attaque, et qu’ils la lancent dans l’heure et demie qui vient, nous serons tous morts ici ? — Oui. — Elizabeth, notre tâche consiste précisément à empêcher cela, rappelez-vous en. Le conseiller à la Sécurité nationale fixa le président. On aurait dit que son visage était de verre, tant il paraissait fragile. Ce n’était pas ce à quoi on s’attendait. Elle était le premier conseiller de l’homme le plus puissant de la planète, au siège ultime de la sûreté, gardé par des hommes dévoués. Mais dans moins de trente minutes, des Russes sans visage et anonymes pouvaient prendre une décision, elle était peut-être déjà prise, et elle mourrait. Morte, quelques cendres emportées par le vent, rien de plus. Tout ce à quoi elle avait travaillé, ses livres et ses cours et ses séminaires, tout cela disparaîtrait dans un éclair aveuglant et destructeur. — Robert, nous ne savons même pas à qui nous nous adressons, dit-elle d’une voix étrange. — Revenons à leur message, monsieur le président, dit le général Fremont. « Des troupes supplémentaires pour nous rendre compte de la situation. » Cela ressemble assez à des renforts. * * * Un pompier néophyte découvrit le premier survivant qui rampait sur la rampe bétonnée depuis le quai de chargement au niveau du sol. Il était incroyable qu’il ait pu y arriver. Ses mains étaient brûlées au second degré, la reptation avait rempli ses blessures de débris de ciment, de verre et de Dieu sait quoi encore. Le pompier souleva l’homme — c’était un flic — et l’emmena au point de rassemblement. Les deux camions qui étaient encore sur les lieux aspergèrent copieusement les deux hommes, puis on les fit se déshabiller avant de les doucher de nouveau. Le policier était à moitié inconscient, mais il arracha une feuille du bloc qu’il portait, et il essaya de dire quelque chose au pompier pendant tout le trajet en ambulance. Le pompier était trop fatigué et avait froid, il était trop tendu pour y prêter la moindre attention. Il avait fait son boulot, et il aurait pu y perdre la vie. C’était beaucoup trop pour un jeune homme de vingt ans, il resta là à fixer le plancher détrempé de l’ambulance et à frissonner dans sa couverture. L’entrée du stade avait été surmontée d’un linteau en béton précontraint, qui avait été brisé sous le choc et l’un des morceaux interdisait le passage. Un soldat de l’engin du génie déroula le câble du treuil et le fixa au plus gros des blocs qui gisaient là. Callaghan surveillait sa montre : de toute manière, il était trop tard pour s’arrêter maintenant. Il fallait qu’il aille voir ce qui se passait, dut-il en mourir. Le câble se tendit et hala le morceau de béton. Miraculeusement, le reste de la porte resta debout. Callaghan entra dans le stade au milieu des moellons, suivi du colonel Lyle. L’éclairage de secours fonctionnait, mais toutes les pommes d’arrosage en pluie avaient disparu. C’est à cet endroit du stade que les tuyaux d’arrivée passaient, et cela expliquait l’eau qui coulait. On entendait d’autres bruits, humains ceux-là. Callaghan entra dans des toilettes pour hommes et trouva deux femmes assises dans l’eau, leurs manteaux couverts de vomi. — Sortez-les d’ici ! cria-t-il à ses hommes. Allez voir des deux côtés si vous trouvez quelque chose, et revenez le plus vite possible ! Callaghan inspecta les cabines, elles étaient toutes vides. Ils avaient fait tout ce chemin pour trouver deux femmes qui s’étaient trompées de toilettes, rien que deux femmes. Le chef des pompiers regarda le colonel Lyle, mais il n’y avait rien à dire. Ils sortirent tous les deux. Callaghan mit un moment à réaliser : il était à l’une des entrées du stade, au niveau inférieur. Là où il y avait eu un toit, on voyait maintenant les montagnes, encore éclairées par les lueurs orangées du soleil couchant dans le lointain. Comme en transe, il commença à monter la rampe. On se serait cru en enfer. Cette partie avait été plus ou moins protégée du souffle, mais pas de l’impulsion thermique. Il y avait peut-être trois cents sièges, pratiquement intacts, avec leurs occupants. Enfin, ce qui avait été leurs occupants. Ils étaient brûlés, tout noirs, transformés en charbon de bois comme de la viande trop cuite. C’était pire que toutes les victimes d’incendies qu’il avait pu voir jusqu’ici, et cela faisait trente ans qu’il combattait le feu. Ils étaient au moins trois cents, assis là à contempler ce qui avait été la pelouse. — Venez, chef, dit le colonel Lyle, en le tirant en arrière. Callaghan s’écarta, et Lyle le vit vomir dans son masque. Le colonel le lui ôta. — Il faut partir, vous avez fait votre devoir. Ils trouvèrent quatre survivants. Des pompiers les déposèrent sur le char qui les emmena au centre de regroupement. Les autres arrosèrent tout ce qu’ils purent avant de partir. * * * Larry Parsons se dit que c’était peut-être le seul élément favorable de la journée. La neige. Elle avait atténué les dommages causés par la chaleur aux bâtiments adjacents. Mieux encore, le soleil de l’après-midi avant l’explosion avait créé une couche de glace dans les jardins et sur les toits. C’est là que Parsons cherchait des résidus avec ses hommes, au moyen de compteurs à scintillation. C’était finalement plus facile qu’on aurait pu le penser. Le matériau était foncé, il se détachait sur des surfaces planes et blanches, et il était extrêmement radioactif. Il avait le choix entre six endroits qui semblaient particulièrement chauds, à trois kilomètres sous le vent du stade. Parsons avait choisi le plus chaud. Revêtu d’un vêtement de protection qui contenait du plomb, il arpentait une pelouse couverte de neige. Le son du compteur augmenta soudain. Les débris avaient une taille à peine supérieure à celle de grains de poussière, mais il y en avait énormément. Sans doute du gravier pulvérisé ou des matériaux venant du parking, se dit Parsons. S’il avait beaucoup de chance, il s’agirait de matière qui s’était trouvée au centre de la boule de feu, et des résidus de la bombe s’y trouveraient fixés. Parsons en prit un peu, les mit dans un sac en plastique, et le passa à l’un de ses aides qui le déposa dans un conteneur en plomb. — Sacrément actif, Larry ! — Je sais. Je vais en prendre un autre. Il recueillit un autre échantillon et le mit dans un sac comme le premier, puis prit la radio. — Ici Parsons. Vous avez trouvé quelque chose ? — Ouais, trois beaux, Larry. Je crois qu’on en a assez. — On se retrouve près de l’hélico. — J’arrive. Parsons et son assistant rebroussèrent chemin, en faisant semblant de ne pas voir les yeux écarquillés qui les regardaient derrière les fenêtres. Ces gens n’étaient pas son souci majeur pour l’instant. Dieu merci, ils ne l’avaient pas assailli de questions. L’hélicoptère était posé dans une rue, rotor tournant. — Où allons-nous ? demanda Andy Bowler. — Au PC, dans le centre commercial. Il ne doit pas y avoir d’activité là-bas. Tu prends les échantillons et tu les passes au spectromètre. — Tu devrais venir. — Je ne peux pas, fit Parsons en hochant la tête. Il faut que j’appelle Washington. Ce n’est pas du tout ce qu’ils nous ont dit. Quelqu’un s’est gouré, et il faut que je les mette au courant. Je ne peux faire ça que par téléphone. * * * La salle de conférences possédait au moins quarante lignes téléphoniques, dont l’une était la ligne directe de Ryan. Elle sonna, Jack appuya sur le poussoir clignotant et décrocha le combiné. — Ryan. — Jack, qu’est-ce qui se passe ? demanda Cathy Ryan à son mari. Elle avait une voix inquiète, mais on ne percevait pas de panique. — Que veux-tu dire ? — La télé locale prétend qu’une bombe atomique a explosé à Denver. C’est la guerre, Jack ? — Cathy, je ne peux pas... Non, ma chérie, ce n’est pas la guerre, d’accord ? — Jack, ils ont montré une image. Tu ne peux rien me dire d’autre ? — Tu en sais presque autant que moi. Il s’est passé quelque chose, nous ne savons pas exactement quoi, et nous essayons de nous renseigner. Le président est à Camp David avec le conseiller à la Sécurité nationale et... — Elliot ? — Oui. Ils discutent avec les Russes. Chérie, je suis très occupé. — Il faut que j’emmène les enfants quelque part ? La chose convenable, même si elle était aussi dramatique qu’honorable, se dit Jack, était de dire à sa femme de rester chez elle, qu’ils devaient partager les dangers avec les autres, mais, de toute manière, il ne voyait pas d’endroit sûr où ils pourraient se réfugier. Ryan regarda par la fenêtre, se demandant ce qu’il allait bien pouvoir répondre. — Non. — C’est Liz Elliot qui conseille le président ? — Oui, c’est elle. — Jack, c’est quelqu’un de mesquin et de faible. Elle est peut-être intelligente, mais à l’intérieur, c’est creux. — Je sais bien, Cathy. J’ai vraiment beaucoup de choses à faire. — Je t’aime. — Et moi aussi, je t’aime, chérie. — Jack reposa l’appareil. — La nouvelle s’est ébruitée, annonça-t-il. — Jack ! — C’était l’officier de suppléance. — Associated Press vient de passer un flash : des tirs à Berlin entre des troupes américaines et soviétiques. Reuters annonce l’explosion de Denver. Ryan appela Murray. — Tu as eu les agences de presse ? — Jack, je savais bien que ça ne marcherait pas. — Que veux-tu dire ? — Le président nous a donné l’ordre de fermer tous les réseaux. J’imagine que nous nous sommes plantés quelque part. — Super. Tu aurais dû refuser, Dan. — J’ai essayé. * * * Deux satellites desservant les États-Unis étaient encore en service, de même que la plus grande partie du réseau hertzien qui les alimentait. Les chaînes basées à New York et Atlanta s’étaient à peine arrêtées d’émettre. Le bureau de la NBC à Los Angeles avait reçu un appel subreptice du Centre Rockefeller et avait pris en main son réseau. CBS et ABC en avaient fait autant respectivement à Washington et Chicago. Les journalistes en colère s’étaient arrangés pour faire savoir à leurs auditeurs que les agents du FBI prenaient leur réseau « en otage », en violation flagrante du Premier Amendement. L’affaire était désormais éventée, et les téléphones se mirent à sonner au service de presse de la Maison-Blanche. De nombreux journalistes connaissaient aussi le numéro direct de Camp David. Il n’y eut aucune déclaration présidentielle, ce qui ne fit qu’empirer les choses. Le bureau de CBS à Omaha, dans le Nebraska, n’eut qu’à aller faire un tour près du quartier général du SAC pour voir que la protection était renforcée et que les avions avaient décollé. Il ne fallut que quelques minutes pour que ces images soient retransmises dans le pays tout entier, mais ce furent les équipes des télés locales qui firent le meilleur et le pire du boulot. Il n’y a pratiquement pas une seule ville américaine qui n’ait pas son dépôt de la Garde nationale ou un cantonnement de réservistes. Il était aussi difficile de camoufler l’activité de ces installations que d’essayer de dissimuler un lever de soleil, et les journalistes rendirent compte de tout ce qui s’y déroulait. Le summum fut atteint avec les images de KOLD à Denver : il ne restait plus qu’à expliquer ce qui se passait, et pourquoi. Les téléphones de l’hôpital presbytérien d’Aurora étaient tous occupés. Parsons aurait pu en prendre un de force, mais il était encore plus facile de traverser la rue et d’aller en chercher un dans le centre commercial désert. Il y trouva un agent du FBI qui portait un blouson bleu sur lequel figurait son nom en lettres capitales. — C’est vous, le type du stade ? Parsons avait enlevé son masque, mais avait toujours sa veste et son pantalon doublés de métal. — Ouais. — Il me faut un téléphone. — Économisez donc votre monnaie. — Ils étaient devant un magasin de vêtements pour hommes. L’agent sortit son arme de service et tira cinq balles dans la vitrine. — Après vous, cher monsieur. Parsons se précipita au comptoir, décrocha l’appareil du magasin et composa le numéro de sa maison mère à Washington. Il ne se passa rien. — Où appelez-vous ? — Washington. — Il n’y a plus de liaisons interurbaines. — Quoi ? La compagnie du téléphone n’a pas pu être touchée. — C’est nous, un ordre de Washington, expliqua l’agent. — Quel est le con qui a donné cet ordre ? — Le président. — Incroyable. Il faut que je passe ce coup de fil. — Attendez. L’agent prit le téléphone et appela son bureau. — Hoskins. — Ici Larry Parsons, chef de l’équipe d’intervention nucléaire. Vous pourriez transmettre un message à Washington ? — Sûr que oui. — La bombe a explosé au sol, elle faisait moins de cinquante kilotonnes. Nous avons recueilli des échantillons, ils sont en route pour Rocky Flats où on va faire une spectroscopie. Vous pouvez transmettre l’information ? — Oui, je peux m’en charger. — OK. Parsons raccrocha. — Vous avez des morceaux de la bombe ? demanda l’agent du FBI d’un ton incrédule. — Ça paraît incroyable, non ? C’est ça, les retombées, des résidus de la bombe qu’on retrouve avec la poussière. — Et alors ? — Alors, nous pouvons en déduire une foule d’informations. Les deux hommes traversèrent la rue et retournèrent à l’hôpital. Parsons se dit qu’il était décidément bien utile d’avoir un agent du FBI sous la main. * * * — Jack, j’ai eu des renseignements de Denver, via Walt Hoskins. La bombe a explosé au sol, cinquante kilotonnes à peu près. Les types de l’équipe d’intervention ont récupéré des résidus, et ils vont les analyser. Ryan prit note. — Le nombre des victimes ? — Ils n’ont rien dit. — Cinquante kilotonnes, observa le spécialiste de ST. C’est plutôt faible par rapport aux images satellites, mais c’est possible. Mais c’est tout de même encore trop gros pour une arme artisanale. * * * Le F-16 C n’était pas l’appareil idéal pour cette mission, mais il avait l’avantage d’être rapide. Quatre d’entre eux avaient décollé de Ramstein seulement vingt minutes plus tôt et s’étaient dirigés vers l’est, en direction de ce qu’on appelait encore la frontière entre les deux Allemagnes. Ils n’étaient pas encore là qu’un nouvel ordre les avait expédiés au sud de Berlin pour aller voir ce qui était arrivé au cantonnement de la brigade. Quatre F-15 basés à Bitburg les rallièrent pour assurer la couverture haute altitude. Les huit chasseurs américains étaient en version air-air. Les F-16 emportaient deux réservoirs supplémentaires à la place des bombes, et les Aigle, deux réservoirs intégrés. À dix mille pieds, ils apercevaient des éclairs et des explosions au sol. Les appareils se séparèrent en deux patrouilles de deux et descendirent pour aller y regarder de plus près, pendant que les F-15 tournaient au-dessus. Le problème était double, comme on s’en rendit compte plus tard. D’abord, les pilotes étaient trop surpris par la tournure des événements pour considérer toutes les éventualités. Ensuite, les pertes en avions américains avaient été tellement faibles au-dessus de l’Irak que les pilotes avaient perdu de vue qu’il pouvait exister d’autres situations. Le régiment blindé russe était doté de missiles sol-air SA-8 et SA-11, sans compter les véhicules habituels armés de canons anti-aériens Shilka de 23 mm. Le chef de la compagnie de défense aérienne avait attendu patiemment son heure, ses radars éteints, jouant au plus fin, exactement le contraire de ce qu’avaient fait les Irakiens. Il attendit que les avions américains soient à moins de mille mètres pour donner l’ordre d’ouvrir le feu. Leurs détecteurs s’étaient à peine déclenchés qu’une volée de missiles monta de la bordure est du camp russe. Les Aigle, beaucoup plus haut, avaient une bonne chance de les éviter. Les F-16 Faucon, qui plongeaient droit dans le piège tendu par les SAM, n’en avaient pratiquement aucune. Les deux premiers furent désintégrés en l’espace de quelques secondes, les autres réussirent à esquiver la première salve, mais l’un fut pris dans les éclats d’un SA-11 de la seconde et faillit réussir à s’en tirer. Le pilote parvint à s’éjecter mais se tua en atterrissant sur le toit d’un immeuble. Le quatrième F-16 prit la fuite en plongeant entre les maisons, et remit cap à l’ouest plein pot. Deux des Aigle le rejoignirent. Au total, cinq avions américains s’écrasèrent sur la ville, un seul des pilotes survécut. Les avions qui avaient réussi à s’enfuir communiquèrent ces renseignements par radio au commandant des forces aériennes américaines en Europe, à Ramstein. Douze autres F-16 furent mis en préparation, mais avec des bombes cette fois. La prochaine vague allait être différente. * * * PRÉSIDENT NARMONOV : NOUS AVONS ENVOYÉ QUELQUES AVIONS À BERLIN POUR ÉVALUER LA SITUATION. ILS ONT ÉTÉ ABATTUS SANS AVERTISSEMENT PAR DES MISSILES SOVIÉTIQUES. POURQUOI CELA ? — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Abattus sans avertissement ? Il s’agit d’une bataille, et c’est pour cela qu’ils ont envoyé leurs avions ! Le régiment possédait une compagnie de défense aérienne, expliqua le ministre de la Défense. Ils n’avaient que des missiles courte portée et basse altitude. Si les Américains étaient restés à haute altitude pour voir ce qui se passait — à dix mille mètres — nous n’aurions même pas pu les atteindre. Ils devaient être plus bas, pour soutenir leurs troupes. C’est comme ça que nous avons dû les toucher. — Mais nous n’avons aucune information ? — Non, nous n’avons toujours pas rétabli le contact. — Je ne répondrai pas à ce message. — Je crois que c’est une erreur, fit Golovko. — La situation est déjà assez critique comme ça, répondit vivement Narmonov. Nous ne savons pas ce qui se passe là-bas. Comment pourrais-je répondre, alors qu’il prétend avoir des renseignements que je ne possède pas ? — Nous ne reconnaissons rien du tout ! cria le ministre de la Défense. Cela ne serait pas arrivé s’ils ne nous avaient pas attaqués, et nous ne savons même pas si c’est vrai. — Alors, dites-le-leur, suggéra Golovko. S’ils comprennent que nous sommes dans le brouillard, ils vont également comprendre que... — Mais ils ne vont pas comprendre, et ils ne nous croiront pas. Ils nous ont déjà accusés d’avoir déclenché cette attaque, et ils ne croiront jamais que nous ne maîtrisons pas la situation. Narmonov fit quelques pas jusqu’à une table posée dans le coin de la pièce et se servit une tasse de thé, tandis que ses conseillers continuaient à... discuter ? Quel était le mot juste ? Le président soviétique leva les yeux au plafond. Ce centre de commandement avait été construit sous Staline. Un reste de l’une de ces lignes de métro construites par Lazare Kaganovitch, son valet juif antisémite et le seul en qui il ait eu vraiment confiance. Ils étaient à cent mètres sous terre, mais maintenant, ses hommes lui disaient que l’endroit n’était plus réellement sûr. Que se passait-il dans la tête de Fowler ? se demandait Narmonov. L’homme avait été visiblement secoué par la mort de tant de citoyens américains, mais comment pouvait-il croire que les Soviétiques en étaient responsables ? Et que se passait-il réellement ? Des combats à Berlin, peut-être un affrontement naval en Méditerranée, sans relation entre les deux événements, quoique... Mais quelle importance ? Narmonov fixa le tableau accroché au mur et finit par décider que cela n’en avait aucune. Fowler et lui étaient des hommes politiques, pour qui les apparences comptent plus que la réalité, et pour qui les impressions sont plus importantes que les faits. À Rome, l’Américain lui avait menti sur un sujet sans importance. Et maintenant, mentait-il ? Dans l’affirmative, tous les progrès réalisés ces dix dernières années ne comptaient plus. Tout ça pour rien. « Comment les guerres commencent-elles ? » se demandait Narmonov. Au cours de l’histoire, les guerres de conquête avaient été déclenchées par des hommes puissants qui voulaient renforcer leur pouvoir. Mais l’époque des ambitions impériales était révolue, le dernier criminel de cette espèce était mort il n’y avait pas si longtemps. Tout cela avait changé au cours du vingtième siècle. La Première Guerre mondiale avait commencé — comment, déjà ? Un tueur tuberculeux avait assassiné un bouffon si détesté que sa propre famille n’avait pas assisté aux funérailles. Une note diplomatique outrancière avait décidé le tsar Nicolas II à foncer au secours d’un peuple qu’il n’aimait pas, et le compte à rebours avait commencé. Nicolas tenait la dernière chance dans ses mains, se souvint Narmonov. Le dernier des tsars aurait pu tout arrêter, mais il ne l’avait pas fait. S’il avait seulement su ce que signifiait sa décision de déclarer la guerre, il aurait peut-être trouvé le courage de tout arrêter, mais, avec sa peur et sa faiblesse, il avait signé l’ordre de mobilisation qui marquait la fin d’une époque et le commencement d’une ère nouvelle. Cette guerre avait éclaté parce qu’un homme faible et petit craignait moins de déclencher la guerre que d’exposer sa faiblesse. « Fowler est de cette espèce, se disait Narmonov. Un homme fier, arrogant, un homme qui m’a menti pour une broutille, de peur que je montre moins de considération pour lui. Ces morts le mettent hors de lui. Il craint qu’il y en ait encore davantage, mais il craint encore plus de montrer sa faiblesse. Voilà l’homme qui tient mon pays à sa merci. » Narmonov se trouvait pris dans un piège habile. L’étrangeté de la situation aurait pu le faire sourire d’un triste sourire. Le président soviétique posa sa tasse, il était incapable d’avaler le liquide chaud et amer. Il ne pouvait pas se permettre de montrer de faiblesse. Cela pousserait seulement Fowler à se montrer encore plus irrationnel. Dans un coin de sa tête, Andrei Ilitch Narmonov se demandait si ce qu’il pensait de Jonathan Robert Fowler ne s’appliquait pas également à lui... Il ne connaissait pas la réponse. Ne rien faire, c’était afficher sa propre faiblesse, n’est-ce pas ? * * * — Pas de réponse ? demanda Fowler à l’officier marinier. — Non, monsieur, rien pour l’instant. Orontia avait les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur. — Mon Dieu, murmura le président. Tous ces morts. « Et j’aurais pu être parmi eux », songea Liz Elliot. Cette pensée lui revenait périodiquement, comme les vagues qui se brisent sur la plage, se retirent, reviennent encore. « Quelqu’un a essayé de nous tuer, et je suis comprise dans ce « nous ». Et nous ne savons ni qui ni pourquoi... » — Nous ne pouvons pas laisser les choses aller plus loin. « Nous ne savons même pas ce que nous essayons d’arrêter. Qui est derrière tout ça ? Pourquoi font-ils cela ? Liz regarda la pendule et calcula le temps qui restait avant l’arrivée de la Rotule. Nous aurions dû embarquer à bord du premier. Comment n’avons-nous pas pensé à le faire venir à Hagerstown pour nous prendre ! Nous sommes coincés ici, une cible idéale, et s’ils veulent nous tuer, cette fois, ils ne nous rateront pas... » — Comment pouvons-nous arrêter ça ? demanda Liz. Il ne nous répond même pas. * * * Démon Marin Unité-Trois, un avion de patrouille maritime P3-C Orion qui avait décollé de la base aéronavale de Kodiak, se faisait chahuter par le vent à basse altitude, environ cinq cents pieds. Il posa une première ligne de dix bouées acoustiques DIFAR à dix nautiques dans le sud-ouest du Maine. À l’arrière, les opérateurs ASM étaient sanglés dans leurs sièges à haut dossier, un sac à dégueulis à portée de main. Ils essayaient malgré tout de se concentrer sur ce qui se passait sur leurs écrans. Il fallut quelques minutes avant que tout soit en place. * * * — Bordel, mais c’est mon bateau ! fît Jim Rosselli. Il appela Bangor et demanda à parler au commodore Mancuso. — Bart, mais que se passe-t-il ? — Le Maine rend compte qu’il a été victime d’une collision, avaries de ligne d’arbres et d’hélice. Il y a un P-3 sur les lieux, et l’Omaha se dirige sur lui à toute vitesse Voilà pour les bonnes nouvelles. Les mauvaises, c’est que le Maine était en train de pister un Akula à ce moment-là. — Il faisait quoi ? — C’est Harry qui a eu cette idée, il me l’a vendue et à OP-02 également. Mais il est trop tard pour avoir des regrets. L’Akula était loin. Tu as entendu parler de ce qu’Harry a fait avec l’Omaha l’an dernier, hein ? — Oui, je me suis dit qu’il avait eu du pot. — Écoute, ça devrait aller. Je suis en train de faire sortir mes bateaux, Jim. Si tu n’as pas besoin de moi pour autre chose, j’ai du pain sur la planche. — D’accord. Rosselli raccrocha. — Alors ? demanda Rocky Barnes. Rosselli lui tendit le message. — Mon ancien bateau, désemparé dans le golfe d’Alaska, et il y a un Russe qui rôde dans le coin. — Hé, ils sont assez discrets, non ? C’est toi qui me l’as dit. Les Russes ne savent même pas où ils sont. — Ouais. — Remets-toi, Jim. Je connaissais sans doute quelques-uns des pilotes de F-16 qui se sont fait descendre au-dessus de Berlin. — Où diable est Wilkes ? Il devrait déjà être arrivé, dit Rosselli. Il a une bonne bagnole. — Peu importe, mec. Mais qu’est-ce qui se passe ? — Je ne sais pas, Rocky. * * * — Voilà un long message qui arrive, dit le premier-maître Orontia. PRÉSIDENT FOWLER : NOUS N’AVONS AUCUNE INFORMATION EN PROVENANCE DE BERLIN RELATIVE AUX ÉVÉNEMENTS QUE VOUS MENTIONNEZ. LES COMMUNICATIONS SONT INTERROMPUES. MES ORDRES ONT ÉTÉ TRANSMIS À NOS FORCES ET, SI ELLES LES ONT REÇUS, ELLES N’ENGAGERONT AUCUNE ACTION AUTRE QUE D’AUTODÉFENSE. ELLES ONT PEUT-ÊTRE EU LE SENTIMENT D’ÊTRE ATTAQUÉES PAR VOS AVIONS ET ONT RÉAGI POUR SE DÉFENDRE. NOUS ESSAYONS DE RÉTABLIR LE CONTACT, MAIS NOS PREMIÈRES TENTATIVES ONT ÉTÉ INTERROMPUES PAR DES TROUPES AMÉRICAINES QUI ÉTAIENT LARGEMENT À L’EXTÉRIEUR DE LEUR CAMP. VOUS NOUS ACCUSEZ D’AVOIR OUVERT LE FEU, ET JE VOUS AI DÉJÀ DIT QUE NOS FORCES N’EN ONT PAS REÇU L’ORDRE. TOUT CE QUE NOUS SAVONS, C’EST QUE VOS PROPRES FORCES SE TROUVAIENT LOIN DANS NOTRE ZONE DE LA VILLE AU MOMENT DES COMBATS. MONSIEUR LE PRÉSIDENT, JE N’ARRIVE PAS À CONCILIER CE QUE VOUS ME DITES ET LES FAITS PORTÉS À NOTRE CONNAISSANCE. JE NE PORTE PAS D’ACCUSATION, MAIS JE NE SAIS RIEN DE PLUS QUE CE QUE JE VOUS DIS LÀ. JE PUIS VOUS ASSURER QUE LES FORCES SOVIÉTIQUES N’ONT ENGAGÉ AUCUNE ACTION CONTRE LES FORCES AMÉRICAINES. VOUS NOUS AVEZ DIT QUE LA MISE DE VOS FORCES EN ÉTAT D’ALERTE ÉTAIT PUREMENT DÉFENSIVE, MAIS NOUS POSSÉDONS DES INDICATIONS SELON LESQUELLES VOS FORCES STRATÉGIQUES SONT À UN STADE TRÈS ÉLEVÉ. VOUS DITES QUE VOUS N’AVEZ PAS DE RAISON DE CROIRE QUE NOUS SOMMES IMPLIQUÉS DANS CETTE HORREUR, MAIS VOS FORCES STRATÉGIQUES VISENT MON PAYS. QUE VOULEZ-VOUS QUE JE PENSE ? VOUS ME DEMANDEZ DE PROUVER MA BONNE FOI, MAIS TOUT CE QUE VOUS FAITES EN MANQUE SINGULIÈREMENT. — Il s’excite, fit remarquer immédiatement Liz Elliot. Qui que soit celui qui est au bout de la ligne, le ton monte. Parfait, nous pouvons aussi hausser le ton. — Parfait ? demanda CINC-SAC. Vous vous rendez bien compte que l’homme effrayé dont vous parlez a un paquet de missiles pointés sur nous. Je ne comprends pas les choses ainsi, madame Elliot. Je crois que cet homme est réellement furieux. Il nous a renvoyé nos accusations dans la figure. — Que voulez-vous dire, général ? — Il dit qu’il sait que nous sommes alertés. OK, ce n’est pas surprenant, mais il dit aussi que nos armes sont pointées sur lui. Il nous accuse de le menacer, et avec des armes nucléaires, monsieur le président. Voilà qui est beaucoup plus important que les avatars de Berlin. — Je suis d’accord, dit le général Borstein. Il essaie de nous faire sortir de nos gonds. Nous lui parlons de deux avions abattus, et il nous renvoie tout ça. Fowler appuya une nouvelle fois sur la touche de la CIA. — Ryan, vous avez vu le dernier message ? — Oui, monsieur. — Que pensez-vous de l’état dans lequel se trouve Narmonov ? — Monsieur, il est un peu irrité, et très inquiet de notre posture défensive. Il essaie de trouver une porte de sortie. — Je ne vois pas les choses ainsi. Il est très excité. — Et qui ne l’est pas ? demanda Jack. Bien sûr qu’il est excité, comme tout le monde. — Écoutez, Ryan, nous gardons notre calme, nous. — Je n’ai jamais dit le contraire, Liz, répondit Jack, alors qu’il n’en pensait pas un mot. La situation est grave, et il est aussi inquiet que nous. Il essaie d’imaginer ce qui va se passer, comme nous. Le problème, c’est que personne ne sait rien. — Et la faute à qui ? C’est votre boulot, non ? demanda Fowler d’un ton agressif. — Oui, monsieur le président, et nous y travaillons, des tas de gens s’en occupent ici. — Robert, est-ce que ça ressemble à Narmonov ? Vous l’avez rencontré, vous avez passé un certain temps avec lui. — Je n’en sais rien, Elizabeth. — Cette bombe était de forte puissance, d’accord, général Borstein ? — C’est ce que nous disent nos appareils de mesure, oui. — Et qui possède des bombes de cette taille ? — Nous, les Russes, les British, les Français. Les Chinois en ont peut-être aussi, mais nous en doutons, et elles sont lourdes et encombrantes. Israël a des armes dans cette gamme. C’est tout. L’Inde, le Pakistan, l’Afrique du Sud ont sans doute des armes à fission, mais pas aussi grosses que ça. — Ryan, c’est exact ? demanda Elliot. — Oui. — Donc, si ce n’est ni l’Angleterre, ni la France, ni Israël, alors qui est-ce ? — Mais Bon Dieu, Liz ! NOUS N’EN SAVONS RIEN, vous comprenez ça ? Nous ne savons rien, et ce n’est pas une énigme à la Sherlock Holmes. Si on élimine tous ceux qui n’ont pas pu faire le coup, ça ne nous dit pas pour autant qui l’a fait ! On ne peut pas transformer une absence d’information en conclusion. — La CIA connaît-elle tous ceux qui détiennent des armes de ce type ? demanda Fowler. — Oui, monsieur, nous le pensons. — Vous êtes sûr de vous ? — Jusqu’à aujourd’hui, j’en aurais mis ma tête à couper. — Ainsi, une fois de plus, vous ne me dites pas la vérité, c’est bien ça ? conclut froidement Fowler. * * * Jack bondit de son siège. — Monsieur, vous avez beau être le président des États-Unis, ne m’accusez plus jamais de mentir ! Ma femme vient de m’appeler pour me demander si elle devait emmener les gosses quelque part, et si vous croyez que je suis assez bête pour jouer à ce genre de jeu dans des circonstances comme celles-ci, c’est vous, monsieur, qui avez besoin qu’on s’occupe de vous ! — Merci, Ryan, ce sera tout. On raccrocha. — Putain ! s’exclama l’officier de suppléance. Jack chercha une corbeille à papiers dans la pièce, et la trouva juste à temps. Il tomba à genoux et vomit dedans. Puis il attrapa une boîte de Coke, se rinça la bouche et recracha dans la corbeille. Personne n’osait rien dire. — Ils ne comprennent rien à rien, dit calmement Jack. Il s’étira et alluma une cigarette. — Ils n’y comprennent rien. Vous savez, c’est très simple. Il y a une différence entre ne rien savoir et comprendre qu’on ne sait rien. Nous avons une crise, et tous les acteurs retrouvent leur tempérament naturel. Le président raisonne en juriste, il essaie de rester calme, il fait ce qu’il sait faire, il cherche des preuves et tente de mettre sur pied un procès. Il interroge les témoins, s’efforce de simplifier les choses, voilà le jeu qu’il joue. Liz est complètement obsédée par le fait qu’elle aurait pu être tuée, elle ne sort pas de là. Voilà. — Ryan haussa les épaules. — Ça, je peux encore comprendre. Je viens du même endroit qu’elle. Elle est professeur de sciences politiques, elle essaye de trouver un modèle théorique, et elle le fournit au président. Son modèle est parfait, mais il est basé sur de la merde. Pas vrai, Ben ? — Vous avez oublié quelque chose, Jack, souligna Goodley. Ryan hocha la tête. — Non, Ben, je n’ai pas terminé. Comme je n’ai pas réussi à me maîtriser, maintenant, ils ne me croiront plus du tout. J’aurais dû m’en douter — je l’ai même vu venir —, mais j’ai laissé parler mon tempérament. Et vous ne savez pas le plus marrant ? Sans moi, Fowler serait toujours à Columbus, Ohio, et Elliot enseignerait à des visages ébahis, à Bennington. Jack s’approcha de la fenêtre. Il faisait nuit, les lumières de la pièce transformaient les vitres en miroirs. — Mais vous parlez de quoi ? — Ceci, messieurs, est un secret. Ils écriront peut-être ça sur ma tombe : Ci-gît John Patrick Ryan. Il a essayé de faire son devoir — et regardez ce qui est arrivé. Je me demande si Cathy et les enfants s’en sortiront... — Allons, ce n’est pas grave à ce point, fit l’officier de suppléance, mais tous les autres assistants se sentaient glacés. Jack se retourna. — Vous ne voyez pas où ça nous mène ? Ils n’écoutent plus personne, ils n’écoutent plus. Ils auraient peut-être écouté Dennis Bunker ou Brent Talbot, mais ces deux-là sont transformés en fumée. Juste des retombées quelque part dans le Colorado. C’est moi qui suis le conseiller en titre, et je viens de me faire jeter. 41 LE CHAMP DE CAMLAN L’Amiral Lunin allait beaucoup trop vite, et c’était imprudent. Le capitaine de vaisseau Dubinin en était conscient, mais on n’a pas tous les jours une occasion comme celle-ci. En fait, c’était la première de ce genre, et le commandant se disait que ce pourrait bien être la dernière. Pourquoi les Américains étaient-ils en alerte nucléaire maximale — bien sûr, une explosion nucléaire sur leur territoire était un événement grave, mais ils n’étaient tout de même pas fous au point de croire que les Soviétiques avaient fait une chose pareille ? — Passez-moi la carte en projection polaire, demanda-t-il à un quartier-maître. Dubinin savait ce qu’il cherchait, mais, dans ce genre de situation, il ne faut pas se fier à sa mémoire, rien qu’aux faits patents. On déposa la carte format grand aigle sur la table. Dubinin saisit des pointes sèches et mesura la distance qui séparait la position estimée du Maine de Moscou et des sites de lancement au centre de son pays. — Oui. Tout était clair. — Qu’y a-t-il, commandant ? demanda le starpom. — L’USS Maine, si l’on en croit les évaluations du Deuxième Bureau, occupe le secteur le plus au nord de la zone de patrouille attribuée aux sous-marins de Bangor. Ça paraît plausible, non ? — Oui, commandant, en fonction du peu qu’on connaît de leurs zones de patrouille. — Il emporte des missiles D-5, vingt-quatre missiles, de l’ordre de huit têtes chacun... Il se tut un instant. À une époque, il était capable de faire ce genre de calcul de tête. — Cent quatre-vingt-douze, commandant, répondit pour lui le second. — Exact, merci. Cela correspond à peu près à la totalité de nos SS-18, moins ceux qui sont démantelés en application du traité. L’ECP des D-5 est tel qu’avec cent quatre-vingt-douze têtes, ils peuvent détruire environ cent soixante objectifs, soit plus du cinquième de toutes nos têtes, et nos têtes les plus précises. Intéressant, non ? conclut tranquillement Dubinin. — Vous pensez vraiment qu’ils ont ce degré de précision ? — Les Américains ont montré de quoi ils étaient capables en Irak. Quant à moi, je n’ai jamais mis en doute les performances de leurs armes. — Commandant, nous savons bien que les MSBS D-5 sont leur instrument de première frappe le plus évident... — Poursuivez votre raisonnement. Le starpom consulta la carte. — Bien sûr, c’est lui qui est le plus près. — Voilà. L’USS Maine est le fer de lance pointé contre notre pays. — Dubinin posa le bout de ses pointes sèches sur la carte. — Si les Américains lancent une attaque, les premiers missiles partiront d’ici, et, quatre-vingt-dix minutes plus tard, ils atteindront leurs objectifs. Je me demande si nos camarades des forces de missiles stratégiques seront capables de riposter assez rapidement... — Mais, commandant, qu’y pouvons-nous ? demanda le second d’une ton dubitatif. Dubinin retira la carte de la table et la rangea dans le tiroir. — Rien, nous n’y pouvons rien. Nous ne pouvons pas exécuter d’attaque préventive sans ordre ou sans provocation grave. D’après nos renseignements les plus précis, il peut lancer ses missiles à intervalles de quinze secondes, sans doute moins. En cas de guerre, on n’est pas obligé de respecter les procédures, non ? Allez, disons quatre minutes pour la salve complète. Il doit faire route au nord pour éviter les effets fratricides entre têtes. Mais cela a peu d’importance si l’on regarde les lois physiques. C’est un problème que j’ai étudié à Frounze. Comme nos missiles sont à propulsion liquide, ils ne peuvent partir tant qu’une attaque est en cours. Même si leurs composants électroniques résistent aux effets électromagnétiques, ils sont structurellement trop fragiles pour résister aux effets mécaniques. Donc, à moins que nous n’arrivions à lancer avant l’arrivée des têtes de l’ennemi, notre tactique consiste à attendre et à lancer quelques minutes plus tard. En ce qui nous concerne, s’il lui faut quatre minutes pour lancer, cela veut dire que nous devons être à moins de six mille mètres, détecter le premier transitoire, et envoyer une torpille immédiatement pour espérer le détruire avant qu’il ait envoyé son dernier missile. — Pas facile. Le commandant hocha la tête. — C’est même impossible. La seule chose réalisable consiste à l’éliminer avant qu’il ait reçu l’ordre de tir, mais c’est inimaginable sans ordre, et nous n’en avons pas reçu. — Alors, qu’allons-nous faire ? — Nous n’avons pas beaucoup de possibilités. Dubinin se pencha sur la table à cartes. — Supposons qu’il soit vraiment désemparé, et que nous connaissions précisément sa position. Il faut encore que nous le trouvions. Si sa machine tourne à la puissance minimale, il ne nous sera pratiquement pas possible de l’entendre, surtout dans le bruit de la mer. Si nous émettons, qu’est-ce qui l’empêche de nous envoyer une torpille ? S’il le fait, nous pouvons riposter en espérant survivre. Notre torpille peut l’atteindre, ou le manquer. S’il ne lance pas dès qu’il a détecté notre émission sonar... nous pouvons peut-être nous approcher assez près pour l’intimider, et le forcer à plonger. Nous le reperdrons alors dès qu’il sera sous la couche... mais si nous le contraignons à rester profond... et que nous restions nous-mêmes au-dessus de la couche en émettant au sonar... nous pouvons peut-être l’empêcher de venir à l’immersion de lancement de ses missiles. Dubinin réfléchissait en fronçant le front. — Ce n’est pas un plan particulièrement brillant, hein ? Si l’un d’eux me l’avait suggéré — il montra d’un geste les officiers les plus jeunes — je leur aurais passé un sacré savon. Mais je ne vois rien de mieux à faire. Et vous ? — Commandant, cela nous rendrait très vulnérables à une attaque. Le starpom pensait même que l’idée était suicidaire, mais il savait aussi que Dubinin en était parfaitement conscient. — Oui, c’est vrai, mais si c’est le seul moyen d’empêcher ce salopard de venir à l’immersion de lancement, je vais le faire. Rappelez l’équipage aux postes de combat. * * * PRÉSIDENT NARMONOV : JE VOUS DEMANDE DE COMPRENDRE DANS QUELLE SITUATION NOUS NOUS TROUVONS. L’ARME QUI A DÉTRUIT DENVER ÉTAIT D’UNE PUISSANCE ET D’UN TYPE TELS QU’IL EST TRÈS IMPROBABLE QUE CE CRIME AIT ÉTÉ COMMIS PAR DES TERRORISTES. CEPENDANT NOUS N’AVONS PRIS AUCUNE MESURE POUR EXERCER DES REPRÉSAILLES ENVERS QUI QUE CE SOIT. SI VOTRE PAYS ÉTAIT ATTAQUÉ, VOUS METTRIEZ VOUS AUSSI EN ALERTE VOS FORCES STRATÉGIQUES. NOUS AVONS PLACÉ LES NÔTRES EN ALERTE, DE MÊME QUE NOS FORCES CONVENTIONNELLES. POUR DES RAISONS TECHNIQUES, IL A ÉTÉ NÉCESSAIRE DE DÉCLENCHER UNE ALERTE GLOBALE ET NON UNE ALERTE SÉLECTIVE. MAIS JE N’AI À AUCUN MOMENT DONNÉ QUELQUE INSTRUCTION QUE CE SOIT POUR ENTAMER DES ACTIONS OFFENSIVES. JUSQU’ICI, NOS ACTES ONT ÉTÉ PUREMENT DÉFENSIFS, ET NOUS AVONS MONTRÉ UNE GRANDE RETENUE. NOUS N’AVONS PAS DE PREUVE QUE VOTRE PAYS AIT PU AGRESSER NOTRE PATRIE, MAIS NOUS AVONS ÉTÉ INFORMÉS QUE VOS FORCES ONT ATTAQUÉ LES NÔTRES À BERLIN, PUIS DES AVIONS QUI TENTAIENT DE RECONNAÎTRE LA ZONE. DE MÊME NOUS AVONS ÉTÉ INFORMÉS QUE DES APPAREILS SOVIÉTIQUES SE SONT APPROCHÉS D’UN GROUPE AÉRONAVAL AMÉRICAIN EN MÉDITERRANÉE. PRÉSIDENT NARMONOV, JE VOUS CONJURE DE RETENIR VOS FORCES. SI LES PROVOCATIONS CESSENT, NOUS POURRONS METTRE FIN À CETTE CRISE, MAIS JE NE PEUX PAS ORDONNER À MES HOMMES DE NE PAS SE DÉFENDRE. — Retenir nos forces, bon dieu ! jura le ministre de la Défense. Mais nous n’avons rien fait ! Il nous accuse de le provoquer ! Ses chars ont envahi Berlin-Est, ses chasseurs-bombardiers y ont attaqué nos forces, et il vient de confirmer que son porte-avions a attaqué nos avions ! Et ce fou prétentieux nous demande maintenant de ne pas le provoquer ! Mais qu’est-ce qu’il veut que nous fassions, que nous prenions la fuite chaque fois que nous apercevons un Américain ? — Ce serait peut-être le plus prudent, suggéra Golovko. — Nous enfuir comme un voleur qui aperçoit un policier ? demanda le ministre de la Défense d’un ton sarcastique. Vous nous demanderiez de faire une chose pareille ? — Je crois que nous devrions envisager cette possibilité. Le directeur adjoint du KGB campait courageusement sur ses positions, pensa Narmonov. — Ce qui compte dans ce message, c’est la seconde phrase, souligna le ministre des Affaires étrangères. Et il développa d’une voix calme une analyse assez terrifiante. — Il dit qu’il ne croit pas à une attaque terroriste. Alors, qui reste-t-il ? Il continue en disant que les Américains n’ont pas exercé de représailles, pour l’instant. La phrase suivante, selon laquelle ils n’ont pas la preuve que nous ayons perpétré cette infamie, est plutôt vide de sens quand on la rapproche du premier paragraphe. — Et si nous battons en retraite, il y verra une preuve de plus que c’est nous qui avons commencé, ajouta le ministre de la Défense. — Une preuve de plus ? demanda Golovko. — Je suis d’accord, fit Narmonov, en levant les yeux. Je dois faire l’hypothèse que Fowler n’agit plus de façon rationnelle. Ce communiqué ne tient pas debout. C’est nous qu’il accuse, de manière tout à fait explicite. — Mais quelle peut être la nature de cette explosion ? demanda Golovko au ministre de la Défense. — Une arme de cette taille est beaucoup trop grosse pour des terroristes. Nos études indiquent qu’une arme de première ou même de seconde génération est faisable, mais la puissance maximale serait inférieure à cent, voire même quarante kilotonnes. Nos capteurs indiquent que la puissance de celle-ci est largement supérieure à cent. Ceci signifie qu’il s’agit d’une arme à fission de troisième génération, ou même d’une arme à fusion à trois étages. Ce n’est pas du travail d’amateur. — Alors, qui peut avoir fait ça ? demanda Narmonov. Golovko regarda son président. — Je n’en ai aucune idée. Nous avons découvert la possibilité d’un projet en RDA. Ils fabriquaient du plutonium, comme vous le savez, mais nous n’avons aucune raison de croire que ce projet ait pu aller très loin. Nous avons également enquêté sur des projets en Amérique du Sud, mais ils n’en ont pas encore à ce stade. Israël en a la capacité, mais pour quelle raison auraient-ils fait une chose pareille ? Attaquer leurs propres protecteurs ? Si la Chine devait se livrer à ce genre d’agression, ce serait plutôt contre nous. Nous avons des territoires, des ressources dont ils ont besoin, et ils ont intérêt à se faire un partenaire commercial des États-Unis plutôt qu’un ennemi. Non, s’il s’agit de l’acte d’un État, on compte sur les doigts de la main ceux qui en sont capables, et les problèmes de sécurité opérationnelle sont pratiquement insurmontables. Andrei Ilitch, si vous donniez l’ordre au KGB de monter une opération de ce genre, nous en serions probablement incapables. Le meurtre à cette échelle, dont il est évident qu’il risque de mener à la crise que nous vivons, ne peut être que l’oeuvre d’un malade. Il n’y a pas de gens de cette espèce au KGB, pour des raisons évidentes. — Par conséquent, vous me dites que vous n’avez aucune information, et que vous ne trouvez aucune hypothèse sensée pour expliquer les événements de ce matin ? — C’est bien cela, monsieur le président. J’aimerais pouvoir vous dire autre chose, mais je ne peux pas. — Quelle sorte de conseils peut bien recevoir Fowler ? — Je ne sais pas, dut admettre Golovko. Les ministres Talbot et Bunker sont morts tous les deux. Ils assistaient au match de football — Bunker, le secrétaire à la Défense, était le propriétaire de l’une des équipes. Le directeur de la CIA est soit au Japon, soit sur le chemin du retour. — Le directeur adjoint est bien Ryan ? — C’est exact. — Je le connais, ce n’est pas un imbécile. — Non, mais il est sur la touche. Fowler ne l’aime pas, et nous avons appris qu’il lui avait demandé sa démission. Par conséquent, je ne peux pas dire qui conseille le président Fowler, à l’exception d’Elizabeth Elliot, le conseiller à la Sécurité nationale, qui n’a pas fait forte impression à notre ambassadeur. — Vous me dites que cet homme faible et suffisant ne reçoit sans doute aucun conseil de valeur de qui que ce soit ? — Oui. — Cela explique beaucoup de choses. Narmonov se laissa aller dans son fauteuil et ferma les yeux. — Cela veut dire que je suis le seul en mesure de lui donner des conseils sensés, mais il pense probablement que c’est moi qui ai détruit sa ville. Extraordinaire. C’était peut-être là l’analyse la plus pénétrante de la nuit, mais elle était fausse. * * * PRÉSIDENT FOWLER : TOUT D’ABORD, JE VIENS DE M’ENTRETENIR AVEC MES CHEFS MILITAIRES, QUI M’ASSURENT QU’AUCUNE DE NOS ARMES NUCLÉAIRES N’A DISPARU. DEUXIÈMEMENT, NOUS NOUS SOMMES DÉJÀ RENCONTRÉS, VOUS ET MOI, ET J’ESPÈRE QUE VOUS ÊTES CONVAINCU QUE JE N’AURAIS JAMAIS PU DONNER UN ORDRE AUSSI CRIMINEL. TROISIÈMEMENT, TOUS LES ORDRES QUE NOUS AVONS DONNÉS À NOS FORCES ONT ÉTÉ STRICTEMENT DÉFENSIFS. JE N’AI DONNÉ AUCUN ORDRE DE NATURE OFFENSIVE. QUATRIÈMEMENT, J’AI FAIT FAIRE UNE ENQUÊTE PAR NOS SERVICES DE RENSEIGNEMENT, ET J’AI LE REGRET DE VOUS INDIQUER QUE NOUS N’AVONS AUCUNE IDÉE SUR L’IDENTITÉ DE CEUX QUI ONT COMMIS CET ACTE INHUMAIN. NOUS CONTINUONS À Y TRAVAILLER, ET JE VOUS FERAI PARVENIR IMMÉDIATEMENT TOUTE INFORMATION QUE NOUS POURRIONS OBTENIR. MONSIEUR LE PRÉSIDENT, JE NE DONNERAI AUCUN AUTRE ORDRE À MES FORCES TANT QUE NOUS NE SERONS PAS PROVOQUÉS. LES FORCES SOVIÉTIQUES SONT DANS UNE POSTURE DÉFENSIVE ET ELLES Y RESTERONT. — Oh, mon Dieu ! fît Elliot d’une voix de crécelle. Il y a combien de mensonges dans tout ça ? Elle suivait du doigt les lignes qui apparaissaient à l’écran. — Premièrement, nous savons qu’il leur manque des têtes. C’est un mensonge. Deuxièmement, pourquoi insiste-t-il sur le fait que c’est bien lui qui parle, que vous vous êtes rencontrés à Rome ? Pourquoi se soucier de ce genre de chose, à moins qu’il nous suspecte de croire qu’il n’est pas Narmonov ? Si c’était bien lui, il n’aurait pas besoin d’insister sur ce point. C’est sans doute un mensonge. Troisièmement, nous savons qu’ils nous ont attaqués à Berlin. Encore un mensonge. Quatrièmement, c’est la première fois qu’il parle du KGB. Je me demande pourquoi. Et s’ils avaient un plan secret... ils nous intimident d’abord, puis ils nous présentent leurs conditions, et nous sommes obligés de les accepter. Cinquièmement, il nous somme maintenant de ne pas le provoquer, ils sont en « posture défensive ». Jolie posture. — Liz se tut. — Robert, tout cela est de la bouillie pour les chats, il essaie de nous mener en bateau. — C’est aussi comme ça que je vois les choses. Quelqu’un a-t-il un commentaire ? — Sa phrase sur l’absence de provocation est troublante, répondit CINCSAC. Le général Fremont regardait ses tableaux de situation. Il avait désormais quatre-vingt-seize bombardiers en l’air, ainsi que plus de cent ravitailleurs. Les sites de missiles étaient parés. Les caméras Cassegrain des satellites DSPS étaient pointées à la focale maximale sur les sites de missiles soviétiques. — Monsieur le président, il y a un point dont nous devons discuter immédiatement. — De quoi s’agit-il, général ? Fremont prit sa voix la plus professionnelle. — Monsieur, la réduction conjointe des forces de missiles stratégiques a changé le mode de calcul d’une frappe nucléaire. Auparavant, lorsque nous avions plus d’un millier d’ICBM, ni les Soviétiques ni nous-mêmes ne pensions pouvoir exécuter une première frappe. Il aurait fallu trop de missiles. Désormais, les choses sont différentes. Les progrès réalisés dans la technologie des missiles et la réduction du nombre de cibles de valeur font qu’une telle opération est devenue théoriquement réalisable. Ajoutez à cela le retard qu’ont pris les Soviétiques dans le démantèlement de leurs SS-18 en exécution du traité sur les armes stratégiques, et il se pourrait qu’une frappe préventive devienne pour eux une hypothèse séduisante. Rappelez-vous que nous avons réduit le nombre de nos missiles plus vite qu’eux. Maintenant, je sais bien que Narmonov vous a assuré personnellement qu’il aurait respecté les termes de l’accord dans quatre semaines, mais, en attendant, ses régiments de missiles sont toujours opérationnels. Et si les renseignements selon lesquels Narmonov aurait fait l’objet de menaces de la part de ses militaires sont exacts, eh bien, monsieur, la situation est parfaitement claire, n’est-ce pas ? — Précisez votre pensée, général, répondit Fowler, avec un calme que CINC-SAC lui avait rarement vu. — Monsieur, si Mme Elliot a raison, et s’ils s’attendaient vraiment à ce que vous assistiez au match ? En compagnie du secrétaire Bunker, je veux dire. Quand on sait comment fonctionne notre système de commandement, cela nous aurait placés dans une situation critique. Je ne dis pas qu’ils nous auraient attaqués, mais ils auraient été en position favorable pour le faire, tout en niant toute responsabilité dans l’explosion de Denver. Puis ils auraient annoncé le changement de gouvernement chez eux de façon à nous empêcher d’intervenir contre eux. Mais ils ont manqué leur cible, pour ainsi dire, OK ? Maintenant, que peuvent-ils se dire ? Ils peuvent penser que vous les soupçonnez d’avoir fait ça, et que vous êtes suffisamment irrité pour essayer de vous venger d’une manière ou d’une autre. Si c’est bien ce qu’ils pensent, monsieur, ils peuvent aussi se dire que le meilleur moyen de se protéger consiste à nous désarmer le plus vite possible. Monsieur le président, je ne dis pas que c’est le raisonnement qu’ils tiennent effectivement, mais c’est une possibilité. L’ambiance, déjà froide, devint franchement glaciale. — Et comment les empêcher de tirer, général ? lui demanda Fowler. — La seule chose qui puisse les en empêcher serait la certitude que leur frappe n’aurait aucun succès. C’est particulièrement vrai pour leurs militaires. Ils sont compétents, intelligents, ils réagissent de façon rationnelle. Ils réfléchissent avant d’agir, comme tout bon soldat. S’ils savent que nous sommes prêts à riposter au premier indice d’une attaque, une attaque deviendra militairement inutile, et ils y renonceront. * * * — Robert, c’est une bonne analyse, dit Elliot. — Qu’en pense le NORAD ? demanda Fowler. Il se dit qu’il demandait à un général à deux étoiles de commenter l’opinion d’un quatre étoiles. — Monsieur le président, si nous voulons revenir à une certaine dose de rationalité, je crois que ce serait la bonne solution. — Très bien, général Fremont, que proposez-vous ? — Monsieur, pour commencer, nous pouvons placer nos forces stratégiques au niveau d’alerte numéro un. Le nom de code pour donner cet ordre est Snapcount. Nous serons alors au stade maximum. — Ils ne vont pas le prendre comme une provocation ? — Non, monsieur le président, je ne crois pas, pour deux raisons. D’abord, nous sommes déjà à un stade élevé, ils le savent très bien, et alors qu’ils sont clairement concernés, ils n’ont pas formulé d’objection. C’est le seul indice de logique que nous ayons vu jusqu’ici. Ensuite, ils ne verront rien tant que nous ne le leur aurons pas dit. Et nous n’avons pas besoin de les avertir tant qu’ils ne nous provoquent pas. Fowler but une gorgée de café, encore une tasse. — Général, je ne décide pas cette mesure pour l’instant. J’ai besoin de réfléchir quelques minutes. — Très bien, monsieur. La voix de Fremont ne laissait transparaître aucun dépit, mais, à seize cents kilomètres de Camp David, CINC-SAC se retourna pour regarder son adjoint opérations. * * * — Qu’y a-t-il ? demanda Parsons. Il n’avait plus rien à faire pour l’instant. Après avoir passé son coup de fil urgent, et décidé de laisser ses collaborateurs s’occuper des examens de labo, il était allé aider les médecins. Il avait apporté des appareils pour mesurer le niveau d’exposition radiologique des pompiers et de la poignée de survivants, un domaine qui n’est pas de la compétence des médecins ordinaires. La situation n’était pas très brillante. Sur les sept personnes qui avaient survécu dans le stade, cinq montraient déjà tous les symptômes d’une exposition à un niveau élevé de radioactivité. Parsons évaluait la dose qu’ils avaient reçue à une valeur comprise entre quatre cents et plus de mille rems. Six cents rems est la dose maximale compatible avec la survie, même si, avec des traitements de choc, on a pu observer des cas où les gens ont survécu à des niveaux plus forts. Enfin, si on appelle « survie » le fait de vivre un ou deux ans de plus avec trois ou quatre variétés de cancers. Heureusement, le dernier qu’il examina semblait avoir reçu la dose la moins forte. Il avait encore froid, alors que ses mains et son visage étaient gravement brûlés. Il était également complètement sourd. Parsons vit qu’il s’agissait d’un homme jeune. Dans le sac posé à côté de son lit et qui contenait ses vêtements, se trouvaient également un revolver et un badge — un flic. Il tenait quelque chose serré dans sa main. L’agent Pete Dawkins était encore gravement choqué, et il ne sentait pratiquement rien. Le froid et l’humidité le faisaient trembler, sans compter la terreur la plus épouvantable à laquelle personne ait jamais survécu. Son cerveau suivait trois ou quatre fils différents, tous aussi incohérents les uns que les autres. Mais quand Parsons passa son appareil sur les vêtements qu’il avait portés peu de temps avant, ses yeux abîmés virent l’homme qui se tenait à côté de lui et qui portait un ciré bleu. Le sigle FBI était imprimé sur les manches et la poitrine. Le jeune agent se leva comme un ressort, arrachant sa perfusion. Un médecin et une infirmière le forcèrent à se recoucher, mais Dawkins se débattit comme un fou, et tendit la main à l’agent. L’agent spécial Bill Clinton était lui aussi durement secoué. Seuls les hasards du calendrier lui avaient sauvé la vie. Il avait une place pour le match, mais avait dû la donner à un autre membre de sa brigade. Cette malchance, qui l’avait fait enrager quatre jours plus tôt, lui valait d’être encore en vie. Ce qu’il avait pu voir du stade l’avait sidéré. Il était terrifié par la dose qu’il avait reçue — quarante rems, d’après Parsons —, mais Clinton était flic, et il prit le papier que lui tendait Dawkins. C’était une liste de voitures. L’une d’entre elles était entourée d’un cercle et on avait écrit un point d’interrogation près du numéro d’immatriculation. — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Clinton, en se penchant derrière l’infirmière qui essayait de rebrancher la perfusion. — Camion, fit Dawkins avec difficulté. Il n’entendait rien, mais il avait compris la question. — Je l’ai vu... demandé au sergent de vérifier, côté sud, près des camions télé. Camion ABC, un petit, deux types, je les ai laissés entrer. Pas sur ma liste. — Au sud, qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Clinton à Parsons. — C’est là que ça s’est passé. — Parsons se pencha. — Ils ressemblaient à quoi, ces deux hommes ? Il montra le papier puis indiqua du geste Clinton et lui-même. — Race blanche, la trentaine tous les deux, ordinaires... ont dit qu’ils venaient d’Omaha avec un magnétophone. J’ai trouvé bizarre qu’ils viennent d’Omaha... l’ai dit au sergent Yankevitch... est allé voir juste avant. — Écoutez, dit un médecin, cet homme est dans un état grave, et je dois... — Poussez-vous, fit Clinton. — Vous avez regardé dans le camion ? Dawkins le fixait sans comprendre. Parsons attrapa une feuille de papier, dessina un camion, et tapa le dessin de son crayon. Dawkins fit signe qu’il avait compris, mais il était au bord de l’inconscience. — Grosse boîte, un mètre cinquante, marquée SONY — ils m’ont dit que c’était un magnétophone. Camion d’Omaha... mais... Il montra sa liste. Clinton regarda. — Des plaques du Colorado ! — Je l’ai laissé entrer, dit Dawkins avant de s’évanouir. — Une boîte d’un mètre cinquante..., dit tranquillement Parsons. — Venez. Clinton se précipita hors de la salle des urgences. Le téléphone le plus proche était aux admissions, et les quatre appareils étaient occupés. Il en arracha un de la main d’un employé, raccrocha, et reprit la ligne. — Mais qu’est-ce que vous faites ? — La ferme ! ordonna l’agent. Je veux Hoskins... Walt, ici Clinton à l’hôpital. J’ai besoin de vous passer un numéro d’immatriculation. Colorado E-R-P-cinq-deux-zéro. Camion suspect au stade. Deux hommes étaient dedans, blancs, trente ans, ordinaires. Le témoin est un flic, mais maintenant il est dans les pommes. — OK. Qui est avec vous ? — Parsons, le type de l’équipe nucléaire. — Revenez ici — non, restez où vous êtes, mais gardez la communication. Hoskins mit la ligne sur attente, et composa un autre numéro qui était en mémoire. C’était le service des cartes grises du Colorado. — Ici le FBI, j’ai besoin que vous me fassiez une vérification urgente. Votre ordinateur tourne ? — Oui, monsieur, lui répondit une voix féminine. — Edward Paul Robert cinq-deux-zéro. Hoskins se pencha sur son bureau. Ce numéro lui disait quelque chose, non ? — Très bien. — Hoskins entendit la jeune femme taper sur son clavier. Voilà, je l’ai. C’est une voiture neuve enregistrée sous le nom d’un M. Friend, à Roggen. Vous voulez le numéro de son permis ? — Putain, fit Hoskins. — Pardonnez-moi, monsieur ? Il lut le numéro. — C’est exact. Pourriez-vous vérifier deux autres numéros de permis ? — Bien sûr. Il les lui donna. — Le premier est faux... et le deuxième aussi — attendez une seconde, ces numéros ressemblent à... — Je sais, merci. Hoskins reposa le combiné. — OK, Walt, attendez, je réfléchis... Il fallait d’abord que Clinton lui donne d’autres renseignements. * * * — Murray. — Dan, ici Walt Hoskins. Je viens d’apprendre quelque chose que tu dois savoir. — Vas-y. — Notre ami Marvin Russell a garé un camion près du stade. Les types de l’équipe nucléaire disent que c’était tout près de l’endroit où la bombe a explosé. Il y avait au moins — non, attends... oui, c’est ça. Il y avait un autre type avec lui, et un autre qui devait conduire une bagnole de location. OK ? Il y avait une caisse dans le camion qui était peint aux couleurs d’ABC, mais Russell a été retrouvé mort à quelques kilomètres de là. Il a donc dû laisser le camion sur place et foutre le camp. Dan, on dirait que la bombe était dedans. — Tu as autre chose, Walt ? — J’ai les photos des passeports et les papiers d’identité des deux autres types. — Passe-les-moi par fax. — C’est en cours. Hoskins quitta la salle des transmissions. En chemin, il attrapa un autre agent. — Trouvez-moi les types de la brigade criminelle de Denver qui sont sur l’affaire Russell, où qu’ils soient, et appelez vite fait. * * * — Vous pensez toujours à une histoire de terrorisme ? demanda Pat O’Day. Je croyais que la bombe était trop grosse pour ça. — Russell était soupçonné de terrorisme, et nous pensons qu’il pourrait et merde ! s’exclama Murray. — C’est à quel sujet, Dan ? — Dites aux archives de retrouver les photos de Russell dans le dossier Athènes. Le directeur adjoint attendit l’appel. — Nous avions eu une demande de renseignements des Grecs, l’un de leurs agents avait été assassiné, et ils nous avaient envoyé quelques photos. À cette époque, je croyais qu’il pouvait s’agir de Marvin, mais... il y avait autre chose, je crois que c’était une voiture. On avait une fiche sur son compte, il me semble... — Le fax arrive de Denver, annonça une femme. — Apportez-le, ordonna Murray. — Voilà la première page. Le reste arriva sans tarder. — Un billet d’avion... une correspondance. Pat... O’Day prit la feuille. — Je m’en occupe. — Merde, regardez-moi ça ! — Une figure connue ? — On dirait... Ismaël Qati, non ? Je ne connais pas l’autre. « La moustache et les cheveux sont postiches », songea O’Day, en se détournant du téléphone. C’était tout de même un peu mince. Il valait mieux appeler les archives pour voir ce qu’ils avaient. — C’est bon. Murray reposa son téléphone. * * * — Bonnes nouvelles, monsieur le président, dit Borstein depuis le mont Cheyenne où il était enterré. Nous avons un KH-11 qui passe au-dessus de l’Union soviétique centrale. C’est presque l’aube, là-bas, le temps est clair, pour changer, et nous allons avoir des images de quelques sites de missiles. Le satellite est déjà programmé. Le centre de photo-interprétation nous enverra les documents en temps réel ici et à Offutt. — Mais pas ici, ronchonna Fowler. Camp David n’avait jamais été équipé pour ce genre de choses, un oubli tout à fait incroyable. Ces données étaient disponibles sur la Rotule, où il aurait dû aller quand c’était encore possible. — Bon, dites-moi ce que vous voyez. — Bien sûr, monsieur, cela pourrait nous être très utile, lui promit Borstein. — Ça arrive, monsieur, dit une nouvelle voix. Monsieur, ici le major Costello, deuxième bureau du NORAD. Nous n’aurions pas pu choisir mieux notre heure. Le satellite va passer au-dessus de quatre régiments, du sud au nord : Zhangiz Tobe, Aleysk, Uzhur et Gladkaya. Sauf pour la dernière, ce ne sont que des bases de SS-18. Gladkaya est équipée de SS-11, de vieux missiles. Monsieur, Aleysk est l’un des sites qu’ils devaient démanteler, mais ils ne l’ont pas encore fait... Le ciel matinal était clair à Aleysk. Les premières lueurs éclairaient l’horizon au nord-est, mais aucun des soldats des Forces de missiles stratégiques n’y prêtait attention. Ils avaient des semaines de retard et avaient reçu l’ordre de remédier rapidement à leurs déficiences. Que cet ordre soit impossible à exécuter était un autre problème. Un semi-remorque stationnait près de chacun des quarante silos. Les SS-18 — en fait, les Russes les appellent des MS-20, M pour missile, S pour stratégique, numéro 20 — étaient assez anciens, ils avaient onze ans, et c’est pour cela que les Russes avaient accepté de les éliminer. Ces missiles étaient propulsés par des moteurs à propergol liquide. Le combustible et l’oxydant en question étaient dangereux et corrosifs — diméthyl d’hydrazine dissymétrique et tétroxyde d’azote — et le fait qu’on les qualifie de « stockables » était assez discutable. Ils étaient certes plus stables que des carburants cryogéniques, en ce sens qu’ils n’avaient pas besoin d’être réfrigérés, mais ils étaient extrêmement toxiques, au point que leur simple contact avec la peau était mortel, et nécessairement très réactifs. L’une des mesures de protection consistait à encapsuler les missiles dans des enveloppes d’acier que l’on stockait dans de gigantesques chargeurs à l’intérieur des silos. C’était une invention des Russes pour protéger des produits chimiques l’électronique délicate des sites de tir. Si les Russes s’embêtaient avec des systèmes pareils, d’après le renseignement américain, ce n’était pas pour tirer parti de leur impulsion spécifique plus élevée, mais parce qu’ils avaient mis du temps à développer des propergols solides, une situation à laquelle ils venaient seulement de remédier avec le SS-25. Indéniablement gros et puissant, le SS-18 — qui avait reçu de l’OTAN un nom de code terrifiant, Satan — était un missile impossible à maintenir, et les servants étaient bien contents de s’en débarrasser. Plus d’un soldat des Forces de fusées avait été tué pendant la maintenance ou l’entraînement, de la même façon que les Américains avaient perdu un certain nombre d’hommes avec la mise en oeuvre du Titan-II. Tous les missiles d’Aleysk étaient voués à la destruction, et c’était la raison de la présence sur les lieux des hommes et des camions. Mais il fallait d’abord déposer les têtes. Les Américains pouvaient assister aux opérations de destruction des missiles, mais les têtes nucléaires restaient encore des objets très secrets. Sous le regard vigilant d’un colonel, on déposait la coiffe du missile numéro trente et un avec une petite grue, exposant au regard les MIRV. Chacun des véhicules de rentrée indépendants avait la forme d’un cône d’environ quarante centimètres de diamètre à la base et d’un mètre cinquante de haut. Chacun contenait aussi une charge à trois étages de cinq cents kilotonnes. Et les soldats traitaient les MIRV avec tout le respect qu’ils méritaient. * * * — OK, voilà d’autres photos. C’était le major Costello que Fowler entendait parler. — Pas beaucoup d’activité... monsieur, nous isolons juste quelques silos, ceux que nous voyons le mieux. Il y a des bois dans le coin, monsieur le président, mais avec l’angle de vue du satellite, nous connaissons ceux qui sont le plus visibles... c’est là, en voilà un. Ça doit être le silo zéro-cinq... rien d’inhabituel... le bunker de tir est toujours là... je vois des gardes qui patrouillent... toujours comme d’habitude... je vois cinq, non, sept hommes — ils ressortent bien en infrarouge, il fait froid là-bas, monsieur. Rien d’autre, rien d’anormal, monsieur... bon. OK, allons voir Aleysk maintenant... putain ! — Qu’est-ce qu’il y a ? — Monsieur, nous observons quatre silos avec quatre caméras différentes... — Ce sont des camions de service, dit le général Fremont depuis le PC du SAC. Il y a des camions de service près des quatre emplacements. Les portes des silos sont ouvertes, monsieur le président. — Qu’est-ce que ça signifie ? Costello se chargea de répondre. — Monsieur le président, ce sont tous des 18 Mod 2, plutôt anciens. Ils devraient être démantelés à ce jour, mais ils ne le sont pas. Nous avons maintenant cinq silos en vue, monsieur, et cinq camions de service. J’en vois deux avec des gens autour, ils trafiquent quelque chose sur les missiles. — Qu’est-ce qu’un camion de service ? demanda Liz Elliot. — Ce sont les camions qu’ils utilisent pour transporter les missiles. Il y en a un par engin — plus que cela, en fait. Ce sont de gros semi-remorques, comme des camions autochargeurs, qui portent tout l’outillage nécessaire. Jim, on dirait qu’ils ont enlevé les coiffes, ouais ! On voit les têtes, tout est éclairé, et ils font quelque chose sur les corps de rentrée... je me demande si... Fowler était sur le point d’exploser. C’était comme lorsqu’on écoute un match de foot à la radio. — Mais qu’est-ce que ça veut dire ? — Monsieur, nous ne pouvons rien dire... On arrive maintenant sur Uzhur. Pas beaucoup d’activité, Uzhur est équipé avec les nouveaux 18, les Mod 5... pas de camions, je vois de nouveau des sentinelles. Monsieur le président, je dirais qu’il y a plutôt davantage de sentinelles que d’habitude. Gladkaya ensuite... ça va prendre deux minutes... — Pourquoi ces camions sont-ils là ? demanda Fowler. — Monsieur, tout ce que je peux vous dire, c’est qu’ils ont l’air de travailler sur les missiles. — Bon sang de bois ! Ils font quoi ? cria Fowler dans le téléphone. Son interlocuteur répondit d’une voix qui n’était plus aussi détachée que quelques instants plus tôt. — Monsieur, nous n’avons aucun moyen de le savoir. — Alors, dites-moi ce que vous savez ! — Monsieur le président, comme je vous l’ai indiqué, il s’agit de missiles anciens dont la destruction est prévue, mais il y a du retard. Nous avons constaté un accroissement des mesures de sécurité dans les trois régiments de SS-18, mais, à Aleysk, il y avait un camion et une équipe de maintenance à côté de tous les missiles que nous avons observés, et les silos étaient tous ouverts. C’est tout ce que nous pouvons déduire des photos, monsieur. — Monsieur le président, fit Borstein, le major Costello vous a dit tout ce qu’il pouvait. — Général, vous m’aviez annoncé que nous retirerions quelque chose d’intéressant de ces images. Alors, qu’en concluez-vous ? — Monsieur, toute cette activité à Aleysk peut avoir une signification. — Mais vous ne savez pas en quoi consiste cette activité ! — Non, monsieur, dut admettre Borstein, l’air penaud. — Peut-on imaginer qu’ils préparent ces missiles pour un lancement ? — Oui, monsieur, c’est possible. — Mon Dieu ! — Robert, dit le conseiller à la Sécurité nationale, j’ai peur. — Elizabeth — Fowler se ressaisit —, nous devons garder le contrôle de nos nerfs et maîtriser la situation. Nous le devons. Nous devons convaincre Narmonov... — Mais Robert, tu ne comprends pas ! Ce n’est pas lui ! C’est la seule explication. Nous ne savons pas avec qui nous négocions ! — Qu’y pouvons-nous ? — Je ne sais pas. — Bon, peu importe de qui il s’agit, ils ne veulent pas d’une guerre nucléaire. Personne n’en voudrait. C’est trop dément, lui assura le président, d’une voix presque paternelle. — Êtes-vous sûr de ça, Robert ? En êtes-vous vraiment sûr ? Ils ont essayé de nous tuer ! — Même si c’est vrai, nous devons oublier ce point. — Mais non, nous ne pouvons pas ! S’ils ont essayé une fois, ils vont faire une nouvelle tentative ! Vous ne comprenez donc pas ? À quelques mètres derrière, Helen d’Agustino comprit soudain qu’elle avait bien percé Liz Elliot l’été précédent. Elle était aussi lâche qu’elle était butée. Et à présent, qui conseillait le président ? Fowler se leva et se rendit aux toilettes, Pete Connor sur les talons, car les présidents ne sont même pas autorisés à faire ce déplacement tout seuls. Daga jeta un regard en coin sur Elliot. Sa figure était... comment dire ? Elle avait dépassé le stade de la peur. L’agent d’Agustino avait peur, elle aussi, mais elle n’en était tout de même pas là. C’était injuste, non ? Personne ne lui demandait son avis, personne ne lui demandait de débrouiller ce bazar. Tout ça n’avait aucun sens, c’était évident. Si personne ne lui demandait rien, c’est parce que ce n’était pas son boulot. C’était celui de Liz Elliot. * * * — J’ai un contact, dit l’un des opérateurs à bord de Démon Marin Unité-Trois. La bouée numéro trois, relèvement deux-unité-cinq... sous-marin nucléaire à une seule ligne d’arbres ! Ce n’est pas de chez nous, ce n’est pas le bruit d’hélice d’un sous-marin américain. — Je l’ai sur la quatre, annonça un autre opérateur. Ce con va à toute vitesse ; d’après le compte de pales, il est à plus de vingt noeuds, peut-être vingt-cinq, le relèvement sur ma bouée est au trois-zéro-zéro. — OK, fit le Tacco. J’ai une position. Tu peux m’indiquer le défilement ? — Il est maintenant au deux-unité-zéro ! répondit le premier. Il va vite ! Deux minutes plus tard, il était clair que le contact se dirigeait droit sur le Maine. * * * — Ce n’est pas possible ? demanda Jim Rosselli. Le message avait été relayé de Kodiak directement au NMCC. Le commandant de la flottille de patrouille maritime ne savait pas quoi faire et réclamait des instructions à cor et à cri. C’était un message flash, CINC-PAC était en copie, et lui aussi demandait des ordres. — Tu parles de quoi ? demanda Barnes. — Il se dirige droit sur le Maine. Mais putain, comment sait-il qu’il est là ? — Comment le savoir ? — Une bouée radio, oh non, cet enfoiré n’a même pas essayé de s’éloigner ! — On balance ça au président ? demanda le colonel Barnes. — Je crois que oui. Et Rosselli décrocha son téléphone. * * * — Ici le président. — Monsieur, capitaine de vaisseau Jim Rosselli au Centre national de communications. Nous avons un sous-marin désemparé dans le golfe d’Alaska, l’USS Maine, un SNLE de classe Ohio. Monsieur, il a une avarie d’hélice et ne peut pas manoeuvrer. Un sous-marin d’attaque soviétique se dirige droit sur lui, il est à peu près à dix nautiques. Nous avons un avion de patrouille P-3C Orion qui piste le sous-marin russe. Il demande des ordres, monsieur. — Je croyais qu’ils étaient incapables de pister nos SNLE ? — Monsieur, personne ne peut les pister, mais, dans le cas présent, ils ont dû le détecter par goniométrie quand notre sous-marin a émis pour demander de l’aide. Le Maine est un SNLE, il participe à la dissuasion, et il est au stade d’alerte numéro deux, avec les règles d’engagement correspondantes. Par conséquent, l’Orion a le droit de le détruire. Monsieur, ils veulent savoir ce qu’ils doivent faire. — Quelle est l’importance exacte du Maine ? demanda Fowler. Ce fut le général Fremont qui se chargea de répondre. — Monsieur, ce sous-marin a un rôle important dans notre dissuasion. Il a plus de deux cents têtes, des têtes extrêmement précises. Si les Russes le mettent hors combat, nous serons durement touchés. — Dans quelle mesure ? — Monsieur, cela fera une brèche importante dans nos plans. Le Maine emporte des missiles D-5, que l’on appelle anti-forces. Ils doivent attaquer des sites de lancement et d’autres objectifs sélectionnés, comme des postes de commandement. S’il lui arrive quelque chose, il nous faudra des heures avant de reconstituer notre plan de tir. — Commandant Rosselli, vous êtes officier de marine, non ? — Oui, monsieur le président. Monsieur, je dois vous dire que j’étais encore commandant du Maine, équipage « or », il y a seulement quelques mois. — Nous avons combien de temps pour prendre une décision ? — Monsieur, l’Akula arrive à vingt-cinq noeuds, et il est à vingt mille yards de notre bâtiment. En ce moment, il est en portée torpille. — Quels sont les choix possibles ? — Vous pouvez ordonner de l’attaquer ou non, répondit Rosselli. — Général Fremont ? — Monsieur le président... non, commandant Rosselli ? — Oui, mon général ? — Êtes-vous bien sûr que les Russes se dirigent droit sur notre sous-marin ? — Le message est très clair sur ce point, mon général. — Monsieur le président, je crois que nous devons protéger nos moyens. Les Russes ne seront pas très contents si nous attaquons une de leurs unités, mais c’est un sous-marin d’attaque, pas une unité stratégique. S’ils nous cherchent des poux, nous pourrons leur donner une explication. Ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi ils ont donné l’ordre à ce sous-marin de se comporter ainsi. Ils devaient bien savoir qu’ils allaient nous inquiéter. — Commandant Rosselli, vous avez mon autorisation pour dire à l’avion d’attaquer et de détruire le sous-marin. — Bien, monsieur. Rosselli raccrocha. — Ours gris, ici Marblehead — c’était l’indicatif codé du NMCC -, l’Autorité nationale approuve, je répète, approuve, votre demande. Faites l’aperçu. — Marblehead d’Ours gris, je fais l’aperçu, ma demande d’engagement est approuvée. — Correct. — Roger, terminé. * * * L’Orion fît demi-tour. Même les pilotes commençaient à ressentir les effets du mauvais temps. Il faisait encore jour, en principe, mais le plafond était bas et la mer démontée leur donnait l’impression de voler dans un couloir immense et plein de bosses. Voilà pour le mauvais côté. Mais leur contact se conduisait de façon stupide, il était à grande vitesse, en dessous de la couche, et il était pratiquement impossible de le manquer. À l’arrière, le Tacco dirigea le commandant de bord le long de la route de l’Akula. Le Lockheed Electra modifié possédait à l’extrémité de la queue un appareil très sensible, un détecteur d’anomalies magnétiques. Il enregistrait les variations du champ magnétique terrestre, comme celles qui sont créées par la masse métallique d’un sous-marin. — Mad Mad Mad fumigène largué ! annonça l’opérateur de ce système. Il appuya sur un bouton pour balancer un marqueur. Dans le cockpit, le pilote vira immédiatement à gauche pour faire une autre passe, puis une seconde et une troisième, toujours sur la gauche. — OK, ça se passe comment derrière ? demanda le pilote. — Très bon contact, sous-marin nucléaire confirmé, russe. Je crois qu’on peut y aller, cette fois. — On y va, décida le pilote. — Putain ! murmura le copilote. — Ouvrez les trappes. — En cours. Sécurités effacées, largage armé, torpille prête. — OK, je l’ai, dit le Tacco. Paré à larguer. C’était trop facile. Le pilote s’aligna sur les fumigènes, qui formaient une ligne droite presque parfaite. Il passa le premier, puis le second, le troisième... — Largage ! Torpille partie ! Le pilote remit les gaz et grimpa à quelques centaines de pieds. La torpille ASM Mark 50 tomba vers la mer, freinée par une petit parachute qui s’éjecta automatiquement quand le poisson toucha l’eau. Cette arme dernier cri était propulsée par un système très silencieux en lieu et place de l’hélice habituelle, et elle avait été programmée pour rester silencieuse tant qu’elle n’aurait pas atteint l’immersion du but, cent cinquante mètres. * * * Dubinin se dit qu’il était temps de ralentir, mais il attendit encore mille mètres. Il sentait que son pari avait été le bon ; il était raisonnable de supposer que le SNLE américain allait rester à proximité de la surface. S’il avait deviné juste, en restant sous la couche — il était à cent dix mètres —, le bruit de surface empêcherait les Américains de l’entendre, et il pourrait conduire plus discrètement la fin de la recherche. Il était sur le point de se féliciter lui-même de cette heureuses décision. — Sonar de torpille sur le quart tribord avant ! cria le lieutenant de vaisseau Rykov depuis le local DSM. — À gauche toute ! Vapeur avant quatre ! Où est cette torpille ? Rykov : — Quinze degrés ! En dessous de nous ! — Surface ! Les barres à monter ! Venir au trois-zéro-zéro ! Dubinin se précipita au sonar. — Bordel, qu’est-ce que c’est ? Rykov était tout pâle. — Je n’entends pas l’hélice... juste ce foutu sonar... elle s’éloigne — non, elle vient de passer en acquisition ! Dubinin se retourna. — Des leurres, trois. Immédiatement ! — Leurres partis ! Les opérateurs contre-mesures de l’Amiral Lunin venaient de tirer trois capsules, trois boîtes de quinze centimètres de diamètre remplies d’un composé générateur de gaz. L’eau se remplit d’un nuage de bulles destiné à faire office de but pour la torpille, mais cela ne réussit pas. La Mark 50 avait déjà détecté la présence du sous-marin et infléchi sa route. — On passe cent mètres, annonça le starpom. Vitesse vingt-huit noeuds. — Stabilisez à quinze mètres, mais n’ayez pas peur de faire surface. — Compris ! Vingt-neuf noeuds. — On l’a perdue, l’antenne filaire n’est plus droite. Rykov fit un grand geste de déception. — Soyons patients, fît Dubinin. La plaisanterie était d’un goût douteux, mais c’est ce que ses hommes aimaient chez lui. * * * — L’Orion vient d’attaquer l’intrus, commandant, il l’a pris dans sa ligne de bouées, très faible, relèvement deux-quatre-zéro. C’est une torpille à nous, une Mark 50, commandant. — Ça devrait l’occuper, répondit Ricks. Dieu soit loué. * * * — On passe cinquante mètres, les barres sont à dix degrés, vitesse trente et un noeuds. — Les contre-mesures ne marchent pas..., dit Rykov. La flûte s’était redressée, et la torpille était toujours derrière. — Pas de bruit d’hélice ? — Aucun... même à cette vitesse, on l’entendrait sûrement. — Ça doit être l’une de leurs nouvelles... — La Mark 50 ? Il paraît que c’est une sacrée torpille. — On verra bien. Evgeniy, vous vous souvenez des effets de surface ? sourit Dubinin. Le starpom se débrouillait à merveille, mais, avec les creux de dix mètres, il était pratiquement certain que le sous-marin percerait la surface dans les vagues qui déferlaient au-dessus de lui. La torpille s’essoufflait à trois cents mètres sur l’arrière quand l’Akula sortit de l’eau. Les torpilles ASM américaines Mark 50 ne sont pas que des torpilles intelligentes, elles valent bien mieux que ça. Celle-ci avait reconnu et dédaigné les leurres que Dubinin avait lancés quelques minutes plus tôt et, avec son sonar puissant, s’était reverrouillée sur le sous-marin pour accomplir sa mission. Mais les lois de la physique jouaient en faveur du Russe. On croit souvent que les ondes sonar se réfléchissent sur la coque métallique d’un navire, mais c’est faux. En fait, les ondes sonores se réfléchissent sur l’air contenu dans la coque du sous-marin, ou, plus exactement, sur la frontière qui sépare l’eau et l’air, et que ces ondes ne peuvent pas franchir. La Mark 50 était programmée pour reconnaître ce genre d’interfaces. Tandis que la torpille se ruait derrière sa proie, elle commença à détecter d’énormes formes de navires aussi loin que portait son sonar. C’étaient des vagues. Bien que l’arme ait été conçue pour ne pas tenir compte des surfaces planes et éviter ainsi le problème que l’on appelle « l’effet de surface », ceux qui l’avaient créée n’avaient pas traité le cas de grosse mer. La Mark 50 choisit la plus proche de ces silhouettes, se précipita dessus... ... et jaillit à l’air libre comme un saumon. Elle s’écrasa contre une grosse vague, détecta de nouveau une énorme cible... ... et jaillit une fois encore. Cette fois, la torpille retomba dans l’eau sous une incidence élevée. Les effets dynamiques la firent se retourner et elle continua vers le nord dans une lame, détectant des tas de bateaux sur sa gauche et sur sa droite. Elle vira à gauche, bondit une nouvelle fois en l’air, mais, cette fois, elle heurta la vague suivante avec tant de force que le détonateur à l’impact fut mis à feu. * * * — C’était près ! fit Rykov. — Non, pas tant que ça, peut-être mille mètres, mais sans doute davantage. Réduisez à cinq noeuds et venez à trente mètres. * * * — On l’a eu ? — Je ne sais pas, dit l’opérateur. Il est remonté en catastrophe, et le poisson lui courait derrière, il a fait quelques cercles — l’opérateur sonar montra une trace sur son écran. Elle a explosé ici, tout près de l’endroit où l’Akula avait disparu dans le bruit de surface. Je ne sais pas trop — on n’a pas eu de bruit de destruction, je dirais plutôt qu’on l’a manqué. * * * — Relèvement distance du but ? demanda Dubinin. — Environ neuf mille mètres, relèvement zéro-cinq-zéro, répondit le starpom. Qu’est-ce qu’on fait maintenant, commandant ? — Nous allons localiser et détruire le but, dit le capitaine de vaisseau Valentin Borissovitch Dubinin. — Mais... — On nous a attaqués. Ces salopards ont essayé de nous couler ! — C’était une torpille aéroportée, insista le commandant en second. — Je n’ai entendu aucun avion. On nous a attaqués, nous allons nous défendre. * * * — Eh bien ? L’inspecteur Pat O’Day prenait des notes à toute allure. Comme toutes les grandes compagnies aériennes, American Airlines avait un système de réservation par ordinateur. Avec un numéro de vol et les numéros des billets, on pouvait retrouver n’importe qui. — OK, dit-il à la jeune femme à l’autre bout du fil. Attendez un instant. O’Day se retourna. — Dan, il n’y avait que six passagers de première classe sur le vol Denver— Dallas-Fort Worth, le vol était presque vide — mais il n’a pas encore décollé à cause de la neige et de la glace à Dallas. Nous avons les noms de deux autres passagers qui ont échangé leurs billets pour prendre le vol de Miami. Il y avait à Dallas une correspondance pour Mexico. Les deux qui sont passés par Miami sont aussi enregistrés sur un DC-10 Miami-Mexico. L’avion a décollé, il atterrit dans une heure à Mexico. — On le déroute ? — C’est impossible à cause du carburant. — Une heure — putain ! jura Murray. O’Day passa sa large main sur sa figure. Il était aussi terrifié que tout le monde dans le pays, mais il tentait de laisser tout ça de côté et de se concentrer sur ce qu’il avait à faire. C’était encore trop mince et trop fragile pour faire une preuve, il avait vu trop de coïncidences depuis vingt ans qu’il était au Bureau. Mais il avait vu aussi de grosses affaires se dénouer avec des indices plus faibles que ceux-là. Il faut bien faire avec ce qu’on a. — Dan, je... Une secrétaire arrivait des archives. Elle tendit deux dossiers à Murray. Le directeur adjoint ouvrit d’abord celui de Russell, et parcourut les photos prises à Athènes. Puis il sortit le portrait le plus récent d’Ismaël Qati. Il posa le tout à côté des photos de passeport qu’on lui avait faxées de Denver. — Qu’en pensez-vous, Pat ? — L’homme du premier passeport semble un peu trop maigre pour être Qati... les pommettes et les yeux sont ressemblants, pas la moustache. Et si c’est lui, il perd ses cheveux... — Les yeux ? — Les yeux collent assez bien, Dan, le nez, ouais, c’est lui. Et qui est l’autre corniaud ? — Pas d’identité, juste ces photos d’Athènes. Peau claire, cheveux foncés, bien peigné. La coupe de cheveux, la raie, ça colle. Il vérifia les signes particuliers mentionnés sur le permis et le passeport. — La taille, un petit mec, costaud... ça colle, Pat. — Je suis d’accord, enfin, à quatre-vingts pour cent. Qui est l’attaché juridique à Mexico ? — Bernie Montgomery... merde ! Il est ici pour rencontrer Bill. — On essaie Langley ? — Ouais. Murray décrocha la ligne de la CIA. — Où est Ryan ? * * * — Ici, Dan. Qu’est-ce que ça donne ? — On a quelque chose. D’abord, un certain Marvin Russell, Indien Sioux, membre de la Société des guerriers. Il avait disparu il y a un an, on pensait qu’il était quelque part en Europe. On l’a retrouvé aujourd’hui à Denver, la gorge tranchée. Il y avait deux hommes avec lui, ils ont réussi à prendre l’avion. Pour l’un des deux, on a une photo, mais pas de nom. L’autre pourrait bien être Ismaël Qati. Ce salaud ! — Où sont-ils ? — Nous pensons qu’ils sont à bord du vol d’American Airlines Miami-Mexico, en première. Ils atterrissent dans environ une heure. — Et tu crois qu’il y a un lien ? — Un véhicule immatriculé au nom de Marvin Russell, alias Robert Friend, habitant Roggen, Colorado, était dans les environs du stade. Nous avons les faux papiers de deux personnes, sans doute Qati et le sujet inconnu, ils ont été retrouvés sur les lieux du crime. Il y en largement assez pour les arrêter avec une inculpation pour meurtre. Si la situation n’avait pas été aussi épouvantable, Ryan en aurait rigolé. — Meurtre, hein ? Tu veux essayer de les arrêter ? — Sauf si tu as une meilleure idée. Ryan se tut un bon moment. — Peut-être. Attends un instant. Il décrocha un autre téléphone et appela l’ambassade des États-Unis à Mexico. — Ici Ryan, je voudrais parler au chef de poste. Tony ? Jack Ryan à l’appareil. Clark est encore là ? Bon, passe-le-moi. — Putain, Jack, mais que diable ?... Ryan le coupa. — Taisez-vous, John. J’ai quelque chose pour vous. Nous avons deux individus qui arrivent chez vous par un vol American Airlines en provenance de Miami, dans une heure environ. Nous allons vous passer les photos par fax dans quelques minutes. Nous pensons qu’ils pourraient être impliqués dans l’affaire. — Alors, c’est un acte de terrorisme ? — C’est tout ce que nous avons sous la main, John. Nous voulons ramasser ces deux mecs, et vite. — Ça pourrait poser des problèmes avec les flics de l’endroit, Jack, l’avertit Clark. Je ne peux pas vraiment m’amuser à déclencher une fusillade. — L’ambassadeur est par là ? — Je crois. — Transférez-moi et attendez. — D’accord. — Le bureau de l’ambassadeur, répondit une voix féminine. — Ici le quartier général de la CIA, je veux parler à l’ambassadeur, immédiatement ! — Mais certainement. « La secrétaire n’est pas une violente », songea Ryan. — Ouais, qu’est-ce que c’est ? — Monsieur l’ambassadeur, ici Jack Ryan, directeur adjoint de la CIA. — Cette ligne n’est pas protégée. — Je sais, taisez-vous et écoutez-moi. Il y a deux personnes qui vont arriver à Mexico sur un vol American Airlines en provenance de Miami. Nous avons besoin de les cueillir et de les ramener ici le plus rapidement possible. — Des gens de chez nous ? — Non, nous pensons qu’il s’agit de terroristes. — Cela veut dire qu’il va falloir les arrêter, nous arranger avec les autorités judiciaires et... — Nous n’en avons pas le temps ! — Ryan, nous ne pouvons pas arrêter ces gens par la force, ils ne le supporteront pas. — Monsieur l’ambassadeur, je veux que vous appeliez immédiatement le président du Mexique, et que vous lui disiez que nous avons besoin de sa coopération. C’est une affaire de vie ou de mort, compris ? S’il ne donne pas son accord sur-le-champ, je veux que vous lui disiez ceci, et vous allez l’écrire : dites-lui que nous sommes au courant de son assurance-retraite. OK ? Utilisez exactement ces mots-là : nous sommes au courant de son assurance-retraite. — Qu’est-ce que ça signifie ? — Ça signifie que vous allez lui répéter exactement ça, vous ne comprenez rien ? — Écoutez, je ne joue pas à ce genre de petit jeu et... — Monsieur l’ambassadeur, si vous ne faites pas exactement ce que je vous dis, je vais donner l’ordre à l’un de mes hommes de vous assommer et le chef de poste l’appellera à votre place. — Vous n’avez pas le droit de me menacer ainsi ! — Eh bien si, justement, et si vous croyez que je plaisante, je vous conseille d’essayer de me baiser ! — Calmez-vous, Jack, essayait de lui dire Ben Goodley. Ryan regarda dans le vide. — Excusez-moi, mais la situation est très tendue ici, OK ? Nous avons eu une explosion atomique à Denver, et c’est peut-être notre dernière chance. Écoutez, l’heure n’est pas aux politesses. Je vous en prie, faites ce que je vous demande. S’il vous plaît. — Très bien. Ryan poussa un soupir de soulagement. — OK. Dites-lui aussi que l’un de nos agents, un certain Clark, sera à la police de l’aéroport dans quelques minutes. Monsieur l’ambassadeur, je ne peux pas vous dire à quel point c’est important. Merci de l’appeler tout de suite. — Je m’en occupe. Mais vous feriez bien de vous calmer, chez vous, lui conseilla le diplomate de carrière. — Nous faisons notre possible, monsieur. Pouvez-vous demander à votre secrétaire de me repasser le chef de poste ? Merci. Ryan jeta un coup d’oeil à Goodley. — Ben, n’hésitez pas à me remettre à ma place si vous trouvez que j’en ai besoin. — Clark à l’appareil. — Nous vous transmettons quelques photos par fax, ainsi que les noms et les numéros de leurs sièges. OK, arrangez-vous avec le responsable de la sécurité de l’aéroport avant de les appréhender. Vous avez toujours votre avion ? — Oui. — Quand vous les aurez, embarquez-les dedans, et ramenez-les ici vite fait. — OK, Jack. On s’en occupe. Ryan raccrocha et appela Murray. — Envoyez par fax les renseignements dont vous disposez à notre chef de poste à Mexico. J’ai deux hommes à moi sur place, des bons, Clark et Chavez. — Clark ? demanda Murray, en tendant les documents à Pat O’Day. C’est lui qui{12}... — Oui, c’est lui. — Je lui souhaite bonne chance. * * * Le problème tactique était complexe. Dubinin avait un avion de patrouille au-dessus de la tête et ne pouvait se permettre la moindre erreur. Quelque part, il y avait un SNLE américain qu’il avait la ferme intention de couler. Le commandant se disait que le sous-marin avait fait venir l’avion pour assurer sa protection. On lui avait tiré dessus à balles réelles, voilà qui changeait beaucoup de choses. Il aurait pu appeler le commandement de la Flotte pour demander des instructions, ou au moins pour annoncer ses intentions, mais, avec un avion au-dessus, c’était du suicide, et il avait frôlé la mort d’assez près pour aujourd’hui. L’attaque menée contre l’Amiral Lunin ne pouvait signifier qu’une chose : les Américains étaient sur le point de s’en prendre à son pays. Ils avaient violé un de leurs principes favoris — le droit de libre passage en mer. Ils l’avaient attaqué dans les eaux internationales, avant qu’il soit en portée pour commettre un acte hostile. La flûte du sous-marin pendait largement en dessous de la couche, et les opérateurs sonar étaient concentrés comme ils ne l’avaient jamais été. — Contact..., appela le lieutenant de vaisseau Rykov. Contact sonar, dans le unité-unité-trois, une seule ligne d’arbres... bruyant, on dirait un sous-marin endommagé... — Vous êtes sûr que ce n’est pas un bâtiment de surface ? — Absolument sûr... la navigation passe beaucoup plus au sud, avec ces tempêtes. Le bruit est tout à fait caractéristique d’une machine de sous-marin... c’est bruyant, comme s’il avait une avarie... défilement au sud, relèvement actuel unité-unité-cinq. Valentin Borissovitch se retourna pour demander un renseignement au central. — Distance estimée du but ? — Sept mille mètres ! — Ça fait loin, loin pour lancer... il défile au sud... vitesse ? — Difficile à dire... en tout cas moins de six noeuds... on a un bruit de pales, mais faible, et je n’arrive pas à compter. — On n’a droit qu’à un seul essai..., murmura Dubinin pour lui-même. Il retourna au central. — DLT ! Préparez une torpille, cap unité-unité-cinq, immersion initiale de recherche soixante-dix mètres, activation à... quatre cents mètres. — Bien. Le lieutenant de vaisseau afficha les réglages convenables sur sa console. — Tube un... torpille parée ! La porte extérieure est fermée, commandant. Dubinin se tourna pour jeter un regard à son second. Homme d’une sobriété extrême — il ne buvait pratiquement jamais, même au cours de dîners officiels—, le starpom fit signe qu’il approuvait. Le commandant n’en avait pas besoin, mais il lui en fut reconnaissant. — Ouvrez la porte extérieure. — Porte extérieure ouverte. L’officier ASM souleva le cache du poussoir de mise à feu. — Feu. Le lieutenant de vaisseau appuya sur le bouton. — Torpille partie. * * * — CO de sonar ! Transitoire, transitoire, relèvement unité-sept-cinq, torpille à l’eau au unité-neuf-cinq ! — Vapeur avant quatre ! cria Ricks à l’homme de barre. — Commandant ! hurla Claggett. Annulez cet ordre ! — Quoi ? Le jeune matelot à la barre avait dix-neuf ans à tout casser, et il n’avait encore jamais entendu quelqu’un s’opposer à un ordre du commandant. — Qu’est-ce que je dois faire, commandant ? — Commandant, si vous poussez la machine comme ça, on n’aura plus de propulsion en moins de quinze secondes ! — Merde, vous avez raison. — Ricks rougit violemment sous l’éclairage déjà rouge du central. — Dites à la machine de faire la meilleure vitesse possible. À droite dix, venir au nord. — La barre est dix à droite. Le gosse avait la voix qui tremblait, la peur est aussi contagieuse que la peste. — Commandant, la barre est dix à droite, venir au nord. Ricks s’était ressaisi et hocha la tête. — Bien. — CO de sonar, relèvement de la torpille unité-neuf-zéro, elle défile de gauche à droite, pas d’émission pour le moment. — Merci, répondit Claggett. — Sans sonar remorqué, on va la perdre dans pas longtemps. — C’est vrai. Commandant, on pourrait dire à l’Orion ce qui se passe ? — Bonne idée, sortez l’antenne. * * * — Démon Marin Unité-Trois, de Maine. — Maine de Démon Marin Unité-Trois, nous essayons de savoir ce qu’a fait la torpille que nous avons lancée et... — Unité-Trois, nous avons une torpille dans l’eau unité-huit-zéro. Vous avez manqué ce canard ? Commencez un autre plan de recherche dans notre sud. Je crois que nous sommes attaqués. — Roger, on y va. Le Tacco informa Kodiak que les choses devenaient vraiment sérieuses. * * * — Monsieur le président, dit Ryan, nous avons eu un renseignement qui pourrait se révéler de la plus grande utilité. Jack était assis devant le téléphone, les mains posées à plat sur la table, et tellement moites qu’elles laissaient des traces sur le Formica. Goodley s’en rendait compte, mais il admirait le calme de Ryan. — Qu’est-ce que ça pourrait bien être ? interrogea sèchement Fowler. Ryan accusa le coup. — Monsieur, le FBI vient de nous indiquer qu’ils ont des indices selon lesquels deux ou peut-être trois terroristes se trouvaient à Denver aujourd’hui. Nous pensons que deux d’entre eux sont à bord d’un vol qui doit se poser à Mexico. J’ai des hommes sur place, et nous allons essayer de les intercepter, monsieur. — Attendez ! répondit Fowler. Nous savons qu’il ne s’agit pas d’un acte terroriste. — Ryan, ici le général Fremont. D’où sortent ces renseignements ? — Je ne connais pas tous les détails, mais ils ont eu des tuyaux sur un véhicule — un camion, un fourgon, qui était sur les lieux. Ils ont vérifié le numéro et retrouvé le propriétaire. Le propriétaire était mort, et on a retrouvé les deux autres grâce à leurs billets d’avion et... — Attendez ! coupa CINC-SAC. Comment diable quelqu’un peut-il savoir tout ça — un survivant de la bombe ? Pour l’amour du ciel, c’était une bombe de cent kilotonnes... — Non, mon général, la meilleure estimation que nous ayons — ça vient du FBI — est de cinquante kilotonnes et... — Le FBI ? dit Borstein depuis le NORAD. Mais bon dieu, qu’est-ce qu’ils y connaissent ? Peu importe, même une bombe de cinquante kilotonnes aurait tué tout le monde dans un rayon de quinze cents mètres. Monsieur le président, ça ne peut pas être un renseignement solide. i — Monsieur le président, ici le NMCC, entendit Ryan sur la même ligne. Nous venons de recevoir un message de Kodiak. Le sous-marin soviétique attaque le Maine. Il y a une torpille à l’eau, le Maine essaie de l’éviter. Jack entendit quelque chose, mais il n’était pas sûr. — Monsieur, déclara immédiatement Fremont, c’est une nouvelle terrible. — Je comprends, général, fit le président, assez fort pour que tout le monde entende. Général, Snapcount. — Monsieur le président, c’est une erreur. Nous avons des informations solides, chez nous. Vous vouliez qu’on vous en donne, et maintenant, nous les avons ! aboya Ryan, qui commençait à perdre son calme. Il serra les poings, et finit par reprendre son contrôle. — Monsieur, c’est là un indice sérieux. — Ryan, j’ai l’impression que vous avez passé la journée à me mentir et à m’induire en erreur, dit Fowler d’une voix inhumaine. Et la ligne fut coupée, pour la dernière fois. * * * Le dernier message de mise en alerte fut envoyé sur une douzaine de réseaux différents. Plus que la teneur du message lui-même, la redondance des transmissions, leur rôle qui était connu, la brièveté du texte, le chiffrement identique dirent aux Soviétiques de quoi il s’agissait. Quand le message eut été déchiffré, un seul mot, il fut immédiatement répercuté au centre de commandement du Kremlin. Golovko sortit la feuille de l’imprimante. — Snapcount, dit-il seulement. — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda le président Narmonov. — C’est un mot de code. — Les lèvres de Golovko étaient livides. — C’est un terme de football américain, je crois que c’est le nombre de jeux quand le quart arrière prend la balle pour engager. — Je ne comprends rien, fît Narmonov. — Dans le temps, les Américains utilisaient le mot de code Cockedpistol{13} pour indiquer l’alerte stratégique maximale. Je pense que ce mot n’avait aucune ambiguïté, non ? Le directeur adjoint continua, comme dans un rêve. — Pour un Américain, ce mot présente à peu près la même signification. Je peux en conclure une seule chose... — Oui, je vois. 42 L’ÉPÉE ET LE SERPENT PRÉSIDENT NARMONOV : JE VOUS ENVOIE CE MESSAGE, À VOUS OU À VOTRE SUCCESSEUR, À TITRE D’AVERTISSEMENT. NOUS VENONS D’ÊTRE INFORMÉS QU’UN SOUS-MAJRIN SOVIÉTIQUE ATTAQUE EN CE MOMENT MÊME UN SOUS-MARIN LANCE-MISSILES AMÉRICAIN. UNE AGRESSION CONTRE NOS MOYENS STRATÉGIQUES NE SERA PAS TOLÉRÉE, ET SERA INTERPRÉTÉE COMME LA PRÉPARATION D’UNE ATTAQUE CONTRE LES ÉTATS-UNIS. JE DOIS EN OUTRE VOUS INFORMER QUE NOS FORCES STRATÉGIQUES SONT À LEUR STADE D’ALERTE MAXIMUM. NOUS SOMMES PRÊTS À NOUS DÉFENDRE. SI VOS PROTESTATIONS D’INNOCENCE SONT RÉELLES, JE VOUS DEMANDE INSTAMMENT DE CESSER TOUTE ACTION AGRESSIVE TANT QU’IL EN EST ENCORE TEMPS. — Successeur ? Mais que diable entend-il par là ? Narmonov détourna son regard un instant, puis revint à Golovko. — Qu’est-ce qu’il se passe là-bas ? Fowler est malade ? Il est devenu fou ? Qu’est-ce qui leur arrive ? Qu’est-ce que cette histoire de sous-marin ? Il s’arrêta de parler, et resta là, bouche bée, comme un poisson qui vient de se faire prendre. Le président soviétique essayait péniblement de déglutir. — Nous savons qu’il y a un SNLE américain désemparé dans le Pacifique Est, et nous avons envoyé un sous-marin investiguer, mais il n’a pas l’autorisation d’attaquer, déclara le ministre de la Défense. — Pourrait-il le faire dans certaines circonstances ? — Non. Sans autorisation de Moscou, il n’a droit qu’à des actes d’autodéfense. Le ministre de la Défense regardait dans le vague, incapable de soutenir le regard de son président. Il n’avait pas envie de parler, mais il lui était impossible de faire autrement. — Je crois que la situation est devenue incontrôlable. * * * — Monsieur le président. C’était un adjudant-chef. Il ouvrit sa mallette et en sortit un gros classeur. Le premier intercalaire était bordé de rouge. Fowler y alla directement. On lisait : POI OPTION ATTAQUE MAJEURE * * SKYFALL * * * * * — Mais, bon sang, qu’est-ce que ça veut dire, ce Snapcount ? — C’est le plus élevé des niveaux d’alerte, Ben. Ça veut dire que le revolver est armé et pointé, et que le doigt est sur la détente. — Mais comment avons-nous pu... — Laissez tomber, Ben ! Peu importe comment on s’est foutus dans ce merdier, on y est. Ryan se mit debout et laissa son regard errer. — Les mecs, on ferait mieux de se remuer les méninges, et vite. L’officier de suppléance prit la parole. — Il faut que nous fassions comprendre à Fowler... — Il ne peut pas comprendre, dit durement Goodley. Il ne risque pas de comprendre, puisqu’il n’écoute pas. — Les secrétaires d’État et à la Défense ont disparu — ils sont morts, observa Ryan. — Le vice-président — le Rotule. — Très bonne idée, Ben... Quel est le bon bouton ? voilà ! Ryan appuya dessus. — Rotule. — Ici la CIA, DDCI Ryan à l’appareil. J’ai besoin de parler au vice-président. — Une seconde, monsieur. Ce fut très court. — Ici Roger Durling. Salut, Ryan. — Bonjour, monsieur le vice-président. Nous avons un gros problème, monsieur. — Qu’est-ce qui a foiré ? J’ai tous les messages échangés sur la ligne rouge. Il y a vingt minutes, c’était tendu, mais ça pouvait encore aller. Qu’est-ce qui a bien pu merder ? — Monsieur, le président est convaincu qu’il y a eu un coup d’État en Union soviétique. — Quoi ? Mais c’est la faute à qui ? — C’est la mienne, monsieur, reconnut Ryan. Je suis le con qui lui a donné cette information. Mais peu importe, le président ne m’écoute plus. À sa grande surprise, Jack entendit un éclat de rire amer. — Ouais, et Bob ne m’écoute pas beaucoup non plus. — Monsieur, il faut absolument que nous parvenions à nous faire entendre. Nous avons des informations selon lesquelles il pourrait s’agir d’un acte terroriste. — C’est quoi, ces informations ? Jack le lui raconta en une minute. — C’est assez mince, remarqua Durling. — C’est peut-être mince, monsieur, mais c’est tout ce dont nous disposons, et ça vaut beaucoup mieux que tout ce que nous avions jusqu’à maintenant. — OK, attendez une minute. Pour le moment, donnez-moi votre évaluation de la situation. — Monsieur, je crois que le président se trompe, et que c’est bien Andrei Ilitch Narmonov qui est à l’autre bout. A Moscou, c’est bientôt l’aube, et le président Narmonov souffre du manque de sommeil, il a peur autant que nous et, à en croire son dernier message, il se demande si le président Fowler n’est pas devenu cinglé. Tout cela ne me dit rien de bon. D’après nos renseignements, il y a eu des incidents isolés entre forces américaines et soviétiques. Dieu seul sait ce qui s’est vraiment passé, mais les deux côtés l’interprètent comme une agression. Ce qui se produit en fait certainement, ce sont des actions chaotiques, les avant-gardes qui se rencontrent et qui se tirent dessus parce qu’on les a placées à un niveau d’alerte élevé. L’escalade s’entretient d’elle-même. — Je suis d’accord. Continuez. — Il faut que quelqu’un reprenne les choses en main, et vite. Monsieur, vous avez le devoir de parler au président. Il ne prend même plus le téléphone quand je l’appelle. Talbot et Bunker sont morts, il n’écoute plus personne. — Et Arnie Van Damm ? — Bordel ! s’écria Ryan. — Comment avait-il pu ne pas penser à Arnie ? — Où est-il ? — Je n’en sais rien, mais je pourrais demander aux services secrets de le trouver. Et Liz ? — C’est elle qui a eu cette brillante idée, que Narmonov n’était plus là. — Quelle putain ! fit Durling. Il avait travaillé dur et gaspillé son capital politique pour mettre Charlie Alden à ce poste. — OK, je vais essayer de l’appeler. Restez en ligne. — D’accord. * * * — Le vice-président, monsieur, sur la ligne six. Fowler appuya sur le bouton. — Faites vite, Roger. — Bob, il faut reprendre les choses en main. — Et qu’est-ce que vous croyez, je me tue à ça ! Durling était installé dans un fauteuil de cuir à haut dossier. Il ferma les yeux. Tout était dans le ton de la réponse. — Bob, vous faites empirer les choses au lieu de les améliorer. Il faut s’arrêter. Respirez un grand coup, marchez un peu, réfléchissez ! Nous n’avons aucune raison de croire que les Russes aient pu faire ça. Bon, je viens de discuter avec la CIA, et ils disent... — Ryan, vous voulez dire ? — Oui, il m’a informé d’un certain nombre de choses, et... — Ryan m’a menti. — Conneries que tout ça, Bob. Durling essayait de garder un ton calme. Il appelait ça sa voix de médecin de campagne. — Il ne ferait pas une chose pareille. — Roger, je crois vous connaître assez bien, mais je n’ai pas le temps de faire de psychanalyse. Il est possible que nous soyons sur le point de subir une attaque nucléaire. Mais vous, au moins, vous risquez de survivre. Je vous souhaite bonne chance, Roger. Attendez : un message arrive sur la ligne rouge. * * * PRÉSIDENT FOWLER : ICI ANDREI ILITCH NARMONOV QUI VOUS PARLE. L’UNION SOVIÉTIQUE N’A MENÉ AUCUNE ACTION AGRESSIVE CONTRE LES ÉTATS-UNIS, AUCUNE. NOUS N’AVONS AUCUN INTÉRÊT À TOUCHER À VOTRE PAYS. NOUS VOULONS QU’ON NOUS LAISSE TRANQUILLES ET POUVOIR VIVRE EN PAIX. JE N’AI AUTORISÉ AUCUNE ACTION CONTRE QUELQUE FORCE AMÉRICAINE OU QUELQUE CITOYEN AMÉRICAIN QUE CE SOIT. SI VOUS NOUS ATTAQUEZ, NOUS SERONS OBLIGÉS DE VOUS ATTAQUER À NOTRE TOUR, ET DES MILLIONS DE PERSONNES VONT MOURIR. ALLONS-NOUS FAIRE ÇA POUR UN ACCIDENT ? LE CHOIX VOUS APPARTIENT. JE NE PEUX PAS VOUS EMPÊCHER D’AGIR DE MANIÈRE IRRATIONNELLE. J’ESPÈRE QUE VOUS ALLEZ REPRENDRE LE CONTRÔLE DE VOUS-MÊME. TROP DE VIES SONT EN JEU POUR QUE VOUS OU MOI NOUS PERMETTIONS D’AGIR SANS RÉFLÉCHIR. — Au moins, on a déjà ça, nota Goodley. — Ouais, ça rend la situation légèrement meilleure. Ça va peut-être le calmer un peu, dit Ryan. Ce message va dans le bon sens. Vous ne pouvez pas dire à quelqu’un qui agit n’importe comment qu’il a perdu son... — Ryan, ici Durling. Ryan appuya sur le bouton. — Oui, monsieur le vice-président. — Il n’a pas voulu, il n’a pas voulu m’écouter, et puis il y a eu ce nouveau message, et il l’a plutôt mal pris. — Monsieur, vous pouvez ouvrir une ligne avec le SAC ? — Non, j’ai bien peur que non. Ils sont en conférence avec le NORAD et Camp David. C’est une bonne partie du problème, Jack, le président sait qu’il est vulnérable là-bas et il a peur... eh bien... — Ouais, tout le monde a peur, non ? Il y eut un long silence, et Jack se demanda si Durling ne se sentait pas coupable d’être relativement à l’abri. * * * À Rocky Flats, les échantillons furent placés dans un spectromètre gamma. Cela avait pris plus longtemps que prévu, à la suite d’une série de problèmes mineurs. Les opérateurs étaient protégés par un blindage et portaient des gants de caoutchouc au plomb, ainsi que des pantoufles spéciales pour sortir les échantillons des conteneurs plombés. Ils attendirent que le technicien mette en route la machine. — OK, c’est assez chaud, tout ça. La machine avait deux sorties, un écran cathodique et une imprimante. Elle mesurait l’énergie des photoélectrons générés par les rayonnements gamma. Quand on connaissait précisément le niveau d’énergie de ces électrons, il était possible d’identifier simultanément le nom de l’élément et de son isotope. Le spectre apparaissait sous forme d’une série de traits verticaux à l’écran, et leur hauteur relative indiquait la composition de l’échantillon en pourcentage. Pour avoir une mesure plus précise, il faudrait introduire l’échantillon dans un petit réacteur pour l’activer, mais ce système suffisait amplement pour l’instant. — Ouh là là, regarde ce pic de tritium ! Tu dirais quoi pour la puissance ? — Moins de quinze. — Il y a un sacré paquet de tritium, regarde ça ! Le technicien — il était étudiant en maîtrise — nota quelque chose sur son bloc et changea de gamme. — OK, le plutonium, nous avons pas mal de 239, du 240, du neptunium, de l’américium, du gadolinium, du curium, du prométhéum. L’uranium, du 235 et pas mal de 238... c’était un engin assez sophistiqué, les mecs. — Un raté, dit l’un des membres de l’équipe d’intervention nucléaire en lisant les chiffres. Nous sommes en présence des restes d’un long-feu. Ce n’était pas la réalisation d’un amateur. Tout ce tritium... putain, ce devait être un engin à deux étages, c’est trop pour une arme à fission dopée — c’est une merde de bombe H, oui ! Le technicien peaufina ses réglages. — Regardez la proportion de 239/240... — Va chercher le bouquin ! Sur l’étagère en face du spectromètre était posé un épais classeur recouvert de plastique rouge. — Savannah River, dit le technicien. Ils ont toujours eu des problèmes avec leur gadolinium... Hanford le fabrique d’une autre façon... eux, ils ont davantage de prométhéum... — Tu es fou ou quoi ? — Tu peux me croire, répliqua le technicien. Je fais mon mémoire sur les problèmes de contamination dans les usines de production de plutonium. Voilà, j’ai les chiffres. Il les lut à haute voix L’homme de l’équipe nucléaire chercha la bonne page. — On y est presque ! Redis-moi le chiffre ! — Sainte Marie Mère de Dieu ! L’homme se replongea dans le bouquin. — Savannah River... Ce n’est pas possible... — 1968, un bon cru. Ça vient de chez nous, c’est du plutonium de chez nous. Le chef d’équipe fut bien obligé de laisser tomber ses derniers doutes. — OK, j’appelle Washington. — On ne peut pas, fit le technicien en reprenant ses réglages. Les lignes interurbaines sont coupées. — Où est Larry ? — À l’hôpital presbytérien d’Aurora, il travaille avec les mecs du FBI. J’ai écrit son numéro sur un bout de papier, près du téléphone. Je pense qu’il peut prévenir Washington en passant par leur intermédiaire. * * * — Murray. — Hoskins, je viens d’avoir Rocky Flats. Dan, ça paraît dingue : l’équipe d’intervention dit que l’arme contenait du plutonium d’origine américaine. Je lui ai demandé de me confirmer, il l’a fait, en me disant qu’il avait aussi du mal y croire. Le plutonium est sorti de Savannah River, en 1968, le réacteur K. Ils ont tous les détails, il dit qu’il peut même savoir de quelle partie du réacteur K ça sort. Je n’y comprends rien, mais lui, c’est un expert. — Walt, comment veux-tu que j’arrive à faire croire ça à quelqu’un ? — Dan, c’est ce que m’a dit ce type. — Il faut que je lui parle. — Les lignes téléphoniques sont coupées, rappelle-toi. Je peux le faire venir ici en quelques minutes. — Vas-y, et vite. * * * — Ouais, Dan ? — Jack, l’équipe d’intervention vient de nous appeler depuis notre bureau de Denver. Les matières nucléaires de la bombe étaient d’origine américaine. — Quoi ? — Écoute, Jack, c’est ce qu’on a tous dit. L’équipe a ramassé des échantillons et les a analysés, et ils disent que l’uranium — non, le plutonium — vient de Savannah River, 1968. Leur chef arrive au bureau du FBI de Denver. Les lignes interurbaines sont coupées, mais je peux te le passer par notre réseau et tu pourras lui parler directement. Ryan regarda le spécialiste du service Science et Technologie. — Dites-moi ce que vous en pensez. — Savannah River, ils ont eu des problèmes là-bas, à peu près cinq cents kilos de plutonium ont disparu. Envolés. — Alors, ce sont bien des terroristes, dit Jack. — Ça se confirme, convint l’homme de S & T. — Mon Dieu, et dire qu’ils ne m’écoutent plus. Bon, il y a encore Roger Durling. * * * — C’est difficile à croire, déclara le vice-président. — Monsieur, ce sont des renseignements en béton, vérifiés par l’équipe d’intervention de Rocky Flats. C’est du solide, c’est scientifique. Ça peut paraître dingue, mais c’est ainsi. J’espère que c’est le cas, mon Dieu, pourvu que ce soit vrai. Durling entendait Ryan réfléchir. — Monsieur, nous sommes absolument certains qu’il ne s’agit pas d’une arme russe — c’est là ce qui compte. Nous sommes certains que ce n’était pas une arme soviétique. Dites-le au président sur-le-champ ! — Je vais le faire. Durling fit un signe au sergent télécom de l’armée de l’Air. — Oui, Roger, dit le président. — Monsieur, nous venons d’avoir une information importante. — Quoi encore ? Le président semblait épuisé. — Cela m’a été transmis par la CIA, mais l’origine en est le FBI. L’équipe d’intervention nucléaire a pu établir que les matières fissiles de la bombe ne sont pas d’origine russe, mais américaine. — Mais c’est complètement dingue ! s’exclama Borstein. Aucune de nos armes n’a disparu. Nous prenons le plus grand soin de ces foutus engins ! — Roger, c’est Ryan qui vous a raconté ça ? — Oui, Bob. Durling entendit un profond soupir. — Merci. La main du vice-président tremblait lorsqu’il reposa le téléphone. — Il ne veut rien entendre. * * * — Il va bien falloir qu’il l’admette, monsieur, puisque c’est vrai ! — Je suis à court d’idées. Vous aviez raison, Jack, il n’écoute plus personne. — Un message sur la ligne rouge, monsieur. PRÉSIDENT NARMONOV : VOUS M’ACCUSEZ D’AVOIR UNE CONDUITE IRRATIONNELLE. NOUS AVONS EU DEUX CENT MILLE MORTS, UNE ATTAQUE CONTRE NOS FORCES À BERLIN, UNE ATTAQUE CONTRE NOS FORCES NAVALES EN MÉDITERRANÉE ET DANS LE PACIFIQUE... — Il est sur le point d’y aller. Bon Dieu ! Nous avons tous les renseignements nécessaires pour l’arrêter et... — Je suis à court d’idées, répéta Durling. Ces conneries de messages sur la ligne rouge font empirer les choses au lieu de les améliorer, et... — On dirait que c’est le problème clé, non ? — Ryan leva les yeux. — Ben, vous savez conduire dans la neige ? — Ouais, mais... — Venez ! Ryan se précipita hors de la pièce. Ils prirent l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée, Jack entra en coup de vent au bureau de la sécurité. — Les clés de la bagnole ! — Ici, monsieur Un jeune homme complètement terrorisé les lui tendit. Les forces de sécurité de la CIA avaient leurs véhicules garés près du parking des VIP. Le quatre-quatre GMC bleu était ouvert. — Où allons-nous ? demanda Goodley en ouvrant la portière côté conducteur. — Au Pentagone, la porte de la Rivière, et faites vite. * * * — Qu’est-ce qui s’est passé ? La torpille avait commencé à tracer des cercles, mais sans exploser, et s’était finalement arrêtée, à court d’énergie. — La masse était trop faible pour la mise à feu magnétique — trop petite pour un impact... ça devait être un leurre, dit Dubinin. Où est le premier message que nous avons intercepté ? Un matelot le lui tendit. — Hélice endommagée suite collision. Bon Dieu ! Ce que nous pistions, c’était une machine en avarie, pas une hélice endommagée. Le commandant tapa du poing sur la table si violemment qu’il se fit saigner. — Venir au nord, émission sonar ! * * * — Oh merde. CO de sonar, nous avons un sonar actif au unité-neuf-zéro. — Préparez les armes ! — Commandant, si nous sortons le moteur hors-bord, nous ferons deux ou trois noeuds de mieux, dit Claggett. — Trop bruyant ! répliqua sèchement Ricks. — Commandant, nous sommes noyés dans le bruit de surface, et les hautes fréquences émises par le hors-bord n’ont pas grande importance. Il a un sonar actif basse fréquence, et il nous détectera de toute façon, que nous soyons bruyants ou pas. Il faut que nous augmentions la distance à tout prix ; s’il s’approche trop, l’Orion ne pourra pas l’attaquer. — On va le renvoyer. — Mauvaise idée, commandant. Snapcount est en vigueur, et notre mission prioritaire consiste à lancer les missiles. Remettre des bouées à l’eau nous indiquera au moins où nous devons surveiller. Commandant, nous devons rester hors de portée de son sonar actif, nous ne pouvons pas prendre le risque de tirer. — Non ! ASM, continuez ! — Bien, commandant. — Officier trans, dites à l’Orion de venir nous donner un coup de main ! — C’est le dernier, mon colonel. — Eh bien, on est allés assez vite, dit le commandant du régiment. — Les garçons commencent à être entraînés, répondit le major qui se tenait à côté de lui. Ils regardaient le dixième et dernier corps de rentrée que l’on sortait d’un SS-18 à Aleysk. — Faites attention, sergent. C’était à cause de la glace. Quelques minutes plus tôt, de la neige était entrée dans le silo, les gens en bottes l’avaient écrasée et fait fondre, mais il faisait moins de zéro, et elle avait aussitôt regelé pour former une mince couche de glace invisible. Le sergent était en train de reculer sur la passerelle amovible lorsqu’il glissa et lâcha la clé qu’il tenait. Elle rebondit en tournoyant, le sergent essaya sans succès de la rattraper, et elle tomba dans le vide. — Tirez-vous ! cria le colonel. Le sergent n’avait pas besoin qu’on le lui dise deux fois. Le caporal qui conduisait la grue posa la tête et sauta de son véhicule. Ils savaient tous où se mettre à l’abri. La clé tomba en chute libre presque jusqu’au fond, mais toucha un appendice et rebondit sur le côté. Elle perça en deux endroits la peau du premier étage, qui constituait également l’enveloppe des réservoirs de combustible et d’oxydant. Les deux composés commencèrent à fuir, sous forme de légères fumées — quelques grammes seulement —, mais ces produits étaient très réactifs, et ils prirent feu en entrant en contact. Il y avait alors deux minutes que la clé était tombée. L’explosion fut très forte. À deux cents mètres du silo, le colonel fut jeté à terre. Instinctivement, il se laissa rouler derrière un gros sapin pour laisser passer l’onde de choc. Quand il se releva, le silo était surmonté d’une colonne de flammes. Ses hommes étaient tous sains et saufs — un vrai miracle. Sa première pensée, pleine de cet humour étrange que l’on ressent quand on vient d’échapper à la mort, fut : « Eh bien, ça fait toujours un missile de moins dont auront à se soucier les Américains ! » * * * Les caméras du satellite DSPS étaient pointées sur le site de missiles russes, il ne pouvait manquer la bouffée d’énergie. Le signal fut transmis à Alice Springs, Australie, puis de là vers un satellite de télécommunications de l’armée de l’Air américaine qui le relaya en Amérique du Nord. Le tout avait pris une demi-seconde. — Lancement possible, lancement possible à Aleysk ! En un éclair, tout changea pour le major général Joe Borstein. Ses yeux se concentrèrent sur l’écran temps réel, et sa première réaction fut que c’était arrivé, en dépit de tout, les changements, le progrès, les traités. C’était arrivé, il le voyait de ses yeux et il serait encore là à le regarder quand le SS-18 marqué de son nom atterrirait sur le mont Cheyenne... Ce n’était pas comme lancer des bombes sur le pont Paul-Doumer, ou poursuivre des chasseurs au-dessus de l’Allemagne, c’était la fin du monde. Borstein avait la voix étranglée. — Je n’en vois qu’un... où est le missile ? — Pas de missile, pas de missile, pas de missile, annonça un capitaine féminin. L’éclair est trop violent, on dirait une explosion. Pas de missile, pas de missile. Il ne s’agit pas d’un lancement, je répète, il ne s’agit pas d’un lancement. Borstein regardait ses mains trembler. Cela ne lui était pas arrivé quand il avait été abattu, lorsqu’il s’était écrasé à Edwards, ni quand il pilotait son avion par des temps de chien. Il regarda ses hommes tout autour de lui, et vit sur leurs visages qu’ils avaient ressenti la même chose que lui au creux de l’estomac. Jusqu’à maintenant, c’était un peu comme s’ils assistaient à un film d’horreur, mais là, ce n’était plus du cinéma. Il décrocha la ligne du SAC et coupa celle de Camp David. — Pete, tu as assisté à ce qui vient de se passer ? — Bien sûr, Joe. — Nous, euh... il faudrait qu’on calme le jeu, Pete. Le président perd les pédales. Le CINC-SAC attendit une fraction de seconde pour répondre. — Moi aussi, j’ai perdu les pédales, mais maintenant, ça va. — Ouais, je t’ai entendu, Pete. — Bon Dieu, qu’est-ce que c’était ? Borstein bascula son interrupteur. — Monsieur le président, c’était une explosion sur le site de lancement de missiles d’Aleysk. Nous, euh... nous avons bien sûr eu peur un moment, mais il n’y a pas de missile en vol — je répète, monsieur le président, il n’y a pas de missile en vol à l’heure qu’il est. C’était une fausse alerte. — Alors, qu’est-ce que ça signifie ? — Monsieur, je n’en sais rien. Peut-être... ils faisaient peut-être de la maintenance sur les missiles, et ils ont eu un accident. C’est déjà arrivé nous avons eu le même problème avec le Titan-II. — Le général Borstein a raison, confirma simplement CINC-SAC. C’est pour cela que nous nous sommes débarrassés du Titan-II... monsieur le président ? — Oui, général ? — Monsieur, je recommande que nous essayions de calmer les choses. — Et comment allons-nous faire ? Fowler aurait bien aimé qu’on le lui dise. Et si ça avait un rapport avec leur niveau d’alerte ? * * * La route le long de George-Washington Parkway se fit sans histoire. L’avenue était couverte de neige, mais Goodley réussit à mener son quatre-quatre à soixante à l’heure sans perdre un instant le contrôle de son véhicule, en slalomant parmi les voitures abandonnées comme un pilote de Formule un à Daytona. Il pénétra au Pentagone par la porte du Fleuve. Le garde civil habituel était maintenant doublé par un soldat en armes, dont le M-16 était indubitablement chargé. — CIA ! fit Goodley. — Attendez. — Ryan tendit son badge. — Mettez-le dans l’orifice, je crois que ça marche ici. Goodley s’exécuta. Le badge de Ryan avait le bon code. La barrière se leva, et ils purent passer. Le soldat fit un signe de tête. Si le passe marchait, tout était OK, non ? — Allez directement à la première porte. — Je vais me garer ? — Laissez la voiture ici et venez avec moi. Les mesures de sécurité avaient également été renforcées à l’intérieur. Jack essaya de franchir le détecteur de métaux, mais fut stoppé net : de la monnaie dans sa poche. De rage, il la jeta par terre. — Le NMCC ? — Venez avec moi, monsieur. L’entrée du Centre national de commandement était protégée par une épaisse vitre anti-balles, derrière laquelle se trouvait une femme sergent noire armée d’un revolver. — CIA, il faut que j’entre. Ryan posa son badge contre le lecteur, et cela marcha une fois encore. — Qui êtes-vous, monsieur ? lui demanda un officier marinier. — Le directeur adjoint de la CIA. Conduisez-moi au responsable. — Suivez-moi, monsieur. Celui que vous voulez voir est le capitaine de vaisseau Rosselli. — Capitaine de vaisseau ? Il n’y a pas d’officier général ? — Le général Wilkes est perdu on ne sait où, monsieur. Nous ne savons pas où il est. L’officier marinier franchit une porte. Ryan vit en entrant un capitaine de vaisseau et un lieutenant-colonel de l’armée de l’Air, un grand panneau de renseignements et une multitude de téléphones. — C’est vous, Rosselli ? — Oui, et qui êtes-vous ? — Jack Ryan, directeur adjoint de la CIA. — Vous n’avez pas choisi le meilleur endroit pour faire un tour, par les temps qui courent, remarqua le colonel Barnes. — Il y a du nouveau ? — Eh bien, nous venons de repérer ce qui pourrait bien être un lancement de missile chez les Russes. — Putain ! — On n’a pas détecté de missile, il s’agit peut-être d’une explosion dans un silo. Vous avez d’autres informations ? — Il faudrait que j’appelle le FBI, et ensuite, j’ai besoin de vous parler à tous les deux. — C’est dingue, dit Rosselli, deux minutes plus tard. — Pas impossible. — Ryan prit le téléphone. — Dan, ici Jack. — Mais où diable es-tu, Jack ? Je viens d’appeler Langley. — Au Pentagone. Tu as du nouveau, pour la bombe ? — Attends, je suis en liaison avec Larry Parsons, le patron de l’équipe d’intervention. Il est en ligne. — OK, ici Ryan, directeur adjoint de la CIA. Je vous écoute. — La bombe contenait du plutonium d’origine américaine, nous en sommes sûrs. On a repris quatre fois les analyses de l’échantillon. L’usine de Savannah River, février 68, le réacteur K. — Vous en êtes sûrs ? demanda Jack, en espérant de toutes ses forces que la réponse serait oui. — Sûrs et certains, aussi fou que ça paraisse. Ça venait de chez nous. — Quoi d’autre ? — Murray me dit que vous avez eu des difficultés pour estimer la puissance. Je suis allé là-bas. C’était un engin de faible puissance, moins de quinze — je veux dire, unité-cinq kilotonnes. Il y avait des survivants sur les lieux — pas beaucoup, mais j’en ai vu de mes propres yeux. Je ne sais pas ce qui a foutu en l’air la première estimation, mais je suis allé là-bas et je puis vous affirmer que c’était une bombe de faible puissance. On dirait aussi qu’il y a eu long-feu. Nous essayons d’affiner ces résultats — mais je vous ai dit le plus important. Il est certain que la matière nucléaire était d’origine américaine. Sûr à cent pour cent. Rosselli se pencha pour vérifier que la ligne du FBI était bien protégée. — Attendez une minute. Monsieur, je suis le capitaine de vaisseau Rosselli. J’ai une maîtrise en physique nucléaire. Juste pour vérifier ce que je viens d’entendre, je voudrais que vous me donniez la proportion de 239/240, d’accord ? — Attendez, je vais... OK, il y a neuf-huit point neuf-trois pour cent de 239 et en 240, zéro point quatre-cinq. Vous voulez les éléments à l’état de traces ? — Non, ça va. Merci, monsieur. Rosselli se redressa et dit tranquillement : — Ou il dit la vérité, ou il est sacrément doué pour mentir. — Commandant, je suis content que vous soyez d’accord. J’ai besoin que vous fassiez quelque chose. — Et quoi donc ? — J’ai besoin d’accéder à la ligne rouge. — Je ne peux pas vous y autoriser. — Commandant, vous avez gardé une copie des messages ? — Non, ni Rocky ni moi n’en avons eu le temps. Nous avions trois affaires chaudes en cours et... — Allons jeter un coup d’oeil. Ryan n’était encore jamais venu, ce qui lui parut tout d’un coup bizarre. Les copies de messages étaient archivées sur une planchette. Il y avait six personnes dans la salle, et elles étaient toutes pâles comme la mort. — Putain, Ernie ! fît Rosselli. — Rien d’autre depuis ? demanda Jack. — Rien depuis celui qu’a envoyé le président il y a vingt minutes. — Ça se passait plutôt bien quand je suis venu juste après... — Oh, mon Dieu..., fit Rosselli quand il eut terminé sa lecture. — Le président a perdu le nord, dit Jack. Il refuse de prendre en compte les renseignements que je lui donne, il refuse d’écouter le vice-président Durling. Maintenant, tout est très simple, n’est-ce pas ? Je connais le président Narmonov, il me connaît. Avec ce que vient de nous fournir le FBI, et que vous venez d’entendre à votre tour, commandant, je crois que je suis en mesure de réussir quelque chose. Sinon... — Monsieur, ce n’est pas possible, répliqua Rosselli. — Et pourquoi ? demanda Jack. Son coeur battait à tout rompre, mais il se força à respirer régulièrement Il fallait qu’il garde son calme... qu’il garde son calme. — Monsieur, sur cette liaison, seules deux personnes ont le droit de... — L’une d’entre elles et peut-être les deux à l’heure qu’il est n’ont plus toute leur tête. Je ne peux pas vous obliger à le faire, mais je vous demande de réfléchir. Il y a un instant, vous avez utilisé votre tête, servez-vous-en encore une fois, dit calmement Ryan. — Monsieur, on ira en taule si on fait ça, intervint le superviseur du réseau. — Encore faudrait-il que vous soyez encore en vie, lui répondit Jack. Nous sommes sous le régime de Snapcount. Vous savez ce que ça veut dire. Commandant Rosselli, vous êtes l’officier présent le plus ancien, je vous demande d’appeler. — Je veux voir tout ce que vous écrivez avant transmission. — Ça me paraît normal. Je peux taper moi-même ? — Oui. Vous tapez, c’est vérifié et chiffré avant transmission. Un sergent de marines lui fît une petite place. Jack s’assit, alluma une cigarette, sans tenir compte des panneaux d’interdiction de fumer ANDREI ILITCH, tapa lentement Ryan, ICI JACK RYAN. ALLUMEZ-VOUS TOUJOURS DES FLAMBÉES DANS VOTRE DATCHA ? — OK ? Rosselli fît un signe d’approbation au sous-officier assis près de Ryan. — Transmettez. * * * — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le ministre de la Défense. Quatre hommes s’affairaient autour du terminal, un major de l’armée soviétique traduisait. — Il y a quelque chose qui ne va pas, dit l’officier des transmissions. C’est... — Répondez : « Vous souvenez-vous qui vous a bandé le genou ? » — Quoi ? — Envoyez ça ! dit Narmonov. Ils attendirent encore deux minutes. VOTRE GARDE DU CORPS ANATOLIY M’A PORTÉ SECOURS, MAIS MON PANTALON ÉTAIT FOUTU. — C’est bien Ryan. — Il faut que vous vous en assuriez, dit Golovko. * * * Le traducteur regardait l’écran. — Il dit : « Et comment va notre ami ? » Ryan tapa : IL A ÉTÉ ENTERRÉ AVEC LES HONNEURS À CAMP DAVID. — Mais bon dieu ? demanda Rosselli. — Il n’y a pas vingt personnes au monde qui soient au courant. Il s’assure que c’est bien moi, fit Jack. Ses doigts étaient moites sur le clavier. — Ça ressemble à un tas de conneries. — OK, parfait, c’est des conneries, mais ça ne fait de mal à personne, non ? demanda Ryan. — Transmettez. * * * — Mais qu’est-ce que c’est que ce merdier ? cria Fowler. Qui fait... ? * * * — Commandant, nous avons un message du président. Il nous donne l’ordre de... — N’en tenez pas compte, dit froidement Jack. — Mais bon dieu, je ne peux pas ! — Commandant, le président ne sait plus ce qu’il fait. Si vous le laissez me clouer le bec, votre famille, la mienne, et des tas de gens vont mourir. Commandant, vous avez prêté serment à la Constitution, pas au président. Maintenant, regardez ces messages et dites-moi que je fais quelque chose de mal ! — De Moscou, dit l’interprète : « Ryan, qu’est-ce qui se passe ? » * * * PRÉSIDENT NARMONOV : NOUS AVONS ÉTÉ VICTIMES D’UN ACTE TERRORISTE. LA PLUS GRANDE CONFUSION A RÉGNÉ ICI, MAIS NOUS N’AVONS PAS DE PREUVE FORMELLE QUANT À LA PROVENANCE DE CETTE ARME. NOUS SOMMES CERTAINS QUE CETTE ARME N’EST PAS SOVIÉTIQUE. JE RÉPÈTE NOUS SOMMES CERTAINS QUE CETTE ARME N’EST PAS SOVIÉTIQUE. NOUS ESSAYONS MAINTENANT D’ARRÊTER LES TERRORISTES. CE SERA SANS DOUTE FAIT DANS LES MINUTES QUI VIENNENT. — Répondez : « Pourquoi votre président nous en a-t-il accusés ? » Nouvelle attente de deux minutes. PRÉSIDENT NARMONOV : NOUS AVONS ÉTÉ VICTIMES D’UNE GRANDE CONFUSION. NOUS AVIONS EU DES RAPPORTS SELON LESQUELS DES REMOUS POLITIQUES SE PRODUISAIENT EN UNION SOVIÉTIQUE. CES RAPPORTS ÉTAIENT FAUX, MAIS ILS NOUS ONT INDUITS EN ERREUR. EN OUTRE, D’AUTRES INCIDENTS ONT MIS LE FEU AUX POUDRES DES DEUX CÔTÉS. — Pete, allez là-bas le plus vite possible, et arrêtez cet homme ! * * * — Il demande : « Que suggérez-vous ? » JE VOUS DEMANDE DE NOUS FAIRE CONFIANCE, ET DE FAIRE EN SORTE QUE NOUS PUISSIONS VOUS FAIRE CONFIANCE. NOUS DEVONS TOUS DEUX SORTIR DE CETTE SITUATION. JE SUGGÈRE QUE VOUS ET NOUS RÉDUISIONS LE NIVEAU D’ALERTE DE NOS FORCES STRATÉGIQUES ET QUE NOUS DONNIONS L’ORDRE À NOS TROUPES DE RESTER SUR PLACE OU DE S’ÉLOIGNER DE L’UNITÉ AMÉRICAINE OU SOVIÉTIQUE LA PLUS PROCHE ET, SI POSSIBLE, DE CESSER IMMÉDIATEMENT LE FEU. — Alors ? demanda Ryan. — Transmettez. * * * — Vous croyez que cela pourrait être un piège ? demanda le ministre de la Défense. Est-ce que ce n’est pas un piège ? — Golovko ? — Je crois qu’il s’agit bien de Ryan, et je le crois sincère. Mais peut-il convaincre son président ? Narmonov fit quelques pas en silence, repensant à l’histoire, à Nicolas II. — Si nous réduisons notre niveau d’alerte... ? — Alors, ils pourront nous frapper, et notre aptitude à répliquer sera réduite de moitié ! — La moitié, est-ce suffisant ? demanda Narmonov, entrevoyant une porte de sortie, se penchant pour l’atteindre, priant pour que cette ouverture soit sérieuse. Avec la moitié, sommes-nous encore en mesure de les détruire ? — Eh bien... — Le ministre de la Défense hocha la tête. — Certainement, nous aurions encore plus du double de ce qui serait nécessaire pour les détruire, c’est ce que nous appelons la surcapacité. * * * — Monsieur, voici la réponse des Soviétiques : RYAN : SUR MON ORDRE, QUI EST ENVOYÉ EN MÊME TEMPS QUE VOUS LISEZ CECI, LES FORCES STRATÉGIQUES SOVIÉTIQUES RÉDUISENT LEUR NIVEAU D’ALERTE. NOUS MAINTENONS NOS DISPOSITIONS DÉFENSIVES POUR LE MOMENT, MAIS NOUS RÉDUIRONS LE NIVEAU DE NOS FORCES OFFENSIVES À UN NIVEAU MOINS ÉLEVÉ, ENCORE SUPÉRIEUR CEPENDANT À CELUI DU TEMPS DE PAIX. SI VOUS EN FAITES AUTANT, JE PROPOSE UN MOUVEMENT DE RETRAIT PROGRESSIF ET BILATÉRAL AU COURS DES CINQ HEURES QUI VIENNENT. Jack laissa tomber sa tête sur le clavier, et pianota ainsi quelques caractères qui apparurent sur l’écran. — Je pourrais avoir un verre d’eau ? J’ai la gorge un peu sèche. * * * — Monsieur le président, dit Fremont. — Oui, général ? — Monsieur, peu importe comment cela s’est fait, je crois que c’est une bonne idée. D’un côté, Fowler avait bien envie de balancer sa tasse de café contre le mur, mais il réussit à s’en empêcher. — Que recommandez-vous ? — Monsieur, rien que pour en être sûrs, nous attendons d’avoir la preuve d’une baisse de leur niveau d’alerte. Quand c’est fait, nous en faisons autant de notre côté. Pour commencer — immédiatement —, nous pouvons annuler Snapcount sans dégradation réelle de notre état de préparation. — Général Borstein ? — Monsieur, je partage cet avis, dit la voix du NORAD. — Général Fremont, approuvé. * * * — Merci, monsieur le président. Nous prenons immédiatement les mesures nécessaires. Le général Peter Fremont, de l’armée de l’Air des États-Unis, commandant en chef des Forces aériennes stratégiques, se retourna vers son chef d’état-major adjoint (opérations). — Maintenez les avions en alerte, mais au sol. Ne changez rien pour les missiles. * * * — Contact... relèvement trois-cinq-zéro... distance sept mille six cents mètres. Ils avaient dû attendre plusieurs minutes cette détection. — Préparez-la. Pas de fil, distance d’activation quatre mille mètres après le lancement. Dubinin regarda au-dessus de lui : il ne comprenait pas pourquoi l’avion n’avait pas exécuté une seconde attaque. — Torpille parée ! dit l’officier ASM quelques instants plus tard. — Message sur la VLF ! dit l’officier trans à l’interphone. — C’est celui qui annonce la fin du monde, soupira le commandant. Eh bien, nous avons tiré nous aussi, non ? Ç’aurait été réconfortant de penser que leur action allait sauver des vies, mais il savait bien que ce n’était pas le cas. Cela rendrait seulement les Soviétiques capables de tuer davantage d’Américains, ce qui n’était pas exactement la même chose. Les armes nucléaires étaient le mal absolu. — On descend ? Dubinin fit non de la tête. — Non, le bruit de surface leur cause davantage de problèmes que je ne pensais. Nous sommes sans doute plus en sécurité ici. Venez par la droite au zéro-neuf-zéro. Cessez les émissions sonar, et montez à dix noeuds. Une autre voix à l’interphone. — Nous avons le message : « Cessez toutes les hostilités ! » — Immersion d’écoute, vite ! * * * La police mexicaine se montra très coopérative, et l’espagnol courant que parlaient Clark et Chavez n’avait pas fait de mal. Quatre inspecteurs en civil de la police fédérale se tenaient avec les agents de la CIA dans la salle d’attente, tandis que quatre autres en uniforme et armés d’automatiques légers attendaient un peu plus loin. — Nous n’avons pas assez de monde, s’inquiéta celui qui commandait les fédéraux. — Il vaudrait mieux faire ça à l’extérieur de l’avion, dit Clark. — Muy bueno, señor. Vous pensez qu’ils sont armés ? — Non, je ne crois pas. Les armes sont dangereuses quand on voyage. — Ça a quelque chose à voir avec Denver ? Clark se retourna et fit un signe de tête affirmatif. — Oui, nous le pensons. — Ce sera intéressant de voir à quoi peuvent bien ressembler de tels hommes. L’inspecteur voulait naturellement parler de leurs yeux, il avait vu les photos. Le DC-10 se rangea devant la passerelle d’accès et coupa ses trois réacteurs. La rampe se recala de quelques mètres pour se placer en face de la porte avant. — Ils voyagent en première, dit John, mais la remarque était superflue. — Si. La compagnie dit qu’il y a quinze passagers en première, et on leur a demandé de garder les autres à bord. Vous verrez, señor Clark, nous connaissons notre métier. — Je n’en doute pas. Pardonnez-moi si j’ai pu vous donner une autre impression, Teniente. — Vous appartenez à la CIA, n’est-ce pas ? — Je n’ai pas le droit de le dire. — Alors, vous en faites partie. Qu’allez-vous faire d’eux ? — Nous parlerons, dit simplement Clark. L’hôtesse ouvrit la porte de l’appareil, deux inspecteurs de la police fédérale prirent place à gauche et à droite, la veste ouverte. Clark priait pour qu’il n’y ait pas de fusillade. Les gens commencèrent à sortir, on entendait les habituels cris de joie des retrouvailles. — Bingo, dit tranquillement Clark. Le lieutenant de la police remonta sa cravate, c’était le signal convenu pour montrer les deux hommes à ses agents près de la porte. Ils facilitèrent bien les choses en sortant les derniers. Clark remarqua que Qati avait l’air pâle et malade, le vol avait peut-être été difficile. Il passa par-dessus la barrière de corde. Chavez en fit autant en souriant et appela un passager qui les regardait, complètement ébahi. — Ernesto ! dit John, en courant vers lui. — J’ai peur que vous fassiez erreur. Clark se dirigea droit derrière lui. Ghosn mit du temps à réagir, un peu assommé par le vol, moins sur ses gardes depuis qu’il croyait s’en être tiré. Le temps de faire un geste, il était saisi par-derrière. Un policier lui enfonça le canon de son arme dans la nuque, on lui passa les menottes. — Je veux bien être pendu, fit Chavez. C’est toi, le mec aux bouquins ! Nous nous sommes déjà rencontrés, chéri. — Qati, dit John à l’autre. On les avait déjà fouillés, ils n’étaient pas armés. — Ça fait des années que j’avais envie de faire connaissance. Clark prit leurs billets, la police allait s’occuper de leurs bagages. On les emmena rapidement. Les autres passagers de la classe touriste et affaires ne se douteraient pas de ce qui venait de se passer avant que leurs familles ne le leur racontent dans quelques minutes. — Ça c’est passé en douceur, lieutenant, dit Jack à l’officier. — Je vous l’ai dit, nous connaissons notre affaire. — Pourriez-vous demander à l’un de vos hommes d’appeler l’ambassade et de leur dire que nous les avons pris vivants tous les deux ? Les huit hommes allèrent attendre dans une petite pièce tandis qu’on ramassait les bagages. Il était possible qu’on y trouve des preuves, et il n’y avait pas le feu. Le lieutenant de la police mexicaine les observait soigneusement, mais il ne vit rien qu’il n’ait déjà vu sur le visage d’une centaine de meurtriers. C’était un peu décevant, même pour un flic expérimenté comme lui. On fouilla leurs bagages, mais, mis à part quelques médicaments — qui se révélèrent ne pas être des narcotiques —, ils ne contenaient rien de particulier. La police emprunta un minibus pour les conduire jusqu’au Gulfstream. — J’espère que Mexico vous a plu, dit le lieutenant lorsqu’ils se séparèrent. — Mais bon sang, qu’est-ce qui se passe ? demanda le pilote. Elle portait des vêtements civils, mais c’était en fait un commandant de l’armée de l’Air. — Je vais vous expliquer, répondit Clark. Vous allez conduire cet avion à Andrews. M. Chavez et moi-même allons nous installer à l’arrière pour nous entretenir avec ces deux messieurs. Vous n’avez rien vu, rien entendu, vous n’aurez même pas le droit de penser à ce qui se passera derrière. — Mais... — Vous voyez, mon commandant, vous commencez à penser. Je ne veux pas que vous pensiez à quoi que ce soit. Je me suis bien fait comprendre ? — Oui, monsieur. — Alors, foutons le camp d’ici. Le pilote et le copilote regagnèrent le cockpit, les deux techniciens des transmissions s’assirent devant leurs consoles et tirèrent le rideau qui les séparait de la cabine principale. Quand Clark se retourna, il vit ses deux invités échanger des regards. Cela ne lui plaisait guère. Il ôta sa cravate à Qati et s’en servit pour lui bander les yeux, Chavez en fit autant avec l’autre. Ils les bâillonnèrent, puis Clark alla chercher à l’avant des casques à leur mettre sur les oreilles. Pour terminer, ils les installèrent dans deux sièges aussi éloignés que possible. John attendit que l’avion ait décollé avant de passer à la suite. La torture lui répugnait, mais il avait besoin de savoir tout de suite, et il était prêt à faire ce qu’il fallait pour cela. * * * — Torpille à l’eau ! — Putain, il nous colle au train ! Ricks se retourna. — Plus grande vitesse possible, venez par la gauche au deux-sept-zéro. Second, préparez la riposte ! — Bien, prêt à lancer d’urgence, dit Claggett. Unité-huit-zéro, début d’activation trois mille, immersion de recherche initiale deux cents. — Paré ! — Vérifiez et lancez ! — Tube trois parti, commandant. C’était une tactique classique. La torpille lancée en route inverse obligerait au minimum l’autre type à couper le fil de la sienne. Ricks était déjà au local sonar. — On n’a pas eu le transitoire de lancement, commandant, et je n’ai pas repéré la torpille très tôt non plus. Le bruit de surface... — On descend ? demanda Ricks à Claggett. — Ce bruit de surface risque d’être notre meilleur allié. — OK, Dutch... vous aviez raison, j’aurais dû descendre le hors-bord. — Message VLF, commandant — Snapcount est annulé. — Annulé ? demanda Ricks, qui n’en croyait pas ses oreilles. — Oui, annulé, commandant. — Mauvaise nouvelle, fit Claggett. * * * — Alors, c’est quoi maintenant ? demanda le Tacco. Le message qu’il tenait à la main était aberrant. — On a fini par retrouver ce salopard. — Gardez le même cap. — Commandant, il a tiré sur le Maine ! — Je sais, mais je ne peux pas l’attaquer. — Mais c’est dingue, commandant ! — Je sais bien, dut admettre le Tacco. * * * — Vitesse ? — Six noeuds, commandant — la machine dit que les paliers sont dans un sale état. — Si nous essayons de forcer l’allure..., gronda Ricks. Claggett approuva de la tête. — ... ça se déglingue de partout. Je crois qu’il est temps de lancer des leurres. — Allez-y. — Local leurres, lancez. — Claggett se retourna. — Nous n’allons pas assez vite pour que ça vaille le coup de virer de bord. — Je crois que c’est du pareil au même. — Ça pourrait être pire. Pourquoi diable croyez-vous qu’ils ont annulé Snapcount ? demanda le second qui regardait l’écran sonar. — Second, je crois que le risque de guerre est écarté... Je me suis mal démerdé, hein ? — Merde, commandant, qui pouvait le savoir ? Ricks se retourna. — Merci, second. — La torpille est active, modes recherche et écoute alternés, relèvement unité-six-zéro. * * * — Torpille, Mark 48 américaine, relèvement trois-quatre-cinq, elle commence à émettre ! — Vapeur avant quatre, même cap ! ordonna Dubinin. — Contre-mesures ? demanda le starpom. Le commandant fit non de la tête. — Non, nous sommes en limite de portée de détection... et ça lui donnerait une raison de virer. L’état de la mer va nous aider. Nous ne sommes pas supposés nous battre par gros temps, reprit Dubinin. C’est difficile pour les appareils de détection. — Commandant, j’ai un message satellite : « À tous, dégagez et éloignez-vous de toutes forces hostiles, n’agissez que pour assurer votre autodéfense. » — Je vais passer en cour martiale, fit tranquillement Valentin Borissovitch Dubinin. — Mais vous n’avez rien fait de mal, vous avez réagi comme il fallait à chaque... — Merci, j’espère que vous voudrez bien témoigner en ma faveur. — Le signal change, changement d’incidence, la torpille s’éloigne de nous vers l’ouest, annonça le lieutenant de vaisseau Rykov. Le premier changement de route programmé a dû être à droite. — Dieu soit loué, ce n’était pas à gauche. Je crois que nous allons en réchapper. Maintenant, si seulement notre torpille pouvait manquer son but... * * * — Commandant, elle se rapproche toujours. La torpille est probablement en mode acquisition, émission continue. — Elle est à moins de deux mille yards, dit Ricks. — Ouais, approuva Claggett. — Essayez encore les leurres — putain, envoyez-les à courir. La situation tactique empirait. Le Maine n’allait pas assez vite pour qu’une manoeuvre évasive ait des chances d’aboutir. Les leurres emplissaient la mer de bulles, et même s’ils arrivaient à tromper la torpille russe en virant — leur seul véritable espoir — il fallait bien se dire que, lorsqu’elle aurait traversé le nuage, son sonar retrouverait le Maine. Peut-être une succession continue de faux échos finirait-elle par saturer la tête chercheuse. C’était la seule carte à jouer pour l’instant. — Remontons près de la surface, ajouta Ricks. Claggett lui jeta un regard et fit signe qu’il avait compris. — Ça ne marchera pas, commandant. Je l’ai perdue sur l’arrière, elle est dans le baffle. — Surface ! ordonna Ricks. Chassez partout ! — On essaie de lui faire acquérir la surface ? — Et après ça, je suis à court d’idées, second. — Je viens à gauche, parallèle aux lames ? — OK, allez-y. Claggett retourna au central. — Hissez le périscope ! Il fit un tour d’horizon rapide, et vérifia le cap. — Venir par la droite au zéro-cinq-cinq ! L’USS Maine fit surface une dernière fois dans des creux de dix mètres. L’obscurité était presque totale. La coque ronde comme un tonneau dansait dans les rouleaux, le sous-marin avait du mal à venir au nouveau cap. Ils avaient commis une erreur en lançant les leurres. La torpille russe était active, mais elle suivait essentiellement le sillage. Son sonar avait repéré les bulles, et la suite de leurres constituaient une trace parfaite qui s’interrompit soudain. Quand le Maine fît surface, il s écarta de cette chaîne de bulles. La physique reprit le dessus. Les turbulences gênèrent le logiciel de poursuite de sillage, et la torpille entama une recherche circulaire, juste sous la surface. Au troisième tour, elle trouva un écho particulièrement fort au milieu de toutes ces formes confuses. Elle se rapprocha et activa sa mise à feu magnétique. L’arme russe était moins sophistiquée que la Mark 50 américaine, elle ne pouvait remonter au-dessus de vingt mètres, et cela lui évita de se faire happer par la surface. Le champ magnétique se comportait comme une toile d’araignée invisible, et lorsqu’il fut perturbé par la présence d’une masse métallique... La charge de mille kilos explosa à quinze mètres de l’arrière du Maine, déjà endommagé par la collision. Le sous-marin de douze mille tonnes trembla comme s’il avait été éperonné. Les klaxons d’alarme retentirent aussitôt. — Alarme voie d’eau, alarme voie d’eau machine ! Ricks décrocha le téléphone. — C’est grave ? — Faites évacuer tout le monde, commandant ! — Aux postes d’évacuation ! Larguez les radeaux de survie ! Transmettez ce message : « En avarie, nous coulons », et indiquez notre position ! * * * — Commandant Rosselli ! Message flash. Ryan leva les yeux. Il avait bu son verre d’eau, puis avait pris du bicarbonate. Peu importait ce message, l’officier de marine pouvait s’en occuper. — Vous êtes M. Ryan ? lui demanda un homme en civil. Il y en avait deux autres derrière lui. — Oui, c’est moi. — Services secrets, monsieur. Le président nous a donné l’ordre de vous arrêter. Jack éclata de rire. — Et pourquoi ? L’agent se sentit soudain mal à l’aise. — Il ne nous l’a pas dit, monsieur. — Je ne suis pas flic, mais mon père l’était. Je ne pense pas que vous ayez le droit de m’arrêter sans raison. La loi, vous savez ? La Constitution. « Préserver, protéger, et défendre. » L’agent eut un instant de flottement. Il avait reçu des ordres de quelqu’un à qui il devait obéissance, mais il connaissait trop bien son métier pour enfreindre la loi. — Monsieur, le président m’a dit... — Bon, je vais vous dire ce que vous devriez faire. Je suis assis là, et vous pouvez appeler le président, prenez le téléphone et essayez de savoir pourquoi. Je ne vais pas m’enfuir. Jack alluma une cigarette et décrocha un autre appareil. — Allô ? — Salut, chérie. — Jack ! Mais qu'est-ce qui se passe ? — Ça va. L’ambiance est un peu tendue, mais nous avons les choses en main, Cath. J’ai bien peur d’être coincé ici pour un bon bout de temps, mais ça va, Cathy, je te promets. — C’est bien vrai ? — Occupe-toi seulement du bébé, et de rien d’autre. C’est un ordre. — J’ai du retard, Jack. Rien qu’un jour, mais... — Parfait. Ryan se mit à l’aise dans son fauteuil, ferma les yeux, et sourit de bonheur. — Tu aimerais que ce soit une fille, hein ? — Oui. — Moi aussi, je crois. Chérie, j’ai beaucoup à faire, mais, parole d’honneur, tu peux te détendre. Il faut que j’y aille. Salut. — Il raccrocha. « Heureusement que j’y ai pensé. » — Monsieur, le président veut vous parler. L’agent le plus ancien tendit le combiné à Ryan. « Et qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai envie de lui parler ? » faillit demander Jack. Mais ce ne serait pas sérieux. Il prit l’appareil. — Ici Ryan, oui monsieur ? — Dites-moi ce que vous savez, dit sèchement Fowler. — Monsieur le président, si vous me laissez un quart d’heure, j’ai mieux à faire. Dan Murray, du FBI, est au courant de tout ce que je fais, et il faut que je prenne contact avec deux de mes hommes. Ça vous convient, monsieur ? — Très bien. — Merci, monsieur le président. Ryan raccrocha et appela le centre opérations de la CIA. — Ici Ryan. Clark a réussi ? — Monsieur, la ligne n’est pas protégée. — Je m’en fous, répondez à ma question. — Oui, monsieur, ils arrivent. Nous n’avons pas de liaison avec l’appareil. C’est un avion de l’armée de l’Air, monsieur. — Quel est le meilleur spécialiste qui pourrait analyser l’explosion ? — Attendez. L’officier de suppléance posa la question à l’expert du service Sciences et Technologie. — Il me dit que ce serait le docteur Lowell, du Lawrence Livermore. — Faites-le venir. La base aérienne la plus proche doit être Travis. Envoyez-lui un avion là-bas, et vite. Ryan raccrocha et se tourna vers le superviseur de la ligne rouge. — Un VC-20 vient de décoller de Mexico pour Andrews. J’ai deux hommes à bord et deux... deux autres personnes. J’ai besoin d’entrer en liaison avec l’avion. Essayez de trouver quelqu’un pour m’arranger ça, s’il vous plaît. — C’est impossible d’ici, monsieur, mais on pourrait le faire depuis la salle de conférences, de l’autre côté. Ryan se leva. — Vous venez avec moi ? demanda-t-il aux agents des services secrets. * * * Les choses auraient difficilement pu être pires, songeait Qati, mais il finit par se dire que ce n’était pas vrai. Cela faisait maintenant un an qu’il faisait face à la mort, et, quelle que soit la manière, c’était toujours la mort. — OK, on va causer. — Je ne comprends pas, dit Qati en arabe. — J’ai un peu de mal avec votre accent, répondit Clark, qui se trouvait très drôle. J’ai appris votre langue en Arabie Saoudite, merci de parler lentement. Qati fut un peu troublé en entendant parler dans sa langue maternelle. Il décida de répondre en anglais pour montrer ses propres talents. — Je ne vous dirai rien, jamais. — Mais bien sûr que si. Qati savait bien qu’il lui fallait résister le plus longtemps possible. Cela pouvait en valoir la peine. 43 LA VENGEANCE DE MOLDRED Dubinin n’avait plus beaucoup de possibilités devant lui. Dès qu’il fut certain que la torpille américaine avait stoppé, il sortit l’antenne satellite et envoya son compte rendu. L’Orion américain largua des bouées actives tout autour de lui, mais sans l’attaquer, confirmant ainsi qu’il venait de commettre un crime qui ressemblait assez à un assassinat. Dès que le message eut été passé, il changea de route et se dirigea vers le point de l’explosion. Un marin ne pouvait pas agir autrement. PRÉSIDENT FOWLER : J’AI LE REGRET DE VOUS INFORMER QU’UN SOUS-MARIN SOVIÉTIQUE, APRÈS AVOIR ÉTÉ ATTAQUÉ, A CONTRE-ATTAQUÉ UN SOUS-MARIN AMÉRICAIN ET IL EST POSSIBLE QU’IL L’AIT ENDOMMAGÉ. IL SEMBLE QUE CES ÉVÉNEMENTS SE SOIENT PRODUITS PEU APRÈS QUE JE VOUS AI COMMUNIQUÉ MON ORDRE DE RETRAIT. JE NE TROUVE PAS D’EXCUSE POUR CETTE ERREUR. L’INCIDENT VA FAIRE L’OBJET D’UNE ENQUÊTE, ET SI LES FAITS SE RÉVÈLENT EXACTS, LE COMMANDANT DE NOTRE SOUS-MARIN SERA SÉVÈREMENT SANCTIONNÉ. — Eh bien ? — Monsieur le président, je crois que nous devons faire l’aperçu, le remercier, et passer à autre chose, répondit Jack. — Je suis d’accord. Merci. On coupa. — Mais c’était mon bateau ! gronda Rosselli. — Ouais, fit Ryan. Désolé de l’apprendre, j’ai passé un certain temps à bord de sous-marins, avec Bart Mancuso, à propos. Vous le connaissez ? — Il commande l’escadrille, à Bangor. Ryan se retourna. — Ah bon ? Je ne savais pas. Je suis désolé, commandant, mais que voulez-vous que nous fassions de plus ? — Je sais bien, fît calmement Rosselli. Avec de la chance, ils ont peut-être réussi à sauver l’équipage... * * * Jackson était pratiquement à court de carburant et s’apprêtait à prendre le chemin du retour. Le Theodore Roosevelt avait une patrouille d’assaut parée sur le pont et prête à décoller quand les contrordres arrivèrent. Le groupe aéronaval monta immédiatement en allure pour augmenter la distance avec les Russes. Jackson n’avait pas l’impression que cela ressemblait à une fuite. Le Hawkeye les prévint que l’escadre russe avait mis cap à l’ouest — peut-être pour venir dans le vent et lancer ses avions. Mais, bien que des chasseurs aient été en l’air, ils se contentèrent d’orbiter au-dessus du groupe qui poursuivit sa route vers l’ouest. Les radars de surveillance émettaient, mais ceux de désignation d’objectif étaient coupés. Voilà, se dit-il, un indice qui portait à l’espoir. « Et voilà, songeait Robby, ainsi, ma seconde guerre est terminée, si c’en était bien une... » Il ramena son Tomcat, Sanchez toujours dans son aile. Quatre autres F-14 allaient les remplacer et tourner en rond pour surveiller ce qui se passerait pendant les heures à venir. Jackson apponta juste à temps pour apercevoir l’hélicoptère de sauvetage qui se posait à l’avant. Le temps qu’il sorte de son appareil, trois hommes se retrouvaient à l’infirmerie du bâtiment. Il descendit voir qui ils étaient et dans quel état ils se trouvaient. Quelques minutes après, il se dit qu’il ne peindrait plus jamais de symboles de victoire sur son avion. Pas pour quelque chose comme ça. * * * À Berlin, les choses se calmèrent plus vite qu’on aurait pu l’imaginer. La colonne de secours du 11e régiment de cavalerie blindée n’avait parcouru que trente kilomètres lorsqu’elle reçut l’ordre de faire halte, et elle s’arrêta un peu à l’écart de l’autoroute pour attendre la suite des événements. Dans Berlin même, la brigade américaine fut la première à prendre connaissance de cet ordre, et recula jusque dans le coin ouest de son camp. Les Russes firent quelques reconnaissances avec de l’infanterie à pied pour se rendre compte de ce qui se passait, mais ils n’avaient pas reçu l’ordre de repartir à l’attaque, et restèrent sur place. Toute la zone fut bientôt sillonnée de voitures de police, au grand amusement des soldats. Vingt minutes après que les Américains eurent commencé à faire mouvement, les communications furent rétablies avec Moscou, et les Russes se retirèrent sur leurs positions défensives. On trouva un certain nombre de corps de gens morts on ne savait comment, dont le commandant du régiment et son adjoint, plus trois équipages de chars. Ils avaient tous été abattus à l’arme légère. Mais ce fut un policier berlinois qui fît la trouvaille la plus importante, en examinant le camion et la voiture d’état-major réduits en miettes par le canon de 25 mm d’un Bradley, Les « Russes » étaient tous morts, mais aucun ne portait de plaque d’identité. Le policier appela immédiatement des secours, qui arrivèrent peu de temps après. Deux des visages disaient quelque chose au flic, mais il n’arrivait pas à se souvenir où il les avait vus. * * * — jack. — Salut, Arnie, prends-toi un siège. — Qu’est-ce qui s’est passé, Jack ? Ryan hocha la tête. Il se sentait tout étourdi. Sa raison lui disait que soixante mille personnes avaient péri, mais, malgré cela, le soulagement d’avoir réussi à empêcher quelque chose de cent fois pire le laissait dans un état proche de l’ébriété. — Je n’en suis pas encore sûr, Arnie. Tu connais le plus important. — Le président gueulait comme un fou. Un grognement. — Il aurait fallu que tu l’entendes il y a deux heures. Il a perdu les pédales, Arnie. — À ce point-là ? Jack fit signe que oui. — À ce point-là, oui. — Un silence. — N’importe qui en aurait peut-être fait autant, on ne peut peut-être pas demander à quelqu’un d’assumer tout ça, mais... mais c’est son boulot, après tout. — Tu sais, un jour, il m’a dit qu’il était très reconnaissant à Reagan et aux autres de tous ces changements, parce que des événements de ce genre n’étaient désormais plus possibles. — Écoute-moi, mec, tant que ces choses d’enfer existeront, ce sera possible. — Voilà que tu plaides pour le désarmement ? demanda Van Damm. Ryan leva les yeux. Il avait retrouvé ses sens. — Ça fait longtemps que les écailles me sont tombées des yeux. Tout ce que je dis, c’est qu’il vaut mieux y réfléchir avant. Lui ne l’a pas fait. Il n’a jamais jeté un coup d’oeil aux exercices de crise que nous montions. Il était tellement certain que ça ne se produirait jamais. Et puis, c’est arrivé, n’est-ce pas ? — Comment Liz s’est-elle comportée ? — Ne m’en parle pas. Le Patron avait besoin de conseils avisés, et elle ne les lui a pas donnés. — Et toi ? — Il n’a pas voulu m’écouter, et je me dis que c’est en partie de ma faute. — Allez, c’est fini. Jack hocha la tête. — Ouais. — Ryan, un appel pour vous. Jack prit l’appareil. — Ici Ryan. Ouais, OK. Allez-y doucement. Il écouta ce qu’on lui disait pendant plusieurs minutes, en prenant des notes. — Merci, John. — Qu’est-ce que c’était ? — Une confession. L’hélicoptère est prêt ? — Sur l’hélizone, de l’autre côté, dit l’un des hommes des services secrets. L’hélicoptère était un VH-60. Ryan grimpa à bord et s’attacha en compagnie de Van Damm et des trois agents. Le ventilo décolla immédiatement. Le ciel s’éclaircissait, il y avait encore du vent, mais on commençait à apercevoir quelques étoiles à l’ouest. — Où est le vice-président ? demanda Van Damm. — Rotule, répondit un agent. Il va rester encore six heures en l’air tant que nous ne sommes pas sûrs que tout est fini. Jack n’entendait rien. Il avait un casque antibruit, et profita de l’occasion pour se détendre et regarder le ciel. L’hélicoptère possédait même un bar : agréable moyen de transport. * * * — Ils voulaient déclencher une guerre nucléaire ? demanda Chavez. — C’est ce qu’ils m’ont dit. Clark se lavait les mains. Ce n’avait pas été trop difficile. Il n’avait cassé que quatre doigts à Qati. C’était seulement la façon de briser les doigts qui était désagréable. Ghosn — maintenant, ils connaissaient son nom — avait tenu le coup un peu plus longtemps, mais leurs histoires étaient presque identiques. — C’est ce que j’ai compris, mec, mais... — Ouais. Ils manquaient pas d’air, ces salopards, hein ? Clark mit quelques glaçons dans un sac et retourna soulager la main de Qati. Il savait ce qu’il voulait savoir, et ce n’était pas un sadique. Le plus difficile serait encore de les sortir de l’avion, mais ce n’était plus son boulot. Les deux terroristes étaient menottés à leur siège. Clark alla s’asseoir tout à l’arrière pour pouvoir les surveiller tous les deux. Leurs bagages étaient dans la cabine, il décida de les fouiller, maintenant qu’il avait le temps. * * * — Bonjour, Ryan, fit le président, assis dans son fauteuil. Salut, Arnie. — Sale journée, Bob, répondit prudemment Van Damm. — Oui. L’homme avait pris un coup de vieux. Cela pouvait paraître un cliché, mais c’était vrai. Sa peau était plombée, ses yeux entourés de rides creuses. D’ordinaire, il était toujours soigneusement coiffé, et là, ses cheveux étaient en désordre. — Ryan, vous les tenez ? — Oui, monsieur, deux de nos agents les ont cueillis à Mexico. Ils s’appellent Ismaël Qati et Ibrahim Ghosn. Vous connaissez Qati. Cela fait des années que nous le recherchons. Il a participé à l’affaire de la bombe, à Beyrouth, à deux détournements d’avion, et à pas mal d’autres choses, surtout en Israël. Ghosn est l’un des ses hommes, un ingénieur. On ne sait pas trop comment, mais ils ont réussi à réaliser l’arme. — Qui est derrière ? demanda le président. — Nous, enfin, nos hommes... ont dû les faire parler. Monsieur, il s’agit d’une violation... Les yeux de Fowler s’animèrent. — Je leur pardonne ! Continuez. — Monsieur, ils ont raconté que, euh... l’opération était financée et soutenue par l’ayatollah Mahmoud Hadji Daryaei. — L’Iran. Ce n’était pas une question, un simple constat. Les yeux de Fowler étaient de plus en plus brillants. — Exact. Comme vous le savez, l’Iran n’est pas très content de nos succès dans le Golfe, et, selon nos hommes, voilà ce qu’ils ont raconté. Leur plan comportait deux volets. La première phase était la bombe de Denver. La seconde consistait à créer un incident à Berlin. Il y avait un autre type qui travaillait avec eux, Gunter Bock, ancien membre de la Fraction Armée rouge. Sa femme a été arrêtée par les Allemands l’an dernier et elle s’est pendue. Leur objectif, monsieur le président, était de nous conduire, les Russes et nous, à un échange nucléaire — ou du moins, à envenimer suffisamment nos relations pour que la situation dans le Golfe retourne au chaos. Cela aurait servi les intérêts iraniens — c’est du moins ce que se disait Daryaei. — Où ont-ils trouvé la bombe ? — Ils disent qu’elle est israélienne — qu’elle était israélienne, corrigea Ryan. Elle aurait été perdue en 1973. Il faut que nous vérifiions cela avec les Israéliens, mais ça semble plausible. Le plutonium provenait de Savannah River, c’est sans doute une partie des disparitions de matière nucléaire qu’ils avaient constatées là-bas il y a plusieurs années. Nous avons longtemps soupçonné que les armes nucléaires israéliennes de première génération avaient été fabriquées avec des matières nucléaires obtenues à l’étranger. Fowler se leva. — Vous me dites que cet enfoiré de mollah a fait ça... Tuer cent mille Américains ne lui suffisait pas ? En plus, il voulait déclencher un conflit nucléaire ! — C’est ce que nous avons appris, monsieur. — Où se trouve-t-il ? — Nous savons naturellement beaucoup de choses sur son compte, monsieur. Il a soutenu de nombreux groupes terroristes, comme vous le savez. Dans tout l’Islam, c’est lui qui a protesté le plus vigoureusement contre le traité du Vatican, mais il a perdu beaucoup de son prestige quand les choses ont commencé à marcher, et ça n’a pas contribué à améliorer ses dispositions. Daryaei vit à Qom, en Iran. Sa faction politique perd de son pouvoir, et on a déjà essayé de l’assassiner. — Leur histoire est-elle plausible ? — Oui, monsieur le président. — Vous croyez que Daryaei serait capable d’une chose pareille ? — D’après ses antécédents, je crois que la réponse est oui. — Il vit à Qom ? — Exact. C’est une ville qui a une histoire religieuse, elle a beaucoup d’importance pour les chiites. Je ne connais pas la population exacte, elle est certainement supérieure à cent mille personnes. !. — Et où habite-t-il dans Qom ? — C’est là que se situe le problème. Il bouge sans arrêt. Il a failli se faire tuer l’an dernier, et ça lui a servi de leçon. Il ne passe jamais deux nuits de suite au même endroit, d’après ce que nous savons. Il reste dans le même quartier de la ville, mais je ne peux pas vous dire exactement où, à deux kilomètres près. — Et il a fait ça ? — On dirait, monsieur le président. Ce sont nos meilleures informations. — Vous ne pouvez le localiser qu’à deux kilomètres près ? — Oui, monsieur. Fowler réfléchit quelques secondes. Quand il reprit la parole, Ryan sentit son sang se glacer. — C’est bien suffisant. * * * PRÉSIDENT NARMONOV : NOUS AVONS APPRÉHENDÉ LES TERRORISTES ET RÉUSSI À CERNER L’IMPORTANCE EXACTE DE L’OPÉRATION... — C’est possible ? — Oui, je crois, répondit Golovko. Daryaei est un fanatique, il hait les Américains. — Ces barbares ont essayé de nous entraîner dans... — Laissons-les se débrouiller avec ça, conseilla Golovko. Ce sont eux qui ont souffert les plus lourdes pertes. — Vous savez ce qu’il va avoir envie de faire ? — Oui, monsieur le président, la même chose que vous. * * * PRÉSIDENT FOWLER : EN ATTENDANT DE POUVOIR EXAMINER LES PREUVES, J’ACCEPTE VOTRE DERNIER MESSAGE. NOUS NOUS LAVONS LES MAINS DE CETTE AFFAIRE. QUELLE QUE SOIT L’ACTION QUE VOUS ESTIMEREZ NÉCESSAIRE, NOUS NE SOULÈVERONS AUCUNE OBJECTION NI MAINTENANT NI PLUS TARD. CES FOUS ONT ESSAYÉ DE NOUS DÉTRUIRE TOUS DEUX, QU’ILS AILLENT AU DIABLE. — Putain, murmura Ryan. Ç’a le mérite d’être clair ! Le président prit connaissance du message à l’écran sans dire un mot. Jusqu’ici, Ryan avait eu le sentiment que Narmonov avait réussi à maîtriser ses sentiments, mais il n’en était plus si sûr. Fowler s’assit dans son fauteuil, droit comme un I, et regarda autour de lui d’un air calme. — Le monde va tirer une leçon de tout ceci, dit-il. Je vais faire en sorte que jamais plus personne ne tente une chose de ce genre. Un nouveau voyant téléphonique s’alluma. — Monsieur le président, le FBI. — Oui ? — Monsieur le président, ici Murray. Nous venons de recevoir un message flash de la Bundeskriminalamt — la police fédérale allemande —, ils ont retrouvé à Berlin-Est le corps d’un certain Gunter Bock. Il portait l’uniforme de colonel de l’armée russe. Il y en avait neuf autres vêtus de la même façon, dont l’un est sans doute un ancien colonel de la Stasi. Les renseignements que nous avons obtenus de Qati et de l’autre sont donc confirmés de ce point de vue, monsieur. — Murray, j’aimerais recueillir votre avis. Croyez-vous que ces confessions soient exactes ? — Monsieur, d’une façon générale, quand on met la main sur ce genre de types, ils chantent comme des canaris. Ce n’est pas la Mafia, il n’y a pas de loi de l’omerta, — Merci, monsieur Murray. Fowler regarda Ryan. — Eh bien ? — On dirait qu’ils nous ont donné de bons tuyaux. — Pour une fois, nous sommes d’accord. Fowler appuya sur le bouton du SAC. — Général Fremont ? — Oui, monsieur le président ? — Combien de temps vous faut-il pour modifier l’objectif d’un missile ? Je veux attaquer une ville en Iran. — Quoi ? — Je laisse le directeur adjoint Ryan vous expliquer de quoi il s’agit. * * * — Quels fils de putes ! Fremont exprimait l’opinion générale de ceux qui se trouvaient autour de lui. — Oui, mon général, et j’ai l’intention d’éliminer l’homme qui a fait ça, et de l’éliminer d’une façon telle que personne n’oubliera jamais le message. L’Iran a commis un acte de guerre contre les États-Unis d’Amérique, j’ai l’intention de répondre en proportion de cet acte. Je veux qu’un missile soit préparé pour tirer sur Qom. Il vous faut combien de temps ? — Au moins dix minutes, monsieur, laissez-moi... euh... il faut que je vérifie avec les opérations. CINC-SAC coupa son micro. — Putain ! — Pete, fit le chef d’état-major adjoint opérations, il a raison. Cet enfoiré a failli nous tuer tous — les Russes et nous ! Et tout ça pour en tirer uniquement un profit politique ! — Je n’aime pas ça. — Il faut changer l’objectif du missile, je suggère que nous utilisions un Minuteman-III de Minot. Les trois têtes vont détruire la ville. Il me faut dix minutes. Fremont approuva d’un signe. * * * — Monsieur le président, vous devriez attendre un peu. — Non, je ne vais pas attendre. Ryan, vous savez ce qu’ils ont fait, vous savez pourquoi ils l’ont fait. C’était un acte de guerre... — Un acte de terrorisme, monsieur. — Du terrorisme d’État — c’est ce que disait le papier que vous avez écrit il y a six ans. Jack ne savait pas que Fowler l’avait lu, et il fut tout surpris de se trouver piégé à son propre jeu. — C’est vrai, monsieur, je l’ai dit, mais... — Ce saint homme a essayé de tuer — il a tué des milliers d’Américains, il a tenté de nous pousser avec les Russes à en tuer deux cents millions de plus ! Et il a failli réussir. — Oui, monsieur, c’est vrai aussi, mais... Fowler le coupa d’un geste et continua de parler de la voix calme d’un homme qui a pris sa décision. — C’était un acte de guerre. Je vais répondre de la même manière. C’est décidé. Je suis le président, le commandant en chef. C’est moi qui pèse les choses et qui agis en fonction de la sécurité et de la protection des États-Unis. C’est moi qui décide de ce que doivent faire les forces armées. Cet homme a massacré des milliers de nos concitoyens, et il s’est servi d’une arme nucléaire pour ce faire. J’ai décidé de répondre en conséquence. Selon la Constitution, c’est mon droit, et c’est mon devoir. — Monsieur le président, dit Van Damm, le peuple américain... Fowler se mit en colère un court instant. — Le peuple américain exigera que j’agisse ! Mais ce n’est pas là la seule raison. Je dois agir, je dois répliquer — ne serait-ce que pour éviter que cela se reproduise jamais ! — Je vous demande de réfléchir, monsieur. — Arnold, c’est tout pesé. Ryan regarda Pete Connor et Helen d’Agustino. Tous deux cachaient leurs sentiments avec une habileté étonnante. Tous les autres assistants approuvaient la position de Fowler, et Jack savait pertinemment que ce n’était pas lui qui parviendrait à le raisonner. Il regarda la pendule en se demandant ce qui allait se passer. — Monsieur le président, ici le général Fremont. — Je suis là, général. — Monsieur, nous avons programmé un missile Minuteman-III dans le Nord-Dakota sur l’objectif spécifié. Je... monsieur, avez-vous bien réfléchi ? — Général, je suis votre commandant en chef. Le missile est-il prêt à lancer ? — Monsieur, la séquence durera environ une minute à partir du moment où vous aurez donné l’ordre. — L’ordre est donné. — Monsieur, ce n’est pas aussi simple. Je dois vérifier votre identité. Vous avez eu connaissance de la procédure, monsieur. Fowler fouilla dans son portefeuille et en sortit une carte en plastique, analogue à une carte de crédit. Elle comportait dix groupes de huit chiffres. Seul Fowler savait lequel était le bon. — Trois-trois-six-zéro-quatre-deux-zéro-neuf. — Monsieur, je confirme votre identification. Ensuite, monsieur le président, l’ordre doit être confirmé. — Quoi ? — Monsieur, la règle des deux hommes s’applique. Dans le cas d’une attaque surprise, je peux être ce deuxième homme, mais comme nous ne nous trouvons pas dans ce cas de figure, quelqu’un figurant sur ma liste doit confirmer l’ordre. — Mon chef d’état-major est présent. — Non, monsieur, il ne figure pas sur ma liste. Pour y être, il faut être élu ou approuvé par le Congrès — le Sénat plutôt —, un ministre, par exemple. — Je suis sur la liste, fit Jack. — Jack Ryan, DDCI ? — Exact, mon général. — Directeur adjoint Ryan, ici CINC-SAC, dit Fremont d’une voix bizarre qui imitait celle qu’on utilisait pour donner les ordres du SAC. Monsieur, j’ai reçu l’ordre de lancer un missile nucléaire. Je vous demande de confirmer cet ordre, mais il faut d’abord que je vérifie votre identité. Pourriez-vous lire votre code d’authentification ? Jack prit sa carte et lut un groupe de chiffres. À l’autre bout de la ligne, il entendait Fremont ou l’un de ses collaborateurs feuilleter un annuaire. — Monsieur, je confirme votre identité. Vous êtes John Patrick Ryan, directeur adjoint de l’Agence centrale de renseignement. Jack regarda Fowler. S’il ne le faisait pas, le président trouverait quelqu’un d’autre. C’était aussi simple que cela, non ? Et Fowler avait-il tort, finalement ? — C’est ma responsabilité, Jack, dit Fowler qui se tenait à côté de lui, en lui mettant la main sur l’épaule. Vous n’êtes là que pour confirmer. — Ryan, ici CINC-SAC, je répète, monsieur, j’ai reçu l’ordre du président de lancer un missile nucléaire, et je vous demande confirmation. Ryan regarda son président, puis se pencha vers le micro. Il essaya désespérément de respirer avant de parler. — CINC-SAC, ici John Patrick Ryan. Je suis DDCI. Il se tut, avant de continuer d’une voix pressée : — Monsieur, je ne confirme pas cet ordre. Je répète, mon général, il ne s’agit PAS d’un ordre de tir valide. Faites l’aperçu immédiatement ! — Monsieur, je répète, vous n’approuvez pas cet ordre. — C’est correct, dit Jack, en haussant la voix. Mon général, il est de mon devoir de vous informer qu’à mon avis, le président n’est pas, je répète, n’est pas en possession de toutes ses facultés. Je vous conjure de vous en souvenir s’il essaie de vous donner un nouvel ordre de lancement. Jack avait posé ses mains à plat sur le bureau, il prit une grande respiration et se releva brusquement. Fowler mit du temps à réagir, mais, lorsque ce fut fait, il approcha son visage à toucher celui de Jack. — Ryan, je vous donne l’ordre de... L’émotion contenue de Jack explosa brutalement. — De quoi faire ? De tuer cent mille personnes — et pourquoi ? — Ce qu’ils ont essayé de faire... — Ce que par votre bêtise vous avez failli leur laisser faire ! Ryan planta son index dans la poitrine du président. — C’est vous qui avez tout foutu en l’air ! C’est vous qui nous avez mis au bord du désastre — et maintenant, la vraie raison pour laquelle vous voulez massacrer une ville entière, c’est que votre amour-propre est atteint, et vous voulez reprendre le dessus. Vous voulez leur montrer que personne ne peut vous pousser à bout ! C’est bien la raison, n’est-ce pas ? N’EST-CE PAS ? Fowler était blanc comme un linge. Ryan continua, en parlant un peu moins fort. — Il faut autre chose que cela pour tuer des gens. Je le sais. Je l’ai fait. J’ai tué des gens. Vous voulez tuer cet homme, nous pouvons le faire, mais je ne vais pas vous aider à en tuer cent mille de plus uniquement pour que vous éliminiez celui que vous voulez. Ryan recula, jeta sa carte d’authentification sur le bureau et sortit de la pièce. * * * — Putain, fît Chuck Timmons. Ils avaient tout entendu au téléphone, comme tous les gens du SAC. — Ouais, fit Fremont, merci mon Dieu. Mais avant tout, désarmez ce missile ! Le commandant des Forces aériennes stratégiques avait besoin de réfléchir. Il ne savait plus si le Congrès était en session ou pas, mais c’était secondaire. Il ordonna à son transmetteur d’appeler les présidents et les responsables de la minorité des deux commissions de la Défense au Sénat et au Congrès. Quand les quatre hommes furent au bout du fil, ils se mirent en conférence avec le vice-président, toujours à bord du Rotule. * * * — Jack ? Ryan se retourna. — Ouais, Arnie ? — Pourquoi ça ? — C’est pour ça qu’on a inventé la règle des deux hommes. Il y a cent mille habitants dans cette ville — sans doute davantage, je ne me souviens plus de son importance exacte. — Jack regardait le ciel froid et sombre. — Je ne voulais pas me mettre ça sur la conscience. Si nous voulons éliminer Daryaei, il y a d’autres moyens. Ryan expira sa fumée dans le vent. — Je crois que vous avez raison, et je voulais vous le dire. Jack se retourna. — Merci. — Un long silence. — À propos, où est Liz ? — Elle est retournée au chalet, on l’a mise sous calmants. Elle n’a pas été brillante, hein ? — Amie, personne ne s’est montré très brillant, aujourd’hui. On a surtout eu de la chance. Vous pouvez dire au président que ma démission prendra effet... disons, vendredi. C’est un jour qui en vaut bien un autre. Mais c’est un autre qui devra choisir mon remplaçant. Le chef d’état-major du président resta silencieux un moment, avant de venir au principal. — Vous savez ce que vous venez de déclencher, n’est-ce pas ? — Une crise constitutionnelle, Arnie ? Jack jeta son mégot dans la neige. — Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive, Arnie, ce n’est pas la première fois. Il faut que je prenne l’hélicoptère pour Andrews. — Je m’occupe de tout ça. * * * Ils venaient de pénétrer dans l’espace aérien américain quand John Clark eut une idée. Les bagages de Qati contenaient des médicaments, dont de la Prednizone et de la Comagine. La Prednizone était un stéroïde... souvent utilisé pour contrer les effets de... Il se leva et regarda Qati. L’homme avait toujours les yeux bandés, mais il ne ressemblait plus aux photos les plus récentes qu’il en avait vu. Il était plus maigre, ses cheveux... « Il a un cancer », se dit Clark. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il alla voir le radio et transmit cette information. * * * Le Gulfstream avait quelques minutes de retard. Ryan s’était allongé sur un divan dans le salon des VIP, sur la façade sud d’Andrews ; il se réveilla. Murray était resté éveillé. Il y avait trois voitures du FBI. Clark, Chavez, Qati et Ghosn y montèrent, et le convoi de quatre-quatre prit la route de Washington. — Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda Murray. — Vous avez une salle d’interrogatoire dans l’immeuble Hoover ? — Non, mais à Buzzard’s Point, l’antenne de Washington, dit Murray. Ton type leur a tiré les vers du nez ? — Ouais, je lui en ai donné l’ordre, juste avant qu’il leur coupe les couilles. Ryan se retourna en entendant un grondement. Le Rotule se posait sur la piste Zéro-Unité, celle-là même qu’il avait quittée dix heures avant. « Ils abaissent les mesures stratégiques encore plus vite que je ne pensais », se dit Jack. * * * L’Amiral Lunin fit surface au milieu des bouées fumigènes et des éclairants largués par l’Orion. Ils étaient beaucoup trop loin pour qu’il soit possible de faire venir un avion de sauvetage, surtout par ce temps. La mer ne s’était pas calmée, il y avait peu de lumière, mais le bâtiment de Dubinin était le seul navire sur zone, et il fit de son mieux pour mener les opérations de secours. * * * La salle d’interrogatoire mesurait trois mètres de côté. Elle était meublée d’une modeste table et de cinq chaises tout aussi simples. La pièce ne possédait pas de miroir sans tain. Ce truc-là était usé, mais deux câbles à fibre optique sortaient de la salle et alimentaient des caméras, l’une cachée dans un interrupteur et l’autre dans ce qui ressemblait à un trou dans la porte. Les deux terroristes y furent installés, et ils étaient en piteux état. Leurs doigts brisés offensaient l’éthique du FBI, mais Murray décida de passer là-dessus. Clark et Chavez sortirent chercher du café. — Comme vous pouvez voir, leur dit Ryan, vous avez échoué. Washington est toujours debout. — Et Denver ? demanda Ghosn. Je suis au courant, pour Denver. — Oui, vous avez réussi à faire quelque chose, mais les coupables ont déjà payé. — Que voulez-vous dire ? demanda Qati. — Je veux dire que Qom n’existe plus. Votre ami Daryaei est en train d’expliquer ses méfaits à Allah. Ils étaient trop crevés, se dit Ryan. La fatigue est le pire ennemi de l’homme, c’est encore pire que d’avoir mal à la main. Qati ne manifesta aucun sentiment d’horreur. Mais il commit une erreur encore pire. — Vous vous êtes fait un ennemi de l’Islam tout entier. Tout ce que vous aviez fait pour amener la paix dans la région est réduit à néant à cause de ça. — C’était votre but ? demanda Ryan, encore sous le coup de la surprise. — Ces deux heures de sommeil lui avaient redonné de l’énergie. — C’était cela que vous vouliez faire ? Oh, mon Dieu ! — Votre Dieu ! cracha Qati. — Et Marvin Russell ? interrogea Murray. — Nous l’avons tué. Ce n’était qu’un infidèle, dit Qati. Murray fixa Ghosn. — C’est vrai ? Je croyais qu’il était votre hôte, dans votre camp ? — Il a passé quelques mois avec nous, oui. L’aide de cet imbécile nous était indispensable. — Et vous l’avez assassiné. — Oui, avec deux cent mille autres. — Dites-moi, demanda Jack, il n’y a pas un verset du Coran qui dit à peu près ceci : Si un homme entre sous ta tente et mange de ton sel, même si c’est un infidèle, tu le protégeras ? — La citation n’est pas exacte... et pour ce que vous faites du Coran ! — Vous pourriez bien avoir une surprise. 44 LE VENT DU SOIR Ryan appela ensuite Arnie Van Damm, et lui expliqua ce qu’il avait appris. — Mon Dieu ! Ils voulaient... — Ouais, et ça a bien failli marcher, dit Ryan d’une voix altérée. Astucieux, non ? — Je vais le lui dire. — Il faut que je rende compte, Arnie. Je vais en parler au vice-président. — Je comprends. — Encore une chose. — Oui ? La demande qu’il exposa fut approuvée, essentiellement parce que personne n’avait de meilleure idée. On soigna les mains des deux terroristes, et ils furent conduits dans des cellules séparées du FBI. — Qu’en penses-tu, Dan ? — C’est... putain, Jack, il n’y a pas de mot pour ça ! — Cet homme a un cancer, dit Clark. Il se dit que, quitte à mourir, pourquoi ne pas mourir avec beaucoup d’autres. Beau salaud, hein ? — Que vas-tu faire ? demanda Murray. — La peine de mort n’existe pas dans le droit fédéral, n’est-ce pas ? — Non, ni au Colorado non plus, d’ailleurs. Murray mit un moment à comprendre où Ryan voulait en venir. — Oh ! * * * Golovko avait eu beaucoup de mal à joindre Ryan après son appel. Parmi beaucoup d’autres choses, il avait sur son bureau le rapport du Dr Moiseyev et il en était resté confondu. Quand il fut au courant des projets de Jack, il fut très facile d’organiser un rendez-vous. * * * La seule heureuse nouvelle de la semaine fut sans doute celle du sauvetage. L’Amiral Lunin entra dans le port de Kodiak à l’aube et débarqua ses passagers sur le quai. Sur les cent cinquante-sept membres d’équipage du Maine, une centaine peut-être avaient réussi à s’échapper avant que le sous-marin soit englouti par la mer. Dubinin et ses hommes avaient réussi à en repêcher quatre-vingt-un, et avaient retrouvé onze corps, dont celui du capitaine de vaisseau Ricks. Les gens du métier regardaient cela comme un exploit incroyable, mais la presse ne commença à en parler qu’après que le sous-marin soviétique eut repris la mer. L’enseigne de vaisseau Ken Shaw fut l’un des premiers à appeler chez lui. * * * L’un de ceux qui faisaient partie du voyage au départ d’Andrews était le Dr Woodrow Lowell, du laboratoire Lawrence-Livermore. C’était un barbu assez bourru, que ses amis appelaient le Rouge, à cause de la couleur de ses cheveux. Il avait d’abord passé six heures à Denver pour examiner les dégâts. — J’ai une question, lui dit Jack. Comment se fait-il que les premières estimations de puissance aient été aussi aberrantes ? Nous avons presque cru que c’étaient les Russes qui étaient derrière. — Il s’agissait d’un parking, répondit Lowell. Un parking est constitué de macadam, un mélange de goudron et de gravier. La bombe a libéré différents complexes hydrocarbonés de la couche supérieure du revêtement et y a mis le feu — comme une gigantesque bombe à fuel. La vapeur d’eau — créée par la neige en fusion — a déclenché une autre réaction et dégagé encore plus d’énergie. Le résultat a été un front de flammes dont le diamètre était deux fois supérieur à celui de la boule de feu nucléaire. Ajoutez à cela le fait que la couche neigeuse a réfléchi une grosse quantité d’énergie, et vous obtenez une augmentation notable de la puissance apparente dégagée. N’importe qui s’y serait trompé. Ensuite, le revêtement du parking a eu un autre effet. Il a rapidement évacué la chaleur résiduelle par rayonnement. En bref, la signature énergétique était beaucoup plus forte que celle qu’aurait donnée la puissance réelle. Maintenant, vous voulez apprendre une mauvaise nouvelle ? — Allez-y. — La bombe a été un long-feu. — Que voulez-vous dire ? — Je veux dire qu’elle aurait dû être bien plus puissante, et nous ne comprenons pas pourquoi elle a raté. Les déchets sont riches en tritium. Théoriquement, elle aurait dû être dix fois plus puissante. — C’est vrai ? — Ouais, si ce truc avait fonctionné... — Alors, on a eu de la chance, non ? — Si c’est ce que vous appelez de la chance... Jack dormit pendant la plus grande partie du voyage. L’avion se posa le lendemain matin à Beersheba. Les militaires israéliens s’approchèrent de l’appareil et convoyèrent tout le monde jusqu’à Jérusalem. Le prince Ali Ben Cheik attendait à l’extérieur du bâtiment réservé aux VIP. — Votre Altesse, fit Jack en inclinant la tête. Merci d’être venu. — Comment aurais-je pu faire autrement ? Ali lui tendit un journal. Jack parcourut le titre. — Je savais bien que le secret ne serait pas gardé très longtemps. — Alors, c’est vrai ? — Oui. — Et c’est vous qui avez tout arrêté ? — Arrêté ? — Ryan haussa les épaules. — J’ai eu la chance de deviner... non, ce n’est pas vrai. Je ne savais rien jusqu’à il n’y a pas longtemps. Je ne pouvais pas afficher mon nom, voilà tout. Votre Altesse, cela n’a plus d’importance, maintenant. J’ai encore un certain nombre de choses à faire. Accepterez-vous de nous aider ? — Tout ce que vous voudrez, cher ami. — Ivan Emmettovitch ! cria Golovko. — Et à Ali : — Votre Altesse. — Sergei Nicolaievitch. Avi. Le Russe se dirigea vers eux avec Avi Ben Jacob. — Jack, fit John Clark, vous pourriez peut-être aller ailleurs ? Un seul obus de mortier, et cela ferait pas mal d’espions de haut vol de liquidés, vous savez. — Venez avec moi, leur dit Avi, en les conduisant à l’intérieur. Golovko leur raconta ce qu’il savait. — Et il est encore vivant ? demanda Ben Jacob. — Il souffre tous les tourments de l’enfer, mais il vit toujours. Il n’en a plus que pour quelques jours. — Je ne peux pas aller à Damas, dit Avi. — Vous ne nous aviez jamais dit que vous aviez perdu une arme nucléaire, fit Ryan. — Que voulez-vous dire ? — Vous le savez bien. La presse n’est pas encore au courant, mais ce sera fait dans un jour ou deux. Avi, vous ne nous avez jamais dit que vous aviez égaré quelque chose dans le coin ! Vous savez ce que cela aurait pu nous coûter ? demanda Ryan. — Nous pensions qu’elle avait été détruite. Nous l’avons cherchée, mais... — Le plateau du Golan est volcanique, expliqua Lowell il y a beaucoup de basalte qui crée un bruit de fond important. Il est donc difficile d’y détecter une source radioactive ponctuelle — mais vous auriez dû nous en parler. Nous avons quelques petits trucs à Livermore qui auraient pu vous rendre service Il n’y a pas beaucoup de gens au courant. — Je suis désolé, mais ce qui est fait est fait, dit le général Ben Jacob. Alors, vous allez à Damas ? Ils utilisèrent l’avion personnel du prince Ali, un 707 dont l’équipage, apprit Jack, était composé exclusivement d’anciens de l’escadrille présidentielle. C’était bien agréable de voyager en première classe. La mission était secrète et les Syriens se montrèrent coopératifs. Les représentants des ambassades américaine, soviétique et saoudienne se rendirent à une brève réunion au ministère syrien des Affaires étrangères, et tout le monde partit à l’hôpital. Jack se trouva devant quelqu’un qui avait été en bonne santé, mais qui était au bord de la mort. Malgré le tuyau d’oxygène qui lui entrait dans une narine, sa peau était presque bleue. Tous les visiteurs durent revêtir une combinaison de protection, et Ryan resta prudemment en arrière. Ali mena l’interrogatoire. — Tu sais pourquoi je suis ici ? L’homme hocha la tête. — Si tu as envie de voir Allah, dis-moi ce que tu sais. * * * La colonne blindée du 10e régiment de cavalerie remonta du Néguev jusqu’à la frontière du Liban. Elle était survolée par un escadron de F-16 et une flottille de Tomcat de l’USS Theodore Roosevelt. L’armée syrienne s’était également déployée en force, mais son armée de l’Air était restée à l’écart. Tout le Proche-Orient avait retenu la leçon et savait ce que représentait la puissance aérienne américaine. La démonstration était impressionnante et sans équivoque. Le mot avait été donné : personne ne devait se trouver sur le chemin. Les véhicules s’enfoncèrent dans ce petit pays maltraité, et parvinrent finalement dans le fond d’une vallée. L’endroit leur avait été indiqué sur la carte par un mourant soucieux de sauver ce qu’il lui restait d’âme, et il n’avait fallu qu’une heure de travail pour déterminer la localisation exacte. Des officiers du génie trouvèrent l’entrée et vérifièrent qu’il n’y avait pas de piège, avant de faire signe aux autres d’avancer. — Dieu tout-puissant, dit Lowell en promenant une puissante lampe torche dans l’obscurité de la pièce. D’autres ingénieurs entrèrent, pour chercher des fils éventuels connectés aux machines-outils et vérifier soigneusement tous les tiroirs. Cela fait, les autres furent admis à l’intérieur. Lowell se mit au travail. Il y avait tout un jeu de plans, qu’il sortit pour les lire à la lumière. — Vous savez, dit-il enfin au bout de quinze minutes d’un profond silence, je ne m’étais jamais rendu compte à quel point c’était facile. Nous avons vécu dans l’illusion... — Il s’arrêta. — L’illusion, voilà le mot exact. — Qu’est-ce que vous nous racontez là ? — La bombe aurait dû avoir une puissance de cinq cents kilotonnes. — Si elle avait atteint cette puissance, nous aurions été sûrs que cela était un coup des Russes, dit Jack. Personne n’aurait rien pu faire, et nous ne serions plus là pour en parler. — Oui, je crois qu’il va falloir améliorer sérieusement nos méthodes d’évaluation de la menace. — Nous pensons avoir découvert quelque chose, dit un officier de l’armée de Terre. Lowell retourna dans la salle, puis sortit pour enfiler une combinaison de protection. — Si grosse que ça ? fit Golovko après avoir jeté un coup d’oeil aux plans. — C’étaient des gens astucieux. Savez-vous que j’ai eu beaucoup de mal à persuader le président... excusez-moi. En fait, je ne l’ai pas persuadé du tout. Si elle avait atteint ce niveau de puissance, j’aurais cru le rapport. — Quel rapport ? demanda Golovko. — On peut parler sérieusement ? — Si vous voulez. — Vous détenez quelqu’un que nous aimerions bien récupérer, dit Jack. — Lyalin ? — Oui. — Il a trahi son pays, il va le payer. — Sergei, pour commencer, il ne nous a rien dit que nous ayons pu utiliser contre vous. Nous n’avons eu que des renseignements issus de Chardon, son réseau japonais. Ensuite, sans lui et sans ce qu’il nous a appris, nous ne serions peut-être plus là. Laissez-le partir. — En échange de quoi ? — Nous avons un agent qui nous a raconté que Narmonov faisait l’objet d’un chantage de la part de vos militaires, et qu’ils utilisaient pour ce faire quelques armes nucléaires dérobées. C’est à cause de cela que nous vous avons soupçonnés. — Mais c’est un pur mensonge ! — Il était très convaincant, répliqua Ryan. J’ai failli le croire moi-même. Le président et Mme Elliot l’ont cru, eux, et c’est pour cela que les choses ont si mal tourné. J’étranglerais volontiers moi-même ce salopard, mais il faudrait que je trahisse quelqu’un qui m’a fait confiance... Vous vous souvenez de notre conversation, Sergei ? Si vous voulez son nom, il vous faut payer. — Cet homme sera fusillé, promit Golovko. — Non, c’est impossible. — Pourquoi cela ? — Nous l’avons mis sur la touche, et la seule chose que je vous ai dite, c’est qu’il nous avait trahis. À supposer qu’il nous ait raconté des choses qui n’étaient pas vraies, ce n’est pas de l’espionnage, même dans votre pays, n’est-ce pas ? Il vaudrait mieux lui laisser la vie sauve. Si nous nous mettons d’accord, vous comprendrez. Le directeur adjoint réfléchit un moment. — Vous aurez Lyalin — laissez-moi trois jours. Vous avez ma parole, Jack. — Notre homme avait pour nom de code Spinnaker. Oleg Kirilovitch... — Kadishev ? Kadishev ! — Vous êtes déçu ? Eh bien, pas autant que nous. — Vous me dites la vérité... on ne plaisante plus, Ryan ? — Je vous en donne ma parole d’honneur. Cela ne me ferait pas grand-chose d’apprendre qu’il a été fusillé, mais il s’agit d’un homme politique, et, dans le cas qui nous occupe, il n’a pas réellement commis d’acte d’espionnage, non ? Faites preuve de créativité, envoyez-le garder les chèvres quelque part, suggéra Jack. Golovko acquiesça d’un signe. — Nous ferons ce que vous me dites. — C’est un vrai plaisir de faire des affaires avec vous, Sergei. Mais quel dommage pour Lyalin ! — Que voulez-vous dire ? lui demanda Golovko. — Les informations qu’il nous fournissait — à vous comme à nous —, c’est vraiment trop dommage de les voir disparaître... — Notre sens des affaires ne va pas jusque-là, Ryan, mais j’admire votre sens de l’humour. Lowell sortit de l’atelier, portant un conteneur en plomb. — Que transportez-vous là-dedans ? — Je pense que c’est du plutonium. Vous voulez jeter un oeil ? Vous pourriez bien finir comme notre ami de Damas. Lowell passa le conteneur à un soldat, et dit à l’officier du génie : — Déménagez tout ce que vous trouvez là-dedans et expédiez-le. Je veux tout examiner plus tard. Assurez-vous que vous avez bien tout emporté. — Oui, monsieur, répondit le colonel. Et l’échantillon ? * * * Quatre heures plus tard, ils étaient à Dimona, le centre de « recherches » nucléaires israélien, qui disposait d’un spectromètre gamma. Tandis que les spécialistes se livraient à leurs analyses, Lowell se pencha une nouvelle fois sur les plans, en hochant la tête à plusieurs reprises. Pour Ryan, ces dessins étaient aussi incompréhensibles que les plans d’une puce électronique ou quelque chose du même genre. — C’était un gros engin, très encombrant. Les nôtres sont quatre fois plus petits... mais vous savez combien de temps il faut pour réaliser quelque chose de cette taille et de cette puissance ? — Lowell leva les yeux. — Dix ans. Et eux, ils l’ont fait en cinq mois, au fond d’une cave. C’est cela le progrès, Ryan. — Je ne savais pas. Nous avons toujours pensé à une arme terroriste — mais qu’est-ce qui n’a pas marché ? — Sans doute le tritium. Nous avons connu deux échecs dans les années cinquante, contamination par l’hélium. Il y a peu de gens qui le savent. C’est l’hypothèse qui me paraît la meilleure. Il faut que je regarde d’un peu plus près la conception — nous allons tout passer sur ordinateur —, mais, à première vue, c’était quelqu’un de très compétent... oh, merci ! Lowell prit les résultats de l’analyse spectrométrique que lui tendait un technicien israélien. Il hocha la tête et dit lentement : — Savannah River, réacteur K, 1968 — c’était une très bonne année. — C’est bien cela ? Vous en êtes sûr ? — Ouais, pas de doute. Les Israéliens m’ont indiqué le type d’arme qu’ils avaient perdu, la masse de plutonium. À part les copeaux, tout est là. — Lowell tapa de la main la liasse de plans de conception. — Voilà, tout est là, fit-il. Jusqu’à la prochaine fois, ajouta-t-il pour conclure. * * * Toujours curieux de ce qui touchait à la loi et à son administration, le directeur adjoint Daniel E. Murray assista à la procédure avec beaucoup d’intérêt. Bizarrement, ils utilisaient des prêtres et non des juristes, mais ça avait l’air de marcher. Le procès dura un seul jour. Tout se passa dans les formes et de façon rapide, mais la sentence ne l’émut pas outre mesure. * * * Ils laissèrent l’appareil de transport de l’USAF à Beersheba et s’envolèrent pour Riyad à bord de l’avion du prince Ali. La sentence allait être exécutée sans hâte indécente. Il fallait laisser le temps à la prière et à la réconciliation, et personne ne souhaitait traiter ce cas différemment de n’importe quel autre. Cela laissa aux gens le temps de réfléchir, et, dans le cas de Ryan, de faire une autre découverte. Le prince Ali conduisit l’homme dans les appartements de Ryan. — Je m’appelle Mahmoud Hadji Daryaei, dit-il, mais c’était superflu. Jack le connaissait assez pour avoir vu sa photo dans les dossiers de la CIA. Il savait également que, la dernière fois que Daryaei avait eu un entretien avec un Américain, l’Iran était encore sous le règne de Mohammed Reza Pahlavi. — Que puis-je faire pour vous ? lui demanda Ryan. Ali assurait la traduction. — Est-ce bien vrai ? Ce qu’on raconte à votre sujet, je voudrais savoir si c’est vrai. — Oui, monsieur, c’est exact. — Pourquoi devrais-je vous croire ? L’homme approchait des soixante-dix ans, il avait le visage profondément buriné, et ses yeux noirs jetaient des éclairs. — Alors, pourquoi me le demandez-vous ? — Je n’aime pas l’insolence. — Et je n’aime pas les attaques contre des citoyens américains, répondit Ryan. — Je n’y étais pour rien, vous le savez. — Je le sais, oui. J’aimerais que vous répondiez à une question. S’ils vous avaient demandé de les aider, auriez-vous accepté ? — Non, répondit Daryaei. — Et pourquoi devrais-je vous croire ? — Massacrer autant de gens, même si ce sont des infidèles, est un crime à la face de Dieu. — En outre, ajouta Ryan, vous savez comment nous réagirions dans un cas de ce genre. — Vous m’accusez d’être capable d’une chose pareille ? — Vous nous accusez régulièrement de choses du même genre. Mais dans ce cas, vous vous trompez. — Vous me haïssez. — Je ne vous aime pas beaucoup, admit Jack. Vous êtes ennemi de mon pays. Vous avez soutenu ceux qui ont tué mes concitoyens. Vous avez pris plaisir à la mort de gens que vous n’aviez jamais vus. — Et pourtant, vous avez empêché votre président de me tuer. — C’est inexact. J’ai refusé de laisser le président détruire la ville. — Pourquoi ? — Si vous êtes vraiment un homme de Dieu, comment pouvez-vous me poser une question pareille ? — Vous n’êtes qu’un incroyant ! — C’est faux. Je suis croyant, tout comme vous, mais différemment. Et sommes-nous si différents ? Le prince Ali ne le croit pas. La paix entre nous vous effraie à ce point ? Ou bien craignez-vous davantage la gratitude que la haine ? Mais vous m’avez demandé pourquoi j’avais fait cela, et je vais vous répondre. On m’a demandé d’aider à faire mourir des innocents. Je n’aurais pas pu continuer à vivre avec ce poids sur la conscience. C’est aussi simple que cela. Même s’il s’agit de gens que je pourrais considérer comme des incroyants. C’est quelque chose de trop compliqué pour vous ? Le prince Ali dit quelque chose qu’il ne se donna pas la peine de traduire, peut-être une citation du Coran. Cela semblait poétique. Peu importe, Daryaei hocha la tête et s’adressa une dernière fois à Ryan. — Je vais y réfléchir. Au revoir. * * * Durling s’installa pour la première fois dans son nouveau fauteuil. Arnold Van Damm était installé à l’autre bout de la pièce. — Vous avez conduit les choses de main de maître. — Qu’aurais-je pu faire d’autre ? — Je ne vois pas. Alors, c’est aujourd’hui ? — Exact. — Ryan s’en occupe ? demanda Durling, en parcourant les notes posées devant lui. — Oui, c’était sans doute la meilleure chose à faire. — Je veux le voir à son retour. — Mais vous n’êtes pas au courant ? Il a démissionné. À compter d’aujourd’hui, il n’est plus là, dit Van Damm. — Ce n’est pas possible ! — Il s’en va, répéta Arnie. Durling pointa le doigt. — Avant qu’il parte, dites-lui que je veux le voir dans mon bureau. — Bien, monsieur le président. * * * Les exécutions étaient prévues samedi à midi, six jours après l’explosion de la bombe. La foule était venue en masse, et on conduisit Ghosn et Qati sur la place du marché. On leur laissa le temps de prier. C’était la première fois que Jack assistait à ce genre de spectacle. Murray était là, le visage de marbre. Clark et Chavez étaient avec une poignée de gardes du corps, et surveillaient la foule. — Ça semble tellement surréaliste, dit Ryan, tandis que les choses suivaient leur cours. — Mais non ! Le monde va retenir la leçon, dit solennellement le prince Ali. Beaucoup de gens vont comprendre. La justice passe, voilà la leçon. — Oui, une grande leçon. Ryan se retourna pour regarder ses compagnons, tout en haut du bâtiment. Il avait eu le temps de réfléchir, et tout ce qu’il voyait était quoi au juste ? Ryan ne savait pas. Il avait fait son boulot, mais pourquoi ? La mort de soixante mille personnes qui n’auraient jamais dû mourir avait mis fin à une guerre qui n’aurait jamais dû avoir lieu. — C’est ainsi que se fait l’histoire, Ali ? — Tous les hommes sont mortels, Jack. Inch’Allah, pourvu que nous ne voyions plus jamais autant de morts. Vous avez tout arrêté, vous avez empêché quelque chose de bien pire. Ce que vous avez fait là, mon ami... que Dieu vous bénisse. — J’aurais confirmé l’ordre de lancement, dit Avi, un peu gêné par sa propre franchise. Et après ? Je me serais peut-être tiré une balle dans la tête ? Qui sait ? Mais je suis sûr d’une chose, je n’aurais jamais eu le courage de dire non. — Moi non plus, fît Golovko. Jack resta silencieux et se pencha vers la place. Il avait manqué la première exécution, mais c’était mieux ainsi. Qati savait ce qui allait se passer, mais cela lui était égal. Comme pour beaucoup d’autres choses dans son existence, il avait appris à se dominer. Un soldat le poussa sur le côté de la pointe du sabre, le dos de Qati se cambra brusquement, son cou se tendit involontairement. Le capitaine des forces spéciales saoudiennes balançait déjà son sabre. Jack se dit qu’il devait avoir de la pratique, car la tête tomba très facilement. Elle sauta à environ un mètre, et le corps s’effondra. Le sang jaillissait des vaisseaux sectionnés. Les membres étaient encore agités de soubresauts, mais il ne s’agissait plus que de réflexes. Le sang puisait au rythme des derniers battements de son coeur, essayant désespérément de maintenir la vie qui s’en allait. Quand tout fut terminé, ce qui resta de Qati ne fut plus que les deux parties de son corps et une tache sombre sur le sol. Le capitaine saoudien essuya soigneusement son sabre avec ce qui semblait être une écharpe de soie, le replaça dans son fourreau doré, et s’éloigna dans la foule qui s’écartait. Cette foule ne montrait aucune exaltation particulière. On n’entendait même aucun bruit. Peut-être une légère respiration, quelques prières murmurées par les plus pieux des assistants, qui savaient seuls avec Dieu pour qui ces prières étaient dites. Les gens qui étaient au premier rang commencèrent aussitôt à partir. Quelques-uns de ceux qui n’avaient pu voir le spectacle de leurs yeux s’approchèrent de la barrière, mais retournèrent rapidement à leurs occupations. Au bout du délai rituel, les débris humains furent rassemblés et on leur donna une sépulture conforme aux prescriptions de la religion qu’ils avaient souillée. Jack ne savait pas très bien s’il aurait dû ou non se sentir ému. Il avait vu trop de morts, il savait ce que cela représentait. Mais, en face de ces morts-là, il se sentait de glace, et cela le tourmentait un peu. — Vous me demandiez comment se fait l’histoire, Jack, lui dit Ali. Vous venez de le voir. — Que voulez-vous dire ? — Vous n’avez pas besoin qu’on vous l’explique, répondit Golovko. « Ces hommes qui ont déclenché une guerre, ou qui ont bien failli, exécutés comme des criminels sur la place du marché, se disait Jack. Voilà un précédent qui marquera les esprits. » — Vous avez peut-être raison, les gens réfléchiront peut-être à deux fois avant de recommencer. « Voilà une idée qui venait peut-être à son heure. » — Dans nos différents pays, dit Ali, l’épée est le symbole de la justice... peut-être un anachronisme qui remonte à l’époque où les hommes se comportaient en hommes. Mais on trouve toujours un usage à l’épée. — C’est en tout cas un instrument d’une précision extraordinaire, fit observer Golovko. — Alors, Jack, vous avez quitté l’administration ? demanda Ali au bout d’un moment. Ryan détourna les yeux du spectacle, longtemps après tous les autres. — Oui, Votre Altesse. — Et ces lois « éthiques » stupides ne s’appliquent donc plus. Parfait. L’officier des forces spéciales apparut comme par magie. Il salua le prince Ali d’une façon qui aurait fait rêver Kipling, et lui tendit le sabre. Le fourreau d’or ciselé était incrusté de pierres précieuses, la garde était faite d’or et d’ivoire, et l’on voyait à l’usure de la poignée qu’il avait été porté par des générations d’hommes robustes. Cette arme était visiblement celle d’un roi. — Ce sabre a trois cents ans, dit Ali en se tournant vers Ryan. Il a été porté par mes ancêtres, en temps de paix et en temps de guerre. Il a même un nom — Vent du Soir est la meilleure traduction que je puisse trouver en anglais, mais cela signifie beaucoup plus, naturellement. Nous aimerions que vous l’acceptiez, monsieur Ryan, en mémoire de ceux qui sont morts — et de ceux qui ne sont pas morts, grâce à vous. Ce sabre a tué de nombreuses fois. Sa Majesté pense qu’il a assez tué. Ryan prit le cimeterre des mains du prince. Le fourreau d’or était poli et usé par des générations de vents de sable et de batailles, mais brillait encore étonnamment. La lame était étincelante, et l’on distinguait encore les ciselures gravées par le forgeron de Damas qui avait façonné l’acier. « Que c’est étrange, se dit Ryan en souriant, un objet aussi magnifique qui a une utilisation aussi terrifiante. » Étrange, oui. Et pourtant — il allait conserver ce sabre, le mettre à l’honneur et, en le regardant, il se souviendrait de ce que cette arme avait accompli, de ce que lui même avait fait. Et alors, peut-être... — Assez tué ? Ryan glissa la lame dans son fourreau et l’accrocha à son côté. — Oui, Votre Altesse, je crois que nous avons tous assez tué comme cela. POSTFACE Maintenant que tout est dit, je ressens le besoin d’éclaircir un certain nombre de choses. Tout ce qui, dans ce roman, a trait à la technologie et à la fabrication des armes nucléaires se trouve dans des dizaines d’ouvrages que n’importe qui peut se procurer. Pour des raisons qui, je l’espère, paraîtront évidentes au lecteur, certains détails techniques ont été modifiés, et j’ai sacrifié ainsi la vraisemblance au bénéfice de l’obscurité. Je l’ai fait pour garder la conscience en paix, mais pas du tout dans l’espoir que cela serve à quelque chose. Le projet Manhattan, durant la Seconde Guerre mondiale, reste encore le plus extraordinaire rassemblement de talents scientifiques de l’histoire humaine. Il n’a jamais été égalé, et ne sera peut-être jamais surpassé. Ce projet hors de prix a ouvert des horizons nouveaux à la science et donné naissance à de nombreuses découvertes. Pour citer un exemple, la théorie moderne de l’information doit beaucoup aux recherches relatives à la bombe, et les premiers gros ordinateurs ont été utilisés essentiellement à la conception de cet engin. J’ai été d’abord amusé, puis sidéré, en découvrant à quel point il serait facile de mener à bien un tel projet de nos jours. On sait bien sûr que les secrets nucléaires ne sont pas aussi bien gardés qu’on voudrait l’espérer, mais la situation réelle est encore pire. Ce qui a réclamé des milliards de dollars dans les années quarante coûterait beaucoup moins cher aujourd’hui. Un ordinateur personnel a bien plus de puissance et est beaucoup plus fiable que le premier Eniac, et les codes de calcul « hydrodynamiques » qui permettent de valider le dessin d’une arme nucléaire sont faciles à copier. Les machines-outils de précision peuvent être obtenues auprès de n’importe qui. Lorsque j’ai cherché à obtenir les spécifications exactes des machines utilisées à Oak Ridge ou ailleurs, on m’a répondu par retour du courrier. Quelques-uns des composants développés spécialement pour la réalisation de bombes atomiques se trouvent maintenant dans des haut-parleurs de chaînes stéréo. Résultat, n’importe quel individu suffisamment doué pourrait, en cinq ou dix ans, fabriquer une arme nucléaire multi-étages. La science appartient au domaine public, et elle ne laisse pas beaucoup de place au secret. La mise en oeuvre d’un tel engin est un jeu d’enfant. Je pourrais fonder cette affirmation sur les nombreuses conversations que j’ai eues avec des services de police et de sécurité, mais les gens en question finissent rapidement par vous demander : « Vous plaisantez ? » J’ai entendu très souvent cette expression. Il n’existe probablement pas de pays — en tout cas, aucune démocratie libérale — qui soit capable de contrôler ses frontières pour se protéger contre pareille menace. Voilà où réside le vrai problème. Comment faire pour trouver une solution ? Pour commencer, le contrôle international sur les échanges de matériaux et de technologies nucléaires devrait devenir autre chose que la plaisanterie actuelle. Il est impossible de désinventer les armes nucléaires, et je pense personnellement que cette forme d’énergie est sûre, qu’elle représente une alternative intéressante, du point de vue de la protection de l’environnement, à l’utilisation de combustibles fossiles. Mais n’importe quel outil doit être utilisé avec un minimum de précautions, et les dangers présentés par celui-ci sont trop effrayants pour que nous puissions les prendre à la légère. Pérégrine Cliff, février 1991 LISTE DES PRINCIPAUX SIGLES ASAC Adjoint au chef de district (FBI) AUTEC Atlantic Underwater Test and Evaluation Center CalTech California University of Technology CIA Central Intelligence Agency CINC Commander in Chief (commandant en chef) DCI Director Central Entelligence DLA Direction de lancement des armes DDCI Deputy Director Central intelligence DSM Détection sous-marine DLT Direction de lancement de torpilles DSPS Defense Support Program Satellite FBI Federal Bureau of Investigation GPS Global Positioning System ICBM Inter Continental Balistic Missile (missile balistique intercontinental) IRBM Intermediate Range Balistic Missile (missile balistique à portée intermédiaire) Looking Glass Poste de commandement volant du SAC MIT Massachusetts Institute of Technology MSBS Mer-sol balistique stratégique NEACP National Emergency Airborne Command Post NFL National Football League NMCC National Military Command Center (Centre de commandement militaire national) NPIC National Photographic Intelligence Center NSA National Security Agency OMB Office of Management and Budget POI Plan d’opérations intégrées SAC Strategic Air Command (Forces aériennes stratégiques) SAC Chef de district du FBI SAP Special Access Programs SAR Special Access Required SLBM Submarine Launched Balistic Missile SNLE Sous-marin nucléaire lanceur d’engins TACCOT Tactical Coordinator Wasp White Anglo-Saxon Protestant {1} « Fils de l'Alliance » : mouvement religieux. {2} Voir Le Cardinal du Kremlin, éd. Albin Michel, 1989. {3} Voir Jeux de guerre, éd. Albin Michel, 1988. {4} Voir À la poursuite d'Octobre rouge, Éd. Albin Michel. {5} Voir Le Cardinal du Kremlin, Éd. Albin Michel. {6} Voir Danger immédiat, Éd. Albin Michel. {7} Voir À la poursuite d’Octobre rouge, op. cit. {8} Voir À la poursuite d’Octobre rouge, op. cit. {9} Voir Le Cardinal du Kremlin, op. cita. {10} Voir Jeux de guerre, op. cit. {11} Voir Danger immédiat, éd. Albin Michel, 1990. {12} VOIR Danger immédiat, OP. CIT. {13} Pistolet armé (N.d.T.).